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Du Chevalier de la Charrette
[…] Seigneurs, il existe bien des versions de cette histoire, et c’est pourquoi je l’harmonise par mes
vers, ne racontant que le nécessaire et laissant de côté tout le reste. Mais je ne veux cependant pas
simplifier à l’excès. Et ici, les différentes versions divergent : chez les conteurs de métier, et
particulièrement chez ceux qui racontent l’histoire de Tristan, il existe de cet épisode les versions
différentes. J’ai entendu plusieurs d’entre eux, je connais bien chacune des versions qu’ils racontent et
celles qui sont mises par écrit. Mais d’après ce que j’ai entendu, ces conteurs ne respectent pas la
version de Bréri, qui, lui, connaissait les hauts faits et les récits concernant tous les rois et les comtes
qui ont vécu en Bretagne. Mais surtout en ce qui concerne cette question, la plupart d’entre nous
refusent d’accepter ce qu’ils ont coutume de raconter à propos du nain, dont Kaherdin aurait aimé la
femme ; le nain de son côté aurait alors blessé Tristan et l’aurait empoisonné par ruse, après avoir mis
à mal Kaherdin ; et c’est à cause de cette blessure et de cet empoisonnement que Tristan aurait
envoyé Governal en Angleterre chercher Yseut. Thomas ne peut accepter cette version et il va
montrer, preuves à l’appui, que cela n’a pas pu se passer ainsi. Governal était connu partout et l’on
savait dans le royaume qu’il était le complice de leur amour et le messager de Tristan auprès d’Yseut ;
aussi le roi le haïssait-il férocement, et il le faisait surveiller par ses gens. Comment donc aurait-il pu
venir à la cour pour offrir au roi, aux barons ou aux hommes d’armes ses services comme marchand
étranger, sans que, connu comme il l’était, il ne soit si vite démasqué ? Je ne sais pas comment il
aurait pu l’éviter ni comment il aurait pu emmener Yseut avec lui ! Ceux qui racontent cela ont dévoyé
l’histoire et se sont éloignés de la vérité, et s’ils ne veulent pas le reconnaître, je ne veux pas en
débattre avec eux : qu’ils s’en tiennent à leur version, moi je me tiens à la mienne ; on verra bien qui a
raison !
[…] Thomas achève ici son récit, et il adresse son salut à tous les amants, aux mélancoliques et aux
passionnés, aux jaloux et à ceux qui brûlent de désir, aux voluptueux et aux pervers, à tous ceux qui
entendront ces vers. Si mon récit n’est pas exactement ce qu’ils souhaitaient, j’ai fait du mieux que j’ai
pu, et j’ai dit toute la vérité, ainsi que je l’avais promis en commençant. J’ai rassemblé ici des récits et
des poèmes ; pour offrir un modèle j’ai fait en sorte d’embellir l’histoire, afin qu’elle plaise aux amants
et qu’ici ou là ils puissent y retrouver des épisodes où ils se reconnaîtront. Puissent-ils en tirer un
grand réconfort contre l’inconstance, contre l’injustice, contre la peine, contre la souffrance, contre
tous les pièges de l’amour.