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25/09/2018 III.

Les usages sociologiques

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III. Les usages sociologiques

Baptiste Coulmont

En regroupant dans ce chapitre un grand nombre de travaux, je souhaite montrer 1

comment le prénom est devenu un objet commun pour la sociologie. L'étude porte
donc ici moins sur la sociologie des prénoms que sur le prénom en sociologie. C'est
certes un objet utilisé moins fréquemment que le diplôme ou la profession dans les
enquêtes, mais il présente, en tant qu'indicateur, de grands avantages. Sa polysémie
se prête à l'interprétation.

Les dimensions d'un fait social (que ce soit la parenté, la violence ou le travail) sont 2

multiples : les sociologues, en plus d'un travail de catégorisation, ont souvent recours
à des indicateurs du fait social, qui permettent une approche indirecte de sa réalité.
Le nombre de jours d'arrêt de travail, par exemple, peut être un indicateur de la
violence des coups portés à une personne. Pour différentes raisons, le prénom a été
rapidement perçu comme un indicateur général, susceptible d'être spécifié. C'est là
une caractéristique de la sociologie relativement aux autres disciplines (linguistique,
onomastique...) s'intéressant aux prénoms : les sociologues voient dans le prénom un
outil leur permettant d'avoir accès à des phénomènes difficiles à observer
directement.

Pour quelles raisons le prénom apparaît-il aussi intéressant à ce titre ? L'ensemble 3

d'une population en dispose. Ils sont, dans nos sociétés de bases de données
administratives, assez faciles d'accès. Ces prénoms ne sont pas répartis au hasard : ils
peuvent être associés à des catégories de personnes. Dès 1932, l'historien Marc Bloch
le soulignait : l'étude des noms de personnes est un « instrument de sondage dont les
résultats seront merveilleux » (par « sondage », il n'entendait pas le sondage
d'opinion réalisé sur un échantillon aléatoire, mais une mesure ponctuelle). « Le
choix même des noms de baptême, leur nature, leur fréquence relative sont autant de
traits qui, convenablement interprétés, révèlent des courants de pensée ou de
sentiment » [Bloch, 1932, p. 67]. Bloch insistait sur un nécessaire travail
d'interprétation et ne concevait pas le prénom comme un indicateur direct mesurant
immédiatement certains phénomènes.

Par exemple, la diminution de la fréquence des prénoms bibliques ou fortement 4

identifiés au christianisme est-elle un indice de la sécularisation ? Les évolutions du


choix des prénoms qualifiés de nordiques ou germaniques sous Hitler peuvent-elles
servir à déceler les mouvements de l'opinion publique là où tout sondage était
impossible ? Les prénoms peuvent-ils servir d'indicateur de l'assimilation des
immigrés ?

Une démarche durkheimienne

Prendre le prénom comme indicateur est typiquement durkheimien [Galland, 2004 ; 5

Besnard, 1994 ; Gerhards, 2005, p. 7-13]. Est bien durkheimienne en effet l'idée qui
consiste à trouver une variable intermédiaire qui puisse exprimer le mécanisme social
étudié. Par exemple, Durkheim dans Le Suicide mesure indirectement la plus ou
moins grande régulation ou intégration des groupes sociaux à partir de la structure

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de la famille ou de la religion. De même (mais sans recours aux statistiques), le droit


sert au père fondateur de l'école sociologique française, dans De la division du travail
social, à qualifier la « solidarité » qu'il cherche à étudier. Mais prendre le prénom
comme indicateur est aussi durkheimien en un autre sens : si le choix d'un prénom
pour son enfant apparaît à première vue comme un choix très personnel, les travaux
sociologiques montrent que « ces choix n'ont rien de purement individuels,
qu'agrégés par la statistique ils révèlent des régularités, et donc des représentations
collectives produites par les actions et réactions entre les esprits individuels qui
forment la société » [Galland, 2004, p. 130].

Généralement, l'angle choisi dans les études qui seront présentées est restreint à un 6

aspect particulier : la structure familiale, la sécularisation... Mais le choix des


prénoms peut renvoyer à une multiplicité de raisons : parce qu'il nous semble être un
« joli » prénom et parce qu'il est « biblique », et parce que l'arrière-grand-père l'a
porté, et parce qu'il n'est pas donné dans la famille actuellement, etc. L'acte n'est pas
univoque, et ces études ne s'intéressent guère au sens que les parents pourraient
donner à leur acte de prénomination. C'est typiquement durkheimien, là encore, si
l'on conçoit l'objectivation comme rupture avec le sens commun, mise au jour de
régularités ou des systèmes de différences qui structurent le monde social,
manifestation d'une structure latente [Héran, 2004]. Mais c'est une objectivation qui
s'appuie sur une forme déjà instituée, à travers l'état civil [Héran, 1984].

Les prénoms ont été utilisés comme indicateurs dans une autre logique. En faisant 7

réagir des individus ou des groupes d'individus à certains prénoms, des


psychosociologues ont essayé de déterminer le poids des prénoms dans les relations
sociales. Le prénom est ici un indicateur de la valeur sociale des personnes qui le
porte (les travaux de cette veine sont présentés dans l'ouvrage de Guégen [2008]).
À la différence des travaux s'appuyant sur des données instituées (typiques de
l'approche durkheimienne), nous avons affaire dans ce cas à des expériences
cliniques, à la création de situations qui n'auraient pas existé sans l'intention de
recherche. Le plus souvent, les individus sont placés dans des contextes de jeu (les
chercheurs les poussent à réagir à une situation). On s'intéresse dans ces expériences
au sens que les individus placent dans le prénom.

Un indicateur du sexe

Les prénoms ont un genre. Et le sexe des porteurs, c'est peut-être bien ce qu'indique 8

très rapidement le prénom, avant même d'indiquer un lien de famille. Certains pays,
comme l'Allemagne, exigent une concordance entre le genre du prénom et le sexe de
l'enfant, signe – en creux – que cette correspondance ne s'effectue pas naturellement,
mais fait l'objet d'un travail collectif d'établissement de distinctions.

En France, sans obligation légale, la quasi-totalité des prénoms n'est utilisée que pour 9

un seul sexe, et la plupart des prénoms de même sonorité ont des graphies différentes
quand ils s'appliquent aux hommes et aux femmes (Michel, Michelle). Prendre
comme pseudonyme le prénom d'un autre sexe (comme le fit la sociologue Jules
Falquet [1999]) peut susciter de nombreuses réactions. En dépit de la disparition de
frontières sociales entre hommes et femmes (dans le monde politique, dans le monde
du travail, à l'école...), le marqueur du sexe que le prénom représente n'est pas
affaibli. L'égalité juridique entre hommes et femmes ne mène pas directement, ni
même indirectement, à la similitude des prénoms.

Reconstituer le sexe des pacsés


Le sexe étant peut-être la première variable d'état civil, l'on dispose le plus
souvent de cet élément. Mais il est quand même parfois absent de certains
documents. En France, lors de la création du Pacs (le pacte civil de solidarité),
tout recueil de données portant sur le sexe des pacsés était interdit. En 2006, des
modifications législatives ont permis de recueillir des données sur le sexe des

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pacsés. Pour les années 1999-2006, une reconstitution, à des fins statistiques, du
sexe des personnes à partir de leurs prénoms a été effectuée : le prénom, ici, est
vu comme un bon indicateur du sexe.
« [...] Il a été décidé de reconstituer cette information à partir des prénoms des
deux partenaires pour tous les Pacs conclus jusqu'en décembre 2006. La
détermination du sexe a été effectuée grâce au Fichier des prénoms de l'Insee,
qui fournit tous les prénoms donnés aux enfants nés en France de 1900 à 2005,
répartis par année et selon le sexe de l'enfant.
Un prénom a été considéré du sexe masculin (respectivement féminin) si, dans
98 % des cas, il était donné à un garçon (respectivement à une fille).
Pour toute personne ayant conclu un Pacs, on a relevé jusqu'à son troisième
prénom le cas échéant. Une personne a été considérée comme étant de sexe
masculin (respectivement féminin) si elle avait au moins un prénom masculin
(respectivement féminin) et aucun prénom féminin (respectivement masculin).
On attribue un genre au Pacs (masculin/féminin/mixte) si le sexe des deux
partenaires a pu être déterminé. Seuls 5 % des Pacs ont un genre indéterminé, et
comportent donc au moins un partenaire dont le sexe n'a pu être déterminé »
[Carrasco, 2007, p. 4].

Les prénoms mixtes ou épicènes

Avant même de donner des jouets perçus comme appropriés au sexe de l'enfant, il lui 10

est donné un prénom approprié, sur lequel veille l'officier d'état civil. Si, en France, la
correspondance entre le sexe de l'enfant et le genre du prénom n'est pas demandée,
« dans tous les cas d'ambiguïté sexuelle, il doit être conseillé aux parents de choisir
pour l'enfant un prénom pouvant être porté par une fille ou par un garçon »
(Instruction générale relative à l'état civil du 11 mai 1999, § 288).

Les prénoms épicènes ne sont pas seulement associés aux cas d'ambiguïté sexuelle. Il 11

existe certains prénoms mixtes, donnés en même temps à des garçons et à des filles,
dans des proportions diverses. En France, au XIX siècle, le premier prénom féminin,
Marie, était aussi le 19e prénom masculin le plus donné [Dupâquier et al., 1987,
p. 40-41]. Au XX siècle, sur cent naissances de bébés nommés Claude, dix sont des
filles. Sur cent Ange, quinze sont des filles.

- Figure 11. L'évolution de quelques prénoms épicènes au cours des 110


dernières années

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Source : Fichier des prénoms, Insee, 2012.

Ces deux derniers prénoms mis à part, les prénoms mixtes sont souvent instables : la 12

proportion de garçons varie au cours du XX siècle. Le sexe probable d'Alix, Camille


ou Dominique n'est pas le même en 1920 et en 1950 ou 1990. Dominique est ainsi
redevenu un prénom fortement masculin après avoir connu un moment paritaire et
Camille se remasculinise depuis le début des années 2000.

L'instabilité de ces prénoms a fait l'objet d'une étude par Stanley Lieberson, qui s'est 13

appuyé sur les prénoms donnés dans l'Illinois au XX siècle. Les prénoms androgynes
sont souvent « sans ancrage » (unanchored) : des prénoms nouveaux, inventés ou qui
n'ont pas été fortement associés à un sexe. Leur popularité chez les garçons et les
filles suit des chemins parallèles au début, avant de diverger. Tout se passe comme si
les parents avaient des préférences genrées : le plus souvent, aux États-Unis, quand
un prénom devient trop peuplé de filles, il n'est plus donné aux garçons. « La
disposition des parents à utiliser un prénom pour leur garçon (ou leur fille) va
décliner progressivement à mesure que la féminisation (ou la masculinisation)
augmente » [Lieberson et al., 2000, p. 1253].

En France, depuis la libéralisation permise par le Code civil de 1993, et surtout depuis 14

le début des années 2000, le nombre de prénoms épicènes augmente régulièrement.


Ce sont le plus souvent des prénoms très rares, donnés à moins d'une centaine de
naissances par an. Le nombre d'enfants recevant ces prénoms augmente lui aussi
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depuis 1980 : les prénoms épicènes (ceux pour lesquels il y a au plus 80 % de filles ou
de garçons) représentaient 0,3 % des naissances en 1980 et plus de 1,5 % en 2011. Si,
au début du XX siècle, le groupe des porteurs de prénoms épicènes était un groupe
en majorité masculin (on donnait à des filles des « prénoms de garçon »), dorénavant
ce groupe est paritaire. Il y a autant de « prénoms de garçon » donnés à des filles que
l'inverse, et au final il y a désormais autant de garçon que de filles qui reçoivent un
prénom épicène.

La figure 12 rend visible une telle augmentation des prénoms donnés dans des 15

proportions non négligeables (c'est-à-dire à plus de 20 %) à l'autre sexe. Des prénoms


comme Sasha, Anael, Louison, Jael, Ilyane, Manoe, Eole ou Aelig, peu répandus, ne
sont pas encore associés, dans l'esprit de la majorité des Français, à un sexe précis.
On peut supposer que certains autres prénoms peu répandus mais épicènes ont été
inventés : les parents ne connaissent probablement pas d'autres enfants ayant reçu ce
prénom. S'ils s'imaginent un sexe en fonction d'une sonorité... d'autres vont l'associer
à un autre sexe.

Figure 12. La hausse du nombre de prénoms partagés par garçons et filles

Source : Fichier des prénoms, Insee, 2012.

Un groupe de plus en plus paritaire

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Source : Fichier des prénoms, Insee, 2012.

Un petit test
Saurez-vous deviner le genre de ces prénoms rares en 2011 ? Eden, Ely, Gwenn,
Janis, Jasmin, Loann, Maelann, Mailey, Meryl, Tais. Sont-ils plutôt donnés à
des garçons ou à des filles ?
La solution se trouve sur
http://coulmont.com/prenoms/.

Raisonner à l'échelle géographique d'un État-nation peut conduire à créer des 16

populations fictives. Le prénom Yael illustre bien ce phénomène : ce qui est d'abord
un « prénom de fille » se masculinise régulièrement entre 1970 et 2000. Il ne reste
pas androgyne plus de deux ou trois ans : en un clin d'œil, il devient un prénom deux
fois plus donné à des garçons qu'à des filles. Pour ce prénom, l'on trouverait des
explications ad hoc : l'usage féminin fait plutôt référence à une héroïne biblique, est
peut-être le fait de parents se réclamant du judaïsme et les Yael-filles se trouvent en
région parisienne, l'usage masculin s'inscrirait plutôt dans la série d'inventions de
prénoms celtiques et les Yael-garçons naissent en Bretagne.

Un indicateur de la structure de la parenté ou des

changements dans la parenté

L'étude des prénoms s'est inscrite dans la transition entre une histoire objective de la 17

famille, qui s'appuyait sur des données directes (taille des ménages, composition,
variables démographiques), et une histoire des relations familiales [Van Poppel et

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Smith, 1999]. L'étude des pratiques de prénomination permet, selon Tebbenhoff, de


découvrir ces structures latentes et cachées, une partie de la vie intérieure de la
famille (la perception des enfants, la force de certains liens, les interactions au-delà
du cercle restreint) « tout en maintenant des standards élevés dans l'administration
de la preuve ». Les prénoms sont une « mesure sensible des altérations de la
structure familiale dans le temps » [Tebbenhoff, 1985, p. 567].

Dans ces travaux se trouve mise en pratique l'idée selon laquelle les structures 18

sociales n'expliquent pas tout, selon laquelle les relations sociales et les affects ont
une vie propre, avec des règles (par exemple, donner le nom du parrain, qui est un
membre de la famille) et avec une efficacité propre.

La plupart des études peuvent repérer une plus ou moins grande proportion de 19

naming for kin (prendre un prénom dans la parenté) en reconstituant des arbres
généalogiques ou les relations de parrainage (en contexte catholique principalement).
Les parents nomment (et font honneur à une personne en donnant son nom à
l'enfant) ; le parrain nomme (et est plus ou moins contraint de donner son nom) ; les
parents choisissent le parrain en fonction du prénom qu'ils souhaitent donner.

Parenté et parrainage
Le parrainage, une forme de parenté spirituelle, introduit parfois d'autres
pratiques : il est longtemps revenu au parrain ou à la marraine le droit informel
de donner son prénom (puis de donner le prénom de son choix) [Fine, 1984]. En
France catholique, les parrains transmettent leur prénom à leur filleul, ou ont un
droit à en donner un de leur choix, les sources historiques concordant sur ce
point [Augustini, 1989 ; Burguière, 1980]. Quand le parrain était choisi parmi les
grands-parents, le prénom restait dans la famille. D'autres logiques président
quand le parrain est choisi hors du cercle familial, parmi des alliés ou des
supérieurs, des logiques d'obligations, de dons ou de demandes implicites d'aide.
On a pu écrire que, jusqu'au début du XX siècle, prénommer est un « privilège
exclusif des parrains ». Ces mêmes parrains « ont [donc] souvent été les agents
de l'innovation en introduisant des prénoms à la mode avec l'accord implicite
des parents qui désiraient rompre avec la tradition des noms de famille », écrit
Agnès Fine [1987, p. 859].
Dans ce contexte où les prénoms circulent dans la famille, où ils ne marquent
pas l'individualité du bébé mais son inscription dans une lignée, l'on comprend
mieux une pratique autrefois courante mais aujourd'hui pathologisée : donné à
un puîné le prénom d'un aîné décédé [Klapisch-Zuber, 1980 ; Garpdarsdóttir,
1999].

Le prénom et la sociologie de la famille

En France, les travaux de Zonabend et Bromberger font du « prénom un bon 20

indicateur de la nature, de l'étendue et de la densité des relations familiales », écrit


Hassoun [1995]. Plusieurs études prennent comme indicateur de la naissance de la
famille contemporaine l'abandon du naming for kin, du prénom choisi dans la
parenté. Jusque vers le XIX siècle, dans de nombreux pays comme la France [Fine,
1987], la Hollande [Van Poppel et al., 1999], l'Islande [Gardarsdóttir, 1999] ou la
Nouvelle-Angleterre [Main, 1996 ; Smith, 1985], le prénom est souvent choisi dans la
parenté et permet de matérialiser la famille, la filiation, d'inscrire l'enfant dans la
succession des générations. Le prénom n'est pas seulement un classificateur social, il
marque aussi dans ce cas une position dans une généalogie, écrit l'historien Sangoï
[1987, p. 278].

L'héritage matériel et l'héritage du prénom semblent souvent aller de pair 21

[Tebbenhoff, 1985 ; Fine, 1987 ; Vernier, 1980, 1999]. « L'inflexion patrilatérale de la


transmission des prénoms des aînés semble pouvoir être mise en relation avec le
système patrilatéral de la transmission des biens », écrit Agnès Fine [1987] dans une

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étude sur les Pyrénées : dans une société agraire où l'héritage allait
préférentiellement à l'aîné des petits-fils mâles, en lignée mâle, le prénom suivait
l'héritage.

Le naming for kin s'infléchit et diminue au cours du XIX siècle (mais pas partout en 22

Europe : il semble rester important en Russie aujourd'hui [Gessat-Anstett, 1999]). Il


est tout à fait possible de décrire le passage d'un modèle de prénoms hérités (des
grands-parents, parents ou parrains en contexte catholique) à un modèle où les
prénoms donnés aux enfants sont « nouveaux dans la parenté ». En Hollande, le
développement de la famille conjugale, résidant à part et indépendamment de la
parenté étendue, caractérisée par des « attitudes sentimentales et intimes » envers les
enfants, a érodé la coutume de prendre dans la parenté les noms des enfants [Van
Poppel et al., 1999]. En Allemagne, dans les deux communes étudiées par Gerhards
[2005, p. 56], un enfant sur quatre recevait le prénom du père ou de la mère en 1894,
ce n'est plus le cas que d'un sur trente en 1994. Prendre un nom à l'extérieur de la
parenté est alors interprété comme un signe de diffusion de l'individualisme, ou
d'affaiblissement de certaines relations de parenté. « Le déclin des noms familiaux
est lié à la diminution de la dépendance économique des enfants » [Gerhards, 2005,
p. 57].

Le naming for kin est désormais électif : cela modifie son rôle. On choisit un prénom 23

dans la parenté si l'on apprécie le parent ainsi nommé, et non plus parce qu'il est
détenteur de l'héritage. Alice Rossi peut ainsi « étudier la teneur des relations de
parenté à travers la fréquence d'utilisation des prénoms déjà portés par des
consanguins ou des alliés » (Rossi [1965], résumé par Hassoun [1995]) : « Nommer
un enfant d'après un relative (parent au sens large, membre de la parenté) est un
indicateur valide des sentiments positifs entre les parents de l'enfant et leur allié
(kin). » Cela permet à Rossi de repérer le début d'une « symétrie sociale » entre les
lignées unies par le couple des parents : les filles dont le prénom est trouvé dans la
parenté sont de plus en plus nommées d'après la lignée paternelle (et vice versa pour
les garçons). En France aussi, écrit Zonabend, « l'attribution de ces prénoms
familiaux obéit à des règles strictes qui mettent en lumière un certain nombre de
traits de notre réalité sociale » [Zonabend, 1980, p. 12], en l'occurrence ici la
bilatéralité (le traitement similaire des deux lignées familiales alliées par le mariage
ou l'union conjugale).

Un indicateur «  anthropologique  » de la parenté, les deuxièmes

prénoms

En France, aujourd'hui, peu d'enfants reçoivent comme premier prénom celui d'un 24

parent au sens large. Il en va différemment des deuxième et troisième prénoms,


quand ils existent. Ces prénoms ne mènent pas seulement une existence
fantomatique ou clandestine au sein de la famille, ils ont été laissés de côté par les
sociologues. L'anthropologue Bernard Vernier [1999, p. 112-113 ; 1998] s'est penché
sur les deuxièmes prénoms – et c'est l'un des seuls à l'avoir fait [Moreau, 2001 ;
Lauras, 2006, p. 163]. Ces prénoms invisibles intéressent Vernier en ce qu'ils
renouvellent ou déplacent le « grand partage » entre anthropologie et sociologie. Si le
premier prénom est soumis entièrement à des logiques sociologiques (mode,
distinction, conformisme, esthétique...), le deuxième prénom reflète la parenté et ses
usages. Il apparaît que ces prénoms annexes sont souvent choisis en hommage et
échappent à la logique de la mode, puisqu'ils sont donnés alors qu'ils sont démodés.
Ainsi, parmi ceux des bacheliers de 2011 – nés vers 1993, donc – qui portent un
deuxième prénom, 56 % portent un deuxième prénom dont le « pic de fréquence » est
antérieur à 1970. La figure 13 illustre cela : si l'on s'intéresse aux cinquante prénoms
les plus fréquents chez les bacheliers de 2011, alors les « premiers prénoms » sont
typiques des années 1990 (ces prénoms couvrent plus de 35 % des naissances), mais
les « deuxièmes prénoms », eux, sont typiques de la période antérieure à 1970 (ils

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couvrent environ 40 % des naissances). Le bachelier s'appelle Kevin, Christian


Dupont, la bachelière Manon, Josiane Dupont.

Bernard Vernier, après avoir recueilli les prénoms d'environ 3 000 personnes (des 25

étudiants), constate que « 56,8 % des [deuxièmes] prénoms donnés à des filles
rattachent celles-ci à leurs parents maternels tandis que 57,4 % de ceux qui sont
donnés à des garçons relient ceux-ci à leurs parents paternels. Le fait que le biais
parallèle ait la même intensité pour les filles et les garçons peut être considéré
comme un indice du caractère égalitaire des rapports entre les deux familles alliées »
[Vernier, 1999, p. 112-113]. Et si l'enfant porte plusieurs prénoms d'origine familiale,
alors ses prénoms font référence, pour trois cas sur quatre, aux deux lignées. Les
usages de la parenté sont caractérisés par un principe d'alternance.

- Figure 13. Évolution, au cours du XX siècle, de la popularité des


prénoms les plus fréquents chez les bacheliers de 2011

Sources : Prénoms des bacheliers de 2011 et Fichier des prénoms, Insee,


2012.

Ce qui intéresse Vernier, en tant qu'anthropologue, c'est la transmission assez 26

fréquente du prénom d'un membre de la famille comme deuxième prénom donné à


un nouveau membre de la famille. Prénom d'un grand-père, prénom d'un parrain
(qui serait aussi un oncle ou un cousin...) : ce qui, au XIX siècle, aurait été donné
comme premier prénom se retrouve dans la France de la fin du XX siècle dans
l'identité de papier, mais derrière l'identité individuelle assurée par le premier
prénom. Vernier écrivait, pour le dire rapidement : anthropologues, abandonnez
l'étude du premier prénom aux sociologues, leur choix n'est géré que par la mode, le
goût et les luttes de classes sociales. Étudiez plutôt les deuxièmes prénoms, qui
conservent, dans les sociétés individualistes, certaines des logiques de la parenté.
Mais d'autres pratiques sont possibles. Le deuxième prénom peut être celui que les
parents aimaient un peu moins, sur lequel le consensus n'a pu s'établir en première
position, mais qui n'a pas été abandonné. Ou alors ce prénom fut choisi par un frère
ou une cousine : un aîné a choisi un prénom, mais, comme les cadeaux un peu
honteux de fête des mères, il est un peu caché et n'est porté qu'à certaines occasions.
Enfin, le deuxième prénom redouble certaines logiques d'affiliation et d'inscription
dans des lignées : le prénom Marie est un second prénom masculin assez fréquent
dans les quartiers bourgeois de Paris.

Un exercice d'objectivation
À partir d'un exercice assez simple, il est possible de se rendre compte de la
forme de sa propre famille, et du rôle que les prénoms jouent pour la mémoire.
Dresser l'arbre généalogique familial permet de se faire une idée de l'étendue de
sa connaissance et, indirectement, de mettre en évidence le « cœur central »
(inner core) de la parenté [Rossi, 1965].
Commencez simplement, en notant ce que vous savez (sexe, premier et
deuxième prénoms) : il est fort probable que vous connaissiez plus le premier

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prénom que ces « prénoms invisibles » que sont les deuxièmes prénoms. Il se
pourrait bien que les personnes dont vous connaissez le deuxième prénom
fassent partie d'un petit cercle de familiers. Arrêtez quand vos connaissances
sont épuisées.
Revenez sur le dessin quelque temps après, avec un stylo d'une autre couleur, en
ajoutant ce qui vous est revenu en mémoire.
Vous vous rendrez compte, ainsi, de la clandestinité de l'existence des deuxièmes
prénoms. Si l'on connaît assez bien les prénoms secondaires de ses frères et
sœurs, de ses parents, on connaît plus difficilement ceux de ses cousins ou de ses
grands-parents. Les deuxièmes prénoms ne structurent pas la parenté, mais ils
peuvent servir d'indicateur d'un espace familial restreint, un peu plus large que
la famille nucléaire, beaucoup moins large que l'ensemble des personnes avec
qui l'on entretient un lien de parenté.

L'agrégation de tous les actes individuels de prénomination laisse percevoir des règles 27

souples, des tendances, des inclinations à faire parenté.

Un indicateur de l'opinion publique

L'opinion publique est repérée, à partir de la seconde moitié du XX siècle, par 28

l'intermédiaire des sondages d'opinion. Plusieurs chercheurs ont considéré que les
prénoms pouvaient servir d'indicateurs de l'opinion publique. L'idée semble
intéressante : il est possible de considérer le choix des prénoms comme la
manifestation de valeurs, d'attitudes ou de certaines opinions latentes, et peut-être
même, étant donné que les prénoms sont donnés une fois pour toutes, comme
l'expression de valeurs profondes. Les prénoms « représentent peut-être la meilleure
source pour une enquête sur l'attitude et l'orientation des groupes sociaux aux
périodes antérieures au développement des recherches scientifiques sur l'opinion
publique » [Wolffsohn et Brechenmacher, 2001, p. 116].

Ce thème de recherche est vivace en Allemagne. Les nazis ayant mis en place une 29

politique de nomination, valorisé certains prénoms et interdit d'autres, peut-on se


servir des variations dans les choix de certains prénoms comme indicateurs des
variations de l'enthousiasme pour le nazisme ? Dès juillet 1933, Hitler fait interdire
l'usage de son nom de famille comme prénom. À Munich, ville étudiée par Wolffsohn
et Brechenmacher, Adolf culmine à 2,5 % des naissances masculines en 1934 et n'est
plus dans les dix premiers prénoms en 1936.

Mais l'analyse des prénoms associés aux nazis convaincus, prénoms « nordiques » ou 30

« allemands-idéologiques » (comme Gerhard, Adelheid, Sigrun, Otto, Sven...) selon


la classification des auteurs, donne d'autres conclusions. « Si l'on considère les
prénoms comme un indicateur aux époques précédant les sondages d'opinion, ces
chiffres signifient qu'environ la moitié des Allemands s'identifiaient apparemment,
visiblement, délibérément et sciemment, au minimum émotionnellement, avec Hitler
et le national-socialisme » [Wolffsohn et Brechenmacher, 2001, p. 134]. Ces prénoms
nordiques perdent du poids après la guerre : ils ne représentent plus que 35 % des
naissances autour de 1950, et quelque 5 % des naissances entre 1975 et 1990.

Après la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne est divisée en deux États : la RDA est 31

sous contrôle de l'Union soviétique, et une police politique espionne de près les
citoyens. La manifestation des opinions dissidentes est difficilement possible sans
risque et les sondages d'opinion sont illusoires. Une étude sur les prénoms donnés
dans l'Allemagne divisée montre cependant qu'une partie non négligeable des parents
de l'Est choisissent des prénoms marqués par leurs origines non seulement
occidentales, mais aussi anglo-saxonnes [Huschka et al., 2009]. Pour les auteurs de
cette étude, « les Allemands de l'Est n'ont pas orienté leurs choix vers l'hémisphère
oriental, auquel ils étaient politiquement affiliés [...]. Il est évident que les choix de
nomination donnaient aux gens la possibilité d'exprimer des goûts transcendant les

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25/09/2018 III. Les usages sociologiques

frontières politiques, voire d'exprimer une opposition visible, mais silencieuse »


[Huschka et al., 2009, p. 222].

Le destin d'Adolphe en France


Le graphique ci-dessous montre que le prénom Adolphe était relativement
répandu au début du XX siècle : quelque six cents naissances par an. C'est
certes un prénom en diminution pendant toute la première moitié du XX siècle.
Il disparaît presque totalement à partir des années 1970, et n'est plus donné
aujourd'hui alors que le choix des parents n'est plus borné a priori.
Ce prénom, associé à un individu, est entré dans un purgatoire dont les portes
sont surveillées par l'État. Si son utilisation disparaît, ce n'est pas dû à sa
sonorité, Rodolphe connaissant, dans les années 1970, un petit succès. C'est
probablement dû à une série de barrières. L'Instruction générale relative à l'état
civil de 1999 (§ 278) précise que « les parents ne peuvent choisir un ou des
prénoms qui [...] seraient manifestement contraires à l'intérêt de l'enfant. Tel
pourrait être le cas, par exemple, des prénoms [...] difficiles à porter en raison de
leur complexité ou de la référence à un personnage déconsidéré dans l'histoire ».
Signe patent de sa place dans un tel purgatoire, Adolphe est le prénom central de
la pièce de théâtre devenu film à succès (Le Prénom), dans laquelle un futur père
un peu fantasque déclare à ses parents que son fils sera appelé ainsi.
Rodolphe (courbe en pointillés) ne souffre pas de la proximité sonore avec
Adolphe (trait plein).

- Figure 14. Adolphe et Rodolphe

Source : Fichier des prénoms, Insee, 2012.

Mais l'existence d'une frontière étanche entre les deux Allemagnes eut des 32

conséquences culturelles : les goûts est-allemands et ouest-allemands ne restent


cependant pas semblables. Ils se spécifient, et les habitants de la RDA n'imitent pas
ceux de la RFA. Les goûts des populations des deux États, selon les mêmes
sociologues, se mettent à différer après la fermeture des frontières. Une fois les
contacts interpersonnels devenus impossibles, les modes se spécifient. Cela illustre,
en creux, l'importance de la sociabilité, des rencontres, dans la circulation des
prénoms. Même avec la télévision ou la radio, la divergence continue tant que la
séparation matérielle, physique, celle du rideau de fer et du mur de Berlin, existe.

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Les prénoms des descendants de migrants

Nombreux sont les exemples d'assimilation onomastique de populations au fur et à 33

mesure des générations : arrivés sur un territoire donné avec certaines habitudes (en
matière de sonorité ou de structure), des groupes peuvent donner à leurs enfants des
prénoms en tous points similaires aux populations déjà présentes. Dans son étude sur
les Arméniens à Saint-Étienne, Lauras repère par exemple le déplacement du
marqueur ethnique : au début de la période étudiée (1923-1932), les prénoms
arméniens sont en première ou deuxième position... en fin de période (après les
années 1960), ils sont surtout présents en troisième position [Lauras, 2006, p. 163].
D'autres descriptions montrent le même processus à l'œuvre aux États-Unis. Le
sociologue Anselm Strauss, dans Miroirs et masques, prend l'exemple des prénoms
des Juifs : « Aux États-Unis, les immigrants juifs de la première génération reçurent
des prénoms démodés, riches de connotation historiques [...], mais les enfants de
leurs enfants ne furent pas gratifiés de tels prénoms bibliques ; les modes de vie
avaient changé, comme les idéaux, les aspirations. » Pour Strauss, ces changements
sont à comprendre comme un « révélateur » (au sens chimique : un produit qui
révèle la présence d'acide) [Strauss, 1992 (1959), p. 17].

Ce sont trois choses différentes que de parler du « prénom des immigrés » (le prénom 34

que les personnes ayant immigré ont reçu de leurs parents, dans leur pays d'origine),
du « prénom des enfants d'immigrés » (que les personnes ayant immigré donnent à
leurs enfants, parfois avant l'immigration, parfois après, dans le pays de résidence) et
enfin du prénom que les descendants d'immigrés donnent à leurs enfants.

Depuis une vingtaine d'années, historiens, économistes et sociologues ont commencé 35

à étudier les choix onomastiques des immigrés et de leurs descendants. Nous


disposons maintenant d'études mobilisant de grandes bases de données sur trois
pays : États-Unis, France et, plus récemment, pour l'Allemagne. Ces études sont, en
France, liées à des questions sociales : l'intégration dans les années 1990, la
discrimination dans les années 2000. Il est ainsi possible de repérer deux grands
types d'enquêtes : les premières portent sur le devenir des descendants de
populations immigrées (en étudiant le rapprochement des stocks de prénoms) ; les
secondes utilisent des prénoms pour repérer des populations. Certains articles
étudient en quelque sorte la disparition d'un stock allogène, d'autres articles étudient
les réactions des individus à certains prénoms.

Les prénoms des enfants des immigrés

L'immigration est un processus historique : les conditions sociales de la migration au 36

XIX siècle ne sont pas celles de la fin du XX siècle.

Watkins et London [1994] comparent les prénoms des immigrés européens (Italiens 37

et Juifs d'Europe de l'Est) aux prénoms qu'ils donnent à leurs enfants, à partir des
données du recensement américain de 1910. « Nos résultats ne décrivent pas une
transformation générale et abrupte de l'identité sociale des Italiens et des Juifs vers
une identité "anglo" » [1994, p. 197]. Certains prénoms ethniques ne sont pas donnés
à la génération née sur le territoire américain, mais les enfants des immigrés italiens
et juifs « ont plus de probabilité de partager leurs prénoms avec la génération des
immigrés qu'avec leurs voisins natifs » [1994, p. 185]. Comme le fait remarquer
Lieberson [2000, p. 284-286], ce qui est étudié ici, ce sont les goûts onomastiques
des immigrés eux-mêmes, pas de leurs descendants : ces goûts sont proches de ceux
de leurs parents.

L'assimilation onomastique est-elle plus rapide aujourd'hui ? Quels prénoms les 38

immigrés (et leurs descendants) donnent-ils à leurs enfants ? Plusieurs articles ont
paru récemment sur le sujet [Arai et al., 2012 ; Becker, 2009 ; Gerhards et Hans,

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2009 ; Valetas et Bringé, 2009 ; Sue et Telles, 2007]. Ils portent sur la France,
l'Allemagne et les États-Unis.

Les auteurs font le pari que les prénoms peuvent servir d'indicateur de 39

l'acculturation, de l'assimilation ou de l'intégration. La chose semble assez logique :


les prénoms des Marocains au Maroc et des Français en France diffèrent assez
fortement ; il est possible que ceux que les immigrés marocains en France donnent à
leurs enfants soient intermédiaires, et ceux que les enfants d'immigrés donnent à
leurs enfants ressemblent peut-être encore plus au stock majoritaire. Les méthodes
suivies par ces articles diffèrent légèrement. En effet, travailler sur les prénoms pose
des problèmes spécifiques. Les prénoms sont très nombreux et doivent être
transformés en données utilisables.

Arai et al. construisent un « indice de francité » qui varie entre 0 et 1. L'indice reçoit 40

0 quand le prénom n'est donné que par des immigrants à leurs enfants, et 1 quand le
prénom n'est donné que par des native French. Il peut prendre toutes les valeurs
intermédiaires [Arai et al., 2012]. Les autres articles construisent des « familles de
prénoms » : Gerhards et Hans classent chaque prénom en fonction de sa présence
dans le pays d'origine et dans le pays d'accueil : ils réalisent donc un travail de codage
manuel, en s'assurant de la présence d'au moins un immigré de chacun des groupes
parmi les codeurs [Gerhards et Hans, 2009 ; Becker, 2009]. Sue et Telles proposent
aussi un indice variant de 1 (« prénom English non traduisible en espagnol ») à 5
(« prénom Spanish non traduisible en anglais »). Enfin, Valetas et Bringé créent
quatre catégories : pour les enfants des Algériens, « prénoms traditionnels » et
« prénoms modernes » font référence aux prénoms ayant cours en Algérie, les
prénoms français et prénoms internationaux étant les deux dernières catégories.

La méthode utilisée par Arai et ses collègues semble la plus satisfaisante (mais 41

interdit probablement certains traitements) : le traitement est grandement


automatisé. Elle ne fait pas intervenir le goût de codeurs qui peuvent concevoir
différemment les catégories de rattachement des prénoms. Prenons comme exemple
Sabrina : ce prénom apparaîtra à certains comme un prénom classique, un peu
comme Nicolas ; à d'autres comme une abomination, comme un prénom étranger,
comme un prénom maghrébin, comme un prénom portugais, etc. Ce que l'on ressent
face à un prénom dépend de sa position sociale.

Malgré la différence des méthodes, les articles ont des conclusions concordantes. 42

Immigrer à un jeune âge, avoir immigré depuis longtemps, conduit à donner à ses 43

enfants des prénoms plus proches des prénoms du pays d'accueil. Il en va de même
avec le nombre d'années d'études et l'insertion sur le marché du travail : quand ces
dernières augmentent, les prénoms se rapprochent. Le mariage avec un(e) native
(mariage mixte) conduit aussi à des prénoms éloignés de ceux du pays d'origine.

La similarité la plus remarquable concerne les filles. Les prénoms donnés aux filles 44

n'ont pas tout à fait les mêmes caractéristiques que les prénoms donnés aux garçons.
Les bébés filles reçoivent, dans les trois pays ici étudiés, des prénoms plus proches
des prénoms déjà en usage dans la population de référence (non immigrée), alors que
les prénoms donnés aux garçons diffèrent de ce stock. Les filles des immigrés (qu'ils
soient du Mexique, de Turquie, du Maghreb ou de Yougoslavie) ont plus de
probabilité d'avoir un prénom local (allemand, états-unien, français) que les garçons
des immigrés. Dans l'article de Becker, qui porte sur six cents familles d'origine
turque en Allemagne : les filles reçoivent des prénoms communs aux deux pays trois
fois plus fréquemment que les garçons [Becker, 2009]. En France, « chez les
immigrés algériens, les garçons reçoivent un prénom traditionnel à plus de 80 %. Ce
n'est le cas que pour deux filles sur trois » [Valetas et Bringé, 2009].

Les auteurs interprètent ces résultats de plusieurs manières, parfois en rattachant 45

cette différence à la différence de genre. Les garçons seraient détenteurs de la


continuité familiale, ethnique ou identitaire et recevraient donc des prénoms

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marqués. Ce ne serait pas le cas des filles. Cette interprétation, qui est en grande
partie celle de Sue et Telles, est peut-être trop générale : dans le cas contraire, l'on
interpréterait tout aussi bien des pratiques féminines comme liées au fait que ce sont
les femmes qui transmettent ou sont chargées de la continuité culturelle.

Mais il est possible que ces différences entre prénoms donnés aux garçons et prénoms 46

donnés aux filles soient liées à une différence de structure dans le stock des prénoms
du pays d'accueil. Les prénoms féminins sont depuis longtemps plus variés que les
prénoms masculins : en France, depuis la fin du XVIII siècle, les parents sont plus
innovateurs en ce qui concerne les prénoms des filles.

Gerhards et Hans repèrent une autre raison : le prénom des immigrantes (nées en 47

Turquie par exemple) est – plus fréquemment que celui des immigrants – un prénom
qui a déjà cours dans le pays d'accueil. Il y a tout simplement plus de prénoms
féminins communs aux deux pays que de prénoms masculins et les couples turcs de
Turquie ont déjà pris l'habitude de donner à leurs filles des prénoms « innovants »,
échappant en partie au stock traditionnel. Les prénoms du pays d'origine ne sont pas
que des prénoms « traditionnels ». Il existe, au Maghreb dès les années 1960
[Borrmans, 1968], en Turquie [Bulliet, 1978] ou au Mexique comme en Europe ou
aux États-Unis, des mouvements de mode... mais peu de travaux encore pour les
objectiver, ce qui donne l'impression, fausse, que ces pays ne disposeraient que de
prénoms traditionnels. Les prénoms turcs, par exemple, ont été modifiés par le
nationalisme kémaliste, mais aussi par les mouvements politiques qui ont succédé, et
l'on repère actuellement très bien les engouements parentaux [Coulmont et Sabuncu,
2011]. En 2012, sur les dix prénoms de filles les plus fréquemment donnés aux bébés,
seuls quatre se trouvaient dans le top 100 dix ans auparavant (figure 15).

- Figure 15. L'évolution de quelques prénoms à la mode en Turquie

Source : Türkiye istatistic kurumu, 2013.

En choisissant des prénoms innovateurs pour les filles et des prénoms classiques 48

pour les garçons, les immigrés – parfois avant même d'immigrer – ont des pratiques
structurellement en phase avec celles du pays d'accueil (même si le stock dans lequel
ces couples puisent est différent).

En France, la succession des générations mène à la dilution de l'aspect ethnique 49

[Valetas et Bringé, 2009]. Si les parents immigrés algériens choisissent un prénom


qualifié de traditionnel trois fois sur quatre, les descendants d'immigrés algériens,
nés en France, choisissent de préférence des prénoms internationaux ou français
pour leurs enfants. Patrick Simon écrit que ces descendants d'immigrés ont
commencé à « brouiller le signal délivré par un prénom "typique" » [Simon, 2008,
p. 161].

Une enquête ethnographique sur les prénoms des Hmong


La facilité d'accès à certaines bases de données contenant le prénom et la
nationalité semble avoir étouffé les enquêtes qualitatives ou compréhensives qui

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cherchent à recueillir la compréhension « indigène » des pratiques. Pourtant,


l'étude de Joëlle Bahloul portant sur les prénoms des Juifs nord-africains avait
montré les stratégies et leurs évolutions au cours du dernier siècle : stratégies
d'assimilation, suivies, plus récemment, d'un retour identitaire [Bahloul, 1985].
Jean-Pierre Hassoun, en 1995, renouvelle ces études qualitatives en enquêtant
sur une petite population, les Hmong immigrés du Laos en France. Cette
population est soumise à un important processus de changement social et de
« différenciation sociale » avant même l'émigration du Laos. Là-bas, ce sont les
contacts avec d'autres ethnies qui se sont intensifiés ; en France, c'est l'exercice
de métiers différents qui produit une différenciation interne.
Le prénom donné aux enfants, en situation d'acculturation, peut alors être
considéré comme « un des indices objectifs d'un projet de relation avec la
culture globale » [Hassoun, 1995, p. 243]. Hassoun remarque que les prénoms
donnés en France, par comparaison avec les prénoms donnés au Laos, sont plus
divers dans les choix et les explications (la transmission traditionnelle étant
démotivée). En France, par comparaison, les prénoms donnés aux enfants
hmong « identifient plus » (ils distinguent les individus entre eux), ils
« signifient autrement » (car ils ne se réfèrent plus, à la différence du Laos, à des
signifiés concrets, comme « casserole » ou « seau », mais à des espoirs sociaux
d'ascension, par exemple), ils « classent plus à l'extérieur [...], deviennent les
signes directement perceptibles d'une altérité culturelle » [Hassoun, 1995,
p. 264].

Repérer des populations à partir du prénom

Aux États-Unis, où ethnicité et race sont des catégories d'État, au même titre que le 50

sexe ou l'âge, les relations entre prénom et catégorie ethnique peuvent aisément être
étudiées. Le prénom est alors un indicateur qui sert à qualifier l'ethnicité, en
repérant, par exemple, l'établissement de différences de prénomination entre groupes
ethniques. Au Sénégal, l'ethnie n'a pas de statut officiel, mais les patronymes
l'indiquent souvent et les prénoms servent à modaliser, à préciser, à neutraliser cette
identité ethnique [Moreau, 2001].

En France, les usages sont de fait différents, les prénoms sont parfois utilisés comme 51

indicateurs d'une ethnicité qui ne se trouve pas dans les catégories d'État. Les
Français, de même que les résidents non français, ne déclarent jamais aux
administrations leur race ou leur ethnie. Ce qui n'a pas empêché des formes
d'ethnicisation : des années 1950 aux années 1970, afin de repérer et distinguer les
pieds-noirs des « musulmans originaires d'Algérie » en France métropolitaine, les
services du recensement vont s'appuyer sur les prénoms [Simon, 1998]. Les
« consignes de chiffrement » des recensements importaient ainsi des catégories
coloniales sur le sol métropolitain. Le fantôme de ce classement permet encore
aujourd'hui d'étudier le devenir démographique et social des pieds-noirs, rendus
visibles par un code dans l'Échantillon démographique permanent [Couto, 2013].

Dans les trois exemples suivants, les prénoms servent à objectiver des 52

caractéristiques qui restent autrement imprécises, et permettent de repérer


proximités sociales, ségrégation ou discrimination.

Les prénoms à la base d'une topologie sociale

Les relations entre caractéristiques sociales des parents et prénoms apparaissant 53

relativement stables, quelques chercheurs ont tenté de retourner la relation. Il ne


s'agit plus ici de repérer quel prénom est choisi par tel groupe, mais de repérer ce
qu'ont en commun ceux qui choisissent tel prénom. Il s'agit de partir des groupes
formels, des classes d'équivalence, créés par les prénoms eux-mêmes (qui indiquent
probablement l'origine sociale des porteurs de ces prénoms et donc la position sociale

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des parents – du moins au moment où ils ont choisi le prénom). Dans ces
recherches, les prénoms servent à faire apparaître une « topologie sociale » qui n'est
pas construite à partir des grandes catégories habituelles de description de la société
(diplôme, revenu, profession...). D'indicateur de position sociale, le prénom devient
ici un outil de construction d'une topologie, multidimensionnelle.

Il y a eu plusieurs tentatives en ce sens, depuis le début des années 2000. 54

Dès 2001, John Levi Martin [Martin, 2001], en commentant Lieberson [Lieberson, 55

2000], écrit que si l'on repère une disjonction entre les prénoms choisis et ce qui est
mesuré par le « SES » (statut socio-économique), cela ne doit pas nous conduire à
dire que les prénoms ne sont pas un bon indicateur, mais doit plutôt nous indiquer
que « taste is a superior measure of social location », que le goût est une mesure plus
précise de la position sociale. « Your parents may make $65,000 a year, but Crystal,
you are not in the upper bourgeoisie. It is not the analyst who is mistaken in thinking
that "Crystal" is a lower class name, it is your parents who don't "get it." » « Tes
parents peuvent bien gagner 100 000 euros par an, Cindy, mais tu ne fais pas partie
de la grande bourgeoisie. Le sociologue ne s'est pas trompé en pensant que Cindy
était un prénom de classe populaire. Ce sont tes parents qui n'ont pas "percuté". » La
fin de son texte est consacrée à un premier test de cette hypothèse.

D'autres études, plus récentes [Mateos et al., 2011 ; Bloothooft et Onland, 2011 ; 56

Bloothooft et Groot, 2008 ; Mateos, 2014] s'appuient sur des méthodes sensiblement
similaires (que l'on trouve à l'état d'ébauche chez J. Levi Martin).

Toutes ont en commun de commencer par réduire la diversité des prénoms, qui sont 57

très nombreux et souvent très rares. Cette réduction s'obtient en considérant


notamment que deux prénoms (ou plus) peuvent être socialement proches.
Bloothooft et Groot choisissent de considérer comme proches des prénoms donnés
fréquemment à des frères et sœurs : aux Pays-Bas, les Johannes ont souvent comme
sœur des Maria, et les Kevin des Melissa. Les groupes de prénoms ainsi constitués
sont associés à des différences sociales, à des styles de vie. « Les parents qui donnent
les mêmes prénoms partagent aussi les mêmes déterminants socioéconomiques »
[Bloothooft & Onland, 2011, p. 39]. Des liens, des relations récurrentes et fréquentes,
entre personnes portant deux prénoms différents rapprochent ces deux prénoms, et
permettent de les considérer comme appartenant à un même groupe. Des outils
(classification ascendante hiérarchique ou algorithmes de recherche de communautés
dans des réseaux) permettent ensuite de différencier entre eux des sous-groupes (qui,
par construction, entretiennent de nombreux liens entre eux).

Très récemment, noms et prénoms ont été utilisés comme élément de liaison entre 58

générations, dans le cadre de l'étude de la mobilité sociale [Clark, 2014 ; Olivetti &
Paserman, 2013]. Des données renseignant la position sociale des John D. adultes en
1930 existent, et il est possible, par d'autres données, de connaître, la position sociale
moyenne de tous les hommes (et femmes) ayant, en 1891 par exemple, un enfant
nommé John, ce qui permet d'estimer une mobilité sociale entre génération quand
les données longitudinales n'existent pas.

La ségrégation

Depuis les années 1990, discrimination et ségrégation ont été étudiées à partir des 59

prénoms.

Dans « La ségrégation ethnique au collège et ses conséquences », Georges Felouzis 60

[2003] s'appuie sur le « fichier scolarité de l'académie de Bordeaux » : chacun des


quelque 144 000 collégiens de l'académie y est recensé et défini par un certain
nombre de variables (profession des parents, nationalité, âge, sexe, nombre de frères
et sœurs, etc.). Alors que les acteurs sociaux (parents, élèves, professeurs)
mentionnent la composition ethnique comme une variable importante dans leurs
descriptions des collèges, elle est absente des études. En France, en effet, les fichiers
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administratifs ne contiennent aucune donnée sur l'ethnicité. Il fallait donc construire


un indicateur.

La construction de cet indicateur est particulièrement intéressante. La subjectivité 61

des acteurs étant inaccessible à partir des statistiques scolaires, Felouzis ne tente pas
de saisir directement l'ethnicité. Le sociologue préfère saisir ce qu'il appelle l'origine
culturelle à partir du prénom. Le prénom de chaque élève sera codé comme un
indicateur de cette origine. La prise en compte de l'origine culturelle (que les
prénoms indiquent) permet de mettre en lumière un phénomène de cumul des
inégalités (origine sociale défavorisée, retard scolaire) dans certains collèges. La
surreprésentation de certains types d'élèves pourrait « apparaître comme une simple
"différence". La neutralité d'un tel vocable ne convient pas aux résultats présentés.
Car c'est bien d'inégalités qu'il s'agit lorsque l'on constate que plus de la moitié des
élèves sont de milieu défavorisé dans les établissements les plus ségrégués [où sont
concentrés les élèves portant des prénoms allogènes]. Le monde scolaire est de fait
très fortement marqué par l'ethnicité qui devient un principe pratique d'identification
pour les acteurs, en rupture totale avec les fondements les plus universalistes du
collège unique » [Felouzis, 2003, p. 433-434]. Cette méthode a aussi été utilisée en
fonction de leurs origines [Observatoire régional des études supérieures, 2007].

Dans une optique similaire, Jobard et Névanen, en 2007, pour étudier la « couleur du 62

jugement » (les discriminations dans certaines décisions judiciaires), vont déduire du


lieu de naissance et du couple nom-prénom des personnes condamnées une origine
ethnique (ce qu'ils appellent des « groupes d'ascendance et de consonance »). Cela
leur permet de repérer une « discrimination irréfutable et systématique à l'encontre
des prévenus des groupes "Maghrébins" et "Noirs" : emprisonnement ferme plus
fréquent ; emprisonnement prononcé plus long » [Jobard et Névanen, 2007, p. 266].

Le « testing »

Plusieurs études d'économistes [Bertrand et Mullainathan, 2004 ; Aura et Hess, 63

2004 ; Levitt et Dubner, 2006 (2005) ; Fryer et Levitt, 2004] ont repéré le caractère
stigmatisant de certains prénoms, notamment des prénoms portés par les Afro-
Américains aux États-Unis. Mais ce qui est observé est ici le résultat final. Depuis une
petite dizaine d'années, une mesure des discriminations se développe, grâce au
testing, visant à comprendre non pas le résultat final (une population discriminée),
mais le processus de discrimination lui-même. Dans cette mesure, il s'agit de
« tester » les pratiques de personnes ou d'organisations : des personnes semblables
(ne différant que sur un critère possiblement discriminatoire, comme le sexe,
l'origine supposée, l'âge...) vont effectuer des démarches identiques auprès des
organisations ou des personnes à tester.

Ces études font l'hypothèse que le prénom, associé ou non au nom et au lieu de 64

résidence, est porteur d'informations pour celles et ceux qui reçoivent, par exemple,
les CV de candidats à l'embauche. Signe que les discriminations à l'embauche sont
devenues une question sociale, la loi du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances
instaurait le CV anonyme pour les recrutements dans les entreprises de plus de
cinquante salariés. Parmi d'autres caractéristiques identificatrices, le prénom des
candidats doit être supprimé de toute « information communiquée par écrit » (loi
no 2006-396 du 31 mars 2006, art. 24).

Les testings sont des opérations expérimentales, au sens où ce qui est observé est la 65

réponse à une action de recherche. Ces opérations ont été plus pratiquées par des
économistes que par des sociologues. Elles posent plusieurs problèmes statistiques,
ne serait-ce que parce qu'il est très difficile de constituer des échantillons de testés et
de testeurs qui soient représentatifs de la population réelle (des offreurs et
demandeurs de travail au moment étudié, par exemple).

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25/09/2018 III. Les usages sociologiques

Le nom et le prénom sont utilisés comme un signal (au sens de l'économie de 66

l'information), comme des indicateurs synthétiques. En France, Mohamed


Benmoussa sera perçu comme originaire du Maghreb (ou comme descendant
d'immigrés), et aux États-Unis, Tyrell Jackson comme Noir, indépendamment de
toute mention de l'ethnicité, de l'origine nationale ou de la race. Plusieurs travaux
[Cediey et Foroni, 2006 ; Carpusor et Loges, 2006 ; Duguet et al., 2007] semblent
montrer un effet du nom et du prénom sur les personnes testées : les porteurs d'un
prénom marqué, appartenant pour le sens commun aux populations minoritaires,
reçoivent moins de réponses favorables que les porteurs d'un prénom non marqué.

Les travaux les plus récents se déploient dans deux directions : 67

Quelques études ont cherché à repérer plus précisément ce qui était discriminé. 68

Genre, ethnicité et religion se combinent de manière complexe. Arai et Bursell


montrent ainsi que les hommes aux nom et prénom arabes, en Suède, sont plus
discriminés que les femmes ayant les mêmes caractéristiques [Arai et al., 2011].
Adida et Valfort indiquent, eux, un effet propre du signal religieux, Marie Diouf
étant, en France, moins discriminée que Khadija Diouf [Adida et al., 2010].

Une autre étude a cherché à estimer l'intérêt de l'anonymisation du CV [Behaghel et 69

al., 2011] : contrairement à ce qui était attendu, la suppression des signaux ne


favorise pas l'ensemble des personnes qui apparaissaient discriminées :
l'anonymisation n'améliore pas les chances des femmes ou des plus âgés, et elle
diminue les chances des candidats issus de l'immigration ou résidant dans des ZUS
(zones urbaines sensibles).

Un indicateur de l'appartenance religieuse

Le prénom est parfois perçu comme un marqueur d'appartenance religieuse. 70

L'entrée en (nouvelle) religion

La conversion à l'islam ou au judaïsme s'accompagne parfois d'un nouveau prénom, 71

le baptême chez les catholiques peut conduire à modifier un prénom peu catholique
(à le rapprocher du prénom d'un des saints en vigueur)... En France, « en guise de
preuve, les nouveaux Juifs reçoivent, un ou deux mois [après leur conversion], un
certificat de judaïté tamponné par le Consistoire, qui leur permettra d'être reconnus
comme juifs auprès de n'importe quelle institution juive (religieuse ou laïque), pour
qui ils s'appelleront désormais selon le nouveau prénom qu'ils se sont choisi » [Tank-
Storper, 2007, p. 204].

D'autres exemples sont connus : le pape François, sœur Emmanuelle, mère Teresa, 72

l'abbé Pierre... ont pris des noms de religion (sans changer de religion). Cela est une
pratique : l'anthropologue Danielle Rives souligne l'absence de codification de la
« prise de nom » qui lie l'entrée dans les ordres au changement de nom. Elle
remarque l'introduction de cette pratique autour de la Contre-Réforme et son
accentuation au XIX siècle. Avec la Révolution française, « le changement ne relève
plus désormais de seules préoccupations dévotionnelles, mais d'une stratégie
militante revendiquant une identité propre dans une société laïcisée » [Rives, 2008,
p. 180].

Religion : changer le stock des prénoms donnés aux enfants

La Réforme protestante fut aussi une réforme du langage. Rapidement, les prénoms 73

des réformés sont apparus bien différents des prénoms des catholiques : sous
l'influence de Calvin notamment, les huguenots français préfèrent prendre comme
prénom des noms de l'Ancien Testament plutôt que les noms des saints. Montaigne le
repère à la fin du XVI siècle : « La postérité ne dira pas que notre Réforme

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25/09/2018 III. Les usages sociologiques

d'aujourd'hui a été subtile et judicieuse ; car elle n'a pas seulement combattu les
erreurs et les vices, et rempli le monde de dévotion, d'humilité, d'obéissance, de paix
et de toutes les vertus. Elle est aussi allée jusqu'à combattre ces anciens noms de
baptême tels que Charles, Louis, François, pour peupler le monde de Mathusalem,
Ézéchiel, Malachie, supposés plus imprégnés par la foi ! » (Essais, I, chap. 46).

La réalité est plus complexe. Jacques Houdaille, à partir des registres de baptêmes, 74

mariages et décès de plusieurs paroisses protestantes avant 1685, ne confirme pas


directement Montaigne. « Tant pour les hommes que pour les femmes, les prénoms
[de l'Ancien Testament] sont loin d'occuper le devant de la scène » [Houdaille, 1996].
Les prénoms les plus fréquents sont Jean, Pierre et Jacques pour les hommes
protestants, les prénoms vétérotestamentaires (comme Isaac, Samuel ou Abraham)
occupant des rangs plus bas, même s'ils représentent au total entre un quart et un
tiers des hommes (ils sont moins fréquents pour les femmes). Certains prénoms,
rares, n'étaient probablement jamais donnés par des parents catholiques à leurs
enfants : ils se retrouvaient donc à marquer la descendance des protestants, sans être
fréquents. Ces prénoms peu fréquents étaient associés à l'identité protestante
[Garrioch, 2010].

L'affirmation d'une spécificité religieuse est aussi visible chez les premiers colons 75

américains. Les puritains modifient bien le stock de prénoms et importent dans la


colonie un grand changement par rapport aux usages en Angleterre. Ils privilégient
des prénoms issus directement de la Bible. Mais, rapidement, cette pratique disparaît
et cède la place à une transmission familiale : dans l'immense majorité des cas, dans
la Nouvelle-Angleterre du XVII siècle étudiée par Smith et Main [Smith, 1984, 1985,
1994 ; Main, 1996], les prénoms des enfants se retrouvent dans l'ascendance directe.

À la fin du XVIII siècle et au XIX siècle, les prénoms cessent de faire référence aux 76

ascendants. « Avec le déclin de la prénomination familiale, les choix des parents


étaient libres d'être guidés par des valeurs culturelles et religieuses » [Hacker, 1999,
p. 345]. Les prénoms bibliques peuvent alors resservir de signal : l'historien J. David
Hacker remarque que, au XIX siècle, aux États-Unis, « toutes choses égales par
ailleurs, les parents ayant une grande proportion d'enfants au prénom biblique sont
plus religieux que les parents ayant une grande proportion d'enfants dont le prénom
n'est pas extrait de la Bible » [Hacker, 1999, p. 340].

Sécularisation et prénoms religieux

Les prénoms servent-ils encore de signal dans ce domaine ? Indiquent-ils encore une 77

religiosité particulière ? Sur une longue durée, on voit une diminution du poids des
prénoms perçus comme religieux. Que ce soit en France [Head et Mayer, 2008] ou en
Allemagne [Gerhards, 2005, p. 21-39], au cours du XX siècle, les noms de saints
perdent leur hégémonie, pour les garçons comme pour les filles. Cela signale-t-il des
modifications ou un affaiblissement de la place de la religion dans l'espace public et
dans les consciences ?

Plusieurs études font apparaître un affaiblissement du signal. Les prénoms, même 78

« religieux » ou « bibliques », ont été sécularisés. Pour les États-Unis contemporains,


Lieberson a montré que la pratique religieuse des parents et le choix de prénoms
bibliques n'étaient pas liés : la popularité des prénoms bibliques est détachée des
origines des prénoms : « Ni la pratique religieuse des parents ni l'intensité de leurs
croyances n'a d'influence statistiquement significative sur la propension à donner à
ses enfants des prénoms "bibliques" » [Lieberson, 2000, p. 109-110]. Pour affirmer
cela, le sociologue se fonde sur des données individuelles issues du General Social
Survey de 1994, et non pas sur des corrélations écologiques entre régions religieuses
(ou régions séculières) et prénoms fréquents dans ces régions. Pour les protestants
comme pour les catholiques, le niveau de pratique religieuse des parents est sans lien
avec la probabilité de choisir plus souvent un prénom religieux (qu'il soit celui d'un
saint ou issu de l'Ancien Testament) [Perl et Wiggins, 2004].

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Ainsi, l'engouement actuel (du début des années 2000) des Américains pour les 79

prénoms de l'Ancien Testament est largement diffusé à l'ensemble de la société, et


n'est pas limité aux Juifs qui chercheraient à revivifier, revitaliser ou matérialiser une
origine ethnico-religieuse. C'est pour des raisons séculières (mode, goûts
linguistiques...) que des prénoms religieux sont choisis.

Si, au lieu de partir de critères extérieurs (des listes de prénoms bibliques), l'on 80

construit un raisonnement à partir des pratiques, les conclusions peuvent être en


partie différentes, car l'on repère bien des prénoms surreprésentés chez les
pratiquants. Les indices favorables aux motifs religieux de la prénomination sont
beaucoup plus forts au niveau de certains prénoms eux-mêmes qu'au niveau de
catégories générales telles que « prénoms du Nouveau Testament » : les catholiques
les plus pratiquants choisissent, toutes choses égales par ailleurs, plus fréquemment
des prénoms déjà surreprésentés chez les catholiques en général. Ces prénoms sont
perçus comme « catholiques » au sein du catholicisme.

Conclusion

Les différents usages sociologiques du prénom sont rendus possibles par le fait qu'il 81

s'agit d'un indicateur. Cet outil sociologique, souvent relativement aisé à récupérer, a
fait l'objet d'un travail d'« objectivation institutionnelle » : tout le travail étatique et
national de construction du prénom de l'état civil comme qualité fixe des personnes
est ici fort utile. C'est aussi parce que les prénoms sont en partie socialement
déterminés qu'ils peuvent, en retour, servir d'indicateurs (de ce qui les détermine).

Cet indicateur est multiple, il est suffisamment polysémique, dans l'esprit des 82

donneurs (les parents), pour qu'on puisse, en tant que sociologue, y trouver un reflet
de l'ardeur croyante, de l'amour filial ou de l'opinion publique. Mais ce reflet, ici, n'est
que le reflet sédimenté des actions passées.

Laissons la conclusion (et la transition avec le chapitre suivant) à l'anthropologue 83

Christian Bromberger : « En général, mais pas toujours, le système des noms propres
traduit les tendances d'une société. Qu'enregistrent les noms européens ? La
"filiation" (biologique, sociale et spirituelle), la "résidence", la "bilatéralité",
l'"accentuation patrilinéaire", l'appartenance locale... bref, les lignes de force autour
desquelles s'organisent les sociétés villageoises. Mais l'intérêt de l'anthroponymie ne
s'épuise pas dans cette confirmation de l'ordre social : sous les noms propres se
nichent des enjeux, des conflits, des stratégies... » [Bromberger, 1982, p. 116]. Ce sont
ces enjeux, ces conflits et ces stratégies que nous allons aborder.

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