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2 Armand Mattelart, « Mondialisation et culture » in Encyclopædia Universalis, ibid. Voir également Viviane
Naïmy, Marchés émergents, financement des PME et croissance économique : étude du cas du Liban, Zouk
Mosbeh (Liban), NDU Press, 2003.
3 Musical transculturation, concept proposé et développé par Margaret Kartomi, « The Process and Results of
Musical Culture Contact: a discussion of terminology and concepts », in Ethnomusicology 2, 1981, pp. 227-249,
cité par Gabriele Maranci, « Le raï aujourd’hui : Entre métissage musical et world music moderne », in Cahiers de
musiques traditionnelles, « Métissages », n°13, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 2000, pp. 139-149.
4 Sound group, concept proposé et développé par Tullia Magrini, « From music makers to virtual singers: new
music and puzzled scholars » in David Gree, Ian Rumbold and Jonathan King (eds.), Musicology and Sister
Disciplines: Past, Present and Future, London, Oxford University Press, 2000, cité par Maranci, op. cit.
5 Laura Leante, « Love you to : Un exemple de rencontre entre musique indienne et musique pop dans la
production des Beatles », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Métissages », n°13, op. cit., pp. 103-118,
p. 103. et Denis-Constant Martin, « Who’s afraid of the big bad world music? (Qui a peur des grandes méchantes
musiques du monde ?) », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Nouveaux enjeux », n°9, Genève, Ateliers
d’Ethnomusicologie, 1996, pp. 3-22, p. 3.
6 Jean Molino, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu n°17, Paris, Seuil, 1975, pp. 37-52.
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7Pour les métissages plus récents, se reporter à Amine Beyhom, « Des critères d’authenticité dans les musiques
métissées et de leur validation », article publié dans ce même numéro de Filigrane, pp. 63-91.
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Nonobstant les différences linguistiques entre les liturgies des églises locales, la
tradition musicale ecclésiale chrétienne semble s’imposer comme la norme musicale
commune dans l’ensemble de cette aire géographique.
Origine synagogale
Ce modèle remonte au culte synagogal du Ie siècle, centré sur la lecture chantée et
publique de la Bible, base ascétique de la musique liturgique qui sert à la prédication 8. La
cantillation de la prose et de la poésie bibliques consiste en l’introduction d’une mélodie à
caractère modal formulaire, centrée sur une corde de récitation, dans une lecture des versets
qui respecte le débit métrique prosodique, tandis que les psaumes sont cantillés sous
différentes formes9. Les traditions musicales liturgiques chrétiennes se rattachent
directement à leur homologue synagogale, ayant adapté nombre d’éléments hébraïques à la
nouvelle foi, qu’il s’agisse de la cantillation scripturaire, de la psalmodie ou du rituel de la
Pâque juive, les éléments néoformés étant les annonces cantillatoires proclamées par
l’officiant, les prières litaniques et la psalmodie de cantiques10.
8 Israël Adler, « La musique juive : un voyage dans le temps », in Jean-Jacques Nattiez (ed.), Musiques. Une
encyclopédie musicale pour le XXIe siècle, « Musiques et cultures », vol. 3, Arles, Actes Sud, 2005, pp. 204-258,
p. 208. ; Lossky Nicolas, Essai sur une théologie de la musique liturgique. Perspective orthodoxe, Paris, Les
Éditions du Cerf, 2003, p. 32 ; Hervé Roten, Musiques liturgiques juives : parcours et escales, Paris, Cité de la
musique/Actes Sud, 1998, p. 30.
9 Israël Adler, « Histoire de la musique religieuse juive », in Encyclopédie des musiques sacrées, vol. I, Paris,
Editions Labergerie, 1968, pp. 469-493, p. 473 et Hervé Roten, op. cit., p. 30.
10 Richard Hoppin, La musique au Moyen Âge, 2 volumes, traduction de Nicolas Meeùs, Liège, Mardaga, 1975,
p. 45-46. ; Solange Corbin, l’Église à la conquête de sa musique, Paris, Gallimard, rééd. Kaslik, USEK, 1960-
2000, p. 63. ; Amnon Shiloah, « Judaïsme et islam. Les monothéismes face à la musique », Jean-Jacques Nattiez,
op. cit., pp. 358-385, p. 363. ; Folker Siegert, « Les judaïsmes au Ie siècle », in Aux origines du christianisme,
Paris, Gallimard, Folio histoire, 2000, pp. 11-28, p. 21.
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11 La seconde neutre est intermédiaire entre secondes mineure et majeures. Elle correspond à la notion fluctuante
de trois-quarts de ton.
12 Nidaa Abou Mrad, « Échelles mélodiques et identité culturelle en Orient arabe », in Jean-Jacques Nattiez,
op. cit., pp. 756-795.
13 Abraham Idelsohn, Jewish Music in Its Historical Development, New York, Dover Publications Inc, 1929-1992,
Chapitre II.
14 Solange Corbin, op. cit., p. 60. ; Voir également Dom Jean Parisot, « Rapport sur une mission scientifique en
Turquie d’Asie », in Nouvelles Archives des Missions Scientifiques, tome. IX, Paris, 1899.
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Ces traditions liturgiques sont confrontées dès le quatrième siècle à des défis
idéologiques qui vont les amener à s’acculturer, principalement dans le cadre de l’hymnodie
chrétienne naissante. On assiste alors à l’appropriation par la liturgie chrétienne,
initialement dépourvue de tout chant strophique, de la forme (musicalement) répétitive,
païenne et gnostique de l’hymne, en lui conférant un sens chrétien, conformément à la
logique de la réinterprétation en anthropologie culturelle.
Hymnodie syllabique
Ainsi saint Éphrem (Nisibe, 303 – Édesse, 373), tenu par la postérité pour fondateur
de l’hymnodie chrétienne, s’oppose-t-il aussi bien à la tradition de Bardesane (144-223) et
ses cent cinquante hymnes entachés d’hétérodoxie, qu’à Paul de Samosate (260-272),
évêque – indigne, qui a composé et fait chanter à des chœurs de femmes des hymnes à sa
propre gloire – d’Antioche, ou au manichéisme15. Aussi la réaction de saint Éphrem a-t-elle
consisté à former des chœurs de jeunes filles et à leur apprendre des hymnes strophiques, à
caractère syllabique (souvent associés à des refrains), et au contenu théologal orthodoxe16.
De même, saint Augustin (354-430) témoigne de l’introduction par saint Ambroise
(333 ou 340-397) des hymnes dans la liturgie de Milan, à la fin du IVe siècle, et ce, à
l’imitation des églises orientales dans leur opposition à l’hymnodie hérétique17.
Le contenu orthodoxe de l’enseignement véhiculé par les hymnes des Pères de
l’église précités a permis une intégration progressive, quoique fort prudente, de ce nouveau
corpus dans la liturgie. À des textes poétiques strophiques et métriques néoformés, on a
associé des mélodies simples (syllabiques) et faciles à apprendre, souvent empruntées aux
traditions musicales populaires locales.
Hymnodie mélismatique
L’hymnodie chrétienne à caractère mélismatique, apanage de chantres attitrés,
semble avoir suivi un itinéraire autonome par rapport à son homologue syllabique,
15 Henri-Charles Puech, « Musique et hymnologie manichéennes », in Encyclopédie des musiques sacrées, vol. II,
Paris, Editions Labergerie, 1969, pp. 354-386.
16 Père Louis Hage, Précis de chant maronite, Kaslik (Liban), Bibliothèque de l’Université Saint-Esprit de Kaslik,
1999, p. 65.
17 Saint Augustin, Confessions, IX, in Bibliothèque augustinienne (texte bilingue) vol.12,, Paris, Desclée De
Brouwer, 1975-1989, p. 71. ; Solange Corbin, op. cit., p. 136. ; Théodore Gérold, Les pères de l’Église et la
musique, Genève, Minkoff Reprint, 1931-1973, p. 47.
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pratiquée par les assemblées. Son territoire d’origine est l’Alexandrie du syncrétisme
philosophique et religieux des IIe et IIIe siècles.
La réinterprétation musicale de l’hymnodie gnosticiste semble constituer l’objectif
des liturgistes et théologiens alexandrins, notamment, Clément d’Alexandrie (vers 150-vers
215) qui est, lui aussi, aux prises avec la gnose dualiste, à laquelle il oppose une gnose
mystique chrétienne18, et qui nous lègue sur un plan littéraire les premiers hymnes
chrétiens19. Étant donné que les gnostiques ont cultivé une musique particulièrement
ésotérique, notamment, une gamme associée aux sept voyelles grecques et des incantations
mélismatiques20, la création hymnique de Clément d’Alexandrie apparaît comme le pendant
poético-musical de son projet alternatif de gnose orthodoxe.
Si la mélodie des hymnes de Clément ne nous est pas parvenue, celle d’un hymne
chrétien égyptien du IIIe siècle est cependant déchiffrable sur le Papyrus d’Oxyrinque21.
Elle présente un caractère mélismatique avéré, ce qui, contraste avec l’aspect syllabique de
toute la production hymnique notée qui nous soit parvenue de l’Antiquité grecque. Egon
Wellesz22 voit dans sa composition une adaptation des procédés formulaires de l’Église
initiale, prenant leur source dans la cantillation hébraïque, sans lien avec la musique
grecque antique. L’hymnodie mystique orthodoxe serait-elle issue d’une sorte de
syncrétisme alexandrin musical, rompant avec le syllabisme grec, et y introduisant des
procédés mélismatiques issus de la cantillation, sorte de jaillissement pneumatique ou
spirituel, sémitique, dans un parcours mondain ou cosmique et somatique, hellénique ?
C’est ce que la tradition musicale ecclésiale proche orientale de langue grecque et
d’assise syrienne développera sous les formes hymniques du Tropaire (plutôt syllabique et
orné), puis du Kontakion, enfin du Canon (permettant des plages mélismatiques) 23, en
faisant passer la musique liturgique hymnique médiévale du domaine de la participation
populaire à l’acte laudatif, vers celui de l’audition mystique de la parole prédicative.
18 Pierre Thomas Camelot, « Les chrétiens à Alexandrie : foyer de culture chrétienne » in Aux origines du
christianisme, op. cit., pp. 496-498.
19 Joseph Gelineau, « Aux origines de la liturgie », in Encyclopédie des musiques sacrées, vol. II, op. cit., pp. 13-
18, p. 16 et Egon Welletz, A History of Byzantine Music and Hymnography, London, Oxford University Press,
1961, p. 149-150.
20 Théodore Gérold, op. cit., p. 50-51. et Egon Wellesz, op. cit., p. 64-71.
21 Théodore Gérold, op. cit., p. 44-45. et Théodore Reinach, La Musique grecque, Paris, Payot/Éditions
d’Aujourd’hui, 1926, p. 207-208.
22 Op. cit., p. 155-156.
23 Joseph Absi, L’hymnographie grecque et ses versions syriaque et arabe : la relation texte-musique, Beyrouth et
Jounieh, Éditions Saint-Paul, 1990, chapitre II.
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24 « Suivant qu’elle se fait dans l’amitié ou dans l’hostilité » (Roger Bastide, op. cit.).
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Celle-ci est allée à la rencontre d’impératifs de calendrier liturgique, qui ont conduit
à l’élaboration de l’octoéchos ou rangement par huit modes (echoi) ou tons ecclésiaux 27.
Cette mutation date, selon Peter Jeffrey (2001), du début du VIIIe siècle et est en relation
avec la forme hymnologique du Canon, élaborée par les moines orthodoxes du monastère
Saint Sabas de Palestine : saint Jean Damascène, saint André de Crète et saint Cosmes de
Mayoma. Le classement à visée liturgique des mélodies des canons (formules types
adaptables d’un canon à l’autre) a conduit à dupliquer les quatre aspects tétracordaux de
base, ainsi que leurs formules d’intonation 28, en envisageant pour chacun une version
plagale et une autre authente.
Cette organisation octamodale, adoptée par les églises chalcédoniennes de rite grec,
syriaque et latin, ainsi que par les églises non chalcédoniennes de rite syriaque, copte et
arménien, semble avoir profondément influencé la typologie modale arabe médiévale,
élaborée au cours du VIIIe siècle à partir du frettage théorique29 du ‘ūd. Le Livre des chants
d’al-Isfahānī30 atteste, en effet, que le célèbre musicien de l’époque Omeyyade, Ibn Misjaḥ,
a étudié en Syrie des Omeyyades les mélodies des rūm byzantins, notamment « al-
osṭuẖūṣiyya » (déformation probable d’octoechos), dont il aurait adopté certains aspects.
25 Premier aspect zalzalien : T J J ; 2ème aspect zalzalien : J J T ; 3ème aspect zalzalien : J T J ; où T signifie ton
majeur (9/8, 204 cents) et J signifie intervalle mujannab ou seconde mineure (12/11 – 151 c. ou 88/81 – 143 c)
(Nidaa Abou Mrad, op. cit., 2005, pp. 756-795 et « Le legs musical noté par Ṣafiy a-d-Dīn al-Urmawī : approche
systémique critique et transcription », in Nicolas Meeùs (éd.), Musurgia vol. XIII/1, Paris, 2006, pp. 41-61).
26 Comme si chaque structure modale tétracordale basique prenait appui sur l’un des degrés de la tétrade ré, midb,
fa, sol. Cette typologie modale quaternaire se décline comme suit dans le cadre ecclésial : Protos : J J T (ré
zalzalien) ; Deuteros : J T J (midb zalzalien) ; Tritos : T T 3ce mineure (fa zalzalien) ; Tetratos : T J J (sol
zalzalien) [midb : mi demi-bémol].
27 Egon Welletz, op. cit., p. 69-71.
28 Egon Welletz, op. cit., p. 70-72.
29 Pour un même parcours digital, définissant le genre intervallique, frette du médius de Zalzal (indiquant le genre
zalzalien) vs frette de l’annulaire (indiquant le genre diatonique ditonique), quatre degrés fondamentaux sont
possibles : la corde vide, la frette de l’index, la frette du médius de Zalzal, l’auriculaire, ce qui correspond en
pratique aux quatre structures tétracordales basiques ecclésiales syriennes susmentionnées (Nidaa Abou Mrad,
op. cit., 2005, pp. 756-795 et « Convergences et divergences entre les traditions musicales sacrées
méditerranéennes », in Dieu et le droit à la différence, vol. 2, Kaslik-Liban, Université Saint-Esprit de Kaslik,
2006, pp. 127-158), mais prises dans la succession suivante (ut, ré, midb, fa) :
Corde vide dans le parcours du médius de Zalzal : T J J (ut zalzalien) ;
Index dans le parcours du médius de Zalzal : J J T (ré zalzalien) ;
Médius de Zalzal dans son propre parcours : J T J (midb zalzalien) ;
Auriculaire dans le parcours du médius de Zalzal : T T 3ce mineure (fa zalzalien).
[midb : mi demi-bémol]
30 Abū al-Faraj al-Isfahānī (Xe siècle), Kitāb al-aġānī [Le livre des chants], vol. 3, réédition, Le Caire, Dār al-
kutub al-Miṣiriyya, 1927-1974, p. 48.
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Encore faut-il rappeler à ce titre que saint Jean Damascène31, avant d’entrer en religion,
faisait partie des notables de la cour du fondateur du califat omeyyade.
En somme, la typologie modale arabe médiévale serait une sorte de projection de
l’octoechos ecclésial syrien sur la touche du ‘ūd, autrement dit, une réinterprétation
instrumentale et profane arabe d’une typologie modale vocale et sacrée chrétienne syrienne.
Syncrétisme allogène avec la musique sassanide
L’équation de l’acculturation est toute différente quand elle met en rapport les
conquérants arabes et la Perse sassanide. Elle opère alors sur le mode de l’acculturation
imposée. De fait, les Arabes s’approprient le luth persan (barbaṭ) en lui rajoutant les
ligatures de repérage nécessaires à l’intonation des intervalles de secondes neutres, et le
rebaptisent ‘ūd. Témoin de cette dichotomie culturelle, le système du frettage théorique de
cet instrument va longtemps conserver la juxtaposition de deux frettes antithétiques : le
médius ancien des Perses et le médius de Zalzal ou des Arabes. Ces deux ligatures,
associées à celles de l’index et de l’auriculaire, repèrent l’intonation respectivement du
genre diatonique, apprécié par les Sassanides, et du genre zalzalien, auxquels les Arabes, les
peuples du Proche-Orient antique et l’Église indivise sont résolument attachés.
Deux autres syncrétismes allogènes opèrent entre musiques arabe et sassanide. L’un
d’eux consiste en la constitution de cycles et modules rythmiques arabes, en imitation de la
musique perse. L’autre est la formation d’une musique instrumentale arabe autonome, à
l’image des préludes sassanides.
31Également cité, sous le nom de Mansūr ibn Sarjūn, par le même Livre des chants, comme compagnon du calife
Yazīd premier.
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32 Tonaire de Saint-Bénigne de Dijon, Ms H 159, Faculté de Médecine de Montpellier, plus ou moins attribué à
Guglielmo da Volpiano (vers 966-vers 1031) [Guillaume de Fécamp].
33 Dès le Xe siècle, le traité Alia musica comporte des éléments en faveur du rattachement des 3ème et 4ème modes au
genre chromatique. L’usage des altérations dans le sens de l’instauration de structures approchant ce genre est
ensuite attesté en Occident, notamment dans le traité Lucidarium de Marchetto (1317).
34 Amnon Shiloah, Al-Ḥasan ibn Aḥmad ibn ‛Alī al-Kātib : La Perfection des connaissances musicales, Paris,
Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1972, pp. 179-180.
35 Amine Beyhom, « Mesure d’intervalles : méthodologie et pratique sur des exemples de musiques
traditionnelles », in Revue des traditions musicales du monde arabe et du pourtour méditerranéen, « Prolégomènes
à une musicologie générale des traditions », n°1, Publications de l’Université Antonine, 2007.
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36 Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Aubier, 1944.
37 Nicolas Lossky, op. cit., p. 17-34.
38 Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, Paris, Aubier, 1958-1993 et Histoire de la
philosophie islamique, Paris, Éditions Gallimard, 1964-1974-1986.
39 Jean During, « Question de goût : L’enjeu de la modernité dans les arts et les musiques de l’Islam », in Cahiers
de musiques traditionnelles, « Esthétiques », n°7, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1994, pp. 31-32.
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40 Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, Paris, Verdier, 1994, p. 33.
41 Jean During, op. cit., p. 63-64.
42 Frédéric Lagrange, « Une relecture du legs de l’école khédiviale », communication inédite au Congrès de
l’Académie de Musique Arabe, Kaslik-Liban, Université Saint-Esprit de Kaslik, 1999.
43 François Picard, « La tradition comme réception et transmission (Qabala et Massorèt) », in Jacques Viret (éd.)
Approches herméneutiques de la musique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 231.
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Intrusion de la modernité
S’il est vrai que la modernité, dont les fondements sont aristotéliciens, n’est
pleinement opérante en Europe qu’à partir de la Renaissance, le processus de modernisation
idéologique est, cependant, à l’œuvre dès le dernier tiers du premier millénaire. Il s’agit
notamment de l’émergence de l’exigence de rationalité dans la pensée religieuse du
christianisme (Jean le Damascène notamment) et de l’islam (Al-Kindī au IXe siècle et Al-
Farābī au Xe siècle), en contrepoint des développements théologiques mystiques
susmentionnés44. L’aristotélisme médiéval parvient à maturité entre le XIIe et le XIIIe
siècles, au sein de l’islam, du judaïsme et du christianisme occidentaux : c’est
l’établissement (en Andalousie) d’une scolastique musulmane par Averroès (Ibn Rušd,
1126-1198) – parallèlement à la philosophie aristotélicienne judaïque de Maimonide (1135
ou 1138-1204) – qui sert de modèle à son homologue chrétienne que construit, notamment,
Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274)45. Dans les trois cas de figure est posé le problème
de l’accord de la raison avec la révélation. L’aboutissement en est un recentrage de la
visée : au lieu de voir l’homme en tant qu’icône vivante d’un Dieu insaisissable par la
logique, mais vivant et présent, celui-ci est soumis à une spéculation cataphatique lui
conférant des attributs à la mesure de celui-là. De la transcendance on passe à l’immanence
et à la sécularisation, tandis qu’on assiste à l’avènement du sujet, à l’émergence de
l’individualisme et à la réhabilitation du sensible.
De fait, la branche catholique de la démarche scolastique est seule à survivre, suite à
une conjoncture économique et sociale favorable et avec l’essor des universités. Quant à
l’averroïsme il est marginalisé en islam au profit aussi bien du fidéisme que des
philosophies mystiques46, tandis que le rationalisme judaïque perdure seulement sur le
territoire ashkénaze47. La modernité semble rester l’apanage de la pensée occidentale
jusqu’au XIXe siècle.
44 Voir Paul Khoury, Islam et Christianisme dialogue religieux et défi de la modernité, Beyrouth, 1973-1997,
disponible via www.jkhoury.free.fr/pkhoury
45 Marie-Dominique Chenu, « Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274) » in Encyclopædia Universalis, op. cit.
46 Henry Corbin, op. cit., 1964-1974-1986.
47 Warren Zev Harvey, « Maimonide (Moïse) 1135 ou 1138-1204 » in Encyclopædia Universalis, op. cit.
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que connaît la cour de Bagdad dès le début de l’âge d’or abbasside. Les Anciens, menés par
Isḥāq al-Mawṣlī prêchent la simplicité du chant et la mise en évidence des paroles, tandis
que les Modernes, menés par le prince Ibrāhīm ibn al-Mahdī, tendent vers l’exubérance et
l’excès d’ornementation 48. C’est en quelque sorte l’affirmation en matière d’esthétique de la
subjectivité de l’inspiration se libérant du joug de l’objectivité normative de la tradition. La
mise en avant du goût individuel se double de celle du plaisir sensuel qui prend le pas sur la
dimension sapientielle de l’audition musicale.
Toujours est-il que le modernisme musical arabe, tout comme l’aristotélisme
islamique, n’a pas dépassé le stade épidermique avant l’époque coloniale. Cantonné dans le
statut de lubie de novateur, il a servi de stimulant au renouvellement endogène de la
tradition, sans provoquer de profondes mutations systématiques mélodiques ou rythmiques.
Tout au plus a-t-il induit une certaine émancipation du phrasé musical par rapport à la
poésie, accentuant sa faculté abstractive, et aidé à l’autonomisation de la musique
instrumentale. Sur le plan esthétique et d’après Jean During49, le discours des
musicographes orientaux des derniers siècles a, en effet, pu mettre en avant la délectation
sensible au détriment de la dimension spirituelle et éthique traditionnelle, dans l’approche
de la musique, avant d’en indiquer une nouvelle vocation spirituelle, indépendante, cette
fois-ci, de l’emprise sémantique du texte et de la religion, et ce, à l’instar des
préromantiques et des romantiques en Europe.
48 Amnon Shiloah, « Notions d’esthétique dans les traités arabes sur la musique », Cahiers de musiques
traditionnelles, « Esthétiques », n°7, op. cit., pp. 51-58, p. 55.
49 Jean During, op. cit., p. 39-41.
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50 Chailley, op. cit., p. 90. Voir également Marie-Noël Colette, Marielle Popin et Philippe Vendrix, Histoire de la
notation du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Minerve, 2003, p. 21.
51 « L’hétérophonie désigne la superposition et le chevauchement de différentes versions d’une même mélodie »
(Frédéric Lagrange, Musiques d’Égypte [livre accompagné d’un CD anthologique], Paris, Cité de la
Musique/Actes Sud, 1996, p. 98.).
52 Ibid., pp. 49-68.
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53 Voir Bernard Lortat-Jacob, « Improvisation : le modèle et ses réalisations », in Bernard Lortat-Jacob (éd.)
L’improvisation dans les musiques de tradition orale, ouv. coll., Paris, SELAF, 1987, pp. 45-59, p. 58 et Nidaa
Abou Mrad, « Formes vocales et instrumentales de la tradition musicale savante issue de la Renaissance de
l’Orient arabe », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Formes musicales », n°17, Genève, Ateliers
d’Ethnomusicologie, 2004, pp. 183-215, p. 197.
54 Jacques Chailley, op. cit., p. 241.
55 Décrétale Docta sanctorum du Pape Jean XXII, in Jacques Chailley, op. cit., p. 244-245.
56 Jacques Chailley, La musique et son langage, Paris, Editions Aug. Zurfluh, 1996.
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57 Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, op. cit., p. 107.
58 Walter Feldman, Music of the Ottoman Court, Makam, Composition and the Early Ottoman Instrumental
Repertoire, Berlin, Verlag für Wissenschaft und Bildung, 1996.
59 Voir Mahmoud Guettat, La musique classique du Maghreb, Paris, Sindbad, 1980. ; Christian Poché, La musique
arabo-andalouse, Paris, Cité de la Musique/Actes Sud, 1995.
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60 Ahmed Kudsi Erguner, « Alla turca – alla franca : les enjeux de la musique turque », Cahiers de musiques
traditionnelles, « Musiques et pouvoirs », n°3, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1990, pp. 45-56, p. 47.
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culturelle proche et moyen orientale. Ainsi la seconde moitié de ce siècle connaît-elle une
conjoncture sociopolitique favorable, donnant un second souffle à l’Égypte. La Renaissance
arabe ou Nahḍa 61 est marquée par un climat d’effervescence culturelle. Elle se traduit par
des dynamiques de réforme et de renouvellement tous azimuts, notamment en religion,
pensée politique, lettres et musique, qui empruntent, pour la plupart, des voies de
développement endogène au XIXe siècle62. Les attitudes prônant des syncrétismes
occidentalisants sur le mode du développement moderniste exogène attendront
l’achèvement de la Grande Guerre pour devenir opérantes.
Le prologue de la renaissance musicale arabe se déroule dans les cercles musicaux
levantins63. La vallée du Nil, à l’instigation du khédive Ismā‛īl Pacha (1863-1879), vice-roi
d’Egypte, connaît ensuite un courant de renouveau musical dominé par la figure du
chanteur ‛Abduh al-Ḥāmūlī (1843-1901). Cette école64 a élaboré une nouvelle musique de
cour à partir de la tradition musicale populaire citadine égyptienne, en l’enrichissant
d’éléments provenant de musiques parentes, savantes ottomane et alépine, et des traditions
religieuses et soufies65. Aussi cette réforme syncrétiste endogène a-t-elle permis l’éclosion
d’une nouvelle tradition musicale initiatique égyptienne et, plus généralement, arabe proche
orientale, sorte d’avatar tardif de la tradition médiévale Abbasside.
Ce mode de revivification par métissage homogène opère de même dans la
régénération de la tradition musicale initiatique de Bagdad66 et dans la naissance de la
tradition iranienne du radīf, apparue à la fin du XIXe siècle et se développant en tradition
61 Ce terme désigne la période qui s’étend de la campagne d’Égypte (1798) et du règne de Muhammad ‛Alī Pacha
(1805-1848) à l’entre-deux guerres (Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age 1796-1939, London,
Oxford University Press, 1962).
62 Ibid.
63 Miẖā’īl Maššāqah, A-r-Risālt a-š-šihābiyya fī ’ṣinā‘a al-mūsīqiyya [Épître à l’Émir Chehab, relative à l’art
musical], édition et commentaires du Père Louis Ronzevalle, Beyrouth, Imprimerie des Pères jésuites, 1899
(1840).
64 « École [de la Nahḍa] doit être compris ici dans le sens de communauté esthétique et stylistique dans la
composition et l’interprétation » (Frédéric Lagrange, op. cit., pp. 76-77). La mouvance d’al-Ḥāmūlī comprend
notamment les chanteurs et compositeurs Muḥammad ‛Uṯmān, Yūsuf al-Manyalāwī, Salāma Ḥigāzī, le joueur de
qānūn Muḥammad al-‛Aqqād, le violoniste Ibrahim Sahlūn et le joueur de nāy Amīn al-Buzarī. Hormis Ḥāmūlī et
‛Uṯmān, des anthologies d’enregistrements 78 tours de ces artistes ont été republiées en CD au cours des vingt
dernières années (Ocora Radio France et Club du Disque Arabe).
65 Nidaa Abou Mrad, « Formes vocales et instrumentales de la tradition musicale savante issue de la Renaissance
de l’Orient arabe », op. cit., pp. 183-215 et Frédéric Lagrange, op. cit., 1996, chapitre III.
66 Schéhérazade Q. Hassan, « A-d-dīniy wa-d-dunyawī fī al-mūsīqā khilāl al-‛aṣr al-Uṯmānī al-muta’akhir fī al-
‛Irāq, al-Mullā ‛Uṯmān al-Mawṣilī namūdajan [Le religieux et le profane en musique en Iraq à la fin de l’époque
ottomane, le modèle du Mullā ‛Uṯmān al-Mawṣilī], in Nidaa Abou Mrad (éd.), A-n-nahḍa al-‘arabiyya wa-l-
mūsīqā : ẖayār a-t-tajdīd al-muta’ṣsil [La renaissance arabe et la musique : l’option de la rénovation enracinée],
Amman, publications de l’Académie Arabe de musique, 2002.
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(initiatique) de cour à partir de la rencontre entre les avatars de la grande tradition orientale
et diverses traditions iraniennes populaires régionales67.
67 Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, op. cit., pp. 108 et pp. 220-
229.
68 Par une assimilation de la tierce majeure « juste » à une quarte diminuée pythagoricienne, dans la continuité de
l’école systématiste du XIIIe siècle (Nidaa Abou Mrad, « Le legs musical noté par Ṣafiy a-d-Dīn al-Urmawī :
approche systémique critique et transcription », op. cit., pp. 41-61).
69 Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, op. cit., p. 194.
70 Dimitri Giannelos, La musique byzantine, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 61.
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alors qu’il est aisé de démontrer que même les valeurs en minutes ou commas qu’ils
fournissent permettent d’identifier le pseudo « diatonique mou » byzantin au genre
zalzalien.
Dérives du tempérament égal arabe
Toute autre est l’aspiration à l’instauration d’un partage de l’octave en vingt-quatre
quarts de ton égaux, telle qu’elle est observée dans les milieux damascènes de la charnière
XVIIIe-XIXe siècles. Il s’agit d’une réaction qui se dessine face à la dérive d’Istanbul vers la
« juste intonation » et qui consiste en l’affirmation du caractère médian des intervalles
zalzaliens, en signe d’attachement à l’intonation ancestrale. Chaque trihémiton vacant du
système pentatonique est rempli d’une manière symétrique, de telle sorte que chacune des
deux secondes neutres générées par ce remplissage vaut la moitié de ce trihémiton, à savoir
trois quarts de ton. Aussi le quart de ton apparaît-il comme le plus grand dénominateur
commun des intervalles usuels dans le cadre de l’intonation arabe, le genre zalzalien faisant
ainsi se succéder des intervalles de trois-quarts et de quatre-quarts de ton. Ce paradigme est
alors généralisé aux autres genres (diatonique et chromatique) et appliqué au partage de
l’octave en vingt-quatre intervalles de quarts de ton. L’égalité entre eux des quarts de ton en
question n’est cependant qu’une vue de l’esprit au début du XIXe siècle71. L’aspiration à
l’application de la norme européenne de tempérament égal, généralisée à vingt-quatre
quarts de ton (ayant pour ratio 21/24, soit 50 cents) est bien plus tardive sur ce territoire
culturel. Elle s’inscrit chez les théoriciens arabes modernistes des années 1920-1932 dans
une optique de simplification, de standardisation, visant à faciliter la transposition des
modes sur tous les degrés d’un clavier (un piano à quarts de ton) et aboutissant à la mise en
place d’un processus technique permettant la réalisation de phrasés harmonisés à partir du
matériau mélodique arabe ainsi réajusté.
71 Nidaa Abou Mrad, « Échelles mélodiques et identité culturelle en Orient arabe », in op. cit., pp. 783-784.
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universelle », qui n’est autre que le système harmonique tonal, par le biais de l’intégration
d’éléments systématiques empruntés à la musique scolaire occidentale75. Cette vision est
développée notamment par les historiens arabes de la musique ayant participé au Congrès
de musique arabe qui s’est tenu au Caire en 193276.
Tout le monde n’est cependant pas partisan ni de l’harmonisation de la musique
arabe, ni de l’adoption du tempérament égal. C’est le cas notamment de quelques
théoriciens (Alexandre Chalfoun, Tawfīq Ṣabbāġ et Michel Allawardi) qui développent
néanmoins une vision sentimentaliste qui légitimise une sorte de romantisme musical
arabe77.
Dans un autre registre, les mêmes auteurs, ainsi que la presque totalité des
théoriciens arabes du XXe siècle, cultivent une quête de la « rationalisation » de la pratique
musicale. Celle-ci s’exprime, notamment, au Congrès de 1932, par le souci d’unification de
l’échelle mélodique sur des valeurs « cohérentes », niant la diversité et la richesse des
nuances liées aux idiosyncrasies locales. La tendance à la fixation s’étend à une production
pourtant assujettie à la variabilité improvisative et ce, dans l’intention de la conserver en
tant que patrimoine canonique unifié, noté grâce au système graphique occidental. Cette
tendance à la lyophilisation des séquences traditionnelles a été paradoxalement aidée par
une autre technique de conservation qui est l’enregistrement commercial sur 78 tours, qui a
influencé l’écoute des générations de l’entre-deux guerres dans le sens de l’adoption de
versions de référence pour des séquences originellement très improvisatives et de la vogue
d’œuvres vocales plutôt légères se coulant parfaitement dans le moule du disque et de sa
commercialisation, ouvrant la voie à la genèse de la musique de variété égyptienne, puis
libanaise78. Cette fétichisation se double de l’adoption de grands effectifs vocaux et
instrumentaux dans les performances courantes, en lieu et place du taẖt, ou consort vocal et
instrumental de solistes improvisateurs, afin de mimer les orchestres européens.
Ces mutations agissent en profondeur sur la poïétique qui est ainsi recentrée sur
l’univers immanent du musicien arabe moderne, en rupture avec une tradition considérée
par d’aucuns comme « périmée », entraînant une scission brutale entre les rôles de
compositeur et d’interprète, à la manière de la musique romantique européenne, ou, plus
75 Cette attitude anachronique est toujours d’actualité. Voir Amine Beyhom, « Des critères d’authenticité dans les
musiques métissées et de leur validation », op. cit.
76 Jihad Racy, « Historical Worldviews of Early Ethnomusicologists: An East-West Encounter in Cairo, 1932 » in
Ethnomusicology and Modern Music History, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1991, p. 82-83.
77 Christian Poché, « De l’homme parfait à l’expressivité musicale : Courants esthétiques arabes au XXe siècle » in
Cahiers de musiques traditionnelles, « Esthétiques » n°7, op. cit., pp. 59-74, pp. 69-72.
78 Frédéric Lagrange, Musiques d’Égypte, op. cit., pp. 101-117.
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« entre la quête de ses fondements, qui ne sont plus “donnés”, et l’expression du présent,
qui n’est plus liée à un consensus social. Autonome, privée de véritable fonction sociale,
l’œuvre moderne cherche pourtant à s’inscrire dans la réalité historique »81.
Si ce processus suit trois lignes évolutives parallèles et différenciées en Allemagne,
France et Europe de l’Est, il consiste toujours en l’intégration à un système harmonique
tonal, parfois poussé à ses frontières atonales, d’éléments syntaxiques exogènes. S’agissant
d’emprunts rythmiques, de sonorités, la greffe peut sembler efficace du point de vue de la
culture donneuse. Il reste que le problème se pose avec une plus grande acuité quant à la
pertinence des emprunts mélodiques. Dans de nombreux cas, il s’agit d’un exotisme
caricatural, consistant en l’introduction d’intervalles de seconde augmentée ou en l’usage
de formules modales harmonisées, en guise de parfum importé d’un « ailleurs » tantôt
temporel, le Moyen Âge européen, tantôt géographique : l’Orient de l’orientalisme, puis
l’Orient de Hollywood, annonciateur de la world music.
Même si plusieurs expériences syncrétistes, menées notamment et successivement
par Claude-Achille Debussy, Béla Bartók et Olivier Messiaen, conduisent à un
élargissement effectif de la palette expressive du système harmonique tonal et à la
constitution d’une nouvelle modalité occidentale harmonisée, la pertinence de l’hybridation
du point de vue des traditions donneuses de greffon modal reste à prouver. La gamme par
tons, ou équihexatonique, debussyste, tout en s’inspirant vaguement des échelles
indonésiennes équipentatonique (sléndro) et équiheptatonique (pélog) n’amène aucun plus
du point de vue de la tradition javanaise (en dehors de sa reconnaissance internationale),
quand bien même elle enrichit avantageusement la musique française. Encore eût-il fallu
respecter les spécificités des éléments d’emprunt, notamment les intervalles structuraux, ce
qui est rendu impossible par l’usage systématique du tempérament égal.
Aussi la rencontre avec une altérité culturelle donnée conduit-elle l’exotiste musical
européen à opérer un développement mélodique par construction de nouvelles structures qui
rappellent d’une manière superficielle leurs homologues exotiques qui demeurent bien plus
complexes que leurs succédanés occidentaux.
En tout cas, l’exotisme musical tel qu’il est décrit par Albèra, semble avoir
royalement ignoré le monde arabe, lui préférant l’Extrême Orient (non zalzalien), sauf pour
quelques expériences anecdotiques dans le registre du Désert (1844) de Félicien David et de
la bacchanale de Saint-Saëns. La trop grande complexité des échelles modales et
81Philippe Albèra, « Les leçons de l’exotisme », Cahiers de musiques traditionnelles, « Nouveaux enjeux », n°9,
Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1996, pp. 53-84, p. 55.
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Conclusion