Vous êtes sur la page 1sur 338

01

LES CAHIERS DE LA CELLULE DE PROSPECTIVE

LA GOUVERNANCE DANS L'UNION EUROPÉENNE


KA-27-00-895-FR-C
LA GOUVERNANCE
DANS
L'UNION EUROPÉENNE

Prix au Luxembourg (TVA exclue): EUR 49,50


I SBN 9 2 - 8 9 4 - 0 3 1 4 - 4

OFFICE DES PUBLICATIONS OFFICIELLES COM M ISSION EUROPÉENNE


DES COM M UNAUTÉS EUROPÉENNES

L-2985 Luxembourg 9 789289 403146


La gouvernance
dans l’Union
européenne

Édité par Olivier De Schutter,


Notis Lebessis et John Paterson
De nombreuses autres informations sur l’Union européenne sont disponibles sur Internet
via le serveur Europa (http://europa.eu.int).

Une fiche bibliographique figure à la fin de l’ouvrage.

Luxembourg: Office des publications officielles des Communautés européennes, 2001

ISBN 92-894-0314-4

© Communautés européennes, 2001


Reproduction autorisée, moyennant mention de la source

Printed in Italy

IMPRIMÉ SUR PAPIER BLANCHI SANS CHLORE


Gouvernance et aventure collective

Avant de s’engager résolument au sein de cette «gouvernance dans l’Union


européenne», le lecteur a droit à un avertissement. La problématique de l’art de
gouverner à laquelle nous initient les auteurs rassemblés par Olivier De Schutter,
Notis Lebessis et John Paterson n’est pas celle qui alimente depuis une dizaine
d’années une littérature de sciences politiques abondante autour des nouveaux
modes de gouvernance européenne.

Celle-ci,en effet,adopte le plus souvent un point de vue descriptif. Elle tend


à rendre compte des processus originaux de prise de décision suscités par le sys-
tème politique européen,qui lui ont permis avec succès d’établir un cadre juridique
supranational tout en s’accommodant d’une multiplicité de pouvoirs «horizontaux»
ou «verticaux», non soumis aux hiérarchies classiques d’un État.

Nos auteurs,au contraire,ne s’intéressent pas directement à l’Union européenne


ni à son système politique original. Leur attention se focalise en amont de ce système sur
ce qu’ils décrivent comme une mutation profonde de la démocratie dans les nations eu-
ropéennes et au-delà de l’Europe.Ils en détectent l’origine dans une transformation du
savoir qui irrigue la formation des règles de la vie publique:non plus le «savoir»donné a
priori et accessible par des mécanismes de représentation élective ou de concentration
d’expertise,mais le «savoir à construire»,à actualiser dans un apprentissage collectif pre-
nant appui sur le pluralisme social.Ce point de départ est philosophique;il débouche
donc sur des recommandations qualifiées de «procédurales»;mais il s’agit bien de re-
commandations:nous sommes dans le normatif.

Bien qu’elle ne soit pas propre à l’animal politique qu’est l’Union euro-
péenne, la problématique ainsi proposée y trouve un sujet de prédilection.L’Union
européenne en effet, en tant que système politique, n’est pas passée par l’étape
d’une «rationalité substantielle» qui imprègne si fortement les systèmes institution-
nels nationaux marqués par une stricte séparation entre les trois pouvoirs législatif,
exécutif et judiciaire.Elle est donc vouée à la coopération entre ces trois ordres.De
même,parce qu’elle ne dissout pas les nations,l’Union rencontre au quotidien l’im-
possibilité d’établir des règles exclusivement basées sur une rationalité matérielle:il
lui faut prendre en compte, au cours d’une variété de processus transnationaux et
transculturels,la diversité du tissu européen.En ce sens,il y a peu d’écheveaux plus
complexes que celui des multiples canaux de consultation qui innervent aujour-
d’hui l’exercice du monopole d’initiative de la Commission.De même la «comitolo-
gie» peut-elle prétendre constituer un effort procédural remarquable pour associer
intimement toutes les administrations nationales à l’application des directives eu-
ropéennes, dans une variété de contextes nationaux.
4 Préface

Et pourtant, ce vécu original de la construction européenne subit lui aussi


une crise démocratique. Les auteurs nous aident à comprendre en quoi il ne s’agit
pas d’abord d’un déficit, c’est-à-dire de l’absence d’une institution parlementaire
analogue à celle que l’on trouve au centre de la vie publique nationale.Pour eux —
et je dois dire qu’ils m’ont convaincu —, la crise de la légitimité politique euro-
péenne trouve d’abord son origine dans le caractère devenu formel des procédures
développées par la Communauté européenne. Il faut insister sur ce «devenu», car
telle n’était pas la situation initiale. En suivant leurs analyses, force est d’admettre
que la gestion actuelle de la complexité par les pouvoirs nationaux et communau-
taires en charge de l’Europe,bien qu’admirable à bien des égards,ne fait pas réelle-
ment justice ni à la richesse des savoirs,ni à la diversité des contextes en Europe.

La richesse des savoirs sociaux, culturels ou scientifiques ne trouve plus son


compte,par exemple,dans une organisation certes très structurée de la consultation
préalable à l’énoncé des propositions législatives. Privilégiant à l’excès une optique
de filière sectorielle par domaine, cette organisation consultative ne fait droit ni au
pluralisme de l’expertise ni à la globalité des problèmes à résoudre. La crise de la
vache folle en fut le révélateur.

La diversité des contextes ne se trouve pas non plus reflétée dans un système
législatif pourtant très ouvert à l’exercice des influences nationales lorsqu’il s’agit de
définir les modalités de son application.Continuant d’être bâtis sur le modèle de la
séparation entre «loi» et «modalités d’application»,la comitologie et le système de la
transposition nationale des directives passent à côté de la vraie difficulté d’aujour-
d’hui; celle-ci réside dans la rétroaction de l’application des règles «vues du terrain»
sur la conception «vue d’en haut» des législations,qui met en jeu la vérité des éva-
luations,l’implication des usagers,la confiance dans les dispositifs de contrôle.

Tout se passe comme si la «gouvernance européenne» au sens de la science


politique,initiatrice de voies nouvelles pour le partage des pouvoirs législatif et exé-
cutif dans une communauté de nations partageant leur souveraineté, n’avait fait
qu’une moitié du chemin. Il lui faut prendre complètement au sérieux des procé-
dures aménagées dans un but d’efficacité sectorielle,pour les mettre au service d’une
vision authentiquement participative et respectueuse des diversités. La dimension
territoriale,intersectorielle par nature et encline à la participation ne s’impose pas par
hasard à la nouvelle gouvernance européenne.

Les voies de celle-ci — qui concernent particulièrement le futur livre blanc de


la Commission européenne — ne coulent cependant pas aisément de la source lim-
pide du diagnostic procédural.D’abord parce que les processus de décision à réfor-
mer ont,en leur temps,établi le succès même de la démarche communautaire.Il fau-
dra beaucoup de lucidité pour reconnaître que des dispositions ayant permis de
préserver les pouvoirs de nos institutions doivent aujourd’hui être mises en cause
pour que ce pouvoir s’exerce à nouveau véritablement et à bon escient. Enfin,si la ra-
tionalité procédurale nous alerte sur l’importance de la formation d’un savoir et d’un
apprentissage collectifs, elle ne peut faire l’économie de cette tâche éminemment
politique qui consiste dans l’expression d’une vision et d’un sens subjectifs, voire
symboliques.L’une et l’autre demeurent nécessaires à toute aventure collective.

Jérôme Vignon
Conseiller principal chargé du livre blanc sur la gouvernance européenne
Table des matières

Remerciements .............................................................................................................................................. 13

Les contributeurs ....................................................................................................................................... 15

La gouvernance dans l’Union européenne: présentation ............... 19

Partie I — Le contexte théorique


Les mutations de l’art de gouverner .............................................................................. 31
Approche généalogique et historique des transformations
de la gouvernance dans les sociétés démocratiques ........................................ 31
Le modèle formaliste du droit et de l’État ......................................................................... 32
Le contrat et la nature ................................................................................................................. 33
L’organisation de l’État ............................................................................................................... 34
L’émergence de l’État social .......................................................................................................... 35
La «matérialisation» du droit .................................................................................................. 36
Modifications de la gouvernance ......................................................................................... 38
Le versant économique:le fordisme ..................................................................................... 39
La crise contemporaine ..................................................................................................................... 40
Trois indices de crise dans le champ politique ............................................................... 40
Vers un ordre «postfordiste» ..................................................................................................... 41
La procéduralisation de l’action publique ......................................................................... 42
La procéduralisation:première approche conceptuelle ............................................ 42
Quelques exemples ............................................................................................................................... 46
1) Procéduralisation et production du savoir collectif:deux exemples ......... 46
La régulation de l’usage des drogues ................................................................................. 46
L’expérience de Cambridge ....................................................................................................... 47
2) Procéduralisation et contrôle des décisions publiques ...................................... 49
a) Constitutionnalisation du droit:contrôle des lois et des règlements
au regard des droits fondamentaux de la personne (et des groupes) ........ 50
b) Réaménagement des fonctions d’administrer et de juger ................................ 50
c) Déformalisation des modes de règlement des conflits et des prises
de décision publiques ............................................................................................................ 53

La procéduralisation et son utilisation dans une théorie


juridique postmoderne ..................................................................................................................... 55
Résumé ................................................................................................................................................................. 55
Introduction ................................................................................................................................................ 55
6 Table des matières

Remarques générales sur la causalité sociale et la prise de décision


en droit et en politique .............................................................................................................. 56
1) Causalité et État ............................................................................................................................ 56
2) Absence de «modèle mental» commun de la société et nécessité
de stimuler les processus d’apprentissage cognitif .............................................. 58
3) Principales différences entre la rationalité organique et la rationalité
procédurale ..................................................................................................................................... 59
Structure traditionnelle des problèmes dans la prise de décision
publique .................................................................................................................................................. 60
1) Législation ........................................................................................................................................ 60
2) Administration libérale ............................................................................................................. 60
3) Prise de décision judiciaire .................................................................................................... 60
4) Synthèse ............................................................................................................................................ 60
Rationalité procédurale et prise de décision publique ........................................... 62
1) L’exemple du législateur ......................................................................................................... 62
2) La prise de décision administrative dans des domaines mal structurés .. 65
3) La prise de décision judiciaire sur des questions complexes ......................... 66
État social et complexité sociale ................................................................................................ 69
1) Nouveaux types de connaissances utilisés en politique sociale .................. 69
Perspective:vers la «société expérimentatrice» ............................................................ 71
1) Critique de la rationalité discursive .................................................................................. 71

Partie II — Le contexte national


Procéduralisation et réforme de l’administration britannique ... 77
Réforme de l’administration britannique:synthèse ........................................... 77
La réforme de l’administration britannique et l’hypothèse
de la procéduralisation ....................................................................................................................... 83
Autres acceptions de la gouvernance dans la société d’aujourd’hui .... 94
Conclusion ........................................................................................................................................................ 101
Bibliographie ................................................................................................................................................. 102

Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses


de l’évaluation ............................................................................................................................................... 107
Remarque introductive ....................................................................................................................... 107
L’évolution des idées sur la méthode et les usages sociaux
de l’évaluation .............................................................................................................................................. 107
Le paradigme du «traitement» médical ............................................................................... 107
Le modèle du décideur rationnel .............................................................................................. 108
Vers une conception plus complexe de la méthode et des fonctions
de l’évaluation ................................................................................................................................... 109
La «doctrine» du conseil scientifique de l’évaluation:
de la «méthode outil» à la «méthode processus» .................................................. 110
Une conception pluraliste des finalités de l’évaluation ......................................... 110
Table des matières 7

Mobiliser toutes les informations pertinentes et tous les apports


disciplinaires ........................................................................................................................................ 111
De nouveaux enjeux méthodologiques .............................................................................. 112
L’institutionnalisation, une autre solution à l’autorégulation
d’un milieu professionnel? ...................................................................................................... 113
Le conseil scientifique, garant institutionnel de l’autonomie
du processus et de l’adéquation des méthodes aux finalités sociales
de l’évaluation ................................................................................................................................... 114
Évaluation et rationalité procédurale:une double mise en question
des rationalités de l’action et de la connaissance sociale .............................. 116
Un dévoilement critique des conceptions théoriques et des référentiels
normatifs qui fondent les politiques publiques .................................................... 116
Une conception procédurale de la régulation du travail scientifique ........ 117
Remarques finales .................................................................................................................................... 119

Annexe ...................................................................................................................................................................... 123


Éléments sur le dispositif français d’évaluation des politiques
publiques ........................................................................................................................................................... 123
A. Les dispositions du décret du 22 janvier 1990 ....................................................... 123
Politiques évaluées dans le cadre du dispositif de 1990 .......................................... 124
B. Le nouveau dispositif créé par le décret du 18 novembre 1998 ............. 124
C. Les principales étapes de l’élaboration d’un projet d’évaluation .......... 125
D. Structure du questionnement (catégorisation des questions
à examiner) ........................................................................................................................................... 126
E. Rôle de l’«instance d’évaluation» ....................................................................................... 126

De l’action étatique à l’action collective: la France


en évolution ...................................................................................................................................................... 127

Et la Commission? ..................................................................................................................................... 127


Avertissement ............................................................................................................................................... 127

Partie III — Gouvernance dans l’Union européenne


Réforme institutionnelle: agences indépendantes,
surveillance, coordination et contrôle procédural ..................................... 139
Introduction .................................................................................................................................................... 139
La nécessaire création d’agences européennes ...................................................... 140
Les dangers de la politisation ...................................................................................................... 140
Les agences:des instruments de l’engagement à réglementer ...................... 142
Le déficit institutionnel ...................................................................................................................... 144
a) Produits alimentaires,produits pharmaceutiques et harmonisation
technique .......................................................................................................................................... 144
b) Télécommunications ................................................................................................................. 146
c) Services d’utilité publique ..................................................................................................... 148
La préférence institutionnelle pour les agences .......................................................... 150
8 Table des matières

La doctrine Meroni revisitée:préservation de l’équilibre


institutionnel ................................................................................................................................................. 152
Le problème de la délégation:séparation des pouvoirs
et responsabilité démocratique ................................................................................................. 152
Meroni et l’équilibre européen des pouvoirs .................................................................. 153
Le défi administratif moderne ..................................................................................................... 154
Meroni revisité .......................................................................................................................................... 156
a) L’équilibre des pouvoirs:un principe dynamique .................................................. 157
b) La séparation des pouvoirs et la responsabilité démocratique .................... 158
Moyens de contrôle et de coordination des agences ....................................... 162
Les agences et les réseaux de réglementation .............................................................. 162
Coûts d’agence et coûts de transaction .............................................................................. 166
Le choix institutionnel ........................................................................................................................ 167
Surveillance par l’exécutif ............................................................................................................... 168
Coordination — Budgets de réglementation ................................................................. 170
Contrôles procéduraux ...................................................................................................................... 174
Conclusion ........................................................................................................................................................ 179
Bibliographie ................................................................................................................................................. 182

Les institutions européennes en quête de légitimité:


nécessité d’une approche privilégiant la procédure .............................. 185
Les limites de la démocratie représentative ................................................................ 185
L’expansion du pouvoir de l’administration ................................................................ 190
La perspective supranationale:mandats législatifs et contrôle
parlementaire ................................................................................................................................................ 196
La perspective de la procédure:transparence, ouverture
et participation ............................................................................................................................................ 200
Conclusion:la nécessité d’adopter une approche privilégiant
la procédure .................................................................................................................................................... 203

La procéduralisation dans le droit européen — Propositions


institutionnelles ........................................................................................................................................... 207
L’affirmation jurisprudentielle d’un droit de tout intéressé
à soumettre des observations ..................................................................................................... 209
La procéduralisation du principe de proportionnalité .................................... 211
L’association des parties concernées au débat porté devant le juge
communautaire ou devant le juge national chargé d’appliquer
le droit communautaire ..................................................................................................................... 214
Le rôle de la Commission européenne dans la procéduralisation
du droit communautaire:présentation du problème ....................................... 215
Le rôle de la Commission européenne dans la procéduralisation
du droit communautaire:la pluralité des fonctions
de la Commission européenne .................................................................................................. 217
Table des matières 9

Le rôle de la Commission européenne dans la procéduralisation


du droit communautaire:la pluralité des formes de la consultation .... 218

Une version procéduralisée de la consultation ........................................................ 222


Un droit général à la consultation ............................................................................................ 223
Un devoir général d’évaluation des politiques publiques ................................... 226

Le déploiement des agences indépendantes ............................................................ 229

Formation d’une société civile européenne et ouverture


du système institutionnel .............................................................................................................. 233

Vers une nouvelle relation de la société à la politique .................................... 233

Un nouveau modèle social est indissociable d’une maîtrise


de l’espace économique... ............................................................................................................... 235
... et cela suppose l’implication des acteurs de la société
dans l’exercice d’une démocratie participative ....................................................... 236

Quelques chantiers substantiels pour un nouveau modèle social ..... 238

Qui régule l’économie, avec quels critères et quels sont les choix
structurels? ....................................................................................................................................................... 240

Procéduralisation substantielle ................................................................................................. 242

Citoyenneté européenne et comportements de la représentation


politique .............................................................................................................................................................. 244

Le principe de subsidiarité active — Concilier unité


et diversité ........................................................................................................................................................... 247

Résumé ................................................................................................................................................................. 247

Subsidiarité active:la genèse des concepts ................................................................. 250


L’Europe, l’exclusion sociale et l’échange d’expériences ....................................... 250
Une «troisième voie» entre jacobinisme et subsidiarité ........................................ 250
Le parallèle entre la situation de l’Europe et la situation
des agglomérations françaises .................................................................................................... 251
La difficulté des procédures uniformes à s’adapter à la diversité
des réalités ................................................................................................................................................... 252
La recherche de sens et l’importance de la jurisprudence locale .................. 253
1982:les contresens de la décentralisation ...................................................................... 255
Le dialogue des entreprises et du territoire et le parallèle entre le privé
et le public .................................................................................................................................................... 256
La déclaration de Caracas:découvrir les constantes structurelles
par l’échange d’expériences .......................................................................................................... 257
Évaluation des politiques publiques et obligation de résultats ...................... 259
D’une conception hiérarchique à des réseaux en apprentissage
permanent .................................................................................................................................................... 260
10 Table des matières

La gouvernance dans une Union européenne plus élargie


et plus hétérogène: les enseignements du projet «Scénarios
Europe 2010» ................................................................................................................................................... 261
«Scénarios Europe 2010»:gros plan sur la gouvernance .............................. 261
Le triomphe des marchés ................................................................................................................ 262
Les cent fleurs ............................................................................................................................................ 265
Responsabilités partagées .............................................................................................................. 267
Des sociétés de création ................................................................................................................... 269
Voisinages turbulents ......................................................................................................................... 271
Réflexions sur la gouvernance dans l’Union européenne ............................ 273
Gérer une diversité grandissante .............................................................................................. 274
Participation:les arguments en faveur d’une large consultation .................. 275
Flexibilité:la gouvernance par objectifs .............................................................................. 275
Soutien de l’ensemble du public ............................................................................................... 276

Partie IV — Conclusions
Développer de nouveaux modes de gouvernance .................................... 281
Les développements récents dans la réforme institutionnelle
et administrative ........................................................................................................................................ 281
Introduction ................................................................................................................................................ 281
La Conférence intergouvernementale sur la réforme institutionnelle ...... 283
Le livre blanc sur la réforme administrative ..................................................................... 285
Donner forme à la nouvelle Europe 2000-2005 ............................................................ 287
Le nouveau contexte de l’action publique ................................................................... 288
Un diagnostic des problèmes actuels .................................................................................... 288
Implications pour l’action publique ........................................................................................ 293
Les nouveaux modes de gouvernance:éléments clés ...................................... 295
Dépasser les analyses réductrices ............................................................................................ 296
Garantir une participation plus large:la sensibilité au contexte .................... 297
Tenir compte des inégalités ........................................................................................................... 298
Encourager l’apprentissage collectif ...................................................................................... 299
Mener une évaluation et une révision permanentes des politiques ........... 300
Renforcer la cohérence et l’intégration des politiques ........................................... 301
L’apprentissage collectif:une nouvelle conception du contrôle
et de la responsabilité ........................................................................................................................ 302
Combler le fossé entre les citoyens et l’Europe — Propositions
pour le futur livre blanc sur la gouvernance ............................................................... 302
Accroître les opportunités de débat public authentique ..................................... 302
Renforcer la transparence et l’ouverture du processus décisionnel
européen ....................................................................................................................................................... 306
Compenser les inégalités matérielles et cognitives ................................................... 309
Table des matières 11

Ouvrir un processus décisionnel trop longtemps dominé par la norme


experte et bureaucratique .............................................................................................................. 310
Promouvoir l’apprentissage collectif ..................................................................................... 312
Développer l’évaluation et la révision collectives des politiques .................. 313
Assurer la cohérence entre les différentes politiques .............................................. 314
Une articulation verticale et horizontale améliorée de l’action publique
européenne ................................................................................................................................................. 316
Conclusion ........................................................................................................................................................ 317

Bibliographie ........................................................................................................................ 319

Index ............................................................................................................................................. 331


Remerciements

À travers le projet «Gouvernance», dont ce cahier porte témoignage, la cel-


lule de prospective de la Commission européenne a voulu créer les conditions
d’une rencontre de qualité entre des experts de la gouvernance européenne et
ceux qui la pratiquent au quotidien. Nous souhaitions avancer ensemble vers une
compréhension renouvelée de nos approches et de nos métiers, ce qui nous a
conduits à associer un grand nombre de participants, à l’intérieur comme à l’exté-
rieur de la Commission.Ce cahier est avant tout le leur.Nous souhaitons cependant
remercier ici plus particulièrement ceux qui ont permis à ce processus d’aboutir et
à ce cahier de voir le jour.

En premier lieu, les fonctionnaires de la Commission qui ont suivi l’aventure


du séminaire, à une époque où la réflexion sur la gouvernance était encore consi-
dérée par beaucoup comme une abstraction sans lendemain. L’apport de Jacques
Lenoble et de Jean De Munck,du centre de philosophie de droit de l’université ca-
tholique de Louvain, a été décisif pour la réflexion initiale et l’orientation des tra-
vaux. Les qualités d’animation de Jérôme Vignon, directeur de la cellule de pros-
pective jusqu’en 1998,et les conseils et la disponibilité sans faille de Marjorie Jouen
ont largement contribué à transformer des intuitions en un processus opérationnel
et productif à chacune de ses étapes. Merci également à Madeleine La Fontaine
pour la rigueur constante avec laquelle elle a assuré le secrétariat du projet.

La préparation de ce cahier n’aurait pas été possible sans l’engagement de


Bénédicte Caremier, qui a pris une part importante dans la coordination du travail
éditorial et les relations avec les éditeurs. Nous tenons aussi à mentionner Montse
Berges Martinez, qui a réalisé la révision et la mise en page des manuscrits.

Enfin, nous remercions Jean-Claude Thébault, directeur de la cellule de mai


1998 à mai 2000, pour le courage avec lequel il a défendu ce travail dans un con-
texte parfois difficile.
Les contributeurs

Gilles Bertrand est membre de la cellule de prospective de la Commission euro-


péenne.Il s’est spécialisé dans les relations extérieures, et en particulier dans la po-
litique du voisinage de l’UE.Il a coordonné le projet «Scénarios Europe 2010».

Pierre Calame, ingénieur des Ponts et Chaussées, a travaillé sur des questions
d’aménagement urbain pour le ministère de l’équipement dans l’arrondissement
de Valenciennes,comme ingénieur d’arrondissement(1974-1980),puis il a été sous-
directeur de la direction de l’urbanisme de 1980 à 1983.Il a ensuite travaillé au ser-
vice des affaires internationales du ministère de l’équipement (1983-1985). Depuis
1986, après un passage par l’industrie comme secrétaire général du groupe Usinor,
il préside la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme, fonda-
tion internationale de droit suisse.

Renaud Dehousse est professeur à l’institut d’études politiques de Paris;il dirige le


centre européen de Sciences-Po et assure les fonctions de directeur des études à
l’association «Notre Europe». Il est l’auteur de nombreuses publications sur les pro-
blèmes européens,dont,notamment,The european Court of Justice (1998) et An Ever
Larger Union?The Eastern Enlargement in Pespective (1998).

Jean De Munck est professeur de sociologie à l’université catholique de Louvain.Il


a publié notamment Les mutations du rapport à la norme avec Marie Verhoeven (De
Boeck, Bruxelles, 1997) et L’institution sociale de l’esprit — Nouvelles approches de la
raison (PUF,Paris,1999).Sa recherche porte sur les nouveaux modèles de normativi-
té et les transformations de la régulation qui leur sont liées.

Olivier De Schutter est professeur à l’université catholique de Louvain et membre


du centre de philosophie du droit de l’UCL. Il enseigne le droit européen et inter-
national des droits de l’homme et la théorie du droit.

Andrew Dunsire est professeur émérite de sciences politiques à l’université de


York au Royaume-Uni. Il s’est spécialisé dans l’approche cybernétique de la théorie
administrative. Avec Christopher Hood, ils sont coéditeurs de plusieurs livres et ar-
ticles.

Michelle Everson est spécialiste du droit constitutionnel et européen.Elle a été di-


rectrice éditoriale de la revue the European Law Journal, située à l’Institut universi-
taire européen de Florence. Sa recherche se situe principalement dans le domaine
du droit constitutionnel européen et,plus particulièrement,dans la constitutionna-
16 Les contributeurs

lisation du droit administratif européen.Parmi ses plus récentes publications,«Chal-


lenging the Bureaucratic Challenge», avec Christian Joerges, dans Eriksen, E. O., et
Fossum, J. E., Democracy in the European Union (Routledge, 2000). Actuellement, elle
prépare avec Ulrich K. Preuß une monographie sur les concepts, les limites et les
fondements de la citoyenneté européenne.

Philippe Herzog, professeur de sciences économiques à l’université Paris X-


Nanterre, est député européen et membre du conseil d’analyse économique au-
près du Premier ministre. Président de l’association «Confrontations», il travaille à
l’implication de la société civile pour l’émergence d’une démocratie participative
européenne. Il a été rapporteur du Parlement européen sur la participation des ci-
toyens et des acteurs sociaux, président de la commission des relations écono-
miques extérieures et il a été missionné par le gouvernement français pour la pro-
motion du dialogue social européen.

Christopher Hood est professeur Gladstone od Government et Fellow of All Souls


College à Oxford.Il a été professeur à la London School of Economics et à l’universi-
té de Sydney,en Australie.Parmi ses récentes publications,The Art of the State (1998)
et Regulation inside Government (avec Colin Scott et allii, 1999). Sa recherche porte
actuellement sur l’étude de la régulation et de l’exécutif.

Karl-Heinz Ladeur est professeur de droit public à l’université de Hambourg et à


l’Institut universitaire européen de Florence. Ces centres d’intérêt comprennent la
régulation des médias et la théorie du droit. Il a publié recemment Negative
Freiheitsrechte und gesellschaftliche Selbstorganisation (Mohr,Tübingen, 2000).

Jacques Lenoble est professeur ordinaire à l’université catholique de Louvain et di-


recteur du centre de philosophie du droit de l’UCL; il enseigne la discipline de la
philosophie du droit. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles, dont, notam-
ment, Droit et communication — La transformation du droit contemporain, Éditions
du Cerf, Paris.

Notis Lebessis est conseiller à la cellule de prospective de la Commission euro-


péenne.Il a coordonné le projet «Gouvernance».

Giandomenico Majone a été professeur de sciences politiques et de politiques


publiques à l’Institut universitaire européen de Florence. Il est actuellement Visiting
Distinguished Professor des affaires internationales au centre sur l’Union européenne
de l’université de Pittsburg et Visiting Scholar au Sticerd, de la London School of
Economics.

Anna Michalski est chargée de mission à la cellule de prospective de la Commis-


sion européenne. Elle est responsable de la politique d’élargissement et de déve-
loppement en Europe centrale et de l’Est. Elle est docteur de la London School of
Economics.

John Paterson est chargé de cours principal à l’école de droit de l’université de


Westminster. Il a été chercheur à l’Institut universitaire européen de Florence et au
Les contributeurs 17

centre de philosophie du droit de l’université catholique de Louvain.Ses recherches


portent sur la gouvernance européenne, autopoïèse, la régulation du risque et la
gouvernance d’entreprise.

Bernard Perret, administrateur de l’INSEE, a été rapporteur général du conseil


scientifique de l’évaluation, chef du service économique et social au quotidien
La Croix-L’Événement et il a également travaillé à la direction de la prévision et au
commissariat général du plan. Il est l’auteur de L’avenir du travail et avec Guy
Roustang de L’économie contre la société.

Jean-Claude Thoenig, sociologue et politiste,est directeur de recherche au Centre


national de la recherche scientifique et professeur à l’Insead. Il est l’auteur de plu-
sieurs études d’analyse et d’évaluation des politiques publiques ainsi que dans les
domaines de la gestion et du changement des organisations publiques et privées.
Parmi ses récentes publications, avec Patrice Duran, «L’État et la gestion publique
territoriale», Revue française de science politique, août 1996, et avec François Lacasse
(coéditeur), L’action publique,L’Harmattan, Paris, 1996.
La gouvernance dans l’Union
européenne:présentation
Olivier De Schutter, Notis Lebessis et John Paterson

Les textes rassemblés dans le présent volume s’échelonnent sur près de cinq
années. Ils représentent les différentes étapes d’une réflexion entamée à la fin de
1995,dans le cadre d’un séminaire organisé par la cellule de prospective de la Com-
mission européenne avec la collaboration du centre de philosophie du droit de
l’université catholique de Louvain.Ce séminaire a débouché,en octobre 1997,sur la
commission «Gouvernance et Union européenne» des journées juridiques Jean Da-
bin,que le centre de philosophie du droit avait choisi de consacrer à l’hypothèse de
la procéduralisation du droit.Par la suite,la question de la gouvernance,et plus spé-
cialement le traitement de cette question à la lumière de la procéduralisation
conçue comme l’institution de mécanismes favorisant l’autoapprentissage dans les
organisations, a continué de retenir l’attention de la cellule de prospective, qui a
placé sa réflexion dans la perspective des scénarios de réforme de la Commission
européenne.

Répartis en quatre parties, les douze chapitres du volume qui est à présent
soumis à l’appréciation du lecteur entretiennent un rapport, plus ou moins étroit,
avec ce processus1. Celui-ci a représenté pour les participants — chercheurs uni-
versitaires et fonctionnaires de la Commission européenne essentiellement — une
occasion rare de réflexivité sur les pratiques de la gouvernance à l’échelle de
l’Union européenne, soit au départ d’une hypothèse théorique concernant l’inter-
prétation des «mutations de l’art de gouverner» (première partie),soit à partir d’ex-
périences nationales dans des pays représentant des cultures administratives aussi
diversifiées que le Royaume-Uni et la France (deuxième partie), soit encore au dé-
part des spécificités du contexte communautaire (troisième partie).Les conclusions
(quatrième partie),écrites alors que l’ensemble des autres contributions au volume

1 Certaines des contributions rassemblées ici ont été présentées initialement dans le cadre du séminaire
«Gouvernance et Union européenne», qui a entamé ses travaux en décembre 1995: c’est le cas des rap-
ports de J.Lenoble et de J.De Munck,de A.Dunsire et de Ch.Hood,de B.Perret et de J.-Cl.Thoenig.Le rap-
port de O. De Schutter a été présenté dans le cadre de la Commission «Gouvernance et Union euro-
péenne» des journées juridiques Jean Dabin d’octobre 1997.Enfin,si K.-H.Ladeur,G.Majone et R.Dehousse
sont intervenus dans le cadre de ce séminaire,les études par K.-H.Ladeur,par G.Majone et M.Everson ainsi
que par R.Dehousse ne portent pas exactement sur les sujets qu’ils avaient alors abordés.Enfin,il a été jugé
utile de demander à P. Calame une contribution sur sa conception de la subsidiarité active, à Ph. Herzog
une réflexion sur le rôle de la société civile et l’ouverture du cadre institutionnel de l’Union européenne,et
à G.Bertrand et à A.Michalski une synthèse du projet «Scénarios Europe 2010» entamé en 1997 à la cellule
de prospective de la Commission européenne,en raison de l’évidente proximité de ces réflexions avec l’hy-
pothèse du séminaire. Bien que N. Lebessis et J. Paterson aient contribué à plusieurs rapports au cours du
séminaire «Gouvernance et Union européenne» et en aient ainsi guidé l’orientation, les conclusions qui
constituent le chapitre 12 du présent volume sont originales.
20 Olivier De Schutter,Notis Lebessis et John Paterson

étaient déjà disponibles,tentent de tirer,de l’ensemble du parcours,quelques pistes


pour l’avenir, en ancrant celles-ci très clairement dans le cadre des projets actuels
de réforme de la Commission européenne.

L’ensemble des acteurs de ce processus étaient guidés par une hypothèse,


c’est-à-dire qu’ils partageaient pour l’essentiel un même diagnostic sur la significa-
tion de la crise de la régulation contemporaine, et ils avaient une ambition, c’est-à-
dire qu’ils étaient motivés par le souci de proposer une voie de sortie à cette crise.

L’hypothèse peut être formulée de diverses façons.Les modes classiques de


régulation sont aujourd’hui en crise. Cette crise est aussi une crise politique, puis-
qu’elle se traduit par un scepticisme généralisé quant à la capacité de nos sociétés
d’agir sur elles-mêmes afin d’en tranformer le cours historique. Or, cette crise n’est
pas celle d’un modèle de régulation déterminé,par exemple celle du droit matériel
de l’État-providence ou celle du droit formel de l’État libéral;elle est la crise de l’idée
même de modèle, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle la gouvernance serait à en-
tendre selon le schéma de l’application, à des contextes différenciés et malgré ces
différences, d’une méthode. En ce sens, la crise du politique n’est que le symptôme
d’une crise plus profonde de la rationalité formelle — ou plus précisément sub-
stantielle — et de ses présupposés: les phénomènes du monde répondent à des
lois;nous avons la capacité de mettre ces lois à jour;l’exercice de nos connaissances
doit permettre, à travers l’accumulation d’informations et leur traitement, d’agir
avec efficacité dans le monde.

Il ne suffit cependant pas de prétendre rompre avec ces présupposés et avec


le type de rationalité qui prétendait s’adosser à eux,pour nous reconnaître débiteurs
plutôt d’une rationalité de type «procédural»,selon l’expression fameuse de H.Simon,
donc d’une forme de rationalité qui prendrait mieux acte des limites que rencontrent
nos capacités de traitement des informations et de construction de modèles.Car nos
institutions,au sens étroit que ce mot reçoit dans la science politique,demeurent pro-
fondément marquées par la référence à cette rationalité substantielle dont nous
nous souhaiterions quittes.C’est le cas,pour commencer,du système de la séparation
des pouvoirs,avec la distinction qu’il suppose entre la justification des normes par le
législateur et leur application par le juge ou l’exécutif.Mais la rationalité substantielle
laisse des empreintes également sur le traitement dont font l’objet des questions ins-
titutionnelles qu’on pourrait juger plus mineures,par exemple sur les fins et les mé-
canismes de la consultation préalable à la mise en œuvre des politiques — en amont
de celles-ci — ou,en aval,sur la conception de l’évaluation des politiques publiques.
Et elle détermine aussi,entre autres,le rôle des experts dans le processus décisionnel
ou celui des représentants de la société civile.

Aussi les études qui suivent ont-elles en commun davantage qu’un diagnos-
tic à faire partager. Elles proposent des pistes pour l’avenir: elles envisagent quelles
réformes pourraient être tentées afin de traduire,dans des dispositifs institutionnels
précis — et transposables notamment sur le plan de l’Union européenne —, l’exi-
gence de faire droit à une conception procédurale de la rationalité. Ainsi les ré-
formes passées en revue traduisent-elles en permanence le souci de tisser à nou-
veau un lien entre la justification de la norme et l’application dont elle fait l’objet
La gouvernance dans l’Union européenne:présentation 21

dans des contextes différenciés:elles imposent à cet égard,au minimum,l’exigence


d’une rétroaction de l’application sur la justification (la norme est soumise à une
exigence de révision permanente à la lumière de ses applications); au mieux, elles
aboutissent à rompre avec la séparation de ces moments, séparation tellement ca-
ractéristique d’une conception formelle de la norme.Ainsi,également,ces réformes
refusent-elles l’idée d’une concurrence entre l’efficacité d’une norme et sa légitimi-
té au regard des acteurs qu’elle affecte: elles considèrent, au contraire, qu’il s’agit là
d’un faux dilemme; que ce qui est sans légitimité ne peut être efficace; que ce qui
est inefficace ne pourra se maintenir sous le seul prétexte de la préservation des in-
térêts acquis.Ainsi,encore — surtout —,ces réformes se caractérisent par l’adjonc-
tion d’une réflexivité dans le processus décisionnel.Une telle réflexivité conduit ses
acteurs non seulement à réfléchir comment «bien gouverner»,mais encore ce que si-
gnifie au juste «bien gouverner», dans tel contexte déterminé où les critères n’ont
pas la pertinence qui peut leur être reconnue dans tel contexte voisin et où les in-
térêts en cause ne correspondent pas, ainsi qu’on le découvre au moment de la
mise en œuvre d’une politique, à ceux qui avaient été initialement anticipés. Cette
réflexivité est la source d’un mécanisme permanent d’apprentissage,ce qui traduit,
sur un mode positif, ce que nous décrivions, il y a un instant, sur un mode négatif,
comme constituant l’abandon de l’idée de modèle.

Une dernière dimension des propositions dont le lecteur découvrira le détail


dans les chapitres de ce volume mérite qu’on la souligne tout particulièrement: il
s’agit du lien que ces propositions effectuent entre l’exigence d’une bonne gestion
de la chose publique et l’exigence démocratique.Dans une perspective de rationalité
procédurale,les avis des personnes concernées ne sont pas une entrave à l’efficacité
de la décision:ils en sont un ingrédient indispensable,et ce qui serait coûteux serait,
au contraire,de les ignorer ou de ne pas activement contribuer à leur émergence.En
ce sens,et bien qu’il s’exprime là-dessus sur le ton robuste qui lui est propre,la plupart
des études qui suivent partagent le point de vue de Ph.Herzog,où il écrit du fonc-
tionnement institutionnel de l’Union européenne qu’il «souffre [...] de deux vices
structurels:il n’est pas conçu pour explorer les avis des sociétés;il évalue peu ou très
mal les impacts de ses choix.Grâce à la société civile organisée,participant en amont
à la délibération,en aval à l’évaluation et à la rétroaction,on pourrait,en empruntant
les voies de la procéduralisation [...],traiter ces deux défauts».

Dans le texte d’ouverture de ce volume, par lequel ils ont assumé la tâche
d’introduire les travaux du séminaire «Gouvernance dans l’Union européenne»,
J. Lenoble et J. De Munck abordent les mutations de l’art de gouverner. Ils tentent
précisément d’étayer le diagnostic qu’on vient de porter sur la crise du politique et
de relier celle-ci à une crise du modèle de rationalité dont sont issus notre concep-
tion du rôle du politique et les instruments dont il dispose. Un des intérêts du
texte est de situer le moment présent de la réflexion sur la gouvernance dans un
trajet historique dont nous sommes les héritiers et dont il s’impose de tirer les
enseignements.

Le rapport de K.-H. Ladeur représente une tentative de dépassement de


l’éthique de la discussion mise en vigueur par J. Habermas, c’est-à-dire d’une ver-
sion de la procéduralisation qui, procédant sur le mode contrefactuel, prétend pur-
22 Olivier De Schutter,Notis Lebessis et John Paterson

ger la discussion des rapports de force qui en pervertissent l’usage,l’entrée dans la


discussion présupposant de la part de ses participants qu’ils acceptent de se sou-
mettre à la loi de l’argument le meilleur.K.-H.Ladeur propose une version de la pro-
céduralisation qui se veut moins idéaliste et qui,notamment,prend acte des limites
de notre rationalité et de la complexité de la société à laquelle doivent s’appliquer
les normes sur lesquelles nous devons nous accorder. Ces limites et cette com-
plexité peuvent constituer une chance, à condition qu’elles incitent à concevoir de
nouvelles figures de régulation, dont la vocation cognitive devrait être explicite-
ment admise dans une société qualifiée de «société d’expérimentation». Ici, les
normes deviennent des instruments de connaissance. Elles sont conçues de ma-
nière à tisser des liens entre les différents réseaux d’une société fragmentée: elles
encouragent ainsi les croisements entre les savoirs qui caractérisent chacun de ces
réseaux,de façon à inciter les organisations,dépositaires du savoir collectif,à réviser
en permanence les cadres cognitifs au départ desquels elles proposent d’aborder
les questions d’intérêt commun.

La deuxième partie du volume regroupe une série de contributions décri-


vant des expériences nationales, ou proposant des réflexions suscitées par ces ex-
périences, dans la mesure où celles-ci paraissent de nature à permettre de faire
progresser la réflexion sur la gouvernance dans l’Union européenne. A. Dunshire et
Ch. Hood partent d’une analyse des transformations qu’a connues l’administration
britannique pendant deux décennies, c’est-à-dire depuis le début des années 80,
afin d’y repérer tantôt la manifestation d’une «procéduralisation» à l’œuvre — par
exemple par le développement des mécanismes d’évaluation, des possibilités de
plainte pour le bénéficiaire des services publics ou encore par certaines tendances
à la contractualisation des tâches du service public —, tantôt celle d’une «collibra-
tion», c’est-à-dire d’une forme d’intervention de l’autorité publique dans des sous-
systèmes sociaux qui vise à modifier les rapports de force qui y règnent, ce qui re-
vient à en contester l’autonomie ou la tendance à un retour à un équilibre homéo-
statique. Bien qu’il soit permis de ne pas se ranger sans réserve à l’interprétation
que ce texte propose du concept de procéduralisation, ces deux explications que
les auteurs contrastent ont en commun,sans doute,d’opter pour une approche ins-
titutionnaliste des rapports sociaux, c’est-à-dire de réfléchir les questions de gou-
vernance au départ de l’idée que les normes sous lesquelles opèrent les différents
acteurs de chaque sous-système ne sont pas «données», mais au contraire suscep-
tibles de transformation à condition de faire l’objet d’une révision critique.Gouver-
ner, c’est alors transformer le contexte dans lequel les acteurs sociaux se meuvent,
c’est-à-dire,sans nécessairement contraindre ces acteurs,à tout le moins refuser de
fétichiser les conditions dans lesquelles ils interagissent.

Tandis que la contribution de A.Dunshire et de Ch.Hood tente de relier des


questions de politique publique et de modes de régulation à certaines hypothèses
portant sur l’évolution du concept de rationalité,les rapports de B.Perret et de J.-Cl.
Thoenig procèdent d’une manière qu’on pourrait dire plus inductive. Ces deux au-
teurs partent de l’expérience française, mais plutôt que de prétendre en tirer des
conclusions quant aux formes de rationalité en concurrence dans la construction
de l’action publique — la procéduralisation, selon J.-Cl. Thoenig, est plutôt un slo-
gan qu’un concept opératoire —, ils tentent d’en mettre à jour les enseignements,
La gouvernance dans l’Union européenne:présentation 23

notamment du point de vue de la gouvernance européenne.B.Perret examine ain-


si la transformation qui s’est effectuée,au cours des années 70,dans l’évaluation des
politiques publiques.Cette transformation nous est décrite comme l’ajout d’un mo-
dèle d’évaluation au modèle classique, qui constituait, jusqu’à récemment, le seul
modèle à notre disposition.L’évaluation traditionnelle était conçue sur le mode,po-
sitiviste, de l’expérimentation, l’expert s’y voyant assigner la tâche de choisir, sans
autre compagnon que les données quantitatives qu’il aura pu accumuler, la mé-
thode la plus efficace au regard du but que poursuit telle politique. Une nouvelle
forme d’évaluation est cependant venue se superposer à l’évaluation traditionnelle:
elle prétend prendre en compte l’existence d’une pluralité des modes de connais-
sance — ce qui suppose que l’évaluation soit l’œuvre d’un collectif d’experts ayant
le souci de confronter leurs savoirs différenciés — ainsi que les effets que la déci-
sion publique produit au-delà de sa cible initiale — des effets que,dans la concep-
tion de l’évaluation que B. Perret qualifie de «balistique», celle-ci doit prendre en
compte. Cette nouvelle forme d’évaluation inscrit celle-ci, délibérément, dans un
processus d’apprentissage collectif et permanent: non seulement elle accepte que
l’évaluation prenne l’évaluateur par surprise et l’incite à remettre en cause ses mo-
dèles, mais, au surplus, elle l’invite à construire avec d’autres la grille d’analyse qui
convient à l’évaluation effectuée, sans supposer qu’il existe une grille a priori plus
appropriée qu’une autre.

L’étude de J.-Cl. Thoenig, un peu à la manière de celle d’A. Dunshire et de


Ch.Hood portant sur le Royaume-Uni,part d’une lecture rétrospective des transfor-
mations qu’a connues l’action publique en France,pour déboucher sur des proposi-
tions très concrètes adressées à la gouvernance dans l’Union européenne. J.-Cl.
Thoenig insiste particulièrement pour une plus grande mobilité des responsables des
politiques européennes,non seulement entre les différentes directions de la Commis-
sion européenne,mais également du niveau local au niveau de l’Union et entre États
membres de l’Union, et ce afin de réduire l’obstacle que constitue, pour l’action pu-
blique communautaire, les écarts entre les cultures administratives nationales.
D’autres propositions concernent la décentralisation de l’action publique commu-
nautaire,la contribution à l’émergence et à la vitalité des réseaux d’acteurs associés à
la mise en œuvre de la politique communautaire,ou encore l’instauration de modes
de représentation des intérêts nationaux ou sectoriels qui ne passent pas exclusive-
ment par les canaux institutionnels.L’ambition de ces propositions,qu’il serait vain de
prétendre ici restituer en détail,peut être résumée assez simplement:il s’agit de trans-
former le contexte dans lequel se déploie l’action publique communautaire, et no-
tamment le contexte institutionnel, afin de contribuer à l’efficacité de cette action,
dont les difficultés proviennent notamment d’une rupture trop nette entre le niveau
où les politiques sont arrêtées et celui,local,où elles sont mises en œuvre.

Placée à la fin de la deuxième partie de ce volume, l’étude de J.-Cl.Thoenig


anticipe en réalité sur les contributions de la partie suivante. Celle-ci regroupe les
propositions formulées explicitement à l’échelle de l’Union européenne, certaines
d’entre elles portant même, plus précisément, sur la réfome de la Commission eu-
ropéenne. G. Majone et M. Everson situent le principal obstacle que rencontre au-
jourd’hui la mise en œuvre des réglementations communautaires dans les écarts
qui subsistent entre les différentes cultures administratives nationales des États
24 Olivier De Schutter,Notis Lebessis et John Paterson

membres et, plus largement, dans l’inadéquation du contexte administratif à ce


qu’exigeraient ces réglementations pour leur pleine efficacité. Les auteurs placent
l’accent, dans leur texte, sur la solution que peut représenter, pour surmonter ces
obstacles, le développement des agences administratives indépendantes. On sait
les réticences que la délégation de certaines tâches à des instances indépendantes
peut susciter, notamment du point de vue de la responsabilité politique et du
contrôle démocratique:dès 1958,la Cour de justice des CE faisait sienne ses préoc-
cupations dans son affaire Meroni/Haute Autorité,posant un obstacle constitution-
nel à la délégation dans le système juridique communautaire qui n’a jamais été
complètement surmonté depuis.G.Majone et M.Everson estiment que la question
de la délégation se pose cependant aujourd’hui en des termes radicalement neufs,
en particulier au regard de l’évolution qu’a subie la traduction donnée au principe
de la séparation des pouvoirs dans l’Union européenne.

Comme G. Majone et M. Everson, R. Dehousse tente de penser à nouveaux


frais la question de la légitimité de la construction de l’Union européenne, sans se
contraindre à la réfléchir au départ de la conception traditionnelle, encore domi-
nante sur le plan étatique, de la séparation des pouvoirs. La préoccupation de
R.Dehousse est que l’on ne ramène pas les exigences de la légitimité aux traductions
institutionnelles classiques que ces exigences ont jusqu’à présent reçues. Le mo-
dèle de la démocratie représentative et de la séparation des pouvoirs n’est,en effet,
pas le seul à pouvoir faire droit adéquatement aux exigences de la légitimité.Celle-
ci requiert un contrôle efficace sur l’action des gouvernants et, de la part de ceux-
ci, une certaine impartialité dans le contenu des décisions qu’ils prennent:
R. Dehousse montre qu’il est d’autres manières, insuffisamment explorées jusqu’à
présent, à travers lesquelles reconnaître ces garanties, et qui sont peut-être mieux
adaptées à la spécificité de la construction de l’Union européenne, envisagée ici
comme une entreprise proprement constitutionnelle.En somme,non seulement la
légitimité de la construction communautaire ne peut plus reposer exclusivement
sur l’aval, c’est-à-dire sur les résultats auxquels elle aboutit, selon la perspective
fonctionnaliste des fondateurs, mais aussi l’assise en amont de la légitimité com-
munautaire elle-même est à repenser,en rompant aussi bien avec l’illusion que toute
légitimité est en définitive à fonder sur le niveau étatique — les États demeurant
«maîtres des traités», ainsi que l’énonce le juge constitutionnel allemand —, qu’avec
la tentation du fétichisme institutionnel qui consiste à reproduire en grand,sur le plan
communautaire,le modèle démocratique qui caractérise nos États.

Les propositions institutionnelles commentées par O. De Schutter s’inscri-


vent dans une même perspective. Présenté initialement dans le cadre de la com-
mission «Gouvernance et Union européenne» des journées juridiques Jean Dabin
d’octobre 1997,le rapport consacré à la «procéduralisation du droit européen» énu-
mère une série de pistes qui sont de nature à traduire,dans des dispositifs concrets,
les exigences de transparence et de participation qu’avec des accents différents,
que R. Dehousse et Ph. Herzog, notamment, appellent de leurs vœux. Le rapport
évoque ainsi l’émergence d’un nouveau droit fondamental, le droit de toute per-
sonne intéressée par une décision publique à soumettre des observations aux-
quelles l’auteur de cette décision serait tenu de répondre;il met en lumière la nou-
velle conception, procédurale plutôt qu’instrumentale, que pourrait recevoir le
La gouvernance dans l’Union européenne:présentation 25

principe de proportionnalité,en tant que principe général de droit communautaire;il


examine les transformations que l’exigence d’une procéduralisation accrue pourrait
entraîner dans l’organisation de la fonction de juger; il développe plus particulière-
ment les conséquences que la procéduralisation du droit européen pourrait avoir
sur la manière dont la Commission européenne remplit ses fonctions, notamment
à travers la manière dont elle procède à des consultations en amont des politiques
communautaires et à travers les mécanismes d’évaluation des politiques commu-
nautaires. Comme il apparaît à la seule lecture de ces questions que le rapport a
abordées, le défi était clairement d’opérationnaliser, par des mécanismes concrets
que le rapport tente de situer parmi les outils dont dispose déjà le droit commu-
nautaire,l’exigence de procéduralisation — une exigence dont on pourrait craindre
sinon qu’elle demeure au niveau d’une abstraction vague, séduisante peut-être
mais privée de portée effective.

Auteur en 1996 d’un rapport au Parlement européen sur la participation des


citoyens et des acteurs sociaux au système institutionnel de l’Union européenne,
qui a constitué pour O.De Schutter une source d’inspiration importante,Ph.Herzog
a apporté au volume un texte engagé dans lequel il appelle à un sursaut de l’iden-
tité politique européenne contre ce qu’il perçoit être un «retour des États» dans la
construction européenne. Ce sursaut réclame cependant une implication plus
grande des citoyens et de leurs organisations dans le système décisionnel commu-
nautaire. L’exigence démocratique et le souci de prendre acte de l’échec d’une
forme de rationalité substantielle forment ici,avec le souci de la construction d’une
identité politique européenne véritable, une alliance particulièrement féconde: se-
lon ses propres termes,c’est à explorer les «voies de formation active d’une société
civile européenne» que s’attache Ph. Herzog, avec une même ambition d’opéra-
tionnalité que celle qui caractérise les autres chapitres de cette partie.

P. Calame a été sollicité pour s’exprimer dans ce volume sur la signification


qu’il reconnaît à la «subsidiarité active». À la différence de la conception classique
(on n’ose pas dire «passive») de la subsidiarité, qui repose sur une séparation nette
des tâches entre les acteurs ou les niveaux,la subsidiarité active part de l’hypothèse
que, dans un contexte d’interdépendances croissantes, «le partage des compé-
tences sera l’exception et l’articulation des compétences la règle».P.Calame évoque
à ce propos une «souveraineté partagée» des acteurs. L’idée est ici que, dans
chaque contexte particulier, on doit, à partir de questions communes appelant de
la part de chaque acteur des réponses différentes, construire ensemble la façon la
plus appropriée d’agir: c’est en réalité la fin de la «souveraineté» telle que celle-ci
était traditionnellement conçue que l’on constate, c’est-à-dire l’abandon d’un mo-
dèle dans lequel un seul exerce,sur un territoire ou une matière qui lui est attribué
en propre, une maîtrise absolue. L’autorité ne doit plus fournir une méthode ou
prescrire tel mode d’emploi des compétences qu’elle délègue:elle doit entretenir le
partage des compétences et des expériences et susciter l’émergence de réseaux
combinant des approches différentes de questions qui, pourvu qu’on veuille bien
les considérer ainsi, sont transversales par définition.

Ainsi est-ce bien au rejet du modèle de la règle que nous assistons. Mais ce
rejet ne signifie pas que l’on tombe dans l’arbitraire ou le subjectivisme, pourvu
26 Olivier De Schutter,Notis Lebessis et John Paterson

qu’il se combine avec une exigence de justification publique imposée au décideur:


l’exigence de justification — sous la forme par exemple de l’élaboration patiente
d’une «jurisprudence publique» dont P. Calame a pu mesurer l’utilité dans le do-
maine de l’octroi des permis de bâtir — permet de surmonter le dilemme,apparent
plutôt que réel, entre le formalisme de la règle et le subjectivisme, le formalisme
étant insuffisamment attentif au contexte de l’application de la règle et le subjecti-
visme étant nuisible du point de vue de la sécurité à laquelle les acteurs peuvent
prétendre.Cette conception de la subsidiarité active,combinaison de savoirs plutôt
que partage des compétences attribuées,peut également affecter les modalités se-
lon lesquelles l’évaluation des politiques publiques est pensée:en parfaite complé-
mentarité ici avec B. Perret, P. Calame suggère ainsi le passage d’une évaluation
«mécaniste»,opérée de l’extérieur par un observateur étranger à la politique qui fait
l’objet de l’évaluation — le rôle de cet observateur étant de contribuer à «corriger»
cette politique afin qu’elle atteigne mieux la cible fixée —, à une évaluation
«constructiviste», effectuée par les acteurs eux-mêmes qui trouvent dans cet exer-
cice l’occasion d’une réflexivité interne.

G. Bertrand et A. Michalski proposent de considérer la construction de «scé-


narios pour l’avenir» comme une autre façon d’inciter à cette réflexivité interne
dont l’évaluation,proprement conçue,peut effectivement fournir l’occasion.Il s’agit,
en contrastant différents scénarios pour l’avenir, de rompre avec une version trop
exclusivement sectorielle de celui-ci et d’aboutir ainsi à ce que les auteurs appel-
lent une «approche holistique de la définition des politiques». Un des atouts de la
construction de scénarios est ainsi d’ordre méthodologique: par définition, pareille
construction suppose la confrontation de différents savoirs,donc la réunion de per-
sonnes provenant de différents horizons, ce qui constitue un bénéfice en soi, indé-
pendamment même de la valeur heuristique que les scénarios,en eux-mêmes,peu-
vent présenter. Le texte proposé n’envisage cinq «scénarios d’avenir» que du point
de vue de la gouvernance. S’il n’est pas possible ici de passer en revue chacun de
ces scénarios — parmi lesquels figurent, par exemple, l’hypothèse d’un triomphe
des marchés ou celle d’une société de «création» dans laquelle le loisir se verrait
progressivement reconnaître une place aussi importante que le travail,ou encore le
scénario d’un «partage des responsabilités», qui n’est pas sans rappeler la vision de
la construction européenne développée par Ph.Herzog —,on peut en revanche in-
sister sur la proximité des conclusions auxquelles les auteurs aboutissent avec les
autres propositions faites dans cette partie du volume: selon G. Bertrand et
A.Michalski,ainsi,il faudrait encourager la participation accrue des acteurs concernés
à la prise de décision, laquelle doit être fondée sur une diversité de points de vue;
la Commission européenne devrait moins diriger et davantage susciter et coordonner
des réseaux d’acteurs, tout en évitant une trop grande rigidification des structures
de représentation ainsi que des positions occupées par ces acteurs;ces adaptations
de la gouvernance européenne seraient d’autant plus urgentes à effectuer que,
d’une part — et les auteurs rejoignent ici notamment le diagnostic de G.Majone et
de M.Everson —,la diversité des cultures administratives nationales et l’absence de
coordination entre elles contribuent à l’inefficacité des politiques communautaires
et que, d’autre part, cette difficulté ne fera que croître après l’élargissement de
l’Union à de nouveaux États membres. Nous sommes ici, on le constate, sur un ter-
ritoire familier. Ce n’est pas le moindre intérêt du texte de G. Bertrand et de
La gouvernance dans l’Union européenne:présentation 27

A. Michalski que d’illustrer que, malgré l’originalité de la méthodologie utilisée, les


remèdes prescrits demeurent essentiellement les mêmes.

Dans les conclusions qu’ils ont préparées pour ce volume, J. Paterson et


N. Lebessis situent les réflexions qui viennent d’être passées en revue dans le
contexte des échéances qu’aura à rencontrer la Commission européenne, dans les
mois et les années qui viennent. La promotion de nouveaux modes de gouver-
nance figure parmi les objectifs stratégiques que la Commission s’est fixé pour
2000-2005:J.Paterson et N.Lebessis soulignent que,non seulement,pour les motifs
déjà décrits, l’urgence est sur ce plan d’autant plus grande que de nouveaux élar-
gissements sont déjà programmés, mais que, en outre, cette réflexion constitue le
seul remède véritablement efficace contre la perte de crédibilité de la construction
communautaire au regard de l’opinion publique européenne,ce qu’on appelle par-
fois l’«euroscepticisme». Particulièrement ressenti à mesure que s’est effectué le
passage d’une intégration «négative» à une intégration «positive» — reposant sur
l’harmonisation plutôt que sur la seule abolition des frontières intérieures à la Com-
munauté européenne —,cet «euroscepticisme» est d’autant plus redoutable qu’il a
tendance à se nourrir de lui-même:afin de renforcer l’objectivité et la rationalité des
politiques communautaires, la tentation guette de recourir de façon accrue à des
experts et aux vertus de la comitologie, ce qui sape en retour la légitimité démo-
cratique de ces politiques et alimente ainsi ce scepticisme que le recours à l’expert
devait pallier.

À l’opposé de la tendance à la sectorialisation des politiques communau-


taires et au repli frileux sur le règne de l’expertise, J.Paterson et N.Lebessis invitent
à réfléchir une transformation de la gouvernance dans l’Union européenne selon
trois axes principaux. Un premier axe consiste dans le redoublement de la dimen-
sion verticale,ou sectorielle,des politiques communautaires,par la prise en compte
d’une dimension horizontale ou transversale, donc intersectorielle, de ces poli-
tiques.Le deuxième axe est celui d’une intégration accrue des acteurs non officiels
de la «société civile européenne» dans la prise de décision,non pas afin que ces ac-
teurs se substituent aux experts, mais afin que ceux-ci soient invités à une remise
en cause de leur savoir et, plus particulièrement, à une meilleure prise en compte
des externalités de certaines politiques et de la nécessité concomitante d’aborder
chaque question à travers une pluralité de savoirs. Enfin, un troisième axe suggéré
par les auteurs consiste à rompre avec une attention exclusivement portée sur le
moment de la prise de décision: la réflexion sur la gouvernance dans l’Union euro-
péenne,en effet,doit également porter sur la mise en œuvre,l’évaluation et la révi-
sion des politiques, et il n’est pas exagéré de considérer que l’organisation d’une
telle rétroaction en constitue même un de ses enjeux majeurs. À ces conditions, il
est permis de concevoir un mode de gouvernance européenne qui soit véritable-
ment la source d’un apprentissage permanent pour les acteurs des politiques com-
munautaires: des dispostitifs institutionnels devraient inciter ces acteurs, de ma-
nière affirmative, à remettre en cause sans cesse leur savoir à la lumière d’autres
façons d’envisager,à l’aide d’autres instruments,les problèmes qui leur sont soumis.

Nous clôturerons cette introduction en commentant ce qui,peut-être,appa-


raîtra au lecteur comme un paradoxe. D’un côté, disions-nous, ce n’est pas un nou-
28 Olivier De Schutter,Notis Lebessis et John Paterson

veau modèle de gouvernance, meilleur que les autres, que nous requérons: c’est
rompre avec l’idée même de «modèle», soit d’une recette de la «bonne gouver-
nance» applicable à travers l’ensemble des situations, qu’il faut aujourd’hui. De
l’autre côté, les études composant ce volume se présentent sous la forme d’une
collection de propositions, parfois très concrètes, et, de manière générale, c’est un
souci d’opérationnalité qui a motivé les auteurs dont les travaux sont rassemblés.

Nous ne croyons pas qu’il y ait là une contradiction.Du point de vue de la ré-
flexivité qu’elles permettent d’injecter dans la formulation des politiques publiques,
du point de vue de la légitimité de l’action publique au regard de ceux qu’elle
concerne,du point de vue de la crise que subit aujourd’hui le politique,du point de
vue de la plus ou moins grande plasticité qu’elles reconnaissent aux dispositifs ins-
titutionnels et,donc,de la plus ou moins grande adaptation aux contextes dont ces
dispositifs sont capables,les différentes formes de la gouvernance ne se valent pas.

Sans doute, il y a une forte convergence, quant aux pistes qu’ils suggèrent
d’emprunter,entre les auteurs ayant contribué au volume.Mais ce serait mal dire les
choses que d’affirmer que ces auteurs s’entendent finalement, peu ou prou, sur un
«modèle» de gouvernance: la question qu’ils se sont posée ensemble, et à propos
de laquelle ils aboutissent à certaines réponses qu’on peut considérer comme
communes,est de savoir par quels mécanismes on peut espérer rompre avec l’idée
de modèle, et donc avec des formes d’intervention publique qui ne se laissent pas
surprendre par les contextes qu’elles rencontrent,et qui refusent de prendre au sé-
rieux la complexité du réel. En somme, il existe des modes de gouvernance qui,
moins que d’autres, risquent de se rigidifier en «modèles» et qui, davantage que
d’autres, incitent les modèles en concurrence à réfléchir sur eux-mêmes afin d’ap-
prendre des autres: c’est à découvrir ces modes de gouvernance, et les traductions
qu’ils peuvent recevoir à l’échelle de l’Union européenne, que ce volume voudrait
inviter.
Partie I
Le contexte théorique
Les mutations de l’art de gouverner
Approche généalogique et historique
des transformations de la gouvernance
dans les sociétés démocratiques1

Jean De Munck et Jacques Lenoble


L’invitation à introduire aux «mutations de l’art de gouverner» a de quoi lais-
ser perplexe.Alimentée maintenant à dix années de recherche,notre conviction est,
en effet, que les propositions conceptuelles et normatives (par exemple, celles que
nous serons amenés à articuler ici) ne prennent leur sens que dans des contextes
d’application. Or, ces contextes, par définition, ne peuvent être anticipés. Il ne faut
pas dès lors attendre de nous un modèle du politique,une construction abstraite et
générale à partir de laquelle déduire des consignes pratiques.Une de nos lignes de
réflexion centrale sur la crise du politique est en effet non de l’assimiler,comme on
le fait trop souvent, à une crise des modèles existants, mais à une crise de l’idée
même de modèle. Nous allons essayer de nous expliquer sur ce point.

Une telle explicitation réclame un détour — un détour conceptuel, voire


philosophique. Nous pensons que ce n’est que par ce travail de «second degré»
que l’on peut réaborder autrement, et dans leur véritable pesanteur, les questions
plus habituelles que les cercles européens se posent à juste titre sur la citoyenneté,
la nationalité, la participation, etc. La question de l’art de gouverner aujourd’hui
n’est pas une question de recettes. L’intuition centrale qui sous-tendra notre expo-
sé est que cette crise porte sur nos modèles de rationalité.

La modernité s’est directement conçue comme un effort de rationalisation


de la société. Mais qu’est-ce qu’une décision rationnelle? Nous pensons que cette
question est le biais par lequel on peut aujourd’hui comprendre la transformation
de nos systèmes politiques. Pour comprendre la manière dont s’organise le poli-
tique, il faut donc le lier à des modes de production du savoir collectif.Tout ce qui
se joue depuis deux à trois siècles dans nos sociétés modernes est directement lié
à la manière de concevoir la production du savoir et de la norme,c’est-à-dire à des
démarches cognitives. C’est au départ d’une évaluation de ces différents «modèles
cognitifs» qui ont traversé nos sociétés qu’on peut, nous semble-t-il, comprendre
aujourd’hui comment éventuellement interpréter ce qui est en train de se jouer et
en même temps, de manière plus normative, essayer de guider les démarches de
réarticulation des instances de pouvoir.

1
Texte issu d’une présentation donnée à Bruxelles le 20 décembre 1995 lors de la séance inaugurale du sé-
minaire organisé par la cellule de prospective sur les «mutations de l’art de gouverner».
32 Jean De Munck et Jacques Lenoble

Comment allons-nous travailler? À des fins explicatives, nous allons suivre


une démarche généalogique et historique. Nous procéderons en cinq étapes, pour
mettre la situation contemporaine en perspective.

Dans un premier temps, nous rappellerons les caractéristiques de la pre-


mière manière de concevoir la question du politique qui a émergé dans la moder-
nité,c’est-à-dire les caractéristiques du modèle formaliste de la raison.Ce modèle a
orienté la conception du droit et de l’État — et donc de l’administration publique
— au début de la démocratie moderne.

Deuxième moment: nous rappellerons ce qui change à la fin du XIXe siècle


et dans la première moitié du XXe siècle à travers l’émergence de ce que l’on a ap-
pelé l’«État social» ou l’«État-providence».

Troisième moment: nous aborderons la crise contemporaine, c’es-à-dire la


crise des formes de rationalité héritées des deux premiers moments. Cette crise
n’est pas seulement la crise de l’État social et un retour à la première phase «forma-
liste» — même si certains discours «dérégulateurs» voudraient aujourd’hui nous le
faire croire.C’est une crise qui porte sur ce qui constitue le socle commun à la pre-
mière phase comme à la deuxième phase.

Quatrième moment: nous donnerons quelques indications conceptuelles


sur la notion de raison procédurale, qui est, nous semble-t-il, le concept englobant
à partir duquel peut être envisagée la construction d’un nouveau modèle de régu-
lation.

Et, enfin, dernier moment: au départ d’exemples plus empiriques, nous ten-
terons une première approche de ce qui est en train d’éclore et d’émerger dans
nos sociétés,esquissant ainsi de façon exemplative la transformation de nos modes
de gouvernance.

Le modèle formaliste du droit et de l’État


À partir du XVIIIe siècle, comme chacun le sait, nos sociétés s’engagent dans
l’aventure démocratique.Le siècle des lumières porte le projet de la raison.Le point
de départ de ce projet est évidemment la suppression de la garantie transcendante
de la loi.En d’autres termes,les modes de coordination et de régulation sociales ne
reposent plus sur une garantie métasociale, et donc émerge ce que l’on appelle
l’«indétermination de la loi». On entre dans un âge d’incertitude concernant les
sources de la légitimité normative. La société des individus se substitue à l’ordre
normatif ancien fondé, en dernière instance, sur la garantie divine. C’est du simple
jeu de leurs volontés que l’ordre social est censé émerger — comme en témoi-
gnent les mythes du droit naturel moderne.

Le trait qui vient d’être souligné — l’incertitude — est un trait négatif. Mais
comment va-t-on positivement penser cet accord des volontés individuelles? Quel
va être le modèle dominant? Comment réfléchir à nouveaux frais la coordination
Les mutations de l’art de gouverner 33

de l’action collective dans ce contexte d’incertitude? La première réponse — nous


résumons ici à l’extrême — va s’organiser autour de deux concepts fondamentaux:
le contrat et la nature.

Le contrat et la nature

La théorie du contrat — articulée essentiellement par Rousseau et par Kant,


dans une vaste discussion qui implique bien d’autres auteurs — va tenter de pen-
ser la légitimité sociale au départ de la catégorie de la subjectivité.Dans l’ordre pri-
vé, cela donne la théorie des droits civils; dans l’ordre public, cela débouche sur la
théorie de la volonté générale. Le contrat social sera le concept majeur de cette
tradition.La loi formelle (générale et abstraite) est l’expression de cette volonté gé-
nérale née de la rencontre des subjectivités, rencontre qui vient à la place des an-
ciens fondements transcendants.Toute notre organisation juridico-politique va être
indexée sur ce premier imaginaire,l’imaginaire donc d’une loi formelle garantie par
la volonté générale.Le fondement de la régulation sociale va être trouvé dans la ca-
tégorie d’autonomie: le sujet collectif se constitue comme sujet autonome. La
seule loi légitime est celle que le sujet peut se donner à lui-même — au niveau
collectif s’entend.C’est sur cette base que se redéfinit la loi moderne.Son universalité
formelle devient la pierre de touche de sa validité.Émanant des représentants de la
volonté générale, la loi va être rédigée syntaxiquement comme une loi générale et
abstraite. Ce premier grand modèle, qui va en quelque sorte s’incarner dans l’orga-
nisation socio-politique, est fondé fondamentalement sur l’imaginaire de la subjec-
tivité transparente à elle-même.Comme l’a très bien relevé Habermas2,le lien entre
raison et volonté est ici censé assuré par la forme générale et abstraite en laquelle
s’énonce cette «volonté générale». La forme sémantique de la loi énoncée par le
parlement garantit par elle-même son expression rationnelle et son incarnation de
la raison pratique en acte.

En contrepoint, selon le doublet sujet/objet bien analysé par Foucault, l’ob-


jectivité de la nature va fournir le deuxième point d’appui à la rationalité. Ce mo-
dèle «naturaliste» traverse tout un pan de la philosophie politique moderne: on le
retrouve,chez Locke,dans l’idée des «droits naturels»,dont le droit de propriété est
l’élément central. Il va trouver une expression accomplie dans l’œuvre d’Adam
Smith. C’est la théorie du marché, où la légitimité, c’est-à-dire la garantie d’une
coordination harmonieuse des acteurs individuels, ne repose plus sur l’idée d’une
loi exprimée par la volonté générale, mais sur l’équilibre produit par la mécanique
du marché que le droit a pour fonction de garantir dans son autonomie (par le
respect dû aux droits individuels). La coordination rationnelle des projets indivi-
duels ne résulte plus de la formation d’une volonté générale mais de l’harmonie
préétablie des intérêts. Au modèle de l’autonomie morale se substitue celui d’une
loi naturelle censée présider à la vie sociale et la coordination de l’action collective.
La réalisation de la «raison pratique» dans la société n’est plus garantie par le biais

2
Habermas, J., «La souveraineté populaire comme procédure, un concept normatif d’espace public»,Lignes,
n° 7, 1989.
34 Jean De Munck et Jacques Lenoble

de la forme générale de la loi en laquelle se formule la volonté générale. Elle


l’est dorénavant par la combinatoire des calculs d’intérêt particulier à laquelle se ra-
mène le marché.On reste de part et d’autre dans un simple jeu formel qui garantit
définitivement la rationalité de l’action collective et donc son harmonie. Mais on
substitue à la forme universalisante de la loi générale la forme du calcul de maxi-
misation des intérêts individuels.

Ces deux premiers modèles que la société moderne s’est donnée à elle-même
traduit un premier présupposé commun: il y a une forme de rationalité formelle
(une manière formelle de produire le savoir) qui est censée garantir la rationalité
de la loi régulatrice.C’est le contenu de la régulation qui est légitimé par un méca-
nisme formel,comme expression de la raison illimitée.C’est bien pourquoi on peut
parler d’une rationalité substantielle, par opposition à ce qu’on appelle «rationalité
procédurale».Il y a une garantie du contenu de la loi qui assure le rapport à la véri-
té.L’idée est donc là d’une rationalité transparente à elle-même,en accord bien évi-
demment avec le modèle de vérité-correspondance qui a dominé si longtemps la
réflexion philosophique:les volontés égales et libres des individus-citoyens se trou-
vent valablement représentées par la volonté générale qui s’exprime par une loi
dont la rationalité trouve sa garantie dans la forme générale et abstraite de son
énonciation.

L’organisation de l’État

De là découlent les traits caractéristiques de l’organisation juridico-politique


qui émergent à cette époque et les théories de la loi qui y correspondent.

D’abord, cela explique la primauté du législatif dans l’organisation des pou-


voirs. Cela explique aussi la forme même de la représentation, soit ce que les poli-
tologues ont identifié comme le phénomène du parlementarisme. La première
forme d’organisation de l’instance législative repose effectivement sur une théorie
de l’élection qui va privilégier un choix de «notables»3 avec une grande indépen-
dance de l’instance législative, une opinion publique qui est distincte de la repré-
sentation et une grande capacité de délibération au sein de l’instance parlementaire.
Tout cela se modifiera fondamentalement à la fin du XIXe siècle lorsqu’émergera un
régime de «partis».

Deuxième dimension, le droit prend pour modèle la rationalité du discours


mathématique. Le droit se définit par son formalisme. Ses règles de production et
d’application se transforment progressivement dans la société moderne et il s’af-
franchit de plus en plus des traits spécifiques qui le caractérisaient dans les sociétés
prémodernes.Tout d’abord, une loi n’est plus validée par le respect dû à un critère
de justice matérielle (autonomisation du droit par rapport à la morale et au poli-
tique) mais par le biais du critère formel et systémique du respect dû à la règle hié-
rarchiquement supérieure. Ensuite, en ce qui concerne le jugement d’application

3
Voir, à ce propos, Manin, B.,Principes du gouvernement représentatif, Calman-Levy, Paris, 1995.
Les mutations de l’art de gouverner 35

des règles,le modèle de rationalité se formalise lui aussi pour se réduire au modèle
d’un raisonnement de type déductif.

Un schéma linéaire de la loi

Résumons tout cela dans un schéma.

Application des lois


Discussion
Mandataires
Loi générale
et abstraite
(code)

Résolution
des conflits

Préférences individuelles

Qu’est-ce que c’est que dire la loi dans ce modèle? Le processus d’élabora-
tion de la loi part des préférences individuelles (c’est le principe de subjectivité
dont on parlait tout à l’heure). Ces préférences individuelles conduisent, par des
mécanismes d’élection, au choix de représentants censés représenter ces préfé-
rences. Il faut remarquer d’emblée que les représentants sont formels: ce sont des
mandataires. C’est l’idée du Parlement. Ces représentants eux-mêmes s’engagent
dans une discussion sur le contenu de la loi et, sur cette base, décident d’une loi
générale et abstraite, valant pour tous et pour toutes les situations. Les lois géné-
rales et abstraites fixent la «règle du jeu» au sens où on fixe la règle d’un jeu
d’échecs.Le droit libéral se représente la société comme une interaction de joueurs
dont il faut fixer les règles.

C’est un mécanisme très linéaire de la loi.La loi est dégagée des préférences
individuelles par la médiation des représentants, elle est discutée par le Parlement
qui décide de son énoncé général et abstrait.Puis, cet énoncé «redescend» dans la
société par voie d’application. On ne peut pas plus simple. Voilà la représentation
des libéraux du XIXe siècle.

L’émergence de l’État social


La naissance de l’État social correspond,en définitive,à l’adaptation des mé-
thodes de gouvernance aux transformations industrielles que subissent les sociétés
occidentales au XIXe siècle. Il ne faut pas oublier que les modèles construits au
XVIIIe siècle sont des modèles quasi préindustriels.L’industrialisation va remettre en
question la conception de la loi,du gouvernement et de la représentation légitime.
Historiquement, on pourrait dégager des phases dans le processus de transforma-
tion. À très gros traits, pour fixer des repères, on peut isoler trois temps. Première
phase: de la révolution de 1848 aux années 20, c’est le temps de la constitution de
36 Jean De Munck et Jacques Lenoble

la question sociale.Deuxième phase:la grande crise — économique et politique —


de l’entre-deux-guerres.La démocratie est tellement en crise qu’elle bascule,en Al-
lemagne, en Italie, en Espagne, dans le fascisme. C’est l’époque aussi du grand par-
tage des partis ouvriers entre communisme et social-démocratie.La troisième pha-
se a été inaugurée dans les années 30, en Europe démocratique, par des réformes
de structures,et aux États-Unis,à travers le New Deal.C’est la phase de stabilisation
de l’État social.Quels sont les grands traits de la transformation du modèle de loi et
du modèle de gouvernement pendant cette période?

La «matérialisation» du droit

Repartons du schéma «linéaire» de la loi que nous venons d’exposer. Ce


schéma normatif de la loi va rentrer en crise, mais seulement pour une partie. La
crise,extrêmement grave,va porter sur deux éléments fondamentaux.D’abord,dès le
XIXe siècle,le schéma de la formation de la volonté générale à partir de préférences
individuelles se trouve contesté. Le discours philosophique posthégélien et la so-
ciologie émergente,qu’elle soit de droite ou de gauche,vont mettre en évidence le
fait qu’une société ne se fonde pas sur des préférences individuelles, mais sur des
rapports sociaux concrets.Une société n’est pas faite d’atomes individuels,elle n’est
pas la rencontre des libertés,mais elle est structurée par des espèces de totalités or-
ganiques concrètes,des rapports sociaux déjà là.Le vrai problème de la représenta-
tion, ce n’est pas de réussir à représenter des préférences individuelles, mais de re-
présenter ces totalités elles-mêmes.

Prenons, par exemple, le monde industriel en formation. C’est devenu


presque une rengaine:le monde industriel est un monde structuré par des rapports
sociaux. Ces rapports sociaux objectifs fondent des collectifs: le collectif des tra-
vailleurs,le collectif des propriétaires des moyens de production,la classe moyenne
des employés, etc. Comme les rapports sociaux sont prédonnés, on ne peut plus
représenter cette réalité sociale par voie d’élection sur la base de préférences indi-
viduelles. À cela, on préfère des représentants organiques, qui, concrètement, se
présentent sur la scène sociale sous la forme d’appareils de mobilisation. Ce sont
notamment les syndicats, dont la représentativité ne dépend pas d’un mandat for-
mel, mais de leur capacité d’exprimer des intérêts objectifs qui sont «déjà là», dans
la réalité des rapports sociaux.

Du même coup,un autre système de représentation apparaît à l’horizon des


démocraties occidentales, nouveau système qui va rentrer en conflit avec le pre-
mier. Et c’est toute la critique du parlementarisme, portée par le socialisme, portée
par le communisme et aussi par la droite fasciste.Il ne faut en effet pas oublier que
la critique des médiations formelles était, quoique dans des directions politiques
opposées, fondée sur un même schéma fondamental. L’idéologie fasciste a ainsi
promu le concept de «corporation».La corporation est évidemment une idée liée à
celle de «rapports sociaux préstructurés».

Si le premier élément porte spécifiquement sur la représentation, le second


élément de transformation porte, lui, sur la conception de la loi. Soyons ici précis.
Les mutations de l’art de gouverner 37

Les représentants organiques sont appelés à fournir une loi générale et abstraite.
Sur ce point, on peut dire que l’État social ne modifie pas la conception de la loi.
Celle-ci continue d’être formulée dans les termes d’un énoncé standard qui vaut
pour toutes les situations.On introduit cependant une nuance qui va s’avérer déci-
sive: cette loi n’est plus pensée sur le mode de la règle du jeu, stricto sensu. Pour-
quoi? Nous sommes dans une société qui évolue de manière incroyablement dy-
namique, qui est emportée par les mouvements incessants du progrès industriel.
Dans une telle situation,le maintien de règles du jeu stables serait,bien sûr,une vo-
lonté irrationnelle. Au contraire, la loi générale doit en quelque sorte servir de dy-
namisation de la société, induire un progrès. Et donc cette loi générale ne fixe plus
des règles du jeu, mais fixe des objectifs concrets. C’est ce que l’on appelle l’«ins-
trumentalisation du droit». Précisons quelque peu la portée exacte de cette trans-
formation, de cette «matérialisation ou instrumentalisation du droit que marque
l’émergence de l’État social.

La machine de l’État libéral se grippe en effet lorsque se font entendre les


inégalités réelles auxquelles le seul formalisme des droits-libertés et du choix indi-
viduel s’avère incapable de porter remède.L’État social émerge:il aura la charge,par
la voie d’une politique volontariste, de transformer le réel social. En s’efforçant de
poursuivre une politique de couverture sociale, le droit étend son domaine d’inter-
vention.Comme le dit M.Weber,le droit ne se contente plus de fixer les bornes for-
melles d’une action dont les individus auraient la seule responsabilité:il se matéria-
lise et vise à défendre des conceptions substantielles de justice afin de «soigner» la
société (redistribution des revenus, régulation économique, politique sociale...) ou
le sujet (médicalisation du droit pénal, par exemple) de certains de ses maux. Mais
de ce fait,confronté à la contingence de l’action,ses modes d’énonciation se trans-
forment et se déformalisent. Le droit définit de plus en plus des buts à atteindre,
laissant ainsi aux appareils publics qui ont charge de l’appliquer une marge d’indé-
termination de plus en plus grande. Mais l’indétermination un instant ouverte à
l’encontre de la sécurité formaliste du droit libéral classique se referme aussitôt
«grâce» au rationalisme scientiste:l’expert — et son savoir technique — est suppo-
sé fournir les bases d’un calcul rationnel permettant de définir les références nor-
matives sûres dans les domaines «déformalisés».L’application des normes retrouve,
quoique par des voies renouvelées, la sécurité un instant compromise. La raison
garde son même pouvoir enchanteur: la raison calculante étend son emprise à la
régulation étatique.En ce sens,peut-on dire,la conception de la démarche d’appli-
cation elle-même ne change pas,même si elle est dorénavant de plus en plus cou-
lée dans la forme d’un raisonnement téléologique. Et c’est bien en quoi il y a une
continuité avec la première phase comme telle. Sur la partie droite du schéma, on
est toujours dans une démarche d’application pensée au départ de la distinction
formaliste entre justification et application. C’est le modèle formaliste qui continue
de valoir sur ce versant là. Certes, l’État social va adjoindre une seconde figure à
cette première figure de rationalité.Mais il ne viendra pas substantiellement en mo-
difier l’ordonnance. Sans doute la seule approche formelle des critères de justesse
des «commandements» de l’État n’est-elle plus considérée comme suffisante. Mais
l’idée d’une détermination rationnelle possible de ces critères reste avalisée. La ré-
gulation étatique,si elle étend son emprise,trouvera dorénavant ses garanties dans
un savoir instrumental que les «experts» sont supposés pouvoir fournir. Ces nou-
38 Jean De Munck et Jacques Lenoble

veaux clercs du pouvoir «calculeront» les meilleures conditions de réalisation du


bien-être collectif en vue d’une égalité plus réelle entre les membres de la société.
Bien entendu, nombre de luttes politiques et idéologiques qui ont traversé nos
États sociaux impliquent une modalisation importante des doctrines libérales clas-
siques et des projets utopiques de transformation de l’histoire.Mais elles restent at-
tachées à une conception «scientiste» de la rationalité et reproduisent donc, avec
des accents nouveaux, les modèles et les distinctions où s’alimentait l’État libéral
pourtant vilipendé.En ce sens,par-delà leurs différences importantes,ces deux mo-
dèles d’État peuvent être qualifiés de deux espèces d’un même genre où domine
une approche formaliste et calculante d’une régulation sociale par voie de com-
mandement étatique.

Représentants Application des lois


Négociation
organiques
Loi générale
et abstraite
(programme)

Résolution
des conflits

Totalités objectives de rapports sociaux

Modifications de la gouvernance

Les transformations ainsi apportées à l’ordonnancement de l’État libéral se


traduiront, bien évidemment, au niveau de l’organisation de l’État: l’équilibre des
pouvoirs se modifie.On assiste à une montée du pouvoir administratif.Progressive-
ment,on met l’accent sur les agences de régulation,aussi bien aux États-Unis qu’en
Europe.On assiste à une extraordinaire montée en puissance de l’exécutif.

Du point de vue du système de représentation, il y a l’émergence des partis


de masse.Il s’agit moins dorénavant,comme le constatent les politologues,de choi-
sir des notables que des partis.Le choix électoral est l’expression de l’appartenance
ou de l’identité.L’émergence de ce que l’on appelle les partis de masse va transfor-
mer fondamentalement la manière dont l’instance législative va fonctionner. On
constate, au niveau des représentants, une diminution de la liberté de parole per-
sonnelle, un déplacement de la délibération qui auparavant existait au sein du Par-
lement vers les états-majors de parti.

Donc,même si le schéma linéaire de la loi se maintient,il y a des choses qui


changent.Les rapports sociaux viennent à la place des préférences individuelles,les
appareils de mobilisation à la place des mandataires formels. Enfin, les lois ne sont
plus des règles du jeu,mais des objectifs demandant,pour leur réalisation,une pla-
nification.
Les mutations de l’art de gouverner 39

Le versant économique:le fordisme

Ce modèle de formation de la volonté politique a trouvé d’une certaine fa-


çon une incarnation dans le domaine économique lui-même. En bouleversant la
catégorie de subjectivité et d’autonomie individuelle, l’État social ne pouvait plus
maintenir la représentation «naturaliste» de la vie économique. La représentation
du marché a été elle-même subvertie. Le livre de Karl Polanyi sur la «grande trans-
formation»4 décrit bien ce passage du marché séparé et autorégulé du XIXe siècle
au marché «réencastré» dans la société du XXe siècle.Au lieu du marché,on a vu ap-
paraître le concept de «régulation économique».

Poursuivons le parallèle avec la métamorphose de la volonté générale. Au


fond, la relation économique n’est plus pensée comme une rencontre d’individus,
mais sur la base de conventions institutionnelles qui sont des conventions de coor-
dination des agents économiques. Un nouveau mode de régulation a donc été
construit,que l’on peut baptiser,comme le font beaucoup de sociologues et d’éco-
nomistes aujourd’hui, sur les traces de l’école de la régulation, le «fordisme». Nous
ne pouvons ici en donner une analyse exhaustive.Il nous suffira pour notre propos
de souligner deux traits particulièrement importants de ce type de régulation: la
standardisation du produit et le primat de l’offre.

C’est d’abord vrai du rapport producteurs/consommateurs. Le produit in-


dustriel est normé avant son échange avec le consommateur. On fait la même voi-
ture pour tout le monde: elle est censée incarner une «moyenne» des préférences
individuelles.Le produit de masse est tout à fait lié à un certain type de calcul de la
rentabilité: l’économie d’échelle. Il faut produire en grand nombre pour réduire le
coût marginal des produits. Dans ce type de raisonnement, la demande est située
en aval de l’offre.Cela provoque, à l’occasion, des crises de surproduction.

Le rapport des producteurs entre eux porte lui aussi la marque de la stan-
dardisation formaliste. D’une part, au niveau de l’organisation du travail, le modèle
dominant est le taylorisme. Qu’est-ce que le taylorisme? C’est un mode de rationa-
lisation du travail qui consiste,d’une certaine façon,à découper les gestes du travail,
à les analyser et à les homogénéiser. Le travailleur se trouve donc soumis à une
règle de production,qui est une règle générale et abstraite.Charlie Chaplin dans Les
temps modernes a immortalisé,sur le mode tragi-comique,ce modèle taylorien et la
mortification du travail qu’il génère. D’autre part, au niveau des rapports du travail,
une transformation s’opère, qui est exactement le reflet de ce qui s’est passé dans
l’ordre politique: les rapports de travail ne sont plus pensés comme rencontre de
préférences individuelles, mais comme une rencontre de collectifs. Et donc le mar-
ché du travail se trouve progressivement régulé par l’instauration de la scène de la
représentation organique.Et c’est l’apparition de la convention collective.

Cette régulation fordiste et la transformation du mode de formation de la


volonté générale sont en symbiose l’une avec l’autre. C’est un long travail de

4
Polanyi, K., La grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps, traduit par
Catherine Malamoud, Gallimard, Paris, 1988.
40 Jean De Munck et Jacques Lenoble

construction historique mais qui, après de terribles crises, a abouti à un monde ex-
trêmement gérable et sûr, pendant au moins trente ans — entre 1945 et 1973. Ce
furent,après les grandes crises de l’enfantement,les «trente Glorieuses» du modèle.

La crise contemporaine
Les piliers sur lesquels repose ce modèle de régulation sont tous, aujour-
d’hui, en train de s’effriter. Cela se constate tant dans le champ politique que dans
le champ économique.

Trois indices de crise dans le champ politique

Dans le champ politique, au moins trois indices de crise, trois «clignotants


rouges» qui indiquent que ce modèle a cessé d’être stable.

Commençons par le premier, celui qu’on connaît le mieux au niveau du


grand public:la crise des appareils de mobilisation.Le parti de masse — pensez au
parti communiste,au parti socialiste,aux partis sociaux-chrétiens en Europe — était
censé incarner une idée très organiciste de la construction de la représentation. Ils
étaient censés représenter un électorat fidèle, fidèle parce qu’ils reconnaissaient
dans les positions des partis la représentation objective de ses intérêts. Le phéno-
mène de l’électeur flottant, dont le geste est indécidable a priori, intrigue aujour-
d’hui les politologues. Ces individus apparaissent, d’une certaine façon, déconnec-
tés de leurs ancrages sociaux. Ils ne vont plus voter socialiste ou chrétien parce
qu’ils appartiennent au monde chrétien ou socialiste. Ils ne vont plus voter néces-
sairement communiste parce qu’ils sont ouvriers. Travailleurs, ils vont se distribuer
entre le Front national, le parti communiste, le parti socialiste, etc. Autrement dit,
l’idée même qu’il y a une totalisation des rapports sociaux prédonnés et des appa-
reils de mobilisation pour les exprimer semble s’effriter radicalement. C’est aussi la
crise des syndicats,bien entendu.On voit réapparaître dans certains systèmes de lé-
gitimation syndicale le recours à l’élection et au référendum,comme si la représen-
tation organique et son mode de légitimation ne pouvaient plus fonctionner.

Deuxième clignotant rouge:il se situe au niveau de l’application des normes.


Une dialectique interne s’est mise en place,qui,d’une certaine façon,conduit l’idée
d’une pure et simple application de la norme à son autodestruction.Au fond,on est
parti de l’idée que, puisqu’on avait des objectifs, des lois générales et abstraites
pourraient définir des «moyens» pour les obtenir. Ces lois générales et abstraites, il
suffisait, ainsi pensait-on, de les appliquer pour obtenir les effets désirés. Mais, en
fait,une démarche d’application sur la base d’objectifs exige une attention particu-
lière aux situations concrètes et une adaptation permanente de l’action.Et donc,du
même coup, vous pouvez comprendre que l’administration a de plus en plus été
entraînée à faire du «situationnisme». Elle fut obligée de régler sa prétendue dé-
marche d’application sur les situations toujours concrètes, infiniment variées, mul-
tiples,plurielles,qu’elle rencontre.Et,par conséquent,cette administration a été ap-
Les mutations de l’art de gouverner 41

pelée à réviser,à assouplir,à modifier la formulation même de la loi générale et abs-


traite. On a vu apparaître une inflation de règlements administratifs. Cela entraîne
un accroissement de la capacité interprétative du fonctionnaire qui doit non pas
appliquer une loi, mais rencontrer des objectifs (réussir un programme). En outre,
ces objectifs sont multiples et, à l’occasion, se contredisent entre eux. Il faut non
seulement viser la croissance,mais aussi l’équité,ou la réduction du coût des exter-
nalités, et il faut donc hiérarchiser ces objectifs: on applique de moins en moins la
loi, et on l’interprète de plus en plus. D’une certaine façon, la démarche d’applica-
tion devient une démarche de reformulation de la loi.Dans un cadre formaliste,ce-
la pose un grave problème de légitimité, puisque l’administration est censée appli-
quer, et non reformuler le texte d’une loi décidée avant elle.

Troisième signal qui vire au rouge:les «représentants organiques» vivent une


crise de légitimité.D’un côté,on fait appel à eux car ils ont acquis une compétence
indéniable. Mais, d’un autre côté, ces représentants se sont, eux aussi, à l’instar des
fonctionnaires, engagés dans le mouvement téléologique de transformation du
social.Dès lors,ces représentants deviennent des experts dans la mesure où leur légi-
timité ne vient plus tellement d’une totalité de rapports sociaux dont ils exprime-
raient la logique interne, mais plutôt de leur capacité à gérer des situations com-
plexes et à réussir des politiques. Et donc vous voyez les permanents syndicaux et
les représentants d’appareils partisans se transformer en experts et en techno-
crates. Ils se déconnectent des intuitions normatives des acteurs concrets, parlent
un jargon de plus en plus compliqué, s’engagent dans des logiques opaques et
mettent ainsi en péril leur légitimité.

Vers un ordre «postfordiste»

Si vous portez votre attention sur le versant économique du modèle, vous


trouvez les mêmes indices de crise.

La norme du rapport entre producteur et consommateur est en voie de


transformation radicale, dans la mesure où l’idée même d’une standardisation des
produits tend progressivement non pas à disparaître mais à se compléter par son
exact inverse:l’idée s’est répandue que,pour pouvoir garantir des marges de renta-
bilité, il ne faut pas standardiser les produits, il faut les différencier. C’est vrai autant
dans le monde industriel que dans le monde de la production des services. Les
nouvelles écoles de management soulignent que ce n’est pas l’offre qui doit piloter
la production économique,mais la demande.L’ohnisme,par exemple,vient rempla-
cer le modèle fordiste et tente de régler le dispositif de production sur la demande
effective, contrôlée à tout moment (notamment par les nouvelles technologies).
Qu’exige la compétitivité dans un contexte industriel? Tout le monde parle aujour-
d’hui de compétitivité. Mais en termes d’analyse historique et politique, ce qui im-
porte, ce sont les règles et les schémas cognitifs qui structurent la compréhension
de cette compétitivité. La grande différence aujourd’hui avec le fordisme, c’est que
la rentabilité n’est plus uniquement fondée sur l’économie d’échelle, mais aussi sur
l’économie de diversité. Les règles de la compétitivité ne consistent plus nécessai-
42 Jean De Munck et Jacques Lenoble

rement à réduire le coût marginal du produit par une massification de la produc-


tion, mais au contraire par une diversification de la gamme.

Dès lors, sur le plan du rapport des producteurs entre eux, on voit bien
entendu disparaître le taylorisme comme mode de rationalisation du travail,et spé-
cialement dans le secteur des services — puisque ce qui y est exigé,c’est une plus-
value qualitative. On doit donc contextualiser la norme de production: c’est l’inter-
action avec le consommateur qui va produire la plus-value du service.L’individuali-
sation du travail devient absolument fondamentale. Et de façon évidente — on
peut dire:malheureusement pour la régulation économique —,le rapport salarial a
cessé d’être l’attracteur central de l’économie.

La procéduralisation de l’action publique


Une série de clignotants ont donc viré au rouge, et ils nous disent que le
modèle de rationalisation de l’action collective qui a fondé l’État social est dans une
situation de crise grave. Résumons en deux mots les traits de ce modèle de ratio-
nalité: standardisation et formalisme. Est-ce que nous sommes capables d’inventer
un nouveau modèle qui va permettre de générer des normes qui échappent à
cette standardisation et à ce formalisme? Voilà notre question sur l’évolution des
modèles de gouvernance reformulée,nous semble-t-il,d’une façon adéquate.Nous
pensons qu’une réponse peut effectivement être apportée à cette question à tra-
vers le concept de «procéduralisation».C’est à ce concept que nous aimerions vous
introduire à présent.Commençons par une approche «conceptuelle»;nous en vien-
drons ensuite aux exemples concrets.

La procéduralisation:première approche conceptuelle

On ne peut malheureusement pas rentrer dans les débats techniques et


plus philosophiques qui seraient absolument nécessaires pour vraiment déployer le
concept de procéduralisation. Nous allons seulement, parmi un certain nombre de
critiques qui se sont élaborées dans les années 60 et 70, essayer d’épingler deux
éléments, qui permettent peut-être de constituer des repères conceptuels pour
penser les nouveaux modes de rationalisation qui sont en train de germer.

Première idée: ce qui était caractéristique aussi bien dans le modèle de la


première modernité (formaliste) que dans le modèle qui est venu modaliser cette
représentation au moment de l’État social, c’est l’idée qu’il y avait des totalités de
sens prédonnées:dans la nature,dans les rapports sociaux,dans l’accès direct de la
subjectivité à elle-même.Ce qui garantissait l’universalité de la loi,c’est-à-dire sa lé-
gitimité, c’était donc une garantie qui permettait en quelque sorte de livrer l’uni-
versel en terme de contenu. Une conviction est inébranlable: la raison doit décou-
vrir les lois du réel.Que ce soit dans la structure même de l’énoncé (la généralité et
l’abstraction chez Rousseau ou chez Kant),que ce soit dans les «totalités de sens»,il
y a un code qui nous permet d’accéder à la vérité, à l’universel et qui nous donne
Les mutations de l’art de gouverner 43

la clé fondamentale de la bonne régulation.Tant la première modernité que la se-


conde modernité ont fait fond, plus ou moins consciemment, sur ce présupposé
«positiviste».

Aujourd’hui, on pourrait démontrer, en philosophie des sciences comme en


philosophie du droit, la déconstruction de ce présupposé. De plus en plus, on re-
nonce à l’idée qu’une méthode(au sens positiviste) permettrait de toucher le réel.À la
place vient l’idée de la discussion,c’est-à-dire que l’universel n’est plus déterminable
dans son contenu. Il n’est jamais qu’anticipé à l’horizon d’un accord universel dans
une discussion qui comme telle n’est jamais parfaite.Il n’est donc plus que l’anticipa-
tion d’un horizon et,par le fait même,la méthode ne nous livre plus un contenu du
juste,du vrai,de l’authentique,mais simplement se ramène aux conditions procédu-
rales qui permettent de garantir un processus discursif et argumentatif.

Cette première critique a fortement traversé la philosophie politique. Vous


en trouvez des traces chez Rawls, qui cherche à redonner une version non méta-
physique du «contrat social» de la première modernité, sous la forme d’une justice
purement procédurale. Et on la trouve dans la philosophie allemande, principale-
ment chez Habermas. Quelles sont les conséquences de ce type-là de procédurali-
sation? D’abord, cette critique aboutit à développer une théorie de l’espace public.
C’est notamment sur cette base qu’il y a quatre ans, avec la cellule de prospective,
le centre de philosophie du droit de Louvain avait construit le concept d’identité
postnationale et postconventionnelle pour penser la spécificité du modèle euro-
péen. L’idée d’une procéduralisation par rapport aussi bien aux modèles de l’État
libéral qu’aux modèles de l’État social consiste à dire: ce qui est insuffisant dans
l’espace démocratique,c’est précisément la non-constitution de forum,d’un espace
public suffisant.Une règle sera d’autant plus légitime qu’elle résultera de la revitali-
sation d’un espace public culturel. Deuxième conséquence: une identité euro-
péenne ne sera véritablement démocratique que si elle se construit au départ de
l’abandon de l’imaginaire national, c’est-à-dire de l’abandon de l’identité entre
espace politique et espace culturel. Ce qu’il faut valoriser, c’est le découplage du
politique et du culturel, au profit du pluralisme culturel. Cela conduit au concept
d’identité postnationale.

Tout cela a bien été pensé par Habermas ou par un auteur comme Jean-
Marc Ferry.Mais il y a un second élément qui caractérise la procéduralisation qui,lui,
n’est pas encore bien construit:c’est à cela que le centre de philosophie du droit de
Louvain consacre désormais ses énergies.Ce deuxième élément concerne non plus
l’idée même de loi,mais la démarche de son application.Au niveau de l’État libéral,
l’idée fondamentale était que les organes d’application constituent simplement des
organes qui, de manière strictement mathématique, déduisent la signification
d’une mesure d’exécution à partir de la loi générale et abstraite. C’était un raison-
nement syllogistique. Au niveau de l’État social, nous vous avons rappelé qu’on est
passé d’un raisonnement syllogistique à un raisonnement téléologique. Donc on
raisonne par objectifs. Ce raisonnement téléologique est devenu le modèle sur la
base duquel on a repensé l’organisation aussi bien de la fonction d’administrer que
de la fonction de juger. Mais ce raisonnement recelait encore un fond de positi-
visme: il y a eu en quelque sorte une récupération de l’imaginaire de la rationalité
44 Jean De Munck et Jacques Lenoble

du contenu.En phase avec le développement du positivisme des sciences sociales,


on a assisté à une extraordinaire valorisation de l’expertise, et ce dans tous les do-
maines. Un exemple: dans la gestion du handicap mental, il y a eu une volonté de
s’appuyer sur le recours à l’expert psychiatre ou à l’expert psychologue,censé don-
ner la clé du réel. C’est pourquoi le gestionnaire — l’administrateur ou le juge —
était celui qui était capable d’appliquer une loi devenue programmatique en ayant
recours aux sciences sociales.Tant dans l’ordre formaliste que dans l’ordre téléolo-
gique,on continue donc à distinguer deux opérations logiques distinctes — ce qui
est un vieux présupposé de la rationalité occidentale.La justification de la norme est
indépendante de l’opération d’application. Le présupposé fondamental de cette
conception est qu’il ne peut pas y avoir, dans une démarche rationnelle bien com-
prise, de rétroaction, de mouvement retour de l’application sur la validité. L’appré-
ciation d’un contexte n’amène pas à remettre en cause la validité d’une règle, et
donc on n’est pas dans un processus de reconstruction permanente des règles,
puisque, en définitive, il y a une autonomie logique des deux moments.

La procéduralisation dont nous parlons quant à nous suppose qu’il y a une


dialectique entre la règle et son application.Et cette dialectique doit être pensée au
départ du concept d’apprentissage. Du coup, cela conduit à une réarticulation de
notre espace politique dans une direction tout à fait nouvelle. Il ne s’agit plus ex-
clusivement de dire que la radicalisation de la démocratie passe par la constitution
d’un espace public culturel. Mais il faut soutenir aussi que l’enjeu de la réorganisa-
tion démocratique concerne non seulement, évidemment, la promotion d’espaces
publics culturels, mais aussi la réorganisation de toutes les instances d’application.
Et effectivement, ce qui est en train de se jouer, aujourd’hui, c’est une procédurali-
sation progressive des institutions, c’est-à-dire une réarticulation des modes d’ap-
plication des règles.Les applications de règles sont en même temps des processus
de renégociation qui doivent être liées à une pluralisation des modes de participa-
tion des acteurs intéressés.

Ce que l’on appelle l’abandon du culte de la loi, c’est-à-dire une mise en


place de contrôles de l’instance législative, fait apparaître que la création de règles
générales et abstraites est en définitive soumise à des contraintes, au même titre
d’ailleurs que l’instance du jugement.Par là se renforce le rôle des principes qui,en
même temps,deviennent de plus en plus vagues.À cet égard,il est tout à fait inté-
ressant de constater que ces principes n’ont aucun contenu a priori déterminable
et qu’ils n’ont de signification que dans le cadre d’une situation locale dans laquelle
se déploie le principe de proportionnalité. Dans le même moment, au niveau des
instances d’application, les modes de résolution des conflits ou le contrôle des ad-
ministrations font apparaître une procéduralisation généralisée des instances admi-
nistratives et des instances de contrôle de même qu’une transformation radicale du
rôle du juge.Le juge n’est pas là pour dire la vérité à la place de l’exécutif ou du lé-
gislatif.Mais les mouvements de transformation et d’accroissement du rôle du juge
doivent être pensés en termes de contrôle du processus discursif qui doit, lui-
même, être pensé comme un processus d’apprentissage. Que ce soit dans le droit
social,dans le droit administratif,dans le droit familial,on assiste progressivement à
la mise en place de contrôles du processus argumentatif par lesquels les normes se
trouvent contextualisées.
Les mutations de l’art de gouverner 45

Dans l’État libéral, l’instance législative était la première. L’État social a été le
moment de l’émergence du pouvoir exécutif.On renforce aujourd’hui les instances
de contrôle des agents d’exécution, dans le même temps où se transforment les
modes de fonctionnement et de composition des instances administratives elles-
mêmes.Ce qui caractérise cette étape nouvelle qui se profile dans nos modes d’or-
ganisation de la démocratie est la transformation des instances plus spécialement
en charge des opérations d’application des règles. La raison théorique en est,
comme on l’a déjà indiqué, que se trouve principalement réinterrogée aujourd’hui,
tant sur le plan théorique que sur le plan pratique, la distinction justifiée — appli-
quer une règle, c’est-à-dire le mode de conception du changement et donc de la
régulation sociale.

Dire cela,ce n’est pas disqualifier le Parlement ou les groupes qui ont acquis
droit de cité avec l’État social. C’est dire simplement que, aujourd’hui, ce type de
construction régulatoire ne suffit plus.Il s’ensuit,par exemple,sur le plan européen,
que,pour vitaliser les institutions européennes,il ne peut suffire de revitaliser le Par-
lement européen, ou d’introduire les partenaires sociaux à une hypothétique table
de négociations sociales européennes.Les institutions européennes doivent résolu-
ment affronter les questions que pose la procéduralisation de la décision publique.
L’administration européenne est une administration jeune, qui a les moyens d’être
un vecteur d’invention démocratique. Encore faut-il qu’elle ne se laisse pas piéger
par des nostalgies qui répéteraient,au niveau qui est le sien,les blocages nationaux.
Voilà l’orientation que, selon nous, doit prendre le travail interne de la Commission.

Voilà donc le sens dans lequel nous entendons parler de procéduralisation.Il


s’agit fondamentalement de repenser les modes de régulation collective grâce à un
modèle renouvelé de la rationalité collective. Il faut donc éviter les malentendus
charriés par le langage. Les réflexions qui précèdent indiquent cependant claire-
ment que cette procéduralisation du droit n’est à comprendre ni au sens fonction-
naliste de N.Luhmann ni au sens formel et idéaliste de J.Habermas.C’est pourquoi
nous parlons d’une procéduralisation cognitive: mise en place des mécanismes per-
mettant de générer sur le plan collectif des processus d’apprentissage pour gérer
l’indétermination liée à des contextes de rationalité limitée.La procéduralisation en
ce sens ne doit donc pas être confondue avec les procédures formelles.Le droit éla-
boré par les révolutionnaires français faisait,comme on le sait,grand cas des procé-
dures.Mais ces procédures étaient des règles formelles,qui ne pouvaient pas,juste-
ment, être mises à l’épreuve de leur application et révisées en permanence. La
rationalité n’était dans ce cas pas elle-même mise à l’épreuve de la procédure.C’est
précisément cette mise à l’épreuve permanente qui nous semble être la caractéris-
tique du modèle émergent. Dans ce modèle, la rationalisation ne consiste plus à
lire les lois du réel grâce à une méthodologie appropriée, garantie par la raison dé-
ductive ou par les sciences sociales. La rationalisation consiste à construire réflexi-
vement les situations par des procédures. Il s’agit d’une véritable invention collec-
tive,qui n’est plus garantie que par elle-même,c’est-à-dire par son propre processus
d’engendrement.Dans ce processus importent par dessus tout les deux conditions
que nous venons d’expliquer sur le plan conceptuel: l’échange dialogique ouvert
entre toutes les parties concernées par un problème; le bouclage réflexif permanent
entre la justification de la loi et son application dans des contextes concrets.
46 Jean De Munck et Jacques Lenoble

Quelques exemples
Pour illustrer quelque peu cette définition de la procéduralisation, nous al-
lons vous donner quelques exemples, en les commentant. D’abord, nous donne-
rons deux exemples de nouvelles procédures de production du savoir collectif. En-
suite, nous donnerons deux exemples des nouveaux modes de contrôle. Ces
exemples, bien sûr, sont susceptibles d’interprétations conflictuelles.Et les modèles
qu’ils esquissent peuvent générer des dérives non démocratiques, des effets per-
vers, etc. Nous proposons ces exemples comme des occasions de réflexion, et non
comme des paradigmes accomplis de la procéduralisation.

1) Procéduralisation et production du savoir collectif:deux exemples

La régulation de l’usage des drogues

La régulation de l’usage des drogues va constituer le premier exemple d’une


transformation des modes de production du savoir collectif,transformation en train
de s’accomplir sous nos yeux dans une demi-conscience.

D’où venons-nous en la matière? Eh bien, le mode de régulation qui, pour


l’essentiel,s’est mis en place dans les années 60 et 70 (quand la toxicomanie devint
un problème de société grave et troublant) était véritablement typique de l’État so-
cial. Le mode de régulation articulait deux types d’intervention. Le premier type
d’intervention réprime le trafic et l’usage de drogues. Une loi formelle énonce un
idéal d’abstinence valant comme le modèle de la santé en général.Et qu’est-ce que
la «drogue» ainsi sanctionnée pénalement? Sa définition a été établie par les ex-
perts.L’autre type d’intervention est thérapeutique:il s’appuie sur les psychologues.
Le juge pénal se transforme lui-même volontiers en psychologue et, en tout cas,
s’entoure d’avis d’experts. Dans l’un comme dans l’autre type d’intervention, le sa-
voir sur la toxicomanie est articulé en termes causalistes: la cause est soit dans la
drogue (de là l’idée de mettre ces substances hors-la-loi), soit dans le chef même
du drogué (de là la «volonté de guérir» qui caractérise le comportement social à
son égard, dimension qui n’avait pas échappé à la lucidité d’un Michel Foucault).
S’appuyant sur un savoir positif, des programmes sont donc mis en place qui visent
un objectif non problématisé comme tel:l’abstinence.

Vingt ans plus tard, le bilan de cette politique apparaît bien sûr, tout le
monde le sait, malheureusement désastreux: le phénomène du trafic et de l’usage
de drogues n’a fait qu’empirer. Entre-temps, cependant, le modèle de régulation a
évolué. Il est sur la voie d’une mutation qui n’est certainement pas terminée. Que
s’est-il passé? D’abord, il y a eu une modification de l’attitude épistémologique: on
a de plus en plus pris conscience de la pluralité des facteurs déterminants.Par dessus
tout, c’est la définition même du problème qui a changé: pour le dire en une for-
mule, ce n’est plus tant le produit qui apparaît source du problème, ni une «dispo-
sition intérieure du toxicomane», mais l’usage, psychologiquement et socialement
Les mutations de l’art de gouverner 47

construit,d’un certain type de produit.Le point crucial est celui-ci:la liste des toxiques
ne peut être définie a priori. Il y a des usages «doux» des prétendues drogues
«dures» (même de l’héroïne),et même un usage «socialisant» de ces produits (pen-
sez à l’usage de la cocaïne, par exemple à la Bourse de Londres), ou des usages
«durs» des supposées «drogues douces» (comme la marijuana,l’alcool ou le tabac).
L’idée même d’une liste close des produits a d’ailleurs été défaite sur le terrain lui-
même: les nouveaux produits de synthèse se multiplient, et la catégorie de la toxi-
comanie se dilate:que dire des amphétamines,des antidépresseurs,des produits de
synthèse,de la colle ou du plâtre,etc.Or,la nécessité de passer par l’usage pour dé-
finir et réguler la drogue entraîne ipso facto la nécessité de passer par le contexte.
Peut-on imaginer une politique de lutte contre l’usage de la cocaïne à la Bourse de
Londres qui serait la même que celle menée dans les banlieues des grandes villes
européennes? La réalité sociale, les causes et les effets de cet usage sont chaque
fois différents.Une approche purement formaliste du problème,fondée sur une dé-
finition «standard» de la santé, n’est plus tenable.

Progressivement,on voit émerger dans ce champ,notamment au travers de la


promotion un peu sauvage du concept de prévention,des modes nouveaux de pro-
duction du savoir collectif. Les Néerlandais ont bien sûr précédé le mouvement: ils
ont brisé avant les autres le monopole des experts positivistes et ont associé des re-
présentants des toxicomanes eux-mêmes à l’élaboration des politiques (par l’inter-
médiaire des fameux Junkiebonden).En Europe,de multiples expériences fleurissent,
qui associent de nouveaux partenaires:les médecins,les assistants sociaux,les éduca-
teurs de rue,les pharmaciens et les groupes de toxicomanes eux-mêmes sont mis à
contribution.Les objectifs de la politique régulatoire,et les moyens mis en œuvre,se
modalisent en fonction de divers critères:la lutte contre le sida,la sécurité des villes
ou la lutte contre la pauvreté se connectent intimement à la lutte contre la drogue.
De façon significative,une nouvelle dialectique s’établit entre des modes d’action dé-
centralisés et le pouvoir central.On voit apparaître de nouveaux modes de coordina-
tion:le parquet,par exemple,est appelé à jouer un rôle de coordination des acteurs,
et non seulement de poursuite des infractions.Ces nouveaux dispositifs font bien sûr
l’objet d’une lutte pour leur contrôle. Les différents acteurs — dont la police, l’État
central,les intervenants sociaux ou les magistrats — tentent de se ressauter dans un
jeu nouveau et d’y acquérir un maximum de ressources.

L’expérience de Cambridge

Le deuxième exemple est l’exemple du Cambridge Experimentation Review


Board,mis en place à Cambridge (États-Unis) en 1976.Voici,en quelques mots,l’his-
toire de cette expérience:en 1976,l’université de Harvard décide d’installer au qua-
trième étage d’un de ces bâtiments universitaires un nouveau laboratoire de génie
génétique.Un article alarmiste paru dans le Boston Phoenix tire la sonnette d’alarme:
le circuit électrique du building est peu sûr, la tuyauterie est ancienne et des colo-
nies d’insectes dont l’élimination semble impossible ont élu domicile dans l’édifice:
ne sont-ils pas des transmetteurs potentiels de micro-organismes à l’extérieur du
laboratoire? Les scientifiques tentent d’apaiser l’inquiétude du maire, arguant que
les directives de sécurité usuelles ont été prises en compte. Les experts qui ont
48 Jean De Munck et Jacques Lenoble

conçu le plan sont fiables. Mais rien n’y fait: évoquant les «monstres» que ne man-
quera pas de produire ce laboratoire,le maire Alfred Velucci impose un moratoire à
l’université, rappelant que c’est son devoir de maire de «faire en sorte que rien ne
soit fait dans des laboratoires publics ou privés qui puisse mettre en danger la san-
té des habitants de la ville». La stupéfaction des scientifiques est totale: voilà une
des universités les plus prestigieuses du monde privée de recherche en génie gé-
nétique par une décision municipale! Mais le camp des scientifiques était en réali-
té divisé:au moins un prix Nobel avait apporté son soutien au maire.Sur une ques-
tion de santé publique, la science elle-même semblait incertaine.

Après beaucoup de tractations,on déboucha alors sur une formule de com-


promis:la mise en place d’un comité spécial de citoyens,chargé de donner avis et re-
commandations sur le projet.Il s’agit du Cambridge Experimentation Review Board.
Chose remarquable:dans ce comité chargé d’étudier un dossier très technique,on ne
trouve aucun chercheur comme tel.Voici comment,selon Lear5,Sullivan,à l’époque
City Manager de Cambridge, composa le comité: il y avait «huit places à remplir en
plus de la présidence,pour laquelle le nouveau commissaire de la ville à la santé et
aux hôpitaux,le Dr F.Communale,avait déjà été désigné.Chaque segment de la ville
devait être représenté par ces neuf membres; Sullivan géra d’abord cet aspect des
choses.Les considérations ethniques vinrent ensuite;il les rencontra en intégrant un
Irlandais,un Américain,un Italien,un Français,un Juif et un Noir parmi les membres.
Les deux sexes devaient être à égalité:Sullivan donna quatre sièges à des hommes et
quatre sièges à des femmes.Cambridge devait prendre en compte deux groupes in-
fluents sur le plan de la politique électorale — la Cambridge Civic Association et ceux
qui se présentent indépendamment de cette association;Sullivan choisit une femme
importante de l’association et un homme indépendant qui avait été maire.Pour as-
surer au comité une source indépendante de savoir scientifique sur les contraintes
physiques,Sullivan choisit un ingénieur civil,une des autorités importantes du pays
en matière de construction.Pour assurer la présence d’un point de vue religieux,Sul-
livan nomma une sœur qui était à la fois infirmière et fonctionnaire administrative
dans un hôpital.Pour représenter le monde des affaires,un gestionnaire d’une com-
pagnie pétrolière a été nommé.Un assistant social noir parlait pour les pauvres.Sulli-
van compléta l’Expérimental Review Board par un étudiant en politique urbaine qui
avait un diplôme en philosophie des sciences,un médecin spécialisé dans le traite-
ment des maladies infectieuses et un cousin du maire — un activiste politique qui
avait un travail journalier à la Carter’s Ink Company.

Le comité travailla d’arrache-pied. Il consulta des experts partisans et adver-


saires du génie génétique. Il visita des laboratoires et effectua des simulations de
processus de combinaison génétique. Au bout de six mois, le comité présenta un
rapport unanime. Il recommandait la poursuite des expériences, obligeait les
équipes de biologistes à se conformer aux directives de sécurité élaborées par l’ins-
tance scientifique nationale,mais y ajoutait des mesures de sauvegarde nouvelles.Il
exigeait notamment un apprentissage des membres du personnel du laboratoire
pour les risques de tout niveau qui pouvaient se présenter au cours des expé-

5
Lear, J., Recombinant DNA-The Untold Story, Crown, New York, 1978, p.163.
Les mutations de l’art de gouverner 49

riences.Il énonçait des conditions de fiabilité technique des appareils utilisés et des
mesures précises de résistance aux antibiotiques des micro-organismes «produits»
par le laboratoire.La ville devait nommer son propre comité d’inspection,habilité à
intervenir dans tous les laboratoires à tous moments.

Le rapport fut salué comme un travail de très bon niveau par les scienti-
fiques comme par les responsables politiques.Il permit à l’université de Harvard de
sortir d’une crise inédite qui mettait en danger sa capacité à poursuivre des re-
cherches.Il donnait satisfaction au maire.Bref,il a produit un nouveau type de légi-
timité, par des voies non classiques échappant tant à la représentation politique
formelle qu’à l’expertise positiviste.Cette expérience apparaît d’ores et déjà comme
une étape historique dans la régulation du rapport science/société aux États-Unis.

Trois traits méritent d’être soulignés. D’abord, la composition ne s’est pas


faite sur la base d’une préconception des intérêts. En réalité, les membres ont été
choisis comme un «reflet» de la communauté urbaine,mais sans obsession de la re-
présentativité: par exemple, les hispaniques n’étaient pas représentés en tant que
tels. C’est plutôt le modèle du «jury populaire» qui a prévalu. Ensuite, le processus
témoigne d’un véritable apprentissage collectif. Le président du groupe souligna
que toutes les recommandations, y compris certaines mesures sophistiquées sous-
estimées ou évitées par les officiels du NIH et les experts,venaient des membres du
comité de citoyens,et non de ses occasionnels conseillers scientifiques.Au cours de
son travail, le groupe avait acquis à la fois compétence technique et confiance en
soi. Certains membres qui ne pouvaient «même pas formuler une question au dé-
but» apprirent non seulement à poser des questions pertinentes, mais aussi à dé-
celer les réponses insatisfaisantes et à les relancer par des investigations plus pous-
sées. Quelques-uns purent même parfois repérer des déclarations où un témoin
citait quelqu’un hors de propos6.Un savoir nouveau,approprié au traitement d’une
question complexe, avait ainsi été produit.La troisième caractéristique de la procé-
dure est qu’elle a été une procédure publique. Certaines des audiences du comité
se déroulaient en public. La composition était connue de tous. Cela rompait avec
les pratiques secrètes des comités d’experts.Ce n’est que de cette façon que le pro-
cessus de construction du savoir a pu acquérir sa légitimité.

2) Procéduralisation et contrôle des décisions publiques

Comme on l’a indiqué ci-dessus, la procéduralisation de l’action publique


que semble appeler la transformation en cours de nos démocraties avancées est
principalement liée à une compréhension renouvelée du rapport entre la justifica-
tion et l’application des règles. C’est pour faire droit à cette transformation néces-
saire de nos systèmes de régulation juridique et à ce qui la motive — une meilleure
compréhension des exigences «normatives» liées à la dynamique de la raison —
que nous parlons de l’émergence d’un troisième paradigme du droit. Par-delà le

6
Dutton, D. B., Worse than disease Pitfalls of medical progress, avec la contribution de Preston, Thomas A., et
Pfund, Nancy E., Cambridge, Cambridge University Press, New York, 1988, p.320.
50 Jean De Munck et Jacques Lenoble

droit formel de l’État libéral et le droit matériel de l’État social se dessine aujourd’hui
le paradigme du droit procédural. Il s’agit, avons-nous dit, pour la différencier des
perspectives fonctionnaliste de N. Luhmann ou formaliste et idéaliste de
J. Habermas, d’une procéduralisation cognitive: mise en place des mécanismes
permettant de générer sur le plan collectif des processus d’apprentissage pour
gérer l’indétermination liée à des contextes de rationalité limitée.

On peut indiquer essentiellement trois domaines dans lesquels se marquent


les conséquences concrètes de cette «procéduralisation cognitive du droit et des
institutions» en cette fin de XXe siècle.

a) Constitutionnalisation du droit: contrôle des lois et des règlements au regard


des droits fondamentaux de la personne (et des groupes)

Au-delà du gain éthique que traduit cette constitutionnalisation,la référence


de plus en plus importante à des principes — au premier rang desquels se situe le
principe d’égalité — rend juridiquement possible la réflexivité au sein du système ju-
ridique.La dimension de révisabilité des règles qui résulte du jeu de la double condi-
tionnalité (respect de la cohérence et de la pertinence au regard du contexte d’ap-
plication) se marque aujourd’hui par la possibilité technique donnée aux acteurs du
débat juridique d’interroger la justification des règles particulières au regard des
conséquences qu’elles entraînent dans tel contexte particulier du point de vue des
exigences d’égalité et du respect des droits fondamentaux.Une réflexivité interne au
système juridique est introduite et elle se déploie progressivement.Cette référence
aux principes fondamentaux est la condition technique nécessaire (quoique non suf-
fisante) pour l’extension d’une forme de raisonnement juridique basée sur la logique
du principe de proportionnalité. Cette émergence de plus en plus grande de prin-
cipes traduit au mieux le jeu croisé entre les dimensions syntaxique et sémantique du
droit. Certes, pourrait-on légitimement dire, ces principes n’acquièrent, en tout cas
dans nos systèmes constitutionnels de droit écrit, juridicité que par leur inscription
textuelle dans des chartes fondamentales.Le rôle de principe de surplomb joué par
le principe d’égalité est un de ceux qui sont le plus explicitement consacrés par ces
chartes. Le fait intéressant est précisément que cette inscription traduit la prise en
compte, par nos systèmes juridiques, de la réflexivité qu’implique une compréhen-
sion correcte de la rationalisation sociale et de la formalisation du droit que celle-ci
implique.Remarquons d’emblée que cette réflexivité,rendue possible par le rôle de
plus en plus accru joué par les droits fondamentaux et principalement par le principe
d’égalité,se marque techniquement par le fait que ces principes sont souvent de plus
en plus d’application concurrente.Il s’en déduit que le sens de ces droits fondamen-
taux ne se laisse plus déterminer qu’en relation croisée avec les autres principes
concurrents et qu’en fonction de leur contexte d’application:cela explique l’impor-
tance croissante jouée par le principe de proportionnalité auquel se ramène de plus
en plus la signification du principe d’égalité.

b) Réaménagement des fonctions d’administrer et de juger

Qui ne constate le renforcement des pouvoirs du juge dans le même mo-


ment où ce renforcement l’amène à devoir exercer son contrôle sur la base de no-
Les mutations de l’art de gouverner 51

tions légales de plus en plus «larges». Ce renforcement amène un «brouillage» des


distinctions traditionnelles entre les fonctions d’administrer (appréciation discré-
tionnaire,jugement d’opportunité) et de juger (statuer par droit et sentence).Cette
extension se constate dans de multiples contentieux, qu’il s’agisse du contentieux
constitutionnel, économique, familial, pénal ou administratif. Mais ce qu’il importe
aussi de constater c’est que cette extension des pouvoirs du juge se traduit aussi
par une modification de la nature du contrôle exercé: de plus en plus (principale-
ment dans le domaine du droit administratif, social et économique), le contrôle
vise moins à définir la solution substantielle qui s’impose qu’à déterminer dans
quelle mesure les décisions incriminées ont été prises dans le respect de
contraintes discursives censées assurer le respect d’une rationalité minimale. Le
contrôle devient de plus en plus procédural au sens précisément d’un contrôle
portant sur les contraintes rationnelles d’un processus d’apprentissage en contexte
de rationalité limitée.

Au niveau administratif, ainsi, la problématique du contrôle apparaît en


pleine évolution. En Allemagne, en France, en Belgique, aux États-Unis, on constate,
depuis quinze à vingt ans, un contrôle de plus en plus accentué des décisions ad-
ministratives7. Dans ces pays, en effet, de plus en plus de mécanismes ont été mis
en place pour contrôler la substance des décisions administratives. Ces nouveaux
garde-fous font qu’une action administrative n’est considérée comme légale qu’à la
condition qu’elle ait pu recueillir l’ensemble des avis des personnes concernées et
qu’elle ait pu répondre aux différents arguments qui ont été avancés. La question
du contrôle des actes administratifs est: comment faire pour garantir qu’une déci-
sion publique soit rationnelle? La réponse des juristes va aujourd’hui bien au-delà
du modèle de l’expertise, dont une des incarnations qui vous est sans doute fami-
lière est le calcul coût/bénéfice. Parallèlement, l’exercice de la fonction administra-
tive fait apparaître des autorités administratives à forte participation des milieux
intéressés et un mode d’exercice qui s’apparente de plus en plus aux procédés de
l’administration contentieuse (brouillage des trois fonctions définies par Montes-
quieu et transfert à l’administration de compétences quasi juridictionnelles). L’inté-
rêt de ces autorités administratives dites «indépendantes» est moins leur indépen-
dance affirmée à l’égard de l’exécutif que le fait que les procédures de prise de
décision se réaménagent de manière à assurer le respect des conditions «cognitives»
de décision collective en contexte de rationalité limitée.

Ce n’est évidemment pas le lieu de développer l’évolution récente,principa-


lement aux États-Unis, de ces techniques de contrôle procéduralisé et renforcé
exercé par le juge à l’égard des décisions publiques.La littérature sur cette question
est importante et n’a cessé de s’amplifier aux États-Unis au départ de l’article pivot
de R. Stewart: «The reformation of American administrative Law»8. À titre exemplatif,

7
Il faut souligner que cela ne semble pas concerner au même degré la Cour de Luxembourg.On dit souvent
que le juge de Luxembourg est un juge activiste.C’est à la fois vrai et faux.C’est un juge activiste à l’égard
des ordres juridiques nationaux. Mais c’est un juge très formaliste à l’égard des instances européennes. La
manière dont le droit administratif européen s’est constitué est liée à des modèles formalistes de droit ad-
ministratif étatique.
8
88 Harv.L.Rev.1669 (1975).
52 Jean De Munck et Jacques Lenoble

on se contentera au contraire de se référer à deux exemples récents tirés de la ju-


risprudence française.Ceux-ci attestent non seulement que ces tendances à la pro-
céduralisation se font jour, quoique de façon moins affirmée en Europe, mais aussi
qu’elles ne concernent pas exclusivement le secteur classique des autorités pu-
bliques. Ces orientations concernent en effet le fonctionnement général des insti-
tutions collectives, notamment en matière de politique sociale et économique. Ce-
la marque que ce qui est en cause est la transformation du mode de conception de
la coordination de l’action collective dans nos sociétés modernes.

Les deux exemples concernent le problème difficile des licenciements col-


lectifs pour raison économique. L’intérêt des deux décisions considérées9 provient
de ce que,dans les deux cas,la jurisprudence subordonne la légalité d’une décision
du management d’une entreprise, non pas seulement à l’obligation de permettre
aux différents intérêts concernés (tels les travailleurs) de faire valoir leur point de
vue10,mais aussi au contrôle de la rationalité du processus discursif menant à la dé-
cision finale.Dans l’un et l’autre cas,tout en refusant de se substituer au manageur,
le juge refuse à l’inverse d’accréditer la position classique qui,pour éviter au juge le
pouvoir délicat de «pénétrer dans l’appréciation discrétionnaire» de la bonne déci-
sion de gestion, reconnaît l’autonomie du pouvoir de gestion du management. À
l’encontre de ces deux positions antinomiques qui reposent toutes deux sur une
approche substantielle de la rationalité, le juge s’oriente ici, quoique encore avec
beaucoup de prudence, dans un contrôle de l’appréciation discrétionnaire et de la
cohérence discursive de la décision du management au vu des nécessités écono-
miques invoquées pour justifier les licenciements collectifs.

Le premier cas concerne une société de production de crème glacée qui in-
voque le caractère saisonnier de sa production (70 % de la production est vendue
entre avril et septembre) pour licencier du personnel permanent et réembaucher
du personnel sur la base de contrat saisonnier.La cour d’appel de Dijon,évaluant la
rationalité du raisonnement économique de la direction11,conclura «qu’il ne ressort

9
Arrêt n° 27 du 20 janvier 1993 de la cour d’appel de Dijon (Gonot/SA Devanlay Lacoste) et arrêt du 15 no-
vembre 1991 de la cour d’appel de Paris (Alia et consorts/Société Marquis Hôtels Lt).
10
Telle est certainement une première étape d’une procéduralisation bien comprise qui se manifeste
d’ailleurs déjà dans plusieurs secteurs du droit positif. Voyez ainsi dans le secteur du droit du travail l’or-
donnance très significative du président du tribunal de grande instance de Paris du 11 juin 1993 siégeant
en référé dans l’affaire Syndicat national du personnel navigant e.a./Air France: «Ordonnons en consé-
quence à la compagnie Air France d’adresser à chacun des salariés concernés ainsi qu’aux organisations
syndicales représentatives un courrier dans lequel elle explicitera sa décision et donnera à ses interlocu-
teurs l’occasion de faire connaître leur point de vue et leurs suggestions, et ce avant toute mise en œuvre
de sa décision.»
11
Voici les considérants principaux de la cour:
«Mais attendu qu’il convient de rechercher si le motif économique invoqué par l’employeur justifiait la sup-
pression d’emplois permanents;
que sur ce point, l’analyse des documents présentés par la direction de la SA MIKO au comité d’établisse-
ment fait ressortir l’inadaptation structurelle du personnel aux fluctuations saisonnières de la production;
que le plan mis en œuvre pour résoudre cette difficulté consiste à réduire le sureffectif hivernal en suppri-
mant les postes de travail permanent et à faire face à l’accroissement de la demande estivale en recourant
à une main-d’œuvre saisonnière;
Attendu que si une réorganisation de l’entreprise comme celle à laquelle a procédé la direction de la SA
MIKO peut constituer une cause économique de transformation d’emploi, c’est à la condition d’être déci-
dée dans l’intérêt de l’entreprise;
Les mutations de l’art de gouverner 53

pas des explications fournies par l’employeur, et limitées à la seule incidence du


rythme de production sur la charge salariale, que l’intérêt de l’entreprise, envisagé
dans sa globalité, justifiât les mesures de licenciement». L’approche procédurale
oblige à envisager l’entreprise dans sa globalité, c’est-à-dire comme ce que les
anglo-saxons appellent une stakeholder community.Sans rencontre argumentée des
arguments des différents intérêts en présence et sans partage proportionnel des
coûts imposés à ceux-ci, il n’y a pas de décision rationnellement justifiée.

Dans le second cas, la cour d’appel de Paris a contesté que la décision de


licenciement collectif ait été motivée par des raisons économiques. Sans doute,
a-t-elle considéré,la situation financière de la société propriétaire (la société MHLP)
est-elle problématique.Mais,relève-t-elle,cette situation a été,en quelque sorte,dé-
libérément provoquée par la société mère dont la société MHLPest une filiale à la
suite d’une stratégie12 décidée pour des raisons propres au groupe multinational
dont il est question.Prenant par ailleurs en considération que la direction «n’a pas
sérieusement négocié» ni «fourni loyalement les informations dont les salariés
avaient besoin pour se déterminer»,la cour considère que les décisions affectant les
salariés ne sont pas liées «à des difficultés économiques suffisamment caractérisées
ou à des mutations technologiques» et ne sont donc justifiées que par «l’intérêt de
l’entreprise ou liées à des impératifs propres à celle-ci».

c) Déformalisation des modes de règlement des conflits et des prises de décision


publiques

Il y a donc un triple mouvement au sein du droit contemporain: accroisse-


ment vers le «haut» des exigences normatives, transformation vers le «bas» des
procédés de production de la signification juridique et horizontalisation — négo-
ciation des modes de résolution des conflits et des prises de décision. Ces évolu-
tions traduisent une contextualisation croissante des procédures d’élaboration et
d’application des règles.L’aménagement de l’État de droit au départ de la théorie
de Montesquieu sur la distinction entre les trois fonctions (légiférer, administrer et
juger) est ainsi fortement remise en cause. Non seulement l’organisation verticale

qu’en l’espèce s’il n’est pas contestable que la suppression de 90 emplois pendant une partie de l’année
devait augmenter la rentabilité de l’entreprise,il convient d’apprécier ce choix au regard de l’ensemble des
intérêts en jeu au sein de l’entreprise;qu’ainsi il apparaît que la SA MIKO occupe une position de leader sur
le marché français des crèmes glacées,qui est en progression constante,et que si le volume de production
a régressé de 3,1 % en 1991, la revalorisation des prix a entraîné une progression du chiffre d’affaires de
7,4 % pour la même année;
que, dans ce contexte, la réduction de la charge salariale répond moins à une nécessité économique qu’à
la volonté de l’employeur de privilégier le niveau de profit au détriment de la stabilité de l’emploi;
Attendu,de plus,que ce choix ne repose pas sur une analyse rigoureuse de la situation alors que,dès 1989,
le rapport d’expertise comptable remis au comité d’entreprise de l’usine de Saint-Dizier relevait:“l’entre-
prise n’aurait pas de procédures comptables suffisamment précises pour satisfaire à une analyse des coûts
et des marges par produit qui permettent de mesurer l’incidence financière saisonnière de l’activité”.»
12
Cette stratégie, note la cour, a consisté à:
«— réaliser rapidement des travaux de rénovation très importants s’élevant au total à 84 millions de francs
français;
— financer ceux-ci pour l’essentiel par des emprunts dont les charges,dont l’expert relève à juste titre le
caractère anormalement élevé, ont été supportées par le budget de l’entreprise;
— prélever sur ce même budget des sommes très élevées dont la contrepartie n’apparaît pas claire-
ment».
54 Jean De Munck et Jacques Lenoble

des pouvoirs au sein de l’État au départ d’une claire autonomisation de ces trois
fonctions s’avère de moins en moins effective, on observe une pluralisation des
lieux de production du droit,mais de manière plus fondamentale, les fonctions des
acteurs ne se laissent plus appréhender par la distinction classique entre l’élabora-
tion et l’application du droit: de nouvelles manières de produire le droit et la signi-
fication juridique émergent qui traduisent une remise en cause fondamentale des
modes traditionnels d’application des règles.Celle-ci est le reflet d’une conception
renouvelée de la distinction, tenue classiquement pour irréductible, entre la justifi-
cation et l’application d’une règle.
La procéduralisation
et son utilisation dans une théorie
juridique postmoderne
Karl-Heinz Ladeur

Résumé
La procéduralisation, c’est-à-dire le remplacement d’une décision organique
par processus juridiquement établi de consultation, de participation ou d’équili-
brage des conflits d’intérêt, est une démarche pragmatique très fréquente.Mais on
ne peut juger de sa valeur qu’en tenant compte du rapport qui existe entre le droit
et son infrastructure cognitive: au lieu de s’appuyer sur l’expérience, le judiciaire se
trouve de plus en plus tenu de créer des connaissances par le biais de ses déci-
sions.

Introduction
Le concept présenté ici repose sur la notion d’apprentissage prise dans le
sens d’automodification. En tant que tel, il devrait faire l’objet d’une réflexion per-
sonnelle suffisante pour éviter que l’on ne se berce de l’illusion qu’il pourrait exis-
ter une sorte de modèle idéal de la bonne voie à suivre en matière de théorie ju-
ridique.La procéduralisation est une méthode qui intègre le fait que de nombreux
problèmes pratiques ne se prêtent pas à la reconstitution théorique. Elle pourrait
servir de cadre à un processus ouvert d’observation de la société de l’extérieur et
d’auto-observation du droit de l’intérieur. Voilà qui nous amène directement au
cœur de cette approche, c’est-à-dire le lien entre les systèmes juridiques et les hy-
pothèses cognitives (changeantes), les règles d’attribution de responsabilité et les
règles d’arrêt pour la recherche de connaissances dans les processus décisionnels.
Il ne s’agit pas de règles fondées sur la vérité, mais de conceptions pratiques re-
liant cognition et action.C’est pourquoi l’automodification de la société a une pro-
fonde incidence sur son «épistémologie sociale», ses autodescriptions utilisées
comme infrastructure cognitive pour la prise de décision juridique. La procédura-
lisation cherche à adapter les méthodes juridiques aux mutations que connaît la
base cognitive de la société et à les ajuster à des formes différenciées de la
connaissance.
56 Karl-Heinz Ladeur

Remarques générales sur la causalité sociale


et la prise de décision en droit et en politique

Causalité et État

L’émergence du concept moderne d’État est étroitement liée à la notion de


causalité. En effet, la légitimation traditionnelle du pouvoir politique par rapport au
passé et la continuité à en retirer dans la modernité ont été remplacées par un
ordre étatique fondé sur une conceptualité abstraite présentant de nombreux pa-
rallèles avec la représentation scientifique naturelle de la causalité qui impose un
ordre abstrait de lois stables subsumant la fluctuation d’une pluralité d’événements
isolés et permettant la compréhension ainsi que l’utilisation technique et la mani-
pulation de la nature faisant appel à la connaissance de ses lois1. D’un autre côté,
l’État moderne était censé créer un ordre général humain séparant l’homme du far-
deau de l’ordre local spécifique,irrationnel et fragmenté et établissant la personna-
lité juridique égale sous forme d’unité à laquelle pouvaient être attribués des actes
et des situations juridiques spécifiques (droits de propriété). En contrepartie de ce
nouvel ordre abstrait,l’État doit adopter une position analogue:étant le créateur de
ce nouvel ordre juridique abstrait, il est censé être lui-même doté de la personnali-
té juridique2,en tout cas dans les systèmes juridiques continentaux.Une société qui
tire sa légitimation de l’avenir — et non plus de la tradition — a besoin d’une base
souple de connaissances lui permettant de fonctionner sur des informations par-
tielles3. C’est pourquoi le fonctionnement du système juridique est lié à une inter-
prétation paradigmatique de la réalité.

En tant que concept social, la causalité présuppose un type particulier de


transparence cognitive permettant l’apprentissage par l’expérience4,un concept qui
allie la continuité d’un cadre paradigmatique élémentaire superposé à un monde
qui reçoit sa structure et son accessibilité d’une séparation préétablie de niveaux
de complexité séparant les rapports généraux de type juridique de ceux qui sont
fondés sur l’expérience et des rapports singuliers spécifiques5.Dans ce domaine de
la causalité,l’une des hypothèses de base est la possibilité d’attribuer à un adulte la
responsabilité des effets directs d’actions,tandis que les conséquences éloignées et
les effets diffus de corrélations de grande portée entre les lois et l’accumulation
d’une pluralité d’événements susceptibles d’obscurcir les règles d’attribution bien

1
Pour le concept de causalité, voir Rasmussen, J., «Event Analysis and the Problem of Causality», dans
Brehmer, B., et Leplat, J., Distributed Decision-Making,Wiley, Chichester, 1991, p. 247; Simon, H. A., Economics,
Bounded Rationality and the Cognitive Revolution, Elgar, Aldershot, 1995.
2
Voir seulement Runciman, D., Pluralism and the Personality of the State, CUP, Cambridge, 1996.
3
C’est pourquoi le concept d’«observation» qui indique une position «opérationnelle» et changeante dans
le cadre d’une pluralité de contextes au lieu de l’observateur idéal a pris tant d’importance dans la théorie
des systèmes, voir Luhmann, N., Beobachtungen der Moderne, 2e édition, Westdeutscher Verlag, Opladen,
1996.
4
Pour ce concept,voir Koerner,S.,Experience and Conduct:A Philosophical Enquiry into Practical Thinking, CUP,
Cambridge, 1976.
5
Pour les conditions épistémologiques de l’émergence de la «probabilité», voir Hacking, I., The Emergence of
Probability, CUP, Cambridge, 1993.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 57

définies ne sont pas prises en considération.Cela s’applique également à l’exercice


de «droits négatifs» qui déchargent le sujet de la responsabilité de conséquences
qui ne pourraient pas,elles-mêmes,être conçues comme un préjudice imposé à un
tiers6. En ce sens, «préjudice» ne désigne pas simplement un inconvénient imposé
à quelqu’un, mais la déviation du cours normal supposé des événements, dévalori-
sant un bien attribué à une personne et protégé par un droit subjectif.La notion de
préjudice expose une corrélation étroite entre les hypothèses factuelles et les
règles d’attribution juridiques de l’ordre libéral7.

Il se peut que ce modèle de connaissances, qui est inhérent au système ju-


ridique libéral,ait simplifié les corrélations sociales,mais d’un autre côté,il a,à la fois,
contraint et autorisé les individus à respecter ses principales hypothèses et à déve-
lopper et à adapter leur «modèle mental» de la réalité à partir de ces règles. Ce
point est particulièrement important pour le rôle de l’enseignement public et privé
ainsi que pour le fonctionnement de l’économie.

L’un des principaux problèmes du droit et de la politique actuels réside dans


l’absence de modèle commun de la réalité établissant un cadre élémentaire de
description à utiliser surtout dans la pratique juridique et servant de tronc commun
de connaissances pour la gestion des conflits sociaux et l’adaptation du droit à une
société en pleine mutation.On a toujours été préoccupé par un consensus norma-
tif dans la société,mais il faudrait au moins attribuer la même valeur à l’importance
d’un certain cadre cognitif élémentaire pouvant servir de description commune de
la société ou en tout cas permettre de structurer les conflits en fonction de certains
critères communs8.

De plus en plus, la politique et le pouvoir législatif doivent faire face à la


montée de problèmes «mal structurés» pour lesquels il n’existe aucune perception
commune, même si le fonds de valeurs d’une société peut être homogène. Ainsi, il
existe une hypothèse normative commune selon laquelle — contrairement à
l’idéologie libérale classique — le chômage massif est une préoccupation publique;
toutefois,une polémique productive sur le chômage moderne s’avère difficile à éta-
blir.Du fait de la prolifération des facteurs causaux possibles,il est difficile de définir
un modèle commun de ces causes,sans parler d’une solution.Avant tout,la notion
de procéduralisation de l’action publique devrait permettre de repenser le pro-
blème de la modélisation de la société et de la création, pour la politique, d’un
cadre de référence commun qui pourrait servir d’équivalent fonctionnel du
paradigme cognitif libéral9.

6
Voir Sugden,R.,The Economics of Rights,Cooperation and welfare, Blackwell,Oxford,1986;Klosko,G.,«Political
Constructivism in Rawls’s Political Philosophy»,American Political Science Review, 1991, p.611.
7
Voir Ladeur, K. H., «Coping with Uncertainty», dans Teubner, G., Farmer, L., et Murphy, D., Environmental Law
and Ecological Responsibility, Wiley, Chichester, 1994, p.299.
8
Pour une approche historique de ce problème,voir Burtt,S.,VirtueTransformed:Political Argument in England
1688-1740, CUP, Cambridge, 1992.
9
Voir Lindbeck, A., «Incentives and Social Norms in the Welfare State», Seminar Papers 617, université de
Stockholm, Institute for International Economic Studies, 1996.
58 Karl-Heinz Ladeur

Absence de «modèle mental» commun de la société et nécessité


de stimuler les processus d’apprentissage cognitif

On pourrait désigner le mode de prise de décision fondé sur un schéma


stable de causalité et d’expérience, par l’expression «rationalité organique». En pre-
mier lieu, cela signifie que les décideurs ne sont pas aux prises avec la nécessité
d’interpréter le domaine d’options dans lequel ils doivent formuler une décision.
On peut supposer qu’il s’agit d’un domaine donné. Les hypothèses générales peu-
vent être séparées des hypothèses particulières,l’éventail des solutions de rechange
est limité et le choix est sujet à des valeurs subjectives. La pérennisation de ce
mode de rationalité organique est principalement mise en question par la difficul-
té d’intégrer le temps et le changement dans son cadre de référence stable. Dès
lors que l’automodification de la société devient plus rapide et qu’une rétroaction
complexe entre les variables et les événements du temps historique doit être prise
en compte, l’apprentissage devient une préoccupation majeure. Et l’apprentissage
est un élément crucial de la rationalité procédurale, laquelle mène à la souplesse ins-
titutionnelle et permet aux décideurs d’interpréter leur domaine d’options que l’on
ne peut plus supposer être structuré par la séparation et la différenciation stables
établies par le modèle traditionnel de la causalité sociale10. Il y a une simple raison
à cela: les décisions de plus en plus spécifiquement technologiques et écono-
miques comportent un élément d’expérimentation et de conception stratégique,
car elles tendent à modifier la réalité d’une manière beaucoup plus fondamentale
que dans le passé. Contrairement à ce qui se passe dans la «société des individus»,
on se trouve, dans la «société des organisations», face à des acteurs dotés d’un po-
tentiel stratégique de prise de décision qui est infiniment plus sophistiqué.En effet,
ces acteurs savent coordonner une pluralité d’actions différentes dans un cadre
temporel plus vaste et ne sont plus exclusivement tributaires de conditions géné-
rales qui échappent à l’intervention stratégique,comme c’était le cas dans un ordre
ayant l’individu comme acteur principal.

Le concept d’apprentissage, qui tente d’aborder le problème nouveau de la


prise de décision publique et privée, ne doit pas être ramené à la collecte d’infor-
mations plus nombreuses, mais il comprend la nécessité de construire et de consi-
dérer un «environnement intérieur» au sein duquel se déroule la prise de décision,
dès lors que l’environnement extérieur ne peut plus être considéré structuré par les
règles générales de la causalité11.La prise de décision ne peut plus faire appel à un
cadre de référence stable,à des niveaux de complexité parfaitement séparés ni à la
légitimité de rapports linéaires reproduisant un équilibre sociétal.Cette complexité
nouvelle sape la hiérarchie stable des règles, l’expérience concrète et les événe-
ments isolés.C’est pourquoi il faut de plus en plus remplacer la référence aux règles
par une conception organisationnelle alliant l’auto-observation externe et interne.
La nouvelle complexité externe doit être gérée au sein des organisations en consi-
dérant que les processus décisionnels sont subordonnés de manière récursive à la

10
Voir Simon, H.A., loc.cit.
11
Voir Varela, F. J.,Thompson, E., et Rosch, E., The Embodied Mind: Cognitive Science and Human Experience,MIT
Press, Cambridge (MA), 1997; Nonaka, I.,The Knowledge Creating Company, OUP, Oxford, 1995.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 59

création et à l’exécution de ces processus.La reconstitution d’unités de prise de dé-


cision doit s’appuyer sur le besoin de stimuler et d’orienter leur capacité d’appren-
tissage et d’élargir leur potentiel d’action face à la turbulence de l’environnement
extérieur et donc de s’assouplir pour compenser le manque de transparence et de
structure de la réalité sociale en créant davantage d’options et d’adaptabilité, car
les actions stratégiques multiples modifient généralement la réalité.Autrement dit,
il faut que des processus d’autorévision et d’adaptation soient intégrés dans les or-
ganisations publiques et privées.

Principales différences entre la rationalité organique


et la rationalité procédurale

Le modèle décisionnel traditionnel était dominé par la rationalité organique


que l’on pouvait considérer comme «instrumentaliste»:il partait d’objectifs donnés,
de conditions données et de contraintes données. La rationalité de la prise de dé-
cision était donc tributaire de l’acteur, dont la tâche principale consistait à recher-
cher l’unique meilleure solution à partir d’une causalité sociale préstructurée et de
règles juridiques. La rationalité procédurale, en revanche, présuppose la pertinence
du processus qui crée une situation à aborder par une démarche d’apprentissage.
Les informations requises pour la prise de décision ne sont pas simplement collec-
tées, mais sont créées par les processus décisionnels eux-mêmes, et ces informa-
tions seront toujours partielles et sujettes à modification. Nul doute que les réper-
cussions sur la prise de décision proprement dite sont importantes, car les
décisions doivent être ouvertes à l’autorévision dans la mesure où la rationalité
procédurale est une sorte de «rationalité limitée» (H.A.Simon).

La rationalité organique part de quelques hypothèses élémentaires sur la


causalité sociale et les règles sociales; elle considère que la réalité est transparente
et n’a pas besoin d’un processus sophistiqué d’observation extérieure.En revanche,
la rationalité procédurale prend en considération le fait qu’elle peut seulement ré-
duire l’incertitude et créer une sorte de connaissance partielle qui soit «la meilleure
qui existe». C’est pour cela qu’elle doit être axée sur des procédures viables qui, à
leur tour, doivent prendre en considération une attention limitée qui oblige le dé-
cideur à se polariser sur la recherche d’informations et à être conscient que l’élé-
ment créatif de la conception et du processus de création de connaissances est
incontournable.La prise de décision n’est plus tournée vers un résultat final particu-
lier,mais elle est liée à des processus qui lui font suite et qui consistent à améliorer
les données et à repenser les modèles12.Elle doit garantir la souplesse pour pouvoir
amortir les conséquences d’erreurs ou élargir l’éventail des solutions de rechange
prenant en compte la nécessité d’anticiper la prise de décision.Soit cette démarche
exclut complètement les décisions,soit elle leur impose le fardeau d’une argumen-
tation, avec des conséquences irréversibles et d’une grande portée et un impératif
d’intégration systématique de l’évaluation.De son côté,la rationalité organique pré-

12
Pour la nouvelle logique expérimentale de la recherche et de la création en général,voir Hayek,F.A.V., New
Studies in Philosophy,Politics,Economics and the History of Ideas, réimpression, Routledge, Londres, 1990.
60 Karl-Heinz Ladeur

suppose un ensemble élémentaire d’hypothèses normatives (règles juridiques,etc.)


et des interprétations de la réalité permettant de subsumer les faits particuliers de
l’espèce dans des concepts généraux. Elle présuppose un «décideur omniscient»
qui doit insister sur la précision de descriptions empiriques détaillées des dossiers
et peut se référer à un cadre normatif universel attribuant des responsabilités aux
individus (principalement) et stabilisant les attentes.

Structure traditionnelle des problèmes


dans la prise de décision publique

Législation

Au XIXe siècle, la législation était caractérisée par un paradigme établi par le


droit policier dont le rôle principal consistait à empêcher les gens,par des mesures
de police spécifiques, de mettre en «danger» les biens publics, y compris la santé
des personnes. Ce paradigme législatif reposait sur une structure de règles qui sui-
vait le modèle d’une structure «si…,alors…»:une conséquence juridique était attri-
buée à une description générale des faits13. Bien entendu, les règles étaient indé-
terminées — et cela valait particulièrement pour le droit policier —, mais le corps
législatif pouvait faire appel à des hypothèses de base structurant l’indétermina-
tion:ainsi,il présumait que les biens,et surtout les droits,étaient des indicateurs de
préjudice et de règles d’attribution causales qui,elles-mêmes,présumaient la possi-
bilité de se référer à des états normaux et la possibilité de relier des causes particu-
lières à des effets particuliers séparables d’un contexte de courant opaque d’in-
fluences.

Le modèle juridique de la fin du XIXe siècle repose sur une séparation stable
de la règle et de son application, un modèle qui n’est pas remis en question par la
common law anglo-saxonne car,bien que celle-ci ait transféré au juge la tâche prin-
cipale de l’élaboration et du maintien du droit, la stabilité fondamentale qu’il pré-
supposait n’était pas moindre que celle des systèmes juridiques continentaux.

Administration libérale

On peut utiliser le même paradigme du droit policier pour décrire le proces-


sus décisionnel au sein de l’administration libérale:l’hypothèse que la police dispo-
se de connaissances (expérience) moyennes — ce qui n’exclut pas qu’il puisse être
nécessaire de consulter des spécialistes qui ont eux-mêmes dû interpréter des
connaissances communes potentiellement accessibles à tout le monde — est in-
hérente au droit policier. Ainsi, des ingénieurs qui doivent juger des risques provo-
qués par l’utilisation d’une chaudière à vapeur doivent consulter des ouvrages

13
Voir Luhmann, N., Ausdifferenzierung des Rechts, Suhrkamp, Francfort (M), 1982.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 61

techniques élémentaires et répondre à la question juridique de savoir si cette


chaudière peut être considérée comme «sûre» ou non. Il va de soi que cette éva-
luation implique un élément de valeur, et surtout une décision sur l’acceptabilité
globale de risques techniques, car la notion de «sécurité» comme critère de prise
de décision ne peut être prise au pied de la lettre.Il existe des débats,surtout au su-
jet des premiers projets de chemin de fer, sur la question de savoir comment et à
qui attribuer les risques, et notamment les risques d’incendie. Mais bien que les ju-
gements prêtent le flanc à la discussion, ils doivent se rapporter à une forme ou à
une autre de représentation commune d’un état de normalité faisant l’objet d’une
évolution sociale lente qui n’est pas remise en question, même à l’occasion d’acci-
dents graves14. Même les règles d’attribution sont jugées stables, alors que si l’on
approfondissait les choses,on pourrait se quereller sur la question de savoir si le fait
de laisser brouter des vaches entre les rails est «normal» ou si le fait que des toits de
chaume s’embrasent à cause des étincelles projetées par les locomotives est un
préjudice à attribuer aux compagnies de chemin de fer ou juste de la malchance
dont les propriétaires doivent faire les frais. Néanmoins, les différentes solutions
sont assez bien définies15.

Même si l’administration disposait d’un pouvoir discrétionnaire, on considé-


rait que la prise de décision était orientée vers un état d’équilibre supposant des
connaissances et des valeurs générales et partagées par le public.L’expérience s’est
sans cesse renforcée et reproduite cas par cas, et l’apprentissage ne pouvait être
que spontané et non systématique.

Prise de décision judiciaire

Le même problème peut également être démontré dans les affaires de droit
civil: lorsque quelqu’un achète une chaudière à vapeur et est blessé si celle-ci ex-
plose, la question de l’indemnisation dans le cadre de ce système est ramenée au
problème de la responsabilité civile pour négligence. Là encore, cette règle attend
du fabricant qu’il fasse preuve d’un soin moyen et se réfère donc à l’expérience et
aux connaissances générées par des personnes qui travaillent dans un secteur par-
ticulier de l’économie. Le fabricant a accès aux connaissances professionnelles et
doit les prendre en compte, auquel cas il ne sera pas responsable, même s’il vient à
apprendre après l’accident que les constructions en question étaient loin d’être par-
faites. Les accidents qui n’entrent pas dans la catégorie de la «négligence» doivent
être supportés par la victime comme une simple «malchance».Cela présuppose l’at-
tribution d’actes particuliers que les individus ne pouvaient maîtriser à partir des
connaissances publiques.Tenant le progrèstechnique pour acquis,le public accepte
ce système technique à un certain stade de l’évolution,mais cela doit être considé-
ré comme «normal» et il n’y a aucune responsabilité civile pour un acte normal.

14
Pour l’évolution de la responsabilité civile dans les cas complexes, voir Meder,Th.,Schuld,Zufall und Risiko,
Frankfurt (M):Klostermann, 1993.
15
Pour les rapports entre le droit et les conventions sociales dans les sociétés libérales, voir Long, M., et Mo-
nier, J., Portalis — Esprit de justice, Michalon, Paris, 1997.
62 Karl-Heinz Ladeur

Synthèse

La prise de décision publique fondée sur le paradigme traditionnel de la


causalité sociale et du droit libéral présupposait des règles générales dont l’appli-
cation était séparée de celles-ci. Avec cette séparation, le revers de la médaille
consiste dans l’hypothèse que le processus décisionnel ne modifie pas les règles;
même si les connaissances évoluent, cette évolution est censée se produire spon-
tanément et lentement, sans que des solutions de rechange ne sous-tendent la
prise de décision publique ou privée.En outre,elle se référait à des faits précis (que
l’on distinguait du contexte général de la réalité) comme cause privilégiée et non à
quelque risque global ou à des événements devant être considérés comme un
simple «risque» ou de la malchance.Ce paradigme établit,pour le pouvoir législatif,
l’administration et le pouvoir judiciaire,un cadre de référence commun aboutissant
à un certain modèle de prise de décision qui correspond aux règles de la prise de
décision privée.

La rationalité organique du droit suppose des programmes juridiques clairs


fondés sur des relations «si…, alors…» et un tronc commun de connaissances qui
est stable et permet l’interprétation et l’adaptation du droit au processus perma-
nent de transformation de la société. À cela s’ajoute le fait que le fonctionnement
du système juridique fait appel à des règles d’attribution élémentaires qui attri-
buent aux individus la responsabilité de rapports de cause à effet maîtrisables,à dis-
tinguer d’un contexte de «bruit» créé par le processus d’automodification de la so-
ciété. La notion fondamentale de causalité fixe des règles d’arrêt à la recherche
incontournable de connaissances nouvelles dans une société libérale. Le principal
type de création de connaissances est l’expérience, elle-même étroitement liée à la
structure générale d’une société d’individus et surtout à une structure décentrali-
sée d’évolution technique faisant appel à des procédés empiriques pratiques qui
produisent spontanément un type de connaissances moyennes accessibles à tous.
Cette structure de connaissances de base est une présupposition cruciale pour le
fonctionnement du système juridique, dans la mesure où elle permet l’interpréta-
tion et l’application de lois qui se réfèrent à une complexité préstructurée.

Rationalité procédurale et prise de décision publique

L’exemple du législateur

Pour illustrer les nouveaux problèmes auxquels le législateur doit faire face,
citons l’exemple de la décision d’instaurer des procédures de cogestion pour les sa-
lariés des grandes entreprises d’Allemagne.Point n’est besoin d’entrer dans le détail
des modalités d’intégration de ces procédures dans la structure du droit des socié-
tés. Dans une optique de théorie constitutionnelle et juridique, ce problème
concerne essentiellement la protection constitutionnelle de la propriété. Les sys-
tèmes autorisant le contrôle constitutionnel des lois votées par le Parlement impo-
sent plus particulièrement une notion de noyau de propriété qui devrait être
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 63

exempt d’interférence juridique. Apparemment, l’estimation de la compatibilité


constitutionnelle de la cogestion avec ce noyau de propriété dépend des effets de
la cogestion sur le processus décisionnel des entreprises. Mais comment peut-on
les connaître? Comment évaluer des scénarios futurs? Il est certes possible d’orga-
niser des séances de consultation parlementaire avec les syndicats, le patronat, des
associations, des spécialistes de l’économie, des juristes, etc. À l’évidence, l’un des
problèmes cruciaux auxquels on se heurte réside dans le fait que les informations
que l’on va obtenir seront,pour le moins,équivoques.Prévoir l’effet d’une modifica-
tion de la prise de décision sur l’efficience des entreprises cogérées est une opéra-
tion extrêmement incertaine.Il ne s’agit pas seulement d’un problème de manque
d’«informations» que le droit tente de transformer en support de modification de
processus décisionnels établis jusque-là, mais de l’élaboration d’une approche de
«politique juridique» axée sur ses propres règles d’attribution. Le système juridique
ne présuppose plus un état préstructuré de normalité, mais vise à une transforma-
tion de la réalité,sans être en mesure de déterminer pleinement les éléments de ce
processus16.

Bien entendu, ce problème soulève la question du mode de gestion de


cette incertitude: la protection constitutionnelle de la propriété exclut-elle toute
expérimentation avec ses règles ou le Parlement doit-il disposer d’un pouvoir discré-
tionnaire dès lors que les résultats préjudiciables ne sont pas évidents? Cela nous
amène au problème de la gestion du processus de création de connaissances au
sein des institutions politiques.Le Parlement est-il l’organe adéquat pour la création
et l’observation de connaissances destinées à des processus décisionnels com-
plexes? Est-il en mesure de compenser le manque de connaissances communes,et
notamment d’un champ commun d’expérience? Ou faut-il imposer de nouvelles
règles constitutionnelles à la prise de décision dans des domaines complexes, en
insistant sur des mécanismes de création de connaissances? La réponse à cette
question a des conséquences cruciales pour le contrôle de la constitutionnalité par
les tribunaux constitutionnels17,car il existe un lien étroit entre le rôle de la prise de
décision parlementaire et celui du contrôle constitutionnel. On pourrait évidem-
ment transférer l’essentiel au tribunal constitutionnel en sa qualité d’institution
chargée d’observer et d’apprécier le rôle de la propriété dans des conditions de
complexité,ce qui reviendrait également à prôner un rôle plus actif pour le tribunal
dans la gestion de questions extrêmement incertaines. On pourrait certes dire que
les tribunaux ne sont pas très bien préparés à ce type de prise de décision,mais on
pourrait aussi plaider en faveur d’une solide barrière constitutionnelle contre l’in-
certitude en excluant la modification du droit dès lors que le résultat est mal connu
et difficile à prévoir. Mais cette solution pourrait ne pas être acceptable, car l’auto-
transformation de la société est un processus qui n’est même pas créé au premier
chef par le droit;au contraire,dans les domaines complexes de la prise de décision,
il est également très difficile de savoir où se situe sa cause. Le droit met-il en route

16
Voir la décision du Bundesverfassungsgericht allemand (tribunal constitutionnel fédéral) (rapports), p. 50,
290 et 320.
17
Au sujet des règles d’équilibrage imprécises du tribunal constitutionnel fédéral allemand,voir Schneider,H.,
Zur Güterabwägung des Bundesverfassungsgerichts bei Grundrechtskonflikten, Nomos, Baden-Baden, 1997;
Haltern, U.R., Verfassungsgerichtsbarkeit,Demokratie und Mißtrauen, Duncker & Humblot, Berlin, 1998.
64 Karl-Heinz Ladeur

un processus de transformation ou est-ce qu’il intervient et structure un processus


d’autotransformation de la société créé par génération spontanée et aboutissant
de toute façon à l’incertitude? D’un autre côté,cette autotransformation est un pro-
cessus permanent rapide qui ne permet pas nécessairement un type d’intervention
au coup par coup, puisque la prise de décision à partir de connaissances partielles
est inévitable; de plus, il serait illusoire de créer une règle constitutionnelle transfé-
rant la charge de la preuve sur ceux qui se font les champions d’une modification
spécifique. Il faut néanmoins accepter que l’on ne puisse totalement passer outre
au «devoir» de prendre des décisions et que l’on ne peut donc pas établir un prin-
cipe général limitant la prise de décision ou le travail du législateur dans des condi-
tions d’incertitude.

Une autre solution pourrait consister à avoir une sorte de conjonction de


pouvoir discrétionnaire du Parlement, d’une part, et de restructuration des procé-
dures de prise de décision, d’autre part. Cette formule pourrait d’ailleurs ouvrir la
voie à une réinterprétation du rôle des tribunaux constitutionnels, puisque la nou-
velle méthode d’«équilibrage» du pour et du contre que ces juridictions utilisent
dans les affaires complexes ne suffit pas. On pourrait donc imaginer de nouvelles
règles procédurales tenant compte de la complexité de la création de connais-
sances et des problèmes d’irréversibilité potentielle de la prise de décision à partir
d’informations partielles, et on pourrait imaginer des obligations procédurales ex-
plicites permettant d’observer de manière systématique les conséquences de la
prise de décision dans des conditions d’incertitude,alors qu’en principe l’autotrans-
formation se ferait par des processus spontanés d’information a posteriori. Par
conséquent, la seule façon de gérer ces problèmes de prise de décision mal struc-
turés consiste à réintroduire le problème dans les procédures de prise de décision.
Ainsi, la procédure n’est pas limitée à des règles de procédure explicites, mais elle
plaide en faveur d’un transfert d’importance d’objectifs qui sont très mal structurés
sur des processus de création de connaissances et de suivi de la prise de décision
dans des conditions d’indétermination.Cette approche tente de trouver un équiva-
lent fonctionnel au tronc commun de connaissances qui sont recueillies et diffu-
sées comme de l’expérience. Cette base commune ne peut que consister en une
démarche procédurale réintroduisant le problème de cadres de référence instables
dans le processus juridique proprement dit, alors que dans le passé, la création de
connaissances pouvait être considérée comme étant plus ou moins évidente et
fonctionnant spontanément.

De nos jours, le Parlement doit faire face à des questions mal structurées,
sans objectif bien défini,sans description commune des problèmes,où il faut appli-
quer des critères contradictoires, où aucune règle stable d’attribution ne peut être
présumée et où même l’observation de conséquences à imputer à une «loi réfor-
mée» est extrêmement controversée. Le fer de lance de la démarche procédurale
consisterait donc à reconsidérer la structure institutionnelle du Parlement par rap-
port à la création de connaissances et à sa gestion potentielle de problèmes mal
structurés, en tenant compte de ses conditions institutionnelles de prise de déci-
sion,par opposition,notamment,aux décideurs privés,à l’administration et au pou-
voir judiciaire. Ainsi, l’élément d’autorévision et de suivi des résultats de textes lé-
gislatifs devrait être pris plus au sérieux.La théorie constitutionnelle devrait prévoir
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 65

explicitement que le travail du législateur doit créer et différencier une conception


expérimentale, exposant les hypothèses problématiques, les solutions de rechange
et les points faibles des bases d’informations, et alliant le pouvoir discrétionnaire
laissé à la majorité à des processus sophistiqués de suivi reposant sur des hypo-
thèses concurrentes et ouvert à un autre type d’évaluation a posteriori. Mais, sur-
tout, cela signifie qu’il faut prendre au sérieux le fait que l’on ne dispose pas d’un
tronc commun d’expérience pour les problèmes complexes de prise de décision (il
va de soi que cette hypothèse n’exclut pas que de nombreuses décisions doivent
encore être prises en se fondant sur l’expérience, mais il ne s’agit plus de la situa-
tion type du travail du législateur).

La prise de décision administrative dans des domaines mal structurés

Pour illustrer le nouveau problème de la prise de décision administrative


dans des conditions de complexité, on peut prendre l’exemple du droit nucléaire
par opposition à l’exemple,cité plus haut,de l’autorisation d’utilisation d’une chau-
dière à vapeur. Le droit nucléaire ne peut plus partir d’une notion stable de «sécu-
rité»,mais il doit prendre en compte les risques18 liés au manque de connaissances.
Là encore,il s’agit d’un problème qui ne peut plus être laissé à des procédés empi-
riques spontanés de gain d’expérience. Les décideurs administratifs doivent tenir
compte des impératifs de l’«état de la science et de la technologie» (si les termes
employés dans le droit nucléaire des différents pays d’Europe varient, le fond du
problème est cependant le même). Cette formulation soulève également le pro-
blème du rôle du pouvoir législatif. Qu’en est-il de la «réserve» de compétence
législative? Jusqu’où le pouvoir législatif doit-il structurer ce problème de création
de connaissances par la réglementation? Cette formulation équivaut-elle à une
délégation de compétence à l’administration ou à des spécialistes?

Pour l’administration, cela signifie que les décideurs ne peuvent plus avoir
recours à une expérience commune: la conception des centrales nucléaires s’ap-
puie sur de nouveaux types de connaissances, de statistiques, de modèles et de
calculs de probabilités, etc. Les administrateurs ont besoin de compétence, mais, là
encore, celle-ci n’est plus facile d’accès, car elle ne peut faire appel à des connais-
sances publiques homogènes comme pouvait le faire l’ingénieur consulté par les
administrateurs ayant à trancher sur la sécurité d’une chaudière à vapeur. La
connaissance des risques nucléaires est spécifiée (liée à la pratique, sans être aisé-
ment transférable au grand public), incomplète, hétérogène et susceptible d’éva-
luations divergentes (elle se compose d’éléments empiriques, de généralisations
méthodologiques, d’études technologiques, de modèles mathématiques de
conception, de «philosophies de la sécurité» et de corrélations extrêmement
opaques entre ses composantes). De ce fait, il arrive que le choix de conseillers
scientifiques prédétermine la nature de la compétence que les administrateurs
vont acquérir. Cela s’explique notamment par le fait que l’«état de la science et de

18
Pour une perspective juridique,voir Di Fabio,U.,Risikoentscheidungen im Rechtsstaat, Mohr,Tübingen,1994;
voir également Bechmann, G.,Risiko und Gesellschaft, 2e édition,Westdeutscher Verlag, Opladen, 1997.
66 Karl-Heinz Ladeur

la technologie» n’est pas simplement un type de connaissances plus sophistiqué que


l’expérience, mais un type de connaissances différent. En effet, la science et la tech-
nologie sont beaucoup moins étroitement liées à la pratique et aux procédés empi-
riques décentralisés permettant l’apprentissage spontané que ne l’est l’expérience.
Les études écologiques sont infiniment plus complexes et de plus grande portée
que les conceptions techniques traditionnelles, mais il faut surtout tenir compte du
fait que la technologie génère de nouvelles connaissances qui ne font pas essentiel-
lement appel à une expérience stable.Pour l’administrateur,cela signifie que la déci-
sion publique ne repose pas sur un savoir bien établi:les risques doivent être évalués
en fonction de connaissances théoriques et d’hypothèses liées à une certaine
conception qui, elle-même, repose sur la création de modèles théoriques. Cette si-
tuation a pour effet secondaire que l’apprentissage par la pratique est plus compli-
qué qu’il ne l’était autrefois parce que, dans les centrales nucléaires, les processus
sont infiniment plus difficiles à observer que le fonctionnement d’appareillages tech-
niques et mécaniques traditionnels. D’un autre côté, cette industrie a tout intérêt à
garder les informations secrètes. L’administrateur doit faire face à une nouvelle ver-
sion du lien entre connaissances et action, mais cette fois, le lien est infiniment plus
complexe que ses connaissances fondées sur l’expérience, lesquelles sont mieux
structurées et plus accessibles parce que le processus de leur élargissement et de
leur autorévision permanents est public et réparti sur une multiplicité d’agents19.

L’administrateur se trouve donc face au même type de problèmes com-


plexes que le législateur, notamment parce qu’il n’y a plus de rapport bien défini
entre les concepts juridiques et un corpus de connaissances présumé.Au contraire,
les connaissances sont en évolution rapide, incertaines, hétérogènes, chargées de
théorie et impliquées dans une prise de décision stratégique fragmentée avec un
accès limité pour le public. C’est pourquoi il ne suffit pas d’accumuler «plus de la
même chose», c’est-à-dire simplement plus d’informations, car la création d’infor-
mations dans les processus complexes est potentiellement infinie. Au contraire, il
faut un profil précis de procédures de prise de décision exposant les problèmes liés
au caractère mal structuré de la conception scientifique et technologique, insister
sur la nécessité de mettre en place des mécanismes explicites permettant davan-
tage de transparence des différents éléments hétérogènes de ce type de connais-
sances scientifiques et technologiques et davantage de sensibilité à ces compo-
sants, et intégrer à la prise de décision des processus sophistiqués de suivi, en
réintroduisant un problème organique sous forme de question procédurale.

La prise de décision judiciaire sur des questions complexes

Les nouveaux problèmes soulevés par la responsabilité civile pour des pro-
duits défectueux ont révélé les limites actuelles du recours traditionnel — fondé sur
l’expérience — à la «négligence» comme base de la responsabilité d’un préjudice.
L’un des problèmes liés à la différenciation croissante de la production est illustré par

19
Voir Peters, B. G., et Pierre, J., «Governance without Government?», Journal of Public Administration Research
and Theory, 1998, p. 223; Peters, B. G., et Savoie, D. J., «Managing Incoherence», Public Administration Review,
1996, p.281.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 67

les accidents qui remettent de plus en plus en question la rationalité des règles de
preuve à appliquer dans ces cas-là.Ainsi,lorsqu’une bouteille de limonade explose et
blesse quelqu’un, la victime doit prouver la négligence du fabricant20. Or, si cette
règle est appliquée au pied de la lettre,c’est presque toujours la victime qui doit sup-
porter les conséquences de l’accident parce qu’il s’agit d’une «simple malchance».En
effet,les méthodes de fabrication ne sont pas vraiment accessibles au public dès lors
que les défectuosités ne sont pas visibles et que les connaissances sont trop spéciali-
sées.C’est pourquoi la pratique des tribunaux a expérimenté l’inversion de la charge
de la preuve.Dans de nombreux cas,cette inversion se traduit par une documenta-
tion plus élaborée du procédé de fabrication et de ses règles,ce qui peut alors per-
mettre au fabricant de prouver que,en fait,ce n’est pas la négligence qui est à l’ori-
gine de l’accident.Il s’agit là d’une sorte de devoir de second rang imposé aux fabri-
cants pour garantir l’accès aux connaissances concernant les procédés de fabrication,
lorsque l’obligation de fabriquer des produits sans danger est insuffisante.Un autre
exemple de ce type d’obligation procédurale de second rang est représenté par les
misesen garde21 que les fabricants doivent publier si des effets indésirables potentiels
sont connus seulement après que le produit a été mis sur le marché.Les tribunaux
essaient de compenser l’absence de tronc commun de connaissances par la création
de nouvelles obligations en matière de connaissances — une démarche qui, dans
une certaine mesure, gère de manière satisfaisante les problèmes liés à cette
absence. En revanche, cette démarche est génératrice d’une certaine complexité à
laquelle on se heurte de plus en plus souvent.Ainsi,les mises en garde doivent tenir
compte du problème de l’attention limitée du consommateur.La publication par les
fabricants d’une multiplicité de mises en garde peut être contre-productive:inondé
d’informations superflues,le consommateur risque tout simplement de passer à côté
des mises en garde vitales.On se heurte là au problème assez typique de la décision
qui entraîne des conséquences involontaires.

Là encore, la cause de cette situation est liée à la dynamique de la création


de connaissances. En effet, les connaissances, de même que les attitudes pratiques
et les usages,évoluent dans des sens difficilement prévisibles,car ils ne suivent pas
des voies linéaires ininterrompues. Dans la pratique, de nombreuses connaissances
restent implicites et permettent donc aux acteurs de les cacher — une situation
qui n’était pas aussi gênante autrefois, car l’expérience qui constitue le tronc com-
mun de connaissances était infiniment plus susceptible d’évolution spontanée.
D’un autre côté, le renforcement de la responsabilité civile risque de produire lui
aussi des effets secondaires involontaires,car il pourrait inciter certaines entreprises
à transférer une production risquée à de petites entreprises sous-capitalisées, un
problème qui pourrait alors être abordé par l’élargissement de la responsabilité.
Mais, là encore, cette démarche risque de créer de nouvelles incertitudes. Il faut

20
Voir, en général, Meder, loc.cit.
21
Voir les arrêts du tribunal constitutionnel fédéral (juridiction civile suprême) concernant les informations à
donner aux consommateurs dans l’affaire du syndrome du biberon, qui avait été provoqué par une
consommation excessive de thé pour nourrissons:Neue Juristische Wochenschrift 1994,932 p.;1995,1286 p.;
1999,2273 p.;voir aussi R.Damm,’Zu den Andforderungen der Produkthaaftung von Produkten,bei denen
durch Fehlgebrauch erhebliche Körper- und Gesundheitsschäden entstehen können’, Juristenzeitung 1992,
637 p.; S. Littbarski, ’Herstellerhaftung ohne Ende — ein Segen für den Verbraucher?’ Neue Juristische Wo-
chenschrift 1995, 217 p..
68 Karl-Heinz Ladeur

pourtant prendre au sérieux le risque de voir l’innovation étouffée si la responsabi-


lité civile est étendue au-delà des règles admises jusqu’à présent.

Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail de la responsabilité civile des
produits: les exemples fournis ne servent qu’à montrer que le juge, à l’instar du lé-
gislateur et de l’administrateur, se heurte de plus en plus à des problèmes mal
structurés qui sont liés au manque de connaissances et au manque de règles d’ex-
périence stables permettant de prévoir des comportements lorsque certaines
règles juridiques sont modifiées dans des conditions de complexité et d’indétermi-
nation. C’est pourquoi l’introduction de droits concernant les risques qui vont au-
delà des limites traditionnelles du préjudice ne sera guère utile,car ces droits ne fe-
ront que créer de nouveaux problèmes d’équilibrage22. Une nouvelle démarche
productive pour aborder ce type de problème mal structuré ne peut que partir
d’une réflexion sur la transformation du rapport des éléments normatifs et cognitifs
du système juridique,et surtout sur la perte de structure provoquée par le concept
de causalité.Une causalité diffuse aboutit à des «cibles mouvantes» et surtout à des
effets secondaires involontaires.Ce point est lié à l’un des phénomènes auxquels les
juges doivent faire face, à savoir la séparation très nette établie jusqu’ici entre la
règle générale et l’expérience publique. Son application dans une affaire donnée
est remise en question parce que la décision du tribunal peut aisément aboutir à
une vaste transformation des processus économiques et des attitudes des consom-
mateurs dans un contexte en pleine mutation. Cela s’explique notamment par le
fait que les tribunaux ne peuvent plus présumer l’existence d’un cadre de réfé-
rence stable pour leur description de l’affaire considérée: ils sont de plus en plus
contraints de tenir compte de vastes catégories d’acteurs et du comportement de
ceux-ci.À titre d’exemple,si l’on évalue quel type d’acteur peut plus facilement ob-
tenir une assurance contre certains risques ou quel acteur dispose de plus de
moyens stratégiques pour structurer un certain domaine,la question se pose de sa-
voir s’il faut simplement attendre du consommateur qu’il s’informe sur les risques et
prenne en compte le fait que l’adaptation est parfois lente et divergente,ou s’il faut
«se servir» des fabricants et de leurs moyens pour prôner l’adaptation?

Ces réflexions montrent que les juges sont de plus en plus contraints d’éla-
borer une démarche stratégique lorsqu’ils statuent sur des affaires sur fond de pay-
sages en pleine mutation.Là encore,la procéduralisation peut avoir son utilité dans
l’élaboration de démarches plus sophistiquées et différenciées en mettant en évi-
dence le problème de la création de connaissances et le fait qu’il est inévitable de
tenir compte des répercussions de décisions au sein de catégories plus vastes, dès
lors que ce ne sont pas seulement les produits et les méthodes de fabrication qui
changent, mais aussi les attitudes et les habitudes du consommateur. Auparavant,
dans les cas de négligence, on pouvait supposer un certain type de produit et une
certaine expérience du mode d’utilisation du produit, et notamment de la façon
dont les parents préparaient leurs enfants à s’adapter aux risques quotidiens. Dès
lors que l’autotransformation de la société touche l’ensemble du processus de créa-

22
Pour une critique générale, voir Glendon, M. A., Rights Talk:The Impoverishment of Political Discourse, Pinter,
Londres, 1992.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 69

tion de connaissances et son transfert entre les générations,la prise de décision sur
l’imputation de la responsabilité devient infiniment plus difficile et exigeante.Cette
évolution nous amène à reconsidérer le rapport entre le législatif,l’administration et
le judiciaire, à la lumière du problème des connaissances. Les rôles des institutions
publiques doivent être revus de manière coopérative en repensant le rapport entre
le travail du législateur,la prise de décision administrative et le contrôle judiciaire.Il
faut réévaluer les différents moyens dont disposent les pouvoirs de l’État par rap-
port à la contribution qu’ils peuvent apporter à la gestion de l’incertitude — ce qui
constitue une tâche commune dont la complexité porte un coup à la séparation
nettement définie des pouvoirs.

État social et complexité sociale

1) Nouveaux types de connaissances utilisés en politique sociale

Le domaine de la politique sociale fournit d’autres exemples de problèmes


difficiles liés au manque de stabilité des schémas de responsabilité ou d’un modèle
social commun de description de la société. Dans le passé, les individus n’étaient
pas tenus pour responsables des conséquences lointaines de certains actes, mais
uniquement du préjudice causé aux titulaires de droits protégés par la loi. En re-
vanche, ils étaient tenus pour responsables de leur bien-être et l’impossibilité de
gagner sa vie était simplement de la «malchance», peut-être une affaire de charité
publique, mais non de responsabilité collective. Bien évidemment, la situation a
changé et il y a de bonnes raisons à cette évolution du système juridique, et no-
tamment la création des assurances sociales,de l’aide sociale,etc.Toutefois,contrai-
rement à des hypothèses largement répandues,dans une société complexe,la soli-
darité n’est pas une solution, mais un problème. Ce point peut être démontré par
une réflexion sur les premières étapes de l’élaboration des nouveaux systèmes d’as-
surances sociales.En effet,ces systèmes n’étaient possibles qu’à partir d’un nouveau
type de connaissances permettant la prise de décision au-delà du modèle tradi-
tionnel du rapport de causalité individuel et des règles d’attribution individuelle de
responsabilité, c’est-à-dire des statistiques concernant non pas des acteurs indivi-
duels,mais des rapports de groupe (maladie,chômage dans de vastes populations)
qui laissent l’individu de côté23.C’est là l’un des aspects qui montrent que la calcu-
labilité des risques à assurer introduit non seulement un nouveau concept com-
plexe dans notre modélisation sociale, mais aussi un conflit entre l’ancienne attri-
bution d’une responsabilité individuelle qui est toujours valable en économie et la
nouvelle forme collective créée.Ce conflit s’explique par le fait que la nouvelle règle
aboutit nécessairement à un assouplissement de l’ancienne, ce qui se traduit par
des problèmes de «risque moral» qui pourrait plomber la responsabilité collective.
L’exploitation des assurances sociales répartit les coûts sur un grand nombre de
personnes, ce qui explique que ses effets soient étalés et plus acceptables par le
bénéficiaire individuel. Un autre aspect concerne les énormes administrations pu-

23
Voir, en général, Ewald, F.,L’État-providence, Grasset, Paris, 1986.
70 Karl-Heinz Ladeur

bliques qui sont nécessaires pour gérer les systèmes de responsabilité collective
(cela vaut également pour l’aide sociale) et qui n’ont généralement aucune moti-
vation pour avoir un certain rendement, car l’absence de programmes ou la baisse
d’intérêt du public pour la politique sociale peuvent très vite affaiblir leur position.
En revanche,ce secteur est dominé par de grands groupes organisés (syndicats,or-
ganismes d’aide sociale, etc.), qui ont chacun des enjeux dans ce domaine. En gé-
néral, leurs intérêts ne sont pas les mêmes que ceux des personnes à protéger (les
pauvres, etc.). Sans entrer dans les détails, ces quelques remarques montrent bien
que la responsabilité collective est un problème, en raison du manque de transpa-
rence de ce secteur et de la difficulté à concevoir des modèles communs de réali-
tés complexes. De surcroît, ce problème se renforce lui-même parce que les
groupes organisés sont de plus en plus désireux de modifier la perception qu’a le
public de ce problème,en remodelant l’image que les gens ont d’eux-mêmes et en
créant une culture de «victimisation» qui empêche d’avoir une idée précise de la
structure de la politique sociale et de ses règles24.C’est pourquoi,d’un autre côté,le
système invite généralement à en user et abuser des gens qui, s’ils pouvaient en
comprendre le fonctionnement,réprouveraient ce comportement.Cela permet aux
organisations de se polariser sur la création de notions «positives» d’une société
juste — à laquelle tout le monde est favorable — sans dire ce que sont vraiment
les problèmes de justice dans des conditions de complexité. Il s’agit d’un cercle
destructeur, car l’évolution du système ne connaît pas de règles d’arrêt permettant
l’observation et la conception d’un ordre administratif rationnel et transparent.Dès
lors qu’un niveau élémentaire de sécurité sociale est transcendé, le système s’en-
ferre nécessairement, et de plus en plus, dans ses propres contradictions dont le
reflet est en même temps dissimulé par des formules idéologiques25.

Nous avons dû nous familiariser avec la «causalité complexe» de la nature —


en remettant en question la calculabilité de relations de cause à effet linéaires —,
mais la société est devenue tout aussi complexe. Pour les nouveaux problèmes so-
ciaux, il n’y aura pas non plus de solutions miracles. Je me bornerai à citer un seul
exemple, à savoir l’explication du chômage. Il y a peu, l’économiste américain, Paul
Krugman26, a observé de façon tout à fait plausible que toutes les approches ac-
tuelles n’apportent que des explications partielles de ce phénomène qui interpelle,
et que l’hypothèse la plus réaliste doit admettre qu’il s’agit d’un cas de causalité
complexe, c’est-à-dire qu’il faut prendre en considération de nombreuses causes
partielles différentes,concomitantes et concurrentes.Le défi pour l’économie — et,
il faut l’ajouter,pour la science juridique également — doit consister à avoir accès à
une démarche institutionnalisée pour modéliser ce nouveau type de causalité
complexe. En termes juridiques, cela pourrait signifier, par exemple, que les sys-

24
Voir.Nolan jr., J.L, The Therapeutic State.Justifying Government at the Century’s End, NYUP,New York, 1998, qui
analyse la montée de l’État-providence,une évolution qui s’accompagne d’un recul grave de l’efficacité des
activités de l’État; Tanzi, V., et Schuknecht, L., The Growth of Government and the Reform of the Welfare State
(IMF WP 1995/130).
25
Pour une critique des idéologies de l’État-providence, voir Goodin, R. E., et Schmidtz, D.,Social Welfare and
Individual Responsibility, Free Press, New York, 1998; pour le système administratif en particulier, voir
Brunsson,N.,et Olsen,J.P.,The Reforming Organization, Fagbogverlaget,Bergen,1997;pour la conception de
l’État, voir Crozier, M.,État modeste,État moderne, Seuil, Paris, 1991.
26
Voir Krugman, P., Inequality and the Political Economy of Eurosclerosis,1993 (CEPR DP 867).
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 71

tèmes complexes de responsabilité collective, y compris les processus de négocia-


tion collective, devraient être contraints de relier leur politique à certaines hypo-
thèses de modélisation pour leurs attentes concernant les données essentielles du
processus sous-jacent.Il faudrait que ce modèle soit conçu de manière à permettre
la comparaison et l’observation rétrospective.Cela pourrait constituer un moyen de
confronter systématiquement la société et les acteurs sociaux avec des contraintes
autogénérées et de tenir compte explicitement des problèmes de domaines d’ac-
tion mal structurés qui ont tendance à devenir de plus en plus opaques. Les capa-
cités d’automodélisation et d’autoconception de la société qui,dans le passé,repo-
saient sur des procédés empiriques dans la société des individus doivent être
reconstituées et adaptées aux conditions de la société des organisations, avec la
perspective d’une «société expérimentatrice». Ce concept tente de se rattacher au
principe libéral selon lequel une constitution doit toujours être fondée sur une sorte
d’ordre préconstitué d’où elle retire les distinctions avec lesquelles elle organise les
processus décisionnels et attribue les responsabilités.Dans le passé,on pouvait peu
ou prou tabler sur une capacité implicite de régénération de la société. Mais dans
les conditions du nouveau paradigme, le processus de création de nouvelles possi-
bilités et l’imbrication avec des conséquences involontaires doivent être pris en
compte de manière plus explicite. Il faut trouver un nouvel équivalent fonctionnel
de la rationalité organique libérale classique fondée sur des règles générales,la res-
ponsabilité individuelle, l’expérience et la prise de décision décentralisée.

Pour la rationalisation interne de l’État, l’approche exposée plus haut pour-


rait signifier,par exemple,que les tâches administratives difficiles à structurer ne de-
vraient être assumées que si un programme d’évaluation systématique est mis en
place,car des informations doivent être générées explicitement dès lors que l’on ne
peut plus se fier à l’expérience émergeant spontanément des procédés empiriques.
D’une manière générale, les tâches publiques devraient être davantage rattachées
à l’élaboration et à la conservation de l’infrastructure informationnelle de la société
au sens large qu’il faudrait mettre en place pour élargir le champ des possibilités et
le «vivier de la diversité» dans la société.Ainsi, les devoirs de l’État en matière d’ob-
jectifs de procédure pourraient être reliés à la rationalité des droits libéraux tradi-
tionnels au lieu d’être intégrés à la continuité d’une logique organique ciblée de
l’État-providence.

Perspective:vers la «société expérimentatrice»

1) Critique de la rationalité discursive

Contrairement à la «rationalité argumentatrice» du modèle postconvention-


nel de délibération suscité par l’école habermasienne, le modèle préconisé ici sup-
pose plutôt une rationalité limitée et fait appel au fonctionnement avec des
conventions provisoires,à la gestion de contraintes autogénérées,à la recherche de
règles d’arrêt orientées vers des schémas «viables» de décisions et l’attribution de
conséquences. Aujourd’hui, il faut de nouvelles distinctions qui doivent être adap-
72 Karl-Heinz Ladeur

tées à l’auto-organisation,dans la société,de processus qui ne sont plus enregistrés


par les anciennes macro-organisations «représentatives». Toutefois, une version
éthico-discursive de la procéduralisation du droit constitutionnel négligerait les
fonctions spécifiques du système juridique. La priorité d’un discours de justice at-
tend trop de potentiel d’action collective et sous-estime l’inévitabilité de
contraintes pour le processus permanent de différenciation de la société qui ne
peuvent être surmontées par la «délibération». Il n’y a pas de justice a priori qui ne
prenne en considération les problèmes de mise en œuvre de la justice dans une so-
ciété complexe,et c’est la raison pour laquelle la priorité d’un discours de justice sur
des rationalités systémiques et instrumentales concurrentes est loin d’être plau-
sible.Si une telle revendication de priorité fait partie intégrante de la forme de la ra-
tionalité discursive, elle ne peut cependant être justifiée explicitement. Il n’y a rien
d’étonnant à ce que Habermas27 puise le potentiel auto-instructif du discours poli-
tique dans une rationalité inscrite dans le langage qui doit être libérée des rapports
de pouvoir politique et de la rationalité instrumentale économique. Si l’on en juge
par l’histoire réelle,il est loin d’être évident que le discours politique «désintéressé»
ait privilégié d’une façon ou d’une autre l’accès à une rationalité globale. Dans le
passé, le plus grand danger pour la société libérale a été créé par les mouvements
politiques «altruistes» qui, précisément en raison de leur nature altruiste, deman-
dent des sacrifices qui aboutissent à un cercle d’autodestruction de la société dans
son ensemble. Dans la société, le problème majeur n’est pas de trouver des règles
pour l’argumentation politique, mais de maintenir des schémas d’action coopéra-
tive. Le problème des modalités de mise en place d’un ordre coopératif dans une
société fragmentée et en pleine mutation ne peut être abordé utilement si l’on ne
prend pas au sérieux le problème des connaissances, un cadre commun pour l’au-
todescription de la société dans des conditions d’indétermination, si besoin est. La
neutralisation de l’intérêt par la délibération — à présumer qu’elle soit possible —
résoudrait uniquement le problème de l’équité,lequel n’est pas le plus urgent,tant
s’en faut.

Une société postmoderne ne peut être intégrée par un ensemble stable de


croyances communes, mais plutôt par des réseaux d’interactions politiques et so-
ciales différenciées, réseaux qui se chevauchent et créent des sortes de connais-
sances implicites pouvant servir de matière première à la mise en place de conven-
tions explicites. La société complexe qui est aux prises avec l’incertitude doit se
transformer en «société expérimentale», en réorganisant ses institutions dans le
sens d’un remodelage des motivations pour l’apprentissage et l’adaptation. Le fait
que les principaux acteurs sont désormais des organisations et non des individus
bloque la route à tout retour à une société déréglementée pseudo-libérale,mais les
traditions libérales excluent également la solution de rechange d’un État rempla-
çant les potentiels d’autoréglementation du marché par des réglementations orga-
niques axées sur des objectifs. C’est pourquoi on peut seulement imaginer que le
renouvellement d’une société libérale dans des conditions de complexité devant
mener à une société qui s’auto-organise se produira par l’introduction dans les or-
ganisations d’«irritations» périodiques créant des problèmes potentiellement exter-

27
Voir Habermas, J., Between Facts and Norms,MIT Press, Cambridge (MA), 1996.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 73

nalisés qui ne peuvent plus être laissés à l’évolution spontanée.Le caractère procé-
dural de cette conception réside dans l’hypothèse que ce qui est en jeu, c’est plus
une nécessaire diversité.Le cadre de référence général devrait être axé sur des mé-
thodes et procédures de confrontation des organisations et des systèmes sociaux
avec des contraintes autogénérées mettant en cause le risque, surtout pour les or-
ganisations, de se voir enfermer dans une sorte de voie toute tracée de leur déve-
loppement. Avec ce concept, l’accent est mis sur une détermination externe para-
doxale de l’autodétermination interne de réseaux organisationnels de corrélations
menant à un nouvel ordre juridique de «société auto-organisatrice»28 qui se dis-
tingue de la société libérale première des individus par le fait que son automodifi-
cation comprend également ses propres règles.

Le rôle essentiel de composantes joué par la causalité et l’expérience a per-


mis la mise en place d’un cadre intégrateur structurant la réalité sociale,ainsi que la
formulation d’attentes individuelles dans l’interaction et la coopération sociales.On
ne peut réinventer la société, pas plus que des connaissances ne peuvent être
créées et implicitement ignorées,dans la pratique,par une théorie politique et juri-
dique quelle qu’elle soit. C’est pourquoi une solution sérieuse à la crise actuelle de
l’État 29 ne peut que consister dans la recherche d’un équivalent fonctionnel du rap-
port classique entre la structure juridique de base et son modèle institutionnalisé
de société ainsi que sa méthode de création et d’évaluation de nouvelles connais-
sances dans un cadre d’auto-observation de son fonctionnement. Dans cette
approche, le rapport entre l’ordre juridique et la structure cognitive de la société
établie par l’ordre libéral est pris comme point de départ parce qu’il fonctionne de
manière acceptable. Une procédure argumentative globale axée sur la justice ne
peut jouer ce rôle parce qu’elle ne tient pas compte des contraintes qui sont impli-
cites dans des domaines différenciés de la pratique sociale.Le modèle de procédu-
ralisation présenté ici est lié aux processus spécifiques de la création de connais-
sances et à leur rapport à l’action privée et à la prise de décision publique, comme
c’était le cas avec le lien traditionnel entre des normes juridiques abstraites et la
référence à l’expérience générale.Il essaie d’allier des éléments normatifs et des élé-
ments cognitifs dans une perspective de société expérimentatrice et auto-organi-
satrice placée sous le signe de la souplesse. Il considère explicitement que les pro-
cédures créent de nouvelles connaissances, de nouvelles options et de nouveaux
modèles en tant qu’équivalent fonctionnel du lien entre, d’une part, des règles
générales abstraites et, d’autre part, l’expérience comme tronc commun de
connaissances publiques d’une société d’individus.Ces deux approches sont carac-
térisées par la nécessité de mobiliser des connaissances pour la prise de décision
dans une société aux prises avec l’indétermination qui naît de la projection dans
l’avenir par opposition à la reproduction de la tradition.

28
Voir, en général, Ulrich, H., et Probst, G. J. B., Self-Organization and Management of Social Systems: Insights,
Promises,Doubts and Questions,Springer, Berlin, 1984.
29
Voir uniquement l’analyse éminente de Guéhenno, J. M., The end of the Nation State, University of
Minnesota Press, Ann Arbor, 1995;L’avenir de la liberté,Flammarion, Paris, 1999.
Partie II
Le contexte national
Procéduralisation et réforme
de l’administration britannique
Andrew Dunsire et Christopher Hood

Au cours des vingt dernières années, l’administration britannique a fait l’ob-


jet de modifications substantielles. On peut se demander si ces modifications doi-
vent être jugées compatibles avec l’«hypothèse de la procéduralisation» (et, dans
l’affirmative, si la procéduralisation est une conséquence involontaire de mesures
dont les buts étaient tout autres). D’après la formule fixée pour le séminaire «La
gouvernance en transition» de la cellule de prospective de la Commission euro-
péenne organisé en 1996,le présent rapport commence par une brève description
de quelques-unes des grandes modifications intervenues dans l’administration bri-
tannique depuis une vingtaine d’années, puis il examine (deuxième partie) dans
quelle mesure ces modifications sont assimilables à une «procéduralisation». Dans
sa troisième partie, il aborde d’autres façons de concevoir le changement adminis-
tratif.

Réforme de l’administration britannique:synthèse


Durant la cinquantaine d’années qui a suivi la Seconde Guerre mondiale,
l’administration britannique a connu à la fois des tendances et des cycles. Le cycle
le plus évident réside dans le passage du programme de nationalisation des servi-
ces d’intérêt public et des industries «stratégiques» d’après-guerre (dans lequel le
contrôle interne de l’État remplaçait, dans une certaine mesure, la réglementation)
au programme de privatisation tout aussi vaste des années 80 et 90, dans lequel la
propriété privée était assortie d’une réglementation plus formelle et explicite. La
tendance à long terme sans doute la plus évidente est la chute des emplois directs
dans l’administration centrale. La dimension de la fonction publique britannique
(qui ne comprend que les ministères et les agences de l’État) est à peu près la moi-
tié de ce qu’elle était à la fin de la Seconde Guerre mondiale,la vaste administration
impériale d’il y a cinquante ans a quasi disparu et les effectifs de l’armée ne repré-
sentent plus qu’une fraction de ce qu’ils étaient après 1945 (et même avant 1939).
Si les autres services publics (personnel des collectivités locales, personnel de san-
té, corps enseignant et police) ont connu des fortunes diverses, ils ont cependant
enregistré globalement une réduction plus faible de leurs effectifs par rapport à
leur niveau de pointe de l’après-guerre.

Bien que les «problèmes de gestion» internes et externes auxquels l’État bri-
tannique a dû faire face aient évolué de façon spectaculaire au cours de cette pé-
riode (reconstruction d’après-guerre, décolonisation, adhésion à l’Union euro-
78 Andrew Dunsire et Christopher Hood

péenne, graves conflits internes en Irlande du Nord, conséquences économiques


des «chocs pétroliers» des années 70 et des régimes commerciaux libéraux des an-
nées 80 et 90),le voyageur d’il y a cinquante ans qui ferait un saut dans le temps re-
connaîtrait aisément certaines caractéristiques de l’administration. La fonction pu-
blique britannique reste divisée entre une administration relativement restreinte au
niveau national, où l’on trouve majoritairement des «généralistes» de métier plus
que des juristes ou des ingénieurs, et une vaste administration au niveau des col-
lectivités locales qui, elle, est davantage dominée par des spécialistes. Le pays est
doté d’une structure extrêmement spécialisée de tribunaux administratifs et ne
possède pas la structure plus générale des tribunaux administratifs des pays de
droit public. Officiellement, il n’a pas de police nationale ni de ministère de la justi-
ce. La défense nationale, la diplomatie, l’immigration, la fiscalité et la sécurité socia-
le sont les seuls grands programmes d’action administrés à l’échelle nationale (à
moins qu’on y ajoute le système d’intervention de la politique agricole commune,
qui est géré par un organisme public depuis l’adhésion à la Communauté en 1973).
Les fonctionnaires n’ont pas de «statut» officiel, ils continuent à fonctionner aux ni-
veaux les plus élevés en grande partie comme des «courtisans» plus que des «ges-
tionnaires» (voir Sisson, 1976), et les clauses et conditions de leur emploi relèvent
essentiellement du droit général du travail plus que d’un droit spécifique de la
fonction publique,même si les hauts fonctionnaires font toujours l’objet de restric-
tions plus importantes à leur activité dans les partis politiques que leurs homo-
logues de la plupart des autres pays.

Toutefois, durant les vingt ans qui ont précédé l’élection du gouvernement
travailliste de Tony Blair en 1997,la fonction publique britannique a connu d’impor-
tantes mutations. La plupart de ces mutations ont été décrites et commentées de
manière exhaustive par ailleurs1,et comme la place nous manque pour les aborder
en détail dans ce rapport, nous nous bornerons à en faire une synthèse extrême-
ment sélective.

Les grandes mutations globales observées durant cette période peuvent


être décrites comme suit.

— Passage généralisé d’un «État de bureaucratie» à un «État de réglementation» et


à un «État d’habilitation»,avec des privatisations et la délégation à l’extérieur de
tâches autrefois accomplies par des fonctionnaires de l’État et des collectivités
locales.
— Élargissement du champ des services publics assurés par les «quangos» (organi-
sations non gouvernementales semi-autonomes) ou par des organismes pu-
blics spécialisés extérieurs aux autorités généralistes et dont la création résulte
souvent du transfert de responsabilités enlevées aux collectivités locales (par

1
Voir, par exemple, Fry, 1985, 1988a et 1988b; Pollitt, 1986 et 1993; Dunsire et Hood, 1989; Jones, 1989; Chap-
man, 1991; Drewry et Butcher, 1991; Metcalfe et Richards, 1991; Painter, 1991; Stoker, 1991; Foster, 1992;
Jordan, 1992; Stewart et Walsh, 1992; Jones et Burnham, 1995; Ferlie et coll., 1996; Hood, 1996; Hood et
James, 1997.
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 79

exemple, à Londres, dans le domaine du logement et de l’éducation et de bien


d’autres services après la dissolution, en 1986, du Greater London Council).
— Évolution du style et des modalités de surveillance des services publics,avec un
«activisme judiciaire» accru dans le contrôle, impliquant aussi bien la Cour de
justice des Communautés européennes que les tribunaux britanniques,le déve-
loppement des procédures de doléances et des cas portés devant les média-
teurs, avec quelque dix-sept médiateurs et des bureaux spécialisés dans l’enre-
gistrement des réclamations concernant la police, les services de sécurité ainsi
que l’armée en Irlande du Nord,et la progression des audits publics qui,tant au
niveau de l’État qu’au niveau des collectivités locales, sont passés dans les an-
nées 80 des «contrôles de régularité» à l’analyse des mesures adoptées et au
contrôle d’efficacité ainsi qu’à des activités de contrôle connexes, comme la
mise en place d’«audits cliniques» dans les services de santé et d’inspections
très poussées dans l’enseignement primaire,secondaire et supérieur (voir Hood
et coll., 1999).
— Passage à des formes de responsabilité plus explicites et codifiées.Des codes de
conduite de la fonction publique ont été publiés pour les ministres, les
conseillers municipaux et les fonctionnaires. Dans les années 80, un texte légis-
latif a imposé aux collectivités locales des mesures de transparence, lesquelles
ont été adoptées pour l’administration centrale dans les années 90 par un livre
blanc (la loi sur la liberté de l’information est en discussion à l’heure où nous
écrivons). Les fonctionnaires se sont vu imposer toute une série de nouvelles
contraintes de procédure, et notamment l’obligation de démontrer l’efficience
des prestations de services (enquête de marché obligatoire du temps des
conservateurs,remplacée par le système «Best Value»(rapport qualité/coût opti-
mal) mis en place pour les collectivités locales par le gouvernement travailliste
Blair et impliquant l’efficience certifiée), l’évaluation obligatoire des «coûts de
mise en conformité» (supportés par les entreprises) des nouvelles initiatives de
réglementation et les obligations imposées par la «charte du citoyen» de 1991
qui est abordée au chapitre suivant.
— Changements constitutionnels substantiels dans un État autrefois «hyperuni-
taire»,à commencer par de profondes modifications de l’administration d’Irlande
du Nord à la suite de l’accord anglo-irlandais de 1985 et de l’instauration en
1999 des assemblées autonomes élues d’Écosse, du pays de Galles et d’Irlande
du Nord. Cette dernière fait partie d’une transaction «consensuelle» entre les
forces politiques divisées d’Irlande du Nord qui a été négociée par les gouver-
nements britannique et irlandais (et reste précaire à l’heure où nous écrivons).À
Londres, un maire et une assemblée élus doivent être mis en place après les
élections de 2000. Ces changements, qui vont de pair avec la décentralisation
administrative territoriale du Royaume-Uni et la décentralisation correspon-
dante des collectivités élues, ont également introduit de nouveaux dispositifs
administratifs.

Les mutations sans doute les mieux connues sur le plan international sont
celles qui se sont produites dans le secteur des entreprises publiques (voir
Abromeit, 1986; Veljanovski, 1987; Wiltshire, 1988; Dobek, 1993). D’abord timide et
80 Andrew Dunsire et Christopher Hood

modeste,le programme de privatisation entamé à la fin des années 70 (et plus pré-
cisément avec la cession en 1977, par un gouvernement travailliste, de la participa-
tion détenue par l’État dans la compagnie pétrolière BP) s’est étoffé, donnant lieu
au transfert massif d’un million d’emplois du secteur public au secteur privé dans
les années 80 (voir Foster, 1992).

Pour le sujet qui nous occupe,l’élément clé concernant le programme de pri-


vatisation réside dans la façon dont celui-ci a engendré une nouvelle structure de ré-
glementation «externe» impliquant une plus forte dose de contrôle quasi indépen-
dant et une meilleure explication de la «règle du jeu» que ce ne fut le cas durant la
période des nationalisations malgré les tentatives répétées du ministère des finances
de mettre en place des cadres de contrôle explicites.Le pouvoir réglementaire était
désormais réparti entre des services ministériels sectoriels et des «bureaux» semi-
indépendants constitués en services non ministériels dominés par des directeurs
généraux majoritairement recrutés en dehors de la fonction publique et investis
de compétences directes.Cette structure a été calquée sur le système de réglemen-
tation des pratiques commerciales loyales qui avait été remanié au début des années
70 et avait l’ambition de créer un style de réglementation caractérisé par sa souplesse
et fort différent de l’approche américaine juridisée et contraignante de la réglemen-
tation de l’industrie.Quant à savoir si cette ambition s’est réalisée,on est en droit de
s’interroger.Il n’est pas rare d’entendre dire que,en fait,la réglementation des services
d’intérêt public n’a cessé de gagner en complexité et en juridisme.

Comme avec les privatisations, le gouvernement Thatcher a commencé par


éviter les changements spectaculaires dans la fonction publique et s’est délibéré-
ment abstenu de procéder à une réorganisation massive des fonctions ministé-
rielles,contrairement à la démarche adoptée par le gouvernement conservateur de
Sir Edward Heath au début des années 70 (Hennessy, 1990, p. 645). Les change-
ments majeurs ont été amorcés plus tard, et notamment dans le sillage de la
grande grève des fonctionnaires de 1981 fondée sur des revendications salariales,
lorsque le service chargé des salaires et de la gestion de la fonction publique a été
supprimé, que son chef permanent a été envoyé à la Chambre des lords et à la re-
traite anticipée,et qu’un degré modeste de salaire discrétionnaire a été introduit ul-
térieurement en remplacement du système traditionnel de classification à échelons
et à hausses fixes.

Vers la fin des années 80, les volets de prestation de services de la fonction
publique ont commencé à être transformés en agences de service public semi-
indépendantes sur le modèle d’entreprises,par la séparation opérée entre les fonc-
tions exécutives et les ministères chargés de définir des politiques2. Les conditions
relatives à l’obligation de procéder à des appels d’offres pour une partie des activi-
tés ministérielles («sondage du marché») ont été introduites au milieu des années
90, puis remplacées par le nouveau régime de «contrôles des frais de fonctionne-

2
Il s’agit des agences Next Steps, ainsi nommées d’après le titre du document qui les préconise (voir Jenkins
et coll.,1988),et dont les tâches sont énumérées dans des «documents-cadres» approuvés par les ministres
(voir Jordan, 1992;Theakston, 1992;Trosa, 1994; Cabinet Office, 1994b; Dowding, 1995).
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 81

ment» (axés sur les dépenses courantes plus que sur le coût des programmes) lié à
des plans d’efficience.L’année 1993 a vu la mise en place des «bilans des dépenses
fondamentales», annonçant un «écrasement des niveaux hiérarchiques» radical de
certains ministères, et notamment du ministère des finances. En 1996, tous les
contrôles centraux des salaires avaient été supprimés et le contrôle du ministère
des finances remanié sous forme d’approche ouvertement plus «stratégique» axée
sur le suivi des frais de fonctionnement.

Parmi les autres changements touchant l’activité des fonctionnaires, on


trouve le livre blanc de 1993 qui introduit le principe général de la «transparence»,
la publication en 1995 d’un code de conduite de la fonction publique en réponse
aux préoccupations exprimées par la commission du Trésor et des services publics
(de l’époque) de la Chambre des communes au sujet de la déontologie de la fonc-
tion publique, une extension et une modernisation du régime d’évaluation des
coûts de mise en conformité avec les nouvelles réglementations,initialement intro-
duit en 1985,et le remaniement des compétences de la commission de la fonction
publique (organisme de recrutement et d’évaluation) en 1995. Ce dernier change-
ment a, pour la première fois, donné au commissaire général de la fonction pu-
blique un rôle dans les promotions au sein du service public,par sa présence au co-
mité qui fait des recommandations au Premier ministre au sujet des secrétariats
permanents. En outre, il a définitivement séparé le rôle de réglementation des sys-
tèmes de nomination au mérite du processus opérationnel de recrutement dans la
fonction publique,et il a confié le poste de commissaire général de la fonction pu-
blique à une personne qui n’est pas du sérail (et non à un fonctionnaire en service)
afin de limiter les conflits d’intérêt. Le gouvernement travailliste de Tony Blair a
conservé la plupart de ces changements, a introduit un nouveau régime de con-
trôle des dépenses prévoyant des objectifs de résultats quasi contractuels par
ministère et a proposé d’introduire une législation sur la liberté de l’information
pour l’administration centrale.

Dans le secteur des collectivités locales, le style très XIXe siècle des collecti-
vités uniformes et diversifié, qui a persisté jusque dans les années 80, n’a cessé
d’être érodé par des réorganisations (et notamment la suppression, en 1986, du
Greater London Council et de tous les conseils métropolitains du Royaume-Uni).
Des transferts successifs de compétences ont été opérés des collectivités locales à
ce que l’on a appelé la «nouvelle magistrature» (Stewart, 1992) des ONG semi-
autonomes ou «quangos» (dont on a dit qu’elles sont responsables d’environ un
quart de toutes les dépenses publiques du Royaume-Uni). Le pouvoir des collecti-
vités locales de fixer le niveau des dépenses et celui des impôts locaux a été limité
par le «plafonnement» (voir John, 1994). L’impôt foncier traditionnellement prélevé
par les collectivités locales (calculé sur la valeur locative théorique, cet impôt frap-
pait les occupants de logements et majoritairement les propriétaires privés et non
les locataires de logements sociaux) a été brièvement remplacé par un impôt local
(poll tax) frappant tous les adultes résidant dans la commune, lequel a été à son
tour remplacé par un impôt communal (council tax) calculé sur la valeur théorique
du capital et frappant tous les ménages.Les conservateurs avaient mis en place des
formules institutionnelles permettant aux établissements scolaires publics de se
soustraire au contrôle communal en optant pour l’autonomie, mais cette politique
82 Andrew Dunsire et Christopher Hood

a été inversée par le gouvernement travailliste de Tony Blair après 1997. Il en a été
de même pour la politique des conservateurs consistant à élargir l’obligation légale
pour les collectivités locales de lancer des appels d’offres pour certaines prestations
de services (voir Ascher,1987),plutôt que de maintenir la prestation interne par des
employés des collectivités locales, sans appels d’offres. Le gouvernement Blair a
modifié cette politique en introduisant le système «Best Value»(rapport qualité/coût
optimal), qui prévoyait une inspection centrale plus approfondie du coût et de
la qualité des services, assortie de la faculté d’obliger les collectivités locales à
renoncer à la prestation directe de services.

Dans le secteur de la santé,qui est l’autre grand domaine de la fonction pu-


blique britannique, un certain nombre de mesures ont été prises pour circonscrire
le schéma antérieur d’autonomie professionnelle (notamment des médecins hospi-
taliers) et d’indépendance de gestion professionnelle. Parmi ces mesures, on peut
citer l’instauration des audits cliniques dans les années 80 et la création de struc-
tures organisationnelles où l’on trouve majoritairement des directeurs généraux
embauchés avec des contrats à durée déterminée et rémunérés en fonction des ré-
sultats.L’ancienne organisation «monolithique» des hôpitaux du NHS (autrefois gé-
rée comme un seul et même service national) a été transformée sur le modèle de
l’entreprise, les hôpitaux publics étant régulièrement transformés en «établisse-
ments publics autonomes» et indépendants gérés par un conseil d’administration
composé d’hommes d’affaires locaux. Les conservateurs ont instauré dans le sec-
teur de la santé un «marché intérieur» établissant une scission institutionnelle entre
acheteurs et prestataires (voir Pollitt, 1993, p. 64-66; Stewart et Walsh, 1992, p. 502).
Le gouvernement travailliste de Tony Blair a modifié ces dispositifs, tout en conser-
vant la scission acheteur-prestataire, et a annoncé la création d’un système renfor-
cé d’audits et d’inspections, assorti de la faculté de prendre des mesures à l’en-
contre des hôpitaux autonomes «défaillants».

On a souvent décrit les changements brièvement résumés ci-dessus comme


la mutation la plus radicale qu’ait connue l’administration britannique depuis la Se-
conde Guerre mondiale et peut-être même au XXe siècle. Nombre de ces change-
ments sont allés dans le sens de ce qu’on appelle le «New Public Management»
(NPM), une expression qui recouvre un ensemble d’idées connexes sur la façon
d’organiser les services publics,qui ont remis en question les idées reçues ou tradi-
tionnelles (voir Hood, 1991; Pollitt, 1993). Si les commentateurs divergent sur le ca-
talogue des caractéristiques du NPM,ils s’accordent généralement à dire que l’idée-
force des réformes a été la suppression des anciennes règles uniformes qui étaient
appliquées à l’ensemble du système et limitaient fortement la marge de discrétion
des gestionnaires sur des questions comme les salaires et la gestion budgétaire.
Mais en même temps, par un processus d’image inversée, des mesures parallèles
ont mis en place un système de mesure des résultats des gestionnaires et d’autres
types de contrôles procéduraux effectués par des régulateurs spécialisés sur des
questions comme la sécurité et la confidentialité des données, les principes d’em-
bauche au mérite, ou la qualité et l’efficience. Certains de ces contrôles recouvrent
le secteur public et le secteur privé (voir Hood et coll.,1999).Enfin,le gouvernement
travailliste de Tony Blair a poursuivi l’extension de la réglementation du secteur pu-
blic mise en chantier par les conservateurs.
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 83

La réforme de l’administration britannique


et l’hypothèse de la procéduralisation
Ce chapitre examine brièvement quelques-unes des réformes décrites au
chapitre précédent et les évalue par rapport à l’«hypothèse de la procéduralisa-
tion». Nous sommes partis de l’hypothèse que la «procéduralisation» pouvait être
considérée comme incarnant un progrès en direction de quatre grandes valeurs
dans les rapports entre les particuliers, les organisations, les fonctionnaires et la
classe politique dans les pays démocratiques:

— éclairage, ou transparence et clarté;


— constitutionnalisme, ou universalité kantienne des maximes des processus in-
ternes;
— habilitation, ou délégation de pouvoirs à des personnes et à des groupes;
— inclusion (dialogue), ou participation des intéressés aux décisions.

Trois de ces termes sont utilisés dans le projet de rapport de la phase 1 du


séminaire de la Commission européenne.Le deuxième,c’est-à-dire le «constitution-
nalisme», n’est certes pas employé explicitement, mais il nous semble qu’il est
contenu implicitement dans le terme «procéduralisation». Il va de soi que, dans le
présent contexte,le «constitutionnalisme» n’a pas son sens juridique de «conformi-
té à la Constitution», mais est l’antonyme de tyrannie, d’absolutisme ou d’arbitraire,
comme dans le titre de Vile Constitutionalism and the Separation of Powers (1967).
L’«universalité kantienne» des maximes est un rappel de l’aphorisme de Kant dans
Fondements de la métaphysique des mœurs: «je ne dois jamais agir autrement que de
façon que je puisse vouloir aussi que ma maxime devienne une loi universelle»3.

Ces quatre valeurs ne s’excluent pas l’une l’autre,pas plus qu’elles n’épuisent
le contenu de l’«hypothèse de la procéduralisation», mais elle peuvent utilement
servir de liste de contrôle.

Si l’on passe en revue les réformes administratives énumérées plus haut, il


semble que les privatisations et la sous-traitance de travaux autrefois effectués par
des agents de la fonction publique n’aient aucun rapport nécessaire ni direct avec
l’une ou l’autre de ces quatre valeurs, exception faite du cas où les particuliers ont
été «habilités» par l’achat d’actions d’une entreprise publique lorsque l’opération
leur a été proposée — et encore, seulement s’ils les ont conservées au lieu d’en-
granger un bénéfice immédiat.On peut dire que la privatisation de services d’inté-
rêt public a indirectement généré un gain de transparence et de constitutionna-
lisme, paradoxalement en raison de l’accroissement de la réglementation déclarée
qui l’a accompagnée, puisque les critères des autorités de réglementation ont été
publiés; il en est allé de même dans le cas des prestations des collectivités locales

3
«Ich soll niemals anders verfahren,als so,dass ich auch wollen könne,meine Maxime solle ein allgemeines Gesetz
werden.»
84 Andrew Dunsire et Christopher Hood

et autres contrats pour des services autrefois réalisés en interne.En revanche,on ne


voit émerger aucun progrès visible des valeurs d’habilitation et de participation.

L’explosion des ONG semi-autonomes («quangos») pour la gestion des ser-


vices publics en remplacement du contrôle par les autorités élues a été presque ex-
clusivement et décisivement négative pour la «procéduralisation», que ce soit sur
les plans de la transparence, du constitutionnalisme, de l’habilitation ou du dia-
logue. Si, en principe, le développement de nouvelles collectivités élues en 1999-
2000 emmène le système dans une autre direction, on n’observe cependant jus-
qu’ici aucune trace d’usure des «quangos».

Le développement des mécanismes de surveillance (examen judiciaire,


médiateurs, filières de doléances, audit public) révèle un net progrès de la transpa-
rence et du constitutionnalisme et un moindre progrès de l’habilitation. Tous ont
commencé comme des réformes de processus, c’est-à-dire le suivi et la révision du
processus interne des décisions contestées plus que de la forme ou du fond de
celles-ci;mais le dernier — l’audit – a assurément franchi le seuil menant au conte-
nu et au résultat, ce qui constitue là encore un progrès sur le plan de l’habilitation
(par procuration). Récemment, enfin, la «réglementation de la réglementation» a
produit un ensemble de références (Better Regulation Task Force, 1998) comprenant
la transparence, la responsabilité par la concertation et le soutien public pour
l’action publique.

Les changements apportés à la taille de la fonction publique, ainsi qu’à sa


structure salariale et à ses modalités de recrutement, ne frappent pas par ce qu’ils
pourraient représenter comme progrès de l’une ou l’autre des principales valeurs
de la «procéduralisation». En effet, les remaniements ministériels et la redéfinition
du champ d’action des ministères accroissent l’opacité et non la transparence.
Comme on l’a vu plus haut,la séparation opérée entre l’échelon opérationnel et ce-
lui de l’élaboration des politiques ne représente un gain sur le plan de la diffusion
de l’information qu’en vertu de la publication des «documents-cadres» et des rap-
ports des agences d’exécution. On continue de prétendre, et c’est plutôt absurde,
que le rapport de responsabilité des dirigeants de ces agences avec les parlemen-
taires, la presse et les citoyens n’a absolument pas changé; il se fait toujours par le
biais de la «responsabilité ministérielle». Or, plusieurs affaires récentes montrent
qu’il s’agit d’un obscurcissement et non d’une clarification de la situation,d’un recul
du constitutionnalisme des processus et même d’une déshabilitation du plaignant
potentiel, par rapport à la situation antérieure. De même, on ne constate pas la
moindre avancée des valeurs de participation.

La volonté manifestée récemment par les autorités de l’État d’informer da-


vantage sur le fondement des décisions du Conseil de ministres (Cabinet Office,
1994a), de publier la liste nominative et les travaux des réunions du Conseil, d’invi-
ter le grand public à désigner des gens pour des distinctions honorifiques, et
d’autres initiatives allant dans le sens d’un «gouvernement plus transparent» (dont
le livre blanc de 1993 attribuant le suivi de ses dispositions au commissaire parle-
mentaire pour l’administration), représente un gain d’éclairage et peut-être de
constitutionnalisme, si ce n’est pour les deux autres valeurs. Toutefois, les cham-
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 85

pions de la «liberté de l’information» (Wilson, 1984) prétendent que le projet du


gouvernement Blair de continuer à légiférer dans ce domaine est un pas en arrière,
car il s’éloigne du principe qui veut que toutes les informations de l’État soient ren-
dues publiques, sauf si cela risque de mettre en péril la sécurité de l’État ou la vie
privée des particuliers, ou de constituer une violation du secret commercial. Parmi
les autres ouvertures représentant des gains de transparence et de constitutionna-
lisme, on pourrait citer les registres des participations financières des parlemen-
taires et la mise en place d’un commissaire aux nominations publiques chargé de
surveiller le choix des personnes employées par les ONG semi-autonomes.

La décennie a également vu un développement assez surprenant,à savoir la


communication du nom du nouveau chef (une femme) de la direction du Security
Service (MI5) et la conférence télévisée qu’elle a donnée sur les travaux de ses ser-
vices.C’est en 1992 que le MI5 a reçu un statut légal pour la première fois — peut-
être en réponse à une contestation éventuelle en vertu de la convention euro-
péenne des droits de l’homme —, et un commissaire semi-indépendant a été mis
en place pour surveiller les services de sécurité et recevoir les doléances,ce qui ac-
croît le constitutionnalisme, mais peu la transparence, l’habilitation et la participa-
tion. Depuis lors, le MI5 a pris pied (au milieu d’une controverse) dans l’élaboration
de la politique intérieure pour remplacer le rôle, désormais inutile, qu’il a joué lors
de la guerre froide.

Les appels d’offres obligatoires, le sondage du marché et d’autres initiatives


visant à clarifier les coûts «réels» des activités administratives sont des mesures des-
tinées à valoriser la «rationalité» de la prise de décision.Or, elles ne promettent pas
grand-chose au citoyen en matière de transparence,de constitutionnalisme,d’habi-
litation ou de participation, si ce n’est que les connaissances ainsi obtenues sont
rendues publiques.Cela s’applique également aux réformes du NPM et à la mesure
des résultats:l’objectif manifeste est d’obtenir un meilleur contrôle de gestion,mais
cette philosophie de la gestion a pour sous-produit les connaissances retirées lors
de l’élaboration des critères et de la publication des mesures. Comme autres
exemples, on peut citer la négociation des «documents-cadres» concernant les
agences exécutives (créées dans le cadre du programme «Next Steps») et qui sont
une sorte de «définition de mission» pour l’agence et de justification pour son chef,
et la réalisation de l’évaluation des résultats des établissements scolaires, universi-
taires et hospitaliers, ainsi que des collectivités locales, en vue de leur classement.
Cette sorte de «classement du championnat» doit permettre aux parents d’élèves,
aux étudiants, aux patients et à leur famille, mais aussi aux contribuables locaux, de
faire un choix plus informé (ce qui représente un gain considérable sur le plan de
l’habilitation). Au demeurant, on peut se demander pourquoi le National Audit
Office (la section d’enquête la plus puissante de la Chambre des communes) ne fait
pas quelque chose d’analogue pour les ministères, en établissant un classement
des «bons», des «moyens» et des «mauvais» en fonction de critères types — nul
doute qu’il ait la compétence pour le faire, encore faudrait-il qu’il en ait la volonté
politique.

Cette recherche de comparaisons, même lorsqu’elle est désobligeante,


constitue un «processus d’apprentissage» sur lequel les fonctionnaires et les
86 Andrew Dunsire et Christopher Hood

hommes politiques ne sont guère plus avertis que la presse et ses lecteurs,et où les
spécialistes sont loin d’être infaillibles et d’être capables de communiquer ce qu’ils
savent. Elle met sur la place publique — dans une certaine mesure — des proces-
sus et des méthodes de prise de décision qui, sauf enquêtes spécifiques des
bureaux d’audit ou des médiateurs, seraient impénétrables. On peut dire que ce
processus fait progresser le dialogue et l’inclusion ainsi que la transparence et l’ha-
bilitation — il figure en bonne place dans un classement de «procéduralisation»,
bien qu’il ne soit pas particulièrement valorisant pour les mérites des processus. Il
existe un processus d’apprentissage d’un type plus élaboré, à savoir la conscience
que tout classement comparatif de ce genre dépend essentiellement de ce qui est
mesuré et de ce qui n’est pas pris en compte dans le calcul — par exemple,dans le
classement des établissements scolaires en fonction des résultats obtenus aux exa-
mens, l’incitation à intégrer des critères de «valeur ajoutée» (degré d’amélioration
depuis l’enquête précédente sur la même cohorte).

La question de l’évaluation obligatoire des «coûts de mise en conformité»


entraînés par une nouvelle réglementation met en évidence un autre aspect du
«dialogue». En effet, lorsqu’ils procèdent aux évaluations, les fonctionnaires sont te-
nus de consulter les entreprises et autres organisations susceptibles d’être tou-
chées,c’est-à-dire que leur processus décisionnel subit une contrainte,et le progrès
du constitutionnalisme (dans l’acception non juridique du terme), s’il est le fruit de
cette consultation, l’amène dans la sphère de l’«hypothèse de la procéduralisation»
de la manière particulière que le projet de rapport de la phase 1 décrit (p. 4)
comme étant «l’insertion et la réinsertion du contexte dans l’élaboration et l’ap-
plication» de règles:

«L’application de règles devient simultanément un processus


de renégociation lié à la participation d’une pluralité d’acteurs.»

Dans un certain sens,cet usage ne représente rien de nouveau pour le fonc-


tionnaire britannique.En effet,il y a quarante ans,lorsque Dunsire était un fonction-
naire britannique, il était depuis longtemps l’usage (imposé par la loi dans bien des
cas, comme la loi de 1946 sur la circulation routière et la loi de 1948 sur la marine
marchande),lors de l’élaboration de toute nouvelle réglementation,de consulter les
intéressés — associations professionnelles concernées, organismes représentatifs
des industriels,des grossistes,des détaillants et des utilisateurs,experts scientifiques
et professionnels, autres ministères, et ainsi de suite — en tant que de besoin. De
fait, la formulation du libellé exact d’une réglementation constituait généralement
un exercice collectif dont les aspects techniques ne masquaient pas une négocia-
tion politique entre divers intérêts, souvent «blanchis» (ou légitimés) par leur inté-
gration dans un «organisme consultatif» officiel. Ce processus est parfaitement
documenté dans deux volumes d’études de cas administratives publiées dans les an-
nées 60 par le Royal Institute of Public Administration (Willson,1961;Rhodes,1965)4.

4
Ce n’était pas différent en Allemagne, par exemple, où des organismes comme les associations patronales
et les chambres de commerce avaient parfois un statut relevant du droit public.
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 87

Par conséquent, l’usage qui consiste à favoriser l’insertion du «contexte» dans l’éla-
boration de règles ne date pas d’hier.

Pourtant,cet usage n’était pas un véritable éclairage, c’est-à-dire l’étalage du


processus au grand jour. Au contraire, il se pratiquait dans une atmosphère de se-
cret officiel, à huis clos, et n’étendait pas la «participation» au-delà de ce qu’impo-
sait le simple pragmatisme.Et lorsque cet usage atteint son apothéose dans le «cor-
poratisme», il arrive qu’il représente un refus de constitutionnalisme et le contraire
de l’habilitation de l’individu. La politique tripartite qui crée un club fermé d’indus-
triels,de syndicats et de fonctionnaires peut être perçue comme une «conspiration
contre le citoyen».

De nombreux commentateurs ont observé que, malgré l’ancienneté des


usages de «consultation» dans l’élaboration et l’application de réglementations, les
deux dernières décennies ont vu, sur bien des plans, une réduction de l’ampleur de
la consultation publique par les ministres (pendant tout le temps qu’elle a été au
gouvernement, Mme Thatcher n’a pas nommé une seule commission royale), une
progression des modifications législatives avec une absence quasi totale d’études
préparatoires ou de tests pilotes (la poll tax étant l’exemple par excellence et la loi
de 1991 sur les chiens dangereux étant souvent citée comme un autre exemple de
cette situation) et la prédominance du moteur idéologique sur la détermination
des préférences.Malgré cela,la pensée thatchérienne est parcourue par un autre fil
que l’on pourrait considérer comme étant au moins tissé sur le même métier que
la procéduralisation.Il s’agit des notions suivantes:

1) le «pouvoir des locataires», qui autorise les occupants de logements sociaux à


choisir l’autonomie de gestion par rapport aux collectivités locales, et le «pou-
voir des parents d’élèves» dans l’éducation (présence de parents d’élèves à tous
les conseils d’établissement des écoles publiques et consultation obligatoire
des parents d’élèves sur la question de l’autonomie de gestion par rapport aux
collectivités locales);
2) la «démocratie de la propriété» (vente de logements communaux aux locataires
et mécanisme permettant à une cité de choisir l’autonomie de gestion par rap-
port aux collectivités locales);
3) la «démocratie de l’actionnariat» (création prévue de «bénéfices exceptionnels»
pour les petits porteurs lors de la privatisation d’entreprises publiques);
4) la «charte» pour les militants de base des syndicats, créée par une série de
textes législatifs introduisant un passage notable de règlements intérieurs plus
ou moins sauvages au contrôle procédural des scrutins pour l’élection des diri-
geants, pour les grèves, pour les versements aux caisses des partis politiques et
autres questions analogues. Mais surtout, c’est à partir de ce fil que John Major
a tissé sa propre «grande idée»;
5) c’est-à-dire la «charte du citoyen».

Pour nous, aucun de ces programmes conservateurs n’est véritablement


«procéduraliste» dans sa motivation (à titre d’exemple,les deux premiers visaient ré-
88 Andrew Dunsire et Christopher Hood

solument à rogner le pouvoir des collectivités locales à majorité travailliste et le


quatrième à rogner le pouvoir des dirigeants syndicaux),même s’ils ont parfois des
effets procéduraux tout à fait involontaires. Compte tenu de la place qui nous est
impartie, nous n’aborderons que le dernier cité, c’est-à-dire la «charte du citoyen»,
rebaptisée «Service First» (le service d’abord) par le gouvernement travailliste de
Tony Blair.

L’une des premières initiatives de Margaret Thatcher après sa nomination au


poste de Premier ministre en 1979 a été d’annoncer un programme de réforme de
la fonction publique réduisant sa taille d’un quart et visant à modifier sa culture au
sommet en la faisant passer des valeurs «mandarines» d’administration pour le bien
public aux valeurs «managérialistes» de mesure des résultats et d’efficience. L’une
des premières initiatives de John Major lorsqu’il a succédé à Margaret Thatcher
comme Premier ministre a consisté à lancer sa propre «réforme de la fonction pu-
blique», laquelle visait cette fois non pas les échelons supérieurs, mais les échelons
moyens et inférieurs de l’administration.

Dans le document intitulé The Citizen’s Charter (Cabinet Office,1991),on peut


lire que le gouvernement était désireux de «faire évoluer les rapports entre le ci-
toyen et l’État» et de donner davantage de pouvoir au citoyen. C’est pourquoi il
promettait que chaque ministère et agence de l’État réaliserait sa propre «charte»
définissant, en termes clairs, compréhensibles de tous, la qualité du service que le
citoyen était en droit d’attendre de ses fonctionnaires,notamment une amabilité et
une serviabilité de tous les instants, mais aussi et surtout l’engagement d’agir avec
célérité,exprimé en termes d’objectif de taux de réponse au courrier,d’objectif d’at-
tente ou de délais de communication minimaux, et ainsi de suite. En outre, ces
«chartes» devaient préciser les filières à suivre par le client mécontent pour faire des
réclamations et obtenir réparation et,dans certains cas,les formes de dédommage-
ment exigibles si les objectifs publiés n’étaient pas atteints.

Cette initiative a été présentée comme étant à la fois simple et révolution-


naire. Bien que la presse britannique l’ait accueillie avec un certain scepticisme,
quand ce n’était pas avec dérision — de la «poudre aux yeux» —, elle a attiré une
attention non négligeable sur le plan international où elle a été qualifiée de projet
le plus radical et le plus vaste jamais lancé par un gouvernement pour améliorer la
qualité des services publics.

Certains ministères ont traîné les pieds et, s’il a fallu attendre près d’un an
pour voir apparaître les premières chartes ministérielles, en septembre 1995, on en
comptait une quarantaine pour l’ensemble du pays ou chacune des nations le
composant, avec des titres indiquant clairement la clientèle concernée, charte du
voyageur,charte du contribuable,charte des parents d’élèves,charte du patient,etc.

En vertu de la charte du voyageur, British Rail — encore dans le giron de


l’État à cette époque — s’engageait notamment à verser un dédommagement en
espèces en cas de retard des trains, dans certaines conditions. La charte du contri-
buable a pris l’engagement que les fonctionnaires des impôts feraient toujours
preuve d’équité, de serviabilité et d’amabilité et garderaient strictement confiden-
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 89

tielles les affaires privées des contribuables. La charte des parents d’élèves confère
à ceux-ci le droit de voter pour des représentants des parents au conseil d’établis-
sement de chaque école publique et de se présenter à ces élections,d’être consul-
tés sur la question de savoir si l’école devait demander le statut d’autonomie de
gestion (directement subventionné) et de remettre en cause les résultats obtenus
par leurs enfants aux examens. Enfin, la charte du patient garantit la prise en
charge dans un délai d’un an pour les pontages coronariens et des droits comme le
choix des repas à l’hôpital,un menu dans la langue du patient et des repas pouvant
être commandés pas plus de deux jours à l’avance. En outre, les ministères se sont
engagés à fixer des critères de qualité de différents types pour leur personnel et à
publier les résultats obtenus par rapport à ces objectifs.

Pour notre propos, ces développements soulèvent deux questions essen-


tielles. L’une concerne les effets que ces chartes du citoyen ont eus les premières
années en matière d’amélioration de la qualité des services publics britanniques,
l’autre consiste à savoir si ce processus concorde avec l’«hypothèse de la procédu-
ralisation».

Pour la première question,il n’existe aucune réponse satisfaisante.En effet,le


scepticisme initial du public ne s’est absolument pas transformé en enthousiasme.
Des enquêtes réalisées en 1993 et en 1994 ont montré que,même si la plupart des
gens connaissaient l’existence des chartes, seulement une personne sur trois en
avait effectivement vu une, une personne sur dix en avait lu une, et seulement une
personne sur cinquante s’était appuyée sur la charte pour faire une réclamation, et
ce en dépit du fait que vingt millions d’exemplaires de la charte des parents
d’élèves avaient été adressés aux foyers britanniques et que la charte du patient
avait été remise à chaque foyer. Le service de ligne téléphonique spéciale — la
«charterline» — mis en place au mois de mai 1993 avec des prévisions portant sur
un millier d’appels par jour a été arrêté en mai 1994 après avoir enregistré quelque
vingt-cinq demandes de renseignements par jour pour un coût de 68 livres ster-
lings par demande (Rich et Willman, 1994). Depuis lors, la couverture médiatique
spécifique des chartes est devenue quasi nulle.

Mais compte tenu de cette indifférence du public les chartes ont-elles per-
mis d’améliorer notablement la qualité du service public? Il existe une foule de
preuves documentaires,mais aucun audit indépendant et objectif des résultats ob-
tenus par les ministères, du type de celui qui est réalisé par la commission d’audit
pour les collectivités locales.Le service chargé des chartes du citoyen au bureau du
Conseil de ministres établit chaque année un rapport sur le fonctionnement de ce
système et décerne des «points de charte» aux services ou aux agences qui ont en-
registré de bons résultats.Dans The Citizen’s Charter — Five Years On (Cabinet Office,
1996), qui fait le point à mi-chemin de son programme de dix ans, le Premier mi-
nistre indique l’existence de 42 chartes nationales et de plus de 10 000 chartes lo-
cales, de 417 titulaires de points de charte et de 298 «avec mention», ainsi que de
nombreux exemples d’améliorations des résultats. Chaque organisation dotée
d’une charte réalise sa propre enquête annuelle suivie d’un rapport.En 1993,le ser-
vice des chartes du citoyen a constitué un groupe de travail chargé d’étudier no-
tamment si les procédures de réclamation étaient appropriées par rapport aux mé-
90 Andrew Dunsire et Christopher Hood

thodes du secteur privé. Ce travail a donné lieu à un Good Practice Guide en 1995
(CCCTF, 1995) et à un rapport principal, Putting Things Right, la même année
(Blackmore, 1997).

Mais les énormes carences de la qualité du service, qui reçoivent une large
publicité (listes d’attente et pénurie de lits dans les hôpitaux, manque d’efficacité
de l’agence pour la protection de l’enfance ou de l’agence des passeports, etc.), se
poursuivent généralement sans qu’il soit tenu compte de ce qui peut être indiqué
dans la charte correspondante. Actuellement, le plus grand nombre de réclama-
tions concerne les chemins de fer (privatisés). Le fait que ceux-ci ne soient plus
dans le giron de l’État n’empêche pas le ministre des transports d’essuyer quoti-
diennement des critiques concernant les carences que présentent aux yeux du pu-
blic la compagnie Railtrack et les vingt-cinq exploitants du service sous franchise.
Ces controverses fortement médiatisées risquent de créer un climat de méconten-
tement apparent au sujet des services publics qui éclipse la moindre amélioration
plus globale de la qualité du service obtenue par des centaines d’agences qui ne
font pas la une des journaux. Le simple fait que des fonctionnaires sont obligés de
préciser les niveaux de qualité du service auxquels ils aspirent dans l’année qui
vient et de mesurer ouvertement leurs résultats par rapport à ces niveaux en fin
d’exercice est en quelque sorte une révolution en soi et peut avoir sur la culture
bureaucratique des répercussions plus importantes que n’importe quelle évolution
des résultats empiriques que l’on puisse annoncer.

Venons-en maintenant à la deuxième question, c’est-à-dire le rapport entre


l’idée de charte du citoyen et l’«hypothèse de la procéduralisation»: sur certains
plans,la concordance existe assurément.En effet,cette idée «souligne les nouvelles
fonctions de l’État, c’est-à-dire la transparence et l’habilitation» (note de la phase 2,
p.1).À dessein,elle «se préoccupe de reconsidérer les rapports entre les personnes
[et] les fonctionnaires dans les États démocratiques» (projet de rapport de la
phase 1, p. 4) et pourrait être considérée comme un pas vers «le concept de
citoyen-partenaire qui transforme le modèle traditionnel de démocratie représen-
tative» (projet de rapport de la phase 1, p. 6). Apparemment, les concepts de «pou-
voir des parents d’élèves» et «Les patients d’abord» (titre de la charte du National
Health Service) utilisés comme principes de prestation des services publics d’édu-
cation et de santé confirment un «processus de constitution de connaissances par
et avec ceux que le déploiement de ces connaissances vise à servir» (projet de rap-
port de la phase 1, p. 4). La charte fixe des règles précises pour l’«universalité kan-
tienne» et sanctionne toute entorse à ces règles.

Sur d’autres plans, en revanche, l’idée de charte du citoyen (en tout cas jus-
qu’à ce qu’elle soit relancée par le gouvernement Blair) est contraire à l’esprit de
l’«hypothèse de la procéduralisation», et notamment à sa valeur de «participation».
Comme plusieurs de ses critiques universitaires l’ont souligné, (Chandler, 1996;
Wilson, 1996, etc.), le terme «citoyen» est impropre, puisque les chartes concernent
le client ou le consommateur,pas le citoyen.Il s’agit d’une philosophie d’individua-
lisme libéral,et non d’appartenance à une collectivité autonome.Dans une compa-
raison internationale où ils donnent à l’«habilitation» du consommateur des
dimensions active/passive et directe/indirecte, Hood, Peters et Wollman (1996)
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 91

considèrent la charte du citoyen pratiquée au Royaume-Uni comme une forme


passive et indirecte de consumérisme du service public.

En fait, cette initiative est de la même veine que toutes les autres qui visent
à imposer au secteur public les règles du secteur privé.Le livre blanc initial de 1991
recensait dans l’ensemble du secteur public quatre grands thèmes (qualité, choix,
normes et valeur) devant être réalisés par les privatisations, la concurrence, la sous-
traitance, la rémunération en fonction des résultats, la publication des objectifs de
résultats, la publication exhaustive des informations, des procédures efficaces pour
les réclamations, des inspecteurs plus rigoureux et plus indépendants et une
meilleure réparation des préjudices subis par le «citoyen» (Cm 1599,1991,p.4 et 5).
Voilà le schéma dans lequel s’inscrivent les chartes.

Si ce schéma présente un certain degré de transparence, de constitutionna-


lisme et d’«habilitation»,il ne brille pas par la «participation».En effet,il n’y a pas eu
de consultation démocratique (ni même de consultation des consommateurs) sur
la nature des normes qui conviendraient pour tel ou tel service,et on constate une
confusion entre les normes minimales, moyennes et optimales (Pollitt, 1994). Les
dispositions des chartes remplacent la réaction de la «porte claquée» (Hirschman,
1970) que le consommateur de services publics ne peut pas avoir (le fait d’aller
acheter ailleurs est une réaction individuelle — et qui se passe même de discours
— parfaitement exemplaire). Mais à quelques rares exceptions près, elles ne pré-
voient rien en ce qui concerne le rôle du «citoyen», un rôle essentiellement collec-
tif qui s’exprime par la voix d’organes représentatifs. La seule «démocratie» en l’oc-
currence est celle du marché ou des réglementations qui s’y sont substituées.

Avec les récents gouvernements conservateurs, la principale manifestation5


de l’institutionnalisation de l’expression du citoyen par la machine électorale réside
dans le «pouvoir des parents d’élèves» à l’école.Comme on l’a vu plus haut,certains
critiques affirment que la création des conseils d’établissement était une mesure
politique dirigée contre ce qui était considéré comme des collectivités locales et
des syndicats d’enseignants à majorité travailliste. À titre de comparaison, non seu-
lement il n’existe aucun organe représentatif des détenus, des soldats, des retraités
et autres allocataires, ou des contribuables, mais les «conseils d’utilisateurs» semi-
représentatifs qui existent actuellement pour les patients, les voyageurs et les
usagers des services d’intérêt public ont été gravement affaiblis par les gouverne-
ments conservateurs. La charte n’a pas pour but «une participation et une associa-
tion accrues» à la définition des objectifs.

D’une manière plus générale,les autres preuves (non gouvernementales) de


la «procéduralisation» au Royaume-Uni forment une espèce de pot-pourri. Depuis
une vingtaine d’années, on voit fleurir ces sortes d’organismes de recherche privés
qu’on appelle (de façon assez ridicule) des «groupes de réflexion».Il existe actuelle-
ment une vingtaine d’organismes privés, de taille et de crédibilité diverses, qui réa-

5
Avec les dispositions, évoquées plus haut, permettant aux locataires des logements sociaux d’opter pour
l’autonomie de gestion par rapport aux collectivités locales,et celles qui prévoient un vote obligatoire des
membres des syndicats pour l’élection des dirigeants, les grèves et les financements politiques.
92 Andrew Dunsire et Christopher Hood

lisent des études sur l’action gouvernementale et publient des rapports. À cela
s’ajoute la propagation du «journalisme d’investigation», dont une partie fait son
fonds de commerce de la critique systématique des statistiques et autres rensei-
gnements publiés par le gouvernement, mais sans pour autant y attirer l’attention
[c’est ce que l’un de nous a appelé le «privishing», ou mise sous le boisseau (Hood,
1983, p.27)].

Dans le domaine des réformes structurelles des collectivités locales et terri-


toriales, l’attitude qui est souvent apparue comme de l’hostilité des conservateurs
envers l’échelon de gouvernement subnational a suscité un certain nombre d’ini-
tiatives non gouvernementales,dont la plus notable a été la «Scottish Convention»,
un groupement de représentants de collectivités locales et autres intérêts écossais
(dont le parti travailliste et le parti libéral-démocrate, mais pas les conservateurs ni
le parti nationaliste écossais), qui s’est réuni pendant plusieurs années pour parve-
nir à un accord sur les grandes lignes d’un parlement écossais et d’un gouverne-
ment décentralisé,accord qui a été suivi de près par la loi de décentralisation votée
par les travaillistes arrivés au pouvoir. Parmi les autres initiatives de ce genre, citons
la mise en place en 1993 de la Commission for Local Democracy,un organisme non
gouvernemental composé de membres cooptés, dont des journalistes, des univer-
sitaires, des consultants et d’anciens fonctionnaires, qui a commandé et réalisé une
vingtaine de rapports d’étude détaillés et rédigé ses propres rapports en juillet
1995 (CLD, 1995).

Sur une plus petite échelle et dans des domaines plus ciblés (notamment la
criminalité et sa répression),il y a eu au moins deux «expériences» de forums de ci-
toyens, sortes d’exercices de «démocratie délibérative» organisés par des universi-
taires et des chaînes de télévision et dont l’objet sociologique manifeste consistait
à mesurer la différence entre les réponses des gens à une question avant et après
un bombardement intense de faits relatifs à cette question et la participation à un
débat sur le sujet. L’usage du Labour consistant à consulter des «groupes de ré-
flexion ciblée» — discussions entre spécialistes et non-spécialistes sur un sujet don-
né — avant d’entreprendre des changements politiques semble moins ambitieux
théoriquement.Désormais,de nombreux partis politiques,des quotidiens sérieux et
d’autres types d’organisation commandent des sondages à des instituts privés pour
évaluer les réactions à des événements et à des propositions.Toutes ces initiatives
ont le pouvoir d’améliorer, à des degrés divers, la transparence, l’habilitation et la
participation à l’action publique.

On a constaté une série analogue d’opérations de transparence dans le do-


maine des affaires,du droit et des usages parlementaires.Ainsi,la commission Cad-
bury sur les aspects financiers du gouvernement d’entreprise (Cadbury,1992),qui a
été mise en place par la Bourse,a notamment proposé que les postes de président
et de directeur général ne soient pas occupés par une même personne et que la
rémunération des directeurs exécutifs et des cadres supérieurs soit fixée par des di-
recteurs non exécutifs (c’est-à-dire à temps partiel), ce qui constitue une tentative
manifeste d’améliorer le constitutionnalisme.Or,en dépit de nouveaux rapports pu-
bliés en 1995 et en 1997, la montée apparemment inexorable des plus hauts sa-
laires des entreprises reste préoccupante,ce qui a eu pour résultat que le débat sur
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 93

la «gouvernance d’entreprise» et sur les responsabilités publiques des entreprises


privées et de leurs dirigeants a été porté sur la place publique. Bien que l’habilita-
tion et la participation ne soient reconnues qu’a minima, l’opacité est tout de
même moindre aujourd’hui, même dans les assemblées générales d’actionnaires.

Dans le domaine juridique,le grand chancelier du Royaume-Uni — chef po-


litique du système judiciaire — qui était en poste à l’époque (Lord Mackay) a levé
l’interdit sur les juges qui accordaient des entrevues à la presse ou faisaient des ap-
paritions à la télévision, et le président de la Haute Cour de justice (le magistrat le
plus haut placé) a annoncé que c’était aux juges eux-mêmes qu’il revenait d’appré-
cier si et à quelles conditions ils devaient accéder à une demande en ce sens. Or,
cette décision n’a pas incité les juges à se ruer à la télévision pour y dispenser la
bonne parole,mais elle a permis à certains magistrats,et notamment aux deux pré-
sidents de la Haute Cour qui se sont succédé, de s’exprimer en leur nom sur cer-
taines controverses relatives aux projets législatifs du ministre de l’intérieur; ce
faisant, ils ont informé le public et amélioré le constitutionnalisme du système
juridique.

Enfin, on pourrait évoquer l’énorme sensibilisation du public aux méthodes


de gouvernement du Royaume-Uni induite par deux instructions ouvertes par des
magistrats de la Haute Cour de justice sur commission du Premier ministre de
l’époque,pour enquêter,d’une part,sur certaines allégations de malversations dans
des ministères à propos de la vente d’armes (Scott, 1995) et, d’autre part, sur des
questions concernant le revenu non parlementaire et les activités de lobbying des
députés à la Chambre des communes (Nolan, 1995), à la suite d’allégations selon
lesquelles des questions parlementaires seraient posées à certains ministres contre
espèces sonnantes et trébuchantes. Ce n’est pas le lieu ici d’approfondir le sujet,
mais chacune de ces enquêtes a levé un coin du voile et révélé aux gens ce qui se
passait réellement dans les coulisses de la vie publique et a donc contribué à la
transparence et au constitutionnalisme, même si ce fut pour le plus grand embar-
ras des acteurs officiels de cette vie.

Le tableau 1 présente une synthèse de ces jugements sur la conformité des


récentes réformes administratives britanniques aux valeurs essentielles de l’hypo-
thèse de la procéduralisation (telle que nous la voyons). Ce tableau permet de voir
au premier coup d’œil que, même si ces réformes ont parfaitement contribué à la
première valeur de procéduralisation,c’est-à-dire l’éclairage ou transparence accrue
de l’administration et, à un degré à peine un peu moindre, à la valeur que nous
avons appelée le constitutionnalisme ou universalité de maximes, elles ont été infi-
niment moins créatrices d’habilitation et encore moins de cette valeur «démocra-
tique» qu’est l’association ou participation.
94 Andrew Dunsire et Christopher Hood

Tableau 1 — Les réformes du secteur public britannique et la procéduralisation


Valeurs de l’hypothèse de la procéduralisation

Changements administratifs
au Royaume-Uni Transparence Constitutionnalisme Habilitation Participation

Privatisation Indirecte Indirect Indirecte —


Sous-traitance à l’extérieur — — — —
Développement
des «quangos» Moindre Moindre Moindre Moindre
Progression
de la surveillance Oui Oui Un peu —
Changements
de la fonction publique — — — —
Agences exécutives Indirecte — — —
Gouvernement
plus transparent Oui Un peu — —
Registre
des parlementaires Oui Oui — —
Commission
des nominations publiques Oui Oui — —
Modification
du Security Service — Oui — —
Sondage du marché Indirecte — — —
Mesure des résultats Indirecte — — —
Classement comparatif Oui — Oui Oui
Évaluation du coût
de la mise en conformité — Oui — Oui
Pouvoir des parents d’élèves Oui Oui Oui Oui
Charte du citoyen Oui Oui Oui —
Groupes de réflexion, etc. Oui — — —
Scottish Convention Oui Oui — Oui
Forums de citoyens Oui — Oui Oui
Commission Cadbury
& Greenbury Oui Oui — —
Les juges et les médias Oui Oui — —
Commission
Scott & Nolan Oui Oui — —

Autres acceptions de la gouvernance


dans la société d’aujourd’hui
Dans son dernier paragraphe,la note relative à la présentation de la phase 2
propose aux auteurs d’aborder les développements administratifs qui,bien que très
éloignés de solutions procédurales, apportent une réponse intéressante aux pro-
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 95

blèmes de réglementation de l’action publique.Nous acceptons volontiers cette in-


vitation et aborderons donc brièvement trois autres réponses apportées par de ré-
centes publications à l’extension et à l’approfondissement de la complexité et du
pluralisme social.Il s’agit de la théorie des réseaux, de la théorie du droit réfléchi et de
notions que nous développons sous le vocable de théorie de la collibration.

La théorie des réseaux est le produit des mêmes mutations sociales qui ont
donné lieu à l’«hypothèse procédurale».Elle décrit un système,«sans axe»,de négo-
ciation endémique entre les agents d’organisations qui, pour survivre et atteindre
leurs objectifs (différents),ont besoin d’échanger des ressources (non seulement de
l’argent, mais aussi des biens, des terrains, des informations, des compétences, etc.)
(Marsh et Rhodes, 1992). Dans cette optique, l’agent de l’État n’est considéré que
comme un acteur parmi tant d’autres, qui a en main peu de cartes qui soient in-
trinsèquement différentes de celles qu’ont les autres acteurs. On peut assimiler ce
système à une partie de cartes où aucun joueur n’a d’atout.

Le droit réfléchi,qui est principalement associé au nom de Gunther Teubner


(1986),concerne les «règles relatives aux règles» — par exemple,une loi prescrivant,
pour des organisations d’un type bien précis,des procédures internes qui régissent
leur processus de prise de décision interne sans pour autant réglementer le fond
de ces décisions.Le droit réfléchi est étroitement lié à la version qu’a donnée Niklas
Luhmann de la théorie de l’autopoïèse (1986), soulignant que chaque sphère de la
société, ou sous-système social (système économique, système juridique, système
éducatif,etc.), possède ses propres institutions,méthodes et codes originaux carac-
térisés par le repli sur soi et l’autoréférence», c’est-à-dire l’impossibilité de prendre
ses décisions autrement qu’en fonction de ses connaissances, sans ingérence de
l’extérieur.Le système politique n’est qu’un sous-système de plus.

Pour toutes ces analyses, la notion de «gouvernance» pose un gros pro-


blème théorique, et celle de gouvernance centrale un problème plus gros encore.
Pourtant, la méthodologie qui ignore tout bonnement ou met de côté l’agression
et la défense intersociétale, internationale ou interorganisationnelle, ou encore les
réalités des plates-formes électorales démocratiques et des majorités qui votent
(avec les responsabilités et le dynamisme qui en résultent pour l’État et l’adminis-
tration centrale), n’est qu’une analyse très incomplète. On peut affirmer (tant sur le
plan factuel que sur le plan normatif ) que l’État conserve la responsabilité — que
n’ont pas d’autres acteurs sociaux — de la protection de la société contre les me-
naces extérieures et intérieures qui pèsent sur son intégrité, et il est légitimement
fondé à imposer d’autres buts sociaux pour lesquels le groupe au pouvoir a obtenu
un mandat électoral (Dunsire,1996).S’il en va ainsi,l’État a besoin d’avoir des atouts
dans son jeu, les moyens de gouverner, de contrôler, de guider et d’influer sur les
comportements à l’intérieur de ces sphères sociales «fermées»,autrement dit l’éco-
nomie, le droit, la médecine, l’éducation, la religion, et même le sport, les loisirs et
les arts.

La deuxième question importante que la théorie des réseaux et les analyses


de Luhmann et de Teubner ne traitent pas de manière suffisante concerne le débat
sur une participation accrue et le «déficit démocratique». Dans son sens le plus
96 Andrew Dunsire et Christopher Hood

étroit, on peut la formuler comme ceci: comment, dans un État démocratique, le


peuple peut-il conserver la maîtrise de l’utilisation par l’État des atouts qu’il a dans
son jeu?

La théorie de la collibration part de l’observation que, même dans une socié-


té complexe d’interaction pluraliste (sans axe), les systèmes sociaux sont générale-
ment d’une remarquable robustesse. Ils se maintiennent au travers des perturba-
tions.La stabilité sociale est plus probable que l’instabilité.Les sociétés ne sont pas
constamment exposées au risque de voler en éclats ou d’imploser pour ensuite
tomber dans l’immobilité.

C’est la définition même de la «société» qui l’ancre dans des interdépen-


dances et des mutualités qui agissent comme des liants. Paradoxalement, il existe
un type d’analyse qui fonde la stabilité sociale dans la force de ses antagonismes
mutuels6.Les doctrines du pluralisme politique font écho à ces analyses de la stabi-
lité sociale. Pour elles, en effet, c’est précisément l’absence d’un principe partagé
par tout le monde, l’égale valeur de tous les buts politiques, le droit pour tous de
constituer des groupes et de rechercher leur intérêt en interaction avec des rivaux,
qui est à l’origine des «freins et contrepoids» qui assurent la stabilité politique au ni-
veau du système (Lindblom, 1965).

Une deuxième observation est que la société avancée type comporte un


grand nombre d’organisations qui voient le jour précisément pour agir comme
«frein et contrepoids» à quelque autre organisation, institutionnalisant ainsi un
conflit de politique ou d’intérêt. Des organisations patronales sont constituées
parce que des syndicats ont été créés. Les propriétaires s’organisent parce que les
locataires le font, et ainsi de suite. L’identité, la raison d’être de ces organisations
n’est pas (dans le jargon d’aujourd’hui) autoréférentielle et elle n’est compréhen-
sible que si on les prend avec leur contrepartie: c’est le système du couple qui est
autoréférentiel. En elles-mêmes, la surveillance mutuelle et les mesures correctives
à l’intérieur de ce système de couple peuvent amener celui-ci à pratiquer la régle-
mentation interne7.

Après avoir montré que les méthodes «classiques» de pilotage central (légis-
lation et imposition de règles) fonctionnent très imparfaitement dans le type de so-
ciété complexe et pluraliste dont nous parlons, la documentation, tant américaine

6
Par exemple,l’affirmation que la société est «maintenue en place» par la tension qui existe entre ses forces
antagonistes internes (Simmel, 1908-1955, p. 15), que la société est «cousue ensemble» par ses conflits in-
ternes qui s’entrecroisent (Ross,1920,p.165),que les conflits au sein de l’organisme créent des tensions qui
«affermissent l’ensemble du système,de même que les étais d’un mât lui confèrent de la stabilité en exer-
çant une traction en sens contraire» (Lorenz, 1966, p. 80) et que la systématisation du comportement
conflictuel crée une «institutionnalisation de la précarité» (Luhmann, 1982, p.xxvii).
7
La reconnaissance la plus visible de cette autoréglementation par le conflit d’intérêt est la théorie écono-
mique de la concurrence sur le marché,fondée sur le double principe du volontarisme et de la rivalité.Les
échanges entre «l’acheteur disposé à acheter et le vendeur disposé à vendre»,la rivalité entre acheteurs et
entre vendeurs vont,si on leur laisse libre cours,«dégager le marché» de manière très efficace.Toutefois,la
théorie de confrontation du processus juridique tel qu’il est pratiqué dans les pays de droit coutumier re-
pose sur un fondement philosophique analogue, comme c’est le cas du reste dans le sport international
de compétition et la théorie du progrès scientifique.
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 97

qu’européenne, qui traite du «dysfonctionnement de la réglementation», passe en


revue d’autres modes d’action centrale qui sont plus compatibles avec la «ferme-
ture» et le caractère autoréférentiel des structures sociales modernes.On en trouve
généralement trois types:la subvention,le partenariat ou coproduction de pilotage
et le droit réfléchi.

La subvention, sous forme de concours financier ou autre, est le dispositif le


plus connu. Dans sa plus simple expression, elle permet simplement d’assurer
qu’une organisation dont la production est appréciée d’une administration pu-
blique sera à même de poursuivre son exploitation. Dès lors qu’un concours finan-
cier est assorti de conditions et de stipulations, il devient l’objet de tous les pro-
blèmes de la réglementation.

La coproduction du pilotage signifie que les pouvoirs publics négocient avec


le domaine social cible (souvent par le truchement d’un «organisme intermédiaire»,
une association d’organisations ou une association représentative), afin d’être en
mesure d’exploiter sa capacité de réglementation interne à des fins politiques (ce
que l’on appelle souvent l’«intérêt général») (Mayntz, 1983). D’après Bardach et
Kagan (1982,p.217),la majeure partie de la réglementation qui se fait aux États-Unis
est l’œuvre d’inspecteurs, de vérificateurs et de contrôleurs employés dans des or-
ganisations privées et qui, souvent, veillent à l’application des normes établies par
l’association professionnelle ou un groupement d’experts techniques.

Le droit réflexif,tel que l’expose Teubner,implique en Allemagne des mesures


comme la réglementation législative de la négociation collective et les lois sur la
codétermination ou «démocratie industrielle» (Teubner, 1986). La documentation
américaine présente de nombreux exemples d’une réglementation procédurale
analogue qui implique l’imposition de normes minimales,exige la nomination d’un
personnel spécialisé, criminalise certains comportements, et ainsi de suite (voir, par
exemple, Bardach et Kagan, 1982).

Ces trois modes d’intervention luttent contre la complexité et le pluralisme


en n’essayant pas de prendre des décisions internes importantes pour les organisa-
tions sociales, mais en exploitant aux fins de l’État leur production, leur capacité de
contrôle interne et leur différenciation interne des tâches. Si nombre de ces notions
sont présentes dans l’hypothèse de la procéduralisation, aucune ne tente cepen-
dant d’exploiter les mécanismes de la stabilité sociale qui viennent d’être abordés,
c’est-à-dire les «freins et contrepoids» de leurs antagonismes mutuels.Le quatrième
mode d’intervention, que nous tenons à exposer sous le vocable de collibration,
fonctionne précisément en faisant cela.

La collibration s’appuie sur la notion que l’état de stabilité auquel parviendra,si


on le laisse seul, un sous-système social peut être perturbé, influencé ou manipulé
avec soin sans que la stabilité en soit détruite.Cette stabilité n’est pas un équilibre et
le processus ne relève pas de l’homéostasie (rétablissement de l’état stable de
constantes),mais plutôt de ce que la théorie du chaos appelle une situation «loin de
l’équilibre»,où il peut y avoir un très grand nombre d’états stables possibles,aucune
configuration n’étant exactement répétée (Gleick,1988;Laszlo,1986,p.154).
98 Andrew Dunsire et Christopher Hood

Le principe de la manipulation du conflit d’autrui à son propre profit est un


principe fort ancien, qui est d’ailleurs explicite dans les maximes «machiavéliques»
traditionnelles de l’habileté politique et du colonialisme, du type «diviser pour
régner».Toutefois,il est appliqué de façon beaucoup plus endémique dans les pro-
cessus actuels de gouvernance que ces précédents péjoratifs ne pourraient le lais-
ser supposer. Il existe une notion moins associée aux connotations de l’Obrigkeits-
taat, à savoir la notion fertile de «handicap» qui est utilisée dans les compétitions
sportives. Ainsi, dans le domaine des courses hippiques et du golf, certains concur-
rents reçoivent ou rendent une avance (dans le cadre de la règle du jeu) pour que
tous aient une chance égale à la victoire.

On peut citer quelques exemples majeurs de collibration gouvernementale.


En Suède,dans le domaine des relations entre les partenaires sociaux,le gouverne-
ment social-démocrate du début des années 70 a adopté toute une série de lois
couvrant la sécurité au travail, les congés, la retraite, etc., pour «faire pencher la ba-
lance» en faveur des salariés. Dans les années 80, une méthode de handicap exac-
tement contraire a été appliquée au Royaume-Uni lorsque le gouvernement
conservateur a adopté une série analogue de lois qui limitent les piquets de grève,
imposent un vote avant toute grève,annulent les accords prévoyant l’exclusion des
travailleurs non syndiqués, et ainsi de suite, dans l’intérêt des patrons. Pourtant, au-
cun de ces gouvernements n’était désireux de mettre un terme au système tradi-
tionnel de négociation «bipartite» sur les salaires et les conditions de travail —
comme ce fut le cas à la même époque dans d’autres pays d’Europe, où des gou-
vernements ont imposé le blocage des salaires ou des hausses salariales dans des
limites bien précises —, ce fut moins une intervention dans la négociation collec-
tive que la destruction de celle-ci (Baglioni et Crouch, 1990).

Lorsque l’issue d’un procès est «légèrement modifiée» par un changement


de règles,par exemple pour savoir qui est en droit d’intenter une action ou qui a la
charge de la preuve,on se trouve en présence du recours au même stratagème que
celui qui consiste à «faire pencher la balance» pour parvenir à un objectif de poli-
tique. Mais la caractéristique de ce mode de pilotage par les pouvoirs publics que
l’on remarque peut-être le moins, c’est son ubiquité dans le sous-système écono-
mique.

Il est parfaitement admis depuis Adam Smith que, malgré de solides rem-
parts idéologiques dressés contre l’«ingérence de l’État», n’importe quel marché
réel est ancré dans le droit et la politique d’une façon ou d’une autre. Les pouvoirs
publics assurent le respect des contrats,frappent bonne monnaie,légifèrent contre
les monopoles, compensent les facteurs externes, et ainsi de suite. L’État peut éga-
lement devenir un acteur du marché en se servant de son énorme pouvoir d’achat
pour faire baisser un prix, en vendant des devises pour dynamiser sa monnaie, en
utilisant le levier du marché du travail en sa qualité de gros employeur, etc.

Mais d’ordinaire, les pouvoirs publics se comportent sur le marché de bien


des façons qui ne relèvent ni de la «réglementation» ni de la «participation» dans
ces sens-là. De vastes plages des activités macroéconomiques regroupées sous le
vocable de «keynésienne» (gestion de la demande par la dépense publique,aide au
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 99

démarrage par la fourniture d’usines à bas prix,prestation ou subvention d’une for-


mation industrielle ou technique et influence sur les marchés financiers par la mo-
dification des taux d’intérêt de la banque centrale) constituent autant de mesures
destinées à éviter qu’un marché «libre» n’ait une issue non voulue et à le piloter
vers une issue voulue:pour en revenir aux métaphores sportives,il ne s’agit pas tant
de «niveler le terrain» que de «déplacer les poteaux des buts».

Dans tous ces cas, il s’agit d’interventions à visées «économiques». Or, les
pouvoirs publics font également un usage systématique du puissant mécanisme
du marché pour promouvoir des politiques non économiques. Cette action se dé-
cline en trois types notables:le recours au pouvoir de taxation comme outil de pro-
gramme, les garanties de prêts et la communication d’«informations correctives».

La taxation de produits et de services, non pour accroître les recettes, mais


pour modifier les coûts (et donc les prix) de manière différentielle et agir sur les sché-
mas de consommation, est presque aussi vieille que les marchés.Des taxes élevées
sur le tabac et l’alcool,des taxes moins fortes sur le gazole que sur l’essence,une taxe
sur le carbone aux fins de protection de l’environnement,tous ces éléments sont des
techniques à finalité sociale qui sont appliquées par le biais du marché.

De même,avec la garantie d’un prêt, l’État appuie sur le plateau de la balance


d’une opération privée sur le marché monétaire pour équilibrer ce qui, autrement,
ne le serait probablement pas, c’est-à-dire le critère de solvabilité appliqué par la
banque et la surface financière de l’emprunteur.

Enfin, l’information corrective est une mesure d’État destinée à corriger une
asymétrie d’information entre l’acheteur et le vendeur.On la trouve dans l’industrie
alimentaire avec de nombreux types d’étiquetage obligatoire,sur le marché moné-
taire avec la formulation obligatoire des taux d’intérêt sous une forme standard,
dans l’hôtellerie avec l’affichage obligatoire du tarif des consommations au bar, et
ainsi de suite. Le taximètre omniprésent représente la communication obligatoire
d’informations correctives. Une loi sur la liberté de l’information est un exemple
d’information corrective que le législatif impose à l’exécutif8.

Il est sans doute évident qu’il existe un facteur commun dans toutes ces ex-
pressions idiomatiques qui sont les métaphores de ce stratagème étonnamment
universel qu’est l’intervention sociale de la part des pouvoirs publics: diviser pour
régner,faire pencher la balance,appuyer sur la balance,manipuler le marché,modi-
fier légèrement les règles, niveler le terrain, déplacer les poteaux des buts, et ainsi
de suite. Toutes ces expressions désignent une intervention destinée à manipuler
une situation qui, autrement, se stabiliserait sur une seule configuration («trouver
son niveau»), de façon qu’elle se stabilise sur une autre configuration plus souhai-

8
Loin du «marché», dans le domaine de la politique des partis, l’art du «coup bas» politique consiste égale-
ment à faire pencher la machinerie électorale en faveur d’un parti,en pratiquant le charcutage électoral,en
engageant des dépenses à visées électoralistes, et ainsi de suite, jusqu’au bourrage des urnes. À des ni-
veaux plus élevés,un coup sur la balance du «cycle des affaires politiques» (Nordhaus,1975),voire une dé-
claration de guerre pour en tirer un avantage politique intérieur, est loin d’être inconnu.
100 Andrew Dunsire et Christopher Hood

table. Mais comme il n’existe apparemment aucun terme générique pour désigner
ce mode d’action gouvernementale, nous avons fabriqué le néologisme «colibra-
tion», ou «collibration». Lorsque le poids mis dans l’un des plateaux d’un pèse-lettre
commence à égaler le poids de la lettre qui se trouve dans l’autre plateau, le pèse-
lettre atteint le point de libration où il oscille doucement autour de l’horizontale. La
colibration indique une intervention dans ce processus par l’introduction,sur le ter-
rain, d’un compensateur qui lui permet d’atteindre l’état stable voulu.

Il n’est guère aisé de faire des comparaisons entre ces quatre perspectives
différentes sur les rapports entre les individus, les organisations, les fonctionnaires
et les hommes politiques — théorie des réseaux, théorie du droit réfléchi, théorie
de la collibration et hypothèse de la procéduralisation —, surtout lorsque (comme
ici) la caractérisation de chaque perspective relève plus de la caricature,tant leur sil-
houette est étique.Sous l’angle de la description,ces quatre théories tentent de sai-
sir la signification de sociétés, comme les États membres de l’UE, les États-Unis et
d’autres pays avancés. Chacune d’elles est axée sur la complexité de leurs pro-
blèmes et de leurs rapports internes, sur l’absence relative dans l’une ou l’autre
d’une idéologie unique dominante ou d’une source de légitimité sociale et sur la
vaste répartition du pouvoir social.Toutes ces théories trouvent leur origine dans la
conscience d’un «dysfonctionnement de l’État» (voir analyses du dysfonctionne-
ment du marché en économie), mais qui, finalement, désigne l’inaptitude de l’un
seulement des «outils de gouvernement» (Hood, 1983) dont dispose l’État, à savoir
le recours à la loi et à la réglementation légale pour obtenir les résultats voulus9.

Le point où les quatre perspectives commencent à diverger, ou à se spécia-


liser,se situe dans le degré auquel elles sont axées sur deux aspects des problèmes
de gouvernance.L’un de ces aspects est la confirmation de la permanence des res-
ponsabilités d’un type d’autorité centrale de l’État, même dans une société extrê-
mement pluraliste.L’autre est l’attention accordée au «déficit démocratique» qui ne
cesse de se creuser et de s’élargir. Il ne s’agit pas seulement de l’impuissance, aux
yeux des gens, des parlements et des institutions représentatives à contrôler l’exé-
cutif — sans parler du reste de la société —, mais d’une lacune beaucoup plus im-
portante constatée dans la rationalité administrative, à savoir que c’est pure folie,
dans une société complexe,d’exclure les connaissances et l’expérience potentielle-
ment cruciales des «utilisateurs finals» et de tous ceux qui sont touchés par les dé-
cisions gouvernementales et autres,de la participation aux processus qui mènent à
ces décisions et à leur mise en pratique.

En ce qui concerne le premier de ces deux aspects,il nous semble que la théo-
rie de la procéduralisation et la théorie de la collibration réussissent mieux que la
théorie des réseaux et le droit réfléchi à englober le besoin constant de pouvoirs pu-
blics dotés de moyens efficaces pour exécuter la volonté du peuple. En ce qui
concerne le deuxième,l’intégration des connaissances et des préférences de tous les
«intéressés» aux processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques,il nous

9
Cette «crise de la réglementation» a été observée et analysée aux États-Unis dès les années 70 (Stigler,
1971; Horowitz, 1977; Nonet et Selznick, 1978; Savas, 1977), de même que la nécessité d’avoir des institu-
tions privées pour pratiquer la réglementation interne (Stone, 1975; Schultze, 1977).
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 101

semble que l’hypothèse de la procéduralisation soit supérieure à la théorie des ré-


seaux et au droit réfléchi,voire à la théorie de la collibration.Mais cette dernière est la
seule qui comporte l’exploitation des mécanismes de stabilisation sociale existants
dans son analyse des solutions de rechange au «dysfonctionnement de la réglemen-
tation».Le tableau 2 présente une synthèse de l’évaluation des quatre théories.

Tableau 2 — Comparaison des quatre théories d’action publique


Capacité de la théorie Types de théorie

Théorie Théorie Procéduralisation Collibration


des réseaux du droit réflexif

Reconnaît la complexité
sociale contemporaine Oui Oui Oui Oui
Reconnaît le pluralisme
sociétal contemporain Oui Oui Oui Oui
Reconnaît
le dysfonctionnement
de la réglementation Oui Oui Oui Oui
Exploite les processus
de contrôle interne
des acteurs sociaux Oui Oui Oui Oui
Reconnaît la permanence
des responsabilités de l’État Oui Oui
Reconnaît le déficit
démocratique Oui
Reconnaît les mécanismes
de stabilisation sociétale Oui
Exploite les mécanismes
de stabilisation sociétale Oui

Conclusion
Il apparaît qu’un certain nombre des développements administratifs qu’a
connus le Royaume-Uni au cours des deux décennies qui ont précédé 1996, date
de la première version de ce rapport, sont compatibles avec l’hypothèse de la pro-
céduralisation et qu’un certain nombre des développements intervenus ensuite
sous le gouvernement travailliste de Tony Blair concordent également avec cette
hypothèse.Cela concerne notamment les changements qui constituent l’image in-
versée de la «managérialisation»,c’est-à-dire l’extension des systèmes de traitement
des plaintes, ce qu’on appelle l’«explosion des audits» (Power, 1994, 1997) et la
«contractualisation» plus élaborée de nombreux aspects des services publics
(même lorsque ceux-ci ne sont pas sous-traités à l’extérieur).Il semble toutefois que
les initiatives allant dans le sens de la transparence et du «constitutionnalisme»
soient plus faciles à démontrer que l’habilitation et l’inclusion. Cela pourrait s’expli-
quer notamment par le fait que les exégètes divergent fortement sur la question de
102 Andrew Dunsire et Christopher Hood

savoir qui ces changements ont habilité contre qui. Du reste, on pourrait affirmer
que toute habilitation sociale généralisée (si une telle chose est possible) est le
sous-produit involontaire d’une tactique politique destinée à atteindre des visées
partisanes relativement étriquées.

En revanche, on peut aussi interpréter ces changements comme des mani-


festations de «collibration», c’est-à-dire de pilotage délibéré des systèmes sociaux
par les pouvoirs publics inhibant de façon sélective des forces antagonistes qui
sont peu ou prou les antonymes de rôles formels. La collibration est une générali-
sation empirique destinée à déterminer à tous les niveaux de gouvernement,du ni-
veau communautaire aux niveaux régional et local, des mécanismes de gouver-
nance qui n’ont absolument rien de nouveau, mais qui n’avaient pas été reconnus
auparavant comme une catégorie d’interventions efficaces dans des sociétés plu-
rielles complexes. Si la collibration et la procéduralisation peuvent se chevaucher
dans bien des cas, elles n’ont cependant pas toujours besoin de le faire.Autrement
dit, s’il arrive souvent que la procéduralisation soit adoptée au service de la colli-
bration, l’inverse ne s’applique pas nécessairement. Du reste, il semble que certains
cas de changement administratif, au Royaume-Uni en tout cas, aient entraîné une
«déprocéduralisation» [par exemple, la prestation de certains services qui est pas-
sée d’une collectivité locale élue à une ONG semi-autonome ou, d’après Foster
(1996), la rupture de conventions de la fonction publique autrefois bien établies,
pour la clarté de l’archivage et de l’action publique]. En revanche, il est difficile de
trouver un cas de «décollibration».

Bibliographie
Abromeit, H. (1986), «Privatization in Great Britain», Annals of Public and Co-operative
Economy 57, p.79-153.
Ascher,K.(1987),The Politics of Privatization:contracting out public services, Macmillan,
Londres.
Baglioni, G., et Crouch, C.(1990),European Industrial Relations:the challenge of flexibi-
lity,SAGE, Londres.
Bardach, E., et Kagan, R. A. (1982), Going By The Book:the problem of regulatory unrea-
sonableness, Temple University Press, Philadelphie (Pennsylvanie).
Better Regulation Task Force (1998), Principles of Good Regulation, Better
Regulation Task Force, Londres (http://www.cabinet-office.gov.uk/
regulation/1998/task_force/ principles/htm).
Blackmore, M. (1997), «Complaints Within Constraints: a critical review and analysis
of the Citizen’s Charter Complaints Task Force», Public Policy and Administra-
tion 12 (3), p.28-41.
Cabinet Office (1991), The Citizen’s Charter: raising the standard, Cm 1599, HMSO,
Londres.
Cabinet Office (1994a), Code of Practice on Access to Government Information, HMSO,
Londres.
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 103

Cabinet Office (1994b),Next Steps Review,Cm 2750, HMSO, Londres.


Cabinet Office (1996),The Citizen’s Charter — Five Years On,Cm 3370,HMSO,Londres.
Cadbury, Sir A. (1992), Report of the Committee on the Financial Aspects of Corporate
Governance, Gee & Co, Londres.
Chandler, J.A.(1996), The Citizen’s Charter,Dartmouth, Aldershot.
Chapman,R.A.(1991),«Concepts and Issues in Public Sector Reform:the experience
of the United Kingdom in the 1980s», Public Policy and Administration 6 (2),
p.1-19.
Citizen’s Charter Complaints Task Force (1995), Putting Things Right: Main Report,
HMSO, Londres.
Citizen’s Charter Complaints Task Force (1995),Good Practice Guide, HMSO, Londres.
Commission for Local Democracy (1995),Taking Charge:the rebirth of local democra-
cy, Commission for Local Democracy, Londres.
Dobek, M. M. (1993), «Privatization as a Political Priority: the British Experience», Poli-
tical Studies XLI, p.24-40.
Dowding, K.(1995),The Civil Service,Routledge, Londres.
Drewry, G., et Butcher,T.(1991),The Civil Service Today,2e édition, Blackwell, Oxford.
Dunsire, A. (1996), «Tipping the Balance: Autopoiesis and Governance», Administra-
tion & Society 28 (3), p.299-334.
Dunsire, A., et Hood, C. (1989), Cutback Management in Public Bureaucracies,
Cambridge University Press, Cambridge.
Ferlie, E., Pettigrew, A., Ashburner, L., et Fitzgerald, L. (1996), The New Public Manage-
ment in Action,Oxford University Press, Oxford.
Foster, C. D. (1992), Privatization, Public Ownership and the Regulation of Natural
Monopoly, Blackwell, Oxford.
Foster, C. D. (1996), «Reflections on the True Significance of the Scott Report for
Government Accountability»,Public Administration 74 (4), p.92-567.
Fry, G.K.(1985),The Changing Civil Service,Allen & Unwin, Londres.
Fry, G. K. (1988a), «The Thatcher Government, the Financial Management Initiative
and the ’New Civil Service»,Public Administration 66, p.1-20.
Fry, G.K.(1988b), «Outlining the ’Next Steps», Public Administration 66, p.38-429.
Gleick, J.(1988), Chaos:Making a New Science,Sphere Books, Londres.
Hennessy, P.(1990),Whitehall, Fontana, Londres.
Hirschman, A. O. (1970), Exit,Voice and Loyalty: responses to decline in firms, organiza-
tions and states,Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts).
Hood, C.C.(1983),The Tools of Government, Macmillan, Londres.
Hood, C.C.(1991), «A Public Management for All Seasons?»,Public Administration 69
(1), p.3-19.
Hood, C. C. (1996), «United Kingdom: From Second Chance to Near-Miss Learning»,
chapitre 2,dans Olsen,J.P.,et Peters,B.G.,Lessons from Experience:Experiential
Learning in Administrative Reforms in Eight Democracies,Scandinavian Univer-
sity Press, Oslo, p.36-70.
104 Andrew Dunsire et Christopher Hood

Hood, C. C., Peters, B. G., et Wollman, H. (1996), «Sixteen Ways to Consumerize Public
Services:Pick ’n Mix or Painful Trade-Offs?»,Public Money and Management 16
(4), p.43-50.
Hood, C. C., et James, O. (1997), «The Central Executive», chapitre 9, dans Dunleavy,
P.J., et coll., Developments in British Politics 5, Macmillan, Londres, p.177-204.
Hood, C.C., Scott, C.D., James, O., Jones, G.W., et Travers, A.J.(1999),Regulation inside
Government:Waste-watchers, Quality Police, and Sleaze-Busters,Oxford Univer-
sity Press, Oxford.
Horowitz, D. L. (1977), The Courts and Social Policy,Brookings Institution,Washington
DC.
Jenkins,K.,Caines,K.,et Jackson,A.(1988),Improving management in government:the
Next Steps (The Ibbs Report), Prime Minister’s Efficiency Unit, HMSO, Londres.
John, P. (1994), «Central-Local Government Relations in the 1980s and 1990s: to-
wards a policy learning approach», Local Government Studies20 (3),p.36-412.
Jones, G. W. (1989), «A Revolution in Whitehall? Changes in British central
government since 1979»,West European Politics 12 (3), p.61-238.
Jones, G. W., et Burnham, J. (1995), «Modernizing the British Civil Service», dans
Hesse, J. J., et Toonen, T. A. J., The European yearbook of Comparative Govern-
ment and Public Administration, Nomos, Baden-Baden, p.45-323.
Jordan, G. (1992), «Next Steps Agencies: from managing by command to managing
by contract?», Aberdeen Papers in Accountancy and Management W6, Aber-
deen University Department of Accounting, Aberdeen.
Laszlo, E. (1986), «Systems and Societies: the basic cybernetics of social Evolution»,
dans Geyer, F., et van der Zouwen, J. (1986), Sociocybernetic Paradoxes: obser-
vation,control and Evolution of self-steering systems,SAGE, Londres.
Lindblom, C.(1965),The Intelligence of Democracy, The Free Press, New York.
Lorenz, K.(1966),On Aggression, traduit par Letzke, M., Methuen, Londres.
Luhmann, N. (1982), The Differentiation of Society, Columbia University Press, New
York.
Luhmann, N. (1986), «The autopoiesis of social systems», dans Geyer, F., et van der
Zouwen,J.(1986),Sociocybernetic Paradoxes:observation,control and Evolution
of self-steering systems, SAGE, Londres.
Marsh, D., et Rhodes, R.A.W.(1992),Policy Networks in British Government,Clarendon,
Oxford.
Mayntz,R.(1983),«The conditions of effective public policy:a new challenge for po-
licy analysis», Policy and Politics 11 (2), p.43-123.
Metcalfe, L., et Richards, S. (1991), Improving Public Management, 2e édition, SAGE,
Londres.
Nolan, Lord (1995), Report of the Committee on Standards in Public Life, HMSO,
Londres.
Nonet, P., et Selznick, P. (1978), Law and Society in Transition, Harper and Row, New
York.
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 105

Nordhaus,W. D. (1975), «The Political Business Cycle», Review of Economic Studies 42,
p.90-169.
Painter, C. (1991), «The Public Sector and Current Orthodoxies: revitalisation or de-
cay?», Political Quarterly 62 (1), p.75-89.
Pollitt, C. (1986), «Beyond the Managerial Model: the case for broadening
performance assessment in government and the public services», Financial
Accountability and Management 12, p.70-115.
Pollitt, C. (1993), Managerialism and the Public Services: cuts or cultural change in the
1990s?, 2e édition, Blackwell, Oxford.
Pollitt,C.(1994),«The Citizen’s Charter:a preliminary analysis»,Public Money & Mana-
gement 14, p.9-14.
Power, M.(1994),The Audit Explosion, DEMOS, Londres.
Rhodes, G.(1965), Administrators in Action, vol.2., Allen and Unwin, Londres.
Rich, M., et Willman, J. (1994), «Major’s public-service brainchild fails test», Financial
Times, 14 mars 1994.
Ross, E.A.(1920),The Principles of Sociology, The Century Company, New York.
Savas,E.S.(1977),Alternatives of Delivering Public Services, Boulder Co,Westview Press.
Schultze, C. L. (1977), The Public Use of Private Interest, Brookings Institution,
Washington DC.
Scott, Sir R. (1995), Report of the Inquiry into Exports of Defence Equipment and Dual
Use Goods to Iraq, HMSO, Londres.
Simmel, G.(1908-1955),Conflict, traduit par Wolff, K.H.,The Free Press, New York.
Sisson, C. H. (1976), «The Civil Service after Fulton», dans Stankiewicz, W. J., British
Government in an Era of Reform, Collier-Macmillan, Londres, p.62-252.
Stewart, J., et Walsh, K. (1992), «Change in the Management of Public Services»,
Public Administration 70 (4), p.499-518.
Stewart, J. D. (1992), The Rebuilding of Public Accountability, European Policy Forum,
Londres.
Stigler, G. J. (1971), «The Theory of Economic Regulation», Bell Journal of Economics
and Management Science 2 (1), p.3-21.
Stoker, G.(1991),The Politics of Local Government, 2e édition, Macmillan, Basingstoke.
Stone, D. (1975), Where the Law Ends:the social control of corporate behaviour, Harper
and Row, New York.
Teubner, G.(1986),Dilemmas of Law in the Welfare State, de Gruyter, Berlin.
Theakston, K. (1992), «Keeping up with Next Steps: a review», Teaching Public
Administration XII (2), p.6-15.
Trosa, S.(1994), Next Steps:Moving On, Office of Public Service and Science, Londres.
Veljanovski, C. (1987), Selling the State: Privatization in Britain, Weidenfeld and
Nicolson, Londres.
Vile,M.J.C.(1967),Constitutionalism and the Separation of Powers, Clarendon,Oxford.
Willson, F.M.G.(1961), Administrators in Action, vol.1., Allen and Unwin, Londres.
106 Andrew Dunsire et Christopher Hood

Wilson, D. (1984), The Secrets File: the case for freedom of information in Britain today,
Heinemann, Londres.
Wilson, J. (1996), «Citizen Major? The rationale and impact of the Citizen’s Charter»,
Public Policy and Administration 11 (1), p.45-62.
Wiltshire, K.(1988), Privatization:the British Experience, Longman, Melbourne.
Connaissance sociale et gouvernance
Les promesses de l’évaluation
Bernard Perret

Remarque introductive
Cette communication n’a pas pour objet de dresser un bilan du fonctionne-
ment du dispositif français d’évaluation des politiques publiques interministérielles,
mais de s’appuyer sur cette expérience — et en particulier sur la réflexion métho-
dologique du conseil scientifique de l’évaluation — pour mettre en relief certaines
des implications les plus prometteuses du concept d’évaluation, dans la ligne des
hypothèses sur la procéduralisation de l’action collective mises en avant par les ani-
mateurs de ce séminaire.Telle qu’elle est comprise aujourd’hui après des décennies
de maturation du concept, l’évaluation est significative d’une nouvelle manière de
concevoir la rationalisation de l’action collective, élargissant la vision traditionnelle
des rapports entre les sciences sociales et la pratique politico-administrative.

L’évolution des idées sur la méthode et les usages


sociaux de l’évaluation
L’évaluation de programme est apparue aux États-Unis dès avant la Seconde
Guerre mondiale et a connu un développement important en Amérique du Nord
et dans certains pays européens à partir des années 60.À l’origine,l’évaluation était
comprise comme une technique de rationalisation de la décision publique fondée
presque exclusivement sur l’utilisation de méthodes quantitatives. Cette concep-
tion positiviste et instrumentale s’est progressivement révélée théoriquement et
pratiquement insuffisante, et, sans être totalement récusée, elle a aujourd’hui large-
ment cédé la place à d’autres conceptions,fort diverses en fait,qui ont en commun
de prendre au sérieux la pluralité des modes de connaissance et la pluralité des
modes d’interaction entre la connaissance et l’action.

Le paradigme du «traitement» médical


D’un point de vue épistémologique,l’évaluation,et en particulier l’évaluation
des programmes sociaux, était conçue à l’origine sur le modèle des protocoles mis
en œuvre pour mesurer l’efficacité des traitements médicaux expérimentaux.Cette
conception portait la marque du béhaviorisme qui imprègne les sciences sociales
aux États-Unis,particulièrement dans les domaines de la psychologie et de l’éduca-
108 Bernard Perret

tion1. Les textes américains relatifs à l’évaluation utilisent d’ailleurs fréquemment le


terme de «traitement» (treatment), pour désigner l’ensemble des mesures aux-
quelles sont effectivement soumises les «cibles» sociales d’une politique: «dans les
années 60, l’enjeu central de l’évaluation était d’“étalonner la boîte noire”: produire
des estimations précises et non biaisées des conséquences causales des pro-
grammes et de leurs principaux constituants.La méthode de référence pour y par-
venir était l’expérimentation, et les techniques analytiques les plus utilisées étaient
les techniques quantitatives»2.

Le modèle du décideur rationnel


Corrélativement,les promoteurs de l’évaluation voyaient en elle le moyen de
soumettre les décisions publiques à la rationalité scientifique:«il y a vingt-cinq ans,
beaucoup d’évaluateurs pensaient naïvement que leurs résultats allaient être utili-
sés de manière habituelle comme l’ingrédient principal des décisions politiques. À
cette époque, le plaidoyer en faveur de l’expérimentation nourrissait cette illusion,
dans la mesure où la logique décisionnelle qui sous-tend l’expérimentation semble
confirmer le modèle de l’acteur rationnel. Dans ce modèle, un problème ou un be-
soin est d’abord clairement défini (dans une expérience, l’analogue est de spécifier
des critères de résultat); les différentes solutions pour résoudre un problème sont
alors déterminées et instrumentées (les différents traitements sont mis en place);
les critères de résultat sont alors contrôlés (dans une expérimentation, les données
sont recueillies); enfin, en fonction des données, on décide quelle est la meilleure
solution pour résoudre le problème (un test statistique permet de décider quel est
le traitement le plus efficace)»3.

Cette idéologie a culminé avec l’ouvrage de Donald Campbell sur la «socié-


té d’expérimentation», utopie vertueuse d’une société dans laquelle la recherche
de la vérité par l’expérimentation serait mise au cœur de la régulation sociopoli-
tique.

1
À propos de l’origine disciplinaire des évaluateurs,T.D.Cook décrit ainsi la situation américaine (conférence
prononcée lors de la première conférence mondiale de l’évaluation, en novembre 1995 à Vancouver):
«Aux États-Unis, les membres de l’Association américaine d’évaluation (AEA) ont pour la plupart une for-
mation en psychologie et en éducation,et ils évaluent des programmes qui ont quelque chose à voir avec
ces disciplines. Les évaluateurs économistes ou politistes (spécialistes en science politique) sont générale-
ment dans l’Association pour le management et l’étude des politiques publiques (APPAM) et s’intéressent
aux politiques plus qu’aux programmes, et aux programmes de prestations financières plus qu’aux autres
sortes de programmes sociaux. La plupart des évaluateurs de l’Association américaine de santé publique
(APHA) examinent des politiques et des programmes conçus pour améliorer la santé. Ce fractionnement
disciplinaire n’est pas nécessaire, et nous avons besoin de jeter des ponts.»
2
T.D.Cook, conférence citée.
3
T.D.Cook, conférence citée.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 109

Vers une conception plus complexe de la méthode


et des fonctions de l’évaluation
Dès les années 70, on a assisté à une double remise en cause, à la fois épis-
témologique et politique. D’un point de vue épistémologique, on a vu se dévelop-
per une critique des présupposés positivistes inspirant les protocoles expérimen-
taux et la modélisation. Dans la plupart des situations sociales réelles, il est très
difficile d’établir rigoureusement l’existence et, a fortiori, de mesurer l’intensité de
liens de causalité. Le réexamen des prétentions à l’objectivité des sciences sociales
dans les domaines concernés par l’évaluation ne se limite d’ailleurs pas aux questions
de mesure et de causalité:les chercheurs sont aujourd’hui davantage conscients de
l’impossibilité d’adopter un point de vue totalement objectif, indépendant de la
perception subjective des intéressés, pour décrire et qualifier le résultat d’actions
qui ont pour finalité d’affecter les intérêts ou de modifier les conditions de vie de
certaines catégories de la population. L’un des points cruciaux est, comme le re-
marque Chen, qu’il y a de multiples manières de définir le résultat d’une politique:
«les critères de résultat finalement sélectionnés dans une évaluation ne représen-
tent qu’un sous-ensemble d’un vaste champ de résultats potentiels susceptibles
d’être affectés par le programme»4.

D’un point de vue politique, les évaluateurs ont été confrontés au constat
d’une faible utilisation directe des résultats des évaluations.Constat dérangeant,mais
nullement surprenant.Il ne suffit pas qu’une information soit intrinsèquement perti-
nente au regard d’un problème pour qu’elle soit utilisée, car, comme le note Jean
Leca, «des intérêts multiples et changeants introduisent sans préavis de nouveaux
standards d’action: de ceux-ci, le “décideur politique” a une connaissance bien
meilleure et plus performante que les spécialistes de la connaissance»5.En face de ces
intérêts pratiques (le poids politique d’un groupe de pression,l’impossibilité pratique
de procéder immédiatement à une réforme) ou idéologiques,le souci abstrait de la
vérité pèse d’autant moins que les décideurs ne peuvent consacrer beaucoup de
temps à s’informer: «dans un monde où l’attention est une ressource majeure des
plus rares, l’information peut être un luxe coûteux car elle peut détourner notre at-
tention de ce qui est important vers ce qui ne l’est pas.Nous ne pouvons nous per-
mettre de traiter une information simplement parce qu’elle est là»6.

Cette crise s’est soldée par les deux évolutions suivantes. D’abord, elle a
conduit à une revalorisation des méthodes «qualitatives», fondées sur l’utilisation
d’un matériau verbal ou textuel, sur l’observation «naturaliste» de la réalité sociale
(monographies, ethnosociologie) ou sur le développement des techniques de tra-
vail en groupe (groupes d’experts ou d’acteurs). Méthodes dont on s’est aperçu
qu’elles étaient susceptibles de fournir une information souvent plus directement
utile pour l’action que les méthodes quantitatives: «les méthodes qualitatives sont

4
Theory Driven Evaluation, SAGE, Londres, 1991, p.42.
5
Leca,Jean,«Le rôle de la connaissance dans la modernisation de l’État»,Revue française d’administration pu-
blique,n° 66, avril-juin 1993, p.187.
6
Herbert Simon, cité par Jean Leca.
110 Bernard Perret

très utiles pour expliciter la théorie qui sous-tend un programme;pour comprendre


le contexte dans lequel le programme opère;pour décrire ce qui est réellement mis
en œuvre dans le programme; pour évaluer la cohérence entre la théorie du pro-
gramme et ce qui est effectivement mis en œuvre; pour aider à comprendre les
processus qui ont permis la réalisation des effets du programme; pour identifier
quelques-unes des conséquences non souhaitées du programme; pour apprendre
comment faire en sorte que les résultats du programme soient utilisés; pour syn-
thétiser les leçons apprises au sujet d’un programme ou d’un ensemble de pro-
grammes comparables», voire «répondre aux questions concernant les relations
causales et leur généralisation qui sont le domaine de prédilection des méthodes
quantitatives»7. Pour autant, il n’est pas question de nier le pouvoir d’objectivation
des données chiffrées, qui, entre autres mérites, se prêtent mieux à la comparaison
(dans le temps et dans l’espace) et à l’agrégation (globalisation de constats par-
tiels). Il est aujourd’hui largement admis que l’évaluation repose sur l’utilisation
conjointe des deux types d’informations.

Plus qualitative, l’évaluation est également devenue plus participative, dans


la mesure où la coopération des différents protagonistes de la politique évaluée,et
en particulier des acteurs de terrain, est une condition de la mobilisation des
connaissances concrètes qu’ils détiennent.

Une seconde évolution a consisté en ce que s’est imposée progressivement


une conception plus complexe de l’impact social de l’évaluation. Sans renoncer à
l’utilisation instrumentale de l’évaluation, on s’est aperçu que son intérêt principal,
dans la pratique,était de permettre un «éclaircissement»(enlightenment) du contexte
de la décision.Et on a par ailleurs commencé à s’aviser du fait que les décideurs ne
sont pas les seuls utilisateurs de l’évaluation: la connaissance sur les conditions de
mise en œuvre et les résultats d’une action publique est une ressource utile à l’en-
semble des acteurs, d’où l’accent mis sur la dimension «formative» de l’évaluation
(l’évaluation comme processus d’apprentissage et de mobilisation) et, plus récem-
ment, sur le fait que l’évaluation peut servir à renforcer l’autonomie et la capacité
d’action d’un groupe humain (empowerment evaluation, selon D.Fetterman).

La «doctrine» du conseil scientifique de l’évaluation:


de la «méthode outil» à la «méthode processus»8

Une conception pluraliste des finalités de l’évaluation


Cette coexistence de finalités et de références méthodologiques de plus en
plus diversifiées se traduit par d’inévitables et complexes querelles théoriques.Dans
ses rapports annuels sur l’évolution des pratiques d’évaluation, le conseil scienti-

7
T.D.Cook, conférence citée.
8
Expressions empruntées à M. Setbon et à P. Lascoumes, L’évaluation pluraliste des politiques publiques,
groupe d’analyse des politiques publiques,recherche financée par le commissariat général du plan, 1996.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 111

fique de l’évaluation a,pour sa part,toujours récusé les oppositions tranchées entre


l’évaluation «managériale» et l’évaluation «démocratique». Le développement de
l’évaluation répond à un ensemble de problèmes étroitement imbriqués:difficultés
budgétaires,crise de légitimité de l’action publique,complexité des politiques et in-
terpénétration des niveaux de gouvernement, dysfonctionnements dans les servi-
ces publics, etc. On peut imputer à l’évaluation une pluralité de finalités, qui
peuvent avoir une importance différente suivant les cas mais qui ne sont nullement
incompatibles:

a) une finalité «déontologique»: rendre des comptes aux responsables politiques


et aux citoyens sur la manière dont une politique a été mise en œuvre et sur les
résultats qu’elle a obtenus. Cette dimension recouvre donc à la fois l’améliora-
tion de l’«imputabilité» des systèmes d’action publique (notion correspondant
au terme anglais «accountability»,au sens de capacité à rendre des comptes sur
son action à une autorité de niveau supérieur ou à un public démocratique), la
finalité informative et la finalité «démocratique» de l’évaluation;
b) une finalité d’apprentissage: contribuer à la formation et à la mobilisation des
agents publics et de leurs partenaires en les aidant à comprendre les processus
auxquels ils participent et à s’en approprier les objectifs;
c) une finalité gestionnaire: répartir plus rationnellement les ressources humaines
et financières entre différentes actions,améliorer la gestion des services chargés
de les mettre en œuvre;
d) une finalité décisionnelle:préparer des décisions concernant la poursuite, l’arrêt
ou la refonte d’une politique9.

On devrait ajouter que, dans le contexte actuel de l’action collective, l’une


des principales fonctions assurée par l’évaluation est de catalyser la coopération
entre des acteurs publics autonomes engagés dans une même action (on a pu
dire qu’elle était le «langage du partenariat»).

Mobiliser toutes les informations pertinentes


et tous les apports disciplinaires
De la même manière,le conseil scientifique a insisté sur le caractère pluridis-
ciplinaire de l’évaluation et sur la complémentarité des méthodes quantitatives et
qualitatives.La prise en compte du critère d’utilité impose la mobilisation de toutes
les ressources cognitives pertinentes, sans tenir compte des clivages disciplinaires:
«contrairement à une recherche scientifique menée dans un cadre disciplinaire dé-
terminé, qui privilégie un nombre limité de raisonnements, l’évaluation cherche à
utiliser toutes les “heuristiques” et à s’adapter aux conditions réelles de la délibéra-
tion et de la prise de décision. Comme toute discussion ou réflexion menée à des
fins pratiques,l’évaluation n’exclut a priori aucun élément d’information concernant

9
Petit guide de l’évaluation, La Documentation française, 1996.
112 Bernard Perret

son objet, quelles que soient sa nature (quantitative ou qualitative) et son origine,
dès lors qu’il semble pertinent»10.

Concrètement, cela signifie que l’évaluation s’appuie sur une grande variété
de sources d’information, soit en exploitant des données ou des documents exis-
tants (études antérieures,données administratives,textes à caractère juridique,cou-
pures de presse), soit en faisant réaliser des enquêtes ou des investigations ad hoc
permettant de recueillir de nouvelles données (enquêtes statistiques par question-
naire,suivi d’un panel de bénéficiaires d’une mesure,entretiens approfondis,mono-
graphies, audition, groupes d’acteurs ou d’experts).

De nouveaux enjeux méthodologiques


Cette complexification du concept d’évaluation s’est traduite par l’émer-
gence de nouveaux enjeux méthodologiques.À l’origine,les questions de méthode
posées par l’évaluation n’avaient aucune spécificité par rapport à celles habituelle-
ment rencontrées dans les opérations de collecte,de traitement et d’interprétation
des informations dans les divers domaines des sciences sociales (neutralité de l’ob-
servateur, conditions de validité des protocoles expérimentaux, problèmes de mo-
délisation et d’inférence statistique).

Dès lors que l’on prend en compte la diversité des modes d’inscription de la
connaissance dans le fonctionnement des systèmes d’action et de décision, les
principes méthodologiques et déontologiques applicables au «management» poli-
tique et organisationnel de l’évaluation prennent davantage d’importance. En plus
de la «boîte à outil» des sciences sociales, l’évaluation doit donc se constituer son
propre corpus de principes méthodologiques, fondés sur des considérations à la
fois épistémologiques et socio-organisationnelles, voire politiques. On ne renonce
pas, bien entendu, à l’idéal d’une connaissance fiable et objective de la réalité so-
ciale,mais cela ne suffit plus à définir les buts et les exigences de l’évaluation.Prati-
quement, la méthode répond à plusieurs défis.

Tout d’abord,le pluralisme des méthodes demande à être organisé.Il ne suf-


fit pas de juxtaposer des informations de nature différente pour aboutir à des
conclusions claires: le risque existe au contraire de sombrer dans la confusion. Les
conditions de confrontation et d’intégration de données et de raisonnements hé-
térogènes constituent donc un nouveau champ d’élaboration méthodologique.

Ensuite,l’approfondissement de la réflexion sur l’usage social de l’évaluation a


fait émerger la question des conditions d’appropriation des résultats: il ne suffit pas
qu’une information soit exacte d’un point de vue scientifique pour être considérée
comme crédible,pertinente et utile par ses destinataires.Pratiquement,cela conduit à
accorder une grande importance a) à la recherche d’un consensus (ou plus exactement
à l’élaboration d’un point devuepolitiquement et socialement légitime) sur la définition de

10
Ibid.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 113

l’objet et la formulation desquestionsauxquellesl’évaluation devra répondre,b) à la crédi-


bilité desinformationsutiliséeset c) à la légitimité desinterprétationset desjugementsde
valeur qui fondent les conclusions,les recommandations et les propositions.

La résolution de ces problèmes ne relève pas d’une expertise technique ré-


férencée: elle implique une construction méthodologique spécifique à chaque
opération d’évaluation et met en jeu de manière cruciale la qualité et la productivi-
té des rapports qui s’établissent entre les différents protagonistes. Tout au plus
peut-on s’accorder sur la liste et l’ordre des questions qui doivent être traitées au
cours d’un travail préparatoire au lancement des travaux d’étude (voir annexe, les
phases de l’élaboration d’un projet).

L’institutionnalisation, une autre solution


à l’autorégulation d’un milieu professionnel?
L’une des difficultés de formuler de manière univoque les principes régula-
teurs de la «méthode-processus» provient de la diversité des situations sociales dans
lesquelles s’inscrit l’évaluation.Qui plus est,le degré d’institutionnalisation des procé-
dures d’évaluation intervient ici comme une variable cruciale.Schématiquement,on
peut opposer une tendance nord-américaine à faire de l’évaluateur professionnel le
garant d’une déontologie spécifique à l’évaluation et une tendance plus européenne
à l’institutionnalisation des procédures. Dans le contexte américain, l’évolution du
concept d’évaluation a été interprétée dans le registre disciplinaire et professionnel:
l’évaluateur se considère de plus en plus comme un méthodologue,un «faciliteur»,
voire comme un «maïeuticien» ou un analyste (l’évaluateur de la «quatrième généra-
tion»,selon Guba et Lincoln).C’est en ce sens qu’il faut comprendre la remarque de
T.D.Cook,selon lequel «l’intérêt pour les questions de méthode constitue une source
d’unité potentielle pour un milieu professionnel qui travaille dans des domaines
d’application divers et qui a été formé dans différentes disciplines».

Particulièrement significatif, le fait que les manuels destinés aux évaluateurs


abordent explicitement les questions déontologiques:«à cause de la nature politique
du processus évaluatif et du climat politique dans lequel il est conduit et utilisé,il est
impératif que vous, en tant qu’évaluateur, examiniez les circonstances de chaque si-
tuation évaluative et décidiez si vous pouvez vous conformer aux attentes politiques
sans violer votre propre éthique»11.De même,la définition de critèresdequalitépropres
à l’évaluation est comprise comme un enjeu interne à la profession d’évaluateur.

Dans le contexte européen, le développement de l’évaluation a souvent un


caractère plus institutionnel.On parle plus volontiers d’évaluation des «politiques pu-
bliques» (et non seulement des programmes),et les initiatives des pouvoirs publics
jouent un rôle décisif dans l’émergence d’un champ de pratiques évaluatives dis-
tinctes à la fois du contrôle et des autres pratiques d’étude et de recherche.La dualité
entre la «recherche évaluative»(evaluation research) et l’évaluation institutionnelle in-

11
Evaluator’s Handbook,SAGE, 1991, p.24.
114 Bernard Perret

tégrée au fonctionnement des systèmes politico-administratifs y est plus marquée


qu’aux États-Unis.Lors de la récente conférence mondiale de l’évaluation à Vancou-
ver,il fut d’ailleurs observé que les chercheurs européens étaient plus attentifs à l’in-
fluence du contexte politique sur le processus et les utilisations de l’évaluation que
leurs collègues américains.Le cas français,avec le rôle de référent institutionnalisé im-
parti au conseil scientifique de l’évaluation,est typique de cette approche.

Le conseil scientifique, garant institutionnel de l’autonomie


du processus et de l’adéquation des méthodes aux finalités
sociales de l’évaluation
De par la logique de ses attributions12, le conseil a considéré que son rôle
était d’être le garant,tout à la fois,de l’utilité politique de l’évaluation,de sa rigueur
scientifique et de sa déontologie. Selon l’expression de Jean Leca, président du
conseil scientifique de l’évaluation, l’évaluation d’une politique est dans cette poli-
tique (elle constitue,en quelque sorte,une extension,un élargissement du système
d’action qu’institue cette politique), ce qui ne veut pas dire qu’elle doive être ins-
trumentalisée, manipulée par le politique. Le paradoxe de l’évaluation, c’est qu’elle
n’est une ressource utile pour le politique que si celui-ci accepte qu’elle lui échap-
pe en partie pour acquérir une crédibilité propre. La notion de «zone d’autonomie
de l’évaluation»13 est particulièrement importante: elle veut dire que, en acceptant
de jouer le jeu de l’évaluation, les responsables politiques (et, le cas échéant, les
autres acteurs impliqués dans la décision d’évaluer) prennent le risque de mettre
leurs savoirs pratiques,leurs conceptions idéologiques et leurs «théories d’action» à
l’épreuve, dans un processus collectif dont ils sont partie prenante mais qu’ils ne
maîtrisent pas totalement. En d’autres termes, il leur faut payer le prix de l’informa-
tion crédible et des références partagées que vise à constituer l’évaluation. Prati-
quement, cette idée de «zone d’autonomie» se concrétise par l’élaboration négo-
ciée d’un projet d’évaluation qui formalise l’accord des protagonistes de l’évaluation
sur une problématique,un questionnement et une stratégie cognitive ainsi que par
la constitution,pour chaque évaluation,d’une instance d’évaluation, comité de pilo-
tage aux fonctions élargies et formalisées (voir annexe).

Évoqués dans l’annexe, les deux avis rendus par le conseil scientifique de
l’évaluation ont pour objet de veiller au respect de cette conception de l’évalua-
tion.Au stade du premier avis (qualité du projet d’évaluation), il s’agit:

— d’inciter les «porteurs» politiques de l’évaluation à expliciter leurs préoccupa-


tions, leur «diagnostic préalable» sur la politique à évaluer et ce qu’ils attendent
de l’évaluation;

12
On rappelle en annexe le fonctionnement de la procédure interministérielle d’évaluation instituée en 1990,
dans laquelle s’inscrivent les interventions du conseil scientifique. Depuis la rédaction du présent texte, la
procédure interministérielle d’évaluation a été sensiblement modifiée (décret du 18 novembre 1998, voir
annexe, point B).Toutefois, le nouveau dispositif se situe clairement dans la continuité du précédent pour
ce qui concerne les principes méthodologiques de l’évaluation.
13
Voir l’article précité de Jean Leca.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 115

— de les aider à traduire cette problématique générale en questions qui fassent


sens pour les sciences sociales;
— d’orienter l’instance d’évaluation vers le choix de méthodes réalistes et adap-
tées à ces questions,avec le souci de produire une argumentation crédible pour
les lecteurs du rapport d’évaluation (c’est-à-dire, en pratique, reposant sur plu-
sieurs mécanismes de conviction complémentaires:arguments descriptifs,argu-
ments logiques ou théoriques, arguments d’opinion);
— de veiller à ce que la composition de l’instance d’évaluation reflète les princi-
paux points de vue pertinents, permette un pilotage efficace du programme
d’études et ne produise pas de dysfonctionnements susceptibles de bloquer le
processus (ce qui, en pratique, n’est pas le plus simple).

Le second avis, portant sur la qualité du rapport d’évaluation, a pour double


finalité de:
— valider les résultats de l’évaluation. Il n’est pas question pour le conseil scienti-
fique de se prononcer sur les conclusions de l’évaluation et encore moins sur
l’opportunité des recommandations faites par l’instance d’évaluation, mais seu-
lement d’«apprécier, d’une part, le degré de cohérence entre le rapport d’éva-
luation et les différentes études réalisées à cette fin et, d’autre part, le lien lo-
gique entre les recommandations et l’ensemble des constats et des analyses du
rapport. Il s’agit avant tout de fournir aux décideurs une garantie extérieure sur
la valeur scientifique des arguments mis en avant par l’instance»14;
— tirer des enseignements méthodologiques applicables à d’autres évaluations.

Ces avis s’appuient sur un ensemble de critères de qualité, proches de ceux


qui sont suggérés par Chen dans son livre Theory Driven Evaluation (utilité de perti-
nence, fiabilité, objectivité, possibilité de généraliser les résultats, transparence).

Au titre de la «transparence» des évaluations, le conseil scientifique accorde


une grande importance à la rigueur formelle de l’argumentation développée dans
les rapports d’évaluation:«un rapport d’évaluation devrait se caractériser par un ef-
fort important pour articuler rigoureusement les jugements et les faits:il s’agit,idéa-
lement, de référer toutes les assertions normatives à des raisonnements explicites,
eux-mêmes appuyés sur des observations dûment documentées [...]. Le rapport
d’évaluation comprend des parties méthodologiques, des descriptions, des rappels
de conclusions de travaux anciens, des analyses appuyées sur des informations
nouvelles et,enfin,des interprétations élaborées par l’instance d’évaluation.Ces dif-
férents types de texte doivent être, autant que faire se peut, distingués. En particu-
lier,les imputations de causalité (telle action publique produit tel effet propre) et les
jugements normatifs doivent être clairement identifiés comme tels et argumentés
en référence aux études réalisées dans le cadre de l’évaluation. Le défaut le plus
couramment constaté à cet égard est l’insertion de jugements de valeur non argu-
mentés dans le cours d’un développement descriptif»15.

14
Extrait du Petit guide de l’évaluation, précité.
15
Ibid.
116 Bernard Perret

Cette exigence de rigueur formelle vise à prémunir le lecteur d’un rapport


d’évaluation contre toute interprétation abusive de ses conclusions, en attirant son
attention sur les impasses et les incertitudes qui en limitent la portée. Elle tente
également de faire droit à un souci pédagogique,voire rhétorique:le rapport d’éva-
luation doit être un outil de communication conciliant rigueur, lisibilité et capacité
de conviction.

Évaluation et rationalité procédurale:


une double mise en question des rationalités
de l’action et de la connaissance sociale
Bien que le conseil scientifique n’ait jamais conceptualisé sa doctrine en ces
termes,on peut la qualifier de «procédurale»,dans la mesure où elle tente d’organi-
ser et de systématiser sous forme de procédures les processus complexes d’ajuste-
ment réciproque entre le travail des chercheurs en sciences sociales et les savoirs
pratiques des acteurs et des décideurs.

Dans une conception traditionnelle,il y a totale dichotomie entre la rationa-


lité scientifique et la rationalité propre au fonctionnement des systèmes d’action
collective:la constitution d’un savoir scientifique sur la réalité sociale et l’action ins-
trumentale au sein des systèmes sociaux relèvent de pratiques essentiellement dif-
férentes, sans interaction possible. L’évaluation, au contraire, dans la mesure où elle
tente d’organiser l’interaction entre ces deux logiques, est confrontée à leur para-
doxale proximité:chercheurs et acteurs ont en commun de devoir en permanence
se livrer à des opérations plus ou moins arbitraires de qualification du réel,de juge-
ment, de construction de représentations, de généralisation, etc. Toute activité
scientifique peut être regardée comme une activité normative et toute activité so-
ciale complexe comme une activité qui comporte des aspects théoriques. Il en ré-
sulte une double déconstruction des rationalités de l’action publique et de la
connaissance sociale.

Un dévoilement critique des conceptions théoriques et des


référentiels normatifs qui fondent les politiques publiques
Toute politique ou action publique repose sur une «théorie d’action», en-
semble de représentations et d’idées (souvent implicites) qui inspirent ses concep-
teurs et/ou ses acteurs quant à ses mécanismes d’action et à ses relations de cause
à effet entre les mesures prises et leur impact social attendu. L’un des intérêts de
l’évaluation est qu’elle nécessite l’objectivation de cette théorie (dans la mesure où
elle amène à formaliser ses objectifs et à se référer à une représentation a priori des
mécanismes d’action) et qu’elle permet donc sa mise à l’épreuve. L’un des leit-
motive des rapports d’évaluation est que les théories d’action des décideurs centraux
sont excessivement simplistes et qu’elles demandent à être affinées et reformulées
à la lumière des processus sociaux réels.Outre le fait qu’elles sont presque toujours
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 117

contradictoires (les responsables politiques n’ont pas intérêt à afficher des choix
trop clairs entre différents objectifs), les théories d’action ignorent assez générale-
ment la capacité des différents protagonistes du «système d’action» de surimposer
leur propre rationalité à celle qui découle des objectifs «officiels» d’une politique.
Bien conduite, l’évaluation amène les responsables politiques et administratifs à
une vision plus réaliste de la «coproduction» des politiques publiques et à porter
une attention plus soutenue aux conditions de leur mise en œuvre (parmi les-
quelles, au premier chef, l’information et la formation des acteurs). En d’autres
termes, l’évaluation instruit le procès d’une conception «balistique» de l’effet des
décisions publiques sur la société et souligne la tentation permanente pour l’acteur
central de sous-estimer l’autonomie des autres acteurs et les divers effets non vou-
lus de son intervention sur la société.

Il faut noter que cette déconstruction n’a pas pour objet de délégitimer la
rationalité des acteurs, et encore moins de lui substituer une rationalité substan-
tielle globalisante,du type rationalité économique,susceptible de relativiser les ob-
jectifs particuliers des différentes politiques publiques. Contrairement à l’économie
publique, qui tente de traduire en termes monétaires la valeur des actions pu-
bliques (ce qu’implique l’expression britannique value for money), par exemple en
simulant l’existence d’un marché dans des domaines où il ne joue normalement
aucun rôle16, l’évaluation des politiques publiques prend implicitement le parti de
l’hétérogénéité et de l’indétermination de cette valeur. Le référentiel auquel
confronter les résultats observés de la politique reste construit à partir des objectifs
qui lui ont été démocratiquement fixés, même si ceux-ci demandent presque
toujours à être interprétés et actualisés en fonction des priorités de l’heure.Ces résul-
tats doivent certes être confrontés au coût de la politique, mais aucune consé-
quence contraignante ne peut être automatiquement déduite de cette confronta-
tion. La question de la valeur se déplace alors de la mesure au jugement de valeur:
elle n’a en général pas de réponse univoque,mais on peut lui en donner une en ré-
férence à un contexte social et politique donné, dans lequel des acteurs légitimes
ont fait valoir des intérêts, exprimé des préférences et des finalités concernant les
coûts et les effets de cette politique. Le jugement évaluatif ne doit cependant pas
être confondu avec un jugement politique, lequel appartient aux électeurs: il
constitue en quelque sorte un niveau sui generis de construction sociale de la va-
leur d’une action publique, qui s’appuie sur la science comme sur une réserve de
sens commun.

Une conception procédurale de la régulation


du travail scientifique
De son côté,toute connaissance sociale qui se veut utile à l’action peut être
suspectée de reposer sur des choix et des conventions arbitraires,nécessaires pour
formuler des problématiques, construire des objets de recherche, bâtir des sys-
tèmes d’information et qualifier des observations.La structuration académique des

16
Au moyen de méthodes telles que les prix implicites ou l’«évaluation contingente».
118 Bernard Perret

différentes disciplines scientifiques exerce une régulation de fait sur cette activité
normative des chercheurs en instituant des modes de questionnement scientifique-
ment légitimes. Mais cette forme de régulation de l’activité scientifique a l’inconvé-
nient de rendre difficile l’interdisciplinarité (que l’on pense à la difficulté de faire
dialoguer les approches économiques, sociologiques, historiques et anthropolo-
giques du problème de l’emploi). L’évaluation pourrait théoriquement avoir pour
effet de substituer à ce mode de régulation disciplinaire une régulation institution-
nelle de la constitution des objets de recherche, offrant, peut-être, de meilleures
chances à l’approche pluridisciplinaire de certains problèmes complexes: «dans le
contexte de l’évaluation, la position des chercheurs n’est pas identique à celle qui
est la leur dans les conditions habituelles de la recherche. Il est important qu’ils
puissent trouver un juste équilibre entre les grilles d’interprétation propres à leur
discipline et les interprétations les plus à même d’être discutées par l’instance
d’évaluation dans le cadre de sa propre problématique»17.

Corrélativement, l’évaluation déplace et enrichit la problématique de la vali-


dation de la connaissance. L’effort de rigueur ne peut avoir pour ambition de pro-
duire une vérité unique sur la réalité sociale, mais «seulement» une représentation
légitime, crédible et utile de cette réalité. Particulièrement significative à cet égard
est la conception «constructiviste» de l’objectivité développée dans certains textes
du conseil scientifique de l’évaluation: «dans le contexte de l’expérimentation, le
terme de protocole renvoie à l’ambition de construire une “expérience sociale” ana-
logue à une expérience scientifique, c’est-à-dire en se donnant les moyens de
contrôler rigoureusement l’influence des facteurs exogènes sur les effets de la poli-
tique ou du programme évalué. En transposant le concept, on peut parler de pro-
tocole dans le sens plus général d’organisation des conditions de production et
d’interprétation des informations concourant au jugement évaluatif. Comme dans
le cas du protocole expérimental, il s’agit de contrôler les conditions de validité de
la connaissance.L’objectivité dont il s’agit est différente de l’objectivité scientifique:
on pourrait la définir comme l’adéquation aux exigences de constitution d’une
conviction commune dans un contexte social donné.Le pluralisme des opinions et
des compétences mises en jeu dans le travail de synthèse et d’interprétation des in-
formations est une condition essentielle de la construction de l’objectivité au sens
qui lui est donné ici»18.

Le risque existe toutefois de dissoudre l’exigence de rigueur scientifique


dans la recherche d’un consensus entre les acteurs pertinents.C’est pourquoi la ci-
tation précédente doit être complétée et nuancée par cette autre définition de
l’objectivité, que fournit le Petit guide de l’évaluation: «l’objectivité s’entend comme
le fait que les résultats de l’évaluation n’ont pas été influencés par les préférences
personnelles ou les positions institutionnelles des responsables de l’évaluation
(chargés d’étude ou membres de l’instance), ou du moins que ces préférences ont
été suffisamment explicitées ou contrôlées pour que l’on puisse supposer qu’une

17
Extrait du Petit guide de l’évaluation,précité.
18
Perret, B., et Seibel, Cl., «Évaluation et systèmes d’information statistique», dans L’évaluation en développe-
ment — 1992,La Documentation française, 1993, p.157.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 119

autre évaluation répondant aux mêmes questions et utilisant les mêmes méthodes
conduirait aux mêmes conclusions».

En d’autres termes,le conseil établit une distinction (théorique?) entre,d’une


part, le pluralisme souhaitable des opinions et des compétences et, d’autre part,
l’influence des intérêts personnels et institutionnels, qui doit être soigneusement
«contrôlée».En pratique,le conseil a fréquemment mis en garde les instances d’éva-
luation contre leur tendance naturelle à se transformer en lieux de négociation
entre intérêts constitués. La confrontation des interprétations ne doit pas être ins-
trumentée à des fins stratégiques, mais, au contraire, doublement régulée par les
valeurs communes aux différents «porteurs d’enjeu» d’une politique et par les
«standards» de validité propres aux différentes disciplines scientifiques utilisées. La
surveillance exercée par le conseil a pour but de vérifier que la rédaction du rap-
port de synthèse respecte cette déontologie dans le traitement des conflits d’inter-
prétation et que l’éclectisme méthodologique propre à l’évaluation ne débouche
pas sur la confusion des registres argumentaires: «contrairement à une discussion
ordinaire, menée sans méthode formelle, l’évaluation s’efforce de ne pas mélanger
les différents types d’arguments, mais de les hiérarchiser, de les pondérer et de re-
lier chacun à des conclusions spécifiques» (Petit guide de l’évaluation). La réflexion
du conseil débouche sur une conception relativiste et pluraliste, mais différenciée
et hiérarchisée des formes de l’objectivité.

Remarques finales
La conception que l’on vient de développer est-elle au moins partiellement
validée par l’analyse des pratiques évaluatives? Comme on l’a dit en introduction,
cette mise en perspective, délibérément théorique et prospective, ne tient pas lieu
de bilan critique du fonctionnement du dispositif institutionnel créé en 1990. L’ex-
périence s’est d’ailleurs heurtée à des difficultés de divers ordre que l’on’ analysera
pas ici, et elle est restée, sinon marginale, du moins trop limitée pour que l’on
puisse tirer des conclusions définitives de ses résultats. Le constat est d’ailleurs dif-
férent selon que l’on s’intéresse à la qualité des rapports d’évaluation ou à leurs re-
tombées effectives.La faiblesse apparente de ces dernières (limitées,selon les cas,à
quelques mesures techniques ou à une clarification/reformulation partielle des
termes du problème et des objectifs de la politique évaluée) ne devrait pas con-
duire à sous-estimer l’intérêt et l’utilité potentielle des conclusions pratiques que
l’on aurait pu tirer des rapports d’évaluation. Sans approfondir ce point, on se ra-
battra,à titre d’hypothèse provisoire,sur un jugement en demi-teinte:l’évaluation a
échoué en tant que technique de rénovation du travail gouvernemental, mais elle
a fait la preuve de sa capacité à redonner du sens à l’activité des fonctionnaires.On
se rallie donc ici au diagnostic de deux chercheurs qui ont analysé le déroulement
et les effets sociaux produits par les premières évaluations interministérielles: «l’ex-
périence montre une grande distance entre les attentes, différentes selon les ori-
gines, politique ou administrative, les moyens mobilisés et les usages qui sont faits
des résultats des évaluations.Si,en théorie,l’évaluation des politiques publiques est
un outil d’intelligibilité démocratique des effets de l’action publique, le consensus
120 Bernard Perret

apparent sur cette fonction cache mal une divergence (ou un malentendu) sur les
limites de sa fonction. Force est de constater que, d’un côté, l’acteur politique n’y
voit pas une solution à ses problèmes, tandis que de l’autre, l’acteur administratif y
pressent confusément une voie de renouveau [...] l’apport de l’évaluation est plus
sensible et plus profond au niveau administratif: comme moyen d’éclaircissement
des problèmes,comme reflet élargi d’une action publique atomisée,comme lieu de
confrontation des rationalités isolées,voire comme moyen d’amorcer une coopéra-
tion toujours réclamée et rarement rencontrée. On peut affirmer que chez la plu-
part des administratifs impliqués domine une impression vivace d’apprentissage et
celle d’une évolution rarement irréversible»19.

En revanche, le manque d’implication des acteurs politiques (malgré le


nombre de déclarations officielles favorables au développement de l’évaluation) ne
permet pas à celle-ci de jouer pleinement son rôle dans la redéfinition des poli-
tiques publiques au niveau gouvernemental: «l’évaluation n’est pas actuellement
un facteur de reconstruction des politiques publiques, c’est-à-dire d’une nouvelle
inscription du problème sur l’agenda politique. À l’heure actuelle, d’autres formes
d’inscription sur l’agenda et d’élaboration des politiques publiques représentent la
règle observée:demandes sociales, groupes d’intérêt et de pression, crises, etc.»20.

Pour que l’évaluation constitue un levier de réforme des modes de gouver-


nement, il semble nécessaire qu’elle devienne une pièce dans le jeu des pouvoirs,
c’est-à-dire que le Parlement en fasse un moyen d’éclairage du débat démocra-
tique et un instrument habituel d’aide à l’élaboration des lois. Les hommes poli-
tiques s’impliqueront dans l’évaluation quand elle sera devenue l’enjeu d’un
rapport de force entre le législatif et l’exécutif ou,autre hypothèse,un terrain de va-
lorisation et de mise à l’épreuve de leur action (il va de soi que la manière dont les
médias utilisent les résultats d’évaluation peut jouer un rôle dans cette évolution).
Force est de constater que,dans l’état actuel des choses,l’acteur politique n’est pas
mûr pour jouer le jeu d’une pratique qui semble restreindre sa liberté d’agir «politi-
quement»,c’est-à-dire en se fondant sur les mécanismes traditionnels d’agrégation
de la demande sociale, d’expression des valeurs et de représentation des intérêts.
Moyennant quoi, il préférera presque toujours rabattre l’évaluation sur l’expertise
ou sur des formes déguisées de contrôle. Il reste à espérer que l’abstention pro-
bable du politique n’empêchera pas les acteurs administratifs de s’emparer de
l’évaluation.

La liste des politiques évaluées (voir annexe) est révélatrice de la manière


dont l’évaluation a été tenue en lisière de la grande politique et, en même temps,
perçue comme un instrument permettant de nouvelles formes de régulation
politico-administrative. Il s’agit de politiques complexes impliquant une pluralité
d’acteurs et poursuivant simultanément un grand nombre d’objectifs, voire des
évaluations «thématiques» examinant un ensemble d’actions publiques hétéro-
gènes concernant un même problème (lutte contre la grande pauvreté, protection

19
Setbon, Michel, et Lascoumes,Pierre, L’évaluation pluraliste des politiques publiques,op.cit.
20
Ibid.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 121

des zones humides). Dans une pure logique d’aide à la décision, il aurait été plus
efficace de développer en priorité l’évaluation de programme au sein de chaque
département ministériel ou, dans une hypothèse plus ambitieuse, de réaliser des
évaluations directement liées à des enjeux politiques immédiats et importants (im-
migration,politique monétaire).Pour considérer l’aspect positif des choses,l’évalua-
tion semble avoir été utilisée comme un moyen pour éclairer des questions com-
plexes, mais relativement dépassionnées, et contourner les blocages du travail
interministériel. Ce constat est à rapprocher du fait que l’évaluation se développe
rapidement au niveau régional dans le cadre de politiques partenariales impliquant
plusieurs niveaux de décision publique (contrats de plan État-région, programmes
européens): cette manière d’utiliser l’évaluation n’est sans doute pas la moins
prometteuse, compte tenu de la complexité croissante des systèmes d’action
publique.
Annexe

Éléments sur le dispositif français d’évaluation


des politiques publiques
On présente successivement le dispositif de 1990 (auquel fait directement
référence le présent texte) et le nouveau dispositif créé par le décret du 18 no-
vembre 1998.

A. Les dispositions du décret du 22 janvier 1990


La création d’un dispositif interministériel d’évaluation des politiques pu-
bliques a constitué l’un des volets de la politique de renouveau du service public
lancée par le gouvernement Rocard à la fin des années 80, dont les principales
orientations étaient une politique de relations du travail rénovées;une politique de
développement des responsabilités; un devoir d’évaluation des politiques pu-
bliques; une politique d’accueil et de service à l’égard des usagers. Le décret du
22 janvier 1990 crée un comité interministériel de l’évaluation (CIME) chargé, aux
termes du décret, de «coordonner les initiatives gouvernementales en matière
d’évaluation des politiques publiques». À ce titre, il a notamment pour prérogative
de choisir les projets d’évaluation qui pourront bénéficier du fonds national de dé-
veloppement de l’évaluation (FNDE) créé également par le décret. Une fois connu le
résultat des évaluations, il délibère des suites qu’il convient de leur donner. Un
conseil scientifique de l’évaluation (CSE) est également créé. Composé de onze
membres nommés pour six ans (non renouvelables) par le président de la Répu-
blique,sur la base de leur compétence en matière d’évaluation ou dans le domaine
des sciences économiques, sociales ou administratives.

Le CSE se voit confier la mission de «favoriser le développement des mé-


thodes d’évaluation et de définir une déontologie en la matière». De manière plus
spécifique, il est chargé de «veiller à la qualité et à l’objectivité des travaux bénéfi-
ciant du fonds national de développement de l’évaluation (FNDE)» (fonds budgé-
taire créé pour financer les évaluations interministérielles décidées par le comité
interministériel de l’évaluation). À ce titre, il formule deux avis sur les évaluations
relevant de la procédure interministérielle:

— le premier porte sur les méthodes et les conditions de réalisation des projets
d’évaluation financés par le FNDE;
124 Bernard Perret

— le second porte sur la qualité des travaux effectués et est rendu public en même
temps que les évaluations elles-mêmes.

Politiques évaluées dans le cadre du dispositif de 1990


— L’informatisation de l’administration
— La réhabilitation du logement social
— L’aménagement des rythmes de vie de l’enfant
— L’accueil des populations défavorisées dans les services publics
— Les politiques en faveur des adolescents en difficulté
— La protection des zones humides
— L’action sociale et culturelle de l’État en faveur de ses agents
— Les aides à la localisation des activités dans les zones de conversion
— Les mesures en faveur des salariés de plus de 55 ans
— Les aides personnalisées au logement
— La loi quinquennale pour l’emploi
— Les politiques de lutte contre la grande pauvreté
— La prévention des risques naturels majeurs
— La politique de la montagne
— L’insertion par l’économique
— La maîtrise de l’énergie
— La politique de lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme

B. Le nouveau dispositif créé par le décret


du 18 novembre 1998
La réforme de 1998 marque une volonté de relance de l’évaluation intermi-
nistérielle, dans la continuité des principales orientations définies en 1990: lien
entre évaluation, démocratie et modernisation du service public, exigence de plu-
ralisme, de transparence et de rigueur scientifique, implication des administrations
dans l’évaluation des politiques qui les concernent. Par rapport au précédent dis-
positif,le décret de 1998 se caractérise par la volonté d’impliquer davantage les col-
lectivités locales dans l’évaluation des politiques nationales et, d’autre part, par la
volonté d’intégrer davantage le travail méthodologique et la gestion administrative
des évaluations, au prix, vraisemblablement, d’un affaiblissement du rôle d’autorité
méthodologique tenu précédemment par le conseil scientifique.

Le conseil interministériel de l’évaluation est supprimé et le conseil scienti-


fique est remplacé par un conseil national de l’évaluation (CNE) composé de qua-
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 125

torze membres nommés pour trois ans par décret du Premier ministre (renouve-
lables une fois). De par sa composition, le CNE a un caractère plus politico-
administratif et moins scientifique que l’ex-CSE.De fait,les attributions du CNE sont
à la fois politiques et méthodologiques:

— il propose chaque année un programme d’évaluation au Premier ministre;


— il définit les principales conditions de réalisation des évaluations (contenu et
motivations de l’évaluation,mode de composition de l’instance d’évaluation,cri-
tères de choix des opérateurs en charge des études et recherches évaluatives,
etc.);
— à l’issue des évaluations, il rend un avis sur la qualité des travaux effectués
(comme dans le dispositif précédent).

Le commissariat général du plan voit, en outre, ses compétences renforcées


dans l’animation du développement de l’évaluation dans l’administration et dans la
gestion du dispositif interministériel.Il assure directement le secrétariat du CNE.

Le premier programme annuel d’évaluation élaboré par le CNE a été ap-


prouvé par le Premier ministre en juillet 1999.Il porte sur les politiques suivantes:

— la prévention et le traitement du sida;

— la politique du logement social dans les départements d’outre-mer;

— les dispositifs d’aide à l’emploi dans le secteur non marchand;

— le dispositif «nouveaux services, emplois jeunes» dans le secteur de la jeunesse


et des sports;

— la politique de la qualité de l’eau potable.

C. Les principales étapes de l’élaboration


d’un projet d’évaluation
— Délimitation du champ de l’évaluation
— Repérage des objectifs, officiels ou implicites, de la politique
— Identification des finalités et des enjeux de l’évaluation
— Diagnostic initial et hypothèses
— Élaboration d’un référentiel
— Formulation du questionnement évaluatif
— Organisation du dispositif d’évaluation
— Bilan informationnel
126 Bernard Perret

— Planification d’un programme d’étude


— Choix des opérateurs

D. Structure du questionnement
(catégorisation des questions à examiner)
— Mise en vigueur (implementation) de la politique
— Atteinte des objectifs et des indicateurs de résultats
— Efficacité, effets propres, impact
— Efficience au sens de «coût/avantages»
— Efficience au sens de «coût/efficacité»
— Étude des mécanismes d’action
— Contexte de la mise en œuvre et conditions de généralisation

E. Rôle de l’«instance d’évaluation»


(extrait du Petit guide de l’évaluation)

«L’évaluation n’est ni pure connaissance,ni pur mécanisme politique.Il faut re-


connaître et organiser une zone d’autonomie de l’évaluation entre la science et l’ac-
tion. Lorsque la complexité du sujet le justifie, cela peut passer par la constitution
d’une“instance d’évaluation”,groupe chargé par le commanditaire d’assumer la fonc-
tion de maître d’œuvre de l’évaluation.L’instance d’évaluation est plus qu’un comité
de pilotage:elle doit bénéficier d’une large responsabilité dans le cadre d’un mandat
écrit du commanditaire.Plus précisément,ses missions sont de deux ordres:

a) piloter les travaux d’évaluation,c’est-à-dire,d’abord,mener à son terme l’élabo-


ration du projet d’évaluation, traduire le questionnement évaluatif dans le ca-
hier des charges des études et des recherches, passer commande et suivre les
différents travaux d’étude, auditionner des “personnes ressources”, responsables
administratifs,experts ou autres“témoins”, voire se déplacer collectivement sur le
terrain, etc.;
b) intégrer les travaux d’évaluation, c’est-à-dire réceptionner la documentation et
les travaux d’étude,valider leurs résultats,interpréter ces résultats au regard des
autres informations collectées (auditions ou informations préalablement dispo-
nibles...),répondre aux questions posées par le projet d’évaluation,formuler des
conclusions générales et,le cas échéant,des propositions,rédiger le rapport final.

L’instance est en général le lieu où, par la délibération, des conclusions rai-
sonnables sont déduites d’études analysées et interprétées. Celle-ci doit être
conçue comme un arbitre entre les différents points de vue et non comme un mé-
diateur de différents intérêts qu’il conviendrait d’accommoder.»
De l’action étatique à l’action
collective:la France en évolution
Et la Commission?
Jean-Claude Thoenig

Avertissement

Le présent document accompagne un exposé présenté le 17 septembre


1996 devant le séminaire sur la gouvernance organisé par la cellule de prospective
de la Commission européenne.

La perspective adoptée est celle de savoir si et comment l’action publique


s’est transformée en France au cours des deux à trois dernières décennies.Cet exa-
men devrait permettre, dans un deuxième temps, d’examiner si l’hypothèse de la
procéduralisation adoptée par ce séminaire est applicable, s’agissant de l’action de
l’Union européenne, à l’expérience française.

Face à une inflation de mots et en vue d’échapper au piège classique de la


radicalisation intellectuelle, le présent document se cantonne à une analyse empi-
rique telle qu’elle émerge d’une série longue et complète d’enquêtes réalisées en
France. Je ne parlerai ni de gouvernance ni de crise, ces deux concepts ne s’appli-
quant pas aux faits observés.

1) En apparence,le système national de gouvernement se caractérise par une rela-


tive continuité de ses modalités institutionnelles, politiques et administratives.
L’État reste unitaire.Le pouvoir présidentiel est fort et centralisateur.Le Parlement
occupe un rôle faible en matière de contrôle de l’exécutif. Une haute fonction
publique restrictive et élitiste monopolise les postes administratifs.La classe poli-
tique nationale pèse du poids des mandats qu’elle exerce dans les collectivités
locales.La régulation par le budget fournit le principal outil de coordination.Les
partenaires sociaux officiels (confédérations syndicales,organismes patronaux et
économiques) peinent à assurer leur représentativité en même temps que des
canaux vicariants et sporadiques véhiculent,de manière souvent inattendue,l’ex-
pression de revendications et de besoins.Le secteur administratif,pour sa part,a
continué à croître et à être valorisé face aux incertitudes économiques.Enfin,95 %
des personnels des ministères restent établis dans les services extérieurs qui qua-
drillent le territoire national jusqu’au niveau des communes.
2) La réforme de l’État a occupé l’agenda par épisodes. Le recours à la fin des an-
nées 60 à la RCB (rationalisation des choix budgétaires) a débouché sur des
désillusions. Il faut attendre la fin des années 80 pour que le thème de la ré-
forme administrative et gestionnaire s’impose face à la prudence des gouver-
nants. S’ouvre alors une succession d’initiatives spectaculairement affichées par
128 Jean-Claude Thoenig

les divers Premiers ministres.En 1988,Michel Rocard impose sa conception sous


le vocable de «modernisation administrative». Les ministères sont invités à
constituer en leur sein des «centres de responsabilité» permettant d’énoncer
des objectifs opérationnels et à adopter des techniques de négociation-respon-
sabilisation pour animer leurs personnels. Le recours aux consultants, notam-
ment venus des entreprises, est encouragé. En même temps, il est mis en place
un dispositif interministériel afin d’évaluer les politiques de l’État.Édith Cresson,
nommée Premier ministre, enfourche un autre cheval de bataille:elle favorise le
recours à des délocalisations d’organismes administratifs et publics de Paris en
province (dont l’ENA). Édouard Balladur puis Alain Juppé annoncent, pour leur
part,d’autres approches.Si,au fil des gouvernements successifs,les thématiques
affichées restent identiques — améliorer la qualité des prestations,simplifier les
procédures administratives,rapprocher les services de l’État des usagers (on no-
tera l’absence d’une thématique de la productivité…) —,les mesures concrètes
affichées changent ainsi que la philosophie latente qui les anime. La disconti-
nuité des efforts reflète la discontinuité gouvernementale. D’un point de vue
global, les résultats atteints restent modestes1, même si quelques exceptions se
remarquent qui ont su jouer, de leur propre initiative, la durée (ministères de
l’équipement et des armées) et qui ont adopté quelques principes dits «de ma-
nagement» en matière de gestion des ressources humaines et d’adéquation des
ressources aux objectifs, tout en respectant les cadres sacro-saints de la comp-
tabilité publique et du statut des fonctionnaires.

3) L’image symbolique au moins autant qu’opérationnelle de la réforme adminis-


trative fait partie de la panoplie du bon gouvernement.Les années 80,il est vrai,
coïncident avec une pression des idées et des modes. L’expérience menée au
Royaume-Uni par le gouvernement Thatcher impressionne en même temps
que le consensus se fait en France qu’elle n’est aucunement transposable.Le pa-
radoxe de Michel Rocard est de vouloir sauver l’administration à la française
tout en insufflant des méthodes de gestion interne venues des entreprises,
quitte à les rendre compatibles avec le cadre juridique régissant les services de
l’État. Revenue au pouvoir, la droite reste dans le chemin ainsi tracé: il s’agit de
restaurer l’État, non pas de privatiser la gestion des affaires publiques. On ne
touche pas à l’essentiel, l’ENA en étant l’un des symboles.
En fait,des facteurs tiers jouent un rôle important,qui incitent à la prise d’initia-
tives.On peut ici en mentionner au moins trois:l’élargissement du monde mar-
chand (qui pousse notamment à la multiplication d’agences administratives au-
tonomes,indépendantes des structures ministérielles classiques,et qui régulent
des secteurs tels que l’audiovisuel, la concurrence ou les marchés financiers, ou
qui facturent comme base commerciale leurs prestations et évoluent face à des
concurrents privés ou internationaux, comme en matière de télécommunica-
tions ou de prestations bancaires), la montée des interventions communau-
taires, notamment par des prestations au profit d’agents subnationaux, et,
surtout, la progression spectaculaire de la puissance et de l’autonomie des

1
Gibert, P., et Thoenig, J.-C., «La gestion publique: entre l’apprentissage et l’amnésie», dans Politiques et ma-
nagement public,11 (1) 1993.
De l’action étatique à l’action collective:la France en évolution — Et la Commission? 129

collectivités locales et régionales, dans la foulée des politiques de décentralisa-


tion menées par l’État de 1981 à 1985.
La décentralisation politique demeure, plus encore que les contraintes budgé-
taires issues du traité de Maastricht, le défi auquel l’action publique de l’État,
donc de son administration, est confronté. Car les villes, les départements et les
régions ont pu et ont su s’engouffrer dans les brèches ouvertes, prendre à leur
charge les compétences transférées par l’État (à l’origine pour se délester de
certains domaines et de certaines charges financières) et élargi considérable-
ment leur portefeuille d’activités2.À beaucoup d’égards,leur dynamisme,la qua-
lité de leur action, leur souplesse de gestion dépassent ce que les services de
l’État peuvent offrir (aide économique, action sociale, culture, etc.). À la tutelle
exercée par les préfets avant 1981 sur des bureaucrates activistes et des politi-
ciens locaux quelque peu apathiques a succédé une situation ouverte, faite de
concurrence entre collectivités — dont l’État — pour prendre en charge tel ou
tel domaine ou problème. Face au pouvoir local, certains ministères sont au-
jourd’hui marginalisés, faute de légitimité et de ressources, et obsolètes, faute
d’une organisation et de qualifications techniques adéquates. À quoi utiliser les
services extérieurs de l’État — qui forment l’essentiel du dispositif des minis-
tères — et comment donner une vocation nouvelle au préfet — qui symbolise
l’État au quotidien — constituent des questions essentielles pour l’État,empêtré
dans son quadrillage territorial d’antan. La problématique administrative de la
déconcentration s’inscrit dans le contexte de la décentralisation politique. Elle
reste pourtant pour le moment une réponse largement stérile, car décentralisa-
tion et déconcentration ne sont pas traitées de pair.

4) En deux décennies,la France a connu une formidable transformation de sa ges-


tion publique territoriale. À un système autocentré sinon hiérarchique, que
structuraient la domination de l’État et la limitation des acteurs publics au sein
d’un cadre institutionnel clair,succède un univers largement acentrique que ca-
ractérisent l’éclatement des frontières — entre le public et le privé, entre le lo-
cal, le national et le supranational — et la diversité des acteurs qui y intervien-
nent.
Le système politico-administratif dans la France des années 60 se définissait par
un ensemble de relations qui liaient l’État — à travers son administration — aux
collectivités locales selon un modèle dit «de la régulation croisée»3. Ce modèle
reposait sur un principe d’échange entre les filières administratives étatiques et
les filières des élus locaux (maires, présidents de conseils généraux, etc.). Il favo-
risait des pratiques d’arrangement dans un contexte où l’action collective s’opé-
rait localement et dans les interstices d’un mode de gestion centralisé.L’espace
national était administré selon un principe de verticalité. L’État prédomine. Il
produit des biens et des services tout en cooptant à la base quelques notables
représentatifs. L’action publique allie une définition centralisée des normes ré-
glementaires et techniques propres à chaque secteur d’activité à une mise en

2
Thoenig, J.-C., «De l’incertitude en gestion territoriale», dans Politiques et management public,13 (3) 1995.
3
Thoenig, J.-C., «La relation entre le centre et la périphérie en France», dans Bulletin de l’Institut international
d’administration publique, 36, octobre 1975.
130 Jean-Claude Thoenig

œuvre des politiques publiques fortement territorialisée, dans le cadre d’une


doctrine d’action combinant étroitement les valeurs de puissance publique et
de service public. Il en résulte une interpénétration forte entre les sphères lo-
cales et nationales.En cela,elle constitue une solution à la fois subtile et efficace
au problème clé de l’intégration par l’action publique d’un espace social et
géographique différencié. L’hégémonie bureaucratique ou technocratique des
ministères centraux doublée de cooptation notabiliaire locale privilégie la crois-
sance et l’approche sectorielle.
La gestion publique territoriale des années 90 se caractérise,pour sa part,par un
modèle tout à fait différent:celui de l’institutionnalisation de l’action collective4.
Il correspond à un monde dans lequel la régulation ne relève plus d’une solu-
tion unique et stabilisable, dans lequel l’intégration par le haut ou par le natio-
nal se fait mal ou peu,alors qu’elle s’opère de plus en plus par le bas.La gestion
des affaires publiques se heurte à des enjeux très fluides,à des territoires de plus
en plus hétérogènes, à un pouvoir politique en fragmentation (en dépolarisa-
tion). Des interdépendances multiples apparaissent, entre acteurs, entre pro-
blèmes, entre secteurs d’activité publique. De nouveaux principes de coopéra-
tion doivent être inventés au jour le jour. Le territoire, plus que l’appareil d’État,
définit ce qu’est ou non un problème relevant d’un traitement public. Privé de
son hégémonie,l’État trouve une raison d’être dans l’institution de capacités de
négociation entre une grande variété d’acteurs. Il fabrique des occasions de
concertation (politiques de la ville, de l’environnement, de l’aménagement du
territoire, de la sécurité, etc.), il ne fait plus lui-même.
L’État offre des procédures qui cherchent à fournir une solution à la coopération
multipartenariale en proposant de façon peu coercitive des scènes d’action plus
ou moins durables dans le temps.À côté du droit,de la statistique et de la poli-
tique,elle se place au nombre des outils disponibles pour une autorité publique
afin de classer, d’identifier et de qualifier comme objet d’action des situations
empiriques, des problèmes.Elle porte non sur l’allocation de services ou de res-
sources à des assujettis mais sur la formulation de débats et d’enjeux. Pour ca-
ractériser les traits spécifiques de l’institutionnalisation en tant que processus de
mise en compatibilité,on peut la confronter au modèle de la régulation croisée.
La régulation croisée est un ajustement qui opère en aval de l’action publique
lors de la mise en œuvre de politiques, dans les interstices de la logique bu-
reaucratique. Elle produit des inflexions particularistes à l’intérieur de frontières
consensuellement acceptées qui sont celles de problèmes et de décisions uni-
versalistes. Le système d’action ou la scène sociale sont aussi strictement bor-
nés.Les institutions et les procédures ne posent pas de problèmes.Enfin,les po-
litiques de l’État sont pour l’essentiel des politiques distributives, redistributives
et réglementaires.
L’institutionnalisation revêt une toute autre forme. Les processus d’ajustement
opèrent dès l’amont de l’intervention publique.Ils portent sur la définition de la
nature des problèmes publics, sur la priorité et l’arbitrage entre les enjeux, ainsi

4
Duran, P., et Thoenig, J.-C., «L’État et la gestion publique territoriale», dans Revue française de science poli-
tique,août 1996.
De l’action étatique à l’action collective:la France en évolution — Et la Commission? 131

que sur la répartition et le contenu des principes guidant les décisions. L’action
publique est coconstruite de manière collective. Les institutions et les procé-
dures tant politiques qu’administratives deviennent en effet un problème, car
les frontières s’avèrent floues à beaucoup d’égards,qui dissocieraient les enjeux
collectifs et les politiques publiques, les décideurs et les assujettis, le général et
le particulier. La puissance publique ne se manifeste plus par l’édiction de cri-
tères universalistes,par la prise en charge globale sinon hégémonique des solu-
tions ainsi que par le recours à des technicités autonomes. Elle intervient pour
l’essentiel par la formulation de politiques constitutives.
Une politique constitutive édicte des règles sur les règles ou des procédures or-
ganisationnelles. Elle ne dit pas quelle est la définition du problème et quelles
sont les modalités de son traitement opérationnel. Elle se contente de définir
des procédures qui servent de contexte d’action sans que soit présupposé pour
autant le degré d’accord et d’implication des acteurs retenus. Des scènes d’ac-
tion et des territoires sont créés qui offrent des positions d’échange et d’ajuste-
ment et que la puissance publique investit de valeurs, de légitimité ou de co-
gnition. La politique constitutive délègue le traitement du contenu. Elle émet
une contrainte ou une coercition faible sur les assujettis des politiques qu’elle
prétend traiter. Enfin, le nombre des acteurs appelés à s’ajuster est élevé et va-
riable,comme le sont par ailleurs leur représentativité et leur pertinence en tant
que partenaires pour l’échange.La recherche d’interlocuteurs collectifs guide le
recours par une autorité publique aux politiques constitutives.
En d’autres termes, les politiques constitutives sont activées dans l’espoir que, à
travers elles, se créeront des fenêtres d’opportunité pour de l’action collective.
Plus précisément,on peut les conceptualiser comme des policy windows poten-
tielles, des offres de rencontre entre des problèmes, des ressources et des
acteurs. Leur légitimation est importante, car elle reconnaît que la puissance
publique n’exerce pas un rôle hégémonique, en tout cas prépondérant, dans la
formation de l’agenda des politiques publiques. De nouveaux policy systems,
différents de ceux établis par la division officielle du travail politique et
administratif, se voient offrir une scène officialisée et des capacités crédibles.
L’institutionnalisation de l’action collective repose sur un principe de coopéra-
tion obligée.L’enjeu devient la construction de réseaux susceptibles d’être mo-
bilisés pour résoudre des problèmes ad hoc.Cette coopération obligée conduit
à la communication obligée. En effet, dès lors qu’il ne s’agit plus seulement de
gains directs,se protéger par la non-communication représente un jeu perdant.
Qui ne communique pas n’est pas au courant des affaires.Se cacher fait peu de
sens. La qualité des relations avec des tiers et la capacité de jouer en commun
deviennent vertueuses. La négociation s’ouvre. Lorsque personne ne détient
seul la clé d’un problème, l’informel s’avère être légitime.
Jouer le partenariat permet de mutualiser les risques,refuser l’ouverture conduit
à la marginalisation.Ainsi s’exprime la déqualification des politiques sociales.Les
travailleurs sociaux ont perdu la propriété exclusive des problèmes qu’ils trai-
tent. De la même façon, l’échec scolaire ne relève plus de la seule responsabili-
té de l’Éducation nationale, et la sécurité publique échappe à l’hégémonie des
policiers.Cela souligne l’importance des mécanismes cognitifs quand il s’agit de
132 Jean-Claude Thoenig

construire de la coopération. S’impose ainsi un apprentissage collectif de la


«conceptualisation conjointe». L’activité de coordination passe par la création
de cadres de référence communs entre les intérêts concernés sans lequel des
efforts ultérieurs n’aboutiront pas.Elle doit se justifier par des arguments collec-
tivements endossés, elle ne s’impose pas de son seul fait. Affaire de pédagogie,
elle s’alimente par la mise en commun d’expériences. La rationalité acceptable
n’est pas celle des objectifs mais celle des procédures de choix.
L’enjeu de l’institutionnalisation réside dans la production de systèmes infor-
mels qui soient pragmatiques,c’est-à-dire orientés vers la gestion de problèmes
et non vers la ratification de valeurs et d’objectifs.L’informel comme mode d’ac-
tion revêt un statut nouveau qui n’est pas celui en cours dans la régulation croi-
sée, c’est-à-dire du formel domestiqué. Il reste à inventer chaque fois et vaut
pour lui-même. Il n’est pas de l’adaptation. L’innovation est son essence. En fait,
il fournit à l’interdépendance une solution collectivement dégagée. Il ne se
cache pas,mais s’affiche comme institutionnalisation.Il dégage une manière de
se coordonner qui est différente de la vision orthodoxe de l’administration pu-
blique. Alors que les institutions s’inscrivent dans la durée, cet informel mani-
feste se définit comme un mode de gestion en permanence malléable, ne
médiatisant pas les relations par des règles strictes.
Le passage de l’implicite à l’explicite,du latent au manifeste,est devenu légitime
au nom de l’efficacité. L’État s’éloigne d’une interprétation purement juridique
de son rôle. La règle concerne une dimension stratégique sous une condition:
qu’elle permette de s’inscrire dans la négociation ouverte. Le rapport de force
s’est substitué au passe-droit.
Dans un tel contexte, l’argent, l’autorité et la technicité deviennent pour l’État
des instruments à capacité et à légitimité limitées. Sa centralité par rapport à la
périphérie que constituerait le territoire auquel s’applique sa gestion ne suffit
pas à fonder son action.La nodalité,c’est-à-dire la capacité à associer autour de
soi, sinon à faire travailler ensemble, en tout cas à identifier, à mobiliser les par-
ties prenantes et à leur fournir un cadre d’ajustement mutuel, devient un vec-
teur décisif pour son action. La contractualisation est un mode institutionnel et
gestionnaire répandu,que ce soit sur la politique de la ville,l’action sociale ou la
culture, sans parler de l’aménagement du territoire, le développement écono-
mique ou la construction d’infrastructures de communication. La négociation
s’étend à des partenaires nombreux, publics et privés, souvent nouveaux par
rapport à la scène publique et qui se mobilisent sur des logiques territoriales ou
de proximité.
L’institutionnalisation se nourrit d’une division des rôles et des politiques pu-
bliques qui est devenue obsolète en même temps que d’un état de fragmenta-
tion poussée des territoires, des compétences, des acteurs. Elle essaie de coller
ensemble des morceaux qui s’avèrent disparates, de faire endosser une respon-
sabilité collective à des acteurs qui restent attachés à leur cadre sectoriel de
référence. Pour ce faire, elle joue sur deux registres à la fois: l’organisation et la
légitimation.L’organisation se traduit par le fait que des structures et des procé-
dures définissent des modalités de division des tâches. La légitimation spécifie
De l’action étatique à l’action collective:la France en évolution — Et la Commission? 133

qui est légitime pour créer de la valeur à travers la concertation et la négocia-


tion.
La politique dite «de la ville» illustre cette double démarche.Des instances com-
plexes sont disponibles à travers lesquelles sont stipulées les conditions et les li-
mites dévolues au travail de coconstruction impliquant des acteurs tant publics
que privés. En même temps, l’institutionnalisation désigne des acteurs locaux,
parfois établis, le plus souvent peu reconnus, à l’exemple des associations de
jeunes ou d’immigrés,auxquels elle attribue une capacité et une rationalité sub-
stantielles — par rapport aux problèmes abordés — en même temps qu’une
image de représentativité autonome par rapport aux filières établies de la dé-
mocratie représentative.
Le recours à l’institutionnalisation accentue la différenciation des scènes où l’ac-
tion publique se construit. En apparence, l’unité que le système politico-
administratif territorial permettait de sauvegarder se dilue et cède la place à un
émiettement désordonné, peu intégrable, de cas particuliers et de réponses
édictées sous le coup de l’urgence.À y regarder de plus près,tel n’est pas exac-
tement le cas. La gestion territoriale ne s’achemine pas vers un état d’anarchie
sous l’effet de forces centrifuges incontrôlables:elle change de nature.Plus pré-
cisément, aux scènes généralistes balisées que tracent les circonscriptions élec-
torales et administratives se substituent des scènes spécialisées par types d’en-
jeux et par modes d’échange, chacun connaissant une composition spécifique
d’acteurs. Ce principe de différenciation, qu’accompagne la banalisation pro-
gressive de l’accès d’acteurs tiers, exige de la part des autorités publiques une
constante attention et une adaptation continue à la manière dont la nature des
problèmes évolue.En même temps,la différenciation complique le jeu en auto-
nomisant la logique des conflits proprement politiques par rapport à d’autres
types de conflit qui concernent la logique d’énonciation et de traitement des
problèmes collectifs. La compartimentalisation par nature de problèmes crée
des frontières entre la dynamique partisane et la dynamique gestionnaire. Si
l’élu local ne préserve pas le monopole de la propriété des problèmes, il con-
serve celui de la légitimité de la décision politique. En même temps, les acteurs
que l’institutionnalisation cherche à placer dans chacune des scènes restent
largement libres de se joindre à l’action collective et d’accepter les modalités
d’échange qui leur sont proposées. Ils peuvent à tout moment faire défaut, né-
gocier d’autres modalités ou redéfinir le problème collectif.
À la différenciation des problèmes et des acteurs s’ajoute une deuxième dimen-
sion:l’institutionnalisation crée les conditions de la spécification des scènes.Si la
nature d’un problème justifie l’autonomisation d’une scène par rapport à
d’autres, encore faut-il que des modalités d’ajustement soient disponibles qui
permettent aux problèmes et aux acteurs de se situer les uns par rapport aux
autres et de se référer à un minimum de cadre commun.La spécification se tra-
duit ainsi par la construction de règles de gestion applicables aux affaires d’une
scène particulière et à elles seulement. Des droits spécialisés sont édictés, par
l’État mais aussi par la pratique sur le terrain,qui sont applicables à un domaine
mais non transposables à un autre. Les modalités qui président au domaine de
l’eau ne ressemblent guère à celles en vigueur pour la ville ou pour l’aménage-
134 Jean-Claude Thoenig

ment du territoire. De tels codes de conduite et d’arbitrage se basent sur la na-


ture particulière du secteur ou du domaine qu’ils touchent: c’est elle qui fonde
les procédures opérationnelles régissant les rôles de chacun, dont les services
de l’État. En même temps, de tels codes sont fortement évolutifs car ils se
construisent par l’addition des solutions et des arrangements élaborés au fur et
à mesure sur le terrain.

5) L’État assure difficilement le rôle de plus petit commun dénominateur.Il est ex-
posé à une double évolution:
— la globalisation des espaces économiques et politiques (mouvement centri-
fuge par le haut);
— l’évolution subnationale affectant la gestion publique territoriale (centrifu-
gation de l’action publique par le bas).
Cette dernière, notamment, pose au moins deux questions:
— celle de l’indétermination des territoires (non-recouvrement du territoire po-
litique et du territoire d’action publique);
— celle de l’éclatement de la démocratie en scènes multiples.
Dans une situation de faible guidage central,l’État laisse jouer la base tout en se
gardant la solution de l’arbitrage et la fixation des règles du jeu. Il offre deux
faces: redistributive (par le système fiscal et les règles de protection sociale) et
constitutive (par l’institutionnalisation de l’action publique territoriale). En
même temps, l’administration d’État s’inscrit en porte-à-faux, car elle continue
à fonctionner dans une logique de production.

6) Coexistent en France deux modèles:celui de la gestion publique territoriale (qui


part de la différenciation pour aller vers le problème de l’intégration) et celui qui
correspond à la construction européenne (qui part d’un problème d’intégration
pour aller vers une gestion différenciée,mais dont on masque la réalité de la dif-
férenciation).
La construction européenne est centralisatrice. Si l’on centralise, c’est parce
qu’on n’a pas «confiance» dans la périphérie et que la hiérarchie s’impose
comme seule mode d’affirmation d’orientations politiques spécifiques. Pour re-
prendre les concepts de la sociologie politique, la consolidation d’un centre
peut requérir la constitution d’une hiérarchie solide dès lors que les risques de
centrifugation existent. Tout dépend toujours des origines de l’incertitude. Si
celle-ci est «globale» et concerne l’ensemble des parties de l’organisation, il est
important que chacune d’entre elles ait la capacité de répondre de manière ho-
mogène et similaire. Dès lors, la standardisation des réponses devient une pro-
cédure efficace, à condition que la hiérarchie puisse édicter une doctrine sus-
ceptible de fonder les hypothèses d’action des unités déconcentrées.La théorie
de la puissance publique relève d’une telle construction. La centralisation et la
hiérarchie sont donc une manière de gérer des univers turbulents.
A contrario, la décentralisation française coïncide avec des situations politiques
dans lesquelles l’appartenance à une communauté nationale ne pose pas de
De l’action étatique à l’action collective:la France en évolution — Et la Commission? 135

problèmes. La multiplication des pouvoirs et des autonomies locales procède


donc d’une absence d’incertitude politique quant à la réalité du centre. L’incer-
titude concerne davantage la prise en charge et le traitement des problèmes
publics. L’unité politique globale autorise la décentralisation des solutions de
gestion.
Dans ces conditions,le développement de l’Europe vient surajouter ses propres
mécanismes dont la logique diffère fortement. Au-delà des procédures stricte-
ment politiques de prise de décision, la nature de l’incertitude gérée, à savoir la
constitution d’un espace géographique intégré, explique la forte bureaucratisa-
tion des politiques européennes en même temps que leur haut degré de stan-
dardisation. En d’autres termes, la décentralisation française et la construction
européenne, même si cette dernière prône le recours au principe de subsidiari-
té, procèdent d’enjeux politiques et de rationalités d’action différentes. Sur le
terrain local, elles produisent néanmoins des effets semblables qui aboutissent
à une transformation radicale de la place de l’État, pas à sa disparition.

7) La Commission européenne se trouve confrontée à des réalités nationales qui,


comme le suggère le cas de la France,ne se résument pas à la seule architecture
institutionnelle telle que visible de l’extérieur (de Bruxelles) ou même de la
capitale (par exemple de Paris). En même temps, les instruments de la règle et
du budget sont des instruments relativement pauvres, limités et peu fiables.
À mes yeux, derrière la procéduralisation (qui est davantage un slogan qu’un
axe opérationnel), je recommanderais à la Commission d’adopter des mesures
concrètes qui assurent:
— une mobilité systématique des fonctionnaires d’encadrement, non seule-
ment entre services et directions au sein de la Commission, mais aussi et
surtout entre Bruxelles et les pays de l’Union.Il faut que les cadres aient une
expérience personnelle du terrain, des terrains européen, subnational et na-
tional, dans deux pays au moins;
— une assise un peu plus solide des services de la Commission établis soit
dans les pays,soit dans des périmètres régionaux.La question des antennes
subcommunautaires de la Commission est cruciale et délicate à la fois;
— un inventaire des pratiques déjà en cours, formellement et informellement,
au sein des services de la Commission en matière de recours à des poli-
tiques constitutives, inventaire doublé d’une évaluation de ses effets
concrets et des aptitudes des fonctionnaires à les conduire;
— un programme systématique de formation-sensibilisation des
fonctionnaires-cadres en matière de conduite de politiques constitutives et
d’animation de réseaux. Tout cadre recruté (ou presque) devrait recevoir
un tel armement assez rapidement après son recrutement;
— une aide à quelques pays ou secteurs de l’Union pour qu’ils se dotent d’un
tissu plus dense et non bureaucratique de gestion des affaires collectives.
L’«Institution Building»,indispensable dans quelques cas,permet de suppléer
la pauvreté et les carences des outils administratifs classiques;
136 Jean-Claude Thoenig

— une non-monopolisation de la représentation d’intérêts sectoriels en inté-


rêts nationaux par les seules institutions officielles ou en seuls «groupes de
pression» agréés.L’écoute à travers des canaux vicariants des réalités locales
et sectorielles permet de ne pas être le prisonnier d’un seul son de cloche.

En actes, la procéduralisation suppose donc que l’on s’affranchisse du


couple redoutable des slogans officiels et des routines informelles.
Partie III
Gouvernance
dans l’Union européenne
Réforme institutionnelle:agences
indépendantes, surveillance,
coordination et contrôle procédural
Michelle Everson et Giandomenico Majone

Introduction
Simplifié à l’extrême,le message principal de ce rapport est que la démarche
consensuelle, traditionnellement caractéristique de la définition des politiques
communautaires,n’est plus viable et qu’il faut la remplacer au plus vite par une dé-
finition plus précise des responsabilités de chacun dans la réalisation des objectifs
de ces politiques. Ainsi, la Communauté doit être en mesure de se charger de l’ap-
plication cohérente et efficace des règles européennes dans l’ensemble de l’Union.

L’expérience acquise sur plusieurs décennies montre que la confiance mu-


tuelle et la coopération loyale entre les États membres ne sont pas suffisamment dé-
veloppées pour réaliser l’intégration économique en l’absence d’une infrastructure
administrative suffisante au niveau communautaire. De même, la compétence en
matière de réglementation et les techniques de gestion varient trop fortement d’un
État membre à l’autre — et varieront encore plus au sein d’une Union élargie — pour
justifier le recours exclusif à des modes traditionnels d’exécution décentralisée.

Par ailleurs, la politisation croissante de l’élaboration des politiques commu-


nautaires rend plus impérieuse la nécessité d’une séparation plus nette entre les
responsabilités politiques et technico-administratives. La procédure instaurée par
l’article 214 des traités consolidés introduit une profonde transformation des rap-
ports entre le Parlement européen et la Commission. Dans la mesure où les tâches
impliquant le recours à la discrétion politique sont de plus en plus nombreuses à
être transférées au niveau communautaire, la «parlementarisation» de la Commis-
sion devient inévitable. Si cette évolution est positive du point de vue de la légiti-
mation démocratique, elle nous oblige cependant à repenser l’essence du fonc-
tionnalisme — l’intégration se produira fort probablement dans un domaine à l’abri
du choc frontal des intérêts politiques — et à recenser les domaines qui doivent
être maintenus à l’abri de ces conflits.

La principale raison pour laquelle toutes les démocraties arrivées à maturité


choisissent de déléguer des pouvoirs à des institutions non majoritaires,comme les
banques centrales indépendantes et les agences de réglementation, réside dans la
nécessité de préserver la continuité de l’action publique face aux préférences chan-
geantes de majorités parlementaires variables. À son tour, cette continuité est
considérée comme une condition nécessaire à la crédibilité de l’action publique.
De même, le besoin de préserver la crédibilité du processus d’intégration, en dépit
140 Michelle Everson et Giandomenico Majone

de la politisation croissante de la Commission, constitue l’argument le plus fort en


faveur d’un recours accru à des institutions non majoritaires pour l’élaboration des
politiques au niveau communautaire.

Pour toutes ces raisons, la question n’est plus de savoir si l’on a besoin
d’agences européennes, mais comment il faut les concevoir pour qu’elles soient
responsabilisées et que leurs responsabilités sectorielles puissent être coordonnées
avec des préoccupations horizontales plus vastes.

Au niveau communautaire, la consolidation des agences européennes exis-


tantes, de même que la création de nouvelles institutions indépendantes mieux
adaptées aux tâches astreignantes de la réglementation européenne,se heurte à la
barrière juridique particulière que constitue l’influence permanente de la doctrine
Meroni de la Cour de justice des Communautés européennes, c’est-à-dire une lec-
ture de l’article 4 du traité de Rome, qui n’autorise la délégation de compétences
communautaires que dans des cas très limités. Mais le présent rapport affirme que
l’heure est venue de réévaluer les limites constitutionnelles et juridiques imposées
à la délégation de pouvoirs au sein de l’UE (voir partie III figurant ci-après) et d’exa-
miner de près les nouveaux contrôles procéduraux, ce qui permettra non seule-
ment de responsabiliser les agences européennes, mais également d’assurer que
celles-ci constituent un élément coordonné d’un programme consolidé d’activité
de réglementation européenne (voir partie IV figurant ci-après).

La nécessaire création d’agences européennes


Comme on l’a vu plus haut, la nécessité de créer des agences européennes
va de soi.Les arguments plus détaillés sur lesquels s’appuie notre affirmation que la
question primordiale n’est pas tant de savoir si l’Europe a besoin d’agences, mais
plutôt comment ces agences européennes doivent être structurées entrent dans
quatre catégories intimement liées. 1) L’Europe vit une période de mutations insti-
tutionnelles ainsi que la politisation d’organismes jusque-là essentiellement admi-
nistratifs,tels que la Commission.Cette situation 2) impose de regarder de plus près
l’évolution des institutions qui peuvent imprégner le travail du législateur européen
d’un degré visible d’engagement à réglementer. Mais l’activité de réglementation
européenne est également caractérisée aujourd’hui par 3) un déficit institutionnel
perceptible. À cet égard, bien des raisons plaident en faveur du 4) «comblement»
du fossé institutionnel au moyen d’agences, de préférence à d’autres solutions
comme la réglementation interne.

Les dangers de la politisation


Les gouvernants et ceux qui étudient l’intégration européenne ont été telle-
ment absorbés par les préoccupations relatives au déficit démocratique que, d’une
manière générale, ils ont oublié d’approfondir les conséquences de la politisation
croissante de l’élaboration des politiques communautaires. L’idée de réduire le dé-
ficit démocratique en assignant un rôle plus important au Parlement européen, et
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 141

notamment en impliquant celui-ci dans la nomination de la Commission, ne date


pas d’hier. En effet, on la trouve déjà dans la déclaration solennelle sur l’Union eu-
ropéenne adoptée en 1983 à Stuttgart, elle a toujours figuré en tête de la liste des
exigences du PE et elle se trouve en très bonne place parmi les arguments de ceux
qui prônent l’évolution de l’Union dans le sens d’un régime parlementaire.

La procédure instituée par l’article 214 des traités consolidés contient un


certain nombre de changements radicaux par rapport aux usages précédents — la
coutume que le nouveau président de la Commission soit entendu par le bureau
élargi du PE et que la Commission présente son programme au PE au grand com-
plet,peu après sa prise de fonctions —,mais aussi par rapport au nouvel article 158
du traité UE.Si,en vertu de cet article,les États membres ne pouvaient nommer un
nouveau président de la Commission qu’après avoir consulté le PE, cette nomina-
tion doit désormais être adoptée par ce dernier. De plus, le président et les autres
membres de la Commission sont soumis au vote d’agrément par le PE, comme
dans les régimes parlementaires classiques.

Une autre innovation institutionnelle réside dans le lien établi en 1995 entre
la durée du mandat du Parlement et celle du mandat de la Commission.Étant don-
né qu’un Parlement élu de fraîche date participe à la nomination de la Commission,
toute modification notable de sa composition peut se refléter dans cette dernière.

Déjà, les difficultés qui avaient entouré la nomination de la Commission


Santer avaient montré l’intention du PE d’influer sur la répartition des portefeuilles
entre les commissaires, et les événements de mars 1999 n’ont fait que renforcer ce
penchant. On voit même des députés européens se faire les champions d’une
«commission parlementaire» au sein de laquelle la composition et le programme
de la Commission exprimeraient la volonté de la majorité parlementaire.

Comme l’a souligné Renaud Dehousse (Club de Florence, 1996), ces déve-
loppements annoncent une profonde transformation des rapports entre le Parle-
ment européen et la Commission. Cette dernière est désormais pleinement res-
ponsable devant le PE, dont l’influence va se faire sentir dans toutes ses activités,
qu’elles soient administratives ou législatives. Ainsi, on peut considérer que le droit
conféré au PE de demander à la Commission de «soumettre toute proposition adé-
quate concernant des questions pour lesquelles elle considère qu’un acte commu-
nautaire s’impose» (article 143 des traités consolidés) se rapproche d’un véritable
droit d’initiative législative. Il apparaît que, dans leur désir d’établir la légitimité dé-
mocratique de l’Union,les signataires des traités de Maastricht et d’Amsterdam ont
radicalement modifié l’équilibre du pouvoir entre la Commission et le Parlement.
Dans la récente déclaration du président Prodi estimant que la Commission devait
augmenter ses fonctions politiques plus que ses fonctions technocratiques, on
peut voir, entre autres, une réaction à cette politisation accrue.

Ces développements ont été inspirés, plus ou moins consciemment, par un


modèle particulier de démocratie — le strict modèle majoritaire ou modèle «West-
minster» — qui considère le Parlement comme l’unique ou, en tout cas, la princi-
pale source de légitimation pour l’élaboration des politiques et la gouvernance.
142 Michelle Everson et Giandomenico Majone

Dans la version pure et dure de ce modèle,toutes les institutions qui n’ont pas l’obli-
gation de rendre compte directement aux électeurs ou à leurs représentants élus —
c’est-à-dire les banques centrales indépendantes et les commissions de réglementa-
tion,et même les tribunaux — sont soupçonnées de déficit démocratique.

Bien qu’elle soit monnaie courante,cette tendance à assimiler la démocratie à


la règle de la majorité est tout de même troublante,car le modèle de démocratie pu-
rement majoritaire est l’exception plus que la règle.En effet,la plupart des régimes dé-
mocratiques,hormis le Royaume-Uni et les pays fortement influencés par la tradition
britannique, s’appuient largement sur des principes et des institutions non majori-
taires.C’est notamment le cas des régimes fédéraux ou quasi fédéraux.En effet,le fé-
déralisme est fondamentalement une forme de gouvernement non majoritaire,voire
antimajoritaire,puisque ses composantes doivent souvent leur autonomie à des dis-
positifs institutionnels qui empêchent la domination des minorités par les majorités.

Il faut admettre que la politisation croissante de l’action publique commu-


nautaire devient inévitable, puisque les tâches impliquant le recours à la marge de
discrétion politique sont de plus en plus nombreuses à être transférées au niveau
communautaire. C’est ainsi qu’une partie non négligeable du troisième pilier de
même que les accords de Schengen ont été transférés au premier pilier.Non seule-
ment ces développements et les problèmes liés au prochain élargissement accrois-
sent les tâches administratives de la Commission, mais ils mettent aussi en évi-
dence ses responsabilités politiques. Dans ce contexte, l’exigence d’un rôle accru
du PE devient compréhensible.

En même temps,il ne faut pas se cacher les risques que la politisation entraîne
pour le processus d’intégration européenne.Il n’est peut-être pas inutile de rappeler
l’idée centrale des théories fonctionnalistes,c’est-à-dire que l’intégration se produira
fort probablement dans un domaine à l’abri du choc frontal des intérêts politiques.
Cette idée ne doit pas être interprétée comme un refus de la démocratie au profit
d’un modèle abstrait de technocratie.Au contraire,il s’agit de l’appréciation réaliste
du fait que,aux premiers stades de l’intégration,les conflits politiques portent sur des
intérêts nationaux divergents plus que les conflits d’ordre idéologique ou de poli-
tique partisane que l’on connaît bien sur le plan national. C’est ce même raisonne-
ment fonctionnaliste qui explique les nombreuses caractéristiques non majoritaires
des traités fondateurs.De ce fait,pendant des décennies,le droit et l’économie — le
discours de l’intégration juridique et de l’intégration des marchés — ont constitué un
tampon suffisant pour obtenir des résultats qui ne pouvaient être obtenus directe-
ment dans le domaine politique. La politisation croissante de la Commission nous
oblige à repenser l’idée-force du fonctionnalisme et à recenser les domaines qu’il fau-
dra maintenir à l’abri du choc frontal des intérêts politiques.

Les agences:des instruments


de l’engagement à réglementer
La politisation croissante de la Commission — un processus à la fois inévi-
table et positif en termes de légitimité perçue — constitue peut-être l’argument le
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 143

plus fort en faveur d’un recours accru à des institutions non majoritaires de régle-
mentation au niveau communautaire.C’est ainsi qu’elle nous oblige à considérer le
problème de l’obtention d’engagements de réglementation qui soient crédibles.

Le problème de l’engagement est une conséquence directe de la nature du


processus démocratique. En effet, l’un des éléments qui définissent la démocratie
est qu’il s’agit d’une forme de gouvernement provisoire. La limite temporelle inhé-
rente à l’obligation d’organiser des élections à intervalles réguliers est l’un des prin-
cipaux arguments en faveur de la démocratie,mais elle suppose également que les
politiques de la majorité du moment peuvent être détournées en toute légitimité
et sans compensation par une nouvelle majorité ayant des intérêts différents, voire
opposés. De ce fait, les responsables politiques ont généralement des horizons
temporels plus courts que leurs homologues du secteur privé et ne sont pas en
mesure de s’investir de façon crédible dans un programme d’action.

En même temps,entre deux élections,le champ d’action d’une majorité sou-


dée ne se voit guère imposer de limites. Le pouvoir discrétionnaire de la majorité
du moment est à l’origine du problème que les économistes appellent l’«incohé-
rence temporelle» et qui se produit lorsqu’une politique qui semble optimale à
l’instant i ne le paraît plus à un instant in ultérieur. En l’absence d’engagement im-
pératif qui les lie à leur projet initial, les gouvernements usent de leur discrétion
pour passer à ce qui leur apparaît désormais comme une meilleure politique. Le
problème, c’est que si les acteurs du secteur privé anticipent ce type de change-
ment de politique, ils vont adopter des comportements qui empêcheront les gou-
vernants d’atteindre leurs objectifs initiaux. Ainsi, une politique de faible taux d’in-
flation peut être optimale à long terme, mais une inflation surprise peut à tout
moment générer des gains à court terme. Si les gouvernants ont la possibilité de
remanier leur politique initiale pour obtenir ces gains à court terme, les acteurs
privés ne vont pas manquer de s’en rendre compte et vont modifier leur compor-
tement d’une manière telle que le résultat sera pire que si le gouvernement s’en
était tenu à sa politique optimale du début.

Ces arguments apportent la principale justification théorique de l’indépen-


dance des banques centrales et ils justifient également, mutatis mutandis, l’indé-
pendance des agences de réglementation. Rogoff (1985) nous fournit la référence
classique: le choix d’un gouverneur de banque centrale dont les préférences sont
différentes de celles de la majorité des électeurs suppose que ce gouverneur doit
être indépendant, faute de quoi les électeurs seraient tentés de le rejeter lorsqu’il
essaiera d’appliquer une politique monétaire restrictive.C’est pourquoi il est impor-
tant que la délégation à la banque centrale soit crédible.En fait,ses statuts donnent
à la Banque centrale européenne un degré d’indépendance très élevé, ce qui de-
vrait garantir son aptitude à poursuivre de manière crédible son objectif principal
de stabilité des prix.

Mais la logique du modèle de banque centrale indépendante vaut égale-


ment dans le domaine de la réglementation économique et sociale.Dans la plupart
des pays, l’élaboration des réglementations est désormais déléguée à des agences
spécialisées opérant en toute indépendance du gouvernement. En outre, l’argu-
144 Michelle Everson et Giandomenico Majone

ment de la séparation entre les autorités de réglementation et le processus poli-


tique consiste à renforcer la crédibilité des engagements de réglementation. En
principe, le directeur d’une agence indépendante attache plus d’importance aux
objectifs statutaires de son organisme que le gouvernement,le Parlement ou l’élec-
teur moyen.D’une manière générale,les directeurs d’agences comptent avoir — et
on compte qu’ils aient — un agenda bien défini et pouvoir mesurer leur réussite à
l’aune des points de leur agenda qu’ils réalisent. Ils savent aussi que les tribunaux
peuvent examiner leurs décisions et les faire capoter s’ils les jugent trop éloignées
du texte et des objectifs de leurs statuts d’habilitation.Par conséquent,les autorités
réglementaires ont une incitation supplémentaire à poursuivre les objectifs statu-
taires de l’agence, même si ces objectifs ne bénéficient plus du soutien populaire
en raison de l’évolution des conditions économiques ou politiques.

En somme, la délégation du pouvoir réglementaire à des institutions non


majoritaires, comme une banque centrale et des agences de réglementation indé-
pendantes, constitue un moyen pour les gouvernements de s’engager de manière
crédible sur des politiques qui ne seraient pas crédibles en l’absence de cette délé-
gation. Ce problème de crédibilité va devenir de plus en plus aigu au niveau com-
munautaire avec l’influence croissante du PE sur la nomination et le travail de la
Commission, et la politisation de l’élaboration des politiques communautaires qui
en résulte. C’est ainsi qu’on peut s’attendre à un regain d’intérêt pour l’idée — dé-
fendue notamment par le ministère allemand de l’économie — selon laquelle les
pouvoirs administratifs de la Commission dans le domaine des ententes, de l’abus
de position dominante,des fusions et peut-être aussi des aides d’État devraient être
transférés à un bureau européen des ententes qui serait indépendant,tandis que la
Commission conserverait les pouvoirs législatifs dans ce domaine.

Le déficit institutionnel
a) Produits alimentaires,produits pharmaceutiques et harmonisation technique

Une deuxième raison pour proposer la création d’agences européennes


dans plusieurs secteurs de la réglementation économique et sociale réside dans le
fait que, aux yeux des citoyens et des acteurs économiques de l’UE, le système ac-
tuel — avec sa forte concentration sur la réglementation et son peu de maîtrise du
processus d’exécution — n’est plus en mesure de faire face, sur le plan des régle-
mentations, aux enjeux des marchés mondialisés. Cette perception négative a été
puissamment renforcée par la série de crises qui s’est récemment produite dans le
domaine de la sécurité alimentaire.À cet égard,il n’est peut-être pas inutile de rap-
peler que c’est en 1990 qu’a été prise la décision politique que la création d’une
agence européenne de l’alimentation ne s’imposait pas.En revanche,on a tenté de
promouvoir une meilleure coordination des compétences scientifiques nationales.

En dépit de ces efforts, l’approche actuelle des questions de sécurité ali-


mentaire manque de crédibilité,non seulement aux yeux des citoyens de l’UE,mais
aussi sur le plan international.Lorsque,à la réunion du G8 de juin 1999,le président
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 145

Chirac a proposé la création d’un conseil scientifique mondial de la sécurité ali-


mentaire,les États-Unis se sont distingués par leur réaction pesamment sarcastique.
En effet, les officiels américains ont déclaré que, si l’Europe avait besoin d’un orga-
nisme de réglementation en matière de sécurité alimentaire,elle n’avait qu’à copier
la Food and Drug Administration américaine (Financial Times, 21 juin 1999). C’est
peut-être à la suite de cette réaction que la France propose aujourd’hui la création
d’une agence européenne pour la santé et pour la sécurité environnementale (Le
Monde,25 juin 1999).

On trouve un autre exemple fort instructif des limites d’un cadre de régle-
mentation fortement décentralisé dans l’échec d’une première forme de reconnais-
sance mutuelle pour l’autorisation de mise sur le marché de spécialités pharmaceu-
tiques. L’ancienne procédure d’autorisation à l’échelle communautaire comportait
un ensemble de critères harmonisés pour les essais de nouveaux produits ainsi que la
reconnaissance mutuelle des essais toxicologiques et cliniques réalisés en confor-
mité avec les règles communautaires.Pour accélérer le processus de reconnaissance
mutuelle,une «procédure communautaire d’autorisation décentralisée»avait été ins-
taurée en 1975 (directive 75/319/CEE du Conseil,JO L 147 du 9.6.1975,p.13).Dans le
cadre de cette procédure,la société à laquelle une autorisation de mise sur le marché
avait été délivrée par les autorités compétentes d’un État membre pouvait demander
la reconnaissance mutuelle de cette autorisation par cinq autres États membres au
moins.Les autorités des États membres désignés par la société étaient tenues de dé-
livrer leur autorisation ou de formuler leur opposition dans un délai de 120 jours.En
cas d’opposition, celle-ci devait être notifiée au comité des spécialités pharmaceu-
tiques (CSP), lequel devait rendre un avis motivé dans un délai de 60 jours, avis qui
pouvait être rejeté par les autorités nationales ayant formulé l’opposition.

Cette procédure n’a pas bien fonctionné.Les délais réels de décision étaient
infiniment plus longs que ceux qui étaient prévus par la directive de 1975, et les
autorités compétentes nationales ne se sont apparemment pas senties liées par les
décisions d’autres organismes de réglementation ni par les avis du CSP.Ces résultats
décevants ont entraîné une révision de la procédure en 1983.Désormais,il suffit de
désigner seulement deux pays pour mettre en route une procédure communautaire
d’autorisation décentralisée.Or, même cette nouvelle procédure n’a pas réussi à ra-
tionaliser le processus d’autorisation, car les autorités compétentes nationales ont
continué de façon quasi systématique à formuler des oppositions les unes contre les
autres.Finalement,ces difficultés ont incité la Commission,avec le soutien massif de
l’industrie pharmaceutique européenne, à proposer la création d’une agence euro-
péenne pour l’évaluation des spécialités pharmaceutiques et d’une nouvelle procé-
dure centralisée,obligatoire pour les médicaments issus de la biotechnologie et cer-
tains types de médicaments vétérinaires,et disponible à titre facultatif pour les autres
produits,donnant lieu à une autorisation de mise sur le marché à l’échelle commu-
nautaire. L’agence et la procédure communautaire centralisée d’autorisation sont
établies par le règlement (CEE) n° 2309/93 du Conseil du 22 juillet 1993.

De même, la nouvelle approche de l’harmonisation technique laisse en sus-


pens un certain nombre de questions.À cet égard,le problème crucial réside dans la
tension entre les obligations essentielles de sécurité imposées par les directives de la
146 Michelle Everson et Giandomenico Majone

nouvelle approche,qui ont force impérative,et le caractère facultatif des normes har-
monisées qui fournissent le cadre technique pour l’évaluation des risques.D’après la
résolution du Conseil du 7 mai 1985 concernant une nouvelle approche en matière
d’harmonisation technique et de normalisation (JO C 136 du 4.6.1985, p. 1), les
exigences essentielles doivent être rédigées de façon suffisamment précise pour
pouvoir constituer,dans leur transposition en droit national,des obligations contrai-
gnantes. Elles doivent également «être rédigées de façon à permettre aux orga-
nismes de certification de certifier conformes les produits directement au vu de ces
exigences en l’absence de normes».Or,on ne voit pas très bien comment les risques
peuvent être abordés en l’absence du cadre technique que les organismes euro-
péens de normalisation sont censés apporter.À quelques exceptions près,comme les
directives relatives à la sécurité des jouets et des récipients pressurisés,la plupart des
directives relevant de la nouvelle approche impliquent des exigences essentielles qui
sont exprimées en des termes tellement vagues que l’évaluation des risques est im-
possible si l’on ne peut s’appuyer sur des normes techniques détaillées.

Il a été affirmé (Previdi, 1997) que les graves difficultés que connaît la nor-
malisation européenne dans un certain nombre de domaines,et qui sont peut-être
les plus frappantes dans le domaine des matériaux de construction,proviennent di-
rectement ou indirectement de la séparation artificielle qui a été opérée au niveau
communautaire entre réglementation et normalisation. La nature artificielle de
cette distinction se retrouve dans les tensions persistantes qui caractérisent les re-
lations entre la Commission et les organismes de normalisation européens — une
situation que l’industrie déplore souvent. Le problème, c’est que la Commission se
trouve face à un dilemme qui ne peut être résolu dans le cadre institutionnel ac-
tuel. D’un côté, la séparation entre réglementation et normalisation et l’indépen-
dance des organismes de normalisation étaient indispensables pour permettre de
faire avancer rapidement la législation du marché intérieur. De l’autre, l’indépen-
dance suppose que les normes harmonisées doivent être facultatives — puisque la
délégation du pouvoir d’adopter des normes impératives exigerait un réel pouvoir
exécutif que la Commission ne possède pas en vertu du traité CE — avec tout le
flou juridique que cette situation implique. D’après Previdi (1997, p. 241), le moyen
de sortir de ce dilemme consisterait à créer des agences de réglementation «do-
tées de compétences de décision autonomes, indépendantes de celles des États
membres (ce qui exclut toute procédure décisionnelle de type comitologie) et ré-
pondant aux impératifs de professionnalisme qui sont indispensables à la régle-
mentation des risques». Ces agences auraient pour mission de fixer tous les para-
mètres et valeurs de référence permettant d’étoffer les objectifs législatifs qui, par
nature, ne peuvent faire partie de la sphère facultative actuellement posée de ma-
nière consensuelle par la négociation technique, réalisant ainsi le principe énoncé
dans la résolution de 1985, c’est-à-dire que les dispositions réglementaires contrai-
gnantes doivent être exprimées dans une obligation sanctionnable.

b) Télécommunications

Comme le montrent les exemples examinés plus haut,l’harmonisation légis-


lative n’est pas suffisante pour créer et maintenir un marché européen véritable-
ment intégré. La réglementation ne s’obtient pas en adoptant simplement une loi:
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 147

elle exige une connaissance approfondie et une fréquentation intime de l’activité


réglementée.Dans tous les pays industrialisés,ce besoin fonctionnel donne lieu,tôt
ou tard,à la création d’organes spécialisés — agences,commissions,comités,tribu-
naux — capables d’enquêter,d’établir des règles et de les faire appliquer.L’absence
de ce type d’infrastructure administrative au niveau communautaire constitue un
obstacle sérieux à l’achèvement du marché intérieur.

Les limites de l’approche législative de l’intégration des marchés sont égale-


ment en train de se faire jour dans le cas des télécommunications. En fait, la régle-
mentation de ce secteur est particulièrement intéressante,non seulement en raison
de l’importance économique et politique qu’il revêt, mais aussi parce que les prin-
cipes de la législation relative à la fourniture d’un réseau ouvert assurent le cadre
élémentaire de la réglementation future d’autres réseaux transeuropéens (TEN).
Bien que le marché des télécommunications soit désormais à peu près totalement
libéralisé, il est douteux que le cadre législatif déjà en place soit suffisant pour ob-
tenir un marché des équipements, des services et des infrastructures de télécom-
munications qui fonctionne bien. Parmi les défauts du système de réglementation
actuel fortement décentralisé, on peut citer l’imprécision des obligations et des
règles de tarification de l’interconnexion, l’absence de lieu unique pour les autori-
sations, les incohérences entre la politique de la concurrence et la réglementation
du secteur tant au niveau national qu’au niveau communautaire, les mécanismes
de règlement des litiges qui ne répondent pas aux normes de l’examen judiciaire,
la qualité inégale des réglementations nationales en termes d’indépendance et de
compétence ainsi que la mauvaise coordination des autorités compétentes natio-
nales entre elles et avec la Commission européenne (Pelkmans, 1997).

Si une meilleure législation peut permettre de corriger certains de ces dé-


fauts, les problèmes plus profonds de l’actuel système de réglementation sont
d’ordre institutionnel. C’est ce qui explique les demandes réitérées de création
d’une agence européenne des télécommunications. À cet égard, un argument qui
a fait couler beaucoup d’encre est celui qui a été avancé par le groupe à haut ni-
veau sur la société de l’information (groupe Bangemann) dans un rapport présenté
à la réunion du Conseil européen de Corfou en juin 1994. D’après ce rapport, l’au-
torité réglementaire européenne,outre le conseil aux autorités compétentes natio-
nales, serait chargée de questions d’intérêt communautaire, comme les autorisa-
tions, les interconnexions, l’attribution de fréquences et la numérotation.

Plus près de nous, au printemps 1997, dans le cadre de la procédure de


conciliation concernant la directive d’interconnexion, le Parlement européen a for-
cé le Conseil à accepter que la Commission étudie les avantages d’une agence eu-
ropéenne des télécommunications et que les résultats de cette étude soient utili-
sés dans le bilan du système actuel qui doit être établi en 1999. La question de
l’agence européenne des télécommunications est donc désormais inscrite à
l’agenda politique. Or, les avis sur la structure et les pouvoirs de ce nouvel orga-
nisme de réglementation sont toujours extrêmement divergents.

L’actuel système décentralisé de réglementation des télécommunications


bénéficie du soutien du Conseil et des opérateurs titulaires. Les États membres af-
148 Michelle Everson et Giandomenico Majone

firment qu’il faudrait laisser aux autorités nationales compétentes et aux régimes de
réglementation qui viennent d’être instaurés une chance de faire leurs preuves. Le
compromis sur un montage fortement décentralisé était indispensable au premier
chef pour mettre en place un marché intérieur des services de télécommunication.
Mais en raison des défauts évoqués plus haut et des mauvais résultats de la mise en
œuvre et de l’application de la libéralisation du non-vocal entre 1990 et 1995, le
système actuel souffre de graves problèmes de crédibilité.Il a donc peu de chances
de représenter une solution institutionnelle stable pour les problèmes complexes
de la réglementation des télécommunications en Europe.

À cet égard,il se pourrait que la meilleure solution soit constituée par un or-
ganisme intermédiaire, situé entre le modèle d’une FCC européenne — la FCC
(Federal Communications Commission) américaine dispose de tous les pouvoirs
nécessaires pour déclarer que sa réglementation prévaut sur celles des États si les
télécommunications inter-États sont fortement touchées et pour régler les litiges
qui ne peuvent trouver une solution au niveau des États — et le régime décentra-
lisé actuel. L’autorité de réglementation européenne des télécommunications ne
serait ni un organe centralisé ni un aréopage de représentants nationaux, mais un
réseau constitué sur le modèle du comité ONP.

c) Services d’utilité publique

La réglementation des télécommunications n’est cependant qu’un cas parti-


culier du problème général de la réglementation des services d’utilité publique qui
reposent sur de vastes réseaux physiques, comme l’électricité, le gaz, l’eau et les
chemins de fer.

Sur les plans technique, économique et politique, les services d’utilité pu-
blique sont des secteurs particuliers. En général, leur technologie permet d’impor-
tantes économies d’échelle, une forte proportion de leurs avoirs est spécifique —
ou, dans le langage de l’économie, non redéployable — et leur clientèle est com-
posée de la totalité du corps électoral.Chacune de ces caractéristiques a des impli-
cations importantes en matière de réglementation.

En premier lieu, en leur qualité de monopoles naturels, les services d’utilité


publique ont toujours fait l’objet d’une forme ou d’une autre de réglementation.En
second lieu, la réglementation de ces services est constamment exposée à l’ingé-
rence politique, car la portée sociale des services proposés par ces secteurs attire
naturellement l’attention des hommes politiques. Aucun gouvernement ne peut
ignorer les services d’utilité publique, qu’ils soient la propriété de l’État ou du sec-
teur privé.Enfin,la nature non redéployable de leurs avoirs en fait des secteurs par-
ticulièrement fragiles.Une fois que les investissements ont été faits,les hommes po-
litiques peuvent être tentés d’utiliser la réglementation pour fixer les prix au-
dessous des coûts moyens à long terme, excluant de facto les coûts irrécupérables
des services d’utilité publique.Par conséquent,faute d’un engagement crédible sur
une réglementation permettant un bon taux de rentabilité des capitaux, les entre-
prises refuseront d’investir ou n’investiront pas suffisamment pour répondre à la
demande réelle.
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 149

L’histoire regorge d’exemples de tentatives d’obtenir des avantages poli-


tiques par la manipulation des prix des services publics et de tentatives des servi-
ces d’utilité publique de déjouer ces actes. Ainsi, une étude récente semble indi-
quer que la création initiale, aux États-Unis, de commissions des services d’utilité
publique dans les différents États était liée à l’incapacité des communes de s’enga-
ger sur des régimes de réglementation stables.Tout au long du XIXe siècle, les ser-
vices d’utilité publique américains étaient généralement réglementés au niveau
communal. Entre 1907 et 1922, une trentaine d’États avaient créé des commissions
de services d’utilité publique,apparemment pour empêcher les municipalités d’im-
poser des réglementations onéreuses susceptibles de décourager tout investisse-
ment ultérieur (Troesken, 1996).

Dans l’Europe d’aujourd’hui, le problème de la réglementation des services


d’utilité publique se complique du fait que, jusqu’à une date récente, la plupart de
ces services étaient, et sont parfois encore, des monopoles d’État. En raison de
cette association étroite avec les gouvernements nationaux, les anciens mono-
poles disposent toujours d’un pouvoir politique et économique énorme par rap-
port aux concurrents potentiels et aux consommateurs dans leur ensemble.Au de-
meurant, les dirigeants des services d’utilité publique récemment privatisés ont
joué un rôle important dans la définition du système de réglementation qui était
censé régir leurs entreprises. C’est ainsi qu’en raison du «marché réglementaire»
conclu entre les services d’utilité publique et le gouvernement britannique au mo-
ment de leur privatisation — un marché qui penchait généralement du côté des
premiers —, les autorités compétentes opèrent dans le cadre d’un système de ré-
glementation issu d’une conquête antérieure.Comme le montre Veljanovski (1991),
cela s’est produit dans la formulation même du pouvoir des organismes de régle-
mentation et la structure du secteur concerné. Ce type de préemption réglemen-
taire a eu lieu non seulement au Royaume-Uni, mais dans tous les autres États
membres également.

Compte tenu de cette situation, les doutes exprimés plus haut au sujet de
l’adéquation de l’actuel système décentralisé de réglementation des télécommuni-
cations sont encore plus forts dans le cas des autres services d’utilité publique, et
notamment de l’électricité. En effet, il semble hautement improbable que l’équiva-
lent du comité ONP pour les télécommunications créé par la directive 90/387/CEE
serait suffisamment énergique pour limiter le pouvoir des anciens détenteurs de
monopoles et la tendance qu’ont les gouvernements nationaux à intervenir en leur
faveur. Les membres du comité ONP sont certes pris au sein des autorités régle-
mentaires nationales, mais de nombreux États membres ne disposent pas encore
d’autorités crédibles pour les services d’utilité publique.

La directive 92/44/CEE relative à l’application de la fourniture d’un réseau


ouvert aux lignes louées a apporté un certain nombre d’innovations importantes.
Ainsi, l’article 8 de cette directive impose aux États membres d’établir une procé-
dure de règlement des litiges qui soit facile d’accès, capable de régler les litiges en
toute équité, transparence et célérité, et respecte l’application de la loi et le droit
des parties d’être entendues. L’article 12 institue une procédure de conciliation
pour les litiges qui ne peuvent être résolus au niveau national ou qui impliquent
150 Michelle Everson et Giandomenico Majone

des opérateurs de télécommunications de plusieurs États membres, par l’examen


par un groupe de travail du comité ONP.Toutefois, ce groupe de travail est exclusi-
vement chargé de l’arbitrage non impératif et peut donc être considéré, tout au
plus, comme un premier pas dans le sens d’une résolution centralisée des conflits.

On peut affirmer que la mise en place d’une commission des services d’uti-
lité publique européens, chargée de la mise en œuvre de l’ensemble de la législa-
tion relative à la fourniture d’un réseau ouvert, corrigerait les défauts du système
actuel et créerait un contre-pouvoir face au pouvoir des anciens monopoles d’État.
Compte tenu des spécificités des services d’utilité publique, cette commission de-
vrait bénéficier d’une légitimation démocratique directe.Il faudrait aussi qu’elle soit
crédible en sa qualité d’organe quasi judiciaire capable de régler des litiges trans-
frontaliers en toute équité, transparence et célérité. Ces conditions pourraient être
remplies si la majorité des «commissaires» (par exemple quatre sur un total de sept
membres) étaient nommés par le Parlement européen et le Tribunal de première
instance.

La préférence institutionnelle pour les agences


Abordons maintenant les justifications plus générales de la délégation de
pouvoirs à des agences de réglementation plutôt qu’à d’autres institutions. Les
principales solutions institutionnelles sont les services de l’administration (direc-
tions générales), le contrôle par le pouvoir judiciaire et la réglementation interne.
Un certain nombre de facteurs peuvent influer sur la décision de confier de nou-
velles tâches de réglementation à des agences plutôt que de les attribuer à des ser-
vices existants ou de donner un surcroît de travail aux tribunaux.Ainsi,dans certains
cas,les nouvelles activités peuvent ne pas concorder avec les fonctions qu’ont déjà
ces services ou les tribunaux.Dans d’autres cas,on estime qu’elles seront probable-
ment mieux administrées si elles constituent le pôle d’intérêt exclusif ou essentiel
d’une agence spécialisée, plus qu’une activité périphérique traitée par quelqu’un
dont l’attention se porte essentiellement ailleurs.

En outre, la complexité technique et scientifique croissante de nombreux


domaines sujets à réglementation a abouti à la création d’agences considérées
comme des spécialistes de ces domaines importants. La compétence requise peut
certes avoir été acquise au sein de services ou de tribunaux, mais ce besoin de
compétence est souvent associé à une fonction de réglementation,de prise de dé-
cision ou d’adjudication jugée inopportune pour un service de l’administration ou
un tribunal (Baldwin et McCrudden, 1987, p. 4 et 5). De surcroît, on estime souvent
qu’un service n’est pas en mesure d’assurer l’indépendance par rapport au gouver-
nement qui s’impose dans certains de ces domaines de compétence. Cela s’ex-
plique par le fait que les spécialistes sont inspirés par des buts, des règles de
conduite,des convictions cognitives et des possibilités de carrière qui découlent de
leur communauté professionnelle et leur donnent de bonnes raisons de résister à
l’ingérence et aux consignes d’hommes politiques extérieurs. Par conséquent, une
agence spécialisée assure un environnement de travail infiniment plus attrayant
qu’un service de l’administration.
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 151

Par ailleurs, la délégation du pouvoir réglementaire peut également s’impo-


ser dans des domaines où les règles et les normes doivent constamment être affi-
nées et où l’adaptation rapide au progrès technique est un impératif absolu.
Comme le montre l’expérience de la normalisation technique dans la CE avant
l’adoption de la nouvelle approche, il est fréquent qu’un organisme collégial,
comme le Conseil de ministres,ne puisse justifier qu’il consacre le temps nécessaire
à ces questions ou encore qu’il soit tout simplement incapable d’agir assez vite.

La séparation des agences et du gouvernement peut aussi faire des premières


un mécanisme de cooptation de certains groupes au processus décisionnel.Il semble
que cet aspect ait fortement pesé dans la création d’organismes comme la Fondation
européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail et l’Agence euro-
péenne pour la sécurité et la santé au travail. Sur un plan plus général, les agences
sont des institutions qui se situent à mi-chemin entre l’État et la société civile,en ce
sens qu’elles sont un instrument de l’action publique,mais qu’en même temps elles
ouvrent la porte des institutions gouvernementales à la société civile.

De même, lorsque les responsabilités de réglementation sont déléguées,


non à des agences,mais à des organismes privés ou semi-privés,on parle de régle-
mentation interne. La réglementation interne joue un rôle important dans des do-
maines fortement techniques, comme la normalisation, et dans les secteurs où la
qualité des produits est un élément important. En principe, les organismes de ré-
glementation interne (ORI) peuvent présenter un degré de compétence et de
connaissance approfondie des usages au sein du domaine concerné qui est plus
élevé que celui d’une administration publique. Ces organismes possèdent un
deuxième avantage en ce sens que les règles édictées par un organisme privé sont
moins officialisées que celles des régimes publics de réglementation. Ce caractère
informel réduit le coût de la définition des règles, facilite l’adaptation rapide des
règles aux nouvelles connaissances techniques et à l’évolution des conditions, et
permet une application plus souple. Un attrait supplémentaire des ORI en période
d’austérité budgétaire réside dans le fait que les frais administratifs de la réglemen-
tation interne sont en principe internalisés dans l’activité ou le secteur réglementé.

Toutefois, comme on l’a vu plus haut à propos de la nouvelle approche en


matière d’harmonisation technique et de normalisation au sein de la CE, la
réglementation interne risque aussi de poser des problèmes. Dans le contexte
communautaire, la nature de facto contraignante des normes facultatives en tant
qu’élaborations d’«exigences essentielles» générales entraîne des problèmes de
responsabilité dans l’éventualité où une norme harmonisée se révélerait défec-
tueuse: les organismes européens de normalisation sont des associations de droit
privé avec lesquelles la Commission n’a que des rapports contractuels, au même
titre qu’avec des centaines de consultants privés. Dans ce cas, une structure d’a-
gence pourrait être une solution préférable.

De même,la réglementation interne pose le problème du risque de capture


par les intérêts réglementés. Certes, la prise en main est aussi un problème pour
les agences, mais avec la réglementation interne, elle existe dès le départ. Et
c’est précisément pour réduire ce risque que les organismes européens de norma-
152 Michelle Everson et Giandomenico Majone

lisation sont tenus de permettre à tous les intéressés de participer à la définition


des normes.Toutefois,cette obligation peut se révéler insuffisante pour donner une
représentation suffisante à des intérêts diffus et mal organisés.Il se peut que les or-
ganismes publics de réglementation assurent une meilleure protection de ces inté-
rêts qu’un ORI.

La surveillance est un troisième problème potentiel. Comme on l’a vu plus


haut, la délégation de la réglementation à des ORI présente l’avantage important
que les spécialistes ont toutes les chances d’être mieux informés que les adminis-
trations publiques sur ce qui se passe dans leur domaine d’activité, car leur capaci-
té à découvrir et à exposer les irrégularités est plus grande. L’inconvénient, c’est
qu’une ORI est probablement moins disposée à faire connaître et à sanctionner les
brebis galeuses qu’un organisme public de réglementation. L’une des solutions
possibles réside dans un système à deux volets où l’agence publique agit essentiel-
lement comme autorité réglementaire des autorités réglementaires et l’ORI s’oc-
cupe de la réglementation et de la supervision au quotidien.

En conclusion, la réglementation interne — tant au niveau national qu’au


niveau communautaire — peut être un complément utile de la réglementation
légale administrée par une agence publique indépendante, mais elle ne peut
remplacer celui-ci.

La doctrine Meroni revisitée:préservation


de l’équilibre institutionnel

Le problème de la délégation:séparation des pouvoirs


et responsabilité démocratique
Dans un article récent (Dorf et Sabel, 1998), deux éminents universitaires
américains ont rappelé le rôle gouvernemental vital et réactif joué, aux États-Unis,
par les créateurs des commissions du New Deal des années 30 et les agences de ré-
glementation des années 70.Dans les années 30,le souhait d’accroître l’activité par-
lementaire dans le domaine de la réglementation économique s’est traduit par une
forte augmentation des tâches du gouvernement, tâches que le Congrès n’avait
pas les moyens d’entreprendre lui-même. De même, dans les années 70, les com-
plexités de la réglementation sociale ont surchargé et soumis à rude épreuve la
compétence et les moyens législatifs techniques du bras parlementaire du gouver-
nement. Or, au lieu d’abandonner d’ambitieux programmes de réglementation ou
de se contenter d’une réglementation législative non optimale, les créateurs des
nouvelles agences ont réagi de façon novatrice à la «discordance grave entre les
fonctions de plus en plus spécialisées du gouvernement et les instruments admi-
nistratifs à sa disposition» (Majone, 1996). Ils ont créé des institutions nouvelles et
expérimentales qui n’étaient prévues ni dans le projet du gouvernement américain
ni dans la Constitution des États-Unis.
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 153

En ce sens, des comités, des commissions et des agences fonctionnant en


toute indépendance des structures gouvernementales traditionnelles existent de-
puis longtemps et ont toujours possédé une forme de légitimation fonctionnelle
qui leur est propre. Si la solution initiale consiste à renoncer à des programmes
législatifs ambitieux ou à se contenter de leur exécution législative moins qu’opti-
male, une troisième voie, c’est-à-dire le recours à des institutions non prévues et
expérimentales,apporte des avantages évidents par le fait que celles-ci assurent un
gouvernement efficace et réactif.Toutefois, comme cela a été observé (Dorf et Sa-
bel, 1998), le recours à ces institutions novatrices fait également naître — en droit
— d’importantes préoccupations sur le plan de la légitimité et soulève notamment
la question de savoir comment assurer la fidélité de ces organismes aux aspirations
à long terme et aux objectifs politiques plus immédiats de l’ensemble des citoyens.

Traditionnellement, ces préoccupations de légitimité sont regroupées sous


le titre de «problème de la délégation». Toutefois, d’une manière générale, ce
problème est double. D’une part, il entraîne un dilemme constitutionnel «à haut
niveau» à propos du maintien de la «séparation des pouvoirs» prévue dans la
Constitution ou d’une distinction très nette entre l’exercice des pouvoirs judiciaire,
législatif et exécutif, et il englobe de ce fait la préoccupation, qui remonte au
XVIIe siècle, que la société civile doit être protégée contre l’exercice intrusif ou
excessif de fonctions gouvernementales par un acteur institutionnel quel qu’il soit.
Mais,d’autre part,il entraîne aussi une considération plus pratique concernant la fa-
çon dont le droit pourrait assurer la responsabilité démocratique ou l’adhésion
d’institutions indépendantes aux objectifs politiques déterminés par le monde
politique et l’ensemble des citoyens.

Meroni et l’équilibre européen des pouvoirs


Toutefois,dans le cadre des Communautés européennes et de l’Union euro-
péenne, le problème traditionnel de la délégation revêt une complexité supplé-
mentaire en vertu de l’article 4 du traité de Rome qui dispose que la légitimité des
institutions européennes ne doit pas reposer simplement sur le principe général de
la séparation des pouvoirs, mais plus particulièrement sur le principe européen de
l’«équilibre des pouvoirs» (Laenerts, 1993). En ce sens, la délégation de compé-
tences à de «nouvelles» institutions créées en dehors des structures de l’UE ne doit
pas seulement satisfaire la double exigence (que l’on trouve dans les traditions
constitutionnelles communes des États membres) de la responsabilité démocra-
tique et de l’exercice strictement délimité du pouvoir exécutif.Au contraire,la délé-
gation au sein de l’Europe doit également être compatible avec la formule
fonctionnaliste du traité qui voit les attributions relatives des institutions nationales
(intéressées) et des institutions européennes (axées sur l’intégration), ainsi que la
souveraineté vitale des États membres, équilibrées, renforcées et préservées par la
disposition qui prévoit que chacune des institutions désignées à l’article 4 de traité
de Rome agit seulement «dans les limites des attributions qui lui sont conférées par
le présent traité». De cette manière, l’engagement fonctionnaliste sur l’intégration
renforcée incarnée par les institutions européennes pourrait donc être institution-
154 Michelle Everson et Giandomenico Majone

nellement évalué par rapport aux préoccupations plus intéressées, sur le plan
national, des gouvernements des États membres.

En conséquence, le triple engagement complexe de la Communauté euro-


péenne sur l’exercice strictement délimité des compétences européennes, la res-
ponsabilité démocratique dans le cadre du projet européen de gouvernement et
l’équilibre européen des pouvoirs a été confirmé au début par l’arrêt de 1958 dans
l’affaire Meroni/Haute Autorité (affaire 9/56, point 133, Recueil 1957, p. 151). En ce
qui concerne plus précisément le traité CECA, l’arrêt Meroni reste «bon droit», s’ap-
plique mutatis mutandis à tous les traités européens et, de fait, semble servir de
barrière immuable à une vaste délégation de tâches administratives modernes
complexes à des institutions qui ne sont pas désignées dans les traités européens.
Dans le raisonnement tenu par la Cour dans les années 50, la Commission pouvait,
en fait, déléguer des tâches à des institutions expérimentales de l’administration
européenne. Toutefois, en harmonie avec la primauté de l’équilibre européen des
pouvoirs, ainsi qu’avec les préoccupations «démocratiques» et de délimitation des
attributions voulant qu’il fallait maintenir une surveillance constante, cette déléga-
tion a fait l’objet de certaines contraintes rigoureuses:

a) la délégation doit seulement porter sur des pouvoirs que la Commission pos-
sède elle-même;
b) ce transfert doit concerner la préparation et la réalisation d’actes d’exécution
uniquement;
c) en conséquence de quoi aucun pouvoir discrétionnaire ne peut être accordé à
des organes indépendants;
d) la Commission doit donc conserver la surveillance de la compétence déléguée
et sera tenue pour responsable de la manière dont cette compétence sera ap-
pliquée;
e) enfin, la délégation ne doit pas non plus détruire l’«équilibre des pouvoirs» au
sein de la Communauté européenne (Laenarts, 1993).

Conséquence naturelle de ces limitations,si les agences européennes se sont


développées,elles ont aussi été fortement limitées jusqu’ici dans leur champ d’action
et subordonnées,dans le cadre institutionnel,à la Commission européenne.

Le défi administratif moderne


Bien que les préoccupations normatives et les idéaux constitutionnels qui
sous-tendent les notions générales de séparation des pouvoirs et le poids plus
particulièrement européen accordé à l’équilibre des pouvoirs conservent toute leur
actualité, l’environnement actuel, quelque peu spécifique, des institutions
européennes de réglementation (agences, comités et réseaux de réglementation)
présente de nombreux signes montrant que la rigueur de la doctrine Meroni n’est
plus totalement compatible avec les exigences complexes dont la réglementation
européenne fait l’objet aujourd’hui.
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 155

À cet égard,le plus frappant est le paradoxe entre,d’un côté,la lecture tradi-
tionnellement restrictive qu’a la Cour de justice des Communautés européennes de
l’article 4 du traité de Rome et le retard qui en a résulté dans la mise en place
d’agences européennes totalement indépendantes — ou «extérieures» aux institu-
tions désignées dans le traité — et,de l’autre côté,la motivation qui a abouti à l’in-
sertion par l’Acte unique européen de l’article 145 dans le traité CE qui exige et,de
fait, oblige le Conseil à déléguer à la Commission toute une série de compétences
d’«exécution».Avec la confirmation par la Cour de justice (en dernier lieu, dans l’af-
faire C-240/90, Allemagne/Commission) que le concept communautaire d’«exécu-
tion» entraîne de fait une marge discrétionnaire plus vaste que limitée, le cas de la
délégation «interne» au sein des Communautés et de l’Union semble donc refléter
une vue plus moderne de l’administration, laquelle accepte que les autorités délé-
gataires doivent bénéficier dans leur action quotidienne d’une grande marge de
manœuvre pour l’élaboration et l’exécution de politiques.

Néanmoins, une explication possible de la dichotomie entre ces deux idées


de l’administration au sein de l’Union est fournie par le développement au sein de
la structure institutionnelle de l’UE d’une série de comités de réglementation, de
gestion,scientifiques et consultatifs,auxquels la décision du Conseil relative aux co-
mités (dérivée de l’article 145 du traité CE, JO L 197 du 18.7.1987, p. 33) a tardive-
ment conféré une assise juridique, et qui sont groupés sous la tutelle de la Com-
mission, même s’ils comprennent une représentation subsidiaire du Conseil et des
États membres.De ce fait,la comitologie joue un très grand rôle dans l’exercice des
pouvoirs d’exécution délégués à la Commission par le Conseil et s’engage donc
dans la détermination de directives-cadres, et donc de normes réglementaires, au
sein du marché intérieur.

Par conséquent, avec sa triple insistance sur la représentation nationale


continue au sein de l’organe ou comité délégataire, la primauté de l’initiative de la
Commission en matière de politiques et la référence à la compétence scientifique et
technique,le système des comités doit donc assurer le lien vital entre les organismes
délégataires qui ne sont pas prévus par les traités et le «principe de l’équilibre des
pouvoirs»énoncé à l’article 4 du traité de Rome (Vos,1997).D’abord,la représentation
nationale au sein des comités de réglementation tout-puissants est destinée à assu-
rer la permanence de la souveraineté essentielle des États membres,notamment en
ce qui concerne leur devoir constitutionnel d’assurer la santé et le bien-être de leurs
citoyens.Ensuite,le droit d’initiative de la Commission est destiné à maintenir la cré-
dibilité des objectifs fonctionnalistes et intégrateurs de la Communauté,en veillant à
ce que l’élaboration des politiques dans le système des comités ne soit pas orientée
vers des buts politiques subsidiaires ou à court terme.Enfin,on dit également que les
comités d’experts contribuent à la crédibilité fonctionnaliste et intégrative de la
Communauté en cherchant à assurer que la prise de décision ne soit pas simplement
nationale,alors qu’elle peut se révéler comme telle.

Sans vouloir contester cette lecture de la manière par laquelle les comités
assurent le lien essentiel avec la notion d’équilibre des pouvoirs, il faut cependant
noter d’emblée que,malgré toute sa valeur,la comitologie n’a pas répondu aux exi-
gences du public pour une responsabilisation politique de l’administration. Ainsi,
156 Michelle Everson et Giandomenico Majone

malgré l’usage des comités de publier leur agenda et leurs rapports (même sur In-
ternet), certains commentateurs continuent à déplorer leur opacité; à cet égard, la
triple division politique/exécutif/scientifique sert peut-être l’«équilibre des pou-
voirs» dans l’UE,mais elle rend aussi très difficiles la perception et l’appréciation im-
médiate de la rationalité majeure qui préside à chaque décision. Ces préoccupa-
tions ont atteint un paroxysme avec la crise de la «vache folle», où la suspicion du
public à l’égard des motivations des représentants nationaux au sein du système
des comités a reflété la préoccupation constitutionnelle traditionnelle de ce que la
délégation dans des structures institutionnelles opaques pourrait, en fait, masquer
un cas d’«autopromotion» institutionnelle ou la perversion de la prise de décision
pour servir les intérêts d’un seul acteur institutionnel. En l’espèce, certains États
membres — dans l’esprit du public en tout cas — pourraient théoriquement avoir
utilisé leur position dans la comitologie pour promouvoir des intérêts économiques
nationaux plus que les préoccupations communautaires d’hygiène et de sécurité.

Or, ces inquiétudes sont puissamment renforcées par les différentes ca-
rences procédurales que présente le système des comités. Autrement dit, l’équili-
brage vital entre la définition d’objectifs politiques et la rationalité expert/fonction-
naliste est, au bout du compte, une affaire de marge de discrétion politique ou de
négociation entre les représentants des États membres (Joerges & Neyer, 1997), et
non une affaire de surveillance juridique supranationale. L’important élément poli-
tique national dans la prise de décision se révèle donc être un obstacle à la tenta-
tive de contester telle ou telle décision devant les tribunaux.

Compte tenu de ces considérations, il faut se pencher sur le retard que


connaît le phénomène des agences dans l’Union européenne,afin de vérifier s’il est
possible de surmonter les différentes carences normatives traditionnellement asso-
ciées à leur utilisation.Rappelons-le,les problèmes juridiques sont triples et intime-
ment liés:d’abord,le rapport des agences européennes avec la notion européenne
d’«équilibre des pouvoirs»; ensuite, leur statut par rapport au principe de la sépara-
tion des pouvoirs; enfin, la détermination d’une formule de contrôle capable d’as-
surer la responsabilité permanente de ces organismes indépendants devant les Eu-
ropéens.

Meroni revisité
La clé d’une réévaluation contemporaine de la doctrine Meroni réside peut-
être dans la perception de cet arrêt comme un produit de son époque. Autrement
dit,en abordant la question de la délégation des pouvoirs dans le contexte des an-
nées 50, les juges de la Cour de justice ont, d’une part, abordé le maintien d’un
équilibre européen des pouvoirs en fonction des dispositifs institutionnels et de la
dynamique de l’époque. D’autre part, ils n’ont pu avoir recours au corpus de docu-
mentation qui s’est développé depuis lors et montre comment on peut répondre
aux impératifs normatifs du principe de la séparation des pouvoirs et créer une si-
tuation où «personne n’a le contrôle de l’agence, et pourtant l’agence est contrô-
lée» (Moe, 1987).
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 157

a) L’équilibre des pouvoirs:un principe dynamique

Il faut noter que le principe d’un «équilibre institutionnel des pouvoirs», sur-
tout dans sa formulation à l’article 4 du traité CE, a toujours fait l’objet de vives cri-
tiques (Läufer,1990,p.219 et 220).De ce point de vue,l’instrumentalisme inhérent à
cet équilibre — et notamment son ancrage juridique formaliste dans la notion
d’exercice des compétences énumérées dans le traité — affaiblit son pouvoir en tant
que principe normatif d’organisation gouvernementale au sein des Communautés
européennes et de l’Union.Ainsi,ou du moins l’affirme-t-on,chaque révision du traité
et la réattribution des compétences entre les institutions européennes qu’elle en-
traîne modifient l’équilibre des pouvoirs dans le traité,ce qui fait que ce dernier n’est
rien d’autre qu’un «instantané» des dispositifs institutionnels du moment.

En revanche, il est évident que ce point de vue ne tient pas suffisamment


compte du fait que l’équilibre européen des pouvoirs n’est pas tant représentatif
d’un désir constitutionnel traditionnel de protéger la société civile européenne
contre l’usage illégitime d’un pouvoir étatique souverain, que du besoin d’assurer
et de soutenir l’évolution complexe d’une communauté internationale qui cherche
à renforcer et à promouvoir ses objectifs d’intégration économique tout en préser-
vant la souveraineté des États membres qui la composent.

En conséquence, vue sous cet angle, la notion européenne d’équilibre des


pouvoirs constitue un principe d’organisation gouvernementale plus «dynamique»
que «statique» (constitutionnel). Autrement dit, il ne faut pas y voir simplement
l’obligation négative de limiter l’empiètement du pouvoir de l’État dans le domaine
civil (à la manière du principe de la séparation des pouvoirs), mais aussi et surtout
un devoir positif pour assurer — indépendamment de tous les réalignements insti-
tutionnels — la crédibilité permanente du projet d’intégration européenne ainsi
que la place essentielle occupée par les États membres dans ce projet.D’un côté,ce
dynamisme inhérent à la notion européenne d’équilibre des pouvoirs permet d’ex-
pliquer pourquoi la CJCE n’a, en fait, jamais poussé son attitude formaliste par rap-
port à l’article 4 du traité CE jusqu’à sa limite d’«interdiction de délégation» mais a
au contraire autorisé — dans l’intérêt d’un gouvernement communautaire efficace
— la délégation d’une vaste palette de tâches communautaires (sinon de compé-
tences au sens strict du terme) à des institutions,(agences,comités,etc.) qui ne sont
même pas mentionnées dans ledit article.D’un autre côté,il explique également le
rôle très positif que les agences peuvent jouer, si on les autorise à le faire, par rap-
port aux récents réalignements des compétences au sein de l’UE.

Comme on l’a vu plus haut dans la partie II.1, la réforme institutionnelle ré-
cemment opérée dans l’UE a vu non seulement de très nombreuses compétences,
qui étaient autrefois l’apanage des États membres, être «communautarisées» par
leur transfert du troisième au premier pilier du traité sur l’Union,mais aussi une mo-
dification essentielle de la composition et du rôle des institutions de l’Union euro-
péenne. En premier lieu, l’habilitation continue du Parlement européen, destinée à
surmonter quelques-uns des déficits démocratiques de l’UE,a introduit un élément
de participation démocratique directe dans la formulation des politiques euro-
péennes. En second lieu, le droit qu’a le PE d’approuver la Commission et son pro-
158 Michelle Everson et Giandomenico Majone

gramme d’élaboration des politiques a de la même façon intensifié l’activité poli-


tique au sein de cette institution.En troisième lieu,le processus de politisation de la
Commission s’est trouvé dynamisé par les pouvoirs accrus de son président pour le
choix de ses commissaires.En quatrième lieu,enfin,et comme conséquence de ces
réalignements au sein de la Commission et du Parlement,la prééminence politique
des États membres sur le projet d’intégration se voit, sinon affaiblie, du moins
remise en cause par la politisation croissante des organes communautaires.

En conséquence, on peut affirmer que le fait que l’UE ait recours à des
agences européennes opérant expressément en toute indépendance des branches
politiques et en étroite association avec les organismes nationaux (réseaux transna-
tionaux de réglementation) peut permettre de préserver l’équilibre institutionnel
entre les différentes institutions européennes, entre ces institutions et les États
membres, et entre les branches politiques et non politiques de l’Union (CJCE, BCE).
Ainsi, d’un côté, les agences «dépolitisées» pourraient, dans une mesure non négli-
geable, réaffirmer la crédibilité des politiques fonctionnalistes et intégratives de
l’Union; de l’autre côté, elles pourraient tout autant — par la prise en charge de
fonctions d’exécution des politiques enlevées à la Commission politisée et par leur
mise en réseau avec les administrations nationales — préserver une présence na-
tionale essentielle au sein du projet européen.

b) La séparation des pouvoirs et la responsabilité démocratique

Pour faire une brève récapitulation, la création d’institutions novatrices


comme les agences, qui remplissent souvent les trois fonctions de l’exécutif, du
législatif et du judiciaire et qui,en outre,ne sont pas reconnues par la Constitution de
chacun des États membres,a de tout temps donné lieu à des problèmes juridiques
tout à fait particuliers.C’est ainsi que — du moins l’affirme-t-on — la délégation de
tâches du législatif, de l’exécutif ou du judiciaire à des institutions qui ne sont pas
prévues par la Constitution engendre un problème fondamental de contrôle:d’une
part, l’équilibre régulateur entre les pouvoirs de l’exécutif, du législatif et du judi-
ciaire désigné est rompu; d’autre part, l’exercice du pouvoir s’éloigne des citoyens.
Mais aussi délicat que ce dilemme constitutionnel puisse être, on peut lui trouver
des solutions et, à cet égard, l’exemple américain nous donne un aperçu fort inté-
ressant.

Ainsi, au début, l’engagement historique de la Constitution américaine sur


un schéma de gouvernement pluraliste répartissant rigoureusement les pouvoirs
entre le président, le Sénat, le Congrès, la Cour suprême, l’État fédéral et les diffé-
rents États pour essayer de réduire le risque de voir des minorités de citoyens sou-
mises à l’incurie de la majorité est apparu comme un obstacle sur la voie de l’évo-
lution d’agences de réglementation indépendantes. La Constitution américaine a
séparé et, par conséquent, maîtrisé le pouvoir sur la base de l’attribution des com-
pétences exécutives, législatives et judiciaires à des institutions spécifiques.Dans le
cadre de cette formule,il semblait donc qu’il n’y eût aucune place officiellement lé-
gitimée pour de nouvelles institutions. Or, consciente de la nécessité de permettre
à un gouvernement établi par des textes juridiques anciens et figés d’évoluer pour
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 159

traiter efficacement les problèmes contemporains, la Cour suprême a tout de


même ouvert la porte à la création d’agences indépendantes (pour tous les détails
d’un corpus de jurisprudence long et tortueux, voir Strauss, 1984).

L’argument développé était simple, extrêmement efficace et généralisable à


des formules constitutionnelles de gouvernement dans le monde entier.En effet,si
la logique présidant à la séparation des pouvoirs consistait à contrôler chacun
d’eux en répartissant son exercice entre de nombreux organismes, dans ce cas —
alors que toute tentative d’un quelconque organisme constitutionnel désigné de
retirer par la force le pouvoir d’un autre organisme constituerait assurément une at-
teinte à ce principe —, la délégation de pouvoirs à de nouvelles institutions indé-
pendantes ne constituait nullement un acte d’«autopromotion» institutionnelle,
mais bien plus une contribution à la fragmentation du pouvoir et, par conséquent,
un soutien aux principes pluralistes fondamentaux présidant à la séparation des
pouvoirs. Certes, il peut arriver que des agences exercent parallèlement des fonc-
tions exécutives, législatives et judiciaires, mais ce mélange de tâches est tout de
même au service d’un gouvernement efficace.En dernière analyse,la triple division
des fonctions exécutives, législatives et judiciaires n’est qu’un des moyens de frag-
mentation du pouvoir, et d’autres solutions pluri-institutionnelles pourraient égale-
ment servir les mêmes buts en toute légitimité.

Mais le deuxième et, en un certain sens, le plus contraignant des problèmes


juridiques que posent les agences réside dans la nécessité de veiller à ce que les
organismes indépendants soient suffisamment contrôlés par la loi pour que leur
adhésion aux buts politiques immédiats de l’ensemble des citoyens puisse être
assurée. Cette préoccupation essentiellement démocratique selon laquelle la loi
doit assurer que la volonté de l’administration politique soit faite est donc le revers
du principe juridique de «non-délégation», qui s’applique aux organes législatifs et
à leurs compétences. Autrement dit, la plupart des organes nationaux de droit
constitutionnel et administratif — et les systèmes de droit civil ou de droit coutu-
mier — partent de l’hypothèse que toute délégation de fonctions du Parlement à
d’autres institutions d’élaboration des politiques constitue de facto un abus de
l’impératif démocratique de l’ensemble des citoyens qui trouve sa représentation
dans la branche législative du gouvernement. En cela, sous sa forme la plus stricte,
le principe de non-délégation constitue manifestement un obstacle à l’évolution
des organes de réglementation indépendants (et pourrait aussi,dans ses modalités
les plus larges, servir à bloquer les activités de toutes les institutions non majori-
taires, y compris les tribunaux). C’est pourquoi il a été peu à peu modifié, à mesure
que la nécessité d’assurer l’efficacité du gouvernement s’est révélée impérieuse et
que le législatif a cherché l’aide de nouvelles institutions de réglementation.

En un mot comme en cent, la tentative juridique historique de modifier le


principe de non-délégation et de créer quelque autre forme de responsabilité dé-
mocratique des agences est un chemin parsemé d’embûches, et elle n’a fini par
s’approcher d’une solution que lorsque la science juridique a commencé à s’inté-
resser aux études émanant d’autres disciplines qui montrent comment, au moyen
de divers mécanismes institutionnels de conception et de procédure, on peut voir
160 Michelle Everson et Giandomenico Majone

se créer une situation où «personne n’a le contrôle de l’agence, et pourtant


l’agence est contrôlée» (Moe, 1987).

Poussons l’explication plus avant:la notion juridique,autrefois largement ad-


mise,d’administration et de contrôle par «courroie de transmission» fondée sur l’hy-
pothèse d’un législatif donnant des consignes très strictes aux organes délégataires
d’attributions pour orienter leurs activités au quotidien et d’un judiciaire se bornant
à assurer que ces mandats rigides soient respectés au pied de la lettre n’a pas tar-
dé à être contrariée un peu partout dans l’univers juridique. L’administration mo-
derne étant affaire d’interaction constante entre l’élaboration et l’exécution des po-
litiques,il lui fallait donc posséder un degré de souplesse opératoire infiniment plus
grand que ces mandats ne le permettaient (Craig,1994).Toutefois,l’impulsion,ou le
désir, fort démocratique de créer une forme ou une autre de lien entre l’ensemble
des citoyens et les agences indépendantes s’est révélé tout aussi difficile à loger ex-
clusivement dans les doctrines du droit de voix au chapitre, ou locus standi. Ainsi,
d’un côté, un citoyen a la faculté de contester les décisions d’une agence si ses
droits individuels ont été touchés,mais cette lecture de l’examen administratif fon-
dée sur les droits a été bien peu fructueuse en solutions permettant d’assurer que
les intérêts de tous les citoyens soient respectés. D’un autre côté, le fait de per-
mettre aux groupes de défense d’intérêts catégoriels de contester les activités des
autorités indépendantes de réglementation a bel et bien assuré la représentation
politique de certaines catégories de citoyens dans le processus administratif; mais
là encore, il ne s’agissait assurément que du reflet partiel de l’intérêt public des ci-
toyens et de la communauté politique dans son ensemble (Crôley, 1998). À l’évi-
dence,il fallait un arsenal plus complet de mécanismes de surveillance pour assurer
la responsabilité des institutions indépendantes.

En conséquence, la documentation universitaire a récemment élaboré à ce


sujet une série plus complète de mécanismes de surveillance administrative. On
peut diviser ces instruments de contrôle de la responsabilité démocratique en
quatre catégories, en sachant toutefois qu’ils tirent leur point fort essentiel de leur
potentiel de complémentarité pour donner naissance à une formule de contrôle
globale.

Indépendance: d’aucuns affirment que l’une des principales causes d’une ad-
ministration opaque réside dans les liens étroits qui existent entre les ministres —
les acteurs politiques — et l’administration.Par conséquent,lorsque l’administration
est enfouie dans les services ministériels ou leur rend compte directement,il est ai-
sé de corriger,voire de détourner,les buts politiques en l’absence de tout débat pu-
blic. Il est donc évident que le fait de veiller à ce que les agences et organes ana-
logues jouissent d’un certain degré d’indépendance par rapport au gouvernement
ne peut que servir la transparence démocratique,en assurant que le moindre chan-
gement de politique fera l’objet d’un débat sur la place publique.

Statuts: bien qu’il se soit révélé impossible de mandater très exactement les
agences pour qu’elles exécutent des tâches «quotidiennes» spécifiques, des «sta-
tuts» bien conçus qui fixent les objectifs généraux d’action publique que les
agences doivent poursuivre, ainsi que le niveau de résultats qu’elles doivent at-
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 161

teindre,jouent malgré tout un rôle très important pour assurer la responsabilité des
organes indépendants. De ce fait, les statuts constituent l’aune à laquelle les réali-
sations des agences peuvent être mesurées.

Responsabilité envers les institutions d’État désignées: bien que leur indépen-
dance doive être sauvegardée,il peut arriver que les agences fassent tout de même
l’objet d’un contrôle subtil par les institutions d’État désignées. C’est ainsi qu’aux
États-Unis, le président conserve un certain contrôle par le biais de son pouvoir de
nommer les dirigeants des différentes agences. Au Royaume-Uni et aux États-Unis,
le pouvoir qu’a le législatif de disséquer les budgets des agences se traduit égale-
ment par une responsabilité accrue,dans la mesure où les agences peuvent se voir
accorder ou refuser le financement qu’elles ont demandé pour suivre des objectifs
de politique particuliers. De même, les tribunaux américains conservent le pouvoir
important d’examiner le travail des agences, par le biais de mécanismes comme le
code de procédure administrative qui impose aux agences de respecter des moda-
lités bien précises dans leur processus d’élaboration de politiques et de règles et
leur processus décisionnel.

Responsabilité envers le public: différents mécanismes de contrôle «souples»


et «rigides» permettent d’assurer la responsabilité envers le grand public. Parmi les
mécanismes souples,le principal est constitué par l’obligation qu’a le personnel des
agences de posséder les compétences nécessaires à l’exécution des tâches qui lui
sont confiées. Ces personnes doivent être des «spécialistes» de leur domaine afin
d’assurer la convergence indispensable entre la politique que l’agence poursuit et
les buts que lui fixe le public (un volet de légitimation essentiel dans les agences du
New Deal). Cette compétence peut être assurée par la publication de décisions —
autorisant des spécialistes extérieurs à l’agence d’examiner les travaux de leurs ho-
mologues — ou par l’examen par des commissions parlementaires. De même, le
contrôle souple peut se faire par l’examen (budgétaire ou autre) des rapports an-
nuels des agences par des organismes d’audit indépendants. En revanche, les mé-
canismes «rigides» de contrôle public sont constitués par les instruments classiques
de l’examen judiciaire qui autorise des particuliers (et parfois des groupes) à
contester des décisions qui les ont touchés personnellement. En droit, les «droits»
individuels constituent le fondement essentiel du recours aux tribunaux,tandis que
les instruments juridiques de procédure, comme le code de procédure administra-
tive (APA) américain,donnent aux tribunaux l’aune juridique qualitative à laquelle ils
peuvent examiner des décisions individuelles. Si des procédures n’ont pas été ob-
servées ou si des décisions s’appuient sur un raisonnement défectueux, elles peu-
vent être annulées.

Il est intéressant de noter que, dans le cadre de l’UE, divers mécanismes de


cette nature ont déjà été mis au point pour assurer la responsabilité des agences
naissantes, aujourd’hui en fonctionnement. C’est ainsi qu’un certain contrôle bud-
gétaire des agences est assuré par l’examen de leurs rapports et activités par la
Commission, le Parlement européen et la Cour des comptes européenne. De
même,l’idée que la «compétence» permet d’assurer l’engagement de l’agence sur les
objectifs politiques bien définis qui sont fixés dans ses statuts trouve un ancrage au
niveau communautaire. Ainsi, des règlements du Conseil précisent les objectifs de
162 Michelle Everson et Giandomenico Majone

politique que les agences européennes sont tenues de poursuivre, tandis que les
politiques de personnel indépendant des agences, ainsi que leur degré élevé de
mise en réseau plus informelle avec des spécialistes scientifiques et techniques
indépendants et nationaux (Eionet en est un exemple crédible), garantissent la
qualité des spécialistes employés. De même, les possibilités d’examen judiciaire du
travail d’une agence au niveau communautaire ne cessent de s’étoffer. Ainsi, la vo-
lonté récemment manifestée par la CJCE de déployer l’article 190 du traité CE pour
assurer que les décisions des institutions communautaires sont «bien motivées» et
sont prises en s’appuyant suffisamment sur des avis d’experts montre que le droit
communautaire peut développer une formule de surveillance judiciaire qui va ac-
croître la responsabilité publique des agences européennes par le biais des droits
d’examen individuel (voir notamment l’affaire C-269/90, Hauptzollamt München-
Mitt/Technische Universität München,Recueil 1990,p.I-5469,demandant à la Com-
mission de consulter des «experts» avant de prendre une décision).

En conclusion,le processus de restructuration du cadre communautaire juri-


dique pour permettre le contrôle des tâches déléguées à des organes extérieurs
aux structures mises en place par le traité est d’ores et déjà entamé, et les analyses
et travaux actuels doivent désormais être axés plus rigoureusement sur le perfec-
tionnement des mécanismes de conception, de contrôle et de coordination des
agences.

Moyens de contrôle et de coordination des agences

Les agences et les réseaux de réglementation


Avant d’aborder en détail les mécanismes de conception et de contrôle des
agences, il faut noter que le mot «agence» n’est pas un terme technique, mais plu-
tôt une étiquette fourre-tout servant à décrire une variété d’organismes — com-
missions, directions, inspections, autorités, services, bureaux — qui assument des
fonctions de nature gouvernementale et qui, souvent, existent hors du cadre nor-
mal des ministères.La définition la plus complète qui en est donnée est sans doute
celle du code de procédure administrative («APA») américain. D’après ce dispositif
important qui régit le processus décisionnel de toutes les agences du gouverne-
ment fédéral, une agence est une partie d’un gouvernement qui est généralement
indépendante dans l’exercice de ses fonctions et que la loi habilite à prendre des
mesures définitives et impératives touchant les droits et obligations des individus,
notamment par la procédure caractéristique de la réglementation et du jugement.

On observe donc que le statut de l’agence n’impose pas à celle-ci d’exercer


ses attributions en toute indépendance, que ce soit verticalement (en faisant l’ob-
jet d’un contrôle administratif ) ou horizontalement (en étant tenue d’agir de
concert avec d’autres). Si une autorité a la charge complète d’un programme, elle
est une agence pour ce programme-là, malgré sa position subordonnée sur
d’autres plans.
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 163

À titre d’exemple, les commissions indépendantes de réglementation,


comme l’Interstate Commerce Commission ou la Securities and Exchange Com-
mission, sont des agences au sens de l’APA, mais c’est également le cas de l’Occu-
pational Safety and Health Administration (qui fait partie du ministère du travail) et
de l’Army Corps of Engineers. En ce sens, dans le contexte de l’UE, la plupart des
agences européennes des première et deuxième générations, ainsi qu’Eurostat,
sont des agences de fait.

Mais le terme «agence» recouvre également une multitude d’activités, d’ob-


jectifs et de projets institutionnels. Au Royaume-Uni, par exemple, les agences Next
Steps présentent une grande diversité. Certaines d’entre elles ont un statut de mo-
nopole pour leur activité,tandis que d’autres ne l’ont pas;certaines s’autofinancent,
tandis que d’autres sont financées par leur ministère de tutelle; un certain nombre
de ces agences exercent des fonctions de réglementation,tandis que d’autres sont
essentiellement des prestataires de services.

Étant donné que ces différences fonctionnelles peuvent avoir une incidence
non négligeable sur le fonctionnement pratique des agences,on devrait les retrou-
ver dans leur projet institutionnel.Il s’agit là d’un point important, car l’Union euro-
péenne a — jusqu’ici — suivi essentiellement un seul et même modèle institution-
nel pour toutes les agences créées depuis 1990. Or, une démarche plus élaborée
doit reposer sur une taxonomie de types et de fonctions d’agences qui soit suffi-
samment riche, surtout pour permettre la définition de normes d’efficacité et de
responsabilité appropriées.

Ainsi,il faut noter qu’une agence peut fonctionner dans le cadre d’un réseau
composé d’autorités de réglementation nationales et européennes.De fait,les nou-
velles agences européennes n’ont pas été conçues pour fonctionner de manière
isolée ni pour remplacer les autorités nationales de réglementation, mais, au
contraire, pour devenir les pivots de réseaux comportant des agences nationales,
mais aussi des organisations internationales.

Des représentants et des experts des États membres et de l’UE siègent au


conseil d’administration et aux comités scientifiques des nouvelles agences. Ces
derniers,qui formulent l’avis scientifique de l’agence,peuvent aussi exercer d’autres
fonctions importantes. Ainsi, les deux comités scientifiques de l’Agence europé-
enne pour l’évaluation des médicaments — EMEA, le comité des spécialités phar-
maceutiques et le comité des médicaments vétérinaires, sont également chargés
de l’arbitrage des litiges entre les laboratoires pharmaceutiques et les autorités na-
tionales. Tous deux se composent de deux membres nommés par chaque État
membre, tandis que la Commission n’y est plus représentée, sans doute pour souli-
gner leur indépendance fonctionnelle.

Si les membres des comités représentent les autorités nationales de régle-


mentation, on aurait tort cependant de supposer que, en raison de leur pouvoir de
nomination, les gouvernements nationaux ont le contrôle effectif des opérations
d’autorisation de l’EMEA.En fait, depuis la création de cette Agence, les deux comi-
tés — qui avaient déjà joué un rôle important dans l’ancienne procédure pluri-
164 Michelle Everson et Giandomenico Majone

étatique de demande d’AMM — ont gagné non seulement en importance, mais


aussi en indépendance.Cette évolution s’explique par le fait qu’il est de leur intérêt
de se forger une notoriété internationale pour la qualité de leurs travaux scienti-
fiques, et, de ce point de vue, le degré auquel ils expriment les points de vue des
gouvernements nationaux est sans objet.

Cette modification des structures incitatives des autorités de réglementation


opérant au sein d’un réseau transnational mérite d’être soulignée en rappelant la
distinction introduite par le sociologue Alvin Gouldner.En effet,dans ses travaux sur
la sociologie des professions libérales (1998), Gouldner a établi une distinction
entre les «cosmopolites» et les «locaux», les premiers étant enclins à adopter une
orientation de groupe de référence international, tandis que les seconds optent
plutôt pour une orientation nationale, voire subnationale (au niveau d’une organi-
sation, par exemple).De ce fait, les spécialistes locaux se soumettent généralement
aux structures institutionnelles et hiérarchiques au sein desquelles ils travaillent,
plus que ne le font les spécialistes cosmopolites qui peuvent avoir recours aux
normes et aux critères d’un organisme international d’homologues scientifiques.En
utilisant cette terminologie,on peut dire que l’EMEA est à l’avant-garde de la trans-
formation des autorités nationales de réglementation d’autorités «locales» en auto-
rités «cosmopolites», en créant un pôle institutionnel stable au niveau communau-
taire et des liens importants avec des organes de réglementation extra-européens,
comme la US Food and Drug Administration.

Une autre structure de réseau intéressante est en train de voir le jour dans le
domaine de la politique de la concurrence. Le récent livre blanc de la Commission
sur la modernisation des règles d’application des articles 85 et 86 du traité CE
(Commission européenne, 1999) constitue un pas important en direction d’un par-
tenariat coordonné entre les autorités nationales et européennes dans l’application
de ces articles,et notamment en direction de la décentralisation de la procédure de
dérogation prévue à l’article 85, paragraphe 3.

Mais pour qu’un réseau de réglementation transnational de ce type fonc-


tionne convenablement, plusieurs conditions doivent être remplies. D’abord, il faut
qu’il y ait une bonne part de confiance réciproque et de coopération.Ainsi, dans le
cas de la politique de la concurrence,si une autorité nationale parvient à la conclu-
sion qu’une affaire présente une dimension communautaire et exige que la Com-
mission prenne des mesures, elle doit pouvoir transmettre à celle-ci son dossier, y
compris tous les renseignements confidentiels. À l’inverse, si la Commission cons-
tate que les effets de pratiques contestées se font sentir essentiellement dans un
seul État membre, elle devrait pouvoir envoyer l’intégralité du dossier aux autorités
compétentes de cet État membre pour que celles-ci poursuivent son instruction
en se servant directement des renseignements communiqués (Commission
européenne, 1999, p.33).

Une deuxième condition réside dans le niveau élevé de professionnalisation


des autorités de réglementation.L’une des raisons pour lesquelles le règlement 17,
qui a été adopté en 1962, a mis en place un système centralisé d’autorisation pour
toutes les pratiques concertées faisant l’objet d’une dérogation en vertu de l’arti-
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 165

cle 85, paragraphe 3, réside dans le fait que, au cours des premières années, les
contours de la politique de la concurrence étaient mal connus dans bien des États
membres de la Communauté. Aujourd’hui, un système d’autorisation décentralisé
est possible parce que les autorités nationales compétentes en matière de concur-
rence deviennent plus professionnelles et de plus en plus jalouses de leur indé-
pendance. Les professionnels sont animés par des objectifs, des critères de con-
duite et des convictions cognitives qui découlent de leur communauté profession-
nelle et leur donnent de bonnes raisons de résister à l’ingérence et aux consignes
d’autorités politiques extérieures (Moe, 1987, p.2).

Le livre blanc précité reconnaît clairement l’importance de la professionnali-


sation lorsqu’il déclare, par exemple, «dans le contexte de la stratégie préalable à
l’adhésion,la Commission consacrera une attention particulière au développement
de la concurrence dans les pays candidats à l’adhésion et apportera à leurs autori-
tés chargées de la concurrence une assistance accrue» (Commission européenne,
1999, p. 37). Ce type de stratégie préalable à l’adhésion devrait être suivi dans
d’autres domaines de réglementation afin de faciliter le développement de réseaux
transeuropéens similaires.

Une philosophie réglementaire commune est une troisième condition im-


portante pour le bon fonctionnement d’un réseau de réglementation. Là encore,
c’est la politique de la concurrence qui en fournit un bon exemple, car un niveau
élevé d’harmonisation y a déjà été obtenu spontanément dans les États membres.
Toutefois,ces philosophies évoluent en réaction aux mutations que connaissent les
conditions économiques,technologiques et sociales.De ce fait,il faudrait mettre en
place certains mécanismes institutionnels permettant de faciliter un échange de
vues constant entre les autorités nationales et communautaires chargées de la ré-
glementation. À cet effet, le livre blanc (Commission européenne, 1999, p. 37) pro-
pose de renforcer le rôle du comité consultatif sur les pratiques concertées et les
positions dominantes.D’après la proposition de la Commission, ce comité:

deviendrait un forum à part entière où les affaires importantes seraient


débattues,quelles que soient les autorités compétentes qui les traitent.Il
continuerait à être consulté sur la législation élaborée par la Commission
et sur les projets de décisions de la Commission de la même façon
qu’aujourd’hui,mais la Commission,agissant de sa propre initiative ou à
la demande d’un État membre,pourrait également être habilitée à
demander l’avis du comité sur les cas d’application du droit
communautaire par les autorités nationales.

Certaines des nouvelles agences européennes, comme l’EMEA, pourraient


constituer un forum analogue dans leurs domaines de réglementation respectifs.

En général, ces conditions de viabilité d’un réseau transnational de régle-


mentation — confiance réciproque,professionnalisme et philosophie commune —
ne seront pas totalement remplies d’emblée,mais l’existence même du réseau crée
un environnement propice à leur mise en place. L’agence nationale qui se voit
comme un élément d’un réseau transnational d’institutions poursuivant des objec-
166 Michelle Everson et Giandomenico Majone

tifs analogues et se heurtant à des problèmes analogues, et non comme un rajout


marginal à une grande administration centrale poursuivant une diversité d’objec-
tifs, est plus motivée pour défendre ses critères professionnels et ses engagements
d’action contre les influences extérieures et pour collaborer avec les autres
membres du réseau. Cela s’explique par le fait que les cadres de l’agence tiennent
à conserver leur réputation aux yeux de leurs collègues étrangers. En effet, un
comportement non professionnel, intéressé ou d’inspiration politique risque de
compromettre leur réputation internationale et de rendre plus difficile toute coo-
pération ultérieure.

Par conséquent, le rôle du réseau n’est pas seulement de permettre une di-
vision efficace du travail et l’échange d’informations, mais aussi de faciliter l’élabo-
ration de critères de comportement et de méthodes de travail qui suscitent des at-
tentes communes et renforcent l’efficacité des mécanismes sociaux de réalisation
d’une réputation.

Si les conditions adéquates sont réunies, il n’y a aucune raison pour que le
modèle du réseau ne puisse être étendu à tous les domaines de la réglementation
économique et sociale des intérêts communautaires et,du reste,à toutes les activi-
tés administratives où confiance réciproque et réputation sont les éléments clés
d’une plus grande efficacité.

Coûts d’agence et coûts de transaction


Quelle que soit la diversité de leur forme, les agences — comme leur nom
l’indique — sont mises en place par un ou plusieurs commettants pour réaliser leur
objet individuel ou commun. Avec les agences administratives, on se trouve donc
face à un problème lorsqu’elles ne se conforment pas aux préférences de leur com-
mettant en matière de politique. Ce problème crée des «coûts d’agence», c’est-à-
dire les frais engagés pour tenter d’amener les agents à appliquer fidèlement les
objectifs du commettant, et les pertes que ce dernier supporte lorsqu’il n’a pas la
maîtrise parfaite de ses agents. Les coûts d’agence comprennent les frais de recru-
tement des cadres des agences et de suivi de conformité de leur travail, les
dépenses entraînées par les dispositifs de correction (récompenses, sanctions et
orientation législative) et le coût d’un éventuel défaut de conformité résiduel se
traduisant par une différence entre la politique prévue et celle qui est appliquée.

Il existe un certain nombre de moyens permettant de résoudre les


problèmes des agences.Ainsi,on peut obtenir le même degré de conformité admi-
nistrative tout en exerçant un contrôle moins serré, si l’on fait en sorte que les ré-
compenses et les sanctions en aval se traduisent par un meilleur alignement des
incitations des agents sur les préférences d’action des commettants. De même, les
dispositifs de contrôle et d’incitation perdent de leur importance dès lors que l’on
recrute pour l’agence des cadres qui partagent les objectifs des commettants. Le
projet institutionnel a pour but de déterminer le dosage des dispositifs de sélec-
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 167

tion, de surveillance ainsi que d’incitation et de correction en aval qui permettra


d’atténuer les problèmes de l’agence à moindres frais pour le ou les commettants.

La décision de déléguer certaines tâches à une agence ne dépend pas seu-


lement des coûts d’agence, mais aussi des «coûts de transaction», comme le coût
de la prise de décision proprement dite et celui qu’entraîne la réalisation d’engage-
ments crédibles sur une politique donnée. Au demeurant, ces deux catégories de
coût sont étroitement liées. Ainsi, une délégation de grande envergure réduit les
coûts de prise de décision,puisque le commettant n’a pas besoin d’investir dans la
mise au point des détails d’une réglementation;en revanche,elle accroît le coût du
contrôle de la marge discrétionnaire de l’agence. De même, plus le degré d’indé-
pendance de l’agence est élevé, plus il renforce la crédibilité de l’engagement de
réglementation en réduisant l’influence de considérations politiques dans le pro-
cessus décisionnel de l’agence,mais plus il augmente aussi le risque que celle-ci ne
se conforme pas aux préférences d’action de ses commettants.

Bien qu’elles soient passablement abstraites, ces considérations ont une ap-
plication concrète — et peuvent être illustrées par la position actuelle de la Com-
mission selon laquelle les avantages de la délégation à la comitologie peuvent être
supérieurs à son coût — et préparent le terrain pour l’analyse générale, dans les
pages qui suivent, des variables de décision pertinentes.

Le choix institutionnel
Dès lors que des commettants ont choisi de déléguer, il leur incombe de
structurer les rapports avec leurs agents de telle sorte que les fruits du travail de
ceux-ci soient les meilleurs qu’ils puissent obtenir.Les choix institutionnels suivants
sont cruciaux pour la conception d’une agence efficace et responsable (Horn,
1995):

1) mesure dans laquelle les décisions sont déléguées à l’agence au lieu d’être
prises par les commettants. Il s’agit de la variable institutionnelle D qui va de 0
(«aucune délégation») à 1 («délégation totale»);
2) structure de gouvernance de l’organisation à laquelle les pouvoirs sont délé-
gués: services ministériels, agence à un dirigeant, commission à plusieurs diri-
geants,organisation de réglementation interne,tribunal,etc.Étant donné que le
point le plus important sur lequel ces organisations diffèrent est leur degré d’in-
dépendance par rapport à leurs commettants politiques ou administratifs,la va-
riable institutionnelle G va de 0 («aucune indépendance») à 1 («indépendance
totale»);
3) règles précisant les procédures à suivre dans le processus décisionnel de
l’agence: règles relatives aux preuves, obligation de fournir les motifs, disposi-
tions définissant le droit de différents groupes à participer directement au pro-
cessus décisionnel.À l’évidence,la variable P est pluridimensionnelle,mais si l’on
s’en tient à la participation, elle va de 0 («aucune participation») à 1 («participa-
tion totale»);
168 Michelle Everson et Giandomenico Majone

4) ampleur du contrôle en aval par une surveillance législative et exécutive


constante, processus budgétaire, examen judiciaire, doléances des citoyens, cri-
tiques de la part de spécialistes, et ainsi de suite. Cette variable M va de 0 («très
facile») à 1 («très difficile»).

Le problème qui se pose au commettant pour la conception institutionnelle


de l’agence peut être résumé comme suit: la valeur des variables D, G, P et M doit
être choisie de façon à réduire au minimum le total des coûts d’agence, des coûts
de prise de décision et du coût des engagements, sous réserve de certaines
contraintes.

Ces contraintes montrent la connexion des coûts d’agence et des coûts de


transaction avec les quatre variables de choix.Ainsi,les coûts d’agence augmentent
si la valeur de D augmente, puisqu’une délégation accrue est synonyme d’exten-
sion de la marge discrétionnaire de l’agence, et si la valeur de G augmente, puis-
qu’une indépendance accrue suppose une plus grande marge discrétionnaire. En
revanche, les coûts d’agence diminuent si le coût du contrôle en aval (M) est faible
et si les procédures à suivre (P) sont rigoureuses. Comme on l’a vu plus haut, les
coûts de prise de décision pour les commettants sont inversement proportionnels
au degré de délégation et en corrélation positive avec P, en raison du temps et du
travail consacré à la définition de procédures plus rigoureuses,tandis que G et M ne
devraient guère avoir d’incidence sur les coûts de prise de décision des commet-
tants. Enfin, plus le degré d’indépendance est élevé et plus les procédures sont ri-
goureuses, moins le coût des engagements est élevé, tandis que les effets du
contrôle en aval varient en fonction de l’organe de contrôle (par exemple,l’examen
judiciaire renforce généralement la crédibilité des engagements de réglementa-
tion, tandis que les sanctions administratives ont l’effet inverse).

Le propos de cette analyse n’est pas de laisser entendre que les agences
peuvent être conçues au moyen d’algorithmes, mais de déterminer les choix insti-
tutionnels cruciaux que cette conception impose et d’attirer l’attention sur les rap-
ports entre ces variables de choix et les différentes catégories de coûts. Du reste,
ces variables de choix sont importantes non seulement dans une optique d’effica-
cité — réduction au minimum du total des coûts d’agence et des coûts de tran-
saction —, mais aussi pour la conception d’une structure efficace et responsable.

Surveillance par l’exécutif


Même dans un pays comme les États-Unis, qui possèdent une expérience
séculaire de la réglementation légale au niveau fédéral comme à celui des États,les
organismes de réglementation n’ont fait l’objet d’aucune surveillance par l’exécutif
jusque dans les années 70. À cette époque, en revanche, avec la création des
agences de réglementation dans le domaine de l’hygiène, de la sécurité et de l’en-
vironnement, il est devenu important de vérifier que ces réglementations étaient
dans l’intérêt de la société,et notamment que les coûts qu’elles imposaient étaient
justifiés par les avantages qu’elles devaient produire.
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 169

Traditionnellement, les agences avaient pour seule contrainte, ou presque,


leur mandat législatif et un éventuel examen judiciaire du respect de ce mandat.Si
le Congrès peut adopter une loi imposant à une agence d’entreprendre un type
particulier d’action,en revanche les mesures de réglementation systématiques sont
rarement soumises à l’examen des parlementaires et, surtout, une agence n’a pas
besoin de l’agrément du Congrès pour prendre des mesures dès lors qu’elle passe
avec succès l’examen judiciaire, d’où la nécessité d’une surveillance des agences
par le pouvoir exécutif. Cette surveillance est assurée par l’Office of Management
and Budget (OMB), un service spécialisé du cabinet du président.

L’UE a,elle aussi,besoin d’un centre de contrôle permettant d’assurer que les
mesures prises par les différentes agences et directions générales satisfont aux cri-
tères élémentaires de cohérence et d’efficacité. Du reste, ce service permettrait au
président d’accomplir sa mission d’orientation politique des travaux de la Commis-
sion en vertu de l’article 214 des traités consolidés.Un OMB pourrait être créé dans
le cadre des traités actuels.Il systématiserait et généraliserait ce que la Commission
fait déjà, par exemple dans le cas de l’Agence européenne pour l’évaluation des
médicaments.Pour toutes ces raisons,il est instructif d’étudier de plus près la fonc-
tion de contrôle et de coordination des travaux des agences fédérales qu’exerce
l’OMB américain.

La première étape de l’élaboration d’une réglementation fédérale se situe au


moment où une agence décide de réglementer un secteur d’activité économique
donné. Dès lors qu’un sujet figure à l’agenda de l’agence, il doit être porté dans le
programme de réglementation s’il s’agit d’une mesure importante susceptible
d’avoir une incidence financière non négligeable. L’OMB a la faculté d’examiner ce
programme s’il cherche à déceler d’éventuels chevauchements entre des agences,
à prendre connaissance de l’élaboration de politiques de réglementation particu-
lièrement sujettes à controverse et à éliminer les réglementations qui paraissent
particulièrement peu souhaitables. Ces examens ont un but essentiellement infor-
matif et alertent l’OMB sur d’éventuels conflits entre des agences.

L’étape suivante de l’élaboration d’une réglementation consiste à effectuer


une analyse de l’incidence de celle-ci (Regulatory Impact Analyse — RIA). Il s’agit
pour l’agence de calculer les avantages et les coûts, puis de déterminer si les
avantages de la réglementation dépassent les coûts qu’elle impose aux activités
réglementées. L’agence est également tenue d’étudier d’autres politiques plus
souhaitables, comme les stratégies d’information à la place de la stratégie des
ordres suivis d’un contrôle. Une fois la RIA achevée, l’agence doit l’envoyer à l’OMB
pour examen, lequel doit intervenir dans un délai de soixante jours avant la publi-
cation par l’agence d’un avis de projet de réglementation (Notice of Proposed Rule-
making — NPRM) au Federal Register.Durant ce délai,l’OMB examine le projet de ré-
glementation et l’analyse qui l’accompagne.Dans la majorité des cas,il se contente
d’approuver la réglementation sous sa forme du moment,tandis que,dans certains
cas,il négocie avec l’agence pour que celle-ci apporte des améliorations à la régle-
mentation et que, dans quelques rares cas, il juge la réglementation peu souhai-
table et la refuse.À ce stade,l’agence a le choix entre revoir la réglementation ou la
retirer.
170 Michelle Everson et Giandomenico Majone

En règle générale, l’examen effectué par l’OMB est confidentiel, afin de per-
mettre à l’agence de modifier sa position sans avoir à reconnaître publiquement
qu’elle a commis une erreur avec la réglementation qu’elle a proposée.Le fait de ne
pas mettre le débat sur la place publique évite aux parties de s’enferrer dans des
positions visant à préserver leur image aux yeux du public. Évidemment, la procé-
dure secrète présente l’inconvénient d’exclure le Congrès et le public du débat sur
la politique de réglementation. C’est pour cette raison que, sous le gouvernement
Clinton,l’OMB s’est vraiment efforcé de porter davantage d’aspects de ce processus
d’examen à la connaissance du public.

Si la proposition n’obtient pas l’agrément de l’OMB,l’agence peut faire appel


auprès du président ou du vice-président, si ce dernier est compétent pour cette
catégorie de réglementations.

Une fois qu’elle a obtenu l’agrément de l’OMB, l’agence peut publier le


NPRM au Federal Register. En général, les éléments publiés au Journal officiel com-
prennent la justification détaillée de la réglementation et, souvent, une évaluation
des coûts et des avantages de celle-ci. Après sa publication au Federal Register, la
proposition est ouverte au débat public pendant une durée de trente à quatre-
vingt-dix jours au cours de laquelle le public peut faire part de ses observations.
Après réception et prise en compte de ces observations, l’agence doit donner à la
réglementation sa forme définitive. Ce faisant, elle met la dernière touche à sa RIA,
puis communique la réglementation et l’analyse à l’OMB dans les trente jours qui
précèdent la publication de la réglementation définitive au Federal Register.

L’OMB dispose à peu près d’un mois pour examiner la réglementation sous sa
forme définitive et décider si elle peut l’approuver.Dans leur très grande majorité,les
réglementations sont approuvées,puis publiées comme texte définitif au Journal of-
ficiel. D’une manière générale, on peut dire que l’examen par l’OMB n’apporte que
des modifications minimes aux réglementations,comme l’introduction d’autres mé-
thodes de conformité qui sont moins coûteuses mais tout aussi efficaces que celles
que propose l’agence. En fait, l’examen de l’OMB vise essentiellement à obliger les
agences à étayer leurs propositions par des analyses parfaitement élaborées. Par
ailleurs, l’OMB réussit à éliminer certaines des réglementations les moins efficaces,
comme celles concernant le coût par vie sauvée,qui dépassait largement les 100 mil-
lions de dollars (Viscusi,Vernon et Harrington,1996,chapitres 2 et 20).

Coordination — Budgets de réglementation


Outre le contrôle de la qualité des propositions faites par les agences, un
centre de contrôle réglementaire établi à un niveau suffisamment élevé de l’admi-
nistration communautaire, de préférence au cabinet du président, pourrait coor-
donner toutes les activités de réglementation en imposant un type nouveau de
discipline budgétaire.

Bien que la coordination soit un problème important dans toutes les orga-
nisations complexes, ce problème est particulièrement aigu dans le cas des activi-
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 171

tés de réglementation. Alors que la dimension et les priorités des programmes qui
ne concernent pas la réglementation et entraînent des dépenses directes sont dé-
terminées par les responsables politiques au moyen du processus budgétaire nor-
mal, les contraintes budgétaires ont une incidence limitée sur les activités régle-
mentaires. Cela s’explique par le fait que le coût réel des réglementations n’est pas
supporté par les autorités de réglementation, mais par les personnes physiques et
morales qui sont tenues de respecter les réglementations. Il en résulte un manque
très grave de coordination au sein des programmes et agences de réglementation
et entre eux.

En principe, les questions de réglementation sont traitées secteur par sec-


teur. Or, même au sein d’un secteur donné, il est bien rare de voir que les priorités
de réglementation ont été fixées en tenant compte explicitement de l’urgence du
problème ou des avantages et des coûts des différentes propositions. À titre
d’exemple, il est difficile d’expliquer le déséquilibre entre les contrôles de la pollu-
tion de l’eau et de la pollution atmosphérique qui existent dans l’UE par des diffé-
rences de gravité des problèmes concernés.De même,de nombreux analystes esti-
ment que les avantages minimes pour la santé que procurent certaines directives
environnementales, comme celle relative à la qualité de l’eau potable, sont hors de
proportion avec les coûts très élevés imposés à l’industrie de l’eau et, au bout du
compte, à l’ensemble des citoyens. Là encore, la procédure décousue de la Com-
mission pour proposer de nouvelles réglementations s’est traduite par des direc-
tives concernant des domaines où l’harmonisation n’est pas vraiment une priorité,
alors que d’autres domaines nécessitant un énorme travail d’harmonisation sont
négligés. Ces problèmes sont aggravés chaque fois que des responsabilités autre-
fois centralisées sont attribuées à diverses agences décentralisées.

Si l’absence de discipline budgétaire est un défaut majeur du processus de


réglementation, on peut tenter de créer des mécanismes de coordination et de
contrôle analogues à ceux qui sont traditionnellement utilisés pour les dépenses
publiques directes,d’où l’idée d’un budget de réglementation.En gros,ce budget se-
rait établi conjointement par le Congrès et par le président pour chaque agence,en
commençant par une contrainte budgétaire sur le total des dépenses privées im-
posées par la réglementation, puis en répartissant le budget entre les différentes
agences.La prise en compte simultanée par l’OMB de toutes les propositions de ré-
glementation très importantes permettrait d’évaluer leur incidence conjointe sur
certains secteurs et sur l’ensemble de l’économie.

Ainsi, la procédure administrative pour l’exécution du budget de réglemen-


tation serait le reflet de celle du budget général. En sus des propositions budgé-
taires traditionnelles,le président enverrait au Congrès un budget limitant les coûts
de réglementation pouvant être imposés à l’économie nationale. Après discussion
par les comités concernés, chaque chambre voterait sur les détails et une commis-
sion interparlementaire produirait un compromis sur le projet de loi. Après son
adoption par les deux chambres, le budget de réglementation serait transmis au
président pour signature de la loi correspondante. À l’instar du budget général, il
serait soumis au débat politique. En fait, le niveau effectif du budget de réglemen-
172 Michelle Everson et Giandomenico Majone

tation ne peut être déterminé que par le processus politique, comme dans le cas
du budget général.

De même que le budget général, le budget de réglementation est axé sur


les coûts de la réglementation plus que sur ses avantages. Mais comme chaque
agence devrait faire face à une contrainte limitant ses dépenses obligatoires totales,
elle aurait la motivation nécessaire pour affecter ses ressources de la manière la
plus efficace pour réaliser ses objectifs d’action.Si elles étaient obligées d’opérer un
choix entre divers programmes, les agences seraient incitées à choisir celui qui as-
sure le plus grand avantage par unité de coût.En formalisant ce volet du processus
de dotation budgétaire, le Congrès et le président auraient un intérêt supplémen-
taire à assurer que les crédits destinés à la réglementation soient alloués aux
agences qui apportent les avantages les plus substantiels à la société. Ils assume-
raient également la responsabilité de l’ampleur générale et des priorités de la ré-
glementation ainsi que de la coordination entre les agences.

Dans l’exécution d’un budget de réglementation, la principale difficulté ré-


side dans l’estimation des coûts. Or, en l’absence d’une estimation fiable et cohé-
rente des coûts (ventilés par agence et par programme de réglementation), il est
impossible aux autorités budgétaires de procéder à des dotations judicieuses entre
les différents programmes et agences de réglementation.

Les coûts de réglementation entrent dans trois catégories distinctes:

1) fonctionnement de l’agence de réglementation. Ces coûts sont constitués par


les traitements et les salaires, les frais administratifs et les dépenses d’équipe-
ment nécessaires au fonctionnement de l’agence;
2) respect de la réglementation par les entreprises,les consommateurs et les orga-
nismes publics. Cette catégorie comprend les frais directs qui doivent être en-
gagés pour la mise en conformité avec une réglementation donnée.Les frais de
traitement — coût de réalisation des tâches administratives et de respect des
contraintes administratives — entrent également dans cette catégorie de coûts
directs;
3) coûts économiques indirects constitués par la baisse de la production et la
perte de rendement. À titre d’exemple, si une agence de réglementation
impose un nouveau dispositif de sécurité sur un produit,le prix de ce produit va
très certainement augmenter en raison de la hausse des coûts de production.
De ce fait, certains consommateurs qui auraient acheté ce produit à son ancien
prix vont perdre l’accès au marché à cause du prix trop élevé. De surcroît, les
bénéfices des producteurs seront moindres et certaines petites entreprises
risquent même de devoir mettre la clé sous la porte.Ce faisceau d’éléments est
souvent désigné par l’expression «perte sèche pour l’économie», c’est-à-dire les
coûts à la charge de la société qui résultent d’une baisse de la production due
à la réglementation et qui sont irrécupérables.

Les frais de fonctionnement sont relativement faciles à chiffrer, puisqu’ils


sont déjà indiqués dans le cadre du budget général, et constituent de loin l’élé-
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 173

ment le plus minime du coût de réglementation.En ce qui concerne les frais de mi-
se en conformité, on les obtient généralement par des enquêtes ou des audits des
entreprises concernées ou par des études techniques.Les coûts économiques indi-
rects doivent être calculés au moyen de modèles d’équilibre général examinant si-
multanément les interactions de tous les consommateurs,de toutes les entreprises
et de tous les marchés. Quel que soit l’intérêt théorique de cette analyse de l’équi-
libre général, son utilité dans une structure de politique comme le budget de
réglementation est probablement limitée. Concrètement, les apports les plus
importants à l’opération d’établissement du budget de réglementation sont les
estimations des frais de mise en conformité.

Ces dernières années,des techniques très élaborées d’estimation des frais de


mise en conformité ont été mises au point,non seulement aux États-Unis,mais aus-
si en Europe. Ainsi, aux États-Unis, l’Environmental Protection Agency a réalisé des
études approfondies pour estimer le coût des modifications récemment apportées
à la loi sur la pureté de l’air (Clean Air Act — CAA) et à la loi sur l’eau potable (Safe
Drinking Water Act — SDWA).Les estimations des dépenses de maîtrise de la pollu-
tion imposées par les modifications de la CAA indiquent un «budget» de 79 mil-
liards de dollars de frais de mise en conformité supportés par les agents écono-
miques entre 1993 et 2000. De même, les dépenses privées entraînées par la
nouvelle réglementation relative au traitement des eaux ont été estimées à un
montant allant de 1,5 milliard à 2,4 milliards de dollars par an,soit 20 milliards pour
l’ensemble de la période 1993-2000.

Au Royaume-Uni,tous les services ministériels doivent établir une estimation


des frais de mise en conformité lors de l’évaluation des propositions d’action sus-
ceptibles de toucher les entreprises. De même, tous les documents destinés au
gouvernement, au Conseil de ministres et aux réunions du Conseil ainsi que les
comptes rendus destinés au Premier ministre pour discussion collective,qui traitent
de propositions susceptibles d’avoir des répercussions sur les entreprises, doivent
clairement énoncer les frais de mise en conformité probables.

De même, les ministères doivent établir une estimation des frais de mise en
conformité pour tous les règlements et les directives communautaires susceptibles
de grever les finances des entreprises,que la Commission élabore ou non une fiche
d’impact. Une estimation des frais de mise en conformité doit également être éta-
blie pour toutes les lois britanniques de mise en œuvre de directives communau-
taires,de même que pour les actes communautaires qui,même s’ils ne sont pas im-
pératifs pour les États membres, peuvent donner lieu à des réglementations
contraignantes.

En 1986, la Commission européenne a instauré, pour les propositions de lé-


gislation communautaire, un système analogue au système britannique d’estima-
tion des frais de mise en conformité. Initialement, chaque projet de proposition lé-
gislative dont la Commission envisageait l’adoption devait être accompagné d’une
fiche d’impact décrivant l’incidence de la mesure envisagée sur les petites et
moyennes entreprises. Mais, depuis 1990, ces fiches n’ont été établies que pour les
propositions législatives les plus contraignantes figurant au programme des travaux
174 Michelle Everson et Giandomenico Majone

de la Commission. La DG XXIII dresse en début d’année la liste des mesures pour


lesquelles des fiches d’impact doivent être établies, mais cela n’interdit pas que
d’autres mesures viennent s’y ajouter en cours d’année.

On voit donc qu’il existe d’ores et déjà quelques éléments importants pour
un budget de réglementation au niveau communautaire et, en tout cas, dans cer-
tains États membres. Ce mécanisme pourrait être développé plus avant dans cer-
tains domaines précis, comme la maîtrise de la pollution des eaux. À cet égard, un
OMB communautaire pourrait constituer l’épicentre de ces efforts.

Contrôles procéduraux
Il existe deux grandes formes de contrôle des décisions prises par les
agences: la surveillance — contrôle, auditions, enquêtes, examen budgétaire, sanc-
tions — et les contraintes procédurales.Après avoir parlé du rôle d’un centre de sur-
veillance et de coordination du comportement des agences, nous allons mainte-
nant examiner de façon plus approfondie comment les contraintes de procédure
régissent la marge discrétionnaire des agences. Le droit administratif considère les
procédures essentiellement comme un moyen d’assurer l’équité et la légitimité de
la prise de décision dans le domaine de la réglementation. Il s’agit bien entendu
d’une fonction importante des procédures,mais ce que nous tenons à souligner ici,
c’est que celles-ci sont également utilisées à des fins de contrôle, par exemple en
atténuant les inconvénients en matière d’information auxquels se heurtent les
commettants politiques dans leurs rapports avec les agences spécialisées.

Il faut noter que la surveillance n’aborde pas directement le problème de


l’information asymétrique. Si les agences sont mieux informées que leurs commet-
tants, elles disposent d’une plage de discrétion que les surveillants extérieurs ne
sont pas en mesure de déceler. En outre, les moyens consacrés au contrôle ont un
coût d’opportunité, car ils pourraient être consacrés à la réalisation d’objectifs plus
payants sur le plan politique. Enfin, la plupart des méthodes permettant d’imposer
des sanctions significatives en cas de non-conformité génèrent également des
coûts pour les autorités de surveillance. Ainsi, une enquête portée sur la place pu-
blique et la punition d’une agence risquent de faire naître dans l’esprit des citoyens
des doutes sur l’efficacité et la probité des commettants eux-mêmes. En même
temps,le processus de sanction porte atteinte au moral de l’agence et la distrait de
la poursuite de ses objectifs légaux.

Bref, il est peu probable que la surveillance directe du comportement des


agences soit une solution totalement efficace pour le problème du contrôle:il faut la
compléter par des mécanismes de type procédural plus indirects et moins onéreux.
Un panachage optimal de stratégies de contrôle,dans lequel chaque stratégie com-
plète les points forts et remplace les points faibles de l’autre,permettra d’assurer un
contrôle moins onéreux et plus efficace du comportement des agences que le re-
cours exclusif à un seul mécanisme de contrôle,aussi puissant soit-il.Mais aussi et sur-
tout, un système diversifié peut concilier responsabilité et indépendance en créant
une situation où «personne ne maîtrise l’agence,et pourtant l’agence est maîtrisée».
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 175

Dans le domaine des contrôles procéduraux, l’expérience américaine est,


une fois de plus, fort instructive. À cet égard, nous nous référons expressément au
code de procédure administrative (Administrative Procedure Act — APA) de 1946 et
à ses prolongements ultérieurs, à savoir la Freedom of Information Act (FOIA) votée
en 1966 et modifiée en 1974,en 1976,en 1986 et en 1996,la Government in the Sun-
shine Act (GITSA) de 1976 et la Federal Advisory Committee Act (FACA) votée en 1972
et modifiée en 1976 pour y intégrer les normes GITSA relatives aux réunions ou-
vertes. L’APA a codifié plus d’un demi-siècle de jurisprudence relative aux travaux
des agences. Avant l’APA, les contraintes de procédure imposées par les tribunaux
variaient d’une agence à l’autre et comprenaient des procédures relatives à la col-
lecte et à la divulgation d’informations ainsi qu’aux critères de preuve. C’est pour-
quoi l’APA a eu deux effets importants, en ce sens qu’elle a établi une plus grande
uniformité entre les agences et relevé les critères minimaux de preuve que les
agences sont tenues d’appliquer.

La FOIA donne aux citoyens un droit de regard sur tous les documents des
agences qui n’entrent pas dans l’une ou l’autre de dix catégories très précises,
comme les secrets commerciaux et les dossiers dont la divulgation risque de
constituer une intrusion dans la vie privée ou de compromettre une enquête rele-
vant de l’ordre public.Mais même ces exceptions ne sont pas absolues.Pour réduire
davantage encore les risques de voir une agence manipuler la FOIA à son avantage,
la loi impose à l’agence de prouver qu’elle n’a pas besoin de communiquer
une information (au lieu d’exiger du citoyen qu’il prouve qu’elle devrait la commu-
niquer). La FOIA a été adoptée pour répondre aux doléances selon lesquelles de
nombreux documents essentiels et autres informations à la base de décisions im-
portantes prises par les agences n’étaient pas à la disposition du public, entravant
ainsi le droit des citoyens et des médias de suivre les travaux du gouvernement.

La Sunshine Act est elle aussi conçue pour empêcher le secret au sein du
gouvernement, mais sa portée et son incidence sont plus limitées que celles de la
FOIA. La GITSA, qui s’applique aux agences dirigées par des organes collégiaux du
type des commissions de réglementation indépendantes, oblige ces agences à an-
noncer à l’avance leurs assemblées et à les tenir en séance publique, sauf si leurs
membres décident, à la majorité des voix, que la question à l’ordre du jour entre
dans le cadre des neuf dérogations autorisées.Le Congrès a toutefois reconnu la lé-
gitimité de la protection des délibérations orales sur des questions dont la résolu-
tion risquerait d’être sapée par une divulgation prématurée; en conséquence, l’ar-
ticle 9 (B) de la Sunshine Act autorise le huis clos si les débats devaient:

«divulguer des informations dont la communication prématurée serait


[…] susceptible d’entraver fortement la mise en œuvre d’une mesure
envisagée par l’agence,[…] mais [cette dérogation] ne s’applique pas
dans le cas où l’agence aurait déjà divulgué au public la teneur ou la
nature de la mesure envisagée,ou […] qu’elle est tenue par la loi de
procéder à cette divulgation sur sa propre initiative avant d’adopter une
mesure définitive sur ce projet».
176 Michelle Everson et Giandomenico Majone

Toutefois, les termes restreints de cette dérogation rendent le huis clos diffi-
cile dans la plupart des cas.

La FACA précise les conditions que les agences doivent respecter lors-
qu’elles consultent des catégories de personnes autres que des fonctionnaires fé-
déraux et fixe les modalités que ces comités consultatifs doivent suivre pour la
prestation de leurs services à l’agence. Les principales conditions pour la création
d’un comité consultatif sont l’existence de statuts qui doivent recevoir l’agrément
de la General Services Administration, un choix des membres permettant d’assurer
la diversité de vues sur les questions à traiter et l’expiration obligatoire,ou nouvelle
constitution,au bout de deux ans.Les comités constitués ont pour principales obli-
gations d’annoncer leurs réunions à l’avance et de les tenir en séance publique,
sous réserve des dérogations GITSA autorisant le huis clos.

Si l’APA et les autres lois susmentionnées ont affecté la teneur des décisions
des agences en portant à l’attention des autorités de réglementation de nouvelles
informations et opinions, le Congrès n’a cependant pas cherché, en les adoptant, à
affecter des politiques particulières. D’autres textes législatifs ont des objectifs or-
ganiques très nets, même s’ils emploient souvent des moyens procéduraux. Voici
deux exemples de textes procéduraux présentant des objectifs organiques.

La National Environment Policy Act (NPEA) de 1969 fixe les conditions procé-
durales permettant d’assurer la prise en compte par les agences des valeurs envi-
ronnementales dans la formulation et l’application d’une ligne d’action. Son pôle
principal est l’obligation pour une agence, avant de prendre une mesure majeure
susceptible d’avoir des effets importants sur la «qualité de l’environnement hu-
main», de réaliser une étude d’impact sur l’environnement (EIE) qui recense ces ef-
fets en précisant leur importance et en évaluant les solutions de rechange éven-
tuelles.La NPEA autorise le Council on Environmental Quality à coordonner la prise
en compte des questions environnementales entre les agences fédérales,et,avec le
soutien présidentiel,le Council publie périodiquement des orientations pour la réa-
lisation des EIE. La NPEA a servi de modèle pour d’autres textes législatifs qui cher-
chent à élargir la gamme des valeurs et les types d’informations que les dirigeants
des agences évaluent en prenant leurs décisions.Le deuxième exemple,c’est-à-dire
la Regulatory Flexibility Act (RFA) de 1980, en est une illustration.

La RFA est le résultat de la préoccupation croissante sur l’incidence de la ré-


glementation environnementale et sanitaire sur la croissance économique, et no-
tamment sur les petites entreprises. L’axe principal de cette loi est manifestement
procédural;il ne modifie pas et n’impose pas à une agence de modifier les réglemen-
tations organiques,mais oblige chaque agence à recueillir des informations concer-
nant l’incidence des contraintes de la réglementation sur les petites entreprises.

La RFA impose à toutes les agences fédérales de modifier leurs procédures


de réglementation et d’envisager des règles de rechange pour celles qui «sont sus-
ceptibles d’avoir une incidence économique importante sur un nombre substantiel
de petites entreprises». Avant de formuler une proposition, l’agence doit réaliser
une «première analyse de flexibilité réglementaire» qui évalue l’incidence de la
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 177

règle envisagée sur les petites entreprises et étudie des solutions de rechange qui
permettraient d’atteindre les mêmes objectifs. Une «analyse de flexibilité» finale
doit faire partie du dossier de la réglementation publiée par l’agence.

Le Congrès n’a pas précisé comment le respect de la loi RFA devait être as-
suré. Dans sa version initiale, cette loi précisait que si une agence ne réalisait pas
une «analyse de flexibilité réglementaire» pour un règlement ne faisant pas l’objet
d’une dérogation,ledit règlement était réputé nul et non avenu,mais elle disposait
aussi que la détermination par les agences de l’applicabilité de la loi de même que
leur analyse n’étaient pas sujettes à examen judiciaire.

La RFA a été profondément remaniée en 1996.Le point sans doute le plus im-
portant du texte portant modification de cette loi réside dans la disposition autori-
sant l’examen judiciaire du contenu de l’«analyse de flexibilité réglementaire» finale
d’une agence,de la certification par l’agence qu’un règlement n’aura pas d’incidence
notable sur les petites entreprises et de la satisfaction par l’agence de son obligation
d’examiner les règlements existants pour voir s’il est possible de les modifier ou de les
abroger pour réduire autant que faire se peut les incidences économiques notables
sur les petites entreprises.La loi de 1996 prévoit également les mesures complémen-
taires que certaines agences, et notamment l’Environmental Protection Agency et
l’Occupational Safety and Health Administration, doivent prendre pour obtenir le
point de vue des petites entreprises, et elle oblige d’une manière générale les
agences à publier des guides indiquant aux petites entreprises comment respecter
les règlements des agences (Mashaw,Merrill et Shane,1998).

Les exemples que l’on vient de voir montrent très clairement que les règles
de procédure constituent non seulement un moyen d’assurer l’équité et la
légitimité dans le processus décisionnel des agences, mais qu’elles remplissent
également d’importantes fonctions de contrôle en apportant des solutions
avantageuses aux problèmes de non-conformité des agences.Plus précisément,les
procédures peuvent, d’une part, réduire le désavantage d’information des respon-
sables politiques, des intéressés et des citoyens en général et, d’autre part, être
conçues de manière à assurer que les décisions des agences tiennent compte des
éléments constitutifs que la politique est destinée à favoriser, même si les objectifs
légaux sont vagues et confèrent apparemment à une agence une grande marge de
discrétion politique (McCubbins, Noll et Weingast, 1987, p.243-277).

Ainsi,les conditions de procédure énoncées dans les lois APA,FOIA et GITSA


rognent par un certain nombre de moyens l’avantage qu’une agence spécialisée
possède sur ses commettants politiques. En premier lieu, les agences ne peuvent
mettre leurs commettants politiques devant le fait accompli, mais elles doivent an-
noncer leur intention d’étudier une question bien avant de prendre la moindre dé-
cision. En second lieu, les dispositions relatives à cette notification et aux observa-
tions assurent que l’agence saura qui sont les intéressés et aura connaissance des
effets de répartition associés à diverses mesures.

En troisième lieu, la succession des étapes du processus décisionnel des


agences — notification, observations, délibération, collecte de preuves et constitu-
178 Michelle Everson et Giandomenico Majone

tion d’un dossier en faveur de la mesure retenue — offre aux commettants poli-
tiques de nombreuses occasions de réagir si l’agence cherche à aller dans une
direction qu’ils désapprouvent. Enfin, la vaste participation du public facilitée par
plusieurs textes législatifs permet également de mesurer l’intérêt et la controverse
politique en signalant à l’avance les graves effets de répartition, en l’absence
d’intervention politique, des décisions que l’agence est susceptible de prendre.

En contrôlant l’étendue et les modalités de la participation du public,le légis-


lateur peut renforcer la position des bénéficiaires voulus du marché conclu par la coa-
lition qui a créé l’agence.C’est ce que l’on appelle le deck-stacking.Cette formule per-
met aux acteurs politiques de faire en sorte que l’environnement dans lequel une
agence fonctionne reflète les forces politiques qui ont donné naissance au mandat
législatif de l’agence, longtemps après que la coalition qui a présidé à la législation
s’est dispersée.L’agence peut chercher à se constituer une nouvelle clientèle pour ses
services,mais elle est tenue d’entreprendre cette activité non seulement au vu et au
su des membres de la coalition initiale,mais aussi en observant les procédures éta-
blies qui,dans le cadre de la loi RFA,par exemple,intègrent automatiquement les in-
térêts des petites entreprises dans le processus décisionnel de l’agence.Cette situa-
tion a donné lieu à des procédures dérogatoires destinées à favoriser ces intérêts.

La National Environmental Policy Act fournit un autre exemple très net de


deck-stacking. Dans les années 60, les écologistes ont cherché à faire modifier les
programmes de la quasi-totalité des agences fédérales, mais le coût politique de
l’adoption, pour chaque agence, de textes législatifs portant modification de leurs
procédures de prise de décision dans un sens favorable aux écologistes était trop
élevé. Un changement radical de procédures qui toucherait la prise de décision de
chaque agence fédérale est apparu comme une stratégie plus attrayante. Comme
on l’a vu plus haut,la NEPA impose des procédures qui obligent toutes les agences
à réaliser, pour les projets envisagés, des études d’impact sur l’environnement. Ces
procédures donnent aux acteurs de la protection de l’environnement un moyen ef-
ficace de participer aux décisions des agences et permettent aux participants d’ex-
primer leurs préoccupations bien plus tôt que cela n’était possible auparavant. Les
dispositions de la législation confèrent en outre aux groupes écologistes une plus
grande faculté d’intenter des actions contre les agences.Par conséquent,l’adoption
de la NEPA a efficacement insufflé le nouvel environnement politique des années
60 et 70 dans les modalités de fonctionnement de toutes les agences fédérales
dont les décisions pourraient toucher des intérêts environnementaux.

La Regulatory Flexibility Act (RFA) de 1980 est analogue à la NEPA dans sa dé-
marche et son effet. Comme indiqué plus haut, la RFA exige une analyse de l’inci-
dence de l’adoption de règlements (mais pas le jugement) par les agences
publiques sur le coût pour les petites entreprises, ce qui a eu pour effet d’éveiller
automatiquement l’intérêt de ces dernières pour le processus décisionnel des
agences.À son tour,cet effet a abouti à des dérogations pour les petites entreprises
dans les obligations imposées par de nombreuses réglementations envisagées.

Cette partie a examiné un certain nombre de mécanismes administratifs et


procéduraux permettant de contrôler la marge discrétionnaire des agences, de ré-
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 179

duire le désavantage d’information des responsables politiques et des citoyens et


d’inciter les agences spécialisées à tenir compte de vastes préoccupations, comme
l’environnement ou la compétitivité des petites entreprises. Il n’est peut-être pas
inutile d’ajouter quelques commentaires sur ce dernier point qui concerne directe-
ment un dilemme essentiel de l’élaboration de réglementations.

Au fond, la délégation de pouvoirs à des agences indépendantes est légiti-


mée par la compétence des agences dans un registre assez étroit de questions
techniques. Le fait d’aller au-delà de ce registre compromettrait sérieusement non
seulement la légitimité, mais aussi la crédibilité des décisions d’une agence. Or, ces
décisions peuvent toucher des affaires et des intérêts dépassant le cadre du man-
dat de l’agence. Comme on l’a vu plus haut, les contraintes de procédure ne peu-
vent pas aller jusqu’à exiger l’équilibrage de valeurs contradictoires.Il s’agit là d’une
responsabilité politique qui ne doit pas être déléguée à des techniciens. Les res-
ponsables politiques doivent donc avoir la possibilité d’intervenir chaque fois qu’un
conflit de valeurs doit être résolu de manière officielle. Ces interventions ne peu-
vent cependant être arbitraires, mais doivent suivre des procédures bien définies,
être transparentes (c’est-à-dire parfaitement claires pour tout un chacun) et entraî-
ner des coûts importants dès lors qu’elles sont perçues comme étant guidées par
des considérations partisanes. On en trouve un bon modèle dans les procédures
que le gouvernement allemand doit suivre lorsqu’il souhaite casser une décision de
l’Office fédéral des ententes.

Conclusion
Le thème qui est au cœur de ce rapport est que le problème actuel de la ré-
glementation communautaire est surtout un problème de crédibilité. À l’instar du
papier-monnaie,la réglementation ne vaut que par la confiance que les gens lui accor-
dent.Or,la confiance du public dans l’efficacité de la réglementation communautaire
a été fortement ébranlée par la série de crises qui ont bloqué le marché des produits
alimentaires,mais qui ne sont que le symptôme d’un mécontentement plus généra-
lisé devant un système qui semble de plus en plus incapable de tenir ses promesses,
ou en tout cas ce que les consommateurs et les acteurs économiques en attendent.
Comme, de surcroît, la réglementation — l’intégration positive — est essentielle à
l’élaboration des politiques, tout choc systémique, comme les événements qui ont
abouti à la démission de la Commission Santer,fait peser une menace directe sur la
crédibilité des autorités communautaires de réglementation.

Dire que l’approche communautaire de la réglementation présente de graves


défauts n’apprendra rien à personne. Du reste, on peut interpréter nombre des ré-
formes entreprises depuis les années 80 — passage de l’harmonisation totale à l’har-
monisation minimale, nouvelle approche de la normalisation technique, établisse-
ment de la reconnaissance mutuelle comme principe essentiel de réglementation,
vote à la majorité qualifiée pour la réglementation du marché intérieur — comme au-
tant de tentatives d’accroître la crédibilité des réglementations européennes.Or,ces
réformes importantes étaient guidées par des préoccupations politiques immédiates
plus que par une perception très claire du problème de la crédibilité.
180 Michelle Everson et Giandomenico Majone

Ce problème a des racines multiples que l’on peut, pour simplifier, répartir
en menaces internes et en menaces externes sur la crédibilité. Les menaces in-
ternes sont produites par le mode de conception et de fonctionnement du sys-
tème de réglementation, tandis que les menaces externes proviennent de l’envi-
ronnement social, économique, ou politique dans lequel le système est ancré.

La principale menace interne qui pèse sur la crédibilité,et que le présent rap-
port a cernée,réside dans la grave disparité qui existe entre les tâches communau-
taires extrêmement complexes et différenciées,d’une part,et les instruments admi-
nistratifs disponibles, d’autre part. D’un secteur à l’autre, l’expérience montre que
l’harmonisation législative n’est pas suffisante pour créer et soutenir un marché tota-
lement intégré.La réglementation ne s’obtient pas en adoptant simplement une loi
(ou en se rapprochant des lois nationales):elle nécessite une connaissance approfon-
die et la fréquentation intime de l’activité réglementée.Dans tous les pays industria-
lisés,ce besoin fonctionnel a fini par aboutir à la création d’organismes spécialisés —
agences,comités,commissions,tribunaux — capables d’enquêter,de réglementer ou
de juger et d’exécuter.L’absence d’infrastructure administrative de ce type au niveau
communautaire est un sérieux obstacle à l’achèvement du marché intérieur.

Dans certains domaines, comme les services d’utilité publique, le problème


est aggravé par le fait que de nombreux États membres ne se sont toujours pas dotés
d’autorités de réglementation qui soient suffisamment crédibles sur les plans de la
compétence et de l’indépendance.Dans d’autres domaines,la crédibilité des autori-
tés communautaires de réglementation est menacée par la pénurie de moyens plus
que par le manque d’instruments administratifs et juridiques. C’est ainsi que les
moyens limités dont disposent les autorités communautaires de réglementation de
la concurrence peuvent seuls expliquer pourquoi c’est la section antitrust du minis-
tère américain de la justice,et non la DG Concurrence,qui a découvert et engagé des
poursuites avec succès contre le «cartel des vitamines», lequel était composé d’en-
treprises européennes.Pour atténuer ces menaces internes qui pèsent sur la crédibi-
lité, la Communauté doit être en mesure d’assumer la responsabilité de l’exécution
cohérente et efficace de ses règles sur l’ensemble du territoire de l’Union.

Parmi les menaces externes sur la crédibilité,le présent rapport insiste sur les
risques inhérents au processus de parlementarisation progressive de la Commis-
sion. Or, à notre avis, ce processus est à la fois inévitable et positif du point de vue
normatif. En même temps, nous sommes convaincus que la politisation croissante
de la Commission est le meilleur argument en faveur d’un recours accru aux insti-
tutions non majoritaires d’élaboration des réglementations au niveau communau-
taire. Là encore, l’expérience nationale est instructive. Toutes les démocraties arri-
vées à maturité délèguent l’exécution des dispositions réglementaires à des
agences spécialisées travaillant en toute indépendance du gouvernement. Le fait
d’isoler ces agences du processus politique vise à valoriser la crédibilité de la mis-
sion de réglementation, car les autorités de réglementation indépendantes sont
motivées pour poursuivre les objectifs légaux fixés à leurs agences, même lorsque
ceux-ci ne sont plus populaires sur le plan politique.

En résumé, nous affirmons que les agences indépendantes constituent une


réaction adéquate aux menaces internes et externes qui pèsent sur la crédibilité de
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 181

la réglementation communautaire. Cette conclusion repose sur les caractéristiques


générales du processus de réglementation, mais aussi sur les spécificités du sys-
tème communautaire,telle la nécessité de préserver l’équilibre entre les institutions
européennes et les États membres, et entre les branches politiques et les branches
non politiques de l’Union.

Cependant, pour éviter tout malentendu, il faut savoir que l’indépendance


des agences de réglementation est relative.Ainsi,même les puissantes Independent
Regulatory Commissions américaines ne sont indépendantes que dans le sens où
elles fonctionnent hors de la hiérarchie présidentielle et où les «commissaires» ne
peuvent être révoqués du simple fait de leur désaccord avec la politique présiden-
tielle. Toutes les commissions sont créées par un texte voté par le Congrès, lequel
texte définit leur pouvoir juridique et leurs objectifs, et en fixe les limites. Bref, les
commettants politiques disposent d’un arsenal de moyens organiques et procédu-
raux leur permettant de surveiller les agences et de les responsabiliser, sans pour
autant s’immiscer dans leur travail quotidien. En somme, son statut n’impose pas à
l’agence d’exercer ses attributions en toute indépendance,mais d’avoir la faculté ju-
ridique d’arrêter des mesures définitives et obligatoires touchant les droits et les
obligations de personnes.

En outre, si ce modèle fait naître des doutes sur la sagesse du recours géné-
ralisé au principe de la prise de décision collégiale — même pour des décisions qui
n’impliquent pas la discrétion politique —, il ne remet cependant nullement en
cause les attributions et les responsabilités conférées à la Commission par les trai-
tés CE et UE. Au contraire, la délégation des compétences d’exécution à des
agences autonomes permettrait à la Commission de se concentrer sur les tâches
qui sont véritablement indispensables au processus d’intégration européenne.

De même, les agences européennes ne sont pas destinées à remplacer les


autorités nationales de réglementation,mais elles constitueraient plutôt le pivot de
réseaux transnationaux comprenant lesdites autorités, mais aussi des organisations
internationales. Les réseaux d’agences possèdent donc des qualités «supercomplé-
mentaires». Nous entendons par là qu’un réseau bien huilé est beaucoup plus que
la simple somme d’organes administratifs,car,du fait même de son adhésion au ré-
seau, chacune des agences voit sa nature modifiée de façon positive. L’agence qui
se voit comme un élément d’un réseau transnational d’institutions poursuivant des
objectifs analogues,et non comme un rajout marginal à une grande administration
centrale poursuivant une diversité d’objectifs, est plus motivée pour défendre ses
critères professionnels et ses engagements d’action contre les influences exté-
rieures et pour collaborer avec les autres membres du réseau.Cela s’explique par le
fait que les dirigeants de l’agence tiennent à préserver leur réputation aux yeux de
leurs collègues étrangers. En effet, un comportement non professionnel, intéressé
ou d’inspiration politique risque de compromettre leur réputation internationale et
de rendre plus difficile toute coopération ultérieure.

Selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés euro-


péennes,l’article 5 du traité de Rome impose une obligation réciproque de coopé-
ration, non seulement entre les institutions communautaires et les autorités natio-
182 Michelle Everson et Giandomenico Majone

nales, mais aussi entre les autorités nationales elles-mêmes. Si, traditionnellement,
ce principe général est respecté, il n’en demeure pas moins que les réseaux
d’agences autonomes pourraient apporter les meilleures conditions pour son ap-
plication politique.

Bibliographie
Baldwin,R.,et McCrudden,C.(1987),Regulation and Public Law, Weidenfeld et Nicol-
son, Londres.
Club de Florence (1996),Europe:l’impossible statu quo, Stock, Paris.
Commission européenne (1999),Livre blanc sur la modernisation des règles d’applica-
tion des articles 85 et 86 du traité CE[COM(1999) 27].
Craig, P.P.(1994),Administrative Law, 3e édition, Sweet & Maxwell, Londres.
Crôley, P. (1998), «Theories of Regulation: Incorporating the Administrative Process»,
98 (1) Columbia Law Review, p.1-168.
Dorf, M., et Sabel, Ch. (1998), «A Constitution of Democratic Experimentalism», Co-
lumbia Law Review 2, p.267-473.
Gouldner, A. (1998), Die Intelligenz als neue Klasse: 16 Thesen zur Zukunft der Intellek-
tuellen und der technischen Intelligenz, éditions Campus, Francfort.
Horn,M.J.(1995),The Political Economy of Public Administration,Cambridge Universi-
ty Press, Cambridge.
Joerges, Ch., et Neyer, J. (1997), «From Intergovernmental Bargaining to Deliberative
Political Processes: The Constitutionalisation of Comitology», 3 (3) European
Law Journal, p.273-299.
Laenarts, K. (1993), «Regulating the Regulatory Process: «Delegation of Powers» wi-
thin the European Community», 18 European Law Review 23.
Läufer,T.(1990),Die Organe der EG:Rechtsetzung und Haushaltverfahren zwischen Koo-
peration und Konflikt, éditions Europa-Union, Bonn.
Majone, G.(1996),Regulating Europe, Routledge, Londres.
Mashaw, J. L., Merrill, R. A., et Shane, P. M., Administrative Law, 4e édition, St Paul (Min-
nesota), 1998.
McCubbins, M. D., Noll, R. G., et Weingast, B. R. (1987), «Administrative Procedures as
Instruments of Control», 3 (2) Journal of Law, Economics and Organisation, p.
243-277.
Moe,T. (1987), «Interests, Institutions and Positive Theory:The Politics of the NLBM»,
Studies in American Political Development 2, p.99-236.
Pelkmans, J.(1997), European Integration, Longman, New York.
Previdi, E. (1997), «The Organisation of Public and Private Responsibilities in Euro-
pean Risk Regulation», dans Joerges, Ladeur,Vos, Integrating Scientific Experti-
se into Regulatory Decision-Making, Nomos, Baden-Baden, p.41-225.
Rogoff,K.(1985),«The Optimal Degree of Commitment to an Intermediate Moneta-
ry Target», 100,Quarterly Journal of Economics, p.90-1169.
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 183

Strauss,P.L.(1984),«The Place of Agencies in Government:Separation of Powers and


the Fourth Branch of Government», 84,Columbia Law Review, 573.
Troesken,W.(1996),Why Regulate Utilities?, The University of Michigan Press,Ann Ar-
bour.
Veljanovski, C. (1991), Regulators and the Market, Institute of Economic Affairs,
Londres.
Viscusi,W.K.,Vernon,J.M.,et Harrington,J.E.(1996),Economics of Regulation and An-
titrust, MIT Press, Harvard.
Vos, E.(1997), «The Rise of Committees», 3 (3) European Law Journal, p.210-229.
Les institutions européennes en
quête de légitimité:nécessité d’une
approche privilégiant la procédure
Renaud Dehousse

Les débats passionnés qui ont précédé la ratification du traité de Maastricht


ont mis en avant la question de la légitimité du processus d’intégration.Ils ont clai-
rement montré que l’Union européenne ne pouvait plus être considérée comme
une organisation internationale «classique», dont les décisions se trouvent légiti-
mées par le consentement de ses membres. Non seulement l’Union européenne
produit-elle davantage de normes contraignantes de toute nature que la plupart
de ses homologues internationales,mais encore divers facteurs,allant du recours au
scrutin majoritaire au rôle des ONG,rendent impossible de ramener toutes les déci-
sions de l’UE à la seule volonté souveraine de ses États membres.

Alors qu’un large consensus semble s’être dégagé quant au fait que les ap-
proches intergouvernementales traditionnelles ne suffisent plus à rendre compte
des structures de décision complexes qui caractérisent aujourd’hui la gestion des af-
faires européennes (et encore moins à les légitimer),il n’en va pas de même pour ce
qui est de la façon dont il conviendrait de modifier la structure institutionnelle ac-
tuelle de manière à renforcer la légitimité des décisions européennes aux yeux de
l’opinion publique. C’est ce qui explique que l’Europe se soit engagée dans une
phase de «politique mégaconstitutionnelle»1,dans laquelle une part substantielle du
débat politique est consacrée à des questions de nature institutionnelle.Le traité de
Maastricht a été modifié quatre ans seulement après son entrée en vigueur, et un
nouveau cycle de discussions en vue d’en élaborer un autre est déjà engagé.

Il s’agira ici d’essayer de jeter une lumière nouvelle sur ce vaste problème en
suggérant que l’approche traditionnelle de la réforme des institutions euro-
péennes,approche privilégiant la voie parlementaire,est erronée,tant d’un point de
vue normatif que d’un point de vue analytique.Prenant comme point de départ la
transformation du principe moderne de gouvernement,l’auteur soutient une autre
approche, privilégiant l’optique de la procédure, dans laquelle les concepts d’ou-
verture, de transparence et de participation joueraient un rôle central.

Les limites de la démocratie représentative


Depuis de nombreuses années, le débat sur la légitimité des institutions eu-
ropéennes tourne autour du rôle du pouvoir législatif dans le système institution-

1
Cette expression est empruntée à Russel, Peter, Constitutional Odyssey — Can Canadians become a Soverei-
gn People?, Toronto University Press, 1992.
186 Renaud Dehousse

nel. La faiblesse — alléguée par certains — du Parlement européen et l’incapacité


de la plupart des parlements nationaux à influer de manière significative sur le
comportement de leur exécutif ont été perçues comme au centre du «déficit dé-
mocratique» de l’Union. Le Parlement européen n’a pas été le dernier à soulever
cette question.Dès le milieu des années 80,il a à plusieurs reprises insisté sur le fait
que, alors que les compétences transférées à la Communauté européenne étaient
pour l’essentiel de nature législative, les siennes étaient demeurées en retrait par
rapport à celles des parlements nationaux, entraînant ainsi un affaiblissement du
caractère démocratique du processus de décision européen2.

Il est intéressant de noter que cette vision parlementaire de la démocratie a


été très largement reprise par des institutions qui ne partageaient pas l’intérêt di-
rect du Parlement européen à promouvoir son propre rôle. C’est ainsi que, dans le
débat consacré, ces quinze dernières années, à la réforme institutionnelle, nombre
de gouvernements nationaux se sont régulièrement prononcés en faveur d’un ac-
croissement des compétences du Parlement européen — position qui bénéficiait
apparemment du soutien de couches importantes de la population dans des pays
tels que l’Allemagne3 ou l’Italie. De même, dans son arrêt désormais célèbre sur le
traité de Maastricht,la Cour constitutionnelle allemande a vu dans la faiblesse insti-
tutionnelle du Parlement européen le principal point faible des références démo-
cratiques de l’Union européenne:

«lorsque [l’Union européenne] assume des tâches souveraines et exerce des


compétences souveraines pour les mener à bien, c’est avant tout aux peuples des
États membres qu’il revient d’assurer un contrôle démocratique par le biais de leurs
parlements nationaux. Toutefois, au fur et à mesure que la Communauté voit
s’étendre ses tâches et ses compétences, la nécessité se fait davantage sentir
d’ajouter à la légitimité démocratique et à l’influence exercées au travers des parle-
ments nationaux en assurant la représentation des populations des différents États
membres au sein d’un Parlement européen, garant supplémentaire du fondement
démocratique des politiques de l’Union européenne»4.

Cette apparente concession à l’orthodoxie a été d’autant plus remarquable


que la même Cour constitutionnelle a exclu toute possibilité de voir jamais se
constituer un gouvernement démocratique au niveau européen, au motif que le
système politique européen manque de l’homogénéité ethnique et culturelle in-
dispensable au bon fonctionnement d’un système démocratique. Dès lors, pour-
quoi se préoccuper de génie institutionnel si une telle approche n’est de toute ma-
nière pas en mesure de produire les résultats escomptés?

Cette convergence des discours politiques sur la démocratie européenne


montre combien le modèle de la démocratie représentative est profondément an-

2
Résolution sur le déficit démocratique de la Communauté européenne (JO C 187 du 18.7.1988, p.229).
3
Larat, «L’Allemagne et le Parlement européen»,Critique internationale, n° 5, 1999.
4
Affaires n° 2BvR 2134 et n° 2159/92 du 12 octobre 1993, reprises dans Oppenheimer, The Relationship bet-
ween European Community Law and National Law:The Cases,Cambridge University Press, Cambridge, 1994,
524-575, p.553.
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 187

cré dans la culture politique de l’Europe occidentale. Toutefois, afin de juger de la


pertinence de ce modèle dans le contexte de l’UE, il convient d’isoler plus précisé-
ment un certain nombre des hypothèses qui le sous-tendent. Tout d’abord, dans
son acception première, ce système repose sur ce que l’on pourrait appeler une
forme de légitimité démocratique ascendante5: le peuple élit ses représentants,
lesquels prennent des décisions affectant le sort de la nation et doivent rendre
compte de leur choix devant les électeurs. Au centre de cette conception figure le
postulat selon lequel tous les choix politiques peuvent, d’une manière ou d’une
autre,être ramenés à la volonté des citoyens exprimée par leur vote.En second lieu,
les lois adoptées par les organes représentatifs sont par excellence les instruments
au moyen desquels s’effectuent les choix politiques en question. Dans cette façon
de voir, héritée de Jean-Jacques Rousseau, les textes législatifs constituent l’expres-
sion d’une hypothétique «volonté générale».En troisième lieu,il existe souvent une
équation implicite entre «volonté générale» et bien commun: ce que décide le lé-
gislateur est supposé servir les intérêts de l’ensemble du corps politique.

Appliquer un tel schéma aux modalités de gouvernement du corps poli-


tique européen ne va toutefois pas sans poser quelques difficultés. Notre point de
vue est en effet que ce schéma, faible d’un point de vue analytique, est en outre
mal adapté, d’un point de vue normatif, aux spécificités de l’Union européenne.

La notion de démocratie représentative telle qu’elle ressort des débats


consacrés à la légitimité des institutions européennes semble souvent s’apparenter
davantage à une vision de la démocratie propre au XVIIIe siècle qu’au gouverne-
ment de sociétés postindustrielles complexes. Elle ne tient pas compte des nom-
breux problèmes auxquels cette forme de gestion des affaires publiques se trouve
confrontée au niveau national. Nous n’en mentionnerons que quelques-uns: nous
savons depuis Schumpeter qu’il est faux de supposer que le peuple se prononce
lui-même sur les questions qui le concernent par l’élection de ses représentants 6:il
conviendrait plutôt de définir les élections comme une façon de choisir ceux qui
nous gouvernent — ou,pour mieux dire,en une époque de désillusion croissante à
l’égard des hommes politiques, comme une façon de s’en débarrasser —, et ce
choix est loin d’être simplement influencé par des conceptions concurrentes du
bien commun.De même,des phénomènes tels que la constitution d’une vaste bu-
reaucratie,le progrès technologique ou le rôle croissant des experts dans l’élabora-
tion des politiques des pouvoir publics rendent difficile de soutenir que toutes les
décisions affectant le sort de la nation sont prises par les représentants du peuple.
Le processus de décision est généralement beaucoup plus complexe:dans nombre
de pays, la législation qui sera adoptée par le Parlement est presque toujours éla-
borée par le pouvoir exécutif et souvent conditionnée par l’avis d’experts ou des
négociations complexes auxquelles participent des représentants de groupes d’in-
térêt. Les partis politiques, dont le rôle n’est pas abordé par les constitutions libé-
rales, jouent également un rôle de médiation important. En d’autres termes, cette
vision quelque peu idéalisée de la démocratie représentative qui sous-tend les dis-

5
Scharpf, «Democratic Policy in Europe»,European Law Journal 2, 1996, p.136-155.
6
Schumpeter, Capitalism,Socialism and Democracy,Allen & Unwin, Londres, 1942.
188 Renaud Dehousse

cussions sur ce que devrait être la démocratie européenne n’a que peu à voir avec
la manière dont ce modèle fonctionne dans la réalité d’aujourd’hui7.

Mais l’application du modèle représentatif à l’échelon européen pose éga-


lement des difficultés d’ordre normatif. Le recours à celui-ci repose souvent sur
une hypothèse implicite:s’il fonctionne chez soi (affirmation risquée, comme nous
venons de le voir), il fonctionnera également à l’échelon européen. De fait, les ré-
formes institutionnelles de ces quinze dernières années, qui se sont caractérisées
par un renforcement progressif des compétences du Parlement européen, sem-
blent avoir été inspirées par l’idée selon laquelle le modèle de la démocratie par-
lementaire serait valide aussi bien au niveau européen qu’au niveau national.Tou-
tefois, ce point de vue ne tient pas compte du fait que le passage de l’échelon
national à l’échelon supranational implique un changement de niveau d’analyse.
Dans la mesure où l’Union européenne n’est pas un État, mais une sorte d’union
d’États,il serait fallacieux de croire qu’une telle transposition peut s’effectuer d’une
façon mécanique8.Bien au contraire,une telle opération comporte de nombreuses
difficultés. Des analyses récentes ont mis en évidence les limites inhérentes à l’ap-
proche ascendante de la question de la démocratie dans l’Union européenne.
Dans un conglomérat au sein duquel les populations tendent à conserver leur fi-
délité à leur propre pays9,la légitimité d’institutions supranationales demeure pro-
blématique. Le développement d’un débat démocratique est entravé par l’ab-
sence d’une langue commune et de médias paneuropéens10. De surcroît, et il
s’agit là d’un élément plus fondamental, l’hétérogénéité du corps politique euro-
péen est telle que l’adoption d’un système purement majoritaire, dans lequel les
décisions seraient prises à la majorité des représentants du peuple, n’est guère
concevable. L’absence d’une identité collective forte rend difficile de croire que
des minorités pourront facilement accepter qu’il soit décidé de leur sort contre
leur volonté11. Dès à présent, il n’est pas rare, tant s’en faut, de voir l’Union euro-
péenne accusée d’ignorer les traditions ou les intérêts de membres de l’Union,
malgré les nombreuses garanties prévues dans les processus de décision pour
protéger les intérêts des États membres. Il est probable que ce type de tension
augmenterait de façon exponentielle si une règle majoritaire stricte venait à être
adoptée. Une telle règle majoritaire aurait en définitive pour effet de nourrir les
forces centrifuges.

7
Il est intéressant de constater que les parlements eux-mêmes semblent aujourd’hui prendre conscience
du fait que la complexité de la société moderne exige une redéfinition de leur rôle traditionnel. Se repor-
ter à cet égard au rapport du groupe de travail des présidents de parlements de l’Union européenne sur la
qualité de la législation, The Complexity of Legislation and the Role of Parliaments in the Era of Globalization,
Mimeo, Lisbonne, 1999.
8
Ce point a été étudié dans l’un de nos précédents articles intitulé «Comparing National Law and EC Law:
The Problem of the Level of Analysis»,American Journal of Comparative Law,1994, p.201-221.
9
Frognier et Duchesne, «Is there a European Identity?», dans Niedermayer, O., et Sinnott, R., Public Opinion
and International Governance, Oxford University Press, 1995, p.194-226.
10
Grimm,«Does Europe need a Constitution?»,European Law Journal 1, 1995,p.282-302;Meyer,«European Pu-
blic Sphere and Societal Politics», dans Telo, Mario, Démocratie et construction européenne,Presses de l’uni-
versité libre de Bruxelles, Bruxelles, 1995, p.123-131.
11
Dehousse, «Constitutional Reform in the European Community: Are there Alternatives to the Majoritarian
Avenue?», West European Politics, 1995, p. 36-118; Weiler et al., West European Politics, 1995, p. 4-39; Scharpf,
«Legitimacy in the Multi-Actor European Polity», dans Essays for Johan Olsen, 1999, 260-288.
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 189

Est-ce à dire que la meilleure façon d’assurer le fonctionnement démocra-


tique de l’UE consisterait simplement à revenir à un système purement intergou-
vernemental,dans lequel aucune décision ne pourrait être prise qu’avec le consen-
tement explicite de tous les États membres, comme d’aucuns le prétendent
souvent en cette époque d’euroscepticisme latent? Il s’agirait là d’une conclusion
simpliste. En effet, et même si l’on ne tient pas compte des coûts de compromis
inhérents aux modèles strictement intergouvernementaux, une telle solution né-
glige le fait que, dans un système à veto multiples, les négociations ne peuvent
parvenir à un résultat optimal que si les négociateurs s’écartent de leur mandat
«démocratique», c’est-à-dire des préférences de leurs concitoyens12. Elle néglige
également le fait que, même au niveau national, cette machine qu’est l’État peut
facilement devenir l’otage d’intérêts particuliers, ou simplement se préoccuper des
siens.Ce que l’on se plaît à présenter comme reflétant l’intérêt national correspond
bien souvent aux intérêts de certains groupes spécifiques plutôt qu’au bien public.
L’attitude de fermeté traditionnellement adoptée par la France sur les questions
agricoles lors des négociations commerciales sert peut-être les intérêts de ses agri-
culteurs, mais sert-elle véritablement les intérêts des producteurs de l’industrie
agroalimentaire ou ceux du consommateur? De même, l’attitude du Royaume-Uni
lors de la crise de l’ESB a semblé davantage motivée par sa préoccupation quant au
sort des producteurs de bœuf britanniques que par l’intérêt du consommateur.

Tout cela n’est pas sans rappeler les raisons invoquées par James Madison
pour justifier la mise en place d’une forme de démocratie constitutionnelle au ni-
veau continental. Rejetant l’idée de Montesquieu selon lequel le bien public serait
plus facile à réaliser dans une république homogène de faible dimension, Madison
soutenait qu’il était plus facile d’ignorer les intérêts des minorités dans un petit sys-
tème politique: «moins il y a de partis et d’intérêts différents, et plus il y a de
chances pour que le même parti ait la majorité; […] plus est petit le nombre d’in-
dividus qui composent la majorité, [et] plus petite est l’enceinte qui la renferme,
plus aisément elle peut concerter et exécuter ses plans d’oppression»13.Le remède
permettant de protéger le gouvernement républicain, écrivait-il, consiste à étendre
la «sphère» du corps politique de la «société».En autorisant une «plus grande varié-
té de partis et d’intérêts», ce changement d’échelle a pour effet qu’il y aura «moins
à craindre de voir à une majorité un motif commun pour violer les droits des autres
citoyens»14. Appliquée à l’Europe contemporaine, une telle approche pourrait nous
conduire à considérer le processus d’intégration comme une source de valeur ajou-
tée en termes de démocratie. Pour un syndicaliste britannique dans le Royaume-
Uni de Mme Thatcher ou pour un industriel français souhaitant une plus grande li-
berté des échanges, l’européanisation de la politique sociale ou, respectivement,
des relations commerciales, peut apparaître comme une manière de bénéficier
d’une politique moins hostile à ses préférences, plutôt que comme une perte de
souveraineté collective. De fait, derrière les appels lancés en faveur d’interventions
européennes, nous trouvons souvent des groupes qui, d’une manière ou d’une

12
Scharpf, voir plus haut note 5 (p.282).
13
Le Fédéraliste, 10.
14
Ibid.
190 Renaud Dehousse

autre, ont échoué à obtenir de la part des pouvoirs publics de leur pays le type de
décision qu’ils souhaitaient.

Les réflexions sur l’organisation du pouvoir de l’Europe doivent par consé-


quent éviter deux types d’écueils. La tendance à raisonner comme si l’on pouvait
simplement transposer à un niveau supranational des solutions mises en œuvre au
niveau national déboucherait très probablement sur des conclusions risquant de
menacer la stabilité de l’ensemble du système.Cependant,il conviendrait parallèle-
ment de tenir compte du fait que, à bien des égards, l’UE se démarque des organi-
sations internationales classiques,ne serait-ce que parce qu’émanent d’elle des dé-
cisions qui, relevant d’une multitude de domaines, affectent la vie quotidienne des
citoyens.Prôner le retour au bon vieux temps où la souveraineté nationale,incarnée
dans les parlements nationaux, constituait la réponse à toutes les préoccupations
de légitimité n’est d’aucun secours, dans la mesure où de très nombreuses ques-
tions exigent une coopération transnationale.Un certain apport de démocratie pa-
raît donc nécessaire dans le processus de décision européen — cela semble
d’ailleurs urgent,compte tenu du manque d’enthousiasme dont font preuve les ci-
toyens de tous les États membres lors des élections européennes. La meilleure fa-
çon de réaliser cet objectif serait à mon sens de dépasser le débat traditionnel sur
le type d’organisation institutionnelle auquel il faudrait parvenir à l’issue du proces-
sus d’intégration et d’accorder davantage d’attention à l’évolution de la gestion des
affaires publiques européennes. Si elle veut éviter les pièges d’un excès d’abstrac-
tion, l’analyse normative doit s’appuyer sur une analyse approfondie de la réalité.

L’expansion du pouvoir de l’administration


Comme nous l’indiquions plus haut, les débats normatifs consacrés aux
moyens de renforcer la légitimité des institutions européennes ont jusqu’à présent
privilégié, pour l’essentiel, les compétences du Parlement européen. À bien des
égards,cette approche n’est qu’un corollaire de la tendance à considérer l’harmoni-
sation, c’est-à-dire le rapprochement des règles de droit positif, qu’elles relèvent de
la législation ou de la réglementation à l’échelon national, comme un instrument
déterminant des politiques de l’UE. Dans la mesure où l’harmonisation est essen-
tiellement du ressort du législateur, l’attention considérable apportée aux procé-
dures législatives était parfaitement compréhensible. Toutefois, cet accent mis sur
les procédures législatives néglige une transformation essentielle en cours dans le
gouvernement de l’Union. À présent que le cadre législatif du marché intérieur est
quasi achevé, l’activité légiférante de la Communauté semble se ralentir. Le gra-
phique 1 montre que le nombre de propositions législatives primaires a diminué au
cours de ces dernières années.
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 191

Graphique 1:
Propositions de textes législatifs primaires présentées par la Commission européenne

200

180

160

140

120

100

80

60

40

20

0
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998

Source: Reinforcing Political Union and Preparing for Enlargement, Commission Opinion for the Intergovernmental
Conference 1996,1995, p. 87, pour les années 1990-1995; COM (95) 512 final pour l’année 1996; SEC(96) 1819 fi-
nal pour l’année 1997; http///europa.eu.int/comm/off/work/1998/index_fr.htm pour l’année 1998.

Il serait erroné d’en conclure à un déclin du volume total de l’activité régle-


mentaire de la Communauté.Au contraire,le volume de textes réglementaires éma-
nant de la Commission — textes pour l’essentiel élaborés dans le cadre de la comi-
tologie — demeure relativement élevé, comme le montrent les graphiques 2 et 3.

Graphique 2:
Nombre de directives adoptées par les institutions européennes
180
160
140
120
100
80
60
40
20
0
1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997

Conseil Commission

Source:Rapport général sur l’activité de l’Union européenne. Données provenant de CELEX,base de données inter-
institutionnelle sur le droit communautaire,à l’exclusion des instruments qui ne paraissent pas dans le Journal of-
ficiel et des instruments énumérés en maigre (instruments de gestion courante à durée de validité limitée).
Pour les années 1993 à 1997, les directives adoptées par le Parlement européen et le Conseil dans le cadre de
la procédure de codécision figurent dans la catégorie «Conseil».
192 Renaud Dehousse

Graphique 3:
Nombre de règlements adoptés par les institutions européennes

1200
1100
1000
900
800
700
600
500
400
300
200
100
0
1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997

Conseil Commission

Source:Rapport général sur l’activité de l’Union européenne. Données provenant de CELEX,base de données inter-
institutionnelle sur le droit communautaire,à l’exclusion des instruments qui ne paraissent pas dans le Journal of-
ficiel et des instruments énumérés en maigre (instruments de gestion courante à durée de validité limitée).
Pour les années 1993 à 1997, les règlements adoptés par le Parlement européen et le Conseil dans le cadre de
la procédure de codécision figurent dans la catégorie «Conseil».

La Commission est depuis longtemps — et de loin — le plus gros produc-


teur de règlements communautaires. En outre, en 1997, le nombre de directives
adoptées par la Commission a pour la première fois dépassé celui des directives
adoptées par le Conseil.

En d’autres termes,et en valeur absolue,l’importance de l’activité normative


secondaire (non législative) apparaît considérable.La combinaison de ces deux élé-
ments — à savoir le déclin de l’activité purement législative et l’ampleur de l’activité
normative secondaire — indique que nous devrions revoir la place traditionnelle-
ment accordée aux procédures législatives lors des débats consacrés à la légitimité
des institutions européennes.La phase législative n’est qu’un élément (certes impor-
tant) du processus de décision.Le nombre de questions politiques majeures suscep-
tibles de se poser au cours de la phase postlégislative est certainement appelé à aug-
menter, qu’il s’agisse de l’élaboration de normes ou de l’application concrète des
normes communautaires.Tel ou tel produit doit-il être autorisé? Quels types de me-
sures de précaution sont nécessaires pour protéger la santé de l’homme lorsque cer-
taines de nos habitudes alimentaires soulèvent des doutes d’un point de vue scienti-
fique?Cette phase de gestion risque de gagner encore en importance à l’avenir,dans
la mesure où le traité d’Amsterdam a accru les compétences de la Communauté eu-
ropéenne à l’égard de ce que l’on appelle la «réglementation du risque»dans des do-
maines tels que la santé de l’homme,la politique des consommateurs et la protection
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 193

de l’environnement 15. Les décisions relevant de la réglementation du risque étant


souvent prises à partir d’informations scientifiques complexes,elles ne peuvent pas
toujours — et ce n’est même presque jamais le cas — l’être in abstracto,une fois pour
toutes, dans le cadre du processus législatif; ces questions nécessitent au contraire
des décisions cas par cas,prises par des organes administratifs.

Si cette analyse est correcte,il est probable que de plus en plus de décisions
importantes au niveau européen seront prises par l’une ou l’autre forme de struc-
ture administrative.Dans la pratique,l’UE demeurant dans une large mesure un sys-
tème d’administration décentralisé, dans lequel les normes législatives sont appli-
quées par les administrations des États membres, cela permet de supposer que le
rôle des comités intergouvernementaux — c’est-à-dire, dans le jargon européen, la
«comitologie» — ne pourra que s’accroître au cours des années à venir.Toutefois,la
façon dont ces comités fonctionnent risque de poser divers problèmes de légitimi-
té. Tout d’abord, ce système est d’une remarquable opacité. Pour un public non
averti, il est quasi impossible de savoir qui fait quoi et comment. Ce manque de
transparence risque de saper l’autorité des décisions de la Communauté: les ci-
toyens pourraient avoir du mal à accepter des décisions reposant sur des recom-
mandations émanant d’organes obscurs,dont la composition et le fonctionnement
demeurent enveloppés de mystère. En second lieu, il n’est pas certain que le pres-
tige social des membres de ces comités soit suffisant pour garantir le respect de
leurs décisions. Alors que des experts scientifiques peuvent tirer une partie de leur
autorité de leurs connaissances techniques, les bureaucrates font l’objet d’une dé-
fiance généralisée dans les pays européens. En troisième lieu, le peu que nous sa-
vons de la façon dont fonctionne la comitologie risque également de devenir
source d’inquiétude.La convergence des préoccupations,des intérêts et du langage
parmi les experts,convergence qui semble être une caractéristique distinctive de la
comitologie, permet visiblement à ce système de fonctionner à peu près sans à-
coups16.Toutefois, alors que ce consensus apparaît positif du point de vue de l’effi-
cacité, il risque aussi de nuire à la légitimité du système, dans la mesure où il peut
facilement être décrit comme un exemple de plus de la façon dont le pouvoir
échoit à un cercle réduit de l’élite. Le danger de collusion est bien réel: les experts
peuvent-ils être considérés comme neutres dans des domaines où la recherche est
largement financée par l’industrie? Pouvons-nous raisonnablement supposer qu’ils
ne seront pas influencés par leur origine nationale? La crise de l’ESB a montré que
de telles interrogations étaient loin de relever du simple domaine de la fantaisie.Si
nous voulons, à des fins de légitimité, affermir les bases de la comitologie, il nous
faut donc aborder franchement ces questions.

Comment réaliser un tel objectif? Cinq types d’argumentation sont habituel-


lement utilisés pour légitimer l’action bureaucratique17. Compte tenu de la spécifi-

15
Dehousse, «European Institutional Architecture after Amsterdam: Parliamentary System or Regulatory
Structure?», CML Rev.,1998, p. 595-627; Ludlow, Preparing Europe for the 21st Century:The Amsterdam Council
and Beyond, CEPS, Bruxelles, 1997.
16
Joerges et Neyer, «From Intergovernmental Bargaining to Deliberative Political Processes:The Constitutio-
nalisation of Comitology», European Law Journal 3, 1997, p.255-272.
17
J’utilise ici,sous une forme légèrement adaptée,une terminologie empruntée à Baldwin,Rules and Govern-
ment, Clarendon Press, Oxford, 1995, p.41-45.
194 Renaud Dehousse

cité du processus réglementaire de la Communauté,il serait faux de penser pouvoir


les transposer mécaniquement à l’échelon européen.Ils n’en fournissent pas moins
de bons outils d’évaluation de la légitimité des décisions bureaucratiques prises à
ce niveau.

— L’approche du «mandat législatif» est la plus traditionnelle. Le Parlement est


considéré comme le principal dépositaire de la légitimité, et l’administration
doit s’efforcer de réaliser les objectifs fixés par le cadre législatif.

— Dans le modèle de la «responsabilité» ou du «contrôle», la légitimité repose sur


le fait que l’administration est d’une certaine manière contrôlée, c’est-à-dire
qu’elle est tenue responsable de ses décisions par un organe représentatif (qui
est généralement le corps législatif ) ou par la justice.

— L’approche privilégiant les experts insiste sur le fait que, en raison de leur carac-
tère technique,de nombreuses décisions ne peuvent être prises par le corps lé-
gislatif: l’avis d’experts est alors nécessaire pour juger des avantages respectifs
des choix en présence, et une marge de manœuvre suffisante doit leur être ac-
cordée.

— L’approche favorisant la «procédure» insiste sur le caractère équitable du pro-


cessus de décision. Elle exige que les intérêts des personnes affectées par les
décisions administratives soient pris en compte. Les procédures conçues pour
associer les intéressés au processus de décision sont par conséquent considé-
rées comme un élément essentiel. Elles tendent à varier selon le type de déci-
sion concerné. Selon cette exigence de «régularité», les organes administratifs
doivent tenir compte des intérêts affectés par les décisions individuelles.
Concernant l’activité réglementaire, cette même préoccupation de régularité
peut conduire à adopter des règles garantissant la transparence et la participa-
tion, ou encore des droits de consultation.

— Un autre indicateur de la légitimité est l’«efficacité»;cette tendance s’est en par-


ticulier accentuée récemment, à mesure que s’affirmait la capacité des struc-
tures gouvernementales à obtenir des résultats.Si l’efficacité peut s’entendre de
différentes manières,deux acceptions revêtent ici une importance particulière:il
s’agit de l’efficacité de la prise de décision, c’est-à-dire de la capacité à prendre
des décisions lorsque celles-ci sont nécessaires, et de l’efficacité fonctionnelle,
c’est-à-dire de la capacité à prendre les «bonnes» décisions.

Bien évidemment, ces approches ne s’excluent pas nécessairement les unes


les autres. La responsabilité et le contrôle peuvent servir à s’assurer du bon usage
des mandats législatifs ou, pour se replacer dans l’approche privilégiant la régulari-
té,du respect des exigences de procédure.De même,le recours à des experts,sou-
vent prôné pour des motifs d’efficacité,peut être contrebalancé par des techniques
de responsabilisation variées. Il n’en reste pas moins que les divers modèles préco-
nisés se distinguent par des différences bien nettes. Le niveau de discrétion requis
dans le modèle privilégiant l’«expertise» ne va pas de pair avec l’idée de mandats
législatifs exhaustifs. De même, la notion d’intérêt public inhérente à l’approche du
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 195

«mandat législatif» suppose souvent l’existence d’un corps collectif — le peuple —


dont les intérêts sont représentés par un parlement,alors que le modèle «procédu-
ral» est structuré autour d’une vision davantage polycentrique du système poli-
tique, reconnaissant la coexistence d’une vaste palette d’intérêts méritant chacun
d’être pris en considération.

Il ne s’agit pas ici de prendre parti pour l’un ou l’autre de ces modèles, mais
bien plutôt de chercher à savoir dans quelle mesure ils correspondent à la spécifi-
cité du processus de décision communautaire. Afin d’organiser cette discussion, je
prendrai comme point de départ les limites d’une approche qui privilégierait ex-
clusivement le modèle de l’«expertise».Associer des experts aux divers échelons du
processus de décision est sans aucun doute nécessaire, en particulier lorsque les
choix à effectuer revêtent une dimension technique. L’une des retombées impor-
tantes de l’existence de la comitologie européenne est sans aucun doute la possi-
bilité de disposer d’un savoir d’expert particulièrement utile. On pourrait même
avancer que la qualité des discussions menées entre les experts n’a pas pour seul
effet de contribuer à la qualité du processus réglementaire,mais aussi à sa légitimi-
té,ainsi que l’ont suggéré Joerges et Neyer18.Cela n’est toutefois pas suffisant:d’une
part, il n’existe aucune garantie que ces discussions d’experts vont exclusivement
viser à l’intérêt général — toutes sortes de considérations, allant de la conception
qu’ont les experts des intérêts de leur pays à d’éventuels liens avec l’industrie qu’ils
sont supposés réglementer, peuvent influer sur les positions qui seront les leurs au
sein des comités. En outre, et même en supposant que leur attitude s’inspire de
préoccupations totalement désintéressées, cela suffirait-il à assurer la légitimité de
leurs décisions? Je ne le pense pas: en une époque de défiance généralisée à l’en-
contre des technocrates, quels qu’ils soient, accorder carte blanche aux experts est
vraisemblablement voué à l’impopularité. Qu’ils aient tort ou raison, les profanes
peuvent eux aussi avoir un point de vue sur les décisions à prendre et insister pour
que celui-ci soit pris en compte.Un certain contrôle sur les actes de ces experts est
par conséquent nécessaire.

Notre réflexion devra donc privilégier les autres approches. Divers avatars
du modèle du «mandat législatif» ou de celui de la «responsabilité» ont été invo-
qués par ceux qui soutiennent que le Parlement européen,fort aujourd’hui de son
statut de colégislateur dans de nombreux domaines, devrait disposer de compé-
tences accrues en matière de législation secondaire. Mais ces deux types d’argu-
mentation s’inscrivent dans une même perspective, supranationale: le Parlement
européen, en tant qu’institution la plus représentative du peuple européen dans
son ensemble, devrait jouer un rôle accru en exerçant un contrôle sur la comito-
logie. Inversement, comme nous l’indiquions plus haut, le modèle «procédural»
s’inspire d’une vision radicalement différente de la légitimité, en proposant l’ou-
verture de la comitologie aux représentants de tous les groupes d’intérêt affectés
par ses décisions. C’est sur ces deux approches que nous allons maintenant suc-
cessivement nous pencher.

18
Voir plus haut note 16.
196 Renaud Dehousse

La perspective supranationale:mandats législatifs


et contrôle parlementaire
Depuis l’introduction de la codécision législative en 1993,le Parlement euro-
péen insiste pour être traité sur un pied d’égalité avec le Conseil pour ce qui
touche au contrôle de l’exécution des décisions par la Commission. Il s’est ainsi vi-
goureusement opposé aux comités de gestion et aux comités de réglementation,
qu’il considère comme une façon de court-circuiter ses compétences législatives
nouvellement acquises: au cours des quatre années qui ont suivi l’introduction de
la codécision, la comitologie a été mise en cause dans à peu près deux tiers des
dossiers soumis à la procédure de conciliation. Un désaccord quant à la procédure
de mise en œuvre à adopter est également à l’origine du rejet,par le Parlement,de
la directive sur la téléphonie vocale — c’était la première fois que le Parlement fai-
sait usage de ses prérogatives de codécision pour rejeter une position commune
du Conseil.

Plusieurs moyens existent qui permettraient d’associer plus étroitement le


Parlement européen aux décisions qui sont actuellement prises dans le cadre de la
comitologie.

La première approche, celle du «mandat législatif», tendrait à suggérer une


modification de l’actuel équilibre entre textes législatifs et actes administratifs de
telle sorte que les décisions politiques importantes revêtent la forme de mesures lé-
gislatives.Un retour à la suprématie du pouvoir législatif en matière d’élaboration des
politiques est une technique très prisée parmi ceux qui entendent lutter contre l’in-
fluence croissante de la bureaucratie19. Il serait certes historiquement incorrect de
présenter la comitologie comme ayant dépouillé le Parlement européen de ses pré-
rogatives législatives,dans la mesure où la comitologie est née avant l’accession du
Parlement à un statut d’organe législatif à part entière.Les députés européens n’en
ont pas moins régulièrement appelé à une démarcation plus nette entre les décisions
pouvant être prises dans le cadre de la comitologie et celles requérant une procédure
législative appropriée20, position qui sous-tend celle du Parlement en faveur d’une
claire hiérarchisation des actes communautaires. La Cour de justice européenne a,
elle-même,donné à entendre que les «éléments essentielsde la matière à régler» doi-
vent être arrêtés conformément à la procédure législative fixée par le traité,alors que
«les dispositions d’exécution des règlements de base peuvent être arrêtés suivant
une procédure différente» (c’est-à-dire celle de la comitologie)21.

Les résultats susceptibles d’être obtenus de cette manière semblent toute-


fois se heurter à des limites fonctionnelles précises. Comme nous l’indiquions plus
haut, la législation n’est pas toujours à même d’anticiper tous les problèmes sus-
ceptibles de se poser lors de la phase d’exécution. Les parlements peuvent ne pas

19
Lowi, The End of Liberalism, 2e édition, Norton, New York, 1979.
20
Bradley, «The European Parliament and Comitology: On the Road to Nowhere?», European Law Journal 3,
1997, p.230-254.
21
Affaire 25/70, Köster, Recueil 1970, p.234 (R 1161).
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 197

disposer du temps ou de l’expertise nécessaires pour résoudre préalablement tous


les problèmes, et ils peuvent alors juger indiqué de déléguer une partie de la re-
cherche de leurs solutions à des organes d’exécution. En outre, la frontière entre
des choix strictement politiques et les «détails» de leur mise en œuvre, entre légis-
lation et administration, est souvent imprécise lorsqu’il s’agit d’opérer des choix
scientifiques ou techniques. Avant que n’éclate la crise de l’ESB, qui aurait vu dans
les aliments pour animaux une question appelée à éveiller une attention considé-
rable dans l’opinion publique?

Le contrôle de l’exécutif par les organes parlementaires, autre méthode tra-


ditionnelle de supervision,semble tout aussi difficile à adapter aux spécificités de la
gestion des affaires de la Communauté. Alors que, à l’échelon national, le contrôle
exercé par le législatif sur l’administration n’est qu’un sous-produit du contrôle qu’il
exerce sur le gouvernement au travers du mécanisme de la responsabilité ministé-
rielle, il n’existe rien de tel à l’échelon européen. Bien que, au cours des années qui
ont suivi l’adoption du traité de Maastricht, le Parlement ait acquis des moyens de
contrôle considérables sur la Commission, d’un point de vue fonctionnel, les comi-
tés relevant de la comitologie ne se trouvent pas sous l’autorité de la Commis-
sion22.La chaîne de commandement verticale supposée exister sur le plan national
(législatif — exécutif — administration) connaît, sur le plan européen, une solution
de continuité, dans la mesure où la législation secondaire se trouve, du moins en
partie, aux mains d’un réseau d’experts nationaux. Pour dépasser l’ordre symbo-
lique, le rôle du Parlement européen doit s’adapter à cette réalité, qui repose sur
l’existence de réseaux.

La réponse du Parlement à cette difficulté d’ordre structurel a consisté à sou-


mettre la Commission à une pression, dans la mesure où celle-ci joue un rôle dé-
terminant dans les procédures d’exécution et semble exercer une influence consi-
dérable sur les comités de la comitologie. L’accord Plumb-Delors de 1987 stipulait
que le Parlement serait avisé par la Commission de la plupart des projets de me-
sures d’exécution. Ceux-ci devaient ensuite être transmis à la commission parle-
mentaire compétente de façon qu’elle puisse faire entendre ses préoccupations
chaque fois que nécessaire. De toute évidence, l’efficacité d’un tel accord dépend
en premier lieu de l’empressement de la Commission à tenir informé le Parlement
et à prendre en compte les points de vue exprimés par celui-ci. À l’un et l’autre
égard,les années de jeunesse de cet accord auront été plutôt décevantes:de nom-
breux projets n’ont pas été communiqués au Parlement et les commissions parle-
mentaires n’ont que très rarement réagi à cette situation23. Le renforcement de
l’emprise exercée par le Parlement sur la Commission au cours de ces dernières an-
nées a débouché sur une reconnaissance formelle de son droit à être tenu informé
des procédures de la comitologie24.Quand bien même cela serait,une question de-

22
Même si la Cour de justice a récemment rendu un arrêt contraire, tout au moins en ce qui concerne l’ac-
cès aux documents des comités.Voir l’arrêt du 19 juillet 1999 dans l’affaire T-188/97, Rothmans Internatio-
nal BV/Commission (non encore publiée).
23
Bradley, voir plus haut note 20, p. 237; Corbett et al., The European Parliament,3e édition, Catermill, Londres,
1995, p.55-254.
24
Décision du Conseil du 28 juin 1999 fixant les modalités de l’exercice des compétences d’exécution confé-
rées à la Commission (JO L 184 du 17.7.1999, p.23).
198 Renaud Dehousse

meurerait:comment le Parlement doit-il traiter cette information et, le cas échéant,


réagir? À ce stade, deux problèmes se posent: le manque de temps et le manque
d’expertise.Le Parlement peut-il concrètement examiner les centaines de décisions
adoptées chaque année par les comités, compte tenu d’un agenda déjà chargé et
de la complexité de son organisation? Les députés européens disposent-ils des
connaissances spécialisées appropriées?

Confier une telle fonction de supervision aux commissions parlementaires,


ainsi que cela avait été décidé à la suite de l’accord Plumb-Delors, constitue une
manière raisonnable de division du travail.Les membres des commissions sont pro-
bablement mieux équipés que nombre de leurs collègues pour connaître des
questions techniques abordées dans les projets de mesures d’exécution; une dé-
centralisation est par ailleurs nécessaire pour faire face aux quantités considérables
de documents ainsi concernés. Mais quel type de rapport faut-il établir entre les
commissions parlementaires et leur(s) homologue(s) dans le labyrinthe des comités
de la comitologie?

Il est intéressant de noter que les ambitions du Parlement semblent avoir


grandi parallèlement à la constitution de son profil législatif. Le Parlement a, plu-
sieurs fois,exprimé le souhait d’être associé plus étroitement aux travaux des comi-
tés, en y faisant par exemple siéger ses propres observateurs25. Cette proposition
soulève une question à la fois délicate et essentielle: dans un système au sein du-
quel les influences exercées semblent directement liées au degré de spécialisation
des divers participants au débat 26, quel peut être l’impact d’élus, c’est-à-dire
d’hommes politiques? Le Parlement européen pourrait certes créer ses propres ré-
seaux d’experts pour contrôler le travail des comités.Toutefois, en termes de légiti-
mité,la «valeur ajoutée» d’une couche d’experts supplémentaire serait relativement
limitée. Plutôt que de voir des hommes politiques revêtir l’habit d’experts tech-
niques,comme ils semblent parfois tentés de le faire27,ne serait-il pas préférable de
limiter leur rôle à un certain nombre de choix politiques essentiels et de leur ac-
corder le droit d’intervenir lorsque des questions qu’ils jugent fondamentales se
posent au cours de la phase de mise en œuvre? De fait,telle semble être la solution
envisagée, dans la récente décision sur la comitologie, concernant la procédure de
réglementation. Plutôt que de participer systématiquement à l’adoption des me-
sures d’exécution, le Parlement européen s’est vu reconnaître le droit de prendre
position chaque fois qu’il estime nécessaire une intervention politique et de de-
mander à l’adoption d’une procédure législative appropriée28. Et bien qu’une telle
«position» n’ait rien de contraignant, elle exercerait probablement une influence
considérable,ne serait-ce que parce que le Parlement a largement fait la preuve de
son inclination à intenter une action devant la Cour de justice chaque fois qu’il es-
time que ses prérogatives ont été ignorées.

25
Bradley, voir plus haut note 20, p.234.
26
Se reporter à l’analyse d’Eichener, Social Dumping or Innovative Regulation? Process and Outcomes of Euro-
pean Decision-Making in the Sector of Health and Safety at Work Harmonization, EUI Working Papers SPS
92/28, Institut universitaire européen, Florence.
27
Landfried, «Beyond Technocratic Governance: The Case of Biotechnology», European Law Journal 3, 1997,
p.253-272.
28
Article 5.5 de la décision du Conseil du 28 juin 1999 (voir plus haut note 24).
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 199

Il faut reconnaître qu’une telle répartition des tâches correspondrait mieux


aux fonctions respectives du législateur et de l’exécutif dans une société moderne.
Compte tenu du caractère technique de nombre des questions abordées par les
comités européens, la possibilité dont dispose le Parlement de tenir des auditions
revêt une importance toute particulière.Il s’agit là d’une technique qui pourrait être
utilisée de façon plus systématique, comme moyen d’obtenir une expertise indé-
pendante et de faciliter le dialogue avec les parties concernées; elle permettrait
également au Parlement d’exercer un contrôle accru sur la Commission, dans la
mesure où cette dernière serait appelée à réagir aux points de vue exprimés par les
personnes auditionnées. En outre, ces auditions attireraient très probablement l’at-
tention des médias sur des questions particulières, contribuant ainsi à sensibiliser
davantage l’opinion publique aux décisions prises à l’échelon européen. Une telle
approche, qui met l’accent sur la responsabilité et la mission du Parlement euro-
péen en tant que forum permettant de débattre de questions politiques d’actuali-
té importantes, serait mieux adaptée à la structure de la comitologie en tant que
système de réseaux de réglementation et au caractère technique des questions
abordées dans le cadre de la comitologie qu’une participation du législatif à l’acti-
vité quotidienne des comités.

Mais un contrôle accru de la part d’un organe législatif supranational suffi-


rait-il à fonder une légitimité? Un certain nombre de raisons permettent d’en dou-
ter. La démocratie représentative est devenue la cible de critiques généralisées en
Europe occidentale, où elle est souvent perçue comme un système permettant à
une élite restreinte d’exercer un contrôle étroit sur l’ordre du jour politique29. Il n’y
a guère de risque à affirmer que l’écart entre les dirigeants et le peuple est sans
doute encore plus grand à l’échelon de la Communauté. Pour nombre de citoyens
européens, le Parlement demeure une assemblée lointaine, dont le travail est pour
une large part méconnu et dont les membres ne représentent pas toujours l’hu-
meur du peuple. Mais il y a encore plus important: dans un système d’allégeances
qui privilégie nettement l’origine nationale, l’attachement à la patrie risque de se
révéler plus important que la logique supranationale de la démocratie parlemen-
taire. Pour exprimer les choses brutalement, des consommateurs allemands ou
danois se sentiront probablement représentés plus efficacement par, disons, le
délégué d’une association nationale de consommateurs que par des eurodéputés
grecs ou portugais.

Il faut en outre concilier la réflexion sur la légitimité du processus politique


européen avec le caractère polycentrique du peuple européen. Non seulement n’y
a-t-il pas de «démo»européen30,mais encore l’expression «nous,le peuple» ne sau-
rait être simplement lue comme un pluriel reflétant la coexistence de plusieurs
États au sein de l’Union européenne.En vérité, les peuples des États membres sont
eux-mêmes un kaléidoscope de régions,de cultures et d’intérêts qui ne s’identifient
pas toujours avec l’appareil de l’État et peuvent tous légitimement prétendre avoir

29
Mény, The People,The Elites and the Populist Challenge, Jean Monnet Chair Papers RSC n° 98/47, Institut uni-
versitaire européen, Florence.
30
Weiler, «Does Europe need a Constitution? Reflections on Demos,Telos and the German Maastricht Deci-
sion», European Law Journal 1, 1995, p.219-258.
200 Renaud Dehousse

voix au chapitre à l’échelon européen.Après tout,même à l’échelon national,le ca-


ractère réducteur de la démocratie représentative, encore aggravé par la structure
qui est celle de systèmes électoraux multiples, interdit aux parlements de refléter
parfaitement la palette étendue des intérêts et des sentiments qui coexistent au
sein d’un corps politique unique, d’où l’attrait exercé par d’autres modes de légiti-
mation du pouvoir,qui permettent une certaine forme de participation directe des
parties concernées au processus de décision.

La perspective de la procédure:transparence,
ouverture et participation
J’ai soutenu jusqu’à présent que plusieurs des approches traditionnellement
adoptées pour légitimer la législation secondaire étaient inadaptées aux besoins
propres à la comitologie.S’en remettre au modèle de l’expertise ne suffit plus dans
un monde où la technocratie est devenue l’objet d’une défiance considérable. Les
mandats législatifs ne sont pas toujours suffisamment clairs, compte tenu de l’im-
possibilité de fixer systématiquement des normes et des objectifs précis. Bien que
davantage prometteuse, une approche faisant fond sur le contrôle parlementaire
de décisions d’experts est encore loin d’être satisfaisante,dans la mesure où le Par-
lement européen ne peut prétendre représenter tous les intérêts — qu’ils soient
nationaux, locaux ou sectoriels — qui coexistent au sein de l’Union européenne.
D’autres techniques devraient par conséquent être envisagées pour renforcer les
fondements de la légitimité du gouvernement de l’Europe.

Compte tenu de ce qui vient d’être dit sur l’écart croissant entre les citoyens et
les gouvernants en Europe,l’une de ces techniques pourrait consister à permettre à
toutes les parties concernées par des décisions de la comitologie d’exprimer leurs
préoccupations devant les comités compétents.L’avantage qui résulterait d’une telle
approche serait double:d’une part,un dialogue poussé avec les divers segments de la
société civile contribuerait à remédier à certaines insuffisances de la démocratie
représentative à l’échelon européen,en permettant à ceux qui le souhaitent d’expri-
mer leur avis au cours du processus de décision31.La légitimité des décisions adoptées
par les organes européens en sortirait probablement renforcée: empiriquement,
divers éléments tendent à montrer que des décisions émanant d’organes publics
(même lorsqu’il ne s’agit pas d’organes représentatifs,comme des tribunaux) sont plus
facilement acceptées lorsqu’elles semblent avoir été prises selon des procédures régu-
lières32.D’autre part,une plusgrande ouverture du processusde décision permettrait de
sensibiliser davantage l’opinion publique aux questions abordées à l’échelon européen,
favorisant ainsi l’apparition d’une sphère publique véritablement paneuropéenne.

Du point de vue de l’ouverture vers la population en général, la situation


présente est à plusieurs égards insatisfaisante.Comme le sait tout chercheur ayant

31
Voir Curtin, «Civil Society and the European Union: Opening Spaces for Deliberative Democracy», Collected
Courses of the Academy of European Law,1998.
32
Tyler, Why people obey the Law, Yale University Press, New Haven, 1990.
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 201

travaillé sur la comitologie,les informations concernant le fonctionnement concret


des comités sont difficiles à trouver. Le nombre total de comités demeure lui-
même un mystère33. En 1994, le Parlement a dû geler une partie des crédits desti-
nés aux comités afin d’obtenir auprès de la Commission davantage d’informations
sur le nombre de réunions et les tâches menées à bien34. Il est difficile de mettre
la main sur les règlements intérieurs des comités. Lorsque des règles précises
existent, elles semblent surtout concerner le fonctionnement interne des comités:
elles visent pour l’essentiel à réglementer les discussions entre les experts, c’est-à-
dire les rapports entre la Commission et les représentants nationaux35. En re-
vanche, l’attention accordée aux rapports entre le réseau comitologique et le
monde extérieur est quasi inexistante. Il est vrai que, dans certains domaines, les
comités ont été spécialement créés pour permettre l’intervention des groupes
d’intérêt.C’est ainsi que, par exemple, dans le secteur des denrées alimentaires, un
comité ad hoc a été institué pour représenter le point de vue de divers intérêts
socio-économiques. Le comité consultatif des denrées alimentaires n’en offre pas
moins un bon exemple des limites de ce qui a pu être réalisé jusqu’à présent 36.
Dans la mesure où ses membres sont désignés par la Commission, cette dernière
risque de privilégier certains intérêts; c’est ainsi que les représentants des mouve-
ments écologistes ont été exclus. De surcroît, le comité ne peut fonctionner que
sur demande de la Commission, ce qui explique qu’il soit demeuré inactif durant
de longues périodes.

Davantage que l’existence de forums représentatifs ad hoc, c’est une plus


grande transparence du travail de tous les comités qu’il faut assurer. Un tel résultat
pourrait être obtenu grâce à un ensemble normalisé de règles de procédure régle-
mentant l’interface entre les comités de la comitologie et la société civile au sens
large. Quels types de principes devraient figurer dans ces règles? Sans trop entrer
dans le détail de la question, il n’est peut-être pas inutile de mettre l’accent sur
quelques aspects essentiels.C’est ainsi,par exemple,qu’il y aurait lieu de rendre pu-
blics l’ordre du jour des réunions des comités, les projets de propositions qui doi-
vent y être examinés ainsi que les comptes rendus de ces réunions37.Les personnes
concernées devraient avoir la possibilité d’exprimer leur opinion sur tout point ins-
crit à l’ordre du jour;des auditions pourraient même être envisagées pour les ques-
tions présentant un intérêt particulier.Les comités devraient également être invités
à motiver leurs choix éventuels.

33
Voir,par exemple,Vos,«The Rise of Committees»,European Law Journal 3,1997,p.210-213;Falke,«Comitolo-
gy and Other Committees: A preliminary Empirical Assessment», dans Pendler, R. H., et Schaefer, G. F., Sha-
ping European Law and Policy:The Role of Committees and Comitology in the Political Process, Maastricht,1996,
117-165, p.136-137.
34
Bradley, voir plus haut note 20, p.242.
35
Voir,par exemple,la version consolidée,établie par la Commission,du règlement du comité permanent des
denrées alimentaires (doc.III/3939/9383/260/90-FR du 11 mai 1993).
36
Décision de la Commission 75/420/CEE du 26 juin 1975 (JO L 182 du 12.7.1975, p. 35), modifiée par la dé-
cision de la Commission 78/758/CEE (JO L 251 du 14.9.1978, p. 18). Se reporter à l’analyse de Vos, «Institu-
tional Frameworks of Community Health and Safety Regulation:Committees,Agencies and Private Bodies»,
PhD Thesis, Florence, 1997, p.54-152.
37
Il serait possible,pour ce faire,d’exploiter le potentiel d’Internet.Voir à cet égard les propositions avancées
par Weiler, Joseph, «The European Union belongs to its citizens: three immodest proposals»,European Law
Review 22, 1997, p.150 et 153.
202 Renaud Dehousse

Comment parvenir à une telle normalisation des procédures? Un certain


nombre de chercheurs ont mis en garde contre le danger d’une sclérose des pro-
cédures administratives induite par une codification sous forme d’actes législatifs38.
Il faut reconnaître que la Cour de justice des Communautés européennes comme
le Tribunal de première instance se sont montrés plutôt sensibles à la nécessité de
protéger les droits processuels, tels que le droit à être entendu et l’obligation de
motiver les décisions lorsque des droits individuels sont directement affectés par
des décisions communautaires39. Toutefois, les décisions de nature judiciaire sont
nécessairement des décisions ad hoc,rendues dans des affaires précises;c’est pour-
quoi elles ne constituent pas la meilleure façon d’intégrer de nouveaux principes
dans les processus de décision.Il ne faut pas non plus perdre de vue la finalité d’en-
semble de cette opération:ce qui importe du point de vue de la légitimité n’est pas
seulement que justice soit rendue, mais aussi qu’on la voie être rendue. Prises en-
semble, ces diverses considérations pointent dans la même direction: la meilleure
façon d’introduire les principes qui viennent d’être examinés consisterait à les faire
figurer dans une décision de base, adoptée de la façon la plus solennelle, et qui
s’appliquerait à toutes les formes de décisions administratives.

En créant un cadre approprié,la décision sur la comitologie du 17 juillet 199940


a déjà permis de progresser sensiblement.Elle prévoit l’adoption d’un règlement in-
térieur type,qui sera utilisé par les comités pour élaborer leur propre règlement inté-
rieur;ceux-ci conservent néanmoins le droit d’apporter les ajustements qu’ils jugent
nécessaires41.Il étend également aux comités les principes et les conditions régissant
l’accès du public aux documents de la Commission42,décision qui revêt une impor-
tance considérable dans la mesure où le traité d’Amsterdam comme les arrêts ré-
cents du Tribunal de première instance des Communautés européennes semblent
avoir inversé la hiérarchie des valeurs qui prévalait jusqu’alors:l’accès du public aux
documents est devenue la norme,alors que leur confidentialité est une exception à
interpréter au sens le plus étroit 43.Dans un arrêt rendu deux jours seulement après
l’adoption de la décision-cadre,le Tribunal de première instance des Communautés
européennes a estimé que, dans la mesure où la plupart des comités ne disposent
pas de leur propre personnel,ils doivent être considérés,aux fins de l’accès aux docu-
ments,comme relevant de la Commission,qui en assure le secrétariat 44.

38
Schwarze, European Administrative Law, Sweet & Maxwell, Londres, 1992; Harlow, «Codification of EC Admi-
nistrative Procedures Fitting the Foot to the Shoe or the Shoe to the Foot?», European Law Journal 2, 1996,
p.3-25.
39
Voir,par exemple,l’affaire C-269/90,Hauptzollamt München/Technische Universität München,Recueil 1991,
p. I-5469; l’affaire T-364/94, France Aviation/Commission, Recueil 1995, p. II-2845; les observations de Nehl,
Procedures Principles of Good Administration in Community Law, LLM Thesis, Institut universitaire européen,
Florence, 1997.
40
Décision du Conseil du 28 juin 1999 fixant les modalités de l’exercice des compétences d’exécution confé-
rées à la Commission (JO L 184 du 17.7.1999, p.23).
41
Article 7, paragraphe 1.
42
Article 7, paragraphe 2.
43
Voir, par exemple, les affaires jointes T-105/95, WWF/Commission, Recueil 1997, p. II-313, Svenska Jornan-
listförbundet/Conseil, Recueil 1998, p. II-2289; l’arrêt du 19 juillet 1999 dans l’affaire T-188/97, Rothmans In-
ternational BV/Commission (non encore publiée); l’arrêt du 19 juillet 1999 dans l’affaire T-14/98,
Hautala/Conseil (non encore publiée).
44
Arrêt du 19 juillet 1999 dans l’affaire T-188/97, Rothmans International BV/Commission (non encore pu-
bliée) (voir § 62).
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 203

Ces divers perfectionnements devraient faciliter l’accès aux documents des


comités, permettant ainsi à ceux qui le souhaitent de suivre les travaux de ces der-
niers.En termes de connaissance par le public des politiques menées au niveau eu-
ropéen, il s’agit sans doute là d’un élément plus important que le rapport annuel
sur les travaux des comités que la Commission est à présent tenue de publier45.
Mais cela est-il pour autant suffisant? À mon sens, la réponse ne peut être que né-
gative.La transparence constitue certes un élément important,mais elle n’est qu’un
élément contribuant à une plus grande ouverture des procédures de décision. Or,
pour parvenir à ce dernier objectif, il convient d’assurer une participation indivi-
duelle à de telles procédures46, ce sur quoi la décision-cadre en question est re-
marquablement muette.En outre,si l’objectif est véritablement de renforcer la légi-
timité du processus de décision dans l’UE en accordant aux citoyens la possibilité
de s’exprimer sur les décisions affectant leur sort,alors ce droit doit être reconnu de
façon appropriée. Mais de ce point de vue aussi, la solution retenue est en retrait
par rapport à cet objectif. Certes, les règlements types qui doivent être adoptés
pourraient sanctionner formellement certains droits de participation, mais un co-
mité aurait toujours la possibilité d’adopter, s’il le souhaitait, des règles plus restric-
tives. Pour que soit prise au sérieux l’approche de la légitimité suivant l’optique de
la procédure,les droits en question doivent être juridiquement sanctionnés,de ma-
nière à être protégés contre toute décision arbitraire des dirigeants. En d’autres
termes,ce qui apparaît nécessaire ici,c’est une décision de nature constitutionnelle,
c’est-à-dire la reconnaissance formelle, par le traité lui-même, d’un droit de partici-
per aux décisions.

Une telle approche privilégiant la procédure,avec la philosophie de la parti-


cipation qui la sous-tend, renforcerait la légitimité de la comitologie. Il y aurait lieu
toutefois de ne pas la considérer comme une solution devant se substituer au
contrôle parlementaire — bien au contraire,la procéduralisation,dans la mesure où
elle favoriserait le débat public, pourrait singulièrement renforcer la responsabilité
des comités vis-à-vis du législatif.Ainsi pourrait-on imaginer que, dans le cas où un
comité ne tiendrait pas compte, par exemple, des préoccupations de groupes de
consommateurs, le Parlement européen souhaite en connaître les raisons. Dans ce
cas, l’approche de la procédure et celle de la responsabilité, loin d’être antino-
miques, auraient en réalité un effet synergique.

Conclusion:la nécessité d’adopter une approche


privilégiant la procédure
Une opinion répandue consiste à présenter l’approche fonctionnaliste suivie
par les pères fondateurs comme désormais incapable de garantir la légitimité du
processus d’intégration.Il est vrai que divers bienfaits — dont la paix et la prospéri-
té sont les plus importants — peuvent être portés au crédit de l’intégration,mais à

45
Article 7.4 de la décision-cadre.
46
On trouvera un plaidoyer similaire chez Craig, «Democracy and Rule-making within the EC: An Empirical
and Normative Assessment»,European Law Journal 3, 1997, p.105-130.
204 Renaud Dehousse

présent qu’il apparaît clairement que les décisions prises à l’échelon européen in-
fluent de façon si variée sur la vie des citoyens, une légitimation en fonction des ré-
sultats est devenue insuffisante.Le peuple n’accepte plus que seule compte la qua-
lité des décisions:il veut avoir son mot à dire dans les choix politiques qui affectent
sa vie. C’est pourquoi les plaidoyers en faveur d’une approche privilégiant l’inter-
vention en amont se sont progressivement faits plus pressants. Toutefois, ceux-ci
s’inspirent souvent d’une vision idéalisée, rousseauiste de la démocratie parlemen-
taire, dans laquelle les représentants du peuple serviraient les intérêts collectifs du
corps politique en les exprimant sous forme d’actes législatifs.Cette conception de
la démocratie est si profondément ancrée dans la culture politique de l’Europe oc-
cidentale que les deux camps antagonistes y adhèrent l’un et l’autre, qu’il s’agisse
de ceux qui se présentent comme des fédéralistes européens,prônant un renforce-
ment des compétences du Parlement européen, ou des souverainistes et euro-
sceptiques de toute nature,pour lesquels il n’existe aucune démocratie véritable en
dehors des parlements nationaux.

Cette voie est semée d’embûches. Elle repose sur une vision mécaniste de
l’exercice du pouvoir politique,dans lequel,à l’image d’une courroie de transmission,
les électeurs contrôleraient le parlement et le parlement l’exécutif, ce dernier étant
supposé contrôler lui-même l’administration.Dans la réalité,la situation tend à être
beaucoup plus complexe.Chacun des maillons de la chaîne sécrète ses propres inté-
rêts et risque de tomber lui-même dans le champ d’attraction de certains intérêts
particuliers.En outre,le corps souverain supposé être représenté,à savoir le peuple,
est loin d’être une entité homogène: au-delà de cette abstraction commode se
trouve une constellation complexe d’intérêts et de préférences conflictuels,difficiles
à concilier.Ces problèmes structurels,qui sapent le bon fonctionnement de la démo-
cratie représentative à l’échelon national, sont encore magnifiés à l’échelon euro-
péen.La taille seule de ce corps politique affecte la représentativité de ses organes
dirigeants:une assemblée de quelque six cents membres ne saurait refléter tous les
intérêts coexistant au sein d’un corps politique de plus de 400 millions d’habitants.Plus
la chaîne de commandement s’allonge,plus les liens entre gouvernants et gouvernés
tendent à se distendre.Prenons par exemple la place des citoyens vis-à-vis des deux
institutions dominantes de l’Union européenne:le Conseil européen est constitué de
seize membres,dont quatorze échappent à leur contrôle:ils n’ont aucune influence ni
sur leur nomination, ni sur leur destitution. Quant à la Commission européenne,
même si le Parlement européen exerce à présent sur sa destinée un contrôle sans
commune mesure avec celui qu’il exerçait par le passé, elle incarne un compromis
complexe entre des tendances partisanes et l’origine nationale des commissaires,ne
permettant que difficilement aux citoyens de s’identifier à cette institution. Enfin,
l’existence de multiples veto, et ce à divers niveaux, rend pratiquement impossible
d’assigner à un organe unique la responsabilité de la plupart des décisions,affaiblis-
sant ainsi la responsabilité démocratique47.Tous ces éléments sont sans aucun doute
nécessaires pour protéger le caractère consensuel du processus de décision,qui re-
présente une caractéristique constitutionnelle aussi déterminante dans l’UE que
dans n’importe quelle communauté polycentrique. Ils n’en rendent pas moins illu-

47
Ce dernier point est développé chez Scharpf, voir plus haut note 5, p.75-270.
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 205

soire d’espérer que la démocratie représentative suffira à conférer aux institutions eu-
ropéennes toute la légitimité dont elles ont besoin.Comme l’a montré Robert Dahl,
un changement d’échelle du corps politique affecte inévitablement la façon dont un
système politique démocratique doit répondre aux préférences de ses citoyens: il
faut rechercher de nouveaux modèles48.

Nous avons plaidé dans le présent document en faveur d’une approche ra-
dicalement différente. Adoptant une perspective résolument inductive, nous
sommes partis de l’importance croissante de la phase postlégislative dans l’exercice
du pouvoir politique et des difficultés rencontrées par les parlements pour évi-
ter d’être distancés par des processus de décision complexes, qui soulèvent sou-
vent des questions techniques délicates.D’aucuns pourront bien sûr déplorer cette
évolution,mais il faut prendre acte d’évolutions structurelles de cette ampleur,plu-
tôt que s’appesantir sur une vision romantique appartenant au passé. C’est ainsi
que nous soutenons que l’approche qui a jusqu’à présent dominé le débat sur la lé-
gitimité des institutions européennes, privilégiant les interventions en amont des
processus de décision, doit être complétée par une approche davantage tournée
vers la procédure,dans laquelle les citoyens concernés auraient voix au chapitre lors
de la phase postlégislative, administrative. Contrairement à d’autres approches,
celle-ci attache moins d’importance à la qualité des intrants qui convergent vers les
décideurs (vote des citoyens, mandats législatifs) qu’à la régularité des procédures
de décision:ce qui compte n’est pas que la décision finale puisse être formellement
rapportée à la volonté du corps des citoyens, mais plutôt que ceux qui le souhai-
tent puissent avoir la possibilité d’exprimer leur point de vue. Non seulement une
telle approche, avec l’accent qu’elle met sur la transparence, l’ouverture et la parti-
cipation, apparaîtrait-elle davantage en phase avec l’évolution de la conduite des
affaires européennes, mais encore pourrait-elle contribuer à informer les citoyens
des questions abordées à l’échelon européen, facilitant ainsi l’émergence d’un dé-
bat public,élément essentiel de la démocratie aussi bien dans un système transna-
tional que dans un système national.

Il faut reconnaître qu’une telle approche s’écarte des conceptions classiques


du constitutionnalisme européen,lesquelles s’attachent surtout à délimiter les com-
pétences respectives de l’Union et des États membres et à définir un équilibre des
pouvoirs entre les institutions européennes. Mais son ambition est en réalité iden-
tique à celle des constitutions libérales:maintenir un contrôle sur le pouvoir,où qu’il
soit et quelle que soit la forme qu’il revêt,et assurer la régularité des processus de dé-
cision. En outre, la solution qui vient d’être décrite, consistant à privilégier la procé-
dure,ne doit pas être considérée comme appelée à se substituer au contrôle exercé
par les institutions politiques.Au contraire,l’émergence d’un débat public sur les dé-
cisions d’exécution pourrait renforcer la responsabilité d’organes autrement demeu-
rés obscurs, contribuant en fin de compte à la constitution d’une sphère publique
transnationale.La gestion des affaires publiques,en particulier dans les sociétés com-
plexes d’aujourd’hui,est un phénomène aux multiples facettes,qui ne saurait être ra-
mené à un modèle unique.

48
«A Democratic Dilemma: System Effectiveness versus Citizen Participation», Political Sciences Quarterly 109,
1994, p.23-34.
La procéduralisation dans le droit
européen — Propositions
institutionnelles
Olivier de Schutter

Deux diagnostics, largement partagés par les participants au séminaire au


terme duquel ce rapport a été présenté1, constituent le point de départ de l’ana-
lyse. Le premier diagnostic porte sur la crise que subit notre conception positiviste
du savoir. Cette crise se traduit par la reconnaissance, peu à peu unanime, du ca-
ractère limité de notre rationalité, et de la nécessité concomitante qu’elle se fasse
procédurale plutôt que substantielle.Au lieu que,à la façon de l’expert,on définisse
unilatéralement la solution la meilleure, il s’agit — ainsi se formule le premier dia-
gnostic — qu’on mette sur pied des dispositifs institutionnels qui autorisent à dé-
battre,de façon contextualisée,de la solution adéquate,sur la base d’un savoir par-
tagé plutôt que réservé. Le second diagnostic est que l’imagination politique nous
fait défaut, et spécialement l’imagination institutionnelle, qui permette de traduire
cette exigence de procéduralisation dans les pratiques de gouverner et les modes
de décider.

Le présent rapport vise,au départ des travaux du séminaire,à partir du pre-


mier diagnostic, à apporter une réponse au second. Il porte spécificiquement sur
l’art de gouverner dans l’Union européenne. Sa philosophie générale est de
prendre appui sur certaines évolutions que subit aujourd’hui le droit européen,
évolutions encore relativement marginales, du reste, et perçues comme déviantes
plutôt que normales, afin d’en faire voir les potentialités du point de vue de la pro-
céduralisation du droit.L’imagination qu’on cherchera à mettre en œuvre ne relève
pas de l’invention:elle est plutôt de l’ordre de l’observation,et de la reconstruction.
Notre tendance sera donc de mettre en évidence certaines pratiques, certaines ex-
périences, afin d’en examiner la généralisation possible.

Ce rapport se place là où la réflexion sur la régulation juridique est à présent


arrivée. Partout, au plan des États comme dans l’Union européenne, un même sen-
timent se fait jour:celui d’un épuisement des modèles classiques à travers lesquels
nous pensons le rôle du droit et les modalités de l’intervention publique.Cet épui-
sement a été copieusement documenté au plan de l’État.Aux inégalités de fait pro-
duites par la rationalité formelle de l’État libéral,on a voulu répondre par la mise sur

1
Il s’agit du séminaire organisé par la cellule de prospective de la Commission européenne avec le Centre
de philosophie du droit qui, de la fin de 1995 à octobre 1997, moment où ce texte a été présenté, a réuni
des chercheurs universitaires et des fonctionnaires de la Commission européenne autour de la question
des mutations de l’art de gouverner dans l’Union européenne. Les travaux du séminaire ont porté essen-
tiellement sur l’évolution du rôle de la Commission européenne.Le rapport aborde cependant,également,
la contribution que pourrait apporter la Cour de justice des Communautés européennes à la procédurali-
sation du droit communautaire.
208 Olivier de Schutter

pied de l’État providence2. La crise de celui-ci est une crise de sa rationalité même
puisque, menaçant parfois l’autonomie de l’individu, l’État providence a surtout ré-
vélé des dysfonctionnements massifs,une incapacité à résoudre une partie des pro-
blèmes qui avaient d’abord conduit à l’instituer, et surtout, aujourd’hui où il doit
changer,une extrême rigidité,dissuadant toute tentative de réforme structurelle.La
dérégulation a paru, un moment, constituer une issue. Depuis dix ans, elle aussi
montre ses limites: la confiance placée dans l’initiative privée et dans la concur-
rence des agents économiques a causé de l’exclusion à une échelle à présent
massive, tandis que la croissance économique prend une forme spéculative. Le
déplacement des paradigmes de la science économique elle-même atteste cet
épuisement,puisque,aux thèses néoclassiques,viennent à présent se substituer les
thèses de l’école de la régulation et celles de l’analyse économique des conven-
tions, qui ont en commun de contester l’autonomie de la discipline économique.

Un épuisement du même type a lieu,quoique sur un mode légèrement diffé-


rent et sur une échelle temporelle plus restreinte,au plan de l’Union européenne.La
stratégie juridique qui a visé la réalisation du marché intérieur est passée par une
phase de reconnaissance mutuelle des législations nationales,puis par une politique
d’harmonisation accentuée,essentiellement par voie de directives.Mais il apparaît à
présent que la réalisation du marché intérieur ne sera pas pleinement effective tant
que la mise en œuvre des instruments d’harmonisation,et notamment la transposi-
tion des directives,sera abandonnée aux autorités nationales.Cela ne tient pas seule-
ment à la tendance des États membres à poursuivre la concurrence — qu’ils ne peu-
vent plus ouvertement se faire — dans ce que la transposition qui leur est confiée
laisse subsister comme marge d’appréciation,au niveau des sanctions en cas d’infrac-
tion,au niveau du caractère systématique des poursuites,du scrupule des contrôles
administratifs,de l’effectivité des voies de recours3.Cela tient aussi,plus fondamenta-
lement,aux différentes cultures administratives nationales qui recréent,au plan de la
mise en œuvre du droit communautaire, les obstacles à la libre circulation que
l’imposition de ce droit précisément veut effacer.Peut-on trouver une solution à ces
nouveaux obstacles par un nouveau transfert de compétences vers la Communauté
européenne? Ni l’opinion publique, ni les administrations étatiques n’y paraissent
favorables. Un nouveau type de droit est à inventer, qui puisse rencontrer ces exi-
gences apparemment contradictoires:poursuivre l’entreprise d’harmonisation effec-
tive sans pour autant doter l’échelon communautaire de compétences nouvelles,qu’il
serait du reste incapable d’exercer avec les moyens qui sont aujourd’hui les siens4.

Telle est la situation où nous sommes.Sur le plan de l’État comme sur le plan
de l’Union, les modèles classiques paraissent tous, l’un après l’autre, avoir laissé voir

2
La mise sur pied de celui-ci,après les crises du premier tiers du siècle puis pendant l’après-guerre,peut être
analysée dans les termes d’une resocialisation de l’économie, c’est-à-dire comme un abandon de la
croyance que le système économique est doué d’une capacité de régulation interne, qui doit être placée
à l’abri de toute forme d’intervention.Voir Polanyi,K.,La grande transformation:aux origines politiques et éco-
nomiques de notre temps, trad.fr.C.Malamoud, Paris, Gallimard, 1988 (orig.1944).
3
Voir Snyder, F., «The Effectiveness of European Community Law: Institutions, Processes, Tools and Tech-
niques», MLR, 1993, p.19-54.
4
Dehousse,R.,«Regulation by Networks in the European Community:The Role of European Agencies»,Eur.J.
of Public Policy, 1997.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 209

leurs faiblesses. Cet épuisement nous surprend, démunis, face aux questions nou-
velles à résoudre.Il place l’action publique face à un scepticisme généralisé.Or,l’hy-
pothèse du séminaire est que,d’une meilleure compréhension de la crise du savoir
que manifeste l’échec des modèles existants d’intervention publique — en son cœur
en effet,cet échec résulte d’une crise de la rationalité qui oriente ces modèles —,un
sursaut d’imagination institutionnelle peut résulter. Il s’agit en effet de réfléchir sur
des modes de gouverner qui,plutôt que de les nier,prennent acte de la complexité
sociale et de l’insuffisance du savoir expert qui en résulte, de la prégnance des cul-
tures administratives nationales,de la nécessité pour la norme de se réviser en per-
manence,de l’importance d’une application contextualisée:en définitive,il s’agit de
traduire,sur le plan d’une réforme des dispositifs institutionnels,le diagnostic auquel
conduit le constat de l’échec des formes classiques de régulation.Là se situe notre
souci d’associer à l’élaboration de la norme et à la surveillance de son respect,comme
à l’évaluation permanente de ses effets et,le cas échéant à sa révision,l’ensemble des
parties intéressées au champ réglé par la norme: c’est parce que l’accentuation de
cette participation à la norme et de la révisabilité de celle-ci rompent avec l’idée que
serait adéquate la norme arrêtée unilatéralement au départ d’un savoir expert.Là se
situe encore notre insistance sur la motivation dont la norme est accompagnée,lors
de son adoption,mais également lors de chacune de ses instances d’application:c’est
que l’exigence de cette motivation,en réponse aux questions que suscite la norme
de la part de ceux qu’elle concerne,constitue la source d’un dialogue,lequel atteste
que nul ne peut plus aujourd’hui prétendre disposer en monopole de l’objectivité re-
quise à l’adoption ou à l’application correctes de la règle.

Il faut à présent préciser, pour les différentes institutions concernées, ce


qu’une telle révision pourrait signifier.

L’affirmation jurisprudentielle d’un droit de tout


intéressé à soumettre des observations
Nous pouvons chercher à comprendre quel pourrait être l’apport de la Cour
de justice des Communautés européennes à cette transformation en partant de
l’exigence qu’elle formule lorsque l’administration nationale refuse, à celui à qui le
droit communautaire confère certains droits, le bénéfice de ceux-ci. Il est alors re-
quis de l’administration qu’elle fournisse les motifs de sa décision négative,afin que,
le cas échéant,l’intéressé puisse soumettre celle-ci à une forme de contrôle juridic-
tionnel5.Or,il est parfaitement envisageable d’étendre cette exigence — qu’elle soit

5
Voir CJCE,arrêt du 15 octobre 1987 dans l’affaire 222/86,G.Heylens/Unectef, Recueil, p.4097:«L’efficacité du
contrôle juridictionnel,qui doit pouvoir porter sur la légalité des motifs de la décision attaquée,implique,de
manière générale,que le juge saisi puisse exiger de l’autorité compétente la communication de ces motifs.
Mais,s’agissant plus spécialement,comme en l’espèce,d’assurer la protection effective d’un droit fondamen-
tal conféré par le traité aux travailleurs de la Communauté,il convient également que ces derniers puissent
défendre ce droit dans les meilleures conditions possibles et se voient reconnaître la faculté de décider,en
pleine connaissance de cause,s’il est utile pour eux de saisir la juridiction.Il en résulte que,en pareille hypo-
thèse,l’autorité nationale compétente a l’obligation de leur faire connaître les motifs sur lesquels est fondé
son refus,soit dans la décision elle-même,soit dans une communication ultérieure faite sur leur demande».
210 Olivier de Schutter

imposée aux autorités nationales ou aux autorités communautaires — non seule-


ment à la garantie des droits fondamentaux attribués par l’ordre juridique commu-
nautaire, mais encore aux intérêts qu’il vise à protéger. La jurisprudence commu-
nautaire manifeste une certaine réticence à reconnaître, là où le législateur
communautaire est muet 6, un droit général des parties intéressées à l’adoption
d’une décision à être consultées, et une obligation corrélative, dans le chef de l’au-
teur de la décision, à fournir une motivation adéquate de celle-ci. À notre connais-
sance, une telle garantie n’existe, sauf stipulation expresse, que lorsque la décision
concerne «un opérateur économique bien déterminé» et que, par ailleurs, il s’agit
«d’une situation dans laquelle les caractéristiques de la matière concernée sont,par
définition, les mieux connues» par cet opérateur, l’information que peut fournir ce-
lui-ci étant dès lors indispensable à l’adoption d’une décision pleinement éclairée7.
C’est là encore une situation exceptionnelle, qui ne paraît nullement annoncer l’af-
firmation d’un droit général, dans le chef des parties intéressées, à être consultées
avant l’adoption d’une décision qui les concerne8. Or, imposer ces exigences —
consultation des parties intéressées et motivation de la décision qui constitue une
réponse satisfaisante aux objections soulevées — en les plaçant sous le contrôle du
juge communautaire, garantirait que la décision adoptée a tenu compte de l’en-
semble des intérêts concernés par la décision, et n’a pas écarté certains intérêts
sans justification acceptable pour tous:elle serait de nature à accroître la rationalité
de la décision administrative, si on convient d’entendre celle-ci, comme nous y
sommes aujourd’hui amenés,non comme la décision adoptée sous la garantie d’un
savoir expert,mais comme la décision adoptée au terme d’un échange associant le
plus grand nombre possible de parties intéressées, en vue de la recherche d’une
solution qui soit la plus satisfaisante pour tous.

Notre proposition est que la jurisprudence communautaire affirme une


obligation de fournir aux parties intéressées à l’adoption d’une mesure d’exécution,

6
Dans les domaines spécifiques du droit de la concurrence [voir l’article 3,paragraphe 2,point b),du premier
règlement d’application des articles 85 et 86 du traité: règlement (CEE) n° 17/62 du Conseil du 6 février
1962 (JO L 13 du 21.2.1962, p. 204, modifié et complété plusieurs fois ensuite)] et des opérations de
concentrations d’entreprises [voir l’article 18,paragraphes 1 et 4,du règlement (CEE) n° 4064/89 du Conseil
du 21 décembre 1989 relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises (JO L 395,p.1)],
ainsi que dans le domaine des procédures antidumping et antisubventions pour les marchandises en pro-
venance d’États tiers [voir l’article 5 du règlement (CEE) n° 3017/79 du Conseil du 20 décembre 1979 rela-
tif à la défense contre les importations qui font l’objet de dumping ou de subventions de la part de pays
non membres de la CEE (JO L 339,p.1)],le législateur communautaire a prévu la possibilité pour certaines
parties intéressées de faire part de leurs observations à la Commission lors de l’adoption par celle-ci de sa
décision.Une même exigence est déduite,dans le domaine des aides d’État,de l’article 8,paragraphe 2 (ex-
article 93, paragraphe 2) du traité CE, qui prévoit que la Commission a «mis les intéressés en demeure de
présenter leurs observations» avant de prendre une décision.Plus récemment,il semble que la Cour ait af-
firmé une pareille obligation en ce qui concerne les décisions de la Commission prises dans l’exercice de
sa mission de surveillance du respect de l’article 86 (ex-article 90) du traité, relatif aux entreprises aux-
quelles les États ont accordé des droits spéciaux ou exclusifs (CJCE,arrêt du 20 février 1997 dans l’affaire C-
107/95 P, Bundesverband der Bilanzbuchhalter e.V./Commission des Communautés européennes, Recueil).
7
Voir CJCE, arrêt du 21 novembre 1991 dans l’affaire C-269/90, Technische Universität München, Recueil, p. I-
5469 (point 14); et la lecture que la jurisprudence récente fait de cet arrêt: TPICE, arrêt du 13 décembre
1995 dans les affaires jointes T-481/93 et T-484/93, Vereniging van Exporteurs in Levende Varkens et al/ Com-
mission des CE, Recueil,p.II-2941 (points 56 et 57).
8
Un arrêt récent confirme la réticence de la Cour de justice à imposer à la Commission une obligation de
consultation à défaut d’une disposition expresse en ce sens: CJCE, arrêt du 12 décembre 1996 dans l’af-
faire C-142/95 P, Associazione agricoli della provincia di Rovigo et al/Commission des CE.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 211

la possibilité de faire part de leurs observations à l’autorité investie du pouvoir de


décision, et d’y adjoindre une obligation pour celle-ci de répondre sur l’ensemble
des points soulevés par ces observations.Cette obligation devrait avoir une portée
générale et s’imposer dans le chef des autorités nationales, lorsqu’elles assurent la
mise en œuvre du droit communautaire, aussi bien que dans le chef des autorités
communautaires. Un tel devoir de consultation de l’ensemble des parties intéres-
sées à la décision ne devrait pas être subordonné à la définition des compétences,
matérielles et territoriales, de l’autorité à qui il est imposé. Ainsi, si la décision de
telle autorité locale produit des conséquences portant au-delà des frontières de sa
circonscription, par exemple par ses incidences sur l’environnement ou par l’attrait
aux investissements locaux qu’elle signifie,les populations alentour sont intéressées
à l’adoption de la décision et leurs associations représentatives ou leurs manda-
taires officiels devront être représentées dans la consultation.Pour le juge commu-
nautaire, imposer cette exigence signifie par exemple contraindre l’autorité qui ac-
corde l’autorisation de construire une usine de traitement de déchets à prendre en
compte l’avis des associations de défense de l’environnement — y compris celles
constituées dans un autre État membre si la question produit des conséquences
au-delà des frontières nationales9 — et en tout cas à recueillir l’avis des associations
constituées dans les municipalités voisines.

La procéduralisation du principe de proportionnalité


Nous voyons dans une compréhension renouvelée du principe général de
proportionnalité une seconde façon dont la Cour de justice des Communautés eu-
ropéennes pourrait contribuer à la procéduralisation du droit communautaire.

Selon nous en effet,l’exigence de la proportionnalité de la décision adoptée au


terme de la consultation doit être appréciée au regard de celle-ci,c’est-à-dire que la
proportionnalité doit recevoir une définition davantage procédurale10. L’exigence
classique de la proportionnalité,qui postule une adéquation des moyens par rapport
aux fins poursuivies et un rapport raisonnable de proportionnalité entre ces moyens
et ces fins,avoue une double dette envers la forme de rationalité qu’on s’accorde au-
jourd’hui à reconnaître dépassée:d’une part,elle suppose le caractère déterminable
de la relation entre les moyens et les fins,c’est-à-dire qu’elle attribue à l’environnement
dans lequel la décision s’incrit des caractères de prévisibilité et de stabilité qui lui font
en réalité défaut 11;d’autre part,elle suppose l’univocité des valeurs poursuivies par l’in-

9
Sur cette question, outre la directive (CEE) 95/337 du 27 juin 1985 du Conseil des Communautés euro-
péennes concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement
(JO L 175 du 5.7.1985, p. 40), voir également Lenaerts, K., «Nuclear Border Installations: A Case-Study»,
E.L.Rev., 1988, p.159.
10
Voir aussi le point 9 du protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité an-
nexé au traité instituant la Communauté européenne par le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997:il y est
notamment stipulé que la Commission devrait «excepté dans des cas d’urgence particulière ou de confi-
dentialité, procéder à de larges consultations avant de proposer des textes législatifs et publier, dans
chaque cas approprié, des documents relatifs à ces consultations».
11
À l’inverse, le contrôle de la proportionnalité de la mesure se fait purement marginal lorsqu’il est pris acte
du contexte d’incertitude dans lequel la mesure intervient. Ainsi la Cour de justice des Communautés eu-
ropéennes juge-t-elle que «s’agissant [...] de mesures économiques complexes impliquant nécessairement
212 Olivier de Schutter

tervention publique,ainsi qu’il ressort nettement de la possibilité d’une «mise en ba-


lance» des moyens utilisés et des fins en vue de la réalisation desquelles ils le sont,
cette mise en balance supposant une norme commune qui serait,dans la présenta-
tion classique de la proportionnalité,comme donnée d’avance et non elle-même sus-
ceptible d’être mise en discussion12. Mais quelle signification reconnaître encore à
l’exigence de proportionnalité une fois ces présuppositions abandonnées? La procé-
duralisation de la proportionnalité signifierait que, ce qui fait à présent l’objet du
contrôle,c’est le fait pour la décision de n’avoir été adoptée qu’au terme d’une procé-
dure dans laquelle l’ensemble des parties intéressées ont pu se faire entendre,et de
prendre en compte des observations qui y ont été faites.Soit l’auteur de la mesure a
fait droit aux observations soumises dans le contenu de la décision adoptée;soit,s’il ne
s’y est pas rangé,il doit en avoir explicité les raisons,à travers une motivation qui soit à
la mesure de la pertinence de l’objection formulée.Ainsi la vérification de la propor-
tionnalité ne doit-elle plus prendre appui sur l’hypothèse d’un environnement stable
et prévisible d’emblée:ce qui est vérifié,ce n’est pas que la prévision ait été parfaite-
ment effectuée,mais que l’ensemble des avis pertinents ait été pris en compte,et ainsi
l’incertitude compensée par un dispositif institutionnel approprié.Ainsi également la
vérification de la proportionnalité ne suppose-t-elle pas le caractère non probléma-
tique des valeurs poursuivies,comme le postulait en revanche la mise en balance,clas-
siquement conçue,des moyens et des fins:les valeurs sur lesquelles prend appui la dé-
cision sont celles auxquelles fait appel la justification donnée à la décision adoptée,en
réponse à l’ensemble des objections soulevées à son encontre,objections qui doivent
provenir d’horizons normatifs différents et même en conflit les uns avec les autres13.

Une procéduralisation ainsi conçue, on peut en noter cette conséquence,


nous permet d’échapper à l’éternel débat entre un contrôle judiciaire qui relèverait
de la seule légalité,où l’erreur manifeste d’appréciation pourrait seule être censurée
par le juge,et un contrôle judiciaire qui confine à la vérification de l’opportunité de
l’acte entrepris— où se trouve condamnée toute mesure qui excède ce qui est stric-
tement nécessaire à la réalisation d’une fin admissible — sur le modèle de ce qui est
en jeu dans la matière des droits fondamentaux14.Car,entendue au sens où la procé-
duralisation du droit incite à le faire,la proportionnalité ne peut voir ses exigences dé-

un large pouvoir d’appréciation quant à leur opportunité et comportant, par ailleurs, très fréquemment
une marge d’incertitude quant à leurs effets, il suffit qu’au moment où elles sont édictées, il n’apparaisse
pas avec évidence qu’elles sont inaptes à concourir à la réalisation de l’objectif visé» (CJCE, arrêt du 7 fé-
vrier 1973 dans l’affaire 40/72,Schröder KG/République fédérale d’Allemagne, Recueil, p.125, ici p.143).
12
Ainsi par exemple, la Cour annonce les conditions auxquelles elle peut admettre une restriction à la libre
circulation des marchandises au nom de la nécessité de préserver l’indépendance économique d’un État,
où elle admet que «les produits pétroliers, par leur importance exceptionnelle comme source d’énergie
dans l’économie moderne, sont fondamentaux pour l’existence d’un État dès lors que le fonctionnement
non seulement de son économie mais surtout de ses institutions et de ses services publics essentiels et
même la survie de sa population en dépendent.Une interruption de l’approvisionnement en produits pé-
troliers et les risques qui en résultent pour l’existence d’un État peuvent dès lors gravement affecter sa sé-
curité publique que l’article 36 permet de protéger» (CJCE,arrêt du 10 juillet 1984 dans l’affaire 72/83,Cam-
pus Oil Ltd/ministère de l’industrie et de l’énergie, Recueil, p.2727, ici p.2751).
13
Sur cet aspect de notre situation actuelle,celui d’une coexistence entre des univers normatifs différenciés,
voir Walzer,M.,Spheres of Justice.A Defense of Pluralism and Equality, New York,Basic Books,1983;Boltanski L.,
et Thevenot, L.,De la justification:les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1991.
14
Pour un exposé de cette version exigeante de la proportionnalité, voir van Gerven, W., «Proportionnalité,
abus de droits, droits fondamentaux»,J.T., 1992, p.305.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 213

finies d’avance sur l’axe qu’on vient de rappeler.Elle devient purement contextuelle:
c’est en fonction des spécificités de chaque décision qui en fait l’objet que l’intensité
du contrôle va varier,car c’est seulement au regard du contexte de l’adoption de la
décision qu’on peut définir les parties que la décision est susceptible d’intéresser,
ainsi que,ces parties entendues,l’ampleur de l’obligation de motivation que leurs ob-
servations vont imposer à l’autorité chargée de l’adoption de la mesure.

Ces deux premières propositions concernent respectivement la consultation


préalable à l’adoption de la décision et le contrôle de la proportionnalité de celle-ci.
Elles touchent, ainsi, aux exigences que le juge communautaire pourrait imposer à
l’auteur de la décision,qu’il s’agisse d’une autorité nationale agissant comme admi-
nistration communautaire indirecte ou qu’il s’agisse de l’auteur de la mesure com-
munautaire lui-même.L’affirmation et le développement de ces principes par le juge
communautaire pourraient anticiper l’adoption d’un équivalent européen à l’Admi-
nistrative Procedures Act qui, depuis 1946, régit les procédures suivies devant les
agences administratives fédérales aux États-Unis15.L’avantage d’un tel instrument 16
est assurément qu’il garantit une plus grande transparence des procédures admi-
nistratives, au bénéfice spécialement des parties intéressées à y prendre part, qui
trouveraient dans une telle législation la garantie formelle de certains droits à être
consultées et à recevoir une réponse aux préoccupations qu’elles émettent. Il faut
cependant prendre garde que,à se trouver garanties avec une trop grande précision,
l’identité des parties consultées aussi bien que les modalités de leur participation ne
puissent plus évoluer, même si le besoin s’en fait jour, et qu’ainsi la formalisation se
paie d’une perte de flexibilité et de capacités de développement.D’autre part,le lien
est à préserver entre la participation des parties intéressées et le contrôle juridiction-
nel dont la décision fait l’objet. La relation ici est à deux sens: pas plus que le droit
d’être consulté n’est significatif si la partie à qui ce droit est reconnu n’a pas la possi-
bilité de faire contrôler ensuite,par le juge,l’adéquation de la réponse apportée à ses
questions,à l’inverse,l’obligation imposée à l’auteur de la décision de motiver celle-ci
n’a de sens que si le contenu de cette motivation n’est pas abandonné au choix de
celui qui la fournit,c’est-à-dire si l’auteur de la décision est tenu,non seulement à une
motivation même fournie et détaillée,mais encore à l’obligation de répondre à l’en-
semble des observations qui ont été présentées devant lui,le refus de répondre ou de
répondre de façon détaillée devant lui-même être justifié. Le juge communautaire
ayant la charge de contrôler la motivation d’une décision lorsqu’il se trouve saisi de
recours introduits contre elle — telle est bien la signification de l’exigence de pro-
portionnalité comprise sur le mode procédural —, on pourrait s’expliquer que ce
juge ait à préciser,dans le contexte propre de chaque décision,les exigences procé-

15
Voir Dehousse, R., Joerges, Ch., Majone, C., Snyder, Fr., et Everson, M., «Europe After 1992. New Regulatory
Strategies», EUI Working Paper, Law, n° 92/31, Florence, 1992, p.29-31.
16
Peut-être certaines communications en constituent-elles les prémices: voir notamment la communication
du 2 décembre 1992 sur une transparence accrue dans les travaux de la Commission,JO C 63 du 5.3.1993,
p.8;la communication sur un dialogue ouvert et structuré entre la Commission et les groupes d’intérêt,JO
C 63 du 5.3.1993, p. 2; et la communication du 2 juin 1993 sur la transparence dans la Communauté, JO
C166 du 17.6.1993,p.4.La communication relative à la transparence fait suite au vœu exprimé par les États
membres qui s’exprime dans la «Déclaration relative au droit d’accès à l’information» annexée au traité sur
l’Union européenne.Le Conseil européen de Birmingham du 16 octobre 1992 avait également fait état de
la nécessité de «rendre la Communauté plus ouverte, afin qu’un débat public sur ses activités puisse avoir
lieu en toute connaissance de cause».
214 Olivier de Schutter

durales à respecter, sans nécessairement que le législateur communautaire ait pro-


cédé d’avance à cette définition.

L’association des parties concernées au débat porté


devant le juge communautaire ou devant le juge
national chargé d’appliquer le droit communautaire
Mais les implications de la procéduralisation du droit communautaire
conduisent également à imposer des exigences à la façon de décider du juge com-
munautaire lui-même, ou bien, du moins lorsqu’elle fait application du droit com-
munautaire, de la juridiction nationale. On sait que les possibilités d’intervention
devant le juge communautaire demeurent restreintes. Lorsque la Cour de justice
statue sur renvoi préjudiciel en appréciation de validité ou en interprétation du
droit communautaire, seules sont admises à déposer des mémoires ou des obser-
vations écrites devant elle les parties au litige principal porté devant le juge de ren-
voi, les États membres et la Commission, ainsi que le Conseil «si l’acte, dont la vali-
dité ou l’interprétation est contestée, émane de celui-ci»17. Il s’agirait d’élargir cette
possibilité à toute partie intéressée: la réponse que fournit la Cour à une question
portant sur la validité d’un acte de droit communautaire dérivé ou l’interprétation
du droit communautaire produisant des conséquences qui vont largement au-delà
des seules parties au litige, elle doit pouvoir être débattue par d’autres personnes
physiques ou morales, dont l’État membre auquel elles se rattachent — lorsqu’un
tel rattachement peut avoir lieu — ne peut être présumé en toutes circonstances
représenter adéquatement le point de vue. Lorsque le juge communautaire statue
sur recours direct introduit devant lui, normalement peut intervenir «toute [...] per-
sonne justifiant d’un intérêt à la solution» du litige18. Mais cette disposition est in-
terprétée en un sens restrictif puisque, en principe, un intérêt consistant simple-
ment dans l’interprétation du droit communautaire — qui sera fournie à l’occasion
du litige — ne suffit pas à ce que l’intervention puisse être reçue.Celle-ci est au sur-
plus exclue en ce qui concerne les litiges «entre États membres, entre institutions
de la Communauté, ou entre États membres, d’une part, et institutions de la Com-
munauté, d’autre part». Or, cette exclusion ne tient pas compte de ce que certains
intérêts, notamment collectifs, sont en jeu dans l’application et l’interprétation du
droit communautaire qui a lieu à l’occasion de tels litiges: par exemple les intérêts
des consommateurs, lorsqu’un État est poursuivi en manquement pour avoir
conservé dans sa loi nationale des dispositions protectrices de la santé des
consommateurs, dispositions qui constituent un obstacle aux échanges intracom-
munautaires19, ou bien les intérêts des travailleurs lorsqu’un autre État est accusé
d’infraction au droit communautaire pour avoir maintenu un avantage au bénéfice
de certaines entreprises remplissant des missions de service public.

17
Voir l’article 20 du statut CE de la Cour de justice, figurant dans le protocole signé à Bruxelles le 17 avril
1957.
18
Voir l’article 37, 2e alinéa, du statut de la Cour de justice des Communautés européennes.
19
Voir le commentaire de Goyens, M., in: Bourgoignie,Th., (dir.),L’action collective et la défense des consomma-
teurs, Story-Scientia, Bruxelles, 1992, ici p.242-243.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 215

L’élargissement des possibilités d’intervention devant le juge communau-


taire, soit par une interprétation renouvelée des dispositions qui la régissent, soit
par une modification de ces dispositions,serait une façon de prendre acte que la lé-
galité communautaire ne peut être adéquatement vérifiée qu’au terme d’un échange
auquel doivent pouvoir prendre part l’ensemble des parties intéressées, nul ne dis-
posant — s’agissant par exemple de déterminer s’il a été satisfait à l’exigence de
proportionnalité ou si aucun détournement de pouvoirs n’a été commis — d’une
perspective privilégiée par rapport à l’ensemble des perspectives qui peuvent être
adoptées à l’égard d’un même problème. Rien ne s’oppose, selon nous, à ce que la
même transformation du mode de décider soit imposée à la juridiction nationale
qui est saisie d’un litige à l’occasion duquel il lui est demandé de faire application
du droit communautaire. On peut concevoir que, coopérant avec le juge national
par le mécanisme du renvoi préjudiciel, la Cour de justice des Communautés euro-
péennes lui impose — comme à l’administration nationale qui met en œuvre le
droit communautaire — de ne trancher qu’après avoir non seulement entendu les
parties — cela,le principe même du contradictoire et le respect dû aux droits de la
défense l’imposent déjà —, mais également recueilli les avis qui lui permettent de
bâtir sa décision sur une diversité de points de vue, fondés sur des informations
puisées à des sources multiples, et manifestant le souci de garantir des intérêts qui
excèdent uniquement ceux des parties20.

Le rôle de la Commission européenne dans


la procéduralisation du droit communautaire:
présentation du problème
En rappelant l’exigence de consultation qui doit, selon nous, accompagner
l’adoption de la décision par la Commission européenne,nous avons déjà fourni un
indice quant aux transformations que la procéduralisation du droit communautaire

20
Le bénéfice d’une telle obligation imposée au juge national ne tiendrait pas seulement à la qualité de la
décision qu’il rend, c’est-à-dire à la rationalité dont cette décision peut se revendiquer. Elle constituerait
également un gain de réalisme. On sait en effet que la décision de justice, même si elle n’intervient
qu’entre les seules parties au litige, produit des conséquences au-delà de ces seules parties, notamment
lorsqu’elles sont relatives à l’étendue des obligations de certains acteurs collectifs tels que les entreprises,
syndicats ou États. La représentation devant le juge de l’ensemble des parties intéressées, et non seule-
ment des parties au litige à l’égard desquelles s’imposera l’autorité de la chose jugée,constituerait simple-
ment une manière de prendre acte de la réalité des effets que sa solution produit.
L’évolution contemporaine est dans ce sens.M.W.van Gerven attire mon attention sur un attendu du récent
arrêt du 17 juillet 1997 dans l’affaire C-334/95,(Kruger,JTDE,1997,p.159),dans lequel la Cour,interrogée par la
voie préjudicielle sur les conditions auxquelles une juridiction nationale peut ordonner le sursis à exécution
d’un acte national fondé sur un acte communautaire apparemment illégal,ne se contente pas de rappeler
que l’intérêt de la Communauté doit être pris en compte,mais encore en déduit que le juge national «doit [...]
donner la possibilité de s’exprimer à l’institution communautaire,auteur de l’acte dont la validité est mise»
(point 45),et encore décider,«conformément à ses règles de procédure,quelle est la façon la plus appropriée
de recueillir toutes les informations utiles sur l’acte communautaire en cause» (point 46).Ces attendus nous
intéressent par cela que,d’une part,ils admettent que seuls les intéressés sont en mesure de définir avec la
précision requise ce qui est leur intérêt — ainsi seul l’auteur de l’acte communautaire peut correctement
identifier l’intérêt communautaire à ce que son exécution ne se trouve pas suspendue —,et que,d’autre part,
ils suggèrent que l’autonomie procédurale reconnue aux ordres juridiques des États membres peut céder
face à l’obligation de permettre aux intéressés de s’exprimer devant la juridiction nationale.
216 Olivier de Schutter

peut impliquer dans le chef de cette institution21. Mais ce qui en a été dit jusqu’à
présent demeure très insuffisant, pour trois raisons qu’on peut immédiatement
identifier. Premièrement, partant de l’exemple des exigences qu’impose la jurispru-
dence communautaire lorsqu’une restriction est apportée à un droit fondamental
attribué par l’ordre juridique communautaire à un individu déterminé,il reste à exa-
miner quelle consultation peut s’envisager lorsque la mesure dont l’adoption est
envisagée n’est pas individuelle ou visant un nombre restreint de destinataires,mais
est générale dans ses effets, comme c’est généralement le cas des règlements ou
des directives — celles-ci n’étant formellement adressées qu’aux États,mais produi-
sant en réalité des effets quasi normatifs à l’égard d’un grand nombre de destina-
taires se trouvant sous la juridiction des États membres. Deuxièmement, les moda-
lités de la consultation, même en ce qui concerne les mesures dont le nombre de
destinataires ou le champ d’applicabilité est limité, demeurent encore imprécises.
Enfin troisièmement, ce que nous en avons dit jusqu’à présent n’a porté que sur le
moment de l’adoption de la décision, et non sur le suivi de ses effets et les éven-
tuelles révisions qu’elle peut subir.

Les deux premières questions peuvent être envisagées ensemble. Entre la


décision individuelle ou n’ayant qu’un nombre restreint de destinataires,d’une part,
la réglementation générale dans ses effets,d’autre part,la différence nous paraît de-
voir être relativisée.On vient d’insister sur la circonstance que,même la décision ne
concernant apparemment qu’un seul ou un nombre restreint de personnes, peut
en réalité avoir des incidences sur des intérêts nombreux, auxquels la procédure
d’adoption de la décision doit fournir l’occasion de se manifester et d’imposer ain-
si à son auteur une exigence accrue de motivation22; à l’inverse, la réglementation
générale, par les motifs qui en justifient l’adoption, désigne par là certains intérêts
qu’elle est destinée à spécifiquement servir,même s’il s’agit d’intérêts généraux tels
que ceux des consommateurs, des familles nombreuses, ou des producteurs de
biens, et elle affecte certains intérêts plus que d’autres: par exemple ceux des pro-
ducteurs qui devront respecter telle législation visant la protection des consomma-
teurs,ou ceux des employeurs qui devront accorder tels droits aux travailleurs qu’ils
emploient dans leur entreprise. Il est vrai que, plus la réglementation est générale
dans ses effets — plus son champ d’applicabilité est étendu —, et plus on risque
que les intérêts qu’elle affecte soient dispersés et demeurent trop inorganisés pour
se faire entendre dans la procédure de son adoption,plus aussi se pose la question
du caractère adéquat de la représentation de ces intérêts par des associations,syn-
dicats, ou autres groupements. Mais ces circonstances ne doivent pas décourager
de réfléchir sur les exigences d’une procéduralisation de l’adoption de la régle-

21
L’occasion en sera peut-être fournie par la réorganisation des services de la Commission, dont la Déclara-
tion relative à l’organisation et au fonctionnement de la Commission adoptée par la Conférence d’Amsterdam
prévoit qu’elle interviendra avant l’an 2000.
22
Je ne souhaite pas alourdir le texte par une foison d’exemples: l’autorisation accordée à une opération de
concentration intéresse,outre les entreprises à qui elle bénéficie,les organisations de travailleurs de ces en-
treprises, les consommateurs des biens qu’elles fournissent, les concurrents, le réseau de distributeurs; la
décision de la Commission de ne pas entamer une procédure contre l’État qui maintient certaines législa-
tions protectrices de la santé des consommateurs intéresse non seulement cet État, mais aussi les opéra-
teurs économiques souhaitant exporter vers ses frontières, les associations de consommateurs dont l’État
a pu mal représenter les intérêts (peut-être les consommateurs préfèrent-ils, à une protection accrue, un
plus grand choix de produits à bas prix?).
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 217

mentation générale,et non uniquement — à partir de l’exigence du contradictoire


qui lui est traditionnellement associée — de la décision individuelle ou ayant un
nombre restreint de destinataires: au contraire, cette réflexion est d’autant plus ur-
gente qu’elle pose certaines difficultés dont la solution n’est pas toujours aisée.

Le rôle de la Commission européenne dans la


procéduralisation du droit communautaire:la pluralité
des fonctions de la Commission européenne
Deux difficultés,ici,combinent leurs effets.La première difficulté est dans la ré-
union, au sein d’une même institution, de fonctions différentes, difficiles à concilier
entre elles.La Commission doit à la fois assumer une fonction d’initiative législative,
une fonction d’exécution du droit communautaire général, et une fonction de
surveillance de l’application correcte du droit communautaire. Les deux premières
fonctions supposent l’établissement de relations de confiance avec l’ensemble des
parties intéressées à l’élaboration du droit communautaire, aussi bien privées que
publiques,et la fluidité de l’échange d’informations entre ces parties et la Commission.
La dernière fonction,en revanche,qui requiert une certaine indépendance vis-à-vis
de ces mêmes parties en même temps qu’elle est exercée, nuit aux relations de
confiance que la Commission a pu établir avec elles. Cette difficulté, que relève
L. Metcalfe23, paraît justifier, au sein même de la Commission, une dissociation plus
nette de ses différentes activités, qui reçoive une traduction institutionnelle visible.
Plus précisément,on pourrait songer à déployer la Commission en différents organes,
relativement autonomes l’un de l’autre,suivant une division soit bipartite (une admi-
nistration étant chargée des tâches qui reviennent classiquement,au sein de l’État,au
ministère public: poursuites des infractions au droit communautaire commises par
les États et, lorsque la poursuite doit s’effectuer au niveau communautaire, les per-
sonnes privées;une autre administration étant chargée de l’initiative législative et de
la mise en œuvre du détail exécutif des règlements communautaires),soit tripartite
(ce qui supposerait alors que les fonctions d’initiative législative et d’exécution soient
formellement dissociées).Une telle division ne doit ni impliquer que la poursuite des
infractions ne pourrait s’effectuer en tenant compte largement — comme c’est déjà
le cas et comme,du reste,le traité le prescrit —,de considérations d’opportunité,lais-
sant une large place à la négociation précédant l’éventuelle poursuite;ni que,entre
les différentes divisions instituées au sein de la Commission suivant cette répartition
fonctionnelle des tâches,une collaboration ne puisse exister:une telle collaboration
est au contraire requise si l’exécution des règlements communautaires doit tenir
compte des difficultés qu’implique l’application efficace du droit communautaire,et
si les propositions législatives doivent tirer,des obstacles rencontrés dans la formula-
tion des instruments d’exécution ainsi que dans la mise en œuvre du droit commu-
nautaire, les enseignements qui s’en dégagent. L’intérêt principal d’une plus nette

23
Metcalfe, L., «Building Capacities for Integration:The Future Role of the Commission», Lecture given at the
Schuman-Seminar: «Maastricht in Maastricht, the Treaty Revisited», held at the Provincial Government
House, Maastricht, 13 May 1996.
218 Olivier de Schutter

séparation résiderait dans la qualité des rapports que noue la Commission avec l’ex-
térieur et,en particulier,dans le caractère complet et fiable des informations qui lui
sont fournies par les destinataires du droit communautaire.

Le rôle de la Commission européenne dans


la procéduralisation du droit communautaire:
la pluralité des formes de la consultation
La deuxième difficulté concerne spécifiquement la pratique de la consulta-
tion, en amont de l’adoption par la Commission d’une proposition de réglementa-
tion ou d’une mesure conférant exécution à un règlement. On peut partir d’une
présentation sous la forme figurant ci-après, car cette difficulté reproduit, à plu-
sieurs niveaux distincts, ce qui constitue en son centre un même dilemme.

Fins de la consultation Négociation entre acteurs Éclairage de la décision de la


intéressés qui emporte leur Commission, qui rende celle-ci
accord mieux informée

Critères de sélection Représentativité des acteurs, Expertise des personnes


par exemple d’un secteur consultées, qualité des
déterminé ou d’un segment informations qu’elles
de la population détiennent

Activité de la Commission Égalisation des ressources des Les personnes consultées


dans l’organisation de la participants à la consultation, étant choisies en raison de
consultation soit passive, soit active leur accès privilégié à
certaines informations, aucune
égalisation des ressources
n’est requise

Rapport entre la consultation Risque d’un biais tenant à ce Risque d’une sous-estimation
et l’adoption de réformes que les acteurs consultés ont des difficultés pratiques de
des intérêts spécifiques dans mise en œuvre de la réforme
la réforme négociée envisagée, absence de
garantie d’une collaboration
des acteurs directement
intéressés au projet de
réforme

La consultation comme source Légitimité qui vient du Légitimité qui vient de


de légitimité caractère négocié de la l’objectivité des informations
solution adoptée recueillies, du caractère
apparemment désintéressé
des participants à la
consultation

Si ce n’est pas là abuser d’un cliché,nous avons affaire,selon cette présenta-


tion, à deux types idéaux de la consultation, qui relèvent respectivement des mo-
dèles de la régulation négociée («negotiated rulemaking») et de l’expertise. La crise
de la rationalité dont nous sommes partis incite à encourager un déplacement des
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 219

fins de la consultation. Destinée dans le modèle de l’expertise à apporter au déci-


deur les informations qui lui permettront de trancher après avoir été éclairé au
préalable,la consultation va alors servir plutôt à garantir la collaboration des parties
intéressées à la formulation de la décision, et rapprocher la consultation, ainsi, du
modèle de la négociation. Si c’est d’un tel déplacement qu’il s’agit, alors il faut
envisager les diverses conséquences qui en découlent. Leur analyse va nous
permettre de mieux repérer les apories de la concertation telle qu’elle a été encou-
ragée, notamment, au sein des structures de l’État providence, et qui tiennent en
premier lieu à l’idée que les intérêts devant être représentés sont pourvus d’une
définition donnée d’avance. En envisageant, à titre heuristique, l’introduction de la
consultation — conçue sous la forme de la négociation — au sein d’une structure
où domine encore le modèle de l’expertise, nous progresserons vers la définition
d’une forme de consultation qui ne se laisse pas ramener à l’un de ces types idéaux.
Le tableau figurant ci-dessus représente quelques traits des types de consultation
qu’on commence par contraster. Nous ramenons à deux aspects essentiels le pas-
sage du modèle de l’expertise au modèle de la consultation négociée.

1) Les acteurs de la consultation seront choisis à y prendre part en fonction de leur


représentativité des intérêts d’un secteur déterminé, ou d’un segment de la po-
pulation.Cela suppose de déterminer les critères de ce qui constitue une repré-
sentativité adéquate et, notamment, si cette représentativité doit s’entendre
dans un sens formel, étant alors attribuée par certaines procédures institution-
nelles (ainsi l’organisation représentative des travailleurs qui se fait le porte-
parole de leurs intérêts),ou bien en un sens plus substantiel,étant alors vérifiée
chaque fois en fonction des enjeux propres de la consultation (ainsi les
délégués des travailleurs qui, sur la question qui est l’objet de la consultation,
reçoivent le mandat de défendre telle position déterminée au terme d’une
délibération interne au monde du travail). Deux difficultés se font cependant
immédiatement jour.

La première est que le choix de faire participer à la consultation des acteurs


représentatifs de certains intérêts rend délicate — et peut-être illusoire — la tenue,
au sein même de la consultation, d’une discussion au cours de laquelle on atten-
drait que les différents acteurs puissent réviser leur position de départ en fonction
des arguments soulevés au cours de la consultation. Certes, la représentation n’a
pas à être pensée nécessairement sous la forme du mandat. Son concept ne s’op-
pose pas à ce que le représentant, investi de la mission de s’exprimer au nom et
pour compte d’autrui, puisse être amené à modifier sa revendication initiale et ain-
si participer à la construction d’un consensus entre l’ensemble des participants à la
consultation. Mais la représentation suppose néanmoins que certaines limites sont
imposées au représentant: même si une certaine marge d’évolution lui est recon-
nue,cette marge sera d’autant plus restreinte que sa représentativité est réelle,plu-
tôt que fictive,et qu’il doit,au terme de sa mission,rendre des comptes à ceux dont
il a assumé la représentation.

Liée à cette première difficulté,la seconde difficulté concerne le lien entre la


consultation — sous la forme,ici,d’une négociation entre acteurs représentatifs de
certains intérêts — et les réformes sur lesquelles elle pourrait déboucher. Le
220 Olivier de Schutter

dilemme est entre l’identité intéressée des participants à la consultation et l’étendue


des réformes qui en constituent le résultat:plus les participants sont intéressés,plus
leur tendance spontanée sera à la défense des droits et situations acquises,et plus,
ainsi,les réformes qui pourront avoir leur adhésion seront timides;à l’inverse,moins
les participants à la consultation ont un intérêt propre à l’issue des réformes débat-
tues,plus ils se trouvent dans l’ignorance des conséquences qu’auront pour eux ces
réformes,et plus ces réformes pourront être arrêtées dans l’intérêt de tous,sans que
leur extension ou la radicalité de leurs conséquences constituent un obstacle à ce
qu’elles soient proposées; le contractualisme moderne, du reste, trouve son point
de départ dans cette intuition fondamentale.

Ces difficultés qu’on vient de mentionner ne retirent rien aux avantages qui
résultent du fait d’associer les acteurs directement intéressés aux effets de la déci-
sion. Ces avantages se manifestent du point de vue de la légitimité de la décision,
de l’attention portée aux difficultés concrètes de sa mise en œuvre,et par cela aus-
si que les intérêts propres des acteurs concernés peuvent être eux-mêmes mis en
discussion et ainsi,le cas échéant,révisés ou reformulés.En revanche,ces difficultés
incitent à réfléchir sur les modalités d’une participation des acteurs intéressés qui
permettent de surmonter la rigidité qui, on vient de le voir, peut en constituer le
prix, que cette rigidité vienne d’une définition arrêtée des intérêts représentés ou
des manipulations stratégiques dont la consultation fournit l’occasion.

2) Le déplacement que, à titre heuristique, nous représentons ici — d’une consul-


tation conçue sur le mode de l’expertise à une consultation conçue sur le
mode de la négociation — produit une seconde conséquence.Elle concerne la
nécessité, si un tel déplacement doit avoir lieu, d’égaliser les ressources des
acteurs que la consultation va concerner.Si elle demeure purement passive,une
telle égalisation des ressources consiste simplement à tenir compte des inégalités
entre participants à la consultation, les sources de celles-ci pouvant être mul-
tiples (accès à l’information, moyens budgétaires, expérience accumulée, fré-
quence des contacts avec la Commission).Elle peut se faire,cependant,plus ac-
tive: ainsi l’information détenue par certains participants peut-elle être rendue
accessible aux autres, l’activité des participants les moins bien lotis peut-elle
être subsidiée.

Il y a cependant deux limites à ce qu’un tel activisme peut signifier. La pre-


mière est de fait:il est des inégalités qu’aucune mesure positive ne paraît de nature
à pouvoir compenser exactement. Ainsi, on ne remplace pas la circonstance
structurelle que tel acteur n’a pas d’expérience passée de consultation, ou que son
expérience est faible comparée à celle accumulée par les autres participants; et on
ne voit guère quelle compensation donner afin de rétablir l’équilibre rompu entre
l’acteur qui a des contacts fréquents avec la Commission, qui lui permette de
construire progressivement une crédibilité et de céder sur certains enjeux sachant
qu’il pourra compter, à propos d’autres enjeux, sur une écoute d’autant plus atten-
tive.La seconde limite à une égalisation active des ressources est de droit:il est cer-
tains intérêts, surtout diffus et émergents, qui sont insuffisamment inorganisés, et
qui ne disposent pas d’un porte-parole pouvant répercuter leurs préoccupations au
cours de la consultation lorsque celle-ci prend la forme d’une négociation entre
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 221

l’ensemble des acteurs intéressés; pour la Commission, susciter un tel porte-parole


serait éveiller une légitime suspicion sur son indépendance24, et surtout sur ses in-
tentions en créant un tel porte-parole — tant il est vrai que, prendre une part aus-
si active à la structuration de la consultation des acteurs intéressés peut équivaloir
pour la Commission à manipuler la consultation, en préjugeant de son issue.

Or, ces deux limites ne sont pas les seuls obstacles provoqués par une éga-
lisation active des ressources des participants à une négociation. Deux obstacles
supplémentaires doivent être signalés. Premièrement, une égalisation des res-
sources suppose de distinguer entre groupements représentatifs, suivant qu’on a
affaire, dans la terminologie mise en faveur par D. Sidjanski, entre les «groupes de
promotion», qui sont des «groupes idéologiques ou groupes qui assument la dé-
fense d’une cause», et les «groupes d’intérêt», qui sont des «organisations profes-
sionnelles, entreprises, groupes d’affaires, et sociétés multinationales»25. En effet, les
groupes d’intérêt œuvrent en faveur de leurs seuls membres, alors que le bien que
vise à obtenir le groupe de promotion bénéficie à tous, et constitue ainsi un bien
collectif auquel auront également accès ceux qui n’auront nullement contribué à
l’effort nécessaire à son acquisition:cela explique que,rapportées à l’importance de
l’intérêt dont ils assurent la défense,les ressources dont disposent les groupes d’in-
térêt sont largement plus importantes que celles dont peuvent bénéficier les
groupes de promotion26.Mais la distinction n’est pas aussi nette que la théorie des
biens collectifs nous la présente.D’une part, les groupements poursuivent toujours
plusieurs objectifs simultanément: tandis que les uns le sont en vue du bénéfice
des seuls membres du groupement ou de ceux qui participent à l’effort collectif,les
autres le sont au bénéfice de tous,comme c’est le cas de la «cause» dont le groupe
de promotion assure la défense; d’autre part, dès l’instant où un groupement est
constitué, même s’il l’est au bénéfice initial de ses seuls membres, l’intérêt collectif
qu’il représente se détache des intérêts individuels de ceux-ci,tels que les membres
l’auraient à l’origine défini en l’absence de leur mise en commun:il suffit de songer,
par exemple, à ce qu’il y a d’artificiel à n’apercevoir dans l’organisation représenta-
tive des travailleurs qu’un groupement d’intérêts constitué par ceux-ci, alors que la
plupart des avantages qu’une telle organisation négocie va à l’ensemble des tra-
vailleurs,qu’ils soient syndiqués ou non,et qu’un écart important peut exister entre
les intérêts du syndicat et ceux du travailleur individuel. La distinction entre caté-
gories de groupements, suivant qu’ils défendent des «intérêts» ou des «causes»,
constitue donc à la fois un facteur essentiel dans une politique active d’égalisation
des ressources entre les acteurs d’une négociation, et un facteur à ce point délicat

24
C’est la préoccupation exprimée par le Parlement européen, où il «rappelle que les institutions politiques
doivent respecter le principe d’indépendance des acteurs sociaux et des associations; que leur rôle n’est
pas d’en provoquer la création mais de leur offrir un cadre juridique,des capacités d’information et un ac-
cès effectif aux institutions» (résolution adoptée sur base du rapport sur la participation des citoyens et des
acteurs sociaux au système institutionnel de l’Union européenne [(A4-0338/96, PE 218.253/déf.) (ci-après:
«Rapport Herzog»), paragraphe 35].
25
Sidjanski, D., «Les groupes de pression dans la Communauté européenne», Il Politico, n° 473, 1982, p. 539-
560, ici p.540-541.
26
Voir De Schutter, O., «Les groupes de pression dans la Communauté européenne», C.H. du CRISP, n° 1398-
1399, 1993, 53 p., ici p.5-13.
222 Olivier de Schutter

à interpréter qu’on peut s’interroger sur l’utilité réelle qui peut en être tirée.C’est là
notre première difficulté.

Le second obstacle que rencontre une égalisation active des ressources


entre les acteurs intéressés que la négociation rassemble, gît dans son caractère
potentiellement infini. Nous n’avons à notre disposition aucune norme qui per-
mette de définir que l’inégalité entre participants à la négociation a été suffisamment
compensée. À moins de la ramener à certaines garanties fondamentales de l’égali-
té des armes,telles que la possibilité pour chacun de contredire les informations sur
lesquelles l’autre partie prend appui — ce qui suppose un égal accès à ces infor-
mations —,l’égalité entre parties constitue un horizon par définition jamais atteint,
car chacun aura une perception différente de la portée réelle de ses exigences. Si
bien qu’une politique active visant l’égalisation des ressources entre parties inté-
ressées conduit la Commission à susciter des attentes qu’elle ne pourra que déce-
voir, dans l’incapacité où elle se trouve de les satisfaire tout à fait.

Une version procéduralisée de la consultation


Voilà mentionnées quelques-unes des difficultés principales qui se font jour
si, soucieux de quitter le modèle de l’expertise, trop compromis en effet avec un
type de rationalité positiviste dont on a suffisamment dénoncé le caractère illusoire,
nous encourageons des formes de consultation conçues sur le mode de la négo-
ciation entre acteurs intéressés.La revue de ces difficultés — et encore n’a-t-on re-
levé que les plus frappantes d’entre elles — n’avait d’autre but que d’illustrer la né-
cessité de nous extirper de cette dichotomie spontanée entre les deux types
idéaux que nous avons figurés. D’un côté, avec la consultation qui prend la forme
de la demande d’expertise, les acteurs directement concernés par la décision à
adopter27 se trouvent désappropriés de cette décision; de l’autre, ils se la réappro-
prient,au point que la décision politique se trouve négociée comme peut l’être un
contrat.Mais c’est en réalité l’idée même que la décision constitue un bien suscep-
tible d’appropriation et qui, confiée aux uns, est nécessairement retirée aux autres,
qu’il s’agit de surmonter, avec les dilemmes où elle nous confine. Quelles perspec-
tives de réformes institutionnelles s’indiquent, si tel est l’objectif recherché? Nous
mentionnerons une première piste, pour en retenir ensuite deux autres.

La piste consistant à réclamer aux acteurs engagés dans la consultation


qu’ils apportent des justifications à l’appui des positions qu’ils défendent peut se
revendiquer d’un pedigree philosophique considérable, celui que lui fournit
l’éthique de la discussion.L’enjeu de celle-ci consiste à importer dans la théorie so-
ciale et la philosophie politique des acquis de la philosophie du langage,et spécia-
lement de cette idée fondamentale suivant laquelle celui qui affirme s’engage par
là,puisqu’il s’agit d’une présupposition pragmatique de son assertion,à fonder celle-
ci sur des raisons acceptables pour tous. Cette intuition demeure, nous semble-t-il,

27
Le terme «décision» est à entendre ici en un sens générique, et non au sens technique dans lequel il
figure, à côté de la directive et du règlement, à l’article 189 du traité CE.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 223

essentielle du point de vue d’une critique des idéologies.Fournit-elle la clé d’un dis-
positif institutionnel susceptible de régir la décision politique? Cela est plus dou-
teux.Deux motifs expliqueront notre scepticisme.

D’une part, l’éthique de la discussion oblige à effectuer une idéalisation:


celle-ci,étant nécessairement présupposée dans tout acte de langage,figure même
au centre de sa construction. Cette idéalisation donne le signal d’une critique à
conduire; elle en fournit l’instrument. Mais cette tâche critique dans laquelle elle
nous engage est précisément infinie, en raison du caractère nécessairement
contextuel dans laquelle la discussion a lieu. Certes, les bonnes raisons sont celles
qui valent indépendamment du contexte où elles sont acceptées. Mais comment
savoir, justement, que tel sera le cas? Quel autre critère d’acceptabilité, en droit, de
telle justification,que celui de l’acceptation effective — en fait —, dans un contexte
donné? Étant nécessairement fournies dans un contexte donné, les bonnes rai-
sons qui sont fournies à l’appui de telle affirmation sont nécessairement dépen-
dantes de ce contexte dans lequel elles sont invoquées; dans un autre contexte,
elles devront à leur tour être révisées afin de présenter à nouveau un caractère
d’universalité.

D’autre part, l’éthique de la discussion repose sur l’ambition d’un décloison-


nement universel des perspectives de chacun, au cours de l’échange communica-
tionnel qui vise à l’intercompréhension.Mais on vient de voir la difficulté qui surgit
dès lors que, inclus en raison de la représentativité qui leur est reconnue, les parti-
cipants au dialogue n’ont pas la maîtrise entière de la position qu’ils défendent,
étant au contraire liés par le mandat qu’ils ont reçu ou, minimalement, étant tenus
de rendre compte ensuite à ceux au nom et pour compte desquels ils s’expriment.
C’est ainsi que les avantages qu’offre l’éthique de la discussion,qui constituent son
atout comme théorie critique, lui assignent simultanément ses limites si elle doit
orienter la réforme institutionnelle.

Deux autres pistes de recherche se présentent. Elles nous paraissent com-


plémentaires. Nous avons choisi de les exprimer, l’une comme un droit des per-
sonnes intéressées à l’adoption d’un texte ou d’une décision à être consultées,
l’autre comme une obligation générale d’évaluation des politiques publiques,quelle
que soit la forme — norme, programme, investissement — qu’elles prennent. On
se situe ainsi aux deux extrémités de la chaîne classique de la décision politique:
l’évaluation vise à introduire une rétroaction dans cette chaîne; la réflexivité en est
encore encouragée par le fait que, comme c’est le cas en amont de la décision, en
aval de celle-ci, la participation de l’ensemble des intéressés est requise. Mais dé-
taillons quelque peu ces deux propositions.

Un droit général à la consultation


La première piste nous est déjà familière, puisqu’elle est celle, que nous
avons encouragé la Cour de justice des Communautés européennes à emprunter,
de l’affirmation, à titre de principe général de droit communautaire, d’un droit de
224 Olivier de Schutter

toute personne y ayant intérêt à faire part de ses observations à la Commission sur
la décision que celle-ci s’apprête à prendre,et à ce qu’il soit répondu aux objections
qu’elle soulève — l’adéquation de ces réponses,que doit fournir la motivation de la
décision, devant pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel. C’est là égale-
ment, nous paraît-il, l’option qu’a privilégiée le Parlement européen, dont la résolu-
tion sur la participation des citoyens et des acteurs sociaux au système institution-
nel de l’Union européenne demande l’inscription au traité d’un «principe général
proclamant le droit de tout citoyen et de toute organisation représentative à for-
muler et à faire entendre leur avis ainsi qu’à recevoir directement ou indirectement
des réponses, sans que ce droit implique pour autant une participation directe à la
prise de décision»28. L’exposé des motifs est sur ce point trop explicite pour qu’on
puisse s’abstenir de le mentionner:

«Nous proposons d’ouvrir un droit général de consultation à tous ceux


qui sont intéressés à un texte,à une décision en préparation,et à leurs
effets.Par consultation nous entendons la possibilité d’émettre des avis et
de recevoir des réponses.L’autonomie de la décision,déléguée aux
institutions centrales,n’est pas mise en cause.[...] La consultation,très
large,doit cependant être distinguée nettement de la concertation et de
la négociation,procédures dans lesquelles des acteurs sociaux
représentatifs délibèrent avec leurs organes dirigeants»29.

Notre proposition, dont nous relevons l’écho dans la résolution du Parle-


ment européen qu’on vient de citer, ne peut être correctement comprise que
moyennant deux précisions supplémentaires.Premièrement,l’«intérêt» dont il s’agit
ici — intérêt à pouvoir être consulté dans le cadre de l’élaboration d’un texte et,
nous allons y venir, dans le cadre de l’évaluation de ses effets — doit s’étendre à
l’intérêt collectif dont, conformément à la fin qu’ils se sont librement donnée, des
groupements assurent la défense.Nous n’avons pas à l’esprit, ainsi, une conception
restreinte de l’intérêt,tel celui,dont on déduit de l’article 173 du traité qu’il doit être
«individuel» et «direct», qui justifie la recevabilité du recours direct en annulation
devant le juge communautaire.À cette condition seulement la consultation rempli-
ra-t-elle véritablement sa fonction, de contribuer à une meilleure rationalité et à
une plus grande légitimité de la décision communautaire.

Faut-il craindre que l’ouverture de la consultation soit dès lors si large qu’elle
risque de nuire à la conduite efficace de l’administration? C’est une crainte qu’a

28
Résolution adoptée sur la base du rapport Herzog, paragraphe 24. La résolution appelle un tel droit «droit
d’expression». Elle précise que ce droit «doit pouvoir être exercé sur chaque territoire auprès des institu-
tions publiques, des centres d’information communautaires, et des organisations représentatives, ainsi
qu’au sein de réseaux d’échanges internationaux».Je note simplement l’originalité qui consiste à donner à
chacun le droit de recevoir une réponse aux observations qu’il formule,non seulement des institutions pu-
bliques auxquelles il s’adresse, mais également des organisations représentatives qui, on le suppose, vont
intervenir comme porte-parole auprès des institutions communautaires en se réclamant de la défense de
son intérêt.Un tel souci de garantir la démocratie interne au sein des organisations représentatives mérite
d’être salué. Il ne fait que confirmer, en même temps, la difficulté de concevoir la «consultation» sous la
forme à laquelle incite l’éthique de la discussion, si elle réunit des personnes s’exprimant pour les organi-
sations représentatives auxquelles elles appartiennent.
29
Rapport Herzog, p.11.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 225

exprimée parfois la Cour de justice30.Elle se traduit encore en aval,par l’encombre-


ment du rôle du juge communautaire qui peut résulter d’une telle extension. La
possibilité de soumettre à un contrôle judiciaire la qualité de la motivation donnée
aux réponses apportées aux objections formulées lors de la consultation constitue
selon nous une condition essentielle de pareille consultation31.Mais on peut se de-
mander si on ne risque pas dès lors d’assister à l’introduction d’un flot massif de re-
cours,soit afin de réclamer un droit d’être consulté que l’institution communautaire
a jugé devoir refuser, soit afin de demander à la Cour de justice qu’elle apprécie
la légalité de la décision qui a été adoptée au terme de la consultation. Là-dessus
porte justement notre seconde précision. Il nous paraît que, d’une part, l’ampleur
de la motivation qui peut être requise de la Commission — soit le caractère détaillé
ou non de la réponse qu’elle est tenue d’apporter à l’observation qui lui est sou-
mise dans le cadre de la consultation — doit varier en fonction de la pertinence de
l’observation: c’est encore, du reste, ce qu’admet déjà le juge communautaire.
D’autre part,si un droit général «d’expression»,ainsi que l’exprime le Parlement eu-
ropéen,devait être reconnu,et s’il devait être accompagné de la possibilité d’un re-
cours en justice visant à faire contrôler la légalité de la décision qui clôt la consul-
tation — mais il le doit —, il nous paraît que la possibilité devrait être laissée à la
Cour de justice de sélectionner les affaires qui lui paraissent plus spécialement mé-
riter qu’elle se prononce à leur égard, suivant le système de certiorari en vigueur à
la Cour suprême des États-Unis. On a voulu apercevoir les prémisses d’un tel sys-
tème dans la jurisprudence de la Cour de justice qui la conduit à écarter comme irre-
cevables certaines questions préjudicielles, qui lui paraissent poser des questions
d’interprétation du droit communautaire manifestement sans rapport avec l’objet
du litige principal,ou bien qui,ne lui parvenant qu’en raison d’un échafaudage pro-
cédural construit par les parties qui portent le litige devant la juridiction nationale,
lui paraissent constituer un litige «fictif» ou «artificiel»32. Mais le paradoxe de cette
jurisprudence est qu’elle fonctionne à rebours:au lieu que seules les affaires les plus
significatives soient retenues,elles risquent au contraire,si la jurisprudence actuelle
subsiste, d’apparaître suspectes, et ainsi d’être écartées par la Cour de justice33.

30
Voir les conclusions de M. l’avocat général Warner préc. CJCE, arrêt du 29 mars 1979 dans l’affaire 113/77,
NTN Toyo/Conseil, Recueil, p. 1185, ici p. 1262 («…il ne fait aucun doute que le droit d’être entendu est su-
bordonné à la réserve générale qu’il doit être compatible avec les exigences d’une administration effi-
cace»); CJCE, arrêt du 16 mai 1984 dans l’affaire 9/83, Eisen und Metall AG /Commission, Recueil, p. 2071, ici
p. 2086 [à propos de l’article 36 du traité CECA, qui impose à la Commission de «mettre l’intéressé en me-
sure de présenter ses observations» avant l’adoption de sanctions, la Cour juge que cette obligation «ne
peut être entendue en ce sens qu’elle imposerait à la Commission d’avancer ses contre-arguments à
l’égard des moyens de défense présentés par l’intéressé. La garantie des droits de la défense est assurée
par cet article en donnant à l’intéressé la possibilité de présenter ses moyens. On ne peut pas exiger que
la Commission réponde à ces moyens ou effectue des enquêtes supplémentaires ou procède à l’audition
de témoins indiqués par l’intéressé, lorsqu’elle estime que l’instruction de l’affaire a été suffisante. Cela ris-
querait en effet de trop alourdir et prolonger la procédure en constatation d’une infraction» (point 32)].
31
C’est là, on le sait, ce que la jurisprudence communautaire elle-même admet.Voir par exemple CJCE, arrêt
du 25 octobre 1977 dans l’affaire 26/76, Metro/Commission, Recueil, p. 1875; CJCE, arrêt du 4 octobre 1983
dans l’affaire 191/82, Fédération de l’industrie et de l’huilerie de la CEE (FEDIOL)/Commission des CE, Recueil,
p.2913,ici p.2935 (point 29);TPICE,arrêt du 18 mai 1994 dans l’affaire T-37/92,BEUC et NCC/Commission des
CE, Recueil, p.II-285, ici p.II-307 (point 36).
32
CJCE, arrêt du 11 mars 1980 dans l’affaire 104/79, Foglia/Novello («Foglia I»), Recueil, p. 745; CJCE, arrêt du
16 décembre 1981 dans l’affaire 244/80,Foglia/Novello («Foglia II»), Recueil,p.3045.
33
Voir par exemple Alexander,W., «La recevabilité des renvois préjudiciels dans la perspective de la réforme
institutionnelle de 1996»,CDE, 1995, p.561, ici p.574.
226 Olivier de Schutter

Notre suggestion conduit à ouvrir largement le droit de recours devant le juge


communautaire — y compris,du reste,si l’intérêt invoqué est l’intérêt collectif d’un
groupement —, mais à permettre en même temps à ce juge d’opérer une régula-
tion du contentieux dont il est saisi, en choisissant les affaires qui lui paraissent re-
quérir son contrôle.

Un devoir général d’évaluation des politiques publiques


La seconde piste de recherche que nous suggérons figure, elle aussi, dans
le rapport du Parlement européen auquel on vient de faire allusion. L’exposé des
motifs qualifie de «droit démocratique essentiel» l’évaluation des politiques, qu’il
définit comme «un système de collecte et de traitement pluralistes des informa-
tions sur l’impact des actions communautaires dans les sociétés européennes, ces
effets étant mis en regard des objectifs officiellement poursuivis»34.L’évaluation —
et on entend ici non pas l’évaluation ex-ante ou prévisionnelle, mais principale-
ment l’évaluation ex-post ou rétrospective (au terme d’une politique publique ou
d’un programme),ainsi que l’évaluation concomitante (en cours de mise en œuvre
de la politique)35 — devient en effet un élément essentiel d’un droit procédura-
lisé. Son institution vise à faire produire des effets positifs, de nature à renforcer la
participation de l’ensemble des acteurs intéressés à la norme ou à la politique pu-
blique, à l’incertitude même face à laquelle se trouve l’auteur de la norme ou le
responsable de la politique qui en font l’objet. La contextualisation de la justifica-
tion de la norme ou de la politique publique — «on ne légifère pas dans du
marbre»,écrit le rapporteur M.P.Herzog — implique en effet que les motifs qui ex-
pliquent à l’origine l’adoption de la norme ou l’initiation de la politique peuvent
se réviser en fonction des effets réels qui résultent de l’application de la norme ou
de la mise en œuvre de la politique,comme doivent pouvoir être révisés la norme
elle-même, ou la politique; et elle suppose que, les contextes d’application pou-
vant être multiples, comme peuvent l’être les perspectives au départ desquelles
une appréciation pourra être portée sur la norme ou la politique en cause, l’éva-
luation associe l’ensemble des acteurs intéressés à tous les maillons de la chaîne
décisionnelle. On fera plus clairement percevoir ce qui caractérise l’évaluation que
nous envisageons,comme élément d’un droit procéduralisé,en la contrastant avec
l’analyse du rapport entre les coûts et les bénéfices d’une politique déterminée,
telle qu’elle est conduite dans le cadre d’un contrôle de nature purement budgé-
taire et qui suppose la quantification des avantages aussi bien que des inconvé-
nients de la politique qui en fait l’objet.Par rapport à une telle forme d’évaluation,
l’élargissement a lieu dans pas moins de trois directions: elle se fait démocratique;
elle prend la politique publique évaluée comme expérimentale; elle se complète
d’une métaévaluation36.

34
Rapport Herzog, p.13.
35
Sur cette distinction, voir le Petit guide de l’évaluation des politiques publiques, Conseil scientifique de l’éva-
luation (France) (ci-après:«Guide du CSE»), mars 1996, p.12.
36
Ces paragraphes prennent appui sur la discussion introduite par la présentation de B.Perret à la cellule de
prospective de la Commission européenne, le 27 mars 1996.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 227

1) D’une évaluation exclusivement «managériale», on passe à une évaluation da-


vantage «démocratique»37.La marque la plus claire en est que les fins de la po-
litique évaluée sont mises en discussion au cours de l’évaluation, et non uni-
quement les moyens par lesquels ladite politique a cherché à réaliser les fins
qui, à l’origine, pouvaient la justifier. C’est là, je crois bien, ce que Bernard Perret
appelle le passage à une conception balistique de l’impact des décisions pu-
bliques sur la société: l’évaluation ne doit pas porter uniquement sur les effets
que la décision visait à réaliser — et se demander alors si ces effets ont eu lieu,
ou non —; elle doit se montrer attentive également aux externalités de la déci-
sion publique,à ses effets non prévus d’avance,positifs ou négatifs;et la prise en
compte de ces externalités peut conduire, de façon en quelque sorte rétroac-
tive, à modifier les justifications qui en étaient initialement données: telle poli-
tique, motivée d’abord par tel objectif annoncé, pouvant n’être en définitive
poursuivie que parce que sa mise en œuvre a illustré que,l’objectif initial n’étant
pas atteint, les externalités positives suffisent à lui conférer un fondement ac-
ceptable.
2) D’une évaluation devant permettre de décider si la politique publique doit être
poursuivie ou non, ou bien si elle doit n’être poursuivie qu’à condition d’être
rectifiée sur tel point, on passe à une évaluation dont une des finalités est de
susciter des propositions de réformes institutionnelles, touchant au contexte
dans lequel la politique est mise en œuvre. En d’autres termes, il ne s’agit plus
de raisonner dans un contexte institutionnel donné et placé lui-même à l’abri
de l’évaluation. Car la politique qui fait l’objet de l’évaluation peut échouer en
raison du fait qu’elle a été mal réfléchie, que les effets d’incitants sur les per-
sonnes chargées de la mettre en œuvre ont été sous-estimés, qu’il n’a pas été
tenu compte de tels effets collatéraux, qualifiés de «pervers»; elle le peut aussi
parce que le cadre institutionnel qui l’accueille est inadéquat à ce qu’elle soit
couronnée de succès.

Certes, l’intégration de cette politique parmi les fonctions de l’évaluation in-


troduit plusieurs biais dont il convient que l’évaluation tienne compte. Je voudrais
n’en mentionner ici que trois.Ils sont liés au caractère d’expérienceque prend la poli-
tique publique lorsque l’évaluation dont elle fait l’objet vise, notamment, à susciter
des propositions de réformes qui excèdent son échelle propre.Premièrement,la pers-
pective de la réforme peut conduire les acteurs sollicités pour l’évaluation soit à ne
pas divulguer certaines informations qui pourraient être interprétées d’une façon
moins favorable à la situation qu’ils occupent, soit à travestir l’information qu’ils
consentent à fournir:c’est là un dilemme que nous avons déjà rencontré,au moment
de nous interroger sur l’opportunité de consulter les acteurs intéressés à sa mise en
œuvre sur la décision publique.Deuxièmement,le caractère expérimental de la poli-
tique menée peut inciter les acteurs chargés de sa mise en œuvre à surinvestir en vue

37
Voir le guide du CSE, qui contraste l’évaluation «managériale», «qui cherche à rendre plus efficiente la ges-
tion publique» et l’évaluation «démocratique» «qui a pour ambition d’accroître la qualité et la transparence
du débat public» (p.5).Le guide consteste la pertinence de cette opposition,cependant,en constatant que
les évaluations réussies «remplissent une pluralité de fonctions».Mais notre analyse encourage également
une telle pluralisation, c’est-à-dire l’abandon d’une perspective d’évaluation tournée exclusivement vers
l’analyse coûts-bénéfices.
228 Olivier de Schutter

de la réussite de l’expérience:le guide préparé par le Conseil scientifique français de


l’évaluation rappelle à ce propos l’«effet Hawthorne», suivant lequel «toute expé-
rience commence par réussir»38.Troisièmement,de même que le succès d’une poli-
tique expérimentale peut s’expliquer justement par son caractère expérimental39,à
l’inverse, le caractère local de l’expérience peut expliquer son échec; notamment, si
une politique plus performante est tentée, mais doit se coordonner avec des poli-
tiques déjà existantes qui sont moins performantes,son échec à s’implanter peut si-
gnifier non pas l’échec de l’expérience, mais au contraire la nécessité de la tenter à
une échelle plus importante afin qu’elle ait de meilleures chances de succès40.

Ces difficultés paraissent impliquer le caractère manipulable de toute évalua-


tion qui s’étend, au-delà de la politique publique qui en fait l’objet, aux cadres d’ac-
cueil, notamment institutionnels, dont elle bénéficie.Mais, d’une part, une définition
adéquate de la politique publique qui fera l’objet d’évaluation à l’entame de celle-ci,si
elle cerne avec la précision requise l’extension de ce qui est évalué,permet d’écarter
ce risque41.D’autre part — c’est là le point sur lequel on voudrait insister —,il ne peut
être question de manipulation que si on suppose l’objectivité d’une telle attribution
des responsabilités,des succès que rencontre la politique comme de ses échecs,soit à
cette politique elle-même,soit au contexte de sa mise en œuvre.Or,cet élargissement
de l’évaluation a plutôt pour fonction de susciter la délibération autour de ce qui,de la
politique ou de son contexte d’insertion,voire de l’une et de l’autre,doit être modifié.
La mise en délibération de l’évaluation constitue une troisième forme d’élargissement,
par rapport à la forme plus classique qu’elle a prise jusqu’à présent.

3) D’une évaluation qui porte sur la politique publique, en effet, quel qu’en soit
d’ailleurs le raffinement, on passe à la possibilité d’une métaévaluation, c’est-à-
dire d’une évaluation au second degré qui évalue l’exercice d’évaluation lui-
même. Plusieurs facteurs justifient l’ajout de ce niveau dans l’évaluation des
politiques publiques.

Parmi les fonctions de l’évaluation figure une finalité d’apprentissage. Il


s’agit, renseigne toujours le guide établi par le Conseil scientifique de l’évaluation,
de «contribuer à la formation et à la mobilisation des agents publics en les aidant à
comprendre les processus auxquels ils participent et à s’en approprier les objec-
tifs»42. La métaévaluation, que nous pouvons définir comme la mise en discussion
publique des résultats de l’évaluation (réformes qu’elle appelle, conséquences
quant à la poursuite ou non de la politique qui a fait l’objet de l’évaluation,généra-
lisation ou non de l’expérience) et de sa méthode (instances ou personnalités ayant
pris part à l’évaluation, critères retenus, biais identifiés ou non), sert pleinement cet

38
Guide CSE, p.50.
39
L’«effet Hawthorne» n’est pas ici seul en cause.Il se peut également que l’expérience ne réussisse qu’en rai-
son de ce que l’environnement est prêt à récompenser l’innovation, ou qu’elle constitue une exception
dans un environnement global moins performant.
40
C’est là un phénomène bien connu des sciences sociales:Voir par exemple Elster, J.,Solomonic Judgements.
Studies in the Limitations of Rationality,Cambridge Univ.Press,Cambridge,1989,rééd.1992,p.184-187;Livet,
P., La Communauté virtuelle.Action et communication, Paris, L’éclat, 1994, p.215-220.
41
Guide CSE, p.14.
42
Guide CSE, p.5.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 229

objectif, si l’ensemble des acteurs intéressés à la politique en cause s’y trouvent as-
sociés [concepteurs, exécutants, acteurs de terrain, destinataires finaux (public)].

La métaévaluation permet d’associer au travail d’évaluation global une série


d’acteurs (notamment les organisations représentatives,le public destinataire,les as-
sociations) qui, pour des raisons essentiellement pratiques, n’auront pas pu prendre
une part directe à l’élaboration du rapport d’évaluation proprement dit.Or une telle
participation est essentielle, et non seulement pour le motif — qui vient d’être rap-
pelé — qu’elle permet de remplir une fonction d’apprentissage.C’est également que
la même politique peut avoir des effets très différenciés,ou être perçue très différem-
ment,non seulement en fonction des critères de l’évaluation,mais également en fonc-
tion du contexte où elle est mise en œuvre,pour des raisons qui peuvent tenir soit à la
spécificité d’un contexte local (cela justifie une contextualisation spatiale),soit à la spé-
cificité d’une conjoncture déterminée (ce qui requiert une contextualisation tempo-
relle).Il est d’autant plus important de faire droit à une telle évaluation contextuée que,
nous l’avons vu, l’évaluation peut être l’occasion de réviser les justifications initiale-
ment données à la politique évaluée:ces justifications étant généralement puisées à la
nécessité de satisfaire certains besoins,ceux exprimés par exemple par les usagers des
services publics ou par tel segment de la population,il est indispensable que l’évalua-
tion puisse intégrer la possibilité que ces besoins se soient modifiés sous l’effet de la
politique suivie: par exemple les effets négatifs collatéraux de celle-ci peuvent
conduire ses destinataires à remettre en cause la préférence initialement exprimée43.

Le déploiement des agences indépendantes


R.Dehousse a récemment attiré l’attention44 sur un phénomène auquel l’Ins-
titut universitaire européen a consacré plusieurs études45: c’est celui de l’émer-
gence, surtout depuis 1990, d’agences au niveau européen, composées d’experts
émanant des administrations nationales, et instituées dans des domaines précis —
enregistrement des marques, drogues, environnement — dont la régulation doit
faire appel à des connaissances techniques et en constante évolution.Ces agences
ont généralement pour mission de faciliter la coordination de ces administrations,
l’échange d’informations entre elles, voire en définitive l’émergence d’une culture
administrative commune permettant de surmonter les obstacles à l’application uni-
forme du droit communautaire sans que cela implique de nouveaux transferts de
compétences.

43
Le guide CSE introduit à la technique de l’évaluation en notant que «Le contrôle et l’audit se réfèrent à des
normes internes au système analysé (règles comptables, juridiques, ou normes fonctionnelles), tandis que
l’évaluation essaie d’appréhender d’un point de vue principalement externe les effets et/ou la valeur de
l’action considérée» (p.4).Mais le singulier est ici trompeur:il y a une hétérogénéité des points de vue ex-
ternes, dont aucun n’a de titre exclusif à l’évaluation «correcte».
44
Dehousse,R.,«Regulation by Networks in the European Community:The Role of European Agencies»,précité.
45
Voir notamment dans Kreher,A.,(ed.),The New European Agencies, EUI Working Paper RSC n° 96/49,ainsi que
les contributions de J.-CL. Cambaldieu sur l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (marques,
dessins et modèles) (p. 49-63), de G. Estievenart sur l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies
(p. 15-21), et de D. Jimenez-Beltran sur l’agence européenne pour l’environnement (p. 29-41). Ces travaux
sont cités et commentés dans l’article précité de R.Dehousse.
230 Olivier de Schutter

Il y a un paradoxe — au moment où se trouve affirmée l’interdépendance


des problèmes que l’art de gouverner consiste à prendre ensemble — à autonomi-
ser certaines matières qui font l’objet d’un traitement à partir d’un savoir spécialisé
et relativement isolé du contexte plus global dans lequel ces matières évoluent.Les
avantages que présente ce développement sont inconstestables,mais ils paraissent
davantage liés à la situation propre du droit communautaire — de devoir accroître
encore son degré d’uniformisation, mais sans avoir la légitimité ni les moyens né-
cessaires à une centralisation accentuée — qu’aux vertus propres de l’institution
d’agences.En créant une agence spécialisée, en effet, le législateur communautaire
donne à la matière qu’elle a la compétence de gérer une visibilité plus grande,sus-
citant de la part des acteurs concernés des demandes qui, à défaut, ne seraient
peut-être pas adressées dans des conditions aussi favorables.La dépendance finan-
cière dans laquelle se trouve placée l’agence,qui ne relève plus du budget de fonc-
tionnement de la Commission comme en relèvent les comités du système de la
«comitologie», l’oblige à répondre de certains déficits de la construction commu-
nautaire dans la matière dont l’agence est chargée, sous peine qu’il soit mis un
terme à son mandat ou que les moyens de poursuivre sa mission lui soient refusés.

Ces arguments apparaissent cependant réversibles. L’intérêt de donner à


l’agence un mandat clairement défini est d’accroître la visibililité de l’agence et la
responsabilité propre qui est la sienne pour le domaine de sa compétence.Mais en
même temps, dans la mesure où certaines agences reçoivent pour mission, outre
d’organiser la circulation de l’information entre administrations nationales et de
constituer des réseaux d’experts nationaux, de faire des propositions d’initiative lé-
gislative à la Commission, on peut se demander si l’institution d’agences ne crée
par un risque de surréglementation. D’autre part, l’accentuation de la responsabili-
té de l’agence, en tant qu’elle se trouve chargée de coordonner les initiatives dans
un domaine déterminé, risque de conduire à une diminution corrélative de la res-
ponsabilité de la Commission — qui, inactive dans tel domaine, incapable de
prendre des initiatives claires, sera tentée de détourner le reproche qui lui sera fait
sur l’agence qui, par hypothèse, aura échoué à fournir une définition commune du
problème, ou à aboutir à un diagnostic partagé quant aux solutions qu’il appelle.
Dans l’arrêt Meroni/Haute Autorité, la Cour de justice des Communautés euro-
péennes avait déjà déduit de la nécessité de ne pas permettre aux institutions
d’échapper à la responsabilité que leur assigne le traité, les limites de la délégation
de pouvoirs au sein du système communautaire, spécialement lorsqu’il revient à
une institution d’assurer la conciliation entre des objectifs contradictoires, ce qui
implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire46:

46
CJCE, arrêt du 13 juin 1958 dans l’affaire 9/56, Meroni/Haute Autorité, Recueil, p. 11, ici p. 43-44. Les conclu-
sions rendues par l’avocat général K. Roemer dans cette affaire sont éclairantes sur les craintes exprimées
par la Cour quant au «déplacement de responsabilité» que risque de provoquer la délégation de pouvoirs
à des groupements.Selon M.Roemer, il s’impose «que les garanties de protection juridique prévues par le
traité continuent à exister même en cas de délégation.Font partie de ces garanties les règles relatives à la
publication et à l’exposé des motifs des décisions ainsi que les dispositions relatives aux actions devant la
Cour.La Haute Autorité ne peut pas écarter ces garanties en laissant à des organismes délégués le soin de
prendre à sa place les décisions qu’il lui appartient de prendre. Au contraire, les décisions de ces groupe-
ments devraient être assimilées aux décisions de la Haute Autorité ou bien celle-ci devrait prendre elle-
même les véritables décisions, l’activité auxiliaire préparatoire et les mesures d’exécution purement tech-
niques étant mises à part» (Recueil, p.114).
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 231

«…les conséquences résultant d’une délégation de pouvoirs sont très


différentes suivant qu’elle vise des pouvoirs d’exécution nettement
délimités et dont l’usage,de ce fait,est susceptible d’un contrôle
rigoureux au regard de critères objectifs fixés par l’autorité délégante,ou
un pouvoir discrétionnaire,impliquant une large liberté d’appréciation,
susceptible de traduire par l’usage qui en est fait une véritable politique
économique;attendu qu’une délégation du premier type n’est pas
susceptible de modifier sensiblement les conséquences qu’entraîne
l’exercice des pouvoirs qu’elle affecte,alors qu’une délégation du second
type,en substituant les choix de l’autorité délégataire à ceux de l’autorité
délégante,opère un véritable déplacement de responsabilité».

Dans notre contexte, on peut prendre appui sur cette jurisprudence à deux
fins différentes: soit on en déduit que, si la délégation de certaines responsabilités
aux agences européennes excèdent les bornes qu’impose la jurisprudence com-
munautaire, la Cour de justice des Communautés européennes a les moyens de la
censurer: étant ainsi circonscrite, cette délégation ne saurait avoir pour consé-
quence le danger — que la Commission européenne n’assume pas pleinement ses
responsabilités — qu’on aperçoit souvent en elle; soit, à l’inverse, on considère que
le danger mis en avant par l’arrêt Meroni ne disparaît pas pleinement du fait de la
protection qu’offre cette jurisprudence contre une délégation de pouvoirs qui ne
porterait pas uniquement sur des tâches d’exécution ou d’information,ou qui n’of-
frirait pas les mêmes garanties aux destinataires des actes communautaires.

En tout état de cause, le développement des agences au niveau européen


ne peut être correctement apprécié qu’au regard du système dit de «comitologie»
qui, dans la logique du droit communautaire, en constitue l’alternative: l’institution
de comités (comités consultatifs, comités de gestion, comités de réglementation)
visant à entourer la Commission européenne dans sa tâche d’exécution des actes
normatifs adoptés par le Conseil47.

47
Voir notamment, classant en trois catégories les comités créés autour de la Commission, la décision
87/373/CEE du Conseil du 13 juillet 1987 fixant les modalités de l’exercice des compétences d’exécution
conférées à la Commission, JO L 179 du 18.7.1987, p.33.Pour la situation antérieure à la décision «comito-
logie» du 13 juillet 1987, voir notamment Ayral, V., «Essai de classification des groupes et comités», RMC,
1975, p. 330; «Comités fonctionnant auprès du Conseil ou de la Commission», Bull.CE, Suppl. 2/1980; et la
communication de la Commission du 12 mars 1983, doc. COM(83) 116 final, Bull.CE, 3/1983, p. 83. En doc-
trine, voir sur la décision «comitologie», Ehlermann, Cl.-D., «Compétences d’exécution conférées à la Com-
mission,la nouvelle décision-cadre du Conseil», RMC, 1988,p.232;et Blumann,C.,«Le pouvoir exécutif de la
Commission à la lumière de l’Acte unique européen»,RTDE, 1988,p.23.La Conférence d’Amsterdam a invi-
té la Commission à présenter au Conseil, avant la fin de 1998, une proposition de modification de la déci-
sion du 13 juillet 1987.
Formation d’une société civile
européenne et ouverture du système
institutionnel
Philippe Herzog

L’Union européenne éprouve les plus grandes difficultés à devenir un sujet


politique.À Maastricht comme à Amsterdam,l’Union politique et la réforme institu-
tionnelle n’ont pas abouti. La Conférence intergouvernementale qui sera conduite
au long de l’année 2000 pour se conclure à Paris en décembre paraît déjà limitée
dans ses ambitions. Alors qu’on commence à se poser des problèmes de gouver-
nance à l’échelle mondiale,l’Union n’assume pas un projet et une identité régionale
pour le développement durable.L’élargissement ne fait pas que redoubler la ques-
tion de l’unité politique,il pose,sans réponse à ce jour,celle d’une Communauté ca-
pable de respecter une diversité et de s’en enrichir, en inventant une véritable soli-
darité. La monnaie unique va accentuer l’impératif de compétitivité, sans que ses
impacts sur les sociétés européennes n’aient été anticipés,et elle ne peut être plei-
nement un atout que si le système économique est maîtrisé,ce qui n’est pas le cas.
L’adhésion des populations à une Union européenne dont le projet et l’identité
n’apparaîtraient pas, qui ne travaillerait pas ses valeurs pour fonder une vie com-
mune, ne serait nullement acquise, bien au contraire. Aussi, comme Jacques Delors
ne cesse de le répéter, est-il indispensable que les Européens définissent les objec-
tifs qu’ils veulent partager et les responsabilités permettant de les atteindre.Ce qui
soulève des questions fondamentales de méthode comme de substance.

Vers une nouvelle relation de la société à la politique


Aujourd’hui on constate un retour des États mais aussi une volonté de coor-
dination des politiques nationales.C’est sans doute une étape nécessaire pour une
responsabilisation du Conseil, mais on sait les limites historiques de l’approche in-
tergouvernementale. On constate aussi une relance de l’action de la Commission,
mais elle reste en retrait face aux énormes enjeux socio-économiques parce que
mandatée et bâtie essentiellement sur le pacte du grand marché.Et elle ne peut ni
ne pourra assumer les fonctions d’un gouvernement, c’est-à-dire impulser le pro-
cessus d’agrégation des intérêts de sociétés diverses et la finalisation des choix col-
lectifs. Notre thèse est que l’implication des citoyens, de leurs associations et leurs
organisations, est aujourd’hui le défi décisif pour l’avenir de la construction euro-
péenne. Il faut retrouver les sociétés et tenter de les associer pour former, avec les
nations, une société européenne. Sans société européenne, pas d’union politique.
Le débat qui a eu lieu en Allemagne sur la question d’une démocratie européenne,
entre les philosophes,les juristes,en particulier au sein de la Cour constitutionnelle
de Karlsruhe, a souligné que celle-ci n’est possible que si se forme un peuple, une
234 Philippe Herzog

société. Or celle-ci n’existe pas encore. Dans le même sens, le sociologue Domi-
nique Wolton a montré avec lucidité que les dirigeants porteurs de l’idée d’union
politique sous-estiment la révolution mentale qu’elle implique. Elle suppose no-
tamment un projet culturel, or les États et les institutions de l’Union récusent tou-
jours cet objectif. Faut-il encore répéter les enseignements d’Hannah Arendt et de
Paul Ricœur:tout système institutionnel de «pouvoir» qui ne reposerait pas sur une
société consciente de son identité et animée du vouloir vivre ensemble, serait bâti
sur du sable. «L’autorité» du personnel politique n’est qu’«augmentation» de la
force de la société, et la politique est la force morale et active concentrée d’une
société. Il convient donc de penser la société européenne et sa relation vivante au
système politique institutionnel si on veut vraiment associer des peuples. Former
une société, ouvrir le système institutionnel et le refonder pour qu’il soit pleine-
ment ouvert à l’implication et à la participation des citoyens et de leurs organisa-
tions:c’est un vaste programme de recherche et d’action.

Nous sommes ici confrontés à des problèmes d’ordre général compte tenu
de la mutation de la relation de la société à l’État,et d’ordre spécifique,dès lors que
la dimension transnationale de l’exercice de la politique face à la mondialisation
économique devient fondamentale.

La formation d’une société civile et celle de l’État moderne ont été totale-
ment imbriquées.D’une part,la société économique s’est séparée de la société po-
litique, d’autre part, elle lui a été liée de façon originale puisque, indique Norberto
Bobbio analysant Hegel, «la société est régulée et dirigée juridiquement... L’État de
droit différant de l’État éthico-politique»1.En fait,la société civile n’est pas créée par
cette régulation, elle lui préexiste aussi, mais elle y inscrit sa vie, tout en commen-
çant d’être capable du choix d’un système politique représentatif et de le contrôler.
Régulation et gouvernement obéissent alors à des valeurs et des engagements
portés par les individus et leurs médiateurs organisés.Or aujourd’hui,face à la révo-
lution de l’information et la mondialisation, la régulation n’apparaît ni efficace, ni
conforme aux aspirations,ni capable de fonder une cohésion.Le mouvement histo-
rique d’individuation qui se poursuit met en cause la subordination dans le travail
comme dans la cité. Alors que la protection de l’État est toujours plus exigée, la
crise de la représentation s’accentue avec une désaffection envers la politique telle
qu’elle est instituée. Enfin les organisations politiques n’assument plus correcte-
ment leur rôle de médiateurs de citoyenneté,et de ce fait sont perçues comme des
conventions pour la représentation. Alors, former une société européenne dans un
tel paysage serait une chimère? Au contraire, ce serait un levier pour mieux ré-
soudre ces problèmes en repensant l’implication citoyenne et la politique.

Faire l’Europe est un processus médiateur permettant aux nations de se re-


nouveler face aux mutations du monde, et c’est en même temps une contribution
aux problèmes spécifiques de la régulation et de la gouvernance à l’échelle trans-
nationale.La difficulté est que,dans l’espace international,il n’y a pas de société par-
tageant une vie commune et une régulation d’ordre public. L’Union européenne

1
Voir «L’État et la démocratie internationale, études européennes» — Éd.Complexe, 1998, p.179.
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 235

est en fait assez conforme à l’idéal Kantien, révolutionnaire à l’époque, d’une socié-
té d’États régis par le droit et la concertation institutionnelle. Mais ce n’est pas une
communauté.Toutefois l’émergence d’acteurs transnationaux qui demandent une
régulation et qui aspirent à être des sujets politiques est patente. On la constate à
l’échelle mondiale, par exemple face aux enjeux de l’Organisation mondiale du
commerce, même si on en mesure les contradictions et les limites. Et plus encore
dans l’Union européenne, où le dialogue social et civil amorcé et la création d’ac-
teurs sociaux européens dépasse la seule fonction de coordination entre des orga-
nisations nationales2.

Il faut évaluer la qualité de cette médiation et de cette participation, les


mettre en perspective politique,et aller plus loin pour faire face aux défis:bâtir une
véritable société civile, sa régulation, son implication dans la définition d’un intérêt
général européen et dans un système institutionnel ouvert et recomposé.

Un nouveau modèle social est indissociable d’une


maîtrise de l’espace économique...
Que voulons-nous faire ensemble? Hier la Communauté s’est bâtie comme
une œuvre de paix et de réconciliation.Aujourd’hui,face à une mondialisation sou-
vent vécue comme une source d’insécurités profondes plus encore que d’opportu-
nités,les Européens aspirent à défendre et transformer leurs modes de vie et de dé-
veloppement,en prenant appui sur leurs valeurs et en les retravaillant.Le faisant,ils
seront aussi mieux à même de devenir les acteurs d’un monde de fraternité.

Transformer le modèle social en renouvelant les acquis,mais aussi et surtout


en innovant, est à l’ordre du jour dans chaque pays et fait l’objet de recherches et
de concertations européennes. Il y a besoin d’efforts beaucoup plus conséquents,
plus visibles, permettant identifications et apprentissages. L’approche juridique
d’une citoyenneté sociale est une réponse,mais une société ne peut pas être bâtie
seulement par le droit, elle doit reposer sur des rencontres et des engagements
réels partagés. Or la question sociale ne peut trouver de réponse effective sans
qu’on ne réussisse à repenser l’intervention dans l’économique. Karl Polanyi, étu-
diant «la civilisation du XIXe siècle» écrivait: «le conflit entre le marché et les exi-
gences élémentaires d’une vie sociale organisée a donné au siècle sa dynamique et
a produit les tensions et les contraintes caractéristiques qui ont finalement détruit
cette société»3. L’intervention sociale et politique est parvenue au XXe siècle à re-
mettre en cause le traitement du travail, de la terre et de la monnaie comme des
marchandises, aussi Karl Polanyi pensait que c’était la fin du système de marché
auto-régulateur et de la «société de marché». Pour lui, toutes sortes de sociétés

2
Concernant la Confédération européenne des syndicats, on lira avec profit l’étude de Jon Erik Dölvik:
«L’émergence d’une île? La CES, le dialogue social et l’européanisation des syndicats dans les années 90».
Institut syndical européen, 1999.
3
Voir «La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps», 1944, Éd. Galli-
mard 1983, p.320.
236 Philippe Herzog

pouvaient alors émerger, la liberté d’organiser à son gré la vie nationale allant de
pair avec une intime collaboration internationale des États. Mais à la fin du XXe
siècle nous n’en sommes pas encore là, et le défi est relancé par la formation d’un
marché mondial se voulant auto-régulateur. Certes, les États disposent de moyens
puissants pour intervenir face aux crises, et on a vu leur aptitude à gérer les krachs
boursiers de 1987 et 1998. Mais à l’évidence, de lourds problèmes socio-écono-
miques émergent à l’échelle mondiale et éclateront plus encore demain. Même si
la croissance se poursuit,ce qu’on escompte en Europe occidentale comme ailleurs
et qui n’est pas assuré, cela s’accompagnerait de tensions majeures pour l’environ-
nement et en raison d’inégalités exacerbées. Ce type de croissance n’est pas «sou-
tenable» écologiquement et socialement parlant. Or les objectifs de «développe-
ment durable» et de «cohésion sociale» inscrits dans les traités de l’Union
européenne restent essentiellement formels. Dès lors que le problème historique
est la mise en cohérence de la vie en société et du fonctionnement de l’économie,
l’implication des individus et des organisations est indispensable et elle doit gagner
force transnationale.

... et cela suppose l’implication des acteurs de la


société dans l’exercice d’une démocratie participative
Ceci peut être compris tout d’abord sous l’angle de l’efficacité des processus
décisionnels. En ce sens, Herbert Simon a souligné que, face à des problèmes im-
mensément complexes et quand les informations cruciales sont absentes,il faut bâ-
tir la capacité des différents acteurs à faire face, à communiquer, en faisant appel à
une «rationalité procédurale»4. Mais on peut aussi comprendre le défi de l’implica-
tion sous l’angle d’une éthique démocratique,comme fait l’école de la procédurali-
sation du droit 5. À partir de ces deux lignes de recherche, on peut aussi viser une
procéduralisation substantielle. Les acteurs de la société participeraient d’une part
à une maîtrise du système économique intégrant l’exigence d’un modèle social re-
pensé,d’autre part à la définition de l’intérêt général dans un système institutionnel
conçu pour permettre l’exercice d’une démocratie participative6.

Bien entendu, il faut interroger la culture des acteurs tant pour l’action so-
ciale que pour l’identité et la représentation politique.Au-delà de ses fonctions tra-
ditionnelles,la société civile organisée a été conduite à s’impliquer dans les proces-

4
Voir «Rationality as a process and as a product of throught», Richard T.Ely Lecture, American Economic As-
sociation, vol.68, n° 2, 1988/1989.
5
Voir De Munck,Jean,et Lenoble,Jacques,:«Les mutations de l’art de gouverner»,mai 1996;De Munck,J.,Le-
noble, J., et Molitor, M.,: «Pour une procéduralisation de la politique sociale», Transnational Associations vol.
XLVIII, 4, 1996, p.208-239.
6
Dans cet esprit, j’ai produit différents travaux ces dernières années, notamment: «La participation des ci-
toyens et des acteurs sociaux au système institutionnel de l’Union européenne»,rapport au Parlement eu-
ropéen, octobre 1996.
«Reconstruire un pouvoir politique — Dialogue pour gouverner en partenaires»— Éd.La Découverte,1997.
«Avec l’euro, construire les relations sociales européennes», rapport de mission au gouvernement fran-
çais, juin 1998.
«Manifeste pour une démocratie européenne», Éd.de l’Atelier, 1999.
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 237

sus de formation de l’intérêt général,en empruntant historiquement les voies de la


lutte des classes et de la conquête de positions dans la représentation politique.
Ces voies ne sont nullement caduques,mais on en sait les insuffisances.La lutte des
classes n’assume pas l’unité de la société et de la coopération de ses parties par-
delà ses antagonismes;la représentation est happée par la logique intra-institution-
nelle des pouvoirs.La négociation et la cogestion constituent en quelque sorte une
troisième voie, qui est appelée à se développer, qui n’exclut pas les deux autres,
mais qui pour assumer l’intérêt général appelle une recomposition des acteurs et la
redéfinition de la représentativité sociale. Sur toutes ces voies, l’espace européen
est à bâtir:où est le droit de grève européen? Où est l’interlocuteur politique face à
une action sociale? Veut-on et comment dépasser les blocages du dialogue social?
Veut-on une consultation-concertation substantielle? Une cogestion des pro-
grammes d’action? En même temps que la culture et la responsabilité des institu-
tions de pouvoir communautaires,c’est aussi celle des sociétés nationales que nous
interrogeons ici.

Le problème de la construction d’un pouvoir politique européen demeure


empoisonné par l’objection de souveraineté. N. Bobbio souligne avec sagesse: «La
souveraineté a deux faces, l’une tournée vers l’intérieur, l’autre vers l’extérieur. Elle
rencontre deux sortes de limites correspondantes: celles qui dérivent des rapports
entre gouvernants et gouvernés, les limites internes, et celles qui dérivent des rap-
ports entre États,les limites externes»7.Le dépassement de l’opposition stérile entre
souveraineté (d’État) et fédération implique une certaine émancipation de l’identi-
fication des citoyens à leur État national, afin de pouvoir librement former leur
association transnationale. Le système politico-institutionnel en place peut faire
opposition à ce mouvement, mais il peut aussi s’ouvrir pour l’aider à mûrir et à se
responsabiliser. Les gouvernants et les élus devraient alors travailler à diffuser et
partager les pouvoirs, se garder d’instrumentaliser les acteurs de la société civile, et
gouverner en partenaires.Ce qui signifie,nous ne nous le cachons pas,un dépasse-
ment de la représentation classique en même temps que le dépassement de la
relation de subordination dans le travail.

Travailler les références à d’anciennes recherches et pratiques de la partici-


pation serait très utile. Pour Tocqueville, l’association et l’engagement dans la vie
publique sont les fondements d’une démocratie viable. Robert Owen organise la
coopération des ouvriers et des employeurs pour la maîtrise sociale de la machine;
Proudhon imagine la propriété sociale; Jaurès préconise la participation à la ges-
tion.De Gaulle rêve d’une société fondée sur l’association,mais contradictoirement
la soumet au principe du chef. La Mitbestimmung allemande donne l’exemple
d’une cogestion, aujourd’hui à repenser. De façon générale, il s’agit aujourd’hui
d’aller plus loin que ces grandes références et on souhaite que l’espace européen
devienne pour cela un laboratoire d’idées et d’expérimentations. À cet effet, les
réflexions qui précèdent sont indissociables de propositions concrètes que nous
souhaitons ici renouveler de façon sélective et succincte,pour exemplifier les voies
de la formation active d’une société civile européenne.

7
Op.cité, p.237.
238 Philippe Herzog

Quelques chantiers substantiels


pour un nouveau modèle social
Repenser les modèles sociaux nationaux et le modèle social européen, qui
pour l’instant n’est pas autre chose qu’une notion soulignant le fait qu’ils ont beau-
coup de traits communs:c’est une recherche en cours.

Au-delà des idéologies de la fin du travail et du partage du travail,pointe la


question cruciale: refuser la destruction de nos valeurs, c’est d’abord revaloriser et
redéfinir le travail. Il s’agit d’enjeux extraordinaires: un travail plus créateur, plus res-
ponsable, moins subordonné; une sécurité dans des trajectoires de vie plus mo-
biles; une formation tout au long de la vie, essentielle tant pour la mise en valeur
des capacités humaines que pour combattre l’exclusion.

La Confédération européenne des syndicats formule en ce sens cinq nou-


velles propositions de négociation.Le rapport Supiot sur le devenir du droit du tra-
vail en Europe8 fait l’objet d’échanges et de travaux et on s’interroge sur les suites à
donner à ses suggestions.Des questions de méthode sont en jeu.La procéduralisa-
tion du droit associée à une stratégie de mise en place de droits fondamentaux et
d’une citoyenneté sociale est une des pistes. Le rapport Supiot en préconise aussi
une autre qui consiste à établir un agenda des acteurs sociaux et politiques portant
sur des questions essentielles,à valoriser la négociation à des niveaux pertinents,et
à établir un cadre législatif. Mais l’effectivité du droit passe aussi, nécessairement,
par la gestion et la régulation de l’économie. On ne pourra réélaborer le statut du
travailleur sans définir les obligations sociales et l’identité des entreprises euro-
péennes.On ne pourra bâtir un droit plus universel et établir sa continuité,ouvrir de
nouvelles perspectives des temps de vie où travail, formation, activité sociale, ci-
toyenne, et privée, seraient rendus plus maîtrisables et plus cohérents par chacun,
sans mobiliser et mutualiser des ressources,car tout ceci a un coût.Repenser le tra-
vail et repenser l’architecture de la solidarité vont de pair.

Un autre enjeu constitutif d’un modèle social et de développement du-


rable, c’est la définition des biens communs, c’est-à-dire des processus culturels et
organisationnels par lesquels les Européens pourraient s’approprier des biens et
des services jugés d’intérêt commun essentiel. Cela conduirait à des régulations et
conventions spécifiques, et à l’organisation de réseaux de services européens d’in-
térêt général. Il est patent que l’Europe a beaucoup de mal à concevoir des biens
communs. L’ambition n’est même pas formulée. Plus généralement elle ne sait pas
établir une cohérence entre les choix de société et les règles du marché,comme l’y
appelle la société. Elle prône une approche équilibrée à l’OMC, mais elle n’en a pas
souvent la définition au sein même de l’Union. Par exemple, la culture est, à l’exté-
rieur, jugée non réductible à une marchandise, mais à l’intérieur la Commission ne
la traite (et n’a le droit de la traiter) que sous l’angle économique et des règles de la

8
«Au-delà de l’emploi — Rapport pour la Commission européenne.Transformation du travail et devenir du
droit du travail en Europe».Éd.Flammarion, 1999.
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 239

concurrence. Les traités et les États écartent une politique culturelle, mais la Com-
mission, au nom du marché, engage une politique du secteur culturel.

L’Union espère que la concurrence poussera les États à réformer leurs struc-
tures.Ce qui veut dire que les choix structurels répondant à des principes éthiques
non marchands ne sont pas privilégiés.C’est ainsi que la procédure lancée à Cardiff
pour coordonner les réformes structurelles vise essentiellement à impulser les dé-
réglementations nationales jugées nécessaires pour l’achèvement du grand mar-
ché, prolongeant ainsi les biais antérieurs, et n’évalue son efficience que sous le
prisme de la compétition.

L’environnement et l’information appellent particulièrement des probléma-


tiques de biens communs, où principes non marchands et principes marchands se
confronteraient et seraient socialement hiérarchisés et rendus compatibles. Com-
ment faire circuler et partager les créations culturelles européennes au sein de
l’Union? L’accès à l’Union ne doit-il pas faire l’objet d’une politique d’éducation eu-
ropéenne conçue comme une dimension des systèmes éducatifs nationaux? Alors
que l’Union réexamine ses directives sur les technologies de l’information,ne pour-
rait-elle pas concevoir des actions communes pour l’accès des populations au ré-
seau Internet? Ce ne sont que quelques exemples. Des rencontres, des procédures
de dialogue,des actions pour réaliser ces objectifs contribueraient à former une so-
ciété et donner un sens à l’Europe.

Toutes ces questions doivent être traitées dans une approche territoriale.
C’est partout où les gens vivent et travaillent que la Communauté peut prendre sens.
En retour, l’implication territoriale apporte une spécificité majeure: elle oblige de
concrétiser les voies de la coopération et de la solidarité.On évalue actuellement l’im-
pact des politiques de cohésion portées par les Fonds structurels.On se rend compte
qu’une dimension majeure de l’efficacité concerne la capacité des acteurs territo-
riaux nationaux à s’organiser pour faire face aux réalités de l’économie européenne:à
cet égard une carence de décentralisation de l’État national est un handicap.La ré-
flexion prospective sur l’après euro et sur l’élargissement laisse penser que,en raison
d’énormes inégalités, cette recherche de cohésion va devoir être puissamment
consolidée.Or l’aide par habitant qui est prévue pour les nouveaux entrants afin de
favoriser leur effort de rattrapage-développement est notoirement plus faible que
celle consentie aux membres entrés dans l’Union antérieurement;l’Union demande
unilatéralement d’assimiler tous ses acquis en leur état,au lieu de se repenser comme
un espace de coexistence solidaire de choix structurels différents.

Tous les acteurs territoriaux vont devoir consentir beaucoup plus d’efforts
face à l’impératif de compétition:peuvent-ils y parvenir par eux-mêmes? Est-ce suf-
fisant pour favoriser le sentiment d’adhésion à une Communauté? Ne faut-il pas or-
ganiser au niveau territorial des conventions sociales,des coopérations,des réseaux
de services spécifiquement européens? Le CEEP avance des réflexions en ce sens.
L’Europe très élargie perdrait toute identité et se refractionnerait si la rencontre et
le dialogue des sociétés civiles de l’Ouest et de l’Est ne se nouaient pas, y compris
pour concevoir les voies économiques et politiques de la solidarité,aujourd’hui lar-
gement écartées par les responsables politiques.
240 Philippe Herzog

Qui régule l’économie, avec quels critères


et quels sont les choix structurels?
Ainsi les enjeux d’ordre sociétal soulèvent-ils le besoin d’une maîtrise du sys-
tème économique européen en formation. Les réponses sont fondamentalement
conditionnées par des cultures d’intervention différentes. La majorité des acteurs
associatifs et politiques considèrent qu’on peut seulement agir de l’extérieur du
système de marché.C’est la conception courante de la «régulation» conçue comme
une réglementation externe, à conjuguer avec la politique macroéconomique d’É-
tat mobilisant ses outils spécifiques.D’autres,encore trop nombreux,pensent qu’on
doit et qu’on peut agir aussi de l’intérieur de l’entreprise et du système écono-
mique en modifiant les rapports de pouvoirs et les critères de gestion. Sous cet
angle, les problèmes de l’entreprise, de la régulation et des structures de marché
deviennent des questions de société.

Le projet d’un statut juridique de l’entreprise européenne est toujours en


échec après trente ans d’efforts9. Loin de renoncer, il faut maintenant dépasser la
seule stratégie juridique et lancer le débat et l’action au fond. Nous voulons que
soit définie l’identité d’entreprises européennes pour des raisons qui touchent au
cœur des préoccupations des européens: quelles doivent être les obligations so-
ciales des entreprises européennes? Comment bâtir le contrôle de ces entreprises,
quand des investisseurs financiers mondiaux prennent le pouvoir et avancent leurs
critères de rentabilité et de gouvernance?

Le contrôle «national» des entreprises est en question quand elles sont mul-
tinationales. Il devra être partagé: à quand un travail pour une propriété sociale
transnationale d’entreprise? Le rapport Gyllenhamar sur le dialogue et la maîtrise
des mutations laisse très peu de place aux obligations d’entreprise,et aux pouvoirs
de négociation des syndicats.L’actionnariat transnational des salariés,organisé dans
des fonds collectifs et avec une mutualisation visant à empêcher une fracture entre
les différentes catégories de salariés, pourrait être une voie originale pour l’identité
d’entreprise européenne. Or l’actionnariat salarié demeure strictement une ques-
tion nationale et ne figure pas dans les objectifs communautaires. Seule la société
civile organisée gagnant en confiance pourra lever ces tabous et établir une culture
de participation dont la finalité serait d’avancer des critères originaux d’efficacité
sociale des gestions, équilibrant les critères de rentabilité financière capitalistes.

Traiter de front la question de l’entreprise est nécessaire pour remettre


d’aplomb l’enjeu de la régulation. Comme nous l’avons souligné, dans la dernière
partie du XXe siècle tend à se former un marché mondial auto-régulateur.S’agissant
des nouvelles technologies de l’information, cette notion est tout à fait accréditée.
Les opérateurs règlent leurs conflits et s’occupent d’éthique en élaborant leurs
conventions, et quand les États prônent une «corégulation», il s’agit d’un aval ou
d’un complément public légitimant ces conventions privées.Autre chose serait une

9
Et encore n’a-t-on considéré que les sociétés anonymes, négligeant le besoin d’un statut également pour
les sociétés fermées d’associés.
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 241

corégulation où des acteurs sociaux participeraient à définir la règle et à évaluer


son effectivité. En ce qui concerne par exemple le droit de la propriété intellectu-
elle, d’importance majeure et bâti actuellement comme la protection d’un patri-
moine de brevets au bénéfice des grands opérateurs — dénoncé justement comme
tel par les pays du Sud — on pourrait avancer dans une autre optique, celle des
biens communs avec partage des connaissances et des créations.Toute la logique
de régulation de l’espace communautaire pourrait être repensée sous l’angle de la
compatibilité de principes non marchands et des principes marchands,et la société
civile organisée deviendrait corégulatrice.

Encore faut-il que l’Union assume la volonté d’une entité régionale dans
l’espace mondial.Au plan commercial,l’Europe risque de se couler dans la négocia-
tion multilatérale sans consolider son propre modèle de régulation. Au plan finan-
cier — question clé —, c’est au niveau mondial que s’amorce une régulation
d’ordre prudentiel.On a le sentiment que l’ambition d’une régulation financière eu-
ropéenne spécifique est bannie. Est-ce que cette question est posée trop tard, et
déjà dépassée par la mondialisation? À tort ou à raison, nous pensons que la façon
dont va se structurer le système financier européen conditionne fondamentale-
ment l’Europe sociale, et en particulier les réponses aux besoins de financement
des conditions collectives du développement solidaire.Un plan d’action de la Com-
mission et du Conseil tend actuellement à établir des directives européennes avec
un but quasi exclusif:former un marché financier intégré,lui-même totalement ou-
vert au marché mondial. Ce plan ne fait l’objet d’aucun débat public et les acteurs
sociaux ne sont pas consultés.Il est urgent de bâtir les lieux et les méthodes du dia-
logue financier.Il n’est pas vrai qu’une régulation régionale d’intérêt commun soit a
priori impossible. La régulation prudentielle mondiale renforce actuellement la lo-
gique de la création de valeur et du capitalisme financier patrimonial. Or les re-
structurations bancaires et financières n’appellent-elles pas consultation et débat
sur les choix stratégiques? Dès lors que l’appel à l’épargne deviendra transeuro-
péen, pourra-t-on se passer de règles d’intérêt général quant à l’organisation des
fonds, leur gouvernance, le combat contre les exclusions, la mutualisation des
risques? Dès lors que de grandes manœuvres sont en cours pour former des
bourses paneuropéennes, peut-on laisser faire sans définir un ordre public pour
l’appel à l’épargne et des règles fiscales sur les revenus financiers et sur les profits
des opérateurs?

La régulation, en théorie des systèmes, concerne les mécanismes d’incita-


tion au développement et de rétablissement de la cohérence face à des dysfonc-
tionnements. Ce n’est pas seulement la régulation mais aussi les choix de «struc-
tures», l’organisation du système, qu’il faut interroger en cas de mutations et/ou de
crises. En économie il s’agit tout particulièrement des structures privées, des struc-
tures publiques,et de leurs relations.Aucun débat sur le choix du type d’économie
mixte n’est consenti dans le système institutionnel européen. Chaque État-nation
est en principe libre de choisir. Le processus de Cardiff, souhaité par certains pays,
freiné par d’autres, revient sur ce principe de subsidiarité nationale, mais il ne s’oc-
cupe de structures que sous le prisme quasi exclusif de la compétitivité. Les pays
qui mettent l’accent sur la politique macroéconomique pour la croissance et l’em-
ploi marquent leur réticence à l’égard d’une coordination des réformes de struc-
242 Philippe Herzog

tures. Le souci de garder la maîtrise nationale se comprend: les forces du marché


veulent une convergence vers des modèles de flexibilité des marchés et de finan-
cement qui ne sont pas cohérents avec les valeurs sociétales qu’on veut défendre
ou promouvoir.Mais précisément,si nous ne voulons pas que les choix de structure
soient de plus en plus imposés par le marché, il est nécessaire de bâtir une forte
coopération européenne pour assurer la diversité,la complémentarité,et l’efficience
des structures privées et publiques.

Cette question concerne profondément celle de la formation d’une société


civile: quelle valeur pourraient avoir des règles européennes et des politiques ma-
croéconomiques établies dans la seule sphère institutionnelle, sans que les acteurs
de terrain ne puissent s’organiser et se solidariser, tant pour assurer l’évaluation et
l’effectivité des régulations que pour partager l’accès aux connaissances, s’enrichir
des expériences des autres, porter ensemble des projets d’innovation et de déve-
loppement dans les différents secteurs d’activité et sur les territoires?

Procéduralisation substantielle
À partir de ces réflexions sur les motivations de l’implication d’une société
civile,explicitons quelques problèmes de méthode,qui interpellent la gouvernance
de l’État national et de l’Union européenne.

Ce qui manque le plus pour que les acteurs de la société civile organisée puis-
sent entrer dans des procédures de régulation,de concertation et de cogestion,c’est
un dialogue européen ascendant et interactif.Sur tous les lieux de vie et de travail,on
devrait pouvoir s’impliquer dans la vie de la Communauté.Dans cet esprit il convien-
drait de créer un droit d’expression. Pour que chaque citoyen puisse s’exprimer et
prendre des initiatives,les organisations de la société civile,l’État et l’Union partage-
raient des responsabilités explicites d’information et d’éducation,et faciliteraient l’in-
teractivité transnationale.La Commission réfléchit à une hypothèse d’agences locales
pour une décentralisation de l’administration publique européenne.Pourrait-on les
ouvrir à l’exercice d’une citoyenneté? Dans le rapport de mission que nous avons re-
mis au gouvernement français en 1998,nous préconisons des missions régionales où
les organisations de la société civile travailleraient en partenariat avec les institutions
politiques pour permettre l’accès des citoyens à l’Europe.

En ce qui concerne le pouvoir de négociation, les conventions collectives


éventuelles des partenaires sociaux européens ont désormais force de loi.Mais elles
sont rares,et il faut donc aussi établir la responsabilité du législateur:sans un cadre
concernant les obligations des entreprises et celles des opérateurs financiers,le pa-
tronat n’a pas de raison majeure de négocier autrement que de la façon la plus dé-
centralisée.

Pour élaborer ses projets et programmes,la Commission instrumentalise ceux


qu’elle consulte — experts,groupes de pression —,et elle recourt particulièrement à
l’expertise des entreprises, dont l’expérience est nécessaire. Mais écoute-t-elle vrai-
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 243

ment les avis et les préconisations d’organes indépendants? Les syndicats et associa-
tions devraient pouvoir, en amont de la décision, apporter une évaluation, prendre
l’initiative, et non pas seulement réagir aux schémas de la Commission.Corrélative-
ment,le dialogue entre l’institution et les acteurs ne devrait pas être organisé de fa-
çon segmentée:une confrontation directe entre les différents acteurs rend possible
un dialogue sur l’intérêt général,par delà l’expression d’intérêts spécifiques.

Pour emprunter ces directions, les capacités d’information et d’expertise


dont disposent les acteurs organisés de la société civile sont notoirement insuffi-
santes:l’expertise de la Commission devrait être déplacée vers la société civile et les
élus.Cette recommandation de mon rapport de 1996,adoptée par le Parlement eu-
ropéen,vient d’être reprise par Mme Ranzio-Plath qui demande la création d’un Ins-
titut indépendant.

Interrogeons-nous aussi sur les processus de coordination des politiques na-


tionales. La société civile n’est pas dans le processus de Cardiff. Depuis novembre
1999 les partenaires sociaux peuvent dire un mot sur les orientations des politiques
économiques: c’est le dialogue macroéconomique initié à Cologne. Nous voyons
dans cette formule une version modifiée de la proposition que nous avions faite au
Parlement européen en 1996 d’organiser une conférence annuelle avec les acteurs
de la société civile pour délibérer des choix de politique économique et de leur co-
hérence.Cette proposition fut adoptée mais non appliquée.Et c’est dommage,car le
dialogue initié par le Conseil sur des orientations préétablies ne remplace en rien une
relation de travail entre les parlementaires et les acteurs sociaux,et des initiatives où
ils s’impliqueraient conjointement dans un effort de délibération publique tourné
vers les citoyens,en amont des décisions.En ce qui concerne le processus de Luxem-
bourg initié en 1997 pour la coordination européenne des politiques de l’emploi, il
sollicite les acteurs sociaux,qui s’y impliquent notamment dans les pays où s’élabo-
rent des pactes sociaux nationaux. Toutefois, cette coordination devra dépasser le
stade du catalogue de politiques nationales juxtaposées, assorti de principes et de
dispositifs illisibles pour l’opinion comme pour les acteurs sociaux non initiés et non
professionnels.Mais ceci impliquera deux choses:retravailler ensemble les valeurs et
les modèles sociaux — et non pas seulement comparer des programmes d’adminis-
tration publique —,et établir un lien systématique avec les enjeux économiques.

La multiplication des procédures de coordination est d’ailleurs une cause


d’opacité et d’incohérence. Il est bon que la présidence portugaise s’en soucie et
réfléchisse à une cohérence.Mais il est prévisible que le pôle unificateur se situe au
niveau du choix des politiques économiques.Les institutions en charge de l’écono-
mie et de la finance pèsent beaucoup plus lourd, conformément aux traités, que
celles du social. Ceux qui souhaitent un «gouvernement économique» le situent
aussi au niveau du Conseil des ministres de l’économie et des finances des pays
membres de la zone euro. Une cohérence des choix donnant la priorité à un mo-
dèle social et de développement ne peut sortir de telles procédures; elle suppose-
rait une véritable délibération publique et une capacité de gouvernement tout
court.Que pourrait-être un gouvernement économique,sinon la marginalisation de
la question sociale ou du moins son extériorité structurelle par rapport à l’ordre
économique?
244 Philippe Herzog

Il n’y a pas de gouvernement de l’Union,mais les trois institutions politiques


peuvent de fait en partager la fonction. La dynamique sociale et économique de
l’Union devrait faire l’objet d’un agenda politique.Chaque année et pour une période
pluriannuelle de cinq ans,les États et l’Union s’engageraient sur quelques sujets es-
sentiels, dont la réalisation deviendrait une ardente obligation. Nous suggérons un
projet stratégique:travailler à établir une solidarité pour un plein emploi des capaci-
tés humaines dans toutes les parties d’Europe.L’Union emprunterait la méthode de
l’Acte unique qui a servi hier pour fabriquer le grand marché:un horizon de huit ans,
une capacité de décision à la majorité.On sait que le problème de l’Europe n’est pas
seulement le chômage élevé, mais aussi le taux d’emploi de la population très bas
dans plusieurs pays,l’exclusion structurelle,la carence de requalification au long de la
vie,la relation déficiente entre création et innovation,bref un sous-emploi criant des
capacités humaines. Aussi l’Union pourrait-elle se fixer des objectifs ambitieux
comme la formation tout au long de la vie,le droit des travailleurs à la sécurité dans la
mobilité;le devoir d’insertion et de réinsertion;le partage et la mise en valeur des in-
formations et des connaissances...bref des choix sociétaux impliquant de nouvelles
approches pour l’entreprise,la régulation et les financements.

Citoyenneté européenne et comportements


de la représentation politique
La société civile se formerait ainsi à partir de motivations et d’engagements
autour d’objectifs mobilisateurs, visant des apports concrets de l’Union pour la vie
personnelle comme pour les conditions de vie collectives. Un processus d’identifi-
cation de l’Union et d’appartenance à une communauté serait alors en gestation.
Telles sont les fondations d’une union politique. Aujourd’hui, c’est à la nation et à
son État que s’identifie le citoyen, et non à l’Union européenne. Vouloir participer
est le début d’une citoyenneté. Et un gros potentiel existe (encore) du côté des ci-
toyens pour s’impliquer dans la construction européenne.Mais sans des médiateurs
organisés, sans l’appui des médias pour que l’information utile soit accessible à la
base et soit interactive,sans des institutions publiques capables de promouvoir une
éducation européenne, participer n’est pas possible.

Aujourd’hui, des ONG et des syndicats veulent faire établir les droits fonda-
mentaux dans les traités.Élaborer des droits de l’homme universels,c’est mobiliser une
force opposable à tout État,et s’attaquer aux dimensions internationales de l’insécurité
moderne.On sait que les systèmes juridiques nationaux demeurent identitaires et écla-
tés.Mais si hier l’unification du droit était une valeur,ce n’est plus spontanément le cas
aujourd’hui.Les nations et leurs États résistent.Cette stratégie juridique du droit com-
mun est utile mais elle ne doit pas occulter d’autres enjeux,ceux des conventions et de
l’organisation des pouvoirs sans lesquels il n’y a pas de maîtrise du système écono-
mique,donc pas de perspective effective de progrès sociétal.L’articulation du dialogue
civil au dialogue social et aux enjeux de structuration de l’UEM est donc indispensable.

Ouvrir les institutions politiques de façon à lever les obstacles à la participa-


tion concerne le fonctionnement et l’organisation des pouvoirs.
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 245

Le fonctionnement souffre notamment de deux vices structurels:il n’est pas


conçu pour explorer les avis des sociétés; il évalue peu ou très mal les impacts de
ses choix.Grâce à la société civile organisée,participant en amont à la délibération,
en aval à l’évaluation et à la rétroaction, on pourrait, en empruntant les voies de
procéduralisation précitées, traiter ces deux défauts.

Dans l’exercice des pouvoirs, le Conseil est le moins ouvert.Si on parvient à


organiser la délibération publique en amont de ses décisions, on l’obligera à res-
pecter un agenda et à consentir la transparence.

La Commission utilise surtout les méthodes du management participatif. Il


faut la pousser vers la démocratie participative,c’est-à-dire lui faire partager avec la
société civile organisée son pouvoir d’initiative et son pouvoir d’évaluation. Si sa
fonction de médiateur politique entre les États-nations est étoffée — l’élargisse-
ment devrait l’y obliger —, cela pourrait l’inciter à fréquenter la société civile orga-
nisée aux niveaux des entreprises et des territoires. Mais les conflits avec les États
nationaux devront alors être assumés en termes politiques et non pas seulement
renvoyés au juge.

L’élu européen devra être rapproché du terrain,et le Parlement réévaluer sa


méthode d’expertise. Elle est trop faible parce que très dépendante des partis na-
tionaux d’un côté,de la Commission européenne de l’autre.Il est crucial à mon avis
de fonder une relation de travail entre des partis et des acteurs de la société civile
assumant vraiment l’ambition d’une construction européenne. Le Parlement euro-
péen pourrait alors commencer d’assumer la fonction de délibération de choix d’in-
térêt commun devant des opinions publiques.

La question de la qualité et de la représentativité des acteurs d’une société


civile européenne est incontournable. Mais déjà ceux-ci ont le mérite d’exister et
cela ne va pas de soi. D’autre part, il serait bon que la représentation politique s’in-
terroge elle-même sur sa représentativité. Cela étant, quelques réflexions peuvent
être avancées ici.

Il y a conflit sur la composition de la société civile. Certaines ONG préten-


dent la constituer à elles seules et certains médias accréditent cette idée dans l’opi-
nion publique. Certains représentants des entreprises, à l’opposé, disent qu’elles
sont le socle de la société.En fait les ambitions de pouvoirs et les divergences d’in-
térêts sont trop présentes,et aucun acteur ne devrait prétendre à lui seul représen-
ter toutes les structures et définir l’intérêt général.C’est pourquoi nous préconisons
une définition large de la société civile organisée:représentants d’entreprises,d’ins-
titutions sociales et de collectivités territoriales, syndicats, ONG, cercles de pensée,
etc.10...Et nous plaidons pour leur coopération face aux problèmes historiques à ré-
soudre: de nouveaux modèles sociaux, une maîtrise partagée du système écono-
mique,une dynamique démocratique de participation.De même insistons-nous sur

10
L’avis du Comité économique et social européen sur «le rôle et la contribution de la société civile organi-
sée dans la construction européenne», rapporteur Mme Sigmund, se prononce dans le même sens.
246 Philippe Herzog

le besoin de nouvelles relations entre le mouvement social et le mouvement poli-


tique, tous deux en voie de recomposition.

La représentativité sociale, pour la négociation notamment, fait l’objet de


critères: aptitude à mobiliser, reconnaissance mutuelle. Elle devra être complétée
probablement sur le terrain par la voie de l’élection, complémentaire à la fonction
de la coordination assumée par les partenaires sociaux.Par ailleurs le recours au re-
ferendum devra être élaboré. Il est nécessaire enfin que la société civile organisée
puisse penser son unité et son apport à la société toute entière par delà les intérêts
segmentés. Des lieux comme le Comité économique et social européen et le Co-
mité des régions pourraient être investis à cet effet, ce qui exige des réformes que
les responsables politiques auraient grand tort de négliger. D’autres lieux auto-
nomes devraient être créés pour la prospective et l’évaluation.

Le renouvellement de la démocratie est un enjeu du XXIe siècle et l’Europe


doit apporter des réponses, tant pour la formation d’une société civile que pour la
construction d’un pouvoir politique. Nous suggérons d’explorer les voies d’une so-
ciété civile où la relation privé-public serait beaucoup plus partenariale, et d’un
pouvoir politique beaucoup plus ouvert à la rotation des rôles et à la participation.

Est-ce possible? Essayons. Il est dit dans l’Évangile: «Le vent souffle où il
veut».L’homme peut exercer sa liberté et trouver son chemin.Et le poète René Char
nous y encourage:«Va vers ton risque.À te regarder, il s’habitueront».
Le principe de subsidiarité active —
Concilier unité et diversité
Pierre Calame

Résumé
La «subsidiarité active» est une philosophie et une pratique de la gouver-
nance qui part d’une nécessité essentielle du monde moderne: concilier l’unité et
la diversité.

Notre monde est à la fois profondément interdépendant et infiniment di-


vers.Cette interdépendance nous unit.La mondialisation des échanges de biens,de
services d’informations et d’argent la renforce chaque jour un peu plus. L’emprise
des hommes sur la biosphère et les risques de déséquilibre qui en résultent obli-
gent à une gestion commune du bien commun dont la fragilité est chaque jour
plus évidente. Mais la diversité infinie des milieux écologiques, culturels et sociaux
nous enrichit.Plus le monde devient village,plus la technique se dématérialise,plus
l’économie se mondialise et plus se confirme l’importance de territoires et de «mi-
lieux» capables de cohésion, d’initiative, de partenariat, d’innovation, de mobilisa-
tion, d’adaptation fine au «terrain», de responsabilisation.

Les très grandes entreprises, seuls acteurs actuellement à l’échelle de la


mondialisation, ont eu à inventer des modes d’organisation respectant cette
double exigence d’unité et de diversité.Elles ont fait de mille manières,en centrali-
sant la stratégie et en décentralisant les responsabilités opérationnelles, en faisant
circuler les expériences et les savoirs par la circulation des hommes, en créant des
espaces d’autonomie en leur sein, en décomposant les grands systèmes en unités
à taille humaine, en uniformisant par des procédures et des règles de contrôle plu-
tôt qu’en homogénéisant les manières de faire, etc... mais leur problème est plus
simple que celui de l’action publique.

Pour celle-ci,la conjugaison de l’unité et de la diversité pose des problèmes


profondément nouveaux. Aucun problème important ne trouve de solution satis-
faisante à une seule échelle: dans l’avenir, le partage des compétences sera l’ex-
ception et l’articulation des compétences, la règle.

Or, science politique et traditions administratives sont muettes face à cette


nouvelle situation.Traditionnellement elles proposent, pour organiser les responsa-
bilités aux différentes échelles, une alternative:jacobinisme ou subsidiarité.

Pour le jacobin, l’unité est première. La nation, une et indivisible, est le seul
corps politique légitime. La souveraineté est au peuple. L’égalité est la règle. Elle
248 Pierre Calame

s’exprime concrètement par l’uniformité pour ainsi dire géométrique des formes de
l’action publique sur tout le territoire. Mais, de ce fait, l’action publique est par es-
sence normalisée, compartimentée et s’adresse à des «individus» pris isolément,
tour à tour citoyens,administrés,bénéficiaires,usagers.Le fonctionnaire loyal est (en
principe) un fonctionnaire transparent appliquant aux citoyens les règles définies
par les élus des citoyens, réunis en assemblée nationale.

Ces règles sont autant «d’obligations de moyens» définissant comment il


faut faire les choses et non quels objectifs il faut poursuivre. Comment, dans ces
conditions, prendre en compte la diversité? En décentralisant, en reportant à
d’autres niveaux des blocs de compétence (le mot veut bien dire ce qu’il veut
dire), constituant une sorte de démembrement de la responsabilité nationale.
L’action publique est la résultante, la superposition sur le terrain des compétences
exercées à différents niveaux.La coopération entre ces niveaux se fait souvent à tra-
vers des êtres hybrides, nécessaires mais complexes, des cofinancements, par les-
quels les deux systèmes vérifient leur convergence.

Pour les tenants de la subsidiarité, c’est au contraire la diversité qui est pre-
mière,comme est première la libre association de petits groupes liés par des idéaux
et intérêts communs.La puissance publique,son intrusion dans la vie privée des indi-
vidus et des groupes,est un mal nécessaire mais un mal qu’il faut réduire autant que
possible, aux empiétements de laquelle il faut sans cesse résister.On délègue cette
souveraineté,qui appartient de droit au peuple,à une communauté de plus en plus
large au fur et à mesure que s’imposent les nécessités de l’interdépendance.

Au niveau européen,l’alternative du jacobinisme et de la subsidiarité se tra-


duit par le choc entre tenants de l’intergouvernementalité et du fédéralisme. Pour
les premiers,la supranationalité est un mal,la négation du caractère sacré et indivi-
sible de la nation.À leurs yeux,la seule solution est la négociation,le pacte,le traité
entre nations souveraines. Pour les seconds, la supranationalité résulte du constat
pragmatique que l’ampleur des interdépendances dans le monde d’aujourd’hui
exige qu’une cohérence et une stratégie soient définies à un niveau «régional», le
niveau «national» étant décidément trop étriqué.

Mais les deux systèmes ont en commun de ne concevoir les compétences


qu’en termes de répartition, y voyant le seul moyen de parvenir à une clarté des
responsabilités, condition théorique de la sanction citoyenne par le vote. Malheu-
reusement,les réalités acceptent de moins en moins de se plier à ces édifices théo-
riques et il faut un jour ou l’autre accepter comme une donnée fondamentale la
gestion de la complexité du monde moderne, fait d’une combinaison de «mi-
lieux» et de «réseaux» dont aucun n’est clos.

Il est significatif que la désillusion à l’égard du monde politique s’exprime


dans des termes voisins aux différentes échelles de l’Europe à l’agglomération:trop
de bureaucratie,trop d’enchevêtrement des procédures et pas assez de cohérence,
pas assez de projet collectif. C’est à ce défi à la fois théorique et pratique que pré-
tend répondre la notion de subsidiarité active.
Le principe de subsidiarité active — Concilier unité et diversité 249

Subsidiarité parce qu’on affirme fermement que la pertinence de l’action


publique ne se trouve qu’à la base, dans une appréhension globale et partena-
riale d’une réalité elle-même globale et systémique qui ne se laisse pas décou-
per en tranches. Parce qu’on affirme fermement que c’est à travers la pratique de
projets partagés que peuvent se constituer des «milieux» dynamiques et se tisser
la trame d’une société où les individus ne soient pas atomisés. Mais pourquoi sub-
sidiarité active? Active parce qu’on reconnaît que,dans un monde interdépendant,
l’articulation des échelles est la règle et que, au rebours des blocs de compéten-
ce,les niveaux de formulation des stratégies sont variés et dissociés des niveaux
de la gestion quotidienne.

Active aussi parce qu’on ne croit pas que les logiques des niveaux supé-
rieurs peuvent se résumer par des obligations de moyens ou des règles juridiques,
mais se traduisent à la base par une négociation permanente et des partenariats.
Active parce que l’expression des intérêts dont sont garants les «niveaux supé-
rieurs» ne se fait pas par la mise en œuvre de règles uniformes s’appliquant à
des individus isolés, mais par la formulation d’obligations de résultats.

Ces obligations de résultats s’adressent à la communauté des partenaires:


fonctionnaires d’État, fonctionnaires territoriaux, acteurs privés économiques et as-
sociatifs. Elles contraignent à une pratique partenariale et créent un apprentissage
permanent de la pertinence et de la recherche de sens: l’action n’est plus jaugée
en référence à ses formes extérieures mais à la manière dont elle a été définie et
mise en œuvre localement, en double référence aux finalités poursuivies (dont
certaines sont formulées par des instances régionales ou nationales) et aux réalités
spécifiques de chaque contexte.

On a parlé d’intérêts dont sont garants les «niveaux supérieurs».Cette supé-


riorité ne doit être entendue qu’à son sens géographique — une plus grande
échelle — et non au sens «d’intérêt supérieur de la nation». Il n’y a donc pas de
«savoir supérieur» transcendant le local et dont la science ou la légitimité imma-
nente permettrait de définir dans l’abstrait des obligations de résultat. Non. Ces
obligations de résultat se construisent à la lumière de l’expérience, par une mise
en commun des expériences locales.

La subsidiarité active implique une élaboration collective et continue


des obligations de résultats. Élaboration collective parce que c’est la confronta-
tion d’acteurs engagés dans l’action concrète qui permet de dégager une phi-
losophie générale de l’action. Élaboration continue parce que cette philosophie
est en perpétuelle révision à la lumière de l’expérience. Dans une telle dynamique,
l’administration centrale de l’État ne tire pas sa légitimité de l’autorité hiérarchique,
exercée par l’édiction de normes générales,mais de son aptitude à animer un tra-
vail en réseau où sont impliquées différentes catégories d’acteurs.

Révolutions conceptuelle et pratique sont indissociables. Elles condition-


nent en France la capacité à réformer l’État.
250 Pierre Calame

Le texte qui suit raconte, en utilisant une perspective résolument person-


nelle et chronologique,comment j’en suis arrivé à la conclusion que ce concept de
subsidiarité active était à la fois théoriquement nécessaire et pratiquement opéra-
tionnel.

Subsidiarité active:la genèse des concepts

L’Europe, l’exclusion sociale et l’échange d’expériences


J’ai utilisé le mot «subsidiarité active»pour la première fois en mai 1993 en pré-
parant le séminaire européen de Copenhague sur l’exclusion sociale.Depuis 1989 et
l’organisation d’une première rencontre des ministres du logement européens sur le
thème du logement des plus démunis,j’avais été amené à travailler au niveau euro-
péen.Le cas du logement en Europe est extrêmement intéressant.Nul ne nie le lien
étroit entre logement et exclusion sociale.L’idée d’un véritable droit au logement,y
compris pour les plus pauvres,semble s’imposer dans toute l’Europe.Mais,en même
temps, le logement ne fait pas partie des compétences de la Commission euro-
péenne et,de surcroît,la répartition des compétences sur le logement entre les diffé-
rents niveaux territoriaux est éminemment variable d’un pays à l’autre. Parfois c’est
l’État, parfois ce sont les régions, parfois ce sont les collectivités locales de base qui
ont un rôle moteur,mais toujours le résultat final,les conditions de logement des per-
sonnes et en particulier des plus pauvres,sont déterminés par la combinaison d’ac-
tions et de financements des différents niveaux.En conséquence,que signifie concrè-
tement le fait d’énoncer le droit au logement au niveau européen? Aucune norme,
aucune directive s’imposant aux États ne permettra d’atteindre un quelconque résul-
tat. Faut-il pour autant renoncer à ce que l’Europe, en tant que communauté hu-
maine, ait l’ambition d’affirmer un droit au logement? Nous ne le croyons pas. Il se
trouve que,pour tirer parti de la diversité de nos réalités européennes,nous avions,à
l’issue de la rencontre des ministres de 1989,créé avec différents réseaux la Charteeu-
ropéenne pour le droit à habiter et la lutte contre l’exclusion et que celle-ci,dès l’origine,
a fondé sa méthode de travail sur l’échange d’expériences.Cela nous avait permis de
découvrir que le détour par l’expérience des autres enrichissait chacun d’entre
nous alors même que les contextes étaient profondément différents et que les
«solutions» trouvées dans un pays n’étaient donc pas transposables. Ce qui est
transposable ce n’est pas les réponses,ce sont les questions:c’est l’identification
par confrontation d’expériences des difficultés communes, c’est cette identifica-
tion qui permet d’élaborer ce que nous avons appelé le «cahier des charges des poli-
tiques européennes du logement».

Une «troisième voie» entre jacobinisme et subsidiarité


Au séminaire européen de Copenhague sur l’exclusion, je me trouvais être
rapporteur du groupe de travail sur l’extension des droits des plus démunis. Un
débat très vif sur la notion de droits économiques et sociaux avait opposé experts
Le principe de subsidiarité active — Concilier unité et diversité 251

latins d’un côté, germaniques ou anglo-saxons de l’autre. Pour les Allemands en


particulier, l’affichage constitutionnel de droits sociaux, à l’échelle européenne ou
nationale, était un abus de langage puisque la réunion des conditions écono-
miques et sociales d’exercice de ces droits était chez eux de la compétence des
Länder ou des villes et que,en conséquence,on énonçait un droit creux, sans véri-
table recours des prétendus bénéficiaires de ces droits à l’encontre d’un tiers.J’ai vu
alors s’affronter les visions jacobine et germanique de l’État.Dans cet affrontement,
la subsidiarité était au cœur de la discussion. Il m’est apparu alors clairement que
l’alternative entre jacobinisme et subsidiarité ne correspondait plus aux réalités de
notre temps, précisément parce que dans le domaine de l’exclusion sociale, la si-
tuation et les politiques sont nécessairement la combinaison d’actions et d’ini-
tiatives de tous niveaux, depuis celles des exclus eux-mêmes jusqu’à celles de
l’Europe en passant par les associations, les collectivités locales de base, les ré-
gions,etc. Il m’apparut alors que cette inadaptation des concepts maniés par les ju-
ristes qui dominent la scène européenne était à la source de bien des blocages en
Europe. En effet, je voyais monter un mouvement antieuropéen paradoxal. Para-
doxal parce qu’il réunissait deux critiques en apparence contradictoires: trop d’Eu-
rope d’un côté, trop de directives, un carcan trop tatillon compliquant et bridant
toute activité et toute initiative et de l’autre,pas assez d’Europe,un déficit de projet
de société à l’échelle de l’Europe, l’absence de compétence de l’Europe sur des
questions culturelles,sociales et politiques seules de nature à donner à l’Europe un
rayonnement à l’échelle de son pouvoir économique de fait. Si ces deux critiques
contradictoires s’unissaient,n’était-ce pas parce que la forme même des liens entre
l’Europe et les collectivités territoriales de niveau inférieur était inadéquate aux pro-
blèmes? Pourquoi ne pas s’inspirer des formes développées dans d’autres grandes
organisations pour concevoir la nécessaire combinaison de l’unité et de la diver-
sité? C’est en gros dans ces termes qu’est formulée en 1993 la «proposition de dé-
claration solennelle sur l’Europe» que j’avais remise à Jacques Delors.

Le parallèle entre la situation de l’Europe


et la situation des agglomérations françaises
J’étais d’autant plus sensible à ces contradictions de l’Europe qu’elles me
rappellaient point par point les blocages de l’urbanisme et de la planification
urbaine en France tels que je les ai vécus de 1968 à 1983. En France, l’espace des
interdépendances réelles économiques, techniques, sociales, culturelles s’orga-
nise à l’échelle des agglomérations et, en milieu rural, à l’échelle des pays. Toutes
les villes françaises d’une certaine taille sont multicommunales.L’agglomération pa-
risienne, à elle seule, regroupe plus de six cents communes. Dans la plupart des
villes, par un héritage de l’histoire, la commune centre est la plus grande et la plus
peuplée mais dès les années 60 et 70, la commune centre, sauf quelques excep-
tions comme Marseille et Toulouse, n’abrite pas la majorité de la population et l’es-
sentiel de la croissance se situe sur des communes périphériques de plus en plus
lointaines avec le phénomène d’urbanisation, c’est-à-dire le développement de la
résidence principale à la campagne.
252 Pierre Calame

Toute l’Europe, de l’après-guerre aux années 70, a été traversée par des dé-
bats sur l’organisation des villes. Il était clair en effet que les réseaux de transports,
les marchés fonciers, les marchés du logement ne pouvaient plus être organisés à
l’échelle territoriale de la ville préindustrielle, antérieure au développement de la
voiture. Dans un certain nombre de pays, ces questions ont été résolues après la
guerre mondiale, par des fusions de communes. Ce mouvement, qui semblait irré-
sistible dans les années 60, a rencontré une vive résistance en France où l’échelon
de la commune apparaissait dans l’esprit de tous comme celui même de la démo-
cratie locale. Quelque 36 000 communes représentent 500 000 conseillers munici-
paux, pour l’essentiel bénévoles, dont l’activité représente une trame majeure de
l’activité associative et de la citoyenneté en France. De fait, dans l’histoire française,
seuls les régimes autoritaires,en particulier le Second Empire et le régime de Vichy,
ont réussi des fusions de communes,le Second Empire créant en particulier le Paris
que nous connaissons actuellement. Or, les débats sur l’organisation des agglomé-
rations ressemblent comme deux gouttes d’eau aux débats sur l’Europe. Le pro-
blème institutionnel auquel nous avions à faire face dans le monde moderne
m’apparaissait donc comme un problème fractal: l’agencement des structures
territoriales entre elles pose des problèmes identiques depuis la toute petite
échelle jusqu’à la très grande échelle, depuis le quartier jusqu’au monde entier.
D’où l’importance d’asseoir l’agencement de ces structures sur des concepts
adaptés aux problèmes à résoudre, ce qui n’est pas le cas.Le débat traîne en France
de décennie en décennie. Beaucoup de systèmes ont été utilisés et il n’est pas
de gouvernement qui ne remette la coopération intercommunale et la réforme de
la fiscalité locale à l’ordre du jour pour les passer ensuite «comme une patate chau-
de», comme disent les latino-américains, au gouvernement suivant, faute de l’avoir
résolue. C’est qu’en effet nous nous enfermons dans une contradiction liée à de
mauvais concepts: enfermés dans une vision de la répartition des compétences,
nous avons du mal aussi bien au niveau européen qu’au niveau de l’aggloméra-
tion à concevoir le combinaison de l’action aux différents niveaux, la souverai-
neté partagée parce que nous avons le sentiment confus que cela soustrait la ges-
tion locale à une juste évaluation par les électeurs.Idée saugrenue si on songe que
les campagnes électorales de niveau local comme de niveau national passent
maintenant leur temps à «renvoyer à d’autres» — à la mondialisation, à l’Europe, à
l’État — la responsabilité de ce qui va mal pour s’adjuger la responsabilité de ce qui
va bien.

La difficulté des procédures uniformes à s’adapter


à la diversité des réalités
Vues avec le recul du temps,les réflexions qui ont mené à la notion de sub-
sidiarité active ont commencé très tôt au cours de ma carrière professionnelle. À
partir de 1970,je me suis en effet trouvé engagé,d’abord comme chargé d’études
puis comme ingénieur d’arrondissement du ministère de l’équipement,dans la ré-
gion de Valenciennes, dans le nord de la France. Ma première activité a porté sur
l’élaboration de ce qu’on appelait à l’époque les programmes de modernisation et
d’équipement (PME) c’est-à-dire l’effort de programmation des équipements col-
Le principe de subsidiarité active — Concilier unité et diversité 253

lectifs nécessaires pour accompagner le développement urbain. Cette élaboration


était elle-même reliée à celle du schéma directeur d’aménagement et d’urba-
nisme (SDAU).Dans les deux cas existaient des procédures nationales.Elles avaient
été élaborées au cours de la décennie précédente pour faire face à un dévelop-
pement urbain rapide auquel les institutions traditionnelles, notamment commu-
nales, n’étaient pas préparées. Les services de l’équipement avaient en charge la
mise en œuvre de ces procédures. Mais le Valenciennois était un cas atypique. Le
problème n’y était pas d’accompagner une croissance urbaine rapide, mais de se
préparer à faire face à une crise industrielle violente. La prospérité de l’arrondisse-
ment, en effet, reposait sur un trépied économique, les mines de charbon, la sidé-
rurgie et la grosse métallurgie. Chacun de ces pieds était vermoulu. Nous étions
donc confrontés à un défi: utiliser, pour préparer une reconversion qui se promet-
tait d’être très douloureuse, des procédures qui n’avaient pas été conçues à cette
fin.Ce défi n’interpellait pas seulement les procédures, mais aussi les pratiques ad-
ministratives. Il contraignait à repenser les rapports entre administrations secto-
rielles. En effet, lorsqu’une région bénéficie d’une dynamique de croissance
presque exogène, indépendante de la dynamique propre du milieu local, l’État et
les collectivités territoriales peuvent accompagner la croissance par des équipe-
ments collectifs. La segmentation des administrations et des services, certes re-
grettable, reste alors supportable: on additionne des routes, des écoles, des es-
paces verts, des logements et cela produit quelque chose de médiocre, mais d’à
peu près cohérent, car la cohérence est donnée par la croissance même, qui en-
traîne les équipements dans son sillage. Dans une situation de crise, il en va tout
autrement.L’action de l’État et des collectivités territoriales doit se recomposer
autour de cette crise elle-même.

Nous avions à l’époque un slogan qui résume le propos en deux mots: le


schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme ne pouvait pas se contenter
d’être un dessin, ce devait être un dessein pour l’avenir de la région. Dans ces
conditions, les fonctionnaires que nous étions ne pouvaient sans hypocrisie se dé-
finir comme les simples maîtres d’œuvre de procédures nationales. Ils devaient, au
nom de l’État,jouer leur partie et assumer leur pouvoir, dont ils disposaient de fait
par les moyens financiers qu’ils maniaient, par la compétence qui leur était recon-
nue ou par leur pouvoir juridique et réglementaire, au service d’un projet com-
mun. Ils devaient, en un mot, passer d’une obligation de moyens à une obliga-
tion de résultats.

La recherche de sens et l’importance


de la jurisprudence locale
Dans le Valenciennois des années 70 — c’était avant la décentralisation —,
je délivrais les permis de construire. Cette activité m’a passionné. Elle a en général
mauvaise presse dans une administration de l’équipement.Les instructeurs de per-
mis de construire y sont assez volontiers perçus comme des bureaucrates appli-
quant de façon quasi automatique des règlements. Pourtant, je me suis très vite
rendu compte de la difficulté de leur mission. En effet, le code de l’urbanisme, au
254 Pierre Calame

nom de l’unité du territoire et de l’égalité des citoyens devant la loi, définit des
règles au niveau national. Toujours le principe d’unité. Mais comme les territoires
sont infiniment divers, il faut bien tenir compte des vocations de chacune de leurs
parties et c’est le rôle des plans d’occupation des sols (POS) qui définissent un rè-
glement par zone. À partir de là, en apparence, tout est réglé. Règlement national
d’urbanisme plus règlement du plan d’occupation des sols semblent suffire à dé-
terminer sans équivoque ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. C’est vrai dans
80 % des cas.Mais les règlements locaux, même fins, n’arrivent pas à épuiser l’in-
finie diversité des situations, notamment parce qu’il faut aussi faire la part d’ap-
préciations qualitatives comme l’adaptation d’un projet au site. Un règlement de
zone, aussi fin soit-il, est une obligation de moyens, alors que la réalisation d’un ur-
banisme agréable est une obligation de résultats. Je dus donc constater avec les
instructeurs de permis de construire que dès lors qu’ils commençaient à se pas-
sionner pour le résultat final,ils étaient confrontés à des dilemmes fréquents.Fallait-
il autoriser? Fallait-il interdire? Le règlement nous laissait les deux possibilités.À par-
tir de 1976, nous avons progressé grâce à l’établissement d’une jurisprudence
locale. J’avais eu cette idée à la lecture des lettres de protestation que je recevais
de personnes à qui on avait refusé le permis de construire ou au contraire, de voi-
sins choqués de ce qu’on autorisait. La plupart de ces lettres portaient pour l’es-
sentiel sur l’inégalité des citoyens devant la loi. Cet argument me touchait beau-
coup. Et les gens, pour la plupart, admettent que la puissance publique s’oppose à
leur propre projet au nom de l’intérêt général,mais ne supportent pas le sentiment
de l’injustice,de l’inégalité de traitement.Un défi majeur pour l’administration est
de rendre compatible l’adaptation à l’infinie diversité des contextes (au sens
strict du terme: aucune parcelle ne ressemble à aucune autre) et l’égalité de trai-
tement des citoyens. La seule manière d’apporter une réponse satisfaisante n’est
ni de nier la diversité pour faire prévaloir l’égalité ni d’admettre l’arbitraire pour fai-
re prévaloir la diversité, mais d’élaborer une jurisprudence publique. Cette juris-
prudence a été construite par la confrontation de nos propres démarches face à la
diversité des situations. Chaque vendredi matin, je réunissais l’ensemble des per-
sonnes concernées par l’instruction du permis de construire dans les différentes
zones de l’arrondissement et nous examinions ensemble les cas «difficiles», une di-
zaine par semaine environ.Nous élaborions collectivement la décision à prendre en
veillant à rédiger la jurisprudence pour nous assurer que nous aurions la même
démarche si un cas semblable se présentait. Au cours de la première année, nous
eûmes le sentiment de ne jamais rencontrer deux fois la même situation.Mais,pro-
gressivement, une typologie des situations s’est esquissée et une certaine stabilité
a pu être vérifiée dans la manière d’aborder les problèmes. Déplacer l’égalité des
citoyens devant la loi d’une obligation uniforme de moyens à une obligation de
rigueur et d’équité dans la manière dont les agents de l’État chargés de parve-
nir à un certain résultat traitent les citoyens, voilà ce qui a été pour nous un pro-
grès essentiel.

Une telle démarche transforme l’attitude des fonctionnaires: au lieu


d’être détenteurs de la règle,ils deviennent détenteurs du sens. Mais pour que le
pouvoir dont ils se trouvent ainsi investis soit assumé dans le respect de la démo-
cratie, la démarche qu’ils mettent en œuvre doit être publique.
Le principe de subsidiarité active — Concilier unité et diversité 255

1982:les contresens de la décentralisation


À partir de 1980,je me suis retrouvé à Paris chargé de la sous-direction des af-
faires économiques et foncières.Tout imprégné de ce que nous avions fait dans le
nord de la France au cours de la décennie précédente,j’ai pris de plein fouet le choc de
la décentralisation.Cette décentralisation,en effet,je l’appelais de mes vœux pour les
raisons qui viennent d’être décrites:il me paraissait essentiel en France de construire et
consolider des capacités d’initiative locale face à un avenir qui paraissait beaucoup
moins clairement tracé qu’il ne l’avait été au cours des décennies précédentes.Pour
construire ce pouvoir local,deux conditions me paraissaient majeures:créer,au niveau
fiscal, des espaces de solidarité aux échelles où les interdépendances étaient es-
sentielles, c’est-à-dire au niveau du bassin d’habitat ou du pays;dissocier les niveaux
de définition de la stratégie des niveaux de la gestion quotidienne.

J’avais pu constater sur le terrain combien l’absence de solidarité fiscale


était dommageable à tout effort pour gérer le territoire au niveau des véritables in-
terdépendances et combien il était essentiel de définir à l’échelle des aggloméra-
tions des stratégies à long terme sans pour autant induire pour la gestion quoti-
dienne la lourdeur des fusions de communes ou des communautés urbaines. Mais
dans la décentralisation «à la française»,au nom de la démocratie locale,on n’a pas
voulu imposer l’échelon de l’agglomération.

La première erreur a été de renoncer à faire une réforme de la fiscalité lo-


cale. On conserve donc un système où, en schématisant un peu, ce sont dans les
villes les supermarchés qui rapportent des recettes et les pauvres qui apportent les
dépenses. Comment s’étonner que les collectivités locales aient intérêt à attirer les
premiers et à chasser les seconds? Et c’est le cercle vicieux.On voit se constituer,en
région parisienne par exemple,des pôles fiscalement riches,comme Paris,les Hauts-
de-Seine. Parce qu’ils sont riches fiscalement, ils sont triplement attractifs pour les
entreprises:les impôts sont faibles;d’autres entreprises sont proches avec lesquelles
on peut travailler; les espaces deviennent socialement valorisés (un siège social
dans les Hauts-de-Seine est plus coté qu’en Seine-Saint-Denis).

La seconde erreur est de n’avoir pas su penser le rapport de l’unité à la


diversité, de n’avoir pas su reconnaître qu’il y avait des échelles auxquelles on pou-
vait formuler les stratégies à long terme et des échelles où on pouvait gérer «au
plus près du terrain». Dans la loi de 1982, la définition de «blocs de compétences»
confinait à l’obsession. Il fallait clarifier les responsabilités et tout le débat tournait
autour de la répartition des compétences entre les différentes échelles, en finir
avec les doubles casquettes, avec les dossiers qui concernent à la fois le départe-
ment, la commune, la région. Par souci de clarification, on est passé à côté du défi
majeur:reconnaître la nécessité de stratégies d’ensemble et,en même temps,don-
ner toute leur valeur aux initiatives locales. Faute d’avoir su conceptualiser l’arti-
culation entre le global et le local, l’articulation entre la vision stratégique et la
pratique quotidienne, on a réalisé en France dans les années 80 une décentralisa-
tion féodale et rurale, là où la décentralisation devait préparer le pays à l’entrée
dans le XXIe siècle.
256 Pierre Calame

Le dialogue des entreprises et du territoire


et le parallèle entre le privé et le public
En 1987, j’ai eu à mener avec un député, Loïc Bouvard, une mission confiée
par Pierre Méhaignerie,alors ministre de l’équipement et de l’aménagement du ter-
ritoire, sur les nouveaux enjeux de l’aménagement du territoire. Le ministre avait le
sentiment que les efforts menés au cours des années 60 pour décentraliser l’activi-
té économique en France voyaient leurs effets progressivement annulés par le
mouvement inverse de reconcentration des pouvoirs de décision à Paris. Cette en-
quête fut pour nous l’occasion précieuse de rencontrer plus de soixante chefs d’en-
treprise,à Paris et dans des grandes villes de province,et de chercher à comprendre
les transformations en cours dans les entreprises et ce que ces transformations im-
pliquaient pour une politique d’aménagement du territoire.J’en ai tiré deux leçons
essentielles.

La première est que la dématérialisation progressive des techniques,


l’abaissement des coûts de transport et la mondialisation des marchés conduisent,
paradoxalement,à revaloriser l’importance du territoire. À première vue,le déve-
loppement de liens d’échange à l’échelle de l’Europe et du monde semble faire
disparaître tout intérêt aux proximités physiques qui fondent un territoire mais, en
réalité, son importance n’est pas diminuée mais transformée. Nous ne sommes
plus au temps où la proximité des matières premières était décisive et gouvernait
l’implantation des industries. Par contre, l’économie moderne est une économie
complexe. Une entreprise, pour réussir, a besoin de ne pas gérer toute cette com-
plexité elle-même. Même les plus grandes n’y suffiraient pas et c’est pourquoi,
après les mouvements d’intégration en amont et en aval qu’on a connus au début
du siècle pour réaliser de gigantesques entreprises intégrées, on a progressive-
ment fait le mouvement inverse, chaque entreprise s’efforçant de se concentrer
sur «le cœur de son métier». Cet effort de reconcentration ne signifie pas que les
dépendances à l’égard des autres secteurs d’activité ont disparu.Bien au contraire.
Chaque entreprise,chaque activité est donc extrêmement dépendante des condi-
tions de milieu,en particulier de tout ce qui va créer la qualité de l’environnement
physique, social, économique et institutionnel de l’entreprise. C’est pourquoi la
qualité du milieu local, son caractère dynamique, la richesse des liens qui peu-
vent s’y nouer et des services qu’on peut y trouver sont devenus si importants;
c’est ce qui explique en particulier le mouvement moderne, constaté dans le
monde entier, de métropolisation là où il y a vingt ans on annonçait «la fin des
villes»,croyant que le développement des transports et des communications à dis-
tance supprimerait de façon définitive les économies d’échelle qui avaient justifié
la ville d’hier.

La deuxième leçon que j’en ai tirée est l’importance, pour les grandes en-
treprises elles aussi, de gérer simultanément interdépendance et diversité.
Toute grande organisation doit respecter cette double nécessité. Les entreprises y
sont parvenues au cours de la décennie 80, de façon relativement homogène en
concentrant leurs fonctions stratégiques — la gestion du long terme, de l’argent
et du potentiel humain constitué par les cadres —, et en donnant par contre
Le principe de subsidiarité active — Concilier unité et diversité 257

une autonomie de plus en plus grande à des unités petites, «à taille humaine» se-
lon l’expression consacrée, seule échelle où est possible la mobilisation des
hommes et l’adaptation à des contextes divers et fluctuants.

Le concept de subsidiarité active et les méthodes pratiques pour le mettre


en œuvre me sont apparus lors d’un entretien avec le directeur général d’une en-
treprise internationale spécialisée dans le montage de grands projets. Un grand
projet d’ingénierie est typiquement une situation où tout se joue dans la capacité
à combiner des connaissances techniques multiples dans des contextes culturels,
économiques, techniques et politiques chaque fois différents.Un projet est un fusil
à un coup. On n’a pas le droit à l’erreur. Un grand projet mal engagé peut être une
catastrophe pour l’entreprise. Comment réunir le maximum de chances de réus-
site? Le directeur général nous raconta l’évolution radicale adoptée pour répondre
à cette question. Jusqu’alors, l’entreprise avait répondu par l’empilement de procé-
dures: pour se prémunir contre les risques d’échec, ils avaient défini pour les chefs
de projet des obligations de moyens pour se comporter dans telle et telle situation.
Mais comment de telles obligations de moyens auraient-elles pu venir à bout de la
diversité des contextes? On se bornait à faire perdre l’autonomie au directeur de
projet et,progressivement,à le transformer en acteur irresponsable,là où il fallait au
contraire l’investir de toute sa responsabilité tout en l’enrichissant de toute
l’expérience de l’entreprise. C’est pourquoi le directeur général créa un petit
groupe de travail qui se réunit pendant deux ans au rythme soutenu d’une se-
maine par mois pour passer en revue toute l’expérience dont chacun des membres
du groupe — des professionnels qualifiés —, se trouvait personnellement porteur.
C’est par la confrontation de l’expérience que petit à petit se dessinèrent non
pas les recettes du succès, mais les grandes lignes des conditions à réunir pour
réussir, au-delà de la diversité des contextes. Ainsi, la constance n’est pas à
rechercher dans les moyens à mettre en œuvre mais dans les problèmes à
résoudre et l’identification des problèmes ne peut naître que de la confronta-
tion des expériences.

La déclaration de Caracas:découvrir les constantes


structurelles par l’échange d’expériences
À partir de 1988, je me suis consacré à plein temps à la fondation pour le
progrès de l’homme, fondation indépendante de droit suisse qui s’est donné pour
objectif général de mobiliser les connaissances au service de défis majeurs pour
l’avenir. Cette vocation nous a conduits à nous interroger sur ce qu’étaient «les
connaissances utiles à l’action». Nous étions en effet frappés du décalage qui exis-
tait entre la formidable accumulation de connaissances scientifiques et techniques
(plus de 90 % des recherches menées depuis le début de l’humanité l’ont été de-
puis la deuxième guerre mondiale) et le fait que, sur le terrain, face aux problèmes
essentiels de l’humanité — la paix, l’exclusion sociale, la protection du milieu,
l’établissement des relations entre l’État et la société, etc. —, les acteurs étaient ou
semblaient démunis de connaissances qui leur soient utiles.Nous en sommes rapi-
dement arrivés à la conclusion simple que «les connaissances utiles à l’action
258 Pierre Calame

naissent de l’action elle-même». J’avais d’ailleurs déjà expérimenté cela à de mul-


tiples reprises au cours de ma vie professionnelle:ce sont les informations qui vien-
nent de personnes placées dans des situations analogues aux nôtres qui nous pa-
raissent les plus dignes de foi et les plus directement opérationnelles. Nous avons
donc commencé à développer des réseaux et des méthodes pour l’échange
d’expériences. L’un des moyens privilégiés est la rencontre: non pas un colloque
où chacun vient faire un petit tour et puis s’en va mais la véritable rencontre, où
des praticiens peuvent élaborer une parole sur leur propre expérience à la ren-
contre de l’expérience des autres. On ne peut en effet élaborer une expérience
en solitaire.

Une des rencontres marquantes, celle qui, d’une certaine manière, a fondé
l’idée même de subsidiarité active, fut la rencontre de Caracas, organisée en
décembre 1991 avec le gouvernement vénézuélien. Nous avons pu réunir une
vingtaine de personnes de différents continents, toutes exerçant des responsabili-
tés politiques ou administratives publiques dans le domaine de la réhabilitation des
quartiers pauvres ou de la transformation de la «ville informelle» du tiers monde.
Réunir des gens aussi divers tenait déjà en soi de la gageure. Les contextes des
quartiers populaires sont en effet extrêmement différents d’un pays à l’autre: quoi
de commun entre un bidonville africain, un kampung indonésien, un barrio véné-
zuélien ou mexicain, une favela brésilienne ou une cité HLM de banlieue parisien-
ne? Espérer en tirer des conclusions communes semblait une gageure plus grande
encore. Et pourtant c’est bien ce qui s’est passé grâce à la dynamique même de la
rencontre. Nous avions demandé à chacun, dans le tour de table, de dire ce qui,
d’après son expérience,était le plus difficile à réussir,quels étaient les obstacles fon-
damentaux auxquels il se heurtait. Et, très vite, il apparut que ces obstacles étaient
partout les mêmes.En d’autres termes, malgré les différences de contexte, le rap-
port entre action publique et situations de pauvreté et de précarité comporte
des éléments structurels et l’échange d’expériences permet de les identifier.
C’est cette découverte qui nous a fait rédiger,à l’issue de la rencontre,la déclaration
de Caracas qui identifie six questions fondamentales ou principes fondamentaux
pour l’action publique dans les quartiers populaires. Le défi de l’action publique
dans ces conditions n’est plus d’appliquer dans tous les quartiers en difficulté une
procédure uniforme, mais de se mettre en situation d’appliquer ces six principes
en trouvant à chaque fois les réponses les mieux adaptées aux spécificités du
contexte et des partenaires.

Nous avons ainsi montré, on a d’ailleurs pu ensuite le vérifier dans d’autres


domaines, qu’il est possible de formuler pour l’action publique des obligations de
résultats et non des obligations de moyens et nous avons mis en œuvre une ma-
nière simple et démocratique d’énoncer ces obligations de résultats: loin d’être
des principes parachutés par le haut, c’est le résultat d’une élaboration «à partir
du bas», grâce à une démarche d’échange d’expériences, des constantes struc-
turelles des situations auxquelles on est confronté.

Ainsi la subsidiarité active pose comme principe un «système en yo-yo».On


part de l’expérience à la base, on confronte ces expériences entre elles, on en dé-
duit les principes fondamentaux qui doivent gouverner l’action, ces principes
Le principe de subsidiarité active — Concilier unité et diversité 259

constituent des obligations de résultats, ils sont de nouveau confrontés à la


pratique, etc. Mais cela appelle un changement culturel profond dans l’adminis-
tration, le passage d’un système hiérarchique à un système en réseau. Vaste
programme.Le système mental qui en France gouverne les rapports entre adminis-
tration centrale et administration locale est actuellement le suivant: on suscite des
innovations locales ou plus souvent encore on en identifie. Puis ces innovations
sont transformées en «modèles» et on cherche à les généraliser par diffusion des
modèles.Toujours la même confusion:parce que la pratique est celle d’un système
hiérarchique, on ne parvient pas à imaginer que le rôle de l’administration centrale
puisse être d’animer un réseau,d’aider à l’accouchement continu des innovations,à
l’échange d’expériences, à l’énoncé collectif d’obligations de résultats.

Évaluation des politiques publiques


et obligation de résultats
En 1992, j’ai animé le processus dit «participatif» d’évaluation de la réhabili-
tation du logement social. Fidèle à ma méthode, j’étais fermement opposé à la vi-
sion «scientifique» de l’évaluation selon laquelle il fallait qu’elle soit réalisée par un
regard totalement extérieur aux acteurs qui la menaient. Cette vision scientifique
renvoie selon moi à une conception fantasmatique de la politique publique: des
«décideurs» fixent une politique;puis des «agents» de la puissance publique la met-
tent en œuvre;puis on en fait une évaluation «scientifique» qu’on restitue aux «dé-
cideurs»; puis, au vu de l’évaluation, ces décideurs modifient la politique; puis les
«agents» l’exécutent à nouveau, etc. À cette conception mécaniste, inspirée de la
batterie d’artillerie (viser, tirer, regarder l’impact, corriger le tir), j’oppose une vision
«constructiviste». Car un élément central de la qualité des politiques publiques est
bien la recherche de sens des agents qui la mettent en œuvre. Et c’est bien parce
que je suis convaincu de cette recherche de sens que je crois à la possibilité pra-
tique de mettre en œuvre en France des obligations de résultats et non des obli-
gations de moyens.

Nous avons, pour évaluer la politique de réhabilitation, constitué dix


groupes locaux,d’agglomération ou départementaux,composés par cooptation de
personnes appartenant aux différentes institutions qui, localement, étaient impli-
quées dans la réhabilitation du logement social. Pendant une année, ces groupes
locaux ont travaillé selon une méthodologie commune aboutissant à la rédaction
d’une «plate-forme locale de la réhabilitation», élaborée par confrontation d’une
multitude d’exemples de réhabilitation.Puis nous avons confronté ces plate-formes
locales et nous sommes arrivés sans grande difficulté,par consensus,à élaborer une
plate-forme nationale de la réhabilitation.Ce qui signifie en clair que si on se fonde
sur le désir de sens des agents de la puissance publique et si on met en œuvre des
pratiques adéquates d’échange d’expériences, on arrive à définir assez aisément le
cahier des charges d’une bonne réhabilitation et à engager de fait l’auto-transfor-
mation des acteurs puisque les conclusions, élaborées par eux-mêmes, sont direc-
tement appropriées.
260 Pierre Calame

D’une conception hiérarchique à des réseaux en


apprentissage permanent
Tous ces exemples montrent que la subsidiarité active conduit à une série
de ruptures simultanées:

— penser en termes d’articulation des échelles géographiques et non plus en


termes de répartition des compétences;
— penser en termes systémiques d’animation d’un milieu et de combinaison des
actions de la puissance publique dans ce milieu,et non en termes de juxtaposi-
tion d’actions séparées et normatives de différents départements ministériels;
— penser en termes d’obligations de résultats et non en termes d’obligations de
moyens;
— penser en termes de réseau et non en termes de système hiérarchique;
— penser en termes d’apprentissage continu et de gestion de la mémoire et de
l’intelligence collective et non en termes de processus discontinu de décision,
de mise en œuvre, d’évaluation et de rectification des politiques publiques.

C’est, en définitive, passer d’une conception mécaniste de l’action


publique à une conception beaucoup plus proche de l’organisation des
systèmes vivants.
La gouvernance dans une Union
européenne plus élargie et plus
hétérogène:les enseignements
du projet «Scénarios Europe 2010»
Gilles Bertrand et Anna Michalski

«Scénarios Europe 2010»1:


gros plan sur la gouvernance
Le projet «Scénarios Europe 2010» a vu le jour en 1997,à l’initiative de la cel-
lule de prospective de la Commission européenne. L’exercice visait à produire un
certain nombre d’images cohérentes et incitant à la réflexion sur l’avenir de l’Eu-
rope, mais l’objectif était plus large encore. En externe, la cellule de prospective re-
cherchait un outil qui lui permettrait d’engager un débat ouvert et construit sur
l’avenir du continent, avec des publics européens ou venant d’autres horizons. En
interne, il s’agissait de recueillir les différentes tendances des services de la Com-
mission en matière de réflexion prospective et d’étude des politiques.

L’élaboration des scénarios s’est appuyée sur une réflexion collective struc-
turée et une analyse par étapes qui ont réuni une soixantaine de fonctionnaires de
quinze directions générales, répartis en cinq groupes thématiques. La participation
de ces fonctionnaires devait leur permettre de mieux connaître les limites et possi-
bilités existant dans les domaines sortant de leur compétence habituelle,mais aus-
si d’apprécier plus exactement l’impact que les avancées dans leur domaine de
spécialité pouvaient avoir sur les autres domaines et, donc, d’être plus ouverts aux
opinions et sensibilités différentes des leurs.La formulation de scénarios est un pro-
cessus de sensibilisation qui peut contribuer à l’acquisition d’un langage commun
qui, à moyen ou long terme, peut accroître la cohérence entre les politiques. C’est
également un outil efficace pour parvenir à une vision commune au sein d’une or-
ganisation qui poursuit toute une série d’objectifs potentiellement concurrents.

La cohérence des politiques, une approche globale de la conception des


politiques et le besoin constant de dialogue interne et avec l’extérieur ne doivent
pas devenir l’apanage de la Commission européenne. Toutes les organisations et
administrations fonctionnent dans un environnement caractérisé par l’évolution

1
Bertrand, Gilles, (coord.), Michalski, Anna, et Pench, Lucio R., «Scénarios Europe 2010: cinq avenirs
possibles pour l’Europe», cellule de prospective, Commission européenne, 1999. Ce document
peut être obtenu auprès de la cellule de prospective ou consulté sur Internet
(http://www.europa.eu.int/comm/cdp/scenario/index_fr.htm).
262 Gilles Bertrand et Anna Michalski

des valeurs de la société, la mondialisation des marchés et une intensification des


communications et des interactions sociales et économiques, qui complique de
plus en plus la formulation des politiques. Dans notre monde moderne où les
objectifs et les résultats des politiques sont remis en cause chaque jour, il est
indispensable d’avoir une vision moins rigide des interactions entre les différents
éléments du changement. L’élaboration de scénarios, en tant que processus d’ap-
prentissage collectif, est un outil adaptable à divers contextes et qui, dans diverses
situations, permet de mieux sensibiliser les décideurs. Ces scénarios peuvent aussi
devenir des références pour les citoyens désireux de participer plus activement aux
décisions les concernant ou, simplement, de mieux comprendre les interactions
entre les tendances dynamiques,les éléments structurels,les idéologies et les résul-
tats de l’action publique.

En l’occurrence, l’élaboration des scénarios s’est articulée autour de cinq


thèmes principaux:gouvernance et institutions,adaptabilité économique,cohésion
sociale,élargissement de l’Union européenne (UE) et contexte international.Les tra-
vaux réalisés en groupes ont été synthétisés pour donner naissance à cinq scéna-
rios globaux, destinés à offrir des images contrastées et cohérentes de l’avenir.

Ci-après, nous nous concentrons sur la gouvernance, une dimension forte


qu’on retrouve dans chacun des cinq scénarios.Ce «biais» conduit inévitablement à
présenter les scénarios sous une forme moins complète que l’originale, aussi sug-
gérons-nous aux lecteurs souhaitant étudier les aspects économiques et sociaux
ou la dimension internationale de consulter le rapport final.

Le triomphe des marchés


Dans un monde de plus en plus marqué par la fluidité des marchés, les
transferts instantanés d’informations, les communications ininterrompues entre ré-
seaux en mutation constante et dans un environnement où tout peut se vendre et
s’échanger, l’Europe a dû faire le deuil de son désir de combiner ambitions sociales
et compétitivité économique. Au tournant du siècle, les signes indiquant l’irrémé-
diable perte de terrain de l’économie européenne face aux résultats américains se
sont multipliés. Les pressions pour que l’Europe reste à la hauteur ont amené au
pouvoir une nouvelle élite politique déterminée à réduire la mainmise de l’État sur
l’économie et à laisser libre cours à la capacité d’entreprendre des individus.

Les réformes du secteur public qui ont suivi se sont traduites par un recul de
l’État et une minimisation de ses interventions.Les politiques les plus coûteuses dans
le domaine de la sécurité sociale,de l’environnement et du développement régional
ont été abandonnées pour des raisons budgétaires,mais aussi parce que leur impact
économique à court terme s’est révélé difficile à démontrer.Un filet de sécurité sociale
minimal a été maintenu,mais les prestations sous condition de ressources sont une
option courante et il incombe désormais en grande partie aux individus de s’assurer
contre les aléas de la vie.Aujourd’hui,les pays européens se concentrent sur les poli-
tiques fondamentales que constituent la sécurité extérieure et intérieure,la préserva-
La gouvernance dans une Union européenne plus élargie et plus hétérogène 263

tion du système judiciaire,le soutien à une politique de la concurrence à l’échelle de


l’Europe et la supervision des processus de réglementation.Si l’État a gardé sa légiti-
mité populaire,c’est précisément dans son rôle de garant de la sécurité publique et
d’un environnement ouvert et fluide,propice aux affaires et aux entrepreneurs.

Dans ce contexte de gouvernance minimale, les gouvernements se sont


d’abord attachés à gérer la réduction du secteur public en sous-traitant des ser-
vices et des fonctions au secteur privé.Au cours des dernières années,les organismes
et services gouvernementaux ont participé à la déréglementation et, dans les do-
maines où une nouvelle réglementation a été considérée comme nécessaire,ils ont
veillé à jouer un rôle prépondérant. De fortes pressions sont exercées pour que le
rôle de l’État soit aussi moins important en cette matière,mais globalement,les pe-
tites comme les grandes entreprises se sont mises à apprécier le climat de sécurité
qu’engendrent un cadre économique stable et des règles communes respectées.

Le concept de «dêmos» perdant peu à peu de sa pertinence dans les socié-


tés européennes,les batailles idéologiques tendent à quitter les parlements pour se
livrer devant les tribunaux. C’est là, en effet, que des groupes de plaignants
(consommateurs, usagers de services ou militants de diverses natures) revendi-
quent leurs droits face à des produits défectueux, des services défaillants ou la vio-
lation de contrats de diverses natures.D’autres types de procédures de contrôle ou
de plainte sont progressivement apparus du fait que les processus de réglementa-
tion ne dépendent souvent plus directement de l’État.Des organismes de contrôle
spécialisés auxquels le public n’a qu’un accès limité se sont multipliés pour com-
penser l’incapacité croissante des parlementaires à dominer l’ensemble des para-
mètres à prendre en compte pour élaborer de nouvelles lois. Dans un certain
nombre de domaines, la responsabilité de définir et de faire appliquer des règles
communes a été déléguée à des acteurs économiques de divers horizons (organi-
sations professionnelles,par exemple) ou a été endossée par des groupes de multi-
nationales. Des régions puissantes ont repris de nombreuses fonctions et attribu-
tions de l’État et livrent une concurrence acharnée à d’autres entités pesant d’un
poids économique important.

La tendance marquée à l’individualisation des relations sociales et écono-


miques explique que les Européens se définissent aujourd’hui plus comme des
consommateurs que comme des citoyens. L’époque des mouvements idéolo-
giques de masse, qui sous-tendaient la politique traditionnelle, est révolue: les par-
tis cèdent du terrain face aux groupes de pression qui poursuivent des buts très
spécifiques,sans cohérence globale ni dessein collectif.L’administration est ainsi de
plus en plus à l’écoute des intérêts partisans et le principe de neutralité de la fonc-
tion publique semble appartenir au passé.

Au cours des dix dernières années,l’UEa progressivement revu à la baisse ses


objectifs politiques. L’intégration apparaît désormais comme un instrument au ser-
vice d’une compétitivité internationale renforcée et un consensus se dégage autour
de l’idée que les politiques communes ne devraient plus servir que ce but suprême.
En réalité, l’élargissement considérable qu’a connu l’Union, qui compte désormais
quinze membres,et les disparités socio-économiques croissantes qui en ont résulté,
264 Gilles Bertrand et Anna Michalski

ont beaucoup affecté les ambitions de cohésion et de solidarité sociale entre États
membres.Sur les dix années écoulées,le Conseil européen a consacré beaucoup de
temps à résoudre des problèmes budgétaires entre contributeurs nets et bénéfi-
ciaires nets, ou entre anciens et nouveaux États membres. L’élargissement a été ra-
pide et important,mais l’application et le respect des règles et règlements communs
laissent à désirer, si bien que l’UE ressemble de plus en plus à une zone de libre-
échange et de moins en moins à une communauté politique intégrée.

Les actions de l’UE s’étant peu à peu concentrées sur le marché unique et la
politique de concurrence,les politiques plus coûteuses comme la politique agricole
commune ou les Fonds structurels ont été démantelées. La Commission euro-
péenne consacre un temps considérable à préparer et gérer le processus de régle-
mentation,tandis que les associations et/ou les organisations professionnelles sont
chargées de veiller au respect et à l’application des règles et règlements communs.

Le renforcement de la compétition interrégionale a bénéficié aux régions


qui ont su tirer le meilleur parti des possibilités offertes par les marchés mondiaux,
tandis que les autres régions se débattent pour ne pas être distancées. Le pouvoir
des régions riches influe sur le fonctionnement des institutions communautaires,
en particulier sur le Conseil de ministres et le Conseil européen. Certains États
membres se plient aux demandes de régions puissantes et leur action au niveau
européen est de plus en plus imprévisible.

La Conférence intergouvernementale du début de la décennie n’a donné


lieu qu’à une réforme institutionnelle limitée,qui n’a ni accru la cohérence entre les
politiques ni amélioré le fonctionnement des politiques communes ou des pro-
grammes communautaires. En fait, nombre d’actions communautaires sont deve-
nues si compliquées et leur impact si diffus que le principe de «rentabilité» (value
for money) a entraîné un sérieux recul des actions à l’échelle européenne. Ce n’est
que dans les domaines de la coopération judiciaire et de la sécurité intérieure que
des progrès ont été accomplis, bien qu’il se soit agi de coopération plus que d’in-
tégration. Un rapprochement des droits civils et des procédures s’est opéré en rai-
son de la mobilité accrue d’une élite européenne influente,mais ce rapprochement
a surtout pris la forme d’une coopération renforcée entre certains États membres.

À de nombreux égards, le monde de 2010 vibre littéralement de l’énergie


que génèrent les échanges de communications et d’informations sur les marchés
mondiaux. De nombreux acteurs européens (régions, PME ou entrepreneurs indivi-
duels) sont présents sur les marchés; pourtant, nombre des risques systémiques
auxquels on ne peut s’attaquer que de manière concertée, à un niveau global, per-
durent. Il s’agit de la dégradation de l’environnement, du crime organisé et de l’ac-
centuation des inégalités intra- et interrégionales. Les organisations internationales
manquent désespérément de ressources et d’une légitimité indispensable pour
formuler des politiques capables de remédier à ces problèmes (que les gouverne-
ments nationaux n’ont ni les moyens ni la volonté de résoudre).

La seule superpuissance mondiale encore en lice s’accommode de cet état


de chose; tirant son pouvoir économique des marchés et de son avance technolo-
La gouvernance dans une Union européenne plus élargie et plus hétérogène 265

gique incontestée, rien ne l’encourage vraiment à s’encombrer de problèmes oné-


reux et ingérables.

Les cent fleurs


Depuis le début du XXIe siècle,l’Europe est la proie d’une fragmentation po-
litique et économique grandissante, qui, dans certaines régions du continent, de-
vient alarmante. L’origine du phénomène ne fait aucun doute: cette évolution ré-
sulte de l’impuissance des structures politiques et administratives à anticiper et à
s’adapter aux rapides progrès de la technologie et aux réactions sociales qu’ils sus-
citent.

Avec la multiplication des signes révélant l’étendue et la profondeur de


cette révolution, les Européens ont éprouvé une lassitude de plus en plus grande
face aux promesses des dirigeants politiques de remédier à l’incapacité d’adapta-
tion flagrante du secteur public. Leurs tentatives de réforme maladroites et ineffi-
caces n’ont fait que confirmer leur impuissance à comprendre les besoins des PME,
des étudiants, des régions ou des villes, des chômeurs et autres exclus. Elles ont
conduit de nombreuses personnes à se détourner de l’État et du secteur public
pour trouver des solutions plus accessibles. Confrontés au mécontentement crois-
sant du public au début du siècle,les responsables politiques de la plupart des pays
européens ont vaguement tenté de réformer leur secteur public et certains sys-
tèmes solidement établis (retraite, sécurité sociale, éducation, fiscalité, etc.). Les ré-
sistances se révélant trop fortes, l’élan de réforme s’est essoufflé et les retouches
marginales apportées aux politiques et aux structures administratives ne les ont
rendues que plus inadéquates. Aujourd’hui, l’État se retire de facto des secteurs
économiques et sociaux,en abandonnant la mise en œuvre et l’application des po-
litiques. Les citoyens et les acteurs économiques ne prêtent plus tellement atten-
tion aux règles et règlements, et l’évasion fiscale est répandue.

Le retour à une vie locale est un mouvement spontané qui a émergé sans
direction ni supervision globale. Certaines communautés locales ou régionales se
sont substituées à l’État en fournissant des services publics de base et en assurant
une forme de démocratie participative, tandis que d’autres communautés sont
sous l’emprise de groupes «claniques» aux mains de quelques individus de respec-
tabilité douteuse. Aujourd’hui, la plupart des individus accèdent directement à l’in-
formation et à la communication avec le monde entier via Internet; de nombreux
groupes de la société civile fondent leur organisation interne et leur capacité à éta-
blir des contacts avec l’extérieur sur ce même outil.Dans un tel contexte,il n’est pas
surprenant que des inégalités de multiples natures (développement socio-écono-
mique, éducation et accès aux nouvelles technologies) soient apparues et varient
en fonction des États, des régions, des villes et à l’échelle de la planète. En Europe,
certains des États membres ou régions les plus soucieux de cohésion ont réussi à
recréer des structures et des dispositifs d’action pertinents tandis que d’autres as-
sistent à la désintégration du secteur public et des structures politiques tradition-
nelles.
266 Gilles Bertrand et Anna Michalski

Comme la démocratie représentative traverse une crise du fait d’un absten-


tionnisme important et d’une baisse record des adhésions aux partis politiques, les
administrations et les parlements ont perdu une grande partie de leur légitimité
populaire. Personne ne s’en formalisant vraiment, rien ne s’est encore produit qui
puisse réellement remettre en question la position du pouvoir central, et les parle-
mentaires,élus avec de faibles taux de participation,continuent de former des gou-
vernements largement déconnectés de la société.

Les services publics ont subi une décentralisation spontanée en direction,


principalement,des régions et des municipalités ou des organisations de la société
civile,qui ont pris la place de l’État.Aujourd’hui,il existe des services locaux qui vont
de l’aide personnalisée aux plus nécessiteux à l’instruction élémentaire et la forma-
tion,en passant par le microcrédit.Les communautés locales ont aussi organisé des
échanges de compétences et autres formes de troc. La vie économique est large-
ment autorégulée,dans le meilleur des cas par des organismes professionnels et,si-
non, via des accords opaques et très fluctuants entre entreprises initiées.

La faiblesse de l’État et des structures publiques s’est traduite par un recul


sévère de l’État de droit. Le constat vaut pour toutes les politiques publiques, mais
aussi pour les relations économiques et sociales, caractérisées par une incertitude
et un manque de confiance qui entravent considérablement la croissance écono-
mique.De fait,le crime organisé est en forte augmentation et les groupes criminels
font des incursions dans les zones urbaines et les régions les plus vulnérables.

En raison de l’incohérence des politiques publiques et de leur mauvaise


mise en application, l’action publique a perdu de sa transparence, ce qui est l’un
des motifs de doléances vis-à-vis du secteur public. L’obligation des fonctionnaires
et des dirigeants politiques de rendre des comptes a également été mise à mal par
le fait qu’il est devenu extrêmement difficile de désigner le lieu des prises de déci-
sion et de la responsabilité au regard des lois et règlements.

L’absence de leadership et l’impression généralisée d’une perte de direction


ont conduit dans certains cas à délocaliser des ministères ou des organismes publics
spécialisés pour créer d’autres sources de légitimité au niveau régional et local.

La situation de l’Union européenne rappelle à de nombreux égards celle de


nombreux pays européens: l’affaiblissement de ses structures et institutions et le
manque de cohérence de ses politiques ont considérablement diminué sa légitimi-
té.Les États membres (à l’exception de ceux,les plus homogènes,qui ont décidé de
quitter l’Union) voient toujours dans la dimension européenne une possibilité
d’échapper à leurs propres faiblesses par des déclarations politiques communes.
Les hommes politiques s’inquiètent peu de n’avoir ni la capacité ni les ressources
nécessaires à la mise en pratique de ces initiatives et projets ambitieux. Les poli-
tiques communes ont énormément souffert de la crise de gouvernance dans les
États membres; les politiques fondées sur des interventions financières (PAC et
Fonds structurels) ont été pénalisées par un manque de moyens tandis que les po-
litiques à vocation réglementaire (marché unique,politique de la concurrence,etc.)
ont été discréditées faute d’avoir été correctement appliquées. L’abstentionnisme
La gouvernance dans une Union européenne plus élargie et plus hétérogène 267

observé au niveau des parlements nationaux avait déjà été enregistré pour les élec-
tions au Parlement européen dans les années 90.

Les relations entre États membres sont devenues de plus en plus tendues
au cours des vingt dernières années, les régions riches refusant de financer le bud-
get commun.Dans le contexte d’instabilité qui caractérise le continent européen à
mesure que la fragmentation s’aggrave, des États plus vulnérables ont tenté de tis-
ser des liens particuliers avec des voisins plus puissants et plus prospères.Cette ten-
dance menace sérieusement le principe fondateur de l’égalité entre les États
membres, tandis que des alliances fondées sur la puissance et rappelant celles du
XIXe siècle voient le jour en Europe.

Malgré cela et en dépit de ces antécédents médiocres en matière de res-


pect des engagements internationaux, l’Europe est perçue comme le seul niveau
auquel il soit possible d’agir pour faire face à certains des risques systémiques qui
menacent l’environnement international (crime organisé, augmentation de la pau-
vreté ou changement climatique). Pourtant, ces risques associés à la fragmentation
et aux tensions «ethniques» sont des éléments qu’on retrouve dans le monde en-
tier.Le système international est proche de la paralysie car ni les États ni les organi-
sations internationales ne sont en mesure de lui conférer une quelconque logique.

Responsabilités partagées
C’est une Europe rajeunie qui aborde la fin de la première décennie du
XXIe siècle; elle est aussi plus confiante dans ses capacités qu’il y a dix ans, lorsqu’
elle prenait les premières mesures d’une réforme radicale. Fidèles aux valeurs de
justice et d’ouverture,les États européens ont consolidé les principaux acquis de la
vie socio-économique et démocratique tout en procédant aux changements qui
leur ont permis d’entrer gagnants dans la société du savoir. Les réformes en ques-
tion ont été conduites à l’initiative des gouvernements européens au début du
siècle; tous avaient compris que l’État providence traditionnel était devenu trop
coûteux,que l’Europe n’adoptait pas assez vite les nouvelles technologies et que les
Européens ne supportaient plus le manque de souplesse des États et des systèmes
politiques. Pourtant, il était manifeste que ces mêmes Européens étaient attachés
aux valeurs de solidarité, de responsabilité et de confiance et qu’ils voyaient dans
l’État, réformé, la meilleure garantie d’une société à visage humain.

Le secteur public a été réformé grâce à une initiative coordonnée de tous


les États membres, autour des principes de transparence, d’efficience et de respon-
sabilité.Il a été défini comme un médiateur et un animateur de réseaux (réseaux au
sein desquels les parties prenantes à un problème donné doivent pouvoir s’expri-
mer sur la formulation des politiques). La forte tendance à la décentralisation a fait
que les décisions se prennent désormais au plus près du citoyen. Le principe de
«subsidiarité active» entre les acteurs intervenant aux différents niveaux (européen,
national, régional et local) a assuré le bon fonctionnement d’un système fondé sur
le partenariat et le devoir de coopération. Depuis le lancement des réformes, de
268 Gilles Bertrand et Anna Michalski

nouveaux acteurs (régions, municipalités, grandes villes, ONG, PME, universités et


grandes entreprises) participent à la définition des principes directeurs et des ob-
jectifs de différentes politiques (en particulier, celles qui ont un contenu socio-
économique ou éducatif ) et ont tissé des liens contractuels avec l’UE ou l’État
national afin de gérer les politiques dans un domaine particulier. Des solutions ont
été trouvées pour que ces acteurs non gouvernementaux soient responsables
devant les citoyens européens et leur représentativité est évaluée régulièrement.

Il existe désormais des circuits institutionnels garantissant l’implication des


citoyens dans la formulation et l’évaluation de diverses activités:il s’agit essentielle-
ment de jurys de citoyens et de boîtes aux lettres électroniques permettant de
s’adresser directement aux autorités compétentes, à différents niveaux. Globale-
ment, les États européens ont adopté un modèle à mi-chemin entre démocratie
représentative et démocratie participative.La légitimité populaire des actions euro-
péennes, nationales et régionales réside à présent dans la capacité de ces entités à
encourager le débat et à organiser les forums et les réseaux qui permettront aux
partenaires de s’entendre sur les politiques.Ce système qui combine structures ho-
rizontales et verticales présente cependant un inconvénient significatif:la superpo-
sition des structures et la multitude des réseaux le rendent complexe et peu trans-
parent.Par conséquent,le véritable lieu de décision et de responsabilité est souvent
difficile à identifier. La recherche du consensus ralentit le processus décisionnel et
empêche de prendre des mesures rapides.

L’échelon européen est aujourd’hui indissociable de ce système de gouver-


nance à plusieurs niveaux.Il est vrai que cet échelon a été considéré comme crucial
au début du processus de réforme, car il était un lieu de débat et de formation du
consensus. La Commission européenne n’a pas ménagé ses efforts pour produire
des arguments convaincants (appuyés sur des données comparatives) montrant la
nécessité de prendre un nouveau chemin.Citons en particulier ses livres blancs sur
la gouvernance, le développement durable, la réforme de la sécurité sociale et des
retraites; ces documents sont devenus les pierres angulaires d’une approche
concertée du changement. Aujourd’hui, les institutions européennes gèrent la re-
cherche du consensus entre les nombreux partenaires intéressés, tout en insistant
vivement sur le principe de subsidiarité pour éviter la saturation. Il reste que les
agences européennes,la Cour de justice et même le Conseil européen doivent sou-
vent se charger de la médiation ou de l’arbitrage entre des intérêts contraires. Le
système judiciaire européen, qui ne se contente plus de traiter les questions éco-
nomiques, est devenu la clé de voûte de cet édifice complexe. Le système intégré
des tribunaux européens, chapeauté par la Cour de justice des Communautés eu-
ropéennes,garantit l’arbitrage des intérêts et la sécurité juridique.Le droit constitue
la colonne vertébrale du système, ce qui permet la confiance et la coopération
entre des acteurs très différents.

La consolidation de leurs structures et politiques internes a renforcé la légiti-


mité populaire des institutions européennes.L’UE est plus que jamais fondée sur le
sentiment d’un destin commun et une identité européenne basée sur des valeurs
politiques partagées se dessine lentement. C’est la capacité de l’Union à préserver
des principes démocratiques et des valeurs d’humanité, face à la radicalisation des
La gouvernance dans une Union européenne plus élargie et plus hétérogène 269

politiques nationales dans la première partie de la décennie,qui a véritablement sti-


mulé le partage de valeurs.L’adoption de la charte des droits fondamentaux,le sys-
tème de gouvernance, le droit européen et l’euro sont les facteurs décisifs qui ont
préparé la voie pour une constitutionnalisation des traités européens.

Les politiques communes de l’UE ont évolué progressivement vers une


nouvelle approche en matière d’innovation technologique, de cohésion sociale et
d’enseignement/formation. Certains des nouveaux États membres ont adopté la
monnaie unique et le budget européen a pris de l’ampleur.L’accent est moins pla-
cé sur l’élaboration des lois et plus sur l’étalonnage des performances,les pratiques
optimales et l’émulation.

Vis-à-vis de l’extérieur, la politique étrangère et de sécurité de l’UE a pro-


gressé:pour améliorer la cohérence,la politique commerciale,la politique financière
internationale et la politique de sécurité et de défense sont conduites selon les
mêmes principes. Une des évolutions les plus marquantes est l’établissement de
partenariats intégrés avec les voisins immédiats de l’UE;ces partenariats combinent
politique étrangère et politiques liées à la cohésion sociale, au commerce, à l’édu-
cation et aux échanges d’étudiants,à l’environnement,aux transports,à l’énergie et
à la recherche.Ils bénéficient d’un soutien politique décisif,d’un cadre institutionnel
et des ressources budgétaires nécessaires et constituent, pour les pays voisins de
l’UE, une alternative de choix à l’adhésion.

Des sociétés de création


L’Europe qui aborde la deuxième décennie du troisième millénaire est très
différente de l’Europe précédente: les anciennes structures de l’ère industrielle ont
été remplacées par une nouvelle conception de la prospérité et de la croissance
économique; l’individu n’est plus considéré comme une unité de production et le
citoyen est traité avec davantage d’humanité et de respect. Le matérialisme, si pré-
pondérant durant la seconde moitié du XXe siècle, est révolu car la folie consumé-
riste a cédé le pas à la créativité, au respect de l’environnement et à une quête
constante d’harmonie avec le monde.Les Européens sont moins riches sur un plan
strictement monétaire mais ils sont nombreux à avoir plus de loisirs et à pouvoir
pratiquer des activités sociales ou créatives sans être trop pénalisés en termes de
niveau de vie ou de sécurité sociale. On observe toutefois un isolationnisme mar-
qué de l’Europe occidentale, qui tente d’expliquer à ses partenaires extérieurs le
sens des réformes qui ont abouti à cette mutation sociale.

Les manifestations violentes du début du siècle avaient été déclenchées par


les tentatives répétées des gouvernements de stimuler l’économie en réduisant les
coûts du chômage et du travail et par la course au profit effrénée des entreprises.
Cette explosion de colère était en fait symptomatique d’un désaccord profond avec
l’évolution de la société depuis les vingt-cinq années précédentes. La population
en général n’adhérait pas à la logique qui voulait que les entreprises privées accor-
dent plus d’importance aux profits à court terme qu’au bien-être à long terme des
270 Gilles Bertrand et Anna Michalski

salariés ou à l’environnement. Elle en voulait aussi aux administrations nationales,


qui étaient largement déconnectées des réalités vécues par la plupart des citoyens
et dont les proclamations paraissaient de plus en plus absurdes.

Les tensions ont été atténuées par l’organisation de forums paneuropéens:


véritables «soupapes de sécurité», ces rencontres ont permis aux citoyens d’expri-
mer leur colère et de dialoguer avec les personnels administratifs et politiques sur
la nécessité du changement. Dans toute l’Europe, une nouvelle classe d’hommes
politiques a été élue sur le thème de la réforme radicale. Cette nouvelle élite a ob-
tenu une légitimité populaire en transformant la demande pressante de nouvelles
structures en de nouvelles formes d’organisation économique (refonte des sys-
tèmes de comptabilité nationale, nouvelles taxes sur la pollution et les mouve-
ments financiers internationaux, réduction des taxes frappant le travail et la
consommation, etc.).

Le «credo» du secteur public repose désormais sur un impératif écologico-


égalitariste en vertu duquel l’action publique est fondée sur une intervention de
type social dans les domaines économiques et sur une stricte application de la lé-
gislation environnementale. Une des pièces maîtresses de la réforme étant le plein
emploi, les mesures sociales ont quasiment supprimé le chômage. La période de
consultation approfondie du public a donné naissance à d’étroites interactions
entre la société civile organisée et les administrations nationales. Le dialogue per-
manent entre ONG, associations professionnelles ou groupes d’intérêt de diverses
natures est devenue l’une des principales sources de légitimité de l’État, au détri-
ment certain des parlements nationaux. Tout au long de la décennie, le pouvoir
exécutif a été occupé par l’organisation et la réalisation de vastes réformes, tandis
que le rôle du législateur s’est substantiellement modifié. Non seulement les parle-
ments nationaux (comme le Parlement européen) ont dû s’ouvrir à des sources de
représentation différentes, mais les partis politiques ont radicalement changé, que
ce soit dans leur composition ou leur approche des citoyens.Certains des partis do-
minants au XXe siècle qui n’ont pas su évoluer sont tombés dans l’oubli et de nou-
velles constellations d’intérêts sont apparues. Les tribunaux sont aujourd’hui plus
«politisés» et leurs juges s’appliquent à faire respecter une législation sévère vis-à-
vis de la pollution de l’environnement ou des pratiques commerciales douteuses.
Compte tenu de l’importance accordée à la sécurité interne,les tribunaux sont plus
stricts dans leur application de la législation sur le crime organisé, l’immigration
clandestine et, le plus souvent, expulsent les demandeurs d’asile de pays lointains.

La relation entre les différents niveaux du pouvoir se caractérise par une dé-
centralisation poussée où le principe de subsidiarité implique que la responsabilité
des décisions et de leur application incombe désormais au niveau le plus proche
des citoyens.Les ONG,notamment sur le terrain du social,se sont vu confier la pres-
tation de services à l’échelon local. Les forums populaires sont devenus des ins-
tances permanentes, fonctionnant à tous les niveaux (local à européen). Ils sont in-
tégrés au processus décisionnel tout en demeurant largement autonomes.

Les principes post-modernes de responsabilisation des citoyens,de respon-


sabilité individuelle et d’égalitarisme ont profondément altéré la relation entre les
La gouvernance dans une Union européenne plus élargie et plus hétérogène 271

élites et les peuples.De nouvelles formes de participation et le double impératif de


débat et de dialogue ont abouti à des politiques publiques nettement plus trans-
parentes.L’inconvénient est que les rôles sont devenus plus confus:qui est respon-
sable et à quel niveau de la prise de décision? Qui endosse la responsabilité des ac-
tions réalisées? Pour y remédier, des ONG et des collectivités locales ont créé des
tribunaux d’arbitrage populaires qui tranchent les responsabilités en cas de litige
ou de plainte.

L’Union européenne s’est trouvée passablement isolée pendant la période


de bouleversements et les réformes qui ont suivi. Surmontant ses réticences ini-
tiales vis-à-vis des institutions européennes, la nouvelle élite politique s’est peu à
peu ouverte à l’intégration au niveau européen et s’intéresse aux politiques qui vi-
sent à régler les problèmes dépassant les frontières de l’Union (pollution, par
exemple). Pour la réforme des structures économiques et sociales aussi, y compris
pour l’harmonisation de certaines politiques sociales,une approche concertée s’est
révélée indispensable (directive européenne sur la gestion du temps de travail, sur
l’intégralité de la vie professionnelle ou réforme du système fiscal, par exemple).
Dans le domaine de la justice et des affaires intérieures,la progression du crime or-
ganisé et la pression croissante de l’immigration aux frontières extérieures se sont
traduites par une intégration renforcée et des politiques communes.Au niveau eu-
ropéen,les ONG sont étroitement associées à la préparation des décisions.Comme
aux niveaux national, régional et local, elles participent souvent à la gestion des
programmes et des projets paneuropéens.

Les relations entre États membres ont été,au moins au début,marquées par
des tensions entre les politiciens les plus réformistes et les autres, plus réticents.
L’autre ligne de fracture séparait les États membres riches des États membres
pauvres, ces derniers demandant avec insistance une compensation pour leur
contribution relativement plus importante à la réforme.Une diminution généralisée
de la croissance économique a accentué les pressions budgétaires au sein des États
membres et durci les tensions entre ces États.

Au plan international,l’UE et ses États membres ne font pas ce qu’ils préco-


nisent, dans la mesure où ils ne consacrent pas suffisamment de volonté politique
ou de fonds à la résolution de problèmes mondiaux aussi épineux que le réchauf-
fement de la planète, l’augmentation de la pauvreté dans les pays en développe-
ment ou le crime organisé. L’UE est néanmoins très favorable à une modernisation
des organisations internationales qui consisterait à accorder une voix plus prépon-
dérante aux ONG mondiales.

Voisinages turbulents
L’Europe a connu une décennie difficile. Le conflit qui a éclaté entre des
groupes armés proches des frontières de l’UE s’est propagé dans les États membres
sous la forme d’attaques terroristes et de tensions interethniques. La vie des ci-
toyens ordinaires et les affaires en ont été tellement perturbées que,les Américains
272 Gilles Bertrand et Anna Michalski

ayant refusé de s’impliquer,des troupes européennes ont été chargées de restaurer


la paix dans cette région voisine. L’intervention militaire de l’UE, conduite par les
grands États membres, a effectivement mis un terme à la guerre proprement dite,
mais l’instabilité et la confusion continuent de régner dans cette zone.Les hostilités
ont profondément modifié la vision des Européens:actuellement, leurs préoccupa-
tions principales sont la sécurité et la stabilité,qu’ils entendent garantir au plus vite
en se protégeant et s’isolant du reste du monde.

La mentalité d’assiégés qui se développe chez les Européens occidentaux a


fait évoluer le rôle de l’administration et de l’État, qui ont pour priorité d’assurer la
stabilité intérieure en prenant une série de mesures draconiennes. L’accent est for-
tement placé sur les capacités militaires des États membres, ce qui influe directe-
ment sur leurs politiques économiques et la répartition des ressources budgétaires.
Ce mouvement s’accompagne d’une tendance généralisée à protéger les industries
stratégiques de la concurrence économique internationale par des obstacles au
commerce et des aides directes de l’État.

La légitimité populaire est directement liée aux démonstrations de force des


pouvoirs publics:patrouilles de soldats dans les rues,expulsions de clandestins et sé-
vérité du traitement réservé aux demandeurs d’asile,méthodes musclées,voire vio-
lentes,de la police dans sa lutte contre le crime organisé.La loi et l’ordre étant deve-
nus la priorité absolue,il n’a été accordé que peu d’attention aux réformes sociales et
économiques,à la réforme de l’État ou à la gestion des politiques publiques.Les par-
tis politiques traditionnels et la bureaucratie ont retrouvé une légitimité, comme
d’ailleurs le modèle traditionnel de la démocratie représentative.Les tribunaux ten-
dent à ne plus voir certaines des entorses les plus flagrantes aux droits de l’homme.À
l’instar de divers organismes chargés de l’application des lois,ils considèrent avec in-
dulgence les liens entre les pouvoirs publics et la grande industrie, y compris cer-
taines pratiques commerciales violant le droit de la concurrence (fixation des prix,
abus de positions dominantes,subventions,etc.).De même,certaines affaires d’inter-
ventions politiques dans la conduite et la gestion de grandes entreprises sont pas-
sées quasiment inaperçues dans les médias et le grand public.

On note une forte tendance à la centralisation du pouvoir au niveau de


quelques ministères clés, tandis que les principes de transparence et de responsa-
bilité vis-à-vis des citoyens sont en grande partie sacrifiés au nom de l’efficacité et
de la nécessité d’agir rapidement. Les ressources budgétaires sont dévolues aux
ministères chargés de gérer la sécurité et le statut des agences de sécurité interne
a été amélioré.

Globalement, l’opinion a tacitement accepté les politiques autoritaires et,


face à l’instabilité et au sentiment d’insécurité, a choisi la passivité et l’introversion.
Les citoyens sont aujourd’hui beaucoup moins désireux de participer à l’élabora-
tion des politiques publiques, ou alors à un niveau très local. Le grand public euro-
péen se caractérise par sa passivité en politique et son engagement démocratique
se limite aux élections générales. Le rôle des ONG dans la vie publique est nette-
ment moins important que pendant les dernières décennies du XXe siècle. Celles,
en particulier, qui militent pour les droits civiques, la vigilance démocratique, l’envi-
La gouvernance dans une Union européenne plus élargie et plus hétérogène 273

ronnement ou les pays en développement ont perdu leur soutien populaire et ren-
contrent l’hostilité des pouvoirs publics.

L’évolution de l’UE est fortement influencée par les conflits violents qui écla-
tent dans son voisinage. La décision d’envoyer une mission de paix hors des fron-
tières a abouti à la création d’un Conseil de sécurité européen, composé de
membres permanents (grands États membres) et de membres tournants (États plus
petits). La justice et les affaires intérieures se sont affirmées comme l’un des piliers
centraux de l’UE et plusieurs politiques ont été introduites par les agences nouvel-
lement créées (comme le service européen de douane et de police des frontières
ou le service de renseignements européen).Ces politiques mettent davantage l’ac-
cent sur la répression que sur la coopération ou l’intégration.

Globalement, l’UE s’est orientée vers un fonctionnement intergouverne-


mental,d’où un affaiblissement des institutions européennes supranationales,de la
Commission européenne, du Parlement européen et de la Cour de justice. La
Conférence intergouvernementale du début de la décennie n’a donné lieu qu’à
une réforme institutionnelle limitée, ce qui, après l’élargissement très restreint à
l’Europe centrale et orientale, a encore affaibli les capacités des institutions. Les
grands États membres sont en mesure d’imposer leur volonté, non seulement en
matière de sécurité mais aussi dans les domaines économiques et sociaux. Le res-
pect des règles du marché unique a souffert de certaines entorses de la part des
États,ainsi que de la faiblesse de la Commission,et la législation européenne est de
moins en moins appliquée, sous la pression politique des États membres. Le flé-
chissement de la croissance économique enregistré après la guerre a incité les
États membres payeurs à exiger une amputation des politiques redistributives de
l’UE,et notamment des Fonds structurels et du fonds de cohésion.Des pans impor-
tants de la politique agricole commune ont été renationalisés dans la foulée.

Mais l’instabilité n’est pas l’apanage de l’Europe et des régions environnantes.


À l’exception, peut-être, de l’Amérique du Nord, d’autres parties du monde sont au
bord de l’explosion en raison des progrès de la pauvreté, de la raréfaction des res-
sources naturelles (l’eau en particulier),de la pollution,du développement des ten-
sions ethniques et du crime organisé.Ériger des barrières pour se protéger du monde
extérieur ne peut être qu’une solution à court terme.C’est en outre un rempart pré-
caire,compte tenu des déséquilibres mondiaux entre l’infime minorité de riches et le
grand nombre de pauvres, qui, jusqu’ici, ont souffert de manière disproportionnée
des dommages environnementaux et des pressions démographiques.

Réflexions sur la gouvernance


dans l’Union européenne
Les réflexions qui suivent, fondées sur ces cinq scénarios et les indications
qu’ils fournissent sur les cinq modèles possibles de gouvernance (ou d’absence de
gouvernance), sont destinées à faire avancer le débat sur la gouvernance euro-
péenne.
274 Gilles Bertrand et Anna Michalski

Elles partent du constat que nos sociétés connaissent une évolution rapide,
qui n’est ni linéaire dans le temps ni homogène d’un point de vue géographique.
Les institutions et les modes de gouvernance sont façonnés par les cultures, les
valeurs et les traditions nationales. L’interaction entre les caractéristiques fonda-
mentales d’une société et la structure de ses institutions détermine la mentalité
dominante de l’administration. Bien que les administrations des États membres
soient réputées plus semblables entre elles que différentes, elles restent distinctes
et leur action est guidée au premier chef par les préoccupations et les intérêts natio-
naux.Tout système de gouvernance européen devra intégrer les différents systèmes
tout en inventant un nouveau modèle de fonctionnement et une nouvelle identité.
Face aux changements profonds qui affectent les structures et les politiques de l’UE,
les dimensions présentées ci-dessous semblent particulièrement importantes.

Gérer une diversité grandissante


L’UEdoit relever l’un des défis les plus déterminants pour son avenir,la gestion
de la diversité. C’est une évidence compte tenu du projet d’élargissement à treize
nouveaux pays,qui apporteront avec eux des demandes d’action politique,des cul-
tures politiques et administratives et des perceptions populaires de l’Europe et de
l’UE différentes. Pour autant, l’élargissement n’est pas l’unique source de diversité;
d’autres tendances de fond sensibles aux plans social et économique imposent une
diversité accrue:valeurs individuelles,modes de vie et vision du monde et de la poli-
tique.Les évolutions économiques exigent une réglementation plus souple du mar-
ché du travail,une simplification de la fiscalité et de la comptabilité et un accès plus
aisé des entrepreneurs et des «start-up»aux capitaux d’investissement.

Non seulement la diversité accentuera les pressions sur les ressources et les
objectifs des politiques européennes, mais elle nécessitera une compréhension et
une flexibilité accrues compte tenu du contexte dans lequel ces politiques seront
appliquées. L’adaptation au contexte réclame une délégation des pouvoirs aux ni-
veaux national, régional et local et une décentralisation plus poussée des compé-
tences en matière de gestion et de contrôle des politiques et programmes com-
munautaires. Un exemple concret est fourni par la politique de la concurrence: à
l’avenir, les affaires de moindre envergure seront traitées par des organismes char-
gés de l’application des lois et par des tribunaux nationaux. Pour gérer cette diver-
sité, des partenariats entre acteurs européens, nationaux, régionaux et locaux se
révèleront cruciaux dans certains domaines d’action, tandis que dans d’autres, la
solution résidera dans des réseaux d’intéressés.

Les progrès de la diversité seront également sensibles du point de vue de la


mise en œuvre et de l’application des règles et règlements communautaires.Parmi
les Quinze, il n’y a pas d’homogénéité parfaite en ce qui concerne le rapproche-
ment des législations et l’application des règles;la nouvelle approche fondée sur la
reconnaissance mutuelle confère une flexibilité nettement supérieure du point de
vue des modalités d’application. Avec l’élargissement à d’autres États membres,
dont certains sont dotés de structures administratives et exécutives déficientes,
La gouvernance dans une Union européenne plus élargie et plus hétérogène 275

l’application et la mise en œuvre des règles et règlements devient un véritable dé-


fi. En l’occurrence, il ne s’agit ni de rechercher l’homogénéisation dans une Europe
élargie ni de revenir à des formules d’application nationales, mais plutôt de déter-
miner un seuil de tolérance de la diversité en matière d’application.Au-delà d’un tel
seuil,la confiance entre les États membres s’effritera,en menaçant des pans entiers
de l’action communautaire.

Participation:les arguments en faveur


d’une large consultation
L’extension géographique, synonyme d’une plus grande diversité, imposera
aux institutions de l’UE d’opter pour une politique de consultation plus stratégique
des différents groupes et acteurs concernés par l’action communautaire.Ce qui peut
aujourd’hui apparaître comme un esprit d’ouverture «passif» devra se transformer en
une politique «active» de consultation de tous les acteurs directement intéressés au
domaine d’action en question. Il s’agira aussi de solliciter la participation d’acteurs
moins influents ou moins traditionnels et donc de se préparer à apporter un soutien
(financier ou institutionnel) à des groupes sans moyens mais essentiels à la société.
L’acteur public (en l’occurrence la Commission,au niveau européen) devra dévelop-
per ses capacités de création et de gestion de réseaux,permanents ou ad hoc,pour
mettre sur pied un processus consultatif permanent.Toutefois,il incombe également
à l’acteur public de garantir la transparence et l’accessibilité de ces réseaux.Leur res-
ponsabilité vis-à-vis du grand public devra être assurée par des rapports d’activité ré-
guliers,par des comparutions devant les instances parlementaires aussi souvent que
nécessaire et par une information périodique des médiateurs européens ou natio-
naux. Une réforme du Comité économique et social pourrait permettre une repré-
sentation institutionnelle plus large au niveau européen.

La question de la consultation des intéressés s’étend à celle des débats et


consultations substantiels qu’il faut lancer avant toute réforme majeure des poli-
tiques existantes.C’est une évolution apparemment inéluctable compte tenu de la
résistance à modifier des politiques «anciennes» ou «sensibles» qui, dans un con-
texte de changement, risquent pourtant de perdre de leur pertinence. Dans cette
optique, les possibilités offertes par Internet et d’autres moyens informatiques
pourraient être exploitées pour la diffusion de livres blancs et de livres verts et la
collecte de commentaires.D’autres formes d’interactivité avec le grand public et la
société civile organisée pourraient être explorées et mises à l’essai.

Flexibilité:la gouvernance par objectifs


Dans une Union plus hétérogène,il semble de plus en plus important d’axer
la gouvernance sur des objectifs précis. La diversité accrue des perspectives et des
intérêts nationaux pourrait être partiellement compensée par un débat et un ac-
cord préalable sur les objectifs des nouvelles lois et politiques envisagées. La mise
en œuvre et l’application seraient alors évaluées en fonction de la capacité des
276 Gilles Bertrand et Anna Michalski

nouvelles mesures à assurer la réalisation des objectifs prioritaires et permettraient


de tolérer de plus grandes variations dans les modes d’application des lois.Une par-
tie essentielle du processus de gouvernance serait donc consacrée au débat et à la
consultation. Au niveau européen, le livre vert de la Commission sur les relations
entre l’UE et les pays ACP illustre bien ce point puisque les principes et les idées
clés de la réforme de la politique de développement de l’Union n’ont vu le jour
qu’après une consultation approfondie des pays concernés.

Cependant, le recours accru à une gouvernance par objectifs pose diffé-


rentes questions: comment maintenir les écarts de mise en œuvre et d’application
dans des limites tolérables? Quelles mesures utiliser pour sanctionner les écarts?
Enfin, quelle pourrait être la réaction de l’UE face aux écarts de comportement ou
d’orientation politique d’un État membre?

Soutien de l’ensemble du public


Dans un contexte de fluidité accrue des marchés et des sociétés, le soutien
du public aux politiques communautaires paraît dépendre de la formulation de
quelques objectifs d’action premiers, assortis de ressources adéquates. L’UE n’aura
ce soutien que si les citoyens l’estiment capable d’atteindre les objectifs. Il lui fau-
dra donc se concentrer sur les éléments clés susceptibles d’avoir un impact direct
sur le bien-être social et économique,sur la sécurité et sur la solidarité intergénéra-
tionnelle.

À un autre niveau, l’UE pourrait s’assurer le soutien des citoyens en encou-


rageant et étayant des réseaux dans divers domaines. Ces réseaux, ouverts à des
acteurs représentant divers intérêts, devraient aussi rendre compte aux instances
démocratiques et, si nécessaire, être soumis à des vérifications judiciaires. Sans se
substituer aux instances parlementaires,ils les compléteraient et,dans les domaines
techniques, contribueraient à une meilleure compréhension des enjeux.

Dans l’optique de la responsabilité démocratique et d’une légitimité popu-


laire accrue, la constitutionnalisation du système politique et des processus admi-
nistratifs de l’UE semble de plus en plus impérative.Une structure constitutionnelle
permettrait une désignation explicite des niveaux de décision et une attribution
des compétences selon les différents domaines, et rendrait explicite la représenta-
tion institutionnelle. La responsabilité politique des institutions européennes serait
améliorée par une définition plus claire des domaines de responsabilité et les ci-
toyens auraient un accès formel aux procédures administratives et judiciaires de
dépôt de plainte.

Le système de gouvernance européen à venir s’appuierait sur un système


judiciaire couvrant un grand nombre de domaines et faisant office d’arbitre de der-
nier ressort en cas de litige.Ce serait un contrepoids nécessaire à la confusion qu’in-
duit la multiplicité des réseaux et des partenariats. Ce système pourrait aussi être
une garantie d’unité dans la diversité,en préservant une homogénéité minimale en
La gouvernance dans une Union européenne plus élargie et plus hétérogène 277

matière d’application des politiques et des lois et en favorisant ainsi la confiance


entre les acteurs concernés.

Enfin, une constitution européenne serait un moyen efficace d’approfondir


le débat politique au niveau européen. En créant une arène politique, les groupes
opposés entre eux sur les orientations de l’action publique et les priorités poli-
tiques seraient tenus de présenter clairement leurs options respectives aux citoyens
européens.

Une évolution constitutionnelle au niveau européen est l’un des moyens de


redynamiser nos systèmes démocratiques et de donner une nouvelle place aux
partis politiques traditionnels. Comme la pertinence d’un système politique et les
intérêts en jeu déterminent le soutien du public, une telle évolution est également
un moyen efficace de renforcer l’adhésion des Européens à l’UE.
Partie IV
Conclusions
Développer de nouveaux modes
de gouvernance
Notis Lebessis et John Paterson

Les développements récents dans la réforme


institutionnelle et administrative

Introduction
Pour ceux qui ont participé aux discussions sur la gouvernance européenne
instituées par la cellule de prospective au début de 1996, et poursuivies à travers
des séminaires, des ateliers, des documents de réflexion et enfin la présente publi-
cation, les perspectives sont assurément très encourageantes. Jamais, depuis
l’époque de la Commission Delors, la réforme des modes de travail et de fonction-
nement des institutions européennes n’avait bénéficié d’une telle visibilité, et ja-
mais le sentiment qu’un changement réel est possible n’avait été aussi manifeste.
Mais si la priorité consistait alors à accomplir les adaptations nécessaires à l’achève-
ment du marché unique, aujourd’hui, l’interrogation centrale porte sur ce qu’il
convient de faire pour parvenir à l’intégration politique. C’est là un projet qui pré-
sente sans doute davantage de difficultés que son pendant économique, dans la
mesure où il soulève des questions fondamentales concernant la nature et la pra-
tique de la démocratie dans les conditions contemporaines, mais il offre aussi la
possibilité, pour la même raison, d’engranger d’importants dividendes en cas de
réussite.

On relève à cet égard trois initiatives clés. Deux d’entre elles, la Conférence
intergouvernementale (CIG) sur la réforme institutionnelle1 et le processus de réfor-
me administrative au sein de la Commission2,sont assez clairement définies.La troi-
sième, «Donner forme à la nouvelle Europe», est plus nébuleuse pour le moment,
par la force des choses, puisqu’il s’agit des objectifs stratégiques de la Commission
pour 2000-20053. Eu égard au contexte dans lequel s’inscrivent les deux premières
initiatives et à la volonté politique qui les sous-tend, on peut compter qu’elles se-
ront menées à terme avec une certaine efficacité. La troisième en revanche, du fait

1
Ouverte le 14 février 2000 à l’occasion du Conseil «Affaires générales» réuni à Bruxelles.
2
«Réforme de la Commission – Livre blanc» (communication de M. Kinnock en accord avec M. le Président
et Mme Schreyer, 1er mars 2000), ci-après dénommé «livre blanc sur la réforme administrative».
3
Communication de la Commission au Parlement européen,au Conseil,au Comité économique et social et
au Comité des régions – Objectifs stratégiques 2000-2005 «Donner forme à la nouvelle Europe»,
COM(2000) 154 final, 9 février 2000 (ci-après dénommée «objectifs stratégiques»).
282 Notis Lebessis et John Paterson

de son statut particulier, et aussi parce qu’elle pose à tous ceux qui sont impliqués
dans le projet européen des questions plus ardues, risque de connaître un chemi-
nement beaucoup plus laborieux, et son succès n’est nullement assuré.

Nous sommes cependant persuadés que cette troisième initiative est la plus
importante pour l’avenir de l’Europe:si importante,en vérité,que les processus de ré-
forme institutionnelle et administrative doivent nécessairement s’appréhender dans
son contexte,si on veut que leurs effets ne soient pas entièrement perdus ou qu’ils ne
se révèlent pas en définitive contre-productifs. Pareille thèse n’est pas sans consé-
quence, bien évidemment, et elle demande à être justifiée point par point. Nous
commençons donc (section 1) par examiner rapidement les deux premières initia-
tives de réforme, en dégageant les implications sous-jacentes aux circonstances
précises qui leur ont donné naissance,de façon à mettre en lumière les limites et les
opportunités inhérentes à chacune d’elles. Nous pensons que ces opportunités ne
peuvent devenir réalité que dans le cadre d’uneperception plusappropriée,c’est-à-dire
plus complexe, de l’environnement dans lequel les institutions européennes devront
travailler danslesannéesà venir.Tout en reconnaissant que la troisième initiative,à sa-
voir les objectifs stratégiques de la Commission,semble répondre,dans une certaine
mesure,à une telle perception (notamment l’accent mis sur la gouvernance,avec la
promesse d’un livre blanc dans les premiers mois de 2001), nous estimons que les
fondations sont inachevées et instables,et que les liens nécessaires avec les proces-
sus de réforme institutionnelle et administrative n’ont pas encore été explicités.

Nous poursuivons (section 2) avec une analyse de l’environnement politique


émergent qui fait apparaître les tendances auxquelles doivent répondre les institu-
tions, tout en soulignant les principales implications qui en découlent pour le pro-
cessus politique,à savoir les limites des instruments existants et la nécessité d’expéri-
menter de nouvelles méthodes4.À partir de là,nous essayons de cerner les éléments
clés de ces nouveaux modes de gouvernance (section 3),puis de formuler quelques
propositions initiales pour le livre blanc sur la gouvernance (section 4).

En bref, nous estimons qu’une chance historique s’offre aujourd’hui à la


Commission. La réforme est en cours, et la volonté politique est au rendez-vous
pour la soutenir,sans compter les attentes du public.Mais l’euphorie que provoque
l’action après l’inaction ne doit pas amener à «agir pour agir». La précipitation, à ce
stade, risquerait de produire une vision trop réductrice de la nature des problèmes
ainsi que des réponses possibles. C’est pourquoi il faut prendre le temps de la ré-
flexion et garder suffisamment son calme pour résister à la pression en faveur du
changement lorsqu’elle ne s’insère pas dans un ensemble plus vaste, celui de la ré-
forme de la gouvernance.Autrement dit,la chance historique qui s’offre aujourd’hui
à la Commission représente en même temps un immense défi historique, qu’il lui
appartient de relever.

4
Nous nous appuyons,tout au long de notre argumentation,sur les idées que nous avons exposées pour la
première fois dans les publications suivantes:Lebessis,Notis,et Paterson,John,(1997 a) Evolutions in Gover-
nance:What Lessons for the Commission?A First Assessment;(1997 b) The Future of European Regulation;(1998)
A Learning Organisation for a Learning Society: Proposals for «Designing Tomorrow’s Commission»; (1999) Ac-
croître l’efficacité et la légitimité de la gouvernance de l’Union européenne, parues dans la série «Working Pa-
pers» de la cellule de prospective de la Commission européenne.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 283

Le ton manifestement circonspect de cette introduction sera peut-être une


source de frustration pour ceux qui avaient attendu longtemps et patiemment que
des mesures concrètes soient adoptées en vue de renforcer la légitimité,l’efficacité
et l’efficience de la gouvernance européenne.La CIG et le livre blanc sur la réforme
administrative représentent indéniablement un progrès sur cette voie. Il faut ce-
pendant faire preuve de réalisme en s’interrogeant sur ce qu’on peut exactement
attendre de ces initiatives.

La Conférence intergouvernementale
sur la réforme institutionnelle
Le degré de détermination qui sous-tend cette initiative transparaît immé-
diatement de ses objectifs clairement définis et de son calendrier précis.Sur ce der-
nier point, le Conseil européen de Helsinki a pris «le ferme engagement politique
de tout faire pour achever les travaux de la Conférence intergouvernementale sur la
réforme institutionnelle d’ici à décembre 2000», avec une ratification rapide des ré-
sultats, suivie de leur mise en œuvre dès la fin de 20025. Pour apprécier correcte-
ment ses objectifs,il faut clairement comprendre quelles étaient les préoccupations
du Conseil européen lors de sa réunion de décembre 1999. Confirmant l’impor-
tance du processus d’élargissement mis en chantier à Luxembourg deux ans
auparavant, le Conseil déclare ex abrupto: «Il faut que le processus d’élargissement
demeure efficace et crédible»6. L’engagement sur un calendrier précis pour la CIG
ainsi que sur la ratification des modifications nécessaires du traité découle par
conséquent de la conviction du Conseil que l’Union «devrait être en mesure
d’accueillir de nouveaux États membres à partir de la fin de 2002»7. L’ordre du jour
de la CIG apparaît ainsi déterminé,dans une large mesure,par les questions institu-
tionnelles qu’il est impératif de résoudre pour qu’une Union élargie — dont le
nombre d’États membres aura presque doublé,en vérité — puisse fonctionner effi-
cacement. La liste inclut ce qu’il est convenu d’appeler le «triangle d’Amsterdam»
(taille et composition de la Commission, pondération des voix au sein du Conseil
et extension éventuelle du vote à la majorité qualifiée) ainsi qu’une catégorie
fourre-tout dans laquelle sont rangées les «autres modifications qu’il faudra
apporter au traité, en liaison avec les questions précitées et dans le cadre de la
mise en œuvre du traité d’Amsterdam»8.

5
Conseil européen de Helsinki, 10-11 décembre 1999, conclusions de la présidence (ci-après dénommées
«conclusions»), point 5.
6
Point 3 des conclusions.
7
Point 5 des conclusions.
8
Voir le rapport de la présidence finlandaise du 7 décembre 1999, intitulé «Des institutions efficaces après
l’élargissement: suggestions pour la Conférence intergouvernementale» (Conseil de l’Union européenne
13636/99). Le Conseil européen de Helsinki a suivi ce rapport en fixant l’ordre du jour de la CIG (voir
conclusions, point 16). Les sujets rangés dans la catégorie «autres modifications à apporter au traité»
concernent la responsabilité politique des membres de la Commission, les procédures législatives du Par-
lement européen et les modalités de répartition des sièges entre les États membres, le problème de la
charge de travail de la Cour de justice et du Tribunal de première instance ainsi que les éventuelles ré-
formes à mettre en œuvre au sein d’autres institutions ou organismes communautaires.
284 Notis Lebessis et John Paterson

Tout cela est incontestablement essentiel, si on ne veut pas se retrouver


avec une structure institutionnelle difficile à manier, perpétuellement enlisée dans
les tortuosités de ses procédures décisionnelles. Mais on ne saurait prétendre sé-
rieusement que ces changements seront suffisants pour assurer l’intégration dans
l’Union européenne de pays dont l’histoire politique, économique, sociale et admi-
nistrative diffère profondément de celle des actuels États membres. Bien entendu,
les travaux se poursuivent à d’autres niveaux pour rapprocher les institutions et les
procédures de ces pays et les rendre compatibles avec celles des États membres.
Mais si difficile que soit pour ces pays candidats la reprise d’un acquis communau-
taire d’une complexité croissante, la question de savoir si le processus d’adhésion
envisagé est aussi élaboré que l’exigeraient à la fois la crise de légitimité que tra-
verse aujourd’hui l’Union et le surcroît d’hétérogénéité qu’introduiront les nou-
veaux membres,reste posée.On reconnaîtra bien volontiers que la CIG s’est attelée
au problème de l’hétérogénéité,dans la mesure où elle a étendu son ordre du jour
à la question du recours à la coopération renforcée — un mécanisme déjà prévu
par le traité d’Amsterdam et conçu pour permettre à certains États membres d’aller
plus loin et plus vite que d’autres sans subvertir l’acquis ni fragmenter le marché in-
térieur9. Mais la mise en œuvre de ce mécanisme est exclusivement réservée aux
plus hauts niveaux de la coopération intergouvernementale, de sorte qu’elle ne ré-
pond pas nécessairement à la diversité interne à tel ou tel État membre.

Les réformes envisagées dans le cadre de la CIG constituent un premier pas


nécessaire;reste à savoir si d’autres aspects du processus de gouvernance — éven-
tuellement à d’autres niveaux,bien en dessous de ceux qui exigeraient une modifi-
cation du traité ou un accord intergouvernemental — ne doivent pas retenir notre
attention. Une telle question n’est pas sans rapport, au demeurant, avec la réforme
«de niveau supérieur». Elle est de fait étroitement liée à ce processus. Si le règle-
ment des questions inscrites à l’ordre du jour de la CIG peut effectivement débou-
cher sur des institutions plus efficientes, cela ne veut pas dire pour autant que
celles-ci seront perçues comme plus légitimes ou plus efficaces par ceux-là même
qu’elles ont pour mission de servir. En d’autres termes, la capacité d’agir n’accroît
pas nécessairement la valeur intrinsèque de l’action. Il n’est pas sûr, par exemple,
que les réformes en vue puissent vraiment contribuer à changer le sentiment que
les institutions européennes sont distantes et peu démocratiques.Il est même pos-
sible, au contraire, que l’opinion publique ne voie dans les changements néces-
saires pour accompagner l’élargissement qu’une nouvelle dilution de la légitimité
démocratique. Les réformes projetées ne s’attaquent pas non plus aux pressions
exercées sur le processus politique par un environnement toujours plus complexe,
et qui se manifestent, par exemple, dans la difficulté croissante à mettre en œuvre
une véritable gestion des risques, ou encore à assurer la représentation adéquate
de la diversité des points de vue et des intérêts qui composent les sociétés mo-
dernes. Le surcroît d’hétérogénéité qu’implique l’élargissement ne fait donc
qu’ajouter à la complexité de l’environnement que doivent affronter les institutions
européennes. Si le processus politique actuel donne des signes d’essoufflement
face à la complexité, il est clair que l’élargissement ne fera qu’accentuer la pression

9
Réunion informelle du groupe de négociation de la CIG, Sintra, 14 et 15 avril 2000.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 285

en faveur du changement. La question consiste dès lors à déterminer quelles sont


les autres réformes qui s’imposent et comment il convient de les articuler avec les
évolutions en cours au niveau supérieur.

Il faut reconnaître que le sommet de Helsinki ne s’est pas montré indifférent


à une telle réforme de niveau inférieur. Il a approuvé, par exemple, les recomman-
dations du Conseil pour une réforme interne10. Il a également rappelé qu’il s’était
engagé à soutenir la réforme de l’administration de la Commission, dans le souci
d’assurer une meilleure efficacité,une plus grande transparence et une responsabi-
lité accrue, et qu’il attendait un «programme complet de réformes administra-
tives»11, que la Commission a présenté depuis sous la forme d’un livre blanc, inau-
gurant le deuxième processus de réforme qui nous intéresse ici.

Le livre blanc sur la réforme administrative


La démission collective de la Commission, en mars 1999, a représenté une
crise dans tous les sens du terme pour cette institution.Cela a été,avant tout,un mo-
ment très difficile dont il ne faut pas sous-estimer l’importance. Le fait que la gar-
dienne des traités ait pu être aussi gravement prise en défaut par l’organe le plus dé-
mocratique de l’Union a soulevé de profondes questions sur la manière dont opérait
la Commission. Mais c’était aussi une crise au sens d’un moment décisif, d’un tour-
nant. La rapidité et l’unanimité de la réaction des États membres, en désignant Ro-
mano Prodi comme président de la nouvelle Commission,a été accueillie favorable-
ment par un public européen dans l’expectative,qui,peu de temps après,faisait une
nouvelle semonce, si besoin était, aux responsables politiques et aux bureaucrates
par le taux de participation extrêmement faible,pour ne pas dire dérisoire,aux élec-
tions européennes de juin.Il semble toutefois que ces signaux ont été entendus et
compris. Le président entrant a souligné d’entrée de jeu, dès ses premiers discours
devant le Parlement, qu’il ferait de la réforme de la Commission l’une des grandes
priorités de son mandat.Il a tenu promesse avec la nomination d’un vice-président
chargé de la réforme administrative,la publication rapide d’un document de consul-
tation12 et l’adoption d’un livre blanc le 1er mars 200013.

Ce processus de réforme apparaît incontestablement ambitieux et sans équi-


voque.La préface au document de consultation fixe un objectif clair:garantir l’appli-
cation uniforme au sein de la Commission, en tant que normes de travail, des prin-
cipes suivants:efficience,obligation de rendre compte,transparence,responsabilité,
culture du service14.Puis,d’une manière encourageante,le processus se voit assigner
comme point de départ deux questions extrêmement ouvertes sur les possibilités de

10
Point 20 des conclusions.Les propositions en vue d’une réforme du fonctionnement du Conseil figurent à
l’annexe III des conclusions.
11
Point 21 des conclusions.
12
«Réforme de la Commission — Document de consultation» (communication de M.Kinnock en accord avec
M.le Président et Mme Schreyer,CG3(2000) 1/17,18 janvier 2000),ci-après dénommé «document de consul-
tation».
13
Voir note 2.
14
Document de consultation, p.iii.
286 Notis Lebessis et John Paterson

réforme:a) Quelles seront les tâches et les fonctions de la Commission dans les an-
nées à venir? b) Quel type d’organisation faut-il mettre en place pour les remplir15?
Malgré la volonté affichée de tout reprendre à zéro,le livre blanc issu de ce bref exer-
cice de consultation est plutôt limité dans ses ambitions,quoi qu’il en dise16.La stra-
tégie de réforme proposée s’articule autour de trois thèmes apparentés.Le premier
donne bien quelque espoir (réforme des modes de fixation des priorités politiques et
d’affectation des ressources),mais les deux autres (évolution de la politique des res-
sources humaines et réforme de la gestion financière) semblent assez superficiels,du
moins tels qu’ils sont présentés dans le livre blanc.Ces deux derniers piliers se résu-
ment très simplement:ils représentent le strict minimum,en matière de politique des
ressources humaines et de gestion financière interne,pour une organisation dans la
position et avec les responsabilités de la Commission,et le fait qu’ils puissent être pré-
sentés respectivement comme une «évolution notable» et une «réforme en profon-
deur»17 au tournant du XXIe siècle aurait de quoi susciter l’embarras si leur besoin ne
se faisait pas sentir de manière aussi éclatante et aussi impérieuse.Ils trahissent dans
l’ensemble un irrésistible souci d’efficience,certes louable,mais qui n’est visiblement
pas tempéré par un souci de légitimité et d’efficacité comparable, en dehors de
quelques références occasionnelles.Ce qui nous ramène au premier thème de la ré-
forme,celui de la fixation des priorités politiques et de l’affectation des ressources.Si
la mise en place d’un cycle de planification stratégique et de programmation,dont le
secrétariat général assurera la coordination,ouvre des perspectives intéressantes,le
caractère limité des autres pistes de réforme ne manque pas,là encore,de soulever
des doutes. Effectivement, c’est encore et toujours l’efficience qui est privilégiée,
puisque les trois domaines d’action retenus concernent respectivement la gestion
par activités,une utilisation plus efficiente des ressources internes et externes,et des
méthodes de travail plus efficientes,axées sur la performance18.

Cela dit, compte tenu de la nature des événements de mars 1999, il n’y a
rien d’étonnant à ce que le document de consultation accorde une si grande place
à la question de l’efficience.Cela montre à quel point l’actuel processus de réforme
constitue lui aussi une réaction à une circonstance particulière plutôt qu’une évolu-
tion planifiée et calculée.Il est vrai que certains programmes de réforme étaient dé-
jà en cours avant la crise19,mais le fait que le livre blanc n’en fasse guère étalage en
dit long sur leur capacité à résoudre les problèmes qui ont finalement causé la
chute du collège, sans parler de leur pertinence au regard des questions plus pro-
fondes de légitimité et d’efficacité.

Dans la mesure même où les deux initiatives que nous avons considérées
jusqu’ici constituent des réponses à des crises ou des problèmes assez étroitement
circonscrits,elles ne sauraient déboucher que sur des programmes de réforme plu-
tôt limités.Mais,plus encore que cela,la volonté,ou pour mieux dire la nécessité,de

15
Document de consultation, p 1.
16
Voir par exemple la proclamation selon laquelle «le programme de réforme dépasse de loin tous les exer-
cices antérieurs» (Livre blanc sur la réforme administrative, p.6).
17
Livre blanc sur la réforme administrative, p.7.
18
Livre blanc sur la réforme administrative, p.9-13.
19
Par exemple MAP 2000, SEM 2000, DECODE.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 287

montrer qu’on s’attaque rapidement et résolument à ces problèmes conduit à une


vision relativement réductrice de l’environnement dans lequel les institutions doi-
vent opérer.Dans le cas de la CIG,c’est la perspective de l’élargissement,ramenée à
la question de l’adaptation des mécanismes décisionnels aux plus hauts niveaux
dans le cadre d’un éventuel doublement du nombre des États membres. Dans le
cas de la réforme administrative,ce sont les carences fondamentales de la Commis-
sion,mises en pleine lumière par la crise de mars 1999.Les objectifs stratégiques de
la Commission pour 2000-2005 représentent à cet égard une possibilité intéres-
sante d’élargir le champ de la réflexion.

Donner forme à la nouvelle Europe 2000-2005


C’est en effet avec ses objectifs stratégiques pour les cinq prochaines années,
publiés le 9 février 2000,que la Commission Prodi a eu l’occasion pour la première fois
d’exposer sa vision personnelle de l’Union au moment où celle-ci entre dans une
phase critique de son existence,les mois précédents ayant été occupés essentielle-
ment à gérer les retombées immédiates de la chute de la Commission Santer.Il s’agit
par conséquent d’un document d’une importance cruciale,et pourtant,en l’espace
de quelques mois,il semble avoir sombré dans l’oubli.C’est d’autant plus surprenant
que ce document est très clair sur la priorité à donner à la poursuite de l’intégration
politique dans les années à venir,processus qui risque d’empiéter directement et de
manière frontale sur la souveraineté nationale,et de remettre sur le tapis la question
controversée, lancinante, de la véritable nature du projet européen. La fin ultime
est-elle la création des États-Unis d’Europe? Progresse-t-on inexorablement vers un
fédéralisme «dur»,un super-État européen? La relative indifférence du public et des
médias à l’égard de cette orientation déclarée vers l’intégration politique s’explique
peut-être par le fait que le document en question ne recourt jamais à un tel langage
et, surtout, ne recèle apparemment aucune intention cachée20. Au contraire, il met
très fermement l’accent sur une intégration politique qui «[tienne] pleinement
compte de nos identités, de nos cultures et de nos traditions nationales et régio-
nales»21 et qui permette de trouver «un nouvel équilibre entre l’action de la Commis-
sion,des autres institutions,des États membres et de la société civile»,dans le souci de
«rapprocher fortement l’Europe des citoyens,que sa raison d’être est de servir»22.

Concrètement, la Commission propose quatre objectifs stratégiques pour


les cinq prochaines années: 1) promouvoir de nouvelles formes de gouvernance
européenne;2) une Europe stable s’exprimant d’une voix plus forte dans le monde;
3) un nouvel agenda économique et social;4) une meilleure qualité de vie.Il est évi-
dent,compte tenu de ce qui précède,que c’est le premier de ces objectifs qui nous
intéresse le plus ici. Mais, au-delà de nos préoccupations du moment, il est un fait

20
Cette indifférence vient peut-être aussi du fait que la période qui a suivi la publication des objectifs straté-
giques a donné matière à d’intenses spéculations sur la position du président lui-même — un sujet qui,se-
lon toute apparence, était davantage du goût des médias que la question de fond de l’intégration poli-
tique.Voir en particulier le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 4 avril 2000.
21
Objectifs stratégiques, p.3.
22
Objectifs stratégiques, p.4.
288 Notis Lebessis et John Paterson

que la bonne réalisation des autres objectifs dépendra dans une très large mesure
du premier.Forts de ces considérations,nous devons essayer de nous faire une idée
plus claire de ce que la Commission a en tête lorsqu’elle parle de promouvoir de
nouvelles formes de gouvernance européenne.

En particulier, la réalisation de cet objectif fondamental apparaît liée à cinq


priorités:donner plus largement la parole aux citoyens sur la conduite des affaires eu-
ropéennes,faire fonctionner les institutions de manière plus efficace et plus transpa-
rente, adapter les institutions aux impératifs de l’élargissement, mettre au point de
nouvelles formes de partenariat entre les différents niveaux de pouvoir en Europe,et
apporter une contribution européenne distincte et active à l’élaboration d’une gou-
vernance mondiale.Le caractère proactif et la largeur de vue de cette initiative sau-
tent aux yeux,par opposition à l’aspect purement réactif et aux conceptions étroites
des mesures que nous avons examinées précédemment.Qui plus est,elle reconnaît
explicitement la nécessité d’une réforme plus large et plus profonde dans la perspec-
tive de l’élargissement, ainsi que l’importance de la légitimité et de l’efficacité,
par-delà l’efficience,dans la dynamique du changement.Il semble,par conséquent,
qu’elle soit de nature à donner une nouvelle impulsion au projet européen,à ce stade
critique de son développement.Mais quelle forme revêtira sa contribution? Que doit
faire la Commission pour promouvoir de nouvelles formes de gouvernance? Qu’en-
tend-on,au demeurant,par ces «nouvelles formes de gouvernance»?

Pour l’heure,il n’y a pas de réponse toute prête à ces questions.Mais ce n’est
guère surprenant,vu la volonté d’innovation qu’il y a lieu d’attribuer à cette initiative.
La Commission entend publier,au printemps 2001,un livre blanc destiné à clarifier le
contenu de cet objectif stratégique fondamental. Selon nous, ce livre blanc devrait
être l’occasion pour la Commission de s’attaquer aux limitations imposées jusqu’ici
au processus de réforme:premièrement,en élaborant une représentation de l’envi-
ronnement politique émergent plus fidèle et plus complexe que celle qui ressort du
champ étroit de la CIG ou de la réforme administrative;et,deuxièmement,en déve-
loppant une vision du processus politique en rupture avec les modèles traditionnels
qui limitent présentement l’éventail des options de réforme.C’est un processus diffi-
cile et complexe,auquel la Commission doit s’efforcer de faire participer le plus grand
nombre d’acteurs possible.Cependant,afin de fournir quelques points de départ et
quelques pistes de réflexion,nous nous proposons d’examiner,dans les pages qui sui-
vent,certains des résultats du projet «Gouvernance» en rapport avec ces questions.

Le nouveau contexte de l’action publique

Un diagnostic des problèmes actuels


La pertinence du projet européen face à des défis de dimension planétaire
tels que le développement durable,les inégalités Nord-Sud ou les réformes du sys-
tème international est unanimement reconnue. Il existe aussi une réelle aspiration
à voir l’Europe renforcer son action dans le domaine de la politique étrangère et de
sécurité commune (comme l’a confirmé, tout récemment encore, la crise des Bal-
Développer de nouveaux modes de gouvernance 289

kans), ou encore face à des problèmes tels que l’immigration, les réfugiés ou le
crime organisé.Il est généralement admis,en l’occurrence,qu’une action concertée,
à un niveau supérieur à celui de l’État-nation, est nécessaire pour atteindre les
objectifs visés23.

Pourtant, l’action européenne est souvent perçue de manière négative. Ce-


la s’explique en partie par le fait que le débat sur les questions européennes est
souvent faussé par les intérêts de la politique nationale, qui dénoncent l’action de
l’Union comme une «ingérence injustifiée» dans des domaines toujours plus nom-
breux de la vie quotidienne. Mais la désaffection de l’opinion publique tient aussi,
dans une large mesure, au «déficit démocratique», qui n’est toujours pas comblé,
malgré toutes les déclarations d’intention des concepteurs des traités de Maas-
tricht et d’Amsterdam.La prise de décision au niveau européen est trop souvent in-
féodée au processus inextricable et opaque de la comitologie, qui tend à favoriser,
dans tous les domaines d’action,un groupe restreint d’acteurs puissants et bien re-
présentés au plan professionnel. Il est facile, dans ces conditions, de stigmatiser les
institutions européennes pour ce qu’elles ne sont pas suffisamment comptables de
leurs actes et manquent de légitimité24.

En attendant,les citoyens ont le sentiment croissant que leurs vies sont mo-
delées par des forces qui échappent au contrôle des acteurs politiques, que ce soit
à l’échelle nationale, européenne ou internationale. Les secousses de ces dernières
années — on pense, entre autres, à la crise financière asiatique, ou encore aux
alertes répétées à la sécurité alimentaire — ne font que conforter le public dans
l’idée que la mondialisation de l’économie et le développement technologique
obéissent à une logique qui leur est propre, sans tenir compte des besoins des in-
dividus et sans donner prise aux interventions des responsables politiques. Il s’en-
suit que la confiance dans l’expertise scientifique et technique, qui était l’un des
traits distinctifs du système des valeurs de l’après-guerre, est largement remise en
cause et qu’on se tient désormais en garde contre les «solutions techniques» qui
prétendent faire l’économie d’un authentique débat. D’où aussi un scepticisme
croissant quant à la capacité des dispositifs politiques conventionnels à produire
des plans d’action détaillés sur moyenne et longue périodes et à les mettre en
œuvre avec un tant soit peu de succès25.

À y regarder de près, l’action publique suscite d’autres préoccupations, non


sans rapport avec ce dernier point.L’existence d’une représentation démocratique au
seul stade de la prise de décision apparaît insuffisante,compte tenu des problèmes
qui se posent en amont et en aval du processus décisionnel, c’est-à-dire dans des
phases dont on s’aperçoit qu’elles ont une incidence tout aussi déterminante sur le
résultat final.La prédominance des experts et des administrateurs dans la phase ini-

23
Il s’agit là d’un thème récurrent dans Eurobaromètre.Voir,par exemple,le rapport n° 52 (avril 2000),p.53-58.
24
Pour un survol de la question,voir Baldwin,Robert,et Cave,Martin,Understanding Regulation:Theory,Strate-
gy and Practice, Oxford University Press,1999, chapitre 6.Voir aussi Vos,Ellen, «The Rise of Committees»,ELJ,
1997, p.210-229.
25
Voir Beck, Ulrich, Risk Society:Towards a New Modernity, Londres, 1992; Giddens, Anthony, The Consequences
of Modernity, Polity Press, Cambridge, 1991.
290 Notis Lebessis et John Paterson

tiale de formulation des options— et,plus grave encore,l’éventail souvent très limité
des intérêts représentés— tend à restreindre de manière injustifiée les choix qui s’of-
frent aux pouvoirs publics dans la phase décisionnelle.De la même manière,au vu du
caractère éminemment technocratique des phases de mise en œuvre et d’évaluation
des politiques,on peut se demander si les actions engagées traduisent fidèlement les
décisions prises et si les résultats obtenus sont évalués en des termes pertinents pour
tous les acteurs concernés26.Il n’est que trop facile d’en conclure que la légitimité et
l’obligation de rendre compte, loin de s’affirmer comme des composantes fonda-
mentales du processus politique,se ramènent de plus en plus à une affaire de rela-
tions publiques destinée à vendre un fait accompli.

Il est donc clair que les réformes institutionnelles envisagées,aussi cruciales


soient-elles, ne suffiront pas pour répondre à l’ampleur et à la multiplicité des pro-
blèmes et des enjeux. Même si la CIG élargissait son mandat pour traiter, par
exemple,de propositions de réformes centrées sur le renforcement des pouvoirs du
Parlement 27, celles-ci ne permettront pas de résoudre les problèmes liés à la légiti-
mité et à l’obligation de rendre compte, dont on sait désormais qu’ils se posent à
tous les stades du processus politique. Aucune réforme, au demeurant, ne pourra
garantir l’efficacité de l’action européenne si elle ne permet pas de dépasser les
vues réductrices qu’impose une conception technocratique de la mise en œuvre et
de l’évaluation des politiques.Il faut que l’Europe réexamine sans idées préconçues
les formes par lesquelles elle assure la légitimité et l’efficacité de son action,en s’ou-
vrant à de nouvelles méthodes,par-delà les modèles traditionnels de la représenta-
tion parlementaire.

Les acteurs publics nationaux n’échappent pas à ces problèmes,mais ceux-ci


sont ressentis avec plus d’acuité au niveau de l’Union,à cause d’un ensemble de fac-
teurs liés à l’histoire de l’intégration européenne et à la trajectoire particulière qu’elle
a suivie.D’une manière générale,le projet européen a suivi une trajectoire allant de l’in-
tégration négativeà l’intégration positive.Le projet initial visait à supprimer les entraves
à l’établissement d’un marché commun (telles les barrières douanières) et à garantir
les quatre libertés.Avec le temps,il a fallu se rendre à l’évidence que la réalisation du
marché unique exigeait une intervention active dans un nombre croissant de do-
maines qui,s’ils ne se prêtaient pas,à première vue,à des pratiques restrictives en ma-
tière d’échanges commerciaux,n’en risquaient pas moins de donner naissance à des
distorsions de concurrence entre les États membres28.

On peut se demander si l’organisation du processus politique européen


s’est suffisamment adaptée à une évolution d’une telle ampleur. À l’origine, la pré-

26
Ces questions font l’objet d’une abondante littérature: voir, outre les contributions de Jacques Lenoble et
Jean De Munck ainsi que d’Olivier de Schutter et Karl-Heinz Ladeur dans De Schutter, Lebessis, Paterson
«Governance in the European Union», Cahiers de la cellule de prospective,(à paraître),Gunther Teubner (ed.),
Dilemmas of Law in the Welfare State,De Gruyter, Berlin & New York; Habermas, Jürgen,Théorie de l’agir com-
municationnel, Fayard,Paris,1990 et 1995,et Between Facts and Norms:Contributions to a Discourse Theory of
Law and Democracy, Polity Press, Cambridge, 1997.
27
Voir,tout récemment,le discours prononcé le 12 mai 2000,à l’université Humboldt de Berlin,par le ministre
allemand des affaires étrangères,M.Joschka Fischer:«De la confédération à la fédération,réflexion sur la fi-
nalité de l’intégration européenne».
28
Voir Majone, Giandomenico, Regulating Europe, Routledge, Londres, 1996.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 291

sence de deux forces complémentaires plaidait pour une organisation essentielle-


ment verticale. D’un côté, les États membres étaient pleinement conscients des
avantages qu’offrait un partage de souveraineté dans des champs déjà caractérisés
par de fortes interdépendances. De l’autre, les «pères fondateurs» étaient convain-
cus, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de la nécessité de mettre en
place une structure institutionnelle garantissant un contrôle fort et centralisé des
secteurs d’action communs29.L’indépendance de la Commission, notamment, était
une condition sine qua non pour le maintien d’une vision stratégique au niveau eu-
ropéen30. Parallèlement, la Cour de justice des Communautés européennes consa-
crait,d’entrée de jeu,le principe de la primauté du droit communautaire sur les dis-
positions nationales qui lui étaient contraires31.

Tant que la Communauté se trouvait engagée dans un processus d’intégra-


tion négative, cette organisation verticale et centralisée n’a guère été remise en
question. Mais, avec l’approfondissement que marquent la signature de l’Acte
unique en 1986 et l’achèvement du marché unique en 1992, la dynamique de l’in-
tégration positive a connu un développement exponentiel32. Cette évolution a en-
gendré une série de problèmes qui ont mis à mal l’organisation verticale du pro-
cessus politique européen, en révélant les faiblesses des dispositifs centralistes qui,
jusque-là, avaient assuré la réussite des premières phases de la construction euro-
péenne.

Les pressions en faveur de la décentralisation se sont dès lors accentuées.


Elles transparaissaient déjà dans le traité de Maastricht, avec l’introduction du prin-
cipe de subsidiarité33,puis dans le traité d’Amsterdam,placé sous le signe d’une Eu-
rope «plus proche des citoyens»34. Pourtant, les progrès accomplis jusqu’ici dans le
sens d’une décentralisation effective restent bien en deçà des attentes de la socié-
té civile ou de ce qu’exige le traitement de problèmes complexes. Il est vrai que le
processus de réforme administrative au sein de la Commission prévoit une décen-
tralisation accrue, mais, encore une fois, l’approche choisie ne semble pas vraiment
adaptée à la nature du problème:«le choix de l’externalisation ne devrait se justifier
que par une meilleure efficience,un meilleur rapport coût-efficacité et des moyens
plus adaptés à la fourniture du service ou des biens concernés»35.

Les difficultés auxquelles se heurte le processus politique européen ne


tiennent pas uniquement à sa verticalité et à son centralisme. Elles naissent aussi
de sa segmentation fonctionnelle. À tous les niveaux, à commencer par le Conseil
et la Commission, les organes administratifs communautaires apparaissent subdi-

29
Voir Urwin, Derek,The Community of Europe:A History of European Integration since 1945, Longman, Londres,
1995 (2e édition).
30
Voir Fitzmaurice,John,«The European Commission»,in Andrew Duff,John Pinder et Roy Pryce (eds.), Maas-
tricht and Beyond:Building the European Union, Routledge, Londres, 1994.
31
Voir Weiler, Joseph, «The Community System: the Dual Character of Supranationalism», YBEL n° 1, p. 267,
1981.
32
Voir Weiler, Joseph, «The Transformation of Europe»,Yale LJ n° 100, p.2403, 1991.
33
Désormais article 5 du traité CE.
34
Voir par exemple «Une stratégie pour l’Europe», rapport final du président du groupe de réflexion sur la
Conférence intergouvernementale de 1996, Messine, 2 juin 1995.
35
Livre blanc sur la réforme administrative, p.12.
292 Notis Lebessis et John Paterson

visés en ministères, directions générales, services, etc., c’est-à-dire en différentes


unités sectorielles aux responsabilités bien circonscrites. Ce compartimentage
obéit à un souci de réduction de la complexité. Sachant qu’il serait vain d’imaginer
un acteur gouvernemental unique, omniscient, qui régulerait la totalité du champ
de l’action publique, on découpe ce champ en unités plus maîtrisables, qu’on ré-
partit entre autant de services spécialisés, chargés de développer l’expertise né-
cessaire pour résoudre les problèmes ressortissant à leur secteur, de sorte que le
domaine de responsabilité associé à une tâche donnée est relativement facile à
déterminer.

Cette approche a longtemps présenté l’avantage de la souplesse, car elle


permettait d’assumer sans heurts les nouvelles missions découlant du passage de
l’intégration négative à l’intégration positive en les confiant à des services existants
ou nouvellement créés. La réalisation du marché intérieur et les progrès accomplis
dans l’adoption de la monnaie unique témoignent de l’efficacité d’une telle mé-
thode de gestion de la complexité.

En même temps,la multiplicité et l’étendue des responsabilités dont les ac-


teurs publics européens se sont trouvés investis ont dévoilé les limites de cette ap-
proche verticale et compartimentée.Si le fait de se polariser sur un aspect particu-
lier de l’environnement politique permet, d’un certain point de vue, de réduire la
complexité, partant de mieux la gérer, cela peut aussi servir, par la même occasion,
à masquer la complexité en escamotant les interdépendances qui existent entre les dif-
férents domaines d’action.Ces interdépendances peuvent consister en des externali-
tés négatives, occultées par des conceptions trop réductrices lors de la formulation
des choix publics,et qui n’éclatent au grand jour qu’une fois devenues irréversibles
ou, au mieux, très coûteuses à résoudre (par exemple, la crise de la vache folle); in-
versement, il peut s’agir de synergies potentielles qui, de la même façon, risquent de
passer inaperçues de prime abord,faute d’une appréciation globale du contexte,et
qu’on ne découvre que lorsqu’il est trop tard, c’est-à-dire lorsque la mise en œuvre
de la politique concernée est trop avancée pour tenir compte de ces synergies ou
les exploiter pleinement (ainsi des interdépendances entre politique des transports
et politique de l’environnement).

La tendance à limiter la procédure de consultation à un petit nombre d’ac-


teurs puissants ne fait qu’exacerber le problème de la segmentation.L’évaluation,à
l’autre extrémité du processus politique, est entachée des mêmes vices: comme il
est rare que les critères d’évaluation soient conçus par les personnes directement
intéressées ou,en tout état de cause,que les résultats de l’évaluation soient effecti-
vement mis à profit lors du processus de révision,les interdépendances éventuelles
seront fatalement négligées.

Comme la proportion des questions traitées à l’échelle européenne s’est


considérablement accrue et que cette tendance n’est pas près de s’inverser,le pro-
blème des conflits entre les différentes politiques devrait peser de plus en plus
lourd sur les institutions. On s’est souvent contenté, dans le passé, d’une gestion
réactive et au coup par coup de ce type de difficultés, et il est à craindre que les
propositions actuelles de réforme, axées presque exclusivement sur l’efficience, ne
Développer de nouveaux modes de gouvernance 293

fassent que perpétuer cet état de choses. D’où la nécessité de se tourner vers des
options institutionnelles proactives, flexibles et moins réductrices dans leur ap-
proche.

Implications pour l’action publique


Les travaux du projet «Gouvernance» font ressortir la nécessité de revoir la
conception du processus politique européen, qui reste aujourd’hui centrée de fa-
çon quasi exclusive sur le moment de la prise de décision.Les pressions croissantes
auxquelles ce processus se trouve soumis, et qu’il n’est plus possible d’ignorer, ap-
pellent une réponse proactive et systématique, à l’opposé des remaniements es-
sentiellement réactifs et ponctuels que nous connaissons. Il faut que le processus
politique dans son ensemble — depuis la définition des problèmes jusqu’à l’élabo-
ration des politiques, leur mise en œuvre, leur évaluation et leur révision — s’ouvre
et s’évade de ce théâtre d’ombres où il s’abrite actuellement; autrement dit, il faut
que la société civile s’implique dans les affaires européennes,ce qui suppose qu’elle
y soit véritablement associée.

En l’état actuel des choses, l’action publique européenne court le risque de


s’appuyer sur des vues partielles,et donc inévitablement partiales,des problèmes et
des solutions possibles. Comme les évolutions qui affectent directement et dura-
blement la vie des citoyens européens ne font pas l’objet d’un véritable débat pu-
blic,l’agenda européen ne reflète pas correctement les priorités de la société civile.
La segmentation fonctionnelle du processus politique ne fait qu’aggraver la situa-
tion en imposant une conception préétablie des limites des problèmes, au détri-
ment de l’ouverture aux interdépendances et de l’écoute des autres parties concer-
nées. De la même façon, l’organisation verticale du processus réduit la réceptivité
aux différences et aux spécificités contextuelles,alors que celles-ci ont souvent une
profonde incidence sur l’efficacité de l’action et la reconnaissance de sa légitimité.

Une telle approche prive le processus politique d’une immense source


d’expertise et de connaissances,en l’empêchant de s’appuyer sur une société civile
mieux informée et plus engagée. Ce qui ne fait que conforter le sentiment général
selon lequel les choix politiques ne sont que l’aboutissement d’un compromis
entre un petit nombre d’acteurs dominants,au lieu d’être le fruit d’un consensus et
d’une coopération entre tous ceux qui sont effectivement concernés, qu’ils soient
ou non reconnus comme des acteurs privilégiés dans le domaine en question.

En bref,il faut renoncer aux vieilles habitudes de planification et de contrôle


centralisés, dont des années d’expérience ont démontré qu’elles étaient fonciè-
rement irréalistes et en totale inadéquation avec l’environnement politique. Plutôt
que de chercher à tout prix à contrôler des résultats qui, de toute manière, échap-
pent à l’action des pouvoirs publics,fussent-ils animés des meilleures intentions du
monde, il importe désormais de s’attacher au contrôle des processus visant à opti-
miser la réceptivité et la capacité d’ajustement de l’action publique à la nature de
l’environnement qu’elle doit affronter.
294 Notis Lebessis et John Paterson

La réforme doit donc se concentrer sur les moyens de favoriser et de sti-


muler une délibération publique de qualité sur les questions européennes à tous
les stades du processus politique, en dépassant les cloisonnements fonctionnels et
en compensant la prédominance de l’organisation verticale par la mise en place de
structures horizontales complémentaires.Une telle approche devrait ouvrir de nou-
velles possibilités d’action et de participation pour la société civile,tout en donnant
naissance à de nouveaux rôles pour les acteurs publics européens.

Romano Prodi a assigné de nouvelles missions à l’Union:après la réalisation


du marché intérieur et le passage à la monnaie unique, il s’agit à présent de parve-
nir à l’unité économique et politique. Une telle ambition implique la poursuite et
l’approfondissement du processus d’intégration positive et par suite, suivant notre
analyse, une nouvelle intensification des pressions — légitimité, obligation de
rendre compte, conflits entre politiques, décentralisation — qui s’exercent sur les
institutions de l’Union (comme sur l’ensemble des acteurs publics engagés dans le
processus politique européen, à tous les niveaux). Il ne suffit pas, dans ces condi-
tions, de s’efforcer simplement de réduire la distance entre l’Europe et le citoyen: il
faut aussi reconsidérer la nature de la relation entre l’Europe et le citoyen.Le modèle
paternaliste doit désormais céder la place au partenariat.

Ces constatations font encore ressortir, si besoin était, l’importance de la


priorité accordée à la promotion de nouvelles formes de gouvernance dans les
objectifs stratégiques de la Commission. Elles attirent aussi l’attention sur le fait
que les travaux de la CIG sur la réforme institutionnelle et le processus de réforme
administrative au sein de la Commission ne prendront tout leur sens que s’ils dé-
passent leurs préoccupations immédiates pour s’insérer dans le cadre global
d’une conception renouvelée de l’environnement politique. L’élargissement ne
fera qu’éroder davantage la légitimité et l’efficacité de l’action européenne s’il ne
s’accompagne pas de réformes à tous les stades du processus politique, et non
pas seulement au stade de la prise de décision.La Commission réformée sera sans
doute plus efficiente, mais elle doit auparavant mesurer la pertinence de son pro-
gramme de modernisation au regard des nouvelles formes de gouvernance
qu’elle cherche à promouvoir, et déterminer sa place dans l’architecture résul-
tante.

L’importance potentielle du livre blanc sur la gouvernance n’en est que plus
évidente. Au milieu des années 80, le livre blanc sur l’achèvement du marché inté-
rieur, véritable manifeste de la Commission Delors, donnait l’impulsion nécessaire à
la marche vers l’intégration économique36.S’agissant aujourd’hui de progresser sur
la voie de l’intégration politique, on peut poursuivre le parallèle et affirmer que le
futur livre blanc sur la gouvernance doit donner l’impulsion requise en s’imposant
comme le manifeste de la Commission Prodi.La difficulté, comme nous l’avons dé-
jà souligné,tient au fait qu’on ne sait pas encore exactement ce que la Commission
a dans l’esprit lorsqu’elle parle de promouvoir de nouvelles formes de gouver-
nance. Le diagnostic formulé dans les pages qui précèdent et les implications que

36
COM(85) 310.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 295

nous en avons dégagées fourniront peut-être quelques indications à cet égard, au


moins pour ce qui est des grands thèmes que pourrait aborder ce livre blanc.Nous
essayons d’aller plus loin dans la section qui suit en présentant certaines des carac-
téristiques des nouveaux modes de gouvernance, telles que le projet de la cellule
de prospective les a mises en lumière.Soyons clair:il ne s’agit nullement d’une «em-
preinte génétique» ni d’une liste exhaustive.La description que nous offrons de ces
caractéristiques vise uniquement à stimuler le débat dans un domaine où,par défi-
nition, la pratique et l’expérience font défaut, alors que l’Europe s’efforce de conce-
voir de nouveaux moyens de relever les défis politiques engendrés par un environ-
nement toujours plus complexe.

Les nouveaux modes de gouvernance:éléments clés


Étant donné le flou qui entoure les «nouvelles formes de gouvernance»
que nous avons évoquées à la fin de la section précédente, il nous est apparu in-
dispensable de commencer par une tentative de définition du concept de gou-
vernance, afin de savoir exactement de quoi nous parlons ici, et de quoi parlera le
livre blanc que la Commission prévoit de publier sur ce sujet. Nous pouvons po-
ser d’emblée que, pour nous, la gouvernance a trait à l’organisation de l’action
collective. Comme une définition aussi sommaire donne lieu à toutes les inter-
prétations possibles et imaginables, il nous faut être plus précis sur ce que nous
entendons par «organisation» et par «action collective». Sur ce point, nous sous-
crivons entièrement à la définition plus élaborée que Calame et Talmant donnent
de la gouvernance:

La gouvernance,c’est la capacité des sociétés humaines à se doter de


systèmes de représentation,d’institutions,de processus,de corps sociaux,
pour se gérer elles-mêmes dans un mouvement volontaire.Cette
capacité de conscience (le mouvement volontaire),d’organisation (les
institutions,les corps sociaux),de conceptualisation (les systèmes de
représentation),d’adaptation à de nouvelles situations est une
caractéristique des sociétés humaines37.

Nous avons tenté, dans la section précédente, de fournir les premiers élé-
ments de réponse à deux questions fondamentales: quelle est la nature de l’envi-
ronnement politique émergent? Quelles sont les implications qui en découlent
pour le processus politique? Dans les pages qui suivent,nous nous attachons à dé-
finir les principales caractéristiques des modes de gouvernance les plus aptes à ré-
pondre aux nouvelles conditions de l’action publique.Il va de soi que les différentes
étapes de l’exposé sont interdépendantes et qu’elles doivent être comprises com-
me s’insérant dans un cadre global, et non pas comme des instruments qu’on au-
rait puisés en vrac dans le grand magasin des accessoires de l’action publique tra-
ditionnelle.

37
Calame, Pierre, et Talmant, André, L’État au cœur, le meccano de la gouvernance, Desclée de Brouwer, Paris,
1997, p.19.
296 Notis Lebessis et John Paterson

Dépasser les analyses réductrices


Pour des motifs d’efficacité et de légitimité,il apparaît nécessaire de se déga-
ger des contraintes que le privilège exorbitant accordé aux experts et,d’une manière
générale,à l’analyse bureaucratique des problèmes impose au processus politique.Ce
privilège génère inévitablement des conceptions tronquées ou réductrices,de sorte
que le risque est double:d’abord,que la nature des problèmes ne soit pas correcte-
ment appréciée (ce qui peut aller jusqu’à la méconnaissance totale du problème,soit
qu’on le néglige inconsidérément, soit qu’on l’amplifie de manière démesurée), en-
suite, que les solutions adoptées se révèlent inefficaces, voire contre-productives,
dans la mesure où elles produisent des effets secondaires imprévus et indésirables.

À côté de l’efficacité (avec tout ce que cela implique pour l’efficience, sur-
tout à moyen et long termes), il y aussi la question de la légitimité. Lorsque les ci-
toyens ont constamment le sentiment que la définition experte, bureaucratique,
des problèmes,de même que les objectifs fixés et les moyens retenus,n’a guère de
rapport avec leurs préoccupations, cela veut dire que la légitimité de l’action
publique est profondément battue en brèche. Il y eut certes un temps où il était
encore possible aux pouvoirs publics de se prévaloir du mandat démocratique
périodique dont ils étaient investis pour justifier leur action.En admettant qu’un tel
mandat, conféré au corps législatif, ait jamais suffi pour couvrir la délégation de
pouvoirs à des niveaux inférieurs et moins directement comptables de leurs actes,
il ne peut plus aujourd’hui faire son office dans des sociétés toujours plus diversi-
fiées, face aux tâches éminemment complexes qui attendent désormais les acteurs
publics.

Ce constat n’est pas nouveau, et il y a longtemps que les gouvernements


organisent différentes formes de consultation dans le cadre du processus d’élabo-
ration et de mise en œuvre de leurs politiques.Le problème,c’est que cette consul-
tation revêt la forme d’une procédure relativement occulte, conduite sur une liste
préétablie de groupes comparativement bien organisés et bien financés,qui repré-
sentent souvent d’étroits intérêts sectoriels ou catégoriels. Il ne faut donc pas que
la Commission se contente, en cherchant à promouvoir de nouvelles formes de
gouvernance, de suivre les sentiers battus et de perpétuer des pratiques qui, sous
des dehors formels d’ouverture et d’inclusivité, sont en réalité fermées et ex-
cluantes. Dépasser les contraintes imposées par l’étroitesse des diagnostics et des
solutions bureaucratiques ou technocratiques implique de s’atteler sérieusement à
la nécessité de briser les cartels de représentation et de consultation qui exercent
aujourd’hui une mainmise indirecte sur des étapes clés du processus politique.

Cela dit, le problème des analyses réductrices ne se cantonne pas à l’oppo-


sition entre connaissance experte et connaissance profane. Ainsi que le souligne
Karl-Heinz Ladeur dans sa contribution au présent volume, la fragmentation conti-
nue de la connaissance, qui est l’un des traits distinctifs de la modernité, s’étend à
la division entre les différents types de connaissances expertes: elle y est encore
plus marquée, en réalité. La question du dépassement des analyses réductrices ap-
paraît donc aussi comme celle du dépassement des limites imposées par les diffé-
rentes disciplines expertes, et l’abandon des pratiques actuelles en matière de
consultation doit également traduire ce fait.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 297

Garantir une participation plus large:


la sensibilité au contexte
Pour rompre avec les procédures de consultation restreintes et restrictives,
les nouvelles formes de gouvernance devront fournir des garanties quant à la par-
ticipation de toutes les parties prenantes. Il est clair, d’après ce qui vient d’être dit,
que le mot «partie prenante» doit être entendu dans son sens le plus large. Autre-
ment dit, nous n’employons pas ici ce terme dans son acception désormais cou-
rante, à savoir, comme un raccourci pour désigner les secteurs de la société civile
ordinairement exclus de toute participation directe à la prise de décision. Nous
l’utilisons au contraire dans son sens le plus extensif, pour désigner l’ensemble des
porteurs d’enjeux et d’intérêts.Ce qui n’inclut pas seulement les experts et les agents
publics relevant du domaine d’action traditionnellement rattaché au problème
considéré, joints aux acteurs de la société civile qu’une approche plus éclairée est
susceptible de mobiliser, mais aussi les experts et les bureaucrates ressortissant à
d’autres domaines d’action, d’autres disciplines, et qui sont reconnus comme por-
teurs d’enjeux dans le contexte d’un processus politique attentif aux interdépen-
dances.

Par conséquent,on ne résoudra pas le problème de l’analyse réductrice des


problèmes en substituant l’avis des profanes à celui des experts. Une démarche
aussi simpliste serait critiquable à juste titre. Il s’agit en revanche de prendre au sé-
rieux la nature du processus scientifique qui sous-tend l’avis des experts et d’en in-
tégrer les conséquences pour le processus politique. En particulier, il faut garder à
l’esprit que la rationalité scientifique produit du savoir et non pas de la certitude, et
que ce savoir n’est nullement absolu, mais au contraire toujours provisoire, étant
nécessairement et par essence perpétuellement soumis à des tests et des révisions
qui pourront, le cas échéant, l’invalider et le remplacer par d’autres paradigmes. Le
processus politique doit non seulement intégrer la possibilité que l’avis des experts
soit erroné ou seulement relativement correct, mais aussi la probabilité que di-
verses disciplines expertes, déployant la même rationalité scientifique, produisent
autant de conceptualisations distinctes. En d’autres termes, il doit être en mesure
de gérer la fragmentation de la connaissance, qui s’affirme comme l’une des plus
importantes caractéristiques du nouveau contexte de l’action publique.

S’il est vrai que nous craignons les vues réductrices que les experts peuvent
imposer au processus politique,tout en étant très éloignés de vouloir leur substituer
un savoir profane,il nous faut immédiatement préciser que le remède ne consiste pas
seulement dans une meilleure intégration des différentes disciplines expertes.Quelle
que soit notre insistance sur la bonne compréhension du processus scientifique et
sur le statut du savoir qu’il génère,nous devons aussi insister sur le fait qu’il reste le
meilleur moyen dont disposent les sociétés pour produire du savoir.Les avis profanes
qui alimentent le processus politique sans être étayés par des connaissances scienti-
fiques doivent être considérés avec prudence.Mais il ne faut pas non plus en faire li-
tière,comme cela a été le cas dans le passé.On peut les mettre à profit de diverses
manières.Au niveau le plus élémentaire,par exemple,ils constituent un apport d’in-
formations empiriques.Ils peuvent aussi aider les experts à communiquer de manière
298 Notis Lebessis et John Paterson

plus ciblée et plus intelligible en direction de la société civile.Mais ce qui est encore
plus important à notre sens, c’est qu’ils offrent la possibilité d’un échange plus fé-
cond,d’un enrichissement mutuel de logiques plurielles,voire antagonistes:non pas
simplement une «éducation» de la société civile, mais un moyen de forcer le juge-
ment d’expert à justifier et à expliquer les postulats et les liaisons causales des mo-
dèles qu’il déploie.Nous reviendrons là-dessus au point 3.4.

Cette acceptation de la pluralité exige du processus politique une sensibili-


té au contexte: ce qui convient à un contexte déterminé peut se révéler parfaite-
ment inadéquat pour un autre. Que nous nous intéressions d’abord à la légitimité,
à l’efficacité ou à l’efficience,nous tomberons certainement tous d’accord sur le fait
que l’application mécanique et uniforme d’une politique, sans égard pour les spé-
cificités contextuelles, a peu de chances de produire de bons résultats. Pour aller
jusqu’au bout de notre pensée, nous dirons que le contenu d’une action publique
quelle qu’elle soit, dans la mesure où elle vise à obtenir des résultats censés être
avantageux pour la collectivité, ne saurait être déterminé sans tenir compte du
contexte dans lequel cette action doit s’exercer, et autrement qu’avec la participa-
tion collective de tous ceux qui y ont un intérêt, qu’ils soient «experts» ou «pro-
fanes» et quels qu’aient été les acteurs auxquels les approches antérieures réser-
vaient une participation dans le processus.

Tenir compte des inégalités


Si on veut que le processus politique fonctionne de manière à intégrer une
pluralité de vues,par-delà les analyses émanant des acteurs publics traditionnels et
des consultants attitrés,et qu’il soit sensible au contexte,il faut que les nouveaux in-
tervenants ne soient pas handicapés par leur manque d’organisation et de res-
sources.Sinon,on aboutira à la même situation que de nombreuses procédures de
consultation,où est établi un droit universel formel de participation qui présuppose
toutefois, pour être exercé, un minimum de ressources cognitives et matérielles
dont ne disposent en réalité qu’un petit nombre d’acteurs. Il importe donc, au ni-
veau le plus élémentaire, que les nouvelles formes de gouvernance fassent la part
de ces inégalités de ressources.

Il faudrait également réfléchir à des mesures actives destinées à compenser


les parties prenantes moins bien pourvues, peut-être en fournissant une aide ma-
térielle ou en donnant accès à des sources d’expertise neutres. D’aucuns y verront
une mesure plutôt radicale, mais elle est en tout point comparable aux mesures
d’aide juridique prévues dans tous les États membres au bénéfice des plaideurs qui
n’ont pas les moyens de se faire représenter en justice. Vue sous cet angle, l’idée
d’un soutien actif aux parties prenantes dans le cadre de la définition des pro-
blèmes et de la mise au point de solutions — questions qui peuvent les affecter
tout autant qu’un procès — apparaît beaucoup plus acceptable.

Il serait toutefois prématuré, à ce stade, de chercher à définir les modalités


concrètes de cette assistance, et certains pourront légitimement craindre que de
Développer de nouveaux modes de gouvernance 299

telles propositions ne rouvrent le débat, ou peut-être même ne provoquent un


litige, sur des questions sur lesquelles il n’existe pas, en principe, de désaccord
fondamental.Il nous faut donc passer à l’étape suivante pour examiner plus à fond
la nature du processus politique, que nous n’avons caractérisée jusqu’ici que par la
nécessité de prendre en compte davantage de points de vue et de mobiliser
davantage de parties prenantes. Comment le nouveau processus de gouvernance
doit-il fonctionner? Quelle est l’approche de base à retenir?

Encourager l’apprentissage collectif


Le rappel du caractère indéfiniment provisoire du savoir scientifique suscite
généralement une réaction de défense de la part d’acteurs publics et d’experts qui
se sont faits les champions de l’objectivation scientifique. Ils ont eu tendance,
comme nous l’avons dit plus haut, à assimiler les connaissances ainsi générées à
des certitudes,et par conséquent à justifier l’exclusion des questions traitées «scien-
tifiquement» de la sphère du politique. Si le résultat de la recherche, que ce soit
dans le champ de la politique sociale,de l’économie,de la technologie ou dans tout
autre domaine, est une certitude, il n’y a tout simplement pas lieu d’en débattre.
L’argument scientiste traditionnel tient en deux phrases.D’une part,les non-spécia-
listes ne sont pas en mesure de comprendre de quoi il retourne.De l’autre,tout dé-
bat est superflu parce que le résultat doit nécessairement être le même que celui
obtenu par la recherche, sauf à imaginer qu’une part d’irrationalité ne vienne sub-
vertir la conception et la mise en œuvre de la politique concernée.Lorsque nous in-
sistons, au contraire, sur le caractère provisoire du savoir généré par le processus
scientifique et aussi sur la fragmentation de la connaissance, qui apparaît comme
l’une des caractéristiques les plus frappantes de l’environnement politique émer-
gent, cette approche traditionnelle perd toute pertinence et, surtout, se révèle in-
défendable d’un point de vue strictement scientifique.

Quelles sont, dès lors, les implications d’une telle reconnaissance pour le
processus politique lui-même? Si on admet qu’il n’y a pas de point de vue privilé-
gié,en ce sens que nul ne peut prétendre détenir un pouvoir de vérité indiscutable
en matière d’analyse des problèmes, de fixation des objectifs et de choix des
moyens,il s’ensuit immédiatement que les mesures de réforme doivent s’attacher à
favoriser et à multiplier les possibilités d’apprentissage collectif. Ce que nous
entendons par là ne saurait se réduire à la négociation et au compromis. Les pos-
sibilités d’apprentissage collectif devront faciliter l’acceptation du caractère néces-
sairement provisoire et incomplet de toute perspective, tout en encourageant la
critique mutuelle de ces perspectives par les différentes parties prenantes, qu’il
s’agisse d’experts ou de profanes. Cela implique notamment que les parties pre-
nantes soient tenues non seulement d’expliciter leur position, mais aussi de rendre
compte des effets de cette position sur les autres parties, de même que sur les
autres aspects du problème que celles-ci mettent en lumière.Autrement dit,les dif-
férents acteurs, experts ou profanes, sont invités à démontrer la cohérence de leur
analyse non seulement à partir de leur propre position, mais encore du point de
300 Notis Lebessis et John Paterson

vue des autres positions qui se sont fait jour dans le cadre du processus d’appren-
tissage collectif.

Ce processus n’est pas sans conséquences pour l’efficacité et la légitimité.


La première tient au fait que, pour parvenir à une bonne compréhension du pro-
blème considéré, chaque perspective doit apprendre quelque chose des autres.Ce
qui ne signifie pas que telle ou telle perspective ne puisse pas être purement et
simplement fausse. Cela veut seulement dire qu’on ne préjuge pas la question et
qu’une telle appréciation ne pourra être émise qu’au terme d’une discussion rai-
sonnée.Dépasser les vues réductrices induites par les approches actuelles implique
que le point de vue profane informe, dans la mesure du nécessaire, le jugement
d’expert, et réciproquement, que les autres perspectives soient amenées à com-
prendre le raisonnement qui sous-tend les constatations des experts,ainsi que leur
portée. Naturellement, cela implique aussi, dans le contexte de la connaissance
fragmentaire, qu’on favorise un apprentissage mutuel entre les différentes analyses
expertes d’un problème donné.

Loin de représenter une menace pour la rationalité scientifique et experte,


l’apprentissage collectif correspond pleinement à sa nature et à son éthique, dans
la mesure où il garantit la prise en considération de toutes les options,sans que cer-
taines soient écartées hâtivement sur la base de telle ou telle supposition non véri-
fiée, ainsi que l’engagement de toutes les parties prenantes, y compris celles qui
sont ordinairement les plus portées au scepticisme ou à la défiance. Ce qui nous
amène à la deuxième conséquence qui se dégage de l’apprentissage collectif: à
travers la réintégration de la prise de décision experte et bureaucratique dans le
processus politique,selon une approche non obstructive,mais qui au contraire sert
l’efficacité, c’est aussi la légitimité qui se trouve renforcée.

Précisons tout de suite que l’apprentissage collectif n’a rien à voir avec on
ne sait quelle représentation définitive des problèmes et des solutions (nous y re-
viendrons plus en détail au point 3.5). Il s’agit au contraire de mettre en place des
processus qui permettent l’enrichissement constant de chaque représentation.
L’objectif fondamental est de jeter des ponts entre rationalités distinctes, dont l’in-
différence mutuelle ne cesse de grandir, et le dialogue de sourds de s’aggraver. Il
s’agit, dans cette mesure, de trouver un langage commun capable de sauvegarder
une cohérence aujourd’hui menacée.

Mener une évaluation et une révision permanentes


des politiques
La reconnaissance de l’importance du processus d’apprentissage collectif a
pour corollaire immédiat que la mise en œuvre des politiques ne peut plus être
considérée comme un exercice définitif, irréversible. Après tout, l’apprentissage est
par essence une activité qui dure toute la vie. Il est donc nécessaire de mettre en
place des mécanismes qui garantissent une évaluation permanente des politiques
en place, ainsi que leur révision sur la base des résultats issus de ces évaluations.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 301

Tout comme nous avons souligné les bénéfices tirés de l’apprentissage col-
lectif aux stades de la définition des problèmes, de la fixation des objectifs sociaux
et du choix des moyens, l’adoption d’une approche similaire, en aval du processus
politique,pourrait servir à optimiser les phases d’évaluation et de révision.À l’heure
actuelle, il n’est que trop fréquent de constater que les critères d’évaluation sont le
produit des mêmes processus experts,ou plus généralement des mêmes processus
fermés,qui définissent le problème,les objectifs et les solutions.Les évaluations me-
nées sur la base de ces critères risquent donc d’être encore plus éloignées des pré-
occupations des autres parties prenantes, ou du problème lui-même. Par ailleurs,
indépendamment de la qualité de l’évaluation,les résultats restent trop souvent en-
fouis dans un tiroir, au lieu d’être mis à profit lors du processus de révision. L’ap-
prentissage collectif réduirait ces difficultés en rehaussant la qualité de l’évaluation
et en encourageant un feedback systématique. Là encore, il n’est pas difficile de se
représenter les gains qui en résulteraient en matière d’efficacité et de légitimité,
sans parler de l’amélioration de l’efficience. Les difficultés croissantes que rencon-
trent les acteurs publics dans leurs activités de programmation et de planification
doivent fortement inciter à recourir à des mécanismes d’évaluation et de révision
améliorés, afin de maximiser la qualité des informations et leur impact sur le pro-
cessus politique.

Les processus d’évaluation et de révision,tels que nous les concevons,peu-


vent servir à renforcer la fonction de mémoire exercée par les acteurs publics. Les
règles et les institutions agissent comme une mémoire collective, cristallisant le sa-
voir qui servira de base à l’action future. Naturellement, elles évoluent et se trans-
forment en fonction de l’expérience, mais selon un processus fondamentalement
lent et réactif.Or,dans le contexte de l’environnement politique émergent,caracté-
risé par une accélération et une amplification des mutations,une fragmentation de
la connaissance et une conscience croissante de l’interdépendance des problèmes
et des enjeux,il est impératif d’accroître les possibilités de faire évoluer les règles et
les institutions conformément à ces nouvelles caractéristiques de l’action publique.
L’optimisation des procédures d’évaluation et de révision des politiques par des
mécanismes d’apprentissage collectif est un moyen de répondre à ce besoin.

Renforcer la cohérence et l’intégration des politiques


La reconnaissance de l’apprentissage collectif,comme d’une réponse incon-
tournable aux nouvelles exigences de l’environnement politique émergent, a
d’autres implications pour la modernisation du processus politique. La définition
des problèmes, la fixation des objectifs, le choix et la mise en œuvre des moyens,
l’évaluation et la révision des politiques ne doivent jamais se concentrer exclusive-
ment sur un secteur d’action donné. Il faut au contraire veiller à ce que les diffé-
rentes étapes du processus politique,quel que soit le domaine concerné,intègrent
les effets des décisions prises dans d’autres domaines. Déjà, l’approche inclusive
que nous avons envisagée plus haut, dans la mesure même où elle fait intervenir
un très large éventail de points de vue experts et profanes,augmentera les chances
d’identifier les problèmes transsectoriels ou transversaux, et de les incorporer à la
302 Notis Lebessis et John Paterson

prise de décision. Mais on ne peut pas laisser cela au hasard. Les nouveaux modes
de gouvernance devront s’attaquer d’entrée de jeu à la question de la cohérence et
de la compatibilité des différentes politiques, en mettant en place les procédures
appropriées pour identifier et prendre en compte de manière précoce les externa-
lités négatives ou les synergies potentielles.

L’apprentissage collectif:une nouvelle conception


du contrôle et de la responsabilité
L’apprentissage collectif apparaît incontestablement comme le pivot autour
duquel s’articulent les autres caractéristiques des nouveaux modes de gouvernance.
Ce qui n’est pas sans conséquences pour la manière dont les acteurs publics
conçoivent leur rôle. En particulier, la définition «au sommet» des fins et des
moyens de l’action gouvernementale cède la place à l’établissement et à la promo-
tion de procédures inclusives, participatives, orientées vers l’apprentissage collectif.

Cela ne veut pas dire pour autant que les acteurs publics n’ont plus à se
soucier des objectifs à atteindre. Simplement, ceux-ci sont à concevoir comme des
objectifs générés collectivement, intrinsèquement variables, comme l’expression
d’une volonté contextualisée plutôt que d’une volonté générale qui,en tout état de
cause, est devenue plus symbolique que réelle. Quant à la responsabilité des ac-
teurs publics,elle ne s’en trouve nullement affaiblie ou diluée.En tant que gardiens
d’un processus politique renouvelé et redynamisé par l’apprentissage collectif,leurs
responsabilités sont plus clairement définies et plus lourdes que jamais.

Combler le fossé entre les citoyens et l’Europe —


Propositions pour le futur livre blanc
sur la gouvernance
Nous sommes peut-être en mesure, à présent, de fournir à la Commission
des pistes plus concrètes, qui pourraient lui être utiles pour la préparation de son
livre blanc sur la gouvernance. Nous nous proposons, dans les pages qui suivent,
d’aborder certains des problèmes sur lesquels la Commission sera sans doute ame-
née à se pencher, pour suggérer des éléments de réponse fondés sur les grandes
caractéristiques que nous venons d’énumérer.Il convient de souligner qu’il ne s’agit
nullement d’une liste exhaustive; fournis à titre purement illustratif, ces quelques
exemples se veulent une contribution au débat général sur la gouvernance stimu-
lé par l’annonce du livre blanc.

Accroître les opportunités de débat public authentique


La nécessité de s’affranchir des limites imposées par l’analyse experte et bu-
reaucratique des problèmes,des objectifs et des solutions est apparue,pour des rai-
Développer de nouveaux modes de gouvernance 303

sons de légitimité aussi bien que d’efficacité, comme la première étape sur la voie
de l’instauration de nouveaux modes de gouvernance. La seconde consistait à ga-
rantir la participation des parties prenantes,de sorte que tous les porteurs d’enjeux
ou d’intérêts, qu’ils soient experts ou profanes, puissent apporter leur contribution
au processus politique. Cette deuxième étape, pour indispensable qu’elle soit,
risque d’achopper si rien n’est fait pour combler le fossé qui se creuse entre la so-
ciété civile et les instances expertes et bureaucratiques. La spécialisation, les res-
sources sophistiquées qui caractérisent ces dernières leur confèrent un sérieux
avantage sur les acteurs «profanes», avec le risque de voir les garanties de partici-
pation réduites à un statut purement formel.Ce problème affecte sans doute la to-
talité du champ politique, depuis l’échelon le plus local, mais il est clair qu’il frappe
plus particulièrement et plus profondément le niveau européen. Si les structures
traditionnelles de la représentation, censées maintenir le contact entre les acteurs
publics et les citoyens, sont ressenties comme inadéquates, voire épuisées, au ni-
veau national et même local, à plus forte raison cette crise de la représentation
prend-elle l’Union de front.

Le procès en «déficit démocratique» qu’on persiste à faire à l’Union bride les


tentatives de réforme,dans la mesure où les options envisagées restent cantonnées
au modèle de l’État-nation et de la démocratie représentative.Le problème se situe
à un niveau autrement plus profond que ne l’indique cette expression rebattue.
Plutôt que de déficit démocratique, il nous semble plus pertinent, plus fondamen-
tal de parler d’un déficit de sensibilisation réciproque entre la société civile et les pou-
voirs publics,et,par conséquent,d’axer le processus de réforme sur des options qui
visent à résoudre ce problème. Comme nous l’avons déjà souligné, il est urgent, au
niveau le plus élémentaire, de sensibiliser le public aux grands thèmes de la poli-
tique européenne et de donner à la société civile la possibilité de contribuer à leur
développement;or c’est là un domaine dans lesquels les nouveaux modes de gou-
vernance peuvent jouer un rôle significatif.

L’initiative «Dialogue sur l’Europe»38, dont le but est d’associer les citoyens
européens au débat sur la réforme institutionnelle, constitue un excellent exemple
de gouvernance participative et,tout à fait indépendamment des connaissances et
des données qu’elle générera pour le processus de réforme, l’étude de sa mise en
œuvre pourrait fournir de précieux renseignements pour le livre blanc sur la gou-
vernance.Des projets analogues,mais peut-être plus ambitieux,plus enracinés dans
la durée,seraient un moyen privilégié de réduire le fossé entre les acteurs publics et
la société civile, et d’éviter autant que possible les perspectives réductrices. Une
telle continuité s’impose, sous peine que le «Dialogue sur l’Europe» apparaisse
comme un exercice sans lendemain,un pur produit de la conjonction fortuite de la
CIG et de la publication des objectifs stratégiques.

Sans préjuger des conclusions d’une telle étude, nous pouvons essayer de
nous faire une idée des questions que la Commission aura à traiter dans le cadre du

38
«Le dialogue sur l’Europe — Enjeux de la réforme institutionnelle», communication à la Commission de
M. le Président, de M. Barnier et de Mme Reding, en association avec M. Verheugen, adoptée le 15 février
2000.
304 Notis Lebessis et John Paterson

livre blanc sur la gouvernance, ainsi que des types de mécanismes qu’elle devrait
proposer. Il nous semble que la première question concerne les moyens de confé-
rer une visibilité plus systématique aux affaires européennes et de rendre leur inté-
rêt, leurs enjeux, plus palpables pour la société civile. Cette tâche est loin d’être
simple, et elle ne se prête évidemment pas à des solutions ponctuelles, de petits
aménagements sommaires. Elle exige au contraire un engagement à long terme
des institutions, qui devront s’employer à tirer parti de toutes les possibilités de tis-
ser des liens avec la société civile.Deux observations s’imposent à cet égard.La pre-
mière est que les citoyens européens, tous États membres confondus, n’entendent
parler de «l’Europe»,la plupart du temps,que lorsque les responsables politiques ou
les médias locaux montrent du doigt les politiques communautaires, accusées
d’être contraires aux intérêts nationaux (souvent à court terme). La seconde obser-
vation est que l’agenda européen, dans les (rares) cas où il est porté à la connais-
sance du public à l’échelon des États membres, donne l’impression d’être excessi-
vement complexe et éloigné des préoccupations quotidiennes, ou bien de se
concentrer d’une manière disproportionnée sur des problèmes tout à fait triviaux.Il
importe que le livre blanc sur la gouvernance aborde ces problèmes et propose
des solutions pour y remédier.

Concernant la première observation,il conviendrait de réfléchir aux moyens


de «mettre en phase», c’est-à-dire de mieux aligner, sur le plan du calendrier et des
thèmes retenus, les différents débats nationaux sur des questions d’intérêt com-
mun, en tirant un meilleur parti des possibilités offertes par les médias et les tech-
nologies de l’information.Dans la mesure où elle ferait mieux ressortir la dimension
européenne des problèmes, une telle coordination limiterait le risque de voir des
dossiers importants biaisés par des intérêts nationaux à court terme. La place cen-
trale accordée aux nouvelles technologies de l’information, dont témoignent toute
une série d’initiatives de la Commission, devrait aussi être mise au service de cet
objectif, au lieu d’être uniquement motivée par un souci d’efficience. Il est impor-
tant de comprendre toutefois que l’objectif consistant à rehausser la visibilité et la
perception de la dimension européenne au niveau des États membres ne saurait se
réduire à améliorer la qualité et le ciblage des informations émanant des acteurs
publics en direction de la société civile. Les impératifs d’efficacité et de légitimité
exigent à la fois un réel effort pour mettre la politique européenne au diapason des
préoccupations de la société civile et la volonté d’engager un authentique dia-
logue en créant les voies de transmission nécessaires à l’apprentissage collectif,qui
est au cœur des nouveaux modes de gouvernance. Ce qui nous ramène à la se-
conde observation faite plus haut.

Pour démocratiser l’agenda européen, c’est-à-dire d’abord pour en amélio-


rer la lisibilité, il serait utile d’établir de façon claire et explicite ses liens avec les
grands rendez-vous internationaux (par exemple, les négociations de l’OMC ou les
conférences sur l’environnement et le développement). Une telle démarche ferait
ressortir la pertinence des politiques menées au niveau de l’Union au regard de
questions telles que la mondialisation ou l’environnement, qui figurent en tête des
priorités de la société civile européenne. Elle aurait aussi l’avantage de mettre en
valeur le rôle de l’Union sur la scène internationale et de renforcer sa position par
rapport à des intérêts plus étroits.Cette mesure s’inscrirait aussi,par-delà la promo-
Développer de nouveaux modes de gouvernance 305

tion de nouvelles formes de gouvernance, dans le droit fil du deuxième objectif


stratégique. Parmi les évolutions récentes, il convient de s’inspirer des efforts dé-
ployés pour organiser des «dialogues structurés» dans les secteurs de la politique
sociale, de l’environnement ou de la politique commerciale39.

Mais ce n’est pas simplement en reliant de manière explicite l’agenda euro-


péen et les grandes échéances mondiales qu’on parviendra à lutter efficacement
contre le sentiment d’une Europe compliquée, opaque et éloignée des réalités; il
est au moins aussi important de rattacher cet agenda à la dimension nationale, ré-
gionale, locale, de telle manière que les citoyens sentent qu’ils sont pleinement as-
sociés au processus politique. C’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile pour des
organes tels que la Commission, car cela entraîne le risque de heurter les sensibili-
tés des acteurs politiques et publics qui œuvrent à ces niveaux.Quels que soient les
moyens retenus pour mobiliser et impliquer la société civile, ils passent par une ar-
ticulation concrète avec tous les niveaux politiques et par la mise à profit des res-
sources qu’ils offrent. Au nombre des initiatives qui pourraient aider à enclencher
cette dynamique, cet entraînement des différents niveaux politiques, on citera des
formes de délibération régulière de l’ensemble des politiques de l’Union,telles que
la conférence annuelle proposée par le Parlement européen40. De telles réunions
devraient se caractériser, dans l’intérêt de l’apprentissage collectif, par leur ouver-
ture et leur participation très large.

Il conviendrait aussi de s’appuyer sur la tendance à expérimenter de nou-


velles modalités et de nouvelles formes de représentation, phénomène de plus en
plus perceptible au niveau national comme au plan européen ou international.
Mais il faut rappeler que ces tendances sont souvent le résultat de crises qui ont
mis en lumière les graves carences des processus politiques existants, ou encore
celles des dispositifs d’intervention en cas d’urgence:on sait le mécontentement et
la défiance engendrés par le culte du secret et le manque d’attention à l’égard des
inquiétudes du public qui ont trop souvent caractérisé ces processus41. Dans de
telles circonstances, des acteurs publics tels que la Commission auraient intérêt à
encourager de façon plus volontaire et plus systématique le recours à des méca-
nismes ad hoc de représentation et de consultation: conférences de citoyens, son-
dages délibératifs,jurys populaires,auditions publiques,enquêtes qualitatives (focus
groups), forums, etc. Il est plus important, toutefois, de comprendre que les situa-
tions de crise sont très souvent le résultat d’un manque d’informations (qu’on
aurait facilement pu obtenir d’autres parties prenantes), d’un processus politique
faussé par une analyse excessivement réductrice, du peu d’empressement que
manifestent les experts à regarder au-delà de leurs centres d’intérêt immédiats ou
à admettre d’autres points de vue, etc.

39
Voir les exemples cités dans le document de discussion de la Commission intitulé «La Commission et les
organisations non gouvernementales:le renforcement du partenariat», Bruxelles, 13 mars 2000.
40
Résolution du Parlement européen (A4-0338/96).
41
Un bon exemple en est sans doute l’affaire Brent Spar,qui a représenté un tournant dans la façon dont l’in-
dustrie et les pouvoirs publics conçoivent la participation de la société civile à la gestion de ce type de
problèmes. Voir le troisième rapport de la Select Committee on Science and Technology de la House of
Lords (avril 2000) et l’ouvrage de Tony Rice et Paula Owen, Decommissioning the Brent Spar, E & FN Spon,
1999.
306 Notis Lebessis et John Paterson

L’amélioration de la qualité des informations mises à la disposition du pro-


cessus politique passe aussi par le renforcement des moyens de surveillance et
d’alerte rapide en Europe.Faute de quoi, l’agenda européen risque d’être plus sou-
vent réactif que proactif,avec ce que cela entraîne sur le plan de l’efficience ou,aus-
si bien, de tout autre critère utilisé pour mesurer le succès ou l’échec d’une poli-
tique. Le Parlement ou la Commission pourraient jouer un rôle en ce sens: d’une
part,en privilégiant une vision de long terme de nature à faire contrepoids aux ob-
jectifs politiques et économiques à court terme, ce qui permettrait de réunir une
masse de données plus importante et de meilleure qualité, mais aussi de mieux
éclairer la décision en l’ancrant sur une longue perspective.D’autre part,ces institu-
tions devraient s’efforcer de reformuler les problèmes pour mettre en évidence leur
caractère transversal, intersectoriel, et s’affranchir de l’actuelle segmentation du
processus politique. Dans les deux cas, étant donné que les ressources nécessaires
pour remplir convenablement un tel rôle dépassent les possibilités de ces institu-
tions, leur tâche consisterait surtout à animer des réseaux au niveau des États
membres (et peut-être même à des niveaux inférieurs) tout en veillant à ce que ces
moyens de surveillance et d’alerte rapide assurent une couverture à la fois exten-
sive et intensive de l’ensemble de l’Union.

Renforcer la transparence et l’ouverture


du processus décisionnel européen
Concernant la garantie de la participation de toutes les parties prenantes,et
en particulier des acteurs «profanes», d’aucuns seraient tentés de croire qu’il suffit
simplement d’établir de manière générale un «droit d’être entendu».Or,sous peine
de rester lettre morte, et dans l’intérêt de l’apprentissage collectif entendu comme
une pièce maîtresse des nouveaux dispositifs de gouvernance,les garanties de par-
ticipation devront être beaucoup plus sérieuses.Pour commencer,tant qu’on ne se
sera pas attaqué au manque de transparence et d’ouverture des processus déci-
sionnels, la société civile continuera à ne pas se sentir impliquée ni même repré-
sentée dans l’action européenne. L’exploration de nouveaux modes de gouver-
nance implique et présuppose, de la part des institutions de l’Union, la mise en
œuvre d’une politique générale de transparence, fondée sur une utilisation plus
systématique des médias (en particulier des technologies de l’information),afin que
la société civile puisse disposer d’informations claires et précises sur les développe-
ments du processus politique européen.

Une autre mesure à considérer,dans le même esprit,serait l’adoption d’une


politique générale d’inclusion qui garantirait la participation systématique des repré-
sentants de tous les intérêts concernés à toutes les étapes du processus politique,
de la définition des problèmes à l’évaluation et la révision des politiques. Ce serait
là une initiative importante, certes difficile à mener à bien, mais nous n’avons pas à
démontrer qu’elle est réalisable; c’est à ceux qui s’y opposent qu’il appartient de
prouver qu’elle est chimérique.D’autre part,il devrait être clair,à cette heure,que le
souci d’efficience ne saurait constituer un motif suffisant pour bloquer une poli-
Développer de nouveaux modes de gouvernance 307

tique d’inclusion. Disons-le encore une fois: une capacité d’agir renforcée n’est pas
toujours synonyme d’une meilleure qualité d’action.

Au-delà de ces premières mesures, mais aussi afin de déterminer les moda-
lités concrètes de leur mise en œuvre,il serait instructif que le livre blanc sur la gou-
vernance se penche sur l’expérience américaine. Les États-Unis possèdent une
longue tradition en matière de procédures administratives,et celles-ci apparaissent
à la fois proches de ce qui nous occupe et plus développées qu’en Europe. Il ne
s’agit pas d’imiter servilement dans tous ses détails le droit administratif américain,
mais de tirer les leçons qui s’imposent des expériences tant négatives que positives
de cette juridiction.

Le soin de tirer des enseignements concrets et précis de l’expérience amé-


ricaine revient bien évidemment aux rédacteurs du livre blanc ainsi qu’aux parties
qui feront connaître leur position dans le cadre du processus de consultation. Mais
on peut déjà mentionner,parmi les options à retenir,la formalisation d’un ensemble
de droits élémentaires appelés à fournir une base juridique à la modernisation du
processus politique qui va nécessairement de pair avec la promotion de nouvelles
formes de gouvernance. Cet ensemble de droits élémentaires comprendrait un
droit à l’information, un droit de consultation, un droit d’expression, etc.Ils auraient
leur contrepartie dans les obligations incombant aux acteurs publics, telle l’obliga-
tion de justifier les décisions prises (et donc d’en exposer les fondements, d’expli-
quer pourquoi il n’a pas été tenu compte de certains avis ou objections,etc.).S’il est
vrai que ces droits sont déjà reconnus à des degrés divers dans beaucoup d’États
membres, jusques et y compris au niveau européen, on ne saurait trop souligner le
retentissement que pourrait avoir leur consécration par le biais d’une charte euro-
péenne des droits politiques. Là encore, des exemples récents montrent que des
progrès sont d’ores et déjà accomplis sur cette voie.Le rapport du groupe d’experts
en matière de droits fondamentaux42 marque la détermination de l’Union à proté-
ger tout particulièrement les droits qui figurent dans la convention européenne
des droits de l’homme. Il est vrai que nous avons à l’esprit un ensemble de droits
plus vaste que celui défini initialement par le groupe d’experts, mais, après tout, ce
dernier a lui-même insisté sur le fait que l’énumération de droits fondamentaux
n’est qu’une étape intermédiaire qui ouvre la voie à de futurs ajouts. En particulier,
«la garantie des droits doit être un processus ouvert,fondé sur un dialogue au sein
de la société civile et capable de relever de nouveaux défis»43. La convention d’Aa-
rhus44 donne de précieuses indications sur la manière dont on pourrait incorporer
à la liste de la CEDH des droits concernant l’accès à l’information,la participation au
processus décisionnel, etc., qui conditionnent l’articulation du processus politique
sur l’apprentissage collectif.L’adoption d’une telle charte «revue et augmentée» ne
serait pas de l’inédit pour l’Union, dans la mesure où, avec l’entrée en vigueur de la

42
«Affirmation des droits fondamentaux dans l’Union européenne — Il est temps d’agir», Commission euro-
péenne, Bruxelles, février 1999.
43
Ibid., p.4.
44
«Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la
justice en matière d’environnement»,adoptée à Aarhus,au Danemark,le 25 juin 1998,lors de la quatrième
conférence ministérielle «Un environnement pour l’Europe».
308 Notis Lebessis et John Paterson

convention d’Aarhus (probablement en 2001), les institutions communautaires se-


ront bientôt soumises aux obligations corrélatives d’ouverture et de transparence
dans le domaine de l’environnement.

En parallèle, l’adoption d’une loi-cadre codifiant un ensemble de principes


communs à l’usage des autorités réglementaires nationales et communautaires,
proposition examinée par Renaud Dehousse dans sa contribution,correspondrait à
la mise en œuvre concrète de ces droits et obligations par les pouvoirs publics eu-
ropéens. Cette harmonisation serait source de transparence, puisque les citoyens
disposeraient ainsi d’une base de référence fixe pour apprécier les décisions des au-
torités chargées de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques commu-
nautaires.

Un autre enseignement à tirer de l’expérience américaine serait peut-être


l’intérêt d’adopter une forme de contractualisation telle que la «réglementation né-
gociée» (negotiated rulemaking)45.Ce type de démarche ne comporte certainement
pas que des aspects positifs, mais la question serait de savoir s’il est possible de les
stimuler et de les développer,tout en limitant les aspects négatifs.D’autre part,il est
évident que,si les États-Unis sont une source particulièrement riche d’exemples en
la matière,cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de pratiques partenariales compa-
rables au sein de l’Union, tant au plan européen qu’au niveau national. Dans le
domaine social, par exemple, un processus de négociation entre les partenaires
sociaux a été à l’origine d’une série de directives. Si cela représente un pas vers le
type d’approche préconisé par les nouveaux modes de gouvernance, il faut néan-
moins reconnaître que la question de la représentativité de ces acteurs reste posée,
de même que celle de la sensibilité au contexte. Un autre exemple, fréquemment
cité pour ce qu’il témoigne du succès de la participation d’un large éventail de par-
ties prenantes à l’élaboration d’une politique, est le processus qui a conduit à
l’adoption des directives «auto-oil»46. On relèvera également, dans le même ordre
d’idées, que le concept de corégulation est mis en avant depuis quelque temps
comme un moyen de concilier la sauvegarde de l’intérêt public général et la flexi-
bilité dans la définition et la réalisation des objectifs d’action47. Il existe de toute
évidence des résonances profondes entre ces propositions et notre propre analyse;
aussi suggérons-nous que les nouveaux modes de gouvernance, et donc le futur
livre blanc, s’inscrivent dans le cadre de l’exploration des idées avancées par les te-
nants de la corégulation.

L’accomplissement de ces réformes exigera sans doute la mise en place de


nouveaux dispositifs ainsi qu’une redéfinition du rôle et des fonctions des institu-
tions européennes. Il est important de souligner que, bien que le livre blanc soit
une initiative de la Commission, les nouveaux modes de gouvernance imprégne-
ront toutes les étapes et tous les niveaux du processus politique, de sorte que les

45
Negotiated Rulemaking Act 1990 (5 USC sections 561-570), complétant les dispositions du Federal Admi-
nistrative Procedure Act 1946 (5 USC section 553).
46
On se reportera utilement à la synthèse parue dans European Dialogue, n° 3, mai-juin 1999.
47
Voir le document intitulé «Meeting policy objectives through co-regulation at community level», Cab/Ser-
vices ECOM34.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 309

autres institutions n’échapperont pas au changement. Le Comité économique et


social et le Comité des régions pourraient se voir confier la responsabilité de régu-
ler les processus de consultation et de canaliser les échanges entre la société civile
et les institutions.Les commissions du Parlement européen assumeraient le rôle de
régulateurs en matière procédurale, tandis que la Cour de justice des Communau-
tés européennes et les juridictions administratives nationales seraient chargées de
contrôler l’application effective des droits et obligations de procédure.

Nombre de ces propositions exigeraient une modification du traité,mais ce


n’est pas une raison pour les exclure du livre blanc sur la gouvernance. Au con-
traire, elles sont proportionnées à l’ambition affichée par les objectifs stratégiques
en matière d’intégration politique, de même qu’à la nécessité pour le projet euro-
péen de trouver un nouveau souffle face au changement du contexte de l’action
publique. On peut certes penser que de telles propositions, qui impliquent parfois
de profonds changements dans le fonctionnement du processus politique,risquent
d’enflammer l’euroscepticisme dans certains États membres. Mais le livre blanc
pourrait bien, en définitive, être l’occasion de tendre des passerelles: une grande
part des opinions qui se trouvent rejetées sous la qualification péjorative d’euros-
cepticisme consistent,à y regarder de plus près,dans des critiques du genre de dys-
fonctionnements, de dérives ou d’impasses que les nouveaux modes de gouver-
nance cherchent précisément à surmonter. Il n’est donc pas impossible que les
«pro-européens» et les «eurosceptiques» finissent par trouver un terrain d’entente
dans le cadre d’un projet dont on pouvait craindre, à première vue, qu’il ne soit un
nouveau sujet de dissension. Après tout, des mesures tendant à accroître la trans-
parence et l’ouverture et à renforcer l’obligation de rendre compte ne devraient
pas manquer d’attirer au moins autant les États membres qui font parfois figure
d’«européens réticents» que les pays qui composent traditionnellement le «noyau
dur» de l’Union.

Compenser les inégalités matérielles et cognitives


Conférer à la société civile des droits de participation et imposer aux acteurs
publics les obligations correspondantes est une excellente chose, mais il est clair
que cela ne saurait suffire pour surmonter le «déficit de sensibilisation réciproque»
entre les deux faces du processus politique.Le déséquilibre des ressources,tant ma-
térielles que cognitives, reste un obstacle de taille.

On ne doit pas supposer pour autant, en abordant cette question, que les
parties prenantes désavantagées forment des entités assez facilement identifiables,
plus ou moins bien organisées, dont on pourrait faire le recensement immédiat. Il
peut arriver au contraire que, face à un problème d’action publique, d’importantes
parties prenantes n’apparaissent pas du tout organisées et ne soient pas bien infor-
mées des répercussions potentielles.Compenser les inégalités matérielles et cogni-
tives signifie donc, dans certains cas, aider des parties prenantes à se constituer
comme entités organisées,afin qu’elles puissent contribuer utilement au processus
politique.
310 Notis Lebessis et John Paterson

Nous avons évoqué plus haut la possibilité de corriger les inégalités maté-
rielles par des moyens analogues à l’aide juridique.On peut développer cette idée en
l’appuyant sur des exemples concrets:ainsi,il existe aujourd’hui un débat au sein de
la Commission sur la possibilité de financer les activités de base de certaines ONG48.
Une initiative de cette nature permettrait sans doute de compenser les déséquilibres
dans tel ou tel cas,mais elle laisse ouverte la question de la légitimité de ces groupes
et de leur obligation de rendre compte.La Commission envisage à cet égard la publi-
cation d’une liste des ONG,précisant les sources de financement,les principaux res-
ponsables,etc.Ces informations serviraient,parmi d’autres critères,à déterminer les
organisations éligibles à un concours financier.Une autre solution possible est celle
proposée par Schmitter49.Il suggère en particulier d’instituer un système de coupons
par lequel les citoyens seraient en mesure d’orienter l’attribution de fonds publics
vers les groupes qu’ils souhaiteraient voir prendre une part active au processus poli-
tique.Là encore,des données précises sur l’expérience et le fonctionnement des ONG
apparaissent indispensables pour la viabilité d’un tel système.

Les inégalités matérielles ne sont pas seules en cause: il faut aussi trouver
des moyens de remédier aux disparités cognitives. Il existe sur ce point tout un
éventail d’options susceptibles d’être examinées dans le cadre du libre blanc sur la
gouvernance. Nous nous concentrerons ici sur l’utilisation de la prospective et la
promotion d’une expertise scientifique à caractère pluraliste.

L’importance que revêt l’élaboration de nouveaux modes de gouvernance


est encore soulignée par le fait que le renforcement des ressources cognitives ac-
cessibles à la société civile contribuerait aussi de manière significative à la réalisa-
tion des troisième et quatrième objectifs stratégiques de la Commission.Autrement
dit, il faut bien comprendre que les réflexions du futur livre blanc sur les nouvelles
formes de gouvernance, loin d’être purement théoriques et spéculatives, portent
bel et bien sur les moyens de relever efficacement les défis les plus importants et
les plus urgents jamais lancés à l’Europe.

Ouvrir un processus décisionnel trop longtemps dominé


par la norme experte et bureaucratique
Nous avons noté plus haut que la confiance traditionnellement placée dans
les solutions techniques et les remèdes d’experts qui font l’économie d’un véritable
débat démocratique ne sert généralement qu’à masquer les problèmes, jusqu’au
jour où ceux-ci éclatent sous une forme catastrophique.Les menaces apparues ces
dernières années (l’effet de serre, la gestion des déchets nucléaires, les alertes suc-
cessives à la sécurité alimentaire, etc.) ont montré les limites de cette approche, en
mettant en évidence à quel point les problèmes techniques sont étroitement liés à
des choix politiques vitaux.Le développement d’une expertise pluraliste contribue-

48
Voir supra note 39.
49
Schmitter, Philippe C., How to Democratize the European Union…and Why Bother? (Governance in Europe),
Rowman and Littlefield Publishers Inc., 2000.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 311

ra à sensibiliser aux incertitudes scientifiques et encouragera une délibération plus


ouverte des choix collectifs. Il importe de développer une culture du risque, qui se
donne comme priorité de corriger l’inégale répartition des risques et de faire en
sorte que la gestion des risques et les activités de recherche connexes prennent en
compte les préoccupations et les besoins sociétaux exprimés dans des processus
politiques ouverts,plutôt que de se laisser réquisitionner par des experts et des bu-
reaucrates dans des procédures confidentielles conduites à huis clos50.

Nous avons donc besoin d’une expertise scientifique pluraliste essentielle-


ment pour trois raisons. Premièrement, parce qu’il est nécessaire que la décision
scientifique devienne plus réceptive.Soyons clair:il n’est pas question de faire de la
rationalité scientifique l’otage de peurs irrationnelles, d’inquiétudes infondées. Il
s’agit plutôt de rétablir la liaison entre science et société, afin précisément de
combattre ces peurs et ces inquiétudes. Deuxièmement, une démarche pluraliste
est indispensable pour contribuer à décloisonner les perspectives et à dépasser la
segmentation de l’expertise scientifique. C’est une banalité que de dire que des
experts de différentes disciplines, ou même de disciplines très proches, se trouvent
souvent dans l’incapacité de communiquer les uns avec les autres en raison de la
spécialisation de la science et de la division du travail qui s’y accentue. Ce proces-
sus est irréversible,dans la mesure où il forme l’inévitable contrecoup du progrès.Il
serait même contre-productif, pour autant qu’un tel progrès soit avantageux pour
la collectivité,d’essayer d’inverser le processus.Ce qui n’empêche pas qu’il faille lut-
ter contre un effet secondaire indésirable,qui consiste dans le risque de progresser
en aveugle dans les limites d’une discipline spécialisée, sans rien savoir ni prévoir
des réactions en chaîne qui peuvent se produire ailleurs.Le but est donc d’amélio-
rer la communication entre les différentes disciplines. Que nous considérions les
échanges interdisciplinaires ou le jeu des interactions entre science et société, la
troisième raison qui doit justifier une expertise scientifique pluraliste tient précisé-
ment à la nécessité d’encourager le dévoilement et l’exposition systématiques des
incertitudes et des présupposés latents, diffus, non examinés, qui sous-tendent les
avis des uns et des autres, profanes ou experts. En d’autres termes, il s’agit de «re-
politiser» des choix qu’on a trop longtemps réduits à un dossier technique, une af-
faire d’experts,sans tenir compte de l’étendue de leurs ramifications ni de l’ampleur
des coûts en cas d’erreur.

Si la promotion d’une expertise scientifique pluraliste se justifie amplement,


reste à savoir comment la mettre en œuvre. Cela demande certainement réflexion,
mais, s’il fut un temps où toute velléité d’intrusion du monde profane dans les
cercles de l’expertise aurait suscité une levée de boucliers, les experts sont aujour-
d’hui conscients qu’ils ont perdu la confiance du public à bien des égards, et ils se
montrent beaucoup plus disposés à chercher des solutions. On relève des
exemples particulièrement intéressants de cette nouvelle attitude au Royaume-Uni
et en France. Il s’agirait tout d’abord de mettre sur pied des dispositifs hybrides
(combinaisons d’inputs experts et profanes), capables d’infléchir la dynamique du
développement du savoir scientifique. Un récent rapport de la commission de la

50
Voir supra note 25.
312 Notis Lebessis et John Paterson

science et de la technologie (Select Committee on Science and Technology) de la


Chambre des lords passe en revue plusieurs options: procédures de consultation
aux différents niveaux de gouvernement, sondages délibératifs, panels consultatifs
permanents, enquêtes qualitatives, jurys populaires, conférences de consensus,
etc51. D’autre part, et notamment dans le prolongement du travail de Philippe Ro-
queplo,il serait possible d’instituer des procédures publiques permettant à l’expert
de faire une «déposition» dans un cadre quasi juridique et selon le principe du
contradictoire, où chaque partie est à même d’interroger les experts de l’autre par-
tie; les informations obtenues viendraient alimenter le processus politique en ren-
forçant la qualité et l’acceptabilité des données disponibles.Dans chaque cas,le but
est d’améliorer la communication entre la science et la société en encourageant le
dévoilement et donc le questionnement des postulats et des présupposés,et de ré-
affirmer le primat du politique dans les choix qu’on avait confiés ou réservés aux
experts.Comme le souligne Philippe Roqueplo,l’idée n’est pas tant de parvenir à la
vérité (ce qu’il décrit à juste titre comme une vue de l’esprit) que d’ouvrir un espace
public qui contienne cette vérité52.

Promouvoir l’apprentissage collectif


Tout ce dont nous avons parlé jusqu’ici ne compte pour rien si les nouveaux
modes de gouvernance ne sont pas organisés de manière à encourager l’appren-
tissage collectif, véritable thème unificateur des «éléments clés» dont nous avons
tenté la description dans ces pages.Dans un environnement où la prévisibilité et la
planification détaillée apparaissent pour le moins problématiques, les idées de
contrôle centralisé deviennent illusoires;elles doivent céder la place à un recadrage
de la question de la coordination de l’action collective. Ce qui veut dire qu’il faut
mettre l’accent sur la communication entre différentes rationalités,différentes pers-
pectives,différents contextes,où on entend par «communication» une authentique
critique réciproque des thèses défendues par les uns et les autres,impliquant la né-
cessité de tenir compte des autres perspectives et de leurs effets sur la thèse qu’on
soutient, et vice-versa.

Parallèlement aux progrès qui sont à réaliser dans le champ de la commu-


nication entre rationalités expertes et profanes, ou entre différentes disciplines ex-
pertes, il convient d’encourager l’échange d’expériences entre contextes distincts,
ainsi que le propose Pierre Calame.Il remarque que nous sommes souvent confron-
tés à des problèmes génériques, qui nous affectent tous, mais dans des contextes
spécifiques, possédant chacun des aspects individuels, singuliers, irréductibles. La
spécificité des contextes menace d’occulter les données structurelles du problème,
en même temps qu’elle réclame des solutions rigoureusement adaptées.Cette ten-
sion signifie que, d’une part, on risque de passer à côté du problème, faute de re-
connaître sa nature profonde, indépendante du contexte, tandis que, de l’autre, on

51
Voir supra note 41.
52
Roqueplo, Philippe, Entre savoir et décision, l’expertise scientifique, INRA, collection «Sciences en Question»,
1997.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 313

peut comprendre le désir de répondre aux aspects du problème qui apparaissent


comme les plus pressants, les plus immédiats dans un contexte ou un territoire
donné. Naturellement, si on ne parvient pas à résoudre cette tension, les consé-
quences ne se font pas attendre en termes d’efficience et d’efficacité. Ce que
Calame propose,c’est de commencer par aborder le problème à l’échelon local,en
essayant de décrire les éléments essentiels du contexte, sans chercher à être
exhaustif. L’étape suivante consistera à comparer ces informations avec celles
produites par d’autres contextes, de manière à différencier les éléments structurels
et les aspects purement contextuels. Cet examen permet à la fois d’extraire les
données fondamentales du problème et de récapituler les diverses méthodes par
lesquelles on a tenté d’y remédier. En résultat, on obtient un meilleur aperçu des
éléments structurels communs que possède un problème déterminé, assorti
d’exemples de solutions,sans jamais,bien entendu,s’ériger en prescripteur.On peut
alors dégager des principes communs et se détourner de la dimension
coercitive — l’aspect «commande/contrôle» — de l’obligation de moyen au profit
d’une obligation de résultat, si on entend par là l’obligation de respecter ces prin-
cipes communs et non pas de parvenir à un résultat matériel déterminé.

La formalisation des droits et obligations de base discutée plus haut (point


4.2),et notamment l’obligation de justifier et d’argumenter les décisions,contribue-
rait également à la promotion de l’apprentissage collectif.Mais il ne fait pas de dou-
te que cette dimension vitale des nouveaux modes de gouvernance représente un
défi majeur pour la modernisation du processus politique. C’est pourquoi il serait
souhaitable que le futur livre blanc accorde à cette question une place prépondé-
rante,dans l’esprit de lui conférer une visibilité maximale et de stimuler le débat sur
les expériences en cours, les meilleures pratiques, les approches innovantes, etc.

Il sera difficile, au demeurant, d’accroître les opportunités d’apprentissage


collectif avant que les acteurs publics ne recourent eux-mêmes systématiquement
à une telle démarche, d’un domaine d’action à un autre. Il apparaît ainsi que la
Commission a un rôle clé à jouer dans la promotion et le développement d’une
culture d’apprentissage collectif,à l’heure où elle cherche à se concevoir elle-même
comme une «organisation apprenante».

Développer l’évaluation et la révision collectives


des politiques
Si la prospective et l’expertise scientifique pluraliste sont de nature à amé-
liorer la qualité des données exploitées lors de l’élaboration d’une politique, l’éva-
luation indépendante garantit pour sa part que,au moment d’apprécier l’impact et
l’efficacité de cette politique, les critères utilisés font réellement sens pour tous les
acteurs concernés.Elle contribue aussi à une transparence accrue du processus po-
litique dans son ensemble, de même qu’elle réduit le risque que les résultats de
l’évaluation soient remisés au fond d’un tiroir au lieu d’alimenter la phase de révi-
sion de la politique concernée. Sur ce point, le livre blanc sur la gouvernance de-
vrait considérer avec beaucoup d’attention les propositions du Parlement euro-
314 Notis Lebessis et John Paterson

péen tendant à instituer un office d’évaluation des politiques communautaires53.


Pour être clairs,un tel organisme serait appelé avant tout et surtout à remplir un rôle
de promotion, de valorisation et de coordination de l’évaluation dans l’ensemble
de l’Union (plutôt que de s’épuiser à la tâche impossible d’une évaluation centrale),
auquel s’ajouterait une fonction de garant de la cohérence méthodologique.

Il est certain qu’on observe déjà,depuis quelques années,une évolution de


l’action de la Commission en faveur d’une meilleure diffusion de l’information et
d’une conception pluraliste de l’évaluation. Ces nouvelles pratiques se sont vues
renforcées au fil du temps par des instruments tels que les livres verts,les nouvelles
modalités d’implication des acteurs socio-économiques dans la formulation des
objectifs de recherche, etc. Mais il s’agit là d’exercices ad hoc, souvent sans lende-
main, et dont l’initiative est laissée à l’entière discrétion de la Commission. Une ap-
proche plus systématique ne permettrait pas seulement d’améliorer les procédures
d’évaluation et de révision des politiques, mais aussi de constituer et d’alimenter la
mémoire collective appropriée pour mieux maîtriser le nouveau contexte de l’ac-
tion publique. La Commission aurait sans doute des enseignements à tirer, à cet
égard, d’organisations plus anciennes et qui ont largement prouvé leur efficacité.

En résumé,ce qui apparaît aujourd’hui plus que jamais nécessaire,c’est d’ex-


plorer toutes les voies susceptibles de rapprocher l’Europe de la société civile en of-
frant plus systématiquement à cette dernière la possibilité d’une participation réelle,
active et soutenue à toutes les phases du processus politique.Une telle approche,qui
suppose de réorganiser l’ensemble du processus sur un mode plus délibératif,contri-
buerait à asseoir la légitimité et l’obligation de rendre compte sur des bases durables.
Le développement systématique de ces instruments faciliterait à tout le moins la dif-
fusion des meilleures pratiques au sein de l’Union.Le livre blanc sur la réforme admi-
nistrative souligne,à propos de la nouvelle fonction de planification stratégique et de
programmation, l’importance d’une utilisation adéquate de l’évaluation ex-ante et
ex-post 54,mais il ne dit rien au sujet de la qualité,de la pertinence et de la source de
ces informations. Il serait donc souhaitable que ces questions soient examinées en
profondeur dans le cadre du livre blanc sur la gouvernance.

Assurer la cohérence entre les différentes politiques


Le cloisonnement des structures décisionnelles communautaires explique lar-
gement les difficultés rencontrées pour renforcer la cohérence entre les différentes
politiques et prévenir les risques d’incompatibilité ou de conflit.Les synergies poten-
tielles restent souvent indécelables jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour les exploiter,
tandis que les externalités négatives ne se manifestent qu’une fois devenues irréver-
sibles ou extrêmement coûteuses à résoudre. La segmentation fonctionnelle
compromet ainsi sérieusement l’efficacité potentielle de l’action européenne.

53
Résolution du Parlement européen sur la participation des citoyens et des acteurs sociaux au système ins-
titutionnel de l’Union européenne (A4/0338/96).
54
Livre blanc sur la réforme administrative, p.5-6.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 315

Face à la nécessité, mise en évidence à la section 3, de se préoccuper du


problème de la cohérence à tous les stades du processus politique européen — de
la formulation des choix initiaux à l’évaluation et la révision des solutions —, et
compte tenu du rôle moteur de la Commission dans ce processus, c’est là une
question d’une importance cruciale pour le futur livre blanc.Les regroupements de
responsabilités proposés par M.Prodi55 constituent un début de réponse,mais il est
douteux qu’ils suffisent à procurer la flexibilité nécessaire pour gérer efficacement
les opportunités ou les problèmes non anticipés. De même, certains éléments du
processus de réforme administrative présentent un indéniable intérêt, notamment
la fonction de planification stratégique et de programmation, mais, comme nous
l’avons déjà fait observer, ce sont les considérations d’efficience et d’économie qui
prédominent, au point que cette étroitesse de vues, loin de combattre la segmen-
tation, pourrait bien l’aggraver. Il faut donc envisager d’autres options en complé-
ment de ces mesures.

Un instrument déterminant, en la matière, serait le recours systématique à


l’évaluation croisée,où chaque politique est évaluée du point de vue des contraintes
et des finalités des autres politiques.Cela suppose d’élaborer,dans chaque domaine
d’action,des programmes,des objectifs et des indicateurs qui définissent et décrivent
les modalités d’intégration des objectifs des autres politiques,d’identification et d’ex-
ploitation des synergies potentielles,et de détection précoce des externalités néga-
tives.Autrement dit,c’est l’apprentissage collectif appliqué aux relations entre les dif-
férents domaines d’action.On s’intéressera ici,dans la perspective d’en systématiser
le principe,à l’obligation d’intégrer les exigences en matière de protection de l’envi-
ronnement dans la définition et la mise en œuvre des autres politiques,consacrée par
le traité de Maastricht.La nouvelle impulsion donnée à cette stratégie d’intégration
lors du sommet de Cardiff ainsi que son extension à la protection des consomma-
teurs et à l’emploi attestent l’importance de ce type de réforme.Le livre blanc sur la
gouvernance fournit l’occasion d’examiner si ces mesures fonctionnent correcte-
ment dans la pratique et,plus fondamentalement,d’encourager une conception de
leur mise en œuvre axée sur l’apprentissage collectif.

Au-delà de cet exemple tiré de l’expérience européenne, il serait instructif


de se tourner vers les initiatives prises au niveau national pour renforcer la coordi-
nation des politiques. Ainsi, un rapport du gouvernement britannique consacré à
ces questions propose une série d’actions tendant à améliorer «la conception et la
gestion des politiques et des services intersectoriels»56. Parmi celles-ci figurent la
promotion, sous l’impulsion de hauts responsables politiques et administratifs,
d’une culture encourageant et récompensant les démarches transversales,intersec-
torielles; l’association d’autres parties prenantes à l’élaboration et à la mise en
œuvre des politiques; et le développement des compétences appropriées dans les
différents services publics, grâce à une meilleure politique des ressources hu-
maines.

55
Les groupes ainsi créés sont les suivants:croissance,compétitivité,emploi et développement durable;éga-
lité des chances; réforme; relations interinstitutionnelles; relations extérieures.
56
«Wiring it Up:Whitehall’s Management of Cross-cutting Policies and Services», Royaume-Uni, Cabinet Offi-
ce, Performance and Innovation Unit, janvier 2000, p.5.
316 Notis Lebessis et John Paterson

Une articulation verticale et horizontale améliorée


de l’action publique européenne
Nous avons conclu la section 3 en observant que l’organisation des nou-
veaux modes de gouvernance autour de la notion fondamentale d’apprentissage
collectif avait diverses implications pour les fonctions de contrôle et de responsabi-
lité assumées par les acteurs publics.Il nous faut à présent essayer,toujours dans la
perspective d’une contribution à la préparation du livre blanc de la Commission sur
la gouvernance, de préciser ce que pourrait signifier une telle redéfinition de ces
deux dimensions clés de l’action publique. Le débat qui se poursuit actuellement
sur la notion de subsidiarité fournit un contexte utile, bien qu’un examen appro-
fondi des liens entre subsidiarité et nouvelles formes de gouvernance dépasse lar-
gement le cadre de cette étude.

Ceux qui ont pris fait et cause ces dernières années pour le principe de subsi-
diarité pourraient se prévaloir d’être quelque peu en avance sur nos analyses et arguer
que ce concept représente déjà un moyen de maîtriser le nouveau contexte de l’ac-
tion publique,tel que nous l’avons décrit dans ces pages.Dans la mesure où la notion
de subsidiarité insiste sur la relation entre les différents niveaux de gouvernement,on
ne saurait nier l’existence de similitudes superficielles entre les deux approches.Mais
les différences sont à nos yeux plus importantes. La plus frappante étant peut-être
celle-ci:alors que les tenants de la subsidiarité cherchent généralement à établir un ca-
talogue des compétences ou une nette division du travail (et donc à produire une ver-
sion essentiellement tayloriste du concept),l’approche adoptée ici souligne les diffi-
cultés associées à une telle rigidité hiérarchique et se tourne, au contraire, vers les
moyens de faciliter une articulation verticale et horizontale plus flexible, plus dyna-
mique et plus réactive.En d’autres termes,quels que soient les avantages qu’offre la
subsidiarité par rapport à une approche descendante, hypercentralisée, les rigidités
qui lui sont encore inhérentes ne peuvent qu’exacerber les problèmes liés à la seg-
mentation et au caractère étroit,réducteur,de la rationalité experte et bureaucratique.

Les nouveaux modes de gouvernance apparaissent plus en phase avec la


notion de subsidiarité active proposée par Pierre Calame dans ce volume. Tandis
que la forme traditionnelle présuppose effectivement la capacité de diviser les
tâches de manière définitive,partant d’effectuer une planification détaillée en fonc-
tion de problèmes aisément identifiables, sur la base de programmes directement
applicables, la subsidiarité active reconnaît la nécessité d’une approche plus mo-
deste. Comme nous l’avons indiqué plus haut, l’accent se déplace d’une obligation
de moyens à une obligation de résultat, celle-ci étant entendue comme une obliga-
tion de respecter des principes communs et non pas d’atteindre un résultat maté-
riel déterminé. Tournant le dos à la définition rigide des problèmes, l’idée est de
mettre sur pied, à la base du processus politique, des dispositifs qui facilitent
l’échange continu d’expériences et favorisent ainsi une attitude souple et réceptive
face à un environnement complexe et dynamique.

Il s’agit de rechercher les termes d’un accord collectif sur les conditions de
réussite de l’action publique, c’est-à-dire de construire un processus politique qui
Développer de nouveaux modes de gouvernance 317

se caractérise à la fois par la pluralité des points de vue, marque de la société mo-
derne, et par la possibilité constante, pour chaque point de vue, de s’enrichir et de
s’affiner par des interactions avec les autres. Cette conception active de la subsi-
diarité, à l’opposé de l’approche tayloriste, est mieux en mesure de produire la
flexibilité requise pour concilier la diversité des contextes et la remise en cause
permanente des conceptions, deux traits distinctifs de l’environnement politique
émergent. Il y a ainsi des chances de maintenir un équilibre dynamique entre la
standardisation d’une part, et les solutions spécifiques au contexte, d’autre part.

Malgré la préférence marquée pour la version «catalogue de compétences»


du principe de subsidiarité, qui transparaît clairement à différents niveaux de gou-
vernement en Europe,on relève déjà des exemples d’une démarche très proche de
la subsidiarité active proposée par Calame et développée ici sous l’angle de l’ap-
prentissage collectif. Ce ne sont en aucun cas des exemples «purs», mais ils témoi-
gnent des premières avancées dans cette direction. Les Fonds structurels méritent
une mention spéciale à cet égard. Ils sont expressément axés sur l’élaboration col-
lective de la politique applicable à travers des interactions verticales et horizontales
continues entre les acteurs publics et les partenaires sociaux.D’autre part,les déve-
loppements récents dans la politique sociale européenne (telle la coordination des
politiques de l’emploi) montrent qu’on abandonne progressivement la démarche
descendante classique, consistant à imposer à la base des solutions mises au point
au sommet, pour une conception où l’élaboration des politiques s’inscrit dans le
cadre d’un processus organisé d’échanges d’expériences57. Là encore, le livre blanc
sur la gouvernance représente l’occasion de réexaminer les expériences passées et
présentes dans l’optique des nouveaux modes de gouvernance et de déterminer
dans quelle mesure les idées a priori prometteuses sont entrées dans la réalité.

Conclusion
La réforme est plus que jamais à l’ordre du jour dans une Union confrontée
au défi de l’élargissement,mais aussi à la nécessité de remédier aux carences et aux
dysfonctionnements du passé. Pourtant, et c’est là l’un des principaux messages
que nous avons voulu faire passer ici,il ne faudrait pas que le processus de réforme
se cantonne aux questions d’actualité, si brûlantes soient-elles. Préparer l’élargisse-
ment et résoudre les problèmes qui ont assailli la Commission sont des exercices
d’une importance vitale,mais qui sont loin d’épuiser l’exigence de renouveau et de
refondation à laquelle il faut impérativement répondre, si on veut que les institu-
tions chargées de définir et de mettre en œuvre la politique européenne soient en
mesure de fonctionner,à tous les niveaux,de manière efficace,efficiente et respon-
sable dans le nouveau contexte de l’action publique.

Caractérisé par la fragmentation de la connaissance, l’hétérogénéité, l’accé-


lération et l’amplification des mutations et la complexité des interdépendances,

57
Voir par exemple la communication de la Commission «Politiques communautaires en faveur de l’emploi»,
COM(2000) 78, 1er mars 2000.
318 Notis Lebessis et John Paterson

l’environnement que doivent affronter les acteurs publics et la société civile — en


même temps qu’ils en font partie — exige une vision plus puissante,qui intègre les
processus de réforme existants en les articulant avec des exercices de plus grande
ampleur. Le livre blanc prévu pour le printemps 2001 représente pour la Commis-
sion l’occasion idéale d’ouvrir le débat autour de la définition et de la mise au point
de nouvelles formes de gouvernance capables de gérer des attentes et des res-
ponsabilités aussi complexes.

La présente étude s’est appuyée sur la réflexion que la cellule de prospec-


tive a engagée depuis plusieurs années sur le thème de la gouvernance pour tracer
les caractéristiques essentielles des nouveaux modes de gouvernance appelés à
compléter les structures actuelles du processus politique en les modernisant et en
les adaptant à ces nouvelles exigences.Avec pour fil conducteur, ou dénominateur
commun, la promotion systématique de l’apprentissage collectif, ces nouvelles
formes de gouvernance s’articulent autour de quatre priorités:

— dépasser les analyses fragmentaires et réductrices qui sont au cœur des difficul-
tés que rencontrent les acteurs publics, dans la mesure où elles occultent aussi
bien les externalités négatives que les synergies potentielles entre les diffé-
rentes politiques ou les différents contextes;
— garantir et soutenir la participation de tous les acteurs concernés, dans le souci
d’optimiser la définition des problèmes, la fixation des objectifs, l’élaboration et
la mise en œuvre des solutions;
— améliorer la communication entre les diverses disciplines expertes, afin, notam-
ment, de renforcer la cohérence entre les différentes politiques;
— développer le processus d’évaluation et de révision des politiques, dans le but,
toujours, de sortir du cercle étroit de l’expertise en facilitant les échanges et les
interactions entre tous les acteurs concernés, experts ou profanes.

En résumé, les nouveaux modes de gouvernance s’intéressent aux moyens


d’améliorer l’articulation entre les différents niveaux de gouvernement (au plan ver-
tical) et entre les différentes politiques et les différents contextes (au plan horizon-
tal).Ils se caractérisent par la flexibilité,car ils sont fondamentalement axés sur la fa-
cilitation des échanges d’expériences entre tous les porteurs d’enjeux et d’intérêts.
Les méthodes utilisées jusqu’à présent pour concevoir et mettre en œuvre les poli-
tiques communautaires ont fort bien rempli leur office auprès de la Communauté
et de l’Union, mais il est impératif de les compléter et de les améliorer, afin que la
dynamique qu’elles ont su imprimer aux sociétés européennes puisse se prolonger
et s’affermir dans un contexte où la politique traditionnelle et la façon classique de
gouverner peinent à s’adapter à une complexité et une hétérogénéité croissante.
Le futur livre blanc représente l’occasion cruciale de faire avancer le débat dans
cette direction.
Bibliographie

Abromeit, H., «Privatization in Great Britain», Annals of Public and Cooperative Econo-
my 57, 1986, p.79-153.
Alexander, W., «La recevabilité des renvois préjudiciels dans la perspective de la
réforme institutionnelle de 1996»,CDE, p.561.
Ascher, K., The Politics of Privatization: contracting out public services, Macmillan,
Londres, 1987.
Ayral,V.,«Essai de classification des groupes et comités»,RMC, 1975,p.330;«Comités
fonctionnant auprès du Conseil ou de la Commission», Bulletin de l’Union
européenne, Supplément 2/1980.
Baglioni, G., et Crouch, C., European Industrial Relations: the challenge of flexibility,
Sage, Londres, 1990.
Baldwin, R., et McCrudden, C., Regulation and Public Law, Weidenfeld et Nicolson,
Londres, 1987.
Baldwin, R., Rules and Government, Clarendon Press, Oxford, 1995.
Baldwin, R., et Cave, M., Understanding Regulation: Theory, Strategy and Practice, Ox-
ford University Press, 1999.
Bardach, E., et Kagan, R. A., Going By The Book: the problem of regulatory unreasona-
bleness, Temple University Press, Philadelphie (Pennsylvanie), 1982.
Bechmann, G., Risiko und Gesellschaft, 2e édition, Westdeutscher Verlag, Opladen,
1997.
Beck, U., Risk Society: Towards a New Modernity, Sage, Londres, 1992.
Bertrand, G. (coord.), Michalski, A., et Pench, L. R., «Scénarios Europe 2010: cinq avenirs
possibles pour l’Europe», cellule de prospective, Commission européenne,
1999.
Better Regulation Task Force, Principles of Good Regulation, Better Regulation Task
Force, Londres, 1998.
(http://www.cabinet-office.gov.uk/regulation/1998/task_force/ principles/htm)
Blackmore, M., «Complaints Within Constraints: a critical review and analysis of the
Citizen’s Charter Complaints Task Force», Public Policy and Administration, 12
(3), 1997, p.28-41.
Blumann, C., «Le pouvoir exécutif de la Commission à la lumière de l’Acte unique
européen», RTDE, 1988, p.23.
Bobbio, N., «L’État et la démocratie internationale, études européennes» — Éditions
Complexe, 1998.
320 Bibliographie

Bradley,«The European Parliament and Comitology:On the Road to Nowhere?»,Eu-


ropean Law Journal, 3, 1997, p.230-254.
Brunsson, N., et Olsen, J. P., The Reforming Organization, Fagbogverlaget, Bergen,
1997.
Burtt, S., Virtue Transformed: Political Argument in England 1688-1740, CUP, Cambrid-
ge, 1992.
Cabinet Office, The Citizen’s Charter: raising the standard, Cm 1599, HMSO, Londres,
1991.
Cabinet Office, a) Code of Practice on Access to Government Information, HMSO,
Londres, 1994.
Cabinet Office, b) Next Steps Review, Cm 2750, HMSO, Londres, 1994.
Cabinet Office, The Citizen’s Charter — Five Years On, Cm 3370, HMSO, Londres, 1996.
Cadbury, Sir A., Report of the Committee on the Financial Aspects of Corporate Gover-
nance, Gee & Co, Londres, 1992.
Calame, P., et Talmant, A., L’État au cœur, le meccano de la gouvernance, Desclée de
Brouwer, Paris, 1997.
Chandler, J.A., The Citizen’s Charter, Dartmouth, Aldershot, 1996.
Chapman,R.A.,«Concepts and Issues in Public Sector Reform:the experience of the
United Kingdom in the 1980s», Public Policy and Administration, 6(2), 1991,
p.1-19.
Chen, H.-T.,Evaluator’s Handbook, Sage, Londres, 1991, p.24.
Chen, H.-T., Theory Driven Evaluation, Sage, Londres, 1991, p.42.
Citizen’s Charter Complaints Task Force,Good Practice Guide, HMSO, Londres, 1995.
Citizen’s Charter Complaints Task Force, Putting Things Right: Main Report, HMSO,
Londres, 1995.
Club de Florence,Europe: l’impossible statu quo, Stock, Paris, 1996.
Commission européenne,Livre blanc sur la modernisation des règles d’application des
articles 85 et 86 du traité CE, COM(1999) 27.
Commission for Local Democracy, Taking Charge: the rebirth of local democracy,
Commission for Local Democracy, Londres, 1995.
Conseil scientifique de l’évaluation (France), Petit guide de l’évaluation des politiques
publiques, (CSE Guide), mars 1996.
Corbett e.a., The European Parliament, 3e édition, Catermill, Londres, 1995.
Craig, P., «Democracy and Rule-making within the EC: An Empirical and normative
assessment», European Law Journal, 3, p.105-130.
Craig, P., Administrative Law, 3e édition, Sweet & Maxwell, Londres, 1994.
Crôley, P., «Theories of Regulation: Incorporating the Administrative Process», 98(1),
Columbia Law Review, 1998, p. 1-168.
Crozier, M.,État modeste, État moderne, Seuil, Paris, 1991.
Curtin, «Civil Society and the European Union:Opening Spaces for Deliberative De-
mocracy»,Collected Courses of the Academy of European Law, 1998.
Bibliographie 321

Dahl, R., «A Democratic Dilemma:System Effectiveness versus Citizen Participation»,


Political Sciences Quarterly, 109, 1994, p.23-34.
Damm, R., «Zu den Andforderungen der Produkthaftung von Produkten, bei denen
durch Fehlgebrauch erhebliche Körper- und Gesundheitsschäden entstehen
können», Juristenzeitung, 1992, 637 p.
De Schutter,O.,«Les groupes de pression dans la Communauté européenne»,CH du
CRISP, n° 1398-1399, 1993, 53 p., ici p.5-13.
Dehousse, R., Joerges, Ch., Majone, C., Snyder, Fr., et Everson, M., «Europe After 1992.
New Regulatory Strategies»,EUI Working Paper, Law,n° 92/31, Florence,1992,
p.29-31.
Dehousse,R.,«Comparing national law and EC law:the problem of the level of ana-
lysis», American Journal of Comparative Law,1994, p. 201-221.
Dehousse, R., «Constitutional Reform in the European Community: Are there Alter-
natives to the Majoritarian Avenue?», West European Politics, 1995, p.36-118.
Dehousse,R.,«Regulation by Networks in the European Community:The Role of Eu-
ropean Agencies», Eur. J. of Public Policy, 1997.
Dehousse, R., «European Institutional Architecture after Amsterdam: Parliamentary
System or Regulatory Structure?»,CML Rev., 1998, p.595-627.
Demunck, J., Lenoble, J., et Molitor, M., «Pour une procéduralisation de la politique
sociale», Transnational Associations, vol.XLVIII, 4, 1996, p.208-239.
Di Fabio, U., Risikoentscheidungen im Rechtsstaat, Mohr,Tübingen, 1994.
Dobek, M., «Privatization as a Political Priority: the British Experience», Political Stu-
dies, XLI, 1993, p.24-40.
Dölvik, J. E., «L’émergence d’une île? La CES, le dialogue social et l’européanisation
des syndicats dans les années 90», Institut syndical européen, 1999.
Dorf, M., et Sabel, Ch., «A Constitution of Democratic Experimentalism», Columbia
Law Review, 2, 1998, p.267-473.
Dowding, K.,The Civil Service, Routledge, Londres, 1995.
Drewry, G., et Butcher,T.,The Civil Service Today, 2e édition, Blackwell, Oxford, 1991.
Dunsire,A.,«Tipping the Balance:Autopoiesis and Governance»,Administration & So-
ciety, 28(3), 1996, p.299-334.
Dunsire,A.,et Hood,C.,Cutback Management in Public Bureaucracies, Cambridge Uni-
versity Press, Cambridge, 1989.
Duran, P., et Thoenig, J.-C., «L’État et la gestion publique territoriale», dans Revue
française de science politique, août 1996.
Dutton, D. B., Worse than disease Pitfalls of medical progress, with contributions by
Preston,Th.A., et Pfund, N.E., Cambridge University Press, New York, 1988.
Ehlermann, Cl.-D., «Compétences d’exécution conférées à la Commission, la nou-
velle décision-cadre du Conseil», RMC, 1988, p.232.
322 Bibliographie

Eichener,Social Dumping or Innovative Regulation?Process and Outcomes of European


Decision-Making in the Sector of Health and Safety at Work Harmonization, EUI
Working Papers SPS 92/28, Institut universitaire européen, Florence.
Elster, J., Solomonic Judgements. Studies in the Limitations of Rationality, Cambridge
University Press, Cambridge, 1989, rééd.1992.
European Parliament, La participation des citoyens et des acteurs sociaux au système
institutionnel de l’Union européenne — Exposé des motifs et résolution
A4/0338/96, 1997.
Ewald, F., L’État-providence, Grasset, Paris, 1986.
Falke, «Comitology and Other Committees: A preliminary Empirical Assessment»,
dans Pendler,R.H.,et Schaefer,G.F.,Shaping European Law and Policy: The Ro-
le of Committees and Comitology in the Political Process, Maastricht, 1996,
p.117-165.
Ferlie, E., Pettigrew, A., Ashburner, L., et Fitzgerald, L., «The New Public Management
in Action», Oxford University Press, Oxford, 1996.
Fitzmaurice, J., «The European Commission», in Duff, A., Pinder, J., et Pryce, R., (eds),
Maastricht and Beyond: Building the European Union, Routledge, Londres,
1994.
Foster, C. D., Privatization, Public Ownership and the Regulation of Natural Monopoly,
Blackwell, Oxford, 1992.
Foster, C. D., «Reflections on the True Significance of the Scott Report for Govern-
ment Accountability», Public Administration, 74(4), 1996, p.92-567.
Frognier et Duchesne, «Is there a European Identity?», dans Niedermayer, O., et Sin-
nott, R., Public Opinion and International Governance, Oxford University Press,
1995, p.194-226.
Fry, G.K., The Changing Civil Service, Allen & Unwin, Londres, 1985.
Fry,G.K.,a) «The Thatcher Government,the Financial Management Initiative and the
New Civil Service», Public Administration, 66, 1988, p.1-20.
Fry, G.K., b) «Outlining the Next Steps», Public Administration, 66, 1988, p.38-429.
Gibert, P., et Thoenig, J.-C.,«La gestion publique:entre l’apprentissage et l’amnésie»,
Politiques et management public, 11(1) 1993.
Giddens, A., The Consequences of Modernity, Polity Press, Cambridge, 1991.
Gleick, J., Chaos: Making a New Science, Sphere Books, Londres, 1988.
Glendon, M. A., Rights Talk: The Impoverishment of Political Discourse, Pinter, Londres,
1992.
Goodin, R. E., et Schmidtz, D., Social Welfare and Individual Responsibility, Free Press,
New York, 1998.
Gouldner, A., Die Intelligenz als neue Klasse: 16 Thesen zur Zukunft der Intellektuellen
und der technischen Intelligenz, Campus, Francfort, 1998.
Goyens, M., et Bourgoignie, Th. (dir.), L’action collective et la défense des consomma-
teurs, Story-Scientia, Bruxelles, 1992.
Grimm, «Does Europe need a Constitution?», European Law Journal, 1, 1995, p. 282-
302.
Bibliographie 323

Guéhenno, J. M., The end of the Nation State, University of Minnesota Press, Ann Ar-
bor, 1995; L’avenir de la liberté, Flammarion, Paris, 1999.
Gunther Teubner (ed.),Dilemmas of Law in the Welfare State, De Gruyter,Berlin & New
York.
Habermas, J., «La souveraineté populaire comme procédure, un concept normatif
d’espace public», Lignes, n° 7, 1989.
Habermas, J., Between Facts and Norms, MIT Press, Cambridge (Massachusetts), 1996.
Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, Paris, 1990 et 1995, et Bet-
ween Facts and Norms: Contributions to a Discourse Theory of Law and Demo-
cracy, Polity Press, Cambridge, 1997.
Hacking, I., The Emergence of Probability, CUP, Cambridge, 1993.
Haltern,U.R.,Verfassungsgerichtsbarkeit, Demokratie und Mißtrauen, Duncker & Hum-
blot, Berlin, 1998.
Hayek, F. A. V., New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas,
réimpression, Routledge, Londres, 1990.
Hennessy, P., Whitehall, Fontana, Londres, 1990.
Herzog, Ph., Reconstruire un pouvoir politique — Dialogue pour gouverner en parte-
naires, La Découverte, 1997.
Herzog, Ph., «Avec l’euro, construire les relations sociales européennes», rapport de
mission au gouvernement français, juin 1998.
Herzog, Ph., Manifeste pour une démocratie européenne, Éditions de l’Atelier, 1999.
Hirschman, A. O., Exit, Voice and Loyalty: responses to decline in firms, organizations
and states, Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 1970.
Hood, C.C., The Tools of Government, Macmillan, Londres, 1983.
Hood, C. C., «A Public Management for All Seasons?», Public Administration, 69(1),
1991, p.3-19.
Hood, C. C., «United Kingdom: From Second Chance to Near-Miss Learning», cha-
pitre 2, dans Olsen, J. P., et Peters, B. G., Lessons from Experience: Experiential
Learning in Administrative Reforms in Eight Democracies, Scandinavian Univer-
sity Press, Oslo, 1996, p.36-70.
Hood, C. C., Peters, B. G., et Wollman, H., «Sixteen Ways to Consumerize Public Ser-
vices:Pick ’n Mix or Painful Trade-Offs?»,Public Money and Management, 16(4),
1996, p.43-50.
Hood, C. C., et James, O., «The Central Executive», chapitre 9, dans Dunleavy, P. J., et
coll., Developments in British Politics, 5, Macmillan, Londres, 1997, p.177-204.
Hood, C. C., Scott, C. D., James, O., Jones, G. W., et Travers, A. J., Regulation inside Go-
vernment: Waste-watchers, Quality Police, and Sleaze-Busters, Oxford University
Press, Oxford, 1999.
Horn, M. J., The Political Economy of Public Administration, Cambridge University
Press, Cambridge, 1995.
Horowitz, D. L., The Courts and Social Policy, Brookings Institution, Washington DC,
1997.
324 Bibliographie

Jenkins, K., Caines, K., et Jackson, A., Improving management in government: the Next
Steps(The Ibbs Report),Prime Minister’s Efficiency Unit,HMSO,Londres,1988.
Joerges, Ch., et Neyer, J., «From intergovernmental bargaining to deliberative politi-
cal processes: the constitutionalisation of comitology», 3(3), European Law
Journal, 1997, p.273-299.
John,P.,«Central-Local Government Relations in the 1980s and 1990s:towards a po-
licy learning approach», Local Government Studies, 20(3), 1994, p.36-412.
Jones, G. W., «A Revolution in Whitehall? Changes in British central government
since 1979»,West European Politics, 12(3), 1989, p.61-238.
Jones,G.W.,et Burnham,J.,«Modernizing the British Civil Service»,dans Hesse,J.J.,et
Toonen,T. A. J., The European yearbook of Comparative Government and Public
Administration, Nomos, Baden-Baden, 1995, p.45-323.
Jordan, G., «Next Steps Agencies: from managing by command to managing by
contract?», Aberdeen Papers in Accountancy and Management W6, Aberdeen
University Department of Accounting, Aberdeen, 1992.
Koerner, S., Experience and Conduct: A Philosophical Enquiry into Practical Thinking,
CUP, Cambridge, 1976.
Kreher, A.(ed.), The New European Agencies, EUI Working Paper RSC n° 96/49.
Krugman,P.,Inequality and the Political Economy of Eurosclerosis (CEPR DP 867),1993.
Ladeur, K. H., «Coping with Uncertainty», dans Teubner, G., Farmer, L., et Murphy, D.,
Environmental Law and Ecological Responsibility, Wiley, Chichester, 1994,
p.299.
Landfried,«Beyond Technocratic Governance:The Case of Biotechnology»,European
Law Journal, 3, 1997, p.253-272.
Larat, F., «L’Allemagne et le Parlement européen»,Critique internationale, n° 5, 1999.
Laszlo, E., «Systems and Societies: the basic cybernetics of social Evolution», dans
Geyer, F., et van der Zouwen, J. (1986), Sociocybernetic Paradoxes: observation,
control and Evolution of self-steering systems, Sage, Londres, 1986.
Läufer, T., Die Organe der EG: Rechtsetzung und Haushaltverfahren zwischen Koopera-
tion und Konflikt, Europa-Union, Bonn, 1990.
Lear, J., Recombinant DNA-The Untold Story, Crown, New York, 1978.
Lebessis, N., et Paterson, J., a) Evolutions in Governance: What Lessons for the Commis-
sion?A First Assessment; b) The Future of European Regulation, 1997; A Learning
Organisation for a Learning Society: Proposals for «Designing Tomorrow’s Com-
mission», 1998; Accroître l’efficacité et la légitimité de la gouvernance de l’Union
européenne, parues dans la série «Working Papers» de la cellule de prospec-
tive de la Commission européenne, 1999.
Leca,J.,«Le rôle de la connaissance dans la modernisation de l’État»,Revue française
d’administration publique, n° 66, avril-juin 1993, p.187.
Lenarts,K.,«Regulating the Regulatory Process:Delegation of Powers within the Eu-
ropean Community», 18, European Law Review, 23, 1993.
Lenaerts,K.,«Nuclear Border Installations:A Case-Study»,European Law Review,1988.
Bibliographie 325

Lindbeck,A.,«Incentives and Social Norms in the Welfare State», Seminar Papers, 617,
Université de Stockholm, Institute for International Economic Studies, 1996.
Lindblom, C., The Intelligence of Democracy, The Free Press, New York, 1965.
Littbarski, S., «Herstellerhaftung ohne Ende — ein Segen für den Verbraucher?»
Neue Juristische Wochenschrift, 1995, p.217.
Livet,P.,La Communauté virtuelle. Action et communication, L’éclat,Paris,1994,p.215-
220.
Long, M., et Monier, J.,Portalis — Esprit de justice, Michalon, Paris, 1997.
Lorenz, K.,On Aggression, traduit par Letzke, M., Methuen, Londres, 1996.
Lowi,T., The End of Liberalism, 2e édition, Norton, New York, 1979.
Ludlow, Preparing Europe for the 21st Century: The Amsterdam Council and Beyond,
CEPS, Bruxelles, 1997.
Luhmann, N., The Differentiation of Society, Columbia University Press, New York,
1982.
Luhmann, N.,Ausdifferenzierung des Rechts, Suhrkamp, Frankfurt (M), 1982.
Luhmann,N.,«The autopoiesis of social systems»,dans Geyer,F.,et van der Zouwen,
J., Sociocybernetic Paradoxes: observation, control and Evolution of self-steering
systems, Sage, Londres, 1986.
Majone, G., Regulating Europe, Routledge, Londres, 1996.
Manin, B., Principes du gouvernement représentatif, Calman-Levy, Paris, 1995.
Marsh,D.,et Rhodes,R.A.W.,Policy Networks in British Government, Clarendon,Oxford,
1992.
Mashaw, J.L., Merrill, R.A., et Shane, P.M.,Administrative Law, 4e édition, St Paul (Min-
nesota), 1998.
Mayntz, R., «The conditions of effective public policy: a new challenge for policy
analysis», Policy and Politics, 11(2), 1983, p.43-123.
McCubbins, M. D., Noll, R. G., et Weingast, B. R., «Administrative Procedures as Instru-
ments of Control», 3(2), Journal of Law, Economics and Organisation, 1987,
p. 243-277.
Meder,Th.,Schuld, Zufall und Risiko, Klostermann, Frankfurt (M), 1993.
Mény, The People, The Elites and the Populist Challenge, Jean Monnet Chair Papers
RSC n° 98/47, Institut universitaire européen, Florence.
Metcalfe, L., «Building Capacities for Integration: The Future Role of the Commis-
sion», Lecture given at the Schuman-Seminar: «Maastricht in Maastricht, the
Treaty Revisited», held at the Provincial Government House, Maastricht, 13
May 1996.
Metcalfe, L., et Richards, S., Improving Public Management, 2e édition, Sage, Londres,
1991.
Meyer, «European Public Sphere and Societal Politics», dans Telo, M., Démocratie et
construction européenne, Presses de l’université libre de Bruxelles, Bruxelles,
1995, p.123-131.
326 Bibliographie

Moe,T.,«Interests,Institutions and Positive Theory:The Politics of the NLBM», Studies


in American Political Development, 2, 1987, p. 99-236.
Nehl,Procedures Principles of Good Administration in Community Law, LLM Thesis,Ins-
titut universitaire européen, Florence, 1997.
Nolan,Lord,Report of the Committee on Standards in Public Life, HMSO,Londres 1995.
Nolan, J. L, The Therapeutic State. Justifying Government at the Century’s End, NYUP,
New York, 1998.
Nonaka, I., The Knowledge Creating Company, OUP, Oxford, 1995.
Nonet, P., et Selznick, P., Law and Society in Transition, Harper and Row, New York,
1978.
Nordhaus,W. D., «The Political Business Cycle», Review of Economic Studies, 42, 1975,
p.90-169.
Painter,C.,«The Public Sector and Current Orthodoxies:revitalisation or decay?»,Po-
litical Quarterly, 62(1), 1991, p.75-89.
Pelkmans, J., European Integration, Longman, New York, 1997.
Performance and Innovation Unit, Wiring it up: Whitehall’s management of cross-
cutting policies and services, Cabinet Office (UK), January 2000, p.5.
Perret,B.,et Seibel,Cl.,«Évaluation et systèmes d’information statistique»,dans L’éva-
luation en développement — 1992, La Documentation française, 1993, p.157.
Peters, B. G., et Savoie, D. J., «Managing Incoherence», Public Administration Review,
1996, p.281.
Peters,B.G.,et Pierre,J.,«Governance without Government?»,Journal of Public Admi-
nistration Research and Theory, 1998, p.223.
Polanyi, K.,The great transformation: the political and economic origins of our time (La
grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps)
translated by Catherine Malamoud, Gallimard, Paris, 1988.
Pollitt, C., «Beyond the Managerial Model: the case for broadening performance
assessment in government and the public services», Financial Accountability
and Management, 12, 1986, p.70-115.
Pollitt, C., Managerialism and the Public Services: cuts or cultural change in the 1990s?,
2e édition, Blackwell, Oxford, 1993.
Pollitt,C.,«The Citizen’s Charter:a preliminary analysis»,Public Money & Management,
14, 1994, p.9-14.
Power, M.,The Audit Explosion, Demos, Londres, 1994.
Previdi, E., «The Organisation of Public and Private Responsibilities in European Risk
Regulation», dans Joerges, Ladeur, Vos, Integrating Scientific Expertise into Re-
gulatory Decision-Making, Nomos, Baden-Baden, 1997, p.41-225.
Rasmussen,J.,«Event Analysis and the Problem of Causality»,dans Brehmer,B.,et Le-
plat, J., Distributed Decision-Making, Wiley, Chichester, 1991, p.247.
Rhodes, G., Administrators in Action, vol.2, Allen and Unwin, Londres, 1965.
Rich, M., et Willman, J., «Major’s public-service brainchild fails test», Financial Times,
14 mars 1994.
Bibliographie 327

Rogoff, K., «The Optimal Degree of Commitment to an Intermediate Monetary Tar-


get», 100, Quarterly Journal of Economics, 1985, p. 90-1169.
Roqueplo, Ph., Entre savoir et décision, l’expertise scientifique, INRA, collection
«Sciences en question», 1997.
Ross, E.A., The Principles of Sociology, The Century Company, New York, 1920.
Runciman,D.,Pluralism and the Personality of the State, CUP,Cambridge,et Luhmann,
N., Beobachtungen der Moderne, 2e édition, Westdeutscher Verlag, Opladen,
1996.
Russel, P., Constitutional Odyssey — Can Canadians become a Sovereign People?, To-
ronto University Press, 1992.
Savas,E.S.,Alternatives of Delivering Public Services, Boulder Co,Westview Press,1977.
Scharpf,F.,«Legitimacy in the multi-actor European polity»,in Essays for Johan Olsen,
1999, p.260-288.
Scharpf, F., «Democratic Policy in Europe»,European Law Journal, 2, 1996, p.136-155.
Schmitter, P.C., How to Democratize the European Union… and Why Bother? (Gover-
nance in Europe), Rowman and Littlefield Publishers Inc., 2000.
Schneider, H., Zur Güterabwägung des Bundesverfassungsgerichts bei Grundrechtskon-
flikten, Nomos, Baden-Baden, 1997.
Schultze,C.L.,The Public Use of Private Interest, Brookings Institution,Washington DC,
1977.
Schumpeter, J., Capitalism, Socialism and Democracy, Allen & Unwin, Londres, 1942.
Schwarze, European Administrative Law, Sweet & Maxwell, Londres, 1992; Harlow,
«Codification of EC Administrative Procedures Fitting the Foot to the Shoe or
the Shoe to the Foot?», European Law Journal, 2, 1996, p.3-25.
Scott, Sir R., Report of the Inquiry into Exports of Defence Equipment and Dual Use
Goods to Iraq, HMSO, Londres, 1995.
Setbon, M., et Lascoumes, P., L’évaluation pluraliste des politiques publiques, groupe
d’analyse des politiques publiques, recherche financée par le commissariat gé-
néral du plan, 1996.
Sidjanski,D.,«Les groupes de pression dans la Communauté européenne»,Il Politico,
n° 473, 1982, p.539-560, ici p.540-541.
Simmel, G., Conflict, traduit par Wolff, K.H.,The Free Press, New York (1908-1955).
Simon, H. A., Economics, Bounded Rationality and the Cognitive Revolution, Elgar, Al-
dershot, 1995.
Sisson, C. H., «The Civil Service after Fulton», dans Stankiewicz, W. J., British Govern-
ment in an Era of Reform, Collier-Macmillan, Londres, 1976, p.62-252.
Snyder, F., «The Effectiveness of European Community Law: Institutions, Processes,
Tools and Techniques», MLR, 1993, p.19-54.
Stewart,J.D.,The Rebuilding of Public Accountability, European Policy Forum,Londres,
1992.
Stewart, J., et Walsh, K., «Change in the Management of Public Services», Public Ad-
ministration, 70(4), 1992, p.499-518.
328 Bibliographie

Stigler,G.J.,«The Theory of Economic Regulation», Bell Journal of Economics and Ma-


nagement Science, 2(1), 1971, p.3-21.
Stoker, G., The Politics of Local Government, 2e édition, Macmillan, Basingstoke, 1991.
Stone, D., Where the Law Ends: the social control of corporate behaviour, Harper and
Row, New York, 1975.
Strauss, P. L., «The Place of Agencies in Government: Separation of Powers and the
Fourth Branch of Government», Columbia Law Review, 84, 1984, p.573.
Sugden,R.,The Economics of Rights, Cooperation and welfare, Blackwell,Oxford,1986;
Klosko, G., «Political Constructivism in Rawls’s Political Philosophy», American
Political Science Review, 1991, p.611.
Supiot, «Au-delà de l’emploi — Rapport pour la Commission européenne — Trans-
formation du travail et devenir du droit du travail en Europe», Flammarion,
1999.
Tanzi, V., et Schuknecht, L., The Growth of Government and the Reform of the Welfare
State (IMF WP), 1995.
Teubner, G., Dilemmas of Law in the Welfare State, de Gruyter, Berlin, 1986.
The House of Lords Select Committee on Science and Technology,Science & Socie-
ty,Third Report, April 2000.
Theakston, K., «Keeping up with Next Steps: a review», Teaching Public Administra-
tion, XII(2), 1992, p.6-15.
Thoenig, J.-C., «De l’incertitude en gestion territoriale», dans Politiques et manage-
ment public, 13(3), 1995.
Thoenig, J.-C.,«La relation entre le centre et la périphérie en France»,dansBulletin de
l’Institut international d’administration publique, 36, octobre 1975.
Troesken, W., Why Regulate Utilities?, The University of Michigan Press, Ann Arbour,
1996.
Trosa, S., Next Steps: Moving On, Office of Public Service and Science, Londres, 1994.
Tyler, Why people obey the Law, Yale University Press, New Haven, 1990.
Ulrich, H., et Probst, G. J. B., Self-Organization and Management of Social Systems: In-
sights, Promises, Doubts and Questions, Springer, Berlin, 1984.
UN/ECE«The convention on access to information, public participation in decision-
making and access to justice in environmental matters» adopted at the
fourth Ministerial Conference «Environment for Europe», Aarhus, Denmark,
25 June 1998.
Urwin, D., The Community of Europe: A History of European Integration since 1945,
2e édition, Longman, Londres, 1995.
Van Gerven, W., «Proportionnalité, abus de droits, droits fondamentaux», J.T., 1992,
p.305.
Varela, F. J.,Thompson, E., et Rosch, E., The Embodied Mind: Cognitive Science and Hu-
man Experience, MIT Press, Cambridge (Massachusetts), 1997.
Veljanovski, C., Selling the State: Privatization in Britain, Weidenfeld and Nicolson,
Londres, 1987.
Bibliographie 329

Veljanovski, C., Regulators and the Market, Institute of Economic Affairs, Londres,
1991.
Vile, M.J.C.,Constitutionalism and the Separation of Powers, Clarendon, Oxford, 1967.
Viscusi, W. K., Vernon, J. M., et Harrington, J. E., Economics of Regulation and Antitrust,
MIT Press, Harvard, 1996.
Vos, E., «The Rise of Committees», European Law Journal, 3, 1997, p.210-213.
Walzer, M., Spheres of Justice. A Defense of Pluralism and Equality, New York, Basic
Books, 1983; Boltanski L., et Thevenot, L.,De la justification: les économies de la
grandeur, Gallimard, Paris, 1991.
Weiler, J., «The Community System: the Dual Character of Supranationalism», YBEL,
n° 1, 1981, p.267.
Weiler, J., «The Transformation of Europe»,Yale LJ, n° 100, 1991, p.2403.
Weiler,J., Ulrich,R.H.,et Franz,C.M.,«European democracy and its Critique»,West Eu-
ropean Politics, 1995,p.4-39;Weiler,J.,«Does Europe need a Constitution? Re-
flections on Demos, Telos and the German Maastricht Decision», European
Law Journal, 1, 1995, p.219-258.
Weiler, J., «The European Union belongs to its citizens: three immodest proposals»,
European Law Review, 22, 1997, p.150.
Willson, F.M.G., Administrators in Action, vol.1, Allen and Unwin, Londres, 1961.
Wilson, D., The Secrets File: the case for freedom of information in Britain today, Heine-
mann, Londres, 1984.
Wilson, J., «Citizen Major? The rationale and impact of the Citizen’s Charter», Public
Policy and Administration, 11(1), 1996, p.45-62.
Wiltshire, K.,Privatization: the British Experience, Longman, Melbourne, 1988.
Index

A analyse coûts/bénéfices 51, 168 à 170


apprentissage 46 ss, 58, 59, 299, 300, 302,
acquis communautaire 274, 275
312, 313
action
Arendt, Hannah 234
catalysée 111
audit
collective 33, 34, 107, 111, 116 ss, 296
clinique 82
indétermination de l’— 45
commission d’— 89
rationalisation de l’— 107 ss
autopoïèse 95
«théorie d’—» 116
administration
contrôle de l’— 51
décentralisation de l’— 129, 134,
B
239, 255, 266, 274 Balkans 288
managérialisation 88, 90, 91, 101 Balladur, Édouard 128
réforme de l’— 77 ss, 120 ss Bangemann (groupe) 147
segmentation de l’— 253 banque(s) 99
Administrative Procedures Act 1946 161, Banque centrale européenne (BCE) 144,
162, 213 158
proposition pour un équivalent indépendance 143
européen 203 à 205, 213 Belgique 51
agences Bertrand, Gilles 26
administrativesindépendantes 144,181 Blair,Tony
capture 151 gouvernement de — 78, 79, 81, 82,
contrôles procéduraux 174 à 179 85, 88, 90, 101
européennes 139 ss, 181, 229 à 231 Bobbio, Norberto 234, 237
exécutives 85 Brent Spar 305
locales 242
«Next Steps» 85
semi-indépendantes 80 C
surveillance 168 à 170 Calame, Pierre 314
Agence européenne pour l’évaluation Cambridge Experimentation Review Board
des médicaments 169 48, 49
agence européenne pour l’évaluation Campbell, Donald 108
des spécialités pharmaceutiques causalité
145 complexe 56 ss, 58, 59, 70
agence européenne de l’alimentation linéaire 70
144 sociale 56, 58, 59, 62
Amsterdam centralisme 247, 248, 251
traité d’— 14, 192, 193, 202, 216, 283, centre de philosophie du droit 19, 43
284, 289, 291 Char, René 246
triangle d’— 283 charte du citoyen 87, 90
332 Index

charte européenne de lutte contre en tant que droit fondamental 209,223


l’exclusion 250, 257 modèle de la négociation 218
Chirac, Jacques 145 modèle de l’expertise 218
citoyenneté 242, 244 procéduralisation de la— 222
Clean Air Act 173 consommateurs
Clinton, Bill voir protection des consommateurs
administration de— 170 constitutionnalisation 276
codétermination (Mitbestimmung) 87, 237 contextualisation 53, 54, 252 ss, 274, 275,
cohésion sociale 236, 239 297, 298
collibration 95 ss par l’outil de la consultation 218 à 220
comité consultatif sur les pratiques convention d’Aarhus 307, 308
restrictives et les positions Cour constitutionnelle
dominantes 165 voir tribunal constitutionnel fédéral
comité des spécialités pharmaceutiques Cour de justice des Communautés
145, 163 européennes (CJCE) 268, 273
comité des médicaments vétérinaires 163 rôle dans la procéduralisation 209 ss
Comité des régions 309 coûts d’agence 166 à 168
Comité économique et social 275, 309 coût de contrôle en aval 168
comité ONP 148, 150 Cresson, Édith 128
comitologie 289 crime
accès aux documents 202 international 271
avantages 155, 156 organisé 271
contrôles procéduraux portant culture 238, 239
sur la— 192 ss
décision-cadre 202
rôle de la Commission 191, 192 D
rôle des experts 193, 194
Commission européenne Dahl, Robert 205
cellule de prospective 261 déclaration de Caracas 257
composition 204 décentralisation 242, 291
directions générales (DG) 291, 292 déficit démocratique 303
et nouveaux modes de gouvernance Dehousse, Renaud 24, 141, 185, 229, 309
285 ss délégation 140, 152 ss
fonctions de la— 217 à 222, 233 Delors, Jacques 233, 251
fonction de surveillance de la— 154 démocratie
indépendance de la— 291 constitutionnelle 188, 189
nomination de la— 141, 144 «de l’actionnariat» 87
ressources humaines de la— 286 «de la propriété» 87
complexité délibérative 92
partage des compétences comme de Westminster 141
réponse à la— 247 participative 236
segmentation fonctionnelle comme représentative 185 à 190, 266
réponse à la— 291 déficit démocratique 289
concurrence De Munck, Jean 21
voir politique de la concurrence déréglementation
confédération européenne des syndicats voir dérégulation
235, 238 dérégulation 263
Conseil de ministres 147, 151, 173, 264 De Schutter, Olivier 20
Conseil européen 204 décentralisation 79
constitutionnalisme 83 ss, 205 drogues 46, 47
consultation droit réflexif 95, 97, 101
en général 275 Dunsire, Andrew 19
Index 333

E G
économie Gouldner, Alvin 164
de diversité 41 gouvernance d’entreprise 92, 93
d’échelle 41 Gyllenhamer 240
fondée sur la demande 41
keynésienne 98
néoclassique 208
H
éducation 239, 265 Habermas, Jürgen 43, 72
efficience 267, 283 Herzog, Philippe 21, 24, 25, 226
élargissement 239
élections 34 à 36, 40, 143, 188, 246, 272 I
emploi 243
imputabilité 111
équipements collectifs 252, 253
Independant Regulatory Commissions 181
euro 239, 269
Eurostat 163
évaluation 107 ss, 226 à 229, 300, 301, J
313, 314 jacobinisme 247
conseil scientifique de l’— 110 juge 50 à 53, 66 à 69
démocratique 227 voir Cour de justice
et rationalité procédurale 116 des Communautés
selon le paradigme du traitement européennes
médical 107
Everson, Michelle 23, 26
experts K
consultation par la Commission Krugman, Paul 71
européenne 218 ss, 297, 298,
310 à 312
consultation par le Parlement
L
européen 199 Ladeur, Karl-Heinz 296
légitimation par les— 194 Lebessis, Notis 27
Leca, Jean 110, 114
Lenoble, Jacques 21
F livre blanc sur la gouvernance 294,
302 ss
Federal Communications Commission
livre blanc sur la réforme administrative
(FCC) 148
281, 285, 314
Ferry, Jean-Marc 43
Luhmann, Niklas 45, 60
fonction publique
britannique 83 ss
code de conduite 81 M
communautaire Majone, Giandomenico 23, 26
française 127 ss Meroni 153, 154, 156 ss, 229 à 231
mission 254 métaévaluation 228, 229
mobilité au sein de la— 135 Metclafe, Les 217
Fondation européenne Michalski, Anna 26
pour l’amélioration des conditions mondialisation 271
de vie et de travail 151
fondation pour le progrès de l’homme
257 ss N
Fonds structurels 239, 266, 273 National Audit Office 85
Food and Drug Administration 164 National Health Service (NHS) 82
fordisme 39 New Public Management 82
334 Index

O risque
évaluation du— 60, 66, 69
Office of Management and Budget (OMB)
régulation du— 65, 66, 68, 69, 142
169
ohnisme 41
Organisation mondiale du commerce
(OMC) 235, 238, 304
S
organisations non gouvernementales Schmitter, Philippe 310
305, 310 Safe Drinking Water Act 173
voir quangos segmentation fonctionnelle
Owen,Thomas 237 et alternative de l’intégration 301,
302, 314, 315
services d’utilité publique 148 à 150
P services d’intérêt commun 238
parlement Simon, Herbert 59, 236
Rôle d’un— 35, 62 à 65, 185 à 190 société européenne 240
Parlement européen 45, 188, 196 à 200, statut de la société européenne
273 voir société européenne
Paterson, John 27 subsidiarité 135, 212, 242
permis de bâtir 27 active 247 ss, 316
Perret, Bernard 22, 26, 227 Supiot 238
petites et moyennes entreprises (PME)
173, 252, 264, 265
Plumb-Delors (accord de 1987) 197 T
Polanyi, Karl 235, 236 taylorisme 39
politique agricole commune (PAC) 266 Teubner, Günther 97
politique étrangère et de sécurité Thoenig, Jean-Claude 22
commune (PESC) 269, 271, 272 transparence 22, 66, 81 ss, 200 ss
politique de la concurrence 164, 165, transports 90, 252
264, 274
tribunal constitutionnel fédéral (allemand)
postnational 43
(Bundesverfassungsgericht) 63, 233
programmes de modernisation
et d’équipement 252
proportionnalité 211 à 214
protection des consommateurs 216, 315
U
Union économique et monétaire (UEM)
244
Q
quangos 81, 82
V
vache folle (crise de la—) 156, 292
R
réchauffement de la planète 271
réseaux transeuropéens 147 W
responsabilité 79, 161 Weber, Max 37
démocratique 189 Wolton, Dominique 234
Commission européenne

La gouvernance dans l’Union européenne

Luxembourg:Office des publications officielles des Communautés européennes

2001 — 334 p.— 17,6 x 25 cm

ISBN 92-894-0314-4

Prix au Luxembourg (TVA exclue):EUR 49,50


01
LES CAHIERS DE LA CELLULE DE PROSPECTIVE

LA GOUVERNANCE DANS L'UNION EUROPÉENNE


KA-27-00-895-FR-C
LA GOUVERNANCE
DANS
L'UNION EUROPÉENNE

Prix au Luxembourg (TVA exclue): EUR 49,50


I SBN 9 2 - 8 9 4 - 0 3 1 4 - 4

OFFICE DES PUBLICATIONS OFFICIELLES COM M ISSION EUROPÉENNE


DES COM M UNAUTÉS EUROPÉENNES

L-2985 Luxembourg 9 789289 403146

Vous aimerez peut-être aussi