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ISBN 92-894-0314-4
Printed in Italy
Bien qu’elle ne soit pas propre à l’animal politique qu’est l’Union euro-
péenne, la problématique ainsi proposée y trouve un sujet de prédilection.L’Union
européenne en effet, en tant que système politique, n’est pas passée par l’étape
d’une «rationalité substantielle» qui imprègne si fortement les systèmes institution-
nels nationaux marqués par une stricte séparation entre les trois pouvoirs législatif,
exécutif et judiciaire.Elle est donc vouée à la coopération entre ces trois ordres.De
même,parce qu’elle ne dissout pas les nations,l’Union rencontre au quotidien l’im-
possibilité d’établir des règles exclusivement basées sur une rationalité matérielle:il
lui faut prendre en compte, au cours d’une variété de processus transnationaux et
transculturels,la diversité du tissu européen.En ce sens,il y a peu d’écheveaux plus
complexes que celui des multiples canaux de consultation qui innervent aujour-
d’hui l’exercice du monopole d’initiative de la Commission.De même la «comitolo-
gie» peut-elle prétendre constituer un effort procédural remarquable pour associer
intimement toutes les administrations nationales à l’application des directives eu-
ropéennes, dans une variété de contextes nationaux.
4 Préface
La diversité des contextes ne se trouve pas non plus reflétée dans un système
législatif pourtant très ouvert à l’exercice des influences nationales lorsqu’il s’agit de
définir les modalités de son application.Continuant d’être bâtis sur le modèle de la
séparation entre «loi» et «modalités d’application»,la comitologie et le système de la
transposition nationale des directives passent à côté de la vraie difficulté d’aujour-
d’hui; celle-ci réside dans la rétroaction de l’application des règles «vues du terrain»
sur la conception «vue d’en haut» des législations,qui met en jeu la vérité des éva-
luations,l’implication des usagers,la confiance dans les dispositifs de contrôle.
Jérôme Vignon
Conseiller principal chargé du livre blanc sur la gouvernance européenne
Table des matières
Remerciements .............................................................................................................................................. 13
Qui régule l’économie, avec quels critères et quels sont les choix
structurels? ....................................................................................................................................................... 240
Partie IV — Conclusions
Développer de nouveaux modes de gouvernance .................................... 281
Les développements récents dans la réforme institutionnelle
et administrative ........................................................................................................................................ 281
Introduction ................................................................................................................................................ 281
La Conférence intergouvernementale sur la réforme institutionnelle ...... 283
Le livre blanc sur la réforme administrative ..................................................................... 285
Donner forme à la nouvelle Europe 2000-2005 ............................................................ 287
Le nouveau contexte de l’action publique ................................................................... 288
Un diagnostic des problèmes actuels .................................................................................... 288
Implications pour l’action publique ........................................................................................ 293
Les nouveaux modes de gouvernance:éléments clés ...................................... 295
Dépasser les analyses réductrices ............................................................................................ 296
Garantir une participation plus large:la sensibilité au contexte .................... 297
Tenir compte des inégalités ........................................................................................................... 298
Encourager l’apprentissage collectif ...................................................................................... 299
Mener une évaluation et une révision permanentes des politiques ........... 300
Renforcer la cohérence et l’intégration des politiques ........................................... 301
L’apprentissage collectif:une nouvelle conception du contrôle
et de la responsabilité ........................................................................................................................ 302
Combler le fossé entre les citoyens et l’Europe — Propositions
pour le futur livre blanc sur la gouvernance ............................................................... 302
Accroître les opportunités de débat public authentique ..................................... 302
Renforcer la transparence et l’ouverture du processus décisionnel
européen ....................................................................................................................................................... 306
Compenser les inégalités matérielles et cognitives ................................................... 309
Table des matières 11
Pierre Calame, ingénieur des Ponts et Chaussées, a travaillé sur des questions
d’aménagement urbain pour le ministère de l’équipement dans l’arrondissement
de Valenciennes,comme ingénieur d’arrondissement(1974-1980),puis il a été sous-
directeur de la direction de l’urbanisme de 1980 à 1983.Il a ensuite travaillé au ser-
vice des affaires internationales du ministère de l’équipement (1983-1985). Depuis
1986, après un passage par l’industrie comme secrétaire général du groupe Usinor,
il préside la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme, fonda-
tion internationale de droit suisse.
Les textes rassemblés dans le présent volume s’échelonnent sur près de cinq
années. Ils représentent les différentes étapes d’une réflexion entamée à la fin de
1995,dans le cadre d’un séminaire organisé par la cellule de prospective de la Com-
mission européenne avec la collaboration du centre de philosophie du droit de
l’université catholique de Louvain.Ce séminaire a débouché,en octobre 1997,sur la
commission «Gouvernance et Union européenne» des journées juridiques Jean Da-
bin,que le centre de philosophie du droit avait choisi de consacrer à l’hypothèse de
la procéduralisation du droit.Par la suite,la question de la gouvernance,et plus spé-
cialement le traitement de cette question à la lumière de la procéduralisation
conçue comme l’institution de mécanismes favorisant l’autoapprentissage dans les
organisations, a continué de retenir l’attention de la cellule de prospective, qui a
placé sa réflexion dans la perspective des scénarios de réforme de la Commission
européenne.
Répartis en quatre parties, les douze chapitres du volume qui est à présent
soumis à l’appréciation du lecteur entretiennent un rapport, plus ou moins étroit,
avec ce processus1. Celui-ci a représenté pour les participants — chercheurs uni-
versitaires et fonctionnaires de la Commission européenne essentiellement — une
occasion rare de réflexivité sur les pratiques de la gouvernance à l’échelle de
l’Union européenne, soit au départ d’une hypothèse théorique concernant l’inter-
prétation des «mutations de l’art de gouverner» (première partie),soit à partir d’ex-
périences nationales dans des pays représentant des cultures administratives aussi
diversifiées que le Royaume-Uni et la France (deuxième partie), soit encore au dé-
part des spécificités du contexte communautaire (troisième partie).Les conclusions
(quatrième partie),écrites alors que l’ensemble des autres contributions au volume
1 Certaines des contributions rassemblées ici ont été présentées initialement dans le cadre du séminaire
«Gouvernance et Union européenne», qui a entamé ses travaux en décembre 1995: c’est le cas des rap-
ports de J.Lenoble et de J.De Munck,de A.Dunsire et de Ch.Hood,de B.Perret et de J.-Cl.Thoenig.Le rap-
port de O. De Schutter a été présenté dans le cadre de la Commission «Gouvernance et Union euro-
péenne» des journées juridiques Jean Dabin d’octobre 1997.Enfin,si K.-H.Ladeur,G.Majone et R.Dehousse
sont intervenus dans le cadre de ce séminaire,les études par K.-H.Ladeur,par G.Majone et M.Everson ainsi
que par R.Dehousse ne portent pas exactement sur les sujets qu’ils avaient alors abordés.Enfin,il a été jugé
utile de demander à P. Calame une contribution sur sa conception de la subsidiarité active, à Ph. Herzog
une réflexion sur le rôle de la société civile et l’ouverture du cadre institutionnel de l’Union européenne,et
à G.Bertrand et à A.Michalski une synthèse du projet «Scénarios Europe 2010» entamé en 1997 à la cellule
de prospective de la Commission européenne,en raison de l’évidente proximité de ces réflexions avec l’hy-
pothèse du séminaire. Bien que N. Lebessis et J. Paterson aient contribué à plusieurs rapports au cours du
séminaire «Gouvernance et Union européenne» et en aient ainsi guidé l’orientation, les conclusions qui
constituent le chapitre 12 du présent volume sont originales.
20 Olivier De Schutter,Notis Lebessis et John Paterson
Aussi les études qui suivent ont-elles en commun davantage qu’un diagnos-
tic à faire partager. Elles proposent des pistes pour l’avenir: elles envisagent quelles
réformes pourraient être tentées afin de traduire,dans des dispositifs institutionnels
précis — et transposables notamment sur le plan de l’Union européenne —, l’exi-
gence de faire droit à une conception procédurale de la rationalité. Ainsi les ré-
formes passées en revue traduisent-elles en permanence le souci de tisser à nou-
veau un lien entre la justification de la norme et l’application dont elle fait l’objet
La gouvernance dans l’Union européenne:présentation 21
Dans le texte d’ouverture de ce volume, par lequel ils ont assumé la tâche
d’introduire les travaux du séminaire «Gouvernance dans l’Union européenne»,
J. Lenoble et J. De Munck abordent les mutations de l’art de gouverner. Ils tentent
précisément d’étayer le diagnostic qu’on vient de porter sur la crise du politique et
de relier celle-ci à une crise du modèle de rationalité dont sont issus notre concep-
tion du rôle du politique et les instruments dont il dispose. Un des intérêts du
texte est de situer le moment présent de la réflexion sur la gouvernance dans un
trajet historique dont nous sommes les héritiers et dont il s’impose de tirer les
enseignements.
Ainsi est-ce bien au rejet du modèle de la règle que nous assistons. Mais ce
rejet ne signifie pas que l’on tombe dans l’arbitraire ou le subjectivisme, pourvu
26 Olivier De Schutter,Notis Lebessis et John Paterson
veau modèle de gouvernance, meilleur que les autres, que nous requérons: c’est
rompre avec l’idée même de «modèle», soit d’une recette de la «bonne gouver-
nance» applicable à travers l’ensemble des situations, qu’il faut aujourd’hui. De
l’autre côté, les études composant ce volume se présentent sous la forme d’une
collection de propositions, parfois très concrètes, et, de manière générale, c’est un
souci d’opérationnalité qui a motivé les auteurs dont les travaux sont rassemblés.
Nous ne croyons pas qu’il y ait là une contradiction.Du point de vue de la ré-
flexivité qu’elles permettent d’injecter dans la formulation des politiques publiques,
du point de vue de la légitimité de l’action publique au regard de ceux qu’elle
concerne,du point de vue de la crise que subit aujourd’hui le politique,du point de
vue de la plus ou moins grande plasticité qu’elles reconnaissent aux dispositifs ins-
titutionnels et,donc,de la plus ou moins grande adaptation aux contextes dont ces
dispositifs sont capables,les différentes formes de la gouvernance ne se valent pas.
Sans doute, il y a une forte convergence, quant aux pistes qu’ils suggèrent
d’emprunter,entre les auteurs ayant contribué au volume.Mais ce serait mal dire les
choses que d’affirmer que ces auteurs s’entendent finalement, peu ou prou, sur un
«modèle» de gouvernance: la question qu’ils se sont posée ensemble, et à propos
de laquelle ils aboutissent à certaines réponses qu’on peut considérer comme
communes,est de savoir par quels mécanismes on peut espérer rompre avec l’idée
de modèle, et donc avec des formes d’intervention publique qui ne se laissent pas
surprendre par les contextes qu’elles rencontrent,et qui refusent de prendre au sé-
rieux la complexité du réel. En somme, il existe des modes de gouvernance qui,
moins que d’autres, risquent de se rigidifier en «modèles» et qui, davantage que
d’autres, incitent les modèles en concurrence à réfléchir sur eux-mêmes afin d’ap-
prendre des autres: c’est à découvrir ces modes de gouvernance, et les traductions
qu’ils peuvent recevoir à l’échelle de l’Union européenne, que ce volume voudrait
inviter.
Partie I
Le contexte théorique
Les mutations de l’art de gouverner
Approche généalogique et historique
des transformations de la gouvernance
dans les sociétés démocratiques1
1
Texte issu d’une présentation donnée à Bruxelles le 20 décembre 1995 lors de la séance inaugurale du sé-
minaire organisé par la cellule de prospective sur les «mutations de l’art de gouverner».
32 Jean De Munck et Jacques Lenoble
Et, enfin, dernier moment: au départ d’exemples plus empiriques, nous ten-
terons une première approche de ce qui est en train d’éclore et d’émerger dans
nos sociétés,esquissant ainsi de façon exemplative la transformation de nos modes
de gouvernance.
Le trait qui vient d’être souligné — l’incertitude — est un trait négatif. Mais
comment va-t-on positivement penser cet accord des volontés individuelles? Quel
va être le modèle dominant? Comment réfléchir à nouveaux frais la coordination
Les mutations de l’art de gouverner 33
Le contrat et la nature
2
Habermas, J., «La souveraineté populaire comme procédure, un concept normatif d’espace public»,Lignes,
n° 7, 1989.
34 Jean De Munck et Jacques Lenoble
Ces deux premiers modèles que la société moderne s’est donnée à elle-même
traduit un premier présupposé commun: il y a une forme de rationalité formelle
(une manière formelle de produire le savoir) qui est censée garantir la rationalité
de la loi régulatrice.C’est le contenu de la régulation qui est légitimé par un méca-
nisme formel,comme expression de la raison illimitée.C’est bien pourquoi on peut
parler d’une rationalité substantielle, par opposition à ce qu’on appelle «rationalité
procédurale».Il y a une garantie du contenu de la loi qui assure le rapport à la véri-
té.L’idée est donc là d’une rationalité transparente à elle-même,en accord bien évi-
demment avec le modèle de vérité-correspondance qui a dominé si longtemps la
réflexion philosophique:les volontés égales et libres des individus-citoyens se trou-
vent valablement représentées par la volonté générale qui s’exprime par une loi
dont la rationalité trouve sa garantie dans la forme générale et abstraite de son
énonciation.
L’organisation de l’État
3
Voir, à ce propos, Manin, B.,Principes du gouvernement représentatif, Calman-Levy, Paris, 1995.
Les mutations de l’art de gouverner 35
des règles,le modèle de rationalité se formalise lui aussi pour se réduire au modèle
d’un raisonnement de type déductif.
Résolution
des conflits
Préférences individuelles
Qu’est-ce que c’est que dire la loi dans ce modèle? Le processus d’élabora-
tion de la loi part des préférences individuelles (c’est le principe de subjectivité
dont on parlait tout à l’heure). Ces préférences individuelles conduisent, par des
mécanismes d’élection, au choix de représentants censés représenter ces préfé-
rences. Il faut remarquer d’emblée que les représentants sont formels: ce sont des
mandataires. C’est l’idée du Parlement. Ces représentants eux-mêmes s’engagent
dans une discussion sur le contenu de la loi et, sur cette base, décident d’une loi
générale et abstraite, valant pour tous et pour toutes les situations. Les lois géné-
rales et abstraites fixent la «règle du jeu» au sens où on fixe la règle d’un jeu
d’échecs.Le droit libéral se représente la société comme une interaction de joueurs
dont il faut fixer les règles.
C’est un mécanisme très linéaire de la loi.La loi est dégagée des préférences
individuelles par la médiation des représentants, elle est discutée par le Parlement
qui décide de son énoncé général et abstrait.Puis, cet énoncé «redescend» dans la
société par voie d’application. On ne peut pas plus simple. Voilà la représentation
des libéraux du XIXe siècle.
La «matérialisation» du droit
Les représentants organiques sont appelés à fournir une loi générale et abstraite.
Sur ce point, on peut dire que l’État social ne modifie pas la conception de la loi.
Celle-ci continue d’être formulée dans les termes d’un énoncé standard qui vaut
pour toutes les situations.On introduit cependant une nuance qui va s’avérer déci-
sive: cette loi n’est plus pensée sur le mode de la règle du jeu, stricto sensu. Pour-
quoi? Nous sommes dans une société qui évolue de manière incroyablement dy-
namique, qui est emportée par les mouvements incessants du progrès industriel.
Dans une telle situation,le maintien de règles du jeu stables serait,bien sûr,une vo-
lonté irrationnelle. Au contraire, la loi générale doit en quelque sorte servir de dy-
namisation de la société, induire un progrès. Et donc cette loi générale ne fixe plus
des règles du jeu, mais fixe des objectifs concrets. C’est ce que l’on appelle l’«ins-
trumentalisation du droit». Précisons quelque peu la portée exacte de cette trans-
formation, de cette «matérialisation ou instrumentalisation du droit que marque
l’émergence de l’État social.
Résolution
des conflits
Modifications de la gouvernance
Le rapport des producteurs entre eux porte lui aussi la marque de la stan-
dardisation formaliste. D’une part, au niveau de l’organisation du travail, le modèle
dominant est le taylorisme. Qu’est-ce que le taylorisme? C’est un mode de rationa-
lisation du travail qui consiste,d’une certaine façon,à découper les gestes du travail,
à les analyser et à les homogénéiser. Le travailleur se trouve donc soumis à une
règle de production,qui est une règle générale et abstraite.Charlie Chaplin dans Les
temps modernes a immortalisé,sur le mode tragi-comique,ce modèle taylorien et la
mortification du travail qu’il génère. D’autre part, au niveau des rapports du travail,
une transformation s’opère, qui est exactement le reflet de ce qui s’est passé dans
l’ordre politique: les rapports de travail ne sont plus pensés comme rencontre de
préférences individuelles, mais comme une rencontre de collectifs. Et donc le mar-
ché du travail se trouve progressivement régulé par l’instauration de la scène de la
représentation organique.Et c’est l’apparition de la convention collective.
4
Polanyi, K., La grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps, traduit par
Catherine Malamoud, Gallimard, Paris, 1988.
40 Jean De Munck et Jacques Lenoble
construction historique mais qui, après de terribles crises, a abouti à un monde ex-
trêmement gérable et sûr, pendant au moins trente ans — entre 1945 et 1973. Ce
furent,après les grandes crises de l’enfantement,les «trente Glorieuses» du modèle.
La crise contemporaine
Les piliers sur lesquels repose ce modèle de régulation sont tous, aujour-
d’hui, en train de s’effriter. Cela se constate tant dans le champ politique que dans
le champ économique.
Dès lors, sur le plan du rapport des producteurs entre eux, on voit bien
entendu disparaître le taylorisme comme mode de rationalisation du travail,et spé-
cialement dans le secteur des services — puisque ce qui y est exigé,c’est une plus-
value qualitative. On doit donc contextualiser la norme de production: c’est l’inter-
action avec le consommateur qui va produire la plus-value du service.L’individuali-
sation du travail devient absolument fondamentale. Et de façon évidente — on
peut dire:malheureusement pour la régulation économique —,le rapport salarial a
cessé d’être l’attracteur central de l’économie.
Tout cela a bien été pensé par Habermas ou par un auteur comme Jean-
Marc Ferry.Mais il y a un second élément qui caractérise la procéduralisation qui,lui,
n’est pas encore bien construit:c’est à cela que le centre de philosophie du droit de
Louvain consacre désormais ses énergies.Ce deuxième élément concerne non plus
l’idée même de loi,mais la démarche de son application.Au niveau de l’État libéral,
l’idée fondamentale était que les organes d’application constituent simplement des
organes qui, de manière strictement mathématique, déduisent la signification
d’une mesure d’exécution à partir de la loi générale et abstraite. C’était un raison-
nement syllogistique. Au niveau de l’État social, nous vous avons rappelé qu’on est
passé d’un raisonnement syllogistique à un raisonnement téléologique. Donc on
raisonne par objectifs. Ce raisonnement téléologique est devenu le modèle sur la
base duquel on a repensé l’organisation aussi bien de la fonction d’administrer que
de la fonction de juger. Mais ce raisonnement recelait encore un fond de positi-
visme: il y a eu en quelque sorte une récupération de l’imaginaire de la rationalité
44 Jean De Munck et Jacques Lenoble
Dans l’État libéral, l’instance législative était la première. L’État social a été le
moment de l’émergence du pouvoir exécutif.On renforce aujourd’hui les instances
de contrôle des agents d’exécution, dans le même temps où se transforment les
modes de fonctionnement et de composition des instances administratives elles-
mêmes.Ce qui caractérise cette étape nouvelle qui se profile dans nos modes d’or-
ganisation de la démocratie est la transformation des instances plus spécialement
en charge des opérations d’application des règles. La raison théorique en est,
comme on l’a déjà indiqué, que se trouve principalement réinterrogée aujourd’hui,
tant sur le plan théorique que sur le plan pratique, la distinction justifiée — appli-
quer une règle, c’est-à-dire le mode de conception du changement et donc de la
régulation sociale.
Dire cela,ce n’est pas disqualifier le Parlement ou les groupes qui ont acquis
droit de cité avec l’État social. C’est dire simplement que, aujourd’hui, ce type de
construction régulatoire ne suffit plus.Il s’ensuit,par exemple,sur le plan européen,
que,pour vitaliser les institutions européennes,il ne peut suffire de revitaliser le Par-
lement européen, ou d’introduire les partenaires sociaux à une hypothétique table
de négociations sociales européennes.Les institutions européennes doivent résolu-
ment affronter les questions que pose la procéduralisation de la décision publique.
L’administration européenne est une administration jeune, qui a les moyens d’être
un vecteur d’invention démocratique. Encore faut-il qu’elle ne se laisse pas piéger
par des nostalgies qui répéteraient,au niveau qui est le sien,les blocages nationaux.
Voilà l’orientation que, selon nous, doit prendre le travail interne de la Commission.
Quelques exemples
Pour illustrer quelque peu cette définition de la procéduralisation, nous al-
lons vous donner quelques exemples, en les commentant. D’abord, nous donne-
rons deux exemples de nouvelles procédures de production du savoir collectif. En-
suite, nous donnerons deux exemples des nouveaux modes de contrôle. Ces
exemples, bien sûr, sont susceptibles d’interprétations conflictuelles.Et les modèles
qu’ils esquissent peuvent générer des dérives non démocratiques, des effets per-
vers, etc. Nous proposons ces exemples comme des occasions de réflexion, et non
comme des paradigmes accomplis de la procéduralisation.
Vingt ans plus tard, le bilan de cette politique apparaît bien sûr, tout le
monde le sait, malheureusement désastreux: le phénomène du trafic et de l’usage
de drogues n’a fait qu’empirer. Entre-temps, cependant, le modèle de régulation a
évolué. Il est sur la voie d’une mutation qui n’est certainement pas terminée. Que
s’est-il passé? D’abord, il y a eu une modification de l’attitude épistémologique: on
a de plus en plus pris conscience de la pluralité des facteurs déterminants.Par dessus
tout, c’est la définition même du problème qui a changé: pour le dire en une for-
mule, ce n’est plus tant le produit qui apparaît source du problème, ni une «dispo-
sition intérieure du toxicomane», mais l’usage, psychologiquement et socialement
Les mutations de l’art de gouverner 47
construit,d’un certain type de produit.Le point crucial est celui-ci:la liste des toxiques
ne peut être définie a priori. Il y a des usages «doux» des prétendues drogues
«dures» (même de l’héroïne),et même un usage «socialisant» de ces produits (pen-
sez à l’usage de la cocaïne, par exemple à la Bourse de Londres), ou des usages
«durs» des supposées «drogues douces» (comme la marijuana,l’alcool ou le tabac).
L’idée même d’une liste close des produits a d’ailleurs été défaite sur le terrain lui-
même: les nouveaux produits de synthèse se multiplient, et la catégorie de la toxi-
comanie se dilate:que dire des amphétamines,des antidépresseurs,des produits de
synthèse,de la colle ou du plâtre,etc.Or,la nécessité de passer par l’usage pour dé-
finir et réguler la drogue entraîne ipso facto la nécessité de passer par le contexte.
Peut-on imaginer une politique de lutte contre l’usage de la cocaïne à la Bourse de
Londres qui serait la même que celle menée dans les banlieues des grandes villes
européennes? La réalité sociale, les causes et les effets de cet usage sont chaque
fois différents.Une approche purement formaliste du problème,fondée sur une dé-
finition «standard» de la santé, n’est plus tenable.
L’expérience de Cambridge
conçu le plan sont fiables. Mais rien n’y fait: évoquant les «monstres» que ne man-
quera pas de produire ce laboratoire,le maire Alfred Velucci impose un moratoire à
l’université, rappelant que c’est son devoir de maire de «faire en sorte que rien ne
soit fait dans des laboratoires publics ou privés qui puisse mettre en danger la san-
té des habitants de la ville». La stupéfaction des scientifiques est totale: voilà une
des universités les plus prestigieuses du monde privée de recherche en génie gé-
nétique par une décision municipale! Mais le camp des scientifiques était en réali-
té divisé:au moins un prix Nobel avait apporté son soutien au maire.Sur une ques-
tion de santé publique, la science elle-même semblait incertaine.
5
Lear, J., Recombinant DNA-The Untold Story, Crown, New York, 1978, p.163.
Les mutations de l’art de gouverner 49
riences.Il énonçait des conditions de fiabilité technique des appareils utilisés et des
mesures précises de résistance aux antibiotiques des micro-organismes «produits»
par le laboratoire.La ville devait nommer son propre comité d’inspection,habilité à
intervenir dans tous les laboratoires à tous moments.
Le rapport fut salué comme un travail de très bon niveau par les scienti-
fiques comme par les responsables politiques.Il permit à l’université de Harvard de
sortir d’une crise inédite qui mettait en danger sa capacité à poursuivre des re-
cherches.Il donnait satisfaction au maire.Bref,il a produit un nouveau type de légi-
timité, par des voies non classiques échappant tant à la représentation politique
formelle qu’à l’expertise positiviste.Cette expérience apparaît d’ores et déjà comme
une étape historique dans la régulation du rapport science/société aux États-Unis.
6
Dutton, D. B., Worse than disease Pitfalls of medical progress, avec la contribution de Preston, Thomas A., et
Pfund, Nancy E., Cambridge, Cambridge University Press, New York, 1988, p.320.
50 Jean De Munck et Jacques Lenoble
droit formel de l’État libéral et le droit matériel de l’État social se dessine aujourd’hui
le paradigme du droit procédural. Il s’agit, avons-nous dit, pour la différencier des
perspectives fonctionnaliste de N. Luhmann ou formaliste et idéaliste de
J. Habermas, d’une procéduralisation cognitive: mise en place des mécanismes
permettant de générer sur le plan collectif des processus d’apprentissage pour
gérer l’indétermination liée à des contextes de rationalité limitée.
7
Il faut souligner que cela ne semble pas concerner au même degré la Cour de Luxembourg.On dit souvent
que le juge de Luxembourg est un juge activiste.C’est à la fois vrai et faux.C’est un juge activiste à l’égard
des ordres juridiques nationaux. Mais c’est un juge très formaliste à l’égard des instances européennes. La
manière dont le droit administratif européen s’est constitué est liée à des modèles formalistes de droit ad-
ministratif étatique.
8
88 Harv.L.Rev.1669 (1975).
52 Jean De Munck et Jacques Lenoble
Le premier cas concerne une société de production de crème glacée qui in-
voque le caractère saisonnier de sa production (70 % de la production est vendue
entre avril et septembre) pour licencier du personnel permanent et réembaucher
du personnel sur la base de contrat saisonnier.La cour d’appel de Dijon,évaluant la
rationalité du raisonnement économique de la direction11,conclura «qu’il ne ressort
9
Arrêt n° 27 du 20 janvier 1993 de la cour d’appel de Dijon (Gonot/SA Devanlay Lacoste) et arrêt du 15 no-
vembre 1991 de la cour d’appel de Paris (Alia et consorts/Société Marquis Hôtels Lt).
10
Telle est certainement une première étape d’une procéduralisation bien comprise qui se manifeste
d’ailleurs déjà dans plusieurs secteurs du droit positif. Voyez ainsi dans le secteur du droit du travail l’or-
donnance très significative du président du tribunal de grande instance de Paris du 11 juin 1993 siégeant
en référé dans l’affaire Syndicat national du personnel navigant e.a./Air France: «Ordonnons en consé-
quence à la compagnie Air France d’adresser à chacun des salariés concernés ainsi qu’aux organisations
syndicales représentatives un courrier dans lequel elle explicitera sa décision et donnera à ses interlocu-
teurs l’occasion de faire connaître leur point de vue et leurs suggestions, et ce avant toute mise en œuvre
de sa décision.»
11
Voici les considérants principaux de la cour:
«Mais attendu qu’il convient de rechercher si le motif économique invoqué par l’employeur justifiait la sup-
pression d’emplois permanents;
que sur ce point, l’analyse des documents présentés par la direction de la SA MIKO au comité d’établisse-
ment fait ressortir l’inadaptation structurelle du personnel aux fluctuations saisonnières de la production;
que le plan mis en œuvre pour résoudre cette difficulté consiste à réduire le sureffectif hivernal en suppri-
mant les postes de travail permanent et à faire face à l’accroissement de la demande estivale en recourant
à une main-d’œuvre saisonnière;
Attendu que si une réorganisation de l’entreprise comme celle à laquelle a procédé la direction de la SA
MIKO peut constituer une cause économique de transformation d’emploi, c’est à la condition d’être déci-
dée dans l’intérêt de l’entreprise;
Les mutations de l’art de gouverner 53
qu’en l’espèce s’il n’est pas contestable que la suppression de 90 emplois pendant une partie de l’année
devait augmenter la rentabilité de l’entreprise,il convient d’apprécier ce choix au regard de l’ensemble des
intérêts en jeu au sein de l’entreprise;qu’ainsi il apparaît que la SA MIKO occupe une position de leader sur
le marché français des crèmes glacées,qui est en progression constante,et que si le volume de production
a régressé de 3,1 % en 1991, la revalorisation des prix a entraîné une progression du chiffre d’affaires de
7,4 % pour la même année;
que, dans ce contexte, la réduction de la charge salariale répond moins à une nécessité économique qu’à
la volonté de l’employeur de privilégier le niveau de profit au détriment de la stabilité de l’emploi;
Attendu,de plus,que ce choix ne repose pas sur une analyse rigoureuse de la situation alors que,dès 1989,
le rapport d’expertise comptable remis au comité d’entreprise de l’usine de Saint-Dizier relevait:“l’entre-
prise n’aurait pas de procédures comptables suffisamment précises pour satisfaire à une analyse des coûts
et des marges par produit qui permettent de mesurer l’incidence financière saisonnière de l’activité”.»
12
Cette stratégie, note la cour, a consisté à:
«— réaliser rapidement des travaux de rénovation très importants s’élevant au total à 84 millions de francs
français;
— financer ceux-ci pour l’essentiel par des emprunts dont les charges,dont l’expert relève à juste titre le
caractère anormalement élevé, ont été supportées par le budget de l’entreprise;
— prélever sur ce même budget des sommes très élevées dont la contrepartie n’apparaît pas claire-
ment».
54 Jean De Munck et Jacques Lenoble
des pouvoirs au sein de l’État au départ d’une claire autonomisation de ces trois
fonctions s’avère de moins en moins effective, on observe une pluralisation des
lieux de production du droit,mais de manière plus fondamentale, les fonctions des
acteurs ne se laissent plus appréhender par la distinction classique entre l’élabora-
tion et l’application du droit: de nouvelles manières de produire le droit et la signi-
fication juridique émergent qui traduisent une remise en cause fondamentale des
modes traditionnels d’application des règles.Celle-ci est le reflet d’une conception
renouvelée de la distinction, tenue classiquement pour irréductible, entre la justifi-
cation et l’application d’une règle.
La procéduralisation
et son utilisation dans une théorie
juridique postmoderne
Karl-Heinz Ladeur
Résumé
La procéduralisation, c’est-à-dire le remplacement d’une décision organique
par processus juridiquement établi de consultation, de participation ou d’équili-
brage des conflits d’intérêt, est une démarche pragmatique très fréquente.Mais on
ne peut juger de sa valeur qu’en tenant compte du rapport qui existe entre le droit
et son infrastructure cognitive: au lieu de s’appuyer sur l’expérience, le judiciaire se
trouve de plus en plus tenu de créer des connaissances par le biais de ses déci-
sions.
Introduction
Le concept présenté ici repose sur la notion d’apprentissage prise dans le
sens d’automodification. En tant que tel, il devrait faire l’objet d’une réflexion per-
sonnelle suffisante pour éviter que l’on ne se berce de l’illusion qu’il pourrait exis-
ter une sorte de modèle idéal de la bonne voie à suivre en matière de théorie ju-
ridique.La procéduralisation est une méthode qui intègre le fait que de nombreux
problèmes pratiques ne se prêtent pas à la reconstitution théorique. Elle pourrait
servir de cadre à un processus ouvert d’observation de la société de l’extérieur et
d’auto-observation du droit de l’intérieur. Voilà qui nous amène directement au
cœur de cette approche, c’est-à-dire le lien entre les systèmes juridiques et les hy-
pothèses cognitives (changeantes), les règles d’attribution de responsabilité et les
règles d’arrêt pour la recherche de connaissances dans les processus décisionnels.
Il ne s’agit pas de règles fondées sur la vérité, mais de conceptions pratiques re-
liant cognition et action.C’est pourquoi l’automodification de la société a une pro-
fonde incidence sur son «épistémologie sociale», ses autodescriptions utilisées
comme infrastructure cognitive pour la prise de décision juridique. La procédura-
lisation cherche à adapter les méthodes juridiques aux mutations que connaît la
base cognitive de la société et à les ajuster à des formes différenciées de la
connaissance.
56 Karl-Heinz Ladeur
Causalité et État
1
Pour le concept de causalité, voir Rasmussen, J., «Event Analysis and the Problem of Causality», dans
Brehmer, B., et Leplat, J., Distributed Decision-Making,Wiley, Chichester, 1991, p. 247; Simon, H. A., Economics,
Bounded Rationality and the Cognitive Revolution, Elgar, Aldershot, 1995.
2
Voir seulement Runciman, D., Pluralism and the Personality of the State, CUP, Cambridge, 1996.
3
C’est pourquoi le concept d’«observation» qui indique une position «opérationnelle» et changeante dans
le cadre d’une pluralité de contextes au lieu de l’observateur idéal a pris tant d’importance dans la théorie
des systèmes, voir Luhmann, N., Beobachtungen der Moderne, 2e édition, Westdeutscher Verlag, Opladen,
1996.
4
Pour ce concept,voir Koerner,S.,Experience and Conduct:A Philosophical Enquiry into Practical Thinking, CUP,
Cambridge, 1976.
5
Pour les conditions épistémologiques de l’émergence de la «probabilité», voir Hacking, I., The Emergence of
Probability, CUP, Cambridge, 1993.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 57
6
Voir Sugden,R.,The Economics of Rights,Cooperation and welfare, Blackwell,Oxford,1986;Klosko,G.,«Political
Constructivism in Rawls’s Political Philosophy»,American Political Science Review, 1991, p.611.
7
Voir Ladeur, K. H., «Coping with Uncertainty», dans Teubner, G., Farmer, L., et Murphy, D., Environmental Law
and Ecological Responsibility, Wiley, Chichester, 1994, p.299.
8
Pour une approche historique de ce problème,voir Burtt,S.,VirtueTransformed:Political Argument in England
1688-1740, CUP, Cambridge, 1992.
9
Voir Lindbeck, A., «Incentives and Social Norms in the Welfare State», Seminar Papers 617, université de
Stockholm, Institute for International Economic Studies, 1996.
58 Karl-Heinz Ladeur
10
Voir Simon, H.A., loc.cit.
11
Voir Varela, F. J.,Thompson, E., et Rosch, E., The Embodied Mind: Cognitive Science and Human Experience,MIT
Press, Cambridge (MA), 1997; Nonaka, I.,The Knowledge Creating Company, OUP, Oxford, 1995.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 59
12
Pour la nouvelle logique expérimentale de la recherche et de la création en général,voir Hayek,F.A.V., New
Studies in Philosophy,Politics,Economics and the History of Ideas, réimpression, Routledge, Londres, 1990.
60 Karl-Heinz Ladeur
Législation
Le modèle juridique de la fin du XIXe siècle repose sur une séparation stable
de la règle et de son application, un modèle qui n’est pas remis en question par la
common law anglo-saxonne car,bien que celle-ci ait transféré au juge la tâche prin-
cipale de l’élaboration et du maintien du droit, la stabilité fondamentale qu’il pré-
supposait n’était pas moindre que celle des systèmes juridiques continentaux.
Administration libérale
13
Voir Luhmann, N., Ausdifferenzierung des Rechts, Suhrkamp, Francfort (M), 1982.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 61
Le même problème peut également être démontré dans les affaires de droit
civil: lorsque quelqu’un achète une chaudière à vapeur et est blessé si celle-ci ex-
plose, la question de l’indemnisation dans le cadre de ce système est ramenée au
problème de la responsabilité civile pour négligence. Là encore, cette règle attend
du fabricant qu’il fasse preuve d’un soin moyen et se réfère donc à l’expérience et
aux connaissances générées par des personnes qui travaillent dans un secteur par-
ticulier de l’économie. Le fabricant a accès aux connaissances professionnelles et
doit les prendre en compte, auquel cas il ne sera pas responsable, même s’il vient à
apprendre après l’accident que les constructions en question étaient loin d’être par-
faites. Les accidents qui n’entrent pas dans la catégorie de la «négligence» doivent
être supportés par la victime comme une simple «malchance».Cela présuppose l’at-
tribution d’actes particuliers que les individus ne pouvaient maîtriser à partir des
connaissances publiques.Tenant le progrèstechnique pour acquis,le public accepte
ce système technique à un certain stade de l’évolution,mais cela doit être considé-
ré comme «normal» et il n’y a aucune responsabilité civile pour un acte normal.
14
Pour l’évolution de la responsabilité civile dans les cas complexes, voir Meder,Th.,Schuld,Zufall und Risiko,
Frankfurt (M):Klostermann, 1993.
15
Pour les rapports entre le droit et les conventions sociales dans les sociétés libérales, voir Long, M., et Mo-
nier, J., Portalis — Esprit de justice, Michalon, Paris, 1997.
62 Karl-Heinz Ladeur
Synthèse
L’exemple du législateur
Pour illustrer les nouveaux problèmes auxquels le législateur doit faire face,
citons l’exemple de la décision d’instaurer des procédures de cogestion pour les sa-
lariés des grandes entreprises d’Allemagne.Point n’est besoin d’entrer dans le détail
des modalités d’intégration de ces procédures dans la structure du droit des socié-
tés. Dans une optique de théorie constitutionnelle et juridique, ce problème
concerne essentiellement la protection constitutionnelle de la propriété. Les sys-
tèmes autorisant le contrôle constitutionnel des lois votées par le Parlement impo-
sent plus particulièrement une notion de noyau de propriété qui devrait être
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 63
16
Voir la décision du Bundesverfassungsgericht allemand (tribunal constitutionnel fédéral) (rapports), p. 50,
290 et 320.
17
Au sujet des règles d’équilibrage imprécises du tribunal constitutionnel fédéral allemand,voir Schneider,H.,
Zur Güterabwägung des Bundesverfassungsgerichts bei Grundrechtskonflikten, Nomos, Baden-Baden, 1997;
Haltern, U.R., Verfassungsgerichtsbarkeit,Demokratie und Mißtrauen, Duncker & Humblot, Berlin, 1998.
64 Karl-Heinz Ladeur
De nos jours, le Parlement doit faire face à des questions mal structurées,
sans objectif bien défini,sans description commune des problèmes,où il faut appli-
quer des critères contradictoires, où aucune règle stable d’attribution ne peut être
présumée et où même l’observation de conséquences à imputer à une «loi réfor-
mée» est extrêmement controversée. Le fer de lance de la démarche procédurale
consisterait donc à reconsidérer la structure institutionnelle du Parlement par rap-
port à la création de connaissances et à sa gestion potentielle de problèmes mal
structurés, en tenant compte de ses conditions institutionnelles de prise de déci-
sion,par opposition,notamment,aux décideurs privés,à l’administration et au pou-
voir judiciaire. Ainsi, l’élément d’autorévision et de suivi des résultats de textes lé-
gislatifs devrait être pris plus au sérieux.La théorie constitutionnelle devrait prévoir
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 65
Pour l’administration, cela signifie que les décideurs ne peuvent plus avoir
recours à une expérience commune: la conception des centrales nucléaires s’ap-
puie sur de nouveaux types de connaissances, de statistiques, de modèles et de
calculs de probabilités, etc. Les administrateurs ont besoin de compétence, mais, là
encore, celle-ci n’est plus facile d’accès, car elle ne peut faire appel à des connais-
sances publiques homogènes comme pouvait le faire l’ingénieur consulté par les
administrateurs ayant à trancher sur la sécurité d’une chaudière à vapeur. La
connaissance des risques nucléaires est spécifiée (liée à la pratique, sans être aisé-
ment transférable au grand public), incomplète, hétérogène et susceptible d’éva-
luations divergentes (elle se compose d’éléments empiriques, de généralisations
méthodologiques, d’études technologiques, de modèles mathématiques de
conception, de «philosophies de la sécurité» et de corrélations extrêmement
opaques entre ses composantes). De ce fait, il arrive que le choix de conseillers
scientifiques prédétermine la nature de la compétence que les administrateurs
vont acquérir. Cela s’explique notamment par le fait que l’«état de la science et de
18
Pour une perspective juridique,voir Di Fabio,U.,Risikoentscheidungen im Rechtsstaat, Mohr,Tübingen,1994;
voir également Bechmann, G.,Risiko und Gesellschaft, 2e édition,Westdeutscher Verlag, Opladen, 1997.
66 Karl-Heinz Ladeur
Les nouveaux problèmes soulevés par la responsabilité civile pour des pro-
duits défectueux ont révélé les limites actuelles du recours traditionnel — fondé sur
l’expérience — à la «négligence» comme base de la responsabilité d’un préjudice.
L’un des problèmes liés à la différenciation croissante de la production est illustré par
19
Voir Peters, B. G., et Pierre, J., «Governance without Government?», Journal of Public Administration Research
and Theory, 1998, p. 223; Peters, B. G., et Savoie, D. J., «Managing Incoherence», Public Administration Review,
1996, p.281.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 67
les accidents qui remettent de plus en plus en question la rationalité des règles de
preuve à appliquer dans ces cas-là.Ainsi,lorsqu’une bouteille de limonade explose et
blesse quelqu’un, la victime doit prouver la négligence du fabricant20. Or, si cette
règle est appliquée au pied de la lettre,c’est presque toujours la victime qui doit sup-
porter les conséquences de l’accident parce qu’il s’agit d’une «simple malchance».En
effet,les méthodes de fabrication ne sont pas vraiment accessibles au public dès lors
que les défectuosités ne sont pas visibles et que les connaissances sont trop spéciali-
sées.C’est pourquoi la pratique des tribunaux a expérimenté l’inversion de la charge
de la preuve.Dans de nombreux cas,cette inversion se traduit par une documenta-
tion plus élaborée du procédé de fabrication et de ses règles,ce qui peut alors per-
mettre au fabricant de prouver que,en fait,ce n’est pas la négligence qui est à l’ori-
gine de l’accident.Il s’agit là d’une sorte de devoir de second rang imposé aux fabri-
cants pour garantir l’accès aux connaissances concernant les procédés de fabrication,
lorsque l’obligation de fabriquer des produits sans danger est insuffisante.Un autre
exemple de ce type d’obligation procédurale de second rang est représenté par les
misesen garde21 que les fabricants doivent publier si des effets indésirables potentiels
sont connus seulement après que le produit a été mis sur le marché.Les tribunaux
essaient de compenser l’absence de tronc commun de connaissances par la création
de nouvelles obligations en matière de connaissances — une démarche qui, dans
une certaine mesure, gère de manière satisfaisante les problèmes liés à cette
absence. En revanche, cette démarche est génératrice d’une certaine complexité à
laquelle on se heurte de plus en plus souvent.Ainsi,les mises en garde doivent tenir
compte du problème de l’attention limitée du consommateur.La publication par les
fabricants d’une multiplicité de mises en garde peut être contre-productive:inondé
d’informations superflues,le consommateur risque tout simplement de passer à côté
des mises en garde vitales.On se heurte là au problème assez typique de la décision
qui entraîne des conséquences involontaires.
20
Voir, en général, Meder, loc.cit.
21
Voir les arrêts du tribunal constitutionnel fédéral (juridiction civile suprême) concernant les informations à
donner aux consommateurs dans l’affaire du syndrome du biberon, qui avait été provoqué par une
consommation excessive de thé pour nourrissons:Neue Juristische Wochenschrift 1994,932 p.;1995,1286 p.;
1999,2273 p.;voir aussi R.Damm,’Zu den Andforderungen der Produkthaaftung von Produkten,bei denen
durch Fehlgebrauch erhebliche Körper- und Gesundheitsschäden entstehen können’, Juristenzeitung 1992,
637 p.; S. Littbarski, ’Herstellerhaftung ohne Ende — ein Segen für den Verbraucher?’ Neue Juristische Wo-
chenschrift 1995, 217 p..
68 Karl-Heinz Ladeur
Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail de la responsabilité civile des
produits: les exemples fournis ne servent qu’à montrer que le juge, à l’instar du lé-
gislateur et de l’administrateur, se heurte de plus en plus à des problèmes mal
structurés qui sont liés au manque de connaissances et au manque de règles d’ex-
périence stables permettant de prévoir des comportements lorsque certaines
règles juridiques sont modifiées dans des conditions de complexité et d’indétermi-
nation. C’est pourquoi l’introduction de droits concernant les risques qui vont au-
delà des limites traditionnelles du préjudice ne sera guère utile,car ces droits ne fe-
ront que créer de nouveaux problèmes d’équilibrage22. Une nouvelle démarche
productive pour aborder ce type de problème mal structuré ne peut que partir
d’une réflexion sur la transformation du rapport des éléments normatifs et cognitifs
du système juridique,et surtout sur la perte de structure provoquée par le concept
de causalité.Une causalité diffuse aboutit à des «cibles mouvantes» et surtout à des
effets secondaires involontaires.Ce point est lié à l’un des phénomènes auxquels les
juges doivent faire face, à savoir la séparation très nette établie jusqu’ici entre la
règle générale et l’expérience publique. Son application dans une affaire donnée
est remise en question parce que la décision du tribunal peut aisément aboutir à
une vaste transformation des processus économiques et des attitudes des consom-
mateurs dans un contexte en pleine mutation. Cela s’explique notamment par le
fait que les tribunaux ne peuvent plus présumer l’existence d’un cadre de réfé-
rence stable pour leur description de l’affaire considérée: ils sont de plus en plus
contraints de tenir compte de vastes catégories d’acteurs et du comportement de
ceux-ci.À titre d’exemple,si l’on évalue quel type d’acteur peut plus facilement ob-
tenir une assurance contre certains risques ou quel acteur dispose de plus de
moyens stratégiques pour structurer un certain domaine,la question se pose de sa-
voir s’il faut simplement attendre du consommateur qu’il s’informe sur les risques et
prenne en compte le fait que l’adaptation est parfois lente et divergente,ou s’il faut
«se servir» des fabricants et de leurs moyens pour prôner l’adaptation?
Ces réflexions montrent que les juges sont de plus en plus contraints d’éla-
borer une démarche stratégique lorsqu’ils statuent sur des affaires sur fond de pay-
sages en pleine mutation.Là encore,la procéduralisation peut avoir son utilité dans
l’élaboration de démarches plus sophistiquées et différenciées en mettant en évi-
dence le problème de la création de connaissances et le fait qu’il est inévitable de
tenir compte des répercussions de décisions au sein de catégories plus vastes, dès
lors que ce ne sont pas seulement les produits et les méthodes de fabrication qui
changent, mais aussi les attitudes et les habitudes du consommateur. Auparavant,
dans les cas de négligence, on pouvait supposer un certain type de produit et une
certaine expérience du mode d’utilisation du produit, et notamment de la façon
dont les parents préparaient leurs enfants à s’adapter aux risques quotidiens. Dès
lors que l’autotransformation de la société touche l’ensemble du processus de créa-
22
Pour une critique générale, voir Glendon, M. A., Rights Talk:The Impoverishment of Political Discourse, Pinter,
Londres, 1992.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 69
tion de connaissances et son transfert entre les générations,la prise de décision sur
l’imputation de la responsabilité devient infiniment plus difficile et exigeante.Cette
évolution nous amène à reconsidérer le rapport entre le législatif,l’administration et
le judiciaire, à la lumière du problème des connaissances. Les rôles des institutions
publiques doivent être revus de manière coopérative en repensant le rapport entre
le travail du législateur,la prise de décision administrative et le contrôle judiciaire.Il
faut réévaluer les différents moyens dont disposent les pouvoirs de l’État par rap-
port à la contribution qu’ils peuvent apporter à la gestion de l’incertitude — ce qui
constitue une tâche commune dont la complexité porte un coup à la séparation
nettement définie des pouvoirs.
23
Voir, en général, Ewald, F.,L’État-providence, Grasset, Paris, 1986.
70 Karl-Heinz Ladeur
bliques qui sont nécessaires pour gérer les systèmes de responsabilité collective
(cela vaut également pour l’aide sociale) et qui n’ont généralement aucune moti-
vation pour avoir un certain rendement, car l’absence de programmes ou la baisse
d’intérêt du public pour la politique sociale peuvent très vite affaiblir leur position.
En revanche,ce secteur est dominé par de grands groupes organisés (syndicats,or-
ganismes d’aide sociale, etc.), qui ont chacun des enjeux dans ce domaine. En gé-
néral, leurs intérêts ne sont pas les mêmes que ceux des personnes à protéger (les
pauvres, etc.). Sans entrer dans les détails, ces quelques remarques montrent bien
que la responsabilité collective est un problème, en raison du manque de transpa-
rence de ce secteur et de la difficulté à concevoir des modèles communs de réali-
tés complexes. De surcroît, ce problème se renforce lui-même parce que les
groupes organisés sont de plus en plus désireux de modifier la perception qu’a le
public de ce problème,en remodelant l’image que les gens ont d’eux-mêmes et en
créant une culture de «victimisation» qui empêche d’avoir une idée précise de la
structure de la politique sociale et de ses règles24.C’est pourquoi,d’un autre côté,le
système invite généralement à en user et abuser des gens qui, s’ils pouvaient en
comprendre le fonctionnement,réprouveraient ce comportement.Cela permet aux
organisations de se polariser sur la création de notions «positives» d’une société
juste — à laquelle tout le monde est favorable — sans dire ce que sont vraiment
les problèmes de justice dans des conditions de complexité. Il s’agit d’un cercle
destructeur, car l’évolution du système ne connaît pas de règles d’arrêt permettant
l’observation et la conception d’un ordre administratif rationnel et transparent.Dès
lors qu’un niveau élémentaire de sécurité sociale est transcendé, le système s’en-
ferre nécessairement, et de plus en plus, dans ses propres contradictions dont le
reflet est en même temps dissimulé par des formules idéologiques25.
24
Voir.Nolan jr., J.L, The Therapeutic State.Justifying Government at the Century’s End, NYUP,New York, 1998, qui
analyse la montée de l’État-providence,une évolution qui s’accompagne d’un recul grave de l’efficacité des
activités de l’État; Tanzi, V., et Schuknecht, L., The Growth of Government and the Reform of the Welfare State
(IMF WP 1995/130).
25
Pour une critique des idéologies de l’État-providence, voir Goodin, R. E., et Schmidtz, D.,Social Welfare and
Individual Responsibility, Free Press, New York, 1998; pour le système administratif en particulier, voir
Brunsson,N.,et Olsen,J.P.,The Reforming Organization, Fagbogverlaget,Bergen,1997;pour la conception de
l’État, voir Crozier, M.,État modeste,État moderne, Seuil, Paris, 1991.
26
Voir Krugman, P., Inequality and the Political Economy of Eurosclerosis,1993 (CEPR DP 867).
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 71
27
Voir Habermas, J., Between Facts and Norms,MIT Press, Cambridge (MA), 1996.
La procéduralisation et son utilisation dans une théorie juridique postmoderne 73
nalisés qui ne peuvent plus être laissés à l’évolution spontanée.Le caractère procé-
dural de cette conception réside dans l’hypothèse que ce qui est en jeu, c’est plus
une nécessaire diversité.Le cadre de référence général devrait être axé sur des mé-
thodes et procédures de confrontation des organisations et des systèmes sociaux
avec des contraintes autogénérées mettant en cause le risque, surtout pour les or-
ganisations, de se voir enfermer dans une sorte de voie toute tracée de leur déve-
loppement. Avec ce concept, l’accent est mis sur une détermination externe para-
doxale de l’autodétermination interne de réseaux organisationnels de corrélations
menant à un nouvel ordre juridique de «société auto-organisatrice»28 qui se dis-
tingue de la société libérale première des individus par le fait que son automodifi-
cation comprend également ses propres règles.
28
Voir, en général, Ulrich, H., et Probst, G. J. B., Self-Organization and Management of Social Systems: Insights,
Promises,Doubts and Questions,Springer, Berlin, 1984.
29
Voir uniquement l’analyse éminente de Guéhenno, J. M., The end of the Nation State, University of
Minnesota Press, Ann Arbor, 1995;L’avenir de la liberté,Flammarion, Paris, 1999.
Partie II
Le contexte national
Procéduralisation et réforme
de l’administration britannique
Andrew Dunsire et Christopher Hood
Bien que les «problèmes de gestion» internes et externes auxquels l’État bri-
tannique a dû faire face aient évolué de façon spectaculaire au cours de cette pé-
riode (reconstruction d’après-guerre, décolonisation, adhésion à l’Union euro-
78 Andrew Dunsire et Christopher Hood
Toutefois, durant les vingt ans qui ont précédé l’élection du gouvernement
travailliste de Tony Blair en 1997,la fonction publique britannique a connu d’impor-
tantes mutations. La plupart de ces mutations ont été décrites et commentées de
manière exhaustive par ailleurs1,et comme la place nous manque pour les aborder
en détail dans ce rapport, nous nous bornerons à en faire une synthèse extrême-
ment sélective.
1
Voir, par exemple, Fry, 1985, 1988a et 1988b; Pollitt, 1986 et 1993; Dunsire et Hood, 1989; Jones, 1989; Chap-
man, 1991; Drewry et Butcher, 1991; Metcalfe et Richards, 1991; Painter, 1991; Stoker, 1991; Foster, 1992;
Jordan, 1992; Stewart et Walsh, 1992; Jones et Burnham, 1995; Ferlie et coll., 1996; Hood, 1996; Hood et
James, 1997.
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 79
Les mutations sans doute les mieux connues sur le plan international sont
celles qui se sont produites dans le secteur des entreprises publiques (voir
Abromeit, 1986; Veljanovski, 1987; Wiltshire, 1988; Dobek, 1993). D’abord timide et
80 Andrew Dunsire et Christopher Hood
modeste,le programme de privatisation entamé à la fin des années 70 (et plus pré-
cisément avec la cession en 1977, par un gouvernement travailliste, de la participa-
tion détenue par l’État dans la compagnie pétrolière BP) s’est étoffé, donnant lieu
au transfert massif d’un million d’emplois du secteur public au secteur privé dans
les années 80 (voir Foster, 1992).
Vers la fin des années 80, les volets de prestation de services de la fonction
publique ont commencé à être transformés en agences de service public semi-
indépendantes sur le modèle d’entreprises,par la séparation opérée entre les fonc-
tions exécutives et les ministères chargés de définir des politiques2. Les conditions
relatives à l’obligation de procéder à des appels d’offres pour une partie des activi-
tés ministérielles («sondage du marché») ont été introduites au milieu des années
90, puis remplacées par le nouveau régime de «contrôles des frais de fonctionne-
2
Il s’agit des agences Next Steps, ainsi nommées d’après le titre du document qui les préconise (voir Jenkins
et coll.,1988),et dont les tâches sont énumérées dans des «documents-cadres» approuvés par les ministres
(voir Jordan, 1992;Theakston, 1992;Trosa, 1994; Cabinet Office, 1994b; Dowding, 1995).
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 81
ment» (axés sur les dépenses courantes plus que sur le coût des programmes) lié à
des plans d’efficience.L’année 1993 a vu la mise en place des «bilans des dépenses
fondamentales», annonçant un «écrasement des niveaux hiérarchiques» radical de
certains ministères, et notamment du ministère des finances. En 1996, tous les
contrôles centraux des salaires avaient été supprimés et le contrôle du ministère
des finances remanié sous forme d’approche ouvertement plus «stratégique» axée
sur le suivi des frais de fonctionnement.
Dans le secteur des collectivités locales, le style très XIXe siècle des collecti-
vités uniformes et diversifié, qui a persisté jusque dans les années 80, n’a cessé
d’être érodé par des réorganisations (et notamment la suppression, en 1986, du
Greater London Council et de tous les conseils métropolitains du Royaume-Uni).
Des transferts successifs de compétences ont été opérés des collectivités locales à
ce que l’on a appelé la «nouvelle magistrature» (Stewart, 1992) des ONG semi-
autonomes ou «quangos» (dont on a dit qu’elles sont responsables d’environ un
quart de toutes les dépenses publiques du Royaume-Uni). Le pouvoir des collecti-
vités locales de fixer le niveau des dépenses et celui des impôts locaux a été limité
par le «plafonnement» (voir John, 1994). L’impôt foncier traditionnellement prélevé
par les collectivités locales (calculé sur la valeur locative théorique, cet impôt frap-
pait les occupants de logements et majoritairement les propriétaires privés et non
les locataires de logements sociaux) a été brièvement remplacé par un impôt local
(poll tax) frappant tous les adultes résidant dans la commune, lequel a été à son
tour remplacé par un impôt communal (council tax) calculé sur la valeur théorique
du capital et frappant tous les ménages.Les conservateurs avaient mis en place des
formules institutionnelles permettant aux établissements scolaires publics de se
soustraire au contrôle communal en optant pour l’autonomie, mais cette politique
82 Andrew Dunsire et Christopher Hood
a été inversée par le gouvernement travailliste de Tony Blair après 1997. Il en a été
de même pour la politique des conservateurs consistant à élargir l’obligation légale
pour les collectivités locales de lancer des appels d’offres pour certaines prestations
de services (voir Ascher,1987),plutôt que de maintenir la prestation interne par des
employés des collectivités locales, sans appels d’offres. Le gouvernement Blair a
modifié cette politique en introduisant le système «Best Value»(rapport qualité/coût
optimal), qui prévoyait une inspection centrale plus approfondie du coût et de
la qualité des services, assortie de la faculté d’obliger les collectivités locales à
renoncer à la prestation directe de services.
Ces quatre valeurs ne s’excluent pas l’une l’autre,pas plus qu’elles n’épuisent
le contenu de l’«hypothèse de la procéduralisation», mais elle peuvent utilement
servir de liste de contrôle.
3
«Ich soll niemals anders verfahren,als so,dass ich auch wollen könne,meine Maxime solle ein allgemeines Gesetz
werden.»
84 Andrew Dunsire et Christopher Hood
hommes politiques ne sont guère plus avertis que la presse et ses lecteurs,et où les
spécialistes sont loin d’être infaillibles et d’être capables de communiquer ce qu’ils
savent. Elle met sur la place publique — dans une certaine mesure — des proces-
sus et des méthodes de prise de décision qui, sauf enquêtes spécifiques des
bureaux d’audit ou des médiateurs, seraient impénétrables. On peut dire que ce
processus fait progresser le dialogue et l’inclusion ainsi que la transparence et l’ha-
bilitation — il figure en bonne place dans un classement de «procéduralisation»,
bien qu’il ne soit pas particulièrement valorisant pour les mérites des processus. Il
existe un processus d’apprentissage d’un type plus élaboré, à savoir la conscience
que tout classement comparatif de ce genre dépend essentiellement de ce qui est
mesuré et de ce qui n’est pas pris en compte dans le calcul — par exemple,dans le
classement des établissements scolaires en fonction des résultats obtenus aux exa-
mens, l’incitation à intégrer des critères de «valeur ajoutée» (degré d’amélioration
depuis l’enquête précédente sur la même cohorte).
4
Ce n’était pas différent en Allemagne, par exemple, où des organismes comme les associations patronales
et les chambres de commerce avaient parfois un statut relevant du droit public.
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 87
Par conséquent, l’usage qui consiste à favoriser l’insertion du «contexte» dans l’éla-
boration de règles ne date pas d’hier.
Certains ministères ont traîné les pieds et, s’il a fallu attendre près d’un an
pour voir apparaître les premières chartes ministérielles, en septembre 1995, on en
comptait une quarantaine pour l’ensemble du pays ou chacune des nations le
composant, avec des titres indiquant clairement la clientèle concernée, charte du
voyageur,charte du contribuable,charte des parents d’élèves,charte du patient,etc.
tielles les affaires privées des contribuables. La charte des parents d’élèves confère
à ceux-ci le droit de voter pour des représentants des parents au conseil d’établis-
sement de chaque école publique et de se présenter à ces élections,d’être consul-
tés sur la question de savoir si l’école devait demander le statut d’autonomie de
gestion (directement subventionné) et de remettre en cause les résultats obtenus
par leurs enfants aux examens. Enfin, la charte du patient garantit la prise en
charge dans un délai d’un an pour les pontages coronariens et des droits comme le
choix des repas à l’hôpital,un menu dans la langue du patient et des repas pouvant
être commandés pas plus de deux jours à l’avance. En outre, les ministères se sont
engagés à fixer des critères de qualité de différents types pour leur personnel et à
publier les résultats obtenus par rapport à ces objectifs.
Mais compte tenu de cette indifférence du public les chartes ont-elles per-
mis d’améliorer notablement la qualité du service public? Il existe une foule de
preuves documentaires,mais aucun audit indépendant et objectif des résultats ob-
tenus par les ministères, du type de celui qui est réalisé par la commission d’audit
pour les collectivités locales.Le service chargé des chartes du citoyen au bureau du
Conseil de ministres établit chaque année un rapport sur le fonctionnement de ce
système et décerne des «points de charte» aux services ou aux agences qui ont en-
registré de bons résultats.Dans The Citizen’s Charter — Five Years On (Cabinet Office,
1996), qui fait le point à mi-chemin de son programme de dix ans, le Premier mi-
nistre indique l’existence de 42 chartes nationales et de plus de 10 000 chartes lo-
cales, de 417 titulaires de points de charte et de 298 «avec mention», ainsi que de
nombreux exemples d’améliorations des résultats. Chaque organisation dotée
d’une charte réalise sa propre enquête annuelle suivie d’un rapport.En 1993,le ser-
vice des chartes du citoyen a constitué un groupe de travail chargé d’étudier no-
tamment si les procédures de réclamation étaient appropriées par rapport aux mé-
90 Andrew Dunsire et Christopher Hood
thodes du secteur privé. Ce travail a donné lieu à un Good Practice Guide en 1995
(CCCTF, 1995) et à un rapport principal, Putting Things Right, la même année
(Blackmore, 1997).
Mais les énormes carences de la qualité du service, qui reçoivent une large
publicité (listes d’attente et pénurie de lits dans les hôpitaux, manque d’efficacité
de l’agence pour la protection de l’enfance ou de l’agence des passeports, etc.), se
poursuivent généralement sans qu’il soit tenu compte de ce qui peut être indiqué
dans la charte correspondante. Actuellement, le plus grand nombre de réclama-
tions concerne les chemins de fer (privatisés). Le fait que ceux-ci ne soient plus
dans le giron de l’État n’empêche pas le ministre des transports d’essuyer quoti-
diennement des critiques concernant les carences que présentent aux yeux du pu-
blic la compagnie Railtrack et les vingt-cinq exploitants du service sous franchise.
Ces controverses fortement médiatisées risquent de créer un climat de méconten-
tement apparent au sujet des services publics qui éclipse la moindre amélioration
plus globale de la qualité du service obtenue par des centaines d’agences qui ne
font pas la une des journaux. Le simple fait que des fonctionnaires sont obligés de
préciser les niveaux de qualité du service auxquels ils aspirent dans l’année qui
vient et de mesurer ouvertement leurs résultats par rapport à ces niveaux en fin
d’exercice est en quelque sorte une révolution en soi et peut avoir sur la culture
bureaucratique des répercussions plus importantes que n’importe quelle évolution
des résultats empiriques que l’on puisse annoncer.
Sur d’autres plans, en revanche, l’idée de charte du citoyen (en tout cas jus-
qu’à ce qu’elle soit relancée par le gouvernement Blair) est contraire à l’esprit de
l’«hypothèse de la procéduralisation», et notamment à sa valeur de «participation».
Comme plusieurs de ses critiques universitaires l’ont souligné, (Chandler, 1996;
Wilson, 1996, etc.), le terme «citoyen» est impropre, puisque les chartes concernent
le client ou le consommateur,pas le citoyen.Il s’agit d’une philosophie d’individua-
lisme libéral,et non d’appartenance à une collectivité autonome.Dans une compa-
raison internationale où ils donnent à l’«habilitation» du consommateur des
dimensions active/passive et directe/indirecte, Hood, Peters et Wollman (1996)
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 91
En fait, cette initiative est de la même veine que toutes les autres qui visent
à imposer au secteur public les règles du secteur privé.Le livre blanc initial de 1991
recensait dans l’ensemble du secteur public quatre grands thèmes (qualité, choix,
normes et valeur) devant être réalisés par les privatisations, la concurrence, la sous-
traitance, la rémunération en fonction des résultats, la publication des objectifs de
résultats, la publication exhaustive des informations, des procédures efficaces pour
les réclamations, des inspecteurs plus rigoureux et plus indépendants et une
meilleure réparation des préjudices subis par le «citoyen» (Cm 1599,1991,p.4 et 5).
Voilà le schéma dans lequel s’inscrivent les chartes.
5
Avec les dispositions, évoquées plus haut, permettant aux locataires des logements sociaux d’opter pour
l’autonomie de gestion par rapport aux collectivités locales,et celles qui prévoient un vote obligatoire des
membres des syndicats pour l’élection des dirigeants, les grèves et les financements politiques.
92 Andrew Dunsire et Christopher Hood
lisent des études sur l’action gouvernementale et publient des rapports. À cela
s’ajoute la propagation du «journalisme d’investigation», dont une partie fait son
fonds de commerce de la critique systématique des statistiques et autres rensei-
gnements publiés par le gouvernement, mais sans pour autant y attirer l’attention
[c’est ce que l’un de nous a appelé le «privishing», ou mise sous le boisseau (Hood,
1983, p.27)].
Sur une plus petite échelle et dans des domaines plus ciblés (notamment la
criminalité et sa répression),il y a eu au moins deux «expériences» de forums de ci-
toyens, sortes d’exercices de «démocratie délibérative» organisés par des universi-
taires et des chaînes de télévision et dont l’objet sociologique manifeste consistait
à mesurer la différence entre les réponses des gens à une question avant et après
un bombardement intense de faits relatifs à cette question et la participation à un
débat sur le sujet. L’usage du Labour consistant à consulter des «groupes de ré-
flexion ciblée» — discussions entre spécialistes et non-spécialistes sur un sujet don-
né — avant d’entreprendre des changements politiques semble moins ambitieux
théoriquement.Désormais,de nombreux partis politiques,des quotidiens sérieux et
d’autres types d’organisation commandent des sondages à des instituts privés pour
évaluer les réactions à des événements et à des propositions.Toutes ces initiatives
ont le pouvoir d’améliorer, à des degrés divers, la transparence, l’habilitation et la
participation à l’action publique.
Changements administratifs
au Royaume-Uni Transparence Constitutionnalisme Habilitation Participation
La théorie des réseaux est le produit des mêmes mutations sociales qui ont
donné lieu à l’«hypothèse procédurale».Elle décrit un système,«sans axe»,de négo-
ciation endémique entre les agents d’organisations qui, pour survivre et atteindre
leurs objectifs (différents),ont besoin d’échanger des ressources (non seulement de
l’argent, mais aussi des biens, des terrains, des informations, des compétences, etc.)
(Marsh et Rhodes, 1992). Dans cette optique, l’agent de l’État n’est considéré que
comme un acteur parmi tant d’autres, qui a en main peu de cartes qui soient in-
trinsèquement différentes de celles qu’ont les autres acteurs. On peut assimiler ce
système à une partie de cartes où aucun joueur n’a d’atout.
Après avoir montré que les méthodes «classiques» de pilotage central (légis-
lation et imposition de règles) fonctionnent très imparfaitement dans le type de so-
ciété complexe et pluraliste dont nous parlons, la documentation, tant américaine
6
Par exemple,l’affirmation que la société est «maintenue en place» par la tension qui existe entre ses forces
antagonistes internes (Simmel, 1908-1955, p. 15), que la société est «cousue ensemble» par ses conflits in-
ternes qui s’entrecroisent (Ross,1920,p.165),que les conflits au sein de l’organisme créent des tensions qui
«affermissent l’ensemble du système,de même que les étais d’un mât lui confèrent de la stabilité en exer-
çant une traction en sens contraire» (Lorenz, 1966, p. 80) et que la systématisation du comportement
conflictuel crée une «institutionnalisation de la précarité» (Luhmann, 1982, p.xxvii).
7
La reconnaissance la plus visible de cette autoréglementation par le conflit d’intérêt est la théorie écono-
mique de la concurrence sur le marché,fondée sur le double principe du volontarisme et de la rivalité.Les
échanges entre «l’acheteur disposé à acheter et le vendeur disposé à vendre»,la rivalité entre acheteurs et
entre vendeurs vont,si on leur laisse libre cours,«dégager le marché» de manière très efficace.Toutefois,la
théorie de confrontation du processus juridique tel qu’il est pratiqué dans les pays de droit coutumier re-
pose sur un fondement philosophique analogue, comme c’est le cas du reste dans le sport international
de compétition et la théorie du progrès scientifique.
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 97
Il est parfaitement admis depuis Adam Smith que, malgré de solides rem-
parts idéologiques dressés contre l’«ingérence de l’État», n’importe quel marché
réel est ancré dans le droit et la politique d’une façon ou d’une autre. Les pouvoirs
publics assurent le respect des contrats,frappent bonne monnaie,légifèrent contre
les monopoles, compensent les facteurs externes, et ainsi de suite. L’État peut éga-
lement devenir un acteur du marché en se servant de son énorme pouvoir d’achat
pour faire baisser un prix, en vendant des devises pour dynamiser sa monnaie, en
utilisant le levier du marché du travail en sa qualité de gros employeur, etc.
Dans tous ces cas, il s’agit d’interventions à visées «économiques». Or, les
pouvoirs publics font également un usage systématique du puissant mécanisme
du marché pour promouvoir des politiques non économiques. Cette action se dé-
cline en trois types notables:le recours au pouvoir de taxation comme outil de pro-
gramme, les garanties de prêts et la communication d’«informations correctives».
Enfin, l’information corrective est une mesure d’État destinée à corriger une
asymétrie d’information entre l’acheteur et le vendeur.On la trouve dans l’industrie
alimentaire avec de nombreux types d’étiquetage obligatoire,sur le marché moné-
taire avec la formulation obligatoire des taux d’intérêt sous une forme standard,
dans l’hôtellerie avec l’affichage obligatoire du tarif des consommations au bar, et
ainsi de suite. Le taximètre omniprésent représente la communication obligatoire
d’informations correctives. Une loi sur la liberté de l’information est un exemple
d’information corrective que le législatif impose à l’exécutif8.
Il est sans doute évident qu’il existe un facteur commun dans toutes ces ex-
pressions idiomatiques qui sont les métaphores de ce stratagème étonnamment
universel qu’est l’intervention sociale de la part des pouvoirs publics: diviser pour
régner,faire pencher la balance,appuyer sur la balance,manipuler le marché,modi-
fier légèrement les règles, niveler le terrain, déplacer les poteaux des buts, et ainsi
de suite. Toutes ces expressions désignent une intervention destinée à manipuler
une situation qui, autrement, se stabiliserait sur une seule configuration («trouver
son niveau»), de façon qu’elle se stabilise sur une autre configuration plus souhai-
8
Loin du «marché», dans le domaine de la politique des partis, l’art du «coup bas» politique consiste égale-
ment à faire pencher la machinerie électorale en faveur d’un parti,en pratiquant le charcutage électoral,en
engageant des dépenses à visées électoralistes, et ainsi de suite, jusqu’au bourrage des urnes. À des ni-
veaux plus élevés,un coup sur la balance du «cycle des affaires politiques» (Nordhaus,1975),voire une dé-
claration de guerre pour en tirer un avantage politique intérieur, est loin d’être inconnu.
100 Andrew Dunsire et Christopher Hood
table. Mais comme il n’existe apparemment aucun terme générique pour désigner
ce mode d’action gouvernementale, nous avons fabriqué le néologisme «colibra-
tion», ou «collibration». Lorsque le poids mis dans l’un des plateaux d’un pèse-lettre
commence à égaler le poids de la lettre qui se trouve dans l’autre plateau, le pèse-
lettre atteint le point de libration où il oscille doucement autour de l’horizontale. La
colibration indique une intervention dans ce processus par l’introduction,sur le ter-
rain, d’un compensateur qui lui permet d’atteindre l’état stable voulu.
Il n’est guère aisé de faire des comparaisons entre ces quatre perspectives
différentes sur les rapports entre les individus, les organisations, les fonctionnaires
et les hommes politiques — théorie des réseaux, théorie du droit réfléchi, théorie
de la collibration et hypothèse de la procéduralisation —, surtout lorsque (comme
ici) la caractérisation de chaque perspective relève plus de la caricature,tant leur sil-
houette est étique.Sous l’angle de la description,ces quatre théories tentent de sai-
sir la signification de sociétés, comme les États membres de l’UE, les États-Unis et
d’autres pays avancés. Chacune d’elles est axée sur la complexité de leurs pro-
blèmes et de leurs rapports internes, sur l’absence relative dans l’une ou l’autre
d’une idéologie unique dominante ou d’une source de légitimité sociale et sur la
vaste répartition du pouvoir social.Toutes ces théories trouvent leur origine dans la
conscience d’un «dysfonctionnement de l’État» (voir analyses du dysfonctionne-
ment du marché en économie), mais qui, finalement, désigne l’inaptitude de l’un
seulement des «outils de gouvernement» (Hood, 1983) dont dispose l’État, à savoir
le recours à la loi et à la réglementation légale pour obtenir les résultats voulus9.
En ce qui concerne le premier de ces deux aspects,il nous semble que la théo-
rie de la procéduralisation et la théorie de la collibration réussissent mieux que la
théorie des réseaux et le droit réfléchi à englober le besoin constant de pouvoirs pu-
blics dotés de moyens efficaces pour exécuter la volonté du peuple. En ce qui
concerne le deuxième,l’intégration des connaissances et des préférences de tous les
«intéressés» aux processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques,il nous
9
Cette «crise de la réglementation» a été observée et analysée aux États-Unis dès les années 70 (Stigler,
1971; Horowitz, 1977; Nonet et Selznick, 1978; Savas, 1977), de même que la nécessité d’avoir des institu-
tions privées pour pratiquer la réglementation interne (Stone, 1975; Schultze, 1977).
Procéduralisation et réforme de l’administration britannique 101
Reconnaît la complexité
sociale contemporaine Oui Oui Oui Oui
Reconnaît le pluralisme
sociétal contemporain Oui Oui Oui Oui
Reconnaît
le dysfonctionnement
de la réglementation Oui Oui Oui Oui
Exploite les processus
de contrôle interne
des acteurs sociaux Oui Oui Oui Oui
Reconnaît la permanence
des responsabilités de l’État Oui Oui
Reconnaît le déficit
démocratique Oui
Reconnaît les mécanismes
de stabilisation sociétale Oui
Exploite les mécanismes
de stabilisation sociétale Oui
Conclusion
Il apparaît qu’un certain nombre des développements administratifs qu’a
connus le Royaume-Uni au cours des deux décennies qui ont précédé 1996, date
de la première version de ce rapport, sont compatibles avec l’hypothèse de la pro-
céduralisation et qu’un certain nombre des développements intervenus ensuite
sous le gouvernement travailliste de Tony Blair concordent également avec cette
hypothèse.Cela concerne notamment les changements qui constituent l’image in-
versée de la «managérialisation»,c’est-à-dire l’extension des systèmes de traitement
des plaintes, ce qu’on appelle l’«explosion des audits» (Power, 1994, 1997) et la
«contractualisation» plus élaborée de nombreux aspects des services publics
(même lorsque ceux-ci ne sont pas sous-traités à l’extérieur).Il semble toutefois que
les initiatives allant dans le sens de la transparence et du «constitutionnalisme»
soient plus faciles à démontrer que l’habilitation et l’inclusion. Cela pourrait s’expli-
quer notamment par le fait que les exégètes divergent fortement sur la question de
102 Andrew Dunsire et Christopher Hood
savoir qui ces changements ont habilité contre qui. Du reste, on pourrait affirmer
que toute habilitation sociale généralisée (si une telle chose est possible) est le
sous-produit involontaire d’une tactique politique destinée à atteindre des visées
partisanes relativement étriquées.
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Connaissance sociale et gouvernance
Les promesses de l’évaluation
Bernard Perret
Remarque introductive
Cette communication n’a pas pour objet de dresser un bilan du fonctionne-
ment du dispositif français d’évaluation des politiques publiques interministérielles,
mais de s’appuyer sur cette expérience — et en particulier sur la réflexion métho-
dologique du conseil scientifique de l’évaluation — pour mettre en relief certaines
des implications les plus prometteuses du concept d’évaluation, dans la ligne des
hypothèses sur la procéduralisation de l’action collective mises en avant par les ani-
mateurs de ce séminaire.Telle qu’elle est comprise aujourd’hui après des décennies
de maturation du concept, l’évaluation est significative d’une nouvelle manière de
concevoir la rationalisation de l’action collective, élargissant la vision traditionnelle
des rapports entre les sciences sociales et la pratique politico-administrative.
1
À propos de l’origine disciplinaire des évaluateurs,T.D.Cook décrit ainsi la situation américaine (conférence
prononcée lors de la première conférence mondiale de l’évaluation, en novembre 1995 à Vancouver):
«Aux États-Unis, les membres de l’Association américaine d’évaluation (AEA) ont pour la plupart une for-
mation en psychologie et en éducation,et ils évaluent des programmes qui ont quelque chose à voir avec
ces disciplines. Les évaluateurs économistes ou politistes (spécialistes en science politique) sont générale-
ment dans l’Association pour le management et l’étude des politiques publiques (APPAM) et s’intéressent
aux politiques plus qu’aux programmes, et aux programmes de prestations financières plus qu’aux autres
sortes de programmes sociaux. La plupart des évaluateurs de l’Association américaine de santé publique
(APHA) examinent des politiques et des programmes conçus pour améliorer la santé. Ce fractionnement
disciplinaire n’est pas nécessaire, et nous avons besoin de jeter des ponts.»
2
T.D.Cook, conférence citée.
3
T.D.Cook, conférence citée.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 109
D’un point de vue politique, les évaluateurs ont été confrontés au constat
d’une faible utilisation directe des résultats des évaluations.Constat dérangeant,mais
nullement surprenant.Il ne suffit pas qu’une information soit intrinsèquement perti-
nente au regard d’un problème pour qu’elle soit utilisée, car, comme le note Jean
Leca, «des intérêts multiples et changeants introduisent sans préavis de nouveaux
standards d’action: de ceux-ci, le “décideur politique” a une connaissance bien
meilleure et plus performante que les spécialistes de la connaissance»5.En face de ces
intérêts pratiques (le poids politique d’un groupe de pression,l’impossibilité pratique
de procéder immédiatement à une réforme) ou idéologiques,le souci abstrait de la
vérité pèse d’autant moins que les décideurs ne peuvent consacrer beaucoup de
temps à s’informer: «dans un monde où l’attention est une ressource majeure des
plus rares, l’information peut être un luxe coûteux car elle peut détourner notre at-
tention de ce qui est important vers ce qui ne l’est pas.Nous ne pouvons nous per-
mettre de traiter une information simplement parce qu’elle est là»6.
Cette crise s’est soldée par les deux évolutions suivantes. D’abord, elle a
conduit à une revalorisation des méthodes «qualitatives», fondées sur l’utilisation
d’un matériau verbal ou textuel, sur l’observation «naturaliste» de la réalité sociale
(monographies, ethnosociologie) ou sur le développement des techniques de tra-
vail en groupe (groupes d’experts ou d’acteurs). Méthodes dont on s’est aperçu
qu’elles étaient susceptibles de fournir une information souvent plus directement
utile pour l’action que les méthodes quantitatives: «les méthodes qualitatives sont
4
Theory Driven Evaluation, SAGE, Londres, 1991, p.42.
5
Leca,Jean,«Le rôle de la connaissance dans la modernisation de l’État»,Revue française d’administration pu-
blique,n° 66, avril-juin 1993, p.187.
6
Herbert Simon, cité par Jean Leca.
110 Bernard Perret
7
T.D.Cook, conférence citée.
8
Expressions empruntées à M. Setbon et à P. Lascoumes, L’évaluation pluraliste des politiques publiques,
groupe d’analyse des politiques publiques,recherche financée par le commissariat général du plan, 1996.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 111
9
Petit guide de l’évaluation, La Documentation française, 1996.
112 Bernard Perret
son objet, quelles que soient sa nature (quantitative ou qualitative) et son origine,
dès lors qu’il semble pertinent»10.
Concrètement, cela signifie que l’évaluation s’appuie sur une grande variété
de sources d’information, soit en exploitant des données ou des documents exis-
tants (études antérieures,données administratives,textes à caractère juridique,cou-
pures de presse), soit en faisant réaliser des enquêtes ou des investigations ad hoc
permettant de recueillir de nouvelles données (enquêtes statistiques par question-
naire,suivi d’un panel de bénéficiaires d’une mesure,entretiens approfondis,mono-
graphies, audition, groupes d’acteurs ou d’experts).
Dès lors que l’on prend en compte la diversité des modes d’inscription de la
connaissance dans le fonctionnement des systèmes d’action et de décision, les
principes méthodologiques et déontologiques applicables au «management» poli-
tique et organisationnel de l’évaluation prennent davantage d’importance. En plus
de la «boîte à outil» des sciences sociales, l’évaluation doit donc se constituer son
propre corpus de principes méthodologiques, fondés sur des considérations à la
fois épistémologiques et socio-organisationnelles, voire politiques. On ne renonce
pas, bien entendu, à l’idéal d’une connaissance fiable et objective de la réalité so-
ciale,mais cela ne suffit plus à définir les buts et les exigences de l’évaluation.Prati-
quement, la méthode répond à plusieurs défis.
10
Ibid.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 113
11
Evaluator’s Handbook,SAGE, 1991, p.24.
114 Bernard Perret
Évoqués dans l’annexe, les deux avis rendus par le conseil scientifique de
l’évaluation ont pour objet de veiller au respect de cette conception de l’évalua-
tion.Au stade du premier avis (qualité du projet d’évaluation), il s’agit:
12
On rappelle en annexe le fonctionnement de la procédure interministérielle d’évaluation instituée en 1990,
dans laquelle s’inscrivent les interventions du conseil scientifique. Depuis la rédaction du présent texte, la
procédure interministérielle d’évaluation a été sensiblement modifiée (décret du 18 novembre 1998, voir
annexe, point B).Toutefois, le nouveau dispositif se situe clairement dans la continuité du précédent pour
ce qui concerne les principes méthodologiques de l’évaluation.
13
Voir l’article précité de Jean Leca.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 115
14
Extrait du Petit guide de l’évaluation, précité.
15
Ibid.
116 Bernard Perret
contradictoires (les responsables politiques n’ont pas intérêt à afficher des choix
trop clairs entre différents objectifs), les théories d’action ignorent assez générale-
ment la capacité des différents protagonistes du «système d’action» de surimposer
leur propre rationalité à celle qui découle des objectifs «officiels» d’une politique.
Bien conduite, l’évaluation amène les responsables politiques et administratifs à
une vision plus réaliste de la «coproduction» des politiques publiques et à porter
une attention plus soutenue aux conditions de leur mise en œuvre (parmi les-
quelles, au premier chef, l’information et la formation des acteurs). En d’autres
termes, l’évaluation instruit le procès d’une conception «balistique» de l’effet des
décisions publiques sur la société et souligne la tentation permanente pour l’acteur
central de sous-estimer l’autonomie des autres acteurs et les divers effets non vou-
lus de son intervention sur la société.
Il faut noter que cette déconstruction n’a pas pour objet de délégitimer la
rationalité des acteurs, et encore moins de lui substituer une rationalité substan-
tielle globalisante,du type rationalité économique,susceptible de relativiser les ob-
jectifs particuliers des différentes politiques publiques. Contrairement à l’économie
publique, qui tente de traduire en termes monétaires la valeur des actions pu-
bliques (ce qu’implique l’expression britannique value for money), par exemple en
simulant l’existence d’un marché dans des domaines où il ne joue normalement
aucun rôle16, l’évaluation des politiques publiques prend implicitement le parti de
l’hétérogénéité et de l’indétermination de cette valeur. Le référentiel auquel
confronter les résultats observés de la politique reste construit à partir des objectifs
qui lui ont été démocratiquement fixés, même si ceux-ci demandent presque
toujours à être interprétés et actualisés en fonction des priorités de l’heure.Ces résul-
tats doivent certes être confrontés au coût de la politique, mais aucune consé-
quence contraignante ne peut être automatiquement déduite de cette confronta-
tion. La question de la valeur se déplace alors de la mesure au jugement de valeur:
elle n’a en général pas de réponse univoque,mais on peut lui en donner une en ré-
férence à un contexte social et politique donné, dans lequel des acteurs légitimes
ont fait valoir des intérêts, exprimé des préférences et des finalités concernant les
coûts et les effets de cette politique. Le jugement évaluatif ne doit cependant pas
être confondu avec un jugement politique, lequel appartient aux électeurs: il
constitue en quelque sorte un niveau sui generis de construction sociale de la va-
leur d’une action publique, qui s’appuie sur la science comme sur une réserve de
sens commun.
16
Au moyen de méthodes telles que les prix implicites ou l’«évaluation contingente».
118 Bernard Perret
différentes disciplines scientifiques exerce une régulation de fait sur cette activité
normative des chercheurs en instituant des modes de questionnement scientifique-
ment légitimes. Mais cette forme de régulation de l’activité scientifique a l’inconvé-
nient de rendre difficile l’interdisciplinarité (que l’on pense à la difficulté de faire
dialoguer les approches économiques, sociologiques, historiques et anthropolo-
giques du problème de l’emploi). L’évaluation pourrait théoriquement avoir pour
effet de substituer à ce mode de régulation disciplinaire une régulation institution-
nelle de la constitution des objets de recherche, offrant, peut-être, de meilleures
chances à l’approche pluridisciplinaire de certains problèmes complexes: «dans le
contexte de l’évaluation, la position des chercheurs n’est pas identique à celle qui
est la leur dans les conditions habituelles de la recherche. Il est important qu’ils
puissent trouver un juste équilibre entre les grilles d’interprétation propres à leur
discipline et les interprétations les plus à même d’être discutées par l’instance
d’évaluation dans le cadre de sa propre problématique»17.
17
Extrait du Petit guide de l’évaluation,précité.
18
Perret, B., et Seibel, Cl., «Évaluation et systèmes d’information statistique», dans L’évaluation en développe-
ment — 1992,La Documentation française, 1993, p.157.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 119
autre évaluation répondant aux mêmes questions et utilisant les mêmes méthodes
conduirait aux mêmes conclusions».
Remarques finales
La conception que l’on vient de développer est-elle au moins partiellement
validée par l’analyse des pratiques évaluatives? Comme on l’a dit en introduction,
cette mise en perspective, délibérément théorique et prospective, ne tient pas lieu
de bilan critique du fonctionnement du dispositif institutionnel créé en 1990. L’ex-
périence s’est d’ailleurs heurtée à des difficultés de divers ordre que l’on’ analysera
pas ici, et elle est restée, sinon marginale, du moins trop limitée pour que l’on
puisse tirer des conclusions définitives de ses résultats. Le constat est d’ailleurs dif-
férent selon que l’on s’intéresse à la qualité des rapports d’évaluation ou à leurs re-
tombées effectives.La faiblesse apparente de ces dernières (limitées,selon les cas,à
quelques mesures techniques ou à une clarification/reformulation partielle des
termes du problème et des objectifs de la politique évaluée) ne devrait pas con-
duire à sous-estimer l’intérêt et l’utilité potentielle des conclusions pratiques que
l’on aurait pu tirer des rapports d’évaluation. Sans approfondir ce point, on se ra-
battra,à titre d’hypothèse provisoire,sur un jugement en demi-teinte:l’évaluation a
échoué en tant que technique de rénovation du travail gouvernemental, mais elle
a fait la preuve de sa capacité à redonner du sens à l’activité des fonctionnaires.On
se rallie donc ici au diagnostic de deux chercheurs qui ont analysé le déroulement
et les effets sociaux produits par les premières évaluations interministérielles: «l’ex-
périence montre une grande distance entre les attentes, différentes selon les ori-
gines, politique ou administrative, les moyens mobilisés et les usages qui sont faits
des résultats des évaluations.Si,en théorie,l’évaluation des politiques publiques est
un outil d’intelligibilité démocratique des effets de l’action publique, le consensus
120 Bernard Perret
apparent sur cette fonction cache mal une divergence (ou un malentendu) sur les
limites de sa fonction. Force est de constater que, d’un côté, l’acteur politique n’y
voit pas une solution à ses problèmes, tandis que de l’autre, l’acteur administratif y
pressent confusément une voie de renouveau [...] l’apport de l’évaluation est plus
sensible et plus profond au niveau administratif: comme moyen d’éclaircissement
des problèmes,comme reflet élargi d’une action publique atomisée,comme lieu de
confrontation des rationalités isolées,voire comme moyen d’amorcer une coopéra-
tion toujours réclamée et rarement rencontrée. On peut affirmer que chez la plu-
part des administratifs impliqués domine une impression vivace d’apprentissage et
celle d’une évolution rarement irréversible»19.
19
Setbon, Michel, et Lascoumes,Pierre, L’évaluation pluraliste des politiques publiques,op.cit.
20
Ibid.
Connaissance sociale et gouvernance — Les promesses de l’évaluation 121
des zones humides). Dans une pure logique d’aide à la décision, il aurait été plus
efficace de développer en priorité l’évaluation de programme au sein de chaque
département ministériel ou, dans une hypothèse plus ambitieuse, de réaliser des
évaluations directement liées à des enjeux politiques immédiats et importants (im-
migration,politique monétaire).Pour considérer l’aspect positif des choses,l’évalua-
tion semble avoir été utilisée comme un moyen pour éclairer des questions com-
plexes, mais relativement dépassionnées, et contourner les blocages du travail
interministériel. Ce constat est à rapprocher du fait que l’évaluation se développe
rapidement au niveau régional dans le cadre de politiques partenariales impliquant
plusieurs niveaux de décision publique (contrats de plan État-région, programmes
européens): cette manière d’utiliser l’évaluation n’est sans doute pas la moins
prometteuse, compte tenu de la complexité croissante des systèmes d’action
publique.
Annexe
— le premier porte sur les méthodes et les conditions de réalisation des projets
d’évaluation financés par le FNDE;
124 Bernard Perret
— le second porte sur la qualité des travaux effectués et est rendu public en même
temps que les évaluations elles-mêmes.
torze membres nommés pour trois ans par décret du Premier ministre (renouve-
lables une fois). De par sa composition, le CNE a un caractère plus politico-
administratif et moins scientifique que l’ex-CSE.De fait,les attributions du CNE sont
à la fois politiques et méthodologiques:
D. Structure du questionnement
(catégorisation des questions à examiner)
— Mise en vigueur (implementation) de la politique
— Atteinte des objectifs et des indicateurs de résultats
— Efficacité, effets propres, impact
— Efficience au sens de «coût/avantages»
— Efficience au sens de «coût/efficacité»
— Étude des mécanismes d’action
— Contexte de la mise en œuvre et conditions de généralisation
L’instance est en général le lieu où, par la délibération, des conclusions rai-
sonnables sont déduites d’études analysées et interprétées. Celle-ci doit être
conçue comme un arbitre entre les différents points de vue et non comme un mé-
diateur de différents intérêts qu’il conviendrait d’accommoder.»
De l’action étatique à l’action
collective:la France en évolution
Et la Commission?
Jean-Claude Thoenig
Avertissement
1
Gibert, P., et Thoenig, J.-C., «La gestion publique: entre l’apprentissage et l’amnésie», dans Politiques et ma-
nagement public,11 (1) 1993.
De l’action étatique à l’action collective:la France en évolution — Et la Commission? 129
2
Thoenig, J.-C., «De l’incertitude en gestion territoriale», dans Politiques et management public,13 (3) 1995.
3
Thoenig, J.-C., «La relation entre le centre et la périphérie en France», dans Bulletin de l’Institut international
d’administration publique, 36, octobre 1975.
130 Jean-Claude Thoenig
4
Duran, P., et Thoenig, J.-C., «L’État et la gestion publique territoriale», dans Revue française de science poli-
tique,août 1996.
De l’action étatique à l’action collective:la France en évolution — Et la Commission? 131
que sur la répartition et le contenu des principes guidant les décisions. L’action
publique est coconstruite de manière collective. Les institutions et les procé-
dures tant politiques qu’administratives deviennent en effet un problème, car
les frontières s’avèrent floues à beaucoup d’égards,qui dissocieraient les enjeux
collectifs et les politiques publiques, les décideurs et les assujettis, le général et
le particulier. La puissance publique ne se manifeste plus par l’édiction de cri-
tères universalistes,par la prise en charge globale sinon hégémonique des solu-
tions ainsi que par le recours à des technicités autonomes. Elle intervient pour
l’essentiel par la formulation de politiques constitutives.
Une politique constitutive édicte des règles sur les règles ou des procédures or-
ganisationnelles. Elle ne dit pas quelle est la définition du problème et quelles
sont les modalités de son traitement opérationnel. Elle se contente de définir
des procédures qui servent de contexte d’action sans que soit présupposé pour
autant le degré d’accord et d’implication des acteurs retenus. Des scènes d’ac-
tion et des territoires sont créés qui offrent des positions d’échange et d’ajuste-
ment et que la puissance publique investit de valeurs, de légitimité ou de co-
gnition. La politique constitutive délègue le traitement du contenu. Elle émet
une contrainte ou une coercition faible sur les assujettis des politiques qu’elle
prétend traiter. Enfin, le nombre des acteurs appelés à s’ajuster est élevé et va-
riable,comme le sont par ailleurs leur représentativité et leur pertinence en tant
que partenaires pour l’échange.La recherche d’interlocuteurs collectifs guide le
recours par une autorité publique aux politiques constitutives.
En d’autres termes, les politiques constitutives sont activées dans l’espoir que, à
travers elles, se créeront des fenêtres d’opportunité pour de l’action collective.
Plus précisément,on peut les conceptualiser comme des policy windows poten-
tielles, des offres de rencontre entre des problèmes, des ressources et des
acteurs. Leur légitimation est importante, car elle reconnaît que la puissance
publique n’exerce pas un rôle hégémonique, en tout cas prépondérant, dans la
formation de l’agenda des politiques publiques. De nouveaux policy systems,
différents de ceux établis par la division officielle du travail politique et
administratif, se voient offrir une scène officialisée et des capacités crédibles.
L’institutionnalisation de l’action collective repose sur un principe de coopéra-
tion obligée.L’enjeu devient la construction de réseaux susceptibles d’être mo-
bilisés pour résoudre des problèmes ad hoc.Cette coopération obligée conduit
à la communication obligée. En effet, dès lors qu’il ne s’agit plus seulement de
gains directs,se protéger par la non-communication représente un jeu perdant.
Qui ne communique pas n’est pas au courant des affaires.Se cacher fait peu de
sens. La qualité des relations avec des tiers et la capacité de jouer en commun
deviennent vertueuses. La négociation s’ouvre. Lorsque personne ne détient
seul la clé d’un problème, l’informel s’avère être légitime.
Jouer le partenariat permet de mutualiser les risques,refuser l’ouverture conduit
à la marginalisation.Ainsi s’exprime la déqualification des politiques sociales.Les
travailleurs sociaux ont perdu la propriété exclusive des problèmes qu’ils trai-
tent. De la même façon, l’échec scolaire ne relève plus de la seule responsabili-
té de l’Éducation nationale, et la sécurité publique échappe à l’hégémonie des
policiers.Cela souligne l’importance des mécanismes cognitifs quand il s’agit de
132 Jean-Claude Thoenig
5) L’État assure difficilement le rôle de plus petit commun dénominateur.Il est ex-
posé à une double évolution:
— la globalisation des espaces économiques et politiques (mouvement centri-
fuge par le haut);
— l’évolution subnationale affectant la gestion publique territoriale (centrifu-
gation de l’action publique par le bas).
Cette dernière, notamment, pose au moins deux questions:
— celle de l’indétermination des territoires (non-recouvrement du territoire po-
litique et du territoire d’action publique);
— celle de l’éclatement de la démocratie en scènes multiples.
Dans une situation de faible guidage central,l’État laisse jouer la base tout en se
gardant la solution de l’arbitrage et la fixation des règles du jeu. Il offre deux
faces: redistributive (par le système fiscal et les règles de protection sociale) et
constitutive (par l’institutionnalisation de l’action publique territoriale). En
même temps, l’administration d’État s’inscrit en porte-à-faux, car elle continue
à fonctionner dans une logique de production.
Introduction
Simplifié à l’extrême,le message principal de ce rapport est que la démarche
consensuelle, traditionnellement caractéristique de la définition des politiques
communautaires,n’est plus viable et qu’il faut la remplacer au plus vite par une dé-
finition plus précise des responsabilités de chacun dans la réalisation des objectifs
de ces politiques. Ainsi, la Communauté doit être en mesure de se charger de l’ap-
plication cohérente et efficace des règles européennes dans l’ensemble de l’Union.
Pour toutes ces raisons, la question n’est plus de savoir si l’on a besoin
d’agences européennes, mais comment il faut les concevoir pour qu’elles soient
responsabilisées et que leurs responsabilités sectorielles puissent être coordonnées
avec des préoccupations horizontales plus vastes.
Une autre innovation institutionnelle réside dans le lien établi en 1995 entre
la durée du mandat du Parlement et celle du mandat de la Commission.Étant don-
né qu’un Parlement élu de fraîche date participe à la nomination de la Commission,
toute modification notable de sa composition peut se refléter dans cette dernière.
Comme l’a souligné Renaud Dehousse (Club de Florence, 1996), ces déve-
loppements annoncent une profonde transformation des rapports entre le Parle-
ment européen et la Commission. Cette dernière est désormais pleinement res-
ponsable devant le PE, dont l’influence va se faire sentir dans toutes ses activités,
qu’elles soient administratives ou législatives. Ainsi, on peut considérer que le droit
conféré au PE de demander à la Commission de «soumettre toute proposition adé-
quate concernant des questions pour lesquelles elle considère qu’un acte commu-
nautaire s’impose» (article 143 des traités consolidés) se rapproche d’un véritable
droit d’initiative législative. Il apparaît que, dans leur désir d’établir la légitimité dé-
mocratique de l’Union,les signataires des traités de Maastricht et d’Amsterdam ont
radicalement modifié l’équilibre du pouvoir entre la Commission et le Parlement.
Dans la récente déclaration du président Prodi estimant que la Commission devait
augmenter ses fonctions politiques plus que ses fonctions technocratiques, on
peut voir, entre autres, une réaction à cette politisation accrue.
Dans la version pure et dure de ce modèle,toutes les institutions qui n’ont pas l’obli-
gation de rendre compte directement aux électeurs ou à leurs représentants élus —
c’est-à-dire les banques centrales indépendantes et les commissions de réglementa-
tion,et même les tribunaux — sont soupçonnées de déficit démocratique.
En même temps,il ne faut pas se cacher les risques que la politisation entraîne
pour le processus d’intégration européenne.Il n’est peut-être pas inutile de rappeler
l’idée centrale des théories fonctionnalistes,c’est-à-dire que l’intégration se produira
fort probablement dans un domaine à l’abri du choc frontal des intérêts politiques.
Cette idée ne doit pas être interprétée comme un refus de la démocratie au profit
d’un modèle abstrait de technocratie.Au contraire,il s’agit de l’appréciation réaliste
du fait que,aux premiers stades de l’intégration,les conflits politiques portent sur des
intérêts nationaux divergents plus que les conflits d’ordre idéologique ou de poli-
tique partisane que l’on connaît bien sur le plan national. C’est ce même raisonne-
ment fonctionnaliste qui explique les nombreuses caractéristiques non majoritaires
des traités fondateurs.De ce fait,pendant des décennies,le droit et l’économie — le
discours de l’intégration juridique et de l’intégration des marchés — ont constitué un
tampon suffisant pour obtenir des résultats qui ne pouvaient être obtenus directe-
ment dans le domaine politique. La politisation croissante de la Commission nous
oblige à repenser l’idée-force du fonctionnalisme et à recenser les domaines qu’il fau-
dra maintenir à l’abri du choc frontal des intérêts politiques.
plus fort en faveur d’un recours accru à des institutions non majoritaires de régle-
mentation au niveau communautaire.C’est ainsi qu’elle nous oblige à considérer le
problème de l’obtention d’engagements de réglementation qui soient crédibles.
Le déficit institutionnel
a) Produits alimentaires,produits pharmaceutiques et harmonisation technique
On trouve un autre exemple fort instructif des limites d’un cadre de régle-
mentation fortement décentralisé dans l’échec d’une première forme de reconnais-
sance mutuelle pour l’autorisation de mise sur le marché de spécialités pharmaceu-
tiques. L’ancienne procédure d’autorisation à l’échelle communautaire comportait
un ensemble de critères harmonisés pour les essais de nouveaux produits ainsi que la
reconnaissance mutuelle des essais toxicologiques et cliniques réalisés en confor-
mité avec les règles communautaires.Pour accélérer le processus de reconnaissance
mutuelle,une «procédure communautaire d’autorisation décentralisée»avait été ins-
taurée en 1975 (directive 75/319/CEE du Conseil,JO L 147 du 9.6.1975,p.13).Dans le
cadre de cette procédure,la société à laquelle une autorisation de mise sur le marché
avait été délivrée par les autorités compétentes d’un État membre pouvait demander
la reconnaissance mutuelle de cette autorisation par cinq autres États membres au
moins.Les autorités des États membres désignés par la société étaient tenues de dé-
livrer leur autorisation ou de formuler leur opposition dans un délai de 120 jours.En
cas d’opposition, celle-ci devait être notifiée au comité des spécialités pharmaceu-
tiques (CSP), lequel devait rendre un avis motivé dans un délai de 60 jours, avis qui
pouvait être rejeté par les autorités nationales ayant formulé l’opposition.
Cette procédure n’a pas bien fonctionné.Les délais réels de décision étaient
infiniment plus longs que ceux qui étaient prévus par la directive de 1975, et les
autorités compétentes nationales ne se sont apparemment pas senties liées par les
décisions d’autres organismes de réglementation ni par les avis du CSP.Ces résultats
décevants ont entraîné une révision de la procédure en 1983.Désormais,il suffit de
désigner seulement deux pays pour mettre en route une procédure communautaire
d’autorisation décentralisée.Or, même cette nouvelle procédure n’a pas réussi à ra-
tionaliser le processus d’autorisation, car les autorités compétentes nationales ont
continué de façon quasi systématique à formuler des oppositions les unes contre les
autres.Finalement,ces difficultés ont incité la Commission,avec le soutien massif de
l’industrie pharmaceutique européenne, à proposer la création d’une agence euro-
péenne pour l’évaluation des spécialités pharmaceutiques et d’une nouvelle procé-
dure centralisée,obligatoire pour les médicaments issus de la biotechnologie et cer-
tains types de médicaments vétérinaires,et disponible à titre facultatif pour les autres
produits,donnant lieu à une autorisation de mise sur le marché à l’échelle commu-
nautaire. L’agence et la procédure communautaire centralisée d’autorisation sont
établies par le règlement (CEE) n° 2309/93 du Conseil du 22 juillet 1993.
nouvelle approche,qui ont force impérative,et le caractère facultatif des normes har-
monisées qui fournissent le cadre technique pour l’évaluation des risques.D’après la
résolution du Conseil du 7 mai 1985 concernant une nouvelle approche en matière
d’harmonisation technique et de normalisation (JO C 136 du 4.6.1985, p. 1), les
exigences essentielles doivent être rédigées de façon suffisamment précise pour
pouvoir constituer,dans leur transposition en droit national,des obligations contrai-
gnantes. Elles doivent également «être rédigées de façon à permettre aux orga-
nismes de certification de certifier conformes les produits directement au vu de ces
exigences en l’absence de normes».Or,on ne voit pas très bien comment les risques
peuvent être abordés en l’absence du cadre technique que les organismes euro-
péens de normalisation sont censés apporter.À quelques exceptions près,comme les
directives relatives à la sécurité des jouets et des récipients pressurisés,la plupart des
directives relevant de la nouvelle approche impliquent des exigences essentielles qui
sont exprimées en des termes tellement vagues que l’évaluation des risques est im-
possible si l’on ne peut s’appuyer sur des normes techniques détaillées.
Il a été affirmé (Previdi, 1997) que les graves difficultés que connaît la nor-
malisation européenne dans un certain nombre de domaines,et qui sont peut-être
les plus frappantes dans le domaine des matériaux de construction,proviennent di-
rectement ou indirectement de la séparation artificielle qui a été opérée au niveau
communautaire entre réglementation et normalisation. La nature artificielle de
cette distinction se retrouve dans les tensions persistantes qui caractérisent les re-
lations entre la Commission et les organismes de normalisation européens — une
situation que l’industrie déplore souvent. Le problème, c’est que la Commission se
trouve face à un dilemme qui ne peut être résolu dans le cadre institutionnel ac-
tuel. D’un côté, la séparation entre réglementation et normalisation et l’indépen-
dance des organismes de normalisation étaient indispensables pour permettre de
faire avancer rapidement la législation du marché intérieur. De l’autre, l’indépen-
dance suppose que les normes harmonisées doivent être facultatives — puisque la
délégation du pouvoir d’adopter des normes impératives exigerait un réel pouvoir
exécutif que la Commission ne possède pas en vertu du traité CE — avec tout le
flou juridique que cette situation implique. D’après Previdi (1997, p. 241), le moyen
de sortir de ce dilemme consisterait à créer des agences de réglementation «do-
tées de compétences de décision autonomes, indépendantes de celles des États
membres (ce qui exclut toute procédure décisionnelle de type comitologie) et ré-
pondant aux impératifs de professionnalisme qui sont indispensables à la régle-
mentation des risques». Ces agences auraient pour mission de fixer tous les para-
mètres et valeurs de référence permettant d’étoffer les objectifs législatifs qui, par
nature, ne peuvent faire partie de la sphère facultative actuellement posée de ma-
nière consensuelle par la négociation technique, réalisant ainsi le principe énoncé
dans la résolution de 1985, c’est-à-dire que les dispositions réglementaires contrai-
gnantes doivent être exprimées dans une obligation sanctionnable.
b) Télécommunications
firment qu’il faudrait laisser aux autorités nationales compétentes et aux régimes de
réglementation qui viennent d’être instaurés une chance de faire leurs preuves. Le
compromis sur un montage fortement décentralisé était indispensable au premier
chef pour mettre en place un marché intérieur des services de télécommunication.
Mais en raison des défauts évoqués plus haut et des mauvais résultats de la mise en
œuvre et de l’application de la libéralisation du non-vocal entre 1990 et 1995, le
système actuel souffre de graves problèmes de crédibilité.Il a donc peu de chances
de représenter une solution institutionnelle stable pour les problèmes complexes
de la réglementation des télécommunications en Europe.
À cet égard,il se pourrait que la meilleure solution soit constituée par un or-
ganisme intermédiaire, situé entre le modèle d’une FCC européenne — la FCC
(Federal Communications Commission) américaine dispose de tous les pouvoirs
nécessaires pour déclarer que sa réglementation prévaut sur celles des États si les
télécommunications inter-États sont fortement touchées et pour régler les litiges
qui ne peuvent trouver une solution au niveau des États — et le régime décentra-
lisé actuel. L’autorité de réglementation européenne des télécommunications ne
serait ni un organe centralisé ni un aréopage de représentants nationaux, mais un
réseau constitué sur le modèle du comité ONP.
Sur les plans technique, économique et politique, les services d’utilité pu-
blique sont des secteurs particuliers. En général, leur technologie permet d’impor-
tantes économies d’échelle, une forte proportion de leurs avoirs est spécifique —
ou, dans le langage de l’économie, non redéployable — et leur clientèle est com-
posée de la totalité du corps électoral.Chacune de ces caractéristiques a des impli-
cations importantes en matière de réglementation.
Compte tenu de cette situation, les doutes exprimés plus haut au sujet de
l’adéquation de l’actuel système décentralisé de réglementation des télécommuni-
cations sont encore plus forts dans le cas des autres services d’utilité publique, et
notamment de l’électricité. En effet, il semble hautement improbable que l’équiva-
lent du comité ONP pour les télécommunications créé par la directive 90/387/CEE
serait suffisamment énergique pour limiter le pouvoir des anciens détenteurs de
monopoles et la tendance qu’ont les gouvernements nationaux à intervenir en leur
faveur. Les membres du comité ONP sont certes pris au sein des autorités régle-
mentaires nationales, mais de nombreux États membres ne disposent pas encore
d’autorités crédibles pour les services d’utilité publique.
On peut affirmer que la mise en place d’une commission des services d’uti-
lité publique européens, chargée de la mise en œuvre de l’ensemble de la législa-
tion relative à la fourniture d’un réseau ouvert, corrigerait les défauts du système
actuel et créerait un contre-pouvoir face au pouvoir des anciens monopoles d’État.
Compte tenu des spécificités des services d’utilité publique, cette commission de-
vrait bénéficier d’une légitimation démocratique directe.Il faudrait aussi qu’elle soit
crédible en sa qualité d’organe quasi judiciaire capable de régler des litiges trans-
frontaliers en toute équité, transparence et célérité. Ces conditions pourraient être
remplies si la majorité des «commissaires» (par exemple quatre sur un total de sept
membres) étaient nommés par le Parlement européen et le Tribunal de première
instance.
nellement évalué par rapport aux préoccupations plus intéressées, sur le plan
national, des gouvernements des États membres.
a) la délégation doit seulement porter sur des pouvoirs que la Commission pos-
sède elle-même;
b) ce transfert doit concerner la préparation et la réalisation d’actes d’exécution
uniquement;
c) en conséquence de quoi aucun pouvoir discrétionnaire ne peut être accordé à
des organes indépendants;
d) la Commission doit donc conserver la surveillance de la compétence déléguée
et sera tenue pour responsable de la manière dont cette compétence sera ap-
pliquée;
e) enfin, la délégation ne doit pas non plus détruire l’«équilibre des pouvoirs» au
sein de la Communauté européenne (Laenarts, 1993).
À cet égard,le plus frappant est le paradoxe entre,d’un côté,la lecture tradi-
tionnellement restrictive qu’a la Cour de justice des Communautés européennes de
l’article 4 du traité de Rome et le retard qui en a résulté dans la mise en place
d’agences européennes totalement indépendantes — ou «extérieures» aux institu-
tions désignées dans le traité — et,de l’autre côté,la motivation qui a abouti à l’in-
sertion par l’Acte unique européen de l’article 145 dans le traité CE qui exige et,de
fait, oblige le Conseil à déléguer à la Commission toute une série de compétences
d’«exécution».Avec la confirmation par la Cour de justice (en dernier lieu, dans l’af-
faire C-240/90, Allemagne/Commission) que le concept communautaire d’«exécu-
tion» entraîne de fait une marge discrétionnaire plus vaste que limitée, le cas de la
délégation «interne» au sein des Communautés et de l’Union semble donc refléter
une vue plus moderne de l’administration, laquelle accepte que les autorités délé-
gataires doivent bénéficier dans leur action quotidienne d’une grande marge de
manœuvre pour l’élaboration et l’exécution de politiques.
Sans vouloir contester cette lecture de la manière par laquelle les comités
assurent le lien essentiel avec la notion d’équilibre des pouvoirs, il faut cependant
noter d’emblée que,malgré toute sa valeur,la comitologie n’a pas répondu aux exi-
gences du public pour une responsabilisation politique de l’administration. Ainsi,
156 Michelle Everson et Giandomenico Majone
malgré l’usage des comités de publier leur agenda et leurs rapports (même sur In-
ternet), certains commentateurs continuent à déplorer leur opacité; à cet égard, la
triple division politique/exécutif/scientifique sert peut-être l’«équilibre des pou-
voirs» dans l’UE,mais elle rend aussi très difficiles la perception et l’appréciation im-
médiate de la rationalité majeure qui préside à chaque décision. Ces préoccupa-
tions ont atteint un paroxysme avec la crise de la «vache folle», où la suspicion du
public à l’égard des motivations des représentants nationaux au sein du système
des comités a reflété la préoccupation constitutionnelle traditionnelle de ce que la
délégation dans des structures institutionnelles opaques pourrait, en fait, masquer
un cas d’«autopromotion» institutionnelle ou la perversion de la prise de décision
pour servir les intérêts d’un seul acteur institutionnel. En l’espèce, certains États
membres — dans l’esprit du public en tout cas — pourraient théoriquement avoir
utilisé leur position dans la comitologie pour promouvoir des intérêts économiques
nationaux plus que les préoccupations communautaires d’hygiène et de sécurité.
Or, ces inquiétudes sont puissamment renforcées par les différentes ca-
rences procédurales que présente le système des comités. Autrement dit, l’équili-
brage vital entre la définition d’objectifs politiques et la rationalité expert/fonction-
naliste est, au bout du compte, une affaire de marge de discrétion politique ou de
négociation entre les représentants des États membres (Joerges & Neyer, 1997), et
non une affaire de surveillance juridique supranationale. L’important élément poli-
tique national dans la prise de décision se révèle donc être un obstacle à la tenta-
tive de contester telle ou telle décision devant les tribunaux.
Meroni revisité
La clé d’une réévaluation contemporaine de la doctrine Meroni réside peut-
être dans la perception de cet arrêt comme un produit de son époque. Autrement
dit,en abordant la question de la délégation des pouvoirs dans le contexte des an-
nées 50, les juges de la Cour de justice ont, d’une part, abordé le maintien d’un
équilibre européen des pouvoirs en fonction des dispositifs institutionnels et de la
dynamique de l’époque. D’autre part, ils n’ont pu avoir recours au corpus de docu-
mentation qui s’est développé depuis lors et montre comment on peut répondre
aux impératifs normatifs du principe de la séparation des pouvoirs et créer une si-
tuation où «personne n’a le contrôle de l’agence, et pourtant l’agence est contrô-
lée» (Moe, 1987).
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 157
Il faut noter que le principe d’un «équilibre institutionnel des pouvoirs», sur-
tout dans sa formulation à l’article 4 du traité CE, a toujours fait l’objet de vives cri-
tiques (Läufer,1990,p.219 et 220).De ce point de vue,l’instrumentalisme inhérent à
cet équilibre — et notamment son ancrage juridique formaliste dans la notion
d’exercice des compétences énumérées dans le traité — affaiblit son pouvoir en tant
que principe normatif d’organisation gouvernementale au sein des Communautés
européennes et de l’Union.Ainsi,ou du moins l’affirme-t-on,chaque révision du traité
et la réattribution des compétences entre les institutions européennes qu’elle en-
traîne modifient l’équilibre des pouvoirs dans le traité,ce qui fait que ce dernier n’est
rien d’autre qu’un «instantané» des dispositifs institutionnels du moment.
Comme on l’a vu plus haut dans la partie II.1, la réforme institutionnelle ré-
cemment opérée dans l’UE a vu non seulement de très nombreuses compétences,
qui étaient autrefois l’apanage des États membres, être «communautarisées» par
leur transfert du troisième au premier pilier du traité sur l’Union,mais aussi une mo-
dification essentielle de la composition et du rôle des institutions de l’Union euro-
péenne. En premier lieu, l’habilitation continue du Parlement européen, destinée à
surmonter quelques-uns des déficits démocratiques de l’UE,a introduit un élément
de participation démocratique directe dans la formulation des politiques euro-
péennes. En second lieu, le droit qu’a le PE d’approuver la Commission et son pro-
158 Michelle Everson et Giandomenico Majone
En conséquence, on peut affirmer que le fait que l’UE ait recours à des
agences européennes opérant expressément en toute indépendance des branches
politiques et en étroite association avec les organismes nationaux (réseaux transna-
tionaux de réglementation) peut permettre de préserver l’équilibre institutionnel
entre les différentes institutions européennes, entre ces institutions et les États
membres, et entre les branches politiques et non politiques de l’Union (CJCE, BCE).
Ainsi, d’un côté, les agences «dépolitisées» pourraient, dans une mesure non négli-
geable, réaffirmer la crédibilité des politiques fonctionnalistes et intégratives de
l’Union; de l’autre côté, elles pourraient tout autant — par la prise en charge de
fonctions d’exécution des politiques enlevées à la Commission politisée et par leur
mise en réseau avec les administrations nationales — préserver une présence na-
tionale essentielle au sein du projet européen.
Indépendance: d’aucuns affirment que l’une des principales causes d’une ad-
ministration opaque réside dans les liens étroits qui existent entre les ministres —
les acteurs politiques — et l’administration.Par conséquent,lorsque l’administration
est enfouie dans les services ministériels ou leur rend compte directement,il est ai-
sé de corriger,voire de détourner,les buts politiques en l’absence de tout débat pu-
blic. Il est donc évident que le fait de veiller à ce que les agences et organes ana-
logues jouissent d’un certain degré d’indépendance par rapport au gouvernement
ne peut que servir la transparence démocratique,en assurant que le moindre chan-
gement de politique fera l’objet d’un débat sur la place publique.
Statuts: bien qu’il se soit révélé impossible de mandater très exactement les
agences pour qu’elles exécutent des tâches «quotidiennes» spécifiques, des «sta-
tuts» bien conçus qui fixent les objectifs généraux d’action publique que les
agences doivent poursuivre, ainsi que le niveau de résultats qu’elles doivent at-
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 161
teindre,jouent malgré tout un rôle très important pour assurer la responsabilité des
organes indépendants. De ce fait, les statuts constituent l’aune à laquelle les réali-
sations des agences peuvent être mesurées.
Responsabilité envers les institutions d’État désignées: bien que leur indépen-
dance doive être sauvegardée,il peut arriver que les agences fassent tout de même
l’objet d’un contrôle subtil par les institutions d’État désignées. C’est ainsi qu’aux
États-Unis, le président conserve un certain contrôle par le biais de son pouvoir de
nommer les dirigeants des différentes agences. Au Royaume-Uni et aux États-Unis,
le pouvoir qu’a le législatif de disséquer les budgets des agences se traduit égale-
ment par une responsabilité accrue,dans la mesure où les agences peuvent se voir
accorder ou refuser le financement qu’elles ont demandé pour suivre des objectifs
de politique particuliers. De même, les tribunaux américains conservent le pouvoir
important d’examiner le travail des agences, par le biais de mécanismes comme le
code de procédure administrative qui impose aux agences de respecter des moda-
lités bien précises dans leur processus d’élaboration de politiques et de règles et
leur processus décisionnel.
politique que les agences européennes sont tenues de poursuivre, tandis que les
politiques de personnel indépendant des agences, ainsi que leur degré élevé de
mise en réseau plus informelle avec des spécialistes scientifiques et techniques
indépendants et nationaux (Eionet en est un exemple crédible), garantissent la
qualité des spécialistes employés. De même, les possibilités d’examen judiciaire du
travail d’une agence au niveau communautaire ne cessent de s’étoffer. Ainsi, la vo-
lonté récemment manifestée par la CJCE de déployer l’article 190 du traité CE pour
assurer que les décisions des institutions communautaires sont «bien motivées» et
sont prises en s’appuyant suffisamment sur des avis d’experts montre que le droit
communautaire peut développer une formule de surveillance judiciaire qui va ac-
croître la responsabilité publique des agences européennes par le biais des droits
d’examen individuel (voir notamment l’affaire C-269/90, Hauptzollamt München-
Mitt/Technische Universität München,Recueil 1990,p.I-5469,demandant à la Com-
mission de consulter des «experts» avant de prendre une décision).
Étant donné que ces différences fonctionnelles peuvent avoir une incidence
non négligeable sur le fonctionnement pratique des agences,on devrait les retrou-
ver dans leur projet institutionnel.Il s’agit là d’un point important, car l’Union euro-
péenne a — jusqu’ici — suivi essentiellement un seul et même modèle institution-
nel pour toutes les agences créées depuis 1990. Or, une démarche plus élaborée
doit reposer sur une taxonomie de types et de fonctions d’agences qui soit suffi-
samment riche, surtout pour permettre la définition de normes d’efficacité et de
responsabilité appropriées.
Ainsi,il faut noter qu’une agence peut fonctionner dans le cadre d’un réseau
composé d’autorités de réglementation nationales et européennes.De fait,les nou-
velles agences européennes n’ont pas été conçues pour fonctionner de manière
isolée ni pour remplacer les autorités nationales de réglementation, mais, au
contraire, pour devenir les pivots de réseaux comportant des agences nationales,
mais aussi des organisations internationales.
Une autre structure de réseau intéressante est en train de voir le jour dans le
domaine de la politique de la concurrence. Le récent livre blanc de la Commission
sur la modernisation des règles d’application des articles 85 et 86 du traité CE
(Commission européenne, 1999) constitue un pas important en direction d’un par-
tenariat coordonné entre les autorités nationales et européennes dans l’application
de ces articles,et notamment en direction de la décentralisation de la procédure de
dérogation prévue à l’article 85, paragraphe 3.
cle 85, paragraphe 3, réside dans le fait que, au cours des premières années, les
contours de la politique de la concurrence étaient mal connus dans bien des États
membres de la Communauté. Aujourd’hui, un système d’autorisation décentralisé
est possible parce que les autorités nationales compétentes en matière de concur-
rence deviennent plus professionnelles et de plus en plus jalouses de leur indé-
pendance. Les professionnels sont animés par des objectifs, des critères de con-
duite et des convictions cognitives qui découlent de leur communauté profession-
nelle et leur donnent de bonnes raisons de résister à l’ingérence et aux consignes
d’autorités politiques extérieures (Moe, 1987, p.2).
Par conséquent, le rôle du réseau n’est pas seulement de permettre une di-
vision efficace du travail et l’échange d’informations, mais aussi de faciliter l’élabo-
ration de critères de comportement et de méthodes de travail qui suscitent des at-
tentes communes et renforcent l’efficacité des mécanismes sociaux de réalisation
d’une réputation.
Si les conditions adéquates sont réunies, il n’y a aucune raison pour que le
modèle du réseau ne puisse être étendu à tous les domaines de la réglementation
économique et sociale des intérêts communautaires et,du reste,à toutes les activi-
tés administratives où confiance réciproque et réputation sont les éléments clés
d’une plus grande efficacité.
Bien qu’elles soient passablement abstraites, ces considérations ont une ap-
plication concrète — et peuvent être illustrées par la position actuelle de la Com-
mission selon laquelle les avantages de la délégation à la comitologie peuvent être
supérieurs à son coût — et préparent le terrain pour l’analyse générale, dans les
pages qui suivent, des variables de décision pertinentes.
Le choix institutionnel
Dès lors que des commettants ont choisi de déléguer, il leur incombe de
structurer les rapports avec leurs agents de telle sorte que les fruits du travail de
ceux-ci soient les meilleurs qu’ils puissent obtenir.Les choix institutionnels suivants
sont cruciaux pour la conception d’une agence efficace et responsable (Horn,
1995):
1) mesure dans laquelle les décisions sont déléguées à l’agence au lieu d’être
prises par les commettants. Il s’agit de la variable institutionnelle D qui va de 0
(«aucune délégation») à 1 («délégation totale»);
2) structure de gouvernance de l’organisation à laquelle les pouvoirs sont délé-
gués: services ministériels, agence à un dirigeant, commission à plusieurs diri-
geants,organisation de réglementation interne,tribunal,etc.Étant donné que le
point le plus important sur lequel ces organisations diffèrent est leur degré d’in-
dépendance par rapport à leurs commettants politiques ou administratifs,la va-
riable institutionnelle G va de 0 («aucune indépendance») à 1 («indépendance
totale»);
3) règles précisant les procédures à suivre dans le processus décisionnel de
l’agence: règles relatives aux preuves, obligation de fournir les motifs, disposi-
tions définissant le droit de différents groupes à participer directement au pro-
cessus décisionnel.À l’évidence,la variable P est pluridimensionnelle,mais si l’on
s’en tient à la participation, elle va de 0 («aucune participation») à 1 («participa-
tion totale»);
168 Michelle Everson et Giandomenico Majone
Le propos de cette analyse n’est pas de laisser entendre que les agences
peuvent être conçues au moyen d’algorithmes, mais de déterminer les choix insti-
tutionnels cruciaux que cette conception impose et d’attirer l’attention sur les rap-
ports entre ces variables de choix et les différentes catégories de coûts. Du reste,
ces variables de choix sont importantes non seulement dans une optique d’effica-
cité — réduction au minimum du total des coûts d’agence et des coûts de tran-
saction —, mais aussi pour la conception d’une structure efficace et responsable.
L’UE a,elle aussi,besoin d’un centre de contrôle permettant d’assurer que les
mesures prises par les différentes agences et directions générales satisfont aux cri-
tères élémentaires de cohérence et d’efficacité. Du reste, ce service permettrait au
président d’accomplir sa mission d’orientation politique des travaux de la Commis-
sion en vertu de l’article 214 des traités consolidés.Un OMB pourrait être créé dans
le cadre des traités actuels.Il systématiserait et généraliserait ce que la Commission
fait déjà, par exemple dans le cas de l’Agence européenne pour l’évaluation des
médicaments.Pour toutes ces raisons,il est instructif d’étudier de plus près la fonc-
tion de contrôle et de coordination des travaux des agences fédérales qu’exerce
l’OMB américain.
En règle générale, l’examen effectué par l’OMB est confidentiel, afin de per-
mettre à l’agence de modifier sa position sans avoir à reconnaître publiquement
qu’elle a commis une erreur avec la réglementation qu’elle a proposée.Le fait de ne
pas mettre le débat sur la place publique évite aux parties de s’enferrer dans des
positions visant à préserver leur image aux yeux du public. Évidemment, la procé-
dure secrète présente l’inconvénient d’exclure le Congrès et le public du débat sur
la politique de réglementation. C’est pour cette raison que, sous le gouvernement
Clinton,l’OMB s’est vraiment efforcé de porter davantage d’aspects de ce processus
d’examen à la connaissance du public.
L’OMB dispose à peu près d’un mois pour examiner la réglementation sous sa
forme définitive et décider si elle peut l’approuver.Dans leur très grande majorité,les
réglementations sont approuvées,puis publiées comme texte définitif au Journal of-
ficiel. D’une manière générale, on peut dire que l’examen par l’OMB n’apporte que
des modifications minimes aux réglementations,comme l’introduction d’autres mé-
thodes de conformité qui sont moins coûteuses mais tout aussi efficaces que celles
que propose l’agence. En fait, l’examen de l’OMB vise essentiellement à obliger les
agences à étayer leurs propositions par des analyses parfaitement élaborées. Par
ailleurs, l’OMB réussit à éliminer certaines des réglementations les moins efficaces,
comme celles concernant le coût par vie sauvée,qui dépassait largement les 100 mil-
lions de dollars (Viscusi,Vernon et Harrington,1996,chapitres 2 et 20).
Bien que la coordination soit un problème important dans toutes les orga-
nisations complexes, ce problème est particulièrement aigu dans le cas des activi-
Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 171
tés de réglementation. Alors que la dimension et les priorités des programmes qui
ne concernent pas la réglementation et entraînent des dépenses directes sont dé-
terminées par les responsables politiques au moyen du processus budgétaire nor-
mal, les contraintes budgétaires ont une incidence limitée sur les activités régle-
mentaires. Cela s’explique par le fait que le coût réel des réglementations n’est pas
supporté par les autorités de réglementation, mais par les personnes physiques et
morales qui sont tenues de respecter les réglementations. Il en résulte un manque
très grave de coordination au sein des programmes et agences de réglementation
et entre eux.
tation ne peut être déterminé que par le processus politique, comme dans le cas
du budget général.
ment le plus minime du coût de réglementation.En ce qui concerne les frais de mi-
se en conformité, on les obtient généralement par des enquêtes ou des audits des
entreprises concernées ou par des études techniques.Les coûts économiques indi-
rects doivent être calculés au moyen de modèles d’équilibre général examinant si-
multanément les interactions de tous les consommateurs,de toutes les entreprises
et de tous les marchés. Quel que soit l’intérêt théorique de cette analyse de l’équi-
libre général, son utilité dans une structure de politique comme le budget de
réglementation est probablement limitée. Concrètement, les apports les plus
importants à l’opération d’établissement du budget de réglementation sont les
estimations des frais de mise en conformité.
De même, les ministères doivent établir une estimation des frais de mise en
conformité pour tous les règlements et les directives communautaires susceptibles
de grever les finances des entreprises,que la Commission élabore ou non une fiche
d’impact. Une estimation des frais de mise en conformité doit également être éta-
blie pour toutes les lois britanniques de mise en œuvre de directives communau-
taires,de même que pour les actes communautaires qui,même s’ils ne sont pas im-
pératifs pour les États membres, peuvent donner lieu à des réglementations
contraignantes.
On voit donc qu’il existe d’ores et déjà quelques éléments importants pour
un budget de réglementation au niveau communautaire et, en tout cas, dans cer-
tains États membres. Ce mécanisme pourrait être développé plus avant dans cer-
tains domaines précis, comme la maîtrise de la pollution des eaux. À cet égard, un
OMB communautaire pourrait constituer l’épicentre de ces efforts.
Contrôles procéduraux
Il existe deux grandes formes de contrôle des décisions prises par les
agences: la surveillance — contrôle, auditions, enquêtes, examen budgétaire, sanc-
tions — et les contraintes procédurales.Après avoir parlé du rôle d’un centre de sur-
veillance et de coordination du comportement des agences, nous allons mainte-
nant examiner de façon plus approfondie comment les contraintes de procédure
régissent la marge discrétionnaire des agences. Le droit administratif considère les
procédures essentiellement comme un moyen d’assurer l’équité et la légitimité de
la prise de décision dans le domaine de la réglementation. Il s’agit bien entendu
d’une fonction importante des procédures,mais ce que nous tenons à souligner ici,
c’est que celles-ci sont également utilisées à des fins de contrôle, par exemple en
atténuant les inconvénients en matière d’information auxquels se heurtent les
commettants politiques dans leurs rapports avec les agences spécialisées.
La FOIA donne aux citoyens un droit de regard sur tous les documents des
agences qui n’entrent pas dans l’une ou l’autre de dix catégories très précises,
comme les secrets commerciaux et les dossiers dont la divulgation risque de
constituer une intrusion dans la vie privée ou de compromettre une enquête rele-
vant de l’ordre public.Mais même ces exceptions ne sont pas absolues.Pour réduire
davantage encore les risques de voir une agence manipuler la FOIA à son avantage,
la loi impose à l’agence de prouver qu’elle n’a pas besoin de communiquer
une information (au lieu d’exiger du citoyen qu’il prouve qu’elle devrait la commu-
niquer). La FOIA a été adoptée pour répondre aux doléances selon lesquelles de
nombreux documents essentiels et autres informations à la base de décisions im-
portantes prises par les agences n’étaient pas à la disposition du public, entravant
ainsi le droit des citoyens et des médias de suivre les travaux du gouvernement.
La Sunshine Act est elle aussi conçue pour empêcher le secret au sein du
gouvernement, mais sa portée et son incidence sont plus limitées que celles de la
FOIA. La GITSA, qui s’applique aux agences dirigées par des organes collégiaux du
type des commissions de réglementation indépendantes, oblige ces agences à an-
noncer à l’avance leurs assemblées et à les tenir en séance publique, sauf si leurs
membres décident, à la majorité des voix, que la question à l’ordre du jour entre
dans le cadre des neuf dérogations autorisées.Le Congrès a toutefois reconnu la lé-
gitimité de la protection des délibérations orales sur des questions dont la résolu-
tion risquerait d’être sapée par une divulgation prématurée; en conséquence, l’ar-
ticle 9 (B) de la Sunshine Act autorise le huis clos si les débats devaient:
Toutefois, les termes restreints de cette dérogation rendent le huis clos diffi-
cile dans la plupart des cas.
La FACA précise les conditions que les agences doivent respecter lors-
qu’elles consultent des catégories de personnes autres que des fonctionnaires fé-
déraux et fixe les modalités que ces comités consultatifs doivent suivre pour la
prestation de leurs services à l’agence. Les principales conditions pour la création
d’un comité consultatif sont l’existence de statuts qui doivent recevoir l’agrément
de la General Services Administration, un choix des membres permettant d’assurer
la diversité de vues sur les questions à traiter et l’expiration obligatoire,ou nouvelle
constitution,au bout de deux ans.Les comités constitués ont pour principales obli-
gations d’annoncer leurs réunions à l’avance et de les tenir en séance publique,
sous réserve des dérogations GITSA autorisant le huis clos.
Si l’APA et les autres lois susmentionnées ont affecté la teneur des décisions
des agences en portant à l’attention des autorités de réglementation de nouvelles
informations et opinions, le Congrès n’a cependant pas cherché, en les adoptant, à
affecter des politiques particulières. D’autres textes législatifs ont des objectifs or-
ganiques très nets, même s’ils emploient souvent des moyens procéduraux. Voici
deux exemples de textes procéduraux présentant des objectifs organiques.
La National Environment Policy Act (NPEA) de 1969 fixe les conditions procé-
durales permettant d’assurer la prise en compte par les agences des valeurs envi-
ronnementales dans la formulation et l’application d’une ligne d’action. Son pôle
principal est l’obligation pour une agence, avant de prendre une mesure majeure
susceptible d’avoir des effets importants sur la «qualité de l’environnement hu-
main», de réaliser une étude d’impact sur l’environnement (EIE) qui recense ces ef-
fets en précisant leur importance et en évaluant les solutions de rechange éven-
tuelles.La NPEA autorise le Council on Environmental Quality à coordonner la prise
en compte des questions environnementales entre les agences fédérales,et,avec le
soutien présidentiel,le Council publie périodiquement des orientations pour la réa-
lisation des EIE. La NPEA a servi de modèle pour d’autres textes législatifs qui cher-
chent à élargir la gamme des valeurs et les types d’informations que les dirigeants
des agences évaluent en prenant leurs décisions.Le deuxième exemple,c’est-à-dire
la Regulatory Flexibility Act (RFA) de 1980, en est une illustration.
règle envisagée sur les petites entreprises et étudie des solutions de rechange qui
permettraient d’atteindre les mêmes objectifs. Une «analyse de flexibilité» finale
doit faire partie du dossier de la réglementation publiée par l’agence.
Le Congrès n’a pas précisé comment le respect de la loi RFA devait être as-
suré. Dans sa version initiale, cette loi précisait que si une agence ne réalisait pas
une «analyse de flexibilité réglementaire» pour un règlement ne faisant pas l’objet
d’une dérogation,ledit règlement était réputé nul et non avenu,mais elle disposait
aussi que la détermination par les agences de l’applicabilité de la loi de même que
leur analyse n’étaient pas sujettes à examen judiciaire.
La RFA a été profondément remaniée en 1996.Le point sans doute le plus im-
portant du texte portant modification de cette loi réside dans la disposition autori-
sant l’examen judiciaire du contenu de l’«analyse de flexibilité réglementaire» finale
d’une agence,de la certification par l’agence qu’un règlement n’aura pas d’incidence
notable sur les petites entreprises et de la satisfaction par l’agence de son obligation
d’examiner les règlements existants pour voir s’il est possible de les modifier ou de les
abroger pour réduire autant que faire se peut les incidences économiques notables
sur les petites entreprises.La loi de 1996 prévoit également les mesures complémen-
taires que certaines agences, et notamment l’Environmental Protection Agency et
l’Occupational Safety and Health Administration, doivent prendre pour obtenir le
point de vue des petites entreprises, et elle oblige d’une manière générale les
agences à publier des guides indiquant aux petites entreprises comment respecter
les règlements des agences (Mashaw,Merrill et Shane,1998).
Les exemples que l’on vient de voir montrent très clairement que les règles
de procédure constituent non seulement un moyen d’assurer l’équité et la
légitimité dans le processus décisionnel des agences, mais qu’elles remplissent
également d’importantes fonctions de contrôle en apportant des solutions
avantageuses aux problèmes de non-conformité des agences.Plus précisément,les
procédures peuvent, d’une part, réduire le désavantage d’information des respon-
sables politiques, des intéressés et des citoyens en général et, d’autre part, être
conçues de manière à assurer que les décisions des agences tiennent compte des
éléments constitutifs que la politique est destinée à favoriser, même si les objectifs
légaux sont vagues et confèrent apparemment à une agence une grande marge de
discrétion politique (McCubbins, Noll et Weingast, 1987, p.243-277).
tion d’un dossier en faveur de la mesure retenue — offre aux commettants poli-
tiques de nombreuses occasions de réagir si l’agence cherche à aller dans une
direction qu’ils désapprouvent. Enfin, la vaste participation du public facilitée par
plusieurs textes législatifs permet également de mesurer l’intérêt et la controverse
politique en signalant à l’avance les graves effets de répartition, en l’absence
d’intervention politique, des décisions que l’agence est susceptible de prendre.
La Regulatory Flexibility Act (RFA) de 1980 est analogue à la NEPA dans sa dé-
marche et son effet. Comme indiqué plus haut, la RFA exige une analyse de l’inci-
dence de l’adoption de règlements (mais pas le jugement) par les agences
publiques sur le coût pour les petites entreprises, ce qui a eu pour effet d’éveiller
automatiquement l’intérêt de ces dernières pour le processus décisionnel des
agences.À son tour,cet effet a abouti à des dérogations pour les petites entreprises
dans les obligations imposées par de nombreuses réglementations envisagées.
Conclusion
Le thème qui est au cœur de ce rapport est que le problème actuel de la ré-
glementation communautaire est surtout un problème de crédibilité. À l’instar du
papier-monnaie,la réglementation ne vaut que par la confiance que les gens lui accor-
dent.Or,la confiance du public dans l’efficacité de la réglementation communautaire
a été fortement ébranlée par la série de crises qui ont bloqué le marché des produits
alimentaires,mais qui ne sont que le symptôme d’un mécontentement plus généra-
lisé devant un système qui semble de plus en plus incapable de tenir ses promesses,
ou en tout cas ce que les consommateurs et les acteurs économiques en attendent.
Comme, de surcroît, la réglementation — l’intégration positive — est essentielle à
l’élaboration des politiques, tout choc systémique, comme les événements qui ont
abouti à la démission de la Commission Santer,fait peser une menace directe sur la
crédibilité des autorités communautaires de réglementation.
Ce problème a des racines multiples que l’on peut, pour simplifier, répartir
en menaces internes et en menaces externes sur la crédibilité. Les menaces in-
ternes sont produites par le mode de conception et de fonctionnement du sys-
tème de réglementation, tandis que les menaces externes proviennent de l’envi-
ronnement social, économique, ou politique dans lequel le système est ancré.
La principale menace interne qui pèse sur la crédibilité,et que le présent rap-
port a cernée,réside dans la grave disparité qui existe entre les tâches communau-
taires extrêmement complexes et différenciées,d’une part,et les instruments admi-
nistratifs disponibles, d’autre part. D’un secteur à l’autre, l’expérience montre que
l’harmonisation législative n’est pas suffisante pour créer et soutenir un marché tota-
lement intégré.La réglementation ne s’obtient pas en adoptant simplement une loi
(ou en se rapprochant des lois nationales):elle nécessite une connaissance approfon-
die et la fréquentation intime de l’activité réglementée.Dans tous les pays industria-
lisés,ce besoin fonctionnel a fini par aboutir à la création d’organismes spécialisés —
agences,comités,commissions,tribunaux — capables d’enquêter,de réglementer ou
de juger et d’exécuter.L’absence d’infrastructure administrative de ce type au niveau
communautaire est un sérieux obstacle à l’achèvement du marché intérieur.
Parmi les menaces externes sur la crédibilité,le présent rapport insiste sur les
risques inhérents au processus de parlementarisation progressive de la Commis-
sion. Or, à notre avis, ce processus est à la fois inévitable et positif du point de vue
normatif. En même temps, nous sommes convaincus que la politisation croissante
de la Commission est le meilleur argument en faveur d’un recours accru aux insti-
tutions non majoritaires d’élaboration des réglementations au niveau communau-
taire. Là encore, l’expérience nationale est instructive. Toutes les démocraties arri-
vées à maturité délèguent l’exécution des dispositions réglementaires à des
agences spécialisées travaillant en toute indépendance du gouvernement. Le fait
d’isoler ces agences du processus politique vise à valoriser la crédibilité de la mis-
sion de réglementation, car les autorités de réglementation indépendantes sont
motivées pour poursuivre les objectifs légaux fixés à leurs agences, même lorsque
ceux-ci ne sont plus populaires sur le plan politique.
En outre, si ce modèle fait naître des doutes sur la sagesse du recours géné-
ralisé au principe de la prise de décision collégiale — même pour des décisions qui
n’impliquent pas la discrétion politique —, il ne remet cependant nullement en
cause les attributions et les responsabilités conférées à la Commission par les trai-
tés CE et UE. Au contraire, la délégation des compétences d’exécution à des
agences autonomes permettrait à la Commission de se concentrer sur les tâches
qui sont véritablement indispensables au processus d’intégration européenne.
nales, mais aussi entre les autorités nationales elles-mêmes. Si, traditionnellement,
ce principe général est respecté, il n’en demeure pas moins que les réseaux
d’agences autonomes pourraient apporter les meilleures conditions pour son ap-
plication politique.
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Réforme institutionnelle:agences indépendantes,surveillance,coordination … 183
Alors qu’un large consensus semble s’être dégagé quant au fait que les ap-
proches intergouvernementales traditionnelles ne suffisent plus à rendre compte
des structures de décision complexes qui caractérisent aujourd’hui la gestion des af-
faires européennes (et encore moins à les légitimer),il n’en va pas de même pour ce
qui est de la façon dont il conviendrait de modifier la structure institutionnelle ac-
tuelle de manière à renforcer la légitimité des décisions européennes aux yeux de
l’opinion publique. C’est ce qui explique que l’Europe se soit engagée dans une
phase de «politique mégaconstitutionnelle»1,dans laquelle une part substantielle du
débat politique est consacrée à des questions de nature institutionnelle.Le traité de
Maastricht a été modifié quatre ans seulement après son entrée en vigueur, et un
nouveau cycle de discussions en vue d’en élaborer un autre est déjà engagé.
Il s’agira ici d’essayer de jeter une lumière nouvelle sur ce vaste problème en
suggérant que l’approche traditionnelle de la réforme des institutions euro-
péennes,approche privilégiant la voie parlementaire,est erronée,tant d’un point de
vue normatif que d’un point de vue analytique.Prenant comme point de départ la
transformation du principe moderne de gouvernement,l’auteur soutient une autre
approche, privilégiant l’optique de la procédure, dans laquelle les concepts d’ou-
verture, de transparence et de participation joueraient un rôle central.
1
Cette expression est empruntée à Russel, Peter, Constitutional Odyssey — Can Canadians become a Soverei-
gn People?, Toronto University Press, 1992.
186 Renaud Dehousse
2
Résolution sur le déficit démocratique de la Communauté européenne (JO C 187 du 18.7.1988, p.229).
3
Larat, «L’Allemagne et le Parlement européen»,Critique internationale, n° 5, 1999.
4
Affaires n° 2BvR 2134 et n° 2159/92 du 12 octobre 1993, reprises dans Oppenheimer, The Relationship bet-
ween European Community Law and National Law:The Cases,Cambridge University Press, Cambridge, 1994,
524-575, p.553.
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 187
5
Scharpf, «Democratic Policy in Europe»,European Law Journal 2, 1996, p.136-155.
6
Schumpeter, Capitalism,Socialism and Democracy,Allen & Unwin, Londres, 1942.
188 Renaud Dehousse
cussions sur ce que devrait être la démocratie européenne n’a que peu à voir avec
la manière dont ce modèle fonctionne dans la réalité d’aujourd’hui7.
7
Il est intéressant de constater que les parlements eux-mêmes semblent aujourd’hui prendre conscience
du fait que la complexité de la société moderne exige une redéfinition de leur rôle traditionnel. Se repor-
ter à cet égard au rapport du groupe de travail des présidents de parlements de l’Union européenne sur la
qualité de la législation, The Complexity of Legislation and the Role of Parliaments in the Era of Globalization,
Mimeo, Lisbonne, 1999.
8
Ce point a été étudié dans l’un de nos précédents articles intitulé «Comparing National Law and EC Law:
The Problem of the Level of Analysis»,American Journal of Comparative Law,1994, p.201-221.
9
Frognier et Duchesne, «Is there a European Identity?», dans Niedermayer, O., et Sinnott, R., Public Opinion
and International Governance, Oxford University Press, 1995, p.194-226.
10
Grimm,«Does Europe need a Constitution?»,European Law Journal 1, 1995,p.282-302;Meyer,«European Pu-
blic Sphere and Societal Politics», dans Telo, Mario, Démocratie et construction européenne,Presses de l’uni-
versité libre de Bruxelles, Bruxelles, 1995, p.123-131.
11
Dehousse, «Constitutional Reform in the European Community: Are there Alternatives to the Majoritarian
Avenue?», West European Politics, 1995, p. 36-118; Weiler et al., West European Politics, 1995, p. 4-39; Scharpf,
«Legitimacy in the Multi-Actor European Polity», dans Essays for Johan Olsen, 1999, 260-288.
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 189
Tout cela n’est pas sans rappeler les raisons invoquées par James Madison
pour justifier la mise en place d’une forme de démocratie constitutionnelle au ni-
veau continental. Rejetant l’idée de Montesquieu selon lequel le bien public serait
plus facile à réaliser dans une république homogène de faible dimension, Madison
soutenait qu’il était plus facile d’ignorer les intérêts des minorités dans un petit sys-
tème politique: «moins il y a de partis et d’intérêts différents, et plus il y a de
chances pour que le même parti ait la majorité; […] plus est petit le nombre d’in-
dividus qui composent la majorité, [et] plus petite est l’enceinte qui la renferme,
plus aisément elle peut concerter et exécuter ses plans d’oppression»13.Le remède
permettant de protéger le gouvernement républicain, écrivait-il, consiste à étendre
la «sphère» du corps politique de la «société».En autorisant une «plus grande varié-
té de partis et d’intérêts», ce changement d’échelle a pour effet qu’il y aura «moins
à craindre de voir à une majorité un motif commun pour violer les droits des autres
citoyens»14. Appliquée à l’Europe contemporaine, une telle approche pourrait nous
conduire à considérer le processus d’intégration comme une source de valeur ajou-
tée en termes de démocratie. Pour un syndicaliste britannique dans le Royaume-
Uni de Mme Thatcher ou pour un industriel français souhaitant une plus grande li-
berté des échanges, l’européanisation de la politique sociale ou, respectivement,
des relations commerciales, peut apparaître comme une manière de bénéficier
d’une politique moins hostile à ses préférences, plutôt que comme une perte de
souveraineté collective. De fait, derrière les appels lancés en faveur d’interventions
européennes, nous trouvons souvent des groupes qui, d’une manière ou d’une
12
Scharpf, voir plus haut note 5 (p.282).
13
Le Fédéraliste, 10.
14
Ibid.
190 Renaud Dehousse
autre, ont échoué à obtenir de la part des pouvoirs publics de leur pays le type de
décision qu’ils souhaitaient.
Graphique 1:
Propositions de textes législatifs primaires présentées par la Commission européenne
200
180
160
140
120
100
80
60
40
20
0
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998
Source: Reinforcing Political Union and Preparing for Enlargement, Commission Opinion for the Intergovernmental
Conference 1996,1995, p. 87, pour les années 1990-1995; COM (95) 512 final pour l’année 1996; SEC(96) 1819 fi-
nal pour l’année 1997; http///europa.eu.int/comm/off/work/1998/index_fr.htm pour l’année 1998.
Graphique 2:
Nombre de directives adoptées par les institutions européennes
180
160
140
120
100
80
60
40
20
0
1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997
Conseil Commission
Source:Rapport général sur l’activité de l’Union européenne. Données provenant de CELEX,base de données inter-
institutionnelle sur le droit communautaire,à l’exclusion des instruments qui ne paraissent pas dans le Journal of-
ficiel et des instruments énumérés en maigre (instruments de gestion courante à durée de validité limitée).
Pour les années 1993 à 1997, les directives adoptées par le Parlement européen et le Conseil dans le cadre de
la procédure de codécision figurent dans la catégorie «Conseil».
192 Renaud Dehousse
Graphique 3:
Nombre de règlements adoptés par les institutions européennes
1200
1100
1000
900
800
700
600
500
400
300
200
100
0
1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997
Conseil Commission
Source:Rapport général sur l’activité de l’Union européenne. Données provenant de CELEX,base de données inter-
institutionnelle sur le droit communautaire,à l’exclusion des instruments qui ne paraissent pas dans le Journal of-
ficiel et des instruments énumérés en maigre (instruments de gestion courante à durée de validité limitée).
Pour les années 1993 à 1997, les règlements adoptés par le Parlement européen et le Conseil dans le cadre de
la procédure de codécision figurent dans la catégorie «Conseil».
Si cette analyse est correcte,il est probable que de plus en plus de décisions
importantes au niveau européen seront prises par l’une ou l’autre forme de struc-
ture administrative.Dans la pratique,l’UE demeurant dans une large mesure un sys-
tème d’administration décentralisé, dans lequel les normes législatives sont appli-
quées par les administrations des États membres, cela permet de supposer que le
rôle des comités intergouvernementaux — c’est-à-dire, dans le jargon européen, la
«comitologie» — ne pourra que s’accroître au cours des années à venir.Toutefois,la
façon dont ces comités fonctionnent risque de poser divers problèmes de légitimi-
té. Tout d’abord, ce système est d’une remarquable opacité. Pour un public non
averti, il est quasi impossible de savoir qui fait quoi et comment. Ce manque de
transparence risque de saper l’autorité des décisions de la Communauté: les ci-
toyens pourraient avoir du mal à accepter des décisions reposant sur des recom-
mandations émanant d’organes obscurs,dont la composition et le fonctionnement
demeurent enveloppés de mystère. En second lieu, il n’est pas certain que le pres-
tige social des membres de ces comités soit suffisant pour garantir le respect de
leurs décisions. Alors que des experts scientifiques peuvent tirer une partie de leur
autorité de leurs connaissances techniques, les bureaucrates font l’objet d’une dé-
fiance généralisée dans les pays européens. En troisième lieu, le peu que nous sa-
vons de la façon dont fonctionne la comitologie risque également de devenir
source d’inquiétude.La convergence des préoccupations,des intérêts et du langage
parmi les experts,convergence qui semble être une caractéristique distinctive de la
comitologie, permet visiblement à ce système de fonctionner à peu près sans à-
coups16.Toutefois, alors que ce consensus apparaît positif du point de vue de l’effi-
cacité, il risque aussi de nuire à la légitimité du système, dans la mesure où il peut
facilement être décrit comme un exemple de plus de la façon dont le pouvoir
échoit à un cercle réduit de l’élite. Le danger de collusion est bien réel: les experts
peuvent-ils être considérés comme neutres dans des domaines où la recherche est
largement financée par l’industrie? Pouvons-nous raisonnablement supposer qu’ils
ne seront pas influencés par leur origine nationale? La crise de l’ESB a montré que
de telles interrogations étaient loin de relever du simple domaine de la fantaisie.Si
nous voulons, à des fins de légitimité, affermir les bases de la comitologie, il nous
faut donc aborder franchement ces questions.
15
Dehousse, «European Institutional Architecture after Amsterdam: Parliamentary System or Regulatory
Structure?», CML Rev.,1998, p. 595-627; Ludlow, Preparing Europe for the 21st Century:The Amsterdam Council
and Beyond, CEPS, Bruxelles, 1997.
16
Joerges et Neyer, «From Intergovernmental Bargaining to Deliberative Political Processes:The Constitutio-
nalisation of Comitology», European Law Journal 3, 1997, p.255-272.
17
J’utilise ici,sous une forme légèrement adaptée,une terminologie empruntée à Baldwin,Rules and Govern-
ment, Clarendon Press, Oxford, 1995, p.41-45.
194 Renaud Dehousse
— L’approche privilégiant les experts insiste sur le fait que, en raison de leur carac-
tère technique,de nombreuses décisions ne peuvent être prises par le corps lé-
gislatif: l’avis d’experts est alors nécessaire pour juger des avantages respectifs
des choix en présence, et une marge de manœuvre suffisante doit leur être ac-
cordée.
Il ne s’agit pas ici de prendre parti pour l’un ou l’autre de ces modèles, mais
bien plutôt de chercher à savoir dans quelle mesure ils correspondent à la spécifi-
cité du processus de décision communautaire. Afin d’organiser cette discussion, je
prendrai comme point de départ les limites d’une approche qui privilégierait ex-
clusivement le modèle de l’«expertise».Associer des experts aux divers échelons du
processus de décision est sans aucun doute nécessaire, en particulier lorsque les
choix à effectuer revêtent une dimension technique. L’une des retombées impor-
tantes de l’existence de la comitologie européenne est sans aucun doute la possi-
bilité de disposer d’un savoir d’expert particulièrement utile. On pourrait même
avancer que la qualité des discussions menées entre les experts n’a pas pour seul
effet de contribuer à la qualité du processus réglementaire,mais aussi à sa légitimi-
té,ainsi que l’ont suggéré Joerges et Neyer18.Cela n’est toutefois pas suffisant:d’une
part, il n’existe aucune garantie que ces discussions d’experts vont exclusivement
viser à l’intérêt général — toutes sortes de considérations, allant de la conception
qu’ont les experts des intérêts de leur pays à d’éventuels liens avec l’industrie qu’ils
sont supposés réglementer, peuvent influer sur les positions qui seront les leurs au
sein des comités. En outre, et même en supposant que leur attitude s’inspire de
préoccupations totalement désintéressées, cela suffirait-il à assurer la légitimité de
leurs décisions? Je ne le pense pas: en une époque de défiance généralisée à l’en-
contre des technocrates, quels qu’ils soient, accorder carte blanche aux experts est
vraisemblablement voué à l’impopularité. Qu’ils aient tort ou raison, les profanes
peuvent eux aussi avoir un point de vue sur les décisions à prendre et insister pour
que celui-ci soit pris en compte.Un certain contrôle sur les actes de ces experts est
par conséquent nécessaire.
Notre réflexion devra donc privilégier les autres approches. Divers avatars
du modèle du «mandat législatif» ou de celui de la «responsabilité» ont été invo-
qués par ceux qui soutiennent que le Parlement européen,fort aujourd’hui de son
statut de colégislateur dans de nombreux domaines, devrait disposer de compé-
tences accrues en matière de législation secondaire. Mais ces deux types d’argu-
mentation s’inscrivent dans une même perspective, supranationale: le Parlement
européen, en tant qu’institution la plus représentative du peuple européen dans
son ensemble, devrait jouer un rôle accru en exerçant un contrôle sur la comito-
logie. Inversement, comme nous l’indiquions plus haut, le modèle «procédural»
s’inspire d’une vision radicalement différente de la légitimité, en proposant l’ou-
verture de la comitologie aux représentants de tous les groupes d’intérêt affectés
par ses décisions. C’est sur ces deux approches que nous allons maintenant suc-
cessivement nous pencher.
18
Voir plus haut note 16.
196 Renaud Dehousse
19
Lowi, The End of Liberalism, 2e édition, Norton, New York, 1979.
20
Bradley, «The European Parliament and Comitology: On the Road to Nowhere?», European Law Journal 3,
1997, p.230-254.
21
Affaire 25/70, Köster, Recueil 1970, p.234 (R 1161).
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 197
22
Même si la Cour de justice a récemment rendu un arrêt contraire, tout au moins en ce qui concerne l’ac-
cès aux documents des comités.Voir l’arrêt du 19 juillet 1999 dans l’affaire T-188/97, Rothmans Internatio-
nal BV/Commission (non encore publiée).
23
Bradley, voir plus haut note 20, p. 237; Corbett et al., The European Parliament,3e édition, Catermill, Londres,
1995, p.55-254.
24
Décision du Conseil du 28 juin 1999 fixant les modalités de l’exercice des compétences d’exécution confé-
rées à la Commission (JO L 184 du 17.7.1999, p.23).
198 Renaud Dehousse
25
Bradley, voir plus haut note 20, p.234.
26
Se reporter à l’analyse d’Eichener, Social Dumping or Innovative Regulation? Process and Outcomes of Euro-
pean Decision-Making in the Sector of Health and Safety at Work Harmonization, EUI Working Papers SPS
92/28, Institut universitaire européen, Florence.
27
Landfried, «Beyond Technocratic Governance: The Case of Biotechnology», European Law Journal 3, 1997,
p.253-272.
28
Article 5.5 de la décision du Conseil du 28 juin 1999 (voir plus haut note 24).
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 199
29
Mény, The People,The Elites and the Populist Challenge, Jean Monnet Chair Papers RSC n° 98/47, Institut uni-
versitaire européen, Florence.
30
Weiler, «Does Europe need a Constitution? Reflections on Demos,Telos and the German Maastricht Deci-
sion», European Law Journal 1, 1995, p.219-258.
200 Renaud Dehousse
La perspective de la procédure:transparence,
ouverture et participation
J’ai soutenu jusqu’à présent que plusieurs des approches traditionnellement
adoptées pour légitimer la législation secondaire étaient inadaptées aux besoins
propres à la comitologie.S’en remettre au modèle de l’expertise ne suffit plus dans
un monde où la technocratie est devenue l’objet d’une défiance considérable. Les
mandats législatifs ne sont pas toujours suffisamment clairs, compte tenu de l’im-
possibilité de fixer systématiquement des normes et des objectifs précis. Bien que
davantage prometteuse, une approche faisant fond sur le contrôle parlementaire
de décisions d’experts est encore loin d’être satisfaisante,dans la mesure où le Par-
lement européen ne peut prétendre représenter tous les intérêts — qu’ils soient
nationaux, locaux ou sectoriels — qui coexistent au sein de l’Union européenne.
D’autres techniques devraient par conséquent être envisagées pour renforcer les
fondements de la légitimité du gouvernement de l’Europe.
Compte tenu de ce qui vient d’être dit sur l’écart croissant entre les citoyens et
les gouvernants en Europe,l’une de ces techniques pourrait consister à permettre à
toutes les parties concernées par des décisions de la comitologie d’exprimer leurs
préoccupations devant les comités compétents.L’avantage qui résulterait d’une telle
approche serait double:d’une part,un dialogue poussé avec les divers segments de la
société civile contribuerait à remédier à certaines insuffisances de la démocratie
représentative à l’échelon européen,en permettant à ceux qui le souhaitent d’expri-
mer leur avis au cours du processus de décision31.La légitimité des décisions adoptées
par les organes européens en sortirait probablement renforcée: empiriquement,
divers éléments tendent à montrer que des décisions émanant d’organes publics
(même lorsqu’il ne s’agit pas d’organes représentatifs,comme des tribunaux) sont plus
facilement acceptées lorsqu’elles semblent avoir été prises selon des procédures régu-
lières32.D’autre part,une plusgrande ouverture du processusde décision permettrait de
sensibiliser davantage l’opinion publique aux questions abordées à l’échelon européen,
favorisant ainsi l’apparition d’une sphère publique véritablement paneuropéenne.
31
Voir Curtin, «Civil Society and the European Union: Opening Spaces for Deliberative Democracy», Collected
Courses of the Academy of European Law,1998.
32
Tyler, Why people obey the Law, Yale University Press, New Haven, 1990.
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 201
33
Voir,par exemple,Vos,«The Rise of Committees»,European Law Journal 3,1997,p.210-213;Falke,«Comitolo-
gy and Other Committees: A preliminary Empirical Assessment», dans Pendler, R. H., et Schaefer, G. F., Sha-
ping European Law and Policy:The Role of Committees and Comitology in the Political Process, Maastricht,1996,
117-165, p.136-137.
34
Bradley, voir plus haut note 20, p.242.
35
Voir,par exemple,la version consolidée,établie par la Commission,du règlement du comité permanent des
denrées alimentaires (doc.III/3939/9383/260/90-FR du 11 mai 1993).
36
Décision de la Commission 75/420/CEE du 26 juin 1975 (JO L 182 du 12.7.1975, p. 35), modifiée par la dé-
cision de la Commission 78/758/CEE (JO L 251 du 14.9.1978, p. 18). Se reporter à l’analyse de Vos, «Institu-
tional Frameworks of Community Health and Safety Regulation:Committees,Agencies and Private Bodies»,
PhD Thesis, Florence, 1997, p.54-152.
37
Il serait possible,pour ce faire,d’exploiter le potentiel d’Internet.Voir à cet égard les propositions avancées
par Weiler, Joseph, «The European Union belongs to its citizens: three immodest proposals»,European Law
Review 22, 1997, p.150 et 153.
202 Renaud Dehousse
38
Schwarze, European Administrative Law, Sweet & Maxwell, Londres, 1992; Harlow, «Codification of EC Admi-
nistrative Procedures Fitting the Foot to the Shoe or the Shoe to the Foot?», European Law Journal 2, 1996,
p.3-25.
39
Voir,par exemple,l’affaire C-269/90,Hauptzollamt München/Technische Universität München,Recueil 1991,
p. I-5469; l’affaire T-364/94, France Aviation/Commission, Recueil 1995, p. II-2845; les observations de Nehl,
Procedures Principles of Good Administration in Community Law, LLM Thesis, Institut universitaire européen,
Florence, 1997.
40
Décision du Conseil du 28 juin 1999 fixant les modalités de l’exercice des compétences d’exécution confé-
rées à la Commission (JO L 184 du 17.7.1999, p.23).
41
Article 7, paragraphe 1.
42
Article 7, paragraphe 2.
43
Voir, par exemple, les affaires jointes T-105/95, WWF/Commission, Recueil 1997, p. II-313, Svenska Jornan-
listförbundet/Conseil, Recueil 1998, p. II-2289; l’arrêt du 19 juillet 1999 dans l’affaire T-188/97, Rothmans In-
ternational BV/Commission (non encore publiée); l’arrêt du 19 juillet 1999 dans l’affaire T-14/98,
Hautala/Conseil (non encore publiée).
44
Arrêt du 19 juillet 1999 dans l’affaire T-188/97, Rothmans International BV/Commission (non encore pu-
bliée) (voir § 62).
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 203
45
Article 7.4 de la décision-cadre.
46
On trouvera un plaidoyer similaire chez Craig, «Democracy and Rule-making within the EC: An Empirical
and Normative Assessment»,European Law Journal 3, 1997, p.105-130.
204 Renaud Dehousse
présent qu’il apparaît clairement que les décisions prises à l’échelon européen in-
fluent de façon si variée sur la vie des citoyens, une légitimation en fonction des ré-
sultats est devenue insuffisante.Le peuple n’accepte plus que seule compte la qua-
lité des décisions:il veut avoir son mot à dire dans les choix politiques qui affectent
sa vie. C’est pourquoi les plaidoyers en faveur d’une approche privilégiant l’inter-
vention en amont se sont progressivement faits plus pressants. Toutefois, ceux-ci
s’inspirent souvent d’une vision idéalisée, rousseauiste de la démocratie parlemen-
taire, dans laquelle les représentants du peuple serviraient les intérêts collectifs du
corps politique en les exprimant sous forme d’actes législatifs.Cette conception de
la démocratie est si profondément ancrée dans la culture politique de l’Europe oc-
cidentale que les deux camps antagonistes y adhèrent l’un et l’autre, qu’il s’agisse
de ceux qui se présentent comme des fédéralistes européens,prônant un renforce-
ment des compétences du Parlement européen, ou des souverainistes et euro-
sceptiques de toute nature,pour lesquels il n’existe aucune démocratie véritable en
dehors des parlements nationaux.
Cette voie est semée d’embûches. Elle repose sur une vision mécaniste de
l’exercice du pouvoir politique,dans lequel,à l’image d’une courroie de transmission,
les électeurs contrôleraient le parlement et le parlement l’exécutif, ce dernier étant
supposé contrôler lui-même l’administration.Dans la réalité,la situation tend à être
beaucoup plus complexe.Chacun des maillons de la chaîne sécrète ses propres inté-
rêts et risque de tomber lui-même dans le champ d’attraction de certains intérêts
particuliers.En outre,le corps souverain supposé être représenté,à savoir le peuple,
est loin d’être une entité homogène: au-delà de cette abstraction commode se
trouve une constellation complexe d’intérêts et de préférences conflictuels,difficiles
à concilier.Ces problèmes structurels,qui sapent le bon fonctionnement de la démo-
cratie représentative à l’échelon national, sont encore magnifiés à l’échelon euro-
péen.La taille seule de ce corps politique affecte la représentativité de ses organes
dirigeants:une assemblée de quelque six cents membres ne saurait refléter tous les
intérêts coexistant au sein d’un corps politique de plus de 400 millions d’habitants.Plus
la chaîne de commandement s’allonge,plus les liens entre gouvernants et gouvernés
tendent à se distendre.Prenons par exemple la place des citoyens vis-à-vis des deux
institutions dominantes de l’Union européenne:le Conseil européen est constitué de
seize membres,dont quatorze échappent à leur contrôle:ils n’ont aucune influence ni
sur leur nomination, ni sur leur destitution. Quant à la Commission européenne,
même si le Parlement européen exerce à présent sur sa destinée un contrôle sans
commune mesure avec celui qu’il exerçait par le passé, elle incarne un compromis
complexe entre des tendances partisanes et l’origine nationale des commissaires,ne
permettant que difficilement aux citoyens de s’identifier à cette institution. Enfin,
l’existence de multiples veto, et ce à divers niveaux, rend pratiquement impossible
d’assigner à un organe unique la responsabilité de la plupart des décisions,affaiblis-
sant ainsi la responsabilité démocratique47.Tous ces éléments sont sans aucun doute
nécessaires pour protéger le caractère consensuel du processus de décision,qui re-
présente une caractéristique constitutionnelle aussi déterminante dans l’UE que
dans n’importe quelle communauté polycentrique. Ils n’en rendent pas moins illu-
47
Ce dernier point est développé chez Scharpf, voir plus haut note 5, p.75-270.
Les institutions européennes en quête de légitimité:nécessité d’une approche … 205
soire d’espérer que la démocratie représentative suffira à conférer aux institutions eu-
ropéennes toute la légitimité dont elles ont besoin.Comme l’a montré Robert Dahl,
un changement d’échelle du corps politique affecte inévitablement la façon dont un
système politique démocratique doit répondre aux préférences de ses citoyens: il
faut rechercher de nouveaux modèles48.
Nous avons plaidé dans le présent document en faveur d’une approche ra-
dicalement différente. Adoptant une perspective résolument inductive, nous
sommes partis de l’importance croissante de la phase postlégislative dans l’exercice
du pouvoir politique et des difficultés rencontrées par les parlements pour évi-
ter d’être distancés par des processus de décision complexes, qui soulèvent sou-
vent des questions techniques délicates.D’aucuns pourront bien sûr déplorer cette
évolution,mais il faut prendre acte d’évolutions structurelles de cette ampleur,plu-
tôt que s’appesantir sur une vision romantique appartenant au passé. C’est ainsi
que nous soutenons que l’approche qui a jusqu’à présent dominé le débat sur la lé-
gitimité des institutions européennes, privilégiant les interventions en amont des
processus de décision, doit être complétée par une approche davantage tournée
vers la procédure,dans laquelle les citoyens concernés auraient voix au chapitre lors
de la phase postlégislative, administrative. Contrairement à d’autres approches,
celle-ci attache moins d’importance à la qualité des intrants qui convergent vers les
décideurs (vote des citoyens, mandats législatifs) qu’à la régularité des procédures
de décision:ce qui compte n’est pas que la décision finale puisse être formellement
rapportée à la volonté du corps des citoyens, mais plutôt que ceux qui le souhai-
tent puissent avoir la possibilité d’exprimer leur point de vue. Non seulement une
telle approche, avec l’accent qu’elle met sur la transparence, l’ouverture et la parti-
cipation, apparaîtrait-elle davantage en phase avec l’évolution de la conduite des
affaires européennes, mais encore pourrait-elle contribuer à informer les citoyens
des questions abordées à l’échelon européen, facilitant ainsi l’émergence d’un dé-
bat public,élément essentiel de la démocratie aussi bien dans un système transna-
tional que dans un système national.
48
«A Democratic Dilemma: System Effectiveness versus Citizen Participation», Political Sciences Quarterly 109,
1994, p.23-34.
La procéduralisation dans le droit
européen — Propositions
institutionnelles
Olivier de Schutter
1
Il s’agit du séminaire organisé par la cellule de prospective de la Commission européenne avec le Centre
de philosophie du droit qui, de la fin de 1995 à octobre 1997, moment où ce texte a été présenté, a réuni
des chercheurs universitaires et des fonctionnaires de la Commission européenne autour de la question
des mutations de l’art de gouverner dans l’Union européenne. Les travaux du séminaire ont porté essen-
tiellement sur l’évolution du rôle de la Commission européenne.Le rapport aborde cependant,également,
la contribution que pourrait apporter la Cour de justice des Communautés européennes à la procédurali-
sation du droit communautaire.
208 Olivier de Schutter
pied de l’État providence2. La crise de celui-ci est une crise de sa rationalité même
puisque, menaçant parfois l’autonomie de l’individu, l’État providence a surtout ré-
vélé des dysfonctionnements massifs,une incapacité à résoudre une partie des pro-
blèmes qui avaient d’abord conduit à l’instituer, et surtout, aujourd’hui où il doit
changer,une extrême rigidité,dissuadant toute tentative de réforme structurelle.La
dérégulation a paru, un moment, constituer une issue. Depuis dix ans, elle aussi
montre ses limites: la confiance placée dans l’initiative privée et dans la concur-
rence des agents économiques a causé de l’exclusion à une échelle à présent
massive, tandis que la croissance économique prend une forme spéculative. Le
déplacement des paradigmes de la science économique elle-même atteste cet
épuisement,puisque,aux thèses néoclassiques,viennent à présent se substituer les
thèses de l’école de la régulation et celles de l’analyse économique des conven-
tions, qui ont en commun de contester l’autonomie de la discipline économique.
Telle est la situation où nous sommes.Sur le plan de l’État comme sur le plan
de l’Union, les modèles classiques paraissent tous, l’un après l’autre, avoir laissé voir
2
La mise sur pied de celui-ci,après les crises du premier tiers du siècle puis pendant l’après-guerre,peut être
analysée dans les termes d’une resocialisation de l’économie, c’est-à-dire comme un abandon de la
croyance que le système économique est doué d’une capacité de régulation interne, qui doit être placée
à l’abri de toute forme d’intervention.Voir Polanyi,K.,La grande transformation:aux origines politiques et éco-
nomiques de notre temps, trad.fr.C.Malamoud, Paris, Gallimard, 1988 (orig.1944).
3
Voir Snyder, F., «The Effectiveness of European Community Law: Institutions, Processes, Tools and Tech-
niques», MLR, 1993, p.19-54.
4
Dehousse,R.,«Regulation by Networks in the European Community:The Role of European Agencies»,Eur.J.
of Public Policy, 1997.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 209
leurs faiblesses. Cet épuisement nous surprend, démunis, face aux questions nou-
velles à résoudre.Il place l’action publique face à un scepticisme généralisé.Or,l’hy-
pothèse du séminaire est que,d’une meilleure compréhension de la crise du savoir
que manifeste l’échec des modèles existants d’intervention publique — en son cœur
en effet,cet échec résulte d’une crise de la rationalité qui oriente ces modèles —,un
sursaut d’imagination institutionnelle peut résulter. Il s’agit en effet de réfléchir sur
des modes de gouverner qui,plutôt que de les nier,prennent acte de la complexité
sociale et de l’insuffisance du savoir expert qui en résulte, de la prégnance des cul-
tures administratives nationales,de la nécessité pour la norme de se réviser en per-
manence,de l’importance d’une application contextualisée:en définitive,il s’agit de
traduire,sur le plan d’une réforme des dispositifs institutionnels,le diagnostic auquel
conduit le constat de l’échec des formes classiques de régulation.Là se situe notre
souci d’associer à l’élaboration de la norme et à la surveillance de son respect,comme
à l’évaluation permanente de ses effets et,le cas échéant à sa révision,l’ensemble des
parties intéressées au champ réglé par la norme: c’est parce que l’accentuation de
cette participation à la norme et de la révisabilité de celle-ci rompent avec l’idée que
serait adéquate la norme arrêtée unilatéralement au départ d’un savoir expert.Là se
situe encore notre insistance sur la motivation dont la norme est accompagnée,lors
de son adoption,mais également lors de chacune de ses instances d’application:c’est
que l’exigence de cette motivation,en réponse aux questions que suscite la norme
de la part de ceux qu’elle concerne,constitue la source d’un dialogue,lequel atteste
que nul ne peut plus aujourd’hui prétendre disposer en monopole de l’objectivité re-
quise à l’adoption ou à l’application correctes de la règle.
5
Voir CJCE,arrêt du 15 octobre 1987 dans l’affaire 222/86,G.Heylens/Unectef, Recueil, p.4097:«L’efficacité du
contrôle juridictionnel,qui doit pouvoir porter sur la légalité des motifs de la décision attaquée,implique,de
manière générale,que le juge saisi puisse exiger de l’autorité compétente la communication de ces motifs.
Mais,s’agissant plus spécialement,comme en l’espèce,d’assurer la protection effective d’un droit fondamen-
tal conféré par le traité aux travailleurs de la Communauté,il convient également que ces derniers puissent
défendre ce droit dans les meilleures conditions possibles et se voient reconnaître la faculté de décider,en
pleine connaissance de cause,s’il est utile pour eux de saisir la juridiction.Il en résulte que,en pareille hypo-
thèse,l’autorité nationale compétente a l’obligation de leur faire connaître les motifs sur lesquels est fondé
son refus,soit dans la décision elle-même,soit dans une communication ultérieure faite sur leur demande».
210 Olivier de Schutter
6
Dans les domaines spécifiques du droit de la concurrence [voir l’article 3,paragraphe 2,point b),du premier
règlement d’application des articles 85 et 86 du traité: règlement (CEE) n° 17/62 du Conseil du 6 février
1962 (JO L 13 du 21.2.1962, p. 204, modifié et complété plusieurs fois ensuite)] et des opérations de
concentrations d’entreprises [voir l’article 18,paragraphes 1 et 4,du règlement (CEE) n° 4064/89 du Conseil
du 21 décembre 1989 relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises (JO L 395,p.1)],
ainsi que dans le domaine des procédures antidumping et antisubventions pour les marchandises en pro-
venance d’États tiers [voir l’article 5 du règlement (CEE) n° 3017/79 du Conseil du 20 décembre 1979 rela-
tif à la défense contre les importations qui font l’objet de dumping ou de subventions de la part de pays
non membres de la CEE (JO L 339,p.1)],le législateur communautaire a prévu la possibilité pour certaines
parties intéressées de faire part de leurs observations à la Commission lors de l’adoption par celle-ci de sa
décision.Une même exigence est déduite,dans le domaine des aides d’État,de l’article 8,paragraphe 2 (ex-
article 93, paragraphe 2) du traité CE, qui prévoit que la Commission a «mis les intéressés en demeure de
présenter leurs observations» avant de prendre une décision.Plus récemment,il semble que la Cour ait af-
firmé une pareille obligation en ce qui concerne les décisions de la Commission prises dans l’exercice de
sa mission de surveillance du respect de l’article 86 (ex-article 90) du traité, relatif aux entreprises aux-
quelles les États ont accordé des droits spéciaux ou exclusifs (CJCE,arrêt du 20 février 1997 dans l’affaire C-
107/95 P, Bundesverband der Bilanzbuchhalter e.V./Commission des Communautés européennes, Recueil).
7
Voir CJCE, arrêt du 21 novembre 1991 dans l’affaire C-269/90, Technische Universität München, Recueil, p. I-
5469 (point 14); et la lecture que la jurisprudence récente fait de cet arrêt: TPICE, arrêt du 13 décembre
1995 dans les affaires jointes T-481/93 et T-484/93, Vereniging van Exporteurs in Levende Varkens et al/ Com-
mission des CE, Recueil,p.II-2941 (points 56 et 57).
8
Un arrêt récent confirme la réticence de la Cour de justice à imposer à la Commission une obligation de
consultation à défaut d’une disposition expresse en ce sens: CJCE, arrêt du 12 décembre 1996 dans l’af-
faire C-142/95 P, Associazione agricoli della provincia di Rovigo et al/Commission des CE.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 211
9
Sur cette question, outre la directive (CEE) 95/337 du 27 juin 1985 du Conseil des Communautés euro-
péennes concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement
(JO L 175 du 5.7.1985, p. 40), voir également Lenaerts, K., «Nuclear Border Installations: A Case-Study»,
E.L.Rev., 1988, p.159.
10
Voir aussi le point 9 du protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité an-
nexé au traité instituant la Communauté européenne par le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997:il y est
notamment stipulé que la Commission devrait «excepté dans des cas d’urgence particulière ou de confi-
dentialité, procéder à de larges consultations avant de proposer des textes législatifs et publier, dans
chaque cas approprié, des documents relatifs à ces consultations».
11
À l’inverse, le contrôle de la proportionnalité de la mesure se fait purement marginal lorsqu’il est pris acte
du contexte d’incertitude dans lequel la mesure intervient. Ainsi la Cour de justice des Communautés eu-
ropéennes juge-t-elle que «s’agissant [...] de mesures économiques complexes impliquant nécessairement
212 Olivier de Schutter
un large pouvoir d’appréciation quant à leur opportunité et comportant, par ailleurs, très fréquemment
une marge d’incertitude quant à leurs effets, il suffit qu’au moment où elles sont édictées, il n’apparaisse
pas avec évidence qu’elles sont inaptes à concourir à la réalisation de l’objectif visé» (CJCE, arrêt du 7 fé-
vrier 1973 dans l’affaire 40/72,Schröder KG/République fédérale d’Allemagne, Recueil, p.125, ici p.143).
12
Ainsi par exemple, la Cour annonce les conditions auxquelles elle peut admettre une restriction à la libre
circulation des marchandises au nom de la nécessité de préserver l’indépendance économique d’un État,
où elle admet que «les produits pétroliers, par leur importance exceptionnelle comme source d’énergie
dans l’économie moderne, sont fondamentaux pour l’existence d’un État dès lors que le fonctionnement
non seulement de son économie mais surtout de ses institutions et de ses services publics essentiels et
même la survie de sa population en dépendent.Une interruption de l’approvisionnement en produits pé-
troliers et les risques qui en résultent pour l’existence d’un État peuvent dès lors gravement affecter sa sé-
curité publique que l’article 36 permet de protéger» (CJCE,arrêt du 10 juillet 1984 dans l’affaire 72/83,Cam-
pus Oil Ltd/ministère de l’industrie et de l’énergie, Recueil, p.2727, ici p.2751).
13
Sur cet aspect de notre situation actuelle,celui d’une coexistence entre des univers normatifs différenciés,
voir Walzer,M.,Spheres of Justice.A Defense of Pluralism and Equality, New York,Basic Books,1983;Boltanski L.,
et Thevenot, L.,De la justification:les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1991.
14
Pour un exposé de cette version exigeante de la proportionnalité, voir van Gerven, W., «Proportionnalité,
abus de droits, droits fondamentaux»,J.T., 1992, p.305.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 213
finies d’avance sur l’axe qu’on vient de rappeler.Elle devient purement contextuelle:
c’est en fonction des spécificités de chaque décision qui en fait l’objet que l’intensité
du contrôle va varier,car c’est seulement au regard du contexte de l’adoption de la
décision qu’on peut définir les parties que la décision est susceptible d’intéresser,
ainsi que,ces parties entendues,l’ampleur de l’obligation de motivation que leurs ob-
servations vont imposer à l’autorité chargée de l’adoption de la mesure.
15
Voir Dehousse, R., Joerges, Ch., Majone, C., Snyder, Fr., et Everson, M., «Europe After 1992. New Regulatory
Strategies», EUI Working Paper, Law, n° 92/31, Florence, 1992, p.29-31.
16
Peut-être certaines communications en constituent-elles les prémices: voir notamment la communication
du 2 décembre 1992 sur une transparence accrue dans les travaux de la Commission,JO C 63 du 5.3.1993,
p.8;la communication sur un dialogue ouvert et structuré entre la Commission et les groupes d’intérêt,JO
C 63 du 5.3.1993, p. 2; et la communication du 2 juin 1993 sur la transparence dans la Communauté, JO
C166 du 17.6.1993,p.4.La communication relative à la transparence fait suite au vœu exprimé par les États
membres qui s’exprime dans la «Déclaration relative au droit d’accès à l’information» annexée au traité sur
l’Union européenne.Le Conseil européen de Birmingham du 16 octobre 1992 avait également fait état de
la nécessité de «rendre la Communauté plus ouverte, afin qu’un débat public sur ses activités puisse avoir
lieu en toute connaissance de cause».
214 Olivier de Schutter
17
Voir l’article 20 du statut CE de la Cour de justice, figurant dans le protocole signé à Bruxelles le 17 avril
1957.
18
Voir l’article 37, 2e alinéa, du statut de la Cour de justice des Communautés européennes.
19
Voir le commentaire de Goyens, M., in: Bourgoignie,Th., (dir.),L’action collective et la défense des consomma-
teurs, Story-Scientia, Bruxelles, 1992, ici p.242-243.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 215
20
Le bénéfice d’une telle obligation imposée au juge national ne tiendrait pas seulement à la qualité de la
décision qu’il rend, c’est-à-dire à la rationalité dont cette décision peut se revendiquer. Elle constituerait
également un gain de réalisme. On sait en effet que la décision de justice, même si elle n’intervient
qu’entre les seules parties au litige, produit des conséquences au-delà de ces seules parties, notamment
lorsqu’elles sont relatives à l’étendue des obligations de certains acteurs collectifs tels que les entreprises,
syndicats ou États. La représentation devant le juge de l’ensemble des parties intéressées, et non seule-
ment des parties au litige à l’égard desquelles s’imposera l’autorité de la chose jugée,constituerait simple-
ment une manière de prendre acte de la réalité des effets que sa solution produit.
L’évolution contemporaine est dans ce sens.M.W.van Gerven attire mon attention sur un attendu du récent
arrêt du 17 juillet 1997 dans l’affaire C-334/95,(Kruger,JTDE,1997,p.159),dans lequel la Cour,interrogée par la
voie préjudicielle sur les conditions auxquelles une juridiction nationale peut ordonner le sursis à exécution
d’un acte national fondé sur un acte communautaire apparemment illégal,ne se contente pas de rappeler
que l’intérêt de la Communauté doit être pris en compte,mais encore en déduit que le juge national «doit [...]
donner la possibilité de s’exprimer à l’institution communautaire,auteur de l’acte dont la validité est mise»
(point 45),et encore décider,«conformément à ses règles de procédure,quelle est la façon la plus appropriée
de recueillir toutes les informations utiles sur l’acte communautaire en cause» (point 46).Ces attendus nous
intéressent par cela que,d’une part,ils admettent que seuls les intéressés sont en mesure de définir avec la
précision requise ce qui est leur intérêt — ainsi seul l’auteur de l’acte communautaire peut correctement
identifier l’intérêt communautaire à ce que son exécution ne se trouve pas suspendue —,et que,d’autre part,
ils suggèrent que l’autonomie procédurale reconnue aux ordres juridiques des États membres peut céder
face à l’obligation de permettre aux intéressés de s’exprimer devant la juridiction nationale.
216 Olivier de Schutter
peut impliquer dans le chef de cette institution21. Mais ce qui en a été dit jusqu’à
présent demeure très insuffisant, pour trois raisons qu’on peut immédiatement
identifier. Premièrement, partant de l’exemple des exigences qu’impose la jurispru-
dence communautaire lorsqu’une restriction est apportée à un droit fondamental
attribué par l’ordre juridique communautaire à un individu déterminé,il reste à exa-
miner quelle consultation peut s’envisager lorsque la mesure dont l’adoption est
envisagée n’est pas individuelle ou visant un nombre restreint de destinataires,mais
est générale dans ses effets, comme c’est généralement le cas des règlements ou
des directives — celles-ci n’étant formellement adressées qu’aux États,mais produi-
sant en réalité des effets quasi normatifs à l’égard d’un grand nombre de destina-
taires se trouvant sous la juridiction des États membres. Deuxièmement, les moda-
lités de la consultation, même en ce qui concerne les mesures dont le nombre de
destinataires ou le champ d’applicabilité est limité, demeurent encore imprécises.
Enfin troisièmement, ce que nous en avons dit jusqu’à présent n’a porté que sur le
moment de l’adoption de la décision, et non sur le suivi de ses effets et les éven-
tuelles révisions qu’elle peut subir.
21
L’occasion en sera peut-être fournie par la réorganisation des services de la Commission, dont la Déclara-
tion relative à l’organisation et au fonctionnement de la Commission adoptée par la Conférence d’Amsterdam
prévoit qu’elle interviendra avant l’an 2000.
22
Je ne souhaite pas alourdir le texte par une foison d’exemples: l’autorisation accordée à une opération de
concentration intéresse,outre les entreprises à qui elle bénéficie,les organisations de travailleurs de ces en-
treprises, les consommateurs des biens qu’elles fournissent, les concurrents, le réseau de distributeurs; la
décision de la Commission de ne pas entamer une procédure contre l’État qui maintient certaines législa-
tions protectrices de la santé des consommateurs intéresse non seulement cet État, mais aussi les opéra-
teurs économiques souhaitant exporter vers ses frontières, les associations de consommateurs dont l’État
a pu mal représenter les intérêts (peut-être les consommateurs préfèrent-ils, à une protection accrue, un
plus grand choix de produits à bas prix?).
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 217
23
Metcalfe, L., «Building Capacities for Integration:The Future Role of the Commission», Lecture given at the
Schuman-Seminar: «Maastricht in Maastricht, the Treaty Revisited», held at the Provincial Government
House, Maastricht, 13 May 1996.
218 Olivier de Schutter
séparation résiderait dans la qualité des rapports que noue la Commission avec l’ex-
térieur et,en particulier,dans le caractère complet et fiable des informations qui lui
sont fournies par les destinataires du droit communautaire.
Rapport entre la consultation Risque d’un biais tenant à ce Risque d’une sous-estimation
et l’adoption de réformes que les acteurs consultés ont des difficultés pratiques de
des intérêts spécifiques dans mise en œuvre de la réforme
la réforme négociée envisagée, absence de
garantie d’une collaboration
des acteurs directement
intéressés au projet de
réforme
Ces difficultés qu’on vient de mentionner ne retirent rien aux avantages qui
résultent du fait d’associer les acteurs directement intéressés aux effets de la déci-
sion. Ces avantages se manifestent du point de vue de la légitimité de la décision,
de l’attention portée aux difficultés concrètes de sa mise en œuvre,et par cela aus-
si que les intérêts propres des acteurs concernés peuvent être eux-mêmes mis en
discussion et ainsi,le cas échéant,révisés ou reformulés.En revanche,ces difficultés
incitent à réfléchir sur les modalités d’une participation des acteurs intéressés qui
permettent de surmonter la rigidité qui, on vient de le voir, peut en constituer le
prix, que cette rigidité vienne d’une définition arrêtée des intérêts représentés ou
des manipulations stratégiques dont la consultation fournit l’occasion.
Or, ces deux limites ne sont pas les seuls obstacles provoqués par une éga-
lisation active des ressources des participants à une négociation. Deux obstacles
supplémentaires doivent être signalés. Premièrement, une égalisation des res-
sources suppose de distinguer entre groupements représentatifs, suivant qu’on a
affaire, dans la terminologie mise en faveur par D. Sidjanski, entre les «groupes de
promotion», qui sont des «groupes idéologiques ou groupes qui assument la dé-
fense d’une cause», et les «groupes d’intérêt», qui sont des «organisations profes-
sionnelles, entreprises, groupes d’affaires, et sociétés multinationales»25. En effet, les
groupes d’intérêt œuvrent en faveur de leurs seuls membres, alors que le bien que
vise à obtenir le groupe de promotion bénéficie à tous, et constitue ainsi un bien
collectif auquel auront également accès ceux qui n’auront nullement contribué à
l’effort nécessaire à son acquisition:cela explique que,rapportées à l’importance de
l’intérêt dont ils assurent la défense,les ressources dont disposent les groupes d’in-
térêt sont largement plus importantes que celles dont peuvent bénéficier les
groupes de promotion26.Mais la distinction n’est pas aussi nette que la théorie des
biens collectifs nous la présente.D’une part, les groupements poursuivent toujours
plusieurs objectifs simultanément: tandis que les uns le sont en vue du bénéfice
des seuls membres du groupement ou de ceux qui participent à l’effort collectif,les
autres le sont au bénéfice de tous,comme c’est le cas de la «cause» dont le groupe
de promotion assure la défense; d’autre part, dès l’instant où un groupement est
constitué, même s’il l’est au bénéfice initial de ses seuls membres, l’intérêt collectif
qu’il représente se détache des intérêts individuels de ceux-ci,tels que les membres
l’auraient à l’origine défini en l’absence de leur mise en commun:il suffit de songer,
par exemple, à ce qu’il y a d’artificiel à n’apercevoir dans l’organisation représenta-
tive des travailleurs qu’un groupement d’intérêts constitué par ceux-ci, alors que la
plupart des avantages qu’une telle organisation négocie va à l’ensemble des tra-
vailleurs,qu’ils soient syndiqués ou non,et qu’un écart important peut exister entre
les intérêts du syndicat et ceux du travailleur individuel. La distinction entre caté-
gories de groupements, suivant qu’ils défendent des «intérêts» ou des «causes»,
constitue donc à la fois un facteur essentiel dans une politique active d’égalisation
des ressources entre les acteurs d’une négociation, et un facteur à ce point délicat
24
C’est la préoccupation exprimée par le Parlement européen, où il «rappelle que les institutions politiques
doivent respecter le principe d’indépendance des acteurs sociaux et des associations; que leur rôle n’est
pas d’en provoquer la création mais de leur offrir un cadre juridique,des capacités d’information et un ac-
cès effectif aux institutions» (résolution adoptée sur base du rapport sur la participation des citoyens et des
acteurs sociaux au système institutionnel de l’Union européenne [(A4-0338/96, PE 218.253/déf.) (ci-après:
«Rapport Herzog»), paragraphe 35].
25
Sidjanski, D., «Les groupes de pression dans la Communauté européenne», Il Politico, n° 473, 1982, p. 539-
560, ici p.540-541.
26
Voir De Schutter, O., «Les groupes de pression dans la Communauté européenne», C.H. du CRISP, n° 1398-
1399, 1993, 53 p., ici p.5-13.
222 Olivier de Schutter
à interpréter qu’on peut s’interroger sur l’utilité réelle qui peut en être tirée.C’est là
notre première difficulté.
27
Le terme «décision» est à entendre ici en un sens générique, et non au sens technique dans lequel il
figure, à côté de la directive et du règlement, à l’article 189 du traité CE.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 223
essentielle du point de vue d’une critique des idéologies.Fournit-elle la clé d’un dis-
positif institutionnel susceptible de régir la décision politique? Cela est plus dou-
teux.Deux motifs expliqueront notre scepticisme.
toute personne y ayant intérêt à faire part de ses observations à la Commission sur
la décision que celle-ci s’apprête à prendre,et à ce qu’il soit répondu aux objections
qu’elle soulève — l’adéquation de ces réponses,que doit fournir la motivation de la
décision, devant pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel. C’est là égale-
ment, nous paraît-il, l’option qu’a privilégiée le Parlement européen, dont la résolu-
tion sur la participation des citoyens et des acteurs sociaux au système institution-
nel de l’Union européenne demande l’inscription au traité d’un «principe général
proclamant le droit de tout citoyen et de toute organisation représentative à for-
muler et à faire entendre leur avis ainsi qu’à recevoir directement ou indirectement
des réponses, sans que ce droit implique pour autant une participation directe à la
prise de décision»28. L’exposé des motifs est sur ce point trop explicite pour qu’on
puisse s’abstenir de le mentionner:
Faut-il craindre que l’ouverture de la consultation soit dès lors si large qu’elle
risque de nuire à la conduite efficace de l’administration? C’est une crainte qu’a
28
Résolution adoptée sur la base du rapport Herzog, paragraphe 24. La résolution appelle un tel droit «droit
d’expression». Elle précise que ce droit «doit pouvoir être exercé sur chaque territoire auprès des institu-
tions publiques, des centres d’information communautaires, et des organisations représentatives, ainsi
qu’au sein de réseaux d’échanges internationaux».Je note simplement l’originalité qui consiste à donner à
chacun le droit de recevoir une réponse aux observations qu’il formule,non seulement des institutions pu-
bliques auxquelles il s’adresse, mais également des organisations représentatives qui, on le suppose, vont
intervenir comme porte-parole auprès des institutions communautaires en se réclamant de la défense de
son intérêt.Un tel souci de garantir la démocratie interne au sein des organisations représentatives mérite
d’être salué. Il ne fait que confirmer, en même temps, la difficulté de concevoir la «consultation» sous la
forme à laquelle incite l’éthique de la discussion, si elle réunit des personnes s’exprimant pour les organi-
sations représentatives auxquelles elles appartiennent.
29
Rapport Herzog, p.11.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 225
30
Voir les conclusions de M. l’avocat général Warner préc. CJCE, arrêt du 29 mars 1979 dans l’affaire 113/77,
NTN Toyo/Conseil, Recueil, p. 1185, ici p. 1262 («…il ne fait aucun doute que le droit d’être entendu est su-
bordonné à la réserve générale qu’il doit être compatible avec les exigences d’une administration effi-
cace»); CJCE, arrêt du 16 mai 1984 dans l’affaire 9/83, Eisen und Metall AG /Commission, Recueil, p. 2071, ici
p. 2086 [à propos de l’article 36 du traité CECA, qui impose à la Commission de «mettre l’intéressé en me-
sure de présenter ses observations» avant l’adoption de sanctions, la Cour juge que cette obligation «ne
peut être entendue en ce sens qu’elle imposerait à la Commission d’avancer ses contre-arguments à
l’égard des moyens de défense présentés par l’intéressé. La garantie des droits de la défense est assurée
par cet article en donnant à l’intéressé la possibilité de présenter ses moyens. On ne peut pas exiger que
la Commission réponde à ces moyens ou effectue des enquêtes supplémentaires ou procède à l’audition
de témoins indiqués par l’intéressé, lorsqu’elle estime que l’instruction de l’affaire a été suffisante. Cela ris-
querait en effet de trop alourdir et prolonger la procédure en constatation d’une infraction» (point 32)].
31
C’est là, on le sait, ce que la jurisprudence communautaire elle-même admet.Voir par exemple CJCE, arrêt
du 25 octobre 1977 dans l’affaire 26/76, Metro/Commission, Recueil, p. 1875; CJCE, arrêt du 4 octobre 1983
dans l’affaire 191/82, Fédération de l’industrie et de l’huilerie de la CEE (FEDIOL)/Commission des CE, Recueil,
p.2913,ici p.2935 (point 29);TPICE,arrêt du 18 mai 1994 dans l’affaire T-37/92,BEUC et NCC/Commission des
CE, Recueil, p.II-285, ici p.II-307 (point 36).
32
CJCE, arrêt du 11 mars 1980 dans l’affaire 104/79, Foglia/Novello («Foglia I»), Recueil, p. 745; CJCE, arrêt du
16 décembre 1981 dans l’affaire 244/80,Foglia/Novello («Foglia II»), Recueil,p.3045.
33
Voir par exemple Alexander,W., «La recevabilité des renvois préjudiciels dans la perspective de la réforme
institutionnelle de 1996»,CDE, 1995, p.561, ici p.574.
226 Olivier de Schutter
34
Rapport Herzog, p.13.
35
Sur cette distinction, voir le Petit guide de l’évaluation des politiques publiques, Conseil scientifique de l’éva-
luation (France) (ci-après:«Guide du CSE»), mars 1996, p.12.
36
Ces paragraphes prennent appui sur la discussion introduite par la présentation de B.Perret à la cellule de
prospective de la Commission européenne, le 27 mars 1996.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 227
37
Voir le guide du CSE, qui contraste l’évaluation «managériale», «qui cherche à rendre plus efficiente la ges-
tion publique» et l’évaluation «démocratique» «qui a pour ambition d’accroître la qualité et la transparence
du débat public» (p.5).Le guide consteste la pertinence de cette opposition,cependant,en constatant que
les évaluations réussies «remplissent une pluralité de fonctions».Mais notre analyse encourage également
une telle pluralisation, c’est-à-dire l’abandon d’une perspective d’évaluation tournée exclusivement vers
l’analyse coûts-bénéfices.
228 Olivier de Schutter
3) D’une évaluation qui porte sur la politique publique, en effet, quel qu’en soit
d’ailleurs le raffinement, on passe à la possibilité d’une métaévaluation, c’est-à-
dire d’une évaluation au second degré qui évalue l’exercice d’évaluation lui-
même. Plusieurs facteurs justifient l’ajout de ce niveau dans l’évaluation des
politiques publiques.
38
Guide CSE, p.50.
39
L’«effet Hawthorne» n’est pas ici seul en cause.Il se peut également que l’expérience ne réussisse qu’en rai-
son de ce que l’environnement est prêt à récompenser l’innovation, ou qu’elle constitue une exception
dans un environnement global moins performant.
40
C’est là un phénomène bien connu des sciences sociales:Voir par exemple Elster, J.,Solomonic Judgements.
Studies in the Limitations of Rationality,Cambridge Univ.Press,Cambridge,1989,rééd.1992,p.184-187;Livet,
P., La Communauté virtuelle.Action et communication, Paris, L’éclat, 1994, p.215-220.
41
Guide CSE, p.14.
42
Guide CSE, p.5.
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 229
objectif, si l’ensemble des acteurs intéressés à la politique en cause s’y trouvent as-
sociés [concepteurs, exécutants, acteurs de terrain, destinataires finaux (public)].
43
Le guide CSE introduit à la technique de l’évaluation en notant que «Le contrôle et l’audit se réfèrent à des
normes internes au système analysé (règles comptables, juridiques, ou normes fonctionnelles), tandis que
l’évaluation essaie d’appréhender d’un point de vue principalement externe les effets et/ou la valeur de
l’action considérée» (p.4).Mais le singulier est ici trompeur:il y a une hétérogénéité des points de vue ex-
ternes, dont aucun n’a de titre exclusif à l’évaluation «correcte».
44
Dehousse,R.,«Regulation by Networks in the European Community:The Role of European Agencies»,précité.
45
Voir notamment dans Kreher,A.,(ed.),The New European Agencies, EUI Working Paper RSC n° 96/49,ainsi que
les contributions de J.-CL. Cambaldieu sur l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (marques,
dessins et modèles) (p. 49-63), de G. Estievenart sur l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies
(p. 15-21), et de D. Jimenez-Beltran sur l’agence européenne pour l’environnement (p. 29-41). Ces travaux
sont cités et commentés dans l’article précité de R.Dehousse.
230 Olivier de Schutter
46
CJCE, arrêt du 13 juin 1958 dans l’affaire 9/56, Meroni/Haute Autorité, Recueil, p. 11, ici p. 43-44. Les conclu-
sions rendues par l’avocat général K. Roemer dans cette affaire sont éclairantes sur les craintes exprimées
par la Cour quant au «déplacement de responsabilité» que risque de provoquer la délégation de pouvoirs
à des groupements.Selon M.Roemer, il s’impose «que les garanties de protection juridique prévues par le
traité continuent à exister même en cas de délégation.Font partie de ces garanties les règles relatives à la
publication et à l’exposé des motifs des décisions ainsi que les dispositions relatives aux actions devant la
Cour.La Haute Autorité ne peut pas écarter ces garanties en laissant à des organismes délégués le soin de
prendre à sa place les décisions qu’il lui appartient de prendre. Au contraire, les décisions de ces groupe-
ments devraient être assimilées aux décisions de la Haute Autorité ou bien celle-ci devrait prendre elle-
même les véritables décisions, l’activité auxiliaire préparatoire et les mesures d’exécution purement tech-
niques étant mises à part» (Recueil, p.114).
La procéduralisation dans le droit européen — Propositions institutionnelles 231
Dans notre contexte, on peut prendre appui sur cette jurisprudence à deux
fins différentes: soit on en déduit que, si la délégation de certaines responsabilités
aux agences européennes excèdent les bornes qu’impose la jurisprudence com-
munautaire, la Cour de justice des Communautés européennes a les moyens de la
censurer: étant ainsi circonscrite, cette délégation ne saurait avoir pour consé-
quence le danger — que la Commission européenne n’assume pas pleinement ses
responsabilités — qu’on aperçoit souvent en elle; soit, à l’inverse, on considère que
le danger mis en avant par l’arrêt Meroni ne disparaît pas pleinement du fait de la
protection qu’offre cette jurisprudence contre une délégation de pouvoirs qui ne
porterait pas uniquement sur des tâches d’exécution ou d’information,ou qui n’of-
frirait pas les mêmes garanties aux destinataires des actes communautaires.
47
Voir notamment, classant en trois catégories les comités créés autour de la Commission, la décision
87/373/CEE du Conseil du 13 juillet 1987 fixant les modalités de l’exercice des compétences d’exécution
conférées à la Commission, JO L 179 du 18.7.1987, p.33.Pour la situation antérieure à la décision «comito-
logie» du 13 juillet 1987, voir notamment Ayral, V., «Essai de classification des groupes et comités», RMC,
1975, p. 330; «Comités fonctionnant auprès du Conseil ou de la Commission», Bull.CE, Suppl. 2/1980; et la
communication de la Commission du 12 mars 1983, doc. COM(83) 116 final, Bull.CE, 3/1983, p. 83. En doc-
trine, voir sur la décision «comitologie», Ehlermann, Cl.-D., «Compétences d’exécution conférées à la Com-
mission,la nouvelle décision-cadre du Conseil», RMC, 1988,p.232;et Blumann,C.,«Le pouvoir exécutif de la
Commission à la lumière de l’Acte unique européen»,RTDE, 1988,p.23.La Conférence d’Amsterdam a invi-
té la Commission à présenter au Conseil, avant la fin de 1998, une proposition de modification de la déci-
sion du 13 juillet 1987.
Formation d’une société civile
européenne et ouverture du système
institutionnel
Philippe Herzog
société. Or celle-ci n’existe pas encore. Dans le même sens, le sociologue Domi-
nique Wolton a montré avec lucidité que les dirigeants porteurs de l’idée d’union
politique sous-estiment la révolution mentale qu’elle implique. Elle suppose no-
tamment un projet culturel, or les États et les institutions de l’Union récusent tou-
jours cet objectif. Faut-il encore répéter les enseignements d’Hannah Arendt et de
Paul Ricœur:tout système institutionnel de «pouvoir» qui ne reposerait pas sur une
société consciente de son identité et animée du vouloir vivre ensemble, serait bâti
sur du sable. «L’autorité» du personnel politique n’est qu’«augmentation» de la
force de la société, et la politique est la force morale et active concentrée d’une
société. Il convient donc de penser la société européenne et sa relation vivante au
système politique institutionnel si on veut vraiment associer des peuples. Former
une société, ouvrir le système institutionnel et le refonder pour qu’il soit pleine-
ment ouvert à l’implication et à la participation des citoyens et de leurs organisa-
tions:c’est un vaste programme de recherche et d’action.
Nous sommes ici confrontés à des problèmes d’ordre général compte tenu
de la mutation de la relation de la société à l’État,et d’ordre spécifique,dès lors que
la dimension transnationale de l’exercice de la politique face à la mondialisation
économique devient fondamentale.
La formation d’une société civile et celle de l’État moderne ont été totale-
ment imbriquées.D’une part,la société économique s’est séparée de la société po-
litique, d’autre part, elle lui a été liée de façon originale puisque, indique Norberto
Bobbio analysant Hegel, «la société est régulée et dirigée juridiquement... L’État de
droit différant de l’État éthico-politique»1.En fait,la société civile n’est pas créée par
cette régulation, elle lui préexiste aussi, mais elle y inscrit sa vie, tout en commen-
çant d’être capable du choix d’un système politique représentatif et de le contrôler.
Régulation et gouvernement obéissent alors à des valeurs et des engagements
portés par les individus et leurs médiateurs organisés.Or aujourd’hui,face à la révo-
lution de l’information et la mondialisation, la régulation n’apparaît ni efficace, ni
conforme aux aspirations,ni capable de fonder une cohésion.Le mouvement histo-
rique d’individuation qui se poursuit met en cause la subordination dans le travail
comme dans la cité. Alors que la protection de l’État est toujours plus exigée, la
crise de la représentation s’accentue avec une désaffection envers la politique telle
qu’elle est instituée. Enfin les organisations politiques n’assument plus correcte-
ment leur rôle de médiateurs de citoyenneté,et de ce fait sont perçues comme des
conventions pour la représentation. Alors, former une société européenne dans un
tel paysage serait une chimère? Au contraire, ce serait un levier pour mieux ré-
soudre ces problèmes en repensant l’implication citoyenne et la politique.
1
Voir «L’État et la démocratie internationale, études européennes» — Éd.Complexe, 1998, p.179.
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 235
est en fait assez conforme à l’idéal Kantien, révolutionnaire à l’époque, d’une socié-
té d’États régis par le droit et la concertation institutionnelle. Mais ce n’est pas une
communauté.Toutefois l’émergence d’acteurs transnationaux qui demandent une
régulation et qui aspirent à être des sujets politiques est patente. On la constate à
l’échelle mondiale, par exemple face aux enjeux de l’Organisation mondiale du
commerce, même si on en mesure les contradictions et les limites. Et plus encore
dans l’Union européenne, où le dialogue social et civil amorcé et la création d’ac-
teurs sociaux européens dépasse la seule fonction de coordination entre des orga-
nisations nationales2.
2
Concernant la Confédération européenne des syndicats, on lira avec profit l’étude de Jon Erik Dölvik:
«L’émergence d’une île? La CES, le dialogue social et l’européanisation des syndicats dans les années 90».
Institut syndical européen, 1999.
3
Voir «La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps», 1944, Éd. Galli-
mard 1983, p.320.
236 Philippe Herzog
pouvaient alors émerger, la liberté d’organiser à son gré la vie nationale allant de
pair avec une intime collaboration internationale des États. Mais à la fin du XXe
siècle nous n’en sommes pas encore là, et le défi est relancé par la formation d’un
marché mondial se voulant auto-régulateur. Certes, les États disposent de moyens
puissants pour intervenir face aux crises, et on a vu leur aptitude à gérer les krachs
boursiers de 1987 et 1998. Mais à l’évidence, de lourds problèmes socio-écono-
miques émergent à l’échelle mondiale et éclateront plus encore demain. Même si
la croissance se poursuit,ce qu’on escompte en Europe occidentale comme ailleurs
et qui n’est pas assuré, cela s’accompagnerait de tensions majeures pour l’environ-
nement et en raison d’inégalités exacerbées. Ce type de croissance n’est pas «sou-
tenable» écologiquement et socialement parlant. Or les objectifs de «développe-
ment durable» et de «cohésion sociale» inscrits dans les traités de l’Union
européenne restent essentiellement formels. Dès lors que le problème historique
est la mise en cohérence de la vie en société et du fonctionnement de l’économie,
l’implication des individus et des organisations est indispensable et elle doit gagner
force transnationale.
Bien entendu, il faut interroger la culture des acteurs tant pour l’action so-
ciale que pour l’identité et la représentation politique.Au-delà de ses fonctions tra-
ditionnelles,la société civile organisée a été conduite à s’impliquer dans les proces-
4
Voir «Rationality as a process and as a product of throught», Richard T.Ely Lecture, American Economic As-
sociation, vol.68, n° 2, 1988/1989.
5
Voir De Munck,Jean,et Lenoble,Jacques,:«Les mutations de l’art de gouverner»,mai 1996;De Munck,J.,Le-
noble, J., et Molitor, M.,: «Pour une procéduralisation de la politique sociale», Transnational Associations vol.
XLVIII, 4, 1996, p.208-239.
6
Dans cet esprit, j’ai produit différents travaux ces dernières années, notamment: «La participation des ci-
toyens et des acteurs sociaux au système institutionnel de l’Union européenne»,rapport au Parlement eu-
ropéen, octobre 1996.
«Reconstruire un pouvoir politique — Dialogue pour gouverner en partenaires»— Éd.La Découverte,1997.
«Avec l’euro, construire les relations sociales européennes», rapport de mission au gouvernement fran-
çais, juin 1998.
«Manifeste pour une démocratie européenne», Éd.de l’Atelier, 1999.
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 237
7
Op.cité, p.237.
238 Philippe Herzog
8
«Au-delà de l’emploi — Rapport pour la Commission européenne.Transformation du travail et devenir du
droit du travail en Europe».Éd.Flammarion, 1999.
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 239
concurrence. Les traités et les États écartent une politique culturelle, mais la Com-
mission, au nom du marché, engage une politique du secteur culturel.
L’Union espère que la concurrence poussera les États à réformer leurs struc-
tures.Ce qui veut dire que les choix structurels répondant à des principes éthiques
non marchands ne sont pas privilégiés.C’est ainsi que la procédure lancée à Cardiff
pour coordonner les réformes structurelles vise essentiellement à impulser les dé-
réglementations nationales jugées nécessaires pour l’achèvement du grand mar-
ché, prolongeant ainsi les biais antérieurs, et n’évalue son efficience que sous le
prisme de la compétition.
Toutes ces questions doivent être traitées dans une approche territoriale.
C’est partout où les gens vivent et travaillent que la Communauté peut prendre sens.
En retour, l’implication territoriale apporte une spécificité majeure: elle oblige de
concrétiser les voies de la coopération et de la solidarité.On évalue actuellement l’im-
pact des politiques de cohésion portées par les Fonds structurels.On se rend compte
qu’une dimension majeure de l’efficacité concerne la capacité des acteurs territo-
riaux nationaux à s’organiser pour faire face aux réalités de l’économie européenne:à
cet égard une carence de décentralisation de l’État national est un handicap.La ré-
flexion prospective sur l’après euro et sur l’élargissement laisse penser que,en raison
d’énormes inégalités, cette recherche de cohésion va devoir être puissamment
consolidée.Or l’aide par habitant qui est prévue pour les nouveaux entrants afin de
favoriser leur effort de rattrapage-développement est notoirement plus faible que
celle consentie aux membres entrés dans l’Union antérieurement;l’Union demande
unilatéralement d’assimiler tous ses acquis en leur état,au lieu de se repenser comme
un espace de coexistence solidaire de choix structurels différents.
Tous les acteurs territoriaux vont devoir consentir beaucoup plus d’efforts
face à l’impératif de compétition:peuvent-ils y parvenir par eux-mêmes? Est-ce suf-
fisant pour favoriser le sentiment d’adhésion à une Communauté? Ne faut-il pas or-
ganiser au niveau territorial des conventions sociales,des coopérations,des réseaux
de services spécifiquement européens? Le CEEP avance des réflexions en ce sens.
L’Europe très élargie perdrait toute identité et se refractionnerait si la rencontre et
le dialogue des sociétés civiles de l’Ouest et de l’Est ne se nouaient pas, y compris
pour concevoir les voies économiques et politiques de la solidarité,aujourd’hui lar-
gement écartées par les responsables politiques.
240 Philippe Herzog
Le contrôle «national» des entreprises est en question quand elles sont mul-
tinationales. Il devra être partagé: à quand un travail pour une propriété sociale
transnationale d’entreprise? Le rapport Gyllenhamar sur le dialogue et la maîtrise
des mutations laisse très peu de place aux obligations d’entreprise,et aux pouvoirs
de négociation des syndicats.L’actionnariat transnational des salariés,organisé dans
des fonds collectifs et avec une mutualisation visant à empêcher une fracture entre
les différentes catégories de salariés, pourrait être une voie originale pour l’identité
d’entreprise européenne. Or l’actionnariat salarié demeure strictement une ques-
tion nationale et ne figure pas dans les objectifs communautaires. Seule la société
civile organisée gagnant en confiance pourra lever ces tabous et établir une culture
de participation dont la finalité serait d’avancer des critères originaux d’efficacité
sociale des gestions, équilibrant les critères de rentabilité financière capitalistes.
9
Et encore n’a-t-on considéré que les sociétés anonymes, négligeant le besoin d’un statut également pour
les sociétés fermées d’associés.
Formation d’une société civile européenne et ouverture du système institutionnel 241
Encore faut-il que l’Union assume la volonté d’une entité régionale dans
l’espace mondial.Au plan commercial,l’Europe risque de se couler dans la négocia-
tion multilatérale sans consolider son propre modèle de régulation. Au plan finan-
cier — question clé —, c’est au niveau mondial que s’amorce une régulation
d’ordre prudentiel.On a le sentiment que l’ambition d’une régulation financière eu-
ropéenne spécifique est bannie. Est-ce que cette question est posée trop tard, et
déjà dépassée par la mondialisation? À tort ou à raison, nous pensons que la façon
dont va se structurer le système financier européen conditionne fondamentale-
ment l’Europe sociale, et en particulier les réponses aux besoins de financement
des conditions collectives du développement solidaire.Un plan d’action de la Com-
mission et du Conseil tend actuellement à établir des directives européennes avec
un but quasi exclusif:former un marché financier intégré,lui-même totalement ou-
vert au marché mondial. Ce plan ne fait l’objet d’aucun débat public et les acteurs
sociaux ne sont pas consultés.Il est urgent de bâtir les lieux et les méthodes du dia-
logue financier.Il n’est pas vrai qu’une régulation régionale d’intérêt commun soit a
priori impossible. La régulation prudentielle mondiale renforce actuellement la lo-
gique de la création de valeur et du capitalisme financier patrimonial. Or les re-
structurations bancaires et financières n’appellent-elles pas consultation et débat
sur les choix stratégiques? Dès lors que l’appel à l’épargne deviendra transeuro-
péen, pourra-t-on se passer de règles d’intérêt général quant à l’organisation des
fonds, leur gouvernance, le combat contre les exclusions, la mutualisation des
risques? Dès lors que de grandes manœuvres sont en cours pour former des
bourses paneuropéennes, peut-on laisser faire sans définir un ordre public pour
l’appel à l’épargne et des règles fiscales sur les revenus financiers et sur les profits
des opérateurs?
Procéduralisation substantielle
À partir de ces réflexions sur les motivations de l’implication d’une société
civile,explicitons quelques problèmes de méthode,qui interpellent la gouvernance
de l’État national et de l’Union européenne.
Ce qui manque le plus pour que les acteurs de la société civile organisée puis-
sent entrer dans des procédures de régulation,de concertation et de cogestion,c’est
un dialogue européen ascendant et interactif.Sur tous les lieux de vie et de travail,on
devrait pouvoir s’impliquer dans la vie de la Communauté.Dans cet esprit il convien-
drait de créer un droit d’expression. Pour que chaque citoyen puisse s’exprimer et
prendre des initiatives,les organisations de la société civile,l’État et l’Union partage-
raient des responsabilités explicites d’information et d’éducation,et faciliteraient l’in-
teractivité transnationale.La Commission réfléchit à une hypothèse d’agences locales
pour une décentralisation de l’administration publique européenne.Pourrait-on les
ouvrir à l’exercice d’une citoyenneté? Dans le rapport de mission que nous avons re-
mis au gouvernement français en 1998,nous préconisons des missions régionales où
les organisations de la société civile travailleraient en partenariat avec les institutions
politiques pour permettre l’accès des citoyens à l’Europe.
ment les avis et les préconisations d’organes indépendants? Les syndicats et associa-
tions devraient pouvoir, en amont de la décision, apporter une évaluation, prendre
l’initiative, et non pas seulement réagir aux schémas de la Commission.Corrélative-
ment,le dialogue entre l’institution et les acteurs ne devrait pas être organisé de fa-
çon segmentée:une confrontation directe entre les différents acteurs rend possible
un dialogue sur l’intérêt général,par delà l’expression d’intérêts spécifiques.
Aujourd’hui, des ONG et des syndicats veulent faire établir les droits fonda-
mentaux dans les traités.Élaborer des droits de l’homme universels,c’est mobiliser une
force opposable à tout État,et s’attaquer aux dimensions internationales de l’insécurité
moderne.On sait que les systèmes juridiques nationaux demeurent identitaires et écla-
tés.Mais si hier l’unification du droit était une valeur,ce n’est plus spontanément le cas
aujourd’hui.Les nations et leurs États résistent.Cette stratégie juridique du droit com-
mun est utile mais elle ne doit pas occulter d’autres enjeux,ceux des conventions et de
l’organisation des pouvoirs sans lesquels il n’y a pas de maîtrise du système écono-
mique,donc pas de perspective effective de progrès sociétal.L’articulation du dialogue
civil au dialogue social et aux enjeux de structuration de l’UEM est donc indispensable.
10
L’avis du Comité économique et social européen sur «le rôle et la contribution de la société civile organi-
sée dans la construction européenne», rapporteur Mme Sigmund, se prononce dans le même sens.
246 Philippe Herzog
Est-ce possible? Essayons. Il est dit dans l’Évangile: «Le vent souffle où il
veut».L’homme peut exercer sa liberté et trouver son chemin.Et le poète René Char
nous y encourage:«Va vers ton risque.À te regarder, il s’habitueront».
Le principe de subsidiarité active —
Concilier unité et diversité
Pierre Calame
Résumé
La «subsidiarité active» est une philosophie et une pratique de la gouver-
nance qui part d’une nécessité essentielle du monde moderne: concilier l’unité et
la diversité.
Pour le jacobin, l’unité est première. La nation, une et indivisible, est le seul
corps politique légitime. La souveraineté est au peuple. L’égalité est la règle. Elle
248 Pierre Calame
s’exprime concrètement par l’uniformité pour ainsi dire géométrique des formes de
l’action publique sur tout le territoire. Mais, de ce fait, l’action publique est par es-
sence normalisée, compartimentée et s’adresse à des «individus» pris isolément,
tour à tour citoyens,administrés,bénéficiaires,usagers.Le fonctionnaire loyal est (en
principe) un fonctionnaire transparent appliquant aux citoyens les règles définies
par les élus des citoyens, réunis en assemblée nationale.
Pour les tenants de la subsidiarité, c’est au contraire la diversité qui est pre-
mière,comme est première la libre association de petits groupes liés par des idéaux
et intérêts communs.La puissance publique,son intrusion dans la vie privée des indi-
vidus et des groupes,est un mal nécessaire mais un mal qu’il faut réduire autant que
possible, aux empiétements de laquelle il faut sans cesse résister.On délègue cette
souveraineté,qui appartient de droit au peuple,à une communauté de plus en plus
large au fur et à mesure que s’imposent les nécessités de l’interdépendance.
Active aussi parce qu’on ne croit pas que les logiques des niveaux supé-
rieurs peuvent se résumer par des obligations de moyens ou des règles juridiques,
mais se traduisent à la base par une négociation permanente et des partenariats.
Active parce que l’expression des intérêts dont sont garants les «niveaux supé-
rieurs» ne se fait pas par la mise en œuvre de règles uniformes s’appliquant à
des individus isolés, mais par la formulation d’obligations de résultats.
Toute l’Europe, de l’après-guerre aux années 70, a été traversée par des dé-
bats sur l’organisation des villes. Il était clair en effet que les réseaux de transports,
les marchés fonciers, les marchés du logement ne pouvaient plus être organisés à
l’échelle territoriale de la ville préindustrielle, antérieure au développement de la
voiture. Dans un certain nombre de pays, ces questions ont été résolues après la
guerre mondiale, par des fusions de communes. Ce mouvement, qui semblait irré-
sistible dans les années 60, a rencontré une vive résistance en France où l’échelon
de la commune apparaissait dans l’esprit de tous comme celui même de la démo-
cratie locale. Quelque 36 000 communes représentent 500 000 conseillers munici-
paux, pour l’essentiel bénévoles, dont l’activité représente une trame majeure de
l’activité associative et de la citoyenneté en France. De fait, dans l’histoire française,
seuls les régimes autoritaires,en particulier le Second Empire et le régime de Vichy,
ont réussi des fusions de communes,le Second Empire créant en particulier le Paris
que nous connaissons actuellement. Or, les débats sur l’organisation des agglomé-
rations ressemblent comme deux gouttes d’eau aux débats sur l’Europe. Le pro-
blème institutionnel auquel nous avions à faire face dans le monde moderne
m’apparaissait donc comme un problème fractal: l’agencement des structures
territoriales entre elles pose des problèmes identiques depuis la toute petite
échelle jusqu’à la très grande échelle, depuis le quartier jusqu’au monde entier.
D’où l’importance d’asseoir l’agencement de ces structures sur des concepts
adaptés aux problèmes à résoudre, ce qui n’est pas le cas.Le débat traîne en France
de décennie en décennie. Beaucoup de systèmes ont été utilisés et il n’est pas
de gouvernement qui ne remette la coopération intercommunale et la réforme de
la fiscalité locale à l’ordre du jour pour les passer ensuite «comme une patate chau-
de», comme disent les latino-américains, au gouvernement suivant, faute de l’avoir
résolue. C’est qu’en effet nous nous enfermons dans une contradiction liée à de
mauvais concepts: enfermés dans une vision de la répartition des compétences,
nous avons du mal aussi bien au niveau européen qu’au niveau de l’aggloméra-
tion à concevoir le combinaison de l’action aux différents niveaux, la souverai-
neté partagée parce que nous avons le sentiment confus que cela soustrait la ges-
tion locale à une juste évaluation par les électeurs.Idée saugrenue si on songe que
les campagnes électorales de niveau local comme de niveau national passent
maintenant leur temps à «renvoyer à d’autres» — à la mondialisation, à l’Europe, à
l’État — la responsabilité de ce qui va mal pour s’adjuger la responsabilité de ce qui
va bien.
nom de l’unité du territoire et de l’égalité des citoyens devant la loi, définit des
règles au niveau national. Toujours le principe d’unité. Mais comme les territoires
sont infiniment divers, il faut bien tenir compte des vocations de chacune de leurs
parties et c’est le rôle des plans d’occupation des sols (POS) qui définissent un rè-
glement par zone. À partir de là, en apparence, tout est réglé. Règlement national
d’urbanisme plus règlement du plan d’occupation des sols semblent suffire à dé-
terminer sans équivoque ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. C’est vrai dans
80 % des cas.Mais les règlements locaux, même fins, n’arrivent pas à épuiser l’in-
finie diversité des situations, notamment parce qu’il faut aussi faire la part d’ap-
préciations qualitatives comme l’adaptation d’un projet au site. Un règlement de
zone, aussi fin soit-il, est une obligation de moyens, alors que la réalisation d’un ur-
banisme agréable est une obligation de résultats. Je dus donc constater avec les
instructeurs de permis de construire que dès lors qu’ils commençaient à se pas-
sionner pour le résultat final,ils étaient confrontés à des dilemmes fréquents.Fallait-
il autoriser? Fallait-il interdire? Le règlement nous laissait les deux possibilités.À par-
tir de 1976, nous avons progressé grâce à l’établissement d’une jurisprudence
locale. J’avais eu cette idée à la lecture des lettres de protestation que je recevais
de personnes à qui on avait refusé le permis de construire ou au contraire, de voi-
sins choqués de ce qu’on autorisait. La plupart de ces lettres portaient pour l’es-
sentiel sur l’inégalité des citoyens devant la loi. Cet argument me touchait beau-
coup. Et les gens, pour la plupart, admettent que la puissance publique s’oppose à
leur propre projet au nom de l’intérêt général,mais ne supportent pas le sentiment
de l’injustice,de l’inégalité de traitement.Un défi majeur pour l’administration est
de rendre compatible l’adaptation à l’infinie diversité des contextes (au sens
strict du terme: aucune parcelle ne ressemble à aucune autre) et l’égalité de trai-
tement des citoyens. La seule manière d’apporter une réponse satisfaisante n’est
ni de nier la diversité pour faire prévaloir l’égalité ni d’admettre l’arbitraire pour fai-
re prévaloir la diversité, mais d’élaborer une jurisprudence publique. Cette juris-
prudence a été construite par la confrontation de nos propres démarches face à la
diversité des situations. Chaque vendredi matin, je réunissais l’ensemble des per-
sonnes concernées par l’instruction du permis de construire dans les différentes
zones de l’arrondissement et nous examinions ensemble les cas «difficiles», une di-
zaine par semaine environ.Nous élaborions collectivement la décision à prendre en
veillant à rédiger la jurisprudence pour nous assurer que nous aurions la même
démarche si un cas semblable se présentait. Au cours de la première année, nous
eûmes le sentiment de ne jamais rencontrer deux fois la même situation.Mais,pro-
gressivement, une typologie des situations s’est esquissée et une certaine stabilité
a pu être vérifiée dans la manière d’aborder les problèmes. Déplacer l’égalité des
citoyens devant la loi d’une obligation uniforme de moyens à une obligation de
rigueur et d’équité dans la manière dont les agents de l’État chargés de parve-
nir à un certain résultat traitent les citoyens, voilà ce qui a été pour nous un pro-
grès essentiel.
La deuxième leçon que j’en ai tirée est l’importance, pour les grandes en-
treprises elles aussi, de gérer simultanément interdépendance et diversité.
Toute grande organisation doit respecter cette double nécessité. Les entreprises y
sont parvenues au cours de la décennie 80, de façon relativement homogène en
concentrant leurs fonctions stratégiques — la gestion du long terme, de l’argent
et du potentiel humain constitué par les cadres —, et en donnant par contre
Le principe de subsidiarité active — Concilier unité et diversité 257
une autonomie de plus en plus grande à des unités petites, «à taille humaine» se-
lon l’expression consacrée, seule échelle où est possible la mobilisation des
hommes et l’adaptation à des contextes divers et fluctuants.
Une des rencontres marquantes, celle qui, d’une certaine manière, a fondé
l’idée même de subsidiarité active, fut la rencontre de Caracas, organisée en
décembre 1991 avec le gouvernement vénézuélien. Nous avons pu réunir une
vingtaine de personnes de différents continents, toutes exerçant des responsabili-
tés politiques ou administratives publiques dans le domaine de la réhabilitation des
quartiers pauvres ou de la transformation de la «ville informelle» du tiers monde.
Réunir des gens aussi divers tenait déjà en soi de la gageure. Les contextes des
quartiers populaires sont en effet extrêmement différents d’un pays à l’autre: quoi
de commun entre un bidonville africain, un kampung indonésien, un barrio véné-
zuélien ou mexicain, une favela brésilienne ou une cité HLM de banlieue parisien-
ne? Espérer en tirer des conclusions communes semblait une gageure plus grande
encore. Et pourtant c’est bien ce qui s’est passé grâce à la dynamique même de la
rencontre. Nous avions demandé à chacun, dans le tour de table, de dire ce qui,
d’après son expérience,était le plus difficile à réussir,quels étaient les obstacles fon-
damentaux auxquels il se heurtait. Et, très vite, il apparut que ces obstacles étaient
partout les mêmes.En d’autres termes, malgré les différences de contexte, le rap-
port entre action publique et situations de pauvreté et de précarité comporte
des éléments structurels et l’échange d’expériences permet de les identifier.
C’est cette découverte qui nous a fait rédiger,à l’issue de la rencontre,la déclaration
de Caracas qui identifie six questions fondamentales ou principes fondamentaux
pour l’action publique dans les quartiers populaires. Le défi de l’action publique
dans ces conditions n’est plus d’appliquer dans tous les quartiers en difficulté une
procédure uniforme, mais de se mettre en situation d’appliquer ces six principes
en trouvant à chaque fois les réponses les mieux adaptées aux spécificités du
contexte et des partenaires.
L’élaboration des scénarios s’est appuyée sur une réflexion collective struc-
turée et une analyse par étapes qui ont réuni une soixantaine de fonctionnaires de
quinze directions générales, répartis en cinq groupes thématiques. La participation
de ces fonctionnaires devait leur permettre de mieux connaître les limites et possi-
bilités existant dans les domaines sortant de leur compétence habituelle,mais aus-
si d’apprécier plus exactement l’impact que les avancées dans leur domaine de
spécialité pouvaient avoir sur les autres domaines et, donc, d’être plus ouverts aux
opinions et sensibilités différentes des leurs.La formulation de scénarios est un pro-
cessus de sensibilisation qui peut contribuer à l’acquisition d’un langage commun
qui, à moyen ou long terme, peut accroître la cohérence entre les politiques. C’est
également un outil efficace pour parvenir à une vision commune au sein d’une or-
ganisation qui poursuit toute une série d’objectifs potentiellement concurrents.
1
Bertrand, Gilles, (coord.), Michalski, Anna, et Pench, Lucio R., «Scénarios Europe 2010: cinq avenirs
possibles pour l’Europe», cellule de prospective, Commission européenne, 1999. Ce document
peut être obtenu auprès de la cellule de prospective ou consulté sur Internet
(http://www.europa.eu.int/comm/cdp/scenario/index_fr.htm).
262 Gilles Bertrand et Anna Michalski
Les réformes du secteur public qui ont suivi se sont traduites par un recul de
l’État et une minimisation de ses interventions.Les politiques les plus coûteuses dans
le domaine de la sécurité sociale,de l’environnement et du développement régional
ont été abandonnées pour des raisons budgétaires,mais aussi parce que leur impact
économique à court terme s’est révélé difficile à démontrer.Un filet de sécurité sociale
minimal a été maintenu,mais les prestations sous condition de ressources sont une
option courante et il incombe désormais en grande partie aux individus de s’assurer
contre les aléas de la vie.Aujourd’hui,les pays européens se concentrent sur les poli-
tiques fondamentales que constituent la sécurité extérieure et intérieure,la préserva-
La gouvernance dans une Union européenne plus élargie et plus hétérogène 263
ont beaucoup affecté les ambitions de cohésion et de solidarité sociale entre États
membres.Sur les dix années écoulées,le Conseil européen a consacré beaucoup de
temps à résoudre des problèmes budgétaires entre contributeurs nets et bénéfi-
ciaires nets, ou entre anciens et nouveaux États membres. L’élargissement a été ra-
pide et important,mais l’application et le respect des règles et règlements communs
laissent à désirer, si bien que l’UE ressemble de plus en plus à une zone de libre-
échange et de moins en moins à une communauté politique intégrée.
Les actions de l’UE s’étant peu à peu concentrées sur le marché unique et la
politique de concurrence,les politiques plus coûteuses comme la politique agricole
commune ou les Fonds structurels ont été démantelées. La Commission euro-
péenne consacre un temps considérable à préparer et gérer le processus de régle-
mentation,tandis que les associations et/ou les organisations professionnelles sont
chargées de veiller au respect et à l’application des règles et règlements communs.
Le retour à une vie locale est un mouvement spontané qui a émergé sans
direction ni supervision globale. Certaines communautés locales ou régionales se
sont substituées à l’État en fournissant des services publics de base et en assurant
une forme de démocratie participative, tandis que d’autres communautés sont
sous l’emprise de groupes «claniques» aux mains de quelques individus de respec-
tabilité douteuse. Aujourd’hui, la plupart des individus accèdent directement à l’in-
formation et à la communication avec le monde entier via Internet; de nombreux
groupes de la société civile fondent leur organisation interne et leur capacité à éta-
blir des contacts avec l’extérieur sur ce même outil.Dans un tel contexte,il n’est pas
surprenant que des inégalités de multiples natures (développement socio-écono-
mique, éducation et accès aux nouvelles technologies) soient apparues et varient
en fonction des États, des régions, des villes et à l’échelle de la planète. En Europe,
certains des États membres ou régions les plus soucieux de cohésion ont réussi à
recréer des structures et des dispositifs d’action pertinents tandis que d’autres as-
sistent à la désintégration du secteur public et des structures politiques tradition-
nelles.
266 Gilles Bertrand et Anna Michalski
observé au niveau des parlements nationaux avait déjà été enregistré pour les élec-
tions au Parlement européen dans les années 90.
Les relations entre États membres sont devenues de plus en plus tendues
au cours des vingt dernières années, les régions riches refusant de financer le bud-
get commun.Dans le contexte d’instabilité qui caractérise le continent européen à
mesure que la fragmentation s’aggrave, des États plus vulnérables ont tenté de tis-
ser des liens particuliers avec des voisins plus puissants et plus prospères.Cette ten-
dance menace sérieusement le principe fondateur de l’égalité entre les États
membres, tandis que des alliances fondées sur la puissance et rappelant celles du
XIXe siècle voient le jour en Europe.
Responsabilités partagées
C’est une Europe rajeunie qui aborde la fin de la première décennie du
XXIe siècle; elle est aussi plus confiante dans ses capacités qu’il y a dix ans, lorsqu’
elle prenait les premières mesures d’une réforme radicale. Fidèles aux valeurs de
justice et d’ouverture,les États européens ont consolidé les principaux acquis de la
vie socio-économique et démocratique tout en procédant aux changements qui
leur ont permis d’entrer gagnants dans la société du savoir. Les réformes en ques-
tion ont été conduites à l’initiative des gouvernements européens au début du
siècle; tous avaient compris que l’État providence traditionnel était devenu trop
coûteux,que l’Europe n’adoptait pas assez vite les nouvelles technologies et que les
Européens ne supportaient plus le manque de souplesse des États et des systèmes
politiques. Pourtant, il était manifeste que ces mêmes Européens étaient attachés
aux valeurs de solidarité, de responsabilité et de confiance et qu’ils voyaient dans
l’État, réformé, la meilleure garantie d’une société à visage humain.
La relation entre les différents niveaux du pouvoir se caractérise par une dé-
centralisation poussée où le principe de subsidiarité implique que la responsabilité
des décisions et de leur application incombe désormais au niveau le plus proche
des citoyens.Les ONG,notamment sur le terrain du social,se sont vu confier la pres-
tation de services à l’échelon local. Les forums populaires sont devenus des ins-
tances permanentes, fonctionnant à tous les niveaux (local à européen). Ils sont in-
tégrés au processus décisionnel tout en demeurant largement autonomes.
Les relations entre États membres ont été,au moins au début,marquées par
des tensions entre les politiciens les plus réformistes et les autres, plus réticents.
L’autre ligne de fracture séparait les États membres riches des États membres
pauvres, ces derniers demandant avec insistance une compensation pour leur
contribution relativement plus importante à la réforme.Une diminution généralisée
de la croissance économique a accentué les pressions budgétaires au sein des États
membres et durci les tensions entre ces États.
Voisinages turbulents
L’Europe a connu une décennie difficile. Le conflit qui a éclaté entre des
groupes armés proches des frontières de l’UE s’est propagé dans les États membres
sous la forme d’attaques terroristes et de tensions interethniques. La vie des ci-
toyens ordinaires et les affaires en ont été tellement perturbées que,les Américains
272 Gilles Bertrand et Anna Michalski
ronnement ou les pays en développement ont perdu leur soutien populaire et ren-
contrent l’hostilité des pouvoirs publics.
L’évolution de l’UE est fortement influencée par les conflits violents qui écla-
tent dans son voisinage. La décision d’envoyer une mission de paix hors des fron-
tières a abouti à la création d’un Conseil de sécurité européen, composé de
membres permanents (grands États membres) et de membres tournants (États plus
petits). La justice et les affaires intérieures se sont affirmées comme l’un des piliers
centraux de l’UE et plusieurs politiques ont été introduites par les agences nouvel-
lement créées (comme le service européen de douane et de police des frontières
ou le service de renseignements européen).Ces politiques mettent davantage l’ac-
cent sur la répression que sur la coopération ou l’intégration.
Elles partent du constat que nos sociétés connaissent une évolution rapide,
qui n’est ni linéaire dans le temps ni homogène d’un point de vue géographique.
Les institutions et les modes de gouvernance sont façonnés par les cultures, les
valeurs et les traditions nationales. L’interaction entre les caractéristiques fonda-
mentales d’une société et la structure de ses institutions détermine la mentalité
dominante de l’administration. Bien que les administrations des États membres
soient réputées plus semblables entre elles que différentes, elles restent distinctes
et leur action est guidée au premier chef par les préoccupations et les intérêts natio-
naux.Tout système de gouvernance européen devra intégrer les différents systèmes
tout en inventant un nouveau modèle de fonctionnement et une nouvelle identité.
Face aux changements profonds qui affectent les structures et les politiques de l’UE,
les dimensions présentées ci-dessous semblent particulièrement importantes.
Non seulement la diversité accentuera les pressions sur les ressources et les
objectifs des politiques européennes, mais elle nécessitera une compréhension et
une flexibilité accrues compte tenu du contexte dans lequel ces politiques seront
appliquées. L’adaptation au contexte réclame une délégation des pouvoirs aux ni-
veaux national, régional et local et une décentralisation plus poussée des compé-
tences en matière de gestion et de contrôle des politiques et programmes com-
munautaires. Un exemple concret est fourni par la politique de la concurrence: à
l’avenir, les affaires de moindre envergure seront traitées par des organismes char-
gés de l’application des lois et par des tribunaux nationaux. Pour gérer cette diver-
sité, des partenariats entre acteurs européens, nationaux, régionaux et locaux se
révèleront cruciaux dans certains domaines d’action, tandis que dans d’autres, la
solution résidera dans des réseaux d’intéressés.
Introduction
Pour ceux qui ont participé aux discussions sur la gouvernance européenne
instituées par la cellule de prospective au début de 1996, et poursuivies à travers
des séminaires, des ateliers, des documents de réflexion et enfin la présente publi-
cation, les perspectives sont assurément très encourageantes. Jamais, depuis
l’époque de la Commission Delors, la réforme des modes de travail et de fonction-
nement des institutions européennes n’avait bénéficié d’une telle visibilité, et ja-
mais le sentiment qu’un changement réel est possible n’avait été aussi manifeste.
Mais si la priorité consistait alors à accomplir les adaptations nécessaires à l’achève-
ment du marché unique, aujourd’hui, l’interrogation centrale porte sur ce qu’il
convient de faire pour parvenir à l’intégration politique. C’est là un projet qui pré-
sente sans doute davantage de difficultés que son pendant économique, dans la
mesure où il soulève des questions fondamentales concernant la nature et la pra-
tique de la démocratie dans les conditions contemporaines, mais il offre aussi la
possibilité, pour la même raison, d’engranger d’importants dividendes en cas de
réussite.
On relève à cet égard trois initiatives clés. Deux d’entre elles, la Conférence
intergouvernementale (CIG) sur la réforme institutionnelle1 et le processus de réfor-
me administrative au sein de la Commission2,sont assez clairement définies.La troi-
sième, «Donner forme à la nouvelle Europe», est plus nébuleuse pour le moment,
par la force des choses, puisqu’il s’agit des objectifs stratégiques de la Commission
pour 2000-20053. Eu égard au contexte dans lequel s’inscrivent les deux premières
initiatives et à la volonté politique qui les sous-tend, on peut compter qu’elles se-
ront menées à terme avec une certaine efficacité. La troisième en revanche, du fait
1
Ouverte le 14 février 2000 à l’occasion du Conseil «Affaires générales» réuni à Bruxelles.
2
«Réforme de la Commission – Livre blanc» (communication de M. Kinnock en accord avec M. le Président
et Mme Schreyer, 1er mars 2000), ci-après dénommé «livre blanc sur la réforme administrative».
3
Communication de la Commission au Parlement européen,au Conseil,au Comité économique et social et
au Comité des régions – Objectifs stratégiques 2000-2005 «Donner forme à la nouvelle Europe»,
COM(2000) 154 final, 9 février 2000 (ci-après dénommée «objectifs stratégiques»).
282 Notis Lebessis et John Paterson
de son statut particulier, et aussi parce qu’elle pose à tous ceux qui sont impliqués
dans le projet européen des questions plus ardues, risque de connaître un chemi-
nement beaucoup plus laborieux, et son succès n’est nullement assuré.
Nous sommes cependant persuadés que cette troisième initiative est la plus
importante pour l’avenir de l’Europe:si importante,en vérité,que les processus de ré-
forme institutionnelle et administrative doivent nécessairement s’appréhender dans
son contexte,si on veut que leurs effets ne soient pas entièrement perdus ou qu’ils ne
se révèlent pas en définitive contre-productifs. Pareille thèse n’est pas sans consé-
quence, bien évidemment, et elle demande à être justifiée point par point. Nous
commençons donc (section 1) par examiner rapidement les deux premières initia-
tives de réforme, en dégageant les implications sous-jacentes aux circonstances
précises qui leur ont donné naissance,de façon à mettre en lumière les limites et les
opportunités inhérentes à chacune d’elles. Nous pensons que ces opportunités ne
peuvent devenir réalité que dans le cadre d’uneperception plusappropriée,c’est-à-dire
plus complexe, de l’environnement dans lequel les institutions européennes devront
travailler danslesannéesà venir.Tout en reconnaissant que la troisième initiative,à sa-
voir les objectifs stratégiques de la Commission,semble répondre,dans une certaine
mesure,à une telle perception (notamment l’accent mis sur la gouvernance,avec la
promesse d’un livre blanc dans les premiers mois de 2001), nous estimons que les
fondations sont inachevées et instables,et que les liens nécessaires avec les proces-
sus de réforme institutionnelle et administrative n’ont pas encore été explicités.
4
Nous nous appuyons,tout au long de notre argumentation,sur les idées que nous avons exposées pour la
première fois dans les publications suivantes:Lebessis,Notis,et Paterson,John,(1997 a) Evolutions in Gover-
nance:What Lessons for the Commission?A First Assessment;(1997 b) The Future of European Regulation;(1998)
A Learning Organisation for a Learning Society: Proposals for «Designing Tomorrow’s Commission»; (1999) Ac-
croître l’efficacité et la légitimité de la gouvernance de l’Union européenne, parues dans la série «Working Pa-
pers» de la cellule de prospective de la Commission européenne.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 283
La Conférence intergouvernementale
sur la réforme institutionnelle
Le degré de détermination qui sous-tend cette initiative transparaît immé-
diatement de ses objectifs clairement définis et de son calendrier précis.Sur ce der-
nier point, le Conseil européen de Helsinki a pris «le ferme engagement politique
de tout faire pour achever les travaux de la Conférence intergouvernementale sur la
réforme institutionnelle d’ici à décembre 2000», avec une ratification rapide des ré-
sultats, suivie de leur mise en œuvre dès la fin de 20025. Pour apprécier correcte-
ment ses objectifs,il faut clairement comprendre quelles étaient les préoccupations
du Conseil européen lors de sa réunion de décembre 1999. Confirmant l’impor-
tance du processus d’élargissement mis en chantier à Luxembourg deux ans
auparavant, le Conseil déclare ex abrupto: «Il faut que le processus d’élargissement
demeure efficace et crédible»6. L’engagement sur un calendrier précis pour la CIG
ainsi que sur la ratification des modifications nécessaires du traité découle par
conséquent de la conviction du Conseil que l’Union «devrait être en mesure
d’accueillir de nouveaux États membres à partir de la fin de 2002»7. L’ordre du jour
de la CIG apparaît ainsi déterminé,dans une large mesure,par les questions institu-
tionnelles qu’il est impératif de résoudre pour qu’une Union élargie — dont le
nombre d’États membres aura presque doublé,en vérité — puisse fonctionner effi-
cacement. La liste inclut ce qu’il est convenu d’appeler le «triangle d’Amsterdam»
(taille et composition de la Commission, pondération des voix au sein du Conseil
et extension éventuelle du vote à la majorité qualifiée) ainsi qu’une catégorie
fourre-tout dans laquelle sont rangées les «autres modifications qu’il faudra
apporter au traité, en liaison avec les questions précitées et dans le cadre de la
mise en œuvre du traité d’Amsterdam»8.
5
Conseil européen de Helsinki, 10-11 décembre 1999, conclusions de la présidence (ci-après dénommées
«conclusions»), point 5.
6
Point 3 des conclusions.
7
Point 5 des conclusions.
8
Voir le rapport de la présidence finlandaise du 7 décembre 1999, intitulé «Des institutions efficaces après
l’élargissement: suggestions pour la Conférence intergouvernementale» (Conseil de l’Union européenne
13636/99). Le Conseil européen de Helsinki a suivi ce rapport en fixant l’ordre du jour de la CIG (voir
conclusions, point 16). Les sujets rangés dans la catégorie «autres modifications à apporter au traité»
concernent la responsabilité politique des membres de la Commission, les procédures législatives du Par-
lement européen et les modalités de répartition des sièges entre les États membres, le problème de la
charge de travail de la Cour de justice et du Tribunal de première instance ainsi que les éventuelles ré-
formes à mettre en œuvre au sein d’autres institutions ou organismes communautaires.
284 Notis Lebessis et John Paterson
9
Réunion informelle du groupe de négociation de la CIG, Sintra, 14 et 15 avril 2000.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 285
10
Point 20 des conclusions.Les propositions en vue d’une réforme du fonctionnement du Conseil figurent à
l’annexe III des conclusions.
11
Point 21 des conclusions.
12
«Réforme de la Commission — Document de consultation» (communication de M.Kinnock en accord avec
M.le Président et Mme Schreyer,CG3(2000) 1/17,18 janvier 2000),ci-après dénommé «document de consul-
tation».
13
Voir note 2.
14
Document de consultation, p.iii.
286 Notis Lebessis et John Paterson
réforme:a) Quelles seront les tâches et les fonctions de la Commission dans les an-
nées à venir? b) Quel type d’organisation faut-il mettre en place pour les remplir15?
Malgré la volonté affichée de tout reprendre à zéro,le livre blanc issu de ce bref exer-
cice de consultation est plutôt limité dans ses ambitions,quoi qu’il en dise16.La stra-
tégie de réforme proposée s’articule autour de trois thèmes apparentés.Le premier
donne bien quelque espoir (réforme des modes de fixation des priorités politiques et
d’affectation des ressources),mais les deux autres (évolution de la politique des res-
sources humaines et réforme de la gestion financière) semblent assez superficiels,du
moins tels qu’ils sont présentés dans le livre blanc.Ces deux derniers piliers se résu-
ment très simplement:ils représentent le strict minimum,en matière de politique des
ressources humaines et de gestion financière interne,pour une organisation dans la
position et avec les responsabilités de la Commission,et le fait qu’ils puissent être pré-
sentés respectivement comme une «évolution notable» et une «réforme en profon-
deur»17 au tournant du XXIe siècle aurait de quoi susciter l’embarras si leur besoin ne
se faisait pas sentir de manière aussi éclatante et aussi impérieuse.Ils trahissent dans
l’ensemble un irrésistible souci d’efficience,certes louable,mais qui n’est visiblement
pas tempéré par un souci de légitimité et d’efficacité comparable, en dehors de
quelques références occasionnelles.Ce qui nous ramène au premier thème de la ré-
forme,celui de la fixation des priorités politiques et de l’affectation des ressources.Si
la mise en place d’un cycle de planification stratégique et de programmation,dont le
secrétariat général assurera la coordination,ouvre des perspectives intéressantes,le
caractère limité des autres pistes de réforme ne manque pas,là encore,de soulever
des doutes. Effectivement, c’est encore et toujours l’efficience qui est privilégiée,
puisque les trois domaines d’action retenus concernent respectivement la gestion
par activités,une utilisation plus efficiente des ressources internes et externes,et des
méthodes de travail plus efficientes,axées sur la performance18.
Cela dit, compte tenu de la nature des événements de mars 1999, il n’y a
rien d’étonnant à ce que le document de consultation accorde une si grande place
à la question de l’efficience.Cela montre à quel point l’actuel processus de réforme
constitue lui aussi une réaction à une circonstance particulière plutôt qu’une évolu-
tion planifiée et calculée.Il est vrai que certains programmes de réforme étaient dé-
jà en cours avant la crise19,mais le fait que le livre blanc n’en fasse guère étalage en
dit long sur leur capacité à résoudre les problèmes qui ont finalement causé la
chute du collège, sans parler de leur pertinence au regard des questions plus pro-
fondes de légitimité et d’efficacité.
Dans la mesure même où les deux initiatives que nous avons considérées
jusqu’ici constituent des réponses à des crises ou des problèmes assez étroitement
circonscrits,elles ne sauraient déboucher que sur des programmes de réforme plu-
tôt limités.Mais,plus encore que cela,la volonté,ou pour mieux dire la nécessité,de
15
Document de consultation, p 1.
16
Voir par exemple la proclamation selon laquelle «le programme de réforme dépasse de loin tous les exer-
cices antérieurs» (Livre blanc sur la réforme administrative, p.6).
17
Livre blanc sur la réforme administrative, p.7.
18
Livre blanc sur la réforme administrative, p.9-13.
19
Par exemple MAP 2000, SEM 2000, DECODE.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 287
20
Cette indifférence vient peut-être aussi du fait que la période qui a suivi la publication des objectifs straté-
giques a donné matière à d’intenses spéculations sur la position du président lui-même — un sujet qui,se-
lon toute apparence, était davantage du goût des médias que la question de fond de l’intégration poli-
tique.Voir en particulier le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 4 avril 2000.
21
Objectifs stratégiques, p.3.
22
Objectifs stratégiques, p.4.
288 Notis Lebessis et John Paterson
que la bonne réalisation des autres objectifs dépendra dans une très large mesure
du premier.Forts de ces considérations,nous devons essayer de nous faire une idée
plus claire de ce que la Commission a en tête lorsqu’elle parle de promouvoir de
nouvelles formes de gouvernance européenne.
Pour l’heure,il n’y a pas de réponse toute prête à ces questions.Mais ce n’est
guère surprenant,vu la volonté d’innovation qu’il y a lieu d’attribuer à cette initiative.
La Commission entend publier,au printemps 2001,un livre blanc destiné à clarifier le
contenu de cet objectif stratégique fondamental. Selon nous, ce livre blanc devrait
être l’occasion pour la Commission de s’attaquer aux limitations imposées jusqu’ici
au processus de réforme:premièrement,en élaborant une représentation de l’envi-
ronnement politique émergent plus fidèle et plus complexe que celle qui ressort du
champ étroit de la CIG ou de la réforme administrative;et,deuxièmement,en déve-
loppant une vision du processus politique en rupture avec les modèles traditionnels
qui limitent présentement l’éventail des options de réforme.C’est un processus diffi-
cile et complexe,auquel la Commission doit s’efforcer de faire participer le plus grand
nombre d’acteurs possible.Cependant,afin de fournir quelques points de départ et
quelques pistes de réflexion,nous nous proposons d’examiner,dans les pages qui sui-
vent,certains des résultats du projet «Gouvernance» en rapport avec ces questions.
kans), ou encore face à des problèmes tels que l’immigration, les réfugiés ou le
crime organisé.Il est généralement admis,en l’occurrence,qu’une action concertée,
à un niveau supérieur à celui de l’État-nation, est nécessaire pour atteindre les
objectifs visés23.
En attendant,les citoyens ont le sentiment croissant que leurs vies sont mo-
delées par des forces qui échappent au contrôle des acteurs politiques, que ce soit
à l’échelle nationale, européenne ou internationale. Les secousses de ces dernières
années — on pense, entre autres, à la crise financière asiatique, ou encore aux
alertes répétées à la sécurité alimentaire — ne font que conforter le public dans
l’idée que la mondialisation de l’économie et le développement technologique
obéissent à une logique qui leur est propre, sans tenir compte des besoins des in-
dividus et sans donner prise aux interventions des responsables politiques. Il s’en-
suit que la confiance dans l’expertise scientifique et technique, qui était l’un des
traits distinctifs du système des valeurs de l’après-guerre, est largement remise en
cause et qu’on se tient désormais en garde contre les «solutions techniques» qui
prétendent faire l’économie d’un authentique débat. D’où aussi un scepticisme
croissant quant à la capacité des dispositifs politiques conventionnels à produire
des plans d’action détaillés sur moyenne et longue périodes et à les mettre en
œuvre avec un tant soit peu de succès25.
23
Il s’agit là d’un thème récurrent dans Eurobaromètre.Voir,par exemple,le rapport n° 52 (avril 2000),p.53-58.
24
Pour un survol de la question,voir Baldwin,Robert,et Cave,Martin,Understanding Regulation:Theory,Strate-
gy and Practice, Oxford University Press,1999, chapitre 6.Voir aussi Vos,Ellen, «The Rise of Committees»,ELJ,
1997, p.210-229.
25
Voir Beck, Ulrich, Risk Society:Towards a New Modernity, Londres, 1992; Giddens, Anthony, The Consequences
of Modernity, Polity Press, Cambridge, 1991.
290 Notis Lebessis et John Paterson
tiale de formulation des options— et,plus grave encore,l’éventail souvent très limité
des intérêts représentés— tend à restreindre de manière injustifiée les choix qui s’of-
frent aux pouvoirs publics dans la phase décisionnelle.De la même manière,au vu du
caractère éminemment technocratique des phases de mise en œuvre et d’évaluation
des politiques,on peut se demander si les actions engagées traduisent fidèlement les
décisions prises et si les résultats obtenus sont évalués en des termes pertinents pour
tous les acteurs concernés26.Il n’est que trop facile d’en conclure que la légitimité et
l’obligation de rendre compte, loin de s’affirmer comme des composantes fonda-
mentales du processus politique,se ramènent de plus en plus à une affaire de rela-
tions publiques destinée à vendre un fait accompli.
26
Ces questions font l’objet d’une abondante littérature: voir, outre les contributions de Jacques Lenoble et
Jean De Munck ainsi que d’Olivier de Schutter et Karl-Heinz Ladeur dans De Schutter, Lebessis, Paterson
«Governance in the European Union», Cahiers de la cellule de prospective,(à paraître),Gunther Teubner (ed.),
Dilemmas of Law in the Welfare State,De Gruyter, Berlin & New York; Habermas, Jürgen,Théorie de l’agir com-
municationnel, Fayard,Paris,1990 et 1995,et Between Facts and Norms:Contributions to a Discourse Theory of
Law and Democracy, Polity Press, Cambridge, 1997.
27
Voir,tout récemment,le discours prononcé le 12 mai 2000,à l’université Humboldt de Berlin,par le ministre
allemand des affaires étrangères,M.Joschka Fischer:«De la confédération à la fédération,réflexion sur la fi-
nalité de l’intégration européenne».
28
Voir Majone, Giandomenico, Regulating Europe, Routledge, Londres, 1996.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 291
29
Voir Urwin, Derek,The Community of Europe:A History of European Integration since 1945, Longman, Londres,
1995 (2e édition).
30
Voir Fitzmaurice,John,«The European Commission»,in Andrew Duff,John Pinder et Roy Pryce (eds.), Maas-
tricht and Beyond:Building the European Union, Routledge, Londres, 1994.
31
Voir Weiler, Joseph, «The Community System: the Dual Character of Supranationalism», YBEL n° 1, p. 267,
1981.
32
Voir Weiler, Joseph, «The Transformation of Europe»,Yale LJ n° 100, p.2403, 1991.
33
Désormais article 5 du traité CE.
34
Voir par exemple «Une stratégie pour l’Europe», rapport final du président du groupe de réflexion sur la
Conférence intergouvernementale de 1996, Messine, 2 juin 1995.
35
Livre blanc sur la réforme administrative, p.12.
292 Notis Lebessis et John Paterson
fassent que perpétuer cet état de choses. D’où la nécessité de se tourner vers des
options institutionnelles proactives, flexibles et moins réductrices dans leur ap-
proche.
L’importance potentielle du livre blanc sur la gouvernance n’en est que plus
évidente. Au milieu des années 80, le livre blanc sur l’achèvement du marché inté-
rieur, véritable manifeste de la Commission Delors, donnait l’impulsion nécessaire à
la marche vers l’intégration économique36.S’agissant aujourd’hui de progresser sur
la voie de l’intégration politique, on peut poursuivre le parallèle et affirmer que le
futur livre blanc sur la gouvernance doit donner l’impulsion requise en s’imposant
comme le manifeste de la Commission Prodi.La difficulté, comme nous l’avons dé-
jà souligné,tient au fait qu’on ne sait pas encore exactement ce que la Commission
a dans l’esprit lorsqu’elle parle de promouvoir de nouvelles formes de gouver-
nance. Le diagnostic formulé dans les pages qui précèdent et les implications que
36
COM(85) 310.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 295
Nous avons tenté, dans la section précédente, de fournir les premiers élé-
ments de réponse à deux questions fondamentales: quelle est la nature de l’envi-
ronnement politique émergent? Quelles sont les implications qui en découlent
pour le processus politique? Dans les pages qui suivent,nous nous attachons à dé-
finir les principales caractéristiques des modes de gouvernance les plus aptes à ré-
pondre aux nouvelles conditions de l’action publique.Il va de soi que les différentes
étapes de l’exposé sont interdépendantes et qu’elles doivent être comprises com-
me s’insérant dans un cadre global, et non pas comme des instruments qu’on au-
rait puisés en vrac dans le grand magasin des accessoires de l’action publique tra-
ditionnelle.
37
Calame, Pierre, et Talmant, André, L’État au cœur, le meccano de la gouvernance, Desclée de Brouwer, Paris,
1997, p.19.
296 Notis Lebessis et John Paterson
À côté de l’efficacité (avec tout ce que cela implique pour l’efficience, sur-
tout à moyen et long termes), il y aussi la question de la légitimité. Lorsque les ci-
toyens ont constamment le sentiment que la définition experte, bureaucratique,
des problèmes,de même que les objectifs fixés et les moyens retenus,n’a guère de
rapport avec leurs préoccupations, cela veut dire que la légitimité de l’action
publique est profondément battue en brèche. Il y eut certes un temps où il était
encore possible aux pouvoirs publics de se prévaloir du mandat démocratique
périodique dont ils étaient investis pour justifier leur action.En admettant qu’un tel
mandat, conféré au corps législatif, ait jamais suffi pour couvrir la délégation de
pouvoirs à des niveaux inférieurs et moins directement comptables de leurs actes,
il ne peut plus aujourd’hui faire son office dans des sociétés toujours plus diversi-
fiées, face aux tâches éminemment complexes qui attendent désormais les acteurs
publics.
S’il est vrai que nous craignons les vues réductrices que les experts peuvent
imposer au processus politique,tout en étant très éloignés de vouloir leur substituer
un savoir profane,il nous faut immédiatement préciser que le remède ne consiste pas
seulement dans une meilleure intégration des différentes disciplines expertes.Quelle
que soit notre insistance sur la bonne compréhension du processus scientifique et
sur le statut du savoir qu’il génère,nous devons aussi insister sur le fait qu’il reste le
meilleur moyen dont disposent les sociétés pour produire du savoir.Les avis profanes
qui alimentent le processus politique sans être étayés par des connaissances scienti-
fiques doivent être considérés avec prudence.Mais il ne faut pas non plus en faire li-
tière,comme cela a été le cas dans le passé.On peut les mettre à profit de diverses
manières.Au niveau le plus élémentaire,par exemple,ils constituent un apport d’in-
formations empiriques.Ils peuvent aussi aider les experts à communiquer de manière
298 Notis Lebessis et John Paterson
plus ciblée et plus intelligible en direction de la société civile.Mais ce qui est encore
plus important à notre sens, c’est qu’ils offrent la possibilité d’un échange plus fé-
cond,d’un enrichissement mutuel de logiques plurielles,voire antagonistes:non pas
simplement une «éducation» de la société civile, mais un moyen de forcer le juge-
ment d’expert à justifier et à expliquer les postulats et les liaisons causales des mo-
dèles qu’il déploie.Nous reviendrons là-dessus au point 3.4.
Quelles sont, dès lors, les implications d’une telle reconnaissance pour le
processus politique lui-même? Si on admet qu’il n’y a pas de point de vue privilé-
gié,en ce sens que nul ne peut prétendre détenir un pouvoir de vérité indiscutable
en matière d’analyse des problèmes, de fixation des objectifs et de choix des
moyens,il s’ensuit immédiatement que les mesures de réforme doivent s’attacher à
favoriser et à multiplier les possibilités d’apprentissage collectif. Ce que nous
entendons par là ne saurait se réduire à la négociation et au compromis. Les pos-
sibilités d’apprentissage collectif devront faciliter l’acceptation du caractère néces-
sairement provisoire et incomplet de toute perspective, tout en encourageant la
critique mutuelle de ces perspectives par les différentes parties prenantes, qu’il
s’agisse d’experts ou de profanes. Cela implique notamment que les parties pre-
nantes soient tenues non seulement d’expliciter leur position, mais aussi de rendre
compte des effets de cette position sur les autres parties, de même que sur les
autres aspects du problème que celles-ci mettent en lumière.Autrement dit,les dif-
férents acteurs, experts ou profanes, sont invités à démontrer la cohérence de leur
analyse non seulement à partir de leur propre position, mais encore du point de
300 Notis Lebessis et John Paterson
vue des autres positions qui se sont fait jour dans le cadre du processus d’appren-
tissage collectif.
Précisons tout de suite que l’apprentissage collectif n’a rien à voir avec on
ne sait quelle représentation définitive des problèmes et des solutions (nous y re-
viendrons plus en détail au point 3.5). Il s’agit au contraire de mettre en place des
processus qui permettent l’enrichissement constant de chaque représentation.
L’objectif fondamental est de jeter des ponts entre rationalités distinctes, dont l’in-
différence mutuelle ne cesse de grandir, et le dialogue de sourds de s’aggraver. Il
s’agit, dans cette mesure, de trouver un langage commun capable de sauvegarder
une cohérence aujourd’hui menacée.
Tout comme nous avons souligné les bénéfices tirés de l’apprentissage col-
lectif aux stades de la définition des problèmes, de la fixation des objectifs sociaux
et du choix des moyens, l’adoption d’une approche similaire, en aval du processus
politique,pourrait servir à optimiser les phases d’évaluation et de révision.À l’heure
actuelle, il n’est que trop fréquent de constater que les critères d’évaluation sont le
produit des mêmes processus experts,ou plus généralement des mêmes processus
fermés,qui définissent le problème,les objectifs et les solutions.Les évaluations me-
nées sur la base de ces critères risquent donc d’être encore plus éloignées des pré-
occupations des autres parties prenantes, ou du problème lui-même. Par ailleurs,
indépendamment de la qualité de l’évaluation,les résultats restent trop souvent en-
fouis dans un tiroir, au lieu d’être mis à profit lors du processus de révision. L’ap-
prentissage collectif réduirait ces difficultés en rehaussant la qualité de l’évaluation
et en encourageant un feedback systématique. Là encore, il n’est pas difficile de se
représenter les gains qui en résulteraient en matière d’efficacité et de légitimité,
sans parler de l’amélioration de l’efficience. Les difficultés croissantes que rencon-
trent les acteurs publics dans leurs activités de programmation et de planification
doivent fortement inciter à recourir à des mécanismes d’évaluation et de révision
améliorés, afin de maximiser la qualité des informations et leur impact sur le pro-
cessus politique.
prise de décision. Mais on ne peut pas laisser cela au hasard. Les nouveaux modes
de gouvernance devront s’attaquer d’entrée de jeu à la question de la cohérence et
de la compatibilité des différentes politiques, en mettant en place les procédures
appropriées pour identifier et prendre en compte de manière précoce les externa-
lités négatives ou les synergies potentielles.
Cela ne veut pas dire pour autant que les acteurs publics n’ont plus à se
soucier des objectifs à atteindre. Simplement, ceux-ci sont à concevoir comme des
objectifs générés collectivement, intrinsèquement variables, comme l’expression
d’une volonté contextualisée plutôt que d’une volonté générale qui,en tout état de
cause, est devenue plus symbolique que réelle. Quant à la responsabilité des ac-
teurs publics,elle ne s’en trouve nullement affaiblie ou diluée.En tant que gardiens
d’un processus politique renouvelé et redynamisé par l’apprentissage collectif,leurs
responsabilités sont plus clairement définies et plus lourdes que jamais.
sons de légitimité aussi bien que d’efficacité, comme la première étape sur la voie
de l’instauration de nouveaux modes de gouvernance. La seconde consistait à ga-
rantir la participation des parties prenantes,de sorte que tous les porteurs d’enjeux
ou d’intérêts, qu’ils soient experts ou profanes, puissent apporter leur contribution
au processus politique. Cette deuxième étape, pour indispensable qu’elle soit,
risque d’achopper si rien n’est fait pour combler le fossé qui se creuse entre la so-
ciété civile et les instances expertes et bureaucratiques. La spécialisation, les res-
sources sophistiquées qui caractérisent ces dernières leur confèrent un sérieux
avantage sur les acteurs «profanes», avec le risque de voir les garanties de partici-
pation réduites à un statut purement formel.Ce problème affecte sans doute la to-
talité du champ politique, depuis l’échelon le plus local, mais il est clair qu’il frappe
plus particulièrement et plus profondément le niveau européen. Si les structures
traditionnelles de la représentation, censées maintenir le contact entre les acteurs
publics et les citoyens, sont ressenties comme inadéquates, voire épuisées, au ni-
veau national et même local, à plus forte raison cette crise de la représentation
prend-elle l’Union de front.
L’initiative «Dialogue sur l’Europe»38, dont le but est d’associer les citoyens
européens au débat sur la réforme institutionnelle, constitue un excellent exemple
de gouvernance participative et,tout à fait indépendamment des connaissances et
des données qu’elle générera pour le processus de réforme, l’étude de sa mise en
œuvre pourrait fournir de précieux renseignements pour le livre blanc sur la gou-
vernance.Des projets analogues,mais peut-être plus ambitieux,plus enracinés dans
la durée,seraient un moyen privilégié de réduire le fossé entre les acteurs publics et
la société civile, et d’éviter autant que possible les perspectives réductrices. Une
telle continuité s’impose, sous peine que le «Dialogue sur l’Europe» apparaisse
comme un exercice sans lendemain,un pur produit de la conjonction fortuite de la
CIG et de la publication des objectifs stratégiques.
Sans préjuger des conclusions d’une telle étude, nous pouvons essayer de
nous faire une idée des questions que la Commission aura à traiter dans le cadre du
38
«Le dialogue sur l’Europe — Enjeux de la réforme institutionnelle», communication à la Commission de
M. le Président, de M. Barnier et de Mme Reding, en association avec M. Verheugen, adoptée le 15 février
2000.
304 Notis Lebessis et John Paterson
livre blanc sur la gouvernance, ainsi que des types de mécanismes qu’elle devrait
proposer. Il nous semble que la première question concerne les moyens de confé-
rer une visibilité plus systématique aux affaires européennes et de rendre leur inté-
rêt, leurs enjeux, plus palpables pour la société civile. Cette tâche est loin d’être
simple, et elle ne se prête évidemment pas à des solutions ponctuelles, de petits
aménagements sommaires. Elle exige au contraire un engagement à long terme
des institutions, qui devront s’employer à tirer parti de toutes les possibilités de tis-
ser des liens avec la société civile.Deux observations s’imposent à cet égard.La pre-
mière est que les citoyens européens, tous États membres confondus, n’entendent
parler de «l’Europe»,la plupart du temps,que lorsque les responsables politiques ou
les médias locaux montrent du doigt les politiques communautaires, accusées
d’être contraires aux intérêts nationaux (souvent à court terme). La seconde obser-
vation est que l’agenda européen, dans les (rares) cas où il est porté à la connais-
sance du public à l’échelon des États membres, donne l’impression d’être excessi-
vement complexe et éloigné des préoccupations quotidiennes, ou bien de se
concentrer d’une manière disproportionnée sur des problèmes tout à fait triviaux.Il
importe que le livre blanc sur la gouvernance aborde ces problèmes et propose
des solutions pour y remédier.
39
Voir les exemples cités dans le document de discussion de la Commission intitulé «La Commission et les
organisations non gouvernementales:le renforcement du partenariat», Bruxelles, 13 mars 2000.
40
Résolution du Parlement européen (A4-0338/96).
41
Un bon exemple en est sans doute l’affaire Brent Spar,qui a représenté un tournant dans la façon dont l’in-
dustrie et les pouvoirs publics conçoivent la participation de la société civile à la gestion de ce type de
problèmes. Voir le troisième rapport de la Select Committee on Science and Technology de la House of
Lords (avril 2000) et l’ouvrage de Tony Rice et Paula Owen, Decommissioning the Brent Spar, E & FN Spon,
1999.
306 Notis Lebessis et John Paterson
tique d’inclusion. Disons-le encore une fois: une capacité d’agir renforcée n’est pas
toujours synonyme d’une meilleure qualité d’action.
Au-delà de ces premières mesures, mais aussi afin de déterminer les moda-
lités concrètes de leur mise en œuvre,il serait instructif que le livre blanc sur la gou-
vernance se penche sur l’expérience américaine. Les États-Unis possèdent une
longue tradition en matière de procédures administratives,et celles-ci apparaissent
à la fois proches de ce qui nous occupe et plus développées qu’en Europe. Il ne
s’agit pas d’imiter servilement dans tous ses détails le droit administratif américain,
mais de tirer les leçons qui s’imposent des expériences tant négatives que positives
de cette juridiction.
42
«Affirmation des droits fondamentaux dans l’Union européenne — Il est temps d’agir», Commission euro-
péenne, Bruxelles, février 1999.
43
Ibid., p.4.
44
«Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la
justice en matière d’environnement»,adoptée à Aarhus,au Danemark,le 25 juin 1998,lors de la quatrième
conférence ministérielle «Un environnement pour l’Europe».
308 Notis Lebessis et John Paterson
45
Negotiated Rulemaking Act 1990 (5 USC sections 561-570), complétant les dispositions du Federal Admi-
nistrative Procedure Act 1946 (5 USC section 553).
46
On se reportera utilement à la synthèse parue dans European Dialogue, n° 3, mai-juin 1999.
47
Voir le document intitulé «Meeting policy objectives through co-regulation at community level», Cab/Ser-
vices ECOM34.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 309
On ne doit pas supposer pour autant, en abordant cette question, que les
parties prenantes désavantagées forment des entités assez facilement identifiables,
plus ou moins bien organisées, dont on pourrait faire le recensement immédiat. Il
peut arriver au contraire que, face à un problème d’action publique, d’importantes
parties prenantes n’apparaissent pas du tout organisées et ne soient pas bien infor-
mées des répercussions potentielles.Compenser les inégalités matérielles et cogni-
tives signifie donc, dans certains cas, aider des parties prenantes à se constituer
comme entités organisées,afin qu’elles puissent contribuer utilement au processus
politique.
310 Notis Lebessis et John Paterson
Nous avons évoqué plus haut la possibilité de corriger les inégalités maté-
rielles par des moyens analogues à l’aide juridique.On peut développer cette idée en
l’appuyant sur des exemples concrets:ainsi,il existe aujourd’hui un débat au sein de
la Commission sur la possibilité de financer les activités de base de certaines ONG48.
Une initiative de cette nature permettrait sans doute de compenser les déséquilibres
dans tel ou tel cas,mais elle laisse ouverte la question de la légitimité de ces groupes
et de leur obligation de rendre compte.La Commission envisage à cet égard la publi-
cation d’une liste des ONG,précisant les sources de financement,les principaux res-
ponsables,etc.Ces informations serviraient,parmi d’autres critères,à déterminer les
organisations éligibles à un concours financier.Une autre solution possible est celle
proposée par Schmitter49.Il suggère en particulier d’instituer un système de coupons
par lequel les citoyens seraient en mesure d’orienter l’attribution de fonds publics
vers les groupes qu’ils souhaiteraient voir prendre une part active au processus poli-
tique.Là encore,des données précises sur l’expérience et le fonctionnement des ONG
apparaissent indispensables pour la viabilité d’un tel système.
Les inégalités matérielles ne sont pas seules en cause: il faut aussi trouver
des moyens de remédier aux disparités cognitives. Il existe sur ce point tout un
éventail d’options susceptibles d’être examinées dans le cadre du libre blanc sur la
gouvernance. Nous nous concentrerons ici sur l’utilisation de la prospective et la
promotion d’une expertise scientifique à caractère pluraliste.
48
Voir supra note 39.
49
Schmitter, Philippe C., How to Democratize the European Union…and Why Bother? (Governance in Europe),
Rowman and Littlefield Publishers Inc., 2000.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 311
50
Voir supra note 25.
312 Notis Lebessis et John Paterson
51
Voir supra note 41.
52
Roqueplo, Philippe, Entre savoir et décision, l’expertise scientifique, INRA, collection «Sciences en Question»,
1997.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 313
53
Résolution du Parlement européen sur la participation des citoyens et des acteurs sociaux au système ins-
titutionnel de l’Union européenne (A4/0338/96).
54
Livre blanc sur la réforme administrative, p.5-6.
Développer de nouveaux modes de gouvernance 315
55
Les groupes ainsi créés sont les suivants:croissance,compétitivité,emploi et développement durable;éga-
lité des chances; réforme; relations interinstitutionnelles; relations extérieures.
56
«Wiring it Up:Whitehall’s Management of Cross-cutting Policies and Services», Royaume-Uni, Cabinet Offi-
ce, Performance and Innovation Unit, janvier 2000, p.5.
316 Notis Lebessis et John Paterson
Ceux qui ont pris fait et cause ces dernières années pour le principe de subsi-
diarité pourraient se prévaloir d’être quelque peu en avance sur nos analyses et arguer
que ce concept représente déjà un moyen de maîtriser le nouveau contexte de l’ac-
tion publique,tel que nous l’avons décrit dans ces pages.Dans la mesure où la notion
de subsidiarité insiste sur la relation entre les différents niveaux de gouvernement,on
ne saurait nier l’existence de similitudes superficielles entre les deux approches.Mais
les différences sont à nos yeux plus importantes. La plus frappante étant peut-être
celle-ci:alors que les tenants de la subsidiarité cherchent généralement à établir un ca-
talogue des compétences ou une nette division du travail (et donc à produire une ver-
sion essentiellement tayloriste du concept),l’approche adoptée ici souligne les diffi-
cultés associées à une telle rigidité hiérarchique et se tourne, au contraire, vers les
moyens de faciliter une articulation verticale et horizontale plus flexible, plus dyna-
mique et plus réactive.En d’autres termes,quels que soient les avantages qu’offre la
subsidiarité par rapport à une approche descendante, hypercentralisée, les rigidités
qui lui sont encore inhérentes ne peuvent qu’exacerber les problèmes liés à la seg-
mentation et au caractère étroit,réducteur,de la rationalité experte et bureaucratique.
Il s’agit de rechercher les termes d’un accord collectif sur les conditions de
réussite de l’action publique, c’est-à-dire de construire un processus politique qui
Développer de nouveaux modes de gouvernance 317
se caractérise à la fois par la pluralité des points de vue, marque de la société mo-
derne, et par la possibilité constante, pour chaque point de vue, de s’enrichir et de
s’affiner par des interactions avec les autres. Cette conception active de la subsi-
diarité, à l’opposé de l’approche tayloriste, est mieux en mesure de produire la
flexibilité requise pour concilier la diversité des contextes et la remise en cause
permanente des conceptions, deux traits distinctifs de l’environnement politique
émergent. Il y a ainsi des chances de maintenir un équilibre dynamique entre la
standardisation d’une part, et les solutions spécifiques au contexte, d’autre part.
Conclusion
La réforme est plus que jamais à l’ordre du jour dans une Union confrontée
au défi de l’élargissement,mais aussi à la nécessité de remédier aux carences et aux
dysfonctionnements du passé. Pourtant, et c’est là l’un des principaux messages
que nous avons voulu faire passer ici,il ne faudrait pas que le processus de réforme
se cantonne aux questions d’actualité, si brûlantes soient-elles. Préparer l’élargisse-
ment et résoudre les problèmes qui ont assailli la Commission sont des exercices
d’une importance vitale,mais qui sont loin d’épuiser l’exigence de renouveau et de
refondation à laquelle il faut impérativement répondre, si on veut que les institu-
tions chargées de définir et de mettre en œuvre la politique européenne soient en
mesure de fonctionner,à tous les niveaux,de manière efficace,efficiente et respon-
sable dans le nouveau contexte de l’action publique.
57
Voir par exemple la communication de la Commission «Politiques communautaires en faveur de l’emploi»,
COM(2000) 78, 1er mars 2000.
318 Notis Lebessis et John Paterson
— dépasser les analyses fragmentaires et réductrices qui sont au cœur des difficul-
tés que rencontrent les acteurs publics, dans la mesure où elles occultent aussi
bien les externalités négatives que les synergies potentielles entre les diffé-
rentes politiques ou les différents contextes;
— garantir et soutenir la participation de tous les acteurs concernés, dans le souci
d’optimiser la définition des problèmes, la fixation des objectifs, l’élaboration et
la mise en œuvre des solutions;
— améliorer la communication entre les diverses disciplines expertes, afin, notam-
ment, de renforcer la cohérence entre les différentes politiques;
— développer le processus d’évaluation et de révision des politiques, dans le but,
toujours, de sortir du cercle étroit de l’expertise en facilitant les échanges et les
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Index
E G
économie Gouldner, Alvin 164
de diversité 41 gouvernance d’entreprise 92, 93
d’échelle 41 Gyllenhamer 240
fondée sur la demande 41
keynésienne 98
néoclassique 208
H
éducation 239, 265 Habermas, Jürgen 43, 72
efficience 267, 283 Herzog, Philippe 21, 24, 25, 226
élargissement 239
élections 34 à 36, 40, 143, 188, 246, 272 I
emploi 243
imputabilité 111
équipements collectifs 252, 253
Independant Regulatory Commissions 181
euro 239, 269
Eurostat 163
évaluation 107 ss, 226 à 229, 300, 301, J
313, 314 jacobinisme 247
conseil scientifique de l’— 110 juge 50 à 53, 66 à 69
démocratique 227 voir Cour de justice
et rationalité procédurale 116 des Communautés
selon le paradigme du traitement européennes
médical 107
Everson, Michelle 23, 26
experts K
consultation par la Commission Krugman, Paul 71
européenne 218 ss, 297, 298,
310 à 312
consultation par le Parlement
L
européen 199 Ladeur, Karl-Heinz 296
légitimation par les— 194 Lebessis, Notis 27
Leca, Jean 110, 114
Lenoble, Jacques 21
F livre blanc sur la gouvernance 294,
302 ss
Federal Communications Commission
livre blanc sur la réforme administrative
(FCC) 148
281, 285, 314
Ferry, Jean-Marc 43
Luhmann, Niklas 45, 60
fonction publique
britannique 83 ss
code de conduite 81 M
communautaire Majone, Giandomenico 23, 26
française 127 ss Meroni 153, 154, 156 ss, 229 à 231
mission 254 métaévaluation 228, 229
mobilité au sein de la— 135 Metclafe, Les 217
Fondation européenne Michalski, Anna 26
pour l’amélioration des conditions mondialisation 271
de vie et de travail 151
fondation pour le progrès de l’homme
257 ss N
Fonds structurels 239, 266, 273 National Audit Office 85
Food and Drug Administration 164 National Health Service (NHS) 82
fordisme 39 New Public Management 82
334 Index
O risque
évaluation du— 60, 66, 69
Office of Management and Budget (OMB)
régulation du— 65, 66, 68, 69, 142
169
ohnisme 41
Organisation mondiale du commerce
(OMC) 235, 238, 304
S
organisations non gouvernementales Schmitter, Philippe 310
305, 310 Safe Drinking Water Act 173
voir quangos segmentation fonctionnelle
Owen,Thomas 237 et alternative de l’intégration 301,
302, 314, 315
services d’utilité publique 148 à 150
P services d’intérêt commun 238
parlement Simon, Herbert 59, 236
Rôle d’un— 35, 62 à 65, 185 à 190 société européenne 240
Parlement européen 45, 188, 196 à 200, statut de la société européenne
273 voir société européenne
Paterson, John 27 subsidiarité 135, 212, 242
permis de bâtir 27 active 247 ss, 316
Perret, Bernard 22, 26, 227 Supiot 238
petites et moyennes entreprises (PME)
173, 252, 264, 265
Plumb-Delors (accord de 1987) 197 T
Polanyi, Karl 235, 236 taylorisme 39
politique agricole commune (PAC) 266 Teubner, Günther 97
politique étrangère et de sécurité Thoenig, Jean-Claude 22
commune (PESC) 269, 271, 272 transparence 22, 66, 81 ss, 200 ss
politique de la concurrence 164, 165, transports 90, 252
264, 274
tribunal constitutionnel fédéral (allemand)
postnational 43
(Bundesverfassungsgericht) 63, 233
programmes de modernisation
et d’équipement 252
proportionnalité 211 à 214
protection des consommateurs 216, 315
U
Union économique et monétaire (UEM)
244
Q
quangos 81, 82
V
vache folle (crise de la—) 156, 292
R
réchauffement de la planète 271
réseaux transeuropéens 147 W
responsabilité 79, 161 Weber, Max 37
démocratique 189 Wolton, Dominique 234
Commission européenne
ISBN 92-894-0314-4