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filigrane n°5, premier semestre 2007, p. 93-120.

Nidaa Abou Mrad

COMPATIBILITÉ DES SYSTÈMES ET SYNCRÉTISMES


MUSICAUX :
une mise en perspective historique de la mondialisation musicale
de la Méditerranée jusqu’en 1932

L’acculturation musicale est un trait constant du paysage culturel méditerranéen


actuel. Sans préjuger des transformations résultantes, l’acculturation désigne, en
anthropologie culturelle, les phénomènes de contacts et d’interpénétration entre civilisations
différentes. Trois attitudes corollaires s’en dégagent : opposition, formation d’une culture
syncrétique ou métisse et assimilation 1.
Ce type de processus transformatif n’a pas attendu la révolution industrielle et ni le
colonialisme pour opérer. Il constitue un trait constant de l’histoire culturelle de l’humanité.
L’histoire musicale de la Méditerranée et du Moyen-Orient peut s’articuler précisément sur
les points d’inflexion constitués par les acculturations observées lors des grands brassages
antiques et médiévaux et des mutations idéologiques concomitantes.
L’anthropologie culturelle reconnaît cependant l’importance du paradigme
homogénéité/hétérogénéité des cultures originaires dans la typologie des processus
acculturatifs. Il faut dire que l’acception primordiale de la notion de syncrétisme, en
s’appliquant à la pensée religieuse et philosophique, se définit comme une attitude qui
cherche à opérer une fusion cohérente de plusieurs théories ou doctrines. Un tel assemblage
est donc a priori d’autant plus fécond que ses composants sont compatibles entre eux.
Aussi la différence entre les métissages musicaux élaborés autour des rivages
méditerranéens avant l’avènement de la modernité en Occident et ceux observés à partir de
l’époque coloniale n’est-elle pas seulement d’ordre quantitatif, mais d’abord d’ordre
qualitatif.

1 Roger Bastide, « Acculturation » in Encyclopædia Universalis, version CD-Rom 11, 2006.


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La globalisation financière et économique à caractère néolibéral2 a certes introduit


un imposant facteur facilitateur et multiplicateur dans l’équation des échanges et des
syncrétismes musicaux périméditerranéens, en faisant de la « fusion » un objectif de la
production musicale mondiale, envisagée sous les auspices de nouveaux concepts, comme
celui de « transculturation musicale » 3 ou de son corollaire le « groupe sonore »4. Cette
dynamique économique se trouve être en symbiose avec des tendances idéologiques
« mondialisatrices », telles qu’observées au sein de la nébuleuse New Age, visant à
uniformiser le monde. La notion de world music synthétise, en effet, cette double quête de
standardisation économique et esthétique5.
Il reste que la mondialisation actuelle diffère radicalement de son antécédent
méditerranéen antique, une mare nostrum demeurée musicalement unie, jusqu’au haut
Moyen Âge et ce, nonobstant les grandes divisions politiques et religieuses de la seconde
moitié du premier millénaire.
Il s’agit en l’occurrence de la profonde différence de systématiques musicales qui
existe entre la culture musicale orientale traditionnelle en Méditerranée et la culture
musicale occidentale moderne de grande diffusion. En appliquant la tripartition
sémiologique de Jean Molino 6 à cette réalité contrastée, sept paradigmes permettent de la
décrire schématiquement ci-après, sachant qu’ils seront détaillés le long de cette étude :
1. Au niveau neutre, ce sont des couples systématiques mélodiques et rythmiques de
base :
 monodie/polyphonie,
 modalité/tonalisme,

2 Armand Mattelart, « Mondialisation et culture » in Encyclopædia Universalis, ibid. Voir également Viviane
Naïmy, Marchés émergents, financement des PME et croissance économique : étude du cas du Liban, Zouk
Mosbeh (Liban), NDU Press, 2003.
3 Musical transculturation, concept proposé et développé par Margaret Kartomi, « The Process and Results of
Musical Culture Contact: a discussion of terminology and concepts », in Ethnomusicology 2, 1981, pp. 227-249,
cité par Gabriele Maranci, « Le raï aujourd’hui : Entre métissage musical et world music moderne », in Cahiers de
musiques traditionnelles, « Métissages », n°13, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 2000, pp. 139-149.
4 Sound group, concept proposé et développé par Tullia Magrini, « From music makers to virtual singers: new
music and puzzled scholars » in David Gree, Ian Rumbold and Jonathan King (eds.), Musicology and Sister
Disciplines: Past, Present and Future, London, Oxford University Press, 2000, cité par Maranci, op. cit.
5 Laura Leante, « Love you to : Un exemple de rencontre entre musique indienne et musique pop dans la
production des Beatles », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Métissages », n°13, op. cit., pp. 103-118,
p. 103. et Denis-Constant Martin, « Who’s afraid of the big bad world music? (Qui a peur des grandes méchantes
musiques du monde ?) », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Nouveaux enjeux », n°9, Genève, Ateliers
d’Ethnomusicologie, 1996, pp. 3-22, p. 3.
6 Jean Molino, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu n°17, Paris, Seuil, 1975, pp. 37-52.
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 intonation zalzalienne (à secondes majeures et secondes neutres)/intonation


diatonique (à tons et demi-tons) tempérée égale,
 prépondérance rythmique verbale/prépondérance rythmique cyclique,
2. Au niveau poïétique (relatif à la production), il s’agit principalement de deux
dialectiques :
 modélisation traditionnelle objective et transcendante/création subjectiviste,
immanente et techniciste,
 improvisation/fixation compositionnelle.
3. Au niveau esthésique (relatif à la réception), il s’agit de l’opposition
 esthésique musicale du sens transcendant/esthésique musicale immanente du
goût individuel.
Le propos de cet exposé est de mettre en exergue l’importance de ces oppositions
dans la compréhension des enjeux esthétiques de la mondialisation musicale de la
Méditerranée. La perspective historique choisie éclaire la dimension idéologique des
paramètres musicaux à l’aune du paradigme tradition/modernité qui a fortement contribué
au passage des syncrétismes musicaux méditerranéens du stade des syncrétismes
homogènes à celui des syncrétismes hétérogènes. Cette investigation commence par la
phase de relative homogénéité des syncrétismes que fut le premier millénaire. Elle se
poursuit par la phase de mutation moderniste en Occident « chrétien », à la charnière des
deux millénaires, établissant un profond hiatus culturel et musical avec un Orient
« chrétien » et « musulman » demeurés traditionnels. La troisième phase est celle du choc
entre ces deux territoires, l’un moderne et l’autre traditionnel, provoquant en un premier
temps des évolutions endogènes en Orient, puis des syncrétismes hétérogènes entre
systèmes moderne et traditionnel. L’étude s’arrête au point d’inflexion de 1932, date du
fameux Congrès de musique arabe du Caire, lorsque le monde arabe s’engage dans une voie
d’acculturation musicale généralisée, sous couvert de darwinisme culturel, au moment
même où l’Occident musical élargit son champ auditif aux traditions d’ailleurs et
d’autrefois7.

7Pour les métissages plus récents, se reporter à Amine Beyhom, « Des critères d’authenticité dans les musiques
métissées et de leur validation », article publié dans ce même numéro de Filigrane, pp. 63-91.
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Homogénéité des syncrétismes musicaux en mare nostrum

Le concept à la fois politique et économique de mare nostrum (notre mer) est


employé pour désigner la Méditerranée à l’époque impériale romaine. Cette unification
arrive à maturité sur le plan sociétal et culturel à la fin de cette période.

Musique et Verbe dans l’Église initiale

Nonobstant les différences linguistiques entre les liturgies des églises locales, la
tradition musicale ecclésiale chrétienne semble s’imposer comme la norme musicale
commune dans l’ensemble de cette aire géographique.
Origine synagogale
Ce modèle remonte au culte synagogal du Ie siècle, centré sur la lecture chantée et
publique de la Bible, base ascétique de la musique liturgique qui sert à la prédication 8. La
cantillation de la prose et de la poésie bibliques consiste en l’introduction d’une mélodie à
caractère modal formulaire, centrée sur une corde de récitation, dans une lecture des versets
qui respecte le débit métrique prosodique, tandis que les psaumes sont cantillés sous
différentes formes9. Les traditions musicales liturgiques chrétiennes se rattachent
directement à leur homologue synagogale, ayant adapté nombre d’éléments hébraïques à la
nouvelle foi, qu’il s’agisse de la cantillation scripturaire, de la psalmodie ou du rituel de la
Pâque juive, les éléments néoformés étant les annonces cantillatoires proclamées par
l’officiant, les prières litaniques et la psalmodie de cantiques10.

8 Israël Adler, « La musique juive : un voyage dans le temps », in Jean-Jacques Nattiez (ed.), Musiques. Une
encyclopédie musicale pour le XXIe siècle, « Musiques et cultures », vol. 3, Arles, Actes Sud, 2005, pp. 204-258,
p. 208. ; Lossky Nicolas, Essai sur une théologie de la musique liturgique. Perspective orthodoxe, Paris, Les
Éditions du Cerf, 2003, p. 32 ; Hervé Roten, Musiques liturgiques juives : parcours et escales, Paris, Cité de la
musique/Actes Sud, 1998, p. 30.
9 Israël Adler, « Histoire de la musique religieuse juive », in Encyclopédie des musiques sacrées, vol. I, Paris,
Editions Labergerie, 1968, pp. 469-493, p. 473 et Hervé Roten, op. cit., p. 30.
10 Richard Hoppin, La musique au Moyen Âge, 2 volumes, traduction de Nicolas Meeùs, Liège, Mardaga, 1975,
p. 45-46. ; Solange Corbin, l’Église à la conquête de sa musique, Paris, Gallimard, rééd. Kaslik, USEK, 1960-
2000, p. 63. ; Amnon Shiloah, « Judaïsme et islam. Les monothéismes face à la musique », Jean-Jacques Nattiez,
op. cit., pp. 358-385, p. 363. ; Folker Siegert, « Les judaïsmes au Ie siècle », in Aux origines du christianisme,
Paris, Gallimard, Folio histoire, 2000, pp. 11-28, p. 21.
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Typologie rythmique et formelle


Le paradigme rythmique verbal/gestuel ou cyclique fait apparaître une dialectique
ternaire de prototypes constitutifs de la charpente musicale de la messe et régis par des
dynamiques esthétiques d’ordre cultuel et théologique :
1. Prototype cantillatoire (rythme verbal) qui représente la partie fondamentale de la
musique liturgique, axée sur la prédication.
2. Prototype psalmique (à caractère récurrent) qui assume l’essentiel de la fonction
laudative et jubilatoire.
3. Prototype responsorial, synthèse des deux premiers, dans la mesure où l’alternance
entre la voix de l’officiant, représentant symboliquement le pôle théique, et celle de
l’assemblée, procédant du pôle anthropique, permet d’intégrer l’irrésistible tendance
à l’extraversion communielle des assemblées dans une rigoureuse économie
liturgique.
Aspects mélodiques communs
A ce trait rituel et rythmique s’ajoute un caractère culturel mélodique consistant en
la trace laissée par les idiosyncrasies mélodiques propres au Proche-Orient sur les systèmes
modaux des traditions musicales hébraïques et de leurs homologues ecclésiales anciennes et
médiévales, puis islamiques arabes médiévales. Le caractère central en est l’échelle à genre
dit zalzalien, c’est-à-dire à deux secondes neutres11 et une seconde majeure partageant la
quarte juste. Dans un article consacré à la corrélation entre échelles et identités culturelles12,
et dans la lignée d’Abraham Idelsohn13 et de Solange Corbin14, l’auteur de ces lignes a mis
en exergue le caractère normatif de ce genre, dès l’Antiquité, au Proche-Orient et dans les
cadres liturgiques de l’Église indivise.

11 La seconde neutre est intermédiaire entre secondes mineure et majeures. Elle correspond à la notion fluctuante
de trois-quarts de ton.
12 Nidaa Abou Mrad, « Échelles mélodiques et identité culturelle en Orient arabe », in Jean-Jacques Nattiez,
op. cit., pp. 756-795.
13 Abraham Idelsohn, Jewish Music in Its Historical Development, New York, Dover Publications Inc, 1929-1992,
Chapitre II.
14 Solange Corbin, op. cit., p. 60. ; Voir également Dom Jean Parisot, « Rapport sur une mission scientifique en
Turquie d’Asie », in Nouvelles Archives des Missions Scientifiques, tome. IX, Paris, 1899.
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Syncrétisme musical hymnique

Ces traditions liturgiques sont confrontées dès le quatrième siècle à des défis
idéologiques qui vont les amener à s’acculturer, principalement dans le cadre de l’hymnodie
chrétienne naissante. On assiste alors à l’appropriation par la liturgie chrétienne,
initialement dépourvue de tout chant strophique, de la forme (musicalement) répétitive,
païenne et gnostique de l’hymne, en lui conférant un sens chrétien, conformément à la
logique de la réinterprétation en anthropologie culturelle.
Hymnodie syllabique
Ainsi saint Éphrem (Nisibe, 303 – Édesse, 373), tenu par la postérité pour fondateur
de l’hymnodie chrétienne, s’oppose-t-il aussi bien à la tradition de Bardesane (144-223) et
ses cent cinquante hymnes entachés d’hétérodoxie, qu’à Paul de Samosate (260-272),
évêque – indigne, qui a composé et fait chanter à des chœurs de femmes des hymnes à sa
propre gloire – d’Antioche, ou au manichéisme15. Aussi la réaction de saint Éphrem a-t-elle
consisté à former des chœurs de jeunes filles et à leur apprendre des hymnes strophiques, à
caractère syllabique (souvent associés à des refrains), et au contenu théologal orthodoxe16.
De même, saint Augustin (354-430) témoigne de l’introduction par saint Ambroise
(333 ou 340-397) des hymnes dans la liturgie de Milan, à la fin du IVe siècle, et ce, à
l’imitation des églises orientales dans leur opposition à l’hymnodie hérétique17.
Le contenu orthodoxe de l’enseignement véhiculé par les hymnes des Pères de
l’église précités a permis une intégration progressive, quoique fort prudente, de ce nouveau
corpus dans la liturgie. À des textes poétiques strophiques et métriques néoformés, on a
associé des mélodies simples (syllabiques) et faciles à apprendre, souvent empruntées aux
traditions musicales populaires locales.
Hymnodie mélismatique
L’hymnodie chrétienne à caractère mélismatique, apanage de chantres attitrés,
semble avoir suivi un itinéraire autonome par rapport à son homologue syllabique,

15 Henri-Charles Puech, « Musique et hymnologie manichéennes », in Encyclopédie des musiques sacrées, vol. II,
Paris, Editions Labergerie, 1969, pp. 354-386.
16 Père Louis Hage, Précis de chant maronite, Kaslik (Liban), Bibliothèque de l’Université Saint-Esprit de Kaslik,
1999, p. 65.
17 Saint Augustin, Confessions, IX, in Bibliothèque augustinienne (texte bilingue) vol.12,, Paris, Desclée De
Brouwer, 1975-1989, p. 71. ; Solange Corbin, op. cit., p. 136. ; Théodore Gérold, Les pères de l’Église et la
musique, Genève, Minkoff Reprint, 1931-1973, p. 47.
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pratiquée par les assemblées. Son territoire d’origine est l’Alexandrie du syncrétisme
philosophique et religieux des IIe et IIIe siècles.
La réinterprétation musicale de l’hymnodie gnosticiste semble constituer l’objectif
des liturgistes et théologiens alexandrins, notamment, Clément d’Alexandrie (vers 150-vers
215) qui est, lui aussi, aux prises avec la gnose dualiste, à laquelle il oppose une gnose
mystique chrétienne18, et qui nous lègue sur un plan littéraire les premiers hymnes
chrétiens19. Étant donné que les gnostiques ont cultivé une musique particulièrement
ésotérique, notamment, une gamme associée aux sept voyelles grecques et des incantations
mélismatiques20, la création hymnique de Clément d’Alexandrie apparaît comme le pendant
poético-musical de son projet alternatif de gnose orthodoxe.
Si la mélodie des hymnes de Clément ne nous est pas parvenue, celle d’un hymne
chrétien égyptien du IIIe siècle est cependant déchiffrable sur le Papyrus d’Oxyrinque21.
Elle présente un caractère mélismatique avéré, ce qui, contraste avec l’aspect syllabique de
toute la production hymnique notée qui nous soit parvenue de l’Antiquité grecque. Egon
Wellesz22 voit dans sa composition une adaptation des procédés formulaires de l’Église
initiale, prenant leur source dans la cantillation hébraïque, sans lien avec la musique
grecque antique. L’hymnodie mystique orthodoxe serait-elle issue d’une sorte de
syncrétisme alexandrin musical, rompant avec le syllabisme grec, et y introduisant des
procédés mélismatiques issus de la cantillation, sorte de jaillissement pneumatique ou
spirituel, sémitique, dans un parcours mondain ou cosmique et somatique, hellénique ?
C’est ce que la tradition musicale ecclésiale proche orientale de langue grecque et
d’assise syrienne développera sous les formes hymniques du Tropaire (plutôt syllabique et
orné), puis du Kontakion, enfin du Canon (permettant des plages mélismatiques) 23, en
faisant passer la musique liturgique hymnique médiévale du domaine de la participation
populaire à l’acte laudatif, vers celui de l’audition mystique de la parole prédicative.

18 Pierre Thomas Camelot, « Les chrétiens à Alexandrie : foyer de culture chrétienne » in Aux origines du
christianisme, op. cit., pp. 496-498.
19 Joseph Gelineau, « Aux origines de la liturgie », in Encyclopédie des musiques sacrées, vol. II, op. cit., pp. 13-
18, p. 16 et Egon Welletz, A History of Byzantine Music and Hymnography, London, Oxford University Press,
1961, p. 149-150.
20 Théodore Gérold, op. cit., p. 50-51. et Egon Wellesz, op. cit., p. 64-71.
21 Théodore Gérold, op. cit., p. 44-45. et Théodore Reinach, La Musique grecque, Paris, Payot/Éditions
d’Aujourd’hui, 1926, p. 207-208.
22 Op. cit., p. 155-156.
23 Joseph Absi, L’hymnographie grecque et ses versions syriaque et arabe : la relation texte-musique, Beyrouth et
Jounieh, Éditions Saint-Paul, 1990, chapitre II.
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Syncrétismes initiaux de la musique d’art arabe

Le dernier tiers du premier millénaire voit mûrir la tradition musicale ecclésiale en


Orient comme en Occident, devenue une vraie tradition musicale initiatique ou artistique,
imprégnée de la théologie mystique des Pères de l’Église. C’est aussi la période de la
naissance de la musique d’art arabe. Celle-ci se constitue au cours des trois premiers siècles
de l’islam, à cheval entre la Médine (siège des quatre premiers califes, 632-661), Damas
(capitale de la dynastie Omeyyade, 661-750) et Bagdad (capitale de la dynastie Abbasside,
750-945-1258). Elle est issue des traditions musicales populaires citadines de la région du
Hedjaz, située à l’Ouest de la péninsule arabique, et de leur confrontation aux traditions
musicales artistiques des cultures des régions conquises, principalement, syriaque,
byzantine, égyptienne et persane. Cette émulation a induit le développement endogène des
traditions populaires citadines autochtones dans le sens d’une tradition musicale initiatique,
processus catalysé, à la fois, par le mécénat artistique des califes et autres princes et par
l’ouverture sur les cultures conquises.
Quant à l’acculturation proprement dite, elle a opéré principalement sur les deux
modes distincts de l’acculturation demandée et de l’acculturation imposée24, et ce, en
fonction du partenaire sollicité.
Syncrétisme homogène avec la modalité ecclésiale syrienne
Tandis que l’arabisation et l’islamisation de la Syrie prennent de très nombreux
siècles pour s’accomplir, les conquérants opèrent leur propre transformation culturelle au
contact de la culture syrienne et mésopotamienne chrétienne, dans ses différentes
composantes.
En musique, le principal syncrétisme concerne la modalité. Il s’agit d’un
syncrétisme homogène qui s’établit entre deux traditions musicales aux origines assez
semblables, mais de stades de maturation distincts. La principale différence est, en effet, de
l’ordre de la complexité des moyens mis en œuvre, qui se manifeste, notamment, dans le
domaine des ambitus modaux, restreints dans la musique arabe originaire, étendus dans la
musique ecclésiale citadine syrienne.
À la base, la structuration des modes se fait selon un schéma tétracordal. Les trois
aspects d’un même tétracorde zalzalien 25, à laquelle se rajoute un aspect de fa pentatonique
résiduel (T, T, trihémiton, T), donnant lieu à une typologie modale quaternaire26.

24 « Suivant qu’elle se fait dans l’amitié ou dans l’hostilité » (Roger Bastide, op. cit.).
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Celle-ci est allée à la rencontre d’impératifs de calendrier liturgique, qui ont conduit
à l’élaboration de l’octoéchos ou rangement par huit modes (echoi) ou tons ecclésiaux 27.
Cette mutation date, selon Peter Jeffrey (2001), du début du VIIIe siècle et est en relation
avec la forme hymnologique du Canon, élaborée par les moines orthodoxes du monastère
Saint Sabas de Palestine : saint Jean Damascène, saint André de Crète et saint Cosmes de
Mayoma. Le classement à visée liturgique des mélodies des canons (formules types
adaptables d’un canon à l’autre) a conduit à dupliquer les quatre aspects tétracordaux de
base, ainsi que leurs formules d’intonation 28, en envisageant pour chacun une version
plagale et une autre authente.
Cette organisation octamodale, adoptée par les églises chalcédoniennes de rite grec,
syriaque et latin, ainsi que par les églises non chalcédoniennes de rite syriaque, copte et
arménien, semble avoir profondément influencé la typologie modale arabe médiévale,
élaborée au cours du VIIIe siècle à partir du frettage théorique29 du ‘ūd. Le Livre des chants
d’al-Isfahānī30 atteste, en effet, que le célèbre musicien de l’époque Omeyyade, Ibn Misjaḥ,
a étudié en Syrie des Omeyyades les mélodies des rūm byzantins, notamment « al-
osṭuẖūṣiyya » (déformation probable d’octoechos), dont il aurait adopté certains aspects.

25 Premier aspect zalzalien : T J J ; 2ème aspect zalzalien : J J T ; 3ème aspect zalzalien : J T J ; où T signifie ton
majeur (9/8, 204 cents) et J signifie intervalle mujannab ou seconde mineure (12/11 – 151 c. ou 88/81 – 143 c)
(Nidaa Abou Mrad, op. cit., 2005, pp. 756-795 et « Le legs musical noté par Ṣafiy a-d-Dīn al-Urmawī : approche
systémique critique et transcription », in Nicolas Meeùs (éd.), Musurgia vol. XIII/1, Paris, 2006, pp. 41-61).
26 Comme si chaque structure modale tétracordale basique prenait appui sur l’un des degrés de la tétrade ré, midb,
fa, sol. Cette typologie modale quaternaire se décline comme suit dans le cadre ecclésial : Protos : J J T (ré
zalzalien) ; Deuteros : J T J (midb zalzalien) ; Tritos : T T 3ce mineure (fa zalzalien) ; Tetratos : T J J (sol
zalzalien) [midb : mi demi-bémol].
27 Egon Welletz, op. cit., p. 69-71.
28 Egon Welletz, op. cit., p. 70-72.
29 Pour un même parcours digital, définissant le genre intervallique, frette du médius de Zalzal (indiquant le genre
zalzalien) vs frette de l’annulaire (indiquant le genre diatonique ditonique), quatre degrés fondamentaux sont
possibles : la corde vide, la frette de l’index, la frette du médius de Zalzal, l’auriculaire, ce qui correspond en
pratique aux quatre structures tétracordales basiques ecclésiales syriennes susmentionnées (Nidaa Abou Mrad,
op. cit., 2005, pp. 756-795 et « Convergences et divergences entre les traditions musicales sacrées
méditerranéennes », in Dieu et le droit à la différence, vol. 2, Kaslik-Liban, Université Saint-Esprit de Kaslik,
2006, pp. 127-158), mais prises dans la succession suivante (ut, ré, midb, fa) :
Corde vide dans le parcours du médius de Zalzal : T J J (ut zalzalien) ;
Index dans le parcours du médius de Zalzal : J J T (ré zalzalien) ;
Médius de Zalzal dans son propre parcours : J T J (midb zalzalien) ;
Auriculaire dans le parcours du médius de Zalzal : T T 3ce mineure (fa zalzalien).
[midb : mi demi-bémol]
30 Abū al-Faraj al-Isfahānī (Xe siècle), Kitāb al-aġānī [Le livre des chants], vol. 3, réédition, Le Caire, Dār al-
kutub al-Miṣiriyya, 1927-1974, p. 48.
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Encore faut-il rappeler à ce titre que saint Jean Damascène31, avant d’entrer en religion,
faisait partie des notables de la cour du fondateur du califat omeyyade.
En somme, la typologie modale arabe médiévale serait une sorte de projection de
l’octoechos ecclésial syrien sur la touche du ‘ūd, autrement dit, une réinterprétation
instrumentale et profane arabe d’une typologie modale vocale et sacrée chrétienne syrienne.
Syncrétisme allogène avec la musique sassanide
L’équation de l’acculturation est toute différente quand elle met en rapport les
conquérants arabes et la Perse sassanide. Elle opère alors sur le mode de l’acculturation
imposée. De fait, les Arabes s’approprient le luth persan (barbaṭ) en lui rajoutant les
ligatures de repérage nécessaires à l’intonation des intervalles de secondes neutres, et le
rebaptisent ‘ūd. Témoin de cette dichotomie culturelle, le système du frettage théorique de
cet instrument va longtemps conserver la juxtaposition de deux frettes antithétiques : le
médius ancien des Perses et le médius de Zalzal ou des Arabes. Ces deux ligatures,
associées à celles de l’index et de l’auriculaire, repèrent l’intonation respectivement du
genre diatonique, apprécié par les Sassanides, et du genre zalzalien, auxquels les Arabes, les
peuples du Proche-Orient antique et l’Église indivise sont résolument attachés.
Deux autres syncrétismes allogènes opèrent entre musiques arabe et sassanide. L’un
d’eux consiste en la constitution de cycles et modules rythmiques arabes, en imitation de la
musique perse. L’autre est la formation d’une musique instrumentale arabe autonome, à
l’image des préludes sassanides.

Caractères communs des traditions musicales méditerranéennes du premier


millénaire

Faisant suite à ces phases fondatrices, les métissages musicaux méditerranéens du


premier millénaire se situent dans le cadre de la culture traditionnelle des religions
abrahamiques. Celle-ci se traduit musicalement par de grandes convergences systématiques,
notamment quant à
1. la monodie ;
2. l’intonation des intervalles neutres (prééminence du genre zalzalien, y inclus en
Occident) ;

31Également cité, sous le nom de Mansūr ibn Sarjūn, par le même Livre des chants, comme compagnon du calife
Yazīd premier.
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3. la double structuration du phrasé à partir


1. de matrices modales complexes (octoechos ecclésial syrien, byzantin, latin et
arabe) ;
2. de paradigmes rythmiques verbaux (cantillation mélismatique).
L’emploi du genre zalzalien en Europe de l’Ouest peut être considéré comme
probable et ce, au moins, au regard de trois arguments complémentaires :
1. Il est difficile d’imaginer que la grande parenté entre les traditions musicales
ecclésiales latines et leurs homologues grecque, syriaque et synagogale sépharade,
ait pu être sans avoir marqué sur le plan scalaire les mélodies occidentales du
caractère commun zalzalien méditerranéen.
2. La sémiographie du Tonaire de Dijon32, alliant notations alphabétique et
neumatique, témoigne pour l’existence de trois positions usuelles pour les notes E et
B : position bémol ainsi que deux positions plus ou moins hautes. Plutôt que
d’interpréter ces signes dans le sens d’un pseudo enharmonique tardif, il est possible,
à titre d’hypothèse, d’y voir la marque de l’emploi du genre zalzalien (altéré dans le
sens du genre chromatique) dans la musique ecclésiale latine au début du deuxième
millénaire (ou bien de la nuance à « intonation juste » du diatonique), avec altération
ascendante33 du degré sous-jacent au degré « mobile », et ce, d’une manière qui n’est
pas sans rappeler la structure modale mu‘allaq (premier aspect du zalzalien avec
altération ascendante du degré II) décrite à la fin du Xe siècle par Al-Ḥasan Al-
Kātib 34 – devenue sāzkār en musiques savantes ottomane et arabe à l’époque
moderne – et qui est fréquente en musique ecclésiale byzantine.
3. Des traditions musicales régionales d’Europe de l’Ouest, notamment, en Bretagne,
selon Amine Beyhom35, ont conservé les marques de cette intonation au XXe siècle.

32 Tonaire de Saint-Bénigne de Dijon, Ms H 159, Faculté de Médecine de Montpellier, plus ou moins attribué à
Guglielmo da Volpiano (vers 966-vers 1031) [Guillaume de Fécamp].
33 Dès le Xe siècle, le traité Alia musica comporte des éléments en faveur du rattachement des 3ème et 4ème modes au
genre chromatique. L’usage des altérations dans le sens de l’instauration de structures approchant ce genre est
ensuite attesté en Occident, notamment dans le traité Lucidarium de Marchetto (1317).
34 Amnon Shiloah, Al-Ḥasan ibn Aḥmad ibn ‛Alī al-Kātib : La Perfection des connaissances musicales, Paris,
Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1972, pp. 179-180.
35 Amine Beyhom, « Mesure d’intervalles : méthodologie et pratique sur des exemples de musiques
traditionnelles », in Revue des traditions musicales du monde arabe et du pourtour méditerranéen, « Prolégomènes
à une musicologie générale des traditions », n°1, Publications de l’Université Antonine, 2007.
104 filigrane

Dimension théologique d’une tradition musicale sacrée


Cette communauté systématique musicale méditerranéenne médiévale correspond à
une certaine convergence normative esthétique traditionnelle et mystique, observable entre
la conception patristique des arts sacrés et son homologue au sein de l’islam spirituel
(soufisme sunnite, avicennisme et gnose chiite), nonobstant les différences doctrinales.
La théologie mystique des Pères de l’Église, de nature apophatique, propose une
vision sotériologique de l’homme, créé à l’image de Dieu et à Sa ressemblance et appelé à
la déification, en réponse à l’incarnation du Fils de Dieu 36 et s’appuie sur le Concile de
Nicée II (787), centré sur la question de l’icône, pour approcher le sens des arts sacrés. En
affirmant la légitimité de la vénération des saintes images, en tant que témoins sensibles de
la réalité de l’incarnation, Nicée II souligne, en effet, la notion de plénitude de la nature
humaine assumée par le Christ et déifiée en Lui, rendant ainsi l’homme capable, avec l’aide
de l’Esprit Saint, de faire vivre sa nature librement d’une vie divine. Celle-ci assume
l’intelligence et les sens concentrés et unifiés dans le cœur, centre de l’être humain 37. Aussi
la déification des sens humains, conséquente au dogme iconophile, fonde-t-elle la réalité
théologale des arts liturgiques, icône et musique ecclésiale, c’est-à-dire l’épiphanie de la
lumière incréée et de la voix divine au sein d’actes humains liturgiques porteurs de sens.
Quant à l’islam spirituel, il dépasse la division doctrinaire islamique officielle de
l’ici-bas et de l’au-delà, en instaurant une hiérarchie du réel dans laquelle les niveaux se
compénètrent, ouvrant des voies de passage. Il reconnaît l’existence d’un monde
intermédiaire – « ‘Alam al-miṯāl », baptisé « imaginal » par Henry Corbin38 –qui fait le lien
entre le monde idéel et le monde sensible et où se reflètent les images-archétypes
indépendantes de tout substrat, mais néanmoins réelles et dotées de formes. Dans cette
dimension où les corps se spiritualisent et où les esprits prennent forme, se trouvent toutes
les formes sublimes, les plus hautes n’étant accessibles qu’à l’organe de l’imagination
spirituelle ou créatrice. Le monde est ainsi perçu comme le miroir de Dieu et la musique est
envisagée comme une expression de cette manifestation divine, saisie au sein des états
extatiques du ḥāl et du ṭarab 39.

36 Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Aubier, 1944.
37 Nicolas Lossky, op. cit., p. 17-34.
38 Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, Paris, Aubier, 1958-1993 et Histoire de la
philosophie islamique, Paris, Éditions Gallimard, 1964-1974-1986.
39 Jean During, « Question de goût : L’enjeu de la modernité dans les arts et les musiques de l’Islam », in Cahiers
de musiques traditionnelles, « Esthétiques », n°7, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1994, pp. 31-32.
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Dimension initiatique de la tradition


La musique est envisagée, dans ce double contexte, selon une acception objective de
la tradition, chargée de symboles qui renvoient à une transcendance. Car il s’agit bien ici de
la distinction opérée entre deux acceptions : tradition coutumière, artisanale, réitérative,
mimétique ou répétitive versus tradition sapientielle, artistique, initiatique ou haute
tradition, selon le lexique de Jean During 40. Dans le premier cas, le répertoire ou
« patrimoine » musical hérité est reproduit quasiment à l’identique, tandis que dans le
second, ce répertoire sert de modèle à son propre renouvellement41 qui est ainsi qualifiable
d’endogène.
Au sein du patrimoine hérité une initiation triphasée42 permet de saisir les structures
fondamentales et les matrices dynamiques qui font vivre un répertoire modèle implicite, en
tant que condition cruciale de la production. La première phase est celle de l’imprégnation
et de l’apprentissage du répertoire (appropriation du répertoire modèle implicite). La
deuxième est celle de l’incorporation des matrices véhiculées par les modèles (assimilation
du répertoire modèle implicite) et de l’herméneutique de ces mêmes matrices. La troisième
est celle de la production (fructification du répertoire modèle implicite). De fait et selon
François Picard43, « La tradition transmet le devoir d’interpréter et de transmettre ». Elle se
constitue en tant qu’herméneutique des modèles pour lesquels elle assume, en même temps,
le rôle de vecteur.

Modernité et démarcage musical occidental

L’incursion de l’idéologie moderniste va changer la donne d’une Méditerranée


médiévale musicalement unie.

40 Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, Paris, Verdier, 1994, p. 33.
41 Jean During, op. cit., p. 63-64.
42 Frédéric Lagrange, « Une relecture du legs de l’école khédiviale », communication inédite au Congrès de
l’Académie de Musique Arabe, Kaslik-Liban, Université Saint-Esprit de Kaslik, 1999.
43 François Picard, « La tradition comme réception et transmission (Qabala et Massorèt) », in Jacques Viret (éd.)
Approches herméneutiques de la musique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 231.
106 filigrane

Intrusion de la modernité

S’il est vrai que la modernité, dont les fondements sont aristotéliciens, n’est
pleinement opérante en Europe qu’à partir de la Renaissance, le processus de modernisation
idéologique est, cependant, à l’œuvre dès le dernier tiers du premier millénaire. Il s’agit
notamment de l’émergence de l’exigence de rationalité dans la pensée religieuse du
christianisme (Jean le Damascène notamment) et de l’islam (Al-Kindī au IXe siècle et Al-
Farābī au Xe siècle), en contrepoint des développements théologiques mystiques
susmentionnés44. L’aristotélisme médiéval parvient à maturité entre le XIIe et le XIIIe
siècles, au sein de l’islam, du judaïsme et du christianisme occidentaux : c’est
l’établissement (en Andalousie) d’une scolastique musulmane par Averroès (Ibn Rušd,
1126-1198) – parallèlement à la philosophie aristotélicienne judaïque de Maimonide (1135
ou 1138-1204) – qui sert de modèle à son homologue chrétienne que construit, notamment,
Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274)45. Dans les trois cas de figure est posé le problème
de l’accord de la raison avec la révélation. L’aboutissement en est un recentrage de la
visée : au lieu de voir l’homme en tant qu’icône vivante d’un Dieu insaisissable par la
logique, mais vivant et présent, celui-ci est soumis à une spéculation cataphatique lui
conférant des attributs à la mesure de celui-là. De la transcendance on passe à l’immanence
et à la sécularisation, tandis qu’on assiste à l’avènement du sujet, à l’émergence de
l’individualisme et à la réhabilitation du sensible.
De fait, la branche catholique de la démarche scolastique est seule à survivre, suite à
une conjoncture économique et sociale favorable et avec l’essor des universités. Quant à
l’averroïsme il est marginalisé en islam au profit aussi bien du fidéisme que des
philosophies mystiques46, tandis que le rationalisme judaïque perdure seulement sur le
territoire ashkénaze47. La modernité semble rester l’apanage de la pensée occidentale
jusqu’au XIXe siècle.

Prémisses de la modernité en musique

L’intrusion de tendances modernisatrices dans le domaine musical se fait sentir en


premier lieu dans le cadre arabe. C’est la fameuse querelle des Anciens et des Modernes

44 Voir Paul Khoury, Islam et Christianisme dialogue religieux et défi de la modernité, Beyrouth, 1973-1997,
disponible via www.jkhoury.free.fr/pkhoury
45 Marie-Dominique Chenu, « Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274) » in Encyclopædia Universalis, op. cit.
46 Henry Corbin, op. cit., 1964-1974-1986.
47 Warren Zev Harvey, « Maimonide (Moïse) 1135 ou 1138-1204 » in Encyclopædia Universalis, op. cit.
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que connaît la cour de Bagdad dès le début de l’âge d’or abbasside. Les Anciens, menés par
Isḥāq al-Mawṣlī prêchent la simplicité du chant et la mise en évidence des paroles, tandis
que les Modernes, menés par le prince Ibrāhīm ibn al-Mahdī, tendent vers l’exubérance et
l’excès d’ornementation 48. C’est en quelque sorte l’affirmation en matière d’esthétique de la
subjectivité de l’inspiration se libérant du joug de l’objectivité normative de la tradition. La
mise en avant du goût individuel se double de celle du plaisir sensuel qui prend le pas sur la
dimension sapientielle de l’audition musicale.
Toujours est-il que le modernisme musical arabe, tout comme l’aristotélisme
islamique, n’a pas dépassé le stade épidermique avant l’époque coloniale. Cantonné dans le
statut de lubie de novateur, il a servi de stimulant au renouvellement endogène de la
tradition, sans provoquer de profondes mutations systématiques mélodiques ou rythmiques.
Tout au plus a-t-il induit une certaine émancipation du phrasé musical par rapport à la
poésie, accentuant sa faculté abstractive, et aidé à l’autonomisation de la musique
instrumentale. Sur le plan esthétique et d’après Jean During49, le discours des
musicographes orientaux des derniers siècles a, en effet, pu mettre en avant la délectation
sensible au détriment de la dimension spirituelle et éthique traditionnelle, dans l’approche
de la musique, avant d’en indiquer une nouvelle vocation spirituelle, indépendante, cette
fois-ci, de l’emprise sémantique du texte et de la religion, et ce, à l’instar des
préromantiques et des romantiques en Europe.

Réinterprétation moderniste du legs traditionnel

Toute autre est la transformation que connaît la musique savante européenne au


contact de la modernité. Celle-ci marque en profondeur la systématique de celle-là,
contrairement aux musiques orientales, probablement, parce que la vision du monde a
changé en Occident, la norme théologique ne conservant de la tradition que des éléments
lexicaux à redéfinir à la lueur de la double inféodation aporétique au dogme et à la raison,
loin de l’exégèse allégorique mystique patristique.
Polyphonie diatonique vs monodie zalzalienne
Le legs musical occidental n’échappe pas à cette attitude de réinterprétation
immanente. La renaissance carolingienne constitue, en effet, un cadre propice à la
préparation de la rupture doctrinale et politique romaine avec Constantinople (sur les

48 Amnon Shiloah, « Notions d’esthétique dans les traités arabes sur la musique », Cahiers de musiques
traditionnelles, « Esthétiques », n°7, op. cit., pp. 51-58, p. 55.
49 Jean During, op. cit., p. 39-41.
108 filigrane

thèmes du Filioque, du célibat des prêtres et de l’autorité papale) et aux enrichissements


exogènes que les moines germaniques, peu au fait d’un répertoire musical liturgique
romano-franc hybride (appelé « grégorien » par la postérité), vont introduire aux mélodies
traditionnelles ecclésiales : tropes, séquences, proses, diaphonie et fixation du corpus par
l’entremise de la notation neumatique50.
À partir du XIe siècle, la tradition musicale ecclésiale latine monodique, jadis
procédant des normes méditerranéennes communes, fait désormais office de réservoir à
« teneurs », dépouillées de leurs caractères rythmiques d’origine et servant à la construction
de conglomérats polyphoniques (organum mélismatique, puis motet polytextuel) présentant
très peu de points communs systématiques et esthétiques avec la tradition d’origine de
l’Église indivise, comme si les organistes consommaient sur le plan sonore ce que le légat
du pape, le cardinal Humbert, a réalisé en 1054 sur le plan institutionnel :
l’excommunication de l’Église d’Orient.
Si l’hétérophonie construit autour d’un phrasé monodique un simulacre de
polyphonie, étant donné l’agrégation simultanée de différents phrasés musicaux, la norme
poïétique principale de tout traitement hétérophonique reste cependant strictement linéaire,
monodique et horizontale, chaque phrase musicale agrégative se construisant en tant que
reformulation paradigmatique (extensive ou simplifiée) du phrasé originaire51 et non pas en
tant qu’apport compositionnel entretenant un rapport conjonctif de verticalité harmonique
avec ce dernier. Dans un cadre liturgique ecclésial orthodoxe, par exemple, l’usage de
l’ison représente, non pas le rajout d’une note consonante au grave, mais la cristallisation
sonore du son de référence de la phrase chantée, permettant de raccorder la musique
interprétée à son origine paradigmatique. De même, pour l’hétérophonie qui s’installe dans
le cadre de l’hymnodie islamique arabe52 entre chantre soliste et petit chœur, en
conséquence du phénomène de l’improvisation, parfois monomodulaire (qui veut que le
soliste élabore et superpose à la mélodie traditionnelle originaire performée par le petit
chœur un phrasé mélodique additionnel homorythmique et construit en paradigme de celle-
ci) et d’autres fois plurimodulaire interpolative en responsorial, concaténant par alternance
et tuilage des sections néoformées par le soliste – et rattachées explicitement par un

50 Chailley, op. cit., p. 90. Voir également Marie-Noël Colette, Marielle Popin et Philippe Vendrix, Histoire de la
notation du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Minerve, 2003, p. 21.
51 « L’hétérophonie désigne la superposition et le chevauchement de différentes versions d’une même mélodie »
(Frédéric Lagrange, Musiques d’Égypte [livre accompagné d’un CD anthologique], Paris, Cité de la
Musique/Actes Sud, 1996, p. 98.).
52 Ibid., pp. 49-68.
filigrane 109

entourage imprégné de soufisme au processus épiphanique du tajallī – avec des ritournelles


chantées par le petit chœur 53.
En revanche, l’introduction de la dimension verticale dans la musique ecclésiale
latine médiévale semble dériver d’une recherche esthétisante moderniste et séculariste,
observée également dans le domaine pictural, avec l’incursion de la perspective
tridimensionnelle et de la lumière réaliste, en rupture avec les règles théologales de l’icône.
Ainsi et parallèlement à la gestation de la scolastique et à l’élaboration architecturale de
Notre-Dame de Paris, les constructions musicales gothiques de l’École de Notre-Dame,
marquent-elles l’engagement implicite de l’Occident musical dans la culture de la
modernité. Celui-ci est explicité au XIVe siècle par les tenants de l’ars nova, déconstruisant
totalement le rapport d’inféodation de la musique au logos sacré54 et s’attirant les foudres
papales55, comme en écho tardif (cinq siècles après) de la querelle des Anciens et des
Modernes de Bagdad.
L’introduction de la verticalité prescrit en tout cas une nouvelle norme poïétique à la
composition mélodique. En plus des mutations radicales observées sur le plan rythmique,
elle constitue, par l’imposition d’une contrainte agrégative de consonance au processus
d’élaboration de la mélodie, le principal catalyseur de l’affirmation du caractère diatonique
des mélodies relevant du champ ecclésial latin médiéval. La nuance pythagoricienne de ce
diatonisme, prônée par Guido d’Arezzo au XIe siècle, se mue en « intonation juste » au
temps de la Réforme et de la Contre-réforme, en intégrant la tierce en tant que consonance.
Selon les tenants de la théorie de la résonance56, cette acculturation psychologique conduit
l’oreille musicienne occidentale à admettre progressivement en tant que consonances
verticales les intervalles issus de la conjonction d’un son avec la série de ses partiels
harmoniques. De fait, ces intervalles sont remplacés par leurs succédanés approximatifs,
issus de l’élaboration des tempéraments, la généralisation du tempérament égal étant
effective au XIXe siècle.
En conséquence de cette évolution centrifuge, plus aucune parenté systémique
n’existe à terme, entre, d’une part, la musique savante européenne moderne et, d’autre part,

53 Voir Bernard Lortat-Jacob, « Improvisation : le modèle et ses réalisations », in Bernard Lortat-Jacob (éd.)
L’improvisation dans les musiques de tradition orale, ouv. coll., Paris, SELAF, 1987, pp. 45-59, p. 58 et Nidaa
Abou Mrad, « Formes vocales et instrumentales de la tradition musicale savante issue de la Renaissance de
l’Orient arabe », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Formes musicales », n°17, Genève, Ateliers
d’Ethnomusicologie, 2004, pp. 183-215, p. 197.
54 Jacques Chailley, op. cit., p. 241.
55 Décrétale Docta sanctorum du Pape Jean XXII, in Jacques Chailley, op. cit., p. 244-245.
56 Jacques Chailley, La musique et son langage, Paris, Editions Aug. Zurfluh, 1996.
110 filigrane

la tradition musicale ecclésiale occidentale monodique médiévale, de nombreuses traditions


musicales régionales européennes du XXIe siècle et, bien entendu, les traditions musicales
savantes vivantes de l’Orient et du Sud du bassin méditerranéen. Avec l’avènement du
dodécaphonisme, même l’heptatonisme ne constitue plus un plus grand dénominateur
commun en Méditerranée.
Immanence fixiste de la composition vs transcendance improvisative de
l’interprétation
Le clivage musical Occident/Orient n’est pas l’apanage de la systématique
mélodique. Il concerne aussi la notion de poïèse musicale à travers la dialectique
improvisation/fixation compositionnelle.
Le musicien traditionnel reçoit un legs et une initiation qui lui impartit de
l’interpréter, donc d’en révéler le contenu implicite. L’humilité que s’impose un musicien
correctement initié amène néanmoins celui-ci à ne pas s’approprier la paternité d’un phrasé
improvisé selon les normes systémiques véhiculées par la tradition et modélisé sur le
répertoire transmis par initiation. Le concept d’œuvre musicale, en effet, reste dilué,
délocalisé dans le cadre traditionnel. Il échappe à l’appropriation, tout en restant inféodé au
principe de transcendance du processus créatif. Cette réalité est en tout cas ainsi perçue par
les auditeurs arabes extasiés qui adressent leurs acclamations laudatives à Dieu :
« Allāh ! ».
L’intrusion de la mentalité moderne opère un transfert de la référence
paradigmatique qui, de transcendante, devient immanente. Si la musique savante
occidentale a conservé jusqu’au milieu du XVIIIe siècle certains des caractères importants
de la tradition initiatique, y inclus la propension à l’improvisation, l’usage d’une notation
musicale de plus en plus affinée, la séparation progressive entre les fonctions de
compositeur et d’interprète et l’augmentation des effectifs orchestraux, ont ensuite
parachevé ce processus de fixation compositionnelle de l’œuvre musicale.

Hiatus musical Orient/Occident

Le modernisme musical est longtemps resté cantonné à l’Europe, l’Orient


précolonial ayant poursuivi son développement selon les normes traditionnelles, ce qui a
accru l’hétérogénéité d’esthétique et de systématique musicales entre ces deux territoires
initialement proches. Lorsque ceux-ci vont à nouveau interagir, c’est-à-dire à l’époque
coloniale, le choc culturel sera immense.
filigrane 111

Développements endogènes en Orient et au Sud

Tradition musicale initiatique commune de l’Orient


La tradition musicale initiatique arabo-persane, devenue (par divers processus de
métissage) arabo-persano-turque à partir du XIVe siècle, fait jusqu’au XVIIe siècle office de
référence normative dans l’ensemble de l’Orient musulman 57. C’est la composante
ottomane qui devient pionnière en matière de développement endogène de ce conglomérat
traditionnel, en multipliant les structures modales composites et transposées et les cycles
rythmiques, notamment asymétriques en symbiose avec les traditions musicales populaires
d’Anatolie, tout en proposant de nouvelles formes musicales, souvent à forte connotation
soufie mévlevie58. À ce tronc il faut relier celui des traditions musicales ecclésiales à
caractère initiatique, grecque, antiochienne chalcédonienne, syriaque, copte, arménienne,
assyrienne, aux schémas systématiques analogues, nonobstant des théorisations contrastées.
Dès le XVIIIe siècle, les quatre principales composantes culturelles de cette grande
tradition suivent des voies différentes, quant aux échelles modales, à la rythmique, aux
formes et à l’instrumentation, sans pour autant diverger dans leur essence. Par ailleurs,
certaines de ces traditions, notamment la branche persane et la plupart des branches arabes,
entrent dans une phase de repli, de telle sorte que cette sphère culturelle ne connaît plus au
début du XIXe siècle que deux traditions initiatiques dignes de ce nom, à Constantinople et
à Alep.
Tradition musicale initiatique commune arabo-andalouse et maghrébine
En Afrique du Nord et en Espagne, s’est constituée à partir du IXe siècle une
tradition musicale citadine à caractère initiatique à partir d’un métissage entre ce qui a
migré en Andalousie de la tradition musicale abbasside, symbolisé par le personnage de
Ziryāb 59, les traditions musicales amazighes et leurs homologues hispaniques chrétiennes,
dont on ne connaît à ce jour que le chant ecclésial latin hispanique ou mozarabe. Étant
donné que cette dernière appartient au tronc des traditions ecclésiales méditerranéennes,
présentant un grand degré d’homogénéité en matière de systématique musicale au cours du
premier millénaire et étant donné les ressemblances systémiques entre la musique abbasside
et le tronc ecclésial, il est permis d’envisager ce métissage comme étant de nature plutôt

57 Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, op. cit., p. 107.
58 Walter Feldman, Music of the Ottoman Court, Makam, Composition and the Early Ottoman Instrumental
Repertoire, Berlin, Verlag für Wissenschaft und Bildung, 1996.
59 Voir Mahmoud Guettat, La musique classique du Maghreb, Paris, Sindbad, 1980. ; Christian Poché, La musique
arabo-andalouse, Paris, Cité de la Musique/Actes Sud, 1995.
112 filigrane

homogène et qu’il a abouti à l’instauration d’une déclinaison ibérique du système musical


commun de la mare nostrum médiévale.
Il est probable que les mutations mélodiques observées à partir du XIe siècle sur le
territoire musical européen chrétien aient influencé l’intonation des intervalles zalzaliens
dans le cadre de la tradition musicale arabo-andalouse, engendrant des nuances différentes
au sein d’une même modalité (celle des ṭubū‘, pluriel de ṭab‘), allant du zalzalien à la
« juste intonation », et ce, en fonction des villes andalouses. Ces différences se reflèteraient
ainsi au sein des traditions citadines d’Afrique du Nord, les variantes locales de Fès, de
Tlemcen, d’Alger et d’Oran présentant une modalité à genre diatonique, tandis que les
variantes modales tunisoise et tripolitaine homologues sont restées fidèles au genre
zalzalien. Une autre explication peut être donnée à cette situation contrastée d’un point de
vue géographique en matière de systématique mélodique, qui consiste à considérer que le
passage au diatonisme des traditions musicales andalou maghrébines algériennes et
marocaines serait plus récent et qu’il serait conséquent à la colonisation française et à
l’usage d’instruments diatoniques à tempérament égal (mandoles et piano), tandis que les
versants tunisien et libyen, du fait de leur situation géographique, seraient restés ancrés
dans l’intonation zalzalienne.
Premiers métissages hétérogènes épidermiques
Dès le XVIIIe siècle des syncrétismes hétérogènes commencent à s’établir en marge
de la musique savante ottomane et de son homologue européenne. Ils restent néanmoins
cantonnés à un cadre anecdotique, comme celui de l’acclimatation de fanfares militaires en
territoire ottoman, ou de celui des turqueries mozartiennes. La Cour ottomane et les élites
portent certes un intérêt croissant à la musique occidentale, mais la pratique traditionnelle
n’en est pas vraiment affectée avant l’avènement de la république en 192360. Jusque-là elle
demeure régulièrement assujettie au processus de renouvellement endogène. Il faut rajouter
à ces épiphénomènes des bribes de démarches modernistes observées chez quelques
théoriciens orientaux, réalisant quelques emprunts systématiques à l’Occident musical, qui
seront étudiés plus loin.

Développements endogènes à l’époque de la Nahḍa


L’essentiel des réactions au choc des cultures musicales consiste au cours du XIXe
siècle en des dynamiques de développement musical de type endogène dans la sphère

60 Ahmed Kudsi Erguner, « Alla turca – alla franca : les enjeux de la musique turque », Cahiers de musiques
traditionnelles, « Musiques et pouvoirs », n°3, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1990, pp. 45-56, p. 47.
filigrane 113

culturelle proche et moyen orientale. Ainsi la seconde moitié de ce siècle connaît-elle une
conjoncture sociopolitique favorable, donnant un second souffle à l’Égypte. La Renaissance
arabe ou Nahḍa 61 est marquée par un climat d’effervescence culturelle. Elle se traduit par
des dynamiques de réforme et de renouvellement tous azimuts, notamment en religion,
pensée politique, lettres et musique, qui empruntent, pour la plupart, des voies de
développement endogène au XIXe siècle62. Les attitudes prônant des syncrétismes
occidentalisants sur le mode du développement moderniste exogène attendront
l’achèvement de la Grande Guerre pour devenir opérantes.
Le prologue de la renaissance musicale arabe se déroule dans les cercles musicaux
levantins63. La vallée du Nil, à l’instigation du khédive Ismā‛īl Pacha (1863-1879), vice-roi
d’Egypte, connaît ensuite un courant de renouveau musical dominé par la figure du
chanteur ‛Abduh al-Ḥāmūlī (1843-1901). Cette école64 a élaboré une nouvelle musique de
cour à partir de la tradition musicale populaire citadine égyptienne, en l’enrichissant
d’éléments provenant de musiques parentes, savantes ottomane et alépine, et des traditions
religieuses et soufies65. Aussi cette réforme syncrétiste endogène a-t-elle permis l’éclosion
d’une nouvelle tradition musicale initiatique égyptienne et, plus généralement, arabe proche
orientale, sorte d’avatar tardif de la tradition médiévale Abbasside.
Ce mode de revivification par métissage homogène opère de même dans la
régénération de la tradition musicale initiatique de Bagdad66 et dans la naissance de la
tradition iranienne du radīf, apparue à la fin du XIXe siècle et se développant en tradition

61 Ce terme désigne la période qui s’étend de la campagne d’Égypte (1798) et du règne de Muhammad ‛Alī Pacha
(1805-1848) à l’entre-deux guerres (Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age 1796-1939, London,
Oxford University Press, 1962).
62 Ibid.
63 Miẖā’īl Maššāqah, A-r-Risālt a-š-šihābiyya fī ’ṣinā‘a al-mūsīqiyya [Épître à l’Émir Chehab, relative à l’art
musical], édition et commentaires du Père Louis Ronzevalle, Beyrouth, Imprimerie des Pères jésuites, 1899
(1840).
64 « École [de la Nahḍa] doit être compris ici dans le sens de communauté esthétique et stylistique dans la
composition et l’interprétation » (Frédéric Lagrange, op. cit., pp. 76-77). La mouvance d’al-Ḥāmūlī comprend
notamment les chanteurs et compositeurs Muḥammad ‛Uṯmān, Yūsuf al-Manyalāwī, Salāma Ḥigāzī, le joueur de
qānūn Muḥammad al-‛Aqqād, le violoniste Ibrahim Sahlūn et le joueur de nāy Amīn al-Buzarī. Hormis Ḥāmūlī et
‛Uṯmān, des anthologies d’enregistrements 78 tours de ces artistes ont été republiées en CD au cours des vingt
dernières années (Ocora Radio France et Club du Disque Arabe).
65 Nidaa Abou Mrad, « Formes vocales et instrumentales de la tradition musicale savante issue de la Renaissance
de l’Orient arabe », op. cit., pp. 183-215 et Frédéric Lagrange, op. cit., 1996, chapitre III.
66 Schéhérazade Q. Hassan, « A-d-dīniy wa-d-dunyawī fī al-mūsīqā khilāl al-‛aṣr al-Uṯmānī al-muta’akhir fī al-
‛Irāq, al-Mullā ‛Uṯmān al-Mawṣilī namūdajan [Le religieux et le profane en musique en Iraq à la fin de l’époque
ottomane, le modèle du Mullā ‛Uṯmān al-Mawṣilī], in Nidaa Abou Mrad (éd.), A-n-nahḍa al-‘arabiyya wa-l-
mūsīqā : ẖayār a-t-tajdīd al-muta’ṣsil [La renaissance arabe et la musique : l’option de la rénovation enracinée],
Amman, publications de l’Académie Arabe de musique, 2002.
114 filigrane

(initiatique) de cour à partir de la rencontre entre les avatars de la grande tradition orientale
et diverses traditions iraniennes populaires régionales67.

Premiers emprunts théoriques orientaux au système musical occidental

Les emprunts de théoriciens musicaux orientaux à la systématique musicale


européenne moderne constituent au XIXe siècle les prémisses de l’opération d’acculturation
musicale généralisée qui verra le jour à l’issue de la Grande Guerre. Ces quêtes modernistes
en matière de systématique musicale ont pour plus grand dénominateur commun l’exigence
quasi obsessive de l’instauration d’un tempérament.
Démarcage mélodique ottoman
Il s’agit d’abord du démarcage mélodique ottoman vis-à-vis du système commun
oriental médiéval, qui conduit à une adoption progressive, à partir de la fin du XVIIIe siècle,
de la nuance diatonique de « l’intonation juste » 68, en lieu et place du genre zalzalien, et ce,
probablement afin de se démarquer des Arabes et des Iraniens69 et de faciliter à terme
l’harmonisation de la musique ottomane.
Imbroglio byzantin
Sans se préoccuper de polyphonie, l’élaboration par Chrysanthos de Madytos – entre
1814 et 1832 – d’un tempérament au sein de la systématique musicale byzantine vise à la
construction d’un système mélodique pouvant assumer l’intonation à la fois des mélodies
appartenant au genre diatonique à nuance pythagoricienne (diton) et des mélodies procédant
du genre zalzalien, tout en étant compatible avec le tempérament égal européen. L’octave
est ainsi partagée en 68, puis en 72 divisions égales, sorte de tempérament égal en 72
divisions. En fait, le genre zalzalien n’est pas reconnu en tant que tel, alors qu’il est effectif.
La théorie musicale byzantine grecque la plus récente, celle de Simon Karas, opère une
distinction entre le « diatonique dur », assimilable à l’échelle pythagoricienne, et le
« diatonique mou », déclaré comme correspondant « à la gamme occidentale de Zarlino » 70.
De fait, les théoriciens grecs ont tendance à suivre leurs confrères ottomans dans leur
volonté d’assimilation de leur échelle fondamentale au genre diatonique naturel ou juste,

67 Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, op. cit., pp. 108 et pp. 220-
229.
68 Par une assimilation de la tierce majeure « juste » à une quarte diminuée pythagoricienne, dans la continuité de
l’école systématiste du XIIIe siècle (Nidaa Abou Mrad, « Le legs musical noté par Ṣafiy a-d-Dīn al-Urmawī :
approche systémique critique et transcription », op. cit., pp. 41-61).
69 Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, op. cit., p. 194.
70 Dimitri Giannelos, La musique byzantine, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 61.
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alors qu’il est aisé de démontrer que même les valeurs en minutes ou commas qu’ils
fournissent permettent d’identifier le pseudo « diatonique mou » byzantin au genre
zalzalien.
Dérives du tempérament égal arabe
Toute autre est l’aspiration à l’instauration d’un partage de l’octave en vingt-quatre
quarts de ton égaux, telle qu’elle est observée dans les milieux damascènes de la charnière
XVIIIe-XIXe siècles. Il s’agit d’une réaction qui se dessine face à la dérive d’Istanbul vers la
« juste intonation » et qui consiste en l’affirmation du caractère médian des intervalles
zalzaliens, en signe d’attachement à l’intonation ancestrale. Chaque trihémiton vacant du
système pentatonique est rempli d’une manière symétrique, de telle sorte que chacune des
deux secondes neutres générées par ce remplissage vaut la moitié de ce trihémiton, à savoir
trois quarts de ton. Aussi le quart de ton apparaît-il comme le plus grand dénominateur
commun des intervalles usuels dans le cadre de l’intonation arabe, le genre zalzalien faisant
ainsi se succéder des intervalles de trois-quarts et de quatre-quarts de ton. Ce paradigme est
alors généralisé aux autres genres (diatonique et chromatique) et appliqué au partage de
l’octave en vingt-quatre intervalles de quarts de ton. L’égalité entre eux des quarts de ton en
question n’est cependant qu’une vue de l’esprit au début du XIXe siècle71. L’aspiration à
l’application de la norme européenne de tempérament égal, généralisée à vingt-quatre
quarts de ton (ayant pour ratio 21/24, soit 50 cents) est bien plus tardive sur ce territoire
culturel. Elle s’inscrit chez les théoriciens arabes modernistes des années 1920-1932 dans
une optique de simplification, de standardisation, visant à faciliter la transposition des
modes sur tous les degrés d’un clavier (un piano à quarts de ton) et aboutissant à la mise en
place d’un processus technique permettant la réalisation de phrasés harmonisés à partir du
matériau mélodique arabe ainsi réajusté.

Métissages méditerranéens hétérogènes du XXe siècle entre modernisme


oriental et exotisme occidental

Initialement réalisée entre des éléments systématiques musicaux relativement


homogènes au cours du premier millénaire, l’acculturation entre les deux rives de la
Méditerranée est devenue, à partir du XXe siècle, recombinaison d’éléments radicalement
hétérogènes : traditions musicales monodiques modales à intonation zalzalienne et à
poïétique initiatique transcendante improvisative, d’une part, et, d’autre part, musique

71 Nidaa Abou Mrad, « Échelles mélodiques et identité culturelle en Orient arabe », in op. cit., pp. 783-784.
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moderne savante européenne harmonique tonale à poïétique compositionnelle immanente et


fixiste. Ce processus se décline en deux démarches symétriques en fonction du territoire qui
reçoit et de celui qui exporte les éléments musicaux à hybrider. Lorsque les éléments
d’emprunt sont occidentaux, l’opération relève de la modernisation orientale, que Frédéric
Lagrange rattache à une sorte de « vision darwinienne de l’histoire des arts » 72. Dans le sens
contraire, l’opération relève tout bonnement de l’exotisme.
Le darwinisme musical oriental
Le courant de développement exogène au sein de la renaissance arabe est
prépondérant dès la fin de la Grande Guerre avec la confirmation militaire de la supériorité
politique de l’Occident. Différents acteurs de divers secteurs culturels du Proche-Orient se
mettent à ce diapason. Aussi cette démarche est-elle adoptée à la fin des années 1920 par
une bonne partie des musiciens turcs, égyptiens, libanais et syriens, préparant le
remplacement de la tradition musicale initiatique par des expressions musicales modernes,
diversement teintées d’occidentalisme, souvent légères, ferment de cette musique de variété
qui règne sans partage sur le paysage culturel arabe de la seconde moitié du XXe siècle.
La Turquie précède les pays arabes sur la voie de la modernisation musicale
occidentalisante et ce, dès la fin du XIXe siècle, avec l’accession au trône du sultan
Abdulhamid II (1876-1908), le déclin concomitant de la musique de cour et la vogue d’une
musique légère occidentalisée73. Par la suite, une accentuation de ce processus est observée
principalement en raison du volontarisme politique progressiste qui caractérise l’époque
kémaliste. C’est en ces termes, en effet, qu’en 1934, Atatürk parle de la musique devant
l’Assemblée nationale turque :
« Le critère de progrès d’une nation réside dans son adaptation au changement et dans la
transformation de la musique. Il faut réunir les hautes pensées et les sentiments les plus
fins de la nation, les broder avec les dernières règles de la musique. Seule cette démarche
permettra à notre musique nationale d’évoluer et de prendre sa place dans la musique
universelle »74.
En somme et dans les suites de l’effondrement ottoman de 1918, la majorité des
musiciens du Proche-Orient sont persuadés de la vétusté de leur tradition musicale.
Nombreux sont désormais ceux qui veulent la voir évoluer vers l’acquisition d’une « norme

72 Frédéric Lagrange, Musiques d’Égypte, op. cit., p. 143.


73 Walter Feldman, « Ottoman Music », livret du coffret CD Ottoman Turkish music anthology, Istanbul
Metropolitan Municipality, s.d., p. 11.
74 Cité par Ahmed Kudsi Erguner, « Alla turca – alla franca : les enjeux de la musique turque », Cahiers de
musiques traditionnelles, « Musiques et pouvoirs », n°3, op. cit., pp. 45-56, p. 48.
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universelle », qui n’est autre que le système harmonique tonal, par le biais de l’intégration
d’éléments systématiques empruntés à la musique scolaire occidentale75. Cette vision est
développée notamment par les historiens arabes de la musique ayant participé au Congrès
de musique arabe qui s’est tenu au Caire en 193276.
Tout le monde n’est cependant pas partisan ni de l’harmonisation de la musique
arabe, ni de l’adoption du tempérament égal. C’est le cas notamment de quelques
théoriciens (Alexandre Chalfoun, Tawfīq Ṣabbāġ et Michel Allawardi) qui développent
néanmoins une vision sentimentaliste qui légitimise une sorte de romantisme musical
arabe77.
Dans un autre registre, les mêmes auteurs, ainsi que la presque totalité des
théoriciens arabes du XXe siècle, cultivent une quête de la « rationalisation » de la pratique
musicale. Celle-ci s’exprime, notamment, au Congrès de 1932, par le souci d’unification de
l’échelle mélodique sur des valeurs « cohérentes », niant la diversité et la richesse des
nuances liées aux idiosyncrasies locales. La tendance à la fixation s’étend à une production
pourtant assujettie à la variabilité improvisative et ce, dans l’intention de la conserver en
tant que patrimoine canonique unifié, noté grâce au système graphique occidental. Cette
tendance à la lyophilisation des séquences traditionnelles a été paradoxalement aidée par
une autre technique de conservation qui est l’enregistrement commercial sur 78 tours, qui a
influencé l’écoute des générations de l’entre-deux guerres dans le sens de l’adoption de
versions de référence pour des séquences originellement très improvisatives et de la vogue
d’œuvres vocales plutôt légères se coulant parfaitement dans le moule du disque et de sa
commercialisation, ouvrant la voie à la genèse de la musique de variété égyptienne, puis
libanaise78. Cette fétichisation se double de l’adoption de grands effectifs vocaux et
instrumentaux dans les performances courantes, en lieu et place du taẖt, ou consort vocal et
instrumental de solistes improvisateurs, afin de mimer les orchestres européens.
Ces mutations agissent en profondeur sur la poïétique qui est ainsi recentrée sur
l’univers immanent du musicien arabe moderne, en rupture avec une tradition considérée
par d’aucuns comme « périmée », entraînant une scission brutale entre les rôles de
compositeur et d’interprète, à la manière de la musique romantique européenne, ou, plus

75 Cette attitude anachronique est toujours d’actualité. Voir Amine Beyhom, « Des critères d’authenticité dans les
musiques métissées et de leur validation », op. cit.
76 Jihad Racy, « Historical Worldviews of Early Ethnomusicologists: An East-West Encounter in Cairo, 1932 » in
Ethnomusicology and Modern Music History, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1991, p. 82-83.
77 Christian Poché, « De l’homme parfait à l’expressivité musicale : Courants esthétiques arabes au XXe siècle » in
Cahiers de musiques traditionnelles, « Esthétiques » n°7, op. cit., pp. 59-74, pp. 69-72.
78 Frédéric Lagrange, Musiques d’Égypte, op. cit., pp. 101-117.
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simplement, de la musique de variété occidentale naissante. Consécration est rapidement


faite de la notion d’œuvre musicale achevée avant sa performance, artificiellement collée
aux séquences traditionnelles, désormais muséifiées79, mais néanmoins pertinente pour
définir la production musicale arabe moderne.
L’harmonie tonale fait son entrée dans le registre « Mamamouchi », chez des
musiciens traditionnels égyptiens des années 1920, par le placage anecdotique d’accords de
tonique et l’égrènement non moins anecdotique d’arpèges en plein milieu de phrasés à
caractère traditionnel, comme chez Sayyid Darwīš, compositeur « romantique » égyptien,
consacré par les écrits hagiographiques de la période nassérienne comme le fondateur de la
« vraie » musique égyptienne, ou chez Muhammad Al-Qaṣabjī, à la fois compositeur
moderniste et luthiste traditionnel.
L’usage par des compositeurs égyptiens, libanais et syriens d’un langage
harmonique tonal cohérent attendra le passage d’une autre guerre mondiale pour se réaliser
et pour être intégré à des séquences se rattachant, souvent d’une manière épidermique, au
système modal traditionnel. Les années 1920 et 1930 se contenteront de collages verticaux
de surface, qui provoqueront cependant des mutations profondes sur le plan mélodique,
dans la mesure où le mouvement mélodique de certaines compositions sérieuses de
l’époque commence à singer les paradigmes de la musique tonale. De même, les modes à
genres diatonique et chromatique80 sont de plus en plus employés, au détriment du genre
zalzalien. Quant à la rythmique, elle opère des emprunts de plus en plus exogènes, au gré
des valses et autres rumbas. Le champion en est le célèbre chanteur et compositeur égyptien
Muhammad ‘Abd el-Wahāb, issu de l’école traditionnelle et pionnier du modernisme
musical égyptien, sur le mode du patchwork hollywoodien.
L’impasse méditerranéenne de l’exotisme musical occidental
Dans un article consacré à l’exotisme musical, Philippe Albèra réfère à une
perspective moderniste le recours des compositeurs européens de la fin du XIXe siècle et du
XXe siècle aux traditions populaires régionales, aux traditions extra-européennes et à la
musique médiévale européenne. La musique tonale harmonique, devenue au gré du temps
la grande tradition musicale occidentale, s’est alors trouvée confrontée à un nouveau défi,
l’œuvre moderne étant engagée dans un processus d’individualisation et de légitimation
face à la déchirure qui se trouve :

79 Frédéric Lagrange, ibid.


80 Un chromatisme demi-tonal lui-même acculturé, selon Amine Beyhom, op. cit.
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« entre la quête de ses fondements, qui ne sont plus “donnés”, et l’expression du présent,
qui n’est plus liée à un consensus social. Autonome, privée de véritable fonction sociale,
l’œuvre moderne cherche pourtant à s’inscrire dans la réalité historique »81.
Si ce processus suit trois lignes évolutives parallèles et différenciées en Allemagne,
France et Europe de l’Est, il consiste toujours en l’intégration à un système harmonique
tonal, parfois poussé à ses frontières atonales, d’éléments syntaxiques exogènes. S’agissant
d’emprunts rythmiques, de sonorités, la greffe peut sembler efficace du point de vue de la
culture donneuse. Il reste que le problème se pose avec une plus grande acuité quant à la
pertinence des emprunts mélodiques. Dans de nombreux cas, il s’agit d’un exotisme
caricatural, consistant en l’introduction d’intervalles de seconde augmentée ou en l’usage
de formules modales harmonisées, en guise de parfum importé d’un « ailleurs » tantôt
temporel, le Moyen Âge européen, tantôt géographique : l’Orient de l’orientalisme, puis
l’Orient de Hollywood, annonciateur de la world music.
Même si plusieurs expériences syncrétistes, menées notamment et successivement
par Claude-Achille Debussy, Béla Bartók et Olivier Messiaen, conduisent à un
élargissement effectif de la palette expressive du système harmonique tonal et à la
constitution d’une nouvelle modalité occidentale harmonisée, la pertinence de l’hybridation
du point de vue des traditions donneuses de greffon modal reste à prouver. La gamme par
tons, ou équihexatonique, debussyste, tout en s’inspirant vaguement des échelles
indonésiennes équipentatonique (sléndro) et équiheptatonique (pélog) n’amène aucun plus
du point de vue de la tradition javanaise (en dehors de sa reconnaissance internationale),
quand bien même elle enrichit avantageusement la musique française. Encore eût-il fallu
respecter les spécificités des éléments d’emprunt, notamment les intervalles structuraux, ce
qui est rendu impossible par l’usage systématique du tempérament égal.
Aussi la rencontre avec une altérité culturelle donnée conduit-elle l’exotiste musical
européen à opérer un développement mélodique par construction de nouvelles structures qui
rappellent d’une manière superficielle leurs homologues exotiques qui demeurent bien plus
complexes que leurs succédanés occidentaux.
En tout cas, l’exotisme musical tel qu’il est décrit par Albèra, semble avoir
royalement ignoré le monde arabe, lui préférant l’Extrême Orient (non zalzalien), sauf pour
quelques expériences anecdotiques dans le registre du Désert (1844) de Félicien David et de
la bacchanale de Saint-Saëns. La trop grande complexité des échelles modales et

81Philippe Albèra, « Les leçons de l’exotisme », Cahiers de musiques traditionnelles, « Nouveaux enjeux », n°9,
Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1996, pp. 53-84, p. 55.
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l’incompatibilité du genre zalzalien avec le tempérament à douze demi-tons égaux ont dû


constituer un butoir de taille pour les compositeurs orientalistes.

Conclusion

Que l’on se situe du côté du darwinisme musical ou de l’orientalisme compositeur,


l’application des schémas de l’harmonie tonale à des répertoires monodiques modaux
évoluant à l’origine sur des échelles de genre zalzalien conduit, au niveau neutre, à
l’éradication des spécificités qui font sens au sein du matériau traditionnel, sans pour autant
réaliser une réinterprétation ou une réelle réification de ce dernier dans le contexte
moderniste, du fait de la totale hétérogénéité des systèmes appelés à s’apparier entre eux.
La question se pose avec la même acuité au niveau poïétique, étant donné que le passage
brusque d’un cadre traditionnel privilégiant l’improvisation vers un cadre moderne fixant
l’œuvre musicale, ne fait que fétichiser des bribes de phrasé fugace et bloquer le processus
créatif, sans fournir de réelle compensation à cette perte. Le résultat en est généralement
anecdotique, l’aporie de l’incompatibilité systémique musicale rendant stérile ce type de
métissage.
Ce constat amène la réflexion contemporaine sur les métissages musicaux à explorer
deux nouvelles voies susceptibles de rendre fructueux le projet de syncrétisme trans-
méditerranéen. Premier cas de figure : le métissage opère entre des expressions musicales
orientales devenues modernes et les musiques occidentales actuelles. Autre option :
l’appariement se fait entre les traditions musicales orientales actuelles et un Occident
musical ayant renoué avec ses traditions.
Si le premier sentier appartient encore au domaine de la musique-fiction, le second
est déjà à l’œuvre. Il s’agit d’abord des chantiers visant à la revivification des monodies
médiévales européennes par le biais de la réactivation des contacts et des échanges avec les
traditions monodiques méditerranéennes (orientales et/ou méridionales) vivantes. Il s’agit
aussi des liens de collaboration qui se tissent entre praticiens de traditions européennes
monodiques vivantes et praticiens des traditions des autres rivages méditerranéens, de telle
sorte qu’il semble désormais possible de faire circuler à nouveau la vitalité musicale entre
ces territoires voisins.

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