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24/09/2016 Musique et politique - 10.

Le syndrome de l’acculturation musicale : un siècle de résistances en Bretagne - Presses universitaires de Rennes

Presses
universitaires
de Rennes
Musique et politique  | Alain Darré

10. Le syndrome
de l’acculturation
musicale : un
siècle de
résistances en
Bretagne
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Yves Defrance
p. 187-195

Texte intégral
1 En août 1895, la Ville de Brest organisait un des concours de
musique les plus spectaculaires qui soient. Plus de quarante
couples de sonneurs traditionnels de biniou et de bombarde
furent invités à participer à une fête magistralement
orchestrée et qui s’étala sur plusieurs jours. Ils vinrent de
Penthièvre et, pour leur majorité, de Cornouaille et du pays
Vannetais, puisqu’il n’y avait quasiment aucun sonneur
établi en Léon et très peu en Trégor. On les réunit d’abord à
Quimper puis, embarqués à Douarnenez, ils gagnèrent Brest
par un bateau à vapeur. Une véritable épopée couronnée par
un triomphe dont le magazine L’Illustration porta l’écho aux
quatre coins de France et d’Outre-Mer (Defrance, 1987).
2 Le souci des promoteurs de cette manifestation de masse
était à la fois de valoriser la musique bretonne et de mettre le
doigt sur le danger de sa disparition. En présentant les
derniers sonneurs sur la scène régionale, on souhaitait
provoquer une prise de conscience de la valeur d’un
patrimoine musical original et de la nécessité de le
conserver.
3 Cette tentative de sauvegarde du biniou (dans son acception
générale d’un duo cornemuse-hautbois) comme instrument
exclusif d’accompagnement des fêtes à l’échelle villageoise se
solda par un échec. D’autres concours furent organisés un
peu partout, notamment lors de chaque congrès annuel de
l’Union Régionaliste Bretonne, mais, déjà, le nombre de
participants régressait régulièrement. Tous les efforts de
promotion du biniou, qui furent mis en œuvre durant la IIIe
République, restèrent vains. Rien ne put endiguer le
formidable raz de marée que fut la pénétration de
l’accordéon, porteur de nouveaux idéaux, symbole d’une
émancipation des jeunes générations du XXe siècle naissant.
Après la Première Guerre mondiale, danses et musiques
traditionnelles tombent progressivement en décrépitude. Les
seuls témoins de traditions anciennes sont très âgés et leurs
successeurs, dans les fonctions sociales d’animations
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musicales, portent leur choix sur d’autres modèles. Les


Bretons avaient définitivement opté pour la modernité  :
l’accordéon, puis les orchestres dits de jazz, au répertoire
«  musette  » (Defrance, 1984). Les tentations vers les airs
parisiens en vogue sont plus fortes que la volonté de
conservatisme. Désormais, les pratiques musicales
populaires des Bretons se scindent en deux catégories
principales. D’un côté, le passé, qui renvoit les images d’une
communauté villageoise un peu idyllique, unie et solidaire,
de l’autre, ce qui est pressenti comme l’avenir à partir des
nouveautés, sujettes aux caprices de la mode et
constamment adaptées au goût du jour.
4 Malgré cette large ouverture sur le monde extérieur,
amorcée il y a près de trois quart de siècle, la musique
bretonne semble aujourd’hui plus vivante que jamais. C’est
que l’aspiration des Bretons à la modernité resta presque
toujours contrebalancée par des actions militantes de
sauvegarde et de conservation. Voilà toute l’ambivalence de
la situation contemporaine. Ambivalence et non
contradiction car les fonctions sociales des diverses
pratiques musicales ont été progressivement redéfinies.
Assurément, le biniou a quitté le village. Il continue pourtant
de sonner, et le danger de sa disparition en tant
qu’instrument de musique vivante paraît, pour l’instant,
écarté. Nous croyons pouvoir dégager trois grandes étapes
dans le processus des stratégies de résistance aux
phénomènes d’acculturation musicale.

La mise en scène du patrimoine
5 La première correspond à la naissance du mouvement
folklorique, comparable aux mouvements d’autres régions
d’Europe dans la forme, mais assez différents dans l’esprit.
Les revendications d’un droit à une culture «  autre  »
reviennent comme un leitmotiv dans le discours des
dirigeants des grandes fédérations bretonnes  :  War  Leur,
Kendalc’h,  Bodadeg  Ar  Sonerien,  Al  leur  nevez, etc. Une
vaste entreprise de réaction prenant en contre-pied les
assauts culturels de la société englobante se déploie à travers
le combat pacifique des cercles celtiques, lieux d’initiation

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aux danses et musiques folkloriques autant que de formation


à une «  certaine idée de la Bretagne  » (Micheau-Vernez &
Valy, 1985). La langue bretonne y est valorisée, voire
imposée. Conférences et stages de culture et histoire de la
Bretagne, et des pays celtiques, sont régulièrement proposés.
Des échanges avec d’autres groupes folkloriques, à l’intérieur
de la Bretagne ou avec les pays celtiques (pays de Galles,
Irlande et Écosse, principalement), se mettent en place. Les
modèles musicaux viennent, pour l’essentiel, d’Écosse, d’où
l’on importe le  bagpipe, cette grande cornemuse que l’on
substitue au biniou traditionnel, désormais nommé  biniou
koz (vieux biniou). Le  pipe­band, formation de type fanfare
composée de cornemuses écossaises et de tambours (caisses-
claires, toms, grosse caisse) connaît une variante bretonne,
le bagad, enrichi d’un pupitre de bombardes (Charbonneau,
1989). Pour pouvoir jouer juste, les instruments sont
standardisés et la tonalité de sib se généralise. Le répertoire
musical traditionnel subi une révision complète. Il est
sélectionné, - «  purifié  » diront certains - adapté, arrangé,
normalisé, transcrit dans des méthodes et recueils, et
uniforme d’un bagad à l’autre. Ces orchestres de plein air, à
la sonorité puissante, se rencontrent lors de concours
annuels, où se joue une réelle compétition. L’enjeu d’un
classement régional, à l’instar des équipes sportives
masculines, attise les motivations des sonneurs de  bagad.
Du fait que les grandes manifestations folkloriques se
tiennent pendant la période estivale, le public compte autant
de Bretons que de touristes. C’est donc, naturellement, sur
les côtes bretonnes, de Pornic à Cancale, que fleurissent la
plupart des bagadoù et groupes de danseurs dans les années
1950 et 19601 Ce vaste mouvement de jeunesse des cercles
celtiques et des  bagadoù, où le port du costume reste
obligatoire, connaît ses heures de gloire dans les grands
festivals folkloriques en France et à l’étranger, mais aussi, et
peut-être même en tout premier lieu, en Bretagne même. Les
Fêtes de Cornouaille à Quimper, qui rassemblent chaque
année des milliers de participants, en offrent un des
exemples les plus représentatifs2.
6 Les groupes costumés, préparés au spectacle, rencontrent
une approbation générale auprès des jeunes aux lendemains
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de la Seconde Guerre mondiale. Ils correspondent à un


besoin d’ouverture sur le monde, de sorties en autocar, de
voyages, de rencontres. La culture bretonne, de laquelle ils
souhaitent s’émanciper dans leur vie quotidienne et
professionnelle, est un prétexte à l’apprentissage de la vie au
même titre que les organisations de jeunesse des années
1950 (Guillou, 1990, p. 63; Lambert, 1985, p. 103-125).
Prétexte honorable, applaudi même par les générations
moins jeunes, mais néanmoins prétexte. L’appétit de
découverte constituait - et constitue aujourd’hui encore-, de
l’aveu même des membres des cercles, le ressort le plus
puissant de leur volontariat.

L’autogestion, comme postulat musical
7 Vers la fin des années 1960, au moment même où les
mouvements folkloriques commencent à s’essouffler, arrive
une nouvelle vague d’intérêts pour les musiques bretonnes
présentées sous un jour inédit. Par le biais de la radio et du
disque parviennent jusque dans les campagnes les plus
reculées les produits sonores du revival anglo-américain. Ce
dernier est à l’origine du mouvement  folk porté par les
événements de Mai 68 et en lequel se reconnaît toute une
génération (Defrance, 1993). Donnant une sorte de réplique
au  ye­yé parisien des années soixante, les Bretons
s’organisent en groupes de musiciens dont le modèle
principal vient d’Irlande. Alan Stivel (pseudonyme d’Alain
Cochevelou), formé lui-même dans les  bagadoù, ouvre une
voie nouvelle dans laquelle s’engouffre un nombre important
de groupes musicaux, aux dénominations bretonnes
obligées, mais aussi de chanteurs qui interprètent des textes
contemporains, ne cachant pas leur engagement politique,
parfois même franchement sympathisants aux organisations
autonomistes (Brekilien, 1973; Erwan & Legras, 19793). Les
années 1970 sont d’ailleurs le théâtre de luttes sociales où le
droit de vivre au pays et à y laisser s’épanouir une culture
régionale «  différente  » trouvent en la chanson, engagée et
contestataire, un support correspondant bien aux aspirations
du temps (Vassal, 1973  ; Durand, 1977). Les festivals de
musique  folk émergent alors un peu partout en France. La

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Bretagne n’échappe pas au phénomène, mais cette vogue


s’appuie sur un fonds de pratique musicale et
chorégraphique encore très vivant. Une place de plus en plus
importante est réservée aux musiques dites « progressives »
d’autres pays celtiques, et qui connaissent des évolutions
similaires (Chapman, 1994). En déferlant sur l’Europe la
musique  folk irlandaise fait une très grosse impression sur
les musiciens bretons, déjà sensibilisés, nous l’avons vu, aux
cultures des pays celtiques. En effet, beaucoup sont issus du
mouvement folklorique où ils ont reçu une formation
musicale et chorégraphique. À présent il n’est plus question
de porter le costume. Les lieux d’expression se sont déplacés.
Ils ont quitté la rue, qui accueillait les défilés, et ont conquis
les salles des fêtes communales. Le  fest­noz moderne, sorte
de bal breton adapté aux exigences de sonorisation,
rencontre un immense succès. Inventé par Loeiz Roparz
simultanément à Poullaouen et Quimper dès 1955, le  fest­
noz prend des proportions considérables au cours des
années soixante-dix/quatre-vingt et qui dépassent très
largement les limites géographiques de son terroir d’origine,
la Haute Cornouaille, tout en prenant des allures
franchement différentes. Le «groupe  folk  » se produit en
concert toute l’année, dans les festivals, autant que dans les
Maisons des Jeunes et de la Culture et dans les salles des
fêtes locales. Une douzaine de maisons de disque se
spécialisent dans la production d’enregistrements de
musiques bretonnes. Les musiciens ne sont plus bénévoles.
Certains tentent d’en vivre et revendiquent le statut de
professionnel de la musique bretonne. Cette fois le public est
jeune, à dominante urbaine. Il n’est plus le simple spectateur
passif devant le groupe folklorique. Il veut participer à la
fête. La meilleure façon de le faire est sans doute de danser.
Les groupes folk bretons trouvent donc dans l’animation du
fest­noz un tremplin formidable à la diffusion de leur
musique.
8 L’effet Stivel (= source, en breton), combiné à d’autres
facteurs qu’il serait trop long d’énumérer ici, provoqua une
prise de conscience majeure  : la musique bretonne pouvait
sortir d’un ghetto passéiste tout juste bon pour le folklore  ;
elle pouvait connaître une propre évolution en accord avec
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les goûts et les besoins de la vie moderne. Par cette


révolution mentale qui faisait marier l’identité bretonne à
l’esprit de progrès que sous-entend l’élargissement des
horizons musicaux offerts par le mouvement «folk revival »,
l’opposition tradition/modernité se trouva considérablement
atténuée et prit une toute autre résonance. Ainsi, la jeunesse
pouvait enfin combiner deux aspirations musicales
antagonistes majeures  : accéder aux objets culturels de son
temps tout en gardant une identité construite sur un fonds
régional original. On pouvait, dès lors, écouter sans
scrupules rythmes syncopés et rondes chantées, binious et
guitares électriques. Le terme « pop plin » résume assez bien
cette volonté de réunir deux esthétiques opposées4.

L’éclat de la pureté
9 Une troisième étape dans l’action endoculturelle menée par
les Bretons en faveur de leur musique se dessine à la fin des
années 1970 et s’organise au cours de ces quinze dernières
années. Tout se passe comme si émergeait d’une profonde
léthargie, ou plus exactement d’un long silence, une prise de
conscience subite de l’accélération des mutations culturelles
parmi les tenants eux-mêmes d’une tradition musicale, en
particulier vocale. Avec une certaine frénésie, une course au
document sonore inédit s’engage. Ce que l’on peut nommer
un exotisme rural, saisit une frange de la population
bretonne qui se passionne pour redonner vie aux traditions
qui lui conviennent et peuvent contribuer à définir des
« racines culturelles » valorisantes. Le caractère urgent de la
collecte d’un patrimoine oral en péril n’est pas franchement
neuf. Dès 1839, La Villemarqué annonçait l’agonie proche de
la chanson bretonne. Dans son sillage, Paul Sébillot participa
au mouvement folkloriste des années de la IIP République
pour, précisément, susciter une vaste campagne d’enquêtes
et de sauvetages d’informations se mourant sous ses yeux.
L’historien américain Eugen Weber (1983) estime, lui, que la
«  fin des terroirs  » se déclenche en France au cours du
dernier quart du XIXe siècle. L’imminence de la disparition
des traditions s’avère, en fait, le refrain le plus

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communément repris depuis que l’homme occidental se


prend lui-même comme objet d’étude.
10 Ce qui est nouveau dans la Bretagne des années 1980-1990,
semble venir de cette prise en charge de la collecte des
savoirs traditionnels en tout genre par les propres
descendants de leurs détenteurs. Il faut tirer du danger d’une
disparition définitive, irrémédiable, les cultures
traditionnelles. Selon la formule de Michel de Certeau
(1980) «  la beauté du mort  » provoque une fascination de
l’ancien, du passé, de la tradition. À la recherche du (bon
vieux) temps perdu, les collecteurs s’empressent d’engranger
des sons jusqu’alors insaisissables. C’est presque une
question de survie. La perte totale d’une identité bretonne,
notamment musicale, entraînant une perte de l’âme, le
sauvetage au plus vite du fonds ancien d’airs et de chansons
bretonnes s’impose. Dans les années 1975-1995, les
informateurs se plient volontiers aux exigences des
enquêteurs. Mieux encore, ils collaborent activement à cette
grande entreprise collective de sauvetage. Des associations
de conservation du patrimoine se donnent alors pour
mission d’intensifier la collecte au moyen de nouveaux outils
à présent disponibles : les magnétophones. La vulgarisation
de ces appareils enregistreurs tombe à point nommé. Elle
autorise miraculeusement tout un chacun à s’adonner à
l’enquête de terrain. Ce qui était, jusqu’alors, l’apanage des
chercheurs patentés, devient brutalement à la portée de tout
le monde5. Telle la photographie, qui permit aux
observateurs de saisir des scènes de la vie quotidienne il y a
plus d’un siècle, le magnétophone portatif capte et conserve
aujourd’hui le son. La parole de l’ancêtre peut enfin être
restituée. Ce mouvement de retour aux sources authentiques
se dote d’outils quasi institutionnels (puissantes
associations) et rétablit l’ordre des valeurs en faisant monter
sur scène les détenteurs eux-mêmes des traditions musicales
bretonnes (organisations de fêtes et concours-spectacles)6.
Après les  bagadoù et les groupes  folk, voici les «  vieilles
gens  » tout émus d’être projetés sous les feux de la rampe.
Gloires régionales involontaires, ces «  derniers témoins
vivants » de la culture bretonne « authentique » deviennent
la coqueluche des maisons de disque et des organisateurs de
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spectacles. Presse, radios et télévision régionales s’en


emparent au même titre que d’un champion sportif ou d’une
vedette de variété. Sonneurs et chanteurs âgés sont flattés et
présentés comme les vrais modèles à imiter, certains
septuagénaires pouvant déplacer des foules à des dizaines de
kilomètres à la ronde (le «  père Jean  », accordéoniste de
Génouvry, ou les «  sœurs Goadec  », chanteuses de Maël-
Carhaix, par exemple). De nouveaux lieux de prestation
voient le jour. Sous forme de concours, sans enjeu apparent,
des journées rassemblent des populations hétérogènes où les
autochtones, recrutés dans les familles des anciens et les
clubs du 3e âge, côtoient des « étrangers » au pays, accourus
des villes, et dont l’accoutrement bizarre inspire, dans un
premier temps, la méfiance. Cependant, la simplicité des
rapports humains et la franche gaîté qui ressort de ces fêtes
d’un genre nouveau où le passé, dans ce qu’il a de plus
séduisant, est célébré sans arrière pensée, ont raison des
réticences les plus farouches. Désormais, c’est le plaisir de
sonner, de chanter en groupe, de danser dans d’excellentes
conditions, qui prime. Le spectateur-danseur, souvent
musicien amateur lui-même, vient y goûter les délices du
connaisseur comblé. L’émulation entre les musiciens aidant,
la qualité des prestations va grandissant. Ce qui était
autrefois chanté dans un esprit fonctionnel ou pour des
raisons, avant tout, d’ordre littéraire est aujourd’hui
apprécié, dégusté en tant que musique à écouter. On fait
grand cas du style vocal, de la qualité d’un timbre, du talent
scénique d’un interprète, de l’originalité d’un répertoire
mélodique, du dépouillement d’une prestation (solo
instrumental, chant  a  capella, formation minimaliste, etc.).
Une nouvelle appropriation de ces biens culturels gagne un
public spécialisé qui, dans un acte volontaire, y puise matière
à construire son propre  habitus. La musique bretonne n’est
plus une distraction. Elle occupe, au quotidien, une place
non négligeable et ce, grâce aux nombreux moyens de
reproduction sonore mis à disposition sur le marché.

Vers une réconciliation

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11 Dans ce concert des activités philanthropiques de


sauvegarde, de valorisation, de conservation et de promotion
de la musique bretonne des dissonances n’ont toutefois pas
manqué de retentir. Les querelles de chapelles mirent
longtemps dos à dos les acteurs d’une contre-culture et
offrirent le spectacle quasi permanent d’un combat, ou
plutôt d’un tapage, à qui imposera sa voix. La quête d’un
graal sonore légitimé donna parfois au chœur des musiciens
bretons des allures de cacophonie. Cette revendication
permanente d’une meilleure authenticité, qui pour le groupe
folk, qui pour le  bagad, qui pour le puriste de la tradition,
traduit un malaise général devant le constat d’échec vis-à-vis
du projet initial de maintenir intactes les pratiques des
sonneurs réunis en 1895 à Brest.
12 Quand on se réfère au choix des collectivités villageoises
dans leur adhésion aux pratiques musicales nouvelles, force
est de noter une disjonction radicale entre la visée des
régionalistes du concours de Brest et celle de leurs
interlocuteurs d’alors. Les sonneurs traditionnels n’ont
jamais cherché à défendre une culture durant leur carrière,
qui s’éteindra dans les années 1930. Leurs intérêts étaient
avant tout économiques. Certains adoptèrent l’accordéon et
le style «  musette  », d’autres ne cherchèrent pas à
transmettre leur savoir, auto-dénigré et jugé « démodé ». Si
une bonne partie de la matière musicale ancienne fut
«  sauvée  », c’est grâce à des initiatives personnelles de
militants, conscients des enjeux en cours.
13 Aujourd’hui, après un siècle de résistances, les acteurs d’une
musique bretonne ont bâti une histoire dans laquelle elle
semble assumer ses contradictions passées et trouve
progressivement une place dans l’environnement culturel
quotidien. On compte aujourd’hui une quarantaine de
manifestations musicales de grande ampleur, réparties sur
toute l’année (Becker & Le Gurun, 1994 p. 116-117). Le statut
des musiciens bretons professionnels s’est largement
consolidé. Les folkeux d’hier, vivant au jour le jour, sont
actuellement très organisés. Plus de la moitié des
intermittents du spectacle se réclamant des musiques
traditionnelles en France, se définissent comme musiciens
bretons. Du rang secondaire qu’elles occupaient en Bretagne,
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les pratiques musicales traditionnelles gagnent brusquement


une place importante dans les stratégies de réorientation du
mode de vie. La cohabitation entre les différents modes
d’expression s’installe sans grandes turbulences. La peur de
la disparition d’un immense répertoire «  ancestral  » paraît
désormais évacuée. Les techniques de conservation du son
rassurent et autorisent toute sorte d’expérimentation
artistique. Maintenant que les traditions musicales sont
mieux connues, le champ de la création s’ouvre. Des
chanteurs traditionnels interprètent  a  capella les  gwerzioù
(ballades, complaintes) de leurs grands-mères7, mais goûtent
aussi aux subtilités de l’arrangement, de l’orchestration, de
la composition. L’ouverture de la Bretagne au monde
s’accompagne d’une extension des aires d’audibilité aux
musiques les plus diverses. Des adaptations pour chorales
mixtes (Jef Le Penven, René Abjean, Bernard, Lallemand,
etc.), aux jazz (Roland Becker, etc.) et rock bretons (Dan ar
Braz, Ev Aon, Storlok, etc.), en passant par des expériences
de world-music (Erik Marchand) ou encore l’œuvre écrite de
compositeurs comme Guy Ropartz ou Paul Le Flem,
récemment honorés par l’orchestre de Bretagne, les tissages
et métissages n’en finissent pas entre la matière
traditionnelle locale et les productions de cultures exogènes,
orales ou écrites, populaires ou savantes. Comme toujours
dans ce type d’émancipation d’avec soi-même, l’exploration
de domaines musicaux nouveaux peut aussi aboutir à des
résultats surprenants qui ne laissent pas d’interpeller
auditeurs et critiques de disques comme Eliane Azoulay qui,
à propos des groupes « Stone Age » et « Dao Dezi », écrit :
«  Qu’arrive-t-il aux musiciens bretons si longtemps
paralysés par la défense de la tradition  ? Sans doute
l’expérience qu’ont vécue certains chanteurs africains : après
avoir refusé toute modernisation, quitte à rester enfermés
dans le ghetto des musiques ethniques, ils ont si subitement
lâché la barre qu’ils se sont laissés berner par les pires excès
des nouvelles technologies8 ».
14 Dorénavant, libérés du complexe de dissidence aux valeurs
anciennes, les musiciens bretons se lancent à cœur joie dans
les plaisirs de la construction de leur identité réelle
d’hommes et de femmes en accord avec leur siècle. Donnons
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la parole à l’un de leurs acteurs contemporains les plus


médiatisés, Denez Prigent  : «  Quand ils (les producteurs
d’un disque de « techno-dance ») m’ont proposé de récidiver
avec la musique bretonne, j’ai répondu oui. Je suis
convaincu que si les Bretons veulent, aujourd’hui, continuer
à faire entendre leur voix, ils doivent prendre des risques, ne
pas rester dans leur cour. Si la rencontre entre ces deux
univers musicaux reçoit un bon accueil du public, la langue
bretonne sera d’autant plus écoutée, et notre musique
internationalement entendue. » (Roger, 1995).
15 Dans le cas breton, le syndrome de l’acculturation musicale
se manifeste par une réaction de contre-offensive. Tant qu’il
est encore possible de puiser des forces nouvelles dans une
société, une collectivité humaine, la menace de perte
d’identité semble agir comme un stimulant pour une prise en
charge de son propre destin culturel. L’accès à la légitimité, à
l’équilibre relatif des pouvoirs et contre-pouvoirs passe alors
par différentes étapes successives, dans lesquelles la maîtrise
d’outils divers (mouvements associatifs, instruments de
communication, responsabilités locales, etc.) ne joue pas le
moindre rôle. Ici, le fantasme de l’amnésie musicale agit
comme un catalyseur d’énergies, le vertige du néant laissant
place à l’élaboration d’une «  musique bretonne  » en
mouvement, jouant sur tous les registres contemporains, des
plus archaïsants aux plus avant-gardistes et dont les
résultats tendent vers une esthétisation d’un nouvel objet
sonore probablement satisfait d’être redevenu en accord
avec son temps.

Bibliographie

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MICHEAU-VERNEZ Mikael & VALY Jean-Jacques,  Un  cercle


celtique,  1948­1983.  Réflexions  sur  le  mouvement  des
cercles en Bretagne, Rennes, CB, 1984, 206 p.

ROGER Dominique, « La voix de Denez Prigent », Ar Men n°


67, mai 1995, p. 46-49.
http://books.openedition.org/pur/24578 13/15
24/09/2016 Musique et politique - 10. Le syndrome de l’acculturation musicale : un siècle de résistances en Bretagne - Presses universitaires de Rennes

VASSAL Jacques,  La  nouvelle  chanson  bretonne, Paris, Albin


Michel, 190 p.

WEBER Eugen,  La  fin  des  terroirs.  La  modernisation  de  la


France  rurale  :  1870­1914, Paris, Fayard/Éditions
Recherches, 1983, 842 p.

Notes
1. On compte encore 160 cercles celtiques et 60  bagadoù en 1989
(Defrance, 1991).
2. On peut encore citer la Fête des Filets bleus (Concarneau), la Fête des
Mouettes (Saint-Briac), la Fête des OEillets (Saint-Malo-Paramé), la Fête
des Ajoncs d’or (Pont-Aven).
3. Citons, parmi d’autres,  Diaouled  ar  menez,  Ar  sonerien  du,  An
Triskel,  Tri  Yann,  Kouerien  SantYann,  Ar  bleizi  ruz,  Satanazet,  Dir  ha
tan, Katel Goant, Gwerz, Skolan, Kornog, Penserien, Kas deiz, Daouarn,
Taran, Daou dezi, Ar re Yaouank, etc.
4. De « pop » (en référence à la pop music) et « plin » (prononcer pline,
nom d’un style de danse traditionnelle originaire du Centre-Bretagne, cf.
Guilcher, 1995).
5. À l’heure actuelle, l’association Dastum (me de la Santé, Rennes),
regroupe l’ensemble des collecteurs bretons et publie quelques-uns de
ses « meilleurs documents ». La maison d’étidion Ar Men (Douarnenez)
s’est engagée dans la publication d’une «  Anthologie des chants et
musiques de Bretagne  ». De nombreuses associations locales (en
particulier «  La Bouèze  », à Rennes) proposent des cassettes
magnétiques consacrées aux répertoires musicaux de leur « pays ».
6. On comprend que le cadre de cette communication interdise toute
tentative d’exhaustivité. Rappelons simplement qu’à côté des concours
de sonneurs de couple (biniou-bombarde), organisés par le mouvement
folklorique (Gourin, Quimper, etc.), apparaissent des concours où la
participation prend autant d’importance que les décisions du jury.
Certains sonneurs du passé sont présentés comme des «  maîtres  », et
leur mémoire est honorée dans le titre de nouveaux trophées  : «  Jean-
Claude Jégat  » (Pontivy), «  Matilin an dall  » (Quirnperlé), «  Per
Guillou » (Carhaix), « Victor Frogé » (Fougères). En Côtes d’Armor, un
collège d’enseignement secondaire porte le nom d’un ménétrier du XIXe
siècle, joueur de clarinette : Pierre-Marie Sérandour, dit « Pier an dall »
(Pierre l’aveugle). Afin de donner la parole aux revivalistes et aux
musiciens fidèles à la tradition, les organisations folkloriques mettent en
place un important concours, ayant lieu au printemps, le « Kan ar Bobl »
et dont les éliminatoires se déroulent durant l’hiver dans différents
terroirs. En réaction contre la «  partialité  » du jury et le montant
«  exorbitant  » des récompenses, des opposants à cette vaste opération,
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organisent un week-end musical de grande ampleur «  Le Printemps de


Châteauneuf », à Châteauneuf-du-Faou.
Le renouveau de la culture bretonne prend cette-fois en compte la
dimension gallèse (partie orientale parlant un dialecte roman). Les
Gallos s’organisent, et l’on assiste, dans les années 1980-1990, à
l’émergence de concours de musique traditionnelle gallèse (dite aussi de
Haute-Bretagne)  : La truite du Ridor (Plémet), Bogue d’Or (Redon),
Assemblée de La Bouèze (pays Rennais, Coglais), Carrefour de la Galésie
(Monterfil), Assemblée de Concoret (Morbihan).
7. Denez Abernot, Yves Castel, Annie Ebrel, Laurent Jouin, Yann Fanch
Kemener, Jean-Yves Leroux, Arnault Maisonneuve, Erik Marchand,
Denez Prigent, Iffig Troadeg... et beaucoup d’autres.
8. Eliane Azoulay, Télérama, n° 2335, 12-10-1994, p. 69.
–  Stone  Age  : (quatuor  : kan ha diskan, harpes, cornemuses,
synthétiseurs) ; un CD Columbia Sony 477274
­  Dao  Dezi  : arr. d’Eric Mouquet, Τri Yann, Denez Prigent, Arnaud
Maisonneuve, Manu Lann Huel ; un CD EMI 8296662.

Auteur

Yves Defrance
© Presses universitaires de Rennes, 1996

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Référence électronique du chapitre
DEFRANCE, Yves. 10.  Le  syndrome  de  l’acculturation  musicale  :  un
siècle  de  résistances  en  Bretagne In  : Musique  et  politique  :  Les
répertoires  de  l'identité [en ligne]. Rennes  : Presses universitaires de
Rennes, 1996 (généré le 24 septembre 2016). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/pur/24578>. ISBN : 9782753539204.

Référence électronique du livre
DARRÉ, Alain (dir.). Musique et politique : Les répertoires de l'identité.
Nouvelle édition [en ligne]. Rennes  : Presses universitaires de Rennes,
1996 (généré le 24 septembre 2016). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/pur/24557>. ISBN : 9782753539204.
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