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Introduction

Chaka est le livre le plus célèbre de l'écrivain de langue souto, Thomas Mofolo.
C'est une épopée inspirée de la vie réelle de Chaka (1786-1828) qui fonda un
véritable empire en Afrique australe avant d'être assassiné par ses frères. Ecrit
dans une langue peu connue, publié au Lesotho, loin des grandes capitales, le
roman risquait fort de passer inaperçu. Ce fut tout le contraire qui arriva : traduit
en anglais (1931) puis en français (1940), ce récit de l’ascension et de la chute
de Chaka, le fondateur de l’empire zoulou, devint l’une des références de la
littérature africaine, suscitant de multiples controverses – Chaka est-il un héros
de l’indépendance ou le modèle des dictateurs les plus sanguinaires ?La mort de
Chaka est une action dramatique évoquant la fin tragique du plus grand
conquérant noir que l'Afrique ait connu. La guerre perpétuelle et sanguinaire que
mène le tyran en Afrique du Sud au XIXème siècle contre les tribus hostiles, ont
fait du royaume du maître l’un des plus importants et des plus riches. Malgré
toute cette richesse et l’édification d’un état fort de ses centaines de milliers de
soldats, Chaka continue à guerroyer contre toute raison. Nombreux sont ceux
qui pourtant aspirent à la paix ; une paix dont ne veut pas entendre un tyran ne
vivant que par le sang de ses sagaies. Confrontés à la folie sanguinaire de leur
maître, des généraux considèrent qu’il faut en finir avec ces guerres. Il est temps
de déposer les armes et de retourner auprès des siens. Toutefois, une impasse
leur fait front, leur maître Chaka. Un thème historique important qui mériterait
une analyse plus profonde tout au long d’un développement.
i. Présentation de l’auteur :
Né le 22 décembre 1876, Khojane, au Basutoland (Lesotho), issu d’une fratrie
de 8 frères et sœurs, Thomas MOFOLO, a été scolarisé dans deux écoles locales
protestantes de Morija, dirigées par des missionnaires français. Son père, Abner
MOFOLO, un fermier, était loyaliste, sa famille a donc été protégée par l’Eglise
pendant la guerre des Boers (1880 à 1881) qui a secoué le Lesotho. Mais son
père voulait qu’il revienne travailler à la ferme et ne souhaitait que Thomas
entreprenne de longues études. Le jeune Thomas, brillant élève et utile à
l’Eglise, a été encouragé dans ses études notamment par Adolphe MABILLE et
Eugène CASALIS. Thomas étudia l’anglais, le Sesotho, l’Evangile et le
Hollandais, et il eut la chance d’avoir un instituteur qui devint l’un des guides
les plus respectés de l’Eglise indigène. A la suite du décès de MABILLE, il
s’installe à Morija, une ville qui formait, à l’époque, l’élite noire. Il achève ses
études en 1899 et trouve un emploi d’instituteur et de secrétaire à la mission
catholique où il fait office de journaliste et de correcteur d’épreuves. Il se marie
le 15 novembre 1904 avec Francine MAT’ELISO SHOARANE, une fille d’un
policier. « Fils de païen, instruit d’abord dans nos écoles primaires, puis à
l’école biblique et à l’Ecole normale, à Morija, ainsi qu’à l’école industrielle de
Léloaléng, ayant voyagé, beaucoup vu et beaucoup lu, il arriva au dépôt de
livres de Morija où il fut employé comme secrétaire et factotum, sans toutefois
faire beaucoup parler de lui » écrit Hermann DIETERLEN au sujet de
MOFOLO. Un voyage dans le Natal, durant lequel il se rend sur la tombe du roi
Chaka, grand chef zoulou, lui inspirera son chef d'oeuvre «Chaka», lequel lui
vaudra une reconnaissance universelle, mais sera pour lui à l'origine d'un
changement de vie radical, en raison de la gêne que le livre suscitera auprès des
missionnaires.Le livre est écrit vers 1909-1911 mais ne sera publié qu’en qu’en
1925 en raison des réticences de l’Eglise qui considérait que Thomas MOFOLO
avait surévalué par la puissance des forces occultes africaines, il glorifiait la
magie africaine, la rendait fascinante assurant ainsi la cohésion du monde
traditionnel africain et faisait l’apologie de l’aventure politique et les conquêtes
de ce chef zoulou. Ainsi, Thomas MOFOLO abandonne pratiquement l'écriture,
et s'installe en Afrique du Sud où il exerce différents métiers : dans un premier
temps recruteur d'ouvriers pour des mines de diamants, il est ensuite
commerçant et enfin fermier, à partir de 1937, avant de s'éteindre à
Teyateyaneng en 1948. Considéré comme l'un des pères du roman africain, la
Bibliothèque de l'université nationale du Lesotho porte son nom.

II. Résumé de l’œuvre


Chef des Ifénilénjas, petite tribu du pays Cafre, Senza'ngakona désespère de voir
naître un héritier jusqu'à ce que sa concubine Nandi le lui donne : Chaka est né.
D'autres garçons lui naissent de ses femmes et, sous la pression de celles-ci,
Senza'ngakona chasse Nandi et Chaka du territoire, mais il omet de prévenir son
suzerain, Ding'iswayo, de ce changement. Chaka grandit au milieu des brimades
mais les médecines de la femme-féticheur y remédient en révélant son courage.
Chaka se révèle pour son courage, tuant un lion, puis sauvant une jeune fille de
la gueule d'une hyène. Surtout, il reçoit dans la rivière, pendant ses ablutions, la
visite du seigneur des eaux profondes, le serpent monstrueux qui lui prédit la
gloire. Mais ses exploits attirent la jalousie des fils de Senza'ngakona : Chaka
s'enfuit et rencontre Issanoussi, le féticheur et devin qui achève ses médecines et
sa formation. Il promet à Chaka la gloire et le pouvoir, mais sa sagaie ne devra
jamais cesser d'être trempée de sang frais. Accompagné des deux envoyés
d'Issanoussi, Ndèlèbè l'espion rusé et le fort et courageux Malounga, Chaka
devient le lieutenant de Ding'iswayo, le suzerain de la région. À la mort de
Senza'ngakona, son père, Chaka lui succède ; puis lorsque Ding'iswayo est tué
par l'ennemi Zwidé, Chaka le venge et devient roi d'un peuple qu'il nomme
Zoulou (céleste). Ses armées partent à la conquête d'un empire qui ne cesse de
s'étendre. Mais le pacte passé avec Issanoussi ne cesse pas et Chaka accepte
d'aller toujours plus loin dans la violence pour étendre son pouvoir. Régnant par
la terreur, massacrant ses opposants et ceux qui lui désobéissent, il tue
également sa promise Noliwè dont Issanoussi réclame le sang pour ses
médecines. Ses plus vaillants guerriers, Oum'sélékatsi et Manoukoudza,
l'abandonnent, tandis que Chaka ne combat plus et laisse sa sagaie sécher. Le
sang qu'il verse n'est plus d'un autre peuple que le sien, Chaka tue ses propres
enfants, et jusqu'à sa mère Nandi. Sombrant dans la folie, gagné par des visions,
il est assassiné par ses deux frères cadets, Di'ngana et Mahla'ngana, prédisant
avant de rendre l'âme leur défaite face à Oum'loungou, l'homme blanc...

III. Analyse du roman Chaka


Chaka est-il un héros ou un tyran ? Le personnage de Chaka évolue
dans la façon dont Thomas MOFOLO relate son histoire.
1 – Chaka, un jeune enfant persécuté d’une nation faible
Chaka appartient au clan des Amazoulous, une tribu des Cafres faible
parmi les faibles. Le petit clan des Zoulous avait à sa tête un jeune roi,
Sénza’ngokona, polygame, mais sans héritier mâle. Ce roi, au cours
d’une fête de danses, jette son dévolu sur une délicieuse jeune fille
d’un autre village, Nandi qui se trouvera enceinte avant le mariage. Il
était d’usage, chez les Cafres, de mettre à mort la jeune fille ayant
donné naissance à un bâtard. Le chef épouse Nandi, et le fils recevra le
nom de Chaka. Enfant illégitime de Nandi, Chaka subit la dure loi des
foyers polygames. Son père, sous la pression de ses autres épouses,
répudie la jeune Nandi, l’accusant d’être arrivée chez lui enceinte. Dès
lors, le jeune homme est exposé aux sarcasmes de ses camarades qui
l’humilient et le traitent de bâtard. Le sort de sa mère est pire. Elle doit
baisser la tête, en signe de soumission et de défense. Chaka, devenu
berger, est persécuté par les autres enfants qui s’acharnent souvent sur
lui en le rouant de coups. Chaka, adroit dans le maniement du bâton,
est également d’une extrême vélocité pour échapper à ses adversaires.
Pour échapper à ces persécutions, il sera chargé de veiller aux cultures
en éloignant les oiseaux qui pillent le grain. Mais les autres enfants
continuent de le rouer de coups jusqu’à ce qu’il en perdit la
connaissance. Pour le protéger, sa mère l’emmena chez une féticheuse
: «il tuera, mais ne sera pas tué. Cet enfant sera l’objet de dispensation
extraordinaires » dit-elle. En raison de ses gris-gris, Chaka est
transformé ; il fut saisi d’une frénésie de se battre, retourna garder les
vaches et mit en déroute tous les enfants qui l’attaquaient. Chaka tua
un lion qui attaquait la population, mais cet exploit attisa encore la
jalousie des autres femmes de son père. Chaka tua aussi l’hyène qui
dévorait dans leur sommeil les villageois. Les jeunes ont omis de dire
que c’est Chaka qui a abattu cet animal. Acharné tous contre lui, pour
échapper à la mort, il s’enfuit, et c’est à ce moment qu’il rencontre,
dans la forêt, son nouveau féticheur, Issanoussi qui lui dit «le bonheur
et la prospérité qui te furent prédits dans ta petite enfance vont affluer
sur toi». Chaka veut avoir un pouvoir démesuré et de la célébrité.
Issanoussi promet une célébrité jusqu’aux extrémités de la terre et des
exploits comme si on narrait un conte, mais à une seule condition : «
Promets-tu d’observer, rigoureusement, les ordres que je te
donnerai ?» Ces ordres exigeront un renoncement complet. Chaka
répond à son féticheur : « Je m’engage, formellement ». Issanoussi
cache les gris-gris favorisant le succès et la prospérité dans une
incision au front de Chaka. « Personne n’osera te regarder en face »
dit Issanoussi qui lui remet à une sagaie à hampe très courte. « La
médecine que je t’ai inoculée est celle du sang ; si tu ne répands pas le
sang en abondance, elle se retournera contre toi, et c’est toi qu’elle
fera mourir. Ton devoir à partir de maintenant, c’est de tuer, de
massacrer sans pitié » lui dit Issanoussi.
2 – Chaka, un chef militaire aguerri chez son suzerain
Ding’Iswayo, chef de la tribu qui assure la souveraineté sur celle de
Chaka, demande à rencontrer ce guerrier, dont il a entendu parler les
exploits. Chaka tue un fou qui inspirait la peur aux habitants en
enlevant leurs chèvres et bœufs pour les manger. Ding’Iswayo décida
alors, avec l’appui de Chaka, d’attaquer son ennemi et voisin, Zwidé.
Chaka neutralisa Zwidé, et fut passé dans la hiérarchie militaire au
rang supérieur. Issanoussi envoya à Chaka deux collabateurs pour les
futures campagnes militaires : Ndlélé, apparemment mou, sans énergie
et stupide, mais avec de grandes oreilles pour faire du renseignement
militaire et Malounga.Zwidé, prisonnier, sera libéré et
Senza’Ngakona, vassal Ding’Iswayo, et père de Chaka, meurt.
Ding’Iswayo, en qualité de souverain, intronise Chaka, en dépit de la
tentative de ses frères de lui ravir son trône. Chaka convoite Noliwé,
la sœur de Ding’Iswayo, une fille d’une beauté exquise, accentuée par
la pureté d’un cœur tout de bonté et de compassion. Chaka se rend sur
la tombe de son père avec Issanoussi. Son féticheur lui rappelle que le
pouvoir ne s’obtient que par la force. C’est dans cette période de
calme relatif que Zwidé décida attaquer par surprise Ding’Iswayo,
l’exécuta, coupa sa tête et la fit mettre à un pieu que l’on porta la nuit
au village de Ding’Iswayo. Tous les chefs de guerre révulsés de cette
ignominie, désignent, unanimement, Chaka comme le successeur de
Ding’Iswayo. Chaka qui ambitionnait le pouvoir suprême, mit en
déroute l’arme de Zwidé et le contraignit à l’exil jusqu’à sa mort et
devint le chef incontesté de tous.
3 – Chaka, fondateur de la nation zouloue
Chaka entreprit de réunifier toutes les tribus de la nation Zoulou, avec
succès. Issanoussi estime que « Ngouni», le nom du clan de Chaka, est
vulgaire et laid, il faudrait le changer. « Vous avez vaincu tous vos
ennemis, c’est pourquoi je vous ai cherché un nom magnifique » dit-il.
Chaka répondit « Zoulou », « Amazoulou », c’est-à-dire ceux du ciel,
«Je ressemble à ce grand nuage où gronde le tonnerre : ce nuage
personne ne peut l’empêcher de faire ce qu’il veut» dit Chaka. Les
flatteurs interprétèrent cette nouvelle appellation par le fait que Chaka,
fils du Ciel, avait été envoyé par les Ancêtres pour venir habiter parmi
les hommes. Par conséquent, le mythe peut commencer : Chaka
n’appartient pas à la terre ; on se mettait à genoux devant lui. On le
salue en disant « Bayété » c’est-à-dire « Celui qui se tient entre Dieu
et les Hommes ». Chaka est devenu un demi-Dieu.
Chaka insuffla parmi les ouvriers le désir de produire de belles œuvres
en récompensant les meilleurs. Il inspira à son peuple des sentiments
humanitaires et fit cesser les disputes inutiles. La prospérité revint. Il
aménagea une capitale avec une forteresse militaire. Lors des
audiences, les armes du visiteur sont confisquées, celui-ci doit se
prosterner dans la poussière et n’avancer qu’à plat ventre. Il enseigna
à ses militaires l’art de la guerre avec des entraînements intensifs, avec
défense de se marier. Il faut combattre au corps à corps, avec une
seule sagaie ; celui qui perd son arme au combat, s’il revient est tué.
Après un délai de réflexion, Inassoussi revient demander à Chaka s’il
ambitionne encore un pouvoir plus haut. Le féticheur réclame des
sacrifices humains, la vie de la mère de Chaka et celle de Noliwé, sa
fiancée devenue enceinte. «Tu brilleras au sein des nations de la terre
comme brille le soleil sans nuages, le soleil devant lequel s’effacent
les étoiles quand il paraît. De même, en ce qui te concerne, les nations
pâliront et s’effaceront quand tu paraîtras devant elles, parce que le
sang de Noliwé t’apportera une prospérité véritablement miraculeuse»
promet Issanoussi. Cependant, le jour où Chaka sacrifia Noliwé, il
descendit dans l’abîme des ténèbres, bascula dans l’animalité et la
cruauté les plus absolues. Le pays qui menait, jusqu’ici, une vie
heureuse et insouciante, bascula dans l’horreur absolue.
4 – Chaka, le fou et sanguinaire
Chaka commence par massacrer, en public, tous les soldats qui avaient
pris la fuite lors des combats et les jeta aux vautours. Les personnes
qui ne purent pas retenir leurs larmes, se virent arracher les yeux.
Ceux qui parlaient eurent la langue coupée. En un seul jour, plusieurs
dizaines de milliers de personnes furent exécutées. Il s’attaqua aux
tribus voisines, massacra tout sur son passage, et réduisit en cendres
leurs villages et leurs cultures. Avec la famine, le cannibalisme fit son
apparition. Plus il tuait, plus il était encore ivre de sang. Devant cette
folie meurtrière, une partie de ses généraux commença à déserter.
Chaka suspecta certains de ceux qui le servaient de déloyauté et les fit
exécuter. Les chefs militaires qui revenaient sans butin, subissaient le
même sort. Chaka tua sa mère qui avait caché un de ses fils. La cause
de tous ces malheurs, selon Issanoussi, c’est que Chaka ne doit pas se
relâcher, il faut qu’il fasse couler davantage du sang. Chaka ayant
perdu toute lucidité, avait soif de sang, une soif inextinguible. Il
organisa une grande fête et fit tuer tous ceux qui ne savaient ni
chanter, ni danser. Ceux pleuraient d’émotion «de la beauté de son
geste» furent également tués. A partir de cet instant, Chaka est hanté
par des rêves terrifiants qui viraient au cauchemar. La nation Zoulou
lasse de ces tueries décida, à travers ses deux frères, d’assassiner
Chaka. Son demi-frère prit le pouvoir.
V. La réécriture et la destinée du roman Chaka, au service du
nationalisme africain
1.Le Chaka de SENGHOR, une poésie engagée, antiraciste et anticoloniale
Poème complexe, mais hautement important et éclairant toute l’œuvre
de SENGHOR, « Chaka » est une contribution engagée, anticoloniale
et antiraciste. Le poème est divisé en deux chants : le premier chant
est consacré au rôle de Chaka dans la révolte des Zoulous, le second à
sa liaison avec Noliwé et à sa mort tragique ; c’est donc comme
l’indique son titre « un poème dramatique plusieurs voix » ; il met en
scène, outre le personnage de Chaka, la « Voix Blanche », le «Chœur»
dirigé par le «Coryphée». Cette dramaturgie s’inspire de la tragédie
grecque, comme celle de Sophocle, une fatalité pèse sur Chaka et
l’oblige, contre son gré, à agir mal.
SENGHOR dédie ce poème aux « Martyrs bantous de l’Afrique du
Sud » ; ce qui confère à ce poème une dimension politique. Après
avoir assuré la victoire de son peuple sur les Bantous, Chaka, chef du
peuple zoulou, mourut assassiné. Comment parler des martyrs sud-
africains si ce n’est en célébrant Chaka le résistant, en sortant de
«l’oubli» le symbole de la Résistance. Chaka est donc une méditation
poétique sur la libération de son Afrique. MOFOLO d’abord,
SENGHOR ensuite, mettent l’accent sur les forces en présence. D’un
côté, il y a les colons qui ont la force des armes, de l’autre, le leader
bantou, armé d’un grand dessein : l’unité, la fraternité de tous les
peuples. Suivre Chaka sur ce point est une fierté pour SENGHOR le
militant politique, lui qui tentera plus tard l’éphémère fédération du
Soudan français ; lui, le chantre de la négritude. Léopold Sédar
SENGHOR élève Chaka au rang de symbole de la Négritude.
Cependant, la figure de Chaka est ambivalente : est-il un héros ou un
tyran assoiffé de sang ? SENGHOR, à travers son poème, décrit un
chef politique et un héros épique dont le destin se confond avec celui
de son peuple, mais aussi un poète, dont la souffrance et le sacrifice
atteignent une dimension universelle.
Chaka est présenté d’abord dans ce poème comme étant le symbole de
l’émancipation des peuples noirs. Ainsi, dans le premier chant, la
«Voix Blanche», celle des oppresseurs et des colonialistes, qualifie
Chaka de sanguinaire, il ne serait «qu’un boucher» et un «grand
pourvoyeur des vautours et des hyènes». La «Voix blanche» qui met
l’accent sur le côté sanguinaire de Chaka : «Promis au néant vagissant.
Te voilà donc à ta passion. Ce fleuve de sang qui te baigne, qu’il te
soit pénitence». La réponse de Chaka est à la mesure de son projet.
Avec sang froid et courage, il reconnaît les griefs qui lui sont faits :
«Oui me voilà entre deux frères, deux traîtres deux larrons. Deux
imbéciles hâ ! non certes comme l’hyène, mais comme le Lion
d’Ethiopie tête debout. (…) Et c’est la fin de ma passion ». Cependant,
SENGHOR estime que cette image négative est largement compensée
par l’importance historique du combat de Chaka «il n’est pas de paix
sous l’oppression, de fraternité sans égalité ». Chaka refuse toute
soumission et toute aliénation. L’oppression se matérialise par la
volonté du Blanc, cet homme à « l’épiderme blanc les yeux clairs, la
parole nue et la bouche mince» de refaçonner le continent africain,
«avec des règles, des équerres, des compas des sextants». C’est la
raison pour laquelle Chaka se bat : « Je n’ai haï que l’oppression » dit-
il. Au moment où SENGHOR publie son poème « Chaka », en 1954,
il n’est pas encore le chef d’Etat du Sénégal qu’il sera mais il médite
déjà sur les responsabilités de l’homme d’Etat d’un pays dominé.
Comme Mofolo avant lui, il réhabilite le chef guerrier noir. Comme
tous les chefs qui ont voulu libérer leurs peuples, Chaka fut aveuglé
par la mission qu’il s’était donnée. Voulant réhabiliter le symbole de
l’affirmation de la fierté du nègre, l’artisan de l’unité africaine,
SENGHOR passe sous silence tous les crimes commis par le chef
guerrier. Comme la mort de Noliwé, la fille de Ding’iswayo le tuteur
de Chaka, la femme de celui-ci. La mort de Nolivé est, pour
SENGHOR, un sacrifice qui libèrera l’énergie de Chaka afin de mener
à bien sa mission : «Le pouvoir ne s’obtient pas sans sacrifice. Le
pouvoir absolu exige le sang de l’être le plus cher». Du moins,
SENGHOR, justifie les horreurs commises par Chaka comme un mal
nécessaire et transforme le tyran en héros incompris et en Christ «
cloué au sol par trois sagaies » entre « deux larrons». La violence
devient pour lui un moyen, et non une fin en soi, et même le meurtre
de sa fiancée, Noliwé, n’est plus un crime mais un renoncement : « Je
ne l’aurais pas tuée si moins aimée ».
Pour SENGHOR, en quête de héros noirs, on a besoin d’un Chaka,
pur de tout contact avec l’Occident, pour montrer que l’Afrique n’était
pas dépourvue de grandeur avant l’arrivée des Blancs. En effet, dans
un contexte colonial, SENGHOR, comme d’ailleurs semble légitimer
la violence émancipatrice et fait de Chaka, non sans anachronisme, un
héros de la négritude. « Ce n’est pas haïr que d’aimer son peuple. Je
dis qu’il n’est pas de paix armée, de paix sous l’oppression » écrit
SENGHOR qui raisonne comme Machiavel (voir mon post sur ce
politologue italien). Chaka dénonce, prophétiquement, les crimes de la
colonisation « Les forêts fauchées, les collines anéanties, vallons et
fleuves dans les fers ». Chaka dénonce l’exploitation du peuple noir «
les bras fanés, le ventre cave ». SENGHOR fait de Chaka le porte-
parole du peuple noir victime d’un commerce inéquitable pendant la
colonisation « épices, or et pierres précieuses échangés contre des
présents rouillés et de poudreuses verroteries ». SENGHOR dénonce
les crimes de la colonisation « Je voyais dans un songe les pays aux
quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas.
Les forêts fauchées les collines anéanties, vallons et fleuves dans les
fers. Je voyais les pays aux quatre coins de l’horizon sous la grille
tracée par les doubles routes de fer Je voyais les peuples du Sud
comme une fourmilière de silence. Au travail. Le travail est sain, mais
le travail n’est plus le geste (…). Peuples du sud dans les chantiers, les
ports les mines les manufactures ». SENGHOR relève la contradiction
entre les richesses produites par l’Afrique australe et la misère des
peuples africains : « Et le soir dans les kraals de la misère. Et les
peuples entassent des montagnes d’or noir d’or rouge. Et ils crèvent de
faim ».
Chaka est une fierté nationale grâce au courage, à la volonté de
réunifier les tribus et les peuples contre la volonté coloniale qui
maintenait, voire renforçait les divisions ethniques. Chaka, chef
guerrier, a défendu les peuples de l’Afrique australe : les Xhosas, les
Zoulous, les Vendas. Cependant, l'action politique se fait au détriment
de la création poétique, et Chaka indique que, pour servir son peuple,
il a dû sacrifier une partie de lui-même, renoncer à la femme qu'il
aimait et tuer en lui le poète. Cette alternative vécue douloureusement
par Chaka n'a aucune réalité historique et résulte de la transformation
du personnage par SENGHOR, lui-même écartelé entre ses
convictions politiques, assorties de pesantes responsabilités, et son
désir de consacrer sa vie à son art.
Entre la nécessité de l’action politique et le désir poétique, le
deuxième chant du poème apporte un début de solution à cette
contradiction : au moment de mourir, Chaka, célébré par le Choeur du
peuple zoulou, qui proclame "Gloire à Chaka" ("Bayété Bâba ! Bayété
ô Zoulou !"), se réconcilie avec lui-même et avec le souvenir de
Noliwé, la femme qu'il a aimée et sacrifiée. Dès lors, la poésie et la
politique ne s'opposent plus, et le Choeur peut proclamer : « Bien mort
le politique, et vive le poète !». En assumant pleinement sa double
condition de nègre et de poète, réunie dans la figure du poète-griot,
Chaka devient le modèle de SENGHOR lui-même ; préparant et
annonçant une aurore nouvelle, il peut à bon droit s'écrier : "Que du
tam-tam surgisse le soleil du monde nouveau !". « C’est ma situation
que j’ai exprimée sous la figure de Chaka, qui devient, pour moi, le
poète homme politique déchiré entre les devoirs de sa fonction de
poète et ceux de sa fonction politique» dira SENGHOR. Il fait de
Chaka le prince de la solitude, attribut qu’il partage avec le poète.
L’homme politique, comme le poète, ont besoin de la solitude pour
prendre des décisions importantes ou pour écrire un vers, ou un
poème. Cette solitude rend l’acteur politique d’abord maladroit, puis
impitoyable. La solitude du pouvoir plonge l’acteur dans une sorte de
névrose. Chaka transforme chacun de ses concitoyens en conspirateur.
Cette solitude fait que l’homme obéit aux événements qui souvent
accroissent sa cruauté, étouffant au fond de l’être ce qu’il a d’essentiel
: «Je devins une tête un bras sans tremblement, ni guerrier ni boucher.
Un politique tu l’as dit, je tuai le poète, un homme d’action seul. Un
homme seul et déjà mort avant les autres, comme ceux que tu plains.
Qui saura ma passion ?». SENGHOR reprend ici la tragédie de
l’homme politique : incompris à cause de l’inadéquation entre la
volonté de son peuple et son désir de grandeur, aveuglé par un besoin
tenace de refaire un monde à la mesure de son ambition, pour
communiquer aux siens le même désir de grandeur, il oublie de se
rendre compte de l’essentiel. En effet, Chaka exige beaucoup plus de
son peuple qu’il n’est capable de lui donner, plus qu’il ne peut s’offrir
à lui-même. La démesure du projet, de l’ambition, transforme Chaka
en un condamné qui se débat désespérément contre des forces
supérieures à lui, et fait de lui un criminel. Ce Chaka de SENGHOR
est le précurseur des pouvoirs sans partage, du dictateur africain
postcolonial que Tchicaya dénoncera violemment.
B - Chaka au service d’un théâtre nationaliste
1 – La pièce de théâtre de Tchicaya U Tam’Si
Si SENGHOR, inspiré de Machévial, a un point de vue ambivalent sur
Chaka, en revanche, Tchicaya, le moraliste, a un point de vue plus
tranché : il ne transige pas. Il condamne sans appel Chaka. La posture
des deux hommes expliquera leurs attitudes face au comportement
«criminel» du leader africain. Pour Tchicaya, la mort de Noliwé est un
crime gratuit, un acte de démence. «La folie est contagieuse. Il faut la
cautériser» écrit-il. Il est vrai que Tchicaya fait référence aux
dictatures actuelles du continent noir. En effet, Tchicaya dénonce, à
travers son Chaka, les pouvoirs sanguinaires des dictateurs africains
qui ne tolèrent aucune contestation. Ce crime contre Noliwé fait partie
de la longue liste des assassinats de Chaka. Les uns sont accusés de
comploter contre lui, les autres comme Noliwé d’être atteints de folie.
Or, le fou est celui qui dit la vérité. Il est comme l’enfant qui se
singularise par la vérité en rappelant au souverain jusqu’où il peut
aller. Il est le marqueur rouge qui trace la limite. Il est le fou qui dit ce
que tout le monde pense. C’est en somme la voix du bon sens, celle du
bouffon. Noliwé est la métaphore de l’Afrique postcoloniale sacrifiée.
Chaka, par sa cruauté a, comme bien des dirigeants africains après lui,
trahi sa mission. Le mal qu’il fait est à mettre sur le compte de
l’égoïsme maquillé en amour ou en patriotisme.
La pièce de théâtre, en trois actes, trente-et-une scènes, de Gérard-
Félix Tchicaya U Tam’si, un poète, dramaturge et romancier congolais
(1931-1988), occupe une place particulière ; elle a été jouée à
Avignon en 1976, et fait l’objet d’un feuilleton radiophonique. La
pièce de théâtre de Tchicaya reste plus ou moins fidèle au «Chaka»
originel. Trois syntagmes en particulier, constats ou prophéties,
reviennent de manière obsessionnelle, et semblent structurer la pièce
de théâtre. À la scène trois, la Voix annonce, de manière cryptée,
l’arrivée des Occidentaux : «Que rien de Blanc n’apparaisse au Sud.
Surveille l’écume de la mer». À l’acte trois, scène quatre, c’est Zwidé,
trahi par Chaka, qui maudit ce dernier : «Tu trahis et tu condamnes.
Moi, je te maudis. Ton propre sang t’étouffera». Enfin, Noliwé, se
doutant que son mari est responsable de la mort de son frère, répète
jusqu’à la folie une phrase de Chaka : «Souvent le destin improvise. Je
vais faire comme lui». Dans les deux premiers cas, les paroles
alimentent les obsessions de Chaka qui voit partout des ennemis. En
effet, Noliwé souligne la démesure de Chaka qui se prend pour le
destin lui-même et donc pour une force aveugle et impitoyable. Ses
paroles en forme d’énigme sont exhibées par la jeune femme jusqu’à
ce qu’elle soit elle-même assassinée : «Chaka m’a dit : “Souvent le
destin improvise. Je vais faire comme lui.” Chaka, dis-moi pourquoi ?
Chaka ! Chaka-a-a-a !». Une Voix Off, dit «Tue-moi, ton propre sang
t’étouffera».
Tchicaya reconnaît que Chaka est un guerrier exceptionnel. Il a la
personnalité extraordinaire et somme toute tragique du guerrier, sa
lutte acharnée contre l’occupation et la colonisation, enfin une volonté
farouche d’unification et de consolidation de la nation zouloue. La
personnalité de Chaka, en tant que guerrier redoutable, ne fait aucun
doute. Le coryphée rappelle dans le chant II ses attributs d’autrefois,
attributs qui rendent compte de cette force dont il était doté : «Ô
Zoulou Ô Chaka ! Tu n’es plus le lion rouge dont les yeux incendient
les villages au loin.Tu n’es plus l’Eléphant qui piétine patates douces,
qui arrache palme d’orgueil ! Tu n’es plus le Buffle terrible plus que
Lion et plus qu’Eléphant. Le Buffle qui brise tout bouclier des
braves». Cependant, Chaka est devenu sanguinaire, et dans cette pièce
de théâtre, il finira par se suicider. En effet, c’est dans la solitude des
palais que les dirigeants africains manigancent la mort des opposants.
Dans la pièce de Tchicaya la nuit est le moment dangereux pour
Chaka, c’est le moment propice pour les comploteurs. Dans le théâtre
ayant pour sujet le pouvoir, les intrigues se nouent la nuit. Tout a lieu
la nuit. A la fin du texte de Tchicaya, Chaka qui se sait condamné,
s’interroge alors sur le chef qu’il a été. Lucide, il s’est aperçu de ses
erreurs, de ses crimes : «Mon sang va rejaillir sur moi. Tout sera
accompli selon… Pas de testament. J’ai égorgé Noliwé (…). J’ai
égorgé Nandi. A qui léguer un tel héritage ? Le sang répandu. A qui
léguer un rêve qui a tourné au cauchemar… Je suis venu avec la
nouvelle du renouveau…avec la trêve qu’il faut à l’arbre, à tel
moment de l’an pour que tout reverdisse, et que la fleur en exhalant
laisse assez de saveur au fruit. Le fruit était le symbole du peuple à
l’unisson. (…) L’homme,… Quel homme ai-je été ? Une caricature de
moi-même, parce que je ne me suis rendu ni maître de l’écume de la
mer, ni féal du destin ! Allons donc ! L’homme est aveugle puisqu’il
ne voit pas où il va». Au moment où Tchicaya publie sa pièce de
théâtre en 1977, les pouvoirs africains se sont radicalisés. Un peu
partout sur le continent, les opposants sont persécutés s’ils ne sont pas
exécutés. Chaka est donc la figure de ces dictateurs-là. Tchikaya, tout
en mettant l’accent sur le chef nationaliste, insiste sur le côté du
dictateur sanguinaire.
2 – Les autres pièces de théâtres
Dans la pièce « On joue la comédie» de Sènouvo Agbota ZINSOU,
les exemples sont multiples et variés. Il s’est agit d’un personnage qui
s’interpose dans le jeu d’un autre et le continue autrement. C’est le cas
de Chaka qui substitue à la prédication du vieillard, une parodie de
prière au dieu N’koulou N’koulou ; d’un spectateur qui intervient
directement dans l’action, cas du jeune spectateur ; d’un acteur qui sur
scène ou dans la salle, engage le dialogue avec le public ; des
spectateurs qui discutent entre eux en pleine représentation, cas de la
scène du banquet. La pièce est composée de 7 tableaux, développe
l’idée que Chaka, militant combattant de la cause noire en Afrique du
Sud, mène la lutte armée contre l’apartheid, et entreprend aussi une
action de prise de conscience auprès de ses frères.
Le dramaturge sénégalais Abdou Anta KA, dans une pièce de théâtre
s’improvise en historien, fait ressusciter Noliwé, les frères de Chaka et
les dignitaires de la cour royale pour qu’ils disent leur part de vérité
sur le règne de Chaka.Que retenir de ce Chaka de Thomas MOFOLO,
outre la dénonciation des dictatures africaines sur laquelle il faut rester
vigilant ?«Chaka est l’un des grands conquérants de l’histoire de
l’Afrique, et son nom mérite d’être retenu par l’histoire universelle»
écrit l’historien Joseph KI-ZERBO. « Le génie de Mofolo se marque
dans le fait que son Chaka est un personnage beaucoup plus complexe
que ne pourrait avoir une figure créée et conservée dans la mémoire
collective d’une société non lettrée. (…) Il est axé sans hésitation sur
l’antithèse du Bien et du Mal » écrit Albert GERARD. Le roman de
Chaka « est une œuvre spécifiquement africaine car (…) elle célèbre
la culture de l’Afrique, son orgueil, sa tradition et sa dignité» dit
Donald BURNESS.

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