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PÂLE

COPYCAT
La collection L’Aube noire
est dirigée par Manon Viard

© Éditions de l’Aube, 2020


www.editionsdelaube. com

ISBN 978-2-8159-3916-4
Yves Hughes

Pâle copycat
roman

éditions de l’aube
DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DE L’AUBE :


Fleur de peau, 1998
Banal Transit, 2007

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS (EXTRAIT) :


Et meurent les marionnettes, Calmann-Lévy, 2021
Juste un lendemain, Lattès, 2015
Méandre, Stock, 2014
Éclats de voix, Les Escales, 2013
En chantier, Stock, 2011
Intérieur nuit, Calmann-Lévy, 2006
Noces de paille, Calmann-Lévy, 2005
Même la pluie, Albin Michel, 2001
Décembre au bord, Librio, 2000
Le fait qu’Elvis ait voulu tuer John Wayne laissait perplexe. Qu’il ait tenté de
violer Marilyn Monroe semblait moins invraisemblable mais les témoignages
restaient opaques et de toute façon elle couchait avec tout le monde.
« Je vois pas pourquoi j’y aurais pas eu droit. »
Au terme du concours, elle était restée dans la salle des fêtes jusqu’au petit
matin avec les derniers participants abrutis de kir tiède et de gloire frelatée. Elle
s’était offerte. Ils avaient sauté sur l’occasion.
On prêtait à Marilyn, au cours d’une carrière anachronique, des relations avec
plusieurs George Clooney, quelques Steve McQueen, un Zidane et des Pelé, un
Stallone, un McEnroe, de nombreux Belmondo et légion de Delon. Pour ce soir-
là, on murmurait le nom d’Armstrong : deux sur trois, les plus télégéniques,
Lance et Louis. Il y en avait peut-être eu d’autres parmi les ultimes sosies
masculins encore présents, on n’était sûr de rien ; en tout cas pas Luis Mariano
ni John Fitzgerald Kennedy, qui s’était endormi dans son vomi.
« Kennedy ? » a relevé Maurel.
Si on pouvait conjecturer que le sosie de Mariano, tendance naturelle ou sens
aigu de la déontologie, avait obéi aux orientations sexuelles de son modèle, on
ne pouvait s’empêcher de souligner la frivolité d’une situation qui voyait le sosie
de Kennedy piétiner l’Histoire.
« Limite une faute professionnelle », a commenté Lazerschenne avec sa
caractéristique froideur British.
Elvis nous prenait à témoin tous les six, en hochements de tête convaincus,
partageant ce jugement au sein de ce qu’il croyait être une fraternité virile.
Tout cela était pitoyable. J’hésitais à le placer en garde à vue.
Je lui ai demandé de vider ses poches. Il n’en avait pas, c’était son costume de
scène. Les trois autres officiers de mon groupe, Ferrerri, Brévenart et Legonsaur,
étaient allés le chercher chez lui en Seine-et-Marne où ils l’avaient surpris en
plein play-back devant le miroir en pied de son salon. Il répétait dans le costume
blanc du concert d’Honolulu de 1973 : pantalon moulant, chemise au col
surdimensionné, manches tulipe et sequins argentés. Avec autour du cou le
foulard fuchsia et le collier hawaïen aux hibiscus en tissu. Ils ne lui avaient pas
laissé le temps de se changer, à peine celui de retirer le collier de fausses fleurs
et le foulard avec lequel il avait essuyé la sueur sur son front, comme aux plus
grandes heures.
John Wayne, lui, transpirait à l’hôpital Pompidou entre la vie et la mort. Le soir
des faits, il portait un Colt à la ceinture, le Single Action Army, de mauvaise
imitation lui aussi, mais dont la crosse en vrai noyer avait su faire de vrais dégâts
dans son propre crâne.
L’implication du King semblait étayée par une vieille rivalité sur fond de
jalousie qui aurait poussé les deux hommes à régler leurs comptes sur le parking
devant la salle des fêtes, à l’aube.
Qu’Elvis ait eu le dessus pouvait étonner, mais John Wayne était plus âgé, et
surtout plus imbibé.
« Il tient pas l’alcool, le con. »
J’ai toisé sans complaisance ce roi de pacotille boudiné dans son patte-
d’éléphant qui nous regardait à tour de rôle, la lippe boudeuse.
*
Le matin, quand j’avais grimpé les cent quarante-huit marches jusqu’à l’étage
de la Crim’, l’escalier résonnait différemment. Le mobilier finissait de partir et
les fantômes ne faisaient pas de bruit.
J’étais venu très tôt, les déménageurs aussi.
Je m’étais attardé dans le bureau vide en attendant le reste du groupe. Les
autres bureaux étaient déserts : les effectifs avaient pris leurs quartiers dans la
nouvelle Cité judiciaire des Batignolles. Notre groupe aurait dû y être aussi mais
j’avais voulu repousser ce moment d’une journée encore.
Tout seul au milieu du bureau, j’avais humé les effluves accumulés au cours de
ces années. Tant d’auditions, de confrontations et de gardes à vue ! Tant de
journées noires et de nuits blanches sous la nuit du vasistas, au cours desquelles
s’était étalée la gamme des perversions humaines : tricheurs, menteurs,
manipulateurs, frondeurs ou dissimulateurs, sournois malicieux ou naïfs crétins,
pervers polymorphes aux frontières de l’imaginable.
J’avais respiré tout ça : les relents amers du vice. Au-delà d’un parfum de
nostalgie, ça ne sentait pas bon.
*
Le distributeur de boissons avait été évacué et j’ai servi à Elvis du café apporté
dans ma thermos. La veille au soir, Robin l’avait sucré en y faisant couler du
sirop d’érable ; il était triste pour moi, même si ses sept ans avaient du mal à
cerner la notion de nostalgie. Sa mère et sa grand-mère étaient montées, elles
aussi ; Mamounette nous avait parlé d’origami, Valentine, de macchiaioli.
Elvis a bu en faisant la grimace, la même, avec cette lèvre un peu molle,
farouchement libidineuse au moment du refrain. C’était probablement devenu un
réflexe chez lui.
« Votre inimitié avec John Wayne était connue, a dit Ferrerri.
— C’est un ringard.
— Et vous, un caractériel. Mick Jagger nous a raconté, vous vous êtes déjà
battus tous les deux.
— Il a toujours été jaloux de moi, Mick.
— Nous avons aussi le témoignage de Claude François. »
C’était idiot, on aurait dû employer les vrais patronymes.
Il existait d’autres contentieux – une querelle avec De Niro, une vieille dette
envers Maurice Chevalier et une accusation de harcèlement sur une Mistinguett.
On avait les témoignages de Nicholson, Shakira, Manolete et Johnny Hallyday.
Monsieur Hulot n’avait pas desserré les lèvres. Don Camillo avait argué du
secret de la confession. C’était idiot.
« Je n’ai pas essayé de le tuer », a-t-il répété.
Il rehaussait son col sous ses rouflaquettes teintes au henné.
« Dans le métier, vous savez, c’est une lutte à mort, mais pas comme vous
semblez le croire : les armes, c’est le talent. »
Un sequin se détachait de sa chemise, il ne l’a pas vu. Il cherchait un miroir. Il
a trouvé son reflet dans la vitre du vasistas.
Elvis Presley ! Ce serait cette dernière image que renverrait le vieux vasistas.
Dernière mascarade soldant la mémoire du Quai des Orfèvres.
On pouvait penser qu’il aurait mérité mieux, notre 36. Je préférais considérer
qu’il s’offrait un joli pied de nez pour son baisser de rideau. Tant de mauvais
acteurs y étaient passés.
*
On a fini par laisser Elvis rentrer chez lui. Des témoignages manquaient : on
convoquerait les autres sosies dans nos locaux tout neufs.
Et on est partis. Sans refermer la porte du bureau.
Dans l’escalier, j’ai remarqué que Lazerschenne posait la main sur la rampe.
Chacun de nous y a laissé traîner la sienne. Jusqu’en bas.
«Il imitait déjà Elvis à douze ans. »

Assise dans mon canapé, Valentine me fixait.


« Devant son miroir ? a-t-elle fait. Avec un balai pour micro ?
— Pour finir trente ans plus tard, le samedi soir, dans des salles des fêtes en
banlieue. »
Elle sentait l’amande et le muguet, son cocktail familier parasité par l’odeur de
grenadine de Robin à nos pieds qui faisait picorer un oiseau en papier.
« Et toi, Yann ? a-t-elle dit. Tu ne jouais pas aux gendarmes et aux voleurs à
douze ans ? »
N’étais-je pas encore en train d’y jouer ?
J’ai regardé vers ma terrasse. Valentine m’a toujours connu flic, depuis ce jour
où elle m’a ramassé devant sa galerie, étendu sur le trottoir, une balle dans la
tête.
Je me suis levé et j’ai ouvert la baie vitrée. La ville sentait le sophora du Japon
dans le soir qui tombait. L’odeur des arbres montait de la rue d’Alésia. J’ai
décroché les ciseaux, j’ai coupé une feuille au fou. J’ai exécuté une petite
tournée d’inspection de mes plantations pour finir par le cavalier, la tour et le
pion.
« Ça y est ? » a lancé Valentine depuis le canapé.
Je l’apercevais qui secouait la tête en prenant son fils à témoin. Elle déteste ces
buis taillés en forme de pièces d’échecs, « vulgaires au dernier degré », et elle
connaît mes obsessions.
J’ai raccroché les ciseaux et je suis rentré.
« C’est un voleur, Elvis ? m’a demandé Robin.
— Un chanteur.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a perdu à un concours. Battu par Madonna, une chanteuse. »
Il cherchait. Pas où il aurait entendu chanter cet Elvis et cette Madonna qu’il ne
connaissait pas, mais à quelle aventure de Tintin il allait se référer. Et il a
brusquement lâché son oiseau en papier pour courir vers mes toilettes.
Valentine a eu un regard interrogateur.
J’ai dit :
« Les Bijoux de la Castafiore. »
Son fils revenait avec l’album qu’il ouvrit sur le tapis.
*
Valentine et son fils sont redescendus chez eux par la trappe. Robin m’a
entouré le cou pour m’embrasser, en tenant l’album de Tintin dans une main et
son oiseau de papier dans l’autre.
« Bonne nuit bonhomme. »
Il s’est engouffré dans le trou pour rejoindre sa mère et il a rabattu le panneau
de la trappe sur lui.
Je suis resté un instant à observer ce carré de bois refermé au milieu de mon
studio. Pourquoi n’étais-je pas descendu avec eux ?
Pourquoi est-ce que je ne descends jamais ? La trappe ne représente pas un
obstacle, elle est un passage.
Au moment de la construction de l’immeuble, le grand appartement avec sa
petite excroissance en duplex a été acquis par la mère de Valentine pour sa fille
et son petit-fils à l’époque où ils se retrouvèrent seuls tous les deux, le père de
l’enfant venant de mourir d’un sale virus. Spéculant sur l’avenir de Robin qui
pourrait un jour occuper seul l’étage, Mamounette avait demandé qu’y soient
créées une kitchenette, une salle de bains et des toilettes. L’architecte avait prévu
une porte palière pour préserver à ce véritable petit studio une entrée
indépendante. Un simple trou restait découpé dans la dalle, entre les deux.
Valentine était venue me visiter de plus en plus fréquemment à l’hôpital, et
après ma sortie, j’avais emménagé dans ce studio vide. La cohabitation verticale
s’était naturellement instaurée, moi en haut et les deux autres en bas.
Une simple échelle, depuis, monte depuis chez eux jusqu’à l’orifice obstrué
d’une trappe en bois chez moi, sans que jamais la moindre idée de verrou, ni
d’un côté ni de l’autre, ne nous ait effleurés.
*
J’ai hésité à appeler Les Sentinelles. Maman devait dormir. Une aide-soignante
lui avait enfilé sa grenouillère avec la protection et l’avait aidée à se mettre au
lit. J’espérais qu’elle lui avait lavé les dents. C’est toujours ce que je faisais : ça
amusait ma mère qui jouait à moduler des gargarismes en soufflant des bulles de
dentifrice.
J’ai sorti du frigo le reste du poulet au cidre de dimanche. J’ai ajouté du cidre
et un peu de crème fraîche et j’ai laissé réchauffer pendant que je prenais une
douche.
J’ai fredonné La Java bleue sous le jet tiède avec des fausses notes et des
accents de vrai chagrin. Depuis quelque temps, l’univers de maman s’était
encore un peu plus rétréci. Elle gargarisait toujours le même air désormais quand
je lui lavais les dents, celui-là : La Java bleue.
L’échalote apportait sa saveur végétale un peu amère au poulet que j’ai terminé
dans mon canapé, en jean et T-shirt propres, avec la télé sans le son et la baie
ouverte sur la terrasse. La nuit était fraîche. J’ai enfilé le poncho que la mère de
Valentine m’avait rapporté d’Amérique latine.
Mamounette avait rapporté trois autres ponchos, aux tailles allant decrescendo,
et des bonnets incas en pur alpaga. Robin mettait d’ordinaire son poncho pour
jouer au mousquetaire ; Valentine n’a porté le sien qu’une seule fois, une nuit sur
ma terrasse alors qu’on attendait une éclipse de Lune.
J’ai gratté la peau du poulet restée accrochée au fond du plat en regardant la
télé. Au milieu du journal, le portrait d’un homme est apparu, avec au-dessous
son nom en incrustation : FRANÇOIS DAMPIERRE.
Je n’avais pas besoin de mettre le son : je savais qu’on ne l’avait pas retrouvé.
Cette fois, ça devenait préoccupant : il n’était pas réapparu après le week-end.
*
François Dampierre était le directeur des programmes d’une chaîne de la TNT,
Plein Écran. Sa femme avait signalé son absence aux premières heures du
samedi. Elle ignorait où et avec qui il avait passé la soirée de vendredi : il lui
avait parlé d’un dîner professionnel.
Le dimanche, Valentine avait commencé l’accrochage de ses macchiaioli qu’un
collectionneur mettait en vente : une dizaine de petits tableaux italiens du
XIXe siècle inspirés des impressionnistes français, décors de campagne toscane
dans de longs rectangles de quelques centimètres de hauteur, un format hérité de
la Renaissance florentine.
Sa mère était venue assister à l’opération avec Robin. J’étais passé les voir. Le
soir, je leur avais cuisiné mon poulet au cidre.
Toute la journée de ce lundi, tandis qu’on entendait Mariano, Cloclo, Mick
Jagger, Jean-Claude Killy, Charlie Chaplin et Elvis en tenue de scène, les
collaborateurs de François Dampierre avaient cherché à le joindre. Ça faisait
plus de quarante-huit heures qu’il était introuvable.
*
J’ai lavé mon assiette dans l’évier. En poncho, ce n’était pas pratique. Je l’ai
ôté pour récurer le plat. Le journal télévisé était passé à autre chose : le beau
visage buriné de John Wayne brillait sur l’écran, Stetson au ras de l’œil, foulard
et gilet de cuir avec l’étoile épinglée sur le cœur.
Je cherchais à trouver le film pour lequel l’acteur était interviewé. Hondo ? Le
Grand McLintock ? Non, il était plus jeune dans ceux-là, et il n’était pas
marshal. Plutôt Les cordes de la potence ou Cent dollars pour un shérif. Il
paraissait trop maquillé ; je pensai d’abord que ces images d’archives avaient été
remastérisées, avant de comprendre que ce n’était pas le vrai John Wayne mais
le mien : le John Wayne de banlieue.
J’ai éteint et je me suis installé dans le canapé avec un verre d’Ardbeg. Fumet
de gingembre et de cumin.
J’ai lancé ma playlist. First Song. La contrebasse grave de Charlie Haden. Et
j’ai regardé le panneau de bois.
Valentine remonterait peut-être au cours de la nuit.
Ils avaient d’abord imaginé le mettre dans le coffre. C’était un peu
cinématographique, et puis Dampierre était grand : ç’aurait été malaisé, et sans
réel intérêt. Finalement, c’était même stupide.
Ils l’avaient suivi en voiture depuis sa sortie de l’immeuble de Plein Écran. Au
terme d’une petite traversée de Paris, quand Dampierre s’était garé sur l’île
Saint-Louis, ils n’avaient pas trouvé de place et la panique les avait envahis.
Numéro 3, assis à l’arrière avec le démonte-pneu près de lui, était descendu au
vol pour continuer la filature à pied. Filature qui l’avait mené jusqu’au Sully, où
leur cible avait retrouvé un convive.
Les deux autres avaient continué à tourner dans le quartier en quête d’une
place.
Numéro 3 était remonté à bord ; ils n’étaient pas pressés, Dampierre allait
dîner avec son convive. C’était quand même embêtant de tourner en rond
comme ça en voiture, on pouvait repérer leur manège.
Une place enfin s’était libérée à l’extrémité du quai de Béthune d’où ils
pourraient avoir la voiture de Dampierre en ligne de mire.
Ils avaient attendu son retour, assis tous les trois dans l’habitacle, leur matériel
à portée de main – rouleau d’adhésif, chiffons et bouteille d’éther dans la boîte à
gants, le démonte-pneu sur la banquette à l’arrière.
Ils avaient patienté, silencieux, attentifs et bientôt affamés : le dîner de la cible
au restaurant n’ayant pas été prévu, ils n’avaient rien emporté à manger.
*
Ils avaient pourtant essayé de bien tout anticiper. Par exemple, ils avaient
voulu se procurer des cagoules et avaient visité certains magasins d’habillement.
En vain. Ils n’avaient pas pensé aux magasins de sport.
Plusieurs articles du genre étaient proposés sur internet. La cagoule « alpiniste
», malgré son tissu respirant extensible, avait été jugée inappropriée : elle
dégageait le visage en entier. Même inconvénient avec la cagoule « polaire ». La
cagoule « trois trous commando » en coton faisait sérieux mais le troisième trou
libérait la bouche : ils ne voulaient pas que leurs dents soient vues. La cagoule «
deux trous », elle, masquait tout sauf les yeux : c’était l’idéal, on porterait des
lunettes noires. Fabriquée à Hong Kong, elle était proposée en Lycra de diverses
couleurs. Le noir évidemment serait préféré.
C’est à ce stade – le passage de la commande des cagoules – que Numéro 1 et
Numéro 2 avaient lancé l’avertissement qu’un tel achat était risqué. Internet
laisse des traces.
Ils avaient opté pour de banals sweat-shirts à capuche, payés en liquide dans
l’anonymat d’une grande surface. Les capuches suffisaient à dissimuler leurs
oreilles et leurs cheveux. Les lunettes de soleil compléteraient le processus de
dissimilation, et après avoir un temps envisagé des fausses barbes, ils avaient
choisi des foulards. François Dampierre ne verrait même pas leur nez.
*
Ils rabattirent donc leur capuche sur leur tête et remontèrent leur foulard sur
leur nez lorsque la cible réapparut au bout de la rue. Et ils commencèrent à
enfiler les gants. Puis ils chaussèrent les lunettes de soleil, ce qui les perturba en
assombrissant soudain leur champ de vision. Déjà qu’il faisait nuit.
La cible traversait le pont dans leur direction. Ils ne bougèrent pas, appliqués
dans leur exigence d’immobilité. Tout était trop sombre encore autour d’eux : il
fallait que les yeux s’habituent à ce nouveau monde opaque. Dampierre
approchait de sa voiture.
Ils continuèrent d’attendre. Un passant arrivait à la hauteur de la cible.
Déroutés, franchement déconcertés, ils restèrent pétrifiés dans leur habitacle
obscur avec leur capuche, leurs lunettes noires et leur foulard, et leur incrédulité.
Quand le passant s’éloigna, ils passèrent à l’action. Un peu perturbés, ils en
oublièrent les chiffons, l’éther et le démonte-pneu. Aucun d’eux ne parla. Ils
s’étaient mis d’accord là-dessus : leur voix ne devait pas être identifiable. Ils
agirent en silence. Ils n’ouvrirent pas le coffre de leur voiture, ils poussèrent
simplement Dampierre sur la banquette arrière.
Robin a jailli de la trappe avec son sac d’école et son oiseau de papier. J’étais
sur la terrasse en train d’arroser : je suis rentré lui faire chauffer du lait.
Il a pris son petit déjeuner en donnant des miettes à l’oiseau. Je suis ressorti
pour couper une feuille dans la crinière du cavalier.
« On dirait un coiffeur de fleurs, a-t-il dit quand je suis revenu.
— Si j’arrête d’être flic, je pourrai me reconvertir. Tu sais que certaines plantes
s’appellent des “cheveux d’ange” ? »
J’ai jeté la feuille de buis dans la poubelle. Il a rigolé.
« Tu fais tout pareil qu’un coiffeur, Yann, avec tes ciseaux, et pis quand tu te
recules. Maman dit que c’est des tocs.
— Finis ton chocolat, on y va.
— Des tocs de toc-toc. »
J’ai attrapé ma veste. Et mon Sig Sauer pour asseoir mon autorité.
« Dépêche-toi au lieu de dire n’importe quoi. »
J’ai vérifié le chargeur d’un air inquiétant avant de glisser l’arme dans son
holster. D’un geste encore plus inquiétant. C’était excessif.
*
J’avais choisi d’y aller en voiture. La plupart du temps j’accompagne Robin à
pied en allant prendre mon métro, mais aujourd’hui je voulais rouler.
« C’est toi qui l’as fabriqué ? »
Il faisait sautiller l’oiseau en papier sur son genou.
« Non, c’est Mamounette, elle va m’apprendre. C’est une grue, tu sais, Yann.
Elle m’a raconté la légende. Quiconque plie mille grues de papier verra son vœu
exaucé. »
J’attendais. Il a continué :
« Une fille qui courait très vite s’est sauvée de la bombe d’Hiroshima mais elle
a été brûlée. Elle connaissait la légende, alors elle a décidé de plier mille grues
pour guérir. Sauf qu’elle est morte avant d’avoir fini. Eh ben, tu sais, Yann : ses
copains d’école, ils ont plié les grues qui restaient et ils l’ont enterrée avec la
guirlande des mille grues autour du cou.
— Ça devait faire une sacrément belle guirlande. »
Il est resté sérieux, presque solennel. Trop pour ses sept ans.
« Ils ont construit une statue d’elle. Au Japon, quand un ami est malade, il faut
plier mille grues pour qu’il guérisse. »
Il s’est tu. Je devinais à quoi il pensait. J’ai allongé le bras pour caresser la
petite grue en papier et j’ai ébouriffé sa tignasse, des échos de Java bleue dans la
tête.
*
Je n’ai pas emprunté le périphérique. Je suis remonté sur Montparnasse et j’ai
suivi la rue de Rennes jusqu’à Saint-Germain-des-Prés.
J’ai fait un long crochet par l’extrémité du boulevard pour suivre les quais, les
coffres des bouquinistes avec la Seine au-delà, comme une douve devant la
façade du vieux Quai des Orfèvres désormais inutile.
*
En débouchant dans le boulevard Berthier, je me sentais bien loin.
Je me suis engagé dans le parking souterrain à armature antidéflagration, à des
années-lumière de la cour pavée de notre antique 36.
Et pour monter jusqu’au sixième étage, j’ai pris l’ascenseur. Les cent quarante-
huit marches de l’escalier A, contre lesquelles je n’avais cessé de pester durant
toutes ces années, allaient me manquer.
Les bureaux sentaient le béton propre et la peinture. J’y décelai une note de
paprika. Les membres du groupe étaient déjà là. Ferrerri, Legonsaur, Maurel,
Brévenart et Lazerschenne. On est restés debout sans rien dire, à prendre la
mesure de notre bocal tout neuf.
J’ai ouvert une fenêtre. Dehors, les arbres n’étaient pas très grands et ils ne
dégageaient pas encore le parfum de leur essence. Rien ici ne révélait sa
véritable identité : il faudrait un peu de temps.
« Qui on a ce matin ?
— Marilyn et Bourvil. »
J’ai soupiré. Je devrais passer voir le commissaire Parmelan pour lui parler de
tout ça. J’emploierais à nouveau ces noms chargés de vulgarité, presque
obscènes, mais ce serait plus pratique.
*
On a entendu le claquement sec de ses talons. Un nouveau son, un peu
intimidant. Pas parce que c’était Marilyn – ce n’était pas elle – mais parce que
les pas ici résonnaient plus clair que sur le linoléum du Quai des Orfèvres.
Une odeur de jasmin sucrée est entrée dans le bureau en même temps qu’une
silhouette hyperféminisée, comprimée dans une robe ajustée. Elle a secoué sa
chevelure trop blonde et les effluves de jasmin se sont amplifiés sans altérer celle
du paprika. Cette odeur-là, je l’avais compris, était une des créations de mon
cerveau.
Avant de traverser l’os de ma boîte crânienne et de rester dans ma tête, la balle
avait effleuré le lobe temporal droit au niveau du gyrus uncinatus, là où se trouve
le siège de l’interprétation des odeurs. Pendant huit mois, j’étais resté anosmique
: totalement privé du sens de l’odorat. Valentine m’avait aidé : la vie sans odeur
précipite souvent dans la dépression. Durant les quatre mois suivants, j’avais
souffert d’hémianosmie : j’avais recouvré mon odorat à moitié. Et puis un
rétablissement inattendu s’était produit – inattendu et original –, sous forme
d’une hyperolfaction.
Depuis, entre deux hallucinations olfactives, je renifle mieux qu’un chien de
chasse. Et pour échapper au maelström de fragrances qui me sautent à la tête, je
n’ai comme ultime recours que de respirer par la bouche.
C’est donc bouche bée que j’ai écouté Marilyn. Elle devait mettre cette attitude
sur le compte de sa puissance de séduction.
« John avait beaucoup bu. À un moment ils sont sortis. »
Elle avait aperçu la première gifle partir, le premier coup de poing. Rien
d’autre. Elle n’avait pas vu le Colt jaillir. John Wayne l’avait-il dégainé ? Ou est-
ce Elvis qui le lui avait dérobé pendant la lutte ? Comme elle, beaucoup de
sosies tournaient la tête à cet instant-là, à l’intérieur de la salle des fêtes ;
Mastroianni était allé faire pipi et Kennedy dormait dans son vomi.
La voiture de François Dampierre a été retrouvée dans l’île Saint-Louis. Il y
avait du sang sur la carrosserie. Elle était garée face au n° 1 du boulevard Henri-
IV, sur une place en Lincoln.
La place de stationnement dite « en Lincoln » est gagnée sur le trottoir. On
l’appelle ainsi parce que les premières du genre ont été créées rue Lincoln, à
Paris. Celle-ci, autorisée dans le seul sens des bus, était interdite aux véhicules
particuliers : c’était une simple dépose taxi.
Dampierre avait dû traverser la voie de bus à contresens.
Un des hommes du gros Georges, de l’Identité judiciaire, déroulait une rubalise
pour isoler le périmètre. Un autre technicien mesurait une projection de sang sur
le capot.
« Forme ovoïde avec un angle de 50°, faible vitesse de projection. Peut-être un
coup de poing. »
J’étais venu avec Lazerschenne, Maurel et Ferrerri. On avait laissé Brévenart et
Legonsaur écouter Lennon à la Boîte.
Sur le toit de la voiture, il y avait des gouttes. Ce sang-là était tombé à la
verticale, sans vitesse.
« Quelqu’un s’est tenu immobile contre la portière, la tête inclinée. »
Une trace palmaire se devinait.
« On a pris appui ici avec la main. »
Deux techniciens ont repéré une marque de semelle un peu plus loin sur le
trottoir. Elle aussi incomplète. Ils n’ont rien trouvé d’autre sur la centaine de
mètres entre les deux bras de la Seine.
Trois immeubles se côtoyaient le long du trottoir. Aux rez-de-chaussée : un
magasin de cycles, un marchand d’articles de pêche et un garage automobile.
Devant le garage, deux vieilles pompes à essence attendaient. J’ai songé que
Hopper aurait pu les peindre et j’ai pensé à Valentine.
De l’autre côté du boulevard, l’espace vide du square Barye occupait la pointe
de l’île jusqu’au fleuve.
« Aucune n’a été forcée. »
Un technicien avait fini de relever des traces d’empreintes sur les poignées de
la voiture.
J’ai ouvert le coffre, vaguement anxieux : on a souvent des surprises. Aucun
corps humain ; un triangle, un imperméable plié, un chapeau, un parapluie et une
paire de chaussures lustrées posées côte à côte. François Dampierre était un
homme prévoyant et ordonné.
Les techniciens ont promené un faisceau de luminol à l’intérieur du coffre
pendant que j’entrais dans l’habitacle. La boîte à gants contenait des mouchoirs
en papier, un sachet de bonbons à la menthe et un carnet où étaient notés des
nombres, quelques noms – CHARTEMIEUX, VÉDOUIN, MAURENNE, SAPONNIER, BIX. Il
y avait des factures de restaurant. La plus récente datait de vendredi 14 heures
29, Marius et Janette, deux personnes.
*
J’ai envoyé Lazerschenne, Maurel et Ferrerri dans les immeubles pour
recueillir d’hypothétiques témoignages dans les étages. Et je me suis dirigé vers
le garage.
Il sentait l’huile de vidange. Il avait des allures de garage d’autrefois en
province, au bord de la nationale 7 où on s’arrêtait sur la route des vacances pour
faire le plein, vérifier les niveaux et laisser refroidir le moulin des voitures
fatiguées.
Les outils étaient accrochés en ordre à un panneau d’aggloméré au-dessus de
l’établi. On s’attendait à voir des affiches en noir et blanc de Panhard et
Delahaye. On cherchait des publicités pour apéritifs oubliés, Byrrh, Dubo Dubon
Dubonnet, ou les Balto, cigarettes au goût américain.
Il y avait quand même un poster dans un coin, pas de vraie pin-up des années
soixante mais de fausse ingénue de téléréalité contemporaine.
Le garagiste s’essuyait les mains à un chiffon. Son garage était fermé le
samedi.
« Et puis c’était le 1er mai. »
Quand il avait bouclé vendredi soir à 18 heures 30, la voiture de François
Dampierre n’était pas là.
« Il y avait un mort dedans ? » a demandé sa femme.
Elle avait pensé à ça dès qu’elle avait vu les combinaisons blanches de la
Scientifique.
*
J’ai longé la vitrine de la Maison de la mouche où un client testait des cannes à
pêche. J’ai continué et j’ai poussé la porte du marchand de cycles.
De nombreux vélos étaient suspendus dans une odeur de pneu propre. Le
vendeur replaçait des cocottes de frein sur son présentoir et employait une eau de
toilette au pamplemousse ; il avait fermé à 19 heures vendredi, la voiture de
Dampierre n’était pas là. Le lundi, le magasin était fermé.
Un espace était consacré aux VTT et aux BMX. Dans le coin des vélos de
course brillaient les jantes en alu ; il y avait aussi les guidolines neuves autour
des guidons, ça faisait envie.
On retrouve des sensations d’enfance dans un magasin de vélos. Je me suis
revu pédalant à travers les routes de Normandie sur le premier vélo de course
que m’avait offert ma mère.
Je me suis demandé si on disait encore « guidoline ».
Triples plateaux, boyaux, porte-bidon, cale-pied : des mots de grand pour des
rêves d’enfant. Bleu roi métallisé, les miens, autrefois, avec guidoline ivoire.
*
« L’idéal, c’est la pelle-de-coq whinting farms. »
Le patron de la Maison de la mouche avait disposé un assortiment de mouches
synthétiques sur le comptoir devant son client. La sélection de la plume était
déterminante.
« On la lui arrache sur le cou. »
Il a évoqué les coqs limousins et les canards mandarins.
Je savais que les passionnés montent eux-mêmes leurs appâts ; j’appris qu’ils
élèvent leurs propres coqs pour avoir les meilleures plumes.
« Sur les flancs du mandarin et sur la poitrine du colvert. »
Il montrait à son client la façon de fixer l’hameçon. Il fallait d’abord « enlever
le duvet à la base des fibres », puis couper la partie utile « à trois ou quatre
millimètres du rachis ». Ensuite on enroulait le fil de montage jusqu’à la
courbure de l’hameçon.
« Vous positionnez la pelle selon un angle léger, ça dépend de votre mouche :
certaines ont les ailes couchées vers l’arrière, les éphémères les portent droites.
À vous de voir. »
Pour enrouler le fil de montage, il préconisait des « pinces brucelles ». Pour
enrouler la plume, qu’il continuait d’appeler « pelle », il préférait les « pinces à
hackle ».
Le client a demandé à voir d’autres mouches. Le patron lui conseillait la glass
buzzer.
Alignées en rangs réguliers dans leur boîte, maintenues par des élastiques, les
mouches étaient prises dans une épaisseur de feutrine comme des bijoux dans un
écrin.
« Je vous mets un assortiment de sèches et de noyées. »
Il lui faudrait aussi des « parachutes » et des « culs-de-canard ».
Elles valaient entre quatre-vingt-cinq centimes et trois euros pour les plus
sophistiquées, comme la scarabée vibrator. Ce nom m’a rappelé certains sextoys
que j’utilise avec Valentine.
Le client est parti avec son lot de mouches enveloppées dans du papier de soie.
Je me suis approché du comptoir.
Le patron n’avait pas remarqué, lui non plus, la voiture de Dampierre vendredi
soir en partant. Le lendemain était férié, il n’était pas venu, et le magasin était
fermé le lundi.
Je caressais machinalement des plumes. Il a dit :
« Nos nouvelles “mouches-de-mai”. Une émergente et une nymphe à billes. »
D’un geste de névropathe, il en a sorti d’autres avec de gros yeux effrayants.
« Les bobbies. »
On ne voyait que ça : ces deux gros yeux ronds sur ces petits corps malingres,
qui vous observaient.
Je m’éloignais déjà.
J’ai fait demi-tour et je suis revenu devant le comptoir.
« Je vous prends celle-ci. »
Une killer bug violette.
*
J’ai traversé le boulevard. J’ai franchi la petite barrière du square.
Une sculpture en bronze représentait le Combat du Centaure avec le Lapithe.
J’ignorais qui était le Lapithe. J’ai marché entre les massifs aux couleurs gaies,
les bancs verts et deux petits chevaux en bois sur ressort.
Le nom des arbres était indiqué : IF D’IRLANDE, ORME PLEUREUR, SAVONNIER DE
CHINE. Je tentai de différencier leurs odeurs mais je ne sentais que celle de l’eau
de la Seine.
À la pointe de l’île, le courant n’était pas puissant mais on le devinait dans la
forme des vagues qui venaient se déchirer contre la pierre en contrebas. Droit
devant, le pont d’Austerlitz. À gauche, le beffroi de la gare de Lyon avec son
grand cadran. Et plus loin à droite, les tours en livres ouverts de la bibliothèque
François-Mitterrand.
J’ai fait demi-tour et j’ai traversé le petit square dans l’autre sens.
Je me demandais si des SDF venaient dormir ici, la nuit.
Pour le trajet retour, ils avaient échangé leurs places. Numéro 3 était passé au
volant, et les deux autres à l’arrière.
Ce sont les deux autres à l’arrière qui nouèrent un bandeau autour des yeux de
François Dampierre après lui avoir collé une bande d’adhésif sur la bouche. Ils
purent ainsi tous les trois rabaisser leur capuche et retirer foulard et lunettes
noires.
Sa vision éclaircie, le conducteur longea la Seine au ralenti pour que les deux à
l’arrière y jettent le téléphone portable de leur otage. Il ne prononça pas une
parole et il pleurait en silence : l’otage lui avait mis un coup de coude
involontaire dans le nez au moment de l’assaut.
À l’arrière, encadré par les deux acolytes, Dampierre ne disait rien lui non plus
et saignait lui aussi, de l’arcade sourcilière.
Ses poches fouillées, on jeta aussi son portefeuille à l’eau.
On songea bientôt que si l’habitacle offrait une apparence moins insolite sans
les capuches, les lunettes et les foulards, un siège passager vide à l’avant tandis
que sur la banquette arrière se serraient trois personnes dont une aveuglée et
bâillonnée pouvait tout autant éveiller la curiosité.
Restait le recours de plier le buste de l’otage afin que sa tête n’émerge pas. On
conclut que finalement on aurait mieux fait de le mettre dans le coffre.
L’éclair d’espoir de madame Dampierre s’est vite étouffé en me voyant
accompagné d’un technicien.
« De la Scientifique ? »
Son visage s’est décomposé : elle déduisait que si on voulait l’ADN de son
mari, c’est qu’un corps méconnaissable avait été retrouvé.
« Sa voiture seulement, ai-je dit. Boulevard Henri-IV. »
Elle a cherché. J’ai précisé :
« Au tout début, le tronçon qui traverse l’île Saint-Louis. »
Elle ne voyait pas. J’ai dit qu’il y avait des gouttes de sang.
Elle est restée un instant paralysée, à mettre en place ces informations et à
essayer d’en deviner les conséquences. Il lui fallait maintenant les affronter
toutes, ces conséquences, en acceptant les pires.
« Quand mon mari m’a appelée de sa voiture vendredi soir après avoir quitté
son bureau, il semblait tout à fait normal et ne pensait pas rentrer trop tard. »
Elle avait du mal à ne pas s’agiter sur sa bergère, dans cet appartement cossu
de l’avenue de la Bourdonnais trop délicat pour la brutalité des images qui s’y
invitaient.
« Notre fille doit venir de Los Angeles. »
Quand elle avait décidé de partir vivre là-bas, elle n’avait que vingt-deux ans,
et madame Dampierre n’était pas très enthousiaste.
« Mais mon mari l’avait encouragée. C’était un but, elle voulait devenir
comédienne. »
Ça lui faisait du bien parler de leur fille. Elle essayait ainsi de noyer son
angoisse.
*
Le technicien a prélevé des cheveux dans les dents d’un peigne à la salle de
bains et il a glissé les lames du rasoir dans un scellé.
Peu de documents professionnels dans la pièce faisant office de bureau à
François Dampierre, quelques factures de prestataires de service, des brouillons
de propositions d’achats de droits. J’emporterais l’ordinateur portable pour le
faire examiner par nos services spécialisés : sa femme ne connaissait pas le code
pour l’ouvrir.
J’ai relevé dans un tiroir des correspondances avec des agents artistiques et des
CV de comédiennes.
« Le choix des comédiens entre dans son domaine de compétence ? »
J’avais préféré ne pas prononcer « comédiennes », pour rester sur le terme
générique. La question ne l’a pas fait tiquer.
« Si le rôle de mon mari est d’estimer le coût des programmes qu’il envisage
de mettre à l’antenne, il doit aussi se faire une idée de leur contenu artistique. »
J’ai dû être abrupt :
« Vous avez fait l’inventaire de ses vêtements ? »
Elle s’est cabrée.
« On m’a déjà posé la question. Il ne manque que ceux qu’il portait, un
costume bleu marine, une chemise bleu ciel et une cravate lie-de-vin. Il n’en a
pas pris d’autres, si c’est ce que vous voulez savoir.
— Vous possédez un compte bancaire commun ?
— Depuis notre mariage.
— Vous l’avez vérifié ?
— Il n’a pas utilisé sa carte bleue depuis mardi dernier. »
Elle a marqué un temps.
« Il en possède une autre, professionnelle. »
Sur le bureau : une photo dans un cadre, prise à la montagne, des époux
Dampierre avec leur fille, quelques feuillets remplis de tableaux, de cases
horaires et de noms. Ses rendez-vous étaient dans l’agenda professionnel, au
siège de la chaîne.
Le technicien s’est approché :
« Une dernière chose, madame : voulez-vous ouvrir la bouche ? »
Elle serra les dents.
« S’il vous plaît. Votre ADN, dans un but de désincrimination. »
On lui avait retiré sa cravate et sa ceinture. Ses lacets aussi : ses pieds flottaient
dans ses chaussures. Il était assis à même le sol, souple et froid. Ses chevilles
étaient entravées, comme ses poignets dans le dos. Il avait envie de pisser. Et il
entendait des voix de fillettes.
Incapable de distinguer ce que ces fillettes disaient, il ne percevait que l’éclat
éthéré de leurs rires. Il chercha l’heure qu’il pouvait être. Aucune lueur ne
traversait ses paupières écrasées sous le bandeau qui blessait son arcade
sourcilière. Faisait-il encore nuit ? Il n’était pas en mesure de savoir quel
programme passait en ce moment sur Plein Écran. Il aurait voulu. Tout en pesant
l’aspect dérisoire d’une telle préoccupation.
Il s’habituait à sa position sans comprendre où il se trouvait. Il ne captait que
ces discussions de petites filles animées, ponctuées de rires. Une cour d’école ?
Était-on déjà lundi ? Une aire de jeux ? Il n’identifiait aucun bruit d’extérieur :
les fillettes devaient se tenir dans une pièce avoisinante.
Et cette présence innocente avait de quoi désappointer. Dampierre se
demandait ce qui les amusait. Quelles histoires drôles ou quelles taquineries
pouvaient bien provoquer de tels rires suraigus chez ces fillettes insouciantes.
Brévenart et Legonsaur étaient toujours au bureau ; les autres n’étaient pas
encore revenus de l’île Saint-Louis. Et Kennedy était préoccupé par son avenir.
Il avait concouru dans la catégorie « Grands de ce Monde ». Il ne se rappelait
pas grand-chose. Il a quand même fait l’effort.
Samedi soir, si les « Grandes Voix » devaient interpréter une chanson en live
(Dalida avait balayé ses lèvres de ses cheveux), les musiciens de la catégorie «
Grands Instrumentistes » étaient autorisés à mimer sur une bande-son (Glenn
Gould courbé en deux sur une petite chaise avait pianoté dans le vide). Les «
Géants du Sport » adoptaient une simple posture en situation (Marcel Cerdan en
garde, Eddy Merckx en danseuse, Jean-Claude Killy en œuf), à l’instar des «
Grandes Étoiles du Septième Art » (Sharon Stone avait décroisé les jambes et
Marilyn avait enjambé un ventilateur).
Kennedy se rappelait que les « Grands de ce Monde » lâchaient une phrase
emblématique. Martin Luther King avait lancé : « I have a dream. » Deux
Napoléon avaient dit : « Du haut de ces pyramides… » De Gaulle avait chevroté
: « Je vous ai compris » en écartant les bras. Lui, il avait choisi : « Ich bin ein
Berliner. »
J’ignorais ce qu’en avait pensé le jury, mais à mon avis, les bras écartés, c’était
plutôt pour « Vive le Québec libre ! ».
Le concours s’était déroulé avec plus ou moins de réalisme, les sosies défilant
sur scène avec plus ou moins de fidélité au modèle choisi. Monsieur Hulot à vélo
faisait tourner sa sacoche en hélicoptère et Don Camillo se décrochait la
mâchoire de colère. L’un d’entre eux s’était présenté dans une combinaison
d’astronaute, le pas gourd et les gestes engoncés, visage invisible derrière le
casque à visière.
« Bon, il avait quand même soigné son entrée, il avait apporté un escabeau. »
J’ai eu du mal à saisir l’opportunité du détail.
« Quand la lumière l’a éclairé, il s’est mis à descendre les échelons au ralenti. »
Il avait sauté le dernier et il avait lâché son « petit pas pour l’homme ». Celui-
là n’était pas resté après la proclamation des résultats, dépité sans doute (le
casque évidemment), mal à l’aise (l’humiliation ou la combinaison).
Lui, Kennedy, il avait tout de suite entrepris la descente des kirs, ivre au bout
du neuvième, endormi dans son vomi au quinzième. Il ne se rappelait même plus
qui était présent.
Les noms étaient connus. Il y avait entre autres les vainqueurs de chaque
catégorie : Madonna, Neymar, Che Guevara, Cameron Diaz et Manitas de Plata.
Le Che était parti après le premier verre, en même temps que trois Michael
Jackson dégrisés. Les kirs s’étaient succédé, l’organisateur et les jurés étaient
rentrés chez eux, puis monsieur Hulot sans cesser de faire tourner sa sacoche, et
Cerdan en titubant. Les concurrents disparaissaient l’un après l’autre à mesure
que se réchauffait le vin blanc. Les irréductibles continuaient d’échanger des
anecdotes de leur vie : la fausse, celle de l’autre.
«Ça marche bien dis donc hi hi hi.

— Hi hi hi j’ai six ans.


— Et moi je vais bientôt rentrer à la grande section hi hi hi. »
On s’en foutait de parler fort et que Dampierre entende de l’autre côté de la
porte.
« Hi hi hi qu’est-ce que t’es bête ma pauvre fille.
— Bête toi-même hi hi hi.
— Hi hi hi arrêtez de vous vanner ou je le dis à maman. »
C’était jouissif de hausser la voix, ces petites voix d’un autre temps.
« Rabattez vos capuches, maintenant.
— Et les foulards. Je mets mes gants ?
— Évidemment. Et chacun ses lunettes… Oh merde… »
Des voix qui perdaient subitement leur stridence. Il fallait se pulvériser une
nouvelle dose d’hélium dans la gorge. On faisait tourner la bouteille.
« Hi hi hi c’est revenu.
— Nu nu nu.
— Ah ben oui tu l’as dit.
— Di di di.
— Assez les filles, vous n’êtes qu’une paire de chipies.
— Pi pi pi. »
Les trois entrèrent dans la cave.
Derrière son bandeau, Dampierre ne put les apercevoir.
« Restez tranquille, dit la première voix.
— On ne vous fera aucun mal, dit la deuxième voix.
— Pour l’instant ! » tempéra la troisième en martelant les mots pour leur
donner une gravité que l’hélium contredisait.
C’était plutôt une voix de bande dessinée. Daffy Duck au pays des truands.
Dampierre s’en trouva affligé. Puis il sentit des doigts dénouer le bandeau et il
découvrit trois lunettes noires au-dessus de trois foulards sous trois capuches.
Il découvrit autour de lui des murs en moellons bruts et un soupirail condamné,
tandis qu’une autre main gantée arrachait le ruban adhésif de son bâillon.
« Pas la peine de crier.
— Personne ne vous entendra.
— Et on peut te flinguer ! »
Des gens fumaient sur le trottoir dans la douceur du soir.
C’est ici que j’avais reçu la balle, quelques années auparavant. Le type s’était
retourné et on avait tiré ensemble. Sa balle de 6.35 était entrée dans mon crâne.
Valentine était sortie de sa galerie et elle avait été la première à s’approcher.
J’étais par terre. Elle m’avait soutenu la tête, sans craindre le sang qui coulait sur
ses bras. Notre relation s’était engagée comme elle devait continuer : sous le
signe du sang.
À l’intérieur, je me suis faufilé dans le brouhaha en ouvrant la bouche. Le
mélange de parfums me montait à la tête. Je la cherchai des yeux.
Le buffet était recouvert d’une nappe blanche. Un visage connu, de l’autre
côté. Dans une veste amarante, un verre dans chaque main : l’extra habituel des
vernissages de Valentine.
« Comment ça va, Paul ?
— Bien monsieur Gray, et vous-même ? »
Paul aime bien entretenir cette distance en majuscule qu’il doit juger
indispensable à la qualité de son office.
« Un Caol Ila ? »
Il en prévoit toujours une bouteille pour les amateurs de whisky, et pour moi.
« Merci Paul.
— Beaux macchiaioli. Madame Mamounette n’est pas encore arrivée. »
Au début, il n’appelait pas la mère de Valentine autrement que « Madame de
Quambremer ». Puis, devant la bienveillance de cette aristocrate qui marquait si
peu le fossé social les séparant, il avait cédé. Triomphant de ses ultimes
réticences éthiques, Paul avait opté pour le délicieux « Mamounette », sans
toutefois se résoudre à abandonner le révérencieux « Madame ».
« Beaux macchiaioli, a-t-il répété en me tendant mon whisky. Les
impressionnistes français y sont pour beaucoup.
— Il paraît. »
La réponse a été jugée décevante. Je me suis empressé d’ajouter :
« Même s’ils n’ont pas eu tellement d’occasions de se fréquenter. »
J’avais révisé. Son regard s’est rallumé.
« Forcément, monsieur Gray : les uns à Florence, les autres à Paris.
— Et à Barbizon. »
Je n’en étais pas sûr mais il appréciait ; lui aussi s’était mis à lire des tas de
bouquins sur la peinture.
Je l’ai laissé sur cette bonne impression, à promener son obséquiosité derrière
la nappe. Paul est fidèle à chaque événement de la galerie et je suis persuadé
qu’il exige de son employeur d’être affecté en priorité aux vernissages de
Valentine, comme une sorte de privilège.
« Tu étais là ? »
Pull angora décolleté en V sur sa poitrine bronzée aux UV : Valentine en son
alphabet du soir. Et ses jambes dans un pantalon cigarette en stretch noir : ma
drogue. Elle m’a embrassé.
« Tu es contente ?
— Très. Le XIXe italien est si mal connu. Maman doit venir avec Robin. Tu as
vu ? »
Elle parcourait les cimaises du regard, ainsi que les invités devant les petits
macchiaioli qu’on avait accrochés dimanche.
« J’ai des acheteurs de Munich et d’Amsterdam qui sont là. Et ton Elvis ? »
Elle n’a pas attendu la réponse, elle fonçait sur un couple en arrêt devant
L’Attente de Telemaco Signorini.
« Ce qu’ils recherchaient avant tout, c’était la lumière… »
Je l’ai entendue encore prononcer des mots comme « rupture », « découpes
franches », « manière synthétique », et je me suis laissé dériver au gré du flux
humain, mon verre de Caol Ila en main.
J’ai vogué de grèves livournaises en villages toscans, suivant une Scène de
halage avec une poignée de paysans florentins et des Porteuses de fagots avec
des amateurs de peinture parisiens. Les petits tableaux attiraient, on se penchait
pour capter un coup de brosse, une traînée de couleur pure.
« La macchia ! » a lancé une voix.
Un parfum de guimauve que j’ai identifié entre tous.
« De quelque façon dont vous preniez le terme – tache, détail, esquisse, même
la “trace honteuse”, ils l’acceptaient. Ce n’étaient pas des peintres susceptibles. »
Je me suis retourné.
« Des novateurs, pontifiait Mamounette avec Robin contre sa hanche, une
nouvelle bête pliée entre les doigts. Osons-le : des iconoclastes ! »
On écoutait la mère de Valentine avec attention, et un peu d’ironie au fond.
« Des jeunes gens modernes qui voulaient casser les codes de la peinture
académique de leur époque, même s’ils n’échappaient pas à l’influence du
Quattrocento. Mon petit Yann !
— Mamounette !
— C’est bien que vous ayez pu venir.
— Regarde, Yann, c’est une grenouille.
— Très réussie, bonhomme. Vous voulez boire quelque chose ? »
Je me suis dirigé vers le buffet, ils me suivaient.
« Évidemment, de l’impressionnisme là-dedans », récitait la mère de Valentine
à voix haute.
Paul a hoché la tête, radieux.
« L’influence française, a-t-il dit en lui tendant une coupe.
— Il aurait fallu exposer quelques toiles de Guigou. Vous êtes d’accord avec
moi, mon cher Paul ?
— Pour le parallèle pictural, madame Mamounette, bien sûr, une même
écriture synthétique. Grenadine pour monsieur Robin ? »
Le « Monsieur Robin » faisait toujours rire le gamin. Lui aussi partageait des
complicités avec Paul.
« Ça, c’est de la grenouille ! a ajouté le serveur en désignant son pliage.
— Mamounette m’apprend à en faire. C’est des origamis. »
Paul n’a rien répondu : il n’avait pas étudié ce sujet-là.
J’ai fouillé mes poches en prenant mon temps, sous les yeux curieux de Robin,
et j’en ai sorti la mouche emballée dans son papier.
« Qu’est-ce que c’est ? »
J’ai déplié le papier avec plus de lenteur encore, du plaisir gourmand et un peu
de vice, pour présenter la mouche à plat dans ma paume.
« Elle s’appelle killer bug. »
Il a tendu les doigts pour caresser les plumes.
« Fais attention à l’hameçon. »
Largué autant sur les mouches que sur les origamis, Paul a réorienté la
conversation sur les macchiaioli :
« Les impressionnistes, évidemment, des paysages construits en mêmes bandes
horizontales.
— Avec une diagonale creusant l’espace, a dit la mère de Valentine. Et un petit
personnage pour donner l’échelle. »
Robin s’était mis à piquer des olives avec l’hameçon.
« Les rendez-vous du caffè Michelangiolo, disait Paul.
— Via Larga », disait Mamounette.
En dehors de ce ping-pong culturel, Robin harponnait une crevette.
« Puis ils arrivent à Paris.
— Et le mouvement se délite. »
L’histoire était close. Mamounette m’a pris le bras.
« Et vous, mon petit Yann, vos artistes ? »
Valentine lui avait raconté.
J’ai dit :
« Ils cabotinent. »
*
Robin montrait sa ménagerie à sa mère : mouche et grenouille. Je m’approchai
et j’ai eu le temps de l’entendre murmurer :
« On a fait une surprise à Yann. »
Il m’a vu et il s’est tu. Il a enroulé la mouche dans son papier.
« Tu aurais pu émousser l’hameçon, m’a dit Valentine.
— Et toi, tes macchiaioli, ça mord ? »
Elle en avait déjà vendu trois. Robin glissa la grenouille dans sa poche.
« Il a avoué, Elvis ?
— Pas tout à fait, bonhomme.
— Mamounette m’a fait écouter, on l’a regardé chanter sur sa tablette.
— Ça te plaît ?
— Bof. Il transpirait.
— Tu l’as vue ? » m’a demandé Valentine.
On apercevait sa mère, là-bas, qu’un petit homme à nœud papillon entretenait.
Le petit homme semblait animé, Mamounette lui donnait la réplique avec autant
d’allant. Que pouvaient-ils bien se raconter ? Leurs bouches dessinaient des culs-
de-poule. On aurait juré qu’ils envoyaient des baisers dans le vide.
« Elle m’a dit que toutes les filles étaient amoureuses de lui. C’est bizarre, a dit
Robin. Il avait les cheveux qui bougeaient. »
J’ai mis une seconde à comprendre qu’il parlait d’Elvis Presley.
« Tu me rapportes une coupe ? » m’a demandé Valentine.
Je suis retourné vers Paul.
« Pour madame Valentine », ai-je dit.
Il a remonté la bouteille du seau à glace. Et pendant qu’il remplissait le verre, il
s’est penché au-dessus de la table :
« Moi, Elvis, j’ai jamais trop accroché. »
Décidément l’histoire des sosies s’était répandue.
« John Wayne, d’accord. Là, d’accord ! Dans L’Homme qui tua Liberty
Valance. Hein ?
— Oui, ai-je dit.
— Et Les Bérets verts. Hein, monsieur Gray ? Les Bérets verts !
— Aussi.
— Le Dernier des géants.
— Le dernier, Paul.
— Je parlais du film, monsieur Gray. La Charge héroïque ? Le Ranch de la
terreur ? »
Était-ce un défi ? J’ai hésité.
J’ai lâché :
« Une Bible et un fusil.
— Le Massacre de Fort Apache.
— Alamo.
— Rio Bravo. »
C’était bien un défi. Notre match à nous.
J’ai relancé :
« Rio Lobo.
— Rio Grande », a dit Paul.
Il fallait pousser plus loin, toute la saveur du jeu l’exigeait. J’ai articulé, en
mâchant les mots, à l’américaine franchouillarde :
« Est-ce que voous appoortez un peu d’oor avec voous ?
— Noon, a renvoyé Paul aussi sec.
— De l’argent ?
— Que duu ploomb. »
Il a tendu la coupe, ça pétillait dans son regard aussi.
J’ai dit :
« This is where our trails part. »
Fin de l’échange. Paul ne regardait pas les films en VO.
*
Mamounette avait rejoint sa descendance, le petit homme au nœud papillon
l’avait lâchée. Mais quand je les ai eus embrassés tous les trois pour m’en aller,
le petit homme m’a crocheté le coude.
« Vous sifflez ? »
Je regardai le verre que je tenais encore entre les doigts.
« Parfois un whisky. »
Le nœud papillon a tressauté, l’homme pouffait.
« Pardon ! Je voulais dire, vous êtes siffleur ?
— Je ne comprends pas. »
Sa bouche s’est arrondie en cul-de-poule et s’est mise à siffloter avec une
insistance hystérique.
« Je m’excuse, ai-je dit, mais je dois partir, là. »
Il a lancé encore un petit trille incisif.
« J’ai compris monsieur, bonsoir. »
Mais il me retenait par la manche :
« Arnaud Cévaire, champion du monde des siffleurs 2016, 2017 et 2019.
— Félicitations.
— Je suis chef de chœur. »
Je ne captais pas – j’avais entendu « cœur ».
« De chœurs siffleurs, a-t-il précisé. Je dirige un petit groupe, nous nous
produisons régulièrement, répertoire classique : La Flûte enchantée, Nabucco…
Vous voyez ? La Traviata… Tous les grands airs d’opéra.
— Vous les sifflez ?
— On aborde également la variété pour notre jeune public, s’est-il empressé.
Ne croyez pas. La pop. Et même le rock’n’roll. C’est très beau, vous savez.
— Je n’en doute pas.
— J’ai un grand projet. »
Je ne disais rien. Il fallait un peu de recul pour mesurer l’ampleur du projet.
« Cent siffleurs, a-t-il lâché. Pas un de moins. Vous imaginez Carmina Burana
sifflé par cent siffleurs ? Et Aïda ! Vous imaginez ça ? »
Je tentais. Il a piqué du menton dans son nœud papillon :
« Pour l’instant, j’en ai trouvé vingt-trois. Je recrute. Il m’en manque…
— Soixante-dix-sept.
— Soixante-seize avec moi. Soixante-quinze si la dame là-bas tient parole. »
Il désignait la mère de Valentine.
« C’est elle qui m’a dit que vous… »
J’ai compris sur-le-champ.
« Que je sifflais ? » ai-je dit.
Il me tendit sa carte.
« On répète le mercredi et le jeudi à l’église Saint-Honoré d’Eylau. »
En quittant la galerie, j’ai jeté un coup d’œil en arrière : Mamounette,
Valentine et Robin me regardaient en riant.
*
Chez moi ce soir-là j’ai marché sur un dinosaure.
Et quand j’ai ouvert mon réfrigérateur je suis tombé nez à nez avec un hibou.
Tous les deux en papier.
On avait tendu à Dampierre une bouteille d’eau minérale.
« J’ai les mains liées dans le dos. »
On lui avait collé le goulot entre les lèvres et il avait bu. On avait relevé trop
rapidement la bouteille et de l’eau avait coulé sur son menton.
Les trois capuches restèrent immobiles, et muettes, face à lui.
« Qu’est-ce que vous voulez ? De l’argent ?
— Hi hi hi, fit une des trois petites voix.
— On payera, dit Dampierre, ne paniquez pas.
— Hi hi hi, fit une autre petite voix.
— Je veux parler à ma femme.
— Hi hu ho », fit la troisième en descendant dans les graves.
Mouvement de stress des trois capuches et l’une d’elles quitta la cave.
« Je veux parler à ma femme, répéta Dampierre. Et puis j’ai besoin de… »
Derrière la porte, la troisième capuche s’envoyait une pression d’hélium.
Quand elle revint, elle dit :
« Ça sent la piiisse. »
Le lendemain à la Boîte, Ferrerri archivait les procès-verbaux des auditions
menées boulevard Henri-IV. L’enquête de voisinage n’avait rien donné.
Legonsaur et Brévenart étaient maussades. Aujourd’hui allaient arriver un
Anquetil et un Poulidor, dans l’ordre, trois Napoléon et deux Cassius Clay.
Lazerschenne et Maurel sont arrivés un peu plus tard, ils s’étaient relayés dans
la nuit au square Barye.
« Pas de SDF. »
*
La Scientifique a envoyé son rapport concernant la marque de semelle sur le
trottoir.
CARACTÉRISTIQUES GROUPALES : CHAUSSURE PIED GAUCHE, TAILLE ESTIMÉE 38/39,
TYPE BASKET DE MARQUE NON DÉFINISSABLE, MOTIFS ARÊTES CARRÉES EN CHEVRONS,
FOND DE CANAUX TRAPÉZOÏDAL. PARTICULARITÉS SPÉCIFIQUES : USURES DE SUPINATION,
SIGNES D’ARRACHAGE À LA POINTE, VAGUELETTES SUR BORD INTERNE DE LA VOÛTE.
Le smartphone de François Dampierre n’avait pas borné. Sa carte bancaire
n’avait pas été utilisée depuis le mardi précédent. Il en possédait bien une
seconde, professionnelle. Sa secrétaire l’a confirmé.
Vendredi, son patron était arrivé au siège de Plein Écran à 8 heures 45.
« Comme d’ordinaire. Il a commencé la journée par ce qu’il fait chaque matin :
la lecture des audiences de la veille. »
Tous les matins à 9 heures les chiffres tombaient, et si certains se mettaient en
colère, elle était incapable de dire si Dampierre l’était ce jour-là.
« C’est un homme qui sait garder son sang-froid. »
Le prime time était une rediffusion d’un téléfilm français qui s’était bien
défendu vu le contexte. La part de marché de l’access restait sensiblement la
même, celle des cases de l’après-midi n’avait pas trop baissé, la matinale
maintenait sa part d’audience.
« Ensuite a eu lieu le comex. »
Le comité exécutif réunissait l’ensemble des directeurs autour du président et
du directeur général.
« Le directeur financier, le talent manager, le responsable de la régie
publicitaire, la directrice de la communication, la directrice des études de
l’audience et les directeurs de chaque unité : rédaction, fiction, jeux et variétés,
jeunesse, service des sports. »
Treize personnes en tout. Dampierre, en tant que directeur des programmes et
de l’antenne, se situait en troisième position, après le président et le directeur
général délégué.
« Dans les faits, il est le véritable patron, a murmuré la secrétaire. C’est sur lui
que repose l’identité de la chaîne. »
Je lui ai montré les feuillets récupérés avenue de la Bourdonnais. Ils
ressemblaient à ceux qu’elle a sortis du bureau.
« Ce sont des brouillons de grilles. »
Les nombres étaient des études de budget, des devis de production. Il y avait
aussi des horaires.
J’ai lu d’autres documents. Et j’ai su qui étaient les noms inscrits dans le carnet
récupéré dans la voiture.
« Védouin est créatrice, m’a dit la secrétaire. Bix est l’animateur du jeu que
diffuse la chaîne en ce moment, et Saponnier, son producteur. »
Chartemieux et Maurenne étaient des candidats.
*
François Dampierre avait reçu plusieurs personnes durant la journée de
vendredi. Un agent artistique était venu à midi proposer une comédienne pour
une fiction. Le rendez-vous avait duré jusqu’à l’heure du déjeuner, qu’ils avaient
pris ensemble avenue George-V, chez Marius et Janette. La facture était dans le
carnet, notes de frais, deux couverts.
Je n’avais pas une image précise de François Dampierre. Je n’en avais vu
qu’un portrait à la télé, puis à travers une photo chez lui, prise à la montagne où
il était entouré de sa femme et de sa fille adolescente. C’était « un homme
séduisant », selon sa secrétaire. Il était de retour à 15 heures du restaurant.
Au cours de l’après-midi, il avait reçu un directeur de théâtre, une créatrice qui
insistait depuis quelque temps pour le voir, et le producteur du jeu, La Bourse et
l’Esprit, Saponnier.
*
Sur son bureau il y avait une nouvelle photo de madame Dampierre et de leur
fille, à la mer cette fois, un peu plus âgées. Et sur un rayonnage, la fille seule,
souriante, avec en fond la colline d’Hollywood et ses lettres de guingois.
Le mot de passe pour allumer l’ordinateur était le même que celui du portable
récupéré avenue de la Bourdonnais. Nos spécialistes l’avaient décodé. L’écran
s’est allumé sur un fond corallien. Des icônes de dossiers aux dénominations
techniques, PROD SÉRIE, PROD VAR, DROITS IMAGE, DROITS JEU, DEVIS PROD, DÉCORS,
AUDIENCES SEM 18, AUDIENCES SEM 19. Des noms : CHARTEMIEUX, VÉDOUIN, ainsi
que ceux des directeurs d’unités.
Pas de dossier « Castings ». Aucun intitulé « Photo », ni « Perso ».
Un dossier rouge contenait des grilles de programmes. Top secret. La secrétaire
m’a expliqué que chaque semaine, au dernier moment, la grille était déposée
sous pli cacheté à l’organisme chargé de la communiquer à la presse.
« Aucune autre chaîne ne doit connaître le contenu du programme concurrent
avant d’avoir déposé sa propre grille. À partir de cet instant, les chaînes ont
interdiction de modifier leurs programmes. »
«On ne peut pas le laisser comme ça.

— Ce n’est pas humain.


— Et puis ça pue. »
Après cette conclusion personnelle, Numéro 3 avait ajouté, cette fois
professionnel, que l’odeur d’urine risquait d’alerter le voisinage. Hypothèse
audacieuse, avaient estimé les deux autres. Il fut cependant décidé, par souci
d’humanité, de procéder au blanchissage des vêtements de François Dampierre.
« Les chaussettes aussi, dit la voix n° 1.
— Et le slip », dit la voix n° 2.
Leur souci d’humanité à ces deux-là était manifestement plus élevé.
Ce ne fut pas simple : on délia Dampierre qui se contorsionna, jambes et bras
maintenus par ses geôliers. Le glissement du pantalon fut comique, celui du slip,
impudique.
On entrava de nouveau le prisonnier, adhésif autour des chevilles et des
poignets dans le dos. Puis on le couvrit d’une couverture et on lui remit son
bandeau.
Un petit conciliabule s’engagea derrière la porte, dont il entendit des bribes. La
voix n° 3 préconisa le recours au pressing. Les deux autres décrétèrent la
solution insensée : ils se feraient aussitôt repérer.
« Alors ?
— Moins fort.
— Tu perds ton ton : reprends de l’hélium. »
Dampierre haussa les épaules dans sa couverture. De l’autre côté de la porte,
on se vaporisa la gorge d’une longue pression de gaz et les trois voix
recouvrèrent leur harmonie de fillettes.
« Alors on va les lui laver nous-mêmes. »
Il perçut encore un mini-débat sur la désignation de la machine à laver, qui en
vérité ne fit pas débat longtemps, une seule étant à disposition.
« Et maintenant ? » fit la voix n° 3.
Au-delà de la porte, on devait se dévisager : Dampierre misa qu’ils avaient ôté
foulards et lunettes.
« Il va pas pisser dans son froc tous les jours. Et on va pas le lui laver chaque
fois. »
On n’avait pas pensé à ça.
S’ouvrit un nouveau conciliabule. Dampierre ne perçut pas tout. La méthode
élue fut un simple seau que Numéro 3 serait chargé de vider.
« Pourquoi moi ? »
Un Cassius Clay patientait, assis dans son coin, du chaos plein la tête.
« Brévenart en boxe, un autre à côté », a dit Legonsaur en levant les yeux de
l’ordinateur.
Les autres ont rigolé.
Il y avait les mêmes dossiers dans l’ordinateur portable de Dampierre que dans
celui de son bureau.
Lazerschenne a ouvert CORRESPONDANCE. J’ai sorti la clé USB. Les courriers
étaient plus nombreux dans la clé USB : ceux que Dampierre avait écrits pendant
la journée du vendredi, au siège de Plein Écran, et qu’il n’avait pas eu le temps
de transférer sur son portable chez lui.
« Tu t’intéresses à ceux-là », ai-je dit.
Ferrerri irait voir l’agent artistique et le théâtre des Mathurins.
Le téléphone a sonné.
« Quelqu’un pour vous… Monsieur Bix. »
J’avais lu ce nom plusieurs fois.
*
« Je suis venu dès que j’ai appris. »
Démarche souple, jean et blouson de cuir, chemise de marque au col ouvert sur
un foulard imprimé, visage bronzé aux dents étincelantes.
« Félix Bixibirioù, animateur. »
Du jeu La Bourse et l’Esprit diffusé chaque jour à 19 heures 15 sur Plein
Écran.
« On m’appelle Bix. »
La caricature jusque dans le pseudonyme.
« Avec un nom comme le mien, je suis basque. »
Même ses paupières étaient bronzées : il devait fermer les yeux au soleil. Et il
s’épilait les sourcils.
Il était absent de Paris. Il avait « préféré venir tout de suite ». Il bougeait avec
des gestes trop appliqués. Son corps était son outil de travail. Ses mains brunies
par les rayons d’un soleil lointain semblaient manucurées. J’ai remarqué une
égratignure au niveau de l’articulation du majeur droit. Il s’était « blessé à une
bôme » : il faisait de la voile en Grèce depuis samedi, il était rentré le matin
même.
À ma mine interrogative il m’a expliqué que La Bourse et l’Esprit était
enregistré. Ils mettaient toutes les émissions de la semaine « en boîte » sur deux
sessions, le jeudi et le vendredi.
« J’ai appris que Dampierre avait disparu depuis vendredi. »
Il a changé de fesse. Et il a dit :
« J’ai dîné avec lui ce soir-là. »
Au Sully, boulevard Henri-IV. Les deux hommes avaient quitté le restaurant
vers 23 heures. Dampierre avait repris à pied le boulevard en direction de l’île
Saint-Louis. L’animateur ne l’avait pas vu traverser le pont.
« Il était venu à l’enregistrement la veille. C’est là qu’il m’a invité. Vous
connaissez La Bourse et l’Esprit : questions de culture générale avec des
candidats par couple, des liasses de billets suspendues, deux pupitres qui vibrent
et qui clignotent. »
Je n’avais jamais regardé l’émission. Je n’aime pas les jeux. Celui-là était un «
tout nouveau format ». Ils terminaient la première saison.
« Il faut savoir manier les candidats, être un peu bateleur. Tout moi. Et
légèrement grivois : les gens aiment bien. »
Je me demandai si François Dampierre assistait aux enregistrements de La
Bourse et l’Esprit dans un objectif professionnel ou par plaisir. Ses plaisirs, je ne
les connaissais pas. Celui-là, si c’en était un, m’étonnait. Est-ce qu’il riait aux
pitreries de Bix quand il jouait au « bateleur » en étant « légèrement grivois » ?
L’animateur se flattait d’avoir la confiance du directeur des programmes qui
avait décidé de le reconduire pour la saison suivante.
« Au même jeu, avec des petites modifications, des améliorations dans le
décor, le rythme. »
Dampierre voulait aussi restructurer le questionnaire.
« Pour apporter plus de suspens. »
Et le producteur allait changer.
« Les relations entre Dampierre et lui se détérioraient. »
Bix semblait gêné d’avoir lâché ces révélations. La grande fraternité du monde
de la télé ? Saponnier avait un contrat qui courait jusqu’en juin, Dampierre allait
le dénoncer.
Je me demandai si le directeur des programmes ne s’apprêtait pas plutôt à
interrompre La Bourse et l’Esprit. La presse l’avait cru. Mais elle se trompait.
« Je vous répète que le jeu continuera l’an prochain, a fait Bix. Et avec moi. »
Voilà ce que Dampierre voulait lui dire au cours du dîner ? Je le lui ai
demandé. Et sa pointure.
Une cocotte m’attendait dans mes toilettes, assise sur l’abattant de la cuvette.
On était mercredi, Robin avait passé sa journée à plier avec sa grand-mère.
J’ai embarqué la cocotte en papier et je me suis arrêté sur le panneau de la
trappe. J’ai écouté. Ils étaient en bas. Je percevais leurs voix.
« C’est quoi, Mamounette, le crease pattern ?
— Le canevas. Tu suis le solfège de pliage comme je t’ai appris, selon la figure
de base. Ici, on a une base de… ?
— Pli zigzag.
— Bien, à ne pas confondre avec le crimp, hein.
— Oui, oui, Mamounette. Moi j’aime bien le pli pétale. »
J’ai souri. Le pli « pétale ». Évidemment.
« Le pli qui pète ! » a fait la petite voix joyeuse en bas.
Je suis allé dans la kitchenette où j’ai sorti du placard mon pastis maison. Je
m’en suis servi une dose dans un grand verre avec de l’eau fraîche et trois
glaçons. Le premier de l’année. L’arôme d’anis a rempli mon studio.
J’ai bu en regardant la terrasse, avec les deux voix en dessous qui continuaient.
« Tu plies d’abord en creux, par-devant : c’est la vallée ; ensuite tu fais un pli
opposé pour attaquer la montagne. »
Le pastis obéit à une recette de la mère de Valentine. Je le confectionne moi-
même à base d’alcool à 90° qu’elle me glisse à gestes comptés. Elle se le fait
prescrire par un de ses amis médecins et court se le procurer dans les officines de
diverses banlieues reculées pour brouiller les pistes.
C’est encore elle qui fournit l’anis étoilé indispensable à la recette, dont il faut
faire une décoction avec de la réglisse.
L’extrait d’anis étant interdit de vente sur le territoire français, Mamounette
l’achète à Genève lors de ses « voyages fiscaux » et lui fait franchir la frontière
dans la roue de secours de sa Jaguar comme elle l’a vu faire dans les vieux films
noirs (« De gangsters », dit-elle).
Tout cela donne de la valeur à mes apéritifs. Il faut sept morceaux de sucre. J’y
adjoins deux feuilles de menthe que je jette dans l’eau en train de bouillir.
J’ai continué de boire par petites gorgées en observant le fou en buis. Je suis
sorti lui donner un coup de ciseau.
Quand je suis revenu, Mamounette en bas disait :
« Tu relèves une pointe et tu aplatis les flancs.
— Le pli qui pète ! » disait Robin.
J’ai regardé l’heure : ils n’allaient pas tarder à monter. J’ai pris mon téléphone
et j’ai appelé Les Sentinelles.
« Je vais vous la chercher, a dit l’infirmière. Aujourd’hui, ils ont fait de la pâte
à modeler. »
Origami pour les uns, pâte à modeler pour les autres. Je n’osais imaginer
l’allure des créations de maman.
« C’est toi mon chéri comme je suis heureuse.
— Tu as fait des sculptures, maman ?
— … ?
— Avec de la pâte à modeler.
— Comme je suis heureuse tu viens quand mon chéri ?
— Bientôt, maman. »
Que pouvait signifier « bientôt » dans son esprit sans ancrage ?
« Qu’est-ce que tu as fait, maman ? Dis-moi. Des bonshommes ? Des animaux
?
— Je ne sais plus trop bien mon Adrien.
— Yann, maman ; ton fils, pas ton mari. »
Le seul être humain qui restait dans sa mémoire, celui qui l’avait tant fait
souffrir et qui ne voulait pas en sortir.
« Oui bien sûr tu viens quand ?
— Bientôt, maman, tout bientôt, attends-moi.
— Je t’attends mon chéri comme je suis heureuse mon Adrien. »
Des années de servitude affective avec cet homme imprévisible, jaloux,
possessif, déloyal et lâche, qui avait fini par se jeter sous les roues d’un tramway
en la laissant seule avec le petit garçon de six ans que j’étais.
Ce petit garçon qui ne comprendra jamais, même aujourd’hui devenu adulte, et
que sa maman à la dérive ne reconnaît qu’une fois sur deux. Mais ces fois-là elle
le regarde avec de grands yeux étonnés de petite fille amoureuse et lui fredonne
La Java bleue avec de la mousse aux lèvres en riant.
« Maman ! ai-je dit dans le téléphone. Attends-moi maman ! »
*
Dans la salle de bains, c’était un scorpion. Il était sur le mitigeur de la douche,
immobile, la queue dressée passée au feutre noir.
Je me suis changé mais je n’ai pas enfilé mon poncho. J’ai allumé la télé sans
mettre le son. Près du lecteur de DVD, j’ai remarqué l’étui des Bijoux de la
Castafiore vide : ils étaient montés dans la journée pour le visionner.
J’ai regardé ma montre. L’horaire de La Bourse et l’Esprit. J’ai changé de
chaîne.
Brushing impeccable, costume crème et pochette parme, Bix en faisait des
tonnes face à un couple de candidats tout aussi exubérants. On devait leur donner
des consignes : ne rien retenir, laisser libre cours à leurs émotions, joie comme
angoisse. Ils se prenaient le visage à deux mains en attendant le verdict, sur des
gros plans interminables, puis ils sautaient en l’air en entendant la bonne
réponse, trépignaient, remuaient les bras et s’enlaçaient.
Même sans le son, c’était assommant.
La femme du couple est même allée jusqu’à danser autour d’un Bix hilare, du
bonheur plein les dents. Elle frottait ses seins contre la pochette parme, dans une
bonne humeur hystérique en prenant le public à témoin, sous les yeux amusés du
mari qui battait la mesure.
J’ai éteint.
*
« Tu les as trouvés ? »
Visage espiègle dans l’ouverture de la trappe.
« Les deux, bonhomme. J’ai posé la cocotte sur l’étagère avec les Tintin. Le
scorpion dort dans la salle de bains. »
Robin a fini d’entrer en entier, un nouvel animal à la main. C’était un poisson
cette fois. Il lui avait planté l’hameçon de la killer bug dans la gueule et il le
trimballait par la queue de la mouche en le balançant.
Il me l’a tendu.
« Pour ta maman. »
J’ai senti mes yeux me piquer. J’emmenais rarement Robin aux Sentinelles, ma
mère le confondait avec moi quand j’étais petit. Au début ça faisait rire Robin, et
puis ça a commencé à l’inquiéter.
« Ça va lui faire plaisir, tu sais. Je viens de l’avoir au téléphone, elle a fait de la
pâte à modeler.
— Oh ?
— Elle t’en donnera une.
— Quoi ? Quoi ?
— Je ne sais pas.
— Allez, Yann ! Dis ! Hein ? Qu’est-ce qu’elle m’a fait ?
— C’est un secret. »
Sa grand-mère à son tour a émergé de la trappe avec son odeur de guimauve.
« Comment va-t-elle ?
— Elle m’attend », ai-je dit.
Inutile de pousser plus loin.
Je suis allé dans la kitchenette verser du pastis dans un verre, et de la grenadine
dans un autre. Robin m’avait suivi.
« Tu le fais chanter, ton Elvis ? »
J’ai secoué la tête en riant. Et je lui ai renvoyé une autre question :
« Dis-moi bonhomme, les cyclistes du Tour de France, c’est quoi qu’ils
enroulent autour de leur guidon ?
— Ben de la guidoline. Pourquoi ? »
J’ai redouté qu’il me déconsidère d’ignorer ça.
*
On a bu tous les trois dans le canapé avec nos deux compagnons : le poisson
accroché à sa mouche par l’hameçon.
« Robin a appris beaucoup de choses sur les origamis aujourd’hui, a dit sa
grand-mère. Tu lui expliques, mon gamin ? »
Il a pris son petit air sérieux.
« Ça vient de loin, tu sais, Yann. Un art ! »
Il avait une de ces emphases pour prononcer ce mot-là. « Ââârrt. »
Mamounette a glissé que la technique de l’origami daterait de la dynastie des
Han, en Chine, deux siècles avant notre ère, apportée au Japon par des moines
bouddhistes.
« C’est mathématique, a dit Robin. Mamounette, elle dessine des plans avec
des règles et des compas et elle calcule des angles. Elle fait des axiomes. »
« Axiiôôômes ». Ça le dépassait, visiblement.
« Y a des figures de base comme le poisson ou l’oiseau, ou la bombe à eau, et
des plis simples et des plis compliqués.
— Complexes, l’a repris sa grand-mère.
— Oui, complexes. Les grands origamistes peuvent construire des tours Eiffel.
Hein, Mamounette, c’est vrai ?
— C’est vrai. »
Il a pris son élan :
« Alors y a l’aérogami… le kirigami… le pureland… le box pleating… le
cubeecraft et le… le wet fou…
— Le wet folding, a dit la mère de Valentine.
— Oui ! Et les plis zigzag et les plis crimp ! Et pis les plis enfoncés ! Les plis
renversés. Et pis les plis vallée… les plis montagne… les plis aplatis et pis les
plis fractals.
— Et les plis pétale », ai-je complété.
Robin m’a regardé avec admiration.
« Tu le sais ?
— Évidemment bonhomme. Le pli qui pète. »
*
On a entendu Valentine entrer dans l’appartement du dessous. J’avais déjà saisi
ses effluves d’amande et de muguet qui montaient par la trappe ouverte. On est
restés tous les trois immobiles, sans parler, à l’écouter bouger.
En bas elle posait son sac et ses clés. Elle ôtait un vêtement. Puis elle marchait,
on reconnaissait son pas. Elle s’arrêtait. On retenait notre respiration. Elle devait
se pencher sur un meuble, déplacer un objet. Son œuf de Fabergé ?
Elle se dirigeait maintenant vers la salle de bains et on n’a plus bien perçu les
bruits. On l’imaginait se laver les mains, approcher son visage du miroir, se
repasser du mascara sur les cils, un peu de rouge à lèvres et sourire à son reflet.
On s’est mis à sourire tous les trois ensemble, en écho, comme des idiots.
Elle allait dans sa chambre. Puis elle entrait dans celle de Robin. Elle devait
ranger des chaussettes, un jouet. La petite Jaguar, réplique de celle de
Mamounette au 72e ? Son sabre d’abordage en plastique de faux pirate ? Son
vrai sabre dans son sac d’escrime ?
Près de moi Robin piaffait, sa grand-mère le retenait.
Valentine en bas revenait, se déplaçait en mouvements fluides, passait sous la
trappe. Avait-elle remarqué le panneau ouvert ? Sans aucun doute. Elle bougeait
pour nous : trois imbéciles transis en train d’écouter son corps. Elle nous l’offrait
en catimini. Elle se donnait.
*
Elle est montée avec une espèce de théière dans les mains.
« Je l’ai trouvée sur mon lit », a-t-elle dit.
Robin s’est jeté dans ses bras.
« C’est un perroquet, maman.
— Merci mon chéri, il est superbe. »
Je lui ai servi son Martini blanc. Elle a posé le perroquet sur la table basse : il
avait été froissé et ne tenait plus en équilibre.
« J’ai vendu La porte rouge. Mes Hollandais sont revenus ce matin.
Enthousiasmés ! »
Elle a continué un peu sur ses macchiaioli et Robin est revenu sur ses origamis.
J’en ai profité pour aller sur la terrasse couper une feuille de buis.
« Arrête Yann, a dit Valentine quand je suis rentré.
— Elle dépassait.
— S’il te plaît », a-t-elle fait d’un ton plus doux.
Mamounette a claqué la langue sur son pastis. Elle cherchait à désamorcer. Elle
m’a demandé :
« John Wayne est mort ?
— Pas encore.
— Vous vous en sortez ?
— On va devoir les auditionner tous. À la queue leu leu. »
L’image d’une farandole de sosies a flotté un instant dans les esprits. Et j’ai
pensé « Copycat ». C’est le nom du premier animal de compagnie cloné, un chat
de gouttière. Le terme s’est propagé, et si l’« effet copycat » désigne un
comportement de mimétisme qui peut convenir à un sosie, il s’applique plus
généralement à une imitation dramatique : un suicidé copycat, par exemple,
réplique un suicide connu.
La police emploie l’expression Copycat Crime pour qualifier l’acte d’un
assassin qui calque son crime sur le mode opératoire d’un assassin célèbre.
« C’est minable, a fait Mamounette. Se chauffer avec un John Wayne de
samedi soir. Non vraiment, il me déçoit. »
Robin, qui réparait les pattes du perroquet, a relevé la tête.
« John Wayne, c’est… ?
— Le vieux soldat confédéré, mon gamin. On l’a vu contre les Indiens. »
Il y avait le DVD sous ma télé : La Prisonnière du désert. Ils l’avaient regardé,
en plus des Bijoux de la Castafiore, entre deux pliages.
Mamounette a fini par se lever.
« Je vous laisse, les enfants. Ce soir je vais peut-être passer à Saint-Honoré
d’Eylau.
— Siffler ? ai-je demandé.
— Peut-être.
— Maman ! a fait Valentine. Tu ne vas pas aller siffler là-bas ? »
*
Je me suis fait des cannellonis aux courgettes, auxquels j’ai ajouté des tomates
séchées avec de la ricotta. J’avais laissé le panneau ouvert quand Valentine et
Robin étaient descendus, et j’entendais la petite voix en bas qui récitait les
océans en mangeant.
J’ai lavé mon assiette et les quatre verres. J’ai lancé ma playlist de Charlie
Haden. Silence. Une de ses premières compositions.
Charlie Haden a joué avec les plus grands, Dexter Gordon, Art Pepper, Keith
Jarrett et Ornette Coleman dont il a fait partie du quartet. C’est à l’époque du
quartet de Coleman que le terme de free-jazz s’est imposé.
Segment. Je reconnaissais la main gauche « archaïque » qui bougeait à la
manière des contrebassistes de country. Haden jouait dans les graves en
pizzicatos laconiques et solos de deux notes.
Escalator Over The Hill.
Quand il s’était installé à New York, il avait partagé l’affiche avec Carla Bley
dans des concerts engagés contre la guerre du Viêt-nam. De retour à Los
Angeles, il avait fondé le Quartet West ; il transposait des compositions de
Charlie Parker et variait ce qui commençait comme un walking bass traditionnel
en insérant des contretemps.
Ramblin’.
Une caractéristique de son style : l’emploi de notes « fausses » qu’il jouait sur
sa contrebasse construite par un luthier français avec des cordes de sol et de ré
en boyau naturel, pour un son plus boisé.
Le solo se terminait par une figure de huit mesures répétées quand Valentine
est remontée.
« Il dort avec son poisson. J’ai enlevé l’hameçon. »
J’ai préparé du café. Elle l’a bu en allongeant ses jambes sur mes cuisses. Je les
lui caressai sous sa jupe en remontant depuis la cheville, comme elle aime.
« Tu connais le sculpteur Barye ?
— Spécialiste dans les combats d’animaux en bronze, a-t-elle dit. Il y a un
Lion au serpent au Louvre. Continue. »
Haden jouait Hello My Lovely. J’essayais de caresser Valentine au rythme de sa
main « archaïque », avec sa lenteur et ses contretemps.
Elle a posé sa tasse et s’est allongée un peu plus. J’ai défait les boutons de son
chemisier en pizzicato de la main droite, cette main qui ne portait aucune
coupure. Je savais qu’elle avait vérifié. C’était la condition. Notre seule façon de
faire l’amour : du bout des doigts.
Valentine est intransigeante depuis qu’elle a contracté son sale virus qu’elle
refuse de me transmettre.
La trappe s’était refermée sur le parfum du sexe de Valentine. J’avais fait taire
la contrebasse de Charlie Haden et j’avais enfilé un blouson.
J’ai remonté en voiture la rue d’Alésia sous les grands sophoras du Japon
jusqu’au carrefour de l’avenue du Général-Leclerc, la glace à demi baissée pour
respirer l’odeur de leur feuillage dans la nuit.
J’ai contourné le lion couché sous les étoiles et j’ai filé vers Montparnasse et le
boulevard Saint-Michel. C’était le plus court. J’aurais aimé pousser jusqu’au
quai mais il est en sens unique. J’ai tourné à droite.
Le boulevard Saint-Germain s’animait à mesure que j’avançais dans le
Quartier latin. Tout au bout je me suis engagé sur le pont Sully. Les hublots
d’une péniche amarrée au quai, en contrebas, étaient éclairés.
Sur l’île, la place en Lincoln était libre. Le magasin de cycles avait son rideau
de fer baissé, de simples volets en bois masquaient les vitrines de la Maison de la
mouche. Plus loin, les silhouettes des deux pompes à essence ressemblaient à
deux vigiles oubliés, moroses et renfrognés dans la nuit.
23 heures 10. On entendait le souffle de la Seine qui montait. Un 86 est passé
sans s’arrêter, il était vide, le conducteur m’a regardé quand j’ai traversé.
Le square était bouclé, j’ai dû enjamber la petite barrière au métal froid. J’ai
fait le tour de la statue. Cou tordu et tête reversée vers le ciel, le Centaure
continuait d’échapper aux coups du Lapithe en une tentative qu’on sentait
désespérée.
Je suis passé sous le savonnier de Chine et j’ai marché entre les bancs jusqu’à
la pointe du square. Là je suis resté un moment debout face à la trouée du fleuve,
avec les scintillements des phares sur le pont d’Austerlitz et les lueurs jaunes des
vitres du métro qui le franchissait.
Aucun SDF n’est venu.
*
Le chef de rang du Sully se souvenait de Dampierre et de l’animateur.
« Un jeune genre beau mec qui le sait, et un plus âgé genre cadre d’entreprise.
Leur discussion semblait plutôt professionnelle.
— Enflammée ? » ai-je demandé.
Le dîneur plus âgé ne lui avait pas paru du genre enflammé.
« Plutôt un type qui sait se contrôler. »
Aucun des deux n’avait sorti de document ni n’avait téléphoné pendant le
dîner. Le chef de rang n’avait pas reconnu l’animateur. Il ne le connaissait pas : à
l’heure de La Bourse et l’Esprit, il travaillait.
*
En reprenant ma voiture, je me suis rappelé une phrase de Zénon : La nature
nous a dotés de deux oreilles et d’une bouche pour entendre deux fois plus que
ce que nous disons.
La vitesse du son dans l’hélium est trois fois celle dans l’air : la voix de
quelqu’un qui en a inhalé change de timbre vers les harmoniques élevées.
Aucun des trois ne connaissait Zénon d’Élée mais ils savaient où se procurer
de l’hélium. Toutes les boutiques Fêtes, Spectacles, Chat Botté, Bal Masqué,
Cotillons et Déguisements ou autres Farces et Attrapes en proposent sous
pression, conditionné en plusieurs modèles, de bouteilles de 0,075 m3 pour le
gonflage d’une dizaine de ballons à 0,4 m3 pour cinquante ballons.
L’hélium avait été acheté par Numéro 3, en espèces et loin d’ici, dans des
bouteilles de 0,075 m3.
« N’en profite pas », avait dit Numéro 2.
Si l’inhalation d’hélium à faible dose est normalement inoffensive, son
utilisation prolongée risque de se révéler dangereuse. Il peut en résulter un «
barotraumatisme qui déchire le tissu pulmonaire ».
« Tu ne joues pas avec », avait dit Numéro 1 en lui laissant les bouteilles et la
garde de François Dampierre.
À la Boîte ont défilé deux Coluche, un Gabin, un Steve McQueen au regard
bleu délavé et une brune tonique vaguement Liza Minnelli. Je les ai tous laissés
entre les mains des OPJ de mon groupe.
Cinq Clodettes convoquées à des horaires différents sont venues ensemble ;
elles n’avaient pas assisté à la bagarre entre Elvis et John Wayne, elles étaient
parties bien avant, toutes les cinq en même temps que leur Cloclo.
Pour ce qui concernait François Dampierre, de ses trois rendez-vous le
vendredi après-midi, jour de son enlèvement, le premier avait pour objet la
captation d’une comédie à succès aux Mathurins. Dampierre voulait diffuser la
pièce sur Plein Écran et souhaitait en parler avec le directeur du théâtre. Ferrerri
l’avait rencontré. Selon lui, Dampierre semblait également intéressé par la pièce
suivante pour laquelle il avait des exigences, de tarif mais surtout de casting ; et
il avait cité des noms de comédiennes – d’une comédienne en particulier, sa fille.
Le disque dur de son ordinateur recelait les courriers de la journée : pour la
Sacem, la Société des Auteurs et pour les services publicité de quelques
entreprises dont la chaîne diffusait les spots. Un courrier à un avocat indiquait
COPIE ADRESSÉE AU SERVICE JURIDIQUE. Il évoquait les termes d’un contrat
concernant La Bourse et l’Esprit. L’avocat représentait une certaine madame
Védouin.
Il y avait un courrier dont les destinataires étaient : MONSIEUR ET MADAME
ANDERLAIN. Dampierre semblait les flatter tout en leur exprimant ses regrets. Il
parlait de RIGUEUR PROFESSIONNELLE, de PRESTATION, de DÉCEPTION, de NOUVELLE
CHANCE et d’OPINIÂTRETÉ. J’ai pensé à un couple de comédiens qui aurait échoué à
des castings.
Un autre nom apparaissait : TURQUIN-ROMAND. C’étaient les gérantes d’une
fabrique de parapluies, raison sociale : Chantons sous la pluie. Ce courrier-là
faisait allusion à une diffusion retardée. Une pub pour des parapluies, me suis-je
dit.
*
La même main avait touché les portières de la voiture de François Dampierre,
le coffre, la boîte à gants, le volant et les commodos.
La trace palmaire sur le toit était trop incomplète pour être exploitée. Il n’était
pas exclu que ce soit sa propre paume : on avait identifié le sang comme étant le
sien.
Mais il y avait un deuxième sang dont l’ADN n’avait pas encore été extrait,
dont on pouvait déjà conclure qu’il n’était pas du même groupe.
Il n’avait plus besoin de capuche, ni de lunettes noires ni de foulard. En
renouvelant son stock de bouteilles d’hélium au magasin Farces et Attrapes, il
avait aperçu des masques pour enfants, Hulk, Mickey, Batman, Dark Vador,
certains qu’il n’identifia pas, des animaux, divers monstres et plusieurs
présidents. Il avait hésité entre Donald et Beethoven. Il avait failli prendre
Reagan. Il s’était décidé pour Blanche-Neige.
C’est en Blanche-Neige qu’il entra. Dampierre ne put en être déconcerté,
bandeau sur les yeux ; il capta seulement le bruit des pas.
« Laissez-moi parler à ma femme.
— Taisez-vous », dit la voix haut perchée, cette fois raccord avec le masque.
Numéro 3 posa le sandwich devant Dampierre mais il ne libéra pas ses
poignets. Il était repassé au vouvoiement sans en prendre conscience. Il lui retira
le bandeau.
« Pas de connerie, hein. »
Il avait aussi acheté un pistolet chez Farces et Attrapes, sa troisième initiative,
un Luger impressionnant par son histoire et son impeccable imitation, P-08
Parabellum en métal peint qu’il braquait sur son prisonnier sans trembler. Il
pensa même à mimer l’effort de supporter le vrai poids d’un vrai Luger au
chargeur rempli. Et il approcha le seau.
« Allez-y.
— Comment voulez-vous que…
— Je vais vous attacher les poignets devant, vous pourrez l’attraper.
Démerdez-vous. »
Dampierre fouilla les yeux de Blanche-Neige derrière les trous.
« Justement.
— Justement quoi ? »
La finesse des mots lui passait par-dessus la tête, apparemment, à Blanche-
Neige.
Dampierre tenta d’expliciter :
« J’ai envie de… »
Elle ne comprenait pas, Blanche-Neige.
« Autre chose qu’uriner. »
Numéro 3 accepta de lui libérer les poignets mais pas les chevilles, et il courut
dans la maison chercher du papier hygiénique.
*
Quand il revint, un rouleau dans les mains et une nouvelle dose d’hélium dans
le larynx, son prisonnier était assis sur le seau.
Il y eut un peu de gêne de part et d’autre.
Blanche-Neige finit par détourner la tête, tout en gardant le Luger au poing et
l’œil en coin. Et elle commença à siffloter pour couvrir les éventuels bruits. Elle
avait choisi le thème des nains, Hé ho, hé ho, on rentre du boulot.
Plaine Saint-Denis : les studios de télévision occupaient l’espace d’un village.
Le studio 210 était un bloc de béton jaune avec son énorme numéro peint en noir
sur la façade.
Des câbles couraient au sol entre les pieds des caméras. Un îlot de clarté au
bout de la pénombre, que des rampes de projecteurs abreuvaient d’une lumière
crue. Quelques rangs de gradins préfabriqués accueillaient un public resserré
qu’un ambianceur encourageait à manifester ses réactions.
Chef d’orchestre frénétique, l’ambianceur levait les bras au rythme du jeu. Des
cris de joie explosaient dans les gradins à chaque bonne réponse, des cris d’effroi
à chaque mauvaise, et des éclats de rire à chaque bon mot de Bix.
Un Bix toutes dents dehors, virevoltant de la mèche. Mèche faussement
négligée, dents sans doute en résine de synthèse et bonheur surfait, ai-je pensé.
Comme avec mes sosies, là aussi tout était faux.
« Madame Donclère, monsieur Donclère, concentrez-vous, il vous reste dix
secondes… »
Les caméras pivotaient. Gros plans des Donclère dont on découvrait la
perplexité sur les écrans de contrôle. Le public retenait son souffle. Pas tout à
fait : il ronronnait, obéissant au code de l’ambianceur : les bras à l’horizontale.
Le tic-tac hypersonorisé d’un chronomètre martelait le suspens.
Je suis entré dans la cabine régie où la réalisatrice parlait à Bix dans son
oreillette. L’ingénieur du son était assis à côté d’elle. Un homme restait debout
derrière eux, Michel Saponnier. Le producteur sentait le gingembre. Il m’a suivi.
On a quitté la régie.
*
On marchait en enjambant les câbles. Saponnier savait que la voiture de
François Dampierre avait été retrouvée. En tant que producteur de La Bourse et
l’Esprit, il était en relations étroites avec lui. Plus pour longtemps puisque son
contrat arrivait à échéance fin juin. Il semblait prendre cette idée avec un lointain
mépris.
« J’ai les reins solides, ma société de production affiche un chiffre d’affaires de
quarante-cinq millions. »
Il s’est lancé dans une description clinique de François Dampierre en insistant
moins sur le côté professionnel pointu du personnage que sur son côté homme
puissant, conscient de sa position dominante et jouissant de ses pouvoirs. Il
l’avait connu à l’époque où sa « boîte de prod » se développait.
« Je produisais des jeux pour d’autres chaînes, qui marchaient bien : ça ne lui
avait pas échappé. »
Saponnier fournissait les jeux clés en main. Conception, création, réalisation. Il
achetait les concepts, souvent à des productions étrangères.
« Parfois directement aux créateurs, que j’adapte au marché français. »
J’ai demandé s’il avait une particularité, le marché français. La question lui a
paru naïve.
« Le téléspectateur français est assez porté sur le sexe. Par rapport à
l’Américain, disons plus pudibond. Mais attention : à dose mesurée, faut quand
même être prudent. »
Il aimait bien aussi les questionnaires culturels, le public français.
« Fragonard et Victor Hugo, ça le flatte. »
Mais pas trop non plus. Assez peu la géographie.
« Le Français est nul en géo. Comme en langues étrangères. »
J’ai pensé à Paul. Est-ce qu’il suivait La Bourse et l’Esprit quand il n’était pas
de service derrière ses bouteilles ? Est-ce qu’il attendait les questions sur les
cocktails ou les films de John Wayne ?
« La Bourse et l’Esprit reste un jeu de réflexion. La tendance aujourd’hui, dans
les autres pays, est au trash. Ce genre de concept arrive en France. »
Dès son premier trimestre de diffusion, le score de Raid the Cage avait grimpé
de 30 %. Le jeu obéissait au principe de la caverne d’Ali Baba.
« Une cage remplie de cadeaux. Les candidats jouent par deux : quand le
premier répond juste à la question, la cage s’ouvre pendant une minute et le
second candidat y entre pour en rapporter le maximum d’objets. »
Dans The Sky is the Limit, les joueurs s’affrontaient dans un avion en vol.
« Les gagnants remportent un séjour sur l’île à cocotiers où atterrit l’avion
tandis que les perdants restent dans la cabine et repartent chez eux. »
Les Japonais, d’après lui, étaient prêts à dépasser toutes les limites.
« Et ne soyons pas faux-culs, s’il y a du voyeurisme à chercher, cherchez-le
chez les téléspectateurs. Ce genre de jeux explose les chiffres d’audience. À une
période en France on aimait bien mêler les épreuves culturelles à des épreuves
sportives bon enfant. J’en produisais un : Le Mot musclé. Mais c’est de moins en
moins d’actualité. Aujourd’hui, les gens exigent du spectaculaire. »
Était-ce vers ce concept que François Dampierre voulait orienter La Bourse et
l’Esprit ?
« C’est à l’époque du Mot musclé qu’il m’avait fait des propositions. J’avais
commencé à produire différents jeux pour Plein Écran. Ce n’étaient pas des
originaux mais des formats anglais pour la plupart. »
Ils avaient tous bien marché. Pourtant ce n’était pas encore l’idéal pour
François Dampierre qui avait « toujours des idées novatrices ».
« Seulement, quand on acquiert les droits d’un format, le contrat exige de
respecter des données de base. Certaines chaînes, pour certains jeux, doivent se
soumettre à des bibles très strictes. Ça part du minutage, de l’ambiance sonore,
de la couleur du décor… Ça peut aller jusqu’à la cravate de l’animateur. »
Ce n’était pas pour rien qu’on appelait le cahier des charges de ce genre
d’émission une « bible ».
« Puis est arrivé La Bourse et l’Esprit. »
Un jeu différent, totalement inédit. Saponnier avait reçu le projet par la poste, il
l’avait lu et l’avait trouvé efficace.
« J’en ai parlé à Dampierre. Il était emballé. On a acheté les droits. »
Dampierre avait apporté sa touche avant de lancer le jeu à l’antenne. Ça n’avait
pas été difficile, la conceptrice n’était pas une professionnelle.
« Une simple passionnée qui s’amusait à créer des jeux le soir devant sa tisane,
vous situez. »
Elle envoyait ses projets aux chaînes et aux maisons de production. Dampierre
lui avait proposé un contrat d’acquisition.
« Il a acheté les droits à madame Védouin en deux semaines. »
Védouin. Un nom qui apparaissait dans le carnet, qui revenait ailleurs. Certains
courriers de François Dampierre étaient adressés à son avocat.
*
Le couple candidat avait échoué à sa cinquième question sur une fable de La
Fontaine, le public avait fait « hoooo » et Bix avait fait au revoir de la main, puis
il avait quitté le plateau en distribuant des autographes.
Les projecteurs s’étaient éteints. Les spectateurs s’étaient levés, l’ambianceur
leur accordait dix minutes de pause. Il avait les yeux vairons, à peine vingt-cinq
ans, une allure de vieux hippie démodé, jean taille basse et baskets délacées. On
voyait ses chaussettes et l’élastique de son slip. Les membres de l’équipe
l’appelaient Framaire.
J’ai cru à un pseudonyme. Je lui ai demandé s’il chauffait d’autres salles. Je ne
pouvais le regarder que dans son œil bleu.
Quand j’ai évoqué un contrat d’exclusivité, il a laissé échapper un rictus
d’amusement douloureux : « contrat d’exclusivité » ne faisait pas partie de son
dictionnaire professionnel.
« Je travaille en free-lance, a-t-il dit. Par intermittence, si vous voyez.
Intermittent du spectacle, genre. »
Sa carrière était composée de castings et de petits rôles discrets, et très
irréguliers.
« Des panouilles, genre. »
Ce qu’il faisait là l’aidait à vivre et à apprendre.
« C’est déjà pas si mal, je suis au contact. »
Au contact de quoi ? Des producteurs ? Des réalisateurs ? Du public ? Des
directeurs de programme ?
François Dampierre, il ne le connaissait que de vue. Et il l’avait vu pour la
dernière fois le jeudi précédent.
« Il venait souvent au studio ces derniers temps. Qu’est-ce qui lui est arrivé, on
sait ? »
Je fixais son œil gauche. Impossible de regarder l’autre.
Je lui ai demandé s’il ne craignait pas de perdre son boulot si le jeu s’arrêtait.
« On en a parlé, mais La Bourse et l’Esprit est un truc très populaire. Les
courriers des lecteurs ont râlé. Les téléspectateurs ont même lancé des pétitions,
certains menaçaient de ne plus payer la redevance. C’est complètement con,
c’est une chaîne privée. »
Il n’était pas « dans la confidence » mais il pensait que le jeu continuerait.
« Vous êtes sur la sellette ?
— Oh moi, ma sellette… »
Il n’y était pas assis confortablement. Sa bonne humeur n’en était pas entamée
: ce garçon avait des ressources.
« Pas un job que je ferai longtemps, a-t-il dit. Agiter les bras devant un public
en colonie de vacances, genre. »
Il prenait son travail avec détachement, dans son sweat-shirt UCLA d’étudiant,
son slip qui dépassait et ses lacets qui traînaient, et derrière son regard bancal qui
voyait clair.
*
Bix changeait de costume dans sa loge.
« À votre avis ? Le pistache ou le saumon ?
— Ça ne porte pas malheur, le vert ?
— Je m’en fous. »
J’ai désigné le vert. Il a tiré le pantalon du cintre et l’a enfilé. Il portait des
chaussettes bleues, il les a ôtées.
« Vous avez vu ? Ils n’étaient pas mauvais, les deux. S’il n’y avait pas eu cette
question sur La Fontaine. »
Il passait sa chemise sur son torse bronzé. Il avait un tatouage de hérisson sous
un téton.
« Le mari est un peu trop réservé. »
L’expérience lui avait appris que c’était toujours les femmes les plus
extraverties.
« L’idéal, c’est quand elles arrivent à libérer leur mec.
— Vous les y aidez ?
— J’essaie. Sans insister : ils n’aiment pas quand je suis trop complice avec
leur épouse. Le public non plus. »
J’ai demandé s’il y avait des maris jaloux.
« Tout le temps. Certains m’attendent à la sortie du studio pour me casser la
gueule. »
C’était embêtant aussi quand la femme répondait systématiquement mieux que
le mari. Ça créait une « mauvaise ambiance ».
« On a moins ce problème avec les couples gays, allez comprendre. La
pochette, je mets laquelle ?
— La jaune. Vous en avez ?
— Des couples homos ? De plus en plus. »
Le dernier avait gagné.
« Deux filles endiablées, très folklo. Je n’ai pas le droit de le dévoiler, ça n’a
pas encore été diffusé. L’émission était un peu brouillonne, ça partait dans tous
les sens, elles étaient dissipées. »
À ma question suivante il a répondu :
« Deux fois, avec une femme à chaque coup. »
Deux divorces. Sans question de repêchage.
Numéro 3 avait choisi la police Calibri. Le terme « police » l’amusa. En corps
12. Quelque chose de solennel, directif, professionnel, qui prouverait leur
détermination.
Il chercha les mots appropriés sans pour autant investir d’effort dans le style.
Et il tapa le courrier sur son ordinateur, avec de fréquents regards à la montre à
son poignet.
Il savait que les deux autres ne seraient pas d’accord. Il en profitait. Il frappait
les touches avec une délectation de petit garçon ébloui par son merveilleux
cadeau de Noël. Cadeau qu’il ne pourrait jamais exhiber, c’était trop risqué, et
c’était rageant. Tant pis, il en jouirait tout seul.
Il imprima. Avec un peu de regret pour la montre mais l’esprit serein quant à la
lettre : impossible pour la police de la tracer. Pas comme autrefois avec les
machines à écrire dont l’usure de chaque caractère sur le ruban dénonçait sa
machine. (À l’instar de l’usure du dessin d’une semelle désignant sa chaussure,
mais ça, il n’y pensa pas.)
À l’époque des machines à écrire, il valait mieux découper des mots dans les
journaux. Il songea qu’il aurait bien aimé zigzaguer du ciseau dans les gros
titres. Ça aussi, ça faisait professionnel, malgré le côté désuet vu d’aujourd’hui.
On devait y prendre plus de plaisir.
*
Il tapa le nom et l’adresse du destinataire. Pour cette impression-là, il dut s’y
reprendre à plusieurs fois. L’enveloppe n’était jamais bien positionnée dans le
bac de l’imprimante. Les deux premières bloquèrent le mécanisme
d’entraînement. BOURRAGE DU PAPIER. Il dut ouvrir le capot pour retirer les
lambeaux.
Il usa encore huit enveloppes avant de s’apercevoir qu’un guide spécifique
précisait leur bon placement dans le bac.
Et il en consomma cinq nouvelles pour comprendre la nomenclature de leurs
formats. (Monarch, N° 10, C5, C6, MAX, #4, DL et US.)
L’ultime problème fut de cadrer le texte. Six nouvelles enveloppes.
Il retira enfin la languette de protection sur le rabat précollé pour cacheter
l’enveloppe réussie. Là encore avec un sourire de satisfaction perverse : on ne
retrouverait pas son ADN dans la salive.
Combien de kidnappeurs d’antan s’étaient-ils fait prendre en humectant les
lignes de colle d’un coup de langue imprudent ? pensa-t-il avec malice, sans
qu’une seule seconde lui vienne à l’esprit qu’à cette époque, les techniques de
police scientifique n’étaient pas suffisamment pointues pour extraire l’ADN des
salives.
POUR REVOIR MONSIEUR DAMPIERRE
175 000 EUROS
NE PREVENEZ PAS LA POLICE
INSTRUCTIONS SUIVRONT
Le commissaire Parmelan m’avait tendu le papier par-dessus son bureau.
« Madame Dampierre me l’a apporté. La Scientifique ne peut rien en tirer : le
scripteur a dû mettre des gants, et les becs encreurs de ce genre d’imprimante
n’ont pas une régularité de débit suffisamment constante pour laisser une
signature. »
Le texte en capitales, centré dans la page, avec la somme en évidence au
milieu, pouvait trahir une personnalité méthodique, consciencieuse, peut-être un
peu scolaire.
« Pas d’accent », ai-je relevé.
L’enveloppe prétimbrée était de format dit « chéquier » à rabat précollé. Même
encre pour le texte de l’adresse cette fois justifié à gauche.
MME DAMPIERRE
72, RUE DE LA BOURDONNAIS
75007 PARIS
Le tampon portait le nom du bureau de poste Bonvin, Paris XVe, avec la date
de la veille.
Le délai après la disparition me semblait un peu long. Pourquoi la lettre
n’avait-elle pas été envoyée dès le samedi ?
On avait écrit MONSIEUR DAMPIERRE et on avait adressé l’enveloppe à
MME DAMPIERRE. L’inverse de ce que dicte la règle, soulignerait Valentine.
La même lettre est arrivée au siège de Plein Écran où la secrétaire a exhumé les
derniers courriers que François Dampierre avait reçus. Tous commençaient par
MONSIEUR en entier.
Elle aussi, la secrétaire, connaissait la règle : elle écrivait le nom des
correspondants en toutes lettres. Par exemple les félicitations adressées aux
gagnants du jeu La Bourse et l’Esprit commençaient par MONSIEUR ET MADAME
MAURENNE et MESDAMES TURQUIN-ROMAND.
Les Maurenne, retraités de Gironde, avaient remporté cent soixante-quinze
mille euros. Les Turquin-Romand, qui fabriquaient des parapluies en banlieue,
avaient empoché le double.
J’ai pointé du doigt le « Mesdames ». Des sœurs ? La mère et la fille ? Les
candidats de La Bourse et l’Esprit jouaient par couple. C’était le couple de
femmes « endiablées très folklo » dont m’avait parlé Bix.
*
Le président de la chaîne m’a accueilli d’une poignée de main sèche : il se les
lavait avec un savon à l’huile d’onagre. C’est à son nom qu’était adressée cette
deuxième lettre postée du même bureau à la même date.
M. LE PRÉSIDENT DE PLEIN ÉCRAN
5, AVENUE DU JOUR SE LÈVE
92656 BOULOGNE BILLANCOURT
Son directeur général, à ses côtés, sentait le bois de santal et les nuits sans
sommeil.
« Nous pensons qu’il s’est défendu, ai-je dit.
— C’est un homme d’action. »
La remarque était à la fois touchante et naïve. Le président témoignait
beaucoup de respect pour François Dampierre, un véritable « homme de
télévision, visionnaire, attentif aux autres, ouvert et réactif. »
« Au point qu’il pouvait tout changer sur une décision subite ? Je veux parler
de La Bourse et l’Esprit. »
Les deux hommes se sont regardés. Selon eux ce n’était pas une « décision
subite ».
« On en a beaucoup discuté. Et même si la presse l’a laissé entendre, il n’a
jamais été question d’arrêter le jeu. »
La Bourse et l’Esprit reprendrait dès septembre, sous une forme «
sensiblement différente », avec des « améliorations » et un « autre producteur ».
*
J’ai pu voir chaque membre du comex, le comité exécutif réuni le vendredi
matin de l’enlèvement.
Quatre femmes : la directrice des jeux et la directrice de la communication,
celle des études de l’audience et la responsable du secteur jeunesse.
Six hommes : le directeur des sports, celui de la fiction et celui de la rédaction,
le talent manager, le directeur financier et le responsable de la régie publicitaire.
Je respirais par la bouche mais l’accumulation des eaux de toilette avait déjà
atteint mon gyrus uncinatus. J’ai saisi des fragrances de paëlla.
J’ai demandé à la directrice des jeux si elle n’avait pas été tentée de mettre une
autre émission à la place de La Bourse et l’Esprit. Quelle drôle de question. Les
jeux, à cette heure-là, c’était ce qu’il y avait de mieux, et de moins onéreux.
La Bourse et l’Esprit apportait 30 % des recettes publicitaires de la chaîne.
« La case d’access prime time est stratégique, a-t-elle dit. Entre 19 et
20 heures, la part de marché grimpe de plus d’un point. »
Quand elle a évoqué le « public fantôme », celui qui n’est pas comptabilisé
mais qui totalise du monde devant son écran, j’ai pensé aux fantômes de ma vie.
« Les participants gagnent parfois de grosses sommes », ai-je dit.
Elle a commenté par un chiffre :
« Le budget de fonctionnement de La Bourse et l’Esprit ne s’élève qu’à
soixante mille euros.
— Et en ajoutant le coût d’achat du jeu ? »
Elle s’est refermée. Elle préférait que le prix d’acquisition reste confidentiel.
« Pourquoi ? ai-je fait. Il est indécent ? »
Elle n’a pas répondu. J’ai prononcé le nom de Védouin. Elle a hoché la tête de
bonne grâce.
« C’est en effet à madame Védouin que nous avons acheté le format. Qu’est-ce
que vous cherchez à savoir ? Qu’on l’aurait arnaquée ? De mémoire, nous le lui
avons payé cent mille euros. Vous voyez. Somme liée à des royalties annuelles.
— Avez-vous averti madame Védouin des changements que le jeu subira à la
rentrée ?
— Aucune raison. Selon les termes de notre contrat, l’acquisition des droits
nous dégage de son accord. »
Elle restait dans le cadre contractuel, sans autre considération.
Je l’ai interrogée sur la motivation des candidats qui s’inscrivent à ce genre
d’émission.
« J’imagine que l’argent tient un rôle prépondérant.
— Dans ces jeux-là, pas forcément. Les gens tirent un autre plaisir que celui de
simplement gagner de grosses sommes. La Bourse et l’Esprit est plutôt
divertissant, et plutôt soft. À l’étranger les épreuves sont plus anxiogènes, et là,
d’accord, pour se convaincre de les affronter, un candidat doit chercher dans la
hauteur des gains pour se motiver. »
Le producteur m’avait dit la même chose.
« Les Américains scénarisent de véritables polars autour du gain : dix millions
de dollars pour les candidats de The Million Second Quiz. Et les règles se
durcissent. C’est la tendance actuelle. En Chine, en Allemagne, en Israël. Dans
Cash Crash, on remet au joueur l’équivalent de cinq cent mille euros au début
du jeu et il doit en conserver un maximum en traversant des épreuves physiques
de moins en moins ragoûtantes. Killer Karaoke oblige les concurrents à chanter
dans une baignoire pleine de serpents.
— Les Romains auraient fait des affaires en revendant leur concept des jeux du
cirque. »
Avec La Bourse et l’Esprit, on était pourtant loin de tout ça.
« Ici on reste dans l’amusement, a-t-elle dit. Ce n’est pas un jeu de l’extrême
mais un défi de culture et de réflexion. Les candidats viennent autant pour jouer
que pour gagner.
— Quand même, d’après ce que j’ai vu des derniers gros gains, cent soixante-
quinze mille, trois cent cinquante mille… »
J’ai perçu alors le cynisme qu’elle gardait caché sous les apparences, dans le
sourire avec lequel elle a dit :
« C’est rare. »
Et quand elle a élargi son sourire sur des dents carnassières pour ajouter :
« De toute façon, les recettes publicitaires engendrées dépassent largement ces
chiffres. »
La plupart des candidats repartaient avec quelques milliers d’euros, quand ce
n’était pas bredouilles le plus souvent.
« Ils s’en fichent, ils sont “passés à la télé”, ils ont fait leur numéro.
— Leur numéro de couple ? »
Elle a respiré comme si elle allait affronter une apnée, et il n’y a plus eu
aucune concession dans sa voix :
« Leurs petits travers intimes qu’ils déballent sans pudeur devant les caméras.
Leurs coutumes domestiques, les courses et la lessive, le chien et le canari, les
dimanches et les enfants. Ils montrent tout. La banalité de leur quotidien –
chacun de leurs rituels. »
Je m’interrogeais : si j’avais participé à un tel jeu, qu’aurais-je évoqué ? Mes
buis ? Notre coutume des cafés sucrés au sirop d’érable avec Valentine ? Les
chocolats du matin et les Tintin de Robin ?
« Ils se complaisent à tout décrire. Sans omettre un détail de leur vie érotique.
»
Aurais-je parlé des montées de Valentine par la trappe et de nos nuits du bout
des doigts ? Aurais-je décrit ma collection de sextoys que je place sur le
radiateur afin qu’ils soient tièdes ?
« Pour peu que Bix les y encourage ? » ai-je dit.
Ça l’a encouragée, elle aussi. Elle a reconnu que l’animateur savait «
dynamiser les réticences ». Mais en général il n’avait pas à pousser beaucoup les
couples de candidats de La Bourse et l’Esprit.
« Ils n’hésitent pas : les lieux insolites, les souvenirs glorieux, les situations
risquées, chacun de leurs “exploits”. Ils s’imaginent que baiser dans leur voiture
au milieu d’un parking est d’une audace inouïe. Ils considèrent qu’il n’y a pas
plus imaginatif que de le faire l’après-midi sur le programme essorage de leur
machine à laver. Ils s’en font une gloriole et ils se sentent en confiance, enhardis
par les réactions du public.
— Les “hoooo” et les “haaaa” ?
— La grande fraternité du lit. »
Elle avait failli dire « du cul ». Elle s’était retenue.
« Plus de barrière entre eux. Ils sont des héros, des aventuriers du cul. »
Elle l’avait dit.
Et elle s’emballait :
« Ils dévoilent tout, sans aucune retenue. Ils vous décrivent jusqu’à leurs
positions favorites, celles qu’ils jugent inédites. Toujours en prenant à témoin le
public, leur complice. Il faut les voir guetter les mouvements sur les gradins. Et
si Bix les talonne, ils reproduisent leurs orgasmes. »
Elle parlait trop vite, elle lâchait des mots qu’elle n’aurait pas voulu lâcher.
Elle a ralenti son débit. Elle est devenue plus grave.
« Et puis il y a les immanquables reproches, larvés ou déclarés. »
Les femmes reprochaient aux maris leur pingrerie, leur laisser-aller, leurs
ronflements et le foot à la télé. Parfois leur odeur. Elles déploraient d’un ton
badin leur paresse sous la couette. Elles en plaisantaient devant les caméras
tandis que le mari s’esclaffait, en osmose avec le public.
« Elles confient leurs frustrations et ça fait rire de bon cœur. »
La directrice des jeux touchait un point sensible et je me demandai si elle ne se
mettait pas elle-même en jeu. Cet énervement subit, bien trop violent.
Elle a ajouté que les maris de leur côté regrettaient leurs copains, « leurs fêtes
de jeunesse à la bière, la voiture de leur rêve, leur mère ».
« C’est parfois terrible ce qu’on entend. Et tout ça dans un grand numéro de
cabotinage. En deux minutes, ils acquièrent tous les défauts : ils cherchent la
caméra, ils surveillent les plans dans les écrans retour et dès qu’ils se savent dans
le cadre, ils fanfaronnent. »
Aurais-je fanfaronné, moi ?
J’ai dit :
« C’est une forme de thérapie. Une analyse à bon compte. »
Aurais-je parlé de Mamounette et de ses lubies ? Aurais-je exposé les miennes
? Mes chagrins d’enfant, mes peurs de grand ? Aurais-je avoué le suicide de mon
père, la lente perdition de ma mère ?
Serais-je allé jusqu’à révéler les secrets de Valentine ? Jusqu’à la trahir au plus
intime ? Singer en riant ses gestes précipités pour prendre ses médicaments en
cachette ? Ces rituels déchirants que j’étais le seul à connaître ?
Pauline Védouin était une vieille dame affable de quatre-vingts ans. Elle
habitait Charenton. Elle vivait seule, et elle regardait beaucoup la télévision.
« Depuis que mon mari est parti, déjà presque trente ans. »
Elle lisait aussi les magazines télé.
« Le pauvre homme, j’ai su. »
Elle avait rencontré Dampierre quand ils lui avaient acheté le concept de La
Bourse et l’Esprit.
« Là-bas dans leurs bureaux, avec mon avocat, maître Crémont ; il y avait aussi
la cheffe des jeux, bien sympathique elle aussi, et le producteur : c’est lui qui
m’avait dirigée vers Plein Écran pour signer la transaction. »
Elle essayait de prononcer « transaction » comme une femme d’affaires. On
aurait dit Robin quand il emploie des mots trop grands pour lui.
Elle avait revu François Dampierre vendredi. Elle ne le disait pas. Mais je le
savais.
« Oui, bien sûr, c’est vrai. »
Avait-elle oublié ?
« Vendredi, c’est ça. Un de mes fils m’avait emmenée. Attendez, c’est ce jour-
là que… ? »
Elle avait vu Dampierre pour parler des modifications du jeu. Il avait tenu à lui
en parler.
« Un homme plein de savoir-vivre. »
Elle venait d’éteindre l’immense écran incurvé quand elle m’avait ouvert, je
ressentais encore la chaleur qu’il dégageait. Je l’ai montré du doigt :
« Vous devez être fière.
— Oh, a-t-elle fait avec une petite moue de modestie qui dissimulait mal une
ancienne espièglerie.
— Il y a votre nom au générique.
— Ah ? »
Espiègle et tricheuse : elle regardait tous les jours La Bourse et l’Esprit avec le
générique où elle voyait son nom défiler, à toute vitesse et en tout petit, mais
quand même.
Elle m’a observé de ses yeux pâles, avant d’avouer d’un élan :
« Oui ! »
L’ancienne espièglerie était toujours vivace, c’était réconfortant.
Ça sentait le cumin du côté de la cuisine. Elle m’a demandé si je voulais boire
quelque chose.
« Un guignolet ? Vous préférez peut-être un café ? »
J’ai dit :
« Je veux bien. »
Elle est allée prendre deux petits verres dans un buffet grinçant et une bouteille
de guignolet. Je l’ai laissée faire.
J’ai bu une première gorgée. L’odeur de la cerise m’a étourdi.
« Ça fait du bien, a-t-elle dit. Hein ? Je m’en tape un petit verre tous les jours.
»
À ma question, elle m’a répondu non : elle n’avait pas déploré de
transformation de son jeu.
« C’est presque comme j’ai écrit dans le dossier. »
Ce mot-là, « dossier », était articulé avec solennité.
Elle regardait tous les programmes ; elle n’avait que ça à faire, alors elle s’y
connaissait à force.
« Et j’ai des tas d’idées. Je les note sur mes cahiers. »
Elle est partie les chercher. Des dizaines de cahiers d’écolier empilés sur ses
bras maigres dont la pile s’est effondrée avant qu’elle atteigne la table. Je l’ai
aidée à les remettre en ordre : des dates étaient inscrites sur les couvertures.
« Non, pas par millésime, par couleur ! »
Le bleu était destiné aux jeux d’équipe, le rouge aux jeux culturels, le jaune
aux jeux de rapidité. Elle avait archivé en orange les jeux musicaux. Les cahiers
verts contenaient les projets de jeux de hasard, et les cahiers marron, les jeux
d’adresse.
« Plus de vingt ans de travail : je m’y suis mise à la retraite. »
Tous étaient remplis d’une écriture appliquée, avec des petits cercles au-dessus
des « i » et des têtes de paragraphes soulignées à la règle.
« Quand je suivais les jeux, à l’époque, je répondais juste à chaque fois. »
Elle s’est arrêtée, confuse de cet aveu d’immodestie.
« Alors j’ai eu l’idée d’en inventer. »
Mais aucune chaîne ne les lui prenait.
« Je n’ai pas compté mais j’ai bien dû en inventer des centaines. C’est un
budget, vous savez. »
En cahiers ? En stylos ? En timbres ? Et puis Saponnier avait été séduit par un
de ses projets, et Dampierre l’avait acheté. De quoi amortir le budget de la vieille
dame.
Je lui ai demandé si elle avait le contrat. Un silence roué et ce regard madré
par-dessus : elle le jouait secret industriel.
« Ça pourrait aider à retrouver monsieur Dampierre. »
C’est ce qui l’a décidée. Elle a regagné sa chambre d’où elle est revenue avec
une boîte en carton.
« Tout est là. L’original est chez maître Crémont. C’est lui qui s’est chargé des
négociations, il a bien dirigé le bizness, vous savez. »
Le « bizness ». Elle a ouvert la boîte qui contenait deux chemises à élastiques,
une noire et une jaune. Elle a désigné la noire. Et avant que j’avance la main :
« Cent mille euros. Ce n’est pas pour moi, à mon âge. Je n’ai pas des goûts de
luxe. Je me suis offert des voyages, l’Égypte, l’Amérique, la Russie… C’est
beau mais c’est fatigant. Non, c’est pour les enfants. »
Trois grands garçons. Elle leur en avait distribué un peu.
« Mais ils sont si dépensiers. »
Elle avait ouvert des assurances-vie.
« C’est plus sûr. »
Surtout pour ses petits-enfants. Ils étaient tous en photo sur le buffet au
guignolet.
« Et je me suis offert ça, a-t-elle dit en montrant l’écran tellement démesuré
dans ce petit salon. Dernière génération de flexibles incurvés, dernière
technologie. Une folie. »
La démesure de ses « folies ». Je m’empêchai de sourire.
Et j’ai dit :
« Vous m’avez menti, madame Védouin. »
Elle a froissé son visage comme une petite fille prise en faute. C’est elle qui
avait voulu voir Dampierre. La secrétaire m’avait dit : « Une créatrice qui
insistait depuis quelque temps pour le voir. » Et j’avais vu sa lettre. Elle avait lu
les journaux, elle croyait que La Bourse et l’Esprit allait s’arrêter, elle lui avait
écrit pour lui demander qu’il la reçoive.
Dampierre lui avait confirmé que le jeu continuerait. L’avait-il mise au courant
des changements qu’il allait apporter ? Avait-il avoué à la vieille dame que sa
Bourse et l’Esprit ne ressemblerait peut-être en rien à ce qu’elle avait inventé ?
« Il me l’a laissé entendre. Il songeait même à changer le titre. »
Elle ne semblait pas lui en vouloir.
« Pour tout vous dire, au départ j’avais appelé mon jeu Du Grisbi pour la vie.
Pas assez moderne, ils ont dit. »
C’est Saponnier qui avait trouvé La Bourse et l’Esprit. Elle a quand même un
peu bougonné :
« Moi je trouvais ça choc, Du Grisbi pour la vie. »
Ses petits-enfants ne savaient pas ce que ça voulait dire. Ses grands garçons
non plus.
Il n’y avait pas d’origami ce soir-là chez moi, ni dans les toilettes ni dans la
douche. J’avais rapporté la boîte en carton de chez madam Védouin. J’ai hésité à
me plonger dans le contrat ; j’ai préféré ouvrir la chemise jaune et j’ai parcouru
la bible de La Bourse et l’Esprit.
C’était assez précis, avec des détails inutiles, d’autres, saugrenus. Ça
ressemblait à la vieille dame au guignolet.
J’ai failli sortir tailler mes buis.
*
J’ai dîné seul et j’ai allumé mon ordinateur portable, sur mes genoux, dans le
canapé.
J’ai cliqué sur l’icône informatique contenant les dépositions des stars en toc
qui gravitaient autour d’Elvis : Marilyn, Kennedy, Lennon, Mariano, les Coluche
et les Delon, les Piaf et les Bourvil, Laurel et Hardy, Johnny et Sylvie, Anquetil
et Poulidor, les trois Napoléon, Joséphine Baker, De Gaulle et Castro, Chaplin et
Gandhi, Claude François et ses Clodettes.
Une ratatouille indigeste de grosses légumes un peu blettes.
*
Personne n’est monté. De toute la nuit.
Le lendemain matin, j’entendis que ça remuait en bas. J’ai préparé le chocolat
de Robin et j’ai bu mon café en attendant. Ni Brévenart ni Ferrerri n’avait appelé
pendant la nuit : ils n’avaient pas rencontré de SDF au square Barye.
Je suis sorti sur la terrasse pour arroser. C’était bête, le ciel se couvrait. Je me
suis raisonné et je n’ai pas touché aux buis.
Robin est monté avec son sac d’école et une mine soucieuse.
« Ton chocolat, bonhomme. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Le présent.
— C’est pas toujours marrant, mais pense à demain.
— Demain ce sera pareil.
— Mais non, tu verras. Il y a un dicton qui dit, Demain est un autre jour. Pense
à ton match d’escrime, à tes prochains origamis. Vois plus loin que le présent,
pense au futur.
— On l’a pas encore appris », a-t-il dit.
Je suis allé couper une feuille du fou.
*
Une fois dans la voiture, il avait retrouvé l’élan vital de ses sept ans. Il fallait
juste bien toujours penser à mettre un « s » à la deuxième personne du singulier.
« Tu l’as, ma sculpture ? » a-t-il demandé.
Je pensais à Barye.
« En pâte à modeler. Ta maman.
— Je ne suis pas encore allé la voir, bonhomme. Demain.
— Super. »
Bigle-Adémar et Bifesses-Belon l’attendaient sur le trottoir. Il a couru les
rejoindre et ils se sont serré la main comme des hommes. Puis ils se sont
engouffrés en se bousculant sous le porche de l’école, comme des enfants.
J’ai redémarré en souriant. Le présent de Robin était encore insouciant, il
pouvait le maltraiter. Quant à son futur, il avait bien le temps de l’apprendre.
Les Ateliers Marigny s’articulaient sur une petite parcelle de l’île Saint-Denis.
Ils devraient bientôt déménager pour laisser place au village olympique.
Le constructeur de décors connaissait peu François Dampierre : il travaillait
moins pour la télé que pour le théâtre. C’était une tradition ici, depuis la
naissance de la fabrique en 1960, époque où elle appartenait au théâtre Marigny.
« Vous savez qu’on y a créé les décors de toutes les pièces d’Au théâtre ce soir
? »
Devant mon air vague, il a ajouté :
« Décors de Roger Harth, costumes de Donald Caldwell. »
Quatre cent seize boulevards, autant de décors. Mais quand la télé avait arrêté
les diffusions, la fabrique avait chuté. Elle avait fini par être rachetée en 1983
pour un euro symbolique. Il l’avait reprise depuis six ans. Il avait conservé le
nom des Ateliers Marigny et cinq employés spécialisés – un menuisier, un
serrurier, un ferronnier, un peintre et un sculpteur.
« Vous êtes du métier ? ai-je demandé.
— Je viens de la filière bois, j’avais quelques compétences. Le balsa, par
exemple, est facile à travailler, même si on utilise beaucoup de polystyrènes et
de polyéthylènes, et de plus en plus les silicones. »
Il fabriquait d’abord une maquette selon le projet du décorateur.
« Il nous décrit ses envies, celles du metteur en scène : à nous de les
concrétiser. On doit adapter l’imaginaire à la vérité des objets. »
Mon travail ressemble à ça : adapter ce que j’imagine être le crime à la vérité
de l’acte.
Un décor lui demandait plus de deux mois de travail.
« Jusqu’à la présentation au metteur en scène et aux acteurs. Ils viennent
renifler, ils marchent, ils parlent en portant la voix. C’est un moment étrange.
Une relation s’établit entre leur corps et le décor. »
Même si à ce stade il n’était pas très « flatté par les lumières de service » qui le
rendaient toujours plus terne qu’il serait sous les projecteurs de la salle au
moment des représentations.
« Mon décor sera l’interprète de leurs mouvements. »
Il a dit encore : « Le décor, au théâtre, est un partenaire. »
*
Je l’ai suivi dans un hangar bruyant. Des postes de travail occupaient chacun
son espace sur un sol en béton brut. Des plans placardés aux cloisons, des
schémas, des dessins selon des angles différents. Ça rappelait les crayonnés de
dessinateurs de BD.
On a fait quelques pas au milieu d’une place espagnole d’où filait une rue en
fausse perspective le long des murs d’une caserne ancienne. On devinait, dans le
fond, l’arrondi d’une arène avec des oriflammes immobiles.
« Carmen, a-t-il dit. Le décor du Premier Acte. »
Au sommet d’un échafaudage, un peintre patinait au chiffon l’inscription
MANUFACTURA DE TABACO.
Plus loin, une fenêtre en PVC transparent s’ouvrait sur des montagnes
enneigées peintes en toile de fond, d’autres sur un décor de buildings éclairés
dans la nuit new-yorkaise. Un escalier en bois montait dans le vide. Il y avait une
bibliothèque en trompe-l’œil, de faux lampadaires autour d’une fausse entrée de
métro libellule, une baignoire en fausse fonte, une sculpture en faux marbre.
J’ai pensé à mes sosies.
Le prix moyen d’un décor tournait autour de soixante-dix mille euros. Les
grosses productions pouvaient s’en payer de cent cinquante mille euros.
« Pour le cinéma, les coûts sont trop élevés. Une pièce de théâtre, on peut
escompter qu’elle tienne une saison. La télé représente un bon compromis. »
Les ateliers avaient réalisé les plateaux de certaines chaînes, dont Plein Écran.
« L’habillage de La Bourse et l’Esprit sort d’ici », a-t-il dit.
Mais pour la saison prochaine, le nouveau décor du jeu ne serait pas
confectionné par les Ateliers Marigny.
Le montant des sommes en jeu à La Bourse et l’Esprit avait de quoi déclencher
l’euphorie si on gagnait, et laisser une certaine amertume si on perdait.
Était-il imaginable qu’un couple de candidats déçus, qui avaient vu cent
soixante-quinze mille euros leur échapper, choisissent de kidnapper le directeur
des programmes pour demander cette somme comme rançon ? En la doublant
pour préjudice moral – la moitié exigée de son épouse, l’autre moitié de la
chaîne ?
*
Rechercher les perdants devenait inévitable. Impossible de faire l’impasse sur
cette corvée. Tout mon groupe devrait s’y atteler.
Et il fallait encore écouter Piaf et les Compagnons de la chanson.
*
Un Elton John et deux Einstein étaient attendus pour le lendemain. Il y aurait
aussi un Ray Charles, le deuxième à avoir concouru le soir des faits ; le premier
n’avait rien vu.
Les derniers perdants avaient pris leur échec plutôt bien : ils avaient surtout
participé au jeu pour s’amuser, ce qu’ils considéraient comme leur véritable
gain. La directrice des jeux ne se trompait pas. Ils étaient « passés à la télé », ils
avaient joui de leur petit temps d’antenne pour étaler leur numéro de cabotinage.
Les Chartemieux bien sûr entretenaient leur rancœur. Ils participaient à tous les
jeux télévisés, couraient de plateau en plateau, le mari comme l’épouse, chacun
de son côté. Depuis vingt ans, ils avaient écumé toutes les chaînes françaises, la
RTBF belge et la TSR suisse. Alors, quand une Bourse et l’Esprit proposait de
jouer en couple, on imagine leur bonheur.
Or ils ressassaient, les Chartemieux. Depuis des semaines ils menaçaient Plein
Écran, exigeant des dédommagements. Ils se posaient en victimes d’une
ambiguïté dans le questionnaire à propos de la disparition d’Agatha Christie :
« En quelle année a disparu Agatha Christie ? »
Ils avaient répondu :
« 1926. »
Perdu : elle était morte en 1976.
Seulement dans la vie d’Agatha Christie s’était produit un événement que ses
admirateurs connaissent bien : elle avait réellement disparu pendant quelques
jours, en décembre 1926. Personne n’avait jamais su ce qui s’était passé –
véritable kidnapping, fugue amoureuse ou coup de pub.
Manifestement les rédacteurs des questions de La Bourse et l’Esprit ignoraient
cet épisode de la vie de l’auteure. Les Chartemieux avaient répondu au premier
degré à cette « disparition ».
Devant un tribunal, leur requête se défendait, raison pour laquelle le service
juridique de Plein Écran envisageait un accord amiable. On n’allait pas
indemniser les Chartemieux mais leur proposer de rejouer. Dans un courrier qu’il
leur avait envoyé, François Dampierre se répandait en regrets confus et leur
promettait de les inscrire à la rentrée.
Était-ce suffisant pour calmer les Chartemieux face au risque, comme ils
avaient dû en percevoir les rumeurs, que le jeu disparaisse des programmes après
l’été ?
La comédie du pantalon sur les chevilles et des efforts pour surmonter pudeur
et constipation devenait pénible. Autant pour François Dampierre, qui mesurait
la bouffonnerie à l’aune de sa gêne, que pour son geôlier qui devait emporter le
seau et aller le vider dans ses toilettes. Plusieurs fois par jour pour les urines.
« Faudrait lui procurer un pistolet », avait dit Numéro 2.
Le mot avait provoqué une certaine panique chez Numéro 3 dont les maigres
connaissances lexicales et médicales ne lui avaient pas épargné le quiproquo. De
toute façon, le pistolet en question n’aurait pas évité les corvées du geôlier.
Aussi venait-il de décider : il changeait de méthode.
Et ce serait sa cinquième initiative.
La quatrième, après les demandes de rançon en Calibri, le masque de Blanche-
Neige et le Luger, avait été l’achat impulsif chez Farces et Attrapes d’une paire
de menottes en fer-blanc qu’au moment de payer, il avait accompagné de cet
ingénieux commentaire : « Une sacrée fête d’anniversaire pour mon garçon ! »
*
Numéro 3 libéra Dampierre de ses liens aux chevilles.
« Avancez. »
Il lui laissa son bandeau sur les yeux mais garda le masque de Blanche-Neige
devant son propre visage pour prévenir tout imprévu, et il poussa son prisonnier
devant lui, Luger pointé dans les reins.
Au milieu de l’escalier, Dampierre trébucha dans ses chaussures sans lacets. Il
fut retenu par le coude.
Dans le couloir de la maison, il avança au jugé, guidé par l’épaule, tandis que
ses chaussures trop lâches claquaient sur le carrelage.
Devant les toilettes, un problème inédit se présenta à l’entendement de
Numéro 3. Entrer avec son prisonnier ?
« Je vous libère les mains », dit-il.
Il voulut préciser : « Je laisse la porte ouverte, alors pas d’embrouilles. » Mais
il venait de sentir que sa voix retrouvait ses basses et il se fit comprendre d’une
explicite pression de Luger.
Dampierre se soulagea.
Dans le couloir, Numéro 3 dégaina la bouteille d’hélium qu’il portait
désormais dans sa poche revolver, et il s’en vaporisa une longue giclée dans la
bouche entre les lèvres au sourire figé d’une Blanche-Neige continûment affable.
J’ai acheté une bouteille de guignolet et du nectar de cerise, puis je me suis
arrêté chez mon boulanger pour prendre une demi-baguette.
« Je vous en offre deux autres, monsieur Gray : vous les goûterez et vous me
direz, j’ai changé la recette. »
Il participait au Grand Prix de la meilleure baguette de la Ville de Paris – cent
cinquante compétiteurs – : le vainqueur devenait le fournisseur officiel de
l’Élysée.
« Quatre mille euros, monsieur Gray. »
Et le pain du président pendant un an.
*
Avant de dîner, j’ai ouvert les bouteilles. Trois dizièmes de nectar de cerise,
deux dizièmes de guignolet, cinq dizièmes de champagne pour un guignolo.
Mamounette allait aimer. J’avais des doutes en ce qui concernait Valentine. J’en
ferais un avec du Perrier pour Robin.
J’ai appelé Les Sentinelles. Maman avait de la pâte à modeler plein les doigts,
ça collait au combiné et elle riait.
« Ça me colle ce truc je suis heureuse mon chéri tu viens quand ?
— Demain, maman. »
J’espérais qu’elle ne l’oublierait pas trop vite et qu’elle s’endormirait avec
cette certitude.
Il avait choisi la même police. En corps 14 cette fois pour l’autorité.
DÉPOSEZ L’ARGENT DANS UN SAC ROUGE
QUAI DE L’OISE AU BORD DU CANAL SAINT-MARTIN
SOUS LE PONT DE CHEMIN DE FER
JEUDI A MINUIT
Il avait fait en sorte que ses deux complices ignorent tout. Tant pour cette
initiative-là que pour l’accompagnement régulier du prisonnier jusqu’aux
toilettes, pour le Luger et pour l’acquisition des menottes qui allaient lui être
d’une utilité de dernière minute inavouable.
Il effaça un mot et tapa le nouveau.
DÉPOSEZ L’ARGENT DANS UN SAC NOIR
QUAI DE L’OISE AU BORD DU CANAL SAINT-MARTIN
SOUS LE PONT DE CHEMIN DE FER
JEUDI A MINUIT
Il comptait envoyer la lettre le lendemain.
Le samedi matin Valentine est montée pendant que je buvais mon café sur la
terrasse.
« Tu ne trouves pas que le pion manque d’arrondi ? »
Elle n’a pas répondu. Elle tenait un petit gant d’escrimeur.
« Il l’a oublié. »
La veille, comme tous les vendredis, Mamounette était passée prendre Robin à
l’école et l’avait fait dormir chez elle.
« Je le lui apporterai, ai-je dit. Tu veux que je te dépose à la galerie ? »
Un collectionneur italien quittait Paris le soir même et avait demandé à
Valentine de pouvoir venir ce matin, un 8 mai.
« Je vais peut-être lui vendre Les Porteuses de fagots. »
J’ai sorti une deuxième tasse et le flacon de sirop d’érable. On a bu nos cafés
au milieu des buis, des rhododendrons et des rosiers. Il avait plu dans la nuit
mais à l’aube le vent avait chassé les nuages et il faisait grand soleil sur les
jambes de Valentine.
« Tu sais que Khadher veut devenir le roi de la baguette parisienne ? »
Elle n’écoutait pas. Elle venait de remarquer le tuyau mal enroulé.
« Tu as encore arrosé ?
— S’il gagne le concours, c’est lui qui fournira l’Élysée. Hier soir.
— Yann… il a plu toute la nuit.
— Je n’étais pas sûr. »
Elle m’a pris la main et l’a posée sur sa cuisse. Elle m’a demandé si je
viendrais voir Robin à son tournoi d’escrime dans l’après-midi. J’ai dit que
j’essayerais. Je comptais passer aux Sentinelles.
« Ça lui fera plaisir », a-t-elle murmuré en appuyant un peu plus sa paume.
Elle avait fermé les yeux. Je respirais son parfum à l’amande et au muguet au
travers de celui des buis.
« Tu sais comment ils appellent les téléspectateurs des maisons de retraite et
des hôpitaux ? ai-je dit. Un “public fantôme”. Parce qu’on ne peut pas les
comptabiliser. »
Je me suis accroupi et j’ai embrassé l’intérieur de ses cuisses. Valentine les a
ouvertes et s’est laissé faire. Son sexe était chaud.
*
Je l’ai déposée à sa galerie, dans le VIIIe arrondissement.
J’avais jeté le gant d’escrime sur la banquette arrière et j’ai roulé jusqu’à La
Muette, le quartier ironique où vit sa mère.
Tout au fond de l’allée privée de la villa Beauséjour, dans le silence opaque
d’une opulence discrète, s’étalent quatre isbas provenant du stand russe de
l’Exposition universelle de 1867. Celle de Mamounette est la seule authentique
des quatre : elle a été construite à Saint-Pétersbourg et apportée en pièces
détachées à Paris pour l’Exposition. En 1872 on l’avait remontée ici pierre par
pierre, madrier par madrier.
« Mon petit Yann. »
Je n’ai pas dérogé pas à la coutume de piocher un quarter dans la soucoupe en
cristal posée sur le jukebox de l’entrée, un Wurlitzer des années cinquante.
Au hasard de l’isba on trouve un Mills Constellation, un Double Channel, un
Model 51 Countertop pas loin de l’énigmatique Chantal Meteor aux formes
féminines.
Le Peacock et le Tulip se côtoient le long de la mezzanine, et sur le palier de
l’étage attend l’énorme Wagon Wheel qui ressemble à une armoire et qui m’a
toujours inspiré de la méfiance.
Là-haut, quand on entre dans le petit salon Louis XV, on tombe sur le Pipes of
Pan. Dans la pièce voisine on croise le Melody King de 1937.
La mère de Valentine possède aussi le Monarch, le Colonial lyre bass fiddle à
la décoration en forme de lyre et le Bubbler de 1947 avec ses tubes en plexiglas
colorés dans lesquels circulent des bulles d’air.
Sans oublier le Centennial à lecture verticale qui apparaît souvent dans les
vieux films américains.
C’est à partir des années cinquante, avec l’arrivée du 45 tours, que les jukebox
ont adopté la lecture verticale permettant de stocker plus de disques. Le chrome
remplaçait le nickel, et le Formica faisait son apparition dans la décoration. Les
Seeburg furent les premiers. La marque est représentée chez Mamounette par
quelques modèles phares comme le Bandshell en aluminium, le Fleetwood et
l’Electra.
Mais sa plus belle pièce, qu’elle ne dévoile qu’aux intimes, trône dans un petit
boudoir : c’est le Wurlitzer Simplex de 1933 en bois avec son collecteur de
pièces télescopique à double receveur (1 DIME TO 10, 1 NICKEL TO 20.).
*
Mon quarter glissé dans la fente, j’ai sélectionné nos titres favoris. Le
mécanisme s’est mis en marche. Le premier disque s’est déplacé et la tête de
lecture s’est posée sur le sillon. Les notes de My Funny Valentine ont retenti dans
l’isba. Robin arriva en courant.
« Ton gant, tiens. C’est malin. »
Sa grand-mère m’a embrassé. On s’est s’installés sous la pergola du jardin.
« Tu viendras, Yann ? m’a demandé Robin.
— Bien sûr. »
J’ai remarqué le sac de sport sur une chaise. Lors du dernier tournoi, il avait
fini quatrième. J’ai dit que Valentine espérait vendre Les Porteuses de fagots ce
matin.
« Le Fattori ? a fait Mamounette en pinçant les lèvres. Je préfère La Curiosité,
de Lega. »
Elle s’est tournée vers Robin.
« Et toi, mon gamin ? Les macchiaioli ?
— C’est petit », a-t-il dit.
De l’entrée nous parvenait la voix rocailleuse de Louis Prima qui attaquait Just
a Gigolo, le deuxième morceau de la sélection. La mère de Valentine m’a servi
une tasse de café.
« Vous connaissez La Bourse et l’Esprit, Mamounette ? Un jeu télé.
— Jamais vu.
— Vous devriez, c’est plein d’enseignements. Il passe tous les soirs à 19 heures
15. »
Elle a marmonné une sorte de : « J’ai autre chose à faire. » Et j’ai pensé à une
« chose » précise.
« Vous y êtes allée ?
— Où donc, mon petit Yann ?
— À Saint-Honoré d’Eylau. Avec les siffleurs. »
Elle n’a pas répondu. Elle est joueuse, la grand-mère de Robin.
J’ai trouvé à me garer sur l’île Saint-Louis et j’ai marché à travers les rues
étroites, silencieuses et fraîches.
J’ai fait le tour de l’île en commençant par le quai d’Anjou.
Les travaux de l’hôtel Lambert étaient achevés et la rotonde bâtie par Le Vau
avait retrouvé son allure. Autrefois, derrière ces murs, un salon littéraire recevait
Marivaux, Voltaire et Montesquieu, m’avait dit Valentine. Rousseau y était passé
aussi.
Le long du quai se succédaient les vieux hôtels particuliers XVIIe qui faisaient
face au fleuve, et dans l’un d’eux avait vécu le peintre Émile Bernard. Un peu
plus loin, l’hôtel de Lauzun où Baudelaire avait écrit le premier jet des Fleurs du
mal et où se réunissait le club des haschischins – Nerval, Gautier, Balzac, Dumas
– pour manger le dawamesk, la confiture au haschich. Ça, c’est la mère de
Valentine qui me l’avait appris.
Le petit pont Louis-Philippe avait des allures primesautières dans le soleil du
printemps. La Seine coulait sans effort entre ses piles, lisse et bleue, tendre. Je
suis revenu par le quai d’Orléans.
J’ai dépassé l’arrière de Notre-Dame sur l’île de la Cité ; ça sentait le saule
pleureur, j’apercevais le Quartier latin sur l’autre berge, le dôme du Panthéon
plus loin.
J’ai longé le quai de Béthune et j’ai débouché dans le boulevard Henri-IV. Le
magasin de vélos, la Maison de la mouche et le petit garage étaient fermés. La
place en Lincoln était libre.
En face, dans le square Barye, des amoureux s’embrassaient sous le savonnier
de Chine et des vieillards vieillissaient sur les bancs. Les familles du 8 mai se
promenaient entre les deux. Sur leurs chevaux à ressort les enfants galopaient
leur vie et le Centaure de bronze n’en finissait pas de mourir.
Je suis sorti du square et j’ai traversé à pied par le pont Sully.
Sur la rive gauche j’ai pris les escaliers pour descendre sur la berge. Les
vagues éclataient contre la coque de la péniche.
*
L’aménagement intérieur relevait du style industriel : béton ciré et meubles
métalliques sur roulettes. Un alignement de hublots laissait entrer la lumière
dans la grande pièce tout le long de la cale. Ça sentait l’encens dont les bâtonnets
brûlaient, plantés dans des pots.
Le couple qui vivait à bord n’avait rien entendu de particulier dans la nuit de ce
vendredi-là. La femme était décoratrice d’intérieur, son mari, musicien : il
dégageait un parfum aux notes de pêche.
Le soir de l’enlèvement, ils étaient à bord. Leur chambre à la proue donnait
côté fleuve.
« C’est plus calme, a-t-elle dit.
— À part les bateaux-mouches », a-t-il dit.
Le Zouave de Paris remontait justement le courant, avec des touristes au
bastingage qui prenaient des photos. Il a débouché de l’arche du pont Sully.
« Et sur le pont ? ai-je demandé. Autour de 23 heures ? »
Ils se sont approchés ensemble d’un hublot. Le métal du tablier du pont
renvoyait des éclats verdâtres. Ils n’avaient pas souvenir d’avoir entendu
quelque chose « de particulier » cette nuit-là.
« Dans le square ? »
On voyait ses grands arbres au-dessus du fleuve.
« Non plus. »
Il arrivait que des SDF y dorment, mais plutôt l’été. Et là, évidemment…
« Quelques coups de gueule, ils se frictionnent pour une bouteille d’alcool ou
pour la meilleure place. »
Quelle était la meilleure place ? Un banc abrité du vent ? Sous un orme
pleureur, le cèdre, le savonnier de Chine ?
« Pas de bruit d’eau ? »
Ils se sont regardés.
« La Seine murmure toujours. On n’y fait plus attention.
— Moi si, a-t-il dit. Elle parle. Jamais avec la même voix. Avec le vent d’hiver
elle hurle, de vrais cris de douleur quand elle se cogne aux piles. Les jours de
pluie elle siffle. L’été elle est moins bavarde. »
Il l’écoutait et il la comprenait. Sa femme souriait.
J’ai précisé :
« Le bruit d’un corps dans l’eau ? »
C’était déjà arrivé, des suicidés. Ils prévenaient la brigade fluviale.
Une mouette s’est posée dans la blancheur des premières fleurs d’un seringa en
bac à l’avant de la péniche. Je sentais le balancement nonchalant de la Seine
sous mes pieds et je respirais des fragrances de tabac blond. Je ne leur ai pas
demandé s’ils fumaient, il n’y avait aucun cendrier à bord. Mon cerveau
s’amusait. La mouette a poussé son rire dans le seringa.
Ferrerri voulait tellement inaugurer avec moi le nouveau stand de la PJ, et
j’avais tellement de scrupules vis-à-vis des membres de mon groupe de leur
laisser la corvée des sosies.
On s’est retrouvés au sous-sol, devant l’alignement des pas de tir qui
résonnaient des détonations. L’odeur de poudre, âcre et chaude, flottait par-
dessus celle de la peinture neuve.
Le stand était équipé de différentes ambiances destinées à créer des situations
de stress. On pouvait même changer la luminosité pour une « ambiance nocturne
».
Un des tireurs a dû sélectionner « ambiance urbaine » parce que des bruits de
rues ont envahi l’espace clos du stand – moteurs de voiture, sonnettes de vélo et
conversations de piétons.
J’ai rempli le chargeur de mon Sig Sauer pendant que Ferrerri sortait le sien de
sa mallette. Il en avait un autre, posé à plat dans la découpe de mousse : mon
ancien Smith & Wesson modèle 29 que je lui avais donné. Ferrerri a toujours été
dingue de cette arme avec son énorme canon de huit pouces, sans doute parce
que c’est celui de l’inspecteur Harry. « I know what you’re thinking. Did he fire
six shots or only five ? »
Je me suis fait la remarque qu’il n’y avait pas de Clint Eastwood parmi nos
sosies.
Il a rempli son barillet avec les grosses balles à chemise dorée et il a
commencé à tirer. Il tirait lentement, un coup après l’autre en redressant le chien
à chaque fois, abaissant posément le canon jusqu’à l’horizontale. Il gardait les
deux yeux ouverts et ne tremblait pas.
Dans le pas voisin, j’essayais de m’appliquer.
On a ramené nos cibles sur le rail électrique. Il avait mis les six dans la tête de
sa silhouette. La mienne était parsemée au hasard, j’avais tout balancé dans les
épaules, à droite et à gauche, et un peu au-dessus.
« Putain, Gray ! » a-t-il dit.
Ces silhouettes dessinées en noir, avec ce visage qui vous vise, ont quelque
chose de repoussant. Je ne m’y fais pas. La balle de 6.35 m’était entrée dans le
crâne au moment où celle de mon Smith & Wesson touchait le type en plein
cœur. Il avait mon âge à l’époque, vingt-neuf ans, et depuis, en plus de sa balle
dans la tête je trimballe sa mort dans la mémoire. Elle est plus encombrante.
Robin entamait la deuxième ronde quand j’ai rejoint sa grand-mère dans les
gradins.
« Il a une bonne attaque au fer, ce gamin. »
J’ai voulu savoir comment s’était passée la première ronde.
« 15 à 12, a-t-elle dit. Les pieds perpendiculaires ! »
Les deux petits bretteurs s’affrontaient sabre en avant, le bras désarmé dans le
dos. Le masque cachait les visages et leur donnait un aspect inquiétant, mais les
mollets maigres sous les bas blancs trahissaient l’enfance.
« Attaque arme à gauche en quarte ! La taille ! »
Le sabre est une arme de taille, de contre-taille et d’estoc : on frappe avec le
tranchant de la lame, le contre-tranchant et la pointe. Une arme qui donne la
priorité à l’attaquant.
Quand il avait fallu choisir, Robin n’avait pas hésité, il avait élu le sabre.
J’étais persuadé qu’il l’avait fait en référence à l’ancêtre du capitaine Haddock.
« Jolie balestra mon gamin ! »
Parmi le public de parents, certains nous dévisageaient. Robin a exécuté une
retraite salvatrice avant de contre-attaquer d’une riposte simple en coupé.
Valentine est arrivée. Sa mère a encore crié, des spectateurs nous ont encore
dévisagés.
*
Il faisait chaud dans le gymnase et quand Robin a enlevé son masque, ses
cheveux étaient collés de sueur. Il s’était finalement incliné 11 touches à 15.
Son copain Bigle-Adémar a pris sa suite sur la piste ; il tirait en gardant ses
lunettes derrière la grille et je pensais que c’était un handicap. En outre il
louchait, Bigle-Adémar. Même si Robin affirmait que son copain était d’une
adresse « diaboliste ».
Bifesses-Belon, lui, vu son gabarit, pratiquait le rugby.
Robin les aimait beaucoup tous les deux. Mais en l’occurrence il arborait sa
mine renfrognée en tournant la tête vers les gradins. Muriel, son amoureuse
depuis la petite section, était assise entre ses parents.
Lors de la troisième ronde, il a gagné 15 touches à 13 face à un redoutable
gaucher « adepte de l’école russe », d’après Mamounette.
Il en a triomphé grâce à deux belles attaques sur sa ligne de dedans, un
mélange de véritable fente d’escrimeur et d’attaque flibustière à la façon du
chevalier de Hadoque qu’il avait apprise dans le Secret de la Licorne.
« Oui mon gamin ! Redoublement avant !
— Tais-toi maman », a intimé Valentine.
Je me suis levé et je les ai laissées là-dessus : leurs assauts de mères. La
mienne m’attendait.
Le banc sous le grand cèdre avait été repeint ; il apportait une légèreté
optimiste au parc trop silencieux qui s’étalait devant la façade austère. Avec une
bonne dose d’imagination, ça faisait presque rieur.
Les bourgeons les plus précoces perçaient au hasard des frênes, et les petits
vieux les plus téméraires finissaient leur promenade. Ils rentraient sous le porche
de pierre pour goûter. J’ai tenu la porte aux demoiselles Mariette.
« Merci jeune homme.
— Merci jeune homme. »
Régina et Gilda Mariette, des jumelles inséparables jusque dans la décrépitude.
Gilda était un peu plus ingambe que Régina, et Régina avait un peu plus sa tête
que Gilda.
Elles s’étaient inscrites aux Sentinelles des années plus tôt, attendant
patiemment que deux chambres se libèrent. Elles avaient fait la démarche elles-
mêmes, elles n’avaient plus de famille, rien que l’une pour l’autre. Un jour elles
étaient venues visiter l’établissement et elles avaient rempli leurs demandes
d’admission dans le bureau de la directrice en écrivant au même rythme les
mêmes mots, excepté les prénoms. Et en se trompant aux mêmes lignes avant de
recommencer.
Au bout de quelques mois, devant l’éventualité hasardeuse que deux chambres
se libèrent simultanément, Régina et Gilda avaient intégré Les Sentinelles en
acceptant de partager la même. La chambre était exiguë, les deux sœurs
dormaient dans un lit de 180 que la direction avait commandé spécialement. Et
elles s’entendaient si bien, Régina et Gilda, elles se réconfortaient si bien la nuit
pour affronter leurs cauchemars que le jour où une nouvelle chambre s’était
libérée, elles avaient préféré rester ainsi : toutes les deux dans la même chambre
et le même lit jusqu’à la fin.
Elles ont traversé le réfectoire pour aller s’installer à leur table habituelle où
deux autres vieilles étalaient leur serviette sur leurs genoux. Une troisième posa
la sienne sur sa tête. J’ai ouvert la bouche à cause de l’odeur d’urine.
J’ai vu ma mère assise entre madame Simonet et monsieur Seygneur. Elle
trempait des tartines de miel que monsieur Seygneur lui faisait d’une lame
tremblotante toujours aussi galante.
« Maman. »
Elle a levé les yeux.
« C’est toi mon chéri. »
Monsieur Seygneur a bondi pour me céder sa chaise.
« Laissez, monsieur Seygneur, je vais prendre celle-là ; ne bougez pas, je
m’installe ici. Ça va bien ?
— Et vous comment ça va, monsieur Gray ? »
Le vieil homme a mis toutes ses forces dans sa poignée de main. Il n’en avait
plus beaucoup. De l’autre côté, madame Simonet a bougonné quelque chose.
Je me suis assis près de ma mère, j’ai attrapé le pot de miel et une cuillère.
« Je vais t’aider maman. »
Constatant que je prenais la relève, monsieur Seygneur s’est remis à son propre
tartinage.
« Votre maman a réalisé de beaux dromadaires, a-t-il fait dans un simulacre
d’admiration.
— Des dromadaires ?
— Ou des chameaux peut-être, ils sont exposés dans la salle télé. »
J’ai compris qu’il parlait de pâte à modeler.
« Des chameaux ! a dit madame Simonet avant de replonger dans son bol.
— Et une salamandre d’une grande finesse, a ajouté monsieur Seygneur.
— Tu me les montreras, maman ?
— Bien sûr mon chéri. Par contre je ne sais pas où ils sont.
— Ne t’en fais pas on les trouvera. »
Monsieur Seygneur a désigné discrètement madame Simonet qui trempait sa
tartine sans s’occuper de nous.
« Beaucoup plus jolis que certaines singeries », a-t-il murmuré.
Madame Simonet avait sculpté des ouistitis.
« Et vous, monsieur Seygneur ? » ai-je demandé.
Dans un réflexe d’orgueil et d’effort dérisoires, il a gonflé son pauvre torse
creux de vieillard :
« Moi, j’ai donné dans la statuaire. »
Il ménageait un court silence pour apporter du relief à son propos.
« Humaine, a-t-il dit. Féminine. »
Son œil brillait.
« Des nus. »
J’ai fait celui qui était à moitié choqué, et le vieil homme a révélé d’un souffle
:
« Les sœurs Mariette.
— Non ?
— Mais si mais si ! J’aurais bien voulu faire votre maman mais je me suis dit
que ce n’était pas correct.
— Pfouh ! » a fait madame Simonet dans sa tartine.
Maman s’est mise à rire sans raison. Le miel coulait sur son menton, je l’ai
essuyé. Alors monsieur Seygneur a plongé une main dans chacune des poches de
son blazer de capitaine de marine pour en ressortir deux figurines roses, fessues,
la taille étroite, la poitrine aventureuse.
« Hein ? a-t-il fait avec un orgueil provocateur.
— Dites donc…, ai-je fait en essayant d’y mettre le ton.
— Hein !
— Pas mal.
— Hein ! Hein !
— Oui. Oui. »
Le pauvre vieux souriait de tout son dentier. Le dentier était mal ajusté et
blessait un peu monsieur Seygneur. (Au début, pendant les repas, pour ménager
ses gencives il l’ôtait entre les plats, mais il avait jugé que ce n’était pas «
correct », ce sourire sale sur la nappe devant ces dames.)
« J’ai eu des difficultés avec les yeux », a-t-il avoué.
Je n’ai pas su s’il fallait entendre les siens ou ceux de ses statuaires.
« Il m’aurait fallu une loupe et des têtes d’épingle. »
Il parlait des deux.
Pour les cheveux de ses figurines il avait façonné des spaghettis de pâte à
modeler. Il me fixait avec malice.
« Ne le répétez pas : j’ai pénétré clandestinement en cuisine.
— Clandestinement ?
— Jamais le chef n’aurait accepté. Ne me trahissez pas, monsieur Gray. J’ai
passé la pâte à modeler au hachoir à viande. »
Je regardais les tables autour de nous, où les aides-soignantes s’étaient
installées pour aider les pensionnaires. Les steaks hachés des Sentinelles auraient
un goût de pâte à modeler pendant quelques jours.
Le vieil homme était ravi de notre petit secret.
« Et vous, monsieur Gray, toujours dans la police ?
— Eh oui, ai-je dit.
— Beaucoup de bandits en ce moment ?
— Y a pas à se plaindre. »
Il m’a dévisagé, interdit, les traits immobiles. Et au bout de trois secondes tout
s’est relâché gaiement.
« “Y a pas à se plaindre” ! »
Il est parti d’un immense éclat de rire qui faisait bouger ses dents. Il lançait des
clins d’œil à sa voisine.
« Vous entendez ça, madame Gray ! Votre fils, les bandits, “y a pas à se
plaindre” ! »
Maman me regardait avec une tendresse admirative qui m’a brûlé.
« Comme je suis heureuse mon chéri.
— Pfouh ! » a fait madame Simonet.
On n’y a pas prêté attention. Monsieur Seygneur a recouvré son sérieux.
J’ai dit à ma mère :
« Tu as l’air bien, maman. »
Monsieur Seygneur a glissé :
« Toujours, quand elle vous voit. »
J’ai évoqué La Bourse et l’Esprit. Ils connaissaient le jeu, tous les trois.
« À cette heure-là on a déjà fini de dîner, a dit monsieur Seygneur. Ce qu’on
peut manger tôt dans cet établissement ! J’ai parfois l’impression qu’on nous
prend pour des enfants.
— Et ça vous plaît ? Le jeu, je veux dire.
— Pfouh ! a fait madame Simonet.
— Un peu clinquant, a dit monsieur Seygneur. Et farfelu. Moi avec ma femme
on n’aurait jamais participé à de telles pitreries. Coraline ne l’aurait pas toléré. »
C’était la première fois que je l’entendais prononcer le prénom de sa femme. Je
l’ai trouvé moderne. J’essayai de me faire une idée du physique de Coraline
Seygneur à l’époque de leur jeunesse.
« Pfouh ! » a fait madame Simonet.
Le sujet pourtant l’intéressait et elle s’est laissé aller à faire une phrase :
« Des ignares, je le savais que Charlemagne était mort à Aix-la-Chapelle !
— En revanche, a dit monsieur Seygneur, que les laquais du carrosse de
Cendrillon sont des lézards, il n’y a que votre maman qui l’a su. »
J’ai regardé ma mère. Elle était fière. J’ai posé une main sur son poignet.
Monsieur Seygneur n’a plus parlé. Il estimait devoir nous laisser en tête à tête. Il
somnolait un peu, aussi.
Elle a fini de manger sa deuxième tartine et j’ai sorti le poisson en papier.
« Pour toi maman. C’est Robin qui l’a fait.
— Comme c’est gentil.
— C’est un poisson. »
Elle a pris l’origami et l’a fait nager devant elle dans le vide, avec la même
application que mettait Robin quand il faisait ça.
« Je l’aime beaucoup, a-t-elle dit.
— Lui aussi il t’aime beaucoup, tu sais. Et Valentine. Et Mamounette.
— Oui oui.
— Ils sont tous les trois à un tournoi d’escrime en ce moment. »
Des mots un peu compliqués. Ses yeux cherchaient.
J’ai dit :
« Ils t’embrassent. »
Ça, elle comprenait toujours. Elle m’a tendu sa joue.
Je l’ai embrassée. Elle attendait. Je l’ai embrassée de nouveau, deux fois
encore, au même endroit. À son tour elle a déposé un baiser sur le poisson en
papier. Trois fois de suite.
« On fait quelques pas ? »
Je l’ai aidée à se lever. Monsieur Seygneur s’est réveillé en sursaut et il s’est
éjecté précipitamment de sa chaise en la renversant.
J’ai salué madame Simonet qui a fait « pfouh » et j’ai serré la main de
monsieur Seygneur avant de redresser sa chaise.
Et j’ai quitté le réfectoire avec maman à mon bras.
« Y a pas à se plaindre !… » ai-je entendu rigoler dans mon dos.
*
On a marché dans le parc tous les deux. Elle s’accrochait à moi. Elle tenait son
poisson dans l’autre main.
« Il a un petit trou là, a-t-elle dit.
— Il a mordu à l’hameçon, maman.
— Mais il n’est pas mort ?
— Bien sûr que non.
— Et il n’a pas mal ?
— Bien sûr que non. Tu n’as pas froid ?
— Bien sûr que non », a-t-elle dit, mutine.
J’en étais si heureux.
Elle se pressait contre moi. On s’est assis sur le banc repeint, sous le cèdre. On
écoutait le vent.
« Et toi mon chéri ? Tu manges bien ?
— Oui maman.
— Ton travail ? »
J’ai parlé des sosies. Le concept lui était inaccessible.
« Des gens qui ressemblent aux vedettes. Tu sais, maman. On a Charlot,
Brigitte Bardot, Maurice Chevalier…
— Prosper… yop la boum…
— Oui maman. C’est ça ! Exactement ! »
Elle était contente. Moi aussi.
« J’ai rencontré Claude François, ai-je dit.
— Quelle chance tu as mon chéri.
— Et bientôt Gilbert Bécaud. »
Elle l’avait toujours adoré. Elle a chantonné :
« Je reviens te chercher… »
Je pensais à l’homme qui avait été mon père et que cette femme près de moi
avait aimé à la folie. Je pensais à cette vie ancienne, inconnue, qu’ils avaient
traversée tous les deux avant moi.
Je pensais au vide, à l’absence, aux mauvaises répliques et à ce banc repeint
dans le parc silencieux. J’ai eu envie de pleurer. J’ai chanté.
« Je savais que tu m’attendais… »
J’ai chanté avec maman.
« Je savais que l’on ne pourrait se passer l’un de l’autre longtemps… »
On n’est pas allés bien loin. Je ne connaissais pas les paroles et maman les
avait oubliées.
En revenant des Sentinelles, je me suis arrêté rue Raymond-Losserand prendre
quatre belles pommes de terre.
« De la pompadour ou de la bintje ? » m’a demandé mon primeur.
Il faut être précis avec lui. Il ne riait pas.
« Pompadour, ai-je dit. Deux aubergines et huit divas : vous en avez déjà ?
— Elles viennent du Maroc. »
Il attrapait les tomates d’un geste grave et les pesait sans se presser.
« Une recette de printemps ? »
Je ne me pressais pas non plus, c’était le jeu.
« Avec ceci ?
— Trois courgettes. »
Ça se précisait.
« Ratatouille ?
— Non », ai-je dit sans rien ajouter.
Il faut toujours un petit suspens de bon aloi.
« Deux gousses d’ail, ai-je quand même fini par annoncer.
— Ah.
— Et deux brins de thym frais. »
Il mettait tout dans un sachet, la mine songeuse.
« Au four ? » a-t-il demandé.
Je payai.
« Une heure et demie. Donnez-moi aussi quatre avocats. »
La demande l’a dérouté. Il a cherché la monnaie trop longtemps. J’ai eu pitié :
« Ça n’a rien à voir, les avocats. »
Il s’en était douté. Et en me tendant les pièces il a triomphé :
« Tian ! »
*
J’ai lavé les légumes. Puis j’ai lancé Charlie Haden avant d’ouvrir le dossier
noir de madame Védouin. Le contrat d’achat des droits du jeu télévisé occupait
cinquante-trois pages. J’en ai lu quinze. J’ai repensé à ce qu’elle m’avait dit, son
rendez-vous avec Dampierre, ses trois grands garçons.
N’était-ce pas eux, ses fils, qui pouvaient s’inquiéter de l’interruption du jeu ?
N’espéraient-ils pas qu’il passe à l’antenne pendant de longues années encore ?
Après la mort de leur mère ? En plus de la somme forfaitaire d’achat, La Bourse
et l’Esprit générait des royalties annuelles qu’ils auraient continué de toucher à
leur tour.
C’était un des trois qui avait emmené madame Védouin à son rendez-vous
avec Dampierre, le jour de l’enlèvement. Les trois fils, en accord, avaient-ils
exigé ce rendez-vous ? Avaient-ils convaincu leur mère ? L’avaient-ils poussée à
insister auprès du directeur d’antenne pour qu’il la reçoive et lui expose
clairement ses projets ? Afin qu’ils sachent ? Et qu’ils réagissent ?
J’ai entendu du bruit en dessous. Je suis sorti précipitamment donner un coup
de ciseau au fou avant de retourner dans la kitchenette où j’ai commencé par
préchauffer le four avant d’attaquer l’épluchage des pompadours.
J’avais terminé quand Robin a jailli de la trappe, un aigle en papier à la main.
« Troisième.
— Ta grand-mère doit être ravie, ta mère aussi. Et Muriel. »
Il a rougi.
J’ai dit :
« On a trouvé que tu avais une bonne parade circulaire.
— Et mon dédoublement avant, Yann ? T’as vu ?
— Magistral.
— Bon, j’ai pas tenté ma botte secrète.
— Faut pas en abuser.
— Non, hein ?
— Pour qu’elle reste secrète. »
Il filait dans les toilettes. Il en est revenu avec le Secret de la Licorne. Pour
vérifier une position.
« Les pieds surtout, a-t-il dit en cherchant la page. Et ce mouvement de
l’épaule, il le fait bien, lui. »
J’ai jeté un regard à l’ancêtre du capitaine Haddock en train de « liquider »
Rackham le Rouge au sabre.
« Tu m’aides ? »
On a tranché les aubergines, les tomates et les courgettes.
Le plat était au four quand sa mère et sa grand-mère sont montées.
« Il vous a dit ?
— Oui Mamounette. C’est superbien, troisième. »
Valentine s’est posée dans le canapé.
« Je l’ai vendu. Soixante-seize mille.
— C’est superbien soixante-seize mille », a dit Robin d’un petit air malicieux.
J’ai sorti le nectar de cerise et le guignolet du placard, et la bouteille de
champagne du réfrigérateur.
« Guignolo. On va changer. »
Valentine l’a jugé trop sucré, Robin a trouvé que ça piquait, Mamounette en a
voulu un deuxième.
« Vous êtes passé aux Sentinelles ?
— Elle vous embrasse. »
Robin n’osait pas demander. J’ai pris les devants et je lui ai dit que ma maman
avait adopté son poisson.
Il se tortillait. Je savais ce qu’il attendait.
« Dans la poche de ma veste, bonhomme. »
Il a couru y retirer la figurine en pâte à modeler.
« Ouah ! une salamandre ! »
Il n’avait pas hésité une seconde : c’était un bel hommage au talent de la
sculptrice.
*
Les verrines d’avocat au roquefort et le tian ont plu à tout le monde. On
espérait boire les cafés sur la terrasse mais il faisait encore un peu frais et
Valentine a refusé que je lui prête mon poncho.
« Au fait, il est où le tien ? »
Elle m’a fait les gros yeux. Elle l’a depuis longtemps donné au Secours
catholique, son poncho.
J’ai mis la contrebasse de Charlie Haden et Mamounette est revenue sur sa
nouvelle passion.
« La référence principale est le formalisme de Huzita. Six axiomes de base
permettent de composer n’importe quel origami. »
Robin, sur la terrasse, apprenait à voler à son aigle. Je guettais le vol en rase-
mottes au-dessus de mes rosiers.
« Le kirigami est la branche basée sur le découpage, l’aérogami est l’art de
l’aérodynamisme.
— Les avions en papier », a dit Valentine d’un ton condescendant.
Sa mère a fait comme si elle n’avait pas entendu.
« Le box pleating est une technique pour créer des modèles géométriques. Il y
a aussi l’origami modulaire, le kusudama, l’origami minimaliste, le pureland aux
plis simples et le pornogami.
— Le pornogami ? » a dit Valentine.
On a tourné la tête vers la terrasse où Robin entraînait son aigle à piquer depuis
le sommet de la tour.
« Pas sur les buis ! » ai-je crié.
Il a fini par rentrer.
À quatre pattes sur le tapis il a lancé son aigle en papier dans une bagarre avec
la salamandre en pâte à modeler. Nous avons suivi un instant le duel, et c’est
sans doute le manque de réalisme des deux animaux qui a ouvert la discussion
sur les sosies.
Valentine avait lu des déclarations de fans qui vont aux concerts de sosies de
leur idole. Elle jugeait ça touchant.
« Et troublant d’humilité.
— Tu trouves ?
— Tous déclarent en gros : “On sait bien que ce n’est pas le vrai, mais on sait
aussi que notre commune ne pourrait pas se le payer. Il est trop grand, on est trop
petits, alors avec un sosie…”
— Ils s’offrent un rêve à leur mesure, quoi, pas plus grand qu’eux.
— C’est assez mignon.
— Tu es sensible au “mignon”, toi, maintenant ? »
Elle a haussé les épaules.
« Minables jusqu’à leur façon de rêver, ai-je dit. Or le rêve, c’est justement de
dépasser ses possibilités. Ça n’a pas de sens. »
Mamounette est intervenue :
« En même temps, la caractéristique du rêve est de ne pas être vrai. »
La phrase a créé un silence. Le concept était fallacieux. Je regardais Valentine
et Valentine regardait sa mère.
« Ils ne viennent pas voir leur idole, a fait Mamounette, ils viennent la rêver.
— Mais eux, ai-je dit, les sosies ? »
Robin s’était endormi sur ses origamis.
« Pareil, a dit sa grand-mère. Ils ne font que rêver aussi. Le rêve est partagé.
— C’est pitoyable.
— La force de l’image, a dit Valentine.
— Je m’en désole, tu vois. Moralité : l’image est la plus forte ?
— Souvent. »
Je refusais de m’y résoudre.
« Plus forte que la réalité elle-même ?
— Pourquoi pas ?
— Je trouve ça dramatique. Quitte à applaudir une image, autant regarder un
film sur le véritable personnage. »
Valentine a posé sa tasse.
« Tu te trompes, Yann. Le sosie ne se contente pas de renvoyer une image : il
l’incarne, il la rend vivante. »
Quand elles m’ont demandé combien il y en avait, j’ai dit :
« Une bonne soixantaine en tout. »
Et j’ai cité de nouveaux noms. Souchon, Gréco, Dutronc, Deneuve, Obama et
Trump, Lénine et Staline, Mao Tsé Toung et Enrico Macias.
Quand il entendit le froissement du pantalon remontant sur les jambes, il n’eut
pas le temps d’approcher pour lier les mains de son prisonnier : Dampierre se
jeta sur lui avant de s’élancer dans le couloir.
Numéro 3 le suivit avec une seconde de retard. À peine le temps, en courant,
de penser qu’il aurait dû lui entraver les chevilles et que les menottes auraient
fait l’affaire.
Dampierre n’atteignit pas la porte d’entrée. Il trébucha une nouvelle fois dans
ses chaussures trop lâches, laissant le loisir à son geôlier de revenir dans son dos,
d’attraper le trophée de champion de Lorraine cadet de lancer de javelot posé sur
le radiateur et de lui en fracasser le socle derrière le crâne.
Le corps soudain déséquilibré bascula en avant, pivota sur ses jambes et chuta
sur l’angle du radiateur.
Sidéré, incapable de réfléchir pendant plusieurs minutes, Numéro 3 savait
pourtant qu’il devait agir. Il tira Dampierre par les épaules et l’entraîna jusqu’au
garage. C’était plus simple : il n’y avait pas d’escalier.
Il pensait dans l’ordre à ses deux acolytes, à la demande de rançon, à la
décomposition.
François Dampierre a refait surface sous la passerelle des Arts. Dans l’eau. Son
cadavre. Des joggeurs l’avaient repéré depuis le quai des Tuileries. Il flottait sur
le ventre, arrêté contre une pile. Il ne lui restait qu’une chaussure au pied droit,
privée de ses lacets.
Le visage était très abîmé et l’arrière de la tête présentait une ecchymose. La
fracture du crâne faisait peu de doute, on avait remarqué les « lunettes » typiques
autour des yeux.
Il ne portait plus sa montre au poignet, la trace du bracelet était visible. Pour
l’alliance on ne pouvait pas savoir, tous les doigts de ses deux mains
manquaient.
L’abdomen était distendu, les bactéries intestinales avaient commencé leur
activité. C’étaient les gaz qui l’avaient fait remonter, couplés à la mauvaise
qualité des liens qu’on avait utilisés pour le lester. (On apprendrait que c’étaient
des menottes en fer-blanc, style jouet de farces et attrapes, trop fragiles pour ne
pas se briser dans les remous du fleuve.)
Madame Dampierre et sa fille ont pu voir le corps dans la salle de présentation
de l’Institut médico-légal.
La fille, au teint hâlé par le soleil de Californie, avait changé de couleur de
cheveux depuis la photo que j’avais aperçue dans l’appartement. Elle se tenait
droite et ressemblait à sa mère.
Le morguiste a soulevé le drap. Elles ont eu un mouvement de recul.
« Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ?
— Sans doute une hélice de bateau », ai-je dit.
On ignorait encore s’il était mort noyé.
La mère est restée près du brancard. Sa fille l’a prise par les épaules.
« Ça ne sert à rien, maman. »
Leur voiture était garée dans la cour à l’arrière du bâtiment. C’est là que la fille
a éclaté en sanglots. Elle s’est blottie dans les bras de sa mère. Petite fille égarée.
Une rame de métro est passée sur le pont dans un tremblement métallique.
J’ai dit :
« Votre mari portait une montre de valeur ? »
J’avais préféré poser la question ici pour éviter qu’elles demandent à voir les
poignets : j’aurais été contraint de découvrir les mains sans doigts.
François Dampierre portait une Lepage, selon sa femme. Elle a déduit de ma
question qu’on l’avait volée.
« Pourquoi ont-ils fait ça ? » a demandé la fille.
Quand Sarclet a commencé l’autopsie, à l’examen visuel préalable il a articulé
dans son micro-cravate :
« Visage délabré. »
Puis il a constaté :
« Peau dilacérée, multiples arrachements et des contusions osseuses. »
J’ai demandé :
« Traces de coups ?
— Sans doute aussi. Mais surtout les coques et les hélices de bateau. »
La « peau ansérine » typique, à la texture de chair de poule, ou plus
exactement, selon l’étymologie, de « patte d’oie », prouvait que Dampierre avait
séjourné quelque temps dans l’eau.
« La rigidité a disparu et la dilatation gazeuse est entamée. Aucune trace
d’adipocire, la saponification n’a pas encore débuté. »
La saponification est la transformation des graisses en une sorte de savon qui
donne un aspect de statue de cire aux corps immergés : elle ne commence en
général qu’au septième jour. François Dampierre n’avait pas l’apparence d’une
statue de cire.
« On note l’apparition de la circulation posthume. Tu vois, Gray, le système
veineux commence à ressortir sur les membres. »
Le corps avait été charrié. Les prédateurs aquatiques avaient commencé à lui
manger les yeux.
« Probablement des silures, ça bouffe tout. Et sans les yeux, on ne pourra pas
doser le potassium qui nous confirmerait la date de la mort. »
En caressant le crâne, il a repéré la blessure.
« Entaille profonde au niveau de l’occiput avec enfoncement de la voûte
crânienne. Plaie contuse aux bords irréguliers avec érosion épidermique
marginale. Le fond est anfractueux. »
Il a pratiqué le scalp en décollant le cuir chevelu à la base du crâne avant de le
repousser jusqu’au front. (L’intégrité du cuir chevelu ainsi conservée permettrait
de le recoudre afin de garder le visage présentable.)
« Ouverture de la cage. »
Il a découpé une calotte à la scie à trépan.
La calotte retirée, le cerveau baignait dans un marigot marronnasse.
Sarclet s’est mis à décrire l’aspect des méninges et du liquide
céphalorachidien. Ensuite il a tranché les nerfs optiques et le tronc cérébral à
l’aide d’une petite lame courbe, et d’un mouvement sûr il a sorti le cerveau. Une
tache noirâtre se détachait sur la couleur ivoire, au niveau de l’occiput.
« Hématome sous-dural parenchymateux avec hémorragie intracrânienne.
Aucune trace de privation d’oxygène. »
On n’avait pas tenté d’étouffer François Dampierre.
« Le cerveau est fixé. »
Il pesait mille trois cent quarante grammes.
Combien de grilles de programmes et de visages étaient conservés là-dedans ?
Quels espoirs ? Quels regrets ? Combien de douleurs et combien de bonheurs,
bien pliés au secret des circonvolutions ? Quelle mémoire renfermaient ces mille
trois cent quarante grammes ? Et quels projets y étaient restés prisonniers ?
Sarclet ne s’interrogeait plus depuis longtemps, pourtant chacun de ses patients
avait une histoire.
Il a terminé l’examen de cette première cavité par « l’ouverture des oreilles
moyennes et des sinus nasaux ».
Puis il est passé à la deuxième cavité en découpant les voies aériennes
supérieures et périphériques.
Le larynx, l’œsophage et la trachée étaient intacts, sans trace d’écrasement.
« Désinsertion du diaphragme », a-t-il dit en sectionnant les côtes.
Le poumon droit pesait deux cent vingt-cinq grammes, le gauche, deux cent
vingt grammes. Sarclet les a ouverts en deux au scalpel.
« Thrombus bien constitué et multifocal, aucun liquide à l’intérieur. »
François Dampierre était déjà mort quand il avait été jeté à l’eau.
Sarclet a prélevé le cœur. Là non plus il ne se posait plus de questions. Il n’y
avait pas d’émotion, pas de larme, juste du sang coagulé en pulsations oubliées.
Ce n’était qu’un gros muscle débonnaire, fidèle, un peu bêta.
Enfin il a fendu l’abdomen. Le protocole voulait que les trois « cavités » du
cadavre soient ouvertes dans cet ordre : boîte crânienne, thorax et abdomen.
« Les organes creux comme les organes pleins sont indemnes. »
Son haleine sentait la framboise. Il a posé les intestins et le foie dans des bacs
en inox sur une table à roulettes.
J’ai pensé, un peu tard, à respirer par la bouche.
Il fut impossible de savoir avec quoi les doigts de François Dampierre avaient
été amputés. (« Post mortem », avait précisé Sarclet à la fin de l’autopsie.) Les
phalanges n’étaient pas coupées de la même façon. (« Laborieusement pour les
cinq doigts de la main droite. D’un seul coup pour les cinq de la main gauche. »)
Pourquoi avait-on opéré différemment ? Parce que l’assassin s’était fatigué ? Il
avait commencé à la scie manuelle et il était allé s’acheter un massicot électrique
pour l’autre main ?
Dans les paumes, le légiste avait repéré des résidus de poudre restés incrustés.
Et sous les cuisses, des ecchymoses en forme de rayures étaient caractéristiques :
la peau de François Dampierre avait frotté le sol quand on l’avait transporté. («
On le tenait sous les aisselles. »)
C’est au tout début de l’autopsie, lors de l’examen visuel externe, que Sarclet
avait noté ces détails.
Et lorsqu’il avait retourné le corps, d’un minuscule orifice dans la fesse droite
il avait retiré une écharde de bois.
Je n’ai pas partagé mon petit déjeuner avec Robin ce matin-là. Je suis allé
prendre le métro au bout de la rue, à l’autre bout de la rue. Ce n’était plus la
ligne 14 qui me mènerait désormais à la Boîte, mais la 13.
J’ai franchi des stations aux noms moins familiers, Duroc, Varenne, Invalides,
puis Champs-Élysées-Clémenceau sur la rive droite, Miromesnil, Saint-Lazare,
place de Clichy, Brochant.
Mon nouveau lexique quotidien.
J’ai mis deux fois plus de temps.
*
Les deux Einstein avaient été entendus et Saponnier, le producteur de La
Bourse et l’Esprit, regardait le sol de mon bureau.
« J’y étais », a-t-il dit.
Boulevard Henri-IV, sur l’île Saint-Louis, ce fameux vendredi.
« J’avais suivi Dampierre. »
Il dégageait une autre odeur que celle que j’avais reniflée dans le studio 210 de
la Plaine Saint-Denis. L’odeur de la peur.
« Il a dîné avec Bix au Sully. J’ai attendu qu’il sorte. Je l’ai suivi encore et
quand il est arrivé devant sa voiture, je l’ai rattrapé… On a eu un… Autant tout
vous dire, j’ai saigné du nez. »
Son ADN était sans doute resté là-bas. Et on avait prélevé sa salive : il en
déduisait qu’on allait remonter jusqu’à lui. Il avait préféré venir m’avouer la
vérité.
*
Saponnier avait vu Dampierre l’après-midi à son bureau. Et depuis il était
terrassé par la décision du directeur des programmes de choisir un nouveau
producteur pour le jeu.
« J’ai voulu… »
Le faire revenir sur cette décision ? Il ne l’espérait même pas.
« Quand Dampierre avait décidé quelque chose… »
Ça ne servait à rien. Avait-il simplement voulu se venger ? Un geste irraisonné.
« Je l’ai un peu bousculé. Au moment où il ouvrait sa portière. Je lui ai dit qu’il
n’avait pas le droit, comme ça, de me débarquer. »
Dampierre l’avait pris de haut et Saponnier lui avait mis « un coup de boule ».
« Mon nez a tapé, ça m’a fait saigner. »
C’était grotesque. Dans le bureau d’à côté, un Tom Cruise parlait avec l’accent
gascon.
Le matériau incrusté dans les paumes de François Dampierre était de la poudre
de béton mêlée à de la limaille d’acier. Du béton banal mais de l’acier carbone à
haute densité.
Quant à l’écharde plantée dans la chair de sa fesse, c’était du bois de ramin.
*
Le ramin est un bois tropical rare qui pousse en Asie. Inscrit sur la liste des
espèces de flore en voie de disparition, son exportation en est très contrôlée.
On faisait autrefois des meubles en ramin, des objets d’art et des poignées de
canne. Depuis que l’arbre est protégé, beaucoup moins.
Les modélistes l’utilisent encore pour les mâts de leurs plus prestigieuses
maquettes de bateau.
J’ai pris mon smartphone.
« C’est Yann, Mamounette : vous êtes avec Robin ?
— On plie un planeur. Il est dessus, là, vous voulez que je vous le passe ?
— Ne le dérangez pas. Je voulais juste savoir : parmi vos jukebox, est-ce que
vous en avez qui sont en bois de ramin ?
— Certainement pas, mon petit Yann, c’est de la ronce de noyer. »
*
La commercialisation du ramin est contrôlée par la Convention on
International Trade of Endangered Species of World Fauna and Flora. Un
certificat doit être délivré par le pays d’exportation et un permis d’importation
obligatoire pour toute entrée en Europe. La forte demande de ce bois fin aux
fibres serrées est à l’origine de la régression d’une trentaine d’espèces d’arbres
du genre Gonystylus.
Aujourd’hui il est devenu difficile à trouver comme bois de bricolage mais il
continue à circuler dans le commerce sous forme de bois travaillé. L’ébénisterie
de luxe l’apprécie tout particulièrement. Il est aussi beaucoup utilisé pour
fabriquer des queues de billard haut de gamme.
J’ai imprimé les pages et j’ai quitté le site internet. Un Depardieu tonitruant
sortait du bureau voisin, raccompagné par un Brévenart accablé.
J’ai passé les documents à Brévenart.
« La CITES… les importations de ramin en France. Vois aussi avec le
ministère du Commerce, et celui de l’Écologie. Demande à Maurel de t’aider.
Contactez la Chambre de commerce d’Île-de-France et listez les fabricants qui
en importent. »
*
Tout le reste de la journée, avec les trois autres on a écouté Brassens, Ferré,
Sinatra et Mireille Mathieu. Plus les Platters.
Ils n’ont apporté aucun éclaircissement. La plupart n’avaient même pas
remarqué le Colt à la ceinture de John Wayne.
Ils considéraient tous qu’Elvis n’était au fond pas bien méchant. (Moins en tout
cas que Cloclo, « égocentrique infect » capable des pires coups tordus. Ou que la
très lisse Nana Mouskouri qui finalement dissimulait « une belle fourberie
derrière ses lunettes ». Ou même que Martin Luther King, « une vraie pourriture
».) Leur King du rock leur semblait à tous « meilleur camarade » que Dick
Rivers, « malgré une renommée autrement plus écrasante ».
C’était pathétique.
Ferré avait des tics, il clignait des yeux. Je n’ai pas su si c’était une
déformation professionnelle ou une particularité propre.
Mon boulanger de la rue Raymond-Losserand arborait une médaille à la
poitrine.
« À moi l’Élysée ! »
Il l’avait épinglée à sa tenue de travail. On aurait dit un militaire d’opérette.
Il avait décidé d’augmenter ses prix. Ce soir il me laissait la demi-baguette au
tarif habituel.
« Exceptionnellement pour vous, monsieur Gray. »
Il a eu un geste impérial, au-dessus des viennoiseries, pour me concéder cette
largesse.
*
Charlie Haden jouait Body and Soul avec Chris Anderson quand j’ai entrepris
de feuilleter le courrier de Dampierre.
Je ne suis tombé sur aucune lettre présentant à la fois les manques d’accent et
l’abréviation. Je me suis demandé si ce n’était pas précisément un acte réfléchi
de la part du demandeur de rançon, s’il n’avait pas commis ces erreurs à dessein.
J’avais entrouvert la trappe et j’entendais des voix en bas qui discutaient
d’angles. J’ai patienté en regardant mes rosiers.
L’odeur de guimauve est arrivée avant elle, puis celle de grenadine avant lui.
« On a acheté des grandes feuilles à dessin, Yann ! Pis je suis allé à
l’entraînement !
— Il peaufine sa défense en contre-taille », a dit Mamounette.
Robin avait monté ses propres dossiers : cahiers d’histoire et de géo.
« J’ai pas eu le temps, alors avant que maman arrive… »
Il s’est plongé dedans pendant que je servais un porto à sa grand-mère. Quand
elle a baissé les yeux vers les cahiers, elle a aperçu le dossier La Bourse et
l’Esprit.
« Je l’ai regardé, a-t-elle dit. C’est complètement idiot comme jeu. Ces gens
sont d’une sottise. Ils osent tout !
— C’est à ça qu’on les reconnaît, Mamounette. »
Elle n’a pas saisi pas la référence.
Robin a colorié la Méditerranée en bleu et il y a placé la Corse et la Sardaigne
en terre de Sienne. J’ai resservi sa grand-mère en porto. L’Ardbeg m’offrait ses
saveurs de chocolat.
« Mes queues sont en ramin », a-t-elle dit.
Il m’a fallu quelques secondes pour établir le lien. Elle évoquait la salle de
billard, chez elle.
« Le plateau évidemment est en ardoise, le cadre et les pieds de la table en
chêne massif, mais les six queues sont en bois de ramin, j’ai vérifié. »
Elle possédait aussi un parapluie dans cette essence de bois.
« On faisait beaucoup de cannes en ramin autrefois. Je l’ai acheté chez Vuitton,
sur les Champs : un bel objet. »
Haden jouait Throughout mais c’est Chantons sous la pluie qui résonnait dans
mon esprit.
La société Chantons sous la pluie était installée à Vitry-sur-Seine, un grand
atelier à la toiture à redents jouxtant la maison d’habitation de mesdames
Turquin-Romand, qui n’étaient en effet pas sœurs, ni mère et fille, mais épouses.
Elles s’étaient connues à la faculté de Paris -X Nanterre. Cécile Romand venait
de Metz, en rupture avec sa famille ; Nathalie Turquin vivait déjà à Vitry chez
ses parents qui dirigeaient la parasolerie héritée d’une longue tradition familiale.
Chantons sous la pluie existait depuis 1926. Nathalie Turquin avait commencé
à aider son père quand elle avait neuf ans. Après le bac, elle avait naturellement
choisi Économie et Gestion pour reprendre la suite, sans penser qu’elle devrait le
faire dès la fin de sa troisième année, après la mort brutale de ses parents dans un
accident de la route.
Céline Romand gérait la partie artistique : création des modèles, choix des
tissus des parapluies.
« Ce sont les Chinois qui les ont inventés. »
Comme les origamis, ai-je pensé.
« La légende veut que la femme d’un architecte lui ait demandé de construire
un petit toit pour la protéger de la pluie. Il l’a fait avec des brins de jonc et des
feuilles de nénuphar. »
L’armature pliante était initialement en roseau ou en bambou. Par la suite en
fanon de baleine. D’où le nom.
« On les a fabriquées plus tard en acier, et celles d’aujourd’hui sont en fibre de
verre ou de carbone. Un bon parapluie peut durer une quinzaine d’années si
l’armature est bien entretenue.
— Les nôtres tiennent trente ans.
— Pour une femme, le parapluie, c’est l’élégance.
— Pour l’homme, c’est le bâton de maréchal. Le symbole phallique. »
Elles étaient telles que les avait décrites l’animateur du jeu : « endiablées » et «
très folklo ».
Je les ai suivies dans l’atelier où une dizaine d’employés travaillaient sur les
découpeuses, les machines à coudre, les emboutisseuses et les fileteuses.
« Nous produisons tous les modèles classiques : parapluie cloche, parapluie
golf, tempête, pagode et berger.
— Le parapluie berger vient des Pyrénées : il offre une plus grande surface de
toile. »
Elles fournissaient de grandes marques comme Vuitton, Dior et Jean-Paul
Gaultier. Et elles en proposaient sur mesure.
« Touchez.
— Toile sergée double face traitée au Téflon. »
Il y avait de larges toiles à store aux couleurs vives. Elles avaient décroché le
marché des parasols de Deauville – plus de cent cinquante articles avec leur «
écharpe d’attache ».
Les parapluies finis s’alignaient dans des râteliers. Certains étaient ouverts par
terre.
« Superstition du début du XXe siècle, a dit l’une.
— Ce serait les fabricants eux-mêmes qui auraient propagé la superstition dans
le but de vendre », a dit l’autre.
Elles me regardaient, amusées.
« À l’époque, les toiles n’étaient pas traitées comme aujourd’hui. Si on gardait
chez soi un parapluie mouillé sans l’ouvrir pour le faire sécher, la toile se
dégradait rapidement. »
Deux mètres linéaires de toile étaient nécessaires pour réaliser un parapluie
standard. Les coupeuses les taillaient au ciseau électrique et à l’emporte-pièce
laser. Les piqueuses assemblaient les pointes. La couture était une partie délicate.
« Les parapluies qui viennent de Chine sont cousus “à plat”.
— Nous ne pratiquons que la couture en “zigzag”. »
Comme les plis des origamis.
On marchait à travers l’atelier. Un employé tournait les bagues : rondes,
ovales, « canon de fusil ». Le poste d’accastillage façonnait des godets en laiton.
Des boîtes étaient remplies de baleines usinées.
« Acier à haute densité de carbone. »
Plus loin, celles en fibre de verre. Il y en avait de plus épaisses.
« Doubles baleines renforcées. »
Je n’oublierais pas de dire à Robin que j’avais vu des baleines.
Un sac en jute contenait des aiguillettes argentées qui seraient fixées à
l’extrémité des baleines une fois la toile montée, « à la main, au marteau de
tapissier ».
La chaîne de fabrication aboutissait au poste des poignées.
« Dans la grande distribution, elles viennent d’Italie, plutôt en plastique.
— Et d’Allemagne pour celles en bois. »
La poignée, c’était la partie où le client avait « les exigences les plus
singulières ». Là où il voulait « s’exprimer ». Il y en avait de toutes les formes,
stylisées ou figuratives, en tête de lévrier, de canard ou de sanglier. Des poignées
dragon, faune ou mousqueton. Et des poignées vanité.
« Nous pouvons vous en sculpter armoriées à votre blason.
— Tout ce que vous voulez. »
Des pommeaux Guignol, des pommeaux pipe, en or ou en argent.
En général le bois d’une poignée était l’érable, beaucoup étaient sculptées dans
du bambou. On en trouvait ici en ébène.
« En ramin ? ai-je demandé.
— Ça, c’est pour les mâts. »
J’ai cru qu’elle évoquait les maquettes de bateau. C’était des mâts de parapluie
dont Nathalie Turquin parlait.
« La canne du parapluie est composée du mât et de la poignée. »
Elles me les ont montrées dans des containers, stockées selon leur essence –
hêtre, orme, noyer, ramin.
Le ramin était réservé aux parapluies de style. Une canne de ramin, sur
certaines pièces exceptionnelles, pouvait coûter jusqu’à mille euros. Mais il n’y
avait plus beaucoup d’entreprises en France capables de fabriquer des cannes.
Elles étaient très fières de leur modèle Filéole. Entre les deux toiles, une voile
de tulle permettait à l’air de passer.
« La pression est moins grande, le parapluie se retourne moins facilement. »
Elles avaient réhabilité le concept de la Canapluie.
« Qui existait deux cent cinquante ans plus tôt en Italie sous forme d’ombrelle :
on en voit dans les pièces de Goldoni. »
Et si elles se revendiquaient d’une tradition, elles ne comptaient pas pour
autant se laisser distancer par le progrès. Elles s’étaient lancées dans la
fabrication de parapluies connectés.
« Le mât, doté de capteurs, transmet par Bluetooth les alertes de pluie sur votre
smartphone.
— Grâce à une application de météo communautaire, chaque membre est
informé des changements climatiques sur son lieu en temps réel. »
La start-up spécialisée avec laquelle elles travaillaient avait même mis au point
un système « d’oubli ». Si vous perdiez votre parapluie, il vous envoyait un
signal push qui vous guidait par GPS.
Je me sentais un peu dépassé. Quel intérêt auraient eu les deux femmes à
supprimer le responsable des programmes d’une chaîne de télévision qui leur
avait fait gagner trois cent cinquante mille euros ? J’ai fait allusion à la somme et
je leur ai demandé si elles n’avaient rien modernisé dans leur fabrique de
parapluies.
« Avec nos gains ? Nos machines sont au point et nous n’avons besoin de rien.
»
Ni l’une ni l’autre ne prévoyait même de lâcher l’entreprise.
« Nous nous agrandirons peut-être. »
Elles ne connaissaient pas François Dampierre personnellement. Il leur avait
envoyé une lettre de félicitations. Elles avaient trouvé son geste élégant.
J’ai demandé :
« Vous envisagiez des spots publicitaires sur son antenne ? »
Elles n’ont pas répondu tout de suite. Je me rappelais que dans son courrier,
Dampierre leur parlait d’une « diffusion retardée ».
« Une campagne publicitaire télévisée est onéreuse, a dit l’une.
— Mais efficace, a dit l’autre. Alors maintenant qu’on aura les moyens… »
Outre la parasolerie Turquin-Romand, parmi les clients des grossistes en bois
de ramin d’Île-de-France figuraient les Ateliers Marigny.
« Vous connaissez le ramin ? » a-t-il fait.
Il marquait la surprise. Je venais d’évoquer des décors en ramin.
« Un bois rare, et cher, que j’utilise peu. »
On traversait la place de Séville, où la manufacture de tabac avait vieilli.
Son stock de ramin n’était pas très important : quelques planches alignées sur
des tasseaux qui sentaient le musc, et trois longues perches appuyées contre un
mur. Elles mesuraient deux mètres. Elles étaient creuses. On aurait dit de
gigantesques sarbacanes.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Des “rossignols”.
— Accessoires de théâtre ?
— Non, pour un groupe d’originaux. Un type est venu pour que je leur tourne
ces trucs en ramin. »
À quoi ça servait ? Il n’en avait aucune idée.
« Il appelait ça des “rossignols”. Ne me demandez pas. »
Le client qui les lui avait commandés travaillait d’ailleurs pour Plein Écran. Un
comédien, croyait-il.
« Attendez… Frimaire, quelque chose comme ça… »
Il avait le même jean taille basse qu’au studio 210 mais son sweat-shirt du jour
était estampillé d’une autre université américaine : NDSU FARGO.
Et il ne portait pas ses baskets chez lui, il marchait pieds nus. Dehors aussi,
dans l’herbe de son jardin où je l’ai trouvé en train de surveiller ses courgettes.
Chauffer les salles d’émissions de télé ne lui permettant pas de gagner sa vie,
ses cachets de comédien encore moins, il travaillait sur les marchés où il vendait
sa production biologique. Avec les courgettes il cultivait des salades, des
tomates, des concombres, des raves et des endives. Des « légumes oubliés ».
Tout ça sans pesticide et pieds nus, au-dessus de son abri antiatomique. Il se
revendiquait survivaliste.
« Paré à toutes les catastrophes. Et il y en a qui nous guettent. »
Il avait fabriqué son abri à huit mètres de profondeur sous la terre de son jardin
à Nogent-sur-Marne. Un abri « à long terme » qui le protégerait au-delà des
effets de « l’hiver nucléaire ». Une donnée importante trop souvent négligée,
selon lui.
La cheminée d’une ventilation mécanique émergeait entre les endives.
« En béton : c’est l’erreur classique de ne pas prévoir qu’en cas d’explosion
atomique, un vent de quatre cents kilomètres heure soufflera. »
Il a ouvert une trappe pratiquée au ras de la terre. J’ai pensé à la mienne. Elle
monte d’en bas, ma survie à moi.
« Entrée de type “puits”, a-t-il dit. Totalement hermétique. »
On est descendus par une échelle. Il me précédait.
« Aux États-Unis, on nous appelle des “preppers”. Le terme vient du diminutif
prepping, préparation. Les réseaux de preppers ont commencé par s’étendre au
Canada avant de s’exporter jusqu’en Europe. »
L’abri occupait une trentaine de mètres carrés. Après le sas de filtration, il se
divisait en quatre : local technique, stockage alimentaire, toilettes et lieu de vie.
« C’est là-dedans que vous allez survivre ? »
L’endroit bénéficiait d’un équipement de traitement des eaux – pompe filtrante
purifiante –, et d’un groupe électrogène. Plus tout le nécessaire en nourriture et
médicaments.
« Je pourrai tenir dix mois. »
Il l’avait meublé d’un lit, d’une table et d’une chaise. Le petit coin sentait la
sciure et la merde.
« Toilettes sèches. Je m’entraîne à y vivre trois jours par semaine. »
Les murs faisaient soixante-quinze centimètres d’épaisseur.
« Armés tous les dix centimètres, type blockhaus allemand. »
Il reconnaissait que les murs de son abri antiatomique n’avaient pas vraiment
besoin de tant.
« Sauf s’il se trouve à l’épicentre et que la bombe tombe à moins d’un
kilomètre. »
Il avait préféré être prudent.
Le garde-manger était rempli de denrées alimentaires, conserves sous vide,
aliments lyophilisés, eau potable.
Plus loin, la pharmacie. Et de l’autre côté, les produits chimiques et les
réserves de carburant, situés en hauteur.
« Pour permettre une alimentation par gravitation naturelle en cas de problème.
»
Il avait tout prévu. Je cherchais ses « rossignols ».
*
En 1902, un homme du nom d’Hébert avait sauvé sept cents personnes d’une
éruption volcanique en Martinique. Il avait développé l’hébertisme, la première
technique de survie.
L’obsession s’était développée dans les années soixante aux États-Unis.
C’est à partir de la crise pétrolière de 1973 que le mouvement s’était
popularisé. De nombreuses publications prodiguaient les différentes méthodes de
s’en sortir seul, jusqu’au best-seller de John Pugsley, La stratégie Alpha,
référence des survivalistes.
« Le séisme de 2004 dans l’océan Indien, ça vous dit quelque chose ? Et les
tsunamis ? »
Les tsunamis de la Marne, à Nogent, me laissaient sceptique. Et je ne pouvais
toujours le regarder que dans son œil bleu.
Il avait appris les techniques de chasse. Il m’a montré une arbalète avec un
carquois d’où jaillissait un bouquet de carreaux. J’en concluais qu’il comptait
sortir de son abri un jour ou l’autre.
« Il faudra bien, a-t-il dit. Quand la Terre se sera calmée. »
Je me demandai s’il y aurait alors encore du gibier. J’aurais pu lui apporter des
killer bugs. Dans l’éventualité d’un tsunami planétaire, la pêche me semblait le
moyen le plus approprié à la survie.
*
On est ressortis de l’abri et on a longé les tonneaux dans lesquels il récupérait
l’eau de pluie.
« Je ne gaspille rien, je recycle tout. »
Le comportement survivaliste était selon lui plus général qu’une simple
prévention des catastrophes. Il avait suivi une formation de premiers secours et
appris l’utilisation des plantes sauvages, comestibles et médicinales. Elles
poussaient dans un carré approprié derrière le potager.
« Fumeterre, ansérine, mélisse, arnica, tussilage, achillée, barbotine,
aigremoine. »
Il en faisait des conserves.
Des panneaux solaires étaient installés sur son toit et je doutais que la vente
des légumes et des aigremoines suffise à payer tout ça.
« La maison appartient à mes parents. »
Il avait un peu honte de me l’avouer.
Mais l’abri, c’était lui seul.
Et que je ne me fasse pas de fausses idées :
« Nous obéissons à une doctrine dépourvue d’égoïsme. La générosité efficace
est un pilier du survivalisme. Notre mouvement est aussi une posture face à
l’argent, celle d’échapper à son asservissement. »
Je fixais son œil bleu avec une question en tête : quel emploi pourrait-il faire
de trois cent cinquante mille euros ?
*
On a traversé le jardin pour entrer dans la maison. Tout aussi dépouillée. Un
salon occupé par une table et deux chaises, du parquet en bambou blanchi, des
rideaux de velours.
La bibliothèque contenait quelques livres. Ravage. Êtes-vous locavore ? La
terre demeure. Le jour des Triffides. Le soleil vert. Les survivants.
« Être survivaliste, c’est bâtir son destin, sortir de ce schéma d’assistés dans
lequel nous avons pris l’habitude de nous complaire. Vous comprenez ? »
La même odeur que dans l’abri, avec des relents plus amers encore.
Je ne voyais toujours pas de rossignol en ramin. Pas de meuble en bois
précieux ni d’objet sculpté, nulle part.
« Je ne suis pas un illuminé, je sais bien qu’on ne peut pas vivre en totale
autarcie, il faut être réaliste.
— Surtout quand on veut être comédien », ai-je dit.
Il n’a pas semblé touché par l’ironie. Un survivaliste moderne était un citoyen
qui « anticipait la rupture des systèmes », prêt à tout sans avoir besoin de l’aide
d’un tiers.
« Par ces chemins nous n’aspirons finalement qu’à une seule chose : être
libres. »
Son œil bleu brillait, l’autre était plus terne.
Et c’est dans une sorte de grand cagibi entrouvert que je les ai vus. Il y en avait
quatre.
Framaire en a saisi un et l’a braqué sur mon oreille. Il a posé sa bouche à
l’autre extrémité et il a chuchoté dedans :
« Je chante la chaleur à visage de nouveau-né. »
Je me suis reculé. Il a baissé son rossignol.
« René Char. Je fais partie des Souffleurs de vers. »
Un petit groupe de « poètes » qui parcouraient les rues de Paris en murmurant
des vers à l’oreille des passants.
« Notre commando d’intervention poétique, a-t-il dit avec orgueil. Nous
imaginons des actions de ralentissement du monde. Avec pour seul outil la
poésie. »
Ils s’habillaient en noir et ils évoluaient au ralenti parmi la foule.
« Nous apparaissons, nous disparaissons avec la grâce de papillons. Nous ne
bousculons pas l’ordre du monde, nous nous y faufilons. »
Et ils braquaient leurs sarbacanes sur les oreilles croisées au hasard des
trottoirs pour leur chuchoter des confidences poétiques.
« Ça les aide. Les gens se tiennent debout par la puissance des mots. »
Il caressait son grand rossignol, l’air inspiré.
Il m’a balancé une autre sentence :
« La poésie est l’autobiographie de l’espèce humaine. »
Étaient-ils nombreux à murmurer l’autobiographie de l’espèce humaine à
travers ces trucs-là ?
« Une trentaine. Ça vous intéresse ? »
J’avais échappé aux Siffleurs d’opéra, ce n’était pas pour me livrer aux
Souffleurs de vers.
Soudain il a levé le tube jusqu’à ma bouche tandis qu’il plaquait son oreille à
l’autre extrémité.
« Essayez. »
Je me suis trouvé stupide, les lèvres reliées à l’oreille de ce type par les deux
mètres de ramin creux.
Il attendait. Alors je me suis décidé. J’ai empoigné le rossignol à deux mains et
j’ai murmuré à l’intérieur en direction de son oreille :
« Au rythme joyeux, quand les corps se confondent… »
Il fermait les yeux.
« … comme elle au monde, il n’y en a pas deux. »
J’ai baissé le tube. Il restait les yeux clos, immobile.
« C’était bon », a-t-il dit.
Il ouvrait lentement les paupières, sur son œil marron, sur son œil bleu.
« Très bon. »
J’ai repris mes esprits de flic.
« Ils sont en ramin ? »
Framaire à son tour a recouvré les siens.
« Des objets dignes de nos ambitions, veloutés, secrets, intimes. Un bois qui
vient de loin. »
Et dont l’importation était très surveillée parce qu’elle menaçait l’essence de
cet arbre. Pour un écolo, on pouvait s’attendre à mieux.
Il a dit qu’il n’était pas écolo mais survivaliste. Et il a rangé le rossignol avec
les autres.
J’ai pensé qu’au lendemain de la fin du monde, il ne trouverait plus beaucoup
d’oreilles pour y souffler ses vers.
«C’est toi mon chéri comme je suis heureuse. »

J’avais mis mon smartphone sur haut-parleur et je me faisais un risotto de chou-


fleur.
« Tu as mangé, maman ?
— Oh oui sûrement je suis dans ma chambre on m’aide je vais dormir.
— Avec ton poisson ?
— Mon poisson mais quel poisson il n’y a pas d’eau. »
L’origami était sorti de sa mémoire.
« Il est en papier maman. Tu sais, c’est Robin qui te l’a fait. »
Je la sentais qui cherchait, là-bas, un peu inquiète.
« Sur ta table de nuit maman. »
J’entendais l’aide-soignante qui le lui montrait.
« Comme je suis heureuse mon Adrien.
— Yann, maman, ton fils.
— Oui bien sûr tu viens quand ?
— Bientôt maman. La semaine prochaine.
— Je t’attends mon chéri comme je suis heureuse. »
J’ai mangé le risotto avec un vouvray blanc aux arômes de coing mûr et une
demi-baguette au prix fort.
*
J’ai rêvé de Valentine qui soufflait dans une sarbacane au milieu de choux-
fleurs sauvages. Je me suis réveillé une première fois.
Puis j’ai rêvé de Robin et de son futur. Je me suis levé et je suis allé sur la
terrasse pour me calmer en coupant des feuilles de buis.
Le futur immédiat de Robin était la tartine de groseilles dans laquelle il
mordait le lendemain matin.
Et son futur proche était un origami de dragon.
« Che dimanche avec Mamounette on che tente le dragon. »
Il a mâchouillé que son copain Bigle-Adémar ne le croyait pas.
J’ai dit :
« Tu le lui montreras.
— Ouais mais il l’aura pas. Mon dragon che le donnerai à Muriel. »
Ça, c’était peut-être son vrai futur. Celui de sa vie.
*
Je l’ai déposé à l’école et j’ai compris : le futur qui avait peuplé ma nuit n’était
pas poétique mais « technique ». C’était un futur grammatical.
Qui l’avait employé ? À quelle occasion ?
J’y ai réfléchi pendant le trajet jusqu’aux Batignolles.
La nature nous a dotés de deux oreilles et d’une bouche pour entendre deux
fois plus que ce que nous disons.
Parmi les noms des détaillants, ébénistes d’art, commerçants, antiquaires et
marchands de meubles, aucun n’éveillait d’intérêt particulier. Ne restaient que
trois pistes.
J’ai envoyé le groupe en perquisition dans les trois lieux, avec plusieurs
équipes de l’IJ.
« Traces de béton et d’acier carbone haute densité. Plus des éclats de bois de
ramin. Et puis vous rapportez toutes les baskets. »
Je me suis installé à mon bureau et j’ai relu les procès-verbaux d’audition de
l’affaire Dampierre.
J’ai cru un instant que les deux affaires se mélangeaient, et que c’était un des
sosies qui avait parlé au futur.
Je suis passé dans le bureau de Brévenart. Le dernier qu’il avait entendu était
Depardieu. J’ai lu sa déposition. Puis j’ai relu celle d’Elvis. Une odeur d’anchois
montait des pages, qui a lentement glissé vers le nougat. Ça ne voulait rien dire.
Je suis allé boire un café dans le couloir. Ce distributeur proposait un plus
grand choix que celui du vieux 36. J’ai mis du temps à me décider pour un
macchiato caramel et j’ai glissé une pièce. Je pensais aux Wurlitzer de
Mamounette. Est-ce elle qui avait employé le futur ?
Je suis retourné dans mon bureau dont j’ai ouvert la fenêtre. Il pleuvait. Mais
les odeurs de nougat et d’anchois ne partaient pas de ma tête.
Qui avait utilisé un futur inapproprié ?
C’était sur cette sensation d’inapproprié que quelque chose achoppait. Un
lapsus ? Ce futur-là ne tombait pas bien. Une faute de français ?
Le serveur du Sully ? Madame Védouin ?
Un futur qui tombait mal.
Saponnier le producteur ? Bix l’animateur ?
On avait dit : « Nous nous agrandirons peut-être. »
*
J’ai appelé la directrice des jeux au siège de Plein Écran. Ce n’était pas du côté
des perdants qu’il fallait chercher, mais parmi les gagnants. On avait dit aussi : «
Maintenant qu’on va avoir les moyens. »
« Je voudrais savoir : les derniers gros gagnants, ont-ils touché leur gain ?
— Attendez… »
Elle tapait sur son clavier.
« Il s’agit des Maurenne, a-t-elle lu.
— Cent soixante-quinze mille euros.
— C’est ça. Et des Turquin-Romand.
— Trois cent cinquante mille. »
J’entendais le cliquetis de ses ongles sur les touches.
« Les Maurenne ont joué il y a huit semaines. Ils ont reçu leur chèque il y a
quinze jours.
— Après un si long délai ? Toujours ?
— En général, oui. Ça dépend.
— Les gagnants ne touchent pas leur chèque après l’enregistrement ?
— Non, jamais, il faut que…
— Les Turquin-Romand ? »
Nouveaux cliquetis.
« Elles ne l’ont pas encore reçu. »
J’ai demandé :
« Quand ont-elles joué ?
— Il y a cinq semaines. »
Début avril. Je calculais.
« Elles devraient donc bientôt recevoir leur chèque.
— Il n’y a rien de décidé.
— Rien de décidé ?
— On ne diffuse pas forcément dans l’ordre, et l’émission à laquelle elles ont
participé n’a pas encore été diffusée. »
J’essayais de comprendre.
Elle a dit :
« Les gagnants ne reçoivent leur gain qu’après la diffusion. »
Je respirais plus vite.
« Elles le savent ?
— C’est écrit noir sur blanc dans le contrat que signe chaque participant : LES
GAINS SERONT TOUCHÉS APRÈS DIFFUSION. »
L’insupportable odeur de nougat aux anchois avait disparu quand j’ai
raccroché.
L’écharde de ramin fichée dans la fesse de François Dampierre provenait du
même bois utilisé par Nathalie Turquin et Céline Romand pour fabriquer les
mâts de leurs parapluies. Et une de leurs semelles matchait avec l’empreinte
relevée boulevard Henri-IV.
« Nous aimerions savoir, madame Turquin, comment votre basket a laissé son
empreinte au début du boulevard Henri-IV, à 23 heures ce vendredi-là.
— Je n’y suis jamais allée.
— Vous reconnaissez que c’est votre basket ?
— J’en mets pour courir le dimanche, pas le vendredi, et jamais de ce côté, et
jamais à 23 heures.
— Où étiez-vous, cette nuit-là ?
— Chez nous, avec Céline. »
Céline Romand, dans un autre bureau, répondait à Maurel et Brévenart.
« Personne d’autre ?
— Non.
— C’est embêtant.
— Elle vous le confirmera.
— C’est embêtant », a répété Lazerschenne dans mon dos.
Elle n’en était pas déstabilisée. Elle nous regardait à tour de rôle avec cette
même expression vaguement distraite qu’avait Elvis, quelques jours plus tôt,
Quai des Orfèvres.
« Parce que vos trois cent cinquante mille euros, ai-je dit, vous ne les toucherez
qu’une fois l’émission diffusée.
— Je ne vous l’ai pas caché.
— C’est vrai. Vous m’avez dit : “Nous nous agrandirons peut-être.” Et en
parlant de la prétendue campagne de pub que vous alliez traiter avec la chaîne,
vous avez dit : “Maintenant qu’on va avoir les moyens.” Au futur.
— Vous voyez.
— Mais cette campagne n’a jamais été en projet. C’était une aubaine pour vous
que je l’aie cru d’emblée. Vous avez saisi la perche. Ça vous permettait
d’expliquer ce fameux courrier que vous avait adressé Dampierre. Pas ses
félicitations pour votre victoire : l’autre lettre, celle dans laquelle il parlait de
“diffusion retardée”. Il ne faisait pas référence à des spots publicitaires, mais à la
diffusion du jeu. Une diffusion tellement “retardée” qu’elle risquait de ne pas
passer. »
Elle a dit calmement :
« Ils l’auraient programmée. C’était une bonne émission.
— Pas tant que ça. Trop brouillonne, d’après l’animateur. »
Elle n’en démordait pas :
« Un gain de cette hauteur, ça mettait leur jeu en valeur. »
J’ai dit d’une voix tranquille :
« Je pense aussi qu’ils l’auraient diffusée, madame Turquin. »
Ça l’a rassérénée. J’ai ajouté :
« C’était dans leur intention au début. Mais les relations entre Dampierre et le
producteur se sont envenimées, et Dampierre n’écartait pas l’hypothèse d’arrêter
le jeu avant la fin de la saison. Vous aviez lu les rumeurs dans la presse.
Séquestrer Dampierre a été la solution qui vous est venue à l’esprit pour l’en
empêcher.
— Vous me voyez, avec Céline, kidnapper un homme comme François
Dampierre ? a-t-elle dit au bout d’un moment.
— Je croyais que vous ne le connaissiez pas personnellement ?
— On a vu des photos. Il n’était pas gros, mais très grand. »
J’ai répété :
« C’était votre seule chance d’espérer que La Bourse et l’Esprit ne s’arrête pas.
»
*
Quelques interrogations demeuraient.
La rançon ? Une façon de doubler leurs gains ?
Et pourquoi le meurtre ?
*
Je suis monté dans le bureau du commissaire Parmelan pour l’informer de ma
décision :
« Je les place toutes les deux en garde à vue. »
Je savais pourtant que si le mobile tenait et que leur alibi était fragile, la seule
empreinte de semelle n’était pas suffisamment fiable.
J’ai choisi un expresso serré dans le distributeur et je l’ai bu en essayant de
remettre en ordre les détails, dans le couloir, en marchant. Les péripatéticiens
faisaient la même chose.
J’ai pensé au vieil Aristote, puis à Zénon et ses paradoxes. Est-ce que je
pouvais atteindre la vérité en défendant, comme lui, les thèses opposées ?
*
Un rapport est arrivé. Le deuxième sang retrouvé sur l’île Saint-Louis était
masculin. Son ADN mitochondrial correspondait à l’un des échantillons.
J’ai appelé l’état civil de Metz.
« Romand… Céline Romand… »
Elle avait un frère.
Il vivait lui aussi à Vitry-sur-Seine, dans un pavillon vétuste au nord de la ville,
près des voies ferrées.
J’y ai débarqué avec Legonsaur et cinq membres de l’IJ.
« Nous allons prendre un peu de votre temps, monsieur Romand. »
Le sol de la cave était en terre battue mais celui du garage était bétonné, et sa
voiture restait dehors parce que l’endroit abritait d’anciennes machines de la
fabrique de parapluies, une vieille fileteuse, une emboutisseuse. On y
retrouverait aussi des baleines usagées et des rebuts de bois.
« Vous commencez par là, ai-je demandé aux techniciens. Ensuite le coffre de
sa voiture. »
*
Le frère Romand vivait dans ce pavillon depuis cinq ans, depuis que sa sœur
s’était installée avec Nathalie Turquin.
« Quand Céline est partie de Metz, j’avais envie de la suivre, mais nos parents
n’étaient pas d’accord.
— Vous n’étiez pas majeur ?
— Si, je suis plus âgé que Céline ; elle aussi était majeure quand elle a quitté la
maison pour venir à Paris. Mais… je n’avais pas de quoi vivre… et elle n’aurait
pas pu me…
— Vous pouviez trouver du travail ? »
Il était venu la rejoindre quand elle s’était associée avec Nathalie Turquin dans
l’affaire de parasolerie, un peu après la mort des parents Turquin. Sa sœur lui
avait trouvé un boulot de gardiennage dans une grande surface à Évry.
« Je m’occupais aussi du ménage de l’atelier. Je faisais des petites réparations
de matériel, sur les machines : je suis assez bricoleur. »
C’est sa sœur, encore, qui lui avait trouvé ce pavillon.
« Le loyer n’est pas très élevé. Céline est si… »
Il avait assisté à son mariage avec Natalie Turquin, sans leurs parents.
« Ils n’ont jamais compris. »
C’est à son bras qu’elle était entrée à la mairie. Même si l’illusion ne les
trompait pas : c’était lui qui s’accrochait au bras de sa sœur. Il s’y suspendait.
Comme il avait suspendu son existence entière à cette sœur.
« Céline est si… »
Il n’y avait même pas encore de désespoir dans son intonation. Et tant
d’admiration dans son regard.
Il était resté scotché à sa sœur depuis son enfance et aujourd’hui, devenu
adulte, il avait tenté un geste fou pour s’en libérer. Le seul geste qu’il aurait fait
dans sa vie pour échapper à l’admiration dévorante qui le tenait lié à sa sœur. Le
projet déraisonné qu’elle aurait désapprouvé s’il lui en avait parlé. Alors il n’en
avait rien dit.
Parce que ça, c’était son idée à lui seul.
Ni Céline ni Nathalie n’avaient été mises au courant des demandes de rançon.
C’est seulement l’enlèvement qu’elles avaient mûri. Pas autre chose. Séquestrer
Dampierre quelques semaines, en prendre soin même, sans rancune et sans
haine, le temps que l’émission de leur participation soit diffusée, et qu’elles
puissent toucher l’argent de leur victoire au jeu télé.
La demande de rançon n’avait jamais été prévue. Tellement stupide. Le frère
avait agi seul, comme un homme, devait-il penser. Pour gagner sa part, son
propre gain à lui tout seul. Son émancipation, en quelque sorte.
Ils n’avaient pas agi tout de suite ce soir-là quand Dampierre était revenu à sa
voiture en sortant du Sully. Quelqu’un d’autre le suivait. Saponnier, le
producteur du jeu.
Il y avait eu l’altercation entre les deux hommes, le coup de tête qui laissait
Dampierre sonné. Ça avait été encore plus facile quand les trois encapuchonnés
lui étaient tombés dessus. (Même s’il avait eu encore assez de force pour mettre
son coude dans le nez du frère Romand, d’un geste involontaire, en se débattant.)
Ils avaient choisi de garder Dampierre dans sa cave à lui, le frère : c’était
moins risqué. Mais Romand avait pris l’initiative de le conduire aux toilettes
pour s’éviter la corvée du seau hygiénique. Une mauvaise initiative de plus.
« Il a voulu s’échapper. »
À ce stade du récit, Céline Romand a jeté un curieux regard à son frère. On
l’avait ramené à la Boîte. Ils étaient tous les trois dans mon bureau.
Et dans ce regard à son frère je n’ai pas vu de mépris, juste une lassitude.
Depuis leur enfance elle le traînait comme un boulet, un gentil boulet un peu
bête, auquel elle était « attachée ».
« C’était un accident », a-t-il dit.
Les deux femmes le regardaient avec une même résignation. Ce n’était plus de
la colère.
« Je l’emmenais aux toilettes chaque jour, c’était plus pratique. »
Parce qu’il devait bien y en avoir eu, de la colère, quand elles avaient appris
par la presse les demandes de rançon.
« Il en est sorti à toute allure. Il courait. »
Et ce n’était toujours pas non plus du mépris qu’il y avait dans le regard des
deux femmes, mais rien qu’une résignation désabusée.
Elles ont eu un léger mouvement lorsqu’il a été question des doigts amputés.
Elles l’apprenaient. Et après leur bref mouvement, elles sont restées attentives à
la réponse.
« Pour continuer, a dit le frère.
— Continuer à rançonner ? a demandé sa sœur, presque avec douceur.
— Non, j’aurais arrêté, je te jure, Céline. Je te jure, Nathalie. Quand j’aurais
touché le fric, j’aurais plus rien demandé. »
Il les gardait dans son frigo. On les y avait retrouvés, tous les dix.
« C’était au cas où ils auraient demandé une preuve. J’en aurais envoyé un. Et
s’ils avaient tardé à payer : un autre. »
Chaque semaine un doigt.
Je n’ai pas pu me retenir de lui demander s’il avait commencé par la main
droite ou par la main gauche. Ma question l’a laissé désemparé. Une sorte de
détresse a traversé ses yeux, il ne se rappelait plus. Or il aurait voulu y répondre.
« À la scie, au sécateur ou à l’emboutisseuse ? »
Ça, c’était plus clair pour lui. Là il se rappelait. Et il était presque content de
pouvoir apporter la précision :
« À l’emboutisseuse. »
Mais elle s’était grippée. C’était une vieille machine réformée.
« J’ai dû finir la deuxième main à l’égoïne. »
Plus aucune once de rage chez les deux femmes. De l’atterrement.
Simplement. Immensément.
Le samedi soir, Mamounette nous a invités au restaurant. J’ai soumis l’idée du
Sully et on s’y est rendus dans sa Jaguar, assis sur le cuir pleine fleur couleur
magnolia, Valentine et sa mère à l’arrière, Robin à l’avant, droit comme un petit
roi.
Quand on a traversé l’île Saint-Louis, Mamounette a siffloté du Verdi tandis
que je tournais la tête vers la place en Lincoln vide.
*
Valentine espérait vendre un macchiaioli et Robin avait attaqué le futur des
verbes irréguliers du troisième groupe. Il nous en a conjugué plusieurs sans se
tromper tout au long du repas. Excepté mourir. Au dessert il a dit :
« Nous mourirons. »
*
Dimanche ils ont fait la grasse matinée en bas et je suis allé flâner sur le
marché de la rue de la Convention. J’ai acheté un demi-poulet rôti.
En revenant je me suis arrêté au parc Georges-Brassens où j’ai fouiné parmi les
vieux bouquins. Je n’ai rien trouvé sur les macchiaioli pour Valentine mais j’ai
déniché un fac-similé d’une planche originale de Tintin au pays des Soviets pour
Robin.
J’ai feuilleté un exemplaire où parmi d’antiques philosophes, Platon évoquait
Zénon d’Élée. La légende veut que Zénon se soit tranché la langue d’un coup de
dents pour ne pas parler à ses bourreaux. Lui, le père de la dialectique. Je lui
voue une tendresse particulière. J’ai présenté ma thèse autrefois sur sa
philosophie de l’absurde.
Quand on lui demandait où résidait la vertu de la philosophie, Zénon répondait
: « Dans le mépris de la mort. »
Je n’arrive toujours pas à la mépriser.
*
Tard le soir de ce dimanche-là, Valentine et Robin sont montés. John Wayne
était mort. (Œdème sous-dural, hémorragie intracrânienne.) De la même façon
que François Dampierre. (« Engagement », avait déclaré le médecin. « Son
dernier engagement », commenterait Lazerschenne.)
Charlie Haden pinçait sa contrebasse. J’ai tendu son verre de Martini blanc à
Valentine et le diabolo grenadine à Robin.
« Pour le diaboliste », ai-je dit.
Je n’avais pas taillé de buis. Valentine me caressait la main. J’avais appelé
maman qui avait lancé gaiement :
« Comme je suis heureuse mon chéri tu viens quand ? »
J’avais répondu :
« Bientôt maman, attends-moi maman. »
Je ne savais pas jusqu’à quand.
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