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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

Comment on rêvait dans les temples d'Esculape


André Taffin

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Taffin André. Comment on rêvait dans les temples d'Esculape. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1960.
pp. 325-366;

doi : 10.3406/bude.1960.3909

http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1960_num_1_3_3909

Document généré le 30/05/2016


Comment on rêvait
dans les temples d'Esculape *

I. L'incubation et son rituel.

Les civilisations anciennes ont connu un rite, l'incubation,


extrêmement curieux en lui-même et dans son histoire, mais
curieux aussi par les problèmes psychologiques qu'il soulève *.
Ainsi que l'indique son étymologie (incubare = se coucher)
ce rite consistait à se rendre en pèlerinage dans un lieu sacré ou
dans un temple, à s'y coucher, à s'y endormir et à attendre de la
divinité consultée qu'elle envoie, porteur d'un message ou d'une
révélation, le rêve qui lui était demandé.
* Cet article reproduit, avec quelques additions et modifications, une
communication faite naguère aux sections de Lille et de Péruwelz-Bonsecours de
l'Association Guillaume Budé.
i. Axée sur l'explication psychologique de l'incubation, cette étude n'en
prétend pas renouveler la description. Le lecteur qui souhaiterait une
connaissance plus approfondie du rite pourra se reporter aux ouvrages classiques sur
la question : K. Sprengel, Histoire de la médecine depuis son origine jusqu'au
XIXe siècle, trad. Jourdan, Paris, 1815, tome I, chap. V; A. Gauthier,
Recherches historiques sur l'exercice de la médecine dans les temples, Baillière, Lyon,
1844 ; Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l'antiquité, 4 vol., Paris,
1879-188:4 ; article « Ixicuuâtion » iiï Daremberg et Saglio, Dictionnaire des
antiquités grecques et romaines • Defrasse et Lechat, Épidaure, Librairies et
Imprimeries Réunies (ancienne maison Quantin), Paris, 1895 ; Deubner, De incuba-
tione, Giessen, 1899 ; P. Girard, L' Asclépieion d'Athènes, Thorin, Paris, 1881 ;
A. Boulanger, JEiius Aristide et lu supins iique dans lu province uAilc uu II- ilàilc
de notre ère, de Boccard, Paris, 1923 ; M. Besnier, L'île Tibérine dans l'antiquité,
Fontemoing, Paris, 1902 ; et, plus récemment, mais de façon beaucoup plus
succincte, Fernand Robert, Épidaure, Les Belles Lettres, Paris, 1935 ; Marie Del-
court, Les grands sanctuaires de la Grèce, P. U. F., Paris, 1947 ; L'oracle de Delphes,
Payot, Paris, 1955, où l'on trouve, passim, de nombreuses allusions à Épidaure
et aux rites de l'incubation. Les travaux de Hamilton, Incubation, or the cure of
diseases in pagan temples and Christian churches, Londres, 1905, et de Herzog, Die
Wunderheilungen von Epidauros (Philologus, Suppl. Bd XXII, 3), Leipzig, 1931,
ne nous ont pas été accessibles. Le problème médical de l'incubation a été traité
par L.-A. Meyer, Antik Incubation und Moderne Psychothérapie, Roscher,
Zurich, 1949, livre dont l'auteur a publié, en langue française, un résumé,
L'incubation antique et la psychothérapie moderne, p. 1 19-137, dans le volume collectif
P.-G. Jung, Le disque vert, Bruxelles, 1955.
Bien que Marie Delcourt ait écrit que « la psychologie de l'incubation est
encore plus mal connue que son mécanisme » (L'oracle de Delphes, p. 85), on
trouve nombre de remarques psychologiques dans les travaux précités, et aussi
dans le livre ancien, mais toujours utile, d'Alfred Maury, La magie et l'astrologie,
Didier et Cie, Paris, 4e édition, 1877, notamment IIe partie, chap. Ier, et dans
l'article de Georges Dumas, Comment on gouverne les rêves, Revue de Paris, 6
(1909), p. 344-366. On en trouve même, dans ses propres travaux, de très
intéressantes, dont quelques-unes sont relevées et discutées dans cette étude.
Bien qu'on ait fait surtout des allusions aux récits venant de la Grèce, on a
maintenu tout au long de cet article le nom francisé « Esculape », au lieu du terme
grec « Asklépios », pour ne pas avoir à changer de désignation en cours de route,
exception faite dans les citations, qui ont été reproduites à la lettre.
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Les premières formes de l'incubation. — Employée peut-


être dès le Pléistocène 2 et en tout cas en Assyrie-Babylonie, en
Egypte 3, elle eut dans le monde grec et romain une aire de
diffusion considérable à la fois dans l'espace et dans le temps, tout
en se resserrant, nous rechercherons plus bas pourquoi, autour de
la divination — on pourrait même dire de la consultation —
médicale dans les temples d'Asklépios, l'Aesculapius des Latins.
Elle fut une des dernières institutions du paganisme à demeurer
debout, après avoir eu, durant un millénaire, des centaines de
temples 4, dont les plus célèbres étaient ceux d'Épidaure,
d'Athènes, de Cos, de Pergame, de Rome.
A ses débuts, dont, selon Marie Delcourt 5, on trouve déjà des
traces chez Homère, elle était le mode de consultation habituel
des divinités chthoniennes, peut-être à cause de l'analogie entre
la terre, séjour de l'obscurité, et le sommeil, royaume de l'ombre,
durant lequel elle se réalisait, peut-être aussi parce qu'elle
était une forme ou une survivance de l'évocation des morts,
mais nous en viendrons tout de suite à ses manifestations dans
les temples d'Esculape, sur lesquelles nous avons une
documentation plus abondante et plus sûre.
Les sanctuaires et le clergé. — Certains de ces sanctuaires
ont été décrits par Pausanias ou ont laissé des ruines, explorées
avec beaucoup de soin par les archéologues. Souvent très riches
et entourés de bâtiments étrangers au culte, tels que théâtres ou
stades, de chapelles dédiées à diverses divinités, ils se
composaient essentiellement des trois éléments suivants : un temple,
qui abritait la statue du dieu ; des portiques, galeries couvertes
et bien aérées, où les pèlerins venaient passer la nuit sacrée ;
enfin une source, qui fournissait l'eau nécessaire aux traitements
élémentaires que le dieu ordonnait, aux purifications et aux
ablutions.
Le clergé en était constitué, du moins à Athènes, par le prêtre
2. D'après ce qu'affirme, sans malheureusement nous en apporter les preuves,
H. Weinert, L' ascension intellectuelle de l'humanité, trad. L. Lamorlette, Payot,
Paris, 1946, chap. VII, notamment p. 162 sq. On pourrait toutefois appuyer cette
affirmation par ce que nous rapporte L. Lewin, Les paradis artificiels, trad. F. Gi-
DON, Payot, Paris, 1928, p. 46-47, à savoir que l'on aurait retrouvé dans les cités
lacustres de Suisse, remontant à 4 000 ans avant notre ère, des capsules d'un
pavot non pas primitif, mais cultivé, et d'où il est permis de supposer que les
hommes de cette époque tiraient l'opium et se donnaient les rêveries et les images
que procure son absorption.
3. Sur l'incubation en Assyrie-Babylonie, cf. G. Contenau, La divination
chez les Assyriens et les Babyloniens, Payot, Paris, 1940, p. 139 sq. ; en Egypte,
cf. A. Erman, La religion des Égyptiens, trad. française par H. Wild, Payot, Paris,
1937, P- 356 sq., 442, 458 sq.
4. Au IIe siècle de notre ère, il y avait eu 320 temples d'Esculape en activité
(J. Beaujeu, La religion romaine à l'apogée de l'Empire, I : La politique religieuse
des Antonins, Les Belles Lettres, Paris, 1955, p. 301, n. 1).
5. Marie Delcourt, Les grands sanctuaires..., p. 51.
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d'Esculape, désigné par le tirage au sort et pour une durée d'un


an : il avait la charge de veiller à l'accomplissement des
cérémonies religieuses et à toute l'administration du sanctuaire. Il était
assisté par des personnages nommés « zacores » ou « néocores »,
qui, simples bedeaux, semble-t-il, à l'origine, virent leur rôle
grandir progressivement : au temps d'/Elius Aristide, au IIe siècle
de notre ère ils jouaient dans l'interprétation des songes et dans
la direction des cures un rôle de premier plan et c'est chez
l'un d'entre eux que le singulier dévot d'Asklépios que nous
retrouverons tout à l'heure prit pension durant son séjour à
Pergame.
Les rites préparatoires. — L'accès du temple était soumis à
des tabous : le terme même d'abaton (en grec : interdit) pour
désigner le dortoir des suppliants l'indique suffisamment ; ces
prescriptions n'étaient au demeurant pas les mêmes partout.
Dans le sanctuaire d'Épidaure, par exemple, il était interdit
de naître et de mourir sur le terrain sacré, et Pausanias
nous raconte qu'Antoine, qui n'était alors que sénateur, avait,
entre autres embellissements, « remédié à cette incommodité
en faisant bâtir une maison pour servir de retraite aux mourants
et aux femmes en travail » 6, et le même Pausanias nous raconte
encore que celui de Tithorée, en Phocide, était entouré d'un mur
d'enceinte, à l'intérieur de laquelle se trouvait une chapelle
d'îsis, et que nul ne pouvait entrer dans le temple sans y avoir
été préalablement invité en songe par la déesse 7, en sorte que
l'incubation s'y pratiquait pour ainsi dire en deux temps.
A ces interdictions s'ajoutaient des purifications, variables
également selon les sanctuaires : il y avait à observer des
abstentions sexuelles, des jeûnes, des abstinences de certaines
nourritures, telles que le vin, la viande, certains poissons, les
fèves, réputées défavorables à l'apparition des songes.
Ces abstinences, ainsi que l'a remarqué Marie Delcourt 8,
6. Pausanias, Voyage historique, pittoresque et philosophique de la Grèce, II, 26,
trad. de l'Abbé Gedoyne, Paris, 1797, t. I, p. 434.
7. Id., ibid., X, 32, trad. cit., t. IV, p. 288.
8. Op. cit., p. 95. Les raisons psychophysiologiques ou mystiques de ces
interdictions peuvent se contredire, et peut-être aussi, se compléter. C'est ainsi que
Cicéron explique l'abstinence des fèves chez les Pythagoriciens par le fait que
« cet aliment gonfle beaucoup et nuit ainsi au calme dont a besoin une âme en
quête de vérité » {De diuinatione , I, 30, traduction Appuhn, Garnier, Paris), mais
on l'attribue aussi à un vieux tabou : les âmes des morts, séjournant sous terre,
remontaient à l'air libre, pour se réincarner, par cette plante, présentant ce
caractère d'être en partie sous terre et en partie à l'air, et d'avoir une tige sans nœuds,
ce qui facilitait le passage des âmes, considérées encore comme ayant un substrat
matériel (cf. par ex. Zafiropulo, Anaxagore de Clazomène, Les Belles Lettres,
Paris, 1948, p. 184 sq.) : de plus, selon le même auteur, les fèves servaient aux
votes judiciaires et politiques, dans lesquels la vénalité des suffrages était, comme
dans toute démocratie, loin de faire défaut, et, chez les initiés, leur abstention
était donc un symbole de pureté.
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pouvaient ne pas avoir pour raison d'obtenir des états inanition-


nels et par suite les phantasmes que l'on y rencontre, mais
provenir de croyances magiques. Apollonius attribuait au moins
à l'abstinence du vin un autre motif : les buveurs d'eau,
professait-il, à l'opposé de ceux qui ont pris du vin ou employé des
narcotiques, ont un sommeil sans trouble et ils dorment sans se
forger ni chimères ni fantômes :
L'art de lire l'avenir dans les songes, c'est-à-dire ce qu'il y a de
plus divin dans les hommes se découvre plus facilement à un esprit
qui n'est pas troublé par les fumées du vin, mais qui les observe, et
dans lequel ils pénètrent sans être obnubilés par aucun nuage. Aussi
ces interprètes des songes, ces oniropoles, comme disent les poètes,
ne se hasarderaient à expliquer aucune vision sans se demander
dans quelle circonstance elle est arrivée. Si elle est du matin, si
elle est venue dans le sommeil qui accompagne l'aurore, ils
l'interpréteront parce que l'âme, une fois le vin cuvé, est capable de
concevoir des présages sérieux. Mais si elle est arrivée dans le premier
sommeil ou au milieu de la nuit, alors que l'esprit est encore plongé
et comme embourbé dans le vin, ils ne se chargeront pas de
l'expliquer, et font bien.
Il invoque à l'appui l'exemple d'Amphiaraos, auprès duquel
l'incubation était ainsi pratiquée :
Les prêtres ordonnent à quiconque vient pour avoir une réponse,
de s'abstenir de nourriture pendant un jour, et de vin pendant trois
jours pour qu'ils puissent recevoir les oracles avec un esprit
clairvoyant. Si le vin était le meilleur moyen de procurer le sommeil, le
sage Amphiaraus eût pris des dispositions différentes, il se serait
fait apporter les gens à son sanctuaire pleins comme des amphores 9.
Des ablutions venaient compléter cette préparation générale,
et elles se faisaient soit à des fontaines, soit par des bains de mer
ou de rivière, et presque toujours à l'eau froide. Il est possible
que ces bains étaient suivis de massages, qui, nous dit Sprangel,
devaient opérer des effets surprenants chez les personnes dont le
système nerveux était délicat : sans aller si loin dans la précision,
on peut dire avec plus de vraisemblance avec Lechat que les
serviteurs du temple, qui faisaient aussi l'office d'infirmiers,
pouvaient à la longue avoir acquis une certaine connaissance
empirique des maladies dont souffraient les suppliants et se
trouver par suite à même de leur apporter, dans certains cas,
un commencement de thérapeutique ou du moins un
soulagement.
Une préparation morale, sur laquelle nous sommes peu

9. Philostrate, Apollonius de Tyane, sa vie, ses voyages, ses prodiges, II, 27,
trad. Chassang, Didier, Paris, 1862.
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renseignés, devait doubler ces rites matériels ou corporels,


d'après la belle inscription que l'on trouvait à l'entrée du temple
d'Épidaure :
II faut être pur quand on pénètre dans le temple parfumé d'encens
et la pureté, c'est de n'avoir que des sentiments pieux 10.
Apollonius de Tyane, alors qu'encore tout jeune homme il
séjournait dans le temple d'Esculape à Égées, se montrait
particulièrement sévère à toute personne venant consulter le
dieu sans être dans les dispositions morales nécessaires. Un
Cilicien de mauvaises mœurs étant venu demander au dieu de
lui rendre un œil crevé — la crevaison de cet œil étant le fait
de sa femme outragée — Apollonius s'y opposa malgré la
magnificence du sacrifice que le consultant avait offert.
O prêtre, s'écria-t-il, il ne faut pas admettre cet homme dans le
temple. C'est un impur, qui s'est attiré par ses crimes le mal dont
il souffre. Ce fait même d'avoir fait un sacrifice si magnifique avant
d'avoir rien obtenu, n'est pas d'un homme qui sacrifie ; cela indique
un coupable qui veut se mettre à couvert du châtiment dû à ses
forfaits (I, 10).
Les rites constitutifs. — Ces conditions préalables une fois
remplies, la foule des pèlerins entrait dans le sanctuaire, et les
cérémonies devaient alors varier, selon les temples et selon les
époques. Nous avons déjà noté, par exemple, qu'à Tithorée il
fallait commencer par un pèlerinage à une chapelle consacrée à
ïsis et avoir reçu d'elle, en songe, l'invitation à poursuivre plus
avant. A Épidaure, on faisait des stations aux chapelles
consacrées à Apollon, à Épioné la femme d'Aesculape, à Machaon
son fils, à Hygieia sa fille, et en général aux divinités secourables.
Les sanctuaires d'Esculape étaient ornés de statues du dieu,
souvent très belles, d'après celles qui ont pu être découvertes.
On lui offrait, selon ses moyens, des victimes et des offrandes :
un bœuf, une brebis, un coq, des gâteaux de fine fleur de farine,
de l'huile, de l'encens. Il est probable que les prêtres dirigeaient
cette foule de pèlerins, et leur expliquaient longuement, de la
façon qu'a décrite Plutarque dans son De defectu oraculorum, les
tenants et aboutissants du dieu et de son culte et excitaient leur
foi et leur espoir en commentant les cures miraculeuses déjà
produites dans le sanctuaire, et que venaient corroborer de
nombreuses inscriptions, ex-voto apposés parla reconnaissance
des malades guéris pour glorifier le dieu et servir à l'édification
des suppliants qui leur succéderaient.
Les hommages et les supplications devaient monter ardentes

io. F. Robert, op. cit., p. 42.


— 33° —

autour de la statue du dieu, sortes d'oraisons jaculatoires ou de


litanies, que d'après Lechat, aucun formulaire ne fixait, mais qui
surgissaient spontanément de la piété et de la confiance des
suppliants et dont les inscriptions, en un péan d'Ysillos, nous
ont conservé quelques spécimens :
O Péan dieu guérisseur, né d'Apollon, Péan toi qui exauces toutes
les prières, exauce aujourd'hui les nôtres ; toi qui donnes la santé,
toi qui fais cesser les maux ; Orthéos toi qui remets les membres
droits, fais-nous marcher debout, toi qui soulages la douleur, ô dieu
bon, dieu chéri, Asklépios aimé, ô bienheureux, rends-nous la joie,
Cucclos, habile et subtil médecin, guéris nos plaies ; ô maître
pitoyable et doux, aie pitié de tes serviteurs, viens nous visiter pendant
notre sommeil ou envoie-nous ton fils Machaon ou ta fille Hygieia,
apporte-nous la bonne santé, la chère santé, Philolaus, toi qui aimes
les pauvres gens, ô soter, sauveur, sauve-nous u.
La nuit venue il y avait ce qu'/£lius Aristide appelle « l'heure
des lampes sacrées » 12 et qui se passait sans doute devant les
temples, qu'illuminait la flamme des flambeaux : ce devait être
une sorte d'office du soir ou d'heure sainte, mais durant laquelle,
à l'inverse de l'hymne, qui implore une nuit sans rêves, de la
liturgie catholique des complies :
Procul recédant sommia
et noctium phantasmata...
les dévots d'Asklepios devaient redoubler de ferveur pour
supplier le dieu de leur accorder le songe si recherché et tant
attendu.
On allait enfin se coucher dans l'abaton : on s'installait sur
la dépouille de la victime sacrifiée à Esculape ou bien on
s'enroulait de couvertures, et le sommeil sacré commençait. Un
serviteur du temple, un zacore sans doute, passait dans les
portiques, éteignait les lumières et invitait les pèlerins à dormir. Les
grands serpents jaunâtres de la région, inoffensifs bien entendu,
et qui étaient l'emblème d'Esculape, circulaient librement parmi
les dormeurs et leur présence ne devait pas être sans ajouter à
l'aspect étrange de cette atmosphère déjà si chargée de mystère
ou, si l'on préfère d'après l'expression de R. Otto, de numineux.

Les révélations oniriques — C'est après l'accomplissement


de ces cérémonies préparatoires que le dieu apparaissait et venait
indiquer aux consultants les régimes à suivre, les traitements à
appliquer, les actes religieux à accomplir, les offrandes à lui faire.
Une évolution s'est produite dans la teneur de ces rêves au

11. Defrasse et Lechat, op. cit., p. 242.


12. P. Girard, op. cit., p. 72.
— 331 ™

cours des longs siècles pendant lesquels on est venu consulter le


dieu de la santé.
Les inscriptions retrouvées à Épidaure et publiées dans
le livre de Defrasse et Lechat sont en effet purement et
simplement miraculeuses ; le schéma en est le suivant : un malade
rêve qu'il est guéri de sa paralysie ou de sa cécité et le lendemain
à son réveil, il se meut ou voit autant que l'on peut désirer ; par
exemple, un certain Clinatas de Thèbes, malencontreusement
couvert de poux, rêve que le dieu le dévêt, prend un balai et le
débarrasse ainsi de sa vermine, et il se retrouve en effet le
lendemain matin délivré de ses infects parasites. Le rêve est
thérapeutique en lui-même.
Celles que l'on lit dans l'île du Tibre indiquent non plus une
guérison immédiate, mais un début de consultation médicale :
ce qu'Esculape apporte, ce sont maintenant des remèdes ou des
actes propitiatoires. C'est ainsi qu'un certain Gaïus reçut le
conseil, afin de recouvrer la vue, de se rendre à l'autel, d'y
adresser des prières, de traverser le temple de droite à gauche,
de poser sa main sur l'autel, puis de la lever et de la placer sur
ses yeux, ou qu'un certain fils de Lucius reçut l'ordre
pour obtenir la guérison de la pleurésie dont il était atteint de
prendre de la cendre sur l'autel, de la mêler avec du vin et de se
l'appliquer sur le côté 13. Néanmoins ici encore la guérison est
immédiate et. le. remède infaillible.
Nous avons affaire plus tard à des consultations médicales
en règle. Le personnage si singulier qu'était ^lius Aristide,
philosophe et rhéteur du iifi siècle de notre ère, qui nous énumère
avec complaisance les maladies dont il souffrait et dont voici une
liste, que l'on espère avoir été exhaustive :
... catarrhe, toux violente, crachement de sang, douleurs
d'estomac et du ventre, maux de tête, paralysie de la face, enkylose
du cou, rhumatisme, opistothonos, fièvres, tumeurs 14
et ne nous épargne (on l'espère encore pour lui) la mention
d'aucun des vomitifs, laxatifs, clystères, emplâtres et autres
produits ou ustensiles pharmaceutiques dont il a usé, nous a
donné également des renseignements abondants sur les
traitements et remèdes qu'il recevait en songe d'Esculape. Certains
sont anodins : ce sont des exercices de gymnastique, des
ablutions d'eau froide, l'absorption de jus de plantes ou d'eau de chaux:
l'eau, à laquelle il donne le nom de « servante et auxiliaire » du
dieu, y joue un rôle fondamental. Néanmoins pour ce dévot

13. K. Sprengel, op. cit., t. I, chap. V ; M. Besnier, L'île Tïbêrine dans


l'antiquité, p. 214 sq.
14. A. Boulanger, op. cit., p. 131.
— 332 —

fanatique Esculape se montrait exigeant et lui prescrivait des


médications apparemment de nature à envoyer ad patres des
gens d'une santé florissante et a fortiori un pareil musée de
maladies ; par exemple il lui indiqua comme remède, à Phocée, où il
stationnait alors, d'aller en plein hiver et par un froid terrible
se baigner dansle Médis, ce que notre pauvre Aristide fit
incontinent en grand spectacle, suivi d'un cortège d'amis, de médecins
et d'une foule ébahie, mais il s'en tira très bien 15. Une autre
fois, par l'intermédiaire d'un gardien du temple, qui songea pour
lui, le dieu lui prescrivit de se faire enlever les os et les nerfs,
qui étaient corrompus, mais il vint heureusement rassurer son
dévot, fort ému devant cette perspective de la plus grande des
opérations que l'on pût imaginer, en lui disant que cela
signifiait simplement qu'il employât un remède assez énergique pour
opérer un changement dans ses nerfs et ses os, — remède qui
fut du reste assez bénin, puisqu'il était simplement de boire de
l'huile dans laquelle on n'aurait pas mis de sel 16.
On passe donc de la guérison immédiate à la guérison par un
remède immédiatement efficace et enfin à un traitement médical,
avec guérison à échéance plus ou moins lointaine. Lechat semble
regretter cette évolution et cette transformation d'un dieu
guérisseur en un dieu médecin ordonnant des régimes, des diètes,
des emplâtres ou des clystères. Regrettable ou non elle était en
une certaine mesure fatale : la religion du nc siècle de notre ère,
après toutes les discussions des philosophes et les apports venus
des religions orientales, ne pouvait plus s'en tenir aux croyances
naïves vieilles de plus de six siècles. Et, d'autre part, les échecs
que l'on peut imaginer, malgré les justifications que l'on pouvait
en trouver 17, ont dû inciter les prêtres des temples d' Esculape
à la prudence, cette prudence se jalonnant précisément par les
transformations auxquelles nous avons assisté. Il n'en faudrait
pas, toutefois, conclure, à la manière voltairienne, à une
imposture sacerdotale : nous n'avons aucune raison de croire que la
foi leur manquait, mais ils ajustaient fort raisonnablement leur
technique religieuse à ses possibilités et à ses chances de succès.
Pour employer les termes psychanalytiques, le contenu
manifeste des rêves s'éloigne donc progressivement de leur contenu
latent. Artémidore a beau nous dire :

15. Id., ibid. ; cf. aussi, pour le récit d'un bain semblable dans le Sélinus, à
Pergame, Bouché-Leclercq, op. cit., III, p. 303.
16. A. Gauthier, op. cit., p. 45-46.
17. On sait quelles sont les attaques portées par CicÉron (De divinatione, II,
56, 70) contre l'ambiguïté des oracles de tous genres et les jongleries dialectiques
par lesquelles on essayait d'en justifier les échecs. Ces virtuosités, selon H. Web-
ster, La magie dans les sociétés primitives, trad. J. Gouillard, Payot, Paris, 1952,
p. 441, ne sont pas ignorées des sorciers dans les sociétés dites primitives.
— 333 —

Un dieu qui indiquerait du poivre en faisant paraître des Indiens


ou un coing en montrant un mouton de Crète pourrait n'être pas
compris et se moquerait de ses malades.... Les ordonnances des
dieux sont toujours simples et sans énigmes, les dieux appellent les
onguents, les emplâtres, les comestibles et les boissons du même
nom que nous, ou bien, lorsqu'il faut choisir, ils ont le soin d'être
clairs...
on se trouve un peu désarçonné par ces affirmations devant les
exemples qu'il nous donne et dans lesquels cette révélation des
dieux n'est pas toujours aussi claire qu'il nous l'assure. Tel
nous apparaît le cas de Fronton le goutteux, qui rêve qu'il
se promène dans les faubourgs, et se guérit en se frottant de
propolis, en raison de l'analogie des vocables TipoacrTeïov et
7rpoTco>aç, désignant l'un le faubourg et l'autre la matière
résineuse avec laquelle les abeilles construisent le vestibule de
leurs ruches.
Il en est de même dans le cas du malade de l'estomac, rêvant
entrer dans le temple d'Esculape, à qui celui-ci donne à manger
ses doigts de la main droite, et qui se guérit en mangeant cinq
dattes, les gousses du palmier s'appelant des « doigts », —
ou encore de la dame qui, ayant un phlegmon au sein, rêve
qu'elle est tétée par un mouton et se trouve guérie par un
cataplasme d'armoglosse (mot qui veut dire en même temps
« langue d'agneau ») 18.
Les inLeipiéiatiûns d'/Elius Aristide, dont quelques-unes ont
déjà été citées, sont plus osées encore. D'avoir rêvé qu'il lisait
les Nuées d'Aristophane il conclut qu'il pleuvra le lendemain et
qu'il ne doit pas se mettre en route, et il nous paraît extrapoler
d'une manière plus remarquable encore quand il nous raconte
que d'une apparition en rêve d'Athéna il avait conclu qu'il
fallait prendre un clystère de miel attique 19.
Quoi qu'en dise Artémidore, ces révélations demandaient
donc une exégèse aventureuse et qui prêtait à des conclusions
équivoques.

LE ROLE DES PRÊTRES DANS L' INTERPRÉTATION DES RÊVES. —


Cette exégèse, qui la donnait ? était-elle le fruit des réflexions
des pèlerins livrés à leurs propres ressources, ou bien les prêtres
ou autres desservants des sanctuaires y jouaient-il un rôle ?
On trouve des opinions très divergentes à cet égard chez les
auteurs qui se sont occupés de la question, et il n'entre pas dans
le dessein de cette étude de résoudre ce problème, ni même de
l'exposer par le détail. Tout ce qu'on peut en dire ici est qu'il

18. Bouché- Leclercq, op. cit., I, p. 322-323.


19. A. Boulanger, op. cit., p. 209, n. 2.
— 334 —

est vraisemblable que ces prêtres et desservants, notamment les


néocores, devaient au moins aider les consultants à tirer parti des
songes que ceux-ci avaient faits : nous le savons par les
témoignages que nous a donnés /Elius Aristide, qui, dans son séjour
à Pergame, s'était installé chez un de ces néocores, où il
rencontrait une foule de personnages éminents : lettrés, poètes,
philosophes, sénateurs, dont l'exaltation mystique n'était peut-être
pas au diapason de la sienne mais avec lesquels il devait avoir
des discussions passionnées 20. Et, Philostrate, dans sa Vie
d'Apollonius de Tyane (I, 13), nous raconte que son héros avait converti
le temple d'Égées en une académie, « où l'on n'entendait que
philosophie ». Au moins donc à leur époque les consultants, dont
certains étaient des esprits très distingués et rompus aux exercices
dialectiques, devaient confronter leurs expériences et discuter
entre eux sur les révélations qu'ils avaient reçues.
Tout ce personnel plus ou moins ecclésiastique devait donc,
fort probablement, jouer le rôle de ces « oniropoles » dont nous
parle Aristote, dans un passage qui sera cité plus bas.
Si les consultations ou discussions qui viennent d'être citées
se rapportent à une époque relativement tardive, nous savons
par Strabon, cité par M. Besnier (op. cit., p. 225), qu'à une époque
plus primitive, au Plutonium d'Acharaïa, les prêtres indiquaient
aux dévots ce qu'ils avaient à faire, interprétaient et
commentaient leurs visions, même, au besoin, couchaient dans les temples
à leur place et pour leur compte.
De l'histoire a la psychologie. — Tels étant, résumés très
brièvement, les rites de l'incubation, le problème se pose de
savoir si cette provocation et cette interprétation des rêves

20. A. Boulanger, op. cit., p. 127 sq. Si, dans L'oracle de Delphes, Marie
Delcourt écrit, p. io, que « le rôle des prêtres y était nul » (à Épidaure), et nous
dit encore, p. 28, que l'incubation était « un procédé oraculaire où tout peut
se passer entre les puissances mystérieuses et son suppliant et qui n'exige
l'intervention d'aucun prêtre », elle ajoute : « Des prêtres ont dû s'installer partout
où les pèlerins étaient assez nombreux pour les faire vivre en leur demandant
de servir d'interprètes, si le rêveur se déclarait incapable de saisir le message
divin. » Dans Les grands sanctuaires de la Grèce, elle avait fait allusion, p. 94,
à leur « technique mystérieuse », et, p. 110, si elle avait nié le rôle des prêtres,
elle paraissait en attribuer un au « personnel subalterne », c'est-à-dire les néocores.
Dans la traduction que le R. P. Festugière (La révélation d'Hermès
Trismégiste, I : L'astrologie et les sciences occultes, Gabalda et Cie, Paris, 1944,
P- S4-58) nous a donné du pittoresque récit du médecin Thessalos, du 11e siècle
de notre ère, venu à Thèbes pour ne pas demander moins à Asklépios que la
révélation d'une science, on lit que le prêtre gardien du temple commence par lui
proposer de lui servir d'intermédiaire avec le dieu, et que, Thessalos ayant insisté
pour le consulter « seul à seul », le prêtre avait fini par le lui accorder, mais,
ajoute-t-il, « sans plaisir (les traits de son visage le montraient bien !) ».
Encore une fois, il ne nous appartient pas de trancher cette question: le rôle
des prêtres a sans doute varié de façon notable selon les milieux et les temps,
et il semble en tout cas que celui des néocores y était ou y devint considérable
(cf. P. Girard, op. cit., p. 28-29).
335
n'avaient pas à leur base des remarques psychologiques plus ou
moins implicites ou plus ou moins élucidées, dont la
reconnaissance pourrait nous aider à désocculter cette pratique si
mystérieuse en apparence.
En effet, indépendamment de leur contexte religieux, ces
rêves présentent deux caractères paradoxaux : d'une part, ils
sont divinatoires, traduisons en langage moderne : diagnostics et
thérapeutiques ; d'autre part, ils sont provoqués, institutionnalisés,
pour ainsi dire obtenus sur commande.

II. Psychologie de l'incubation.

A. L'opinion des médecins et philosophes anciens.

Dès l'antiquité, médecins et philosophes se sont penchés sur


le premier de ces problèmes, et de gros traités sur les rêves ont
été édités, dont le plus célèbre, et que nous possédons encore,
est celui d'Artémidore 21, prototype des innombrables Clefs des
songes qui ont vu le jour ultérieurement ; mais il ne peut être
question d'examiner tous ces écrits, et nous nous contenterons
de résumer très brièvement les opinions d' Hippocrate et d'
Aristote sur ce sujet.
Hippocrate. Dans le Corpus des écrits hippocratiques, on
trouve en effet, un Traité des songes (IIspl èvuirvicov), sur la
question de la valeur médicale des rêves.
L'auteur y distingue deux catégories de rêves, ceux qui sont
envoyés par les dieux et qui prévoient pour les cités des
événements heureux ou malheureux : ces rêves-là relèvent des
interprètes « qui possèdent là-dessus un art exact », c'est-à-dire des
devins, et ceux qui, possédant une base organique, ne peuvent
pas être pertinemment interprétés par ces mêmes devins, qui se

21. Le traité d'ARTÉMiDORE a été publié en traduction française par H. Vidal,


aux Éditions de la Sirène, en 1921, puis réimprimé aux Editions Arcanes en 1953,
sous le titre La clef des songes ; malheureusement pour notre propos l'une et
l'autre de ces éditions n'ont gardé du traité que la partie « clef des songes » en
l'amputant de ses parties traitant des croyances relatives aux « divinités ruinées » :
nous ne cacherons pas que les raisons qu'a données H. Vidal (p. 34 de la
première édition précitée), assez insolentes à l'égard de ses possibles lecteurs, ne
nous ont pas convaincu. Une traduction où l'on aurait pas agi, comme il l'a annoncé
et fait, avec « beaucoup de liberté » serait donc la bienvenue.
Puisque nous sommes sur ce chapitre profitons-en pour exprimer également
notre regret que Les discours sacrés d'iELius Aristide, qui, en dépit de leurs défauts,
notés par P. Girard, sont un document psychologique très intéressant, n'aient fait
eux aussi l'objet d'aucune traduction ni même d'aucune édition commode, du
moins à notre connaissance.
On trouve dans P. Meseguer, Le secret des rêves, trad. J. M. Rivière, Vitte,
Paris-Lyon, 1958, un bon historique de la théorie des rêves dans l'antiquité ;
cf. également R. DE Becker, Les songes, collection « Le bilan du mystère », Grasset,
Paris, 1958.
336
contentent de prescrire des prières aux dieux. Or, remarque
l'auteur de ce Traité, « prier est une chose convenable et
excellente, mais, tout en invoquant les dieux il faut s'aider soi-même ».
Il examine donc toute une science diagnostique fondée sur les
rêves ; il suffira de remarquer ici que la base en est une
symbolique, parfois aventureuse, mais qui ne l'est peut-être pas plus que
celle de bien de ses successeurs : par exemple, voir en songe le
soleil, la lune, les astres purs, des morts purs vêtus de blanc est
d'un présage favorable ; les fleuves qui, en songe, ne coulent pas
régulièrement indiquent, s'il s'agit de hautes eaux, un excès de
sang, et, s'il s'agit de basses eaux, un défaut de sang ; les rêves
où se rencontrent des sources et des puits sont l'indice de troubles
vésicaux, ceux dans lesquels apparaît une mer troublée, l'indice
d'affections du ventre.
Et comme les rêves annonciateurs de maladies proviennent
de l'excès ou du défaut des sécrétions et des humeurs, l'excès
étant d'ailleurs plus fréquent, toute une thérapeutique en découle.
On n'en signalera ici, à titre de curiosité, que les prescriptions
relatives à l'élimination de ces humeurs peccantes, comme eût
dit Molière, et qui, en surplus des procédés banaux de la diète,
des vomissements provoqués et des purgatifs, comportent tout
une série d'exercices telle que la course en habits ou la course au
cerceau afin de les éliminer par la sueur.

Aristote. Le problème du rêve a été étudié par Aristote


sous un angle plus ouvert, dans deux traités, Des rêves et De la
divination dans le sommeil 22, compris dans la collection des
Parva naturalia ; on y trouve une foule de remarques très
pertinentes, dans lesquelles les modernes ont encore beaucoup
à glaner, mais il n'en sera retenu ici que ce qui se rapporte au
sujet de cette étude, et qui se retrouve principalement dans le
deuxième de ces traités.
Dans les révélations ou prémonitions venant des rêves, Aristote
commence par éliminer le recours à une intervention divine,
l'expérience nous montrant que ce n'est pas aux hommes les
plus sages que ces révélations sont accordées, mais « aux premiers
venus » (462 b), les plus simples étant favorisés à cet égard, car,
leur nature se présentant comme si elle était « bavarde et
mélancolique » (463 b) et leur pensée peu portée à la réflexion, ils
ressentent davantage dans le calme de la nuit les impressions reçues

22. Ces deux traités ont été édités dans le volume Petits traités d'histoire
naturelle, trad. R. Mugnier, dans la « Collection des Universités de France »,
Les Belles Lettres, Paris, 1953 ; J. Tricot avait, en 1951, publié la traduction
du même recueil sous le titre Parva naturalia, Vrin, Paris, 1951 (avec, en outre,
le traité pseudo-aristotélicien De spiritu).
337
pendant le jour. Si les révélations qu'ils en tirent sont parfois
vérifiées par la réalité, elles n'en ont pas plus de valeur.
En effet il y a des rêves dûs à des coïncidences fortuites et
c'est le cas de « tous ceux qui sont extraordinaires et dont le
principe n'est pas en nous » par exemple ceux qui se rapportent
à « des combats navals, des événements lointains » (463 b) : si le
hasard peut leur apporter une vérification, de même que si on
lance une quantité de flèches on atteint parfois le but, la plupart
du temps il ne s'ensuit aucune réalisation, la simple coïncidence
n'étant ni perpétuelle ni générale.
Il y a ensuite des rêves où l'on trouve un lien de causalité
entre eux et nos actions, le rêve jouant le rôle d'effet quand nos
préoccupations de la veille se prolongent dans notre sommeil, ou
le rôle de cause quand l'idée des actions que nous accomplissons
à l'état de veille a été préparée par les représentations éprouvées
durant la nuit.
En outre, les rêves peuvent être des signes. Dans la veille le
contact pour ainsi dire massif que nous avons avec le monde
extérieur par le moyen des sens nous empêche de remarquer
les sensations plus ténues, mais lorsque, durant le sommeil
l'adaptation sensorielle se relâche, et que, comme aurait dit
Taine, les états faibles ne sont plus réduits par les états forts, il
est possible que des stimuli non-perçus quand nous veillons
franchissent le seuil de la conscience, dans laquelle ils se
traduisent sous des formes plus ou moins illusoires :
On croit être foudroyé quand de petits bruits se font entendre
dans les oreilles, et Ton croit sentir du miel et de douces saveurs,
parce qu'une goutte infiniment petite d'humeur coule, et marcher
à travers un brasier et avoir extrêmement chaud, parce que certaines
parties du corps s'échauffent un peu *3.
C'est ainsi que nous arrivons à la signification clinique des
rêves, à laquelle les médecins attachent une grande importance
(462 b), et par voie de conséquence aux révélations de
l'incubation, bien qu'Aristote n'y fasse pas d'allusion explicite : les
débuts de maladies, remarque-t-il, sont souvent insidieux et,
par suite du mécanisme qui vient d'être indiqué, les symptômes
légers qui nous échappent quand nous sommes en état de veille
peuvent se dévoiler à nous pendant le sommeil.
Toutefois, comme les images les rêves ne sont pas l'exacte
représentation de la vérité, ainsi que nous venons de le constater,
mais sont déformés comme les reflets des objets qui se projettent
dans l'eau en mouvement, il s'agit de saisir quelle est l'exacte
ressemblance entre le modèle et la copie, et, certaines personnes,

23. De la divination dans le sommeil, 464 a, trad. R. Mugnier, p. 89.


-338 -
plus habiles que d'autres à percevoir ces ressemblances, peuvent
les détecter avec de moindres chances d'erreur : c'est le rôle des
interprètes des songes (464 b).
En dépit de leur lacune de ne pas tenir compte des pulsions
affectives, actuellement si étudiées dans l'analyse des rêves, ces
remarques du Stagirite, pour être vieilles de vingt-trois siècles,
montrent une précision dans l'observation et une sagacité dans
l'analyse qui leur valent de concorder encore avec les remarques
des psychologues modernes 24.

B. Le rêve clinique et ses assises psycho-physiologiques.


Les rêves perceptifs. Il est en effet admis par nombre de
psychologues que les rêves proviennent souvent de sensations
ou sont traversés par des sensations qui leur fournissent une
orientation et des éléments agissant selon le mécanisme décrit
par Aristote.
On trouve déjà dans les inscriptions d'Épidaure un exemple
de transposition en schème clinique d'une sensation réelle : il
s'agit de l'inscription 17 ^5, qui nous raconte qu'un individu
affligé d'un ulcère cruel à son doigt de pied, fut, en état
de sommeil et en plein jour, devant témoins, léché à l'endroit
malade par un des serpents du temple, et que cet homme,
réveillé guéri, dit qu'il avait eu une vision dans laquelle il lui
avait semblé qu'un jeune homme lui appliquait un remède sur
l'orteil.
Artémidore nous donne une autre observation :
Un individu consultant au temple de Sérapis rêvait qu'il recevait
d'Asklépios un coup d'épée dans le ventre et qu'il en mourait. Le
même homme guérit à la suite d'une tumeur qui lui survint au bas-
ventre 26.

24. L'argumentation d' Aristote a été reprise, avec une redondance tout
autre, par Cicéron, De divinatione, II, 58-72, qui, s'il reconnaît le profit que
les médecins peuvent tirer de certains rêves pour leurs diagnostics, se montre
très opposé à toute autre mantique que l'on peut en extraire. Cf. aussi saint
Thomas, Summa theologica, IIa IIae, quaest. 95, art. 6. On trouve, d'autre part,
chez les médecins indiens des remarques analogues, relevées par J. Filliozat,
Le sommeil et les rêves selon les médecins indiens et les physiologues grecs,
Journal de psychologie, 1947, p. 326-346, notamment p. 332 sq. : le traité de
Çaraka, Indrivasthava, V, 40-46, distingue, parmi les différentes sortes de rêves,
dont certains n'ont pas de valeur prémonitoire, ceux qui sont provoqués par
les « éléments de trouble » : pour ceux-ci, « le praticien qui connaît ces rêves
terribles, qui sont aussi symptômes prémonitoires, n'entreprend pas aveuglément
les traitements chez les incurables » ; ils sont dûs au fait que les « éléments de
trouble », circulant dans les canaux sensoriels, qui sont aussi ceux par lesquels
circule la conscience, perturbent ainsi les souffles sensoriels : il s'agit donc,
comme le note J. Filliozat, d'allusion à des « phénomènes pathologiques réels
se déroulant dans les voies sensitives ».
25. Defrasse et Lechat, loc. cit., p. 145.
26. Artémidore, Oneirocriticon, V, lxi, cité par N. Vaschide et H. Piéron,
339
Dans son ouvrage classique Le sommeil et les rêves, Alfred
Maury s'est livré à une expérimentation systématique et nous a
donné une série d'observations : l'une d'elles corrobore presque
textuellement un des exemples donnés par Aristote cité, plus
haut : « On croit marcher à travers un brasier et avoir
extrêmement chaud, parce que certaines parties du corps s'échauffent un
peu. » Ayant fait approcher de son visage un fer chaud durant
son sommeil, A. Maury obtint un rêve dans lequel il vit les
« chauffeurs » de la Révolution, qui s'introduisaient dans les
maisons et forçaient ceux qui s'y trouvaient, en leur approchant
les pieds d'un brasier, à déclarer où était leur argent 27.
Le psychologue norvégien Mourly Vold a fait des expériences
analogues, par lesquelles il s'est surtout attaqué aux sensations
cutanéo-motrices : par exemple on liait, sur les sujets en
expérience, l'articulation d'un ou deux pieds avec la plante afin de
provoquer une flexion plantaire, et il en résultait des rêves de
courses, de montées d'escaliers ; ou bien encore on gantait une
des mains ou les deux, de manière à provoquer leur
engourdissement, et le sujet ainsi expérimenté rêvait que sa propre
main ou une autre frappait, poussait une autre main 2S.
Rappelons aussi l'observation de H. Bergson, qui nous raconte
qu'en rêve il se crut un jour à une tribune d'où il haranguait
une assemblée au sein de laquelle s'élevaient des murmures, qui
s'intensifiaient bientôt en un vacarme épouvantable, scandé par
des cris « A la porte, à la por te ! » Se réveillant brusquement il
constata qu'un chien dont chacun des oua-oua se confondait
avec chacun des «A la porte ! » du rêve aboyait dans le voisinage 29.
La psychologie du rêve au point de vue médical, J.-B. Baillère et fils, Paris, 1902, p. 14.
On notera aussi l'origine sensorielle ou sensitive relevée par Hippocrate pour
certains rêves (cf. p. 335).
27. A. Maury, Le sommeil et les rêves, 4e éd., Didier et Cle, Paris, 1878, p. 155.
28. Les expériences de Mourly Vold de même que celles de Maury et de
d'Hervey de Saint-Denis ont été résumées dans Vaschide, Le sommeil et les
rêves, 5e mille, Flammarion, Paris, 191 8.
29. Le rêve, in L'énergie spirituelle, P. U. F., Paris, 1946, 4e éd., p. ior. Nous
n'avons rapporté que ces quelques exemples, mais on en trouve une multitude
dans les livres d'ensemble sur les rêves : cf. par exemple l'excellent résumé de
J. Lhermitte, Les rêves, collection « Que sais-je ? », P. U. F., Paris, 1941.
A la base de cet exposé la réalité de rêves d'origine ou de coloration perceptive
se trouve supposée. Or cette origine et cette coloration ont été, sinon formellement
niées, du moins très minimisées par Freud et ses disciples. Dans La science des
rêves (trad. I. Meyerson, F. Alcan, Paris, 1926, p. 25 sq., 202 sq.), il objecte
à cette action des sens externes ou internes qu'on ne peut s'en contenter, car
elle n'explique pas pourquoi les excitations sensorielles n'apparaissent pas sous
leur vraie forme, ni la variété des images par lesquelles une même excitation
sensorielle se manifeste dans les rêves, ni les cas négatifs dans lesquels il y a
excitations sensorielles sans rêves, ces excitations sensorielles étant pourtant
permanentes. Toutefois, il admet que des éléments somatiques peuvent être
imbriqués dans un rêve, mais sans en modifier l'essence, qui reste
accomplissement du désir : « L'état général de notre corps est assurément au nombre des
éléments directeurs du rêve. Il ne peut déterminer son contenu, mais il fournit
à ses pensées des éléments qu'elles doivent utiliser : il choisit, présente certains
34°

Les rêves et la sensibilité générale. Des impressions


sensorielles sont donc au départ ou entrent dans la trame, sinon
de tous nos rêves, du moins de bon nombre d'entre eux, et il en
est de même pour les impressions de la sensibilité générale, les
sensations dites naguère cnesthésiques et, de préférence,
maintenant, proprioceptives et interoceptives : celles-ci, qui
constituent la connaissance que nous prenons de notre organisme
et de nos mouvements viscéraux, restent normalement en sourdine
dans la vie éveillée comme dans l'état de sommeil, mais lorsqu'il
y a une perturbation ou un malaise léger, elles apparaissent ici
beaucoup plus facilement que durant la veille : chacun sait que
les douleurs se font davantage remarquer durant la nuit que
pendant le jour.
Le mécanisme en est fondamentalement le même dans les
deux cas : les nécessités de l'action et de l'adaptation au réel
éliminent en quelque sorte l'afflux à la conscience des
impressions trop ténues, qu'elles proviennent du monde extérieur ou de
l'organisme.
Il s'y ajoute que le sommeil, même réduit, voire le simple
décubitus, s'accompagne de résolution musculaire. Or, les
sensations douloureuses ont un seuil qui s'abaisse dans la
résolution et qui s'élève dans la contraction musculaire : les
crispations et les contorsions de la douleur sont un réflexe de défense

faits, en éloigne d'autres (p. 126). » Ce n'est pas le lieu de discuter ce problème
dans toute son ampleur, et les objections que fait Freud aux facteurs perceptifs
des rêves pourraient être facilement retournées contre sa conception (cf. par ex.
Lhermitte, op. cit., p. 104 sq.). Sans soutenir d'autre part avec H. Bergson
que les impressions extérieures fournissent « les matériaux de la plupart des
songes » (Le rêve, op. cit., p. 100), et tout en reconnaissant que celles-ci
n'expliquent ni tous nos rêves ni le tout de nos rêves, il reste, des multiples observations
des psychologues et qui sont, plus que probablement, corroborées par
l'expérience de multiples rêveurs, que la vie onirique subit de façon très nette
l'influence des données sensorielles et sensitives et que celles-ci, sans expliquer
les rêves dans leur intégralité et sans en être les seuls facteurs, y entrent
souvent comme élément pour les provoquer, les traverser, les colorer ou les
orienter. C'est, au demeurant, ce qu'a reconnu Freud lui-même, bien que dans
ses analyses des rêves il ne s'occupe que fort peu de ce facteur. Les auteurs de
traités récents, tels R. Bossard, Psychologie du rêve, trad. Lamorlette, Payot,
Paris, 1953, et R. de Becker, op. cit., tout en se montrant réticents sur la portée
de ces éléments sensoriels et sensitifs dans le rêve, ne peuvent néanmoins nier
leur réalité ; cf. également H. Delacroix, Le rêve et la rêverie, in Dumas, Nouveau
traité de psychologie, t. V, Alcan, Paris, 1936, p. 294 sq. Dans un article récent,
A. Fernandez-Zoila et J. Olivier (De la pensée et des images dans le rêve
devenir psychopathologique, Annales médico-psychologiques, avril 1959, p. 673-
694) considèrent le rêve comme une réaction à des excitations, que celles-ci
viennent des sens externes, de la sensibilité générale, ou du psychisme lui-même,
soit sous forme de reprises des faits éprouvés pendant la veille (souvenirs,
préoccupations, etc.), soit sous forme des faits propres au rêve (désirs, émotions,
réflexions volitives), ces différentes excitations pouvant du reste chevaucher les
unes sur les autres (p. 684). Les facteurs des rêves sont multiples et varient selon
les circonstances et selon les personnes et il y aurait sans doute une caractérologie
du rêve à établir, mais, pour être diversement interprétés, ces apports
sensoriels et sensitifs sont des faits d'expérience qui ne peuvent pas être niés.
34i

bien connu par l'observation courante, et des expériences de


laboratoire ont permis de vérifier et de préciser ces données
empiriques 30.
Des répertoires abondants des rêves de ce type ont été dressés
par les psychologues et les médecins 31 et en voici un exemple :
Garçonnet, âgé de dix ans, se réveille dans la nuit, tout étonné
d'un rêve qu'il raconte à peu près ainsi : il lui a semblé qu'un géant
lui avait serré la main et le cou avec un cordage de navire et qu'il
tirait tellement fort que la langue lui était sorti de la bouche et que
ses yeux étaient devenus comme des yeux de grenouille. Il ne sut
pas comment il avait échappé. Il avait couru sur des bateaux,
traversé des forêts, gardant quand même son cou serré, le géant ayant
fait un nud inextricable. Dans la journée il fut tellement influencé
par le rêve qu'en le racontant à sa famille il mettait constamment ses
mains à son cou sans le vouloir. Le lendemain, le croup se
déclarait et le diagnostic fut ratifié par le médecin 32.
Parfois même, le rêve est reporté, par une sorte de projection,
sur autrui, et J. Lhermitte a cité le cas d'un médecin qui, atteint
de crises nocturnes d'angine de poitrine, rêvait qu'il faisait
l'ascension d'une tour élevée, accompagné d'un de ses collègues, qu'il
voyait blêmir, puis devenir oppressé, et chez lequel il
diagnostiquait cette maladie, mais à son réveil dépistait sur lui-même
les douleurs prêtées à son collègue pendant son rêve 33.
Ce rôle de révélateur de troubles de la santé joué par le rêve
est plus sensible encore dans certaines affections nerveuses ou
mentales, dans l'épilepsie par exemple, où il annonce des crises
prochaines ou en est parfois aussi l'équivalent psychique, dans
les visions terrifiantes, souvent zoopsiques, des alcooliques, bref
dans nombre de névroses ou de psychoses, où il peut être, non
seulement l'annonciateur de troubles qui se développeront
ultérieurement, mais aussi leur première manifestation. En autres
exemples, les idées mégalomaniaques propres à la paralysie
générale peuvent se faire jour dans des rêves avant qu'elles ne se
dévoilent dans l'état de veille, et il en est de même pour les
changements d'humeur des « périodiques », qui passent de
l'excitation à la dépression. Dans certains cas même, le rêve
30. H. Piéron, Le mécanisme de l'action analgésiante de l'effort musculaire,
Année psychologique, 26 (1925), p. 151-154 ; G. Dumas, Nouveau traité de
psychologie, t. Il, Alcan, Paris, 1932, p. 272 sq.,
31. Tissié, Les rêves, F. Alcan, Paris, 1890 ; P. Meunier et R. Masselon, Les
rêves et leur interprétation, Bloudet Cle, Paris, 1910 ; N. VASCHiDEet H. Piéron, op.
cit. ; J. Lhermitte, op. cit. ; P. Chauchard, Le sommeil et les états de sommeil,
Flammarion, Paris, 1947 ; R. Bossard, op. cit., p. 138 sq. ; A. J. Hadfield, Dreams
and nightmares, Penguine books, Harmondsworth, 1954, p. 192 sq. F.-P. Maiorov,
Théorie physiologique du rêve (en russe), Moscou- Leningrad, 1951 (c.-r. in Année
psychologique, 1958, fasc. 2, p. 535 sq., notamment p. 536).
32. N. Vaschide et H. Piéron, op. cit., p. 37.
33. Op. cit., p. 38.
342

provoque et alimente certains délires, qui y trouvent leur point


d'origine et leur confirmation 34. Il serait superflu d'insister sur
ce que la psychanalyse moderne a tiré de semblables données
et sur les analogies relevées par H. Ey entre la mentalité morbide
et la mentalité onirique.
On comprend donc que le rêve soit le révélateur ou, selon
l'expression des docteurs Meunier et Masselon un véritable
« microscope de la sensibilité », microscope mettant en relief des
perturbations légères qui normalement restent inconnues à la
conscience de l'homme éveillé. Le défaut de ce révélateur est
du reste d'être trop sensible et de crier à l'incendie là où
parfois une simple lampe est allumée, et ses indications, comme
l'indiquent ces mêmes auteurs, demandent donc à être vérifiées
et interprétées de près. Descartes rêve qu'il est percé d'un coup
d'épée, et il s'agit simplement de la morsure d'une puce 35.
C'est un symptôme qui, présent dans certains cas où il n'y a
aucune suite grave, peut ne pas apparaître dans d'autres cas
suivis de l'éclosion de maladies. Ce n'est donc qu'un élément de
diagnostic, et qui doit être manié avec précaution 36.

Le rêve médical et l'incubation. Pour en revenir aux


cérémonies de l'incubation, il reste à retenir de cette incursion
dans la psychologie médicale que les prêtres ou néocores des
temples d'Esculape, qui se trouvaient dans un observatoire
particulièrement favorable pour accumuler les observations de
ce genre, avaient sans doute plus ou moins implicitement
remarqué ces associations entre rêves et troubles organiques et qu'ils
savaient en tirer parti pour l'interprétation des songes racontés
par les pèlerins et pour leur prescrire ou leur conseiller des
remèdes et des traitements adaptés à l'affection qu'ils avaient
ainsi diagnostiquée.
Par là s'expliqueraient certains aspects de l'évolution de
l'incubation. Nous avons vu, en effet, que, pratiquée à l'origine
pour obtenir une révélation sur toutes sortes de sujets, elle
s'était dans la suite restreinte à la consultation médicale, et,
d'autre part, qu'elle avait été un des rites les plus tenaces des
religions païennes. Il semblerait même que des sanctuaires
primitivement orientés vers des oracles non-médicaux auraient
essayé de prolonger leur agonie en délivrant dans la suite des
oracles médicaux, et Delphes aurait été l'un des rares à ne pas
faire cette transformation, bien que, à ses origines, le mode de
34. N. Vaschide et II. Piéron, op. cit. Nous ne pouvons évidemment pas
entrer ici dans une étude détaillée de cette question, et nous renvoyons, entre
autres, aux ouvrages cités à la note 31.
35. P. Meunier et R. Masselon, op. cit., p. 65, 203, 207.
36. N. Vaschide et H. Piéron, op. cit., p. 39.
343
consultation qui y était employé était peut-être l'incubation 37.
G. Dumas expliquait le premier aspect de cette évolution par
l'intérêt primordial que les hommes portent à leur santé :
Comme les hommes se préoccupent beaucoup plus de santé que
de l'ordre du monde ou de la destinée des empires l'usage s'établit de
bonne heure de ne consulter ainsi que les dieux guérisseurs 38.
Sans nier que le facteur ainsi indiqué ait pu jouer un rôle
dans l'évolution qu'il s'agit d'expliquer, ne peut-on pas trouver
une autre raison de cette évolution dans le succès différent des
rêves selon qu'ils prédisaient des événements du monde
extérieur ou bien des guérisons ou des cures ?
On sait toutes les ressources que la dialectique affective peut
mettre à la disposition des passions et des croyances, et les devins
de l'antiquité ne manquaient évidemment pas d'y recourir, au
demeurant en toute bonne foi sans doute, pour arriver à faire
cadrer avec la réalité leurs vaticinations ou les messages divins
dont ils étaient le truchement : l'amphibologie des termes dans
lesquels ces messages étaient énoncés et une élaboration
interprétative subtile leur permettaient de n'être pas pris de court 39.
Cependant les progrès de la réflexion philosophique ont dû
amener les anciens dont la foi était moins vive ou du moins ne
parvenait plus à se contenter aussi facilement à découvrir la
vanité de ces révélations, et la divination des choses qui n'ont pas
en nous leur principe, pour reprendre l'expression d' Aristote,
avait dû finir par lasser les esprits même les mieux disposés.
Il n'en était pas de même pour les choses « qui ont en nous
leur principe » : les cures obtenues dans les Asklépeia, de même
que celles des médecins modernes, avaient incontestablement à
leur base des conditions psychologiques, et la suggestion
puissante qui se dégageait des pratiques analysées plus haut n'était
pas sans jouer un rôle dans certaines guérisons.
On sait que la confiance et l'espoir, en relevant le tonus
mental, relèvent en même temps le tonus somatique par action sur
les systèmes nerveux et sympathique, et par contre-coup sur le
fonctionnement du système endocrinien, et mettent ainsi
l'organisme en mesure de se revigorer et de se défendre plus
efficacement contre les influences nocives, et l'on n'ignore pas les
découvertes et redécouvertes qu'a faites à ce sujet le
psychosomatique moderne, de même que, inversement, les états dépressifs
37. Marie Delcourt, L'oracle de Delphes, p. 181 et p. 28 ; toutefois, selon le
même auteur (p. 218) le don médical et guérisseur aurait pris de l'importance
chez « Apollon vieillissant ». P. Amandry, La mantique apollinienne à Delphes, de
Boccard, Paris, 1950, p. 37-40, conteste l'origine incubatoire des révélations que
l'on y recevait.
38. Loc. cit., p. 358.
39. Cf. plus haut, note 17, et, plus bas, note 59.
344
peuvent aboutir à provoquer, parfois à l'extrême, des troubles
organiques 40.
On peut aussi se demander si la natura medicatrix, qui guérit
souvent en deux jours les maladies que les thérapeutiques font
disparaître en quarante-huit heures, avec beaucoup plus de
sûreté qu'elle n'enraye les troubles cosmiques ou politiques,
n'était pas aussi une artisane de ces guérisons, que la foi
attribuait à l'intervention d'Esculape, et si celui-ci, bénéficiant de
cette aide refusée aux autres, n'en avait pas récolté un prestige
plus solide que ceux-ci en faveur du renom et de la pérennité
de ses temples et de ses oracles.
Et d'autre part, si, ainsi que nous venons de le noter, le rêve
est souvent porteur d'indications parfois valables sur l'état de nos
organes et se trouve être ainsi un détecteur de certaines
affections à l'état naissant et dont les symptômes ne se sont pas encore
manifestés d'une autre manière, il devait y avoir dans les
interprétations des rêves médicaux un certain pourcentage de
réussites, pourcentage qui explique lui aussi pour sa part la vogue et
la survie, par rapport aux autres formes de l'oniromancie, de
celle qui avait pour objet l'état de notre organisme, et, pour en
revenir encore une fois au traité si lucide d' Aristote, nous
pourrons conclure avec lui qu'elle reposait sur une certaine expérience.

C. Le rêve préparé et attendu.

Le deuxième problème psychologique posé par ce rite est


que ces rêves étaient attendus et, dans une certaine mesure,
voulus.
On allait en effet aux Asklépeia, de même que dans les autres
sanctuaires d'incubation, comme ceux d'Amphiaraos à Oropos
ou de Trophonios à Lébadée, pour y rêver, et, qui plus est, il
fallait que le héros ou le dieu consulté apparût en personne 41.
Or, il n'est pas besoin d'insister sur les caractères d'inattendu et
d'involontaire que présentent les rêves, qui surviennent sans que
nous puissions apparemment en aucune manière les provoquer
ou les diriger.
Sans doute au cours du XIXe siècle le marquis Hervey de
Saint-Denis 42 a-t-il soutenu que les rêves n'étaient indépen-
40. Cf. M. Mauss, Effet physique chez l'individu de l'idée de mort suggérée
par la collectivité, in Sociologie et anthropologie, P. U. F., Paris, 1950 ; Cl. Lévy-
Strauss, Le sorcier et sa magie, in Anthropologie structurale, Pion, Paris, 1958 ;
M. Delcourt, L'oracle de Delphes, p. 228.
41. E. Rohde, Psyché, traduction A. Reymond, Payot, Paris, 1928, p. 100,
n. 1 et 2.
42. Le livre d'HERVEY de Saint-Denis, un des classiques de la psychologie du
rêve, a été publié sans nom d'auteur, sous le titre Les rêves et les moyens de les
diriger, chez Amyot, en 1865 ; celui de Y. Delage, Les rêves, Alcan, Paris, s. d.,
est paru vers 1920.
345
dants ni de l'attention, ni de la volonté, et, au xxe, le naturaliste
Y. Delage qu'il était arrivé à diriger ou modifier le cours de
certains d'entre eux, mais, sans entrer dans l'examen détaillé de
leurs observations et de l'explication ou de la théorie qu'ils en
ont donnée, on peut remarquer simplement ici que le premier
nous raconte lui-même que pour arriver à obtenir ce contrôle
direct il s'était livré pendant des années à toute une gymnastique
intellectuelle : tenue attentive d'un journal de ses rêves,
acquisition de la conscience de son sommeil, et que le second avait suivi
une méthode analogue. Or cette gymnastique n'était
certainement pas pratiquée par la majorité des pèlerins d'Esculape 43.
Cependant, si ce contrôle direct est, sinon impossible, du
moins si exceptionnel que l'on peut pratiquement le négliger,
cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas moyen en utilisant des
détours, d'exercer une action sur la naissance des rêves et de les
diriger en quelque façon : les cérémonies préparatoires à
l'incubation y étaient particulièrement adaptées.

Les rites préparatoires et les cérémonies du pèlerinage.


Tous les auteurs qui ont étudié ce rite, historiens comme
Sprengel, Bouché-Leclercq, Lechat, Girard, ou psychologues
comme G. Dumas, ont en effet noté l'effet de suggestion intense et
l'ébranlement de la sensibilité qu'il devait provoquer. Les fatigues
du voyage, l'ardent désir d'une guérison, les jeûnes ou
abstinences auxquels ils s'étaient soumis, le magnétisme émanant
d'une foule partageant les mêmes croyances et les mêmes espoirs,
tout cela ne pouvait pas être sans prédisposer, aussi bien physio-
logiquement que psychologiquement, les consultants à vivre dans
le merveilleux et à se montrer particulièrement réceptifs au
sentiment d'une intervention divine.
Sur ce terrain ainsi préparé, les rites auxquels ils se
soumettaient, les dévotions aux divinités représentées dans le sanctuaire,
les inscriptions et les ex-voto qui témoignaient de la
reconnaissance de leurs prédécesseurs exaucés, les explications et les
commentaires des prêtres, les offices du soir avec leurs lumières
et leurs invocations de ferveur religieuse, tout cet ensemble était
éminemment propre à inciter les pèlerins à vivre dans une
atmosphère dans laquelle le merveilleux coulait pour ainsi dire
à pleins bords et dont l'effet suggestif était intense.
On comprend donc que, l'esprit ainsi imprégné par les
cérémonies auxquelles ils avaient pris part et par les spectacles auxquels
ils avaient assisté, ceux qui dans l'abaton commençaient à se

43. Cette tenue régulière d'un journal des rêves en favorise l'éclosion, R. de
Becker, op. cit., p. 32, remarque la multiplication des siens à partir du moment
où il s'y est intéressé ; cf. également N. Vaschide, op. cit., p. 88 sq.
346

laisser envahir par le sommeil mystique étaient amenés à


ressentir un sentiment de présence divine que l'attente de la visite
du dieu ne pouvait que porter à son paroxysme, et sur ce terrain
devaient éclore facilement des objectivations plus précises
conduisant du sentiment de la présence à celui de l'apparition
divine.
Les images du demi-sommeil. Il est probable que ces
apparitions divines ne se faisaient pas pendant le sommeil
profond ; du reste, dormait-on à poings fermés dans l'abaton ?
Il serait téméraire d'en décider en utilisant un argument négatif :
dans la scène du Plutus d'Aristophane qui raconte avec tant
d'irrévérence la nuit passée par Plutus chez Esculape, il n'est pas
question de ronflements. On peut avec une certaine
vraisemblance se figurer que dans l'état d'éréthisme émotionnel qui devait
caractériser les candidats à la visite du dieu un sommeil de
plomb n'était pas de règle.
Il semble plutôt, comme l'avait déjà noté G. Dumas 44, qu'il
s'agissait, plutôt que de rêves proprements dits, de ce que dans
le jargon psychologique on appelle hallucinations hypnagogiques
quand elles se produisent au moment de l'endormissement et
hallucinations hypnopompiques quand elles naissent dans la
phase du réveil, et qui pourraient être appelées plus élégamment
les images du demi-sommeil 45. Ces images le plus souvent ne
représentent pas des objets définis, mais des arabesques, des
tâches à transformation, des dessins plus ou moins géométriques,
quelque chose d'assez chaotique ; parfois aussi elles font
apparaître des objets plus précis : c'est ainsi que l'un des
Goncourt nous raconte qu'après une journée occupée à pêcher
à la ligne, il avait dans la rétine, en fermant les yeux avant de
s'endormir

... le blanc de la plume, le rouge du liège et les transparences


de la rivière coulant sur les herbes, la ride de l'eau quand ça
commence à piquer et la fuite et du plongeon et la disparition du bouchon
dans les profondeurs sous-marines 48.

Parfois ces hallucinations sont greffées sur les phénomènes


physiologiques que l'on appelle lumière idiorétinienne, phos-
phènes, lueurs entoptiques : en effet, l'il complètement fermé
44. Loc. cit., p. 361.
45. Ces images ont fait l'objet de très nombreuses études, non seulement des
auteurs anciens comme A. Maury et Hervey de Saint-Denis, mais, beaucoup
plus récemment, de Y. Delage, J. Lhermitte, P. Chauchard, op. cit. ; E.
Bernard- Leroy, Les visions du demi-sommeil, F. Alcan, Paris, 1926; Schatzmann,
Rêves et hallucinations, Vigot, Paris, 1925 ; etc.
46. Journal des Goncourt, 8, p. 273-274, cité par E. Bernard -Leroy, op. cit.,
P. 29.
347
ne donne pas une perception de noir absolu ou n'aboutit pas à
l'absence de toute donnée visuelle, il est occupé par des lueurs,
des ébauches de dessins plus ou moins vagues, des stries ou
taches aux formes changeantes, des globules aux aspects plus
ou moins définis, mobiles ou immobiles, qui peuvent servir de
points de formation ou de points d'accrochage à des images qui
se développent, et dont Y. Delage 47 a donné des analyses très
précises : par exemple ayant eu l'hallucination hypnagogique de
la figure caricaturale d'une personne pourvue de lèvres grosses,
saillantes et formant un bourrelet rouge, il put identifier qu'il
était atteint d'une lueur entoptique de couleur rouge, occupant
la place à laquelle se trouvait, dans son champ visuel, l'image de
la lèvre rouge.
Parfois encore ces visions reproduisent les spectacles auxquels
on a récemment ou nouvellement assisté, ou la reviviscence de
sensations intensément éprouvées pendant la journée : nous en
avons déjà rencontré un cas dans l'observation des Goncourt qui
vient d'être rapportée. Ainsi qu'A. Maury l'avait noté et que
j'ai eu personnellement l'occasion de le constater à plusieurs
reprises, on y assiste à la reviviscence, dans la phase
d'endormissement, de paysages, de sites d'une ville, surtout visitée
pour la première fois. De son côté, E. Bernard-Leroy y a
constaté la reproduction de tableaux de préparations anatomiques
auxquelles il avait travaillé pendant la journée 48.
Ces images, pour être généralement visuelles, ne le sont
d'ailleurs pas exclusivement, et l'on y trouve des apports des
autres appareils sensoriels. Quand elles sont auditives, ainsi que
le note A. Maury,
... ce sont généralement des phrases courtes ou des mots qui
retentissent à notre oreille, mais d'une manière plus faible que les sons
réels 49.
Et, comme le note le même auteur, ces images auditives, de
même que les visuelles, ne sont pas pleinement objectivées, mais
ce sont des voix intérieures et lointaines, avec toutefois leur
timbre et leur accent, tantôt graves et tantôt criardes,
reproduction d'une voix déjà entendue ou d'une voix insolite.
Elles peuvent aussi être kinesthésiques, donner l'impression
de chutes, de vertiges, de vol, de mouvements divers :
personnellement, il m'est arrivé, après de longues routes en automobile,
de les éprouver sous forme de sensations de giration analogues à
47. Op. cit., p. 77.
48. Op. cit., p. 28. Aristote, Des rêves, in Petits traités d'histoire naturelle,
trad. cit., p. 79, avait déjà noté la rémanence dans les rêves des sensations éprouvées
dans la veille.
49. Op. cit., p. 95. Cf. également E. Bernard -Leroy, loc. cit., p. 22.
- 348 -

celles que l'on ressent, en voiture, dans les tournants ou sur les
routes sinueuses.
Des transpositions de l'impression primitive sur le même
registre sensoriel ou sur celui d'un autre sens sont également
possibles.
Pour illustrer le premier cas, voici une observation
personnelle : il y a quelques années, j'étais allé à la terrasse de Bellevue,
et je m'étais longuement intéressé au beau panorama que l'on y a
de Paris et de la région parisienne, en prenant comme point de
repère pour situer le paysage le pont du viaduc d'Auteuil, aperçu
par conséquent de la perspective aval de la Seine ; le soir, en
m'endormant, j'eus une vision hypnagogique de ce même pont,
mais cette fois de la perspective amont, de laquelle je le
connaissais de longue date. Vinrent ensuite d'autres images sans rapport
apparent avec elle, une boutique au coin d'une ruelle montante,
peut-être la réminiscence de l'ascension de Bellevue, une
hôtellerie dans la campagne, un enfant traversant une rue.
En illustration du deuxième cas, J. Y. Belaval 50 a rapporté
une suite d'observations prises sur lui-même et dans lesquelles la
vision hypnagogique dépendait de la position de son corps, de
la pression d'objets extérieurs, de douleurs localisées telles que
migraines, rhumatismes etc. Par exemple, ayant, par suite d'une
posture incommode une courbature en V renversé par
remontée le long des côtes et descente le long des bras, il éprouve une
vision dans laquelle une Japonaise, avec un enfant sur le dos,
gravit une montagne dont la paroi est presque à la verticale
et sur laquelle elle prend appui par les pieds tandis que ses
mains s'accrochent à une corde tendue depuis le sommet, ce qui
aboutit, en perspective latérale, à une image reproduisant elle
aussi un V.
Analogues par certains de leurs aspects aux rêves, les images
de demi-sommeil en diffèrent par d'autres, les principales
différences étant qu'elles ne sont pas pleinement objectivées, mais
constituent, ainsi que l'écrit E. Bernard-Leroy, des spectacles
auxquels on s'intéresse (p. 125) et dont la matière sensible se
réduit à l'illumination d'une image ou à l'illustration d'une
rêverie (p. 42 sq.), tandis que le rêve, d'une objectivité beaucoup
plus poussée, au lieu d'être un spectacle auquel on assiste, est
une action à laquelle on participe (p. xi et 98).

Le demi-sommeil et l'incubation. Que les rêves de


l'incubation se soient principalement produits dans l'état de demi-
sommeil, notamment entre le sommeil et la veille, soit au moment
50. Sur les sources sensorielles des visions du demi-sommeil, Journal de
psychologie, 30, 1933, p. 812-826.
349
du réveil, c'est ce qui ressort des récits d'/Elius Aristide, qui le
note à plusieurs reprises, et ainsi que l'avait relevé G. Dumas 61.
La même remarque est faite par Jamblique, qui, s'efforçant
dans son De mysteriis Aegyptorum, de distinguer les rêves naturels
et ceux d'origine divine, assigne à ces derniers, entre autres
caractéristiques, celle de se produire dans le demi-sommeil :
Au sujet de la mantique pendant le sommeil, tu dis ceci : souvent
en dormant nous avons la connaissance du futur, sans être dans un
état d'extase agitée (car le corps gît tranquillement) mais nos percep*
tions ne sont pas aussi nettes que dans la veille. Ce que tu dis arrive
dans les songes humains, qui proviennent de l'âme, de nos pensées
et de notre raison, ou qui sont provoqués par nos imaginations ou
nos occupations divines : ces songes-là sont tantôt vrais, tantôt faux ;
en certains cas, ils atteignent la réalité, mais le plus souvent ils s'en
écartent. Mais les songes que l'on appelle envoyés par les dieux ne se
présentent pas de la façon que tu dis : quand le sommeil nous quitte
et que nous ne faisons que commencer à nous éveiller, il arrive
d'entendre une voix brève qui nous prescrit ce que nous allons faire ;
c'est entre la veille et le sommeil et quelquefois quand nous sommes
tout à fait éveillés que les voix sont entendues. Et quelquefois un
souffle invisible et corporel nous entoure quand nous sommes
couchés et ce n'est point la vue qui nous avertit de sa présence, mais
un autre sens et une autre consécution, il gronde à son arrivée et il ce
répand de toute part sans aucun attouchement ; et il a une action
merveilleuse pour affranchir les passions de l'âme et du corps.
D'autre fois une lumière resplendit, claire et tranquille, qui retient
le regard et fait se clore les yeux auparavant ouverts ; mais les autres
sens demeurant éveillés et perçoivent jusqu'à un certain point que les
dieux se manifestent dans la lumière et ils entendent tout ce qu'ils
disent et savent comprendre ce qu'ils font.
La contemplation est encore plus parfaite et l'esprit rendu plus
ferme comprend ce qui a lieu en même temps que les spectateurs
sont agités. Mais tous ces songes si importants et qui diffèrent tant
entre eux n'ont rien d'humain, mais le sommeil, la prise de possession
des yeux, la catalepsie analogue à un lourd sommeil, l'état
intermédiaire entre le sommeil et la veille, le fait d'être à demi ou tout à fait
éveillé, tout cela est divin et nécessaire pour recevoir les dieux et
envoyé par les dieux eux-mêmes et ainsi une partie de l'épiphanie
divine est donnée par avance 52.
51. Cf. P. Girard, op. cit., p. 83 et p. 80, au sujet des rêves du rhéteur Proclus ;
p. 93, au sujet du rêve de Philadelphos, cité plus bas (p. 355) ; G. Dumas, loc.
cit., p. 361.
52. Jamblique, Le livre sur les mystères (De mysteriis Aegyptorum), III, 2,
trad. R. Quillard, Librairie de l'art indépendant, Paris, 1895, p. 73 sq. Nous
avons cité tout entier ce passage, en raison des documents qu'il nous apporte
sur le caractère des apparitions divines, et la comparaison que l'on peut en faire
avec les descriptions modernes et contemporaines des images du demi-sommeil.
Il est assez curieux de noter que les anciens, notamment iElius Aristide,
Jamblique, Apollonius de Tyane d'après Philostrate aient décrit ces rêves révélateurs
comme produits du réveil ou ne leur aient accordé d'importance qu'à cette
période ; déjà Homère, d'après de Becker (malheureusement sans référence pré-
35o
Ce souffle impalpable semble bien une manifestation un peu
poussée du sentiment de présence, et les voix brèves, la lumière
fulgurante, de laquelle finit par se détacher l'apparition des dieux,
ressemblent singulièrement aux images du demi-sommeil, dont
les descriptions et les conditions d'apparition ont été exposées
plus haut.
Les narcotiques. On a noté plus haut que l'inscription
se trouvant au seuil du sanctuaire d'Épidaure stipulait qu'il fallait
être « pur quand on pénètre dans le temple parfumé d'encens »,
et l'on sait que l'emploi de boissons enivrantes et de fumigations
aromatiques, afin d'obtenir des hallucinations, religieuses
notamment, est universellement répandu 53. Les anciens, de même que
les peuples dits primitifs, en avaient une connaissance qui, pour
être empirique, n'en était pas moins assez poussée, et ils savaient
trouver les éléments propres à les fabriquer, moyennant parfois
des combinaisons passablement compliquées.
En fin de son traité Sur Isis et Osiris Plutarque nous a détaillé
les parfums que les prêtres égyptiens offraient à ces divinités : le
matin, on brûlait de la résine, afin de revigorer l'âme et le corps ;
à midi, de la myrrhe, afin de « procurer un doux relâchement
au cerveau » et de dissiper la mélancolie ; le soir, le kyphi,
composé de seize ingrédients, dont la liste nous est donnée : ses
vertus étaient d'inciter, sans aucune ivresse, au repos, et de
« détendre les impressions trop vives ressenties pendant la

cise), op. cit., p. 22 « n'accordait sa foi qu'aux songes faits à l'aube ». Ces
affirmations sont corroborées par celle de de Mirbel, qui, dans son Palais du sommeil,
inséré dans le Recueil des dissertations sur les apparitions, les visions et les songes
de l'abbé Lenglet-Dufresnoy, chez Jean-Noël Leloup, Paris et Avignon, 1751,
t. II, 2e partie, p. 82, soutient lui aussi que le temps le plus favorable aux songes est
«vers le matin, inter somnium et vigiliam» (= hallucinations hypnopompiques),
alors que les modernes et contemporains ont plutôt décrit ces rêves comme
survenant au moment de l'installation du sommeil (= hallucinations hypnagogiques).
A. Tournay, dans son article : Remarques sur mes propres visions du demi-
sommeil, Revue neurologique, 53 (1941), p. 209 sq., note des images du demi-
sommeil survenant le matin, mais en remarquant que, le réveil se faisant par des
oscillations entre la sommeil et la veille, c'est dans les phases de
réendormissement de ces oscillations qu'il a constaté chez lui-même la présence de ces
images.
Peut-être il y aurait-il à établir une étude historique et sociologique du rêve,
s'ajoutant à celles de la physiologie et de la psychologie, non seulement, ainsi
que cela a été fait par divers psychologues ou ethnographes (cf. R. Bastide,
chapitre « La sociologie du rêve », in Sociologie et psychanalyse, P. U. F., Paris, 1950),
pour leur signification, leurs types, leur contenu et leur symbolisme, mais aussi
pour leur mécanisme et pour leur structure. Il y a aussi à tenir compte de la labilité
des souvenirs du rêve, ce qui avait amené E. Goblot à soutenir la thèse qu'il n'y
avait des rêves qu'au réveil (Sur le souvenir des rêves, Revue philosophique, 1896,
II, cité par N. Vaschide, op. cit., p. 246 sq.).
53. L'étude d'ensemble en a été faite par Ph. de Felice, Poisons sacrés, ivresses
divines, Albin-Michel, Paris, 1936 ; L. Lewin, Les paradis artificiels, trad.
F. Gidon, Payot, Paris, 1928. Cf. aussi L. Livet, Les rêves narcotiques et leurs
conséquences, Journal de psychologie, 18 (1921), p. 389-407 ; Rohde, Psyché,
p. 177, note 1.
35i

journée, mais aussi de rendre plus claire et plus pure


l'imagination, siège des songes ».
Si nous n'avons pas de renseignements aussi précis sur l'encens
d'Épidaure que sur les parfums utilisés dans les temples d'Egypte,
on peut cependant conjecturer que les prêtres grecs qui
dirigeaient les cérémonies savaient, eux aussi, manier cette
technique physiologique avec autant d'habileté que les techniques
psychologiques 54.

Les illusions. Il est possible également, ainsi que l'a


suggéré Deubner 55, qu'il se soit agi parfois de simples illusions,
et que la perception réelle de la statue des dieux qui se trouvait
dans l'abaton se confondait, dans la pénombre du monument
et dans l'état psycho-physiologique hypnagogique, où les
fléchissements de l'adaptation au monde réel permettent ces confusions,
avec son apparition.
Faut-il aller plus loin et supposer des supercheries organisées
par les prêtres desservant les sanctuaires ? Selon A. Gauthier 56
c'est ce qui se serait passé : les « voix entrecoupées »¦(« brèves »
dans la traduction de R. Quillard citée plus haut), n'auraient été
autre chose qu'un artifice de ces desservants, faisant entendre
leurs voix aux malades à demi-endormis ; l'apparition du dieu
qu'un autre artifice des mêmes personnages, ayant revêtu les
vêtements d'Esculape. Cette hypothèse a été reprise par M. Bes-
nicr 57, à qui elle semble pouvoir fourmi un point d'appui pour
comprendre la scène célèbre du Plutus et les inscriptions,
affirmant que « tous les clients d'Asklépios l'avaient vu et entendu »,
portées sur les stèles d'Épidaure :
On a supposé que l'incubation était devenue une véritable comédie
jouée par les prêtres : ils se déguisaient eux-mêmes en Esculape ;
prenant ses traits et ses attributs, ils profitaient de l'émoi des malades
pour parcourir les portiques à la faveur de l'ombre, palper et
ausculter les suppliants et donner des avis qu'on tenait pour divins et
proférés par le dieu lui-même 58.
Une supercherie aussi élémentaire aurait-elle pu ne pas finir
par être aperçue et la sincérité des prêtres aurait-elle été aussi
sujette à caution, c'est ce qui peut apparaître peu vraisemblable,
en dépit de la propension si fréquente, et dans nombre de
civilisations, même non-primitives, des hommes à vivre sur des illusions,

54. On reviendra plus bas sur cette question.


55. Op. cit., p. 9.
56. Op. cit., p. 147 sq.
57. Op. cit., p. 226.
58. Op. cit., p. 225-226 ; A. Gauthier; op. cit., p. 167-168. Bouché-Leclercq,
op. cit., I, p. 374, avance lui aussi l'hypothèse que les prêtres recouraient à la
ventriloquie.
352
et de la complexité du problème de la sincérité b9 : en tout cas,
sur ce point précis, la solution la plus prudente est celle
de M. Besnier : « Nous en sommes malheureusement réduits
aux conjectures », et l'explication la plus « économique » est
peut-être celle que nous apportent les remarques psychologiques
précédentes et suivantes. A. Gauthier, après avoir exposé les
idées qui viennent d'être rapportées, et les appliquant au cas
d'iElius Aristide, arrivait à la conclusion que celui-ci ou bien
avait été la dupe des machinations sacerdotales, ou bien avait
eu des hallucinations 60. Réserves faites, comme il sera exposé
ci-après, sur le degré « esthésique » des hallucinations, celles-ci
ont, fort probablement, joué un rôle essentiel et primordial par
rapport à celles-là.

D. Images et hallucinations.

Les études et observations accumulées par les psychologues et


les psychiatres ont singulièrement réduit le degré de sensoria-
lité (ou d'"esthésie ", selon la terminologie de P. Quercy)61 qui
était attribué autrefois à l'image, et à admettre que celle-ci et sa
forme exacerbée l'hallucination sont sur un plan de sensibilité
autre que la sensation et constituent un autre mode de
l'existence psychologique, certains auteurs en étant venus jusqu'à la
négation presque complète de leur réalité spécifique.
Sans entrer dans l'ensemble de cette discussion, on peut en
retenir simplement ici que, de même que l'hallucination, ainsi
59. Cf. les remarques de Pierre Janet à la communication, à la Société de
psychologique, le 9 mars 1922, de F. L. Arnaud, Sur la sincérité de certains
délirants, Journal de psychologie, 19 (1922), p. 557-566 : à propos des prêtres
égyptiens qui s'introduisaient dans les statues creuses des dieux et parlaient au
nom de ceux-ci, sans qu'on puisse, à son avis, les taxer de mensonge. Marie Del-
court, dans L'oracle de Delphes, p. 226 sq., arrive à propos de la pythie à des
conclusions analogues. Cf. également pour des époques et des aires géographiques
toutes différentes, R. Allier, Le non-civilisé et nous, Payot, Paris, 1925, p. 58 sq. ;
L. Lévy-Bruhl, L' expérience mystique et les symboles chez les primitifs, F. Alcan,
Paris, 1938, p. 276 sq. ; K. Birket-Smith, Murs et coutumes des Eskimo, nouvelle
édition, Payot, Paris, 1955, p. 204 ; H. Webster, op. cit., p. 436 sq. ; le chapitre
si curieux « Le sorcier et sa magie » de Cl. Lévy-Strauss, op. cit.
60. Op. cit., p. 184 sq.
61. Pour les hallucinations, dont la bibliographie est innombrable, le lecteur
pourra se reporter à n'importe quel Traité de psychiatrie, tous ayant un chapitre
ou au moins un paragraphe sur la question et aux ouvrages d'ensemble de P.
Quercy, L'hallucination, t. II : Études cliniques, F. Alcan, Paris, 1930 ; R.
Mourgue, Neurobiologie de l'hallucination, L. Lamertin, Bruxelles, 1932 ; J.
Lhermitte, L'hallucination, Doin, Paris, 1951 ; pour les images, aux Traités de
psychologie, l'exposé le plus diligent nous paraissant être celui du traité de A. Burloud,
chapitres sur les perceptions et les images, Hachette, Paris, 1948, p. 213-236 ;
ainsi qu'à P. Quercy, op. cit. ; E. M. Wolff, La sensation et l'image,
Imprimerie Bonnafous et fils, Carcassonne, 1942 ; D. Bernis, L'imagination,
collection « Que sais-je ? », P. U. F., Paris, 1954. Le copieux exposé d'I. Meyerson
(Les images, in G. Dumas, Nouveau traité de psychologie, t. II, p. 541-606) ne
peut, en raison de sa date, 1932, tenir compte des observations et théories plus
récentes.
353
que l'écrivait Falret, est tout un délire, de même l'image, comme
le dit I. Meyerson, suppose la présence derrière elle de toute
la vie mentale : l'une et l'autre sont des produits et non des
éléments, se confondent par leurs franges avec les autres entités
de la psychologie classique, ont un rôle bien souvent plus de
signification et de symbolisation que de représentation, et
l'impression de réalité qu'elles donnent ont pour condition suffisante
leur « valeur émotionnelle » et « l'attitude personnelle que l'on
prend à leur égard » 62.
En bref, l'image se rattache à toute la vie mentale et son
aspect représentatif est considéré comme un simple point
d'accrochage, très souvent flou ou schématique : cette réduction de son
esthésie s'applique a fortiori à ses manifestations, ténues par
rapport aux hallucinations, que sont les représentations du
demi-sommeil.
E. Bernard-Leroy, cité plus haut (p. 348), qui nous disait
que la matière sensorielle des visions du demi-sommeil se
réduisait souvent à l'illumination d'une image ou à l'illustration
d'une rêverie, fait cette remarque, à propos de ses visions anato-
miques, que celles-ci, qui lui avaient donné au premier abord un
sentiment de plénitude tel qu'il déplorait de ne pas pouvoir les
évoquer à volonté le jour d'un examen, renfermaient en réalité
« bien moins de détails que les représentations de la même
nréoaration anatomiqne volontairement évoquée à l'état de
veille », et que, de plus, elles avaient quelque chose de fantastique,
venant et partant sans que rien ne le justifie, et surtout sans
reproduire un événement précis ~.
E. Spaïer, dans La pensée concrète, signale, de son côté, les

Les62.images-éclairs,
Woodworth,Journal
Psychological
de psychologie,
review, 26
1915,
(1929),
p. 14,
p. 569-580.
cité par L'importance
I. Meyerson,
de ce facteur d'émotion et d'attitude a été relevé par P. Quercy, op. cit., p. 330,
même dans des perceptions réelles : « Je tombe à l'arrêt, à l'état de veille,
devant un serpent ! C'est, à mes pieds, une lanière de cuir, grise et poussiéreuse.
J'ai très bien vu, tout de suite, que c'était une lanière de cuir, quadrangulaire et
un peu pelucheuse sur une de ses faces ; mais en même temps, j'ai eu la réaction
verbale, motrice et affective : "un serpent" ; et le petit orage émotif a peut-être
duré deux ou trois secondes. J'ai eu la perception " lanière de cuir " et la conduite
" serpent ". » Les psychiatres, d'autre part, admettent volontiers que les
hallucinations de leurs malades ne sont souvent et essentiellement qu'un «
comportement hallucinatoire » plutôt qu'une « perception sans objet » proprement dite.
63. Op. cit., p. 28, 31 sq. De même, P. Quercy et P. Izans (Remarques sur
quelques variétés de métesthésie, Journal de psychologie, 33, 1936, p. 1 14-123)
relèvent que « l'image consécutive d'un texte est parfaitement illisible ; celle d'un
tableau est une nuée confuse, qui rappelle de très loin son objet, ou un autre »
(p. 115) ; et, à propos des métesthésies « tardives », à l'état de veille ou de demi-
sommeil, ils nous disent de ces images : « Toujours dans notre cas elles sont
faibles mais vives ; pauvres en détails mais riches de physionomie ; à peine
distinctes de la nuit, et efficaces comme une flamme (p. 118). » La célèbre
boutade d'Alfred Binet qu'on a une pensée de cent mille francs avec des images de
quatre sous est devenue classique. On pourrait en dire autant des sentiments
de certitude et de présence qu'elles apportent.
354
« aurores » et les « crépuscules » d'images, états intermédiaires
entre l'image bien caractérisée et la pensée non-imagée, tandis
que I. Meyerson décrit les « images-éclairs », surgissant
brusquement et disparaissant de même au cours d'une méditation
ou d'une préoccupation, le degré de certitude dont elles sont
nanties étant, paradoxalement, souvent en raison inverse de la
précision et de la richesse de leur contenu 64.
Le rôle compensateur des images. Freud a défini le rêve
comme la représentation déguisée d'un désir refoulé, formule
qui peut être retenue pour certains d'entre eux, à condition
d'ajouter que le déguisement peut être extrêmement
transparent, et que le refoulement n'est pas toujours celui qu'il décrit,
de nature endogène, résultat d'une « censure » qui s'exerce sur
des pulsions inavouables, mais peut avoir aussi une origine
exogène, quand les circonstances mettent obstacle à la satisfaction
de tendances qu'aucune règle morale ou sociale ne nous interdit,
ou ne nous contraint à cacher. A condition également d'ajouter
que ces désirs refoulés, pour chercher souvent dans le rêve leur
réalisation illusoire, peuvent aussi la trouver dans des images au
cours d'états plus ou moins éveillés de la conscience.
Ce refuge dans le rêve et dans l'image est chose bien connue,
depuis sans doute que les hommes existent, par la psychologie
populaire, et qui a été corroborée par des observations
nombreuses. On sait que P. G. Jung a beaucoup insisté sur cette
fonction de compensation.
De même que les états inanitionnels engendrent des rêves de
repas fastueux, que des naufragés croient apercevoir des navires
venant à leur secours, que la claustration dans une plaine morne
provoque les images de paysages et de sites enchanteurs 65, de
même les blessures ou les maladies qui étaient leur lot devaient
incliner ceux qui venaient consulter Esculape à des rêves ou à
des rêveries de guérison ou du moins des moyens de l'obtenir,
en vertu de ce mécanisme de satisfaction compensatoire, que le
contexte et l'ambiance de ces cérémonies, ainsi que nous y avons
assisté, ne pouvait que favoriser.
Par là, en liaison avec la croyance, si répandue parmi les pri-
64. I. Meyerson, loc. cit. ; P. Janet, L'intelligence avant le langage, Flammarion,
Paris, 1936, p. 270-299.
65. Cf., par exemple, les notations saisissantes de L. Thomas, Le naufrage du
Dumaru, trad. G. Malcorn, Payot, Paris, 1932, notamment p. 105-106, journal
de bord d'un navire naufragé dans le Pacifique en octobre 1918 ; et celles, si
joliment décrites, de P. M. Schuhl, « Images captives », in Le merveilleux, la
pensée et l'action, Flammarion, Paris, 1952, p. 112-118. Si l'on me permet une
fois de plus des observations personnelles, j'ai relevé sur des camarades de
captivité et sur moi, au camp de Mailly en juin-août 1940, dans un climat de
« minimum vital » physiologique, des rêves dans lesquels repas et restaurants
jouaient un rôle primordial.
— 355 —

mitifs, que « les présages n'annoncent pas Seulement, mais causent


les événements » 66, s'explique que le rêve est, comme on l'a
noté plus haut, au moins dans les formes originaires de
l'incubation, à propos des inscriptions d'Épidaure, thérapeutique en
lui-même : la guérison recherchée se réalisait dans et par le rêve
lui-même, sur un plan qui, pour être sur un plan de réalité
purement imaginaire pour notre mentalité, ne l'est pas pour les
mentalités primitives : si celles-ci, ainsi que l'a bien noté L. Lévy-
Bruhl, savent très bien distinguer l'expérience onirique de
l'expérience vigile, elles attribuent néanmoins à celle-là une réalité
« mystique », d'un autre ordre, mais plus profonde et plus riche
que celle-ci, susceptible de nous faire entrer en relations avec les
âmes des morts ou les esprits et par suite de nous introduire dans
un mode d'existence supérieur à celui qui ressort de notre contact
avec le monde physique.
Les images des pèlerins d'Esculape. — Nous n'en avons,
évidemment, aucune relation attentive et détaillée sur le type des
observations des auteurs modernes, mais on peut se demander
s'il ne s'agissait pas souvent chez ces pèlerins de simples rêveries
traversées de lambeaux d'images plus ou moins vagues qui
venaient les illustrer, de simples « aurores » et « crépuscules »
d'images, selon l'expression de A. Spaïer. N'oublions pas en effet
que l'on venait aux temples d'Esculape pour y rêver et que, dans
cette ambiance spéciale, toute velléité d'images, si nous pouvons
ainsi dire, devait facilement être haussée d'un ton et admise
comme une épiphanie divine. On trouve des traces de
l'imprécision et âe. la fluidité de ces images dans le rêve des « hommes
blancs » du néocore Philadelphos, ami d'iElius Aristide :
Ensuite, il fut question de l'absinthe, je ne sais trop comment,
mais il en fut question en termes fort clairs, ainsi que de mille
autres choses où se réalisait manifestement la protection du dieu.
Il me semblait le toucher et sentir qu'il était là en personne ; j'étais
entre la veille et le sommeil ; je voulais voir, mais je craignais que
l'image ne disparût ; je prêtais l'oreille et j'entendais, moitié rêvant,
moitié voyant 67.
En outre, n'oublions pas davantage que ces rêves n'étaient pas
reçus à domicile, mais se passaient en public, au cours d'un
pèlerinage plus ou moins tumultueux. Dans le « réveil bruyant »
de l'abaton, selon l'expression de P. Girard 68,. les consultants
ne devaient pas manquer de se raconter les uns aux autres les

66. L. Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, Alcan, Paris, p. 174. Dans les


augures romains, les présages étaient également à la fois signes et causes (Bouché-
Leclercq, op. cit., IV, p. 138).
67. P. Girard, op. cit., p. 93 : les mots en italiques ont été soulignés par nous.
68. Op. cit., p. 74.
— 356 -

révélations que le dieu leur avait apportées, et la contagion


mentale, appuyée sur une croyance commune, qui s'affermissait par
les échos qui s'en répercutaient de l'un à l'autre, avait beau jeu
pour se constituer et pour se développer. De plus, on n'aime
guère rester en arrière des autres, subir des échecs là où ils
réussissent, et les tendances mythomaniaques — disons en termes
plus courants de vantardise plus ou moins consciente — y
jouaient sans doute aussi un rôle. Tout cela était propre à faire
monter d'un diapason encore la conviction d'une épiphanie
divine.
L'archétype du dieu médecin. — La représentation imagée
d'un dieu guérisseur s'établissait d'autant plus facilement que
la notion n'en est pas une acquisition individuelle ou
artificiellement imposée, mais fait partie de ce que Jung appelle des
archétypes, c'est-à-dire des réminiscences qui sont « la
manifestation de couches plus profondes de l'inconscient où sommeillent
des images ancestrales appartenant à l'humanité entière » 69, et
dont, en vertu des équivalences entre certaines idées délirantes
et certains thèmes mythiques, il a trouvé des échos dans
l'attitude de ses malades, pour qui le médecin est à la fois un être
redoutable, « tel qu'un magicien ou un criminel démoniaque, ou,
au contraire, est doué des bonnes qualités correspondantes ».
La croyance commune à l'intervention d'Esculape était donc
étoffée par un tréfonds que toute l'orchestration rituelle qui a
été décrite, était éminemment propre à faire surgir des couches
inconscientes, selon la représentation du dieu qu'apportaient
les données mythologiques des époques considérées 70.

E. Succès et échecs dans l'incubation.


Le succès était-il constant et les pèlerins d'Esculape
obtenaient-ils toujours et rapidement le rêve leur apportant
l'apparition divine et les conseils médicaux qu'ils étaient venus rechercher
dans ses temples ?
Sans traiter la question ex professo, Bouché-Leclercq et
M. Besnier ont semblé le croire, en écrivant que les rites de
l'incubation, appuyés par toute la préparation qui les avait
précédés, ne pouvaient pas manquer d'aboutir à la révélation
recherchée 71, mais cette affirmation ne saurait être admise sans
réserves.
69. C. Jung, L'inconscient dans la vie psychique normale et anormale, trad.
Grandjean-Bayard, Payot, Paris, 1928, notamment p. 107 sq. On peut discuter
sur le caractère héréditaire que Jung attribue à ces « images ancestrales », mais
ce n'en est ici pas le lieu. Cf. A. J. Hadfield, op. cit., p. 54 sq.
70. Sur la personnalité mythologique d'Esculape, cf. W. K. C. Guthrie,
.

Les Grecs et leurs dieux, trad. S. M. Guillemin, Payot, Paris, 1956, p. 268-281.
71. Histoire de l'incubation dans l'antiquité, III, p. 286 ; L'île Tibérine dans
— 357 —

De fait, les réalités psychologiques sont trop complexes et


dépendent de trop de facteurs pour que la mise en œuvre, si
minutieuse et si adaptée qu'elle soit, de certains d'entre eux,
produise des résultats certains, à moins que l'on ne force la
nature.
Évidemment il ne s'agissait pas dans les Asklepieïa
d'observations conduites en toute rigueur scientifique, et les cas négatifs ne
nous ont pas été transmis comme les cas positifs à la gloire d'Escu-
lape : cela n'empêche pas que les échecs ont dû être fréquents
et, comme le remarque Girard, que les pèlerins devaient parfois
passer de longs jours avant d'être favorisés de la visite du dieu 72.
Tel devait être le sort de ceux qui étaient rebelles aux rêves.
Les expériences de N. Vaschide 73 tendent à montrer qu'il n'y
a pas de sommeil sans rêves, mais sa méthode du réveil provoqué,
précédé d'une excitation et suivi d'un interrogatoire nettement
dirigé vers l'excitation provoquée, si elle arrive à déceler de façon
presque constante «le souvenir de quelques images ayant évolué
avant le réveil », ne traduit pas l'observation courante, qui était
évidemment l'attitude des pèlerins d'Esculape, puisque c'est
justement par ce procédé qu'il est arrivé à faire reparaître des
rêves chez des personnes lui ayant affirmé n'en jamais avoir.
Tel devait être aussi le sort des sceptiques, de ceux dont la
foi n'était pas assez entière et qui négligeaient même de se plier
aux conditions préparatoires : c'est ainsi que Philostrate nous
raconte qu'un jeune Syrien se plaignait d'être négligé du dieu,
mais c'est qu'il continuait à faire bombance et ripaille : dûment
sermonné par Apollonius, il changea son genre de vie et Escu-
lape lui apparut et le guérit.
Le même Apollonius, au cours d'un voyage à Pergame,
indiqua à ceux qui étaient venus consulter Esculape ce qu'il fallait
faire pour obtenir les songes favorables : on ne nous dit
malheureusement pas à quels moyens il eut recours, mais c'est une
nouvelle preuve que beaucoup de pèlerins n'obtenaient pas sans
échecs préalables les songes qu'ils souhaitaient 74.
Tel devait être également le sort de ceux qui mettaient trop

l'antiquité, p. 226 : « On leur avait tant parlé d'Esculape et de ses cures qu'ils ne
pouvaient faire autrement, dans le silence et l'obscurité de la nuit, que de
s'imaginer, par autosuggestion, le voir et l'entendre. »
72. Op. cit., p. 75.
73. Op. cit., p. 275 sq. R. de Becker (op. cit., p. 31) a fait des observations
analogues sur un ami de captivité, qui lui avait affirmé ne jamais rêver : constatant
que celui-ci présentait pendant son sommeil des expressions ténues du visage,
accompagnées de l'émission de légers sons indistincts, il leur donna en écho des
sons analogues, qui progressivement se transformèrent chez son camarade en
mots, puis en un récit, réalisant un « rêve somnambulique », dont aucun
souvenir ne subsistait au réveil.
74. Op. cit., I, 9, et IV, p. 9 et 147 de la traduction citée.
-353 -
d'application à attendre la visite du dieu et qui faisaient trop
d'efforts à cette fin.
On a pu dire en effet que les rêves, loin de traduire nos
préoccupations importantes, se construisent à l'aide des laissés pour
compte de notre vie, et Y. Delage préconisait, comme moyen
d'éviter les cauchemars, de penser fortement, avant de
s'endormir, à nos soucis et à nos peines afin qu'ils ne viennent pas
troubler notre sommeil. Sans aller aussi loin on peut dire que la
suggestion ne se développe pas sur le terrain d'une attention trop
tendue et surtout trop volontaire, qui inhibe les automatismes ;
c'est ce que Baudouin a appelé « la loi de l'effort converti » 75 :
lutter contre une suggestion c'est souvent la renforcer, trop
surveiller son langage est le moyen le plus efficace pour bafouiller,
faire des lapsus ou des coq-à-1'âne, et, réciproquement, vouloir
éprouver un état, retrouver un nom, est bien fréquemment
impossible tant que l'on y fait effort, c'est comme chacun le sait dans la
détente de l'esprit que le nom nous revient à la mémoire. Et
cette loi, d'application générale en psychologie, se vérifie
notamment dans le domaine des images : Paul Souriau avait, bien
avant C. Baudouin, signalé que les images loin de naître d'un
effort volontaire de l'esprit, éclosent au contraire dans les états
de détente, lorsque nous avons, suivant son expression, « donné
congé à notre esprit » et il ajoutait que
... non seulement la pensée, pour se montrer vraiment imagi-
native, ne doit pas être trop surveillée, mais elle ne doit même pas
être trop lucide 76.
Tel devait être encore le sort des dévots d'Esculapc qui
passaient par des périodes analogues à celles des « sécheresses »
dans les états mystiques, périodes pendant lesquelles, pour des
raisons diverses, la communication avec le dieu n'arrivait pas ou
arrivait mal à s'établir.
C'est probablement pour ces déficients du rêve et non
seulement pour ceux à qui leur état de santé ou autres impedimenta
ne permettaient pas de faire les pèlerinages que l'on trouvait
dans les sanctuaires des « intercesseurs » 77 rêvant à leur place,
et dont Apollonius de Tyane fut l'un des plus recherchés. Un

75. C. Baudouin, Suggestion et autosuggestion, 5e édition, Delachaux et Niestlé,


Neuchatel, Paris, s. d.
76. La suggestion dans l'art, F. Alcan, Paris, 1909, p. 68 : on pourra lire, à la
suite, les descriptions de rêves et d'images oniriques, empruntées surtout à des
œuvres littéraires, rapportées par l'auteur. Cf. également sur ce point M.
Foucault, Les rêves, Alcan, Paris, 1906, p. 216 ; Y. Delage, op. cit., p. 288 sq.
P. Janet, L'intelligence avant le langage, p. 187 sq., a noté lui aussi que c'est
surtout dans un état de basse tension psychologique que les images prolifèrent.
77. P. Girard, op. cit., p. 78 sq. ; Strabon, cité par M. Besnier, op. cit.,
p. 225 (cf. plus haut, p. 334).
— 359 ~

croyant aussi fervent et aussi favorisé du dieu qu'iElius Aristide


ne dédaignait pas au besoin, comme on l'a noté page 332, de
recourir à cette fin aux bons offices d'un employé du temple.

III. Comparaisons et rapprochements.

Définie par ses paramètres psychologiques, l'incubation est


essentiellement un usage de provoquer des rêves et de les
orienter en sorte qu'ils nous apportent un message ou même
simplement une mise en contact avec une réalité autre que celle de la
vie quotidienne.
Si nous l'avons isolée dans sa forme à thèmes médicaux telle
qu'elle se pratiquait dans les temples d'Esculape, on ne saurait
oublier que, malgré les caractères spécifiques qu'elle y revêtait
en raison des éléments cliniques que nous avons essayé
d'analyser, cette forme n'en reste pas moins un cas d'espèce entrant
dans un genre beaucoup plus vaste, et il y aurait donc une étude
comparée à entreprendre, étude que les limites de cet article
nous contraignent à réduire à sa plus simple expression.

A. V incubation et ses formes apparentées.

L'antiquité classique. — On a noté dès le début de cette


étude mie l'incubation était connue des Égyptiens, des
Assyriens, des Babyloniens, et, l'on pourrait ajouter, le tout le monde
oriental 78. En Grèce, on la rencontrait non seulement dans la
consultation des divinités chthoniennes, telles qu'Amphiaraos ou
Trophonios, mais aussi d'une foule d'autres divinités : le temple
de Pasiphaé, près de Sparte, était fréquenté par les magistrats de
la cité, qui s'y rendaient pour y recevoir en songe des indications
sur la conduite des affaires publiques ; à Dodone, des prêtres,
étendus sur des peaux de bêtes, s'y adonnaient et ce culte
semble aussi avoir été pratiqué à Olympie et Claros, peut-être
aussi à Delphes, à sa période originelle 79, ainsi qu'il a été noté
plus haut.
De plus encore, des révélations oniriques entraient à titre
d'élément accessoire dans d'autres cérémonies religieuses, telles
78. Outre les ouvrages cités à la note 3, on trouve une synthèse intéressante
des rites oniriques en Orient dans A.-L. Oppenheim, Le rêve dans le Proche-
Orient ancien, trad. Jeanne-Marie Aynard, Horizons de France, Paris, 1959,
et dans l'ouvrage collectif Les songes et leur interprétation, de la collection « Sources
orientales », Editions du Seuil, Paris, 1959. Nous n'avons pu prendre
connaissance de l'une et l'autre de ces études que lorsque cet article était déjà composé.
79. Pour l'incubation au temple de Pasiphaé, Cicéron, op. cit., I, 43 ; pour
Dodone et Delphes, M. Delcourt, Les grands sanctuaires de la Grèce, p. 51, et
L'oracle de Delphes, p. 28. P. Amandry, La mantique apollinienne à Delphes, de
Boccard, Paris, 1950, p. 37-41., fait des réserves sur l'existence de ce rite à
Delphes (cf. note 37).
— 360 —

que les mystères d'Eleusis : aux différentes étapes hiérarchisées


de l'initiation, les mystes s'y livraient en effet à un sommeil rituel,
au cours duquel ils recevaient des visions ou des messages
verbaux 80.
Les peuples primitifs. — Les ethnologues et les sociologues
ont décrit chez les populations dites « primitives » toute une
série de rites dans lesquels un songe révélateur est considéré
comme nécessaire et doit donc être provoqué, qu'il s'agisse de
décisions importantes pour la communauté, comme la
préparation d'une chasse ou d'une guerre, ou de « passages », tels que
l'initiation au moment de la puberté ou l'entrée dans des
professions plus ou moins sacrées, comme celle de sorcier. Par
exemple, dans des tribus indiennes de l'Amérique du Nord, le
jeune homme arrivé à l'âge de la puberté devait se mettre sous
la protection d'un esprit, et, à cette fin, se rendait dans un lieu
désert, où il passait des jours et des nuits : la vie ascétique qu'il
y menait dans la solitude, les supplications incessantes qu'il
adressait aux divinités finissait par lui procurer, dans une vision
ou dans un rêve, l'apparition de la puissance supérieure ainsi
sollicitée ou des messages auditifs lui apportant des consolations,
des formules, des chants lui donnant force et prestige dans son
groupe 81.
En autre exemple, la voie considérée comme la plus valable
chez les Eskimo pour accéder à la dignité de chaman était la
désignation de l'élu par une visite, en rêve, des esprits, sous la
conduite de vieux chamans, ou, de préférence, dans la solitude ;
là, comme le dit K. Birket-Smith,
... à l'écart des autres hommes, jeûnant et au froid, ou soumis aune
tâche qui ébranle les nerfs — comme en Groenland, où il devait
frotter sans cesser une petite pierre autour d'une grande — l'élève
attend les esprits, que l'illusion lui fait finalement voir dans
l'épuisement et le délire 82.
Les diableries. — Sous une forme notablement moins
institutionnalisée, mais néanmoins conforme à certaines règles et à
80. V. Magnien, Les mystères d'Eleusis, Payot, Paris, 2e éd., 1938, p. 187 sq.,
211 sq., 254 sq.
81. L. Lévy-Bruhl, L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs,
F. Alcon, Paris, 1928, p. 28, 118 sq. L. Lévy-Bruhl est revenu à plusieurs
reprises sur ce sujet, notamment, outre le livre précité, dans Les fonctions
mentales dans les sociétés inférieures et La mentalité primitive. Pour une description
plus détaillée de ce rite en Amérique, se reporter à Hehaka Sapa, Les rites secrets
des Indiens sioux, recueillis et annotés par J. Brown, trad. F. Schuon et R. Allar,
Payot, Paris, 1953, p. 72-94. Cf. également H. Hubert et M. Mauss, L'origine
des pouvoirs magiques, in Mélanges d'histoire des religions, F. Alcan, Paris,
1909, pour l'aire australienne surtout ; Marcelle Bouteiller, Chamanisme et gué-
rison magique (bibliographie très copieuse), P. U. F., Paris, 1950 ; H. Webster,
op. cit. p. 194 sq.
82. K. Birket-Smith, op. cit., p. 201.
— 361 —

certains types reçus dans l'ambiance sociale, on pourrait trouver


des analogies avec les rites de l'incubation dans la provocation plus
ou moins organisée des rêves qui ont abouti aux diableries de tout
genre, telles que l'assistance aux sabbats des sorciers et des
sorcières, les transformations en loups-garous, les phénomènes
d'incubat ou de succubat, les épidémies de possession, que l'on
rencontrait encore chez nous il y a moins de quatre siècles et
qui n'ont peut-être pas encore complètement disparu 83.
L'époque contemporaine. — Ce serait extrapoler outre
mesure que de trouver des analogies avec l'incubation et avec les
manifestations apparentées qui viennent d'être rappelées dans les
pratiques du spiritisme, ou encore dans les histoires, qui ont
récemment alimenté les chroniques des journaux, des incursions
martiennes ou des soucoupes volantes : bien que des éléments
communs pourraient à la rigueur en être dégagés, il s'agit ici
plutôt de rumeurs et d'illusions que de rêves. Pour nous
rapprocher davantage de notre propos, notons que G. Dumas nous a fait
l'amusant récit d'une véridique cérémonie d'incubation à laquelle
il lui a été donné d'assister, à Paris même, dans une chambre de
la rue des Lions St-Paul où se pressaient non pas des /Elius
Aristide ou des Apollonius de Tyane, mais des concierges, des
cuisinières et des retraités, invités à s'assoupir au signal, un coup
de règle, donné par la maîtresse de la séance, une ancienne
institutrice, puis éveillés par le même signal et engagés à raconter
leurs rêves et à écouter l'interprétation, du reste sans intérêt,
ajoute le même auteur, qui en était faite par la meneuse du rite :
une démoniaque soignée par lui y fit quand même l'acquisition
d'un défenseur utile contre les démons qui l'obsédaient alors 84.
Rappelons simplement pour mémoire la technique, beaucoup
plus élaborée, du rêve éveillé, employée par le docteur Desoille,
consistant à provoquer et diriger, à des fins thérapeutiques, des
rêves chez les névrosés 85.

B. Les procédés employés.


Les conditions physiologiques. — On a noté plus haut que
la préparation lointaine à l'incubation comportait des jeûnes et
des abstinences, les fatigues dues au voyage et à l'entassement
des pèlerins venant y ajouter leur effet.
Or, ainsi que l'ont noté les observateurs des civilisations pri-
83. La bibliographie en dehors même des témoignages de l'époque (H. Boguet,
J. Bodin, Del Rio, J. Wier, etc.) en est très copieuse. Se reporter pour une
synthèse rapide, mais bien faite, à J. Palou, La sorcellerie, « Que sais-je ? »,
P. U. F., Paris, 1957.
84. G. Dumas, Le surnaturel et les dieux dans les maladies mentales, P. U. F.,
Paris, 1946, p. 197.
85. R. Desoille, Le rêve éveillé en psychothérapie, P. U. F., Paris, 1945.
mitives, ces pratiques d'ascétisme, jointes à d'autres, dont
certaines terriblement répugnantes, y sont couramment
employées, et nous en avons rapporté très brièvement quelques cas,
avec des révélations oniriques à leur aboutissement 86. Et il en
était de même dans les épidémies de ravissements célestes ou
démoniaques, marqués, entre autres comportements anormaux,
par des hallucinations souvent consécutives à des jeûnes
excessifs 87. Récemment, J. Palou a remarqué à son tour que les
épidémies de sorcelleries avaient souvent coïncidé avec des
périodes de misère et de famines 88.
Sans doute, ces pratiques ont un rôle purificateur, une fonction
de sacralisation. Pour entrer dans le domaine du numineux,
l'homme, comme l'écrit J. Cazeneuve, « cherche à se libérer de
tout ce qui l'enracine, en brimant ses instincts » 89. Telle en est
une des causes finales, mais, sur un autre plan, on sait que les
facteurs susceptibles d'engendrer un épuisement de l'organisme,
et parmi lesquels se trouvent les inanitions, les épuisements, les
émotions violentes, déterminent, par voie intoxicative, des états
confusionnels, dont un des symptômes cardinaux est l'onirisme.
Beaucoup moins sévères que celles en usage dans les sociétés
primitives, les usages ascétiques des pèlerins d'Esculape
étaient-ils suffisants pour engendrer les séquelles qui viennent
d'être citées ? On ne saurait évidemment l'affirmer, d'autant plus
que même là où ils sont notablement plus violents ils ne
constituent pas le facteur unique des visions reçues ou des voix
entendues, mais on peut admettre qu'ils en étaient un facteur adjuvant.
On pourrait en dire autant de l'encens d'Épidaure : dans
l'ignorance où nous sommes de ce qu'il était exactement et de ses
constituants pharmacodynamiques on ne saurait préciser quelle était son
action psychophysiologique. On ne saurait, d'autre part, oublier
que l'usage des fumigations était aussi ordonné à d'autres fins :
assainir l'atmosphère et pallier aux odeurs délétères dans des
rassemblements où l'hygiène était assez rudimentaire, être un
signe d'hommage et de vénération, symboliser l'ascension de la
prière par la montée de la fumée.
L'usage des « poisons sacrés », selon le terme de F. de Felice,
a déjà été noté plus haut : de même que les pratiques
ascétiques, ils ont été apparemment plus virulents chez les primitifs

86. H. Webster, op. cit., p. 194 sq., pour une revue d'ensemble, ainsi que les
autres ouvrages cités à la note 81.
87. L. F. Calmeil, De la folie, 2 vol., Baillièrc, Paris, 1845, passim. Sainte
Thérèse d'Avila a signalé à plusieurs reprises (notamment Fondations, VI) des
pseudo-ravissements dus à des jeûnes excessifs.
88. J. Palou, op. cit., p. 18 sq. ; Magie, misère et sorcellerie, La Tour Saint'
Jacques, 11-12, 1958, p. 183-192.
89. J. Cazeneuve, Les rites et la condition humaine, P. U. F., Paris, 1958,
p. 286 ; cf. également p. 90, 103 sq., 277.
— 363 —

ou dans la préparation aux sabbats 90, que l'encens ou les


feuillages odoriférants et plus ou moins capiteux employés aux Thes-
mophories ou dans les mystères d'Eleusis 91, mais, à leur action
intrinsèque s'ajoute celle du terrain psychique et social sur lequel
elle s'exerce et qui en oriente et en diversifie les résultats : selon
les croyances reçues ou les attentes éprouvées, ici l'apparition d'un
dieu guérisseur, là l'assistance à un sabbat ou à une
transformation en loup-garou, ailleurs encore l'initiation à un nouveau
mode de vie.
De plus encore, G. Dumas explique leur action par ce qu'on
appellerait aujourd'hui un conditionnement : après avoir été
associé pendant les cérémonies diurnes au décor du temple et de
ses statues ainsi qu'aux cérémonies qui s'y étaient déroulées,
l'encens respiré pendant la nuit serait devenu évocateur de tous
ces spectacles et les aurait fait revivre dans des rêves 92.
Qu'il s'agisse donc de répercussions psychophysiologiques,
ou d'un conditionnement, avec en arrière-fonds, un réseau de
croyances et d'attentes, on peut admettre que, de même que dans
les temples d'Isis et d'Osiris, il y avait là encore un facteur adjuvant
à la manifestation du dieu dans la vie onirique 93.
Parfois aussi le stimulus provocateur du rêve agit par ses
propriétés proprement organiques : c'est ainsi que, selon
M. Murray 94, parmi les ingrédients entrant dans les onguents
des sorcières, se trouvaient la belladone, qui est un « délirafa-
cient », et i:aconit, qui perturbe le rythme de la circulation
sanguine, ces perturbations étant connues comme engendrant des
rêves de vol : ceux de leurs allées au sabbat par la voie des airs
s'expliquent par l'action combinée de ces éléments.
90. On trouve dans J. Wier, Histoires, disputes et discours, III, 17 (t. I
p. 377, de l'édition du Progrès médical, Paris, 1885) une liste des ingrédients
entrant dans l'onguent des sorcières ; de même, dans A. M. Vergiat, Les rites
secrets des primitifs de l'Oubangui, Payot, Paris, 1936, un index copieux des
plantes employées par les indigènes à des fins plus ou moins magiques.
91. P. Magnien, op. cit., p. 187.
92. G. Dumas, Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ? Journal
de psychologie, 1908, p. 449.
93. L'action des substances peu ou prou intoxicantes est complexe. A leur
action pharmacodynamique s'ajoute celle des croyances et desrites dont elles sont
l'objet, parfois même à un niveau infra-psychique : on sait que par la méthode
des réflexes conditionnels, on est arrivé à des résultats aussi physiologiques que
la création d'anti-corps. Le cycéon d'Eleusis était vraisemblablement assez anodin,
mais suffisait à exciter les mystes (A. Delatte, Le cycéon, breuvage rituel des
mystères d'Eleusis, Les Belles Lettres, Paris, 1955).
Il en était probablement de même de l'encens d'Epidaure. Le prestige de
plusieurs de ces « poisons divins » a été tel — et reste tel chez les toxicomanes —
que leur cueillette ou leur absorption sont l'objet de tout un rite, et qu'ils
deviennent même l'objet d'un culte : cf. Livet, loc. cit., p. 392 ; de Felice,
op. cit., passim ; l'article récent de J. Cazeneuve, Le peyotisme au Nouveau-
Mexique, Revue philosophique, 1959, p. 169-182. Dans Les paradis artificiels,
Charles Beaudelaire a insisté sur le rôle primordial des tendances et de l'acquit
intellectuel dans la détermination des images provoqués par les stupéfiants.
94. Le dieu des sorcières, Denoël, 1958, p. 58.
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Les facteurs physiologiques peuvent être plus autonomes


encore. En examinant des aérophages J. Vinchon 95 a relevé
chez eux de nombreux cauchemars, interprétés différemment
selon les sujets, avec sensation d'oppression, l'angoisse causée
par la suffocation y ajoutant son effet, et ce mécanisme permettrait
une explication des phénomènes d'incubat. On se rapproche
ainsi de la catégorie des rêves « cliniques », auxquels nous avons
fait allusion plus haut, dans les sanctuaires d'Eseulape.
Les conditions psychologiques. — Des analogies peuvent
également être notées, sur ce plan, entre les phénomènes de
l'incubation et ceux que nous en avons rapprochés. On a noté
plus haut qu'une attention trop lucide et trop soutenue était
un obstacle à la naissance des images du rêve, mais il n'en est
pas de même quand il s'agit d'une attention moins tendue et plus
diffuse, quand, selon l'expression de G. Dumas, on prend les
choses « d'un peu loin » : des observations montrant la
reviviscence, notamment dans les images du demi-sommeil, des
perceptions de la veille ont été rapportées plus haut, et l'on pourrait en
dire autant des ruminations mentales et des sentiments : M.
Foucault, l'un des auteurs qui ont le plus insisté sur le rôle inhibiteur à
cet égard des attentions trop systématiques, n'en insiste pas moins
sur l'importance, dans la genèse des rêves, des préoccupations et
des situations émotives perçues ou éprouvées à l'état de veille 96.
La nature et le point d'application de ces attitudes mentales
sont sans doute très variables : elles peuvent être des craintes ou
des désirs, des enthousiasmes ou des dépressions. On allait dans
les temples d'Eseulape avec l'espoir confiant d'un rêve bénéfique
tandis que ceux des sorciers étaient le résultat d'une « evagatio
mentis circa illicita » où se mêlaient des sentiments troubles et
ambivalents. Il s'y ajoutait l'action spécifique des drogues
employées. Toutefois, en dépit de la diversité et même de
l'opposition apparente de ces résultats, le mécanisme fondamental de
la provocation des rêves n'en reste pas moins le même dans
les uns et les autres de ces cas.
Les conditions sociologiques. — Tout cet édifice
physiologique était coiffé par la croyance universellement répandue,
même de nos jours, à en juger par les nombreuses Clefs des songes
que l'on trouve encore à la devanture de nos librairies, à
la valeur révélatrice des rêves et à la mise en contact, par
leur moyen, dont on trouve une expression poétique dans
95. Essai d'interprétation des phénomènes de l'incubât, Journal de psychologie,
W27, p. 550-554. De même, J. A. Hadfield, op. cit., p. 194, explique, avec un
arrière-fonds psychanalytique assez poussé, par l'interprétation de sensations
organiques la croyance aux vampires.
96. Op. cit., p. 209.
— 365 —

V Hymne orphique au songe, avec un ordre de réalité supérieure :


Les décisions des bienheureux, tu les envoies toi-même, dans
les sommeils silencieux, dévoilant l'avenir aux âmes silencieuses,
avenir que la pensée des dieux dirige dans la piété 97
Et Eschyle, de son côté, avait écrit :
Dans le sommeil l'œil de l'âme voit clairement, mais , pendant le j our ,
le jugement de l'homme ne peut pas être prévu (Euménides, v. 104).
Appuyée sur la théorie, longuement rapportée par Cicéron
dans le De diuinatione, I, que l'âme, isolée du corps pendant le
sommeil, se trouve alors dans un état de lucidité supérieure, cette
croyance était dans l'antiquité classique si prégnante que le Sénat
romain reconsidérait et modifiait l'agencement de jeux votifs
sur l'indication qu'il avait reçu d'un paysan romain, auquel
un songe avait révélé que les dispositions prises primitivement
étaient désapprouvées, et qu'un sénatus-consulte faisait,
pendant la guerre des Marses, restaurer le temple de Junon Sospita
à la suite d'un songe de Cécilia, fille de Quintus Caecilius 98.
Sur cette base universellement répandue les religions, les
magies, les sorcelleries sont venues greffer leurs enseignements,
leurs traditions et leurs rites spécifiques avec l'effet suggestif qui
en émane : dans les temples d'Esculape, ils se concrétisaient
dans les cérémonies, les ex-voto, les inscriptions, les récits qui
se transmettaient de bouche à bouche dans les « réveils bruyants
de l'abatcn"' et se répandaient plus loin quand les pèlerins étaient
rentrés chez eux.
Un moule se trouvait donc tout préparé pour informer, au
sens scolastique du mot, modeler et orienter un des plus
plastiques, l'imagination, de nos fonctions mentales et aboutir à la
réalisation de ce qui lui était imposé dans les conditions où
l'on opérait : de même que le sorcier des civilisations primitives
ou d'il y a quelques siècles, le pèlerin d'Esculape assumait le rôle
et recevait les révélations que lui dictaient les croyances et les
traditions de son milieu et de son époque. Ainsi que l'écrit R^
Bastide, « le rêve n'est pas seulement une activité psychique
individuelle, il est tout pénétré de social » ".
IV. Conclusion.
Dans Les grands sanctuaires de la Grèce, Marie Delcourt nous
dit que si Esculape éclipsa les héros médecins que l'on trouvait
dans « chaque bourg et chaque village », ce fut parce que ses
prêtres surent utiliser une « technique mystérieuse, qui excitait
la curiosité des simples et des habiles » 10°.
97. Cité par P. Magnien, op. cit., p. 188.
98. De divinatione, I, 26, et I, 44.
99. Op. cit., p. 201.
100. P. 93-94-
Qu'il reste des zones d'ombres sur l'histoire de l'incubation,
sur sa psychologie et celle du rêve en général, il serait vain
de le nier, mais il n'en reste pas moins que, se conjugant avec
les recherches des archéologues, les données apportées par les
psychologues, les psychiatres, les ethnologues, les
démonologues, disposant d'observations ou de documents plus
précis et plus vérifiables, fournissent une série d'approches qui, pour
résumées qu'elles aient été ici, permettent, sinon de dissiper
complètement, du moins de réduire dans une large mesure le
caractère mystérieux de ses techniques.
Telle était la conclusion à laquelle, dans son article de la
Revue de Paris, avait abouti G. Dumas, après avoir confronté
avec les rites pratiqués par les prêtres d'Esculape les procédés des
auteurs qui, comme Hervey de Saint- Denis ou Mourly Vold,
s'étaient livrés à des expériences de rêves provoqués et dirigés :
si ces prêtres, qui « auraient été fort en peine d'en donner une autre »,
recouraient à une interprétation religieuse de la direction qu'ils
exerçaient, cela ne s'oppose pas à ce qu'« ils en usaient très
sagement et n'obtenaient que des succès explicables ».
Bien sûr, les convergences remarquées ne doivent pas masquer
les différences : au premier plan, ici des pratiques ascétiques,
là l'utilisation de « poisons sacrés », ailleurs une pédagogie
traditionnelle ou religieuse ; des révélations reçues ici au milieu d'une
foule et là dans la solitude ; une liturgie tantôt précise et tantôt
diffuse; une orthodoxie ou une hétérodoxie; une attitude
d'observation expérimentale aussi rigoureuse que possible s'opposant à
une simple inspection alimentée par des croyances. En dépit
de ces différences, et l'on pourrait en énumérer bien d'autres,
de l'incertitude ou de l'imprécision des documents à notre
disposition, de la méfiance que l'on doit adopter comme règle
méthodologique à l'égard des récits fournis par les rêveurs,
surtout quand on ignore leur personnalité et les tenants et
aboutissants exacts de leur environnement, de la mise en jeu de
facteurs autres que ceux de nature onirique 101, on peut reconnaître
dans ces situations aussi diverses une vection analogue et
aboutissant à des effets analogues.
On peut ainsi espérer, sinon d'avoir complètement résolu le
problème de l'incubation, du moins de l'avoir cerné, et que le
brouillard qui le recouvre, pour n'avoir pas entièrement
disparu, a néanmoins perdu de son opacité.
André Taffin.
loi. Par exemple, parmi les loups-garous du seizième siècle ou les hommes-
léopards et les hommes-panthères de la brousse africaine il n'y avait pas ou il n'y
a pas que des rêveurs, mais aussi des sadiques ou des associations d'illuminés ou
de malfaiteurs : encore une fois, ce sujet n'est pas étudié ici dans tout son ensemble,
et l'on s'est contenté de noter, très sommairement, des analogies.

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