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Langages

Linguistique textuelle, jeux de langage et sémantique du genre


M. Simon Bouquet

Abstract
The topic of this paper is the concept of "genre" (style/manner) shown as related to an implicit theory of textual meaning —
according to a pragmatical view-point based on Wittgenstein's Philosophical Investigations.

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Bouquet Simon. Linguistique textuelle, jeux de langage et sémantique du genre. In: Langages, 32ᵉ année, n°129, 1998.
Diversité de la (des) science(s) du langage aujourd'hui. pp. 112-124;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1998.2150

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1998_num_32_129_2150

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Simon Bouquet
Université de Berne

LINGUISTIQUE TEXTUELLE, JEUX DE LANGAGE


ET SÉMANTIQUE DU GENRE *

Un énoncé n'est pas une phrase plus du discursif, ou une


phrase agrémentée de subjectivité ; le paragraphe n'est
pas une variété d'énoncé transphrastique ; l'énoncé (ou le
paragraphe) n'est pas une unité plus haute (ou plus basse,
si l'on conçoit l'énoncé comme la descente dans
l'empirique) à laquelle on accéderait comme on gravit une échelle.
A. Culioli (1984 : 10)

Cela tient à la plasticité des langues (qui les rend


irréductibles à des langages formels) : leurs signes ne sont ni des
constantes ni des variables, et, tant pour le contenu que
pour leur expression, se modifient imprévisiblement selon
leurs occurrences.
F. Rastier (1989 : 82)

1. De la catégorie des « jeux de langage » à la typologie des genres

Mon propos est de montrer que le concept de « genre » recouvre — à la


confluence, plutôt qu'aux confins, d'une sémantique logico-grammaticale et
d'une sémantique textuelle — une théorie implicite de la polysémie des
énoncés 2. Pour cela, j'adopterai l'optique d'une « pragmatique intégrée » et
considérerai le fait du genre non pas dans le cadre classique de l'analyse du discours,
ou d'une théorie des actes de langage comme celle d'Austin ou de Searle, mais
dans le cadre d'un retour aux « jeux de langage » de Wittgenstein, replacés dans
une problématique strictement linguistique.
Le célèbre paragraphe 23 de la première partie des Investigations
philosophiques (1961 : 125-126) s'ouvre sur cette question : « Combien de sortes de
phrases existe-t-il ? ». L'auteur y répond ainsi : « II en est d'innombrables
sortes ; il est d'innombrables et diverses sortes d'utilisation de tout ce que nous
nommons 'signes', 'mots', 'phrases'. Et cette diversité, cette multiplicité n'est
rien de stable, ni de donné une fois pour toutes ; mais de nouveaux jeux de
langage naissent, pourrions-nous dire, tandis que d'autres vieillissent et tom-

1. Je remercie S. Branca-Rosoff, J. CoursiletF. Rastier pour leurs précieuees et amicales remarques.


2. La question du genre suscite aujourd'hui régulièrement des travaux, notamment chez les linguistes
francophones. On en trouvera une évocation critique dans Branca-Rosoff 1996 ; voir aussi Branca-Rosoff
1998. En rhétorique par exemple, la théorie des genres est tenue pour « un domaine de réflexion
prioritaire » par Douay-Soublin 1994 (22).

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bent en oubli. » 3 Et il ajoute : « Le mot 'jeu de langage' doit faire ressortir ici
que le parler du langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie. » Les
exemples donnés dans ce même paragraphe 23 pour « représenter la
multiplicité des jeux de langage » montrent éloquemment que la notion de « jeu de
langage » ne correspond pas à celle ď « acte de langage », ni même, pour
reprendre les propres termes du passage, à des séquences de « parler du
langage » , mais bien à une catégorie, primitive, de situations humaines dont font
partie les séquences de « parler du langage » — ces situations humaines pouvant
être considérées soit du point de vue de la position d'un sujet proférateur de
parler, oral ou écrit (comme « commander », « raconter », « solliciter », «
remercier », « saluer », « traduire », etc.), soit du point de vue d'autres positions
(position d'un sujet récepteur d'un parler d'autrui : « agir d'après un
commandement », « faire un dessin d'après une description » ; position faisant
intervenir un parler privé : « résoudre un problème d'arithmétique », « deviner une
énigme », etc.). Ainsi, dans un ouvrage qu'il présente comme une investigation
sur « les concepts de la signification » (111) et qui apparaît comme une virulente
critique des conceptions référentialistes du langage, le philosophe autrichien
donne-t-il une spécification non ambiguë du cadre dans lequel il entend placer la
question de la signification, développant l'apophtegme de sa critique énoncé au
paragraphe 5 4, en mêlant délibérément, dans sa présentation des « jeux de
langage », « la multiplicité des instruments du langage et de leur mode
d'utilisation, la multiplicité des espèces de mots et de propositions » qu'il est, dit-il,
« intéressant de comparer avec ce que les logiciens ont dit au sujet de la
structure du langage (y compris l'auteur du Tractatus logico-philosophicus) »
— sous-entendu : pour démanteler les herméneutiques logicistes.
De fait, la catégorie des « jeux de langages » est propre à entrer directement
en correspondance avec ce que, depuis Hjelmslev, on appelle couramment des
textes . Si l'on s'en tient à une définition empirique du concept de « texte » — par
exemple : « suite linguistique, produite par un ou plusieurs énonciateurs , fixée
sur un support quelconque » 5 — , on reconnaîtra dans un texte un objet
délimité, susceptible d'étude, auquel peut être attachée la catégorie de « jeux de
langages » telle qu'elle est posée et exemplifiée par les Investigations
philosophiques. En effet, le concept de « texte » est bien celui de l'objet, accessible,
correspondant à un ensemble d'énoncés — recelant phrases et propositions —
qui composent le « parler du langage » constitutif d'un « jeu de langage » (ce
« parler » pouvant être, pour reprendre les exemples donnés dans les
Investigations : le (ou les) commandement(s) qu'un sujet profère ou d'après le(les)

3. П importe peu que le mot phrase delà question Combien de sortes de phrases existe-t-il ? s'entende
comme synonyme du mot phrase dans l'acception contemporaine qui l'oppose к énoncé, ou qu'il s'entende
comme synonyme d'énorecé (je pense ici à la distinction thématisée par A. Culioli) : les exemples invoqués
par Wittgenstein montrent que, de toute manière, la catégorie « jeux de langage » englobe celles des objets
auxquels réfèrent l'un ou l'autre vocable.
4. « La notion générale de la signification des mots enveloppe le fonctionnement du langage d'une
brume qui en rend la claire vision impossible. — On dissipe cette brume dès qu'on étudie les phénomènes
du langage dans les formes primitives de son usage, qui offrent un clair aperçu du but et du fonctionnement
des mots » (117).
5. Cette définition s'inspire de celles de Rastier (1987 : 281 et 1996 : 19). Cf. leur développement dans
Rastier 1995.

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quel(s) il agit, la description d'un objet à laquelle il se livre ou la description
d'après laquelle il dessine un objet, la narration d'un événement, le parler
intérieur impliqué dans le fait de deviner une énigme, etc.). La conception
wittgensteinienne doit payer toutefois, au regard du concept de « texte » défini
ci-dessus, le prix de l'empiricité de la pratique linguistique : dans le cas d'un jeu
de langage impliquant un parler privé (comme : « deviner des énigmes » ou
« résoudre un problème d'arithmétique pratique ») on se contentera du
document de seconde main — du rapport de ce parler — susceptible d'être offert par
un texte oral ou écrit. Hors ce prix à payer, il n'y a en effet pas d'objet empirique
possible : mais, à ce prix, la catégorie des « jeux de langage » offre une base
analytique permettant de concevoir la notion de « genre de textes » et,
probablement, de féconder une sémantique textuelle 6.

Sur la base des Investigations, et en acceptant l'équation parler du


langage = texte (assortie de la restriction des parlers à des objets textuels
empiriques, oraux ou écrits), les axiomes suivants peuvent être posés : (1) Tout texte
est le corrélat d'un jeu de langage, impliquant (2) Un genre de texte est le
corrélat d'un genre de jeu de langage — le second axiome sténographiant qu'à
un genre de jeu de langage répond un genre de texte et un seul, et non la
proposition réciproque ; ainsi « commander » est un genre de jeu de langage
correspondant au genre de texte « commandement » et « agir d'après des
commandements » est un autre genre de jeu de langage correspondant au même
genre de texte 7. (En d'autres termes, on dira qu'un genre de texte est créé par
un genre de jeu de langage, et non le contraire.) De la sorte, la conception de
Wittgenstein permet de remettre en perspective la notion de « genre » ,
appliquée traditionnellement à la littérature, et d'y trouver un principe de
classification de tous les énoncés linguistiques. Dans cette optique, il importe de
prendre au sérieux les stipulations du paragraphe 23 : les types de parlers et
d'utilisation de parlers (c'est-à-dire ce qu'on nomme ici genres de textes) sont
d'« innombrables et diverses sortes » et leur multiplicité n'est « rien de stable,
ni de donné une fois pour toutes ». Il s'ensuit que la typologie des genres sera
non seulement changeante, en sa dimension historique, mais encore, en son
système même, ouverte 8. En effet, on peut dire que, dans une logique néo-
wittgensteinienne, l'objet « jeu de langage » sera créé par le point de vue
(déterminé socio- culturellement) de la typologie qui l'instaure ; il ne saurait dès
lors y avoir d'objectivité interdisant les multiplications de point de vue dans
l'approche des genres — ni quant à la sous-catégorisation des genres, ni quant à

6. Il faut rappeler ici l'importante hypothèse de Van Dijk 1972 (297-298) : celle d'une « compétence
textuelle », permettant à un locuteur natif de différencier des types de textes.
7. Qu'un genre de texte et un seul réponde à un jeu de langage n'implique pas que ce genre de texte ne
puisse contenir plusieurs genre de textes. Dans le cas d'un jeu de langage comme « jouer du théâtre » (le
genre de texte correspondant pouvant être appelé par exemple « jeu de théâtre »), il apparaît que c'est une
propriété constitutive de la spécificité du genre de texte que de contenir cette pluralité. La spécificité du
genre de texte « jeu de théâtre » — tout autant que celle des genres de textes correspondant aux jeux de
langage « traduire d'une langue dans une autre », « raconter », « chanter des rondes », etc. — est ici le
strict corrélat d'un niveau d'analyse. (Sur une prise en compte de cette hétérogénéité discursive, cf. Roulet
1991.)
8. Cette multiplicité des points de vue sur les genres ne correspond pas a priori à la multiplicité des
lectures possibles d'un texte. Il arrivera toutefois que celle-là recouvre celle-ci.

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l'ordre qui prévaut dans cette sous-catégorisation. Ainsi, l'énoncé Feu !
appartenant au contexte militaire pourra tout aussi bien être l'élément terminal d'une
arborescence sous-catégorisée en « commandements < militaires < Feu ! » que
d'une arborescence sous-catégorisée en « parole fonctionnelle militaire <
commandements < Feu ! » : l'arborescence n'est qu'une construction surajoutée
au phénomène linguistique 9. De la multiplicité des points de vue pouvant être
adoptés pour une typologie des genres, il ne découle pas que l'objet théorique
« genre » n'existe pas indépendamment du point de vue qui le catégorise : c'est
la mise au jour de déterminations sémantiques irréductibles répondant à la
division des genres qui, seule, attestera l'existence de cet objet — conférant,
pour autant que la circonscription de cet objet puisse être soumise à réfutation,
sa valeur à cette circonscription.

2. Sémantique textuelle, genre, déformabilité linguistique

L'importation des jeux de langage wittgensteiniens dans une théorie du genre


s'accommode aisément d'une prise en compte sémantique du phénomène
générique l0. En effet, si tout énoncé est produit dans un jeu de langage ll, postuler
des déterminations sémantiques irréductibles répondant à (et répondant de) la
division des genres revient à asseoir la notion de « genre de textes » — quant à
l'hypothèse qui fonde cette notion et quant au principe de vérification de cette
hypothèse — sur l'axiome suivant : (3) Un genre est assignable à un texte sur la
base de déterminations interprétatives spécifiques à ce genre (déterminations
lexicales , morphosyntaxiques, énonciatives) régissant les énoncés qui
composent ce texte. Cet axiome pourra être précisé ainsi : (4) Un genre n 'est
assignable, en tant que contrainte sémantique, qu 'au niveau de l'énoncé (et du texte) 12
— la contrainte sémantique du genre n'en rejaillissant pas moins sur
l'interprétation d'éléments de niveau inférieur (unités lexicales, morphosyntaxiques,
énonciatives). En d'autres termes, un genre est le corrélat de variations dans les
« parlers du langage », telles que ces variations entrent elles-mêmes en
corrélation avec un « jeu de langage » 13.

9. Une telle thèse, regardant la représentation de faits linguistiques, n'a rien de singulier : ainsi, dès ses
premiers écrite, Chomsky pose la possibilité théorique de plusieurs grammaires, empiriquement
équivalentes, pour décrire une même langue. — Cette multiplicité de points de vue est thématisée, par exemple,
par Branca-Rosoff 1996, p. 198-199 (« Qu'il s'agisse de catégories savantes ou de catégories ordinaires, les
caractéristiques qui permettent de regrouper les textes étant ouvertes, un même texte entre dans une
multiplicité de genres »), qui donne des exemples de variations des catégories du genre.
10. De fait, cette importation est compatible avec les sémantiques optant pour une hypothèse sur la
nature du sens du type « le sens d'un énoncé est d'indiquer à quoi sert son énonciation » (cf. Anscombre
1998, dans ce numéro, § З.1.).
11. Un énoncé typique pris comme exemple dans un traité de grammaire appartient au genre « énoncé
typique pris comme exemple dans un traité de grammaire » (cf. à ce propos Rastier 1989 : 37-38).
12. C'est pourquoi des caractérisâtions générales de la phrase (comme les « types » dits déclaratif
interrogatif, impersonnel, exclamatif et les « formes » négative, passive, emphatique, etc.) ou du mot
(comme les « marques d'usage » — vx.,fam., région., etc. — ou les « conditions d'emploi » — didact.,
méd., chim., etc. - des dictionnaires) ne sauraient être tenues pour des genres, quand bien même elles
entrent, dans l'énoncé, en correspondance avec les genres.
13. En cela que la variation est le seul critère — purement empirique — répondant du genre, on
retrouve la logique qui veut que les genres puissent être décrits par des arborescences multiples et
multidimensionnelles : il n'y a pas de sous-genres, car les faits de genre (et les genres eux-mêmes) n'ont de

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Ainsi, lorsque l'inspecteur Clouzeau 14, qui arrive dans le hall d'un hôtel où
se trouvent un réceptionniste et un molosse, demande au réceptionniste (El)
« Est-ce que votre chien mord ? », s'entend répondre (E2) « Non, mon chien ne
mord pas », va caresser le molosse, se fait mordre, s'en plaint en disant (E3)
« Mais vous m'avez dit que votre chien ne mordait pas ! », à quoi le
réceptionniste rétorque, flegmatique, (E4) « Ce n'est pas mon chien », le pauvre
inspecteur aura senti passer les conséquences de la double interprétation possible du
déterminant dit possessif dans les deux premiers énoncés — valeur (VP) «
possession réelle » vs. valeur (VS) « rapport de situation » 15 — , variation
interprétative corrélée ici à deux genres de jeux de langage qu'on peut étiqueter
ainsi : (JL1) « poser une question pour obtenir une information objective
relative au destinataire de cette question » et (JL11) « répondre à une telle
question » , d'une part (c'est le jeu de langage qui se pratique, par exemple, dans
un sondage) ; (JL2) « poser une question pour obtenir une information en vue
d'adapter son comportement à une situation » et (JL21) « répondre à une telle
question » , d'autre part — cette distinction de jeux de langages se reflétant dans
une distinction de genres textuels (GT1/GT11 et GT2/GT21) sur laquelle repose le
comique de la situation l6.

Identifier le genre à partir de la double particularisation d'une variation


linguistique et d'une différence pragmatique conçue elle-même comme un
système d'oppositions conduit à s'éloigner de la conception traditionnelle du genre
et à retrouver, pour la compléter, la perspective de la linguistique textuelle
contemporaine. Sur les théories traditionnelles du genre, on ne s'étendra pas :

valeur qu' oppositive : tout fait de genre (et, partant, tout genre) est une différenciation par rapport à un
autre fait de genre (à un autre genre).
14. Scène du film « La panthère rose ».
15. Je reprends la caractérisation oppositive de la grammaire de Wagner et Pinchon.
16. Soit la variation du déterminant possessif (votre en El = mon en E2) entre les deux valeurs VP et
VS ; soit les genres textuels : GT1, GT11 / GT2, GT2', correlate respectifs des deux jeux de langages JL1,
JL1VJL2, JL2'. En JL1, JL1'(GT1, GTT), le déterminant possessif de E1/E2 est normalement interprété
VP ; en JL2, JL2'(GT2> GT2'), le déterminant possessif de E1/E2 est normalement interprété VS. S'ensuit
l'analyse du dialogue (et du comique du dialogue) : A (Clouzeau), énonçant El, se place en JL2(GT2)
(impliquant naturellement VS) ; В (le réceptionniste) répond par l'énoncé E2, interprété par A en
JL2'(GT2') (impliquant naturellement VS) ; la suite de l'histoire montre que В avait interprété (ou feint
d'interpréter) l'énoncé El en JLl(GTl) (impliquant naturellement VP), de sorte qu'il peut prétendre,
après coup, avoir énoncé E2 en JLl'(GTl').
On peut multiplier les exemples à l'infini. Ainsi, c'est en analysant dans l'énoncé Tu peux me passer le
sel ?, pris dans un contexte où la capacité du destinataire n'est pas en question, le sémème pouv- comme
porteur du sème inhérent /requête/ (j'utilise ici la terminologie sémantique de F. Hastier. Cf. notamment
1987) que, corrélativement, on déterminera le sens de cet énoncé et le « genre de texte » auquel il
appartient : par exemple JL(GT) « requête ». Par opposition, l'énoncé Tu peux me passer le sel ?, dans la
situation où « A et В ont été faits prisonniers et se retrouvent dans un cachot ; A est attaché sur une chaise
devant une table sur laquelle se trouvent une bougie allumée et une salière ; В est aussi attaché, non loin de
A, mais plus loin de la table que ce dernier ; A et В explorent leurs possibilités de mouvements ; В demande
à A : Tu peux souffler la bougie ? puis Tu peux me passer le sel ? », le sémème pouv- sera porteur du sème
inhérent /capacité/, corrélativement à un genre de texte du type JL(GT) « question sur une situation » .
De même, l'énoncé Colorless green ideas sleep furiously, « asémantique » dans certains genres de textes
(comme le genre « exemple de grammaire » où il tient une place paradigmatique), ne l'est certes pas dans
le genre « titre d'un article de journal », où il pourrait être paraphrasé par « D'insipides conceptions
écologiques sont en sommeil mais n'en demeurent pas moins pugnaces ». (On notera d'ailleurs qu'Idées
vertes est un syntagme attesté : c'est le label commercial d'une ligne de produits « naturels » d'hygiène
domestique vendus dans les supermarchés — France, 1997). Dans le genre « poésie surréaliste », cousin du
premier, cet énoncé est par ailleurs parfaitement recevable.

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prenant pour objet, en règle générale, le seul domaine littéraire, ces théories ne
prétendent pas élaborer une problématique concernant la généralité des « par-
1ers du langage » (elles peuvent pourtant être versées a posteriori au dossier
d'une telle problématique, auquel elles apportent certainement des pièces
précieuses) 17. Les linguistiques textuelles contemporaines quant à elles, du moins
dans leurs versions les plus élaborées l8, entendent construire (ou participer à
construire) une théorie générale du texte (au sens défini plus haut — c'est-à-dire
une théorie générale du langage) et prendre en considération la catégorie du
genre. Le rôle de cette catégorie, postulé comme central par ces linguistiques, y
demeure néanmoins, à ce qu'il me semble, incomplètement déterminé. Ainsi
F. Rastier dans Sens et textualité — après avoir constaté que les linguistes l9 qui
reconnaissent la nécessité d'une théorie des genres n'en élaborent pas pour
autant quoi que ce soit de cette théorie 20 — thématise l'importance du
phénomène du genre en sémantique et affirme qu'aucune situation de communication,
« aucun texte, aucune phrase même, a fortiori aucun énoncé n'échappe aux
conventions d'un genre » (38). Mais, postulant que les genres sous-catégorisent
des « discours » — types d'usage linguistique associés à des pratiques sociales
(39-40 et 278) — , il n'exploite pas le filon pragmatique « direct » qui seul, à mon
sens, permet de traiter le fait du genre en reliant, sans qu'il soit besoin d'une
théorie typologique des pratiques sociales, la caractérisation d'un usage
déterminé à la caractérisation d'une norme linguistique 2l. J.-M. Adam pour sa part,
dans ses Eléments de linguistique textuelle, en adoptant une conception du
discours apparentée à celle de Rastier, sépare la catégorie des « genres et
sous-genres de discours » de ce qu'il appelle la « dimension pragmatique » du
langage 22. Aussi les modules « pragmatiques » de son modèle d'analyse
textuelle (ceux de la « visée illocutoire », du « repérage énonciatif » et de la
« cohésion sémantique »), dont il thématise la complémentarité au regard du
module « séquentiel » qu'il développe par ailleurs, se trouvent-ils, comme chez
Rastier, écartés d'une articulation directe aux genres 23. Il est intéressant de
noter que, si la détermination du sens des énoncés par le genre d'une part, et
l'inclusion du genre dans le discours d'autre part sont des thèmes baktbiniens,
l'auteur ďEsthétique de la création verbale les formule, comme le remarque
d'ailleurs Adam (1990 : 19 et 1992 : 13), sans poser ni principe de distinction ni

17. Par exemple les versions contemporaines de cette tradition comme Todorov 1978 ou Genette et al.
1986.
18. On trouvera dans Adam 1990 (7-10) un aperçu des tendances récentes de la linguistique textuelle
continentale. Je prends ici Raetier 1987, Rastier 1989, Adam 1990 (introduction et première partie) et
Adam 1992 comme ouvrages de référence de la théorie en train de se faire.
19. Par exemple Coseriu 1981 et Van Dijk 1985.
20. A côté d'auteurs comme A.-J. Greimae qui nient la pertinence d'une théorie des genres en
sémantique.
21. Le livre I de Sens et textualité ne s'en achève pas moins sur la question du genre, Rastier forgeant
le concept de « degrés de généricité », qui semble pouvoir s'accorder avec l'approche souple de
Wittgenstein.
22. Cf. notamment Adam 1990, p. 19-25 et Adam 1992 p. 15-18. — On trouvera une critique de la
théorie d'Adam dans Roulet 1991 : 118-122.
23. Sur ce point, cf. Adam 1992, p. 16 — Le schéma d'Adam 1990 (21 et 36) est repris dans Adam 1992
(17 et 40), avec quelques nuances de dénominations, dont je tiens compte ici.

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théorie de l'articulation entre texte et discours 24. En fait, les formulations de
Bakthine quant aux « genres du discours » peuvent être tenues pour parentes
des énoncés de Wittgenstein sur les jeux de langage, notamment en ce qu'elles
thématisent l'instabilité 25, mais aussi le lien à la situation d'apprentissage 26.
Comme la réflexion de Wittgenstein, la réflexion de Bakthine fait partie de ces
philosophies du langage propres à inspirer la sémantique : de l'une comme de
l'autre, on peut inférer, à mon sens, que, s'il existe une sémantique du genre,
celle-ci n'a nullement besoin d'être inféodée à une théorie du « discours »
(Wittgenstein et Bakthine 27 s'avérant finalement, en l'occurrence, les hérauts
d'une conception purement linguistique du langage 28).
Dès lors, si une conception liant les genres aux jeux de langage peut être dite
« pragmatique », elle ne le sera qu'au sens d'une théorie linguistique — d'une
« pragmatique intégrée » , propre à remettre en cause la division morrissienne
du sémantique et du pragmatique (cette remise en cause étant accomplie de facto
dans des travaux comme ceux de Culioli) 29. A ce caractère « intégré » —
c'est-à-dire intégré dans les formes linguistiques — d'une pragmatique du
genre, répond certes, dans la caractérisation de la généricité, l'exclusion de
conceptions référentialistes, mais aussi celle des conceptions universalistes. Si
l'on admet en effet, d'une part, que la valeur référentielle d'un énoncé n'est pas
un donné mais un construit 30 et, d'autre part, que le genre détermine de façon
multiforme et instable une telle construction, on ne saurait rattacher aux genres
nul « réfèrent » de logiciens. Par ailleurs, si toute typologie des genres est
déterminée par une culture (et notamment par le lexique de la langue dans

24. Roulet 1991(122-124), qui s'interroge sur la pertinence comparée des emplois de texte et de
discours dans une démarche typologique, thématise de facto les deux notions comme non opposées par une
théorie typologique.
25. Bakhtine écrit : « Les genres du discours, comparés aux formes de la langue, sont beaucoup plus
changeants, souples, mais pour l'individu parlant, ils n'en ont pas moins une valeur normative » (1984 :
287).
26. Bakhtine écrit : « Nous apprenons à mouler notre parole dans les formes du genre » (1984 : 285) ;
« Apprendre à parler, c'est apprendre à structurer des énoncés (...). Les genres du discours organisent
notre parole de la même façon que l'organisent les formes grammaticales » (1984 : 285) ; « Le locuteur
reçoit donc, outre les formes prescriptives de la langue commune, les formes non moins prescriptives pour
lui de l'énoncé, c'est-à-dire des genres du discours » (1984 : 287).
27. Bakhtine 1984 précise que les genres se laissent déterminer par « la sélection opérée dans les
moyens de la langue — moyens lexicaux, phraséologiquee et grammaticaux ».
28. Une formulation moins paradoxale consisterait à soutenir qu'ils ont tous deux posé des pierres
fondatrices d'un édifice virtuel où le genre pourrait être conçu directement, sans théorie de l'acte ni du
discours, comme une théorie linguistique. — C'est cette direction que pointent, selon moi, des travaux de
linguistes comme Roulet 1981 ou Roulet 1991, postulant qu' « une typologie des discours [i.e. des textes,
dans le sens ou j'emploie ce terme (S.B.)] doit d'abord se fonder sur la description des différents plans
d'organisation des discoure et formes linguistiques qui marquent ceux-ci (...) » (1991 : 124), ou Rastier
1989 qui pose qu' « à chaque genre sont associés des stratégies interprétatives spécifiques qui revêtent le
statut d'instructions intrinsèques » (109) et Rastier 1998 (dans ce numéro) qui précise que le genre est à la
fois « un principe organisateur du texte et un mode sémiotique de la pratique en cours ». La perspective
ethnologique de Beacco 1992 corrobore cette position : « instaurer le niveau générique comme objet
autonome de description linguistique (...) semble impliquer une suspension provisoire de la mise en
corrélation idéologique/historique des textes avec la communauté communicative/sociale (...) » (13). On
notera le rapprochement de Wittgenstein et Bakhtine, dans une optique proche de la mienne, opéré par
Achard 1993 (82-84).
29. Aussi, on peut parler indifféremment de « pragmatique du genre » ou de « sémantique du genre »,
les deux approches revenant finalement ici à la même : une théorie du genre qui lie des variations
sémantiques à des différences pragmatiques.
30. Cf. ici-même l'article de J.-J. FranckeletD. Paillard.

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laquelle cette typologie s'énonce 3]), tout phénomène de genre est bien
évidemment aussi, en lui-même, fondamentalement dépendant d'une culture 32 — ce
qui s'accorde avec une considération du fait sémantique comme linguistique,
c'est-à-dire comme lié, d'emblée, à une langue particulière 33. Par le biais de ces
deux caractéristiques du phénomène du genre — non-référentialité et non-
universalité — on retrouve la doctrine culiolienne de la déformabilité
linguistique. Cette doctrine, on peut la paraphraser en disant que la déformabilité est le
corrélat, voire la condition, de la statique linguis tique 34 — en d'autres termes
que la déformabilité est l'origine de la forme de la langue 35 : donnant à voir
dans le détail de sa matérialité (par de multiples démonstrations sur des énoncés)
ce que Saussure présentait déjà comme le principe du fait linguistique 36, une
telle approche porte un coup irréparable tant aux théories référentialistes
qu'aux conceptions univers aliste s du sens. Appliquée au phénomène du genre,
la notion de déformabilité peut rendre compte de l'« origine » du genre, en
diachronie (on peut avancer la thèse que tout genre procède de la déformation

31. On peut tenir que la typologie des genres ne saurait procéder que d'un compromis entre le lexique
qui la soutient et le réel (culturel) qu'elle vise. De la pertinence de ce compromis typologique répond, seul,
le contraste des phénomènes sémantiques que la typologie recouvre.
32. Cf. Rastier 1989 : « On doit d'ailleurs douter qu'aucun genre soit universel. Choisissons le cas le
plus favorable, celui des petits genres oraux comme la devinette et le proverbe. Ils trouvent des analogues
dans bien des sociétés, mais est-ce à dire qu'ils y jouent le même rôle ? Non, car les situations codifiées de
communication diffèrent inévitablement (par exemple, dans certaines sociétés africaines traditionnelles,
les proverbes sont massivement utilisés dans les joutes juridiques entre plaideurs. » (108-109) —
D. H. Hymes, dont les travaux ethnographiques illustrent ce propos, écrit : « Sous un certain angle,
analyser la parole dans des actes, c'est l'analyser dans des exemples de genre » ([1967] 1980 ; cf. aussi
1971].
33. La sémantique des genres interfère avec la théorie de la valeur et de la synonymie : il n'est pas
possible de concevoir l'oppositivité parasynonymique hors genre. Prenons l'exemple ďentendre et
écouter. Là où un dictionnaire de synonymes s'intéresserait à définir l'opposition au sein d'un paradigme
lexicographique, une sémantique du genre relèvera que le genre de texte détermine les oppositions. Ainsi,
en JLl(GTl) « un conférencier (prédicateur, professeur) sermonne son auditoire, trop peu zélé à son
goût » et JL2(GT2) « un professeur de violon sermonne ses élèves, quelque peu inattentifs, après leur avoir
montré comment jouer une mélodie » , on pourra respectivement trouver les deux énoncée suivants (El) Л
ne s'agit pas tie m'écouter, il s'agit de m'entendre ! et (£2) II ne s'agit pas de m'enlendre, il s'agit de
m'écouter !, tels que dans chaque cas le couple parasynonymique entendre/ écouter prendra des valeure
différentes au regard des traits « valuation positive »/« valuation négative » . Un dictionnaire de
synonymes du type Abbé Girard devrait, pour tenir compte de ces déterminations, construire deux couples de
définitions comme (1) « On écoute avec ses oreilles, on entend avec son intelligence (avec son cœur) » et (2)
« On entend avec ses oreilles, on écoute avec son intelligence (avec son cœur) ».
34. Cf. notamment « Stabilité et déformabilité en linguistique » (Culioli 1986) :« II nous faut poser au
cœur de l'activité de langage (qu'il s'agisse de représentation ou de régulation) l'ajustement, ce qui
implique à la fois la stabilité et la déformabilité d'objets pris dans des relations dynamiques (...) » (129) ;
« Les phénomènes linguistiques (...) sont à la fois stables et plastiques. (...) La déformation est une
transformation qui modifie une configuration, de telle sorte que certaines propriétés restent invariantes
sous transformation, tandis que d'autres vont varier. » (129). Ou encore : « Au lieu de représentations
d'ordre classificatoire, conservées en magasin, inertes et inaltérées, nous nous apercevons que nous avons
affaire à des représentations qui ne cessent de se réorganiser et de se déformer. » (1997 : 10). Cf. aussi
supra, la citation finale de l'article de J.-J. Franckel et D. Paillard (Culioli 1995).
35. « Le concept de déformabilité requiert que nous travaillions sur des formée » (Culioli 1986 : 129).
36. Cf. le deuxième cours de linguistique générale : « Le <soi-disant> contrat primitif se confond avec
ce qui se passe tous les jours dans la langue, avec les conditions permanentes de la langue : si vous
augmentez d'un signe la langue, vous diminuez d'autant la signification des autres. Réciproquement, si par
impossible on n'avait choisi au début que deux signes, toutes les significations se seraient réparties sur ces
deux signes. Ces deux signes se seraient partagé les objets » (Saussure 1968, t. 1, p. 160, 1191,
(Riednnger<Constantin>) et les textes autographes : « (...) Un synchronisme se compose d'un certain
nombre de termes (termini) qui se partagent l'ensemble de la matière à signifier » (Saussure 1974, t. 2,
p. 37,3314.3).

119
d'un autre genre) comme en synchronie 37 (tout genre se soutenant de s'opposer
à un autre genre dont il est la déformation). En bref, l'articulation directe de la
notion de « genre » à l'analyse sémantique, précipitant des contraintes externes
au système de la langue en un topos homogène et liant le fait du sens textuel à
cette précipitation, devrait permettre à une linguistique textuelle de refléter la
réalité de ces contraintes externes sans pour autant attendre de disciplines non
linguistiques que celles-ci lui fournissent leurs catégories a priori.
Si le fait du genre se soutient de la déformabilité linguistique, il est un genre
(ou un groupe de genres) qui se caractérise par un usage particulier de la
déformation, érigée en système : le genre (ou le groupe de genres) « poétique ».
Je voudrais, à propos de ce genre, illustrer ce qui n'a été qu'une esquisse de
réflexion théorique par une autre esquisse : celle d'une analyse d'un énoncé.

3. René Char : « J'habite une douleur »

Comme tout genre de texte, le genre « poème » 38 pourra, au gré des


typologies qui le caractériseront, être indéfiniment divisé ou demeurer indivisé 39 : les
variations sémantiques captées par la division typologique, c'est-à-dire
rapportées à des oppositions de genre, répondront seules des divisions génériques 40.
Ainsi, pour esquisser une analyse de l'énoncé de René Char J'habite une
douleur (ci-après JHD1) — titre du sixième texte du recueil Le poème pulvérisé
(1945-1947) 41 — et rendre compte des opérations apo-linguistiques 42 qui en
construisent l'interprétation, je postulerai une opposition minimale entre
quatre énoncés homonymes, correspondant à quatre corrélations jeu de
langage/genre de texte. JHD1 correspondra au genre (GT1) « poème » 43.
JHD2... JHD4 correspondront à trois genres (GT2... GT4) corrélatifs à trois
jeux de langage auxquels l'énoncé JHD pourrait prendre part 44 : (JL2)
« converser à bâtons rompus avec un inconnu » (deux voyageurs font connais-

37. Sur le concept ď « origine synchronique », voir Bouquet 1997 (136 et 242).
38. С orrélat des jeux de langage « écrire un poème », « lire un poème », « dire un poème », « écouter
la lecture d'un poème », etc.
39. Indéfiniment divisible, il le sera car en poésie la création de sens travaillant la déformabilité
linguistique — que signale l'acception matérielle du verbe ftOlEÏv — est création de genre : l'œuvre d'un
poète peut elle-même être éventuellement tenue pour un genre, comme l'atteste l'influence qu'elle est
susceptible d'exercer sur d'autres œuvres poétiques (cette caractéristique ne se limitant pas, bien entendu,
au domaine poétique).
40. L'axiome est qu'il n'y a pas de genre non marqué (ou neutre, ou standard) — et que, si tout énoncé
relève d'un genre, tout genre relève d'un énoncé : autrement dit, ce n'est qu'au regard d'énoncés effectifs
que peuvent exister des étiquettes génériques : autrement dit encore, un genre n'est que le corrélat (et le
produit) d'un énoncé, quand bien même il joue lui-même ultérieurement un rôle dans la production
d'énoncés (c'est pour cette raison que la question des genres n'a de sens en linguistique, selon moi, que dans
le cadre d'une analyse sémantique à laquelle elle ne peut être préalable).
41. Repris dans Fureur et Mystère, Paris, Gallimard, 1962.
42. J'ai proposé le terme ď apo linguistique — opposé à celui ď endo linguistique — , pour désigner le
système de la déformabilité linguistique (cf. Bouquet 1997 : 365-371).
43. L'opposition est minimale et purement ad hoc car rien n'empêcherait, en théorie, de construire des
oppositions plus fines en posant (GT1) comme « poème du genre X » (« lyrique », par exemple), comme
« poème de René Char » ou comme « poème de René Char du genre X », etc.
44. La méthode est ici de poser que VattestabiUté virtuelle de ces énoncés est attestable par des sujets
parlants actuels.

120
sance sur un bateau de ligne ; A est jeune, В plus âgé ; ce dernier est un homme
qui paraît avoir un caractère bien trempé, il émane de lui de la sagesse, de la
douceur, quelque mystère aussi — un homme du genre de Zorba le Grec — ; le
dialogue s'engage, anodin et profond à la fois ; au bout d'un moment, A dit :
« J'habite les Etats-Unis » ; un silence ; puis il demande à В : « Et vous, où
habitez-vous ? » ; un silence ; В lui répond, avec un sourire nostalgique et
tranquille : « J'habite une douleur ») ; (JL3) « être impliqué dans un entretien
psychiatrique dans le rôle du patient » (l'énoncé serait proféré par un patient
plus ou moins psychotique, dans une situation de souffrance psychique ; cet
énoncé s'entendrait à la fois comme une tentative, elle-même douloureuse, de
description de cette souffrance, comme une plainte et comme un appel à l'aide) ;
(JL4) « participer à un jeu de 'tarot linguistique' » (il s'agirait d'un jeu
comportant une série de cartes « verbes » — transitifs directs — comme «
manger », « aimer », « voler », « habiter », etc., et une série « compléments »,
comme « cheval », « « œuf », « méchanceté », « douleur », etc. ; une séquence
du jeu consisterait à composer une paire avec une carte de chaque série et à
annoncer sa paire par une phrase formée de je + verbe accordé + un(e) + nom
complément) . — En se fondant sur les postulats de la déformation générique et
de l'oppositivité générique, on doit pouvoir mettre en lumière les contraintes
linguistiques spécifiques qui s'exercent sur l'interprétation de chacun des
quatre énoncés 45.

Si la phrase JHD prend sens en GT1... GT4, c'est au prix notamment de


« résoudre » le problème sémantique lié à la règle (R) « si la fonction verbale
habiter possède deux arguments NAI (nom abstrait « impres-
sif » 46) et AH (animé humain), alors la forme phr astique est (AH) (être habité
par) (NAI) ou (NAI) (habiter) (AH) 47 ». Par suite, les déterminations de la
déformation transgressant la règle R se laisseront (brièvement) décrire ainsi. —
1 . DÉTERMINATIONS SYNTAXIQUES. En JHDl, un transfert syntaxique — à partir
d'une phrase origine : je suis habité t- в' ' par une douleur ou une douleur
m'habitert /a r — forme une figure (double hypallage). En JHD2, il n'y a pas de
déformation syntaxique, mais une simple métaphore (cf. ci- après). En JHD3, la
détermination est « flottante » : il y a soit transfert syntaxique (mais sans que
celui-ci forme une figure stabilisée), soit métaphore, soit les deux. En JHD4, il
n'y a ni transfert syntaxique ni création métaphorique stabilisés : le sens
demeure indéterminé ™. — 2. DÉTERMINATIONS DE LA MARQUE DE PERSONNE.
En JHDl , la double hypallage permet l'interprétation générique (de la marque

45. П y aurait lieu ici d'étayer le raisonnement par des familles de paraphrases, qu'on ne donne pas,
faute de place.
46. Je reprends une terminologie de G. Guillaume.
47. L'équivalence des deux formes n'est pas systématique, la « voie passive » n'étant pas une
transformation de la « voie active » (cf. MUner 1986) ; on pourra néanmoins poser une « équavalence
suffisante », correspondant à la règle R, dans des cas comme, précisément, je suis habité par une douleur ou
une douleur m'habite.
48. Le sens de JHD4, n'appartient pas au domaine de l'asémantique — ce serait le cas de JHD5,
appartenant à (GT5) « exemple de grammaire » qui serait proposé comme « énoncé eémantiquement mal
formé » — , mais à celui d'une interprétation ouverte, à la manière de textes surréalistes (qui, en tant que
poèmes, s'opposeraient au sein d'un genre « poème surréaliste » au genre de JHDl, lequel deviendrait
« poème classique » ou « non surréaliste ») ou encore à la manière des textes de l'école Oulipo.

121
de lrc personne de laquelle cette hypallage se soutient en retour) ; le je prend
une valeur oraculaire et universelle, référant à un sujet-poète qui assume toute
l'épaisseur de la parole poétique 49 et profère une (la) vérité susceptible d'ad-
venir à tout homme. A l'horizon d'une représentation de soi et d'une
représentation du monde renouvelées, et de la déconstruction de la frontière entre ces
deux représentations — renouvellement qui sous-tend l'heuristique de la poésie
— ce sujet oraculaire (et la virtualité subjective de tout lecteur, dont il est le
miroir) devient apte à habiter ce par quoi, avant la parole poétique, il était
habité. En JHD2, au contraire, le sujet énonciateur est ancré dans le temps,
l'espace et l'intersubjectivité actuels (c'est-à- dire dans une identité stabilisée),
c'est pourquoi la syntaxe ne subit pas de déformation. En JHDS, cet ancrage est
menacé par l'instabilité psychique, sans pour autant que la déformation
construise une figure comme dans la parole poétique : cela s'accorde avec une
interprétation syntaxique incertaine, même si elle n'est pas indéterminée (elle
peut donc être bivalente). En JHD4 on est, de par la situation de jeu, dans de
l'indéterminé pur : il n'y a pas de sujet pour assumer renonciation sinon celui,
purement formel, d'une séquence du jeu. — 3. DÉTERMINATIONS DU VERBE. En
JHD1, l'hypallage du sujet renforce le domaine notionnel d'habiter"*" B' ' en
tendant — dans des termes culioliens — vers un « centre attracteur » que
thématise le sens même de ce verbe : « être pleinement dans ». En JHD2, la
déformation de l'énoncé est précisément Нее à la création d'un sens
métaphorique original à partir du verbe habiter* t/eens propre. En JHDS, l'instabilité
syntaxique s'accorde avec un domaine notionnel « centrifuge », les incertitudes
\(ou doubles i.d .en. propre
déterminations)
(origine de 1» métaphore) ' hypallaee/métaphore
Jf ° Г et habiter 8ens eure I
habiter se taisant echo. Л/П jríI/4, on est de nouveau dans
une pure indétermination. — 4. DÉTERMINATIONS DU GROUPE NOMINAL (On
tiendra en JHD1... JHD3 que douleur s'entend au sens « moral »). En JHD1,
l'effet du sens soutenu par l'hypallage est une mythification de la douleur 50 :
GN prend une valeur « transcendantale » 51. En JHD2, la douleur est acceptée
telle : le GN prend une valeur « ordinaire » non marquée. En JHDS, la douleur
est prise dans l'instabilité : le GN prend une valeur ď « insupportabilité » (de
non-résolution). En JHD4, la valeur est indéterminée.

En notant que je voulais « rendre compte du travail apo-linguistique qui


construit l'interprétation l'énoncé JHD1 », par interprétation, j'entendais
« sens » dans une acception matérielle : dans la visée d'une sémantique
textuelle. L'esquisse d'analyse proposée, sans accomplir une telle visée, dégrossit

49. Ce je peut être lexicalisé en poésie de diverses manières : par d'autres marques de personne (lre ou
non), par un GN comme le poète, etc. — Quelques comparaisons illustrent que l'interprétation de la
lre personne est déterminée par le genre de texte : l'écran du distributeur de boisson affichant « je rends
la monnaie », le « je » énonciateur d'un article scientifique (tout aussi bien repris pas nous, on ou la forme
passive), le « je » propre à déclarer une séance ouverte, celui de l'exclamation « Je vous jure ! » (au sens
de « Ca alors ! »), le « je » sujet d'un verbe pris au sens factitif, etc.
50. La typographie rend indécidable la présence ou l'absence d'une majuscule à l'initiale du nom. Un
tel emploi de la majuscule est plutôt rare chez Char, mais non inexistant. — Dans ce sens « mythique »,
l'article une est lui aussi sujet à une déformation virtuelle (entre la valeur ď « indiférencié » et celle
d'« exemplaire »).
51. On trouve cette valeur explicitement construite dans un vers d'A. Césaire : J'habite une blessure
sacrée (« Moi laminaire »).

122
une approche qui y satisferait. (Sur la base de ses déterminations formelles, une
analyse sémantique de JHD1 pourrait être développée, postulant des thèmes
comme le thème de l 'oracle — présent dans l'intertexte propre de Char 52 et,
notamment, dans l'intertexte Char-Heraclite — , le thème de l'Un — soutenu
syntaxiquement dans l'intertexte de Char par une systématique de l'hypallage et
de l'énallage et, bien sûr, par des déterminations apo-lexicales 53 — , etc. 54.) Ma
conviction est que, dans l'optique d'une sémantique textuelle, les pistes
évoquées s'avéreraient déterminantes : elle ne constitueraient pas, en cela
précisément qu'elles s'inscriraient dans l'explicitation d'un genus dicendi, un simple
commentaire, mais éclaireraient en un « lieu sémantique » antérieur à celui de
la pluralité d'interprétations évoquée par Char lui-même lorsqu'il écrit que « la
richesse d'un poème si elle doit s'évaluer aux nombres d'interprétations qu'elle
suscite, pour les ruiner bientôt, mais en les maintenant dans nos tissus, cette
mesure est acceptable » 55.

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52 . Cf. des énoncée comme La poésie me volera ma mort ou Le dessein de la poésie étant de nous rendre
souverains en nous impersonnalisant (...) (« Le rempart de brindilles », Poèmes de deux années).
53. Des déterminations semblables se retrouvent, concernant le verbe habiter, dans l'énoncé Si nous
habitons un éclair, U est le cœur de l'éternel (« A la santé du serpent », XXIV, Le poème pulvérisé) et,
concernant douleur, dans l'énoncé Lorsque la douleur l'eut hissé sur son toit envié, un savoir évident se
montra à lui sans brouillard (« Chérir Thouzon », Retour amont). — Le thème de l'Un est présent chez
des poètes lus par Char — romantiques allemands, Baudelaire (Correspondances), Rimbaud (J'ai
embrassé l'aube d 'été), etc. Ce thème n'est pas l'apanage de la poésie : il est fortement développé par exemple,
lié à la question de l'identité du sujet, par les écoles bouddhistes de philosophie et de logique, ainsi que dans
de nombreuses mystiques.
54. D. y aurait encore à analyser les effets de l'appartenance de JHD1 au genre « titre ».
55. Recherche de la base et du sommet, Gallimard, collection Poésie, 1971, p. 126.

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