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Lucie Rauzier-Fontayne

LA CHANSON
MERVEILLEUSE

C'EST avec joie que l'on retrouve ici Brigitte, la


charmante héroïne de L'Invitée de Camargue*, un des
plus ; grands succès de Lucie Rauzier-Fontayne.
Brigitte est devenue surveillante à la pension Bénézet,
où on lui a confié les élèves les plus indisciplinées, les
«dénions de la Ça ». On peut dire qu'elles lui
donnent du fil à retordre ! Brigitte se demande si
elle en viendra jamais à bout, mais ne se décourage pas:
où la sévérité a échoué, elle s'efforce d'employer
la patience, la compréhension, l'amitié. Aidée par
son grand cousin Vincent, elle voudrait bien organiser,
pour les rebelles, un camp de vacances dans sa
chère Camargue....

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LA CHANSON
MERVEILLEUSE

©LIBRAIRIE HACHETTE,
1963 Tous droits de traduction,
de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.

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DU MEME AUTEUR

dans la même collection

LA TROUPE JÉROMISI
LE RÊVE DE CAROLINE
LA MAISON DU CHÈVREFEUILLE
LA MISSION DE JEANNOU
LES AMIS DE BLANHE-EPINE

L’INVITEE DE CAMARGUE
LE SOURIRE DE BRIGITTE

dans la Nouvelle Bibliothèque Rosé


LA PETITE FILLE AUX OISEAUX
UN CADEAU POUR AMINA
SEUL SUR LES ROUTES

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LUCIE RAUZIER FONTAYNE

LA CHANSON
MERVEILLEUSE
ILLUSTRATIONS DE FRANÇOIS BATET

HACHETTE
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TABLE

I. Tsilla apprend un secret 8


II. L'abandonnée 15
III. La «chanson des anémones». Le départ des guerriers 22
IV. Le sort de Kémuel. Le rêve de Tsilla 31
V. Le départ. Deux rencontres 39
VI. La captive de Saraï. Tsilla trouve un ami 50
VII. La conquête de Rok 60
VIII. L'évasion. La soif 69
IX. Des yeux brillaient dans l'ombre. Le vieux Jéhu 77
X. Où est le gué? La caravane 84
XI. La maison de Léa 93
XII. Chez l'oncle Azer. Redoutable rencontre 102
XIII. La fin du voyage 110
XIV. La marchande de parfums. Où est Kémuel? 118
XV. Le chant de Tsilla. Devant le roi 130
XVI. Le retour 141

Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur. Coulommiers-Paris.


59418-1-4-6899. Dépôt légal n° 1087. 2e trimestre 1963.

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CHAPITRE PREMIER

TSILLA APPREND UN SECRET

LA JOURNÉE finissait. C'était l'heure où les femmes de la tribu


sortaient des tentes et, leur cruche sur la tête ou sur l'épaule, se
dirigeaient vers le puits.
Le puits! Un peu d'eau qui brillait, au fond d'une profonde
excavation, un peu d'eau seulement, mais si précieuse, dans une
contrée presque désertique, qu'elle avait suffi à fixer pour un temps, en
ce lieu, ces nomades moabites venus du Sud.
« La paix soit avec vous ! » disaient les femmes, à mesure
qu'elles arrivaient.
- Et avec toi! » répondaient les autres. Le temps qu'il fallait à
chacune pour descendre le seau attaché à la corde et le remonter était
si long que les bavardages s'éternisaient dans le groupe de celles qui
attendaient leur tour.
Tsilla attendait aussi, mais elle écoutait plus qu'elle ne parlait.
Treize ans, peut-être, un visage rosé, sous le haie, deux lourdes
tresses d'un blond clair, des yeux d'un azur plus pâle que le ciel

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d'Orient, un petit nez légèrement retroussé... comme elle ressemblait
peu à toutes ces Moabites brunes, au teint basané!
Mais personne ne semblait s'étonner de la voir si différente des
autres et, lorsqu'on s'adressait à cette étrange fille, les voix rudes
s'adoucissaient pour prononcer des paroles amicales.
Tsilla, visiblement, était fort populaire, parmi les femmes qui
l'entouraient.
Dans le bourdonnement des conversations, quelqu'un remarqua
soudain :
« Ruth n'est pas encore là. Sans doute a-t-elle honte de ce qu'elle
a fait et n'ose-t-elle pas se présenter devant moi!
- Que dis-tu, Agar? Quelle nouvelle faute cette mauvaise fille a-
t-elle commise?
- Elle m'a volée, j'en suis sûre.
- Cela ne nous étonne pas : elle en est bien capable, dirent
quelques femmes.
- La voilà, justement, fit remarquer Rahel en désignant, d'un
coup d'œil, une adolescente qui s'avançait, sa cruche sur l'épaule.
- Dis vite, Agar, que t'a-t-elle volé? demanda-t-on.
- Un bracelet d'argent. Je l'ai cherché en vain, ce matin, et
comme Ruth est entrée dans ma tente hier soir... »
La voix claire de Tsilla s'éleva :
« Pourquoi l'accuses-tu sans preuves? dit-elle. Ruth possède de
beaux bracelets; pour quelle raison aurait-elle pris le tien?
- Pour en avoir un de plus, sans doute, repartit vivement Agar.
Pourquoi la défends-tu, Tsilla? Ignores-tu qu'elle ne t'aime pas?
- Oh! non. Mais ce n'est pas une raison pour la croire coupable.
Et puis, ajouta Tsilla avec un sourire, tu dis toi-même qu'il règne
toujours un grand désordre dans ta tente; un objet peut s'y être
égaré. Peut-être n'as-tu pas assez bien cherché le bracelet que tu crois
volé par Ruth.
Tais-toi, la voilà! fit Agar en baissant la voix. Je suivrai ton
conseil, Tsilla, je fouillerai encore chez moi avant de l'accuser, mais,
en attendant, je n'ai aucune envie de lui parler : je m'en vais! »
II faut croire que personne n'aimait beaucoup Ruth, car toutes les
femmes dont les cruches étaient déjà pleines s'éloignèrent sans la
regarder. Deux seulement restèrent pour puiser de l'eau à leur tour, et
il n'y eut que Tsilla pour répondre au salut de la nouvelle venue.

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Celle-ci lui jeta un regard de travers en disant :
« Ce n'est pas à toi que je m'adressais. »
L'une après l'autre, les deux femmes partirent, très droites, leur
cruche ruisselante en équilibre sur la tête. Les jeunes filles restèrent
seules.
Comme Tsilla saisissait la corde pour descendre à son tour le
seau dans le puits, Ruth l'interpella :
« Maintenant, tu vas t'expliquer », dit-elle.
Tsilla ouvrit tout grands ses yeux clairs.
« M'expliquer? Pourquoi?
- Parce que tu parlais de moi, tout à l'heure. Ose le nier!
- Je ne le nie pas, Ruth; tout le monde parlait de toi, en effet.
- Tout le monde, peut-être. Mais tu es la seule que j'aie
entendue... et tu m'accusais d'avoir volé le bracelet d'Agar.
- Moi! Tu te trompes bien; je ne t'accusais pas, au contraire.
- Allons donc! J'ai fort bien compris. Tu disais : le bracelet volé
par Ruth.
- Tu as mal et incomplètement compris, voilà tout, protesta
Tsilla, impatientée, en haussant légèrement le ton. Je te
défendais, au contraire.
- Toi! Me défendre? Je n'en crois rien, tu me dédaignes bien
trop pour cela!
- C'est ce que tu dis, mais...
- Oui! cria Ruth avec colère, oui, je le dis... Et il y a bien
d'autres choses encore que je pourrais dire et que tu ne sais pas.
Vraiment! Lesquelles, je te prie? »
Mais Ruth haussa les épaules et se tut. Affectant de ne plus
s'occuper de Tsilla, elle lui arracha la corde des mains et, bien que ce
ne fût pas son tour de puiser, elle descendit le seau en fredonnant.
Cependant, la colère grondait en elle et, même sans la regarder, elle
narguait sa compagne.
Tsilla ne se contint plus.
« Cela suffit! s'écria-t-elle. Tu as trop parlé... ou pas assez.
Qu'est-ce que j'ignore? Tu ne quitteras pas ce puits sans me l'avoir
dit.»
Ruth se redressa comme une furie, les yeux étincelants.

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« Ah! tu veux savoir? Eh bien, soit, tu sauras! Mais je te
demanderai, d'abord, si tu ne t'es jamais aperçue que tu es différente
de nous tous?
- Différente? Comment? »
Ruth tira brutalement une des nattes dorées de Tsilla et la força à
se pencher au-dessus du miroir d'eau qui luisait au fond du puits.
« Regarde-toi! Regarde tes cheveux jaunes et tes yeux pâles.
Sont-ils de notre race?
- Je ne te comprends pas, balbutia Tsilla. Oh! Ruth. Pourquoi me
dévisages-tu ainsi? Pourquoi me hais-tu?
- Oui, je te hais! Pourquoi? Parce que tu te crois plus que les
autres... et comment ne le croirais-tu pas? Toute la tribu ne cesse de te
le répéter ! On te nomme la « fille chérie », la « tête d'or », 1' « oiseau
chanteur à la voix merveilleuse », « la douceur du miel », « la joie de
tous les cœurs »... alors que tu n'es qu'une misérable enfant
trouvée, sans père ni mère, qu'une étrangère, oui, qu'une méprisable
étrangère!

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- Ce n'est pas vrai ! cria Tsilla : Kémuel et Jédida ne sont-ils
point mes parents?
- Non justement! Et c'est cela que tu ignorais, mais que tout le
monde sait ici, sauf, peut-être, quelques enfants. Si personne ne te l'a
dit, moi, je te l'apprends, voilà!
- Comment le sais-tu, toi?
- J'ai entendu notre patriarche en parler avec ma mère. »
Bouleversée, Tsilla répéta : « Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas
vrai!»
Mais le rire de Ruth s'éleva, si cruel, que, laissant là sa cruche
vide, Tsilla partit en courant, les mains aux oreilles, pour ne plus
entendre cette voix moqueuse qui la poursuivait. Le visage ruisselant
de larmes, elle se précipita vers la tente de ses parents, comme un petit
animal traqué.
Il faisait sombre, dans cette tente et Tsilla ne vit pas tout de suite
qu'elle était vide.
« Mère, mère! gémit-elle en entrant, si tu savais ce que Ruth... »
Mais elle s'interrompit et regarda autour d'elle, désemparée : il
n'y avait personne. Jédida devait s'être rendue chez une voisine, tandis
que ses trois petits frères jouaient dehors, avec les autres enfants de la
tribu.
Tsilla ne se sentit pas le courage d'aller d'une tente à l'autre pour
chercher sa mère, ni celui d'attendre son retour, toute seule avec son
anxiété. Elle avait hâte de se décharger du poids qui pesait sur son
cœur et de savoir la vérité. Sans doute, l'espoir lui restait encore que
les révélations de Ruth ne fussent qu'un mensonge. Mais, si elles
étaient exactes, mieux valait l'apprendre tout de suite.
« Mon père est sûrement sur le chemin du retour avec le
troupeau, pensa-t-elle, en allant au-devant de lui, je le rencontrerai
bientôt. Alors, il me dira tout. »
Sans hésiter, elle sortit et se mit à courir sur la piste par laquelle
la plupart des hommes de la tribu — qui redevenaient bergers quand
ils ne faisaient pas la guerre -ramenaient moutons et brebis à proximité
des tentes, pour la nuit.
Le soir tombait. Le soleil venait de disparaître derrière les
collines pierreuses, où poussait une herbe rare. Sur le ciel tout rosé,
qui se décolorait lentement, quelques dattiers se découpaient, avec leur
tronc élancé et leur bouquet de palmes et, dans le silence, les

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innombrables clarines des troupeaux qui rentraient se mêlaient en un
long et grave son filé.
Tsilla croisa plusieurs bergers qui l'interpellèrent :
« Où vas-tu si vite, « tête d'or »?
Je vais au-devant de mon père. L'avez-vous vu? - Oui, il nous
suit : tu ne tarderas pas à le rencontrer. »
Alors, Tsilla reprenait sa course; mais, soudain, elle
s'immobilisa, essoufflée, en murmurant :
« Le voilà ! »
Un homme jeune, grand et mince, aux larges épaules, venait
d'apparaître au tournant du chemin, accompagné de deux chiens et
suivi d'un grand nombre de moutons : c'était Kémuel.
Mais Tsilla ne courut pas vers lui. Maintenant qu'elle était sur le
point de savoir, elle redoutait la réponse que son père ferait à sa
question et elle retardait instinctivement le moment de la lui poser.
Kémuel aperçut la gracieuse silhouette de sa fille, qui se
détachait sur le ciel. Il agita la main pour la saluer, de loin, et s'avança
tout souriant. Ses dents blanches brillaient dans son beau visage
bronzé aux longs yeux noirs. Son port était plein d'aisance et même de
majesté, bien qu'il fût vêtu de la modeste tunique de laine écrue, rayée
de brun, que portaient tous les bergers, et qu'une simple cordelette de
chanvre attachât le tissu de lin blanc qui lui couvrait la tête. Mais son
sourire s'effaça brusquement lorsqu'il rejoignit Tsilla et remarqua
l'expression bouleversée de ses traits. Inquiet, il demanda :
« Tsilla, mon enfant, que t'arrive-t-il? »
Incapable de répondre, Tsilla se jeta en pleurant dans les bras de
son père, ne pouvant que répéter, au milieu de ses sanglots :
« Si tu savais, père, si tu savais!..
- Que dois-je savoir? Parle!
- Ce que j'ai à te dire, fit-elle enfin en refoulant ses larmes, est
une chose très importante, très grave...
- En ce cas, ne restons pas ainsi, au bord du chemin, où les
bergers passent sans cesse. Allons jusqu'à ce que le campement soit en
vue : les chiens suffiront alors pour y ramener le troupeau, pendant
que nous nous arrêterons un moment. »
Un instant plus tard, assis près de Tsilla, sur un rocher, au flanc
de la colline, d'où l'on dominait le village de tentes, Kémuel disait :
« Je t'écoute, mon enfant. »

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Alors, d'une voix tremblante, elle raconta la scène du puits, la
dispute entre elle et Ruth, laquelle, emportée par la colère et la
jalousie, lui avait jeté à la figure qu'elle n'était qu'une misérable
étrangère et non la fille de Kémuel et de Jédida.
« C'est faux, père, c'est faux, n'est-ce pas? Dis-moi que Ruth a
menti ! » supplia-t-elle en terminant.
Mais Kémuel se taisait et, avant même qu'il eût ouvert la bouche,
Tsilla sut que, au contraire, tout cela était vrai.
« Ruth est une mauvaise créature qui se plaît à faire du mal, fit
enfin Kémuel. Pourtant, ce qu'elle t'a dit est exact. Ta mère et moi
avions décidé de te révéler plus tard seulement le secret de ta
naissance, car nous n'étions pas pressés de t'apprendre que tu as eu
d'autres parents que nous. Puisque tu ne l'ignores plus maintenant, tu
sauras tout dès ce soir. Mais, mon enfant chérie, tu ne dois pas
t'attrister, ajouta-t-il doucement, en lui posant la main sur l'épaule :
l'histoire que je vais te conter est une belle histoire et, lorsque tu la
connaîtras, tu comprendras pourquoi tu nous es peut-être plus chère
encore et plus précieuse que si nous étions réellement ton père et ta
mère. »
Les larmes de Tsilla avaient cessé de couler. Elle leva sur
Kémuel un regard où brillait déjà une lueur d'espoir.
« Alors... Ce n'est donc point un grand malheur qui m'est arrivé
aujourd'hui? demanda-t-elle.
— Un malheur? Sûrement non! Je crois, au contraire, que ce que
je vais t'apprendre te rendra heureuse.
__ Alors, parle, père, je t'écoute », fit-elle avec confiance.
Et Kémuel parla.

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CHAPITRE II

L'ABANDONNEE

TOUT AU LONG du jour, la bataille avait fait rage, entre les


tribus moabites et l'armée du roi David, le grand roi d'Israël.
Mais, le soir, les nomades, vaincus, s'étaient retirés, abandonnant
leurs morts, pour retourner dans leurs villages de tentes.
Les vainqueurs venaient de partir aussi et le silence régnait
maintenant sur la colline déserte, où gisaient les guerriers inanimés.
Soudain, l'un d'eux bougea légèrement. Kémuel vivait encore,
malgré ses blessures, malgré le sang qu'il perdait en abondance. Mais
il se sentait si faible, qu'il ne put d'abord que gémir de douleur, en
appelant la mort comme une délivrance.
Pourtant, peu à peu, il reprit courage et voulut, farouchement,
vivre pour revoir sa bien-aimée Jédida, la jeune femme qu'il avait
épousée peu de temps auparavant.
Au prix d'un effort surhumain, il parvint à s'asseoir et à bander
les blessures de ses jambes, ainsi que celle de sa poitrine, en déchirant
son manteau en longues bandes.
Encore un effort, et il fut debout. Lentement, chancelant,
gémissant à chaque pas, il se mit en route pour rejoindre sa tribu.

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Celle-ci devait être à peine à une journée de marche, car, selon
l'usage des nomades, les femmes, les vieillards, les enfants avaient
suivi les guerriers et dressé les tentes non loin du lieu des combats.
Mais les souffrances de Kémuel augmentaient d'heure en heure et,
souvent, il devait s'arrêter en proie à un vertige affreux. Alors, il
murmurait :
« Je n'arriverai pas... ô Jédida! Je tomberai avant de t'avoir
revue ! »
Cependant, après s'être reposé un instant, il repartait avec un
nouveau courage.
La nuit était si claire, qu'il trouvait sans peine son chemin. La
lune qui baignait de sa clarté les collines couvertes d'oliviers semblait
déposer comme une poussière de perles sur l'herbe encore fraîche, où
fleurissaient, par milliers, les anémones rouges du printemps.
Soudain, le blessé s'arrêta. Cette fois, ce n'était ni la douleur ni le
vertige qui l'immobilisaient ainsi. Dressant l'oreille, il écoutait.
Il écoutait des cris faibles et plaintifs qui s'élevaient là-bas, sous
un arbre, au bord du chemin.
Quel animal geignait donc ainsi? Mais était-ce bien un animal?
Ce qu'il entendait ressemblait plutôt à des vagissements de nouveau-
né!
Kémuel s'approcha. Bientôt, il aperçut une masse claire, parmi
les hautes graminées mêlées de fleurs écarlates. C'était un vieux
manteau de laine blanche, roulé et froissé. Mais ce manteau bougeait!
Ce manteau enveloppait un être vivant... et qui criait!
Vivement, il en écarta les plis et poussa une exclamation. Un
enfant, qui paraissait âgé .de quelques jours seulement, apparut à ses
yeux stupéfaits. Cet enfant avait faim : son petit poing s'agitait
désespérément, sa bouche se tendait, cherchait de tous côtés et, quand
la bouche rencontrait le poing, faute de mieux, il le suçait
bruyamment.
Kémuel se redressa et regarda autour de lui. A qui donc
appartenait ce nouveau-né? Sa mère n'était pas loin, sans doute, mais
pourquoi le laissait-elle pleurer ainsi? Il fallait l'appeler et lui dire de
nourrir ce petit au plus vite.
« Ooh! » cria Kémuel.
Personne ne répondit.

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Il appela encore aussi fort que le lui permettait sa faiblesse
croissante. Mais sa voix se perdit dans le silence de la nuit.
Alors, Kémuel comprit que l'enfant avait été abandonné au bord
de ce chemin.
Que faire? Le nouveau-né hurlait à fendre le cœur. Quelques
heures encore, et, si nul ne le prenait en pitié, il cesserait de s'agiter,
ses cris iraient en s'affaiblissant et il n'y aurait plus qu'un petit cadavre
dans l'herbe fleurie.
« Je ne puis le laisser ainsi. Il faut attendre que passe par ce
chemin quelqu'un à qui je pourrai le remettre et qui le sauvera. »
Kémuel attendit donc, brûlant de fièvre, tenant l'enfant contre sa
poitrine blessée et regardant, sur les bandes de laine qui serraient ses
jambes, de larges taches de sang s'étendre de plus en plus.
Est-ce qu'il aurait la force de tenir jusqu'à ce qu'il ait assuré le
sort de l'abandonnée? Est-ce qu'ils n'allaient pas mourir, tous les deux,
l'un de faim, l'autre de ses blessures?
Et, à mesure que le temps passait, l'espoir s'amenuisait pour lui
de rejoindre sa tribu et de revoir sa jeune femme.

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« Je n'aurai plus la force de repartir! » pensait-il désespéré.
Le jour pointait lorsque enfin on entendit les clarines d'un
troupeau qui parut bientôt, conduit par son berger, un très vieil homme
qui marchait tout courbé.
Kémuel l'appela.
« Qui es-tu? demanda l'homme en s'approchant de lui.
- Kémuel, un soldat de Moab, blessé, qui tente de retourner
chez lui. Mais regarde : j'ai trouvé, au bord du chemin cet enfant,
abandonné sans doute. »
Le vieillard ne parut ni surpris ni ému. « Oui, je sais, dit-il
calmement. Il était déjà ici hier soir, quand j'ai conduit mon troupeau à
la bergerie.
- Et tu l'as laissé? Tu n'as pas cherché à savoir à qui il
appartient?
- Mais... Je le sais, reprit le berger.
- Tu le sais! Qui te l'a dit?
- Les hommes d'une caravane qui passait par ce chemin. «
C'étaient des marchands phéniciens. Ils transportaient
des étoffes, des épices, des parfums et des esclaves que les
navigateurs de Tyr avaient ramenés de lointaines contrées. Il n'y avait,
parmi ces esclaves, qu'une seule femme, d'un pays que les marchands
appelaient la Gaule. Son mari était parti avec elle, mais il mourut en
mer. Elle-même n'a pu supporter les fatigues du voyage. Elle est morte
aussi en arrivant dans notre pays, laissant une petite fille âgée de
quelques jours à peine. Les gens de la caravane n'ont su que faire d'un
nouveau-né. Ils n'avaient point de femmes avec eux qui eussent pu
s'en occuper. Ils se sont vite lassés de le nourrir avec du lait de brebis,
et comme ce n'est qu'une fille, c'est-à-dire presque rien, ils l'ont
déposée là et ils sont partis.
- Et tu trouves cela tout naturel! s'indigna Kémuel.
- Non, fit le vieillard, mais que voulais-tu que je fasse?
— Que tu prennes cet enfant avec toi et que tu le sauves !
Ce que tu vas faire maintenant, j'espère.
- Tu as tort d'espérer, car je ne le prendrai pas, répliqua le
berger. Je suis vieux, malade, très pauvre et je n'ai plus de femme qui
puisse en prendre soin. Charge-t'en toi-même, si tu veux. La paix soit
avec toi! »

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Il marcha, tenant contre sa poitrine l'enfant.

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Et le vieux s'éloigna, sans se retourner, tandis que Kémuel lui
criait :
« Maudit sois-tu, homme au cœur dur! Maudit sois-tu, toi qui
laisses périr l'orphelin et qui n'assistes pas le blessé! »
Mais le berger était déjà loin.
Ce fut la colère, sans doute, qui galvanisa Kémuel et lui donna la
force de repartir. Retenant ses gémissements, le visage durci par une
volonté farouche, il marcha, tenant contre sa poitrine l'enfant qui ne
pouvait le comprendre, mais à laquelle il ne cessait de parler.
« Courage, petite fille, disait-il, courage et patience! Nous allons
chez Jédida, ma bien-aimée. Ses douces mains panseront mes
blessures et elle te nourrira du lait de nos brebis. Près d'elle, nous
serons heureux tous les deux. Patiente un peu, pauvre agnelet, bientôt
tu auras de nouveau une mère et moi, je te servirai de père. Courage!
Il faut, il faut arriver : Kémuel ne tombera pas avant d'avoir atteint son
but! »
Le soleil était déjà haut dans le ciel, lorsque enfin, au fond d'un
vallon, les tentes brunes de la tribu apparurent. La fumée des feux
montait dans l'air calme. Son odeur parvint jusqu'au blessé et cette
senteur familière ranima ses dernières forces. Il hâta le pas, et bientôt
sa haute silhouette se dressa à l'entrée de la demeure où Jédida pleurait
son époux, le croyant mort.
« Kémuel! cria-t-elle, lorsqu'elle l'aperçut. 0, bien-aimé, est-ce
bien toi que je vois? Mais dans quel état! »
Il ne put lui répondre. Tout tournait autour de lui. Un voile
obscurcissait son regard. Il avança en chancelant jusqu'à la couche
garnie de coussins, et il eut tout juste le temps, avant de s'y laisser
tomber, de lui tendre son fardeau en disant :
« Elle meurt de faim. Avant tout, nourris-la, sans tarder. Après...
après, seulement, tu panseras mes blessures. »
Et il demeura étendu, presque inconscient, entendant vaguement
les exclamations de Jédida qui s'emparait de l'enfant, coupait d'un peu
d'eau le lait de brebis épais et gras, avant de le verser, presque goutte à
goutte, dans la petite bouche ouverte.
Il n'en fallut pas beaucoup pour rassasier l'affamée.
Bientôt, elle s'endormit, repue et satisfaite. Alors Jédida se hâta
de soigner son époux.

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La fraîcheur des compresses sur son front fiévreux et la douleur
qu'il ressentit lorsque la jeune femme enleva ses grossiers pansements,
lava ses plaies, les enduisit d'un onguent et les rebanda de linge frais,
ranimèrent Kémuel. Une heure plus tard, il put prendre un peu de
nourriture, se désaltérer, sourire à Jédida et lui parler.
« Dis-moi maintenant, quelle est cette étrange enfant? »
demanda-t-elle.
Et Kémuel raconta l'histoire de la petite abandonnée, le refus du
berger de se charger d'elle et sa propre résolution de la sauver.
« Alors, fit Jédida lorsqu'il se tut, puisqu'elle n'a plus personne
au monde, nous pouvons la garder,... si toutefois tu le veux bien. Elle
serait notre premier enfant, notre fille chérie.
- C'est dans cette intention que je l'ai rapportée ici, dit Kémuel
en souriant, et elle ne sait pas encore le bonheur qui lui échoit de
t'avoir pour mère.
- Comme elle est belle ! murmura Jédida en contemplant la
petite fille endormie. Regarde ce visage rosé, ce duvet d'or sur sa tête,
les longs cils de ses yeux, qu'elle ouvrait tout grands tout à l'heure, et
qui ont la couleur du ciel d'hiver. Oh! Kémuel, si tu m'avais apporté
des bracelets d'argent ou des colliers de rubis, tu ne m'aurais pas fait
un plus beau cadeau qu'en me donnant cette enfant venue des contrées
lointaines. Nous l'appellerons Tsilla 1, car nous la protégerons et
l'aimerons aussi longtemps que nous vivrons. »
« Et voilà, Tsilla, comment tu es devenue notre fille, termina
Kémuel. Plus tard, trois fils nous sont nés ; avons-nous fait une
différence, entre eux et toi? Et n'as-tu pas lieu de te réjouir, au lieu de
pleurer?
- Tu n'es pas mon père et cependant je te dois la vie... Jédida
n'est pas ma mère, mais personne n'a aimé son propre enfant plus
qu'elle ne m'a aimée jusqu'à ce jour, dit lentement Tsilla en levant sur
Kémuel un regard brillant de tendresse. Tu as raison, père, je peux me
réjouir de ce que tu viens de m'apprendre et toute mon existence sera
trop courte pour vous prouver à tous deux ma reconnaissance et mon
amour. »
I. Tsilla signifie « protégée ».

21
CHAPITRE III

LA « CHANSON DES ANÉMONES ».


LE DÉPART DES GUERRIERS

TSILLA et son père rejoignirent les tentes, après que Kémuel eut
parqué son troupeau pour la nuit. « Enfin! s'écria Jédida
lorsqu'ils apparurent. J'étais inquiète de ne vous voir revenir ni l'un
ni l'autre.
— Femme, dit Kémuel en poussant doucement vers elle, l'enfant
sait tout : Ruth, la maudite créature, a parlé. »
Jédida changea de visage.
« Tu sais tout, Tsilla, balbutia-t-elle, tu sais que je ne suis pas ta
mère et... »
Mais Tsilla ne la laissa pas continuer. Elle l'entoura de ses bras
en disant :
« Tu es toujours ma mère chérie et moi je suis ta fille qui t'aime
plus que jamais. »

22
Des larmes de soulagement et de joie brillèrent dans les grands
yeux sombres de Jédida.
« Alors, tout est bien ainsi, fit-elle, et béni soit le jour où le cœur
de ton père s'est ému de pitié devant l'enfant abandonnée qu'il a
déposée dans mes bras. »
La nuit tombait. Gad, Hori et Koré, trois beaux enfants bruns, les
frères de Tsilla, entrèrent bruyamment, réclamant le repas du soir.
Jédida et sa fille servirent alors des lentilles, du poisson séché, du
fromage de brebis, et l'on termina par du lait mélangé de miel.
Quand tous furent rassasiés, Jédida demanda :
« Te sentiras-tu le courage de chanter à la veillée, si l'on t'en
prie, Tsilla?
- Oui, mère, répondit-elle avec un léger sourire; je tiens même
beaucoup à le faire, aujourd'hui. »
Car Tsilla avait reçu ce don inestimable : une voix si belle que
personne, au pays de Moab, n'en avait jamais entendu de pareille, et le
talent d'inventer des paroles sur lesquelles son chant brodait de
brillantes arabesques, pour le plus grand ravissement de ceux qui
l'entendaient.
Souvent, le soir, lorsque la tribu sortant des tentes se rassemblait
autour d'un feu, on réclamait à grands cris la fille de Kémuel.
« Viens, Tsilla, et chante pour charmer nos cœurs ! »
Alors, la petite Gauloise aux yeux clairs qui rêvait, le menton
dans sa main, en regardant le brasier incandescent, se levait et, debout
près du feu qui l'enveloppait toute de ses rouges reflets, elle chantait.
Elle chantait le ciel, la terre, les saisons, les grands troupeaux
errants, la vie nomade, les peines, les joies et les espoirs de la tribu. Et
tous croyaient aussitôt pénétrer dans un monde enchanté. Chacun
oubliait sa fatigue ou ses tristesses et, lorsqu'elle se taisait, le
patriarche, le très vieil aïeul de la tribu, l'appelait près de lui :
« O Tsilla, disait-il, ta voix est comme le son d'une flûte d'argent,
elle est plus pure que l'eau d'une source, plus douce que la toison d'un
agneau, plus chaude qu'un rayon de soleil! Elle réjouit ceux qui
l'entendent, elle fait du bien à nos cœurs. »
Et le vieillard, posant sa main tremblante sur la tête de la jeune
chanteuse, la bénissait.
Ce soir-là, Kémuel et les siens vinrent, comme d'habitude,
s'asseoir autour du feu, pour la veillée. Ruth les vit arriver. Tout de

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suite, son regard mauvais observa le visage' de Tsilla. Elle était sûre
d'y lire la tristesse et l'abattement. A sa grande surprise, ce visage lui
apparut, à la lueur des flammes, parfaitement serein. Et, lorsque
quelqu'un demanda : « Ne chanteras-tu pas, Tsilla? » elle vit celle-ci
se lever avec empressement :
« Oui, je chanterai, fit-elle d'une voix claire, mais, auparavant, je
veux vous dire ce que j'ai appris aujourd'hui : c'est que Kémuel et
Jédida ont sauvé et adopté, jadis, l'enfant abandonnée que j'étais.
Beaucoup d'entre vous le savaient, sans doute?
- Nous le savions tous! cria-t-on. Mais qui donc a osé te le
dire?
- N'importe, fit Tsilla, généreuse. Je remercie même celle qui
m'a renseignée, car l'histoire de mon arrivée chez mes parents est une
belle histoire. C'est celle que vous entendrez ce soir; je l'appellerai la
« chanson des anémones ».
Alors, croisant les bras sur sa poitrine, levant son regard vers le
ciel tout scintillant d'étoiles, Tsilla chanta le retour du guerrier blessé,
sa douleur, son espoir, sa marche épuisante à travers les collines
empourprées par les anémones en fleur. Elle chanta l'enfant trouvée au
bord du chemin, la pitié, le courage du soldat qui, au prix de mille
souffrances, sauva l'abandonnée et, lorsqu'elle termina par ces mots :

Chaque fois que le printemps reviendra,


Et que les anémones de pourpre refleuriront;
Chaque fois, ô femmes de la tribu,
Que vous les cueillerez pour orner vos noires chevelures,
Vous penserez au petit enfant
Qui devait mourir parmi ces fleurs
Et que Kémuel a sauvé.
Et vous saurez que, si les anémones ne durent qu'une saison,
L'amour de Tsilla pour son père et sa mère
Durera jusqu'à son dernier souffle...

tous les yeux étaient pleins de larmes. Le visage de Kémuel et de


Jédida rayonnait de joie, et celui de Ruth exprimait la rage et la
déception.
« Tsilla, dit l'aïeul, tu as raison : la chanson des anémones est la
plus belle de toutes.

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Tsilla chanta.

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- Tu nous la chanteras souvent, n'est-ce pas? ajouta quelqu'un.
- Non, répondit-elle doucement. J'inventerai pour vous
beaucoup d'autres chansons, mais celle-là, je la garde désormais pour
mes seuls parents. »
Ses frères se tenaient auprès d'elle. Tsilla les interrogea, non sans
quelque inquiétude.
« Vous avez compris, tous les trois, ce que j'ai chanté? demanda-
t-elle.
- Sans doute, répondit Gad, l'aîné, qui allait sur ses onze ans.
Pourquoi cette question?
- Pour savoir ce que vous en pensez.
- Nous pensons, dit Hori, que cette histoire est belle, niais nous
savions déjà que notre père t'a trouvée au bord d'un chemin.
- Comment! Vous le saviez! s'écria Tsilla. Qui vous l'avait
appris?
- Ruth. Et elle voulait que nous te le disions, car elle ne t'aime
pas et elle espérait que tu en serais peinée.
- Mais nous n'avons rien dit! fit vivement le petit Koré. D'abord
parce que cette Ruth est plus méchante que la vipère et le scorpion.
- Et surtout, conclut tranquillement Gad, parce que cela n'a
aucune importance que tu sois une vraie sœur ou pas. Tu es notre
sœur et nous t'aimons. »
Alors, la joie de Tsilla fut parfaite.
Après le jour où Tsilla apprit le secret de sa naissance, rien ne fut
changé dans la vie des parents et de leurs enfants.
Kémuel s'occupait de son bétail, en compagnie de Gâd, auquel il
enseignait le métier de berger. Le petit garçon apprenait à traire les
brebis, à mener paître le troupeau, à porter dans ses bras ou sur ses
épaules les agneaux trop faibles pour suivre leur mère, à lancer les
chiens à la poursuite des bêtes qui s'écartaient des autres.
Hori et Koré ne faisaient encore que jouer et courir sur les
collines, avec les autres enfants de la tribu.
Tsilla, elle, restait auprès de Jédida, qu'elle secondait dans tous
ses travaux. Elle savait moudre l'orge et le froment, pétrir le pain et le
cuire, filer la laine, tisser la rude étoffe dans laquelle on taillait la
plupart des vêtements de la famille; elle savait encore rôtir sur les
braises ardentes des quartiers de mouton, ou faire du beurre et des
fromages délectables.

26
Kémuel était reparti pour la guerre.

27
Et quand Jédida la voyait aller et venir, active, joyeuse, dans son
humble robe de laine brune, mais somptueusement parée de ses nattes
d'or, elle songeait souvent : « O Kémuel, béni soit le jour où tu
recueillis ce trésor, sur la colline aux anémones! »
Plusieurs fois, depuis ce jour lointain et mémorable,
Kémuel, abandonnant ses pacifiques travaux de berger, était
reparti pour la guerre, rejoignant les autres tribus de Moab,
constamment en lutte avec les armées du roi David auquel elles
refusaient de se soumettre. Presque toujours, les Moabites furent
vaincus, massacrés ou faits prisonniers. Quelques-uns seulement
revinrent sains et saufs. A la grande joie de Jédida et de ses enfants,
Kémuel se trouvait parmi eux.
Mais un soir, peu de temps après la veillée où Tsilla avait
improvisé la chanson des anémones, des cris perçants annoncèrent
l'arrivée d'un messager. Celui-ci, escorté par toute la marmaille
curieuse et bruyante, se dirigea vers la tente du patriarche.
Jédida le vit passer et pâlit.
« Tsilla, dit-elle, tu vois cet homme? C'est le même qui vint, il y
a trois ans, chercher nos soldats; je crains fort qu'il ne soit chargé de la
même mission.
— Non, mère, protesta-t-elle, ce n'est pas possible! Le souvenir
affreux des dernières batailles n'est pas encore effacé, et il faudrait que
nos guerriers retournent se faire massacrer, sans espoir de remporter la
victoire? Pourquoi Moab s'obstinerait-il à lutter contre le roi David?
Aucun peuple n'a jamais pu lui résister. »
Hélas! Jédida ne se trompait point. Le patriarche fit rassembler
toute la tribu, puis il appela par leur nom les hommes en âge de porter
les armes et leur ordonna de se préparer à partir.
Il dit à Kémuel :
« Tu es le plus fort et le plus brave, mon fils, et tu as déjà ceint
l'épée plusieurs fois contre Israël. Tu seras donc le chef de nos
soldats.»
Les pleurs et les supplications des femmes, qui éclatèrent dès
qu'il se tut, laissèrent le vieillard inexorable.
« Va vers ceux qui t'ont envoyé, ordonna-t-il au messager, et dis-
leur que nos hommes rejoindront les autres tribus au lieu que tu
m'indiques. Et vous, ajouta-t-il en se tournant vers les épouses, les
mères, les sœurs des guerriers, préparez-vous aussi, afin de suivre la

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troupe. Pliez les tentes aux premières lueurs du jour qui vient,
chargez-les sur vos ânes et vos mulets avec tout ce qui vous
appartient. Les vieillards et les jeunes garçons mèneront les
troupeaux.»
Chacun retourna dans sa demeure, les hommes pleins de courage
et d'une ardeur belliqueuse, les femmes consternées, les enfants
excités et bruyants.
Comme toutes ses compagnes, Jédida, aidée de Tsilla,
commença les préparatifs du départ, pendant que Kémuel sortait d'un
coffre son équipement militaire en présence de ses fils, béants
d'admiration devant la lourde épée, que le petit Hori pouvait à peine
soulever, devant le casque d'airain brillant, la longue javeline et le
bouclier.
Toute la nuit se passa en une activité fébrile. A l'aube, la lente
caravane s'ébranla. Les soldats partirent les premiers. Tsilla, toute
pâle, regarda son père s'éloigner avec ses compagnons, ce père tant
aimé qu'elle ne reverrait peut-être jamais. A côté d'elle, Jédida suivait
du regard, à travers ses larmes, le fier guerrier qui marchait en tête de
la colonne et qui se retourna une dernière fois pour lui sourire.
Puis, tout ce qui restait de la tribu, avec les ânes lourdement
chargés, les troupeaux, les chiens, et les plus petits enfants, que leurs
mères portaient attachés sur leur dos, s'ébranla et commença de
cheminer à travers les contrées arides, au nord du pays de Moab.
Ce fut une marche épuisante, qui dura jusqu'au soir. Alors, ayant
atteint le lieu où se trouvait un puits, le patriarche ordonna de s'arrêter,
de monter les tentes et de veiller sur les troupeaux, pendant la nuit qui
venait, en attendant qu'on leur ait préparé des parcs.
Quelques heures plus tard les tentes brunes, disposées en fer à
cheval, formaient de nouveau un petit village, dans un site assez
semblable à celui qu'on venait de quitter.
« Mais jamais, mère, nous ne nous sommes autant rapprochés du
pays d'Israël, fit remarquer Tsilla. Le vieil Abner m'a dit qu'il ne
faudrait que quelques journées de marche pour y pénétrer et atteindre
la cité de David. »
Jédida soupira.
« Plus nos guerriers s'avancent vers la frontière, plus je crains
leur défaite », dit-elle.

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Alors, Tsilla baissa la tête, et l'angoisse qui serrait le cœur de sa
mère fut aussi la sienne.

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CHAPITRE IV

LE SORT DE KÉMUEL.
LE RÊVE DE TSILLA

LES LONGUES, longues journées d'attente commencèrent.


On ne savait rien des troupes en guerre; aucun messager n'apportait
de nouvelles. A mesure que le temps passait, l'inquiétude
grandissait au campement.
Souvent, Tsilla montait au sommet de la colline au pied de
laquelle on avait dressé les tentes. De là, elle découvrait un vaste
horizon où moutonnaient à l'infini les pentes couvertes de maigres
pâturages, que le printemps commençant verdissait. Mais, si loin
qu'elle regardât, la fille de Kémuel ne voyait rien venir. Alors, elle
redescendait au village, où elle répondait par un triste hochement de
tête au regard interrogateur de Jédida.
Un jour, enfin, tandis qu'elle guettait, assise dans l'herbe à son
poste d'observation, elle tressaillit. Là-bas, très loin, sur la piste à
peine tracée qui menait aux tentes, quelque chose bougeait.
Elle poussa une exclamation, puis, la main sur la bouche, le cœur
battant, elle regarda intensément.

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On ne pouvait encore distinguer qu'une masse sombre et
mouvante. Mais, bientôt, le soleil fit jaillir de cette masse de brefs
éclairs.
« Ce sont sûrement leurs armes qui brillent ainsi », pensa Tsilla.
Bientôt, en effet, elle put voir distinctement une troupe de
soldats qui s'avançaient avec lenteur.
« Les voilà! Ils arrivent! » s'écria-t-elle au comble de l'émotion.
Incapable d'attendre que les guerriers eussent atteint le campement,
elle descendit de la colline en toute hâte et se précipita en courant au-
devant d'eux.
Mais, au moment où elle allait les rencontrer, elle s'arrêta
brusquement, les jambes coupées. Ces hommes qui s'avançaient, la
tête basse, l'air farouche et harassé, certains portant des bandages
ensanglantés, ces hommes étaient manifestement des vaincus et leur
troupe paraissait infiniment moins nombreuse qu'au départ.
Paralysée par la terrible appréhension qui faisait follement battre
son cœur, Tsilla s'adossa à un rocher et les regarda passer sans rien
dire, sans oser les interpeller pour leur poser la question qui lui brûlait
les lèvres. Et eux ne semblaient pas la voir.
Ils défilaient en silence, ils ne parlaient pas entre eux. Chacun
cheminait comme s'il était seul, le regard encore plein de l'horreur et
de l'épouvante des batailles.
Les cousins de Kémuel... Le père, les frères de Ruth, les cinq fils
du vieil Abner... L'époux d'Agar, celui de Rahel... Le jeune Mirri,
soutenant Abisaï, qui marchait avec peine... et puis Joab... et puis
personne ! Les guerriers étaient passés : Kémuel ne se trouvait pas
parmi eux.
Alors, Tsilla retrouva brusquement l'usage de ses jambes. Elle
courut derrière la petite troupe pour la rejoindre, arrêta par le bras
Joab, qui marchait le dernier, en criant :
« Mon père! O Joab, parle! mon père est mort, n'est-ce pas ? »
L'homme leva vers elle un regard vide et se tut.
« Réponds! Réponds! cria-t-elle encore en le secouant si fort
qu'il parut s'éveiller d'un cauchemar.
- Mort, Kémuel? fit-il lentement... Non, mais prisonnier. On l'a
emmené, avec plusieurs des nôtres, à la cité de David. »
Et Joab, hâtant le pas, rejoignit ses compagnons, sans plus
s'occuper de Tsilla.

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Celle-ci demeura immobile, pendant que les soldats s'éloignaient
vers le village. Elle était profondément troublée et ne savait pas si elle
devait se réjouir ou se désoler de cette nouvelle : Kémuel vivait, mais
Kémuel était captif.
Peu à peu, cependant, ce fut le soulagement qui triompha en elle.
« Mon père vit, mon père vit, se répétait-elle, alors que Joab
aurait pu m'annoncer sa mort. Ne devrais-je pas en éprouver une
grande joie? »
Mais, soudain, elle comprit que Jédida allait voir revenir les
guerriers sans Kémuel et qu'elle en ressentirait une affreuse douleur,
avant d'apprendre que son époux n'était pas mort.
« Il faut me hâter de précéder ces hommes, pour lui dire moi-
même ce qui est arrivé, pensa-t-elle; comme ils sont déjà loin! »
Tsilla partit en courant, espérant atteindre puis dépasser les
soldats. Mais sans doute s'était-elle arrêtée trop longtemps, après avoir
parlé à Joab, car elle ne parvint à les rattraper qu'à l'instant où ils
entraient dans le campement, au milieu des cris aigus des enfants, des
aboiements des chiens et de l'émotion générale.
Toutes les femmes, sortant des tentes, accouraient. Lorsque
Tsilla aperçut Jédida, qui, mortellement pâle, parcourait du regard la
petite armée décimée, où elle ne voyait pas Kémuel, elle lui cria de
loin :
« II vit, mère, il vit! Rassure-toi! »
Puis, elle courut la rejoindre et, l'entourant de ses bras :
« Viens, mère chérie, dit-elle; ne restons pas ici. Rentrons. »
Jédida la suivit dans la tente et là, elle dit, d'une voix tremblante:
« Tu me dis qu'il vit, Tsilla, mais il n'est pas revenu. Alors, où
est-il?
- Avec les captifs que les soldats d'Israël ont emmenés dans la
cité de David. Joab me l'a assuré. Tu vois bien que nous pouvons nous
réjouir! »
Mais Jédida secoua la tête.
« Nous réjouir? En vérité, je ne vois pas de quoi! Mon époux
languira dans un cachot, jusqu'à ce qu'on le mette à mort ou qu'on le
vende comme esclave. Nous ne le reverrons jamais. »
Et Jédida sanglota désespérément, entourée de ses enfants
consternés.

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« Viens, mère chérie, dit-elle; ne restons pas ici. Rentrons. »

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Ne plus voir son père, ce père qui l'avait sauvée, jadis, alors que
blessé, souffrant, défaillant, il n'avait pas hésité à se charger de ce
fardeau : un petit enfant abandonné ! Ne plus revoir son sourire, ses
yeux noirs, dans lesquels on lisait une virile énergie, sans doute, mais
aussi une bonté et une douceur bien rares chez les rudes hommes de
Moab. Ne plus entendre cette voix chaude, rassurante, paternelle...
plus jamais... plus jamais... Non! Ce n'était pas possible.
Ce soir-là, Tsilla, cherchant en vain le sommeil, s'agitait sur la
natte où elle couchait, tandis que, non loin d'elle, Jédida pleurait
amèrement.
Dire que, là-bas, dans la cité de Sion, Kémuel, si terriblement
absent ici, était bien vivant, au fond de sa prison!
Oh ! si seulement Tsilla pouvait l'approcher et lui apporter le
réconfort d'un message d'affection et d'espoir! Mais aller vers lui,
n'était-ce pas un rêve, un beau rêve irréalisable?
Irréalisable? Pourquoi cela? Une fille de treize ans ne serait-elle
pas capable de marcher jusqu'à la ville de David? « Quelques journées
suffiraient », avait dit le vieil Abner. Une fois arrivée, aurait-elle tant
de peine à trouver la prison et à découvrir le moyen d'y pénétrer?
Tsilla s'agita de plus belle, tandis que le rêve qu'elle faisait se
précisait et commençait à devenir réalité.
Certes, elle ne se dissimulait pas les difficultés qu'il faudrait
vaincre pour atteindre un tel but. « Mais, pensait-elle, n'aurais-je
qu'une toute petite chance de pouvoir parler à mon père, il vaudrait la
peine de la tenter. »
Sans attendre, elle se leva dans l'obscurité, alla vers la couche de
Jédida et dit doucement :
« Mère, je voudrais te demander quelque chose. »
Jédida cessa de sangloter et, se soulevant sur un coude :
« Parle, ma fille, dit-elle.
— Laisse-moi partir pour le pays d'Israël; laisse-moi tenter de
trouver mon père, afin de lui apporter un peu de réconfort. »
Jédida poussa une exclamation :
« Toi, Tsilla! Mais tu n'y songes pas, mon enfant! Te laisserais-
je aller toute seule, vers la ville de David? Te laisserais-je affronter les
fatigues et les dangers d'un tel voyage?

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— Je ne crains ni la fatigue ni le danger! s'écria Tsilla. - Et,
poursuivit Jédida négligeant cette interruption, à supposer que tu
atteignes sans encombre la cité de Sion, que ferais-tu? Abner la
connaît, cette ville. Ne l'as-tu pas entendu décrire l'écrasante
forteresse, dressée sur la montagne, les nombreuses constructions
élevées en dehors ou autour de la citadelle, les rues pleines de monde,
le palais du roi, bâti en pierres énormes et en bois de cèdre, rempli
d'objets précieux, tout bruyant du va-et-vient d'innombrables
serviteurs, de soldats, d'esclaves, du cliquetis des armes ou du son des
sistres et des tambourins? Je te demande, Tsilla, que pourrait une frêle
et sauvage créature comme toi, qui n'a connu que la tente du nomade
dans les déserts de ce pays, devant tant de choses nouvelles, de force
et de splendeur? Comment retrouverais-tu un prisonnier, jeté au fond
d'une obscure geôle?
- Rien de tout ce que tu viens de dire ne m'effraie, protesta
Tsilla.
- Rien ne t'effraie, dis-tu? C'est que tu oublies que tu serais seule
au milieu de nos ennemis. Quel sort réserveraient-ils à une fille
moabite?
- Et toi, mère, tu oublies que rien ne me distingue de ces gens.
Beaucoup d'entre eux sont blonds, comme moi, beaucoup ont les yeux
clairs, m'a-t-on dit. Alors, ils me prendront pour une des leurs. Laisse-
moi aller, je t'en supplie, laisse-moi partir! »
Longtemps, Jédida résista. Mais ses protestations faiblissaient et,
dans l'obscurité de la tente, Tsilla sentait que son rêve commençait à
devenir aussi celui de la jeune femme. Aussi, redoublait-elle
d'insistance.
Enfin, lorsqu'elle dit : « Tu pourras me confier un souvenir de
toi, un gage de ton amour pour mon père, que je tenterai de lui
remettre de ta part, mère chérie », Jédida céda:
« Soit, tu partiras donc. Mais sache que mon cœur sera dévoré
d'inquiétude tant que durera ton absence, et que l'attente de ton retour
remplira mes jours et mes nuits. Il est vrai que, si tu me rapportes des
nouvelles de mon époux, j'oublierai en un instant toutes mes
angoisses.
J'irai, dès qu'il fera jour, dit Tsilla. Je sais le chemin qu'il faut
prendre : c'est la piste par laquelle sont arrivés nos soldats. Si elle ne

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me conduit pas jusqu'au bout du voyage, les bergers rencontrés en
chemin me renseigneront.
Va te reposer quelques heures, fit Jédida en se recouchant,
ensuite nous préparerons ton départ. Va, ma fille. » Tsilla obéit et,
tranquille maintenant, sûre qu'elle pourrait se mettre en route, elle
dormit profondément jusqu'à l'aube.

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CHAPITRE V

LE DÉPART.

DEUX RENCONTRES
LE JOUR se levait à peine que Tsilla et Jédida préparaient déjà le
départ. Elles chuchotaient et s'activaient en silence, afin de ne pas
réveiller les trois petits garçons encore endormis.
Tsilla revêtit sa meilleure robe de laine écrue, rayée de brun.
Jédida voulut lui prêter, pour protéger sa tête du soleil, le voile blanc,
brodé de vives couleurs, dont elle ne se parait que les jours de fête.
Puis elle lui passa au bras un bracelet d'argent orné de turquoises, en
disant :
« Voici le souvenir que tu remettras à ton père, si tu peux
l'approcher. Il le reconnaîtra entre mille, car c'est le bijou que j'ai reçu
de lui le jour où il m'a révélé qu'il désirait me prendre pour épouse. Ce
jour-là, j'étais allée remplir ma cruche au puits de notre tribu, voisine
de la sienne, et je l'ai vu venir, bondissant sur la montagne comme un
jeune faon. Qu'il était beau, Tsilla! Et comme sa voix était douce
lorsqu'il s'est approché pour me parler! Quand j'ai dit qu'il pouvait

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aller me demander à mon père, il a sorti de sa ceinture ce bracelet, en
m'avouant qu'il me le destinait depuis longtemps, mais que, jusqu'à ce
jour, il n'avait jamais osé m'entretenir de ses projets, tant il craignait
d'essuyer un refus. »
Jédida souriait en évoquant ces doux souvenirs, mais ses yeux
étaient pleins de larmes.
« Allons! dit-elle brusquement, il ne faut plus songer au passé;
continuons nos préparatifs. »
Elle remplit alors un sac de cuir de provisions et une petite outre
d'eau fraîche.
« Tu n'auras pas de quoi te nourrir et te désaltérer jusqu'au bout
du voyage, mais tu ne peux guère porter davantage, fit-elle avec
regret.
- Ne t'inquiète pas, mère; je rencontrerai sûrement des tribus qui
me donneront l'hospitalité.
- Prends aussi ce bâton de berger; il t'aidera à marcher ou à te
défendre, si tu te trouvais en face de quelque bête sauvage. Oh!
Tsilla, lorsque je songe à tous les dangers dont ta route peut être
semée, je me demande si ce n'est pas une folie de te laisser aller! »
En entendant ces mots, Tsilla jugea prudent de hâter le départ : il
ne fallait pas laisser à Jédida le temps de se raviser.
« Encore une fois, ne te fais aucun souci, dit-elle, et
accompagne-moi jusqu'à la piste, veux-tu? »
Toutes deux sortirent de la tente et traversèrent le village, d'où
les troupeaux commençaient à peine à partir, sous la conduite des
bergers. Lorsqu'elles furent sur le mauvais chemin, à peine tracé,
Tsilla s'arrêta.
« C'est ici qu'il faut nous séparer, mère chérie. Ne pleure pas,
car je suis pleine de courage et d'espoir, et dis-toi que, bientôt,
j'apporterai à mon père, avec ce bracelet, souvenir de jours heureux,
ton message de tendresse et d'espoir. »
Elle embrassa tendrement la jeune femme et partit très vite, pour
cacher ses propres larmes. Car, au moment de se lancer dans cette
aventure hasardeuse, elle ne se sentait pas tout à fait aussi assurée
qu'elle venait de le prétendre.
Avant de contourner la colline, elle se retourna : là-bas, toute
menue, la forme claire de Jédida se tenait immobile. Derrière elle, les
premières fumées du campement montaient paisiblement au-dessus

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des tentes. On entendait des cris aigus d'enfants et les lointaines
clarines des troupeaux. Pour la tribu, ce matin ressemblait à tous les
autres matins, mais, pour Jédida et sa fille, le jour qui commençait
était plein de mystère, d'imprévu, de menaces, peut-être.
La voyageuse fit un dernier signe de la main. Sa mère y répondit
de loin, puis, chacune partit en sens inverse.
Tsilla n'avait plus, devant elle, que la piste qui «'enfonçait dans
le désert.
Tantôt la piste franchissait des collines, tantôt elle les
contournait, mais c'étaient toujours les mêmes collines pierreuses où
ne poussait qu'une herbe rare, et, par endroits, d'énormes cactus
épineux.
Vers le milieu de la journée seulement, Tsilla rencontra une
contrée un peu m'oins désertique, où poussaient des oliviers, encore
petits et rabougris, mais dont le feuillage argenté donnait une ombre
légère.
Elle s'assit un moment à cette ombre, pour prendre un peu de
nourriture. Elle avait marché très vite et la tribu était déjà loin derrière
elle.
Dans l'ardeur et l'enthousiasme du départ, elle croyait avoir des
ailes et ne ressentait aucune fatigue. Aussi, décida-t-elle de continuer à
cheminer jusqu'au matin suivant.
Mais, vers la fin de la journée, quand le soleil eut disparu et que
le crépuscule décolora toute chose, elle ralentit le pas, soudain très
lasse.
Puis, ce fut la nuit, et, si les étoiles brillaient dans le ciel sombre,
la lune n'était pas levée, en sorte qu'on ne pouvait plus distinguer la
piste.
Un silence impressionnant planait sur le désert, à peine troublé
par le mystérieux murmure du vent, ou, parfois, par le cri lointain
d'une bête inconnue.
Alors, Tsilla se sentit fort peu rassurée. Le cœur serré par une
insurmontable angoisse, elle fit encore quelques pas, butant sur des
cailloux et s'arrêtant enfin, comprenant qu'il lui était impossible de
continuer à marcher, puisqu'elle ne voyait plus sa route.
Soudain, il lui sembla humer une odeur familière, l'odeur des
feux qu'allument les gens des tribus. En même temps, elle crut
distinguer des voix d'enfants, les premières que l'on entend en

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approchant d'un lieu habité, car elles sont les plus aiguëes et les plus
perçantes.
« II doit y avoir des tentes non loin d'ici, pensa-t-elle, il faut les
trouver. »
Pleine d'espoir, elle se remit à marcher au hasard et atteignit le
sommet d'une petite colline. Là, elle poussa un cri de joie : au bord du
chemin, de l'autre côté de la colline, plusieurs feux brûlaient, éclairant
vaguement les masses brunes de quelques tentes de nomades.
Tsilla alla vers ces brasiers qui brillaient dans la nuit et, un
moment plus tard, la tribu rassemblée autour des hautes flammes, vit
surgir une extraordinaire apparition, une adolescente aux tresses d'or,
aux yeux clairs, qui dit timidement :
« La paix soit avec vous. Puis-je vous demander l'hospitalité,
jusqu'au matin?
— Es-tu seule? demanda-t-on avec surprise.
- Oui, toute seule.
- Quel est ton nom?
- Tsilla, fille de Kémuel, de la tribu de Nadab.
Tu mens, fit un homme, car on voit bien que tu n'es pas de notre
race.
Je dis la vérité, protesta Tsilla et, si je ne vous ressemble pas,
c'est que j'ai été recueillie, toute petite, par Kémuel et Jédida, alors que
mes parents, nés dans une contrée lointaine qu'on appelle la Gaule,
venaient de mourir. Le peuple de Kémuel est devenu mon peuple, son
pays est devenu mon pays.
- Où vas-tu?
Je vais rejoindre .mon père et je vous demande un abri pour la
nuit », fit Tsilla, très vite, craignant qu'on ne lui demandât de plus
amples explications. Mais on ne l'interrogea pas davantage, car une
femme se leva et lui fit signe de la suivre.
« Je te recevrai donc, Tsilla, et tu pourras dormir à côté de mes
enfants. »
Elle conduisit la voyageuse dans sa tente, écarta sans bruit le
rideau derrière lequel deux petites filles sommeillaient déjà, puis,
ayant déroulé une natte de paille, sur laquelle elle jeta quelques
coussins, elle chuchota avant de se retirer :

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Derrière lui, surgit une femme.

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« Couche-toi et repose en paix. »
Tsilla ne se fit pas prier. Elle s'étendit avec un soupir de bien-
être et tomba aussitôt dans un profond sommeil.
Lorsqu'elle s'éveilla, tout dormait encore dans la tente et dans le
campement. Mais elle décida de partir sans tarder, se leva
silencieusement et, pour remercier son hôtesse, elle déposa, sur la
natte qu'elle venait de quitter, le petit collier d'argent qu'elle portait au
cou. Puis elle sortit et s'éloigna, sans être vue de personne.
Ce fut encore une longue journée de marche sur la piste qui
serpentait, avec mille détours, à travers les maigres pâturages et les
pentes rocailleuses, où s'accrochaient les racines tordues des oliviers.
Tsilla chemina courageusement, ne s'accordant, comme la veille,
qu'un instant de repos pour manger et pour boire un peu de l'eau fade
et tiède que contenait l'outre de peau. Mais, vers le soir, alors que le
soleil déclinait déjà à l'horizon, elle s'arrêta brusquement en poussant
une exclamation: devant elle, la piste se perdait dans les ronces au-
delà desquelles on ne voyait plus trace de chemin.
Tsilla regarda de tous côtés avec inquiétude. Où fallait-il se
diriger?
Elle avait entendu dire que les pistes s'interrompaient parfois,
pour reparaître plus loin. Elle chercha donc aux alentours, dans
l'espoir de retrouver sa route, erra longuement, revint sur ses pas,
repartit dans plusieurs autres directions et, finalement, fut obligée de
constater qu'elle était tout à fait perdue.
Que faire? Partir droit devant elle, au hasard, en risquant de
s'éloigner du pays d'Israël au lieu de s'en rapprocher? Elle ne pouvait
s'y décider. Aussi demeura-t-elle longtemps immobile, hésitante, le
cœur serré par une affreuse angoisse.
Au moment où le soleil disparaissait, dans une gloire de pourpre,
de rosé et d'or, elle entendit tout à coup le piétinement d'un animal et
tressaillit. Était-ce une de ces bêtes sauvages dont Jédida craignait
pour elle la rencontre ?
Non. Ce fut un âne qui apparut, un paisible petit âne, chargé de
fagots de branches d'olivier desséchées. Derrière lui, surgit une femme
très brune, à la peau brûlée par le soleil, dont le regard s'emplit de
stupéfaction en apercevant Tsilla.
« La paix soit avec toi! s'écria celle-ci : mon cœur se réjouit de te
rencontrer, car je suis perdue et ne sais où diriger mes pas.

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- Qui es-tu donc? » lui demanda la nouvelle venue, comme
l'avaient demandé, la veille, les gens de l'autre tribu.
Et, comme la veille, elle répondit :
« Tsilla, fille de Kémuel. » Puis elle ajouta tout de suite :
« Peux-tu me montrer le chemin?
- Encore faudrait-il savoir où tu veux aller. Je vais... loin : au-
delà du Jourdain.
- Mais c'est en Israël!
- En effet », dit Tsilla, puis, après une légère hésitation, elle
ajouta :
« Mon père est prisonnier dans la cité de David. Je veux tenter
de le voir. »
La femme la considéra d'un air à la fois étonné et ironique.
« Vraiment! s'exclama-t-elle, tu comptes le délivrer, pauvre
enfant ! Est-ce avec ces faibles bras que tu arracheras les barreaux de
la prison? Sont-ce ces petites mains qui tireront les verrous et
enfonceront les portes?

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- Hélas ! je n'ai jamais espéré cela, répondit Tsilla. Je veux
seulement le voir, lui parler, lui dire... »
La femme l'interrompit :
« Dans ce cas, tu feras bien de changer de direction, car tu n'es
pas du tout sur le chemin du pays d'Israël. Je m'en doute.
Malheureusement j'ignore où je me trouve. O toi, qui parais si bonne,
veux-tu me l'indiquer? Je te montrerai la route, mais, auparavant,
n'accepteras-tu pas mon hospitalité pour la nuit? Je suis Saraï, femme
d'Amram, et ma tente n'est pas loin. Il n'est guère prudent de dormir à
la belle étoile, car les bêtes sauvages ne manquent pas dans cette
contrée.
-Je te remercie et je demeurerai chez toi avec plaisir », dit Tsilla,
soulagée et pleine de reconnaissance.
Saraï poussa son âne, à travers des étendues d'herbages et de
pierraille, jusqu'aux tentes de sa tribu.
Tout en marchant, elle ne cessait de jeter des regards intrigués
sur Tsilla. Celle-ci n'y prenait pas garde, car tous ceux qui la voyaient
pour la première fois considéraient avec étonnement cette étrange
fille, qui ne ressemblait à aucun d'eux, et elle était habituée à
provoquer la curiosité.
La demeure de Saraï était dressée un peu à l'écart des autres.
Sous l'auvent de toile de l'entrée, un vieillard, assis par terre, tressait
une grossière corbeille.
« C'est mon époux, dit Saraï : il est chargé d'ans, d'infirmités et
ne peut rien faire d'autre que ces mauvais paniers. Aussi dois-je suffire
à tout. Je suis accablée de besogne! »
Tsilla salua Amram, qui levant sur elle un regard indifférent, ne
répondit pas. Près de lui, un chien, un énorme molosse, tout noir à
l'exception d'une tache grise entre les oreilles, se dressa, menaçant, en
aboyant avec fureur, prêt, semblait-il, à se jeter sur l'inconnue qui
accompagnait sa maîtresse.
« Paix, Rok! cria Saraï. Paix! Comme il s'approchait, elle le prit
par le collier et le força à se coucher, ce qu'il fit en grondant et en
montrant ses crocs aigus.
« Ton chien est effrayant, murmura Tsilla.

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- Oui, pour ceux qu'il ne connaît pas, dit la femme, mais, pour
ses maîtres, il est docile et fidèle et aucun berger n'en possède de
pareil pour garder les troupeaux. Entre », ajouta-t-elle en introduisant
la voyageuse dans la tente.
Il y faisait déjà sombre, Saraï alluma la mèche de la lampe à
huile, qu'elle posa sur le porte-lampe, puis elle demanda :
« Veux-tu de l'eau, pour faire tes ablutions? Voici la cruche et le
bassin.
— Volontiers, dit Tsilla. Je ne me suis pas lavée depuis mon
départ, car je gardais le contenu de cette outre pour me désaltérer. »
Pendant que Saraï préparait le repas et posait des écuelles sur le
tapis de cuir qui servait de table, elle disparut derrière le rideau isolant
le fond de la tente et là, ayant enlevé ses vêtements, elle fit ruisseler
l'eau fraîche sur son corps fatigué. Puis, après s'être rhabillée, elle
sortit un peigne de son sac, elle défit ses nattes et se coiffa. Mais elle
ne refit pas ses tresses et se contenta de serrer une bandelette rouge
autour de sa tête.

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Saraï resta interdite en voyant surgir de derrière le rideau cette
fille aux cheveux dénoués, qui tombaient sur ses épaules et dans son
dos, comme une chape d'or.
« Approche! s'écria-t-elle, je n'ai jamais vu pareille chevelure et
j'ignorais même qu'il pût en exister de semblable! »
Elle passa la main sur les longues mèches soyeuses, enroula
autour de ses doigts les boucles qui se formaient à leur extrémité et,
poussant des exclamations admiratives, elle compara cette royale
parure au cuivre, à l'or, au soleil... si longuement que Tsilla finit par
dire :
« Ne veux-tu pas que je t'aide à préparer le repas, Saraï?
- Non, dit la femme; il est prêt. Nous allons manger tout de suite,
car tu dois avoir faim! »
Le vieil Amram refusa de venir rompre le pain avec cette
étrangère et resta dehors, sous l'auvent de la tente, où sa femme lui
apporta sa nourriture. Puis, elle partagea avec Tsilla le beurre, le miel,
les figues sèches et le lait, veillant à ce que son invitée reprît de
chaque mets et fût rassasiée. Mais, en même temps, elle la criblait de
questions, si bien que, mise en confiance par tant de sollicitude, Tsilla
satisfit sa curiosité en lui racontant toute son histoire.
Le repas terminé, Saraï déroula, au fond de la tente, une natte à
côté de la sienne, pour la voyageuse, et dit :
« Si tu es fatiguée, tu peux aller dormir.
- Oui, je vais me coucher tout de suite, répondit Tsilla, car
je partirai très tôt demain matin. Seras-tu déjà levée?
- Tu partiras... tu partiras..., fit tristement Saraï sans
répondre à la question posée, tu seras donc passée chez moi plus
rapide que les étoiles qui tracent leur sillon dans le ciel d'été et
disparaissent pour toujours...
Je dois me remettre en route, le temps presse. Mais je n'oublierai
jamais ton hospitalité, Saraï », assura Tsilla, touchée. Et, songeant au
collier qu'elle avait laissé, pour la remercier, chez son hôtesse de la
veille, elle ajouta :
« Comment te témoignerai-je ma reconnaissance? Je n'ai rien à
te donner, non, rien, car le bracelet que je porte n'est pas à moi. Mais
si! s'écria-t-elle soudain : je peux t'offrir une chanson. Oui, je
chanterai pour toi, si tu veux. »

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Et Tsilla chanta l'angoisse de la fille de Kémuel, perdue dans le
désert, la rencontre de Saraï, son accueil si généreux, le miel si doux,
le lait si pur qu'elle lui avait donnés. Elle chanta la reconnaissance qui
remplissait son cœur et le souvenir impérissable qu'elle garderait de sa
bonne hôtesse.
Saraï l'écoutait émerveillée. Lorsque Tsilla se tut, elle s'écria :
« Ô Tsilla ! Quel trésor j'ai découvert en toi ! On pourrait
t'entendre chanter ainsi toute la nuit. »
Tsilla sourit.
« Je le ferais volontiers, mais il faut tout de même que je dorme
un peu, avant d'affronter de nouveau les fatigues du voyage. Tu me
montreras le chemin demain matin, n'est-ce pas? »
De nouveau Saraï ne répondit pas à cette question et son regard
se détourna du regard clair qui l'interrogeait.
« A demain, dit-elle seulement. Dors en paix, bel oiseau d'or à la
voix merveilleuse! »
Pour la première fois, les paroles et l'attitude de cette femme
parurent étranges à Tsilla. Elle se sentit envahie par une vague
inquiétude, par un malaise indéfinissable.
« Saraï semble penser à une chose qu'elle ne dit pas », songea-t-
elle. Mais, comme sa lassitude était grande, elle renonça à chercher
d'où lui venait cette gêne subite et, dès qu'elle fut étendue sur sa
couche, elle s'endormit.

49
CHAPITRE VI

LA CAPTIVE DE SARAÏ.
TSILLA TROUVE UN AMI

LORSQUE Tsilla s'éveilla, la natte sur laquelle Saraï avait


dormi près d'elle était déjà roulée et enlevée. Pourtant, il faisait à peine
jour. Elle se leva, lava son visage, remit rapidement sa robe et son
voile, prit son sac, son bâton, puis elle écarta le rideau, prête à partir.
Alors, elle s'arrêta, surprise.
Saraï, qu'elle n'avait pas entendue aller et venir dans la tente,
semblait l'attendre. Les bras croisés elle se tenait immobile, devant
l'entrée, avec une expression de farouche décision.
« Il faut nous séparer, Saraï, dit Tsilla d'une voix
légèrement troublée, tant l'attitude de son hôtesse la surprenait.
- Non, fit la femme, tu ne partiras pas.
- Comment? Je dois nie mettre en route sans tarder, au contraire.
Tu ne partiras pas, répéta Saraï, car je te garde.
- Que veux-tu dire? balbutia Tsilla, dont le cœur
commençait à battre très vite.
- Que je ne t'ai pas trouvée pour te perdre aussitôt.

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- Et moi, je veux partir. As-tu oublié le but de mon voyage?
- Non, mais ce voyage est une folie. Tu ne verras pas ton père
dans la cité de David, car, si tu trouvais sa prison, tu ne pourrais aller
jusqu'à lui.
- C'est toi qui le dis, et je n'en crois rien. D'ailleurs, si je ne me
rendais point en Israël, c'est chez ma mère que je retournerais : elle
m'attend.
- Elle peut attendre : elle a d'autres enfants. Oui, elle peut
attendre une année... ou deux. Après, je te laisserai peut-être aller.
- Une année! Tu perds la raison, Saraï!
- Oh! non. Je suis seulement une femme malheureuse. Nulle
lumière n'a jamais brillé sur ma triste vie. Or, hier soir, dès ton arrivée
ici, ma demeure a été toute illuminée par ta présence et, lorsque tu as
chanté, mon cœur a battu d'une joie inconnue, d'une joie dont je ne
pourrai plus me passer désormais. Si tu t'en allais, ce matin, je n'enten-
drais plus jamais ta voix incomparable. Alors, je me suis promis que
tu resterais chez moi. Tu n'y seras pas malheureuse, car je t'aimerai
comme une mère. »
L'affolement gagnait Tsilla.
« Etrange façon d'aimer les gens, que de briser leur cœur de
chagrin! s'écria-t-elle indignée : allons, Saraï, laisse-moi passer! »
Mais Saraï demeura immobile, les bras étendus devant l'entrée
de la tente.
« Sache que si c'est pour m'entendre chanter que tu me retiens,
pas un son ne sortira de ma bouche devant toi, assura Tsilla, regrettant
amèrement la mauvaise idée qu'elle avait eue d'offrir une chanson à
son hôtesse,
- Si, tu chanteras... Tu chanteras pour la joie de mon cœur.
- Jamais!
- Nous verrons bien. Allons ! pose ton sac et ton bâton : tu ne
voyageras pas aujourd'hui.»
Au lieu d'obéir, Tsilla courut vers Saraï, qu'elle essaya d'écarter
pour se précipiter au-dehors. Mais une main de fer la retint par le bras
et une voix qui avait perdu toute sa douceur fit sourdement :
« Prends garde; n'essaie pas de t'enfuir : il t'en coûterait peut-être
la vie, regarde! »

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Elle fit sortir Tsilla devant la tente, et aussitôt l'énorme chien se
dressa et aboya furieusement, d'un air menaçant.
« Si tu fuyais, dit Saraï, Rok t'aurait vite rattrapée et ramenée ici,
comme il le fait pour les brebis qui s'écartent du troupeau. Apprends
que ces brebis sont parfois revenues cruellement mordues et
ensanglantées. Certaines, même, n'ont pas survécu à leurs blessures.
- C'est terrible, murmura Tsilla, toute pâle.
- Alors, tu ne fuiras pas, reprit Saraï, plus doucement, et tu seras
heureuse chez moi. Loin d'être prisonnière dans cette tente, tu pourras
aller et venir librement au-dehors. Oui, je puis te laisser circuler à ton
aise aux abords du campement, puisque, si tu essayais d'aller plus loin,
je lancerais mon chien à ta poursuite et il te retrouverait toujours. »
Tsilla passa lentement la main sur son front. Il lui semblait
qu'elle faisait un mauvais rêve, que tout ce qu'elle venait de voir et
d'entendre n'était pas réel, et qu'elle allait se réveiller pour se remettre
en route. Mais non! Saraï était bien là, farouche et résolue. Rok était
là, grondant, menaçant, prêt à se jeter sur elle et, au-delà de cette tente,

52
au-delà du village, il y avait l'immensité d'un pays inconnu, dont elle
ignorait les chemins. Que faire? Une seule chose : se résigner, en
apparence, tout en cherchant jour et nuit le moyen de reprendre sa
liberté.
« Tu peux retarder mon voyage, Saraï, pensait-elle, tu ne
l'empêcheras pas, car je finirai bien par aller vers Kémuel, mon père.
O père chéri, prisonnier dans ta sombre geôle, ta fille est captive, elle
aussi, quoiqu'il n'y ait ni barreaux ni soldats pour la garder. Seul, un
chien lui barre la route; ne pourra-t-elle échapper à Rok, si terrible, si
cruel soit-il? »
D'un geste las, elle posa son sac et son bâton. Saraï, soudain
calmée, dit doucement :
« Te voilà donc raisonnable? Viens, Tsilla, viens maintenant
manger notre pain et boire le lait de nos brebis dans cette demeure qui
sera désormais la tienne.
Trois jours s'écoulèrent, trois jours pendant lesquels Saraï
prodiguait les prévenances, les cadeaux, les démonstrations de
tendresse à Tsilla.
Celle-ci en éprouvait à la fois de la pitié et de la colère. Mais elle
ressentait surtout une immense tristesse et une impatience croissante, à
mesure que le temps passait, sans qu'elle trouvât le moyen de s'évader.
Souvent, Saraï lui demandait de chanter, ce qu'elle refusait
obstinément, pensant que, déçue de ne plus l'entendre, cette femme
s'intéresserait moins à elle et la laisserait partir.
Mais Saraï, en proie à une idée fixe, espérait toujours entendre
de nouveau la voix merveilleuse et gardait jalousement Tsilla. Elle
craignait même tellement que les gens de la tribu, apprenant son
histoire, ne l'aident à s'enfuir, qu'elle lui défendit de s'approcher des
autres tentes et de parler à leurs habitants.
Elle trouva un moyen pour l'éloigner du campement pendant
toute la journée, préférant ne la voir que le soir, plutôt que de la laisser
prendre contact avec ses voisins.
« Tu feras paître mes moutons, lui dit-elle. Amram est incapable
de les garder et moi, je ne puis le laisser seul dans la tente : il serait
capable d'y mettre le feu. Or, je dois payer très cher un berger de la
tribu pour qu'il emmène mon troupeau avec le sien. Tu le remplaceras
donc et, ainsi, tu me feras faire une économie.

53
- Mais je n'ai jamais gardé les brebis, protesta Tsilla : c'était mon
père et mon frère Gad qui s'en occupaient. Moi, je restais au
campement et j'aidais ma mère, ajouta-t-elle, en soupirant.
- En compagnie d'un chien comme Rok, tu t'en tireras très bien,
déclara Saraï.
- Comment? Il faudrait que je parte seule avec cet animal que je
crains si fort!
- Il ne t'effraiera plus, quand il aura compris que je te confie le
troupeau et qu'il doit le garder avec toi. Je t'accompagnerai la première
fois... c'est-à-dire demain matin. Ce soir, je dirai à Dov, le berger, que
je n'ai plus besoin de ses services. »
Le lendemain, au lever du soleil, Tsilla, fort peu rassurée,
marchait entre Saraï et le redoutable Rok, à la tête d'un modeste
troupeau d'une trentaine de bêtes. Elle portait son sac, contenant des
provisions pour la journée, et sa petite outre pleine d'eau fraîche. Elle
avait laissé dans la tente le voile de Jédida, le précieux voile brodé,
qu'elle ne voulait pas risquer de déchirer aux ronces et aux épines de
cette contrée. Mais ses cheveux flottants protégeaient suffisamment sa
tête et ses épaules du soleil printanier, déjà chaud.
Saraï la conduisit sur les pentes d'une colline où poussait, sous
quelques oliviers, une herbe 'assez drue.
« C'est là que paîtra le troupeau, dit-elle. Tu le ramèneras avant
la nuit, afin que les bêtes s'abreuvent au puits. A ce soir, Tsilla : ma
joie sera grande de te revoir.
- Tu t'en vas? Tu me laisses? demanda Tsilla. Que va faire ton
chien, quand je serai seule?
- Rien d'autre que de veiller sur les brebis afin qu'elles ne
s'écartent point. Sur les brebis... et sur la bergère », ajouta-t-elle en
regardant sa captive dans les yeux. « Rok! cria-t-elle ensuite, reste ici,
reste avec Tsilla : c'est elle maintenant qui garde nos moutons. »
Rok parut comprendre : il grogna, mais se coucha docilement, à
l'ombre d'un olivier, laissant partir sa maîtresse sans essayer de la
suivre. Pourtant, il restait en alerte, les oreilles dressées, et son regard
ne quittait pas cette étrangère qu'il devait surveiller comme la plus
précieuse des brebis.
Saraï partie, Tsilla demeurait seule, infiniment seule sur cette
colline d'où l'on ne voyait même plus les tentes du campement, et d'où
l'on découvrait, étendu à perte de vue, le moutonnement d'un plateau

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vallonné, couvert de pâturages et de rochers, sans la moindre trace de
chemins.
Autour d'elle, les brebis, les béliers aux cornes en spirale, les
agneaux noirs ou blancs, aux grands yeux de jais, broutaient l'herbe du
printemps, l'herbe où, tout à coup, Tsilla aperçut quelques anémones
en bouton et même l'une d'elles déjà entrouverte.
Elle cueillit la fleur écarlate aux noires étamines, entourée de ses
feuilles gracieusement découpées, elle posa les lèvres sur ses frais
pétales, qui évoquaient pour elle tant de choses et, fermant les yeux,
elle se remémora l'histoire de Kémuel, sauvant, au prix de mille
souffrances, l'enfant abandonnée dans l'herbe fleurie.
Alors, loin de la tribu, loin de Saraï, sûre de n'être pas entendue,
elle chanta le chant qui lui était si cher, la « chanson des anémones ».
Et, tandis que sa voix s'élevait dans le silence de ce désert, elle
regardait, à ses pieds, les lointains bleuâtres, inaccessibles à la captive
qu'elle était, et le vent printanier soulevait doucement les longs
cheveux dorés qui flottaient autour d'elle.
Mais lorsqu'elle arriva aux dernières paroles :
Si les anémones ne durent qu'une saison L'amour de Tsilla pour
son père et sa mère Durera jusqu'à son dernier souffle, un tel désespoir
l'envahit, qu'elle éclata en sanglots.
« Pourquoi pleures-tu? » dit une voix derrière elle.
Elle tressaillit, se retourna brusquement, et se trouva en face d'un
jeune homme de seize à dix-sept ans, qui la regardait avec une intense
curiosité.
Svelte et gracieux, il semblait, dans son immobilité, une statue
de bronze clair. Ses boucles noires tombaient sur son front et
ombrageaient ses yeux bruns qui brillaient sous de longs sourcils. Ses
lèvres, entrouvertes par l'étonnement, découvraient ses dents très
blanches. Il était vêtu d'une courte tunique, serrée à la taille par une
ceinture de cuir, où pendait une fronde. Cette fronde, destinée à dé-
fendre le troupeau contre les bêtes sauvages - - hyènes ou loups — qui
attaquaient parfois les brebis, et surtout l'agneau nouveau-né qu'il
portait sur ses épaules, indiquèrent tout de suite à Tsilla qu'elle se
trouvait en présence d'un berger.

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Et, en effet, elle s'aperçut qu'un troupeau était venu, sans qu'elle
l'entendît, paître sur l'autre versant de la colline, tout près, car, si elle
ne le voyait pas, elle percevait distinctement les clarines des bêtes.
« Pourquoi pleures-tu? demanda de nouveau le jeune homme.
- Et toi, que fais-tu là? s'écria-t-elle, bouleversée et furieuse
d'avoir été surprise en train de chanter et de pleurer!
Tu le vois, je t'écoutais et je te regardais, répondit-il. Je n'ai
jamais vu une fille semblable à toi!
- Ne pouvais-tu me signaler ta présence, au lieu de m'épier, tel
un voleur?
- Comment l'aurais-je fait? La surprise me clouait sur place! Je
me demandais si tu existais vraiment... si cette créature aux cheveux
couleur de miel, dont la voix résonnait comme une flûte d'argent,
n'était pas une apparition. »
Ces paroles ne désarmèrent pas Tsilla.
« Si je te frappais au visage, tu verrais que j'existe vraiment »,
fit-elle, dressée comme une petite furie.
Le garçon se mit à rire.

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« Mais tu ne le feras pas, car tout en toi n'est que douceur...
même quand tu te mets en colère!
Je ne suis pas tellement en colère, bougonna-t-elle, honteuse,
soudain, de s'être ainsi laissé emporter, mais... »
Le berger rit de plus belle.
« Oh! si. Tu m'en voulais beaucoup et tes yeux lançaient des
éclairs... tes yeux, qui ont la couleur des jacinthes sauvages. Il est vrai
que j'ai écouté indiscrètement ton chant et que j'ai vu ta tristesse. Mais
alors, ne puis-je t'aider? Ne veux-tu pas nie confier ta peine? »
Tsilla fut touchée par ces mots. Pour la première fois depuis
qu'elle était captive, quelqu'un la prenait en pitié et s'intéressait à son
sort. Aussi, fut-ce d'un ton radouci qu'elle demanda :
« Comment te nomme-t-on et qui es-tu?
- Je suis Jaïr, fils de Caleb, et je garde le troupeau du patriarche
de cette tribu.
- Et moi, je suis Tsilla, fille de Kémuel.
— Tsilla, fit le berger en souriant... Comme ce joli nom te va
bien!

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Tu veux savoir ce qui me rend triste, Jaïr? Je te le dirai donc.
Alors, tu comprendras pourquoi je me suis emportée contre toi, tout à
l'heure, et tu m'excuseras. »
Jaïr s'approcha, posa doucement, sur ses longues pattes frêles,
l'agneau qu'il portait, puis, il s'assit dans l'herbe, en face de Tsilla et,
reprenant la jolie bête dans ses bras, il dit :
« Parle; Tsilla, je t'écoute. »
Et, une fois encore, la fille de Kémuel raconta son histoire. Le
jeune berger l'écoutait avec un intérêt passionné. On pouvait lire tour à
tour sur son visage l'admiration, la pitié, l'émerveillement et
l'indignation.
« Mon père est prisonnier, Jaïr, dit Tsilla en terminant, et Saraï
me retient captive, m'empêchant de voler vers lui. C'est pourquoi mon
cœur est plein de tristesse. Et qui me délivrera de cette femme? Qui
me rendra la liberté?
- Ne perds pas l'espoir, car je t'aiderai de tout mon pouvoir.
Prends courage : tu as maintenant un ami », assura Jaïr.
Elle lui sourit.
« C'est vrai et je me réjouis d'avoir trouvé dans ta tribu quelqu'un
qui comprenne ma peine.
- Mais ce n'est pas ma tribu! protesta le berger.
- Comment? Ne m'as-tu pas dit que tu faisais paître le troupeau
du patriarche? N'es-tu pas son fils ou son petit-fils?
- Nullement ! Je ne suis qu'un simple serviteur. Depuis mon
enfance, je me loue pour garder le bétail de vieillards comme mon
maître, qui ne peuvent plus le faire eux-mêmes. Comme toi, je fus
orphelin très tôt, mais moi, je n'ai pas eu la chance d'être recueilli par
un Kémuel et une Jédida. Tu le vois, Tsilla, je ne suis ni riche ni
puissant, et pourtant, je crois que je pourrai t'aider, car je me suis
souvent tiré de situations aussi pénibles que la tienne.
- M'aider à partir et m'indiquer le chemin, tu le pourrais,
vraiment? demanda vivement Tsilla.
- Pour le chemin, ce serait facile : je connais fort bien cette
contrée, et même celle où tu veux aller, car j'ai servi chez plusieurs
maîtres des deux côtés du Jourdain. Ce qui sera plus difficile, c'est de
te rendre la liberté. »
Il désigna du menton Rok, assis sur son arrière-train, à quelque
distance et qui ne les perdait pas de vue.

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« Ce féroce animal est un sérieux obstacle, ajouta-t-il à mi-voix.
- Hélas! je le sais bien, mais que faire?
J'espère pouvoir te le dire demain. Je vais réfléchir et chercher le
moyen de te délivrer.
- Puisses-tu le trouver! » Jaïr se leva.
« II est temps que je rejoigne mon troupeau. La paix soit avec
toi.
— Et avec toi, Jaïr. A demain ! »
Tsilla suivit des yeux le jeune berger, tandis qu'il s'éloignait d'un
pas souple et sûr, tenant contre sa poitrine les pattes de l'agneau qu'il
avait remis sur ses épaules.
Lorsqu'il atteignit le sommet de la colline, il se retourna, fit un
dernier signe, puis il disparut et l'on entendit ses chiens l'accueillir par
de joyeux aboiements.

59
CHAPITRE VII

LA CONQUÊTE DE ROK

LE LENDEMAIN, lorsqu'elle eut conduit ses brebis, agneaux et


béliers à l'endroit où ils paissaient la veille, Tsilla attendit Jaïr avec
impatience.
Tendant l'oreille, le regard fixé sur le sommet de la colline, elle
entendit d'abord la sourde rumeur d'un grand troupeau en marche, à
laquelle se mêlait le tintement de nombreuses clochettes, puis un
instant plus tard, la voix du berger qui parlait à ses chiens.
Peu de temps après, là-haut, une svelte silhouette se détacha sur
le ciel et Jaïr descendit rapidement la pente rocailleuse, jusqu'au
pâturage où se tenait Tsilla.
Celle-ci l'accueillit par un joyeux salut, tandis que Rok aboyait
avec fureur.
« Paix, Rok, paix! cria le jeune homme. Tu me connais
pourtant, et tu sais bien que je n'en veux pas à tes bêtes! »
Rok se tut, mais il continua de gronder sourdement, le regard
méfiant de ses yeux jaunes fixé sur Tsilla et sur Jaïr.

60
« S'il sait que tu ne viens pas dérober ces brebis, il lui déplaît
sans doute que tu t'entretiennes avec la bergère », observa Tsilla en
souriant.
Mais Jaïr ne sourit pas.
« Tais-toi », fit-il à mi-voix. Et, comme elle le regardait avec
étonnement, il expliqua :
« Cet animal est d'une redoutable intelligence. Je suis sûr qu'il
comprend ce qui se dit devant lui. Alors, parlons bas, en évitant de
prononcer son nom, car, c'est de lui que je veux te parler : il est ton
seul espoir d'évasion.
- Lui? je ne comprends pas.
Tu vas comprendre. Depuis hier, j'ai réfléchi et cherché, comme
je te l'avais promis, le moyen de te rendre la liberté. Or, je n'en vois
qu'un, et il dépend de toi.
- De moi! Dans ce cas, je suis sauvée. Que dois-je faire?
- Apprivoiser le féroce gardien qui nous surveille en ce moment,
t'en faire un ami et t'enfuir avec lui. Ainsi, Saraï ne pourra le lancer à
ta poursuite. »
Le visage de Tsilla exprima une profonde déception. « Oh! Jaïr,
c'est tout ce que tu as trouvé? Mais c'est impossible, impossible!
Jamais je ne pourrai...
- Impossible? Ne dis pas cela, interrompit le berger. Ton charme
est grand, Tsilla, et je le crois capable de s'exercer aussi bien sur cet
animal que sur tous ceux qui t'approchent. Tu réussiras, te dis-je, si
toutefois tu veux bien accepter de moi quelques conseils.
Je ferai tout ce que tu me diras, Jaïr. Parle.
- Tsilla, tu as peur de cet animal et cela se voit.
- Pourtant, je...
— Oh! tu ne pousses pas de cris, lorsqu'il t'approche, mais tu
t'écartes brusquement quand il passe près de toi, tu tressailles quand,
soudain, il tourne la tête de ton côté, tu te raidis et tu fixes sur lui des
regards épouvantés s'il te regarde en grondant, car tu le crois prêt à se
jeter sur toi. Tu le détestes, tu le crains, et il le sent. Tous les chiens
sentent, d'ailleurs, ceux qui ne les aiment pas et ils leur rendent bien
leur inimitié.
- Mais alors?
- Alors, fais un effort pour vaincre la terreur qu'il t'inspire, dis-
toi qu'il peut te sauver et considère-le tout de suite comme un ami.

61
- J'essaierai. C'est tout?
- Non. Il ne suffit point de ne pas le craindre, il faut encore
gagner sa confiance et son affection.
- Et comment?
- En lui parlant, d'abord. Là, fit Jaïr en souriant, le succès te sera
facile. Pense qu'il n'a jamais entendu que la voix criarde de Saraï, la
voix chevrotante et cassée d'Amram, la rude voix du berger Dov, qui
gardait ce troupeau avant toi! Comment ne serait-il pas sensible à la
tienne, pure et fraîche comme l'eau vive d'un ruisseau? Oui, parle-lui,
et chante aussi en sa présence. Hier, j'ai observé qu'il demeurait
immobile et semblait t'écouter, pendant que tu chantais. Les
charmeurs de serpents n'apprivoisent-ils pas, au son de la flûte, ces
redoutables bêtes? Rok n'est pas plus dangereux qu'un serpent!
- Je ferai cela aussi. Et puis?
- Et puis, dis-moi, quand Saraï donne-t-elle à manger à son
chien?
- Le matin seulement. Il reçoit une maigre pâtée, aussi est-il
toujours affamé. Sa maîtresse prétend que la faim le rend plus féroce
et qu'ainsi les brebis le redoutent davantage.i
Très bien, je m'en doutais. Ce chien étant insuffisamment nourri,
tu t'en feras un ami en partageant avec lui tes provisions. Mais, pour
que tu ne soies pas privée, je t'apporterai tous les jours de quoi vous
rassasier l'un et l'autre.
Tous les jours, dis-tu? Tu crois qu'il faudra beaucoup de jours?
- Je ne sais pas : tout dépend de la façon dont tu t'y prendras. .»
Tsilla poussa un grand soupir :
« Je ferai de mon mieux, mais comme tout cela m'effraie et me
paraît difficile!
- Prends courage : tu verras qu'en essayant de t'attacher ce chien,
tu t'attacheras toi-même à lui et, plus tard, tu te réjouiras d'avoir
conquis le meilleur des amis.
- Non, s'écria spontanément Tsilla, le meilleur des amis, c'est
toi! »
Jaïr se mit à rire.
- Fort bien! Je te remercie de me donner la préférence, et j'en
suis très fier. Et maintenant, tiens, prends ce morceau de pain et cette
tranche de mouton rôti et ajoute-les à tes provisions : tu commenceras
tout de suite à régaler ton chien.

62
- C'est ta propre nourriture et tu t'en prives, j'en suis sûre!
protesta Tsilla.
- Ne t'inquiète pas pour moi : j'ai gardé une masse 1 de raisins
secs et, si je mange un peu moins maintenant, je dévorerai dix fois
plus ce soir, chez mon maître, assura Jaïr en découvrant ses belles
dents blanches, dans un sourire.
- Alors, je te remercie et j'accepte, pour aujourd'hui seulement.
Demain, je dirai à Saraï que je désire plus de provisions. Elle remplira
davantage mon sac,... elle ferait tout pour que je reste chez elle
volontiers. Pauvre femme! Je la plains et je regrette de me préparer à
la désoler par ma fuite. Seulement je pense à mon père, qui souffre
dans sa prison, à ma mère qui attend, et je me dis que je ne puis faire
autrement.

(1) Masse : grains de raisins secs ou de figues sèches


compressés.

- Saraï ne sera pas la seule à souffrir de ton départ », murmura


Jaïr.
Mais Tsilla ne voulut pas l'entendre.
Lorsque Jaïr l'eut quittée pour rejoindre son troupeau, Tsilla,
pleine de bonne volonté, entreprit sans plus tarder la difficile conquête
de Rok.
« Rok! Viens ici! » appela-t-elle de sa voix la plus engageante.
Le chien, couché à l'ombre d'un olivier, ne se dérangea pas.
« Alors, c'est moi qui viendrai vers toi. »
Le cœur battant de crainte, elle s'approcha de lui et, rassemblant
tout son courage, elle posa la main sur sa grosse tête, qu'elle caressa
doucement en disant :
« Maintenant, écoute. »
Et elle se mit à chanter.
Cette fois, Rok ne grogna pas. Fermant les yeux sous la douce
caresse — lui que personne n'avait jamais caressé — il écouta les sons
mélodieux de cette chanson, où il entendait souvent revenir son nom.
Pourtant, lorsque Tsilla cessa de chanter, lorsqu'elle retira sa
main et retourna s'asseoir sous un autre olivier, il la suivit d'un regard
aussi méfiant qu'auparavant et parut, comme d'habitude, aux aguets et
prêt à bondir.

63
« Il faudra recommencer souvent », pensa-t-elle avec un soupir.
Mais, au moins, sa crainte avait-elle diminué. Elle s'était
approchée du chien, elle l'avait touché, sans qu'il lui fît aucun mal. La
prochaine fois, tout serait plus facile.
Au milieu du jour, elle ouvrit son sac et appela de nouveau Rok
en lui montrant le morceau de viande apporté par Jaïr.
Le chien ne bougea pas : il lui semblait sans doute impossible
que cette nourriture délicieuse lui fût destinée.
« Tiens! Tiens, Rok, c'est pour toi! » répéta Tsilla.
Alors, il s'approcha lentement et, lorsqu'il fut près d'elle, il se
jeta soudain sur la main tendue, happa la viande et alla la dévorer plus
loin, en grognant comme si quelqu'un eût cherché à la lui disputer.
« Aucune reconnaissance! dit Jaïr en riant. Je venais voir
comment les choses se passaient... j'ai vu! »
Tsilla se retourna, contente de ce que le jeune homme fût là,
mais fort déçue par le comportement du chien.
« Je ne trouve pas cela risible, fit-elle piteusement.
- Tu es trop pressée, Tsilla; ce n'est que la première fois.
Persévère. Rok finira bien par comprendre que c'est de toi et de toi
seule que lui vient cette aubaine inaccoutumée. Continue aussi à
chanter : je t'ai entendue, tu sais.
- Comment! tu es venu ici?
- Non, je ne puis abandonner trop souvent mon troupeau, mais
tu vois ce rocher, là-haut, au sommet de la colline? En grimpant
dessus, j'aperçois à la fois mes bêtes... et les tiennes et je peux, tout en
faisant mon travail, veiller sur toi.
- Alors, je me sentirai moins seule et tout me semblera plus
facile », dit Tsilla.
A partir de ce moment, son cœur fut plein d'une tranquille
confiance. Elle ne douta plus qu'unjour, peut-être tout proche, elle
reprendrait, libre enfin, le chemin de la cité de David.
Il fallut pourtant sept jours, avant que Rok ne commençât à
changer d'attitude, sept jours pendant lesquels Tsilla fut plus d'une fois
tentée d'abandonner la partie.
Pourtant, elle persévéra, comme le lui recommandait Jaïr. Et,
lorsqu'elle chantait, la main posée sur la grosse tête du chien, elle

64
levait souvent les yeux vers le sommet de la colline, et la vue du jeune
berger, dont la silhouette se détachait sur le ciel, la réconfortait et lui
donnait du courage.
Jaïr descendait deux ou trois fois dans la journée pour rejoindre
Tsilla et, bientôt, Rok cessa d'aboyer rageusement à son approche.
« Tu vois, Tsilla, fit remarquer le jeune homme : ton chien s'est
habitué à ma présence et c'est la preuve qu'il peut changer également
d'attitude envers toi. »
Jaïr ne se trompait pas. Chaque jour, maintenant, marquait un
nouveau progrès. Lorsque, pour la première fois, Rok n'arracha pas la
nourriture que la main de sa jeune maîtresse lui tendait, pour
l'emporter comme un butin et la dévorer en grognant, Tsilla ne put
retenir une exclamation de triomphe, et pleine d'espoir, elle regarda
l'énorme bête manger tranquillement sa viande auprès d'elle.
Le lendemain, elle fut plus heureuse encore. Rok vint lui-même
réclamer ses caresses en posant la tête sur ses genoux. La joie de
Tsilla vibra dans la chanson qu'elle improvisa et, là-haut, Jaïr, qui
n'avait rien perdu de cette scène, fit de grands signes d'allégresse.
^ Un matin, le chien, en courant après un bélier qui s'écartait du
troupeau, sauta dans un buisson d'épines qui lui déchirèrent
cruellement les pattes. Il revint en gémissant vers Tsilla et son regard
intelligent semblait dire :
« Regarde : j'ai mal, mais toi, tu peux me soulager, car tu es mon
amie et j'ai confiance en toi. »
Et ce jour-là Tsilla sut que maintenant, en effet, elle était l'amie
de Rok, car la vue de ses pattes ensanglantées la remplissait de pitié.
Elle vida la petite outre de peau qui contenait sa provision d'eau,
pour laver les écorchures, heureusement superficielles, déchira le linge
qui enveloppait son pain, pour les bander, et, tout en pansant la bête
gémissante, elle l'encourageait de sa douce voix.
Dès lors, le chien lui témoigna une grande amitié, si bien qu'elle
dit un jour à Jaïr :
« Il me semble maintenant que Rok me suivrait n'importe où, et
que je pourrais partir. »
Jaïr soupira.
« Je le crois aussi, dit-il. Pourtant, je te conseille d'attendre
encore un peu, afin de préparer ton voyage.
- Qu'ai-je à préparer? Que veux-tu dire?

65
- Que tu auras à traverser des contrées désertes, où tu marcheras
longtemps sans rencontrer personne et qu'il te faudra emporter
beaucoup de provisions. Tâche donc, pendant deux ou trois jours,
de mettre de côté toute la nourriture que tu pourras te procurer. Moi
j'ai déjà commencé à remplir un sac pour toi. Accompagne-moi là-haut et je te le
montrerai. En même temps ajouta-t-il en baissant la voix, ordonne à Rok
de t'accompagner : nous verrons s'il obéira. » Tsilla se leva.
« Viens, Rok! cria-t-elle, viens avec moi, mon chien! »
Et, tournant le dos, elle s'éloigna pour commencer à gravir la
colline, le cœur battant. Rok allait-il la suivre docilement, ou la
poursuivre en aboyant comme il faisait pour les brebis qui
s'écartaient?
Son inquiétude fut de courte durée : elle entendit courir derrière
elle, et, l'instant d'après, le chien montait paisiblement la pente
rocailleuse à ses côtés.
Tsilla ne dit rien, mais elle échangea avec Jaïr un regard satisfait.
« Regarde », dit simplement le berger, lorsqu'ils atteignirent le
sommet.

66
Il avait construit une sorte de cachette, fermée par une large
pierre plate, pour mettre à l'abri les provisions destinées à Tsilla.
« Oh! Jaïr, dit-elle, tu penses à tout!
- Il le faut bien : ne t'ai-je pas promis de t'aider? Vois, j'ai mis là
deux masses de raisins et deux de figues, du poisson séché, un petit
pot de miel; toutes choses que la chaleur ou le temps ne risquent pas
d'altérer. Mais tu ne pourras conserver longtemps la viande et le
fromage : tu les emporteras donc au dernier moment. »
Tsilla suivit les instructions du berger et, pendant deux ou trois
jours, elle déposa encore une grande partie de ses repas dans la
cachette aménagée par le berger. Vint le matin où elle dit : « Jaïr, j'ai
décidé de partir demain. » II ne répondit pas tout de suite. La
perspective de voir Tsilla s'éloigner pour toujours remplissait son
cœur de tristesse. Il savait pourtant que ce jour devait venir et il
n'avait pas le droit de retenir plus longtemps la fille de Kémuel.
« C'est bien, Tsilla, fit-il enfin. Il faut donc que je t'explique le
chemin à suivre. »
Et, tendant la main vers l'occident, il dit : « Regarde : le pays
d'Israël est dans cette direction. Sache que tu dois toujours marcher du
côté où le soleil se couche. Tu traverseras des contrées désertes, où il
n'y aura point de chemins. Mais, derrière les collines que tu aperçois à
l'horizon, et que tu reconnaîtras à ce qu'elles sont recouvertes d'épais
buissons de cactus, tu dois trouver une piste que tu suivras. Alors, le
pays deviendra un peu moins désert, à mesure que tu approcheras du
Jourdain. Tu y trouveras probablement des tribus qui te donneront
l'hospitalité. Enfin, un jour, du haut de grandes falaises, tu découvriras
à tes pieds la verdoyante vallée de ce fleuve.
- Je n'ai jamais vu de fleuve, dit Tsilla, aussi ne puis-je me
représenter une abondante quantité d'eau qui s'écoule sans cesse sans
jamais s'arrêter! Je ne connais que l'eau immobile des puits ou des
citernes et j'ai rencontré une seule fois une source... mais qui
disparaissait sous terre quelques pas plus loin.
- Alors, tu seras émerveillée. Ah! que je voudrais être auprès de
toi, pour jouir de cet émerveillement!
« Arrivée sur les rives du Jourdain, tu chercheras un gué pour
passer de l'autre côté. Il s'en trouve un, en face d’une ville qui se
nomme Jéricho, la ville des palmiers.
- Et quand j'aurai traversé le fleuve, serai-je au pays d'Israël?

67
- Oui. Sans remonter jusqu'à Jéricho, tu marcheras sur le chemin
qui va de cette ville à la cité de Sion. Tu traverseras des villages où
l'on ne manquera pas de te recevoir. Et, tu sais, tu ne verras plus de
tentes, mais des maisons de pierre.
- Ces maisons ne changent donc jamais de place? » interrogea
naïvement Tsilla.
Jaïr ne put s'empêcher de rire.
« Jamais! Ah! que de choses tu as encore à découvrir petite
nomade sauvage! Et maintenant, ajouta-t-il, tandii que son visage
s'assombrissait de nouveau, dis-moi comment demain...
— Je m'en irai, comme tous les matins, avec le troupeau que je
conduirai ici. Tout de suite après, je me mettrai en route avec Rok.
Ainsi, je marcherai une grande journée avant que Saraï ne s'aperçoive
de ma fuite... alors, je serai déjà loin. Oh! Jaïr, j'ai de la peine à
tromper cette pauvre femme. Chaque soir, lorsqu'elle témoigne une si
grande joie à me revoir, mon cœur se serre de pitié. Mais je songe à
moi père, je me dis que j'ai déjà perdu trop de temps et qu'i faut me
hâter de fuir.
« Je pense aussi à ce troupeau abandonné, je ne voudrai; pas que
Saraï perde une seule brebis à cause de moi.
— Sois tranquille, promit Jaïr : je rassemblerai tes bêtes je les
ramènerai au campement avec les miennes.
— Que diras-tu à Saraï?
— Tout simplement, la vérité ! Je dirai que tu es partie vers
Kémuel, ton père, que Rok t'a suivie, que tu m'as prié de lui rendre ses
brebis. Il est probable qu'elle me maudira de ne pas t'avoir retenue et
qu'elle criera beaucoup. Je la laisserai crier : sa malédiction m'importe
peu!
- Jaïr, fit Tsilla avec émotion, je ne me trompai; point quand je
disais, dès le premier jour où je t'ai connu que j'avais trouvé en toi le
meilleur des amis! »

68
CHAPITRE VIII

L'ÉVASION. LA SOIF

C'ÉTAIT un matin comme les autres. Le soleil venait de se lever


et Saraï regardait Tsilla se préparer à partir avec le troupeau, sans
remarquer que les mains de la bergère tremblaient, en remplissant son
sac, et qu'elle répondait à ses paroles d'une voix étrangement troublée.
Une dernière fois, Tsilla considéra l'intérieur de cette tente,
qu'elle espérait bien ne jamais revoir, et le vieil Amram, qui tressait
déjà ses corbeilles et ne faisait pas plus attention à « l'étrangère » que
le premier jour. Puis elle sortit. Rok se leva dès qu'il la vit et trotta sur
ses talons, jusqu'au parc, où Saraï les accompagna. Là, cette femme fit
sortir le troupeau et, tandis que Tsilla s'éloignait, elle lui cria :
« A ce soir ! »
Le cœur serré, Tsilla répondit par un vague signe de la main et
continua son chemin sans se retourner.
« Adieu, Saraï ! Toi qui prétendais m'aimer comme une mère et
ne fus qu'une geôlière! Adieu, toi que je plains pourtant et dont je
n'oublie pas l'hospitalité du premier soir, le soir où j'étais perdue dans
le désert... »

69
Jaïr attendait Tsilla sur la colline.
« Voilà le troupeau de Saraï que je te confie, Jaïr, dit-elle
lorsqu'elle le rejoignit. Quant à moi, il faut me mettre en route sans
tarder. »
Il ne put répondre et elle vit que ses lèvres tremblaient. Alors,
ses yeux se remplirent de larmes.
« Oh! Jaïr, pourquoi doit-on sans cesse quitter les gens qu'on
aime? s'écria-t-elle. J'ai dû laisser ma mère pour aller vers mon père.
Si j'ai le bonheur de le trouver, il faudra l'abandonner aussitôt...
Aujourd'hui, c'est de toi que je dois me séparer, de toi, dont je
n'oublierai jamais l'amitié. »
Jaïr serra très fort dans les siennes les mains de Tsilla.
« Quant à moi, fit-il d'une voix tremblante, je n'oublierai jamais
non plus les jours qui viennent de s'écouler. Ils furent les plus doux de
ma vie. Puisses-tu faire un heureux voyage, puisses-tu retrouver ton
père, comme tu le désires, mais pense quelquefois à Jaïr, le berger.
Maintenant, va vite. Que la paix soit avec toi. »
« Rok! » appela Tsilla.
Le chien tourna la tête vers elle. Son regard intelligent sembla
dire : « Que veux-tu? Parle.»
« Suis-moi, ordonna-t-elle : nous partons. »
Puis elle fit quelques pas, en regardant le molosse avec anxiété :
allait-il obéir cette fois encore?
Oui. Rok la rejoignit en quelques bonds et, docilement se mit à
trotter derrière elle.
Debout, immobile, Jaïr les vit s'éloigner. Tsilla portait le sac de
cuir bourré de provisions, mais il ne paraissait pas lui peser. Elle
marchait si vite que ses sandales semblaient toucher à peine les pierres
et les herbes de la colline. Ses longs cheveux brillaient au soleil,
couvrant ses épaules d'un voile doré.
Elle ne se retourna pas. Déjà, elle oubliait tout ce qui n'était
point le but de son voyage : retrouver Kémuel, son père, vaincre tous
les obstacles qui le séparaient de lui.
Longtemps, Jaïr suivit des yeux cette gracieuse silhouette qui
devenait de plus en plus petite, à mesure qu'elle s'éloignait. Il lui
semblait qu'elle emportait avec elle toute la beauté, toute la douceur
du monde. Lorsqu'elle disparut définitivement, il détourna la tête et,
meurtrissant son front au tronc rugueux d'un olivier, il pleura.

70
Tsilla marcha sans s'arrêter jusqu'au milieu du jour. Elle avançait
très vite, sans cesser de parler doucement à Rok, tant elle craignait de
voir soudain celui-ci lui barrer la route en aboyant pour la forcer à
rejoindre le troupeau.
Mais le chien ne semblait nullement songer à retourner en
arrière. Il trottait allègrement, car cette expédition, en compagnie de sa
jeune maîtresse, paraissait au contraire le divertir grandement.
Les voyageurs traversaient des steppes désertes, couvertes
seulement de leurs maigres herbages. Elles s'étendaient à perte de vue,
sans qu'on aperçût un seul arbre. Le soleil du printemps, déjà presque
aussi chaud que celui de l'été, rendait la marche plus pénible à mesure
que la matinée s'écoulait.
Enfin, on rencontra quelques buissons de cactus qui donnaient
un peu d'ombre. Tsilla s'arrêta en disant :
« Si nous nous reposions un peu, Rok, et si nous entamions nos
provisions? »
Rok parut être tout à fait de cet avis. Assis sur son arrière-train,
au pied du fourré épineux, il happa avec un visible plaisir le morceau
de viande que sa maîtresse lui tendit avant de se servir elle-même.
Mais, plus altérée qu'affamée, elle déboucha l'outre pleine d'eau,
en but quelques gorgées, puis, comme le chien avait soif lui aussi et
tirait la langue depuis un moment, elle le fit boire également.
Lorsqu'elle voulut refermer le récipient, au contenu déjà largement
entamé, Rok protesta en grognant pour faire comprendre qu'il n'avait
pas assez bu.
« Non, dit Tsilla, cela suffit. Il faut garder l'eau pour plus tard...
Oh! Rok. Qu'as-tu fait! »
Rok, se jetant sur l'outre, venait de la renverser, avant qu'elle ne
fût rebouchée. Maintenant, il lappait le liquide qui s'écoulait du large
goulot, en grondant de telle façon que Tsilla n'osa pas intervenir.
Lorsqu'elle put enfin reprendre l'outre, celle-ci était vide et Rok se
pourléchait les babines en regardant sa maîtresse d'un air triomphant.
« Que ferons-nous, si nous ne trouvons ni puits ni sources en
chemin? » murmura celle-ci, consternée.
Mais le mal était fait : il n'y avait qu'à se résigner. Tsilla se remit
en route en compagnie de son chien. Celui-ci, bien désaltéré, frais et
dispos, ne paraissait nullement partager son inquiétude.

71
Avant de partir, elle avait tressé ses cheveux pour avoir moins
chaud et posé sur sa tête le voile de Jédida, qu'elle avait eu soin de
dissimuler au fond de son sac en quittant la tente de Saraï. Mais ces
précautions ne suffirent pas à la préserver de la chaleur. Lorsqu'elle
eut marché deux heures, sous un soleil implacable, la soif, une soif
torturante, se fit sentir.
Tsilla avançait, le front ruisselant de sueur, le visage empourpré,
sur cette terre aride, couverte de cailloux brûlants, où l'on ne voyait
pas briller le moindre filet d'eau, aussi loin que l'on regardât. A mesure
que le temps passait, elle sentait sa gorge se dessécher de plus en plus
et il lui semblait que des braises ardentes remplissaient sa bouche.
Rok avait soif aussi. Il marchait la langue pendante, en poussant,
de temps à autre, un grognement plaintif. Et Tsilla répondait à ce
grognement en disant, non sans quelque ressentiment :
« Tu vois, Rok, c'est ta faute! C'est ta faute, si nous souffrons
ainsi. Oh! pourquoi as-tu gaspillé toute l'eau de mon outre? »
L'eau... l'eau... l'eau... ce mot hantait la voyageuse. Elle évoquait
avec une nostalgie aiguë le froid miroir qui luisait dans l'ombre, au
fond du puits de sa tribu... Elle pensait à cette source qu'elle avait vue
un jour, sourdre au milieu des roseaux,... à cette citerne pleine jusqu'au
bord, après la pluie,... à la pluie elle-même, si fraîche, si douce ! Oh!
de l'eau! Juste ce que pouvait contenir le creux de sa main, juste une
goutte ! Tsilla eût donné toutes ses provisions pour une goutte d'eau!
Brusquement, Rok s'arrêta, dressa les oreilles, renifla et partit
comme une flèche.
« Rok! Rok! où vas-tu? Ici, ici! » cria Tsilla.
Mais Rok n'obéit pas. Médusée, elle le vit descendre en courant
vers le pied de la colline au flanc de laquelle ils cheminaient.
« Il part, il m'abandonne : il retourne chez Saraï, pensa-t-elle,
atterrée.
Des rochers cachaient le bas de la longue pente sur laquelle
courait le chien, en sorte que Tsilla le perdit bientôt de vue.
« Adieu, Rok, murmura-t-elle, adieu, mon compagnon !
Tu ne finiras pas le voyage avec moi : tu ne veux pas souffrir
comme je souffre, comme j'accepte de souffrir pour Kémuel, mon
père! »

72
Tsilla avançait, le front ruisselant de sueur.

73
Oui, Tsilla acceptait de tout affronter, la fatigue, les dangers, la
soif, pour retrouver le prisonnier. Seulement, à cette heure, ses forces
la trahissaient. Incapable de marcher encore, elle se laissa tomber sur
le sol brûlant, décidée à attendre la fraîcheur de la nuit pour se
remettre en chemin.
Un long moment s'écoula. Torturée par la soif, Tsilla demeurait
immobile, le visage dans ses bras repliés. A sa souffrance, au chagrin
de se voir abandonnée par le chien, dont elle croyait pourtant avoir
conquis l'amitié, s'ajoutait une profonde inquiétude. Si Rok retournait
chez Saraï et si celle-ci voulait le lancer à la poursuite de la fugitive,
que ferait-il? Reprendrait-il ses anciennes habitudes? Se jetterait-il
férocement à ses trousses, comme à celles d'une brebis égarée?... ou
refuserait-il d'obéir?
Quelle détresse! « O Jaïr! pensait-elle, toi qui m'as tant aidée,
que n'es-tu là, pour aider encore ton amie Tsilla! Et toi, mère chérie,
qui attends peut-être déjà mon retour, comme tu avais raison de
redouter pour moi les embûches et les dangers de ce voyage! »
Soudain, de joyeux aboiements lui firent lever la tête. Rêvait-
elle? non! Rok revenait... et Rok était tout mouillé!
« Mon chien! cria-t-elle, tu as donc trouvé de l'eau? c'était cela
que tu sentais et pour cela que tu t'éloignais si vite! »
II répondit à sa manière, tira Tsilla par sa robe, repartit en
courant, revint et repartit encore, pour l'inviter à le suivre.
Malgré la fatigue et la souffrance qui la faisaient chanceler, elle
redescendit avec lui la pente de la colline. Le chemin lui parut
interminable, mais, à la fin, elle se mit à courir, car elle apercevait,
tout en bas, une tache verte.
O bonheur! Parmi les menthes et les fenouils odorants, une
source jaillissait entre deux pierres, un filet d'eau seulement, mais qui
s'amassait dans une cuvette de roches formant un petit bassin limpide.
De nombreux troupeaux avaient dû s'arrêter en ce lieu, car on voyait,
sur le sol humide, une multitude d'empreintes laissées par le piétine-
ment des brebis.
Tsilla poussa un cri de joie et courut plus vite encore se pencher
au-dessus de l'endroit même où la source sortait de terre. Là, elle se
désaltéra longuement. Quel délice que de sentir pénétrer en soi cette

74
fraîcheur délicieuse, avec le goût exquis des plantes aromatiques
parmi lesquelles jaillissait l'eau bienfaisante, cette eau qui apaisait la
brûlure de la bouche desséchée, qui ranimait les forces, qui redonnait
du courage !
Après avoir bu, Tsilla remplit l'outre vide, puis elle mouilla son
visage, trempa dans le bassin ses bras, ainsi que ses pieds meurtris et
poussiéreux, tandis que Rok la regardait d'un air satisfait.
« Non, tu ne m'avais pas abandonnée, mon chien, lui dit-elle
avec une caresse, et tu as bien racheté, en découvrant cette source, le
mal que tu avais fait. Maintenant, nous pouvons repartir tous les deux.
En route! »
Avant d'obéir, Rok sauta une dernière fois dans le bassin, s'y
roula avec des aboiements de satisfaction, en sortit ruisselant, puis,
après s'être ébroué, il rejoignit sa maîtresse pour continuer à marcher
avec elle « vers le lieu où le soleil se couche », ainsi que l'avait
indiqué Jaïr.
Il disparut quelques heures plus tard, ce soleil, tel un grand
disque rouge, s'enfonçant lentement derrière l'horizon. Alors, Tsilla

75
pensa que la nuit allait venir, qu'elle n'avait pas rencontré un seul être
vivant ni aperçu une seule tente de nomades et qu'il faudrait dormir
dehors, dans ce désert.
Non, pourtant ! Elle ne se sentirait pas tout à fait soli-
taire : Rok était là, qui la garderait comme une précieuse petite
brebis.
Cette pensée la fit sourire ; était-ce possible que le redoutable
molosse qui la terrifiait, à son arrivée chez Saraï, fût maintenant l'ami
fidèle, dont la présence la rassurait!
« On marcherait bien toute la nuit encore, n'est-ce pas, mon
chien? dit-elle; seulement, nous risquerions de ne pas voir la bonne
direction et de nous en écarter. Alors, choisissons le lieu où nous
ferons halte. »
Ce lieu fut bientôt trouvé, car on rencontra quelques figuiers
sauvages dont les ramures aux larges feuilles formaient une voûte
assez épaisse. Ils donnaient, au milieu de la steppe déserte, l'illusion
d'un abri.
Tsilla arracha aux alentours des herbes sèches dont elle se fit une
couche. Lorsqu'elle eut fini de les entasser sur le sol caillouteux, les
premières étoiles s'allumèrent au ciel et la nuit enveloppa
silencieusement les collines. Alors, la fugitive frissonna. Elle avait
froid, maintenant, mais elle ne possédait rien pour se couvrir, rien non
plus pour allumer ' un de ces feux autour desquels, le soir, se
rassemblaient les tribus, et qui donnaient de hautes flammes dont la
vue réjouissait le cœur.
« II faudra nous serrer l'un contre l'autre pour avoir chaud, Rok,
dit-elle. Mais auparavant, nous allons manger. »
A tâtons, elle sortit de son sac le pain et la viande quiï lui
restaient, puis, lorsqu'elle fut rassasiée, ainsi que le chien, elle se
blottit contre lui, sur la couche d'herbes sèches, pour chercher un peu
de chaleur.
Rok ne protesta pas et tous deux s'endormirent bientôt |i dans la
nuit sombre et sans lune.

76
CHAPITRE IX

DES YEUX BRILLAIENT DANS L'OMBRE.


LE VIEUX JÉHU

BRUSQUEMENT, Tsilla s'éveilla. Que se passait-il? Elle avança la


main et constata que Rok ne dormait plus auprès d'elle, mais comme
un mince croissant de lune s'était levé dont la clarté rendait la nuit
moins opaque, elle vit le chien debout, à quelques pas, tout tremblant,
les poils hérissés, les oreilles dressées. Il regardai! fixement le haut
d'un entassement de rochers qui se dressaient en face de leur abri.
Que guettait-il ainsi? Tsilla ne voyait rien. Elle observa un
instant l'animal en silence : il tremblait toujours et semblait attendre
une chose redoutable qu'il sentait venir.
Maintenant, il gémissait tout doucement. C'était un plainte
étouffée, rauque, haletante, que Tsilla n'avait jamais entendue.
« Rok! Qu'as-tu ?.fit-elle, effrayée. Viens ici : couche-toi! »
Mais Rok ne semblait même pas l'entendre.
Tout à coup, Tsilla crut que son cœur s'arrêtait de battre.
Epouvantée, elle regardait, elle aussi, les rochers derrière lesquels
venait de surgir une tête aux oreilles pointues; une tête dont les yeux
brillaient dans l'ombre, d'un éclat vert, terrifiant.

77
En quelques bonds souples, la bête sauta et apparut tout entière,
à la pâle lueur de la lune. Son corps nerveux, sa longue queue touffue,
se découpèrent sur le ciel pailleté d'étoiles, son regard luisant se fixa
sur la voyageuse et sur son chien qui lui faisaient face, cloués sur
place.
Un loup! C'était un loup, que Rok sentait venir, depuis un
moment, une de ces bêtes sauvages les plus redoutées des tribus
nomades, qui attaquaient parfois, pour les dévorer, les brebis... et
même les bergers.
Oui, c'était un loup qui se tenait là-haut, prêt à bondir pour se
jeter sur sa proie.
Combien de temps restèrent-ils ainsi, à s'observer : le chien
hérissé, Tsilla, frissonnant à la fois de terreur et de froid, et le loup
immobile, noire silhouette au regard cruel?
Tout à coup, la bête leva la tête et hurla. Son cri affreux se
prolongea longtemps dans le silence de la nuit.

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Un aboiement furieux de Rok lui répondit. C'était la déclaration
de guerre des deux animaux.
En même temps, le loup sauta en bas du rocher et le chien se
précipita sur lui.
« Rok! cria Tsilla avec désespoir, Rok! Il va te tuer! »
La main sur la bouche, le cœur battant à se rompre, elle regarda
les deux bêtes lutter en se mordant avec rage. On voyait dans l'ombre
la blancheur des terribles dents du loup, mais Rok avait aussi de
redoutables crocs. Les hurlements, les grondements furieux se
mêlaient, les corps roulaient ensemble sur le sol, se séparaient, se
jetaient de nouveau l'un sur l'autre, de telle sorte que rien ne faisait
prévoir lequel, du loup ou du chien, aurait le dessus.
Tsilla cria de nouveau :
« Courage, Rok, courage ! » Elle aurait eu grand besoin que
quelqu'un l'encourageât, elle aussi, mais elle était seule dans ce désert,
seule avec Rok. Si celui-ci perdait la bataille, elle serait plus seule
encore, en face de la bête féroce.
Cependant, le chien luttait vaillamment et le loup, soudain, parut
faiblir. Bien qu'on ne pût voir couler son sang, il devait être blessé.
Avec un grondement farouche, son adversaire se jeta une
dernière fois sur lui en le prenant à la gorge. Il tomba, haletant et
râlant sur les cailloux qui couvraient le sol. Puis, il demeura immobile,
tandis qu'une grande flaque sombre s'étendait sous son corps.
Alors, lentement, Rok revint vers Tsilla.
« Mon chien! Tu m'as sauvée », murmura-t-elle d'une voix
tremblante.
Il gémit doucement et la main que Tsilla posa sur sa tête pour le
caresser fut mouillée de sang. Le vaillant combattant était blessé, lui
aussi, mais, dans l'ombre, Tsilla ne pouvait voir suffisamment ses
plaies pour les panser.
« II faut attendre le jour, mon pauvre Rok : il ne tardera pas, sans
doute », dit-elle en regardant la vague blancheur qui paraissait au-
dessus de l'horizon, à l'orient.
Elle attendit donc, impatiente et angoissée. Oui, angoissée, car
ne disait-on point que les loups allaient souvent par bandes? Ne
verrait-elle pas, tout à coup, surgir d'autres bêtes et briller dans
l'ombre d'autres yeux au feu cruel? S'il en était ainsi, Rok aurait-il
encore la force de lutter?

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Qu'il fut long à venir, le jour tant désiré! Il parut enfin et Tsilla
vit alors que Rok avait les oreilles en sang, mordues en maints
endroits, ainsi qu'une autre profonde morsure à l'épaule.
Heureusement aucune de ces blessures ne semblait grave. Le sang n'en
coulait plus, en sorte qu'elle se borna à laver celui qui souillait tout le
pelage du chien, qu'elle fit ensuite manger et boire pour réparer ses
forces.
Lorsqu'il fut nettoyé et restauré, ils repartirent, et Tsilla détourna
la tête en passant devant le corps inanimé du loup.
Ce fut vers la fin de cette journée que la voyageuse atteignit les
collines couvertes de cactus dont Jaïr lui avait parlé, près desquelles
on devait trouver une nouvelle piste.
Elle n'eut pas de peine à les reconnaître, car leur sol
disparaissait, en effet, sous d'épais buissons épineux qu'il était
impossible de traverser. Il fallut les contourner pour chercher, au-delà,
le chemin annoncé.
Quand Tsilla le trouva, tout caillouteux et mal tracé qu'il était,
elle ressentit un immense soulagement. Maintenant, il ne lui restait
qu'à le suivre, jusqu'à ce qu'elle rencontrât la vallée du Jourdain.
Il y avait de nouveau, de chaque côté de la piste, des pâturages
encore verts et des oliviers au pied desquels les anémones rouges
fleurissaient en masse. Vers le soir, il y eut aussi -- quelle joie de
l'apercevoir, après la terrible solitude de la veille! - - une tente qui
apparut soudain, tandis que les clarines d'un troupeau tintaient aux
alentours et que la fumée d'un feu montait dans l'air calme.
Des chiens aboyèrent à l'approche de Tsilla. Rok leur répondit si
furieusement que, prudente, sa maîtresse le prit par le collier, avant
d'aller demander l'hospitalité pour la nuit.
Il n'y avait là qu'un vieux berger et non une tribu entière. C'était
un bon vieillard qui accueillit paternellement la voyageuse, lui offrit
du lait, du pain, du beurre, puis, à la nuit tombée, l'interrogea avec
bienveillance devant les flammes claires dont elle rêvait la veille.
Le vieil homme, venu du pays d'Israël, gardait un des nombreux
troupeaux d'un riche maître qui demeurait au-delà du Jourdain. Bien
qu'il appartînt au peuple dont les armées avaient vaincu les tribus
moabites et emmené Kémuel en captivité, Tsilla ne lui cacha pas le
but de son voyage. Elle lui raconta sa pénible captivité chez Saraï, les

80
souffrances endurées en cours de route, le terrible danger encouru la
nuit précédente. Elle termina en disant avec un soupir :
« Et qui sait encore ce qui m'attend!
- Prends courage, mon enfant, dit le berger : tu es maintenant
tout près de la vallée du Jourdain. Lorsque tu auras traversé ce fleuve,
tu te trouveras dans mon pays d'Israël, le beau pays « où ruissellent le
lait et le miel »; là, tu rencontreras des villages dont les habitants
t'offriront la plus large hospitalité au nom de l'Éternel.
- L'Éternel, qui est-ce? demanda Tsilla.
- C'est Yahvé, notre Dieu, le seul Dieu. Il est juste, fort,
compatissant, il dispense la joie et la peine. S'il punit l'iniquité, il aime
ceux dont le cœur est pur et bon. C'est lui, ô mon enfant, qui t'ayant
connue si vaillante, si dévouée, te retira des mains de Saraï, plaça sur
ta route Jaïr, le jeune berger, te conduisit vers la source qui étancha ta
soif, et te donna, en ce chien, un compagnon fidèle pour te protéger.
« Du haut des vastes cieux où il a sa demeure, il veillera encore
sur toi, jusqu'au bout du voyage, car lui, qui nous commande par sa loi
: « Honore ton père et ta mère », te conduira jusqu'à Kémuel.
- C'est donc un grand Dieu que tu sers, dit pensivement Tsilla.
Je ne le connaissais pas...
— Mais lui te connaît, Tsilla, depuis que tes yeux se sont ouverts
à la lumière. Oui, il te connaît, bien que tu ne sois pas de notre peuple
et que tu adores d'autres dieux. Mais aucun de ces dieux n'existe
devant sa face.
Je te remercie de m'avoir parlé de lui : je l'invoquerai désormais
comme tu l'invoques. »
La tente était si petite qu'il n'y avait pas de place pour deux. Le
vieillard voulut que Tsilla y couchât sur sa propre natte. Lui-même,
enveloppé de son manteau de laine brune, dormit dehors, près du feu,
avec Rok, pacifiquement étendu entre ses deux chiens.
Douce, calme, bienfaisante nuit! Tsilla sommeilla tout d'une
traite jusqu'au matin, où des aboiements, mêlés aux tintements des
clochettes, la réveillèrent.
Une longue flèche de soleil entrait dans la tente par une fente du
rideau qui la fermait, en même temps que l'odeur du feu d'herbes
sèches et de racines d'olivier, que le berger venait d'allumer dehors.

81
« C'est Yahvé, notre Dieu, le seul Dieu.

82
Lorsque Tsilla le rejoignit, il avait déjà fait chauffer du lait pour
le lui offrir et enveloppé un fromage dans un linge blanc, afin qu'elle
l'emportât.
Tant de sollicitude toucha le cœur de l'adolescente.
« Je ne te connais que depuis hier, dit-elle, pourtant je te quitte
avec autant de regret que si tu étais le père de mon père ! »
II sourit dans sa barbe grise.
« Peut-être nous reverrons-nous, si tu passes par ce chemin à ton
retour, dit-il. Je dois rester ici encore une quinzaine de jours. Sache
que tu peux compter sur la modeste hospitalité de Jéhu le berger. »
Tsilla appela son chien, prit congé du vieillard, puis elle
s'éloigna, accompagnée de mille bénédictions et vœux de bon voyage.
Dans la journée, avait dit Jéhu, elle devait atteindre la vallée du
Jourdain.

83
CHAPITRE X

OU EST LE GUÉ? LA CARAVANE

TSILLA poussa un grand cri : « Le voilà! » et elle demeura


immobile, le cœur battant, ouvrant tout grands des yeux qui n'avaient
jamais contemplé pareil spectacle.
A ses pieds, au bas de falaises et de pentes abruptes, le Jourdain
dessinait d'innombrables méandres, au milieu de sa large vallée.
Brusquement, après les régions désertiques qu'elle venait de parcourir,
après les collines où ne poussaient que quelques oliviers, la voyageuse
découvrait, avec stupéfaction, cette contrée couverte d'une végétation
luxuriante, où verdoyaient les palmes d'innombrables dattiers et le
feuillage d'autres arbres dont elle ignorait le nom.
Le fleuve brillait au soleil, comme un reptile argenté, roulant ses
eaux « qui ne s'arrêtaient jamais ». Telle était la nouveauté de ce
paysage pour la petite nomade du désert, qu'après une descente
périlleuse parmi les éboulis d'un ravin escarpé, elle pénétra dans la
forêt, qu'il fallait traverser pour gagner la rive, avec une étrange
émotion, mêlée d'une certaine crainte.

84
Il y régnait une ombre épaisse, impressionnante pour qui ne
connaissait que l'éblouissante lumière des plateaux arides. Mais le
malaise de Tsilla se dissipa peu à peu à mesure qu'elle avançait et que
croissait son émerveillement devant tant de splendeur.
Rok, au contraire, paraissait fort peu rassuré. Tout en se frayant
un passage à travers les buissons touffus, il grognait doucement, si
bien que sa maîtresse, craignant qu'il refusât de la suivre plus loin, lui
parlait sans cesse comme à un enfant que l'on veut distraire et
encourager.
« Regarde, mon chien, comme tout est beau! Regarde les troncs
énormes de ces palmiers, si hauts qu'il faut renverser la tête pour voir
les palmes, ces figuiers géants, ces arbres aux feuilles brillantes ! Il
fait bon marcher à l'ombre, n'est-ce pas, alors que le soleil brûle les
contrées d'alentour... Quand nous aurons atteint la rive, je te donnerai
à manger, puis, tu pourras boire l'eau fraîche du fleuve. Allons, viens,
hâtons-nous! »
Rok suivait, de mauvaise grâce, il est vrai, mais docilement.
Lorsqu'on fut tout près du Jourdain, il fallut encore franchir
d'épais fourrés de lauriers-rosés en fleur qui barraient la route aux
voyageurs. Tsilla s'arrêta un instant, toute saisie devant cette
merveille. Elle avança la main pour toucher les fraîches corolles aux
teintes radieuses, de ces « rosés de Jéricho » dont elle avait entendu
parler, et qu'elle croyait alors appartenir à un pays de rêve. Elle dut
pourtant se résigner à en casser de nombreuses branches pour se frayer
un passage et elle mit beaucoup de temps à atteindre la rive. Le soleil
déclinait déjà lorsque enfin elle s'arrêta devant le fleuve qui fuyait,
rapide, entre des roseaux et des tamaris, vers la mer Morte.
Elle le contempla d'abord avec ravissement, mais, bientôt, une
vague inquiétude, puis une véritable angoisse l'envahirent. Comment
traverser ce Jourdain? Où trouver le gué dont avait parlé Jaïr? Devait-
on descendre ou remonter le courant? De quel côté se trouvait Jéricho,
la ville des palmiers, en face de laquelle on pouvait passer sur l'autre
bord?
« .Je suis plus perdue que dans le désert, murmura Tsilla, et la
nuit va tomber. »
Le soleil, en effet, venait de disparaître. Le vent du soir bruissait
étrangement dans les frondaisons. C'était comme un long soupir
étouffé, comme un chuchotement mystérieux auquel se mêlaient les

85
cris plus ou moins lointains de bêtes invisibles : glapissements de
renards, jappements de chacals, premiers ululements des oiseaux de
nuit.
« J'ai peur... Oh! j'ai peur, pensait Tsilla : comment dormirais-je
ici? Pourtant je ne puis trouver le gué, dans la nuit, pour continuer
mon chemin. Que faire alors? »
Dans sa détresse, elle songea soudain à ce Yahvé qu'adorait le
vieux berger, à celui dont Jéhu avait dit : « II te protégera jusqu'au
bout du voyage. » Mais, pour implorer son aide, il fallait l'invoquer;
or, Tsilla n'avait jamais parlé à ce Dieu.
Pourtant son angoisse était si grande, qu'elle leva les yeux vers le
ciel encore empourpré, à l'orient, où s'allumaient déjà quelques étoiles,
et qu'elle dit d'une voix tremblante :
« O Éternel, Dieu de Jéhu, toi qu'on dit si compatissant, viens au
secours de Tsilla, fille de Kémuel! Fais que je puisse continuer ma
route, guide-moi jusqu'à la prison où souffre mon père ! »
Rien ne sembla répondre à sa prière et elle resta debout,
désemparée, au bord du fleuve infranchissable, avec, derrière elle, la
forêt que la nuit tombante rendait terrifiante.
Soudain, elle tressaillit : il lui semblait entendre, au loin, mêlées
à une rumeur confuse, des voix humaines. Rok les entendait aussi, car
il dressait les oreilles et semblait aux aguets.
Oui, oui, c'étaient bien des voix. On distingua bientôt un chant
rude et guttural, une mélopée sans paroles qui répétait indéfiniment :
« Ho!... ô... ô... ô... Ho!... ô... ô... ô...! »
« Des chameliers! s'écria Tsilla, des chameliers! Rok, nous
sommes sauvés! »
Elle venait, en effet, de reconnaître ce chant : c'était celui qu'on
entendait lorsque des caravanes passaient devant le campement de la
tribu.
« Ho!... ô... ô... ô... ! » chantaient les voix, dans le crépuscule et,
en les écoutant, Tsilla pensait :
«J'ai invoqué l'Éternel, le Dieu qu'adoré Jéhu, et il m'a exaucée!»
Alors elle attendit, pleine de confiance.
Une longue file de chameaux lourdement chargés, ou montés par
des voyageurs, sortit enfin de la forêt, découpant sur le ciel, dont les
pourpres et les ors pâlissaient, leurs silhouettes sombres aux longs

86
cous. Mais, au lieu de longer la rive, les premiers se dirigèrent droit
vers le Jourdain.
« Que signifie cela? Ils vont dans l'eau? » se demanda Tsilla.
Oui, l'un après l'autre les coursiers du désert entrèrent dans le
fleuve, qu'ils traversèrent lentement... sans que le flot montât plus haut
que leurs sabots !
Le gué! C'était le gué! Il se trouvait donc tout près
d'elle sans qu'elle le sût! Et, lorsqu'elle courut en criant vers les
gens de la caravane, elle vit qu'ils arrivaient par une piste, qu'elle
n'avait pas vue non plus!
Le chamelier qui fermait la marche l'aperçut. Du haut de sa
monture, il l'interpella:
« Ohé! Que fais-tu là? Où vas-tu?
— Je vais à la ville de David dont je voudrais bien savoir le
chemin.
- Alors, viens avec nous. Nous allons à Jéricho, mais nous te
mettrons sur la route de la cité de Sion. Auparavant, nous ferons halte
pour la nuit et camperons non loin d'ici.
— Je m'arrêterai donc aussi, dit Tsilla tout heureuse de ne plus
être seule : je repartirai au matin. »
La caravane appartenait à de riches marchands égyptiens. Ils
venaient de Chaldée, où ils avaient apporté du blé, du coton, des tissus
de lin brodé. Ils rapportaient en Egypte de l'ivoire, des tapis, des
aromates, et emmenaient avec eux une quinzaine d'esclaves, hommes
et femmes. Ceux-ci voyageaient sur des chameaux. Ce n'était certes
pas pour leur éviter les fatigues du voyage, qu'on leur avait donné ces
montures, mais ils n'auraient pu suivre à pied, car tous portaient aux
chevilles des anneaux de fer reliés par une courte chaîne qui entravait
leur marche. Ainsi, ils ne risquaient point de s'enfuir.
On s'arrêta dès qu'on fut hors de la forêt et qu'on eut franchi les
ravins escarpés qui, de ce côté du fleuve comme de l'autre, dominaient
la vallée.
Les tentes furent dressées sur un terrain couvert d'herbes et de
genêts, où poussaient quelques arbres, des sycomores au feuillage
touffu.

87
« Ohé! Que fais-tu là ? Où vas-tu ? »

88
Les chameaux s'agenouillèrent. On leur donna à manger, puis les
caravaniers formèrent un grand cercle autour d'un feu pour prendre un
repas que Tsilla fut invitée à partager. Celle-ci, par cette belle nuit de
printemps, au milieu de ces
- Ceci : prends garde ! En offrant le pain aux marchands, je les
ai entendus parler de toi.
- De moi? Que disaient-ils?
- Que tu étais belle et étrange avec tes cheveux d'or, que la
femme d'un intendant du pharaon d'Egypte ne voulait être servie que
par de jolies esclaves, qu'elle te paierait sûrement très cher.
— Tu supposes donc que...
- Oh! je ne suppose pas! je suis sûre qu'ils veulent te garder
pour t'emmener dans leur pays. Si tu restes ici demain, tes chevilles
connaîtront les anneaux de fer et la chaîne qui empêchent de s'enfuir.
Je te donne donc un conseil : évade-toi cette nuit et dirige-toi du côté
opposé à Jéricho, vers la montagne qui a la forme d'un animal couché.
Tu rencontreras bientôt des villages où l'on te montrera le chemin
qui conduit à la cité de David.
— Je partirai donc, dit Tsilla, bouleversée. Es-tu
certaine que tu m'indiques bien la direction que je dois prendre?
— Oui. Je ne connais pas ce pays, dont, pourtant, ma mère était
originaire, mais j'ai interrogé un des chameliers. Il m'a donné sans
méfiance tous les renseignements que je lui demandais.
- Gomment te remercier, fit Tsilla; qu'ai-je fait pour mériter la
bonté que tu me témoignes?
- Tu m'as parlé comme à une sœur et tes paroles ont été douces
à mon cœur. Alors, je veux t'éviter le triste sort qui est le mien. »
Tsilla s'assit sur la natte, prit son sac, qui lui servait d'oreiller et
dit à voix basse :
« Je pars. Mais comment réveiller mon chien sans qu'il aboie?
- Gela, je ne puis te le dire; j'espère seulement qu'il ne va pas
alerter tout le camp. Attends! »
Elle souleva légèrement le rideau qui fermait l'entrée, pour
regarder au-dehors.
« Tous dorment, murmura-t-elle. Malheureusement, quelques-
uns ne sont pas sous la tente. Je vois des formes sombres, au pied des

89
Ils passèrent près des chameaux.

90
sycomores : ce sont sûrement des hommes étendus, roulés dans
leurs manteaux. Evite de passer par là. Sais-tu où est ton chien?
- Oui, tout près d'ici.
- Alors, va vite. Que la paix soit avec toi.
— Et avec toi! Sois encore mille fois remerciée. »
Après s'être glissée dehors silencieusement, Tsilla regarda autour
d'elle. La nuit n'était pas beaucoup plus claire que celle où le loup
l'avait attaquée dans le désert. Pourtant, le mince croissant de lune
s'était un peu agrandi et tant d'étoiles scintillaient au ciel qu'on pouvait
se diriger assez facilement.
Rok dormait derrière la tente où se trouvait sa maîtresse, mais,
dès qu'il la sentit venir, il se leva brusquement et fit entendre le
grondement qui précédait toujours ses aboiements sonores. Tsilla, se
jetant sur lui, serra contre elle sa grosse tête au museau écrasé, en
disant tout bas :
« Tais-toi, Rok! Tais-toi, mon chien! Viens, il faut partir. »
L'intelligent animal comprit qu'il s'agissait de suivre sans bruit
celle qui chuchotait ainsi et qui paraissait avoir une telle peur. Il
l'accompagna donc docilement tandis qu'avec mille précautions elle se
faufilait entre les tentes fermées.
Lorsqu'ils passèrent près des chameaux, l'un d'eux, dressant la
tête au bout de son long cou, se mit à blatérer bruyamment. La fugitive
tressaillit et se coucha vivement sur le sol derrière le grand animal.
Mais rien ne bougea dans le campement et elle en sortit enfin sans
encombre.
Afin de s'éloigner plus vite, Tsilla suivit d'abord la piste, parce
qu'on y marchait aisément. Pourtant elle savait que ce n'était pas son
chemin et qu'elle devait la quitter pour partir dans la direction
opposée. C'est ce qu'elle fit, à regret, car elle avançait plus lentement
dans l'obscurité, parmi les genêts, les ronces ou les pierres qui la
faisaient trébucher.
Certainement, la jeune esclave l'avait bien renseignée : elle
voyait devant elle, toute noire sur le ciel criblé d'étoiles, la montagne
qui avait « la forme d'un animal couché ». Oui, c'était bien cela : une
masse arrondie comme une tête, une longue croupe précédée de deux
replis de terrain, figurant les pattes étendues.

91
Elle marcha vers cette montagne, suivie de Rok, jusqu'à ce que
le ciel devînt tout rosé à l'orient et qu'elle vît, pour la première fois, les
rayons du soleil levant baigner la campagne du pays d'Israël.

92
CHAPITRE XI

LA MAISON DE LÉA

TSILLA AVANÇAIT maintenant en chancelant de fatigue, appelant


de tous ses vœux la rencontre d'un village où elle pourrait demander
l'hospitalité et se reposer. Il apparut enfin, ce village tant désiré, tel
une poignée de cubes blancs étages au flanc d'une colline parmi la
verdure des figuiers. Au moment même où elle le découvrait, elle se
trouva sur un chemin. C'était certainement la route de Jéricho à la cité
de David. Tsilla la suivit, car elle conduisait aux maisons au-
dessus desquelles s'élevaient, là-bas, de lentes fumées.
A mesure qu'elle s'en approchait, elle voyait des oliveraies, des
vignes et des champs de blé, déjà jaunissants, devant
lesquels elle s'arrêta, stupéfaite, car jamais cette fille de
nomades, qui achetaient leur grain en sac aux caravanes de passage,
n'avait vu des épis, parsemés de bleuets ou de lis des champs, se
balancer au vent du matin en bruissant doucement.
« Le beau pays d'Israël, le pays « où ruissellent le lait « et le miel
», comme disait Jéhu, le vieux berger ; m'y voici enfin », murmura-t-
elle. Cette pensée lui donna la force de hâter le pas vers ces blanches
maisons de pierre, ces maisons « qui ne changeaient jamais de place ».

93
Lorsqu'elle arriva aux abords du village, des chiens aboyèrent,
auxquels Rok, à son habitude, répondit avec fureur, si bien que Tsilla,
l'ayant saisi par le collier, eut beaucoup de peine à le calmer avant de
pouvoir aller frapper à la porte de la première demeure.
Cette porte s'ouvrit, une jeune fille parut. Elle considéra avec
étonnement l'inconnue qui se tenait sur le seuil, l'air épuisé, les
vêtements poussiéreux, les jambes égratignées par les plantes
épineuses, tenant par son collier ce chien à l'air féroce, qui la regardait
en grondant.
« Que veux-tu? demanda-t-elle.
— L'hospitalité, je te prie, pour quelques heures : je suis... très
fatiguée. »
En disant ces mots, Tsilla devint si pâle, que la jeune fille la crut
sur le point de perdre connaissance. Elle l'entoura de ses bras pour la
soutenir, tout en appelant :
« Mère! Mère! »
Et, tandis qu'une femme accourait, elle dit doucement :
« Entre, pauvre créature : nous t'assisterons de notre mieux. »
Aidée de sa mère, elle introduisit Tsilla dans la maison où on la
fit asseoir sur une pile de coussins. Puis, on lui offrit une écuelle de
lait chaud, après avoir lavé ses pieds meurtris, selon la coutume
hospitalière de ce pays.

« Tu as surtout besoin de repos et peut-être de sommeil, n'est-ce
pas? demanda la femme.
- Oh! oui, car j'ai marché toute la nuit.
— Alors, Séphora, ma fille, va te conduire à la chambre haute,
où tu pourras dormir aussi longtemps que tu le désireras. Tu nous
diras plus tard qui tu es et d'où tu viens. Mais, auparavant, tu
attacheras ton chien dans la cour, car il n'a pas l'air commode. Il ne se
laisserait pas approcher par nous. »
Tsilla noua donc au collier de Rok une cordelette dont elle lia
l'extrémité au tronc du figuier. Le féroce animal se laissa faire sans
protester, puis il s'étendit à l'ombre de l'arbre, prêt à s'endormir.
« Viens, dit alors Séphora. Appuie-toi sur moi. »
Un escalier extérieur, sur le côté de la maison, conduisait à la
terrasse qu'abritait un toit léger, soutenu par des colon-nettes de bois,
auxquelles s'accrochait une treille. C'est là que la jeune fille conduisit

94
Tsilla. Ayant rapidement déroulé une natte et entassé quelques
coussins, elle dit :
« Repose-toi, maintenant, et sommeille en paix. »
Tsilla eut tout juste le temps de murmurer : « Sois remerciée
pour ta bonté... » avant de tomber comme une masse sur la couche où
elle s'endormit aussitôt.
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, quelques heures plus tard, le chaud
soleil du milieu du jour pesait sur le village; mais il faisait bon, dans la
chambre haute, à l'ombre des pampres de la treille, qui se suspendaient
au bord du toit, comme une verte guipure.
Tsilla s'étira, poussa un grand soupir de bien-être, puis elle se
leva pour aller s'accouder au parapet de la terrasse. De là, elle voyait
la cour de son hôtesse dans un coin de laquelle, sans souci des
mouches qui le harcelaient, Rok se reposait de ses fatigues. Plus loin,
il y avait un jardin où poussaient des légumes inconnus, avec des
fleurs qu'elle n'avait jamais vues, à part les rosés de Jéricho, pareilles à
celles des bords du Jourdain.
Plus loin encore, c'était, avec sa fontaine, ses figuiers, ses
grenadiers, le joli village entouré de vignes, de champs, d'oliveraies au
feuillage argenté, d'où surgissait parfois le sombre fuseau d'un cyprès.
Séphora traversa la cour pour aller puiser de l'eau à la citerne et
Tsilla observa qu'elle était presque aussi blonde qu'elle-même.
Pourtant, avec son teint mat, son nez long, fin et légèrement busqué,
elle ne ressemblait guère à la fille adoptive de Kémuel.
Sans doute, au lointain pays de Gaule, dont Tsilla était
originaire, toutes les femmes ne possédaient pas son visage aux joues
rosés, ses cheveux d'or clair, son petit nez retroussé... mais voilà!
Tsilla les possédait et cela ne l'aidait point à passer inaperçue, comme
elle l'avait espéré.
Ayant levé la tête, Séphora la vit.
« As-tu bien dormi? demanda-t-elle en souriant.
- Oui, je me sens tout à fait reposée », répondit Tsilla, qui
songeait : « Allons, puisqu'on me sait réveillée, il faut descendre. »
Elle le fit à regret, sentant qu'on allait lui poser des questions
gênantes.
Cela ne manqua pas. Tandis que Séphora revenait avec sa cruche
pleine, Léa, sa mère, accueillit elle aussi la voyageuse en souriant,
mais elle demanda tout de suite :

95
Tsilla ne sut que répondre

96
« Dis-moi maintenant quel est ton nom.
- On m'appelle Tsilla.
- Et d'où viens-tu?
— De... des rives du Jourdain.
- Tu es étrangère à ce pays, n'est-ce pas?
- A quoi vois-tu cela? fit Tsilla embarrassée.
- A tes yeux, pâles comme le ciel d'hiver, à l'or clair de tes
cheveux, à ton teint de rose que le soleil brunit à peine.
- N'y a-t-il donc pas, en votre pays, des filles blondes aux yeux
bleus?
- Si... pourtant elles sont différentes de toi. Et puis, tu viens de
dire « en votre pays »... C'est donc qu'il n'est pas le tien. »
Tsilla ne sut que répondre et Léa poursuivit :
« De plus, tu es vêtue comme les nomades du désert qui vivent
au-delà du fleuve. Tu nous arrives « des rives du « Jourdain », m'as-tu
dit — en rougissant, d'ailleurs! — ne serait-ce pas plutôt... de
beaucoup plus loin? »
Que répondre à cela, sinon la vérité?
« En effet, ma tribu vient de Moab et campe de l'autre côté du
fleuve, fit Tsilla. J'espérais passer ici inaperçue, ajouta-t-elle toute
désemparée, mais je vois qu'il n'en est rien. Que ferai-je au milieu des
ennemis de mon peuple? Léa, Séphora, vous qui fûtes si bonnes pour
moi, n'allez-vous pas me jeter dehors, maintenant que vous savez...
- Tu nous offenserais si tu croyais cela, protesta Léa. Yahvé,
notre Dieu, ne nous ordonne-t-il point d'accorder l'hospitalité à tout
étranger qui frappe à notre porte? D'ailleurs, si les tiens ont pris les
armes contre notre roi, en es-tu la cause, toi, pauvre fille inoffensive?
- Ma mère a raison, ajouta Séphora : nous ne te voulons aucun
mal. Mais explique-nous pourquoi tu ne ressembles en rien à une
Moabite; dis-nous franchement ce que tu viens faire ici. »
Alors, Tsilla raconta toute son histoire et avoua qu'elle allait
tenter de retrouver son père adoptif, prisonnier dans la cité de Sion.
Elle parla de ce père avec tant de pitié, tant d'amour, que Léa et
Séphora avaient des larmes dans les yeux, lorsqu'elle se tut.
« Heureux Kémuel qui possède la plus dévouée des filles, oui,
heureux malgré son triste sort, dit Léa. Nous

97
t'aiderons de notre mieux, Tsilla, et te souhaitons de parvenir
jusqu'au captif.
Toutefois, remarqua Séphora, tout le monde, en ce pays, ne sera
peut-être pas aussi bien disposé envers toi : il en est qui ont la haine
des Moabites. »
Léa l'approuva :
« C'est vrai. Aussi, je te conseille d'être très prudente. Tâche de
ne parler aux gens que le moins possible. »
Puis, regardant Tsilla, elle ajouta :
« Il vaudrait mieux, aussi, ne pas porter ces vêtements tout juste
bons pour la vie de nomade, qui te feraient remarquer.
- Mais je n'en possède pas d'autres, dit Tsilla.
- Mère! s'écria Séphora, si je lui donnais une de mes robes,
devenue trop petite pour moi?
J'y pensais, ma fille. Va, et vêts cette enfant du désert, de telle
sorte qu'on puisse la prendre pour une des nôtres. »
Séphora conduisit Tsilla dans une petite pièce, derrière la salle
d'entrée.
« Voilà ma chambre », fit-elle.
Il n'y avait là qu'une natte, une lampe, posée dans une niche du
mur, et un coffre. Soulevant le lourd couvercle de ce coffre, Séphora
en sortit une robe de laine crème dont le bas se terminait en frange.
C'était un modeste vêtement de paysanne, mais d'un tissu plus fin que
la grossière étoffe, tissée sous la tente, dont Tsilla était revêtue. La
petite nomade la trouva superbe.
La robe fut serrée à la taille par une ceinture rayée de rouge, aux
longs pans retombant sur le côté.
« Tu pourras conserver ton voile car il est beau », remarqua
Séphora.
Tsilla sourit.
« C'est ma mère, Jédida, qui me Fa prêté : je suis heureuse qu'il
te plaise. Mon bracelet est à elle aussi : je dois
le remettre comme souvenir et gage de sa tendresse à Kémuel,
son époux. Il le lui donna, lorsqu'il la prit pour femme. »
Séphora parut émue.

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« Les gens de tous les peuples s'aiment pareillement, fit-elle
doucement; pareillement, ils souffrent d'être séparés et leur joie est la
même lorsqu'ils se retrouvent. Pourquoi donc faut-il que ces peuples
se fassent la guerre?
- Je me le demande aussi », soupira Tsilla.
Léa fut satisfaite en constatant la transformation de la
voyageuse.
« Tu pourras continuer ta route avec moins de risques, dit-elle.
- La ville de David est-elle encore loin? s'informa Tsilla.
- A deux journées de marche environ, mais dans des contrées
qui ne sont pas toujours aussi peuplées et riantes que celle-ci. La route
de Jéricho à la cité de Sion passe à travers des montagnes arides,
désertes, où l'on fait parfois de mauvaises rencontres. Cela m'inquiète
pour toi. Si tu aperçois des gens qui aillent où tu vas, suis-les afin de
n'être pas seule. Il est vrai, ajouta-t-elle en désignant Rok, que tu
parais avoir un bon gardien.
- Oui, il m'a défendue et même sauvée plus d'une fois.

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- Mère, demanda Séphora, je devais aller demain chez mon
oncle Azer : ne puis-je m'y rendre dès aujourd'hui? J'accompagnerais
Tsilla jusqu'au « village des grenades ». Nous pourrions prendre
l'ânesse avec son ânon, ce qui éviterait quelques heures de marche à
notre voyageuse.
- Allez donc toutes deux, ma fille, j'y consens volontiers, mais,
auparavant, sers vite le repas : vous partirez tout de suite après. »
Séphora s'empressa d'apporter le plat de fèves qui mijotait sur le
brasero, avec des tranches de mouton rôti, des olives et du fromage.
« Tu donneras aussi un peu de vin, en l'honneur de notre invitée
», ordonna Léa.
Plusieurs hautes jarres étaient enfoncées, par leur base pointue,
dans le sol de terre battue. La jeune fille alla y puiser un liquide d'une
belle couleur de rubis, dont on emplit la coupe de Tsilla. C'était donc
cela, le vin?
Il paraissait si frais, si délicieux, qu'elle en but une grande
gorgée... mais elle devint aussitôt toute rouge, tandis que les larmes lui
montaient aux yeux.
« J'ai cru avaler du feu! » murmura-t-elle.
La mère et la fille se mirent à rire :
« Tu n'as jamais goûté de vin, et cela te surprend, mais si tu le
dégustais à petits coups, tu verrais que le jus de la treille est bon... à
condition de ne pas en abuser.
- Que de choses nouvelles je découvre en ce pays! » murmura
Tsilla.
Dès que le repas fut terminé, Séphora alla dans la cour. Elle fit
sortir de l'écurie une ânesse et un petit âne gris.
« Tu le monteras, dit-elle à Tsilla. Il ne portera que toi. Quant à
sa mère, elle transportera, outre ma personne, quelques présents pour
mon oncle et sa famille. »
L'incorrigible Rok, réveillé en sursaut, aboya follement à la vue
des deux montures, mais on le fit taire avec une bonne pâtée qu'il
dévora pendant que Léa aidait sa fille à charger l'ânesse de deux sacs
de grains ainsi que d'une corbeille contenant des pots de miel et des
fruits secs.
« En route, maintenant! » s'écria Séphora.
Tsilla s'approcha de Léa et, levant sur elle son clair regard tout
brillant de reconnaissance :

100
« Comment pourrais-je te remercier assez, Léa? demanda-t-elle.
Tu fus pour moi aussi bonne qu'une mère. Je n'oublierai jamais les
douces heures passées dans ta maison. »
Léa la serra dans ses bras en disant :
« Nous te reverrons, n'est-ce pas, mon enfant? Tu t'arrêteras ici,
en revenant. Ainsi nous saurons si tu es parvenue au but de ton
voyage. »
A ces mots, le cœur de Tsilla se serra. Ce but incertain,
Patteindrait-elle? Et puis, la pensée de refaire seule le long chemin
qu'elle venait de parcourir en affrontant, peut-être, de nouveaux
dangers, lui était fort pénible. Elle n'aimait pas évoquer ce retour.
Léa vit son air soucieux alors qu'elle montait sur le petit âne,
tandis que Séphora s'installait entre les deux sacs de grains que portait
l'ânesse.
« Aie confiance, Tsilla, fit-elle doucement : nous invoquerons
l'Éternel notre Dieu pour qu'il guide tes pas », promit la bonne hôtesse.
Puis, elle ajouta :
« Allons, partez, mes filles : bon voyage ! » Tsilla fit un dernier
signe d'adieu, lorsque, suivies de Rok, les montures franchirent le
portail de la cour. Léa y répondit, puis elle regarda les voyageuses
traverser le village pour s'engager ensuite entre les oliveraies, les
vignes et les champs de blé, sur le chemin de la ville de David.

101
CHAPITRE XII

CHEZ L'ONCLE AZER.

REDOUTABLE RENCONTRE

QUEL PLAISIR de n'être plus seule et de voyager, juchée sur un


petit âne, en compagnie d'une charmante jeune fille !
Sous le chaud soleil, parmi les champs ou les vignes, Tsilla
bavardait avec Séphora et retrouvait, pour un moment, la gaieté et
l'insouciance de son âge.
En traversant les villages, elle s'émerveilla devant leurs maisons
badigeonnées de blanc, enguirlandées de treilles, ombragées de
figuiers, devant leur fontaine ou leur puits qui donnait de l'eau en
abondance et leurs jardins fleuris.
Lorsque, vers le soir, on approcha du hameau où demeurait
Azer, Séphora prévint son amie qu'elle ne cacherait rien de ce qui la
concernait à son oncle.
« Il est aussi bon que ma mère, assura-t-elle, et ne te voudra que
du bien. »

102
Les jeunes filles trouvèrent Azer assis avec ses fils sous le
figuier de la cour. Ils se reposaient, après le travail de la journée, en
attendant le repas que préparait la tante Tirzah.
Elles furent accueillies par des exclamations de surprise :
« Séphora! Te voilà donc!
- Nous ne t'attendions que demain!
- La paix soit avec toi : tu es la bienvenue !
- Et ta compagne aussi, dit la tante en considérant Tsilla avec
surprise.
- C'est à cause d'elle, justement, que j'arrive un jour plus tôt, dit
Séphora. Voilà Tsilla, fille de Kémuel, qui se rend à la ville de
David... et voilà son chien, ajouta-t-elle en désignant Rok, qui entrait
dans la cour l'air des plus hargneux devant tant de visages nouveaux.
— Oh! celui-là nous l'avons entendu, avant de le voir, répondre
à tous ses pareils du village! fit l'oncle en riant. Paix, paix! ajouta-t-il,
comme le molosse s'avançait vers lui en grondant.
- Couche-toi, mon chien, ordonna Tsilla d'une voix douce, à
laquelle Rok obéit aussitôt.
— D'où vient cette fille aux cheveux d'or que tu nous
amènes? » demanda Tirzah les yeux brillants de curiosité.
Séphora sourit à Tsilla.
« Je t'éviterai la peine de raconter ton histoire une fois de plus,
petite amie, dit-elle : mon oncle et sa famille l'apprendront de ma
bouche. »
Lorsqu'elle se tut, après avoir renseigné ses parents, chacun
garda le silence, attendant que le père donnât son avis.
Azer caressa sa barbe noire d'un air songeur, puis il dit
lentement:
« Il y a des filles dévouées chez tous les peuples, même chez
ceux qui sont nos ennemis. Il y a des Moabites au cœur généreux,
comme ce Kémuel qui sauva, au prix de tant de souffrances, une
enfant abandonnée et lui servit de père. Cela est bon, devant l'Eternel :
nous devons nous en réjouir. Tsilla, ma maison est la tienne : tu y
resteras tant que tu voudras. Ensuite, nous t'aiderons à atteindre le but
de ton voyage. Pour commencer, tu vas partager notre pain.
« Josias! Manassé! ordonna-t-il en se tournant vers ses fils,
débarrassez l'ânesse de son chargement, puis vous la mettrez à l'écurie
avec son petit. »

103
Un moment plus tard, dans la vaste pièce qu'éclairait seule la
porte ouverte, Tsilla s'asseyait sur la natte, avec ses hôtes, autour de la
table basse, où Tirzah déposait le premier plat du repas.
Azer interrogea sa jeune fille et lui prodigua conseils et
recommandations pour la suite de son voyage.
« Tu emporteras quelques provisions et de l'eau, car tu
traverseras des régions désertes, sans trouver un seul village, fit-il.
- Oui, je sais. Léa m'a dit cela. Elle m'a aussi prévenue que l'on
peut y faire de mauvaises rencontres.
- Les brigands ne manquent pas, en effet, dans ces montagnes.
Fasse Yahvé que tu n'en rencontres point. Il est vrai qu'ils n'auraient
rien à te voler et que tu ne les intéresserais guère. Ils te laisseraient
passer sans t'inquiéter.
- D'ailleurs, j'ai mon chien. Avec lui, je ne crains rien, reprit
Tsilla. Ce qui me préoccupe, c'est de savoir comment, une fois arrivée
à la cité, je trouverai la prison où mon père est captif. Je voudrais
éviter de le demander, de peur d'éveiller des soupçons. Et puis, où
habiterai-je, si je dois chercher Kémuel pendant plusieurs jours? Je
pense qu'il n'est pas « Demain! Demain, à cette heure, je serai peut-
être déjà dans la cité de David... tout près de Kémuel, mon père ! »
« Tâche de trouver des gens qui aillent où tu vas et suis-les »,
avait dit Azer. Mais, lorsque après avoir pris congé de ses hôtes ainsi
que de la charmante Séphora, dont il lui fut dur de se séparer, Tsilla
eut cheminé pendant presque trois heures sur le chemin de la cité de
David, elle était toujours seule.
Aussi loin que ses regards pouvaient parcourir la route, qui
s'élevait au flanc de la montagne avec mille lacets, elle ne voyait
personne derrière elle. Le seul voyageur qu'elle rencontra fut un
vieillard, monté sur son âne, qui descendait vers Jéricho.
Il y avait peu de chances, maintenant, pour que quelqu'un la
rejoignît, car les gens ne voyageaient guère aux heures chaudes de la
journée. Il fallait être, comme elle, pressé d'arriver, pour braver la
brûlure du soleil sur ce chemin sans ombre.
Comme on l'en avait prévenue, la région montagneuse qu'elle
traversait était aride, dénudée, coupée par des ravins caillouteux, ou
par d'énormes entassements de rochers. Tandis qu'elle avançait
péniblement, des nuées de mouches bourdonnaient autour d'elle et la
harcelaient.

104
Elle ne s'arrêta qu'un instant pour manger Mais sitôt son sac
refermé, elle se remit en route, hantée par la pensée qu'il lui fallait
absolument atteindre la ville le soir même, pour ne pas avoir à dormir
au sein de cette impressionnante solitude.
« Et toujours personne... personne! Nous sommes bien seuls,
tous les deux, mon pauvre Rok! » dit-elle, parlant à son compagnon
comme elle en avait pris l'habitude.
Mais, à l'instant où elle venait de dire « nous sommes bien
seuls», deux têtes surgirent derrière les rochers qui surplombaient le
chemin : celles de deux hommes au teint très brun, à la barbe noire,
hirsute, dont les yeux et les dents blanches luisaient dans le sombre
visage.
Dès que Tsilla s'approcha, ces inconnus, sautant de roche en
roche, descendirent sur le chemin où ils se tinrent immobiles,
attendant qu'elle les rejoignît.
Tremblante, elle avança lentement vers eux, le cœur battant de
terreur à mesure qu'elle distinguait mieux la mine patibulaire de ces
gens, les coutelas passés dans leur ceinture, l'énorme gourdin,
véritable massue, que chacun d'eux tenait à la main.
Des brigands! C'étaient sûrement des brigands, de ceux dont
Azer avait dit qu'ils ne manquaient point dans cette contrée déserte!
Affolée, Tsilla regarda autour d'elle : d'un côté, la route montait,
depuis la vallée, sans qu'il y passât âme qui vive; de l'autre, c'était la
montagne aride et rocailleuse;... en face, il y avait ces hommes qui
l'attendaient en lui barrant le chemin.
Elle marcha plus lentement encore, si lentement, qu'un des
brigands l'interpella de loin :
« Tu n'es pas pressée, la fille! Avance donc ! »
« Il ne faut pas avoir l'air de les craindre », pensa-t-elle. Aussi,
hâtant le pas, elle arriva devant eux et dit en essayant d'affermir sa
voix :
« Laissez-moi passer!
- Hé ! là ! Pas si vite, la belle, fit le plus âgé des deux hommes :
tu passeras quand tu nous auras donné tout l'argent que tu as sur toi.
- De l'argent? Je n'en ai point.
- Allons donc! nous n'en croyons rien.
— Et pourtant, c'est ainsi.
— Nous allons bien voir. Ouvre ton sac. »

105
Il fallut obéir. Elle tendit sa besace que les hommes fouillèrent
en vain.
« Rien! dit le plus jeune. Tu l'as donc sur toi, dans les plis de ta
ceinture, par exemple : c'est souvent là que les gens portent leur
magot! »
II voulut dénouer l'écharpe rayée qui serrait à la taille la robe de
Tsilla. Celle-ci cria en lui repoussant vivement la main :
« Je n'ai rien, laisse-moi! »
Alors l'homme, hors de lui, la gifla violemment.
Il ne l'eut pas plus tôt frappée, que Rok avec des aboiements
furieux se précipita sur lui pour défendre sa maîtresse. Mais l'autre
brigand lui asséna un formidable coup de sa massue et l'étendit,
inanimé, au bord du chemin.
« Rok! gémit Tsilla, Rok, mon pauvre chien! Maudits soyez-
vous, car vous l'avez tué!
— Maudite toi-même : tu as de l'argent et tu le caches.
- Non! Non! Encore une fois, je n'ai rien! Voyez plutôt! »
Et dénouant elle-même son écharpe, elle la secoua devant les
deux hommes.

106
Ceux-ci durent bien reconnaître que cette jeune voyageuse ne
possédait pas la plus modeste piécette de bronze.
« Mais, remarqua l'un d'eux, son voile est beau : nous en tirerons
un bon prix.
Vous n'allez pas me le prendre! protesta Tsilla; c'est celui de
ma mère : elle me l'a seulement prêté. »
Pour toute réponse, le brigand lui arracha l'étoffe légère brodée
de vives couleurs.
« Regarde, fit son compagnon, le bracelet n'est pas laid non plus.
- Le bracelet! Oh! laissez-le-moi, supplia-t-elle; il ne
m'appartient pas! Par pitié, laissez-le-moi!
— Finis de faire tant de manières ! » grogna l'un des hommes.
Et, lui prenant brutalement le bras, il fit glisser le cercle d'argent orné
de turquoises et le jeta, ainsi que le voile, dans la besace pendue à son
épaule.
« Maudits! Maudits! cria Tsilla hors d'elle.
- Tais-toi si tu ne veux pas que je t'assomme comme ton chien »,
dit le brigand en levant son gourdin d'un air menaçant. Puis, il ajouta
en ricanant :
« Ah, ah! la vue du bâton t'a fermé la bouche, n'est-ce pas !
Allons ! Maintenant, nous te laisserons passer : tu peux continuer ton
chemin. »
Et les deux hommes, quittant la route, disparurent parmi les
rochers.
Désespérée, pleurant à chaudes larmes, Tsilla alla se pencher au-
dessus de Rok, toujours étendu inanimé.
« Mon chien, mon bon chien, que ferai-je sans toi! sanglotait-
elle. La perte de deux précieux objets serait peu de chose, si... »
Soudain, elle s'interrompit : un léger frémissement venait de
parcourir le grand corps de Rok et, lentement, il ouvrit les yeux.
« II n'est pas mort! Il n'est pas mort! s'écria joyeusement Tsilla.
Oh! Rok, ces maudits ne t'ont pas tué! »
Non, Rok n'était pas mort! Il reprit même rapidement
connaissance. Le puissant molosse avait la tête dure; le coup de
massue n'était parvenu qu'à l'étourdir un moment. Bientôt, il se leva et
regarda sa jeune maîtresse. Alors, le larcin dont elle venait d'être
victime revint à la mémoire de Tsilla et ses larmes coulèrent de
nouveau.

107
« Tu vois, Rok, tu vois, ils m'ont pris le voile de Jédida ainsi que
le souvenir qu'elle envoyait à mon père, le bracelet d'argent orné de
turquoises. Oh! que ne donnerais-je pas pour les retrouver! »
Mais le chien ne parut nullement prendre part à sa peine. Il
regardait la montagne, du côté où les brigands s'étaient enfuis.
Au bout d'un instant, il leva la tête, renifla, poussa un léger
aboiement et partit comme une flèche, suivant la trace des deux
hommes.
- Rok! cria Tsilla éperdue; non! non! n'y va pas! reviens tout
de suite ; cette fois, ils te tueront ! »
Mais le chien courait toujours, sans paraître même entendre
l'appel angoissé de sa maîtresse.
Tsilla le regarda grimper vers le faîte de la montagne. Bientôt, il
disparut derrière une crête rocheuse.
« II ne reviendra plus, murmura-t-elle, atterrée : je me suis
réjouie trop tôt! Maintenant, c'est avec leurs couteaux qu'ils le
frapperont. »
Dans son affolement, elle ne pensait même pas que ses
agresseurs pouvaient revenir et qu'il serait prudent de s'éloigner au
plus vite. Elle restait là, debout au milieu du chemin, le regard fixé sur
l'endroit par où le chien avait disparu, guettant et attendant, sans grand
espoir pourtant, de voir reparaître son fidèle compagnon.
Mais la montagne restait déserte... Rok ne revenait pas.
Tout à coup, elle entendit courir sur le chemin, derrière elle.
S'étant retournée elle poussa une exclamation de surprise et de joie.
Après avoir rejoint la route par un ravin où Tsilla ne pouvait le
voir, Rok accourait vers elle... Rok, qui tenait dans sa gueule le sac du
brigand, qu'il vint déposer à ses pieds.
« Est-ce possible! Tu leur as pris cela! Comment, comment as-tu
fait? » balbutia-t-elle.
Si intelligent que fût Rok, il ne pouvait tout de même pas
raconter ce qui s'était passé! Il se contenta donc de pousser de petits
jappements satisfaits. Tsilla ne devait jamais savoir de quelle manière
il s'était emparé du sac sans être assommé.
Comme il ne présentait aucune trace de coups ni aucune
blessure, elle supposa que les brigands avaient déposé leur butin en un
lieu où le chien avait pu reprendre la besace sans être vu.

108
Ouvrant celle-ci d'une main tremblante, elle en tira le voile et le
bracelet. Elle aperçut encore, au fond, des bijoux inconnus, mêlés à
des pièces d'argent. Mais Tsilla ne voulait que ce qui lui appartenait.
Jetant le tout derrière un rocher, elle se hâta de s'éloigner suivie de son
chien.

109
CHAPITRE XIII

LA FIN DU VOYAGE

ET si LES BRIGANDS ont aperçu Rok emportant leur sac? se dit


soudain Tsilla; ils vont se lancer à notre poursuite afin de le
reprendre!»
A cette pensée, elle fut prise d'une véritable panique et se mit à
courir, à perdre haleine, jusqu'au moment, où à bout de souffle, elle
dut s'arrêter en disant :
« Je ne peux plus avancer, mon chien, je suis trop fatiguée... Toi
aussi, sans doute. Reposons-nous un instant. »
Mais, assise au bord du chemin, elle ne se sentait pas tranquille.
Sans cesse, elle regardait avec inquiétude la route déjà parcourue,
craignant encore de voir surgir les deux larrons.
Tout à coup, il lui sembla entendre une rumeur lointaine. Oui, le
bruit se précisait : quelqu'un venait.

110
Vivement, elle se mit debout, prête à fuir, mais le son d'une voix
haute et claire l'immobilisa, rassurée : les brigands, assurément, ne
signaleraient pas leur approche en chantant !
Bientôt, elle comprit qu'il s'agissait d'une troupe assez
nombreuse, car elle distinguait maintenant le heurt sonore des sabots
de plusieurs ânes sur les cailloux du chemin, des appels, des rires, et,
toujours dominant le bruit grandissant, le chant joyeux dont elle
saisissait distinctement les paroles :
« Holà! gens de la cité!
Aidez-moi donc à chercher ma Rahel,
Car je ne sais où la trouver.
— Mais, mon ami, comment la reconnaîtrions-nous?
— Vous la reconnaîtrez à ce qu'elle est la plus belle :
C'est un narcisse de Saron au sein des épines,
Une pierre précieuse parmi les cailloux,
Une blanche colombe au milieu des corbeaux... »
La jolie chanson ! Et quelle joie, quel soulagement pour Tsilla
d'entendre venir cette troupe joyeuse!
Elle apparut bientôt au tournant du chemin. Il y avait là une
quinzaine d'hommes et de femmes, montés sur des ânes lourdement
chargés. Le jeune chanteur allait devant, les autres suivaient, bien
vêtus, l'air de belle humeur. Mais Tsilla observa que tous les
voyageurs portaient un poignard passé dans leur ceinture.
Lorsqu'ils arrivèrent près d'elle, le garçon s'arrêta de chanter et
sourit en voyant les efforts qu'elle faisait pour retenir par son collier
Rok, qui grondait à son habitude.
« Où vas-tu? demanda le jeune homme.
— A la cité de David.
— Nous aussi, dit une femme.
- Êtes-vous des marchands? s'informa Tsilla.
- Oui. Tu peux voir que nos ânes portent beaucoup de choses à
vendre : étoffes, poteries, corbeilles, sandales...
- N'avez-vous pas été attaqués par des brigands? » Les hommes
se mirent à rire.
« Des brigands? fit l'un d'eux. Ils n'oseraient s'en prendre à
quinze personnes! D'ailleurs, on ne voyage pas sur cette route sans
avoir de quoi se défendre, ajouta-t-il en montrant son poignard.

111
- Pourquoi dis-tu cela? interrogea la femme; aurais-tu été
assaillie par des malfaiteurs?
— Justement! »
Et Tsilla, encore sous le coup d'une grande émotion, raconta sa
mésaventure.
« Puis-je voyager avec vous? demanda-t-elle en terminant.
- Si tu veux. Malheureusement, nous ne pouvons te prêter une
monture : tous nos ânes sont trop chargés.
- Gela ne fait rien : je suivrai à pied », dit Tsilla tout heureuse de
n'être plus seule.
Elle chemina d'abord à la tête de la caravane, à côté du garçon
qui recommençait à chanter que sa Rahel était la plus belle, mais qu'il
ne savait où la trouver. Au bout d'un moment, elle se trouvait déjà plus
en arrière... Une heure après, elle suivait avec peine le dernier âne qui
fermait la marche.
Soudain, un homme cria :
« Il faut nous hâter, si nous voulons atteindre la ville avant la
nuit! »
Alors, les voyageurs pressèrent leurs montures qui se mirent à
trotter et, sans plus se soucier de Tsilla, ils s'éloignèrent, la laissant
seule sur le chemin.
Déçue, elle les vit disparaître, tandis que le bruit de leurs voix,
de leurs rires et de leurs chants s'éteignait peu à peu.
Silence, solitude, bourdonnement obsédant des mouches, brûlure
du soleil déclinant,... tout était hostile, tout était décourageant autour
de Tsilla. Infiniment lasse, le cœur serré, elle pensait :
« Voilà! Ce que je redoutais le plus m'arrive : je n'atteindrai pas
la ville ce soir. Il faudra, ou marcher toute la nuit sur cette route si peu
sûre, ou dormir parmi ces rochers. D'une manière ou de l'autre je
mourrai de peur. O père chéri, tu ne sauras jamais ce que ta fille a
souffert pour parvenir jusqu'à toi ! »
Rassemblant tout son courage, elle continua pourtant à cheminer,
sans s'arrêter un instant, jusqu'au coucher du soleil... Ce fut à ce
moment que d'autres gens la rejoignirent au trot rapide de leurs ânes.
Des marchands aussi, apparemment, mais qui n'étaient ni aussi
nombreux ni aussi bruyants que les voyageurs précédents.

112
Quatre hommes, déjà âgés, et deux femmes, emmenaient, outre
leurs propres montures, des ânesses chargées de sacs et une dizaine
d'ânons, qu'ils allaient vendre au marché de la ville.
Le vieillard qui se trouvait à la tête de la petite troupe aperçut, au
bord du chemin, cette fille blonde à l'air désemparé, fixant sur lui un
regard timide et suppliant. Il fit aussitôt arrêter la caravane.
« Où vas-tu, mon enfant? demanda-t-il? Tu parais bien lasse.
— Je vais à la cité de David, mais je n'y arriverai pas ce soir,
répondit tristement Tsilla.
- Nous non plus, dit le marchand. Nous voulons voyager de nuit,
afin d'avoir moins chaud, et nous pensons être aux abords de la ville
avant l'aube. Là, nous nous arrêterons quelques heures pour dormir
avant de monter jusqu'au marché. Veux-tu nous accompagner? Un
de nos ânons peut te porter : ainsi, tu termineras le voyage sans trop
de fatigue. »
Le visage de Tsilla s'illumina de plaisir et de reconnaissance :

113
La petite caravane s'ébranla.

114
« Comment te remercierai-je assez? fit-elle; rien ne pouvait
m'arriver de plus heureux que la rencontre de gens aussi obligeants
que vous!
- Choisis ta monture, ma fille », dit une des femmes en
souriant.
Tsilla s'approcha d'un des petits ânes aux poils gris, au muffle
rosé, et sauta sur son dos, où elle s'assit confortablement.
« En route! » dit alors le vieillard qui paraissait le chef de tous
les autres.
La petite caravane s'ébranla, les ânesses sans trop se presser, les
ânons en trottinant allègrement, l'infatigable Rok marchant fidèlement
à côté de sa jeune maîtresse.
La nuit vint apportant, avec elle, une fraîcheur délicieuse. Il
faisait assez clair pour que l'on distinguât le chemin. Les montures
avançaient, d'un pas égal et sûr. Le bruit de leurs sabots sur les
cailloux troublait seul le silence.
Les marchands n'étaient pas curieux. Personne ne demanda d'où
venait Tsilla, ni pour quelle raison elle voyageait. Elle en fut
infiniment soulagée.
Bien avant le jour, on atteignit la vallée d'un torrent presque à
sec, au bord duquel poussaient des micocouliers et des oliviers. Le
chef des marchands s'arrêta.
« Voilà le Cédron, dit-il. La ville est toute proche, derrière cette
montagne. Reposons-nous jusqu'au lever du soleil ; alors, en une
heure, nous serons sous les murs de la cité de David. »
« Derrière cette montagne », avait dit le vieillard. Tsilla,
enveloppée dans une couverture prêtée par l'une des femmes et
couchée sur l'herbe au pied d'un arbre, ne pouvait dormir comme ses
compagnons. Elle regardait le ciel, sur lequel se découpait la crête
rocheuse, en se répétant :
« Ce ciel avec ses milliers d'étoiles s'étend au-dessus de la prison
où respire mon père. Je suis tout près, tout près de lui, maintenant. »
Alors son cœur battait d'impatience et d'espoir.
Au soleil levant, elle était déjà debout, prête à se mettre en route.
Mais ses compagnons, moins pressés, ouvrirent leurs sacs, en sortirent
des provisions et commencèrent à manger. Tsilla n'eut pas la patience
de les attendre.
« J'ai hâte d'arriver, dit-elle, aussi vais-je partir tout de suite.

115
— Ne veux-tu point partager notre repas?
- Non, non, je n'ai pas faim.
- Emporte au moins ces quelques figues, dit le vieillard.
Elle prit avec reconnaissance la nourriture qu'on lui tendait et
s'informa :
« Je n'ai qu'à suivre le chemin, n'est-ce pas?
- Oui. Il te conduira au pied de la hauteur sur laquelle s'élève la
ville.
- Soyez remerciés pour votre bonté; que la paix soit avec vous.
Viens, Rok! » dit Tsilla.
L'instant d'après, grignotant sans appétit ses figues sèches, elle
entamait, en compagnie de son chien, la dernière étape du voyage.
Brusquement, Tsilla s'arrêta le souffle coupé, en proie à une
intense émotion. La cité de David venait d'apparaître au tournant du
chemin.
Quel spectacle grandiose! Fièrement dressée sur son éperon
rocheux, la ville inscrivait sur le ciel d'un bleu profond ses remparts et
les masses majestueuses de la citadelle et du palais royal que dorait le
soleil matinal.
Non loin du palais, on apercevait des jardins, avec des arbres
fleuris, des micocouliers, de hauts cyprès d'un vert presque noir, mais,
de chaque côté de la route qui montait en pente raide jusqu'à la cité, le
sol pierreux n'était couvert que de cactus géants et de chardons bleus.
Sur cette route, Tsilla n'était plus seule. Venant de tous côtés,
des hommes, des femmes, des enfants montaient vers la cité, certains à
pied portant des couffins ou poussant devant eux des brebis qu'ils
allaient vendre, d'autres sur des ânes lourdement chargés, quelques-
uns, plus rares, sur des chameaux.
Lorsque, mêlée à tous ces voyageurs, Tsilla atteignit le haut de la
côte, elle trouva plus de monde encore, car, malgré l'heure matinale, le
marché, qui se tenait hors des murs de la ville, bourdonnait déjà
comme une ruche.
Que de bruit succédant au silence des contrées désertes!
Que d'animation, après les longues heures de solitude! Quel
amoncellement bariolé de marchandises!
Fruits, légumes, beignets sucrés au miel, confitures sèches,
grains, farine, épices, brochettes de passereaux abattus à coups de
fronde par des gamins, qui en donnaient deux pour une piécette de

116
bronze; tissus, tapis, bijouterie de pacotille : boucles d'oreilles de
filigrane, colliers de pierres fausses, bracelets de cuivre ou d'argent,
tout cela rutilait, luisait, étincelait au soleil.
Les commerçants interpellaient les chalands; les acheteurs
marchandaient âprement, parlant fort en gesticulant; des enfants se
faufilaient dans la foule en courant, avec des cris aigus, tandis qu'au
sein de toute cette agitation et de tout ce bruit, tintinnabulaient sans
arrêt les clochettes pendues aux harnais des ânes qui fendaient le flot
humain, leur maître sur le dos.
Là-bas, des gens, sortant de la ville pour venir au marché,
émergeaient de l'ombre d'une porte dont la voûte s'ouvrait dans
l'énorme épaisseur des remparts.
Tsilla se dirigea vers cette porte, escortée par son chien,
étonnamment silencieux, qui paraissait impressionné comme sa
maîtresse par le monde étrange dans lequel il pénétrait, certes, pour la
première fois.
Le moment tant attendu où la voyageuse entrerait enfin dans la
cité de David était arrivé.

117
CHAPITRE XIV

LA MARCHANDE DE PARFUMS.
OÙ EST KÉMUEL?

PASSÉ la porte de la ville, Tsilla pensait trouver un peu plus de


calme. Mais, dans les ruelles tortueuses qu'elle découvrit, l'agitation
était la même, pire, peut-être, à cause de l'étroit passage où les gens se
pressaient pour se rendre au marché.
Remontant, en sens contraire, vers le centre de la cité, bousculée,
étourdie, cramponnée au collier de Rok qu'elle craignait de perdre au
milieu de la foule, Tsilla finit par se réfugier dans l'embrasure d'une
porte, d'où elle regarda déferler ce flot humain en se demandant s'il
cesserait jamais de s'écouler.
Il cessa, pourtant, un peu plus tard, quand tout le monde fut hors
des murs. Alors, elle put parcourir les rues où ne circulaient plus que
quelques rares passants, afin de se mettre à la recherche de Tamar, la
marchande d'épices et de parfums qu'Azer lui avait indiquée.

118
« Es-tu donc étrangère ?

119
N’es-tu jamais entré dans une grande ville comme celle-ci ? »

120
Mais comme toutes ces petites rues se ressemblaient! Mêmes
murs de maisons presque sans fenêtres, mêmes portes donnant sur la
cour intérieure, mêmes arceaux de pierre reliant les façades d'un côté à
l'autre de la venelle, ces tortueuses artères se croisaient,
s'enchevêtraient, tournaient brusquement, si bien qu'après avoir
marché une heure, Tsilla se retrouva à l'endroit d'où elle était partie.
« Je ne découvrirai jamais la maison de cette femme, pensa-t-
elle, découragée. Il faut me décider à demander mon chemin. »
« Parle aux gens le moins possible », avait conseillé Léa. C'était
prudent, en effet, mais pourtant Tsilla se trouvait bien obligée de
s'enquérir de Tamar et de l'endroit où elle demeurait. Préférant
s'adresser à un enfant, elle arrêta un petit garçon pour le questionner.
Hélas! le petit garçon dit qu'il ne connaissait pas Tamar et passa
son chemin.
Une fillette le suivait portant du pain. Celle-là, peut-être, la
renseignerait.
Oui, la petite savait où demeurait la marchande de parfums ; sa
maison se trouvait, en effet, sur une place tout en haut de la ville.
« Explique-moi, je te prie, par où je dois passer pour m'y rendre
», demanda-t-elle.
La fillette se lança dans des explications tellement embrouillées
qu'elle finit par s'arrêter en disant :
« Tu parles notre langue, mais tu n'as pas l'air de comprendre
ce que je te dis. Es-tu donc étrangère? N'es-tu jamais entrée dans une
grande ville comme celle-ci? - Non. Je... j'arrive d'un village, près de
Jéricho.
- Cela se voit! fit la jeune citadine avec un sourire
condescendant. Eh bien, viens avec moi : je vais te conduire.»
Tsilla la suivit à travers un dédale de rues et de venelles, jusqu'au
moment où elles débouchèrent sur une petite place ensoleillée.
« C'est là, dit la fillette en désignant une maison. Je te laisse, car
ma mère m'attend. »
Une petite place tranquille, presque déserte... Sous une voûte
ombreuse, le filet d'eau d'une fontaine tombait en murmurant dans un
bassin. Des pigeons parcouraient, de leurs petites pattes de corail, les
pavés chauds de soleil en picorant quelques graines tombées. Trois ou
quatre enfants, assis sur le seuil d'une porte, jouaient aux dés. En face
de la fontaine, un figuier dépassait le mur éblouissant de blancheur

121
d'une cour, sur lequel l'ombre de ses feuilles dessinait comme une
lourde dentelle indigo. A xôté, un grenadier montrait à la fois ses
fleurs écarlates et ses fruits encore verts.
Oui... tout était bien comme Azer l'avait dit. Il ne restait plus
qu'à frapper à la porte de la maison attenante à la cour désignée par la
petite fille.
Tsilla frappa, mais personne ne répondit. Au bout d'un instant,
elle frappa de plus en plus fort, toujours sans résultat.
« Inutile de faire tant de bruit, lui cria un enfant; tu vois bien
qu'il n'y a personne. Tamar est au marché. Ignores-tu qu'elle y va
régulièrement vendre ses parfums et ses épices?
- Peux-tu me dire quand elle reviendra?
— A la fin de la matinée, sans doute, elle ne reste jamais
jusqu'au soir.
— Cela la fatiguerait trop, car elle n'aime guère le travail,
ajouta un autre enfant en riant.
- C'est bon, dit Tsilla, j'attendrai. »
Elle s'assit sur le seuil, Rok couché à ses pieds, et elle attendit.
- Cela se voit! fit la jeune citadine avec un sourire
condescendant. Eh bien, viens avec moi : je vais te conduire.»
Tsilla la suivit à travers un dédale de rues et de venelles, jusqu'au
moment où elles débouchèrent sur une petite place ensoleillée.
« C'est là, dit la fillette en désignant une maison. Je te laisse, car
ma mère m'attend. »
Une petite place tranquille, presque déserte... Sous une voûte
ombreuse, le filet d'eau d'une fontaine tombait en murmurant dans un
bassin. Des pigeons parcouraient, de leurs petites pattes de corail, les
pavés chauds de soleil en picorant quelques graines tombées. Trois ou
quatre enfants, assis sur le seuil d'une porte, jouaient aux dés. En face
de la fontaine, un figuier dépassait le mur éblouissant de blancheur
d'une cour, sur lequel l'ombre de ses feuilles dessinait comme une
lourde dentelle indigo. A xôté, un grenadier montrait à la fois ses
fleurs écarlates et ses fruits encore verts.
Oui... tout était bien comme Azer l'avait dit. Il ne restait plus
qu'à frapper à la porte de la maison attenante à la cour désignée par la
petite fille.
Tsilla frappa, mais personne ne répondit. Au bout d'un instant,
elle frappa de plus en plus fort, toujours sans résultat.

122
« Inutile de faire tant de bruit, lui cria un enfant; tu vois bien
qu'il n'y a personne. Tamar est au marché. Ignores-tu qu'elle y va
régulièrement vendre ses parfums et ses épices?
- Peux-tu me dire quand elle reviendra?
— A la fin de la matinée, sans doute, elle ne reste jamais
jusqu'au soir.
— Cela la fatiguerait trop, car elle n'aime guère le travail,
ajouta un autre enfant en riant.
- C'est bon, dit Tsilla, j'attendrai. »
Elle s'assit sur le seuil, Rok couché à ses pieds, et elle attendit.
« Que voudrais-tu que je fasse pour toi? interrogea-t-elle.
- Que tu nettoies ma maison, ma cour, ma boutique et que tu
prépares les repas : ainsi, j'aurai plus de temps à consacrer à mon
commerce. » ( « ...Et à te reposer! » pensa Tsilla.)
« Me laisseras-tu le temps de visiter la ville? ajouta-t-elle.
- Sans doute. Tu pourras te promener à ton aise quand je serai
revenue du marché et que je me tiendrai dans la boutique.

123
- Alors, je demeurerai volontiers chez toi », fit Tsilla tout en
songeant : « Non, Tamar, je ne me promènerai pas; je chercherai mon
père, je le chercherai jusqu'à ce que je le trouve! »
« Entre », dit la femme en ouvrant la porte.
Tsilla pénétra dans la boutique sombre où l'accueillirent les
violentes senteurs des épices et des parfums qui remplissaient des
corbeilles, des jarres, des bassins de cuivre, ou des flacons d'albâtre au
col effilé et fragile.
La boutique donnait, ainsi que la pièce voisine, sur la cour,
beaucoup moins plaisante qu'on ne pouvait le supposer de l'extérieur.
Outre le beau figuier et le grenadier fleuri de rouge, Tsilla y vit un
grand désordre, une répugnante saleté. Des nuées de mouches
bourdonnaient sur des épluchures jetées ça et là, du linge d'un blanc
douteux séchait sur une corde, des débris de poteries, des cruches
rouillées traînaient dans un coin. Oui, l'enfant qui disait tout à l'heure :
« Tamar n'aime guère le travail », ne se trompait pas!
« Je veux bien la fille, mais pas le chien », déclara la marchande
comme Rok entrait, aussi, sur les talons de sa maîtresse.
« En ce cas, je ne puis rester, dit Tsilla, car je ne me séparerai
pas de lui. »
Tamar fit encore quelques difficultés; pourtant le désir d'avoir
une servante qui ne lui coûterait presque rien, l'espoir aussi
d'apprendre son secret l'emportèrent.
« Soit, dit-elle, attache-le dans la cour et qu'il n'en bouge point. »
Rok était fatigué. Il ne poussa que quelques grognements,
lorsque Tsilla obéit à son hôtesse, puis il se coucha sous le grenadier
et s'endormit aussitôt.
Tamar partagea son repas avec Tsilla. Dès qu'il fut terminé, elle
ordonna :
« Prends un balai et nettoie la boutique. Moi, je vais faire une
petite sieste.
- Comment! Ne m'as-tu pas dit que je pourrais visiter la ville
lorsque tu serais à la maison? demanda Tsilla.
- Si fait : tu la visiteras demain si tu as suffisamment travaillé
pendant la matinée. Aujourd'hui, tu resteras ici. »
Tsilla se mit à l'œuvre, déçue et bouillant d'impatience. Kémuel
vivait peut-être à quelques pas seulement de cette demeure, alors

124
qu'elle était dans l'impossibilité de courir vers lui! Il fallait se résigner
à attendre le lendemain.
Le soir venu, Tamar la fit coucher sur une natte dans la boutique,
où elle dormit mal, incommodée par les violentes senteurs d'aloès, de
myrrhe, de nard, de cannelle, mêlées à cent autres arômes qui
flottaient dans l'étroite pièce.
De bon matin, son hôtesse partit pour le marché et Tsilla eut
bonne envie de sortir dès qu'elle eut tourné les talons. Mais Tamar lui
avait laissé beaucoup de travail à faire : il fallait qu'il fût terminé
lorsqu'elle rentrerait.
Elle patienta donc jusqu'au retour de la marchande, qui fut
satisfaite de trouver, en arrivant, la maison nettoyée, le repas préparé.
Sitôt ce repas achevé, Tsilla rangea rapidement la vaisselle, détacha
son chien et quitta la demeure de
Tamar en toute hâte tandis que celle-ci lui criait ironiquement :
« Quelle curieuse tu fais ! Comme tu es pressée de visiter notre
ville! On voit bien que tu n'es qu'une paysanne! »
De quel côté se diriger? Où se trouvait la prison? N'y avait-il
qu'une prison?
Oh! qu'il était donc difficile d'agir sans rien demander à
personne! Mais s'enquérir de l'endroit où languissaient les captifs —
surtout lorsqu'on ne ressemblait pas tout à fait à une fille du pays
pourrait éveiller des soupçons. Il fallait, autant que possible, éviter de
questionner les gens.
Alors, plus que dans les steppes désertes, plus qu'au bord du
fleuve infranchissable, plus que sur le chemin de Jéricho, Tsilla se
sentit désespérément seule au sein de cette ville animée et populeuse.
« O Jaïr, mon ami! pensait-elle, que n'es-tu auprès de moi pour
m'aider, pour me conseiller comme tu l'as fait lorsque je gardais les
brebis de Saraï! Toi qui disais t'être toujours tiré de bien des
difficultés, tu saurais sûrement ce que je dois faire. »
En évoquant le charmant visage du berger, son sourire, sa voix si
amicale, si réconfortante, Tsilla sentait son cœur se serrer de nostalgie.
Hélas ! Jaïr était loin, elle ne le reverrait peut-être jamais : la fille de
Kémuel ne pouvait compter que sur elle-même.
Tsilla erra longtemps de rue en rue, cherchant des yeux une
maison qui ressemblât à une prison... mais elle n'avait jamais vu de
prison, ce qui ne lui facilitait pas la tâche!

125
Des soldats aux armures étincelantes montaient la garde.

126
Elle^finit par déboucher sur la place où s'élevait le palais royal.
Eblouie, elle contempla les bâtiments presque neufs, aveuglants de
blancheur, sous un soleil implacable, et la porte monumentale de la
cour d'entrée devant laquelle des soldats aux armures étincelantes
montaient la garde, immobiles comme des statues.
Bien sûr, ce n'était pas dans cette demeure somptueuse qu'on
avait emprisonné Kémuel.
Les toits en terrasses ornées de balustres dominaient les
murailles de la citadelle. A ces murailles, s'adossaient de nombreux
édifices, près desquels d'autres soldats veillaient, leur javeline à la
main.
Devant le portail d'un de ces bâtiments, près de la sentinelle,
quelques autres guerriers, assis sur un banc, attendaient l'heure de la
relève. Ah! ceux-là, peut-être, savaient où se trouvaient les captifs.
Comment les interroger? Comment leur adresser la parole sans
éveiller leurs soupçons?
Paralysée par la crainte et par une insurmontable timidité, Tsilla
fit longtemps les cent pas aux abords de la citadelle, car elle sentait
que son père devait être là. Mais, au bout d'un moment, elle observa
que les soldats la suivaient des yeux, l'air intrigué... Comment cette
fille si blonde, qui paraissait chercher ou attendre quelque chose, en
tenant par son collier ce grand chien à l'air farouche, eût-elle pu passer
inaperçue?
Pour se donner une contenance, elle tendit le bras vers un figuier
sauvage qui poussait dans la muraille et cueillit une figue, qu'elle porta
à sa bouche. Le fruit, encore vert, était si amer qu'elle le jeta aussitôt.
Un éclat de rire la fit sursauter.
« Pas fameuse, la figue, hein, ma belle enfant? cria l'un des
hommes. Tu fais une drôle de grimace!
— Ah ! bien sûr, le roi David doit en manger de meilleures,
répondit Tsilla, enchantée que le soldat eût, le premier, engagé la
conversation.
- Sans doute, fit-il, non seulement des figues, raisins ou
grenades, produits de notre terre, mais encore des fruits inconnus chez
nous qu'on lui apporte de lointaines contrées et qu'il savoure en se
reposant des dernières batailles.
- Il est donc revenu de la guerre? A-t-il été vainqueur?

127
- Notre roi est toujours vainqueur, dit un autre soldat avec une
tranquille assurance. D'où sors-tu donc, pour ignorer qu'il vient
encore de battre les Moabites, et que peu d'entre eux ont échappé au
massacre?
« Nous y voilà! » pensa Tsilla, le cœur battant. « N'a-t-on pas
fait de prisonniers? demanda-t-elle.
- Si, quelques-uns... quelques chefs.
- Ah! comment sont-ils, ces gens? J'aimerais bien les voir!
- Les voir? Tu plaisantes ! Personne ne peut les approcher,
hormis les geôliers. D'ailleurs, tu serais déçue, car ils ne diffèrent
guère des soldats israélites. »
Alors, d'une voix qu'elle s'efforçait de rendre indifférente, Tsilla
posa la question qui, depuis un moment, lui brûlait les lèvres :
« Où sont donc les cachots de ces prisonniers? » L'un des
hommes tendit le bras.
« Tu vois, là-bas, la grande terrasse du palais, tu vois, en
dessous, ce bâtiment contre le mur de la citadelle?
- Oui...
- Aperçois-tu, près du sol, ces petites ouvertures?
— Oui...
- Elles donnent un peu de lumière dans les souterrains : les
cachots sont là.
— Ah! fit Tsilla, je vois que les captifs ne risquent pas de
s'échapper! »
L'homme se mit à rire.
« Sois tranquille, tu peux dormir en paix : aucun ne sortira de
cette geôle : une double porte ferme la prison et les soupiraux sont
solidement grillés.
- Alors, ces Moabites sont bien gardés », dit Tsilla en
s'efforçant de sourire.
Elle s'éloigna lentement, sentant que les soldats la suivaient du
regard, dans la direction opposée à celle du bâtiment qu'on lui avait
désigné et ne revint vers ce bâtiment qu'un moment plus tard, par un
autre chemin.
Hélas ! Une nouvelle sentinelle faisait les cent pas le long de la
lourde muraille, devant les soupiraux. Impossible de s'approcher sans
être remarquée.
Que faire?

128
Attendre... attendre encore que cet homme partît, avant de se
précipiter vers les étroites ouvertures qui donnaient dans la prison?
Malheureusement l'homme ne partait pas.
Tsilla s'éloigna, s'assit sur le seuil d'une porte et, la main posée
sur la grosse tête de Rok, elle affecta de regarder du côté opposé.
Mais, du coin de l'œil, elle surveillait le soldat.

129
CHAPITRE XV

LE CHANT DE TSILLA.
DEVANT LE ROI
DES HEURES passèrent. La sentinelle était toujours là et Tsilla se
demandait s'il lui faudrait rentrer chez Tamar sans avoir pu
s'approcher des soupiraux.
Le soir vint, le soleil disparut, le jour baissa. Alors, l'homme s'en
alla, mais un autre soldat vint le remplacer aussitôt. Tsilla comprit que
la façade de la prison, où s'ouvraient les soupiraux était
continuellement gardée et qu'il était inutile d'attendre plus longtemps.
Comme elle allait se résoudre à partir, elle remarqua qu'il
s'écoulait un certain temps entre le moment où la sentinelle partait du
premier soupirail et celui où elle atteignait le dernier, pour revenir
ensuite sur ses pas et continuer son monotone va-et-vient.
« II faut me risquer à m'approcher des soupiraux pendant qu'il
tourne le dos, pensa-t-elle Je n'aurai pour cela que quelques instants,
mais il n'y a rien d'autre à faire. »

130
Dès que le soldat, ayant pirouetté sur ses talons, s'éloigna, elle
courut s'agenouiller devant le premier soupirail. Là, meurtrissant son
front aux barreaux, elle regarda intensément.
D'abord, elle ne vit absolument rien : le jour déclinant ne
pénétrait déjà plus dans le souterrain. Mais, bientôt, ses yeux habitués
à l'obscurité distinguèrent vaguement un long couloir dallé de pierre
sur lequel ne s'ouvrait aucune porte. Les soupiraux ne donnaient donc
pas directement dans les cachots, comme elle l'avait espéré. Ils ne
devaient cependant pas être très éloignés, car on entendait, de temps à
autre, des bruits de chaînes ou des gémissements étouffés.
Ces bruits, ces gémissements et tout ce qu'ils évoquaient de
souffrances, firent jaillir les larmes de Tsilla. N'étaient-ce pas les fers
qui chargeaient son père, dont elle entendait les cliquetis? N'était-ce
pas sa voix plaintive qui venait jusqu'à elle?
Oh! comment attirer l'attention du prisonnier? L'appeler, c'était
immanquablement se trahir : la sentinelle, qui atteignait déjà les
derniers soupiraux, l'entendrait. Alors, que faire pour que Kémuel
apprît la présence de sa fille tout près de lui?
Tsilla se releva lentement et resta debout, hésitante, songeuse.
Là-bas, elle voyait le soldat se retourner et revenir vers elle.
Tout à coup, son visage s'illumina, son cœur battit, ses lèvres
murmurèrent :
« Je sais ! J'ai trouvé ! »
Oui, elle savait que, s'il lui était impossible de crier un nom, elle
pouvait chanter; elle savait aussi que Kémuel reconnaîtrait sa chanson!
Certes, elle serait remarquée et entendue par le guerrier. Mais
comment pourrait-il se douter que ce chant s'adressait à un prisonnier?
Il dirait, peut-être : « Cette fille a une belle voix : c'est un plaisir de
l'écouter, cela fait passer le temps... » et il ne se méfierait de rien.
Alors Tsilla s'appuya au mur, croisa nonchalamment les bras sur
sa poitrine comme une enfant désœuvrée et, dans la nuit qui tombait
lentement, la « chanson des anémones » s'éleva.
Ce soir-là, le roi David était monté sur la terrasse de son palais.
Las des batailles, las du fracas des armes, il goûtait la sérénité de
la nuit tombante, toute parfumée par les lauriers-rosés à fleurs
doubles, à la senteur vanillée, plantés dans des urnes de marbre le long
de la balustrade.

131
Maintenus par des torchères de bronze, les flambeaux résineux
brûlaient en crépitant. Ils éclairaient l'immense pavé dallé de blanc, les
somptueux tapis, le divan garni de coussins, sur lequel David avait
pris place, et faisaient briller les casques des soldats de sa garde, qui se
tenaient immobiles derrière lui.
Ayant quitté l'armure du guerrier, le roi portait une tunique de
fin lin, d'un blanc pur, serrée par une ceinture d'or. Un collier
étincelant, fait de nombreux rangs d'émeraudes, d'escarboucles, de
perles, couvrait sa poitrine. Un manteau de pourpre, négligemment
rejeté en arrière, protégeait ses épaules contre la fraîcheur du soir.
Il avait demandé sa harpe et, tandis que ses doigts erraient sur les
cordes, il chantait un psaume de sa composition :

Mon âme, bénis l'Éternel!


Éternel, mon Dieu, que tu es grand !
Tu es revêtu de gloire et de splendeur,
Tu t'enveloppes de lumière comme d'un manteau,
Tu étends les cieux comme un pavillon.

132
Je chanterai l'Éternel tant que je vivrai.
Je célébrerai mon Dieu tant que j'existerai.
Mon âme, bénis l'Éternel! (Psaume CIV.)

Une grande douceur s'était répandue sur le visage du roi. Ce


guerrier, encore tout harassé par les récents combats, ne songeait plus,
ce soir, qu'à célébrer son Dieu en élevant vers lui un hymne
d'adoration et de reconnaissance.
Ses fils, avec quelques amis seulement, entouraient le souverain.
Tous écoutaient avec ravissement le cantique qu'il improvisait. Mais
lui ne voyait que le ciel, où s'allumaient les premières étoiles, vers
lequel il levait son beau visage à peine meurtri par les années.
Soudain, un léger mouvement attira son attention. Son fils, un
jeune homme aux brillants cheveux blonds, se penchait au-dessus des
balustres et secouait la tête avec impatience.
« Qu'y a-t-il, Absalom? demanda le roi.
- Père, quelqu'un ose chanter quand tu chantes toi-même ! »
D'en bas, en effet, une voix s'élevait dans l'ombre, une voix de
très jeune fille, encore un peu acide, mais si vibrante et si pure que le
roi alla s'accouder à la balustrade de la terrasse pour mieux l'entendre.
Le jeune Absalom murmura :
« II faut envoyer quelqu'un pour la faire taire, il faut... »
David l'interrompit :
« Silence! j'écoute. »
La voix montait vers lui comme le chant éperdu d'un oiseau. Elle
disait d'étranges paroles que le souverain ne saisissait qu'en partie :
Ô bien-aimée, je viens à toi meurtri et chancelant,
Le sang coule de mes blessures.
Gomme elle est longue, cette nuit de douleur!
Mes pas foulent l'herbe fleurie du printemps,
Écrasant les anémones de pourpre,
Et ma bouche redit sans cesse :
Courage ! car je veux revoir Jédida,
Ma douce épouse aux tresses d'ébène.
...Mais quel est ce cri, sur ma route?
Quels gémissements s'élèvent parmi les rouges étoiles des
fleurs?

133
David écoutait, intrigué et ravi. Gomme la chanteuse s'arrêtait un
instant pour reprendre haleine, il appela un soldat.
« Va trouver celle qui chante ainsi et conduis-la devant moi »,
ordonna-t-il. Puis, comme l'homme s'éloignait, il ajouta en se tournant
vers ses amis :
« Si elle n'est point encore dans les chœurs de ma maison, je
veux l'y faire entrer sans tarder. »
Quand Tsilla vit soudain se dresser dans l'ombre, devant elle, la
haute silhouette d'un soldat, sa voix expira sur ses lèvres.
« Suis-moi, dit l'homme, le roi te demande.
— Le roi, balbutia-t-elle, que me veut-il? »
Sans prendre la peine de lui répondre, le guerrier la poussa
rudement devant lui, vers le palais.
« Je suis perdue, pensa-t-elle, et mon père avec moi. Ma chanson
nous a trahis. Mais comment pouvais-je me douter que le roi
m'écoutait? »
« Laisse ton chien à la porte : il ne saurait entrer ici », ordonna le
soldat.
Il fallut attacher Rok. Longtemps, tandis qu'elle s'éloignait,
Tsilla entendit ses aboiements furieux.
Son guide l'entraîna à travers des cours et de nombreuses salles
dont la splendeur ajoutait autant à son émotion que l'extraordinaire
agitation dont la royale demeure était remplie.
Des hommes d'armes, des serviteurs, des esclaves affairés,
allaient et venaient, des officiers passaient, grands et fiers sous leurs
casques emplumés, des jeunes filles apportaient des corbeilles
remplies de fleurs, des marchands, chargés de couffins ou de ballots,
attendaient en bavardant qu'on voulût bien les recevoir. Mais, toute
cette animation, tout ce bruit cessèrent soudain. Il se fit un grand
silence et le soldat ordonna à voix basse :
« Prosterne-toi, car voici la reine Bethsabée ! »
Une porte venait de s'ouvrir. Escortée de ses suivantes, une
femme d'une merveilleuse beauté, parée de bijoux étincelants, traversa
la salle sans regarder personne et s'éloigna, laissant flotter derrière elle
un capiteux parfum.
Mais Tsilla était si troublée et si angoissée qu'elle prêta peu
d'attention à cette prestigieuse apparition. La rencontre d'une reine
d'Israël ne l'impressionna nullement.

134
« Est-ce vraiment toi, mon enfant, que je viens d'entendre?

135
Elle dut encore marcher dans l'immense palais, puis gravir les marches
d'un interminable escalier. Enfin, brusquement, l'air frais du soir
baigna de nouveau son visage.
Le soldat la poussa devant lui. Elle s'avança sur les dalles de
marbre, tremblante, terrorisée, les yeux baissés, vers l'extrémité de la
terrasse où se tenaient le roi et ses amis.
A la lueur dansante des torches, le souverain la regardait venir.
Son visage prenait une expression à la fois émerveillée et amusée,
parce qu'il découvrait l'extrême jeunesse de la chanteuse.
« Est-ce vraiment toi, mon enfant, que je viens d'entendre? »
demanda-t-il, lorsque le soldat la fit arrêter devant lui.
Étonnée par la douceur de cette voix, elle releva les paupières, et
osa regarder le souverain.
Il souriait avec bonté, mais ce sourire ne rassura Tsilla qu'à
demi.
« Oui, c'est moi, ô roi, répondit-elle dans un souffle. - Je t'ai
écoutée avec plaisir, tu possèdes une voix remarquable. Toutefois, je
ne t'ai qu'incomplètement entendue. Veux-tu recommencer pour moi
ce que tu chantais tout à l'heure? »
Tsilla ne put retenir un mouvement d'effroi, car la chanson qui
célébrait le courage et la bonté d'un guerrier ennemi, déplairait sans
doute au roi d'Israël. Peut-être même l'enflammerait-elle de colère.
Cependant, David attendait, le regard fixé sur Tsilla. Pouvait-on dire «
non » à ce puissant monarque?
Elle commença donc, d'une voix tremblante. Bientôt, pourtant,
oubliant tout ce qui l'entourait, elle reprit son assurance et chanta avec
une passion désespérée, avec une immense tendresse, avec une infinie
reconnaissance, la « chanson des anémones », le dramatique retour du
soldat blessé portant dans ses bras l'enfant abandonnée.
Quand elle se tut, le roi avait des larmes dans les yeux. Alors
parce qu'elle vit ces larmes, Tsilla rassurée se sentit envahie par une
soudaine et absolue confiance.
Elle s'assit aux pieds du monarque et répondit sans hésitation à
ses questions.
Lorsqu'il connut toute l'histoire de Kémuel, le roi maîtrisa son
émotion avec peine. Lui qui, semblable en cela à tous les guerriers de
son temps, pouvait anéantir sans pitié une armée entière ou mettre à
sac les villes conquises, possédait un cœur si délicatement sensible,

136
que l'humble histoire d'une enfant abandonnée et l'acte de bonté d'un
chef moabite le touchaient au plus profond de lui-même.
Il resta silencieux un instant, Tsilla demeurait assise à ses pieds,
tremblante, embarrassée, baissant ses longs cils sur ses joues
empourprées.
Elle ne vit pas le signe qu'il faisait à son fils Absalom, elle
n'entendit pas les quelques mots qu'il lui disait à voix basse, ni ne
s'aperçut que, sur l'ordre du jeune homme, deux soldats de la garde
quittaient la terrasse.
Le roi ne semblait plus faire attention à elle. Ayant repris sa
harpe, il continuait, à mi-voix, l'improvisation du psaume commencé :
L'Éternel prend les nuées pour son char.
Il s'avance sur les ailes du vent,
Il conduit les sources dans les torrents
Et la terre est rassasiée du fruit de ses œuvres.
Mon âme, bénis l'Éternel!
Tsilla écoutait David chanter les louanges de son Dieu, celui que
le vieux Jéhu lui avait fait connaître et qui, peut-être, bien qu'il ne fût
pas le Dieu de son peuple, veillait sur elle parce qu'elle l'avait invoqué
avec confiance.
Mais pourquoi le roi ne la regardait-il plus ? Qu'attendait-il pour
lui signifier ce qu'on allait faire d'elle? Avait-il oublié l'humble fille de
Kémuel? Devait-elle partir discrètement... ou rester?
Soudain, un cliquetis de chaînes accompagnant un bruit de pas
lui fit lever les yeux. Alors elle demeura sans voix, stupéfaite,
bouleversée.
Là-bas, à l'autre bout de la terrasse, Kémuel venait d'apparaître,
conduit par deux soldats!
Chargé de fers, très pâle, amaigri, le prisonnier conservait
pourtant sa fière prestance. Il avançait sans trembler vers le roi d'Israël
qui l'avait fait chercher... pour lui signifier sans doute son arrêt de
mort.
Un grand cri s'éleva tout à coup, dans le silence de la nuit :
« Père ! Ô mon père ! »
Et Tsilla, oubliant le roi, sa garde, ses amis, se précipita dans les
bras de Kémuel.
Les yeux de celui-ci s'agrandirent de stupeur.

137
« Tsilla! murmura-t-il, Tsilla, mon enfant, est-ce bien toi que je
vois? Je ne puis le croire! Que fais-tu ici? »
Tsilla n'eut pas le temps de répondre.
« Approchez tous les deux », ordonna le roi.
Ils obéirent, la fille tenant le père par la main, comme pour
l'encourager.
Mais David ne parla pas tout de suite : il fit un signe pour qu'on
débarrassât le prisonnier de ses chaînes et, lorsque ce fut fait, il dit :
« Kémuel, je connais ton histoire et celle de Tsilla. Tu as sauvé
jadis cette enfant abandonnée et promise à une mort certaine,
aujourd'hui, c'est elle qui te sauve. Tu es libre. Son amour, sa
reconnaissance, le chant merveilleux qui les exprimait, m'ont plu. Tu
peux retourner chez toi avec elle. Va, et que l'Eternel tourne sa face
vers vous! » Kémuel resta un instant muet, ébloui, subjugué par la
générosité du souverain. Puis il dit gravement :
« O roi! comment pourrai-je te remercier et reconnaître ta bonté?
- En te montrant désormais un loyal sujet du roi David, fit
le souverain en souriant, car je puis t'apprendre que les Moabites

138
viennent de faire leur soumission et que, désormais, ton pays fait
partie de mon royaume. »
Le visage de Kémuel s'éclaira.
« Ainsi, je n'aurai plus à ceindre l'épée pour combattre tes
armées, dit-il, et ma joie est grande de pouvoir te jurer fidélité à
jamais, sans faillir à mon devoir de guerrier.
- Mon cœur se réjouit aussi de ce que tu es désormais mon roi! »
s'écria Tsilla.
David sourit de nouveau.
« Et moi, je ne suis pas fâché de compter parmi mes sujets une
aussi remarquable chanteuse que la fille de Kémuel.
- Maintenant, demanda Tsilla, nous permets-tu de prendre
congé de toi afin de nous mettre en route?
- Je le permets. Cependant... attendez! »
« Attendez! » Que signifiait cela? Le roi se raviserait-il? Tsilla
fixa sur lui un regard plein d'inquiétude. Il surprit ce regard et sourit
de nouveau.
« Il me vient une idée, dit-il. Puisque le pays de Moab et le pays
d'Israël ne font plus qu'un seul royaume, verrais-tu quelque
inconvénient, Kémuel, à venir habiter cette contrée?
« Voici : je possède, à Bethléem, le village où je suis né, le
village que construisit mon père Isaï, de vastes domaines : des vignes,
des champs de blé ou de froment, d'immenses et verts pâturages. Tu es
berger de ton métier. Je t'offre clé venir, avec tous ceux de ta tribu qui
voudront te suivre, emmenant avec toi tes brebis, te joindre aux ber-
gers que j'emploie : ils ne sont jamais assez nombreux pour veiller sur
mes grands troupeaux.
« Tu auras une maison, un jardin, un puits, des figuiers, une
vigne. De plus, quand ta fille sera un peu plus âgée, elle pourra, sans
trop s'éloigner de sa famille, entrer dans les chœurs de mon palais.
« Quelle réponse donnes-tu à cette proposition? »
Kémuel hésitait. Il semblait partagé entre la joie et un grave
souci.
« Je te suis reconnaissant, ô roi, de la grande bonté que tu me
témoignes, dit-il enfin. Cependant, avant d'accepter tant de bienfaits,
permets-moi de te demander encore une faveur.
— Parle, dit David.

139
- Voici : mes compagnons de captivité souffrent dans leurs
cachots, comme je souffrais, il y a peu de temps. Ils attendent chaque
jour dans l'angoisse, comme j'attendais moi-même, qu'on les mette à
mort. Je te demande leur grâce, car je ne saurais jouir de tout le
bonheur que tu m'offres en pensant à leur triste sort.
- Soit, Kémuel, j'exaucerai le vœu de ton cœur généreux. Les
dix chefs moabites seront libérés. Aussi bien, puisque je ne suis plus
en guerre avec leur pays, ils n'auraient pas été exécutés. Ils seraient
seulement restés en prison, comme otages, pendant quelques
années encore. A ta demande, la porte de leur geôle s'ouvrira pour
eux, dès le lever du jour. Maintenant, que réponds-tu à ce que je t'ai
proposé?
- Que je l'accepte avec reconnaissance. J'irai rejoindre ma tribu,
mais pour revenir ici aussitôt que je le pourrai.
- C'est bon, dit le roi : je vais donner l'ordre qu'on vous procure
des montures grâce auxquelles vous irez plus vite, avec moins de
fatigue. Lorsque vous serez de retour, tu me le feras savoir et tu
recevras tout ce que je t'ai promis... Pourquoi ces beaux yeux, couleur
de jacinthe sauvage, pleurent-ils? » ajouta le souverain en désignant
Tsilla.
Elle ne put que balbutier, en souriant à travers ses larmes :
« Parce que j'ai beaucoup souffert, parce que mon cœur a connu
le découragement, l'angoisse, le désespoir... et que, maintenant, je suis
trop heureuse, grâce à toi, ô roi, grâce aussi à ton Dieu, qui m'a
soutenue quand je l'ai invoqué, à ce Yahvé qui me guida jusque devant
toi. »
Après s'être prosternés pour prendre congé du monarque,
Kémuel et sa fille s'éloignèrent. Mais, avant qu'ils aient quitté la
terrasse, les sons mélodieux de la harpe retentirent de nouveau,
accompagnant, dans la calme nuit, la voix du souverain d'Israël, qui
continuait à chanter le psaume interrompu:
Que la gloire de l'Éternel subsiste à jamais! Mon âme, bénis
l'Éternel.

140
CHAPITRE XVI

LE RETOUR

LA NUIT était déjà bien avancée lorsque les voyageurs se mirent


en route. Ils étaient retournés chez la marchande de parfums pour
prendre le sac de Tsilla et dormir quelques heures avant leur départ.
Intimidée par ce grand guerrier moabite, satisfaite de savoir,
maintenant, le secret qu'elle brûlait de connaître, éblouie, en apprenant
l'intérêt porté par le roi au prisonnier et à Tsilla, Tamar s'était montrée
tout miel et tout sourires. Elle voulut même offrir à Kémuel, pour qu'il
l'apportât à Jédida, un petit flacon d'albâtre contenant un suave parfum
de nard pur. Lorsque avant l'aube les voyageurs la quittèrent, du seuil
de sa porte, elle les accompagna longuement de ses vœux et de ses
bénédictions.
Maintenant, montés sur les ânes que le roi leur avait fait donner,
ils descendaient de la ville, suivis par Rok.
Avant de contourner la montagne derrière laquelle on ne verrait
plus la cité de David, ils se retournèrent pour la contempler une
dernière fois.
Elle dormait encore, toute blanche, au clair de lune, fièrement
dressée sur son éperon rocheux. Mais, déjà, a l'orient, le ciel pâlissait.

141
On entendait, dans le silence, les voix des sentinelles qui s'appelaient
et se répondaient sur les remparts.
« Sentinelle, prends garde à toi... Le matin vient! » disait la plus
proche. Les autres répondaient, en un écho qui allait s'affaiblissant :
« Le matin vient... Le matin vient... » « Oui, dit Tsilla, le matin
vient. Il sera, je crois, le plus beau de mon existence. »
Kémuel sourit.
« Tu auras encore beaucoup d'autres « beaux matins », mon
enfant, car tu es à l'aurore de ta vie. Et maintenant, ajouta-t-il, tandis
qu'ils continuaient leur chemin, si je sais que tu es venue dans cette
ville pour tenter de me revoir, il est temps que tu m'apprennes encore
bien des choses que j'ignore, ou que je ne m'explique pas,... à
commencer par la présence auprès de toi de ce grand chien à l'air
sauvage. - Oui, père, je te raconterai tout, mais il m'est arrivé tant
d'aventures que je ne sais par où commencer. »
Cependant, le chemin de Jéricho était assez long pour que Tsilla
eût tout le loisir de narrer les péripéties de son voyage, depuis le
départ de la tribu jusqu'au moment où le roi l'avait fait appeler.
« A ce propos, dis-moi, père, si tu as entendu le « chant des
anémones ».
- C'est vrai! Maintenant encore je me demande parfois si je ne
l'ai pas rêvée », dit Tsilla.
Les voyageurs reçurent l'hospitalité pour la nuit dans la demeure
de Léa. Lorsqu'ils partirent, le lendemain matin, ils furent invités à
faire halte chez elle avec tous ceux qui les accompagneraient,
lorsqu'ils passeraient de nouveau dans ce village en se rendant à
Bethléem.
« Que je me réjouis d'emmener ma mère et mes frères au pays
d'Israël, ce beau pays « où ruissellent le lait et le « miel », comme* dit
Jéhu! L'eau n'y manque jamais, il y pousse tant d'arbres, tant de fleurs!
Les maisons y sont si plaisantes ! dit Tsilla tandis qu'ils s'acheminaient
vers le Jourdain. J'espère bien qu'ils quitteront sans regret nos tentes
perdues dans les steppes désertes!
- Sans regret, je ne sais, fit Kémuel, car, pour eux, ce sera aller
vers l'inconnu. Mais, ce dont je suis sûr c'est que, partout où nous
serons tous ensemble, il nous sera impossible de ne pas être heureux. »
Le gué du Jourdain, l'accueil du vieux Jéhu, puis, de nouveau, le
désert où le loup avait attaqué la voyageuse et son chien. Grâce aux

142
deux montures, le chemin du retour parut beaucoup plus court à Tsilla
que celui de l'aller.
« Père, demanda-t-elle, comme on approchait du lieu où
demeurait Saraï, tu ne désires pas voir cette femme, n'est-ce pas?
— Ah! non, fit vivement Kémuel, car je ne pourrais m'empêcher
de lui dire, sans ménagements, ce que je pense de sa conduite envers
toi.
- Moi non plus, je n'ai pas envie de la revoir, mais... j'aurais été
bien heureuse de rencontrer Jaïr! »
Kémuel secoua la tête.
« Je ne veux plus m'arrêter nulle part, dit-il, car je suis trop
impatient de retrouver les miens. Tu verras Jaïr une autre fois, Tsilla.
Je te promets que nous ne quitterons pas cette contrée sans avoir
remercié ce berger de tout ce qu'il a fait pour toi.
D'ailleurs, le chemin que m'a indiqué le vieux Jéhu ne passe pas
à l'endroit où campe la tribu de Saraï : il nous permettra de rejoindre
plus rapidement la piste qui conduit à nos tentes, c'est donc celui que
nous allons suivre. »
Le ton était sans réplique. Tsilla soupira et se tut.
Rok trottait devant les ânes. Depuis un moment, il semblait se
retrouver chez lui et il avançait plus vite. Tsilla le remarqua. Alors,
avant de laisser, sur la gauche, les collines où elle avait gardé les
troupeaux avec Jaïr, elle arrêta brusquement sa monture.
« Regarde, dit-elle à Kémuel : Rok reconnaît cette contrée. Je
crois que c'est le moment de le renvoyer à Saraï.
- Renvoie-le donc, fit Kémuel... si, toutefois, il veut bien
t'obéir.»
Tsilla descendit de son âne, posa la main sur la tête du molosse
et lui dit doucement en montrant les collines lointaines :
« II faut retourner chez Saraï, Rok. Va-t'en, va... va! »
Le chien comprit très bien; pourtant il parut hésiter :
« Va, mon chien, va ! » répéta Tsilla.
Alors, Rok la regarda et son regard semblait dire :
« Je veux bien t'obéir, mais je ne voudrais pas te quitter... »
II tourna de nouveau la tête vers les collines, hésita encore, puis,
brusquement, partit comme une flèche.
Tsilla le suivit des yeux, jusqu'à ce qu'il ait disparu. Alors, le
cœur serré, elle remonta sur son âne et continua d'avancer en silence.

143
« Voilà la piste, dit Kémuel une heure plus tard. C'est la dernière
étape avant l'arrivée! »
Oui, Tsilla reconnaissait la route qu'elle avait suivie au début du
voyage. Bientôt, sans doute, on rencontrerait la première tribu où elle
passa la nuit.
Les tentes apparurent, en effet, un moment plus tard :
Mais, quel était donc, là-bas, ce jeune berger, au bord du
chemin? Svelte et gracieux, sa houlette à la main, il semblait, dans son
immobilité, une statue de bronze clair. Il portait une courte tunique,
une fronde était attachée à sa ceinture de cuir...
« Jaïr ! ! !» cria Tsilla en approchant.
Il regarda stupéfait les deux voyageurs, reconnut Tsilla, poussa
une joyeuse exclamation et courut vers elle.
« Te voilà! Te voilà enfin, petite amie! répétait-il. -Jaïr... Jaïr,
est-ce possible! Que faisais-tu, sur cette piste? demanda-t-elle, au
comble de l'émotion.
— J'attendais ton retour », répondit-il simplement. Et regardant
Kémuel :

144
« Oh! Tsilla, serait-ce...?
- C'est mon père, Jaïr!
- Tu as donc pu le faire évader?
- Mieux que cela : on l'a remis en liberté. Je te raconterai. »
Jaïr salua Kémuel et lui dit sa joie de le voir libre.
« Je te remercie, Jaïr, de ce que tu as fait pour ma fille, dit à son
tour Kémuel. Je sais que tu l'aidas dans des jours difficiles en la
délivrant des mains de Saraï. Mais, as-tu quitté le campement où tu
étais berger?
- Oui, car mon maître est mort deux jours après le départ de
Tsilla. Ses fils, qui se sont partagé son troupeau, n'avaient plus besoin
de moi. Je n'ai pas cherché d'autre travail dans cette tribu, car elle est
partie pour camper dans un autre lieu, et moi je ne voulais point
m'éloigner de la piste où ta fille devait passer à son retour. Je désirais
trop savoir comment s'était terminé son voyage, tu comprends?
- Je comprends, répondit Kémuel en souriant. Tu es donc venu
ici?
— En effet. J'ai été engagé pour quelques jours par un homme
malade, afin de garder ses brebis jusqu'à sa guérison. Après, je ne sais
pas... »
Tsilla l'interrompit :
« Tu dis que la tribu de Saraï n'est plus au même endroit? Et moi
qui lui ai renvoyé Rok! La pauvre bête ne trouvera personne !
— Heureusement, car cette femme s'est enflammée d'une
telle colère contre son chien qu'elle voulait l'empoisonner s'il revenait
un jour.
- Mais que va-t-il devenir?
— Il retournera vers toi.
— Tu crois?
— Regarde! Je ne me trompais pas. »
Au loin, venait d'apparaître un point sombre et mouvant. Il se
rapprochait si rapidement, qu'on put bientôt distinguer un grand chien,
courant à perdre haleine... Quelques instants plus tard, Rok rejoignait
les voyageurs et se précipitait sur Tsilla en poussant de petits
jappements suppliants.
« Je t'ai obéi, disait son regard intelligent, mais je n'ai trouvé
personne. Alors, garde-moi... garde-moi! »

145
« Tu resteras donc avec nous, mon chien, à ma grande joie. Père,
tu le permets, n'est-ce pas?
- Comment repousserais-je une brave bête qui a sauvé la vie de
mon enfant? Rok t'appartient désormais, Tsilla. Mais, ajouta Kémuel,
tu n'as pas l'air tout à fait satisfaite. Désires-tu autre chose, ma fille?
Parle.
— Oui, tu l'as deviné, j'ai encore une prière à t'adresser. Est-ce
que... Est-ce que Jaïr ne pourrait pas venir avec nous au pays
d'Israël?»
Kémuel sourit avec malice.
« Je comptais bien lui proposer de nous accompagner, dit-il. Tu
as entendu ce qu'a dit le roi David : il n'y a pas assez de bergers pour
veiller sur ses grands troupeaux, alors... »
Jaïr regardait Kémuel avec stupéfaction.
« Le roi? Le roi vous a parlé, à toi et à Tsilla? Vous devez aller
en Israël? Comment cela? je ne comprends pas!
- Eh bien, Tsilla va te mettre au courant, mais rapidement, je te
prie, ma fille, car il faut continuer notre chemin. »

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Jaïr écouta, émerveillé, le récit de sa petite amie. Lorsqu'elle se
tut, après avoir dit : « Si tu veux, tu seras berger dans les pâturages de
Bethléem. Le veux-tu? » Le jeune homme répondit, d'une voix que le
bonheur faisait trembler :
« J'irai avec joie partout où tu iras, et je seconderai ton père de
toutes mes forces, de tout mon cœur.
— C'est donc entendu, dit Kémuel. Tiens-toi prêt à nous suivre,
lorsque nous repasserons par ici pour nous rendre en Israël : ce sera, je
pense, dans une dizaine de jours. Et maintenant, Tsilla, hâtons-nous :
dans quelques heures, nous aurons retrouvé ta mère. »
Jaïr demeura debout, au bord du chemin, aussi longtemps qu'il
put suivre des yeux les voyageurs. Lorsqu'il retourna lentement vers le
campement, il lui semblait que son cœur n'était pas assez grand pour
contenir tant de félicité !
Le soir tombait. Les clarines des troupeaux qui rentraient,
vibraient dans l'air calme, sous le ciel semblable à un lac d'or pâle. Au
campement, les feux s'allumaient devant les tentes, où les femmes
préparaient le repas du soir.
La dernière de toutes, Jédida revenait du puits, sa cruche sur
l'épaule. Elle allait lentement, triste et lasse. Ses grands yeux noirs ne
semblaient pas voir ce qui l'entourait, car sa pensée était bien loin de
ce village de tentes, où Tsilla ne revenait pas, où Kémuel ne
reviendrait plus.
Gad, ayant enfermé le troupeau dans son parc, la rejoignit. Il ne
lui adressa pas la parole et marcha silencieusement à côté d'elle. A
quoi bon parler? Tous deux savaient bien qu'ils pensaient la même
chose : « Encore un jour... encore un jour écoulé sans ramener Tsilla!»
Hori et Koré jouaient, parmi les autres enfants de la tribu, avec
l'insouciance de leur âge. Cependant, lorsqu'ils virent passer leur mère
accompagnée de leur frère aîné, ils quittèrent leurs compagnons pour
se diriger, eux aussi, vers la tente familiale sans dire un mot.
Soudain, la voix perçante du petit Hori s'éleva :
« Mère! Mère! Regarde, oh! regarde qui arrive sur le chemin!
c'est... »
Jédida tressaillit et leva les yeux.
Alors, elle vit Tsilla et Kémuel, qui venaient vers elle, au trot
rapide de leurs montures.

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