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DOI : 10.4000/books.editionsmsh.8295
Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Éditions de l'Université d'État d'Haïti
Année d'édition : 2012
Date de mise en ligne : 4 juillet 2017
Collection : Horizons américains
ISBN électronique : 9782735118595
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782735114191
Nombre de pages : 352
Référence électronique
RAINHORN, Jean-Daniel (dir.). Haïti, réinventer l'avenir. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, 2012 (généré le 19 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/editionsmsh/8295>. ISBN : 9782735118595. DOI : 10.4000/
books.editionsmsh.8295.
Haïti,
réinventer l'avenir
Relectures :
François Capelani et Soline Massot
Cartographie :
Gilles Guidieri
Mise en pages :
Soline Massot
Imprimé en France
Remerciements
L’idée de cet ouvrage collectif est née lors du colloque « Haïti : des lende-
mains qui tremblent » organisé à Genève du 12 au 14 janvier 2011 par le
Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire (CERAH) et
l’Université de Genève pour commémorer le premier anniversaire du séisme
du 12 janvier 2010 et contribuer à la réflexion sur la reconstruction d’Haïti. La
plupart des auteurs ont participé activement à ce colloque, d’autres sont venus
les rejoindre ultérieurement.
Le comité éditorial remercie les auteurs pour l’ensemble de leurs contributions
qui permettent à cet ouvrage d’exister.
Ces remerciements vont également à la très honorable Michaëlle Jean, ancienne
gouverneure générale du Canada et envoyée spéciale de l’Unesco pour Haïti, qui
a accepté d’en rédiger la préface et à Michèle Pierre-Louis, ancienne Première
ministre d’Haïti, qui a accepté d’en faire la synthèse dans la postface.
Ils vont aussi à la Direction du développement et de la coopération suisse
(DDC) et à l’État de Genève dont le soutien a permis d’organiser le colloque
« Haïti : des lendemains qui tremblent », ainsi qu’à la Fédération genevoise de
coopération (FGC) qui a financé la publication de cet ouvrage. Ils vont enfin
à l’association Kombit sans le soutien de laquelle cet ouvrage n’aurait pu être
publié. Kombit est une association genevoise qui a pour objectif de soutenir les
communautés rurales en Haïti. Elle collabore depuis 1986 avec le groupe de
recherche et d’appui en milieu rural (GRAMIR). kombit@vtxnet.ch
Île de
CUBA la Tortue
Océan atlantique
États-Unis Port-de-Paix
NORD-OUEST
Cuba
Cap-Haïtien
Mexique NORD Fort-Liberté
RÉPUBLIQUE DOMINICAINE
NORD-EST
Venezuela Gonaïves
ARTIBONITE
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CENTRE
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Île de ite
la Gonâve
Léogâne PORT-AU-PRINCE
NIPPES Miragoâne
SUD SUD-EST
Jacmel
Les Cayes
0 50 km Île à Vache
Préface .................................................................................................. 11
Michaëlle JEAN
Introduction
Quand les catastrophes naturelles changent le destin des peuples .......... 15
Jean-Daniel RAINHORN
L’aide humanitaire : quel bilan deux ans après le séisme ? ...................... 171
François GRÜNEWALD
Postface
Une souveraineté à inventer .................................................................. 343
Michèle PIERRE-LOUIS
Préface
MICHAËLLE JEAN
Née à Port-au-Prince en Haïti, elle est arrivée au Canada en 1986 avec
sa famille, après avoir fui le régime dictatorial de l’époque. Elle a étudié la
littérature comparée à l’université de Montréal où elle a ensuite enseigné l’ita-
lien au département de littératures et langues modernes. Parallèlement à ses
études, elle a œuvré pendant huit ans auprès des maisons d’hébergement et de
transition pour femmes victimes de violence conjugale et a participé à la mise
sur pied d’un réseau de refuges d’urgence au Québec et ailleurs au Canada.
Elle a ensuite connu une brillante carrière de journaliste, de présentatrice et
d’animatrice d’émissions d’information à la télévision de Radio-Canada et
sur le réseau anglais CBC News World. Elle a été la 27e gouverneure géné-
rale du Canada du 27 septembre 2005 au 30 septembre 2010. À la fin
de son mandat, elle a été nommée envoyée spéciale de l’Unesco pour Haïti.
Elle copréside de plus la Fondation Michaëlle-Jean qui soutient partout au
Canada des actions citoyennes utilisant les arts et la culture comme moyens
de transformation sociale et de mobilisation de la jeunesse au Canada.
infoHaiti.unesco@uottawa.ca
Le 12 janvier 2010, dans les minutes qui ont suivi le tremblement de terre
en Haïti, j’ai été immédiatement saisie et informée à Ottawa de l’ampleur du
désastre. En ligne, par satellite, toute la soirée et jusque tard dans la nuit, avec
l’ambassadeur canadien à Port-au-Prince, les comptes rendus étaient des plus
alarmants. Puis vinrent les images tragiques et insoutenables de souffrance, de
destruction et de dévastation, diffusées par la télévision. À mon horloge, le temps
s’est mis à s’accélérer à une vitesse folle. Sans perdre une minute et usant de tous
les pouvoirs dont je disposais en qualité de gouverneure générale et commandante
en chef du Canada, j’ai pu, en lien avec l’État-major des Forces canadiennes et le
ministre de la Défense, distribuer des consignes d’urgence pour un déploiement
rapide des secours et contribuer, dans les jours et les semaines qui ont suivi, à la
mobilisation de ressources humaines et matérielles. La population canadienne a
été d’une générosité infinie. Les dons sont venus des collectivités les plus isolées
de l’Arctique comme des populations des grandes villes, de toutes les régions du
pays, provinces et territoires, de tous les paliers gouvernementaux. Ils ont égale-
ment afflué d’innombrables institutions publiques, entreprises privées, écoles
et associations. Par milliers, civils et militaires se sont fraternellement portés
volontaires. Personne n’est resté indifférent. À ce point, c’était du jamais vu.
12 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR
JEAN-DANIEL RAINHORN
Médecin, spécialiste en santé publique, il est titulaire de la chaire Inégalités
sociales, santé et action humanitaire à l’Institute for Global Studies de la
Maison des sciences de l’homme à Paris. Takemi Fellow in International
Health de l’Université de Harvard. Ancien professeur en santé internationale
et en action humanitaire à l’Institut des hautes études internationales et du
développement (IHEID) à Genève et directeur du Centre d’enseignement et
de recherche en action humanitaire (CERAH) de l’Université de Genève.
Il est par ailleurs professeur associé à l’École doctorale thématique en études
du développement de la Communauté française de Belgique, à l’université
Léopold-Senghor d’Alexandrie et visiting professor à l’université de Tel Aviv.
jean-daniel.rainhorn@msh-paris.fr
1. Le bilan officiel du séisme est de 222 570 morts, environ 300 000 blessés et l,3 million de personnes
déplacées. On compte par ailleurs 97 294 habitations détruites et 188 383 endommagées (USGS, 2011).
16 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR
c’est d’abord avoir confiance en son destin, une confiance hélas très fragilisée
par des années de difficultés parfois insurmontables. Reconstruire Haïti, c’est
inventer de nouvelles manières de vivre ensemble en mobilisant les énergies
jusqu’alors bridées. C’est entrer sans complexe dans un monde globalisé et en
particulier dans celui d’une région – l’Amérique centrale et les Caraïbes – riche
de son mélange de culture hispanique, française et nord-américaine. Une région
où, à l’exception des trois grandes puissances de l’Alena 2, il y a de nombreux
petits pays qui émergent progressivement à la modernité et qui sont autant de
partenaires potentiels pour Haïti. Reconstruire Haïti c’est finalement promou-
voir l’idée d’une véritable révolution culturelle haïtienne : croire en soi et en un
avenir partagé. Le tremblement de terre du 12 janvier peut-il être l’événement
qui va faire naître une nouvelle énergie collective ? C’est la question essentielle
qui est abordée dans cet ouvrage collectif. L’exemple d’autres nations récem-
ment frappées par une catastrophe de grande ampleur pourrait le laisser espérer.
Ce début du XXIe siècle est en train de rappeler à l’homme qu’il ne doit pas
oublier que la Terre, notre planète, n’est pas un astre mort, que les continents
sont en perpétuel mouvement et que les équilibres climatiques sont instables.
La liste des catastrophes naturelles survenues depuis une dizaine d’années est
particulièrement éloquente. Éruptions, cyclones, inondations, glissements
de terrain, sécheresses, séismes ou encore tsunamis : telle Némésis la nature
rappelle à l’homme qui la malmène sa force et ses fragilités. En dix ans, ces
désastres naturels ont fait plus de 800 000 morts (USGS, 2011) et au moins
autant de blessés. Des millions de personnes ont perdu des êtres chers, leur
maison, souvent leur travail. Elles ont été déplacées dans des habitats de fortune
où, dans la majorité des cas, elles vont passer plusieurs années quand ce n’est pas
le reste de leur vie.
Des images effrayantes ont fait le tour de la planète gravant dans les mémoires
des noms de lieux pour la plupart peu connus de l’opinion internationale avant
que n’y survienne un désastre. Avant celles des destructions et des victimes
provoquées par le séisme du 12 janvier 2010 à Port-au-Prince, les images du
tremblement de terre de Bam en Iran 3 comme celles du séisme du Sichuan
en Chine 4 ont rappelé l’incroyable capacité de destruction de ces secousses
2. Accord de libre-échange nord-américain (North American Free Trade Agreement – NAFTA – en anglais)
signé en 1994 par les États-Unis, le Canada et le Mexique pour promouvoir le commerce et encourager la
coopération entre les trois pays.
3. Le tremblement de terre de magnitude 6,6 sur l’échelle de Richter survenu dans la région de Bam au sud
de l’Iran en décembre 2003 a fait plus de 40 000 victimes.
4. Le tremblement de terre de magnitude 7,9 sur l’échelle de Richter survenu au nord de Chengdu, la
capitale du Sichuan en Chine, en juin 2008 a fait plus de 80 000 victimes.
18 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR
Peu ont aussi bien témoigné du séisme du 12 janvier 2010 que l’écrivain
haïtien Dany Laferrière qui était présent ce jour-là à Port-au-Prince. En quelques
phrases, il a su rendre le caractère irréel de cette minute au cours de laquelle le
destin d’Haïti a changé :
Il y a eu soixante secondes interminables où j’ai eu l’impression que ça allait
non seulement jamais finir, mais que le sol pouvait s’ouvrir. C’est énorme. On
a le sentiment que la terre devient une feuille de papier. Il n’y a plus de densité,
vous ne sentez plus rien, le sol est totalement mou… (Laferrière, 2010.)
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 19
5. En 1556, la province de Shaanxi, au centre de la Chine, est secouée par un terrible tremblement de terre.
Entre 800 000 et un million de victimes auraient été dénombrées.
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 21
6. Voir à ce propos le débat animé par Denis Lacorne et Romain Huret (Lechat, 2005).
22 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR
Et que, quand ces évolutions politiques ont lieu, elles provoquent souvent des
changements positifs pour les populations concernées. Quelques exemples
peuvent être évoqués ici.
dire qu’il a été à l’origine d’un grand mouvement de solidarité national qui a
profondément modifié les rapports de force sociaux à l’intérieur du pays (Brac
de la Perrière, 2010). Spontanément se sont créées d’innombrables associations
d’entraide qui ont permis de pallier les carences du gouvernement militaire et
de l’État. L’entrée de nombreuses organisations humanitaires internationales
jusqu’alors en nombre très limité, l’allégement des difficultés à circuler, la libé-
ration de l’opposante Aung San Suu Kyi et une timide réouverture du jeu poli-
tique sont autant de symptômes que beaucoup n’hésitent pas à mettre au crédit
des changements indirectement provoqués par le cyclone.
7. Selon la police japonaise, le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars 2011 ont entraîné la mort de
15 698 personnes, en ont blessé 5 517 tandis que 4 666 autres sont portées disparues.
24 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR
mieux que le Japon était sensibilisé à cette question ? Qu’une telle catastrophe
puisse survenir dans le pays d’Hiroshima, un pays connu pour sa rigueur et
le niveau de sa technologie, devrait faire réfléchir l’ensemble de l’humanité.
Dans une interview au Monde quelques jours après le début de la catastrophe
nucléaire de Fukushima, l’écrivain japonais, prix Nobel de littérature en 1994,
Kenzaburô Ôé déclarait : « L’enseignement que l’on pourra tirer du désastre
actuel dépendra de la ferme résolution de ceux auxquels il est accordé de vivre
de ne pas répéter les mêmes errements. » (Ôé, 2011.)
Le séisme du 12 janvier :
l’ouverture d’une nouvelle page d’histoire ?
Haïti incapable de sortir de la série de tragédies dans laquelle il s’enfonçait
depuis des décennies et dont l’avenir ne se lisait plus qu’à l’aune de l’assistance
internationale ou Haïti pour qui le tremblement de terre du 12 janvier repré-
sente un événement si important de son histoire que plus rien ne peut être
comme avant ? Bien que luttant pour sa survie, le pays n’arrivait plus à faire
face à ses responsabilités, se vidait peu à peu de son sang, perdait de sa vitalité,
s’affaiblissait à un tel point que beaucoup ne voyaient leur avenir personnel
qu’ailleurs. Comme un électrochoc, le séisme est venu rappeler qu’Haïti était
toujours en vie et que son avenir ne dépendait que de lui-même. Que le pays
avait un futur et que celui-ci ne reposait que sur le regard que la société haïtienne
portait sur elle-même. C’est le pari que veut relever cet ouvrage.
Montrer une société haïtienne pour qui le séisme est l’occasion d’un rebond,
d’un nouveau départ, d’une redistribution des cartes pour qu’enfin le pays
emprunte le chemin d’un développement qui permette à la plupart des Haïtiens
de bénéficier des conditions minimales pour vivre dans la dignité à laquelle a
droit chaque être humain, fût-il pauvre. La reconstruction et le développement
d’Haïti au lendemain du séisme dépendent au moins de trois facteurs : le fait
que les Haïtiens croient en eux-mêmes et en leur capacité de prendre en main le
destin de leur pays ; l’évolution de la diaspora face à l’idée du retour au pays ou
au moins d’une large participation à la reconstruction ; et le comportement de
la communauté internationale trop souvent engluée dans une vision stéréotypée
de l’aide et donc capable du meilleur comme du pire. Trois groupes d’acteurs
ayant chacun leur vision de la reconstruction d’Haïti, mais qui ne parlent pas
toujours le même langage et sont parfois dans l’incompréhension les uns des
autres. Ce sont ces trois groupes d’acteurs qui ont été réunis ici parce qu’animés
d’une croyance commune : Haïti a un avenir et le séisme est une opportunité
majeure à saisir pour le réinventer.
L’idée de ce livre est née lors de la préparation du colloque « Haïti : des
lendemains qui tremblent » qui s’est tenu à l’Université de Genève du 12
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 25
8. Bien que ne faisant pas l’objet d’une définition dans les dictionnaires usuels de la langue française
(Larousse, Littré, Robert), ce terme est fréquemment utilisé dans le domaine social et psychologique pour
exprimer l’idée d’un dialogue à trois personnes. Le terme est en revanche couramment utilisé dans la langue
anglaise : « a scene, discourse, or colloquy in which three persons share » (Merriam-Webster online dictionary, dispo-
nible en ligne : http://www.merriam-webster.com/).
26 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR
Cet ouvrage montre qu’il n’y a pas de fatalité historique, que malgré une
succession incroyable de catastrophes politiques, sociales ou naturelles, la société
haïtienne est vivante et capable de rebondir après la tragédie du 12 janvier. Il
s’adresse donc d’abord aux pessimistes, à tous ceux qui pensent, consciem-
ment ou inconsciemment, qu’Haïti n’a pas de futur et qui, en particulier au
travers des médias, ne savent montrer autre chose que les drames et la misère. Il
s’adresse ainsi à l’opinion publique, haïtienne et internationale, avec l’ambition
de changer le regard qu’elle porte sur Haïti, de lui insuffler une force nouvelle et
l’envie de changer les choses.
Il s’adresse ensuite aux décideurs haïtiens, ceux en particulier qui, pris dans
la gestion du pouvoir, oublient parfois que le mandat de tout homme ou femme
politique est d’abord de travailler pour le bien commun. Il veut leur rappeler
qu’il existe une société civile haïtienne, trop souvent ignorée, qui est riche
d’idées et donc d’espoir. Et que l’intérêt de tous est que s’instaure un dialogue
sans lequel il n’y a pas d’issue raisonnable à la crise structurelle profonde que
traverse le pays. Plusieurs des auteurs ont eu, ou ont encore, des responsabi-
lités dans la gestion publique. Leur voix mérite d’être entendue sans qu’elle soit
immédiatement perçue comme une opinion partisane.
Il s’adresse également à la diaspora haïtienne, essentiellement dispersée dans
quatre pays – le Canada, les États-Unis d’Amérique, la République dominicaine
et la France – et qui représente, selon les estimations, de 20 à 30 % de l’ensemble
de la population haïtienne. Surtout cette diaspora regroupe une proportion très
importante de personnes qualifiées qui manquent à leur pays au point qu’il est
parfois nécessaire de remplacer les cadres nationaux émigrés par des étrangers.
La désertification médicale et son remplacement par la coopération cubaine et
les ONG en sont l’un des exemples les plus démonstratifs. Il ne peut y avoir
de reconstruction efficace sans une participation effective de la diaspora, non
seulement sous forme de contribution financière, mais plus encore par un
mouvement de retour au pays et un investissement fort en ressources humaines.
Il s’adresse enfin à la communauté internationale qui, bien qu’envahis-
sante – impérialiste parfois –, joue un rôle déterminant dans la gestion du
pays, au-delà de tout ce qui peut être fait ailleurs. Aucun autre pays ne reçoit
aujourd’hui autant d’aide humanitaire qu’Haïti. Le budget de certaines orga-
nisations humanitaires a été multiplié par deux ou par trois depuis le séisme
et tout l’argent recueilli est loin d’avoir encore été dépensé. Le problème est
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 27
que ces organisations sont devenues l’un des centres majeurs du pouvoir. Non
seulement rien ne peut se faire sans elles, mais elles transgressent largement leur
mandat en s’autorisant à dire « ce qui est bon pour Haïti » et donc à influencer,
grâce à leur poids financier et politique, des décisions qui ne devraient relever
que du consensus national. Parmi d’autres maladies, Haïti souffre de ne pouvoir
dialoguer d’égal à égal avec ces organisations internationales omniprésentes.
Enfin, Haïti est aujourd’hui l’un des révélateurs de la crise que traverse un
monde humanitaire qui semble souvent avoir perdu sa boussole et dont les
comportements sur le terrain sont parfois éloignés des principes fondamentaux
à l’origine de leur engagement.
Cet ouvrage ne cache ni son sentiment de rage, ni sa lucidité, ni son envie
de voir l’avenir sous un jour meilleur. Il est sans doute le premier ouvrage qui
réunit ainsi des auteurs provenant d’horizons aussi différents et qui tous sont
animés du désir de voir le pays se réinventer. Il souhaite contribuer à une prise
de conscience et a l’ambition de donner aux survivants le courage de ne plus
accepter l’inacceptable et l’énergie pour que plus jamais Haïti n’ait à connaître
les tragédies dans lesquelles le pays s’était lentement enfoncé.
9. Dans une interview au quotidien Le Nouvelliste moins de quatre semaines avant le séisme du
12 janvier 2010, cet éminent spécialiste haïtien de la géologie disait : « […] C’est justement le cas pour la région
métropolitaine de Port-au-Prince qui a connu des séismes dévastateurs de magnitude supérieure à 7 en 1751 et
en 1770. Depuis lors, nous sommes entrés dans une période d’apparente quiétude pendant laquelle l’énergie
continue de s’accumuler dans le sol, et le jour où les contraintes vont se relâcher avec fracas, les conséquences
seront catastrophiques pour la région métropolitaine, compte tenu de sa morphologie, de la densité actuelle
de la population, du type d’habitat adopté, de la mauvaise occupation de l’espace et de l’impréparation de la
population et des entités d’intervention en cas de désastres. Vivons-nous donc sur une poudrière ? Sans être
alarmiste, ce n’est pas peu dire. » (Prépetit, 2009.)
28 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1. Le 14 octobre 1954, le cyclone Hazel traversa Haïti avant de se rendre aux États-Unis puis au Canada :
il tua plus de mille Haïtiens et détruisit une partie importante des plantations de caféiers et des cocaïers.
34 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE
SUZY CASTOR
Docteure en histoire de l’université nationale autonome du Mexique et profes-
seure à l’Université d’État d’Haïti, ses réflexions et publications traitent de
l’occupation américaine d’Haïti, des relations haïtiano-dominicaines, de la
décentralisation, de la dette haïtienne, des racines historiques de la reconstruc-
tion. Depuis son retour d’exil après la chute des Duvalier, elle est très impliquée
dans la vie politique haïtienne et dirige le Centre de recherche et de formation
économique et sociale pour le développement. sucastor@gmail.com
ressources du pays, alors que les mouvements paysans, dont quelques-uns très
importants, se répétaient de manière têtue et continue. Ainsi, déjà à la fin
du XIXe siècle, des voix critiques, même des représentants les plus lucides de
l’ordre existant, réclamaient l’industrialisation, la promotion de l’agriculture,
plus de justice sociale et soulignaient la nécessité d’une force politique capable
d’assurer l’intégration nationale, le dépassement des entraves à l’économie et un
rééquilibrage des forces sociales. La République oligarchique par son manque
de cohérence et d’unité empêchait le développement économique et social. On
assista à une polarisation des luttes pour la conquête du pouvoir entre les deux
secteurs de l’oligarchie, appuyée sur la paysannerie revendicative, alimentée par
les ingérences et menées des puissances étrangères, qui culmina en une agitation
constante et en une ingouvernabilité notoire. Une profonde crise politique,
économique, sociale et morale secoua la société haïtienne.
Quatre grandes revendications traversent alors cette époque : l’exigence d’un
État qui assure la modernisation, une nation intégrée par tous les Haïtiens-
citoyens, un pays capable de subvenir à ses besoins et une Haïti souveraine
dans le concert des nations. La solution aux contradictions politiques, sociales,
ethnoculturelles n’arriva pas à enclencher la modernisation car elle fut tronquée
au débarquement, le 28 juillet 1915, des marines nord-américains qui impo-
sèrent militairement leur logique et leur propre solution, en perturbant le cours
historique de notre vie de peuple.
La chute des Duvalier, le 7 février 1986, fit place à une transition intermi-
nable qui fit apparaître à nouveau les contradictions rénovées qui traversaient
la société. La consolidation d’un grand mouvement social et les luttes contre
la tentative de reconstituer un duvaliérisme sans Duvalier ouvrirent, avec les
élections de décembre 1990, une nouvelle étape chargée d’illusions de chan-
gement. Pour la première fois depuis l’occupation américaine, l’armée n’était
plus la source du pouvoir et la classe politique traditionnelle semblait dépassée.
La crise d’hégémonie paraissait avoir trouvé une issue, mais ce n’était qu’une
illusion qui prit fin avec un sanglant coup d’État militaire sept mois plus tard.
Malgré le peu de progrès du point de vue légal et de l’amélioration des condi-
tions de vie des citoyens, au-delà de la réalité objective, la sensation d’accession
à la citoyenneté et à la souveraineté aurait pu se transformer en un puissant
levier pour avancer dans la construction d’une nation enfin intégrée. La résis-
tance populaire se renforça, l’armée perdit ses alliés traditionnels et les troupes
américaines durent procéder à la restitution du pouvoir au président constitu-
tionnel. Hormis l’intermède militaire (1991-1994) et celui du gouvernement
intérimaire (2004-2006), le pouvoir Lavalas couvrit toute la transition. Cette
deuxième étape, malgré tout, amena de nouvelles illusions et opportunités, mais
aussi des ruptures, dérives et perversions. Le contenu populiste et l’absence de
projets affectèrent la légitimité du régime, d’autant plus que le gouvernement
reproduisait les vieux schémas du passé, que l’on était en droit de croire révolus,
et accentuait les déformations économiques et sociales. La désinstitutionalisa-
tion abolit tous les repères tant dans la société que dans les espaces de pouvoir
et contribua à une croissante désagrégation sociale, à une économie chaque fois
plus détériorée et à la désarticulation de la nation.
Le pouvoir Lavalas a voulu détruire l’ancien, mais il n’est pas parvenu à
construire le nouveau. Le modèle hybride de la démocratie représentative greffé
sur le duvaliérisme n’arrive pas à fonctionner, empêtré dans ses propres contradic-
tions et surtout contré par les avances de la conscience citoyenne dans la popula-
tion et par la transparence exigée de l’évolution du monde international. Un État
autoritaire se cherche avec plus ou moins de force et de nuances, qui, s’adaptant
aux nouvelles réalités nationales ou internationales, enrichit de nouveaux instru-
ments son mode de fonctionnement. On assiste au dysfonctionnement puis à la
déstructuration des institutions, d’un État faible dans ses attributions de conduc-
tion et de construction nationale, incapable de remplir ses fonctions régaliennes.
À partir de 1994 un changement capital mérite d’être signalé : la dissolution de
fait de l’armée, colonne vertébrale du système postoccupation.
Haïti, pays le plus sous-développé du continent en termes de développement
humain, assiste à l’épuisement des mécanismes traditionnels de production et
LES RACINES SÉCULAIRES D’UNE DIFFICILE CONSTRUCTION NATIONALE 41
la globalisation qui, avec ses lois d’acier et son implacable darwinisme social, ôte
aux pays pauvres les instruments indispensables qui contribuèrent hier à forger
les États bâtisseurs de nations.
Cette grande crise oblige à de grands changements. La situation actuelle
exige une alternative pour la construction des bases matérielles, intellectuelles
et morales du pays et la refondation de la nation. Qu’on le veuille ou non, cette
alternative passe par le dépassement et la modernisation du système politique
qui acquiert aujourd’hui un poids inestimable. Seul un regard dépassionné sur
le passé peut donner toute leur densité aux difficultés et ambiguïtés du présent,
à la force de notre culture garante de la construction de ce monde de justice et
de bien-être qui a inspiré un combat et un rêve centenaires. Défaire les nœuds
historiques des quatre grandes revendications présentes durant tout le siècle
dernier est le grand défi que tous les Haïtiens conscients se doivent de relever.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ERNST MATHURIN
Ingénieur civil et sanitaire, il est cofondateur de l’ONG haïtienne GRAMIR
(Groupe de recherche et d’appui au milieu rural) qui accompagne des réseaux
d’organisations paysannes dans les Nippes et la Grand’Anse. Il est coauteur du
livre Implantation et impact des ONG (Éditions du CIDIHCA, 1989) et de
l’étude pour l’ONG hollandaise ICCO État des lieux de la sécurité alimentaire
en Haïti (2008). Il a été membre de la mission internationale d’observation sur
le droit à l’alimentation en Haïti, réalisée par l’organisation canadienne Droits et
Démocratie et le GRAMIR en 2008. Il a été membre de la direction du parti poli-
tique Organisation du peuple en lutte (OPL). nene_mathurin@hotmail.com
556 dollars US. Le revenu annuel moyen par ménage de l’aire métropolitaine
de Port-au-Prince était de 56 000 gourdes soit 1 400 dollars US, et représentait
3 à 4 fois celui des autres villes et du milieu rural (PFNSA, 2008 : 16). En 2001,
près de la moitié des revenus du pays est allée aux 10 % les plus riches. L’indice
de Gini à la veille du séisme était de 59,5 ce qui faisait d’Haïti le deuxième pays
le plus inégalitaire d’Amérique latine (PNUD, 2010).
Les ménages en milieu rural sont les plus dépourvus en infrastructures ; les
ménages non pauvres en milieu rural ont ainsi moins accès à toutes les catégories
d’infrastructure que les ménages extrêmement pauvres de l’aire métropolitaine.
La moitié de la population n’a pas d’accès à l’eau potable et seulement 28 % ont
accès à un équipement sanitaire décent.
60 % des logements se trouvent en milieu rural. Plus de 20 % des logements y
sont précaires. À la veille du séisme, la surface habitable dans les logements de Port-
au-Prince était de 1,98 m2 par personne 2. Les maisons basses constituent 72 %
de l’ensemble ; leur établissement relève de l’autoconstruction et les normes
techniques ne sont pas toujours respectées (PFNSA, 2008 : 7). De fait, peu de
maisons en Haïti ont une structure parasismique et beaucoup sont exposées aux
cyclones, aux intempéries en général et aux inondations.
L’instruction, surtout celle des femmes, est un élément important pour
l’amélioration des conditions de vie des ménages et l’augmentation de leurs
capacités à faire face aux chocs et aux risques. Or le taux de scolarisation des
enfants des ménages extrêmement pauvres est de 54 % alors qu’il est de 75 %
pour les ménages non pauvres. La scolarisation est plus élevée en milieu urbain,
75 %, qu’en milieu rural, 53 % (PFNSA, 2008 : 22).
Plus de 60 % de la population, essentiellement en milieu rural, n’ont pas
accès aux soins de santé élémentaires. Le pays connaît le taux de mortalité
infantile le plus élevé de l’hémisphère occidental : 64 enfants de moins de cinq
ans pour 1 000 et, pour la mortalité maternelle, 630 pour 100 000 naissances
vivantes (MSPP et IHE, 2007 : 193).
En 2008, près de 2,5 millions de personnes étaient frappées par l’insécurité
alimentaire, soit 26 % de la population (Droits et Démocratie et GRAMIR,
2008), et la moitié des habitants n’avait pas accès à la ration alimentaire mini-
male de 225 kg d’équivalent céréales par an et par personne, établie par la
FAO 3. Cette situation d’affaiblissement physique rend les individus vulnérables
plus fragiles aux chocs et aux risques.
Sur le plan économique et social, les catégories et les groupes sociaux les
plus vulnérables en Haïti se retrouvent tant en milieu urbain qu’en milieu rural
comme le montre le tableau 1.
D’une manière générale, ces catégories et groupes sociaux sont marginalisés
dans la société haïtienne car ils sont exclus des espaces de décision, de l’accès aux
services de base, des opportunités d’emploi rémunérateur et même des espaces
sociaux de loisirs. Comme les critères de choix des bénéficiaires de filets de protec-
tion font souvent intervenir des relations de clientélisme, ils sont les premiers à être
victimes de ce mode de sélection. Ce sont véritablement les laissés-pour-compte.
dont on ne parle pas assez et qui est la conséquence de la première mais plus
profonde et plus pernicieuse : la pauvreté humaine de la majorité de la popu-
lation haïtienne. Celle-ci vit depuis près de trois décennies dans une privation
permanente de capacités, se trouvant dans l’impossibilité de se nourrir, de vivre
en bonne santé, d’atteindre l’âge adulte, de vivre longtemps, de s’instruire, de se
former, de s’exprimer, de participer aux décisions, notamment par des élections
démocratiques, d’obtenir un emploi et un revenu décents et de défendre ses
droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels.
La masse des individus pauvres des milieux populaires, représentant
56 % de la population, et la majorité des classes moyennes à faible revenu,
dont la probabilité de tomber dans la pauvreté est élevée, sont des personnes
vulnérables car menacées dans leur autonomie, leur dignité et leur intégrité
physique ou psychique. Elles sont relativement ou totalement incapables de
protéger leurs propres intérêts. Leur vulnérabilité se manifeste par une situa-
tion d’insécurité liée à l’absence de disponibilité et d’accessibilité aux biens et
services nécessaires pour leur permettre un niveau de vie suffisant, mais égale-
ment par une situation d’exposition aux chocs et aux risques. Ces personnes
manquent de moyens pour affronter des situations de crise sans subir des
pertes considérables.
La vulnérabilité sociale
et la crise structurelle multidimensionnelle
Les tendances de fond de la crise haïtienne pouvant développer et renforcer
la vulnérabilité sociale sont d’ordre écologique, démographique, économique
et politique.
•Lestendancesécologiques.Les conséquences de l’exploitation anarchique des
ressources naturelles sont multiples : disparition du couvert boisé – la superficie
des forêts du pays est passée de 21 % à 1,5 % du territoire de 1945 à 2000
(Mathurin et Bayard, 2008 : 43) ; perte de fertilité des sols – c’est le pays de
la Caraïbe où les rendements agricoles sont les plus faibles ; érosion accélérée
livrant, chaque année, près de 17 millions de tonnes de terre arable à la mer
(Guito et Roy, 1999). Cette réalité écologique est une menace permanente
pour les récoltes et les revenus des paysans ainsi que pour toutes les populations
urbaines et rurales vivant dans des zones à risques.
•Lestendancesdémographiques.Dans un contexte de dégradation écologique,
le rythme de la croissance démographique s’accélère : 1,8 % de 1950 à 2003 mais
2,2 % de 1982 à 2003 ; la densité est forte (362 habitants/km2) ; la croissance
50 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE
Les privations de capacités élémentaires dont sont victimes les ménages vulné-
rables sont autant de limitations de droits et de libertés fondamentales sans lesquels
il leur est impossible de mener leur vie comme ils le souhaitent. La rectification de
ces atteintes à la dignité humaine exige des politiques publiques de réhabilitation
de l’environnement, de développement économique, de sécurité alimentaire et
de protection sociale à la hauteur de la gravité de la situation. Malheureusement,
depuis le début des années 1980, les interventions de l’État et des acteurs de la
communauté internationale présents sur place sont limitées dans le temps et dans
l’espace. Elles sont circonscrites dans des aires géographiques très réduites et ne
touchent qu’une faible proportion de la population. Elles répondent surtout à des
besoins d’urgence et de ce fait ont peu d’impacts durables. La vulnérabilité sociale
avant le « Goudougoudou 9 » étant des plus extrêmes, les dégâts du choc sismique
dans les cinq villes frappées 10 seront immenses et la vie sociale à travers l’ensemble
du pays se transformera en calamité.
9. « Goudougoudou » est le nom donné par les Haïtiens au tremblement de terre pour, volontairement,
ne pas le citer.
10. Les villes les plus touchées par le séisme sont Port-au-Prince, Léogâne, Jacmel, Grand-Goâve et Petit-Goâve.
11. Les principales contradictions qui se posaient à la société postcoloniale haïtienne sont les suivantes :
grande propriété / petite propriété ; denrée d’exportation / vivres alimentaires pour la consommation nationale ;
État républicain libéral / État dictatorial autocratique ; français-catholique / créole-vodou ; citoyenneté pour les
élites / situation de servage pour les cultivateurs.
12. L’acceptation de l’ordonnance de Charles X, roi de France, en 1825, par le président Boyer, qui impli-
quait la réduction de moitié des droits de douane pour les navires français et le paiement à la France d’une
indemnité de 150 millions de francs par Haïti, mina les fondements de la souveraineté du pays et réduisit
considérablement la possibilité d’émergence d’un État capable de remplir ses fonctions régaliennes.
52 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE
13. Les principales crises de société qui ont secoué le pays sont les suivantes : la crise de l’orientation de
l’État à la mort de l’empereur Dessalines en 1806 ; la crise agraire de 1842-1843 ; la première crise du despotisme
politique et des monopoles économiques de 1865-1883 ; la deuxième crise dont l’enjeu est la modernisation
de l’État et du système économique de 1902-1915 ; la crise politique et socioculturelle de 1946 et la crise
multidimensionnelle de 1986.
14. L’occupation américaine de 1915-1934 a été à la fois brutale et accaparante. La Constitution a été
changée pour permettre aux compagnies étrangères d’acquérir des terres, la Garde d’Haïti, devenue plus tard
les Forces armées d’Haïti, a été constituée, la centralisation s’est accélérée au profit de Port-au-Prince, et l’État
haïtien est devenu depuis extrêmement dépendant des États-Unis d’Amérique.
LA VULNÉRABILITÉ SOCIALE À LA VEILLE DU SÉISME 53
les filles et de tous les fils de la nation, et de sortir le pays du gouffre dans lequel il
s’est davantage enfoncé avec le séisme de janvier 2010.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Haïti est sans contredit une terre de risques. La probabilité qu’une catas-
trophe survienne lors de la rencontre territoriale entre un phénomène extrême
(aléa) et une communauté (vulnérabilité) est considérablement élevée. Cette
rencontre est le sens commun que l’on donne à la définition du risque (Veyret,
2004). Pratiquement tous les types de risques (voir tableau 1) se retrouvent
sur le territoire haïtien, mais on remarque que dominent les risques naturels
(géophysiques, hydrométéorologiques…), pour la plupart à la source des autres
types de risques (sanitaires, alimentaires…). En effet, un risque naturel, comme
une inondation, peut facilement engendrer un risque sanitaire qui, à son tour,
peut conduire à un risque politique et social. En somme, les risques naturels
géophysiques et hydrométéorologiques constituent pour le territoire haïtien le
point de départ d’une grande variété de risques.
L’aléa est habituellement défini par son origine (hydrométéorologique,
sismique…), mais il importe de le regarder aussi dans sa spatialité (extension,
dispersion) et sa temporalité (fréquence, durée, rapidité). Les risques hydro-
météorologiques apparaissent alors au premier plan comparativement aux
risques sismiques, ceux associés aux passages des cyclones par exemple marquent
56 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE
annuellement le territoire haïtien. L’intention ici n’est pas de comparer entre eux
les différentes catastrophes, puisque les conséquences du séisme du 12 janvier
2010 ont montré très clairement l’hégémonie de cet événement, mais d’étudier les
risques hydrométéorologiques dans ce nouveau contexte d’après séisme, également
dans une perspective à plus long terme qui concerne les changements climatiques.
La question qui se pose alors est : peut-on intégrer la réponse aux changements
climatiques, en ce qui concerne les risques hydrométéorologiques, dans le processus
actuel de « reconstruction » pour permettre un développement durable en Haïti ?
Mais avant d’aborder cette question, un portrait général des risques hydro-
météorologiques en Haïti peut être rapidement brossé (voir tableau 1).
Sur le territoire haïtien, plusieurs systèmes locaux (par exemple une forte
convection locale 1 jumelée à un soulèvement orographique 2) et des phéno-
mènes de grande envergure (par exemple un cyclone) peuvent engendrer des
1. Transport vertical de chaleur par l’air échauffé au contact du sol pour une région relativement circons-
crite. La forte convection locale engendre la formation de précipitations abondantes.
2. Déplacement de l’air qui rencontre un obstacle du relief (par exemple une montagne) le forçant à s’élever.
Cette élévation engendre habituellement la formation de précipitations abondantes.
HAÏTI, ÉGALEMENT TERRE DE CYCLONES 57
(EM-DAT). Plus de la moitié (18 sur 32) de ces cyclones se sont manifestés après
les années 2000. L’année 2008 fut de loin la plus spectaculaire sur le plan de l’acti-
vité cyclonique puisqu’en moins d’un mois, quatre cyclones d’importance (Fay,
Gustav, Hanna et Ike) touchaient le pays, affectant près de 800 000 personnes,
faisant plus de 1 100 victimes et causant des dommages et des pertes matériels
estimés à 897 millions de dollars US (GRH, 2008). L’effet combiné des vents
forts et des pluies intenses a provoqué de très fortes inondations. Dans la ville des
Gonaïves, certains secteurs ont vu le niveau de l’eau atteindre plus de six mètres
en quelques heures. Ces inondations ont eu pour effet de détruire plusieurs
infrastructures (ponts, écoles, hôpitaux…) et de dévaster les récoltes de riz de
la vallée de l’Artibonite, ce qui a immédiatement accru l’insécurité alimentaire
et augmenté les risques sanitaires. À cela il faut ajouter les risques sociaux asso-
ciés au déplacement de la population qui se retrouve, au lendemain du sinistre,
sans logement. Depuis le début du XXe siècle, on estime que plus de 5 millions
d’Haïtiens ont été affectés par les cyclones tropicaux (EM-DAT).
6
Nombre de catastrophes associées au passage d’un cyclone
0
2010
2000
2005
1990
1995
1975
1980
1985
1965
1970
1955
1960
1940
1945
1950
1930
1935
1920
1925
1900
1905
1910
1915
A n n é e
Source : EM-DAT.
Afin d’évaluer si les changements climatiques ont un impact sur les cyclones
de l’Atlantique Nord, des chercheurs ont développé un autre système de
mesure : le potentiel destructeur des cyclones, fondé sur l’indice de dissipation
totale d’énergie (PDI), incluant notamment la durée de vie du cyclone, la vitesse
des vents et la densité de l’air (Emanuel, 2005). En appliquant cette mesure
aux cyclones enregistrés depuis 1970, une tendance à la hausse a été observée.
Celle-ci serait due à la fois à une plus grande durée de vie des cyclones et à une
plus forte intensité des cyclones les plus violents. La somme annuelle de la durée
de vie des cyclones a augmenté de 60 % depuis 1949 et la moyenne annuelle de
la vitesse maximale des vents a augmenté de 50 % au cours de la même période
(ibid.). Bref, l’utilisation de l’indice de dissipation totale d’énergie et la hausse
des mesures qui a été observée mènent à la conclusion que le potentiel destruc-
teur des cyclones a augmenté depuis la moitié du siècle dernier.
Cette tendance récente correspond assez bien à ce que les modèles numé-
riques du climat projettent pour le tournant du XXIe siècle. On conclut (IPCC,
2007) que dans un climat plus chaud, les cyclones tropicaux présenteront des
pics plus élevés dans l’intensité des vents et des précipitations plus importantes,
en pics et en moyenne, avec possibilité de baisse du nombre de cyclones relative-
ment faibles, et d’une recrudescence du nombre de cyclones forts. Cependant,
le nombre total de cyclones tropicaux au niveau mondial pourrait diminuer,
selon les projections des modèles numériques du climat.
Ces différents résultats attendus (projections) au tournant du XXIe siècle, qui
comportent un niveau d’incertitude variable, nous amènent néanmoins à avoir
quelques inquiétudes quant à l’évolution de ce phénomène à court et moyen terme.
complètent alors les activités déjà en place et viennent soutenir les objectifs de
développement national, de réduction de la pauvreté et d’amélioration de la
gestion des ressources.
L’adaptation anticipée est essentielle dans le contexte des changements
climatiques, car elle se pose comme la voie appropriée pour réduire la vulnéra-
bilité d’une population, laquelle exprime le niveau des effets d’un aléa sur les
enjeux et la sensibilité des êtres humains et de leurs installations à ces diffé-
rents aléas. Elle sera amplifiée par l’exposition (caractère, ampleur, rythme),
la sensibilité (degrés d’affectation) et la capacité d’adaptation de la popula-
tion. Ce dernier point est extrêmement important pour Haïti, en particulier
depuis le 12 janvier 2010, puisque tous les facteurs de vulnérabilité ont été
exacerbés. Ces facteurs sont la densité de la population, l’étendue du bâti,
les facteurs techniques (par exemple l’application des normes), les facteurs
socio-économiques, les facteurs culturels (culture du risque), les facteurs insti-
tutionnels et politico-administratifs (absence de programmes de prévention,
législation laxiste…) et les facteurs plus fonctionnels (mauvaise gestion de la
crise, absence de prévisions efficaces…).
Dès lors, nous sommes face à une situation redoutable, car d’un côté, les
scientifiques indiquent que l’exposition d’Haïti aux risques hydrométéoro-
logiques va fort probablement augmenter – surtout en ce qui concerne les
cyclones majeurs –, et d’un autre côté, l’on observe que tous les facteurs de
vulnérabilité ont été exacerbés par le séisme de 2010. Devant un tel constat, ne
doit-on pas intégrer rapidement la réponse aux changements climatiques dans
le processus de « repensée » du territoire haïtien ?
La majorité des pays occidentaux doivent, au fil des années et des priorités
budgétaires nationales, intégrer les mesures d’adaptation aux changements
climatiques et d’atténuation de leurs effets lorsque se présente une étape de
restructuration majeure (politiques, règlements, schémas d’aménagement…)
ou une catastrophe (par exemple des inondations répétées). Le processus est
souvent long et très coûteux, car il doit tenir compte des structures déjà bien
établies (non détruites). Ainsi, pour limiter les coûts, l’on devra attendre qu’une
infrastructure (par exemple un égout pluvial en milieu urbain) devienne vétuste
pour la remplacer par une autre qui inclurait la réponse aux changements clima-
tiques (d’une dimension plus importante).
Dans le cas d’Haïti, l’événement du 12 janvier 2010 a créé, fortuitement,
une conjoncture favorable à l’intégration de mesures d’adaptation en obligeant,
par l’ampleur des dégâts, à repenser l’aménagement du territoire (politiques
et règlements) et à reconstruire une grande partie des infrastructures, deux
éléments majeurs souvent propices à l’insertion de telles mesures.
Le risque, qu’il soit lié à l’activité cyclonique ou autre, n’est pas un phéno-
mène spatial à proprement parler. Il est invisible, abstrait et constitue une
projection du futur (Veyret, 2004). Cependant, il est l’objet de décisions
64 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE
Conclusion
Avec les inconvénients apportés par les changements climatiques, tels que
les inondations et les glissements de terrain générés par des cyclones souvent
très violents, les conditions de vie ne s’améliorent pas. Il est urgent d’implanter
des systèmes de réglementation politique et de protection de l’environnement
afin de permettre à la population haïtienne d’évoluer dans un contexte de
développement durable.
Concrètement, les premiers efforts devraient être orientés vers la mise en
place d’une formation universitaire courte sur les changements climatiques
destinés aux intervenants actuels (fonctionnaires, décideurs…) impliqués dans
le processus de repensée du territoire haïtien. Une telle formation universitaire,
de type professionnel, permettrait aux acteurs de la reconstruction de savoir
comment et où intégrer cette réponse aux changements climatiques dans leur
planification. Rappelons que les cyclones tropicaux ne sont pas les seuls éléments
du climat qui pourraient subir des changements dans les années à venir. La
problématique de la hausse du niveau marin et des sécheresses plus récurrentes
constitue aussi d’autres exemples d’éléments dont il faudra tenir compte dans
l’élaboration des stratégies d’adaptation.
À plus long terme, l’investissement dans l’éducation au niveau primaire et
secondaire constitue une valeur sûre pour réduire la vulnérabilité et donc favo-
riser une meilleure capacité d’adaptation au sein de la population. Haïti est en
effet aux prises avec une vulnérabilité environnementale particulièrement élevée
venant, en partie, du manque d’accès à des ressources énergétiques alternatives
qui permettraient de limiter l’utilisation du bois (charbon) et donc la protection
des quelques dizaines de milliers d’hectares de forêts restants. Les jeunes généra-
tions peuvent opérer un changement en matière de consommation énergétique
si elles sont rapidement initiées aux services que la nature, en particulier les
forêts, peut rendre à l’être humain. D’où le besoin d’une formation relative à
l’environnement par laquelle les jeunes apprendraient à devenir des écocitoyens
pour un quotidien durable.
Et pourquoi pas ? Haïti pourrait devenir le premier pays insulaire à intégrer la
réponse aux changements climatiques à l’ensemble de ses activités sur son territoire.
HAÏTI, ÉGALEMENT TERRE DE CYCLONES 65
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Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 :
un désastre prévisible ?
JEAN-JACQUES WAGNER
Professeur honoraire à la section des sciences de la terre et de l’environne-
ment de la faculté des sciences de l’Université de Genève où il a développé
une formation en analyse et gestion des risques naturels (CERG), il est
l’un des grands spécialistes suisses en évaluation et gestion des risques
géologiques. Ses recherches portent sur les tremblements de terre, les volcans
et sur la perception et le management intégré des risques liés aux aléas
naturels. Il est membre de la commission extraparlementaire suisse sur les
dangers naturels (PLANAT). Il a animé plusieurs conférences et séminaires
sur les caractéristiques sismiques d’Haïti. Jean-Jacques.wagner@unige.ch
Il est vrai que, dans l’état actuel de nos connaissances, on ne peut pas prédire
l’occurrence spatio-temporelle d’un tremblement de terre mais l’avertissement
contenu dans cet article reflète ce que l’on sait sur la base de nombreuses
68 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE
1. Mouvement de glissement d’un des deux compartiments géologiques formant une faille verticale. Il est
dit sénestre lorsqu’un observateur face à l’un d’eux voit l’autre glisser vers la gauche.
LE TREMBLEMENT DE TERRE DU 12 JANVIER 2010 : UN DÉSASTRE PRÉVISIBLE ? 69
Plaque
Cuba Fosse de Porto Rico
nord-américaine
1887 1953
1842 1904 2003
Faille septentrionale 1562 1946
Haïti
1761 République 1948
dominicaine
1770
1860
1751
1684-91 1751
2010
Faille d’Enriquillo-Plantain-Garden
Séisme
majeur
Plaque des Caraïbes Fosse de Los Muertos Autre séisme
important
Note : les traits indiquent l’emplacement des zones de faille et les cercles la localisation approximative
des séismes historiques.
Sources : d’après Éric Calais, United States Geological Survey (USGS) (Bilham, 2010).
Observation sismologique
2. Ce sont respectivement des mouvements de surélévation et d’affaissement dans la croûte terrestre qui
peuvent être liés au séisme.
3. À la différence de la magnitude fondée sur une mesure instrumentale du mouvement du sol, l’intensité
est estimée statistiquement à partir d’effets observés et/ou ressentis lors d’un séisme. C’est essentiellement une
72 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE
échelle de la sévérité des dégâts, elle comporte douze degrés (de I à XII) : les premiers dégâts sont visibles avec
MMI = VII alors qu’avec MMI = IX la destruction est majeure.
4. Ou Peak ground acceleration (PGA). Cette mesure indique la variation de vitesse de la déformation du
sol lors d’un séisme, les unités sont des mètres par seconde carrée (m/s2) ; elle est souvent exprimée en % de la
gravité g (%g).
LE TREMBLEMENT DE TERRE DU 12 JANVIER 2010 : UN DÉSASTRE PRÉVISIBLE ? 73
Cuba
République dominicaine
de dépassement de 10 % en 50 ans
MMI (Intensité Mercalli modifiée)
VII-VIII
VIII Haïti
VIII-IX
IX
Pour réduire le risque, il faut analyser les éléments qui le constituent. Dans
le cas du risque sismique, comme on ne peut agir sur l’aléa, toute l’attention
se porte sur la réduction de la vulnérabilité. Celle-ci est complexe car elle est
formée de plusieurs composantes dont les principales sont sociale, économique,
environnementale, physique ou structurale. Toutes ces composantes ne sont pas
facilement quantifiables pour une évaluation numérique du risque, cependant
leur prise en compte qualitative permet de cibler des actions nécessaires pour
le réduire. Dans le cas d’Haïti, et comme déjà mentionné précédemment, la
vulnérabilité socio-économique est dominante mais, au vu des dégâts impor-
tants infligés aux constructions, la vulnérabilité physique apparaît comme la
composante principale à laquelle il faut s’attaquer en priorité.
74 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE
Pour ce faire, il faut mettre en œuvre des recommandations pour que les
maisons, édifices, lignes vitales soient construits de manière sismo-résistante ;
un code du génie parasismique est ainsi absolument indispensable. Cependant
comme le pays est également fréquemment exposé aux passages de cyclones
dévastateurs, il est indispensable d’y inclure simultanément des mesures anti-
cycloniques. Ce code intégré doit être national pour correspondre aux réalités
du pays et être utile tant en milieu urbain qu’en milieu rural ; et une campagne
appropriée pour la diffusion de ses recommandations est nécessaire pour les
constructions formelles comme informelles (formation des « boss maçons »).
Dans ce contexte, l’aide internationale posturgence peut être d’un appui
certain ; on peut citer le Centre de compétences Reconstruction du Bureau de la
coopération suisse en Haïti qui facilite l’échange d’informations et d’expériences
entre les divers acteurs de la réhabilitation et de la reconstruction (DDC, 2010).
La réduction de la vulnérabilité passe aussi par le développement de la rési-
lience des divers acteurs de la société. Pour cela, l’éducation et la formation à
tous les niveaux incluant la prise en compte des stratégies pour la réduction du
risque de catastrophes sont indispensables. La prévention et la mitigation vont
de pair avec la préparation à l’intervention en cas de catastrophes.
Conclusion
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USGS-NEIC, 2010, Aftershock Report in Magnitude 7.0, Haiti Region, 2010 January 12,
21:53:10, UTC Earthquake Summary, US Geological Survey, National Earthquake
Information Center, document disponible en ligne : http://earthquake.usgs.gov/
earthquakes/eqinthenews/2010/us2010rja6/#summary
WALD, David J. et ALLEN, Trevor I., 2007, « Topographic Slope as a Proxy for Seismic
Site Conditions and Amplification », Bulletin of the Seismological Society of America,
vol. 97 : 1379-1395.
Chapitre II
1. « C’est le mot utilisé par la majorité de la population haïtienne, notamment à Port-au-Prince, pour
imiter, désigner, traduire et interpréter le son ou le bruit provoqué par les mouvements du séisme du
12 janvier 2010 suivi de nombreuses répliques. C’est depuis l’onomatopée la plus populaire par laquelle
les gens expriment le sentiment de l’effet ressenti à l’intérieur des maisons, à l’occasion des secousses. »
(Lucmane Vieux, Le Nouvelliste, 3 mars 2010.)
TÉMOIGNAGE
PHILOMÉ ROBERT
Présentateur à la chaîne française d’informations internationales France 24,
il est diplômé de l’école de journalisme de Sciences Po Paris. Il a été l’envoyé
spécial de France 24 tout de suite après le séisme du 12 janvier 2010. Juriste,
ancien élève de l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et de la faculté de
droit de l’Université d’État d’Haïti (UEH), il milite activement pour l’avè-
nement d’une société juste et démocratique en Haïti. Il travaille au sein de
différentes associations pour l’intégration pleine et entière des Haïtiens vivant
à l’étranger dans la vie politique de leur pays. oswaldurand@gmail.com ou
probert@france24.com
S’informer soi-même
Je me rue sur les chaînes d’information en continu. France 24, bien sûr. Mais
aussi sur les autres supports comme Internet. Le bandeau « urgent » peinturluré
en rouge défile au bas des écrans. Il n’y a pas de doute, la terre a bien tremblé en
Haïti. Une crise de rage d’une magnitude de 7,3 sur l’échelle ouverte de Richter.
Les sources citées comme les services américains de géologie sont fiables. Il n’y a
pas d’images. Pas encore. Seuls défilent ces « urgents » accompagnés de quelques
dépêches rédigées à la va-vite par les agences et reprises par les rédactions. Elles
sont annoncées par les présentateurs, eux-mêmes pris de court par ces informations
d’une ampleur et d’une gravité rares. Ils sont obligés de tenir l’antenne. C’est le
début des breaking news, ces éditions spéciales pendant lesquelles on se focalise
sur un événement et un seul, passé au crible. D’Haïti, on savait rendre compte
des convulsions politiques, des coups d’État, des crises postélectorales, des bidon-
villes où la violence des gangs fait rage, d’une situation humanitaire critique, des
inondations, des ouragans. Mais de tremblement de terre, jamais. Que dire ? À
la place de ces images qui n’arrivent pas encore, les chaînes mettent à l’écran des
infographies qui se veulent les plus complètes possible. Un index de la situation
haïtienne est présenté avec les indicateurs socio-économiques connus de tous :
population, mortalité infantile, taux d’alphabétisation, taux d’industrialisation,
nombre de médecins par milliers d’habitants, revenu par habitant, PIB, etc. Un
chapelet d’éléments préparant à l’arrivée de ces images qui tardent à venir. Et pour
cause. Les liaisons téléphoniques sont coupées ou rendues extrêmement difficiles.
Faute d’informations supplémentaires, les rédactions se rabattent sur les « experts »
d’Haïti et les membres de la communauté haïtienne qui interviennent régulière-
ment dans les médias. J’ai l’avantage de porter les deux casquettes en même temps.
À France 24 et à Radio France internationale (RFI), j’explique que je n’ai
pas de nouvelles, mais que, connaissant ma ville, Port-au-Prince, et mon pays,
elles risquent d’être catastrophiques. On passe en revue les dégâts potentiels en
prenant en compte les éléments relatifs à l’habitat, la démographie, l’état global
des infrastructures, le possible bilan humain. Même sans les images, le spectre
est monstrueux. Les jours, les semaines, les mois à venir s’annoncent effroyables.
Pour l’instant, c’est l’angoisse des minutes et des heures qui prend toute la place.
La nuit promet d’être longue…
Partir
J’avais quitté Haïti neuf ans plus tôt pour éviter d’être tué en raison de mon
métier de journaliste. Pour des raisons qui leur étaient propres, le pouvoir du
président Jean-Bertrand Aristide et ses alliés avaient décidé de faire taire par tous
les moyens tous ceux qui, par leurs discours ou leurs actes, remettaient en question
un ordre des choses « lavalassien » qui ressemblait à s’y méprendre au duvaliérisme
le plus abject. Depuis ce jour du 17 décembre 2001 où j’avais été agressé dans la
rue par une bande de voyous, des « chimères » à la solde du parti Fanmi Lavalas,
depuis ce même jour où j’avais dû trouver refuge à l’ambassade de France pour,
finalement, me retrouver à Paris en exil, je n’avais pas remis les pieds en Haïti.
84 LES MÉDIAS EN QUESTION
Filmer ou secourir ?
Il était une fois une ville haïtienne proéminente, au centre de tout. Que
les heures furent glorieuses ou sombres, elle imprégnait le pays de sa magie
presque animale. Témoin de nos turpitudes, de nos bassesses, de nos lâchetés
de peuple, la capitale enveloppait Haïti d’une aura mystique. Putride jusque
dans sa moelle, merveilleuse dans sa joyeuse disharmonie, ma capitale était à la
fois objet de fascination et de rejet. Elle ne laissait personne indifférente. Qu’on
l’aimât ou qu’on la détestât.
En débarquant sur mon île quelque soixante-douze heures après
« Goudougoudou », le nom savant que mes compatriotes ont donné au
COMMENT MONTRER AU RESTE DU MONDE LE SÉISME ET SES CONSÉQUENCES ? 85
phénomène relatif à la terre infanticide, je suis dans un état second. Je n’ai certes
pas une grande sympathie pour cette ville canaille. Mais entre elle et moi c’est
l’histoire d’un amour-haine appelé à durer. Je suis pris d’un effroi innommable.
Rentrant par la route de la République dominicaine, je n’avais pas eu droit au
spectacle aérien de désolation. Aussi les pans de murs et autres habitations se
présentent-ils comme tombés un à un. À la manière d’un château de cartes
qui s’écroule au ralenti. Les dégâts aperçus sur la route vont crescendo. Comme
si la destruction aveugle se donnait à voir par lampées, par jets plus ou moins
puissants selon l’endroit où l’on se trouve. La puissance de la terre qui se meut a
ravagé de façon anarchique. Ici une maison détruite, là une autre fissurée, là-bas
une autre intacte. Au milieu de cette apocalypse indescriptible, des êtres vivants
qui traînent leur douleur dans un râle sans fin. Qui s’exposent dans leur nudité
absolue sous les caméras des confrères venus de la planète entière. J’embrasse
une ville devenue folie en même temps que je dois la montrer au monde.
Filmer ! Saisir par la caméra ce que mes yeux ont du mal à saisir eux-mêmes.
Les murs carnivores, les visages hagards des survivants, les complaintes des
morts-vivants. Filmer ! Les bouts de chair qui s’accrochent aux squelettes d’écha-
faudage, aux chambranles rougis par le sang, aux perrons devenus cimetières.
Les morts vite recouverts, par respect, d’une couverture, qui gonflent sous la
chaleur insoutenable, paraissent bouger au gré de l’agitation qui s’est formée
autour d’eux. On croirait entendre une complainte sourde, presque culpabili-
sante. Filmer enfin l’odeur sombre de Thanatos dans une nécropole harassante.
Angoissante. Il est bien là mon double drame. Comment rendre compte de cette
urgence, susciter d’éventuelles vocations à venir aider, alors que, dans le même
temps, j’ai envie de me joindre aux secours ? Témoin ? Acteur ? Je décide de ne
pas trancher, conscient de ma singularité alors que l’armée de mes confrères
envoie « walk and talk », « platos », « packages », « encadrés » et autres interviews
enregistrées. Je me jette aussi dans cette danse macabre en espérant secrètement
que mes téléspectateurs ne verront aucun parti pris. Je souhaite simplement que
mes reportages aident à mobiliser davantage d’acteurs pour prêter main-forte.
J’ai du mal à me l’avouer, mais je ne suis pas à l’aise dans ce costume trop
grand pour moi. À Port-au-Prince, je suis à la fois fixeur, traducteur, garde du
corps, journaliste. Fixeur puisque dans cette ville catacombe que je connais
très bien, la sécurité de mes camarades devient une nécessité absolue. Ils ont
évidemment l’habitude des terrains difficiles car coutumiers des théâtres de
guerre, mais je me sens comme une responsabilité particulière. Traducteur
puisqu’à la tête d’un cortège d’Européens, quoique collègues de travail, je
passe pour un guide haïtien qui accompagne des sauveurs venus d’ailleurs. Je
86 LES MÉDIAS EN QUESTION
dois saisir les nuances dans les questions et les réponses pour bien les restituer.
Que répondre à cette masse de jeunes qui s’agglutinent devant les entrées de
l’aéroport en espérant débusquer un poste de saisonnier dans une organisation
non gouvernementale ? Comment leur faire comprendre que les journalistes
n’ont d’autres outils de secours que leurs commentaires, leurs reportages, leurs
dessins, leurs « papiers » ? Quelle réponse donner à ces milliers d’yeux assoiffés,
affamés, écœurés qui attentent un geste de leurs compatriotes de la « diaspora »
rentrés au pays avec des bataillons de sauveteurs ? Pour eux, que les confrères
qui m’accompagnent ne soient pas secouristes ne prête pas à conséquence. Ils
veulent juste que leurs voix écartelées portent. Je suis désemparé car je ne trouve
pas de réponses. Journaliste enfin car alors que les jours passent, que des torrents
d’aéronefs débarquent de la planète entière, je m’efforce de ne pas m’enliser dans
des considérations existentielles. Certes, je rends compte. Nos objectifs se sont
baladés partout, sans retenue. Je garde toutefois cette impression d’inachevé.
Comme si mon métier de journaliste ne suffisait pas pour expliquer l’horreur.
Dans les publications postséismes des médias haïtiens qui ont pu continuer à
fonctionner au lendemain de la tragédie du 12 janvier 2010, la victime est reléguée
au second plan au profit de l’acteur politique ou de l’acteur humanitaire interna-
tional. Et dans le peu de place qu’elle occupe dans les colonnes des journaux ou
dans les reportages de la radio et de la télévision, elle apparaît sous un jour entaché
de stéréotypes : rescapé en quête de réconfort spirituel, survivant transformé en
pillard, corps blessé, amputé ou inerte… Des représentations qui ne diffèrent
malheureusement pas vraiment des images stéréotypées sur Haïti ou sur le peuple
haïtien parues dans la presse internationale au lendemain du tremblement de terre.
1. L’estimation de l’ONG FOKAL sur le secteur médiatique haïtien après le séisme du 12 janvier est
publiée dans un texte intitulé « Médias : un aperçu du secteur après le séisme » posté sur le site de cette
organisation le 12 mai 2010.
90 LES MÉDIAS EN QUESTION
2. « Le cadrage de l’information consiste à sélectionner certaines parties d’un fait ou d’un événement et à les
rendre plus saillantes dans un texte de communication, de manière à promouvoir une définition d’un problème par-
ticulier, l’interprétation causale, l’évaluation morale, et/ou recommandations de traitement. » (Entman, 1993 : 52.)
LA PRESSE HAÏTIENNE FACE AUX VICTIMES 91
3. La victime dans notre corpus n’est ni acteur politique, ni membre du gouvernement, ni acteur humani-
taire, ni leader religieux, ni responsable du secteur privé. Elle renvoie plutôt au survivant anonyme sur le terrain,
victime physique ou morale de la tragédie, en attente d’aide humanitaire.
4. Extrait du mémoire de Jean-Max Saint Fleur, 2011.
LA PRESSE HAÏTIENNE FACE AUX VICTIMES 93
Certains médias au contraire se sont appuyés dans leurs publications sur une
topique de dénonciation sociale et d’accusation – au sens de Luc Boltanski 5 –
mettant dans une relation de cause à effet le malheur des survivants du séisme et
l’acteur politique haïtien comme étant responsable des souffrances des victimes.
C’est le cas de la radio Signal FM. « L’État est absent en temps normal, l’État
a été absent pendant ces jours-ci » (18 janvier 2010). « Les Haïtiens peuvent-
ils espérer un mieux-être à l’avenir dans un pays qui souffre d’une très grave
absence de leadership ? » (19 janvier 2010).
D’autres ont fait le choix de passer de l’acteur gouvernemental haïtien à
l’acteur politique international. Sur trente-six personnalités politiques repérées
dans les publications du journal Le Nouvelliste pendant la période du 18 au
22 janvier 2010, seulement cinq responsables politiques haïtiens ont été cités
ou interviewés. Un choix qui peut être vu soit comme une expression de l’inca-
pacité du gouvernement haïtien à prendre en main la situation au lendemain
de la catastrophe, soit tout aussi bien comme une forme d’accusation et de
responsabilisation de l’État haïtien dans la souffrance des rescapés du séisme
non pas par l’acte de la parole mais par l’indifférence.
Un autre élément essentiel qui peut également expliquer pourquoi les
médias ont catapulté la victime à l’arrière-plan dans leur hiérarchisation de
l’information est le fait qu’ils ont privilégié dans leurs publications des sujets
concernant la coordination et la distribution de l’aide humanitaire, l’organisa-
tion des secours, les promesses financières, les grandes décisions nationales et
internationales pour venir en aide aux survivants. Ils ont, de fait, finalement
négligé voire oublié la victime dans les camps de fortune, dans les hôpitaux ou
encore ceux qui fuient la capitale ou le pays. À trop se focaliser sur le médecin,
ils en sont venus à négliger le malade.
5. Luc Boltanski traite la question des topiques d’accusation et de dénonciation sociale dans son ouvrage La
souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique publié en 1993.
94 LES MÉDIAS EN QUESTION
c’est à cause de nos péchés. C’est la main de Dieu qui pèse sur nous » (Signal FM,
18 janvier 2010). « Ce n’est pas Dieu, Dieu n’est pas méchant. – Si, c’est lui, si,
c’est Dieu. Un doigt accusateur vers le ciel. » (Le Nouvelliste, 20 janvier 2010.)
Conclusion
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
VALÉRIE GORIN
Diplômée en histoire de l’Université de Genève, elle travaille depuis plusieurs
années au département de sociologie, dans l’unité « médias et communication ».
Elle termine une thèse de doctorat sur la médiatisation des crises humanitaires
dans la presse magazine française et américaine des années 1960 aux années
1990. Ses domaines de recherche portent sur la visibilité de la violence, les
conflits armés au XXe siècle mais aussi la réinsertion des anciens combattants.
Elle est également enseignante au Centre d’enseignement et de recherche en
action humanitaire de Genève sur l’histoire de l’humanitaire et le rôle des
médias en politique internationale. Valerie.Gorin@unige.ch
Les médias aiment les symboles, les formules faciles, l’usage de la photo-
graphie dont les capacités de dénotation – au sens premier, ce qui est montré –
comme de connotation – au sens second, les références auxquelles la photo
fait allusion, les symboles associés – (Huxford, 2001) garantissent des grilles de
lecture immédiates et des raccourcis d’information pour les publics. Haïti offre
tous les paradoxes qui satisfont les règles – souvent attendues – du reportage
journalistique des tragédies : la souffrance, le cataclysme, les rapports avec le
tiers-monde, les parallèles antérieurs 4, qui en font une parfaite incarnation du
martyre. La catastrophe du 12 janvier accentue ainsi la tentation du cliché et
remplit les critères du newsworthiness 5 :
News must be immediate, dramatic and novel. Stories are simplified and person-
alized, with viewers or readers encouraged to identify with characters or to make
judgements about them. There is titillation […] through emphasis on the horrific
– blood, injury and violence 6. (Berrington et Jemphrey, 2003 : 227.)
Un tel cas d’étude permet de tester plusieurs concepts, voire certains effets,
à l’œuvre dans cette couverture médiatique. Tout d’abord la position des spec-
tateurs (en l’occurrence les publics occidentaux) contemplateurs de la « douleur
des autres » (Sontag, 2003). Cette rhétorique de la « souffrance à distance » se
traduit par une mise en images et en mots qui, selon Boltanski (1993), favorise
la « topique de l’esthétique » (la beauté des images), la « topique du sentiment »
(les émotions ressenties face à la mort, à la détresse des survivants) mais aussi
la « topique de la dénonciation » (face à l’injustice ou l’inaction des gouverne-
ments). À cela se superpose une utilisation stratégique des figures victimaires,
dans une sorte de hiérarchie de l’innocence selon l’âge et le sexe (Brauman,
1993). Ces actions conjuguées peuvent mener à une banalisation de la compas-
sion (Moeller, 1999).
Ce sont ces différents aspects que nous nous efforcerons d’évoquer dans
les paragraphes qui suivent. Une étude exhaustive de la couverture média-
tique planétaire du tremblement de terre haïtien serait impossible ; toutefois,
les exemples issus d’un corpus constitué de la presse magazine américaine et
française permettent de souligner le rôle prépondérant du photojournalisme et
4. Il est d’ailleurs étonnant de voir à quel point la Seconde Guerre mondiale, pourtant éloignée en tout
point par sa forme et sa nature d’une catastrophe naturelle, sert encore parfois de référent dans certains maga-
zines pour symboliser l’état de désolation postséisme. La destruction de Port-au-Prince est comparée aux
bombardements nazis et le plan monétaire monté par le FMI comparé à un « plan Marshall ».
5. Ensemble de critères généralement retenus par les médias, qui déterminent les faits susceptibles d’être
traités médiatiquement, d’avoir de l’intérêt pour le public. Ces critères concernent en général la chronologie,
la proximité, l’importance ou l’impact de l’événement, la controverse, le sensationnalisme, la nouveauté ou le
caractère particulier de l’événement.
6. « Les nouvelles doivent être immédiates, dramatiques et originales. Les histoires sont simplifiées et
personnalisées, avec les spectateurs ou les lecteurs encouragés à s’identifier avec les personnes ou à faire des
jugements sur eux. Il y a une titillation […] par l’emphase sur l’atroce – le sang, la blessure et la violence. »
(Toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteure.)
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS 101
En 1993, Brauman étudie déjà les effets de la médiatisation dans son article
« When suffering makes a good story ». Il y soulève plusieurs constats fonda-
mentaux. Tout d’abord, le fait que ce sont les images, et non les mots, qui
font l’événement, et ce d’autant plus que celles-ci sont disponibles de nos jours
dans un flot continu. Le matraquage par l’image est indéniable – que ce soit
par les photoreportages ou les diaporamas disponibles sur les sites Internet des
magazines –, mais l’effet cumulatif par les mots doit être accentué par rapport
à ce que dit Brauman.
Ainsi, comme cela est courant, on constate un usage répandu de la séman-
tique de la mort (« agonie », « État décapité » à l’image devenue iconique du
Palais national effondré, parue dans tous les médias), y compris religieuse
(« martyre »), du désespoir (« tragédie », « misère »). Le choix des mots fait partie
de la stratégie discursive pour accentuer l’effet dramatique, mais aussi susciter
des parallèles évidents chez les publics. Preuve en est l’éditorial de Claude
Imbert pour Le Point, où en l’espace de quelques lignes et figures de style, il fait
l’exercice de la surenchère et de la tension des extrêmes :
« la fracture caraïbe », « une ville s’engloutit », « l’épouvante déferle sur nos
écrans », « la face hideuse du désastre », « Port-au-Prince grouille des plus gueux de
tous les gueux de la planète », « bidonville géant », « ectoplasme de nation », « Haïti
massacrée », « villégiature de l’enfer », « historique malédiction », « fond des âges » 7.
Est ainsi créé un décor qui s’aligne avec l’illustration des images et pointe
du doigt ce qui doit être retenu, et vite, par des publics sollicités par le flux
d’information. À un deuxième niveau, il faut aussi mentionner les effets de
cadrage du message médiatique induits par les mécanismes simples que sont les
titres ou les sous-titres, voire les légendes des photos, qui fonctionnent comme
de véritables tableaux 8.
Deuxième constat fait par Brauman, celui de la victime innocente qui doit
être spontanément acceptée par les publics. Ce qui change des cas évoqués par
Brauman (les conflits armés) est ici aboli par la catastrophe naturelle : l’impré-
visibilité du tremblement de terre fait que tous les Haïtiens sont des victimes.
On ne peut pas faire justice – punir les oppresseurs – car il n’y a pas de tyran
identifiable ; on peut juste secourir, voire se lamenter sur l’injustice de la nature
et recourir à Dieu quand il ne reste plus rien 9. Cela amène forcément des paral-
lèles avec le « mauvais sort » d’Haïti, qui se traduit dans le langage médiatique
par l’usage de référents antérieurs. Liste des maux, rappel des faits historiques
qui ont fait basculer l’île d’un pays-paradis avant-gardiste – première répu-
blique noire indépendante 10 – en un pays marqué par l’acharnement du sort
et la pauvreté. Les ressorts narratifs que sont la victimisation et la faiblesse
participent et contribuent donc au discours sensationnaliste et compassionnel.
De manière évidente, l’image intervient comme vecteur premier de la victi-
misation. On le constate en tout premier lieu sur les couvertures des magazines
qui ont eu recours au portrait d’une victime : une femme qui pleure, le visage
caché dans ses mains, victime rendue anonyme 11 ; un jeune enfant, le regard
dans le vide, recouvert de poussière, entouré d’un bord noir identique aux faire-
part de décès 12 ; Lovely, une petite fille nue et hurlante, sortie des gravats par
des sauveteurs 13. Cette conclusion heureuse n’est pas sans rappeler celle plus
tragique de la petite Omayra, prise au piège de la boue du volcan Nevado del
Ruiz en Colombie et dont l’agonie avait été filmée en direct pendant près de
60 heures par les caméras de télévision en 1985. Chaque tragédie a besoin de son
icône, dont les spectateurs peuvent suivre le récit du sauvetage 14. Le Vietnam a
eu Kim Phuc, la petite fille brûlée au napalm 15 ; la guerre en ex-Yougoslavie a
eu Sead Bekric, jeune Bosniaque musulman aveuglé lors du siège de Sarajevo 16.
Haïti, ou du moins le public français, a eu Lovely. Cela témoigne de l’intérêt
grandissant, pour les médias, d’utiliser la figure victimaire absolue de l’enfant,
symbolisant à lui seul le futur fauché d’une nation, bien que ce ne soit là qu’une
vision fragmentaire de la réalité :
Today’s disasters, which are hard to follow even with a scorecard, are made more
comprehensible and accessible by the media’s referencing of children – even if that
9. Newsweek, « Why God hates Haiti », 25 janvier 2010 ; Le Nouvel Observateur, « La seule excuse de
Dieu… », 21 janvier 2010.
10. Time, « Haiti’s History of Misery », 25 janvier 2010 ; Le Nouvel Observateur, « Deux cents ans de
malheur », 21 janvier 2010.
11. Couverture de Newsweek, photographie d’Eduardo Munoz pour Reuters, 25 janvier 2010.
12. Couverture de Time, photographie d’Ivanoh Demers pour AP, 25 janvier 2010.
13. Couverture de Paris Match, reportage photo de Bernard Wis, 21 janvier 2010.
14. Le récit de la réunion de la petite avec son sauveteur russe sera publié dans Paris Match, « Haïti : les
enfants d’abord », 28 janvier 2010.
15. Photographie de Nick Ut, prise au Sud-Vietnam le 8 juin 1972.
16. Photographie de James Mason, prise en avril 1993
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS 103
17. « Les désastres d’aujourd’hui, qui ne sont pas faciles à suivre même avec une carte de pointage, sont
rendus plus compréhensibles et accessibles par la référence des médias aux enfants – même si cette focale sur les
enfants est une connaissance fausse ou biaisée, un simulacre de l’événement. »
18. Paris Match, « France, terre promise », 28 janvier 2010.
19. L’Express, « Le cœur et la raison », entretien avec Philippe Mattei, président de la Croix-Rouge, 28 janvier
2010.
20. Le Nouvel Observateur, « Pourquoi nous ? », 21 janvier 2010 ; Paris Match, « Le martyre des Haïtiens »,
21 janvier 2010.
21. Le Nouvel Observateur, « J’entends encore ce silence », 21 janvier 2010 ; Le Point, « Le martyre haïtien »,
21 janvier 2010.
104 LES MÉDIAS EN QUESTION
terre de Lisbonne en 1755 –, d’autre part la course aux chiffres des donations et
des promesses de l’aide internationale.
s’acharner à tout prix pour tenter de sauver quelques vies sous les décombres,
alors qu’il y aurait tant à faire pour aider les vivants. En évoquant ce reproche
adressé par un groupe d’Haïtiens à des sauveteurs, cet article donne, comme
c’est rarement le cas, la parole à des acteurs locaux et souligne l’antagonisme
d’une vision de l’aide humanitaire faite par et pour les donateurs étrangers,
obsédés par leur (auto)glorification et leur voyeurisme macabre.
Le choix de ces images dénote aussi la réalité indéniable du flux médiatique
en ce début de XXIe siècle : les particularités des cultures journalistiques ont
tendance à s’effacer de plus en plus dans les récits faits par les images. D’un média
à l’autre, mais aussi d’un pays à l’autre, on retrouve les mêmes illustrations.
Dans le cas des photographies des magazines, que celles-ci soient le résultat d’un
travail mandaté par le magazine à l’un de ses reporters ou l’achat de l’œuvre à un
photographe indépendant, les mêmes caractéristiques sont repérables dans les
composantes plastiques et iconiques. Ce sont des photographies extrêmement
esthétisées (lumière douce, couleurs travaillées et contrastées, gros plans sur les
expressions, perspectives, lignes brisées, plongées ou contre-plongées selon que
l’on veut écraser ou magnifier un détail, etc.). Elles sont traversées par les mêmes
thématiques : portraits d’individus (symbolisant les rescapés) ou masse (le flot
de cadavres), chaos et ruines, deuil, mort et cimetières, camps de réfugiés et
moyens dérisoires, pillages et présence des armes, armada américaine et figure
du soldat, prégnance de Dieu, de la croix et de la foi 25. Si ces photographies
sont la réalité des agences de presse qui constituent de formidables banques de
données pour les magazines, elles traduisent une forme d’universalisation du
regard, des référents collectifs à venir, et donc de la mémoire mondiale.
Cette globalisation du spectacle est aussi illustrative du travail en rédac-
tion, qui plus est face à des événements inattendus, chaotiques, pour lesquels
il faut réagir vite sans pouvoir forcément envoyer des journalistes sur place.
Aux lendemains du 12 janvier, alors que les lignes téléphoniques sont coupées,
que toutes les infrastructures locales restées debout sont réquisitionnées pour les
secours, les journalistes doivent contourner les obstacles afin de s’informer. Si les
envoyés spéciaux arrivent sur place quelques jours plus tard, on peut constater
que le journalisme « assis » 26 prévaut dans certaines rédactions – à l’exemple de
Newsweek et de Time qui font leurs reportages majeurs le 25 janvier 2010 depuis
Washington, New York et Miami ! On voit toutefois la prévalence des nouvelles
technologies de l’information comme sources privilégiées : alors que le tsunami
de 2004 avait été filmé sous la forme de vidéos amateurs par les touristes
présents au moment des faits, Twitter et Facebook semblent être devenus des
25. À titre d’exemple, les diaporamas successifs au fil de la catastrophe sont visibles sur les sites Internet de
chacune des revues explorées.
26. Le terme évoque dans le milieu un journalisme qui consiste à chercher les informations depuis son
bureau, en usant des outils informatiques ou des contacts par téléphone, au contraire de l’enquête du journa-
lisme d’investigation.
106 LES MÉDIAS EN QUESTION
canaux d’information dès les premiers jours suivants la catastrophe 27. De telles
pratiques interrogent nécessairement sur la capacité à rendre compte d’une
tragédie de cette ampleur par une forme de journalisme « à distance ».
Enfin, dernier constat qui suscite l’interrogation, la mobilisation compas-
sionnelle des médias quand ceux-ci servent de relais aux dons. Que ce soit
dans les mots de Barack Obama appelant à verser de l’argent à la Croix-Rouge
américaine 28, ou sous la forme de rubriques « How You Can Help » 29, ce relais
questionne forcément les limites de l’indépendance de l’aide. Ce constat est
encore plus évident du côté français, puisque médias et ONG ont fait des parte-
nariats 30, ce qui sera dénoncé par Médecins sans frontières, à l’instar de son
ancien président Rony Brauman :
Que des médias relaient les appels aux dons tout en gardant un regard
critique sur la situation, c’est très bien. Mais ils n’ont pas à se mettre au service
d’un organisme d’aide. Ils doivent rester au service de l’information. Tout
mélange des genres est malsain 31.
27. Le reportage du Time du 25 janvier 2010 est en partie construit sur la base de citations et de « statuts »
écrits par des acteurs humanitaires sur les pages Facebook, Twitter ou le blog de leur ONG.
28. Newsweek, « Why Haiti Matters », 25 janvier 2010.
29. Time, 25 janvier 2010.
30. Europe 1 s’associe avec la Croix-Rouge française ; Paris Match avec Première Urgence ; RTL, M6,
Le Figaro, Le Monde, Radio France et France Télévisions avec Fondation de France.
31. Cité par L’Express, « Médias et ONG. La polémique Haïti », 28 janvier 2010.
32. Paris Match, « Le calvaire du peuple haïtien n’a pas commencé le 12 janvier », 21 janvier 2010.
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS 107
33. « Why Haiti Matters », 25 janvier 2010. L’origine de cette initiative n’est pas claire. S’agit-il d’une
requête du magazine ou d’une stratégie communicationnelle de la Maison-Blanche ? Alors qu’il est connu pour
avoir largement eu recours aux réseaux sociaux lors de sa campagne électorale, Obama fait preuve ici d’un retour
vers un média plus « traditionnel ». Le choix de Newsweek est toutefois logique, puisque même moins diffusé
que Time, il est plus démocrate que son concurrent et lu plus facilement par la classe moyenne.
34. « En période de tragédie, les États-Unis d’Amérique se portent volontaires et aident. C’est ce que nous
sommes. C’est ce que nous faisons. […] Cela fait avancer notre leadership. […] L’Amérique agit au nom de
notre humanité commune. »
35. « I have ordered », « I have instructed », « our national capacity », « our armed forces », « the American people ».
36. « Les États-Unis seront là avec le gouvernement haïtien et les Nations unies à chaque étape du chemin. »
37. « What Haiti Needs », 25 janvier 2010.
108 LES MÉDIAS EN QUESTION
Newsweek 38 et Paris Match 39. Il y souligne avant tout le rôle central de la personne 40
– comme une sorte de continuité logique du rôle de leader que se donne la nation
américaine. Il y fait tout de même l’apologie de la nation haïtienne, en évoquant
les perspectives de reconstruction et de développement à travers la coopération de
tous : « Le peuple haïtien mérite d’avoir la chance de construire une nation qui
reflète ses efforts, ses talents, ses désirs. » Une telle distance, appuyée par ses mots
détrompant les clichés victimaires et la malédiction, permet de réinvestir dans la
rhétorique de la solidarité active, pour revenir au statut prometteur d’Haïti d’avant
la catastrophe et de rompre ainsi avec la fatalité du désespoir.
Cette tension est palpable dans les scénarios des différents magazines qui
oscillent entre effondrement total d’Haïti, et reconstruction possible, à grands
renforts de figures politico-humanitaires penchées sur le berceau haïtien placé en
soins intensifs. Ce type d’événements extraordinaires que sont les catastrophes
de cette ampleur qualifiés d’« événements au centre d’intérêt global 45 » met en
scène une nouvelle solidarité internationale dépassant ainsi les « frontières natio-
nales » de la compassion (Cottle, 2009 : 503). Entre voyeurisme et compassion,
désespoir et espoir, le discours médiatique marque ainsi le parcours d’une nation
au « banc d’essai » de la bonne conscience occidentale.
43. « Averting Disaster », Newsweek, 25 janvier 2010 ; « Les sismologues sont incapables de prédire l’instant
précis d’un séisme », Le Point, 21 janvier 2010.
44. « Pourquoi nous ? », 21 janvier 2010.
45. « Global-focusing events ».
110 LES MÉDIAS EN QUESTION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
HUXFORD, John, 2001, « Beyond the Referential. Uses of Visual Symbolism in the
Press », Journalism, vol. 2, n° 1 : 45-71.
MESNARD, Philippe, 2002, La victime-écran. La représentation humanitaire en question,
Paris, Textuel.
MOELLER, Susan, 1999, Compassion Fatigue. How the Media Sell Disease, Famine, War,
and Death, Londres, Routledge.
— 2002, « A Hierarchy of Innocence. The Media’s Use of Children in the Telling of
International News », The International Journal of Press/Politics, vol. 7, n° 1 : 36-56.
SONTAG, Susan, 2003, Devant la douleur des autres, Paris, Christian Bourgois.
Maudite presse
ARNAUD ROBERT
Journaliste et réalisateur de films documentaires, il est un collaborateur régulier
du quotidien Le Temps et de la Radio Suisse Romande. Il a publié dans Le
Monde, Les Inrockuptibles, Internazionale, La Repubblica, etc. Parmi les
documentaires qu’il a réalisés, on peut citer Bamako is a Miracle en 2000 et
Bondye Bon sur la religion en Haïti, en 2010. Après des années d’engagement
au côté de la communauté haïtienne, il possède une connaissance très riche de
sa culture. Il a été l’un des concepteurs de l’exposition « Vodou, un art de vivre »
au musée d’Ethnographie de Genève en 2008. arnaud.robert@letemps.ch ;
afrobluemail@yahoo.fr
« Alors, ça se reconstruit ? » Vous n’y échapperez pas. Que vous soyez d’une
manière ou d’une autre lié à Haïti, la question revient sans cesse, assénée par ceux
que l’on croise. Au fil des mois qui éloignent du 12 janvier 2010, elle se teinte
même d’une pointe d’irritation, comme si les atermoiements politiques et huma-
nitaires qui ont succédé au séisme dressaient entre la compassion légitime et la
nécessité de passer à autre chose un voile de plus en plus opaque. Ce qui est vrai
pour les passants, qui n’ont des pays catastrophes que l’image stroboscopique de
l’actualité urgente, s’accentue encore dans les rédactions des médias occidentaux.
Dans une période de crise économique mondiale, de changement radical des
rapports de forces entre les États traditionnellement puissants et leurs homo-
logues émergents, l’obstination d’un tiers d’île infime qui s’érode dans la mer
des Caraïbes à renouveler par son drame une présence au monde finit par agacer.
Au séisme de 2010, ont succédé des cyclones, une épidémie de choléra, des
élections parodiques et les chiffres des dépêches qui s’amoncellent et s’annulent.
Cent mille malades du choléra, près d’un million d’Haïtiens qui vivent sous
tente, dix milliards de dollars US promis par la communauté internationale
– dont seule une fraction a été versée. En dix-huit mois, la couverture média-
tique d’Haïti est passée de l’empathie paternaliste au procès-verbal las. Je me
souviens d’un duplex pour le journal de la Télévision Suisse romande, en marge
du premier tour des élections en novembre 2010.
Le présentateur : « Certains affirment que les Haïtiens se complaisent dans
l’aide qui leur est apportée et qu’ils ne font pas grand-chose pour s’en sortir. »
114 LES MÉDIAS EN QUESTION
Moi : « C’est grâce à la solidarité entre les Haïtiens que le pays ne s’effondre
pas totalement. Il me semble obscène de reprocher à ce peuple sa passivité. »
La mauvaise réputation
Retour à la case départ. Dès les premières heures après le séisme, un mot a
frappé. Celui de « malédiction ». Nombre de journaux européens – dont Le Temps
qui faisait référence au « pays des damnés » –, en usant d’un lexique dont la conno-
tation métaphysique ne leur apparaissait pas souvent, ont en réalité confirmé
une forme d’inconscient collectif sur Haïti. Il n’est sans doute pas nécessaire de
rappeler à quel point, d’une manière souvent brumeuse, cet État incarne pour
l’Occident une sorte de faillite perpétuelle, une escalade sans fin de la misère, une
cohorte de coups d’État, de dictateurs ubuesques et de fausses rédemptions – par
exemple la présidence de Jean-Bertrand Aristide à laquelle, en 1991, la gauche
occidentale s’était ralliée. Mais plus insidieusement encore, Haïti représente
un modèle de terre mystique, jamais affranchie de l’Afrique, dont l’imaginaire
hollywoodien du zombie et du vodou a contribué à dessiner les contours obscurs.
Dans son ouvrage Le Barbare imaginaire, Laënnec Hurbon montre combien cette
République libérée en 1804 de la colonie s’est construite dans la pensée occidentale
comme un repoussoir ultime auquel l’animisme offrait de solides arguments : « Le
vodou n’avait jamais été dans les discours et récits des Européens et Américains de
l’époque esclavagiste jusqu’au milieu du XXe siècle qu’un signifiant de la barbarie,
et le support d’une représentation de la société haïtienne à laquelle l’État, l’écriture
et la science viendraient à manquer. » (Hurbon, 2007.)
MAUDITE PRESSE 115
« Haïti, pays maudit » : la formule choisie par des médias après le séisme
ne trahissait pas une ignorance de l’histoire nationale, ni même une volonté
consciente de nuire, mais elle procédait d’une conception dont les bases ont été
posées au moment de l’indépendance haïtienne. L’ancienne Premier ministre
Michèle Pierre-Louis s’est exprimée très rapidement dans Le Temps (14 janvier
2010) sur l’idée de malédiction pour la contrer : « Compte tenu des malheurs
qui ont frappé le pays au cours des dernières années, un de plus et des plus
graves ne peut être que le coup d’une nouvelle malédiction. Cela sous-entend
que nous serions en train de payer pour des fautes commises. » (Robert, 2010a)
L’écrivain Dany Laferrière s’est lui aussi prononcé sur l’usage de ce mot dans
plusieurs journaux, et l’a dénoncé. Les médias l’ont par ailleurs rapidement
abandonné. Il ne suffit pas, pourtant, d’éviter une terminologie pour en extirper
les racines. Et le défilé des fidèles protestants les mains dressées au ciel, diffusé en
boucle depuis le balcon de l’hôtel Plaza à Port-au-Prince où la chaîne américaine
CNN s’était installée après le séisme, a corroboré l’impression initiale : celle
d’une île-purgatoire condamnée à s’en remettre à Dieu.
Scènes et obscène
Paris Match dont on ne retrouve pas l’équivalent dans les archives du tsunami
de 2004. Ce n’est pas la représentation de la mort qui pose ici problème, mais
une représentation qui exclut tout questionnement sur les limites et semble
procéder davantage du tapage visuel que de la nécessité d’informer. Il existe dans
la logique médiatique un principe du « un poids, deux mesures » qui rend visible
quelque part ce qui serait obscène ailleurs. Inutile de rappeler l’autocensure des
médias occidentaux après les attentats de New York, le 11 septembre 2001,
lesquels ont soigneusement évité de diffuser les images de victimes qu’elles
détenaient. Mais plus encore, ce qui frappe dans la représentation médiatique
du séisme haïtien, c’est qu’il dépasse en outrance démonstrative la plupart des
catastrophes de pays du Sud. Comme si, dans l’imaginaire occidental, Haïti
libérait par son histoire tumultueuse et sa « prédestination au malheur » de toute
considération éthique à son endroit.
montrer apeurée ou lascive. À bien des égards, le récit de Titit Calixte est exem-
plaire de la construction d’un imaginaire médiatique après le séisme haïtien.
Il reprend les fondamentaux du reportage sur l’île, qui invoque la formule de
Graham Greene, « l’île du cauchemar », et l’impuissance d’une population face
au déchaînement de la nature et à l’incurie des dirigeants. Titit est « abandonnée
à son malheur », « dans ses yeux la même hébétude et la même crainte qu’il y
a neuf mois ». Elle a cru mourir, ce jour-là, « mais Dieu avait décidé que ce
n’était pas [son] heure ». Elle ne rêve plus que de quitter Haïti, « cet enfer » et
que « quelqu’un [lui] vienne en aide » (ibid.). Décrite comme un symbole du
drame haïtien, Titit Calixte concentre dans cet article tous les stéréotypes de la
représentation journalistique : une fille mère prostituée qui s’en remet à Dieu ou
au Blanc – quelqu’un qui l’aide et la fasse sortir du pays. Haïti se résume donc à
un pandémonium, une île-épouvantail qu’il faut fuir à tout prix.
Il existe dans les médias une obsession métonymique de la story ou du récit où
l’abstraction est considérée comme une menace et l’Incarnation le seul salut. Il
faut aujourd’hui raconter des histoires qui deviennent pour le consommateur de
médias le bilan le plus saisissant d’une situation. Sur un terrain complexe comme
l’est Haïti, la seule manière de prolonger l’attention des médias est de substituer
le mythe aux faits. Non pas que l’histoire de Titit Calixte soit mensongère, mais
elle est le carrefour de tant d’idées reçues sur le pays qu’elle ne sert qu’à confirmer
ce que le lecteur croit déjà savoir d’Haïti. Ainsi, elle répond à la seule question
qui vaille sur une terre décrite comme si radicalement étrangère : « Est-ce que
cette île reste à sa place, celle d’une nation au banc des nations, du pays le plus
pauvre de l’hémisphère, d’une population condamnée à la main tendue et à
la compassion universelle ? » Le projet médiatique, en ce cas, ne consiste pas à
informer – donc à nuancer – mais à établir dans l’esprit des fortunés qui ont les
moyens de s’intéresser au monde une cartographie des désespoirs.
L’appel à Laferrière
Retour au banal
Il faut bien le constater : cet appel a été très marginalement entendu. Depuis
bientôt deux ans, Haïti est redevenu pour le monde ce lieu sans reconstruction
possible. Titit Calixte et Dany Laferrière ne sont que les pôles lointains autour
desquels s’échafaudent les mythologies occidentales sur Haïti. Le séisme de
Port-au-Prince aurait pu servir à un questionnement profond de l’attitude des
médias face aux terrains circonstanciels de l’actualité. De même, il devrait être
utilisé comme un espace d’enquête sur l’action humanitaire et les échecs relatifs
du développement. Mais le journalisme procède de deux ambitions contradic-
toires : décrire et expliquer. En Haïti, la description ramène sans cesse au spec-
taculaire de la pauvreté, de la destruction et de l’impuissance. L’explication, elle,
plus lente, moins impressionnante, renvoie à une histoire nationale qui n’a rien
au fond d’extraordinaire. Et blase donc vite.
À titre personnel, j’ai découvert en Haïti la contradiction inhérente à mon
métier. Au fil des reportages dans ce pays, je me suis aperçu que ce n’étaient
ni le monstrueux, ni le démesuré qui m’intéressaient, mais la normalité et le
quotidien. C’est-à-dire précisément ce qui passionne le moins les médias. Je me
souviens, en juin 2011, m’être trouvé sur un plateau de la Télévision nationale
haïtienne (TNH) pour un débat, autour de mon film Bondye Bon, sur les rela-
tions entre les religions dans le pays. J’étais entouré de deux intellectuels émérites
120 LES MÉDIAS EN QUESTION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
pour objectif de « mobiliser des ressources locales pour aider à la construction d’un
nouvel ordre social ». Mais ces initiatives sont-elles suffisantes pour contribuer à une
refondation de la société haïtienne ?
En faisant le bilan des difficultés que rencontre la mise en œuvre d’une politique
de décentralisation, principe pourtant inscrit dans la Constitution haïtienne, Jean-
Claude Fignolé, maire de la commune des Abricots, montre que le chemin de la
construction d’un État moderne sera long. Et pourtant, précise-t-il, au lendemain du
12 janvier il revint aux maires de « s’affirmer comme autorité de réflexion, de décision,
d’intervention dans les domaines relevant de leurs compétences administratives
indépendamment de toute sujétion vis-à-vis du pouvoir central ». Ceux-ci profitèrent
de la période postséisme pour assumer « un pouvoir de gouvernance, imposant de
fait au gouvernement central un devoir de reconnaissance du droit à l’autonomie ».
Mais comment décider, administrer, gérer alors que les municipalités n’ont pas de
ressources propres puisque « la capacité de lever des impôts locaux […] relève du
privilège exclusif de l’État » ? Des recettes qui tombent dans l’escarcelle d’un État qui
oublie le plus souvent de les restituer aux communes.
Pour comprendre les enjeux de la reconstruction, il était nécessaire d’interroger
des spécialistes de l’aide humanitaire, ceux qui ont pour métier d’apporter des
secours aux victimes de catastrophes naturelles ou de conflits. François Grünewald
montre que les sommes dépensées sont déjà importantes – 3,6 milliards de
dollars US selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations
unies (OCHA). Mais il insiste surtout sur le fait qu’habitués à gérer des camps de
réfugiés et de déplacés en zone rurale, « les acteurs humanitaires n’étaient prêts
ni en termes de méthodes, ni en termes de concepts à répondre à un désastre
urbain majeur ». Dépassée par les difficultés à travailler dans un contexte de
reconstruction urbaine, « l’aide internationale s’est mise à produire, […] sur une
base quasi industrielle, une multitude de petites boîtes carrées ou rectangulaires […]
plus “boîtes à dormir” que “lieux de vie” […] sans plan d’urbanisme, souvent sans
vision municipale ». Finalement, l’aide internationale est-elle vraiment à la hauteur
des enjeux de la reconstruction ?
Pierre Salignon, directeur de Médecins du monde, semble en douter. « Il suffit
de se rendre en Haïti pour en revenir […] choqué par l’omniprésence des acteurs
humanitaires qui feraient bien d’envisager les effets induits, et parfois néfastes, de
leur présence, aussi généreuse soit-elle » Dans un pays dont le tiers du PIB avant
le séisme était déjà représenté par l’aide internationale et où l’action humanitaire
représente au moins 150 000 emplois, la question essentielle n’est-elle pas de savoir
comment aider Haïti à sortir de la dépendance humanitaire ? Et ceci, avant que
l’explosion de la « bulle humanitaire » ne provoque « un nouveau séisme, celui-ci
économique et social ». De se poser cette question, n’est-ce pas aujourd’hui l’une
des meilleures manières d’aider Haïti à se reconstruire ?
J.-D. R.
TÉMOIGNAGE
MAX CHAUVET
Propriétaire et directeur du journal Le Nouvelliste, le plus ancien quotidien
en Haïti, il joue un rôle de premier plan dans les médias nationaux. Il assure
la présidence du conseil d’administration de l’Association nationale des médias
haïtiens et est membre du conseil d’administration du Centre pour la libre
entreprise et la démocratie, après en avoir assuré la présidence. Très impliqué
dans la vie culturelle de son pays, il est l’organisateur du plus grand événement
littéraire haïtien : « Livres en folie ». maxchauvet@yahoo.com
Ce n’est pas la destruction des édifices et les conséquences de tous les ravages
que l’on peut constater sur place, ou que rapporte la presse, qui ont causé le
plus de mal lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010. C’est avant tout,
pour nous, Haïtiens, la mort d’hommes et de femmes que nous avons connus
et chéris, qui est le plus grand traumatisme. Leur mort en grand nombre, dans
un même et bref instant, est le vrai choc du tremblement de terre. Les 200 000 à
300 000 morts avaient chacun une famille et des amis, et la destruction des liens
humains est irremplaçable. Je m’en rends compte avec acuité, aujourd’hui que je
dois faire le bilan du séisme.
Du 12 janvier, ce qui me marque le plus ces jours-ci, c’est d’abord la joie que j’ai
ressentie quand j’ai su que ma femme était saine et sauve et, plus tard, mes enfants.
Quand je dis plus tard, pour mes deux garçons, je ne fus rassuré sur leur sort que
huit heures après les secousses, alors que nous étions tout près, dans la même ville,
à quelques kilomètres les uns des autres. Mais le 12 janvier, aucun des moyens
modernes de communication ne fonctionnait à notre satisfaction. Il a fallu marcher
des kilomètres pour avoir des nouvelles. Tout Port-au-Prince s’est retrouvé dans ce
geste si simple : marcher. C’était la seule façon de s’informer à la source.
Pour ceux qui n’étaient pas en train de porter secours à un proche, à un
ami, à un inconnu, ou en train de chercher assistance, se saluer, échanger des
nouvelles était le premier geste de solidarité ce jour-là quand nous étions seuls,
en face de la catastrophe.
1. Discours prononcé par Max Chauvet pour la soirée de commémoration du premier anniversaire du séisme du
12 janvier 2010 organisée à Genève par le Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire (CERAH)
et l’Université de Genève à l’occasion de l’ouverture du colloque « Haïti : des lendemains qui tremblent ».
126 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
Où en est Haïti ?
plus tard. L’eau, qui est aujourd’hui distribuée à la population par les ONG, était
disponible avant le séisme, mais inaccessible pour la majorité de la population.
Cela risque de redevenir la norme le jour où les ONG cesseront d’étancher notre
soif. Les donneurs d’aide s’en iront, le problème de l’eau restera intact.
Dans le monde hospitalier, le séisme nous a permis de recevoir des médecins
et des médicaments venus du monde entier. Des hôpitaux de campagne et des
unités d’urgence ont été mis en place. Cependant, les hôpitaux haïtiens – un
petit système de santé à dominante privée qui était au service de la population
avant le séisme et qui a souffert dans ses locaux des ravages du tremblement de
terre – n’ont reçu aucune aide, sinon un programme que l’État haïtien essaie de
mettre en place actuellement. Que s’est-il passé entre-temps ? Avec leur budget
infini et généreux, les ONG du secteur médical ont mis en place un système
de soins de qualité et gratuits et ont débauché sans restriction les cadres qui
faisaient marcher le secteur. On ne peut pas se plaindre que des médecins, des
infirmières et le petit personnel de santé aient trouvé du travail et de meilleurs
salaires pendant que les hôpitaux haïtiens étaient sous les décombres ni que les
malades reçoivent des soins gratuitement. Mais que se passera-t-il après, quand
une autre urgence nécessitera que les ONG partent ailleurs ? Comment assurer
la continuité du service quand les principales ONG du secteur ont pu disposer
chacune de budget plus important pour prendre en charge le département de
l’ouest que le ministère haïtien de la Santé publique n’en a jamais reçu pour les
dix départements du pays ?
Un jour, on fera le bilan des milliards dépensés en Haïti. Aura-t-on le
courage de souligner tout ce qui se fait jusqu’à présent dans des programmes
sans lendemain ? Acceptera-t-on de comparer les budgets, les moyens et les
résultats ? Et par une mortelle ironie, voilà que le choléra – qui n’existait pas en
Haïti – se déclenche au moment même où nous avons de l’eau et des équipes
médicales comme cela ne nous avait jamais été permis d’en avoir au cours de
notre histoire. Le choléra est la preuve que le conjoncturel ne peut pas remplacer
l’institutionnel ni le structurel. On craignait de voir l’épidémie éclater dans les
camps ; elle éclot dans un petit village de province épargné par le séisme et qui
n’avait pas de réfugiés, mais qui se trouve sur les rives du fleuve Artibonite. Je
ne vais pas faire le procès de qui nous a apporté le choléra dans ses bagages.
L’Organisation des Nations unies, juge et partie dans cette affaire, vient de
nommer une commission scientifique à cet effet. Mais cette nouvelle plaie nous
ouvre les yeux sur les étapes fondamentales du développement humain : on ne
peut pas passer outre aux bases d’hygiène et de salubrité. L’eau potable ne suffit
pas pour éloigner de nous les maladies.
OÙ EN EST HAÏTI UN AN APRÈS LE SÉISME ? 129
La solidarité internationale
cette question. Les intérêts gagnés sur l’argent reçu par ces cinq organisations
s’élèvent à 1,8 million de dollars US. Sur le 1,4 milliard collecté par les 38 ONG
ayant rempli le questionnaire, presque la moitié n’est pas encore engagée. Selon
le rapport, de janvier à décembre, environ 730 millions de dollars US de cette
somme, soit 52 %, ont été dépensés dans des actions en faveur des victimes
du séisme. La plupart des ONG considérées n’ont pas répondu aux questions
posées. Une situation qui laisse perplexe Ben Smillowitz. « Une telle situation va
porter les gens à réfléchir avant de participer aux collectes de fonds suite à une
catastrophe. Un meilleur partage d’informations peut augmenter la crédibilité
des ONG aux yeux des donateurs », a dit au Nouvelliste le directeur de Disaster
Accountability Project.
Ce rapport ne prend en compte que les ONG américaines qui interviennent
en Haïti. La situation est-elle différente pour les autres ? Je ne sais pas. Ce que
je sais comme directeur de médias, c’est qu’il y a un désert d’information sur
le fonctionnement des ONG en Haïti et une absence totale de responsabi-
lité et d’obligation de rendre des comptes pour elles. Pour elles toutes. L’État
haïtien via l’Unité de coordination des activités des ONG du ministère de la
Planification ne dispose que d’une liste de 495 ONG opérant à travers les dix
départements géographiques du pays, a-t-on appris lors de la conférence natio-
nale sur l’aide humanitaire organisée récemment à Port-au-Prince par l’Obser-
vatoire citoyen de l’action des pouvoirs publics en Haïti (OCAPH). La loi du
14 septembre 1989 en vigueur sur les ONG leur fait injonction de soumettre,
chaque 30 septembre au plus tard, un rapport d’activités à l’État haïtien. Pour
l’année fiscale 2008-2009, seules 56 ONG avaient soumis leur rapport au
ministère de la Planification. Elles n’étaient que 19 à respecter cette exigence
légale pour l’exercice fiscal 2009-2010.
Voilà qu’un État réputé corrompu est en train d’être remplacé par des orga-
nisations peu transparentes… Cela n’augure rien de bon.
Tout cela nous arrive en pleine année électorale. En février 2010 déjà, on
avait dû repousser les élections législatives. Les élections de novembre dernier
sont venues alourdir le climat. La machine électorale mise sur pied par le
Conseil électoral provisoire haïtien – malgré les actifs supports des experts en
la matière de la communauté internationale – n’était pas prête le 28 novembre.
Les partis politiques n’étaient pas plus prêts pour une compétition électorale
générale où il fallait désigner députés, sénateurs et président. Ils n’avaient ni les
ressources humaines ni les ressources matérielles nécessaires pour surveiller le
processus et y prendre part correctement. Mais cela n’est pas une surprise, car
on avait vu tous les signes de faiblesse avant le 28 novembre. La population,
OÙ EN EST HAÏTI UN AN APRÈS LE SÉISME ? 131
non plus, n’était pas prête pour des élections, empêtrée qu’elle était dans
d’insurmontables problèmes quotidiens de survie. Cela, on l’a vu avec le faible
taux de participation.
Quand on ajoute le sentiment partagé par tous les candidats qu’il ne doit
pas y avoir de perdants, on a la fraude qui se généralise à tous les niveaux. La
crise électorale – qui a pris naissance avec la proclamation des résultats préli-
minaires – couvait depuis des mois, des années, disent certains observateurs.
Le fait qu’il n’y avait pas de candidats vraiment populaires avant les élections
a précipité les événements lorsque la population a embarqué dans le vaisseau
de la passion. La passion, plus que la raison, est le premier moteur des affaires
électorales en Haïti.
Là encore, il y a un travail énorme à abattre. Il nous faut nous y atteler, avec
le support de nos amis. Il nous faut inventer les mécanismes modernes de parti-
cipation à la vie politique de notre pays. On ne pourra pas faire la démocratie
sans les partis politiques, et les partis ont besoin de la démocratie pour exister.
Comment donc aborder ce face-à-face inégal entre les vœux et les dures
réalités, entre deux niveaux de logique : les structures à rendre adéquates ou à
transformer et leur mise en œuvre. Je regrette que ce colloque ne se tienne pas
à Port-au-Prince, car dans ma ville en refondation, rien n’est plus urgent que de
recommencer à penser, à partager nos idées, à les confronter même.
Un an après le terrible tremblement de terre qui a ravagé mon pays, je me vois
obligé de vous dire que nous devons tous faire très attention pour que la catas-
trophe qui est en train de prendre place en Haïti ne soit pas plus dommageable
que celle dont nous célébrons le premier anniversaire. Il y a obligation de vigilance
et d’attention soutenue envers Haïti, et cela doit commencer en Haïti. C’est un
impératif pour nous tous, donneurs comme receveurs de cette aide et de cette
solidarité si nécessaires pour le relèvement d’Haïti, de ne pas rater le rendez-vous.
Le colloque auquel nous prenons part et qui s’ouvre ce soir s’intitule « Haïti, des
lendemains qui tremblent… ». Tremblons, chers amis, mais ne nous effondrons pas.
Religions, politique et mondialisation en Haïti
LAËNNEC HURBON
Sociologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scienti-
fique, il est professeur à l’université Quisqueya de Port-au-Prince, dont il est
l’un des membres fondateurs. Spécialiste des rapports entre religions, cultures et
politique en Haïti et dans la Caraïbe, il a réalisé plusieurs missions de recherche
dans la Caraïbe et en Amérique latine. Parmi ses publications, Les mystères
du vaudou (Gallimard, 1993) ; Religions et lien social. L’Église et l’État
moderne en Haïti (Éditions du Cerf, 2004) ; Le barbare imaginaire (réédi-
tion, Éditions du Cerf, 2007) ; Pour une sociologie d’Haïti au XXIe siècle. La
démocratie introuvable (Karthala, 2001) ; Genèse de l’État haïtien (1804-
1859), ouvrage collectif codirigé avec Michel Hector (Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, 2009). lhurbon@yahoo.com
1. Sur le concept d’expérience, voir l’ouvrage de Laurent Perreau, surtout le chapitre sur la phénoménologie
de la perception de Merleau-Ponty commenté par Frank Robert (Perreau, 2010 : 201-223).
2. Pierre Zaoui écrit encore avec justesse : « Une grande crise ou catastrophe n’est jamais adéquate à son
attente, à son inquiétude et à son concept : quand elle advient, au sens fort, c’est le sol même de toute croyance
et de toute connaissance qui se met à s’ébranler et toutes les assises de l’existence qui doivent être redéfinies […].
L’Individu se trouve happé dans un devenir qui n’est pas le sien… » (Zaoui, 2010 : 310).
3. Voir l’effort de réflexion philosophique tenté sur les catastrophes (Auschwitz, tsunami de 2004 en
Indonésie) par Jean-Pierre Dupuis (2004 et 2005).
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 135
Certes, que ce soit du point de vue des médias, ou de celui des réactions des
religions ou de l’État, un travail de déréalisation se met en marche assez vite
pour étendre un voile pudique sur le mal, pour déminer le chemin des victimes
si l’on peut ainsi parler. C’est là probablement que l’on peut surprendre un
recours à une théodicée, c’est-à-dire à une justification-défense du pouvoir de
Dieu et à une légitimation du pouvoir politique dans le sillage de cette théo-
dicée. Commençons par examiner les réactions religieuses au tremblement de
terre du 12 janvier en Haïti.
sociale la plus nombreuse dans les villes comme dans les campagnes rurales – et
chez les jeunes qui constituent plus de 50 % de la population.
Aux premiers instants du séisme, toute la population de la capitale s’est
jetée dans les rues en poussant des cris de détresse, et immédiatement ce qui
remonte dans ces cris ce sont les croyances inculquées, parmi lesquelles celle
de la fin du monde apparaît dominante : « Convertissez-vous, n’avez-vous
pas vu que, et le Palais national, et la cathédrale se sont effondrés ? Qu’est-ce
que vous attendez pour vous mettre à genoux ? », criaient les uns et les autres.
Massivement le pentecôtisme offrait le prêt à porter d’un système justificatif
du désastre qui, s’il ne permettait pas de surmonter ou d’apaiser les souffrances,
avait l’avantage de combler la béance de sens que vivait l’individu. Le trem-
blement de terre attestait en quelque sorte la vérité des croyances et des prédi-
cations sur la fin du monde et sur la puissance de Dieu. C’est cette puissance
qui s’annonce pour ceux qui ne sont pas encore convertis et qui doivent enfin
comprendre. La perspective du châtiment n’est pas la première à se présenter à
la foule, mais elle s’approche, car c’est la fin du monde, prévue selon la Bible à
une date inconnue, qu’il convient désormais de reconnaître dans la soudaineté
du séisme, et qui s’adresse aussi aux survivants mais en frappant au départ
les récalcitrants à la conversion autant que les innocents. Le phénomène n’est
pas individuel, mais éminemment social : la société dans son ensemble attire
les foudres de Dieu, et le séisme devient un châtiment bien mérité. Avant
d’aborder les pratiques du pentecôtisme haïtien dans le contexte de la catas-
trophe de 2010, il convient de rendre compte du succès du mouvement dans
la capitale et les villes de province.
Port-au-Prince, une ville qui normalement ne devait pas accueillir plus de
150 000 habitants étant donné ses infrastructures, en compte 715 000 dès 1980
et déjà 1 500 000 en 1988, pour en abriter 2 274 000 en 1996. Sur ce nombre,
1 500 000 vivent dans des bidonvilles sur 22 % de l’espace urbain. Ce gonfle-
ment rapide de la population est dû à un exode rural massif et accéléré – qui se
poursuit d’ailleurs au moment où nous écrivons – à cause de l’abandon par les
gouvernants de l’agriculture qui, avant 1960, représentait plus de 75 % du PIB,
et qui, aujourd’hui, n’en représente plus que 40 %. Exiguïté et insécurité de la
propriété poussent les paysans à chercher ailleurs des emplois, ailleurs c’est-à-dire
à l’étranger d’abord (République dominicaine, Bahamas, départements français
de la Caraïbe) et surtout à la capitale où ils ne pourront s’installer que dans des
bidonvilles dans un chaos indescriptible 6. Absence de règles de l’habitat, absence
de normes d’aménagement du territoire, telle est l’observation immédiate que l’on
peut faire devant le mode d’organisation de l’espace de la capitale. C’est dans ce
contexte urbain que le pentecôtisme s’est développé. Pourquoi et comment ?
6. Pour des informations détaillées et précises sur l’environnement, voir le remarquable ouvrage de Gérard
Holly (1999) et plus récemment le numéro 221-222 de Conjonction (2009).
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 137
structurait quelque peu la vie des campagnes rurales, mais il s’avère impuissant
désormais à répondre aux demandes adressées aux divinités par les habitants pris
dans la précarité de la vie dans les bidonvilles. Or il y a là un paradoxe, que nous
évoquerons un peu plus loin, et qui n’est autre que la diabolisation du vodou
et de ses divinités au cœur de la conversion dans laquelle l’imaginaire vodou ne
cesse pourtant d’être revitalisé.
Dès la première nuit du tremblement de terre, la population s’installe
dans toutes les rues de la capitale comme dans les villes de province affectées
(Léogâne, Jacmel, Petit-Goâve, Grand-Goâve), et les répliques se poursuivant,
la terreur continue à régner, d’autant plus que tous dorment à la belle étoile
et doivent compter les cadavres d’une sœur, d’un frère, de parents ou encore
d’amis proches et de collègues de travail. À chaque réplique, les cris de « Jésus,
Jésus » retentissent à travers tous les quartiers de la capitale, mais aussi dans la
ville de Jacmel fortement éprouvée comme le poète jacmélien Maurice Cadet a
su si bien en rendre compte :
Dans la nuit du drame
Il y avait les douloureuses clameurs
Lancées dans la nuit
Des chantres aux voix éraillées
Entonnaient des aires religieuses
De toutes allégeances
Et les chrétiens-vivants
Fidèles désorientés
Catholiques et protestants
Mélangeaient le rituel des deux cultes
Prières et cantiques amalgamés
Ô chants lancinants de la détresse humaine… (Cadet, 2010 : 58.)
Le vodou désemparé
« Jésus, Jésus » et non pas « Legba » ou tout autre nom de divinité vodou
appelée lwa. Cela me paraissait tout à fait normal vu le caractère hégémonique
du pentecôtisme et du catholicisme. Mais le vodou s’est quand même peu à
peu, depuis plusieurs années, construit une place dans l’espace public, sur les
stations de radio et à la télévision, et même a su annexer certains lieux de culte
catholique comme Deshermite dans les environs de Pétion-Ville 8, ou comme
Altagrace, église de Delmas, très souvent fréquentée par des vodouisants qui
rendent un culte à Ezili Danto, divinité féminine du vodou, pour ne citer que
ces exemples. Certaines chapelles catholiques des communes rurales de la ville
de Léogâne sont également occupées par des vodouisants. Mais dans chaque cas,
de nombreux symboles du culte chrétien (statues et images de saints catholiques,
prières et cantiques protestants) sont instrumentalisés au service des croyances
du vodou, de telle sorte que les fidèles se sentent légitimés à fréquenter l’espace
cultuel qui leur permet une pratique rigoureusement métissée sinon hybride
entre catholicisme, protestantisme et vodou. Le profil bas du vodou dans les
premières heures du drame ne signifie donc pas son absence totale sur la scène
publique. Il garde une certaine présence à travers les rythmes des chants, égale-
ment à travers ce que l’on a appelé les « révélations » – qui supposent que l’on
continue à accorder une grande importance aux rêves –, or ceux-ci ne tiennent
leur véracité que parce que les éléments spirituels qui guident l’individu ont
pu être en contact avec des forces ou des entités spirituelles (morts, ancêtres,
esprits), lesquelles renvoient à l’imaginaire vodou.
Cependant il faut reconnaître que dans tous les cas le vodou face au désastre
du 12 janvier ne dispose pas de ressources permettant de produire une interpré-
tation en termes de fin du monde ou de signe avant-coureur de fin du monde.
Tout au plus, certains vodouisants ont eu recours immédiatement à leurs divi-
nités (lwa) protectrices, tel est le témoignage que j’ai obtenu d’un prêtre-vodou
(oungan) de Léogâne : « Lè m wè tout bagay ap tranblé, m-kanpé sou règlement-m »
(« Quand j’ai senti les premières secousses, j’ai fait appel immédiatement à mes
lwa »). Le système du vodou relève d’un régime animique, comme l’explique
Philippe Descola dans son monumental ouvrage Par-delà nature et culture
(2005 : 183 et suiv.). Pour lui en effet, dans ce type de régime, les humains
attribuent aux animaux et aux plantes une intériorité identique à la leur. Sur
cette base, dans les rapports avec les non-humains, c’est un système de négocia-
tion qui prévaut et non la tâche qui consiste à établir une hiérarchisation entre
les êtres faisant de l’homme le roi de la création. Plus spécifique encore est la
position du régime animique face à une catastrophe : l’interprétation en termes
apocalyptiques supposerait une vision de l’histoire qui part d’un point A vers un
point M. Cette perspective n’est justement pas disponible dans le vodou, aussi
a-t-on peu de chance d’obtenir chez les vodouisants les mêmes réactions face au
séisme que celles que l’on observe traditionnellement dans les monothéismes.
En revanche dans le cadre du vodou la catastrophe est censée provenir de la
puissance-terre qui recèle des éléments, plus exactement des forces que l’on ne
s’est pas toujours concilié correctement, c’est-à-dire en suivant les règles prévues
pour entrer en rapport avec elles. Certains oungan ont rapporté qu’au cours de
la cérémonie vodou du 6 janvier – une cérémonie annuelle qui rassemble dans
certains temples tous les serviteurs et les membres d’une famille élargie – les
lwa ne se sont pas manifestés, or habituellement la possession par les lwa est un
signe que ceux-ci sont satisfaits des honneurs qu’on leur fait. Il semblerait que
les lwa auraient été désemparés devant l’ampleur de la catastrophe qui allait se
produire. Avant de proposer une analyse un peu plus profonde des interpréta-
tions religieuses du séisme du 12 janvier, essayons d’examiner comment l’État
haïtien a réagi devant la catastrophe.
sont échappés des prisons – 4 000 sont encore aujourd’hui en cavale –, faisant
régner l’insécurité dans la capitale. Bref, on évalue à 7 milliards de dollars US
les pertes, soit une fois et demie le budget national, plus de 200 000 morts et
250 000 maisons fissurées ou inutilisables.
Quand on sait par ailleurs que 85 % des activités économiques ont lieu dans
la capitale, on peut imaginer l’étendue de la catastrophe. Mais on reste surpris
devant l’attitude apathique et léthargique de l’État, même s’il est vrai que le carac-
tère démesuré du désastre pouvait tétaniser le gouvernement. En réalité l’État
haïtien portait déjà la marque de l’État faible dont les gouvernements (depuis la
fin de la dictature des Duvalier en 1986) semblent avoir l’habitude de s’accom-
moder. Dans ce contexte, l’aide internationale qui arrive en force se substitue
sans difficulté à l’État à travers un nombre impressionnant d’ONG (plusieurs
centaines, parfois même milliers) qui débarquent et fonctionnent en règle géné-
rale hors de tout contrôle de l’État, seul un petit nombre d’entre elles s’étant
fait connaître de l’administration publique. Alors qu’un million d’habitants de
la capitale vivent dans des camps, sous des tentes, exposés aux intempéries, à
l’insécurité et à une épidémie de choléra déclarée quelque mois après le séisme, le
gouvernement haïtien ne s’est réveillé que pour organiser des élections, produi-
sant ainsi une sorte de banalisation de la catastrophe. La communauté interna-
tionale et notamment la Minustah n’ont eu de cesse de soutenir la continuité
du gouvernement, toute opportunité d’ouvrir une réflexion radicale pour une
refondation de l’État suggérée par de nombreux secteurs paraissant désormais
perdue. L’effondrement de ce dernier est pourtant avéré à la fois dans le mode
anarchique d’occupation des espaces publics (places publiques, espaces réservés
à l’État comme la primature), dans l’abandon de la gestion du désastre dès lors
aux mains des ONG 9 et enfin dans la constitution de la structure hybride de
gouvernance de la reconstruction qu’est la CIRH (Commission intérimaire pour
la reconstruction). La débâcle de l’État face à la catastrophe du 12 janvier méri-
terait d’être approfondie, on se bornera ici à soulever quelques interrogations sur
la nouvelle problématique religieuse et politique qui s’est développée depuis le
séisme sous les effets du processus de mondialisation.
Le théologico-politique en Haïti
et la catastrophe du 12 janvier 2010
Parler ici de théologico-politique ne consiste pas à faire porter l’attention
sur une confusion du politique et du religieux qui pourrait être observée dans
certains cas, ni à parler de l’exploitation politique du religieux qui certes est assez
courante ; mais il s’agit plutôt d’évoquer ce que l’on peut appeler une intrication
peut encore une fois que faire le constat de l’absence de l’État. Cette dernière
aura rendu possible ce qui a été clairement une exploitation religieuse du séisme
avec l’invasion de mouvements religieux apportant tous une aide fort bien
accueillie. La mondialisation du 12 janvier, et en même temps des religions, est,
me semble-t-il, à l’œuvre ici.
Certes les États nationaux, surtout quand ils sont déjà faibles, apparaissent
cannibalisés par la communauté internationale, mais il convient d’appro-
fondir encore cette question plus spécifique des rapports entre le politique
et le religieux en Haïti depuis le 12 janvier. Je suggère de prendre en compte
deux phénomènes. Le premier concerne le succès spectaculaire et croissant du
pentecôtisme que je soulignais au début de cette contribution : car voici un
mouvement religieux qui demeure de part en part lié au processus de mondiali-
sation, comme d’ailleurs plusieurs recherches sociologiques ont déjà tenté de le
démontrer (Corten et Mary, 2000 ; Laurent, 2003). Son hégémonie ne provient
pas avant tout du fait qu’il attire davantage de fidèles, mais plutôt de ce que sa
forme de pratique tend à devenir paradigmatique par rapport à la plupart des
mouvements religieux.
En effet le mouvement pentecôtiste privilégie le contact direct avec l’Esprit
Saint par la transe, qui ainsi atteste la véracité de la doctrine, celle-ci finissant
comme telle par être dévalorisée. En se convertissant à ce mouvement, l’indi-
vidu se crée désormais un espace propre de vie censé le mettre à l’abri et des
systèmes traditionnels où la communauté prime sur le destin individuel, et du
monde moderne fait d’inégalité, de discrimination et d’immoralité. Le principe
de l’accès direct à l’Esprit Saint est un principe rigoureusement égalitaire, et l’on
n’a guère besoin de disposer de connaissances spéciales, de diplômes, d’un rang
social élevé pour en obtenir les faveurs. Cette perspective laisse donc découvrir la
caducité du système traditionnel, qui est, dans le cas d’Haïti, le vodou. Le converti
en fait l’expérience sous l’effet des transformations produites au plan culturel et
économique dans les rapports entre les campagnes rurales et la ville. Le système
nationalitaire en perd aussi de sa consistance, les États étant dorénavant pris
dans le maelstrom d’institutions internationales qui ont en charge gouvernance,
organisation de l’économie et droits humains. Déconnecté de sa communauté
traditionnelle, mais en même temps livré à lui-même dans les nouveaux espaces
périphériques des villes, l’individu qui trouve sur son chemin ou encore directe-
ment à sa portée un temple pentecôtiste ne saurait hésiter à se convertir.
Cette situation est sensiblement la même que celle des mouvements charis-
matiques catholiques, et on y retrouve ce qu’Olivier Roy appelle « la sainte igno-
rance » (2008). Là où cependant la doctrine importe comme chez les témoins
de Jéhovah et les adventistes, il faudra ici être circonspect, car au fond ce sont
des résultats pratiques qui sont recherchés en priorité : changement de moralité,
nouvelle famille, rupture avec la famille et la communauté traditionnelle, avan-
tages sociaux et économiques. Il se produit bien une uniformisation progressive
146 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
des religions 10, et cela se vérifie dans la quête elle-même de faveurs individuelles
(résolution de difficultés matrimoniales, emploi, visa pour les États-Unis ou
un pays étranger quelconque, guérisons, logement décent, éloignement des
mauvais sorts). Dans tous les cas, le monde traditionnel comme le monde
moderne sont considérés comme dangereux et sont satanisés. Peut-on dire pour
autant que ces mouvements sont porteurs de nouveau lien social ? Loin de là, car
si l’attente de ce nouveau lien social a bel et bien été activée, ce que l’individu
trouve au bout du compte ce sont des solutions pour soi, ou ce que l’on peut
appeler avec le psychanalyste Jean-Paul Hiltenbrand « une religion pour soi tout
seul 11 », qui répond à des demandes pratiques proprement individuelles. Rêves,
révélations, témoignages individuels de toutes sortes concernant les bienfaits
attestés de l’Esprit Saint renvoient à une intramondanisation de la foi 12, à une
vision centrée sur l’ici-bas, comme si donc il y avait une propension à évacuer
le rapport à ce qui ne peut être apprivoisé, donc le rapport à une radicale alté-
rité, à l’Autre comme tel, ce qui aboutit à maintenir l’individu et la société
dans l’imaginaire compris comme ce qui éloigne le plus possible du réel. De
fait, on remarque que les croyances désinstitutionalisées (les mauvais sorts, les
libres et débridées activités du diable à travers le pays, les métamorphoses des
individus en animaux, bref l’emballement de la sorcellerie) servent précisément
d’étayage à divers mouvements religieux en Haïti. Comment s’inscrit main-
tenant la problématique de l’État face à ce double aspect de la religiosité en
Haïti (observable depuis le 12 janvier), à savoir son caractère pléthorique et sa
propension à soutenir davantage des demandes individuelles que de soutenir la
reconstruction d’un lien social ?
Il me semble que le succès des religions prend place dans le vacuum de l’État,
et qu’en même temps ce dernier cherche éperdument à trouver une légitima-
tion qui ne cesse de se dérober. Les efforts pour remettre en mouvement du
collectif et pour produire des institutions qui soutiennent le vivre-ensemble et
rendre possible un monde commun ne manquent pas, ainsi observe-t-on une
véritable explosion à travers le pays d’associations dans les domaines les plus
divers. Mais tout ce qui relève de l’autorité à laquelle la société pourrait s’adosser
vient à manquer. Tout se passe comme si la société peinait à disposer d’une
10. Olivier Roy (2008) propose une analyse très documentée sur le processus d’uniformisation des religions
sous l’emprise de la mondialisation. La thèse est séduisante quand on observe par exemple que la scientologie
qui débarque en Haïti à la faveur du séisme n’hésite pas à organiser ses séminaires dans les temples du vodou.
11. Hiltenbrand, 2005 : 118. Nous nous appuyons ici sur ses analyses concernant l’émergence de l’indivi-
dualisme et la désinstitutionalisation du religieux. Voir, bien entendu, pour approfondir la problématique de
légitimation de l’État, le fameux texte de Claude Lefort sur la permanence du théologico-politique (1986). On
se reportera également à l’excellente reprise critique faite par Camille Tarot (2008) des récentes théories des
rapports entre le religieux et le politique.
12. C’est-à-dire à une vision de la foi centrée non sur le souci de l’au-delà, mais sur les bienfaits qu’elle peut
apporter pour vivre en ce monde-ci (guérison, travail, richesses matérielles, etc.). Voir les analyses de Danièle
Hervieu-Léger (2001 : 76 et suiv.) sur les croyances intramondaines, à la suite des travaux d’enquête d’Yves
Lambert sur les religions des Français.
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 147
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1. L’auteur remercie infiniment les professeurs Jean-Joseph Moisset et Charles Ridoré qui ont lu la première
version de cet article et ont fait d’excellents commentaires.
2. Le plus souvent pour agir dans la vie quotidienne, ces acteurs fonctionnent à l’intérieur de structures insti-
tutionnelles qui peuvent être dénommées associations, organisations, plateformes, centres de recherche, groupes
de réflexion, entre autres dénominations. Dans cet article, le vocable « organisations de la société civile » (OSC)
150 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
lutte pour le contrôle de l’hégémonie, soit en vue de maintenir le statu quo, soit
pour parvenir à changer la logique distributive des ressources économiques et des
biens symboliques. Les motifs de lutte de ces acteurs ne sont guère uniformes ;
pour les appréhender, il faut conceptualiser la société civile comme un espace de
compétition entre des individus-sujets très stratégiques. Cette définition permet
de soutenir, dans le cas de la république 3 d’Haïti, qu’il existe des acteurs de la
société civile qui ont travaillé quotidiennement en faveur de la construction d’un
État démocratique.
Il est important de préciser ici que la démocratie est un construit et qu’elle
est en perpétuel renouvellement. Celle que nous avons en Haïti est jeune et
comporte naturellement des imperfections. Mais au cours de la transition poli-
tique, grâce à un ensemble de luttes avant-gardistes menées par certaines organi-
sations de la société civile (OSC), le peuple haïtien a pu accéder à la jouissance
d’un ensemble de droits (civils et politiques). Le droit d’expression s’inscrit
dans cette logique dynamique. Au cours de presque trois décennies, le peuple
haïtien a acquis une conscience politique qui lui est sienne, une conscience que
personne ne peut lui enlever. Mais, comme dans toute transition politique, la
conquête des droits liés à la citoyenneté n’est pas forcément irréversible 4.
est une manière générale de se référer à ces acteurs. Pour une bonne typologie organisationnelle concernant les
acteurs localisés dans les sphères de la société civile, lire Cohen et Arato, 1992.
3. Tenant compte des lamentables conditions matérielles d’existence du peuple haïtien, certains scien-
tifiques sociaux haïtiens ont une certaine tendance à affirmer qu’Haïti n’est pas une république. Certains
sociologues haïtiens spécialisés dans l’étude de la pauvreté ont une obsession à faire des « droits sociaux » une
condition sine qua non de la république, alors que dans les pratiques des régimes politiques contemporains, il
n’y a pas nécessairement une relation causale entre république et jouissance des droits sociaux de la citoyenneté.
Comme l’a affirmé l’historien Georges Michel « toute nation qui n’est pas dirigée par un prince, un duc ou
un monarque est une république » (Jean Eddy Saint Paul, entrevue avec Georges Michel, Port-au-Prince,
21 juin 2005). Haïti est une république, mais une république dans laquelle se dénotent, au cours de ces deux
dernières décennies, un solipsisme, une érosion accélérée des valeurs républicaines à la française, telles que le
respect du bien public, la pratique du civisme, l’utilisation rationnelle de la chose publique, le respect de l’autre
et de l’alternance politique, la culture de la tolérance et la pluralité religieuse, valeurs fondamentales pour
construire une république démocratique.
4. Les fraudes électorales enregistrées dans les élections du 28 novembre 2010 ont été une preuve tangible
de la possibilité de régression des droits civils et politiques acquis.
5. La transition politique d’Haïti comporte plusieurs moments et séquences historiques marquées par des
réalités sociopolitiques diversifiées. Le processus de libéralisation initié à la fin des années 1970 n’a pas été
le même que celui de démocratisation débuté avec le départ pour l’exil de Jean-Claude Duvalier le 7 février
1986. On peut différencier : 1) la transition, 1986-1990, d’essence militaire, 2) la première administration de
Jean-Bertrand Aristide, avant le coup d’État, 3) le régime putschiste, 1991-1994, 4) la deuxième version d’Aris-
tide, 1994-1996, 5) Préval I, 1996-2001, 6) le gouvernement d’Alexandre-Latortue, 7) la troisième version
d’Aristide, 2001-2004 et 8) Préval II, 2006-2011. Pour des contraintes d’espace, on ne peut pas faire ressortir
ici ces différences.
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 151
politique préoccupé autant de la jouissance des droits sociaux que des droits
civils et politiques qui constituent les trois pierres angulaires de la citoyenneté 6
selon la logique marshallienne (Marshall, 1963). En ce sens, la société civile
participe d’emblée de l’humanitaire puisque l’humain est placé au cœur de son
action sociale et politique. Bien avant de poursuivre l’analyse, il est impératif
de consacrer quelques lignes à l’expression « placer l’humain au cœur de la
reconstruction », question largement débattue lors du colloque de Genève 7.
Cette approche philosophique est fondamentale pour aborder la reconstruc-
tion dans ses dimensions cognitive, subjective, éthique, morale et matérielle.
Il s’agit d’une « cosmovision » qui va à contre-courant d’un « humanitarisme
assisté », mais qui postule la prise en compte des valeurs et potentiels des propres
Haïtiens, afin de faire d’eux des acteurs de premier plan dans le processus de la
reconstruction. Pour y arriver, il faut entreprendre un travail de « synergie » et
de constellation entre les Haïtiens de l’intérieur, ceux de l’extérieur, les gouver-
nements d’Haïti dans leurs négociations avec leurs homologues internationaux.
Il faut, indiscutablement, reconstruire les relations internationales du pays.
Finalement, « placer l’humain au cœur de la reconstruction » implique : 1) une
lutte acharnée contre la pauvreté et la mendicité, 2) une re-création de l’homme
et de la femme haïtienne, 3) la recherche de nouveaux réflexes et mentalités, et
4) la valorisation de l’épistémologie et de la théorie de manière à bien construire
physiquement et matériellement.
S’il est vrai que la société civile renferme dans son sein des acteurs qui
travaillent avec acharnement pour la « démocratisation de la vie publique », il
faut se garder de toute « vision angélique de la société civile » (Houtart, 2001),
en la schématisant seulement comme la société conformée par les « bons »
(démocrates de tous poils) préoccupés constamment pour la défense du bien
commun ; car il s’agit d’un espace pluriel dans lequel il faut prendre en compte
la présence d’acteurs (néo)conservateurs et antidémocrates 8 : acteurs pervers et
pervertis qui travaillent sans relâche pour déstructurer l’État.
Au cours de cette longue et douloureuse transition vers la démocratie, la scène
politique d’Haïti a été marquée par ce genre d’acteurs qui, profitant des situa-
tions de crise ont su thésauriser leurs réseaux de relations pour accumuler statuts,
richesses matérielles et autres biens symboliques au détriment de la majorité de
6. La Constitution du 29 mars 1987, dans son titre III, ses chapitres I à III et ses articles 16 à 57, contient
toute une conceptualisation de la citoyenneté. La qualité du citoyen est définie au chapitre I, ses droits fonda-
mentaux au chapitre II, et le chapitre III s’occupe des obligations de l’individu-citoyen.
7. Colloque international « Haïti : des lendemains qui tremblent », Genève, Centre d’enseignement et de
recherche en action humanitaire (CERAH) et Université de Genève, 12-14 janvier 2011.
8. En Haïti, dès le début de la transition jusqu’à nos jours, des duvaliéristes, des jeanclaudistes, des (néo)
tontonmacoutes, des lavalassiens (Aristide I et II, Préval I et II), sous le couvert du vocable de société civile, ont
envahi l’espace public en vue de défendre leurs intérêts mesquins, sans toutefois avoir le moindre souci pour
l’avancement des luttes sociales pro-démocratiques.
152 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
la population qui n’a cessé de se déshumaniser 9. Mais qu’en est-il des notions de
« crise » et de « crise humanitaire » ?
9. Pour une critique politique de la rationalité de certaines organisations de la société civile telles que le
Groupe des 184, l’Initiative de la société civile (ISC) et la Société civile majoritaire de Fanmi Lavalas, lire Saint
Paul, à paraître.
10. Pour une approche historique voir Manigat, 2003.
11. Lukács assumait qu’il fut un marxiste orthodoxe, car pour lui c’est l’usage de la méthode du matérialisme
dialectique qui permet d’établir la différence entre un marxiste orthodoxe et d’autres qui ne le sont pas. En
d’autres termes, le matérialisme dialectique est la clé de voûte des orthodoxes (Lukács, 1960).
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 153
la République (14 mai 2006-14 mai 2011), qui au cours des seize mois de
sa gestion postséisme a donné une grande impulsion à la déshumanisation de
l’homme haïtien, les conditions de vie d’une importante tranche de la popula-
tion étant alors proches de celles de certains animaux. De manière plus explicite,
il est question d’actions politiques et de réalisations sociales visant soit à valo-
riser l’image nationale et internationale d’Haïti, soit à mobiliser des ressources
locales pour aider à la construction d’un nouvel ordre social basé sur la création
d’un nouveau prototype d’État.
Quant à l’expression « crise humanitaire », l’espace imparti ici ne permet
pas de la traiter dans toute sa rigueur, mais derrière ce vocable se cachant toute
une propagande raciste visant à rabaisser l’être haïtien tout en ternissant l’image
internationale d’Haïti, il s’avère pertinent de faire certaines remarques 12.
Tout d’abord, il faut remarquer que dans la lexicologie politique d’Haïti l’on
commençait à parler de crise humanitaire bien avant le tremblement de terre du
12 janvier 2010. En effet, en avril 2008, peu de temps après le saccage de dépôts de
provisions alimentaires et de centres commerciaux par certaines couches de la popula-
tion haïtienne, des médias nationaux et internationaux par souci de vendre des infor-
mations sensationnalistes ont évoqué la fameuse expression « émeutes de la faim ». Et
généralement l’on tend à faire de ces événements la variable explicative de la chute du
gouvernement du Premier ministre Jacques-Édouard Alexis, qui reçut alors un vote
de défiance d’un groupe de dix-sept sénateurs de la République. Après le tremble-
ment de terre du 12 janvier les médias internationaux ont capitalisé sur l’expression
« crise humanitaire » pour se référer à la réaction brutale et féroce des Haïtiens qui
luttaient pour obtenir un peu de l’aide alimentaire dont Haïti avait bénéficié grâce à la
solidarité internationale ; or une grande partie de cette aide a été accaparée, entreposée
pour ensuite être vendue sur les étagères des supermarchés, par des gens proches du
pouvoir Inite de René Préval ou du Groupe des 184 (regroupement d’associations et
d’acteurs orientés à droite et se réclamant de la société civile). Cette conception raciste
tournée autour du vocable de « crise humanitaire » peut nous aider à comprendre les
réactions de certains ; par exemple, les propos racistes d’Ariel Gómez León, député
mexicain du Parti de la révolution démocratique (PRD) pour l’État du Chiapas qui,
opinant sur les réactions brutales des sinistrés haïtiens face à l’aide humanitaire inter-
nationale, a exprimé l’idée que « […] ce sont des nègres irrationnels, et des bêtes de
somme indisciplinés […] ne pouvant pas réagir comme des Blancs […] 13 », alors
qu’il était plutôt question d’une situation de désespoir qui provoquerait, à coup sûr, la
même réaction dans n’importe quelle culture, groupe ethnique ou race 14.
12. Plusieurs articles de cet ouvrage abordent la question de l’aide humanitaire, en particulier les articles de
François Grünewald et Pierre Salignon.
13. Peu de temps après ses déclarations, Ariel Gómez León fut expulsé du PRD par les dirigeants du parti
qui ne partagent pas la posture raciste de ce législateur.
14. Plusieurs médias ont commenté les propos racistes d’Ariel Gómez León et il y a des vidéos de cette
retransmission disponible sur Internet : http://www.youtube.com/watch?v=qa8hCElUt4I
154 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
15. D’après les statistiques officielles au 9 février 2011, cette épidémie avait déjà causé 4 549 décès pour un
total de 231 070 cas détectés (MSPP, OPS et OMS, 2011).
16. Lire Gouvernement de la république d’Haïti, « Conférence internationale pour le développement
économique et social », Port-au-Prince, 2006.
17. Sans volonté d’entrer dans la polémique sur le bilan du tremblement de terre, on opte pour les chiffres
officiels qui ont été repris et commentés dans d’autres travaux (Le Nouvelliste, 2010 ; Louis, 2010 : 46).
18. Mentionnons l’aide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), du Oxford Committee for Famine
Relief (Oxfam), du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef ), du Programme alimentaire mondial
(PAM), de Médecins du monde, de Médecins sans frontières, des ambassades, des institutions d’éducation
supérieure, des partis politiques et de nombreuses organisations caritatives.
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 155
19. L’entrevue que Suzy Castor a concédée à Blanche Petrich, journaliste de La Jornada s’inscrit dans cette
logique (« “Para refundar Haití, tenemos que pensar en grande”: académica », article en ligne : http://www.
jornada.unam.mx/2010/01/25/index.php?section=mundo&article=025n1mun).
20. Le vocable d’État-fantasme a été utilisé par Maesschalck, 2010.
21. Monsieur Préval, alors président de la République, a mis presque 72 heures avant de se prononcer
publiquement sur la catastrophe sismique.
22. Le « Plan d’action pour le redressement d’Haïti : les grands chantiers de l’avenir » est l’un des documents
fondamentaux élaborés par le gouvernement haïtien, sans consultation aucune des acteurs de la société civile, dans
le cadre du projet de reconstruction du tissu institutionnel. Pour combler ce déficit, des activistes de la société
civile ont élaboré un document alternatif et l’ont confié au gouvernement haïtien qui devait le prendre en compte
lors de la première conférence internationale sur la reconstruction qui s’est tenue le 31 mars 2010 à New York.
23. L’ex-président américain Bill Clinton est le principal pivot de la CIRH. Aucune décision ne peut
être validée sans son consentement. Ce qui est interprété comme une mise sous tutelle de la reconstruction
d’Haïti, pays qui dépend des États-Unis d’Amérique dans tous les domaines, depuis le financement des élections
jusqu’aux grandes décisions politiques, lesquelles devraient, au premier chef, concerner le peuple haïtien. Les
OSC ont rappelé que ce fut sous l’administration Clinton que les forces militaires étrangères étaient revenues,
après soixante ans, comme force d’occupation en Haïti. La présence de Bill Clinton au sein de la CIRH est
interprétée comme une mainmise de l’Empire sur le processus de la reconstruction.
156 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
24. Pour une compréhension de cette république des ONG, lire Fatton, 2011.
25. La question de l’aide humanitaire transitant par le biais des organismes humanitaires a fait des remous
lors du colloque de Genève. Beaucoup de participants ont exprimé l’idée que l’aide internationale doit être
acheminée directement aux acteurs gouvernementaux et étatiques et non canalisée via les ONG, instances
qui pour la plupart blanchissent de l’argent en Haïti, allouent seulement 10 % de leurs budgets afin d’aider
les personnes victimes du tremblement de terre, alors qu’elles en dépensent 90 % dans le paiement d’experts
internationaux et dans la location d’hôtels, de voitures et de luxueuses salles pour l’organisation de colloques,
séminaires et conférences. La plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA),
du mouvement altermondialiste, est l’une des OSC ayant joué un rôle d’avant-garde dans la formulation des
critiques pour dénoncer ce genre de pratiques.
26. C’est surtout après la confirmation de l’importation du choléra par des soldats népalais de l’ONU que
les citoyens haïtiens ont fortement demandé le départ des forces de la Minustah.
27. Les contributions de Charles Ridoré et Dominique Desmangles dans cet ouvrage s’efforcent de répondre
à la question : quel rôle pour la diaspora ? Simplement, on voudrait souligner l’importance que ce sujet a soulevée
à Genève. L’une des grandes idées sur lesquelles les élites étatiques haïtiennes doivent réfléchir, définitivement
est comment regrouper les différentes diasporas haïtiennes éparpillées un peu partout dans Les Antilles, en
Allemagne, au Canada (Montréal, Québec), aux États-Unis (Floride, New York, Boston, Texas, etc.), en France,
au Mexique, en République dominicaine, en Suisse, entre autres espaces géographiques. Comment combiner
leurs idées et les intégrer dans le processus de reconstruction nationale ? Car ces organisations diasporiques telles
que le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN), la diaspora haïtienne en Suisse, celle
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 157
de France ont leurs petits projets de reconstruction, mais généralement fonctionnement comme des vases non
communicants, sans aucun lien avec les OSC à l’intérieur d’Haïti.
28. Rappelons que Leslie Delatour fut le principal opérateur de la junte militaire de gouvernement qui,
après le départ de Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986, favorisait l’importation massive du riz étranger vendu
à plus bas prix que le riz national. Cette politique a contribué au démantèlement de l’économie paysanne locale.
158 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
L’une des idées fortes qu’on défend ici est qu’il ne faut pas seulement voir
la société civile dans ses conflits avec l’État, mais il est important de chercher à
appréhender les actions sociales d’un ensemble d’acteurs qui, depuis les sphères
de la société civile, réalisent quotidiennement de petites révolutions orientées
vers le relèvement en dignité de certaines couches de la population haïtienne
dans ces moments extrêmement difficiles, notamment pour le monde paysan.
Pendant que certains acteurs de la société civile ne se préoccupent que de
questions essentiellement politiciennes, comme placer leurs amis à des postes
ministériels dans le plus prochain gouvernement, d’autres agissent comme méca-
nismes de contre-pouvoir en recourant assez souvent à la critique pour porter
les élites (politiques, économiques, religieuses, entre autres) à se responsabiliser
par-devant la nation. En ce sens, on peut conclure qu’en Haïti, il existe toute
une kyrielle d’acteurs et d’organisations qui, spécifiquement, dans le contexte
postséisme, ont développé leurs activités dans la sphère de la société civile et se
sont comportés comme courroies permettant d’avancer dans l’établissement de
la démocratie dans ces temps fondamentaux où la reconstruction du pays doit
transiter par la reconstruction de l’homme et de la femme haïtienne, qui devront
être les porteurs de nouveaux schèmes de comportement. Et surtout, à côté
de cela, d’autres acteurs, encore, travaillent sans relâche en vue de reconstruire
l’économie haïtienne, pan fondamental dans la reconstruction nationale, d’aider
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 159
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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160 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
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Décentralisation :
opportunités, limites et contraintes
JEAN-CLAUDE FIGNOLÉ
Auteur majeur de la littérature haïtienne contemporaine, il est le cofon-
dateur avec Frankétienne et René Philoctète du mouvement littéraire
« Le Spiralisme ». Après avoir effectué des études de droit, d’agronomie,
d’économie et contribué à la fondation du collège Jean-Price-Mars de
Port-au-Prince, il s’est tourné vers le développement du tourisme en Haïti.
Dans les années 1980, il s’est installé dans la commune Les Abricots, dans
la Grand’Anse, qu’il a contribué à transformer : reboisement, éducation,
santé, constructions routières, agriculture, aménagement de plages, etc. Il
en est actuellement le maire et, à ce titre, se trouve au cœur des enjeux de la
décentralisation en Haïti. jcfign@hotmail.com
Quand soixante ans plus tard, catastrophé par le séisme du 12 janvier 2010,
le gouvernement d’alors, indécis, insouciant, inefficace, préféra s’abstenir de
ses devoirs et responsabilités pour ne plus exister comme Pouvoir, c’est-à-dire
comme autorité de décision dans la gestion d’une situation sans précédent dans
le registre des calamités naturelles, il revint aux maires, sous l’empire des articles
du chapitre I, titre V de la Constitution de 1987, de s’affirmer comme Pouvoir
en se prévalant de droits constitutionnels pour gérer la crise et ses conséquences.
Ils impulsèrent alors une dynamique de responsabilisation (accueil des réfugiés,
accréditation scolaire pour élèves déplacés, prévention des crises alimentaires,
fourniture de soins de santé, création d’emplois en faveur des rescapés, etc.)
qui culmina au Cap-Haïtien par la prise en charge de l’appareil départemental
administratif et dans la Grand’Anse par un arrêté collectif d’autonomie admi-
nistrative et financière des douze communes du département en date du
15 février 2010.
Ce n’était pas un début de révolution comme en 1946, mais celui d’un
processus de revendications pour une prise de conscience par les maires
grand’anselais de la nécessité de s’affirmer comme autorité de réflexion, de
décision, d’intervention dans les domaines relevant de leurs compétences admi-
nistratives indépendamment de toute sujétion vis-à-vis du pouvoir central.
Prise de conscience du droit à la gouvernance, à l’administration de la fonc-
tion municipale face à la tutelle de fait exercée par le ministère de l’Intérieur et
des Collectivités territoriales (MICT), héritage rétif des temps de la dictature.
Inversement, prise de conscience obligée de la part du pouvoir central de son
incapacité à proposer au pays une gestion responsable de la crise postséisme car
insoucieux de se donner une cohérence à l’endroit des administrés inquiets de
survivre au présent et anxieux d’apprendre à vivre le futur, et s’empêtrant dans
le bourbier des fantasmes de l’aide internationale pour ne pas avoir à se penser
en termes de projection et de maîtrise de l’avenir. Une indignité d’être devenant
une opportunité.
Faiblesse légale
4. Privilège de prendre des arrêtés – communaux –, partagé seulement avec le président de la République,
qui, lui aussi, peut gouverner par arrêtés – présidentiels.
DÉCENTRALISATION : OPPORTUNITÉS, LIMITES ET CONTRAINTES 165
Incapacité financière
Vassalisation
6. Les mairies construisent et proposent un budget que le MICT est libre de rejeter sans explication.
DÉCENTRALISATION : OPPORTUNITÉS, LIMITES ET CONTRAINTES 167
maires, récompenser leur fidélité, leur zèle dans l’exécution de quelque volonté,
le plus souvent occulte. Cela se traduit par des affectations de fonds à des postes
budgétaires, sans commune mesure, d’une municipalité à l’autre de même
catégorie, selon le degré d’obédience de l’une ou l’autre au pouvoir central. En
dehors du budget, cela se traduit par des dotations qui illustrent le niveau de
générosité du pouvoir et le degré d’allégeance de la mairie.
L’exemple est contagieux. Des maires, intéressés par la générosité du prince,
reniant leur appartenance à un parti, rallient inconditionnellement le pouvoir
central, entraînés parfois par les députés et sénateurs de leur région, eux-mêmes
souvent renégats engagés dans la chasse aux prébendes. De tels reniements
fissurent le consensus péniblement obtenu ces trois dernières années par certaines
associations départementales de maires autour de revendications en faveur de
la décentralisation. Tout combat pour la décentralisation et pour l’autonomie
des communes est aujourd’hui hypothéqué par des pratiques qui interpellent
dangereusement les notions de moralité politique et de morale publique.
Intérêts particuliers
Les luttes
Dans ce domaine, les luttes devront être menées dans trois directions :
•Contrelacrédulité,lanaïvetédelacommunautéinternationalequinecesse
d’interpeller le pouvoir central pour l’engager à définir les voies et moyens de
la décentralisation, l’orienter dans des chemins d’information et de formation
DÉCENTRALISATION : OPPORTUNITÉS, LIMITES ET CONTRAINTES 169
7. LOKAL est une équipe de consultants financés par l’Agence des États-Unis pour le développement interna-
tional (USAID) pour apporter un appui technique aux maires dans l’élaboration d’une loi sur la décentralisation.
170 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
PÉAN, Leslie, 2010, Entre savoir et démocratie, Montréal, Mémoires d’encrier, 2010.
L’aide humanitaire :
quel bilan deux ans après le séisme ?
FRANÇOIS GRÜNEWALD
Ingénieur agronome de l’Institut national agronomique Paris-Grignon,
spécialisé en économie rurale, il travaille depuis plus de trente ans dans le
secteur de la solidarité internationale. Depuis 1997, il est directeur général
et scientifique du groupe Urgence Réhabilitation Développement (Groupe
URD), institut de recherche, d’évaluation, de production méthodologique et
de formation spécialisé dans la gestion des crises, l’action humanitaire et la
reconstruction. Il y anime les activités de recherche et conduit de nombreuses
évaluations de programmes humanitaires et de reconstruction (postMitch,
Tchétchénie, zone du tsunami de 2004, Somalie, Darfour, région des Grands
Lacs en Afrique, Kosovo, Afghanistan, Géorgie, Haïti, etc.) pour les bailleurs
(Commission européenne, gouvernements français, britannique et nordiques),
le Comité international de la Croix-Rouge, les Nations unies et des ONG.
fgrunewald@urd.org
Le séisme
C’est dans ce contexte déjà fragile économiquement, institutionnellement
et socialement qu’un séisme de magnitude 7 sur l’échelle de Richter a frappé
la capitale Port-au-Prince et ses alentours le 12 janvier 2010, entraînant mort
et destructions. Les chiffres ont varié au cours des premières semaines et conti-
nuent d’être un sujet de débat : de seulement 46 000 morts selon une toute
récente analyse américaine (Kolbe et al., 2010) à plus de 250 000 personnes
décédées selon le gouvernement (DPC, 2010), entre un et deux millions de
déplacés, des dizaines de milliers de maisons détruites, des infrastructures
réduites en gravas. L’agglomération de Port-au-Prince, les villes de la zone des
Palmes, mais aussi des centaines de communautés dans les mornes (collines)
escarpées de Jacmel, de Gressier, de Petit-Goâve, etc. ont été touchées. Des
milliers de fonctionnaires sont morts, la population active a vu ses outils de
travail dévastés. Avec une capitale partiellement détruite et des villes côtières
elles aussi très touchées, les centres de décision gouvernementaux et muni-
cipaux, déjà décrits comme faibles avant le 12 janvier, s’en sont trouvés très
fragilisés. Au-delà du débat sur les chiffres, c’est un drame d’une ampleur terri-
fiante qui a touché un pays et un peuple qui tentait tout juste de se sortir d’une
décennie de turbulences politiques.
L’AIDE HUMANITAIRE : QUEL BILAN DEUX ANS APRÈS LE SÉISME ? 173
Canada : 5 %
Sources : Groupe URD à partir des données du Financial Tracking System au 4 mars 2011 (Grünewald et al., 2011).
Les bailleurs ont alloué des sommes considérables aux différentes compo-
santes de l’aide humanitaire : abris d’urgence et transitoires, aide alimentaire et
économique, eau et assainissement, protection, ainsi que pour la coordination.
L’AIDE HUMANITAIRE : QUEL BILAN DEUX ANS APRÈS LE SÉISME ? 175
Protection : 4 %
Abris : 31 %
Eau, assainissement
et hygiène : 18 %
Coordination et logistique : 5 %
Santé : 12 % Alimentation : 27 %
Sources : Groupe URD à partir des données de la DG ECHO (Grünewald et al., 2011).
Les gens dormaient sous les tentes et les « préfas » (bâches), mais leurs vies
restaient organisées autour de leurs quartiers. Travaillant à la place et non avec
les structures locales, les humanitaires se sont privés d’une connaissance et d’une
légitimité qui les auraient aidés à mieux remplir leur rôle. Les agences dotées
d’une réelle expérience urbaine, comme UN-Habitat, n’ont pas été assez mises
en position d’orientation stratégique et les organisations internationales payent
encore maintenant, même si des progrès ont été réalisés, le fait qu’elles n’aient
pas su prendre immédiatement des « lunettes urbaines ». Le fait que, deux ans
après, il y ait encore tant de gens vivant dans des conditions très précaires est en
partie le résultat de ce mauvais départ.
En réalité, la question s’est vite organisée autour du bâti. Ce dernier, très touché
par le séisme, était formé de trois pools de maisons : les maisons marquées en vert
par le ministère en charge de la construction (MDPTC), qui étaient encore tout à
fait habitables, les « maisons jaunes » qui demandent réparation et consolidation
et enfin les « maisons rouges » devant être détruites car trop dangereuses, ou dont
les décombres devaient être enlevés. L’aide internationale en ville s’est focalisée
sur la thématique de l’abri transitoire, pour remplacer la maison rouge ou pour
attendre la réparation de la maison jaune. Des débats très techniques dans le cadre
du cluster « abris » n’ont pas abouti à des choix techniques clairement assumés
par tous, d’où une floraison de modèles de conception et de coûts très différents.
Ces débats n’ont même pas abouti à des répartitions géographiques des zones
d’actions : les territoires d’interventions des agences se mêlent, conduisant à une
juxtaposition de modèles d’abris très divers dans le même quartier et rendant très
difficile la compréhension par les Haïtiens de ce qui passait.
Nombre d’entre eux ont compris dès l’été 2010 qu’ils ne pourraient compter
que sur leurs propres forces. Les habitats transitionnels spontanés se sont ainsi
multipliés, couvrant la ville d’une nouvelle génération de « bidonvilles » à
Bourdon, Canapé Vert, Bas de Bristou, Villa Rosa, Tabaré, etc. Ce n’est qu’à
partir de la fin 2010 que l’aide internationale s’est mise à produire, cette fois sur
une base quasi industrielle, une multitude de petites boîtes carrées ou rectan-
gulaires, en bois, en plastique et en métal, de toutes les couleurs. Plus « boîtes
à dormir » que « lieux de vie ». Après avoir ressemblé à un immense camping,
Port-au-Prince, au milieu de 2011, est en train de devenir un gigantesque
Playmobil. Toujours sans plan d’urbanisme, souvent sans vision municipale…
L’une des difficultés à laquelle l’ensemble des acteurs a dû faire face concerne
la mise en œuvre du fameux « build back better » lancé par Bill Clinton en 2005
alors qu’il était envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour la
reconstruction post-tsunami en Asie et qui a été dès le printemps 2010 sur toutes
les lèvres. Faut-il remettre en état très vite pour réduire la souffrance des popula-
tions ou améliorer la situation afin de limiter les risques et d’éviter de recréer les
conditions qui ont conduit à la crise ? Les débats autour de ces questions conti-
nuent avec acuité près de deux ans après le séisme, tandis qu’un nombre important
178 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
de familles vivent encore sous tente dans des conditions d’extrême précarité. Les
besoins de relogement sont importants et la mise en place d’une véritable poli-
tique du logement social est difficile. Les effets pervers d’attraction et d’inclusion
de l’aide dans les stratégies des populations sont puissants, comme le montre la
multitude des « camps fantômes » qui n’ont comme seul but que d’attirer l’aide.
Les processus d’urbanisation sauvage qui ont contribué à faire de l’aggloméra-
tion de Port-au-Prince et de ses différentes municipalités un étonnant patchwork
de zones urbaines coquettes et riches, d’habitat précaire informel mais en dur
dans des pentes et des ravines « à haut risque » et de vrais bidonvilles risquent
de prendre un nouveau dynamisme qui générera plus encore d’inégalités, d’ex-
clusion et de risques sociaux et physiques. Car l’apparition de phénomènes
d’éviction forcée des camps dès la fin 2010 a d’un seul coup donné une urgence
à la recherche de solutions de relogement. De même que la croissance non
contrôlée de l’habitat spontané autour du Camp-Corail, ce chancre périurbain
créé par l’armée américaine sur la route n° 1 à la sortie de l’agglomération port-
au-princienne, va très vite poser des problèmes majeurs d’ordre public. Les pluies
très fortes début juin 2011 ont déjà commencé à tuer dans la capitale haïtienne,
devenue physiquement, socialement et politiquement le lieu de tous les dangers.
Le nouveau président d’ailleurs ne s’y est pas trompé. Il a clairement annoncé sa
stratégie de fermeture des sites… Il va falloir vite changer les paradigmes !
d’autre part réapprovisionner les villes. Ainsi l’une des success story du développe-
ment rural haïtien, le secteur des produits laitiers, a très vite su se relancer. Des
ONG comme Agronomes et vétérinaires sans frontières (AVSF), qui avaient
contribué à l’émergence de ce secteur, et des ONG haïtiennes qui le portent,
notamment Veterimed et le réseau de coopératives Lait Agogo, se sont tout de
suite mobilisées. Quelques mois après le séisme, les producteurs pouvaient de
nouveau écouler leurs produits à Port-au-Prince.
De nombreuses habitations dans les mornes des départements touchés ont été
détruites ou très endommagées par le séisme, mais cette question n’a pas réelle-
ment trouvé sa place sur l’« écran radar » des grands acteurs de la reconstruction :
quelques rares ONG, notamment celles financées par la Chaîne du bonheur
suisse, se sont attaquées à ce défi très difficile, vu les conditions d’accessibilité
de ces zones, souvent coupées du monde dès qu’il pleut. Les progrès sont très
lents et les conditions de vie des paysans demeurent extrêmement précaires à la
mi-2011. Le manque de soutien à ces populations et à leurs familles d’accueil a
entraîné un retour massif vers Port-au-Prince et d’autres villes, ce qui a accentué
la pression sur les services urbains et les infrastructures existantes. Plus grave
encore, la concentration de l’aide dans l’agglomération de Port-au-Prince a
joué un rôle majeur comme facteur d’attraction. Une nouvelle urbanisation
« sauvage » se fait sur la Croix de Bouquet, autour du Camp-Corail. Il y aurait à
la mi-2011 plus d’habitants à Port-au-Prince qu’avant le séisme.
1. L’approche « cluster » a été introduite dans le cadre de la réforme humanitaire en 2005. Elle vise à apporter
une assistance humanitaire plus efficace en instaurant un système de coordination sectorielle avec des organisa-
tions chefs de file désignées. Les clusters (groupes sectoriels) sont formés d’organisations humanitaires et d’autres
parties prenantes, dont des agences de l’ONU, des ONG et d’autres organisations de la société civile, ainsi que,
dans certains cas, des représentants des gouvernements. Ces acteurs travaillent ensemble pour répondre aux
besoins identifiés dans un secteur donné (par exemple coordination d’un camp, santé, protection, etc.). Pour
plus d’information, consulter le site : http://www.ngosandhumanitarianreform.org.
180 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
de la réforme humanitaire des Nations unies (Adinolfi, 2005) dans les tables
sectorielles est peu acceptable, d’autant que cet enjeu avait déjà été signalé au
cours de leur évaluation en Haïti en 2009 (Grünewald et Binder, 2009).
Le fait que l’aide à la remise sur pied des capacités nationales à gérer la crise
ait été une très faible priorité dans l’agenda des bailleurs de fonds a joué néga-
tivement sur cette confiance. Face à cette situation, les initiatives ont été rares
et, au début, ont surtout constitué en des déclarations d’intentions. Certes, peu
de temps après la catastrophe, une équipe d’experts de la Banque mondiale est
arrivée en Haïti pour aider les autorités à rétablir les fonctions publiques de base,
y compris les services économiques et financiers, dans un contexte où une grande
partie des données économiques vitales avaient été perdues et les outils pour les
gérer (ordinateurs et serveurs) détruits ou enfouis sous les décombres. Grâce à ce
soutien, de nouvelles installations (préfabriqués antisismiques) et des équipements
pour le ministère des Finances et le Bureau fiscal ont été mis en place rapidement,
permettant ainsi le paiement des salaires aux fonctionnaires (enseignants, poli-
ciers, personnel de santé, etc.), paiement rendu possible par des aides budgétaires
d’urgence mises en place par la Banque mondiale, la Commission européenne
ainsi que divers bailleurs bilatéraux dont la France. De même, lorsque les troupes
canadiennes ont quitté Léogâne en mars 2010, elles ont laissé un ensemble de
« préfas » équipés en câblerie (électricité, téléphone, etc.) pour abriter la mairie de
la ville qui depuis janvier fonctionnait sous des bâches et des tentes.
Cette situation a été encore aggravée par la mise en place d’un mécanisme
de coordination particulier, la Commission intérimaire pour la reconstruction
d’Haïti (CIRH). Destinée à soutenir les efforts de planification de l’utilisation
des fonds et en particulier de l’allocation des ressources mobilisées dans le cadre
d’un fond fiduciaire dédié (le Fond de reconstruction d’Haïti ou FRH), la
CIRH était coprésidée par le Premier ministre Bellerive et le président Clinton
et gérée au niveau opérationnel par un comité comprenant des Haïtiens,
souvent présents intuitu personae et non pas comme représentants de ministères,
des bailleurs (représentés par des délégations ad hoc et non par les ambassades
en place) et une très faible représentation de la société civile ayant simplement
un rôle d’observateur. Le modèle choisi pour monter cette CIRH pose de facto
la question de la confiance que la communauté internationale a dans les méca-
nismes haïtiens et s’inscrit, pour de nombreux cadres et intellectuels, dans la
même lignée que la poursuite de la présence de la Minustah : colonialisme,
impérialisme et non-respect de la souveraineté d’Haïti.
Cette question de la légitimité de la CIRH est aggravée par plusieurs facteurs.
Tout d’abord le rôle prépondérant qu’a joué tout de suite après le séisme la société
Mac Kinsey, qui a donné à beaucoup l’impression d’une mainmise américaine.
Puis celui très limité accordé à la société civile haïtienne et aux ONG dans le
fonctionnement de la CIRH. Enfin le fait que la CIRH représente de facto une
structure qui double les ministères techniques par un système de commissions
L’AIDE HUMANITAIRE : QUEL BILAN DEUX ANS APRÈS LE SÉISME ? 181
Conclusion
négligeables de ressources, mais sans commune mesure avec les flux d’argent
venant de la diaspora. D’un autre côté, beaucoup de personnes vivent encore
dans des abris très précaires et sont à la merci des éléments. Beaucoup d’Haïtiens
rêvent plus que jamais de la Green Card ou d’un visa pour le Canada.
Et après ?
Les défis qui attendent le nouveau gouvernement, la communauté interna-
tionale et la société haïtienne, près de deux ans après le séisme, sont considé-
rables. Il faut recréer des systèmes urbains qui fonctionnent, reconstruire une
économie rurale fragilisée par son introduction sans protection dans la compé-
tition mondiale, créer de l’emploi urbain à Port-au-Prince mais aussi dans les
villes périphériques, réduire le risque de catastrophe en travaillant sur les enjeux
environnementaux et énergétiques, faire face à un choléra devenu endémique et
se préparer au départ de la Minustah. Saurons-nous être aux côtés des Haïtiens ?
Saurons-nous être à la hauteur de la tâche ?
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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L’AIDE HUMANITAIRE : QUEL BILAN DEUX ANS APRÈS LE SÉISME ? 183
PIERRE SALIGNON
Juriste de formation et membre du comité de rédaction de la revue
Humanitaire. Enjeux, pratiques, débats, il est directeur général de Médecins
du monde. Il a travaillé avec la section française de Médecins sans frontières
(MSF) entre 1992 et 2007. Après avoir occupé des postes à responsabilités sur
le terrain et au siège de l’organisation, il a été directeur général de MSF entre
2003 et 2007. Entre 2008 et 2009, il a collaboré à l’Organisation mondiale
de la santé en tant que directeur du Health and Nutrition Tracking Service, un
partenariat inter-agences visant à améliorer la collecte et l’analyse de données de
santé et de mortalité en période de crise. Ces vingt dernières années, il a acquis
une profonde expérience des institutions humanitaires et internationales, et des
questions de santé publique en France et à l’étranger. Ses recherches et publica-
tions portent principalement sur les conflits armés et les pratiques humanitaires.
Il collabore régulièrement avec le média en ligne Youphil (www.youphil.com).
pierre.salignon@medecinsdumonde.net ou salignonp@gmail.com
1. L’expression est empruntée à Edmond Mulet, représentant spécial de l’ONU en Haïti (Coulon, 2010).
2. L’expression est empruntée au professeur de droit Costas Douzinas pour qui l’humanitaire a remplacé la
civilisation. L’empire humanitaire est le nouveau visage d’une vieille figure : la globalisation. « Les mouvements
humanitaires s’organisent à l’image du marché, transformant la souffrance humaine et les droits humains en
marchandises », dit-il précisément (cité dans Peck, 2010).
186 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
3. « Je parle d’un État “échoué” (et pas seulement en décomposition) parce que cet État n’a jamais fonc-
tionné » (Buch, 2011).
4. Lire aussi Stromberg et Eisensee, 2007.
5. C’est aussi deux fois moins que les dons reçus pour venir en aide aux populations de la Nouvelle-Orléans
frappées par l’ouragan Katrina en 2006 (740 millions de dollars US).
HAÏTI, RÉPUBLIQUE DES ONG : « L’EMPIRE HUMANITAIRE » EN QUESTION 187
à New York (2,4 milliards) ou en faveur des victimes de l’ouragan Katrina aux
États-Unis (3,3 milliards).
Parmi les principales organisations internationales ayant bénéficié de
l’élan de générosité en faveur des sinistrés, on trouve plusieurs « multinatio-
nales du cœur » (Pech et Padis, 2004), à savoir : la Croix-Rouge américaine
(479 millions de dollars US), Catholic Relief Services (159 millions), Partners
in Health (82 millions), l’Unicef au travers de son bureau aux États-Unis
(72 millions), Doctors Without Borders/Médecins sans frontières aux États-
Unis (68 millions), le fonds Clinton-Bush pour Haïti (52 millions), World
Vision (44 millions), etc. 6.
On aurait pu ainsi penser qu’en Haïti, comme au Japon, le séisme pouvait
représenter une opportunité, aussi tragique soit-elle, pour changer le cours de
l’histoire d’un des pays les plus pauvres du monde, et imaginer de le reconstruire
« en mieux », comme le suggérait début 2010 l’ancien président américain Bill
Clinton. On en est loin aujourd’hui. Le deuxième anniversaire de la catastrophe,
le 12 janvier 2012, est une nouvelle occasion de faire un terrible constat : « On
ne peut [toujours] pas parler de reconstruction » (Trouillot, 2011).
6. Dans des proportions moins importantes, le réseau international de Médecins du monde a reçu
18,3 millions d’euros – il s’agit en majorité de dons privés, mais aussi de subventions publiques dans une
moindre mesure. Plus de 11 millions ont été dépensés en 2010 et 8 millions sont engagés pour 2011.
188 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
L’action ne vient pas aider, elle vient aussi faire preuve de sa nécessité. Il est dès
lors impossible à l’humanitaire de penser sa disparition. » Il poursuit : « À cette
contradiction d’exister pour aider et d’aider pour exister, s’ajoute une deuxième
dont on voit les effets en Haïti. L’humanitaire peut avoir des partenaires locaux,
mais il n’a pas d’égaux. Il pense seul les besoins des autres […] Il sait ce qu’il
vient faire, ce qu’il faut faire […]. Sur place, il ne discute pas, il recrute. » Il
termine : « L’humanitaire […] affaiblit un État déjà faible. » La parole, là aussi,
est dure, certainement fille de la douleur, mais surtout de la crainte « qu’au
jour où la plupart des ONG partiront, Haïti n’aura pas beaucoup changé »
(Trouillot, 2010).
La crainte est réelle. Il suffit de se rendre en Haïti pour revenir bouleversé
par les souffrances accumulées et l’absence de perspectives, mais aussi choqué
par l’omniprésence des acteurs humanitaires qui feraient bien d’envisager les
effets induits, et parfois néfastes, de leur présence, aussi généreuse soit-elle.
7. Dans le cas du tsunami en Asie (et certainement demain d’Haïti), la Cour des comptes en France a été
amenée à conduire un audit financier sans précédent de l’ensemble des associations ayant alors bénéficié de
la générosité du public, afin de renforcer la transparence financière. Voir le rapport de la Cour des comptes,
disponible en ligne : http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/COFAGP/RapportTsunami.pdf
HAÏTI, RÉPUBLIQUE DES ONG : « L’EMPIRE HUMANITAIRE » EN QUESTION 189
8. Je pense notamment au programme de réduction des risques de désastres lancé par Médecins du
monde à Madagascar, voir sur Internet : http://www.medecinsdumonde.org/Publications/Publications/
Les-rapports/A-l-international/Synthese-de-capitalisation-Madagascar
9. Voir leur site Internet : http://www.unisdr.org
190 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
12. Voir les articles de Brauman, 2010 ; Allier, 2011 et Gurrey, 2011.
194 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME
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Chapitre IV
Éléments
pour une reconstruction/refondation
Comment reconstruire après une catastrophe aussi monstrueuse ? Au minimum,
cela implique d’avoir des objectifs clairs, d’élaborer des stratégies dans lesquelles
se reconnaît la majorité et de disposer de ressources humaines appropriées et
de moyens financiers adéquats. Mais plus encore que cela, pour reconstruire, il
est nécessaire de redonner du sens à un projet de vie – qu’il soit individuel ou
collectif – et de faire évoluer les mentalités et les comportements. L’une des clés du
futur pour les Haïtiens tient au fait de croire en un avenir commun. C’est pour ces
raisons que ce chapitre traite plus particulièrement des conséquences psychiques
et comportementales – souvent sous-estimées – du traumatisme que représente
le séisme pour la population haïtienne et des nouveaux modes de pensée qui
peuvent aujourd’hui émerger des ruines. Un terreau fertile pour de nouvelles
énergies « constructrices ».
S’interrogeant sur la notion et les contenus d’une « culture post-traumatique »,
Edelyn Dorismond souligne d’emblée que pour comprendre cette « société
bouleversée », il faut établir « un diagnostic, celui des malaises ou des mal-être
qu’ont suscités les catastrophes de 2010 ». Passant en revue les différentes formes
de souffrances liées aux conséquences d’un événement qui a laissé « les gens
nus dans un espace brisé », il questionne : « Quelle intériorité habite les Haïtiens
après le tremblement de terre ? » Comment ont-ils vécu leur extrême « solitude
face à l’État » et « le constat de [son] impuissance et de [son] incompétence » ?
Quelles conséquences auront la défiguration d’un espace devenu inhabitable et
l’effondrement des lieux symboliques comme le palais présidentiel, les ministères, la
cathédrale et de nombreuses églises sur la représentation du « vivre-ensemble » ?
L’impossibilité d’offrir un rituel funéraire digne à la plupart des victimes n’est-elle
pas une « dette » aux morts qui risque de générer un sentiment de culpabilité et
d’insécurité ? Comment alors « penser la possibilité de la “solidarité” au cœur d’une
société trouée par la disparition d’autant de vivants » ?
Au regard des souffrances endurées par la population haïtienne, si fortement
imprégnée de religiosité, Philippe Chanson prend le risque « d’une interrogation
à première vue incongrue pour ne pas dire impertinente » : « Le Bondieu est-il
vraiment bon ? » Un questionnement qu’il rapproche de celui des philosophes qui,
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont tenté de repenser Dieu face
à l’impensable que fut la Shoah. S’appuyant sur un certain nombre de proverbes
haïtiens, il montre que ceux-ci ont souvent deux faces et « peuvent faire basculer
dans le fatalisme comme dans le plus grand des espoirs ». Quelle est aujourd’hui
la perception de Dieu « ce référent central du croire, placé au cœur de la vie
haïtienne » ? Le Bondieu a-t-il oublié Haïti ?
S’il est une réalité qui, contrairement à la religion, n’a pas toujours eu la place qu’elle
méritait dans les préoccupations des dirigeants haïtiens, c’est celle de la jeunesse qui
202 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
1. Selon l’Unicef, les jeunes de 15 à 25 ans représentent près de quatre millions de personnes soit environ
45 % de la population.
2. L’importance exacte de la diaspora haïtienne n’est pas connue. Les chiffres varient selon les sources. Le
chiffre cité ici est celui avancé par l’ONU.
ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION 203
EDELYN DORISMOND
Docteur en philosophie, il codirige la revue Recherches haïtiano-antillaises et est
vice-président du Centre de recherches normes, échanges et langage. Ses travaux
portent sur les questions de la « diversité » qu’il problématise à partir du prisme
de la « créolisation » (selon Édouard Glissant), en les liant aux expériences origi-
nales des sociétés antillaises. Dans cette perspective, son interrogation principale
concerne le devenir des formes de normativité (droit, éthique), de la politique et
de la religion en situation de créolisation. dorismondedelyn@yahoo.fr
1. Pour une compréhension conceptuelle de la notion de « crise », voir Morin, 1984 et Habermas, 1978. À
noter que les deux auteurs se sont référés aux sciences médicales pour définir la « crise », c’est dire que celle-ci
porte une charge pathologique indéniable qu’il serait bon d’approfondir dans le sens de ce qu’elle peut elle-
même susciter comme pathologie.
206 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
2. Nous empruntons cette expression au titre du roman de Jacques Stephen Alexis (1959).
3. Sur la problématique très complexe de l’intersubjectivité que nous ne saurions exposer ici, voir les travaux
d’Edmund Husserl (1976) et de Maurice Merleau-Ponty (1945).
4. Nous entendons « absurdité » dans le sens que lui accorde Paul Tillich : « Nous emploierons le terme
absurde pour cette menace absolue que le non-être fait peser sur l’affirmation de soi spirituelle. » Selon Tillich, la
différence qu’il y a lieu d’établir entre le « vide » et l’« absurde » réside dans l’absoluité de la menace du non-être
que nous rencontrons dans l’expérience absurde, tandis que le « vide » renvoie à une « menace relative ». On
l’aura compris, il ne s’agit aucunement d’exagérer si nous interprétons l’expérience postsismique selon le terme
de l’absurdité pour souligner la profonde érosion du sens de l’existence pour l’Haïtien (Tillich, 1967 : 55).
5. Sur la question de la « désolation », au regard du contexte politique et culturel haïtien, voir Corten, 2001.
EXISTER DANS LES CATASTROPHES : SOUFFRANCE ET IDENTITÉ 207
aspects concordent vers le souci de savoir : quelle intériorité habite les Haïtiens
après le tremblement de terre ? En ce sens, notre interrogation principale est
celle de savoir quelle nouvelle configuration identitaire le tremblement de terre
risque de faire advenir dans l’espace culturel et social haïtien ?
D’un point de vue différent de celui que nous adoptons ici, Judith Shklar,
dans Visages de l’injustice (2002), présente une description formidable de deux
phénomènes relevant chacun de l’infortune et de l’injustice. En effet, l’objectif
de son travail dans cet ouvrage consiste à montrer qu’il existe une frontière
ténue, ou difficile à maintenir, entre « infortune » qui serait les formes de
malheur lié aux phénomènes naturels de grande envergure, comme le séisme
qui a eu lieu en Arménie ou, plus près de nous, en Haïti, le séisme du 12 janvier
2010, et « injustice », entendue dans le sens du malheur lié aux intentions et à
la liberté de l’homme. Par une analyse très subtile l’auteure expose la difficulté
d’isoler des critères discriminants laissant apparaître la spécificité de l’injustice,
distincte de l’infortune. Enfin l’infortune et l’injustice renvoient à la perception
qu’ont la victime ou l’accusé d’un événement : selon le point de vue adopté la
demande de justice s’exprimera dans les termes de l’infortune ou de l’injustice.
Si nous citons ce texte, et particulièrement les premières pages d’intro-
duction, c’est parce que nous y trouvons quelques éléments d’une pertinence
forte pour penser, en deçà de cette distinction entre infortune et injustice, la
portée politique et théologique que peut revêtir une catastrophe naturelle. Cette
distinction nous offre l’opportunité de penser, dans le cas du séisme haïtien, le
nouveau rapport que celui-ci est susceptible d’instituer entre le peuple haïtien
et l’État ou les responsables étatiques et Dieu, que nous définissons comme
instance de justification ultime de l’ordre du monde 6.
« Quand une catastrophe relève-t-elle de l’infortune, et quand est-ce de
l’injustice ? » À cette question que Shklar pose dès l’ouverture de son texte,
elle répond :
Intuitivement, la réponse nous paraît tout à fait évidente. Si l’événement
funeste a été causé par les forces extérieures de la nature, il s’agit d’infortune, et
nous ne pouvons alors que nous résigner à nos souffrances. En revanche, pour
peu que quelque agent mal intentionné – humain ou surnaturel – ait provoqué
cet événement, alors nous avons affaire à une injustice, et nous pouvons légiti-
mement exprimer notre indignation ainsi que notre colère. (Shklar, 2002 : 9.)
6. Nous renvoyons le lecteur au texte combien éclairant et stimulant sur la question de « Dieu » qui se trouve dans
cet ouvrage. En effet, par une heureuse coïncidence, le texte de Philippe Chanson apporte une lumière étonnante à
cet aspect de la question que nous n’avons pas détaillé ici, vu le détour que cela aurait requis. Nous recommandons
au lecteur trois autres textes du même auteur, qui sont de la même facture (Chanson, 2005 ; 2007 ; 2009).
208 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
sur l’autre entassés, / Sous ces marbres rompus ces membres dispersés, / Cent
mille infortunées que la terre dévore ; […] Direz-vous : « C’est l’effet des éter-
nelles lois / qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ? / Direz-vous, en
voyant cet amas de victimes : / « Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs
crimes » ? / Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants / Sur le sein éternel
écrasés et sanglants ? (Voltaire, 1961 : 304.)
7. Pour cela, nous renvoyons le lecteur à l’article de Philippe Chanson dans ce présent ouvrage et à celui de
Laënnec Hurbon qui ont eu une résonance harmonieuse avec les propos que nous tenons ici.
8. Intervention de Laënnec Hurbon, à l’EHESS, le vendredi 19 novembre 2010.
9. Dans l’histoire d’Haïti, la « cérémonie du Bois Caïman » désigne la réunion de différents groupes d’esclaves
durant la période du grand bouleversement colonial. Au cours de cette réunion, certains historiens relatent que les
esclaves ont égorgé un « cochon » dont ils ont bu le sang. Un acte perçu comme l’alliance des différents groupes
d’esclaves s’unissant pour lutter contre le système esclavagiste. Ce sang partagé par les esclaves a été interprété
par les « religieux évangéliques » comme le « pacte » que les ancêtres des Haïtiens avaient passé avec le « diable »
qu’incarnait le cochon. Or les Haïtiens ont souvent recours à ce moment historique pour inscrire le début de leur
210 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
histoire de peuple. L’enjeu ici se trouve dans le fait qu’une telle interprétation théologique risque d’enfermer les
Haïtiens très crédules à l’égard du discours religieux dans la honte de leur inscription dans ce moment historique.
EXISTER DANS LES CATASTROPHES : SOUFFRANCE ET IDENTITÉ 211
10. Nous utilisons l’expression dans le sens qu’il revêt chez Maurice Merleau-Ponty (1945).
11. C’est ce qu’illustre le nombre imposant d’Haïtiens qui faisaient la queue à l’entrée des ambassades
étrangères en Haïti au cours des premiers jours qui ont suivi le séisme.
212 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
12. Si nous entendons la solidarité comme le fait d’être en paix avec « la terre et ciel, les divins et les
mortels », nous comprendrons que, selon cette quadripartie proposée par Martin Heidegger pour « habiter » le
monde, que nous sommes loin de l’« habitat ». En effet, revenant à Heidegger qui, répondant à la question de
l’être de l’habitation, dit : « Le véritable ménagement est quelque chose de positif, il a lieu quand nous laissons
dès le début quelque chose dans son être, quand nous ramenons quelque chose dans son être et l’y mettons en
sûreté, quand nous l’entourons d’une protection […] Habiter, être en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui
nous est parent, c’est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose de son être. Le trait fondamental de
l’habitation est ce ménagement » (Heidegger, 1954). Or ce ménagement est ce que le tremblement de terre a
enlevé aux Haïtiens qui, dès lors, n’habitent plus le monde, ou leur monde.
13. Voir Thomas, 1976 ; Bayart, 1983 ; Péruchon, 1997.
14. Nous nous sommes inspirés du titre de l’ouvrage posthume de Paul Ricœur (2007).
15. Laënnec Hurbon a débattu du problème du rite mortuaire dans sa contribution au sein de cet ouvrage.
EXISTER DANS LES CATASTROPHES : SOUFFRANCE ET IDENTITÉ 213
morts, certes non voulu, risque de susciter, sans nul doute, chez les vivants, les
survivants au séisme, des troubles psychosymboliques renversant la sérénité de
leur « âme » dans un trouble macabre de sentiment de persécution, de vengeance
des morts 16. Ainsi le problème de la dette au mort, de la responsabilité du vivant
à traiter dignement son mort, l’ultime dette que nous avons envers la mémoire
des morts, risque de se transformer d’abord en sentiment d’insécurité, en
sentiment de culpabilité, d’incapacité à enterrer dignement ses morts, ses êtres
chers : il y a assez de réserves symboliques dans l’histoire coloniale et esclavagiste
de la société haïtienne pour qu’une telle élaboration imaginaire se produise.
Pourtant, le noyau du problème pourra être au niveau de la dégénérescence de
l’importance accordée jusque-là au mort. Cette dégénérescence était déjà en
cours en Haïti avant le séisme 17 : l’on côtoyait les morts sans éprouver aucun
malaise, aucun tressaillement.
Enfin, ces cadres théologico-anthropologiques et politiques que nous avons
esquissés nous conduisent à plusieurs considérations. Il ne peut s’agir que de
considérations, étant donné qu’à l’instant, il est impossible de certifier l’exis-
tence de ce que nous avons avancé. D’abord, au regard de ce que nous avons
évoqué, il est clair que la société haïtienne entière devient une véritable commu-
nauté de souffrance où des conditions psychopathogènes sont présentes pour
susciter des troubles symboliques de toutes sortes. Or c’est en effet cette souf-
france qu’il faut questionner. Les Haïtiens souffrent, mais sont très peu compris
dans leur souffrance, leur situation est comparable au constat fait par Abel, un
des personnages du roman d’Ernest Pépin, Le tango de la haine :
Les gens savaient que nous traînions une vague histoire de souffrance, mais
dans le tumulte des meurtres, des viols, des grèves, des cyclones qui ensau-
vageaient les vivants, ils ne portaient pas une attention réelle à nos épreuves.
(Pépin, 1999 : 220.)
Du moins, les aides proposées adoptent une pédagogie qui répond très faible-
ment à la demande de reconnaissance, entendue comme accompagnement à la
restitution de la dignité haïtienne : c’est la raison pour laquelle il est possible
d’observer une profonde « susceptibilité » haïtienne à l’égard d’une aide dont
il a besoin. C’est en tant que la souffrance ne trouve pas de réponse requise
16. Nous fondons notre hypothèse sur les acquis théoriques de la Daseinsanalyse montrant l’importance
de la « présence » au monde et de la communauté dans la santé psychique des individus. Or ce monde, cette
communauté sont entièrement défigurés. Il est possible de supposer que cette défiguration ne restera pas sans
conséquences sur les formes de re-symbolisation qui vont être mobilisées pour restructurer symboliquement
l’espace haïtien. Pour un point de vue général sur la Daseinsanalyse voir Binswanger, 1971 et Maldiney, 1991.
17. Depuis 1986 les assassinats, les tueries dans les rues et les pratiques de lynchage ont dû développer une
« insensibilité », une forme d’indifférence des Haïtiens, en tout cas, de ceux de la capitale, à l’égard des morts.
Avant le séisme on s’inquiétait peu des corps jonchant les trottoirs durant plusieurs jours, à côté desquels il
était possible de rencontrer de petit(e)s marchand(e)s. N’est-il pas possible de voir dans ce traitement qui a été
accordé aux morts du tremblement de terre l’avènement d’une banalisation du vivant qui répondrait à cette
misère chronique que vivent les gens ?
214 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
qu’elle risque d’enfermer les souffrants dans la solitude, dans une ontologie
douloureuse de la plainte, de la lamentation, et, à la longue, elle peut conduire
à des situations de violence extrême dans des révoltes populaires. En ce sens, il
est difficile de souscrire à la pensée romantique de la souffrance formatrice de
l’homme. Car ce que l’homme refuse dans la souffrance est l’obscurcissement de
l’être que produit le malheur. Illustrons cette pensée par ce constat : le deuxième
jour après le séisme, à la bourse du travail de Saint-Denis, en France, un groupe
d’Haïtiens s’est réuni pour solliciter l’aide de la communauté internationale,
particulièrement de la France. Déboussolés, troublés, car à cette date il était
difficile d’avoir des nouvelles de leurs proches d’Haïti. En même temps que les
organisateurs sollicitaient l’aide de la communauté internationale, ils ont invité
l’assistance à chanter l’hymne national d’Haïti, la Dessalinienne. Ce fut, un véri-
table paradoxe : demander de l’aide et afficher son patriotisme. Et nous pensons
que la souffrance haïtienne est due en grande partie à l’incompréhension de cette
souffrance comme difficulté à se dire dans sa fierté, dans sa dignité embuée de
misère honteuse montrant sa nudité (politique, sociale, économique) au grand
jour. Ensuite, nous avons indiqué que différentes formes de solidarité risquent
d’être ruinées. En plus de cette souffrance non délivrée, nous pourrons assister à
l’élaboration d’un imaginaire morbide de la poursuite des survivants endeuillés,
endettés aux morts, par des êtres invisibles. Retenons-nous de nous faire prophète.
Par ailleurs, l’immensité de la souffrance que vit le peuple haïtien risque d’ins-
tituer un rapport à soi marqué par une profonde susceptibilité, une profonde
méfiance de l’intervention de l’autre. En plus que cette altérité ignore souvent la
représentation que l’Haïtien se fait d’elle. Pensons à l’expérience du choléra, une
épidémie introduite en Haïti par des casques bleus d’origine népalaise. Donc, il
est possible de nous trouver en face d’une société complètement séparée de son
État, mais aussi de la communauté internationale qui, par habitude, a recours à
la voie rapide de l’urgence, de l’assistance au lieu d’emprunter la voie longue du
dialogue et de la compréhension construite. Enfin, la vie pourra être banalisée
dans des élaborations ironisantes qui ne seront que des formes de traitement des
traumatismes vécus. Un autre exemple : le tremblement de terre a été approprié
par les Haïtiens selon l’onomatopée, goudou, goudou… Cette onomatopée qui
est une reprise phonique de la vibration émise par l’amplitude du tremblement
de terre doit être interprétée comme une tentative d’arraisonner un phénomène
qui reste indomptable. Il s’agit d’une forme de dérision qui pourrait s’établir sur
toute la sphère du vivre-ensemble. Mais en même temps, cette dérision semble
retrouver la fierté que nous avons soulignée ci-dessus : au fond, la dérision et le
sentiment de fierté se retrouvent par une manière de mettre à distance l’épreuve
du deuil. Ainsi elles doivent être entendues dans le sens d’une capacité à prendre
une certaine distance avec la souffrance. Il revient dans ce cas à une conscience
politique véritable d’encadrer cette capacité résistante du peuple haïtien, mais
que fragilisent profondément les dernières catastrophes de l’année 2010.
EXISTER DANS LES CATASTROPHES : SOUFFRANCE ET IDENTITÉ 215
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
PHILIPPE CHANSON
Docteur en anthropologie, théologien et aumônier de l’Université de Genève, il
est scientifique associé du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’université
catholique de Louvain. Après de nombreuses missions théologiques et de collectes
ethnographiques dans les Caraïbes ainsi que de longues années de recherches sur
les identités antillaises et les processus de métissages, il propose des analyses très
pointues sur le phénomène religieux, les blessures coloniales, le matériau oral et
littéraire créole et autres éléments caractéristiques de cette région du monde dont
Haïti constitue une figure emblématique. Contributeur d’importants colloques
internationaux, il est l’auteur d’une centaine d’articles, livres et travaux.
Philippe.Chanson@unige.ch
Bondieu en question
Mais pourquoi oser cette question qui n’est de surcroît lexicalement pas très
adéquate puisque nous savons bien qu’en créole « Bondyé » reste une contraction
insécable signifiant tout simplement « Dieu », et que pour exprimer sa bonté on
ajoute la particule adjective « Bondyé bon » ? L’interrogation, on l’aura compris, joue
donc sur le terme, étant entendu qu’elle délaisse la problématique métaphysique
absconse de la déité. Elle pose en revanche la question de la logique et de l’interpré-
tation d’une réalité « Bondieu » spécifique à Haïti et, de fait, de la place et du sens qui
218 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
lui sont populairement attribués ou dévolus, place et sens qui permettent – litté-
ralement dit – « in-croyablement », aux Haïtiennes et aux Haïtiens, de toujours
tenir debout envers et contre tout par-devers les malheurs. Car faut-il rappeler, au
sujet du Bondieu versus les tremblements frappant l’île, que l’on aura entendu tout
et son contraire ? Des propos qui choquent : « Haïti maudite, punie, oubliée du
Bondieu » ; d’autres qui réconfortent : « Bondieu connaît toutes choses », « Bondyé
papa-mwen », « manman-mwen » (au superlatif absolu : « Dieu mon papa à moi »,
« ma maman à moi ») ; et d’autres encore qui semblent accepter avec résignation
et fatalisme une sorte de « neutralité divine » : « Bondyé bay, Bondyé pran » (« Dieu
donne, Dieu prend »), « A la gras Bondyé » (« À la grâce de Dieu »). Ce Bondieu
pourtant omniprésent serait-il en fin de compte, comme l’a dit le regretté André-
Marcel d’Ans (1987 : 285), « un Dieu sans morale » ? Ou la simple représentation
« identifiée », fort commode, pour tout ce qui arrive ? Autrement dit une sorte de
Bondieu « clé de voûte » des destinées haïtiennes ? Car derrière l’interpellation du
titre de cette contribution se blottit ou se rumine un enjeu majeur sur la manière de
percevoir finalement l’action négative ou positive de ce référent central du croire,
placé au cœur de la vie haïtienne, et cela quelles que soient les niches religieuses
(vaudoue, catholique, protestante et néoprotestantes de tous bords) qui reven-
diquent toutes ce même Bondieu. Ne dit-on pas que « Bondyé sé youn pou tout
moun », qu’il est le Dieu de tous ?
Le problème est que ledit « Bondieu » n’est en soi nullement « scientifici-
sable », bien qu’une approche résolument anthropologique, c’est-à-dire non reli-
gieusement positionnée du côté de l’observateur en recherche d’objectivé, soit
pourtant possible si l’on considère moins le fait Dieu (le Bondieu en tant que
sujet croyant) que l’effet Dieu (le Bondieu en tant qu’objet d’un croire possible).
Mais de toute façon, l’approche est incontournable tant tout acteur extérieur
résidant en Haïti, qu’il soit ultra-positiviste ou indifférent, ne peut en vérité
échapper à cette acuité spirituelle et cette générosité religieuse sans équiva-
lents. S’il accepte au minimum que l’humain n’est pas qu’un simple agrégat
de molécules mais un être pensant et imaginant et que, de surcroît, devant les
catastrophes, la reconstruction n’est pas que physique mais aussi symbolique, il
est bien obligé de constater que, plus qu’un mot abstrait, « Bondieu » a incon-
testablement une forme de réalité tout à fait active, attractive même, qui, bien
qu’oscillatoire et souvent contradictoire, est quasi systématiquement nommée
pour expliciter l’entièreté de ce qui se présente concrètement dans l’existence
de l’insulaire. Tant, en Haïti, la place audible et visible accordée à Dieu dans le
quotidien est toujours surprenante. Tant lexiques et syntaxes foisonnent à son
sujet, que ce soit dans les conversations courantes comme dans toutes ces formes
de baptêmes nominaux annonciateurs et protecteurs qui, peints sur les tôles des
tap taps 1 ou placardés sur les devantures des boutiques, font partie intégrante
Bondieu en oscillations
S’il ne s’agit pas de livrer ici une étude détaillée de ces sentences – étude que
j’ai menée par ailleurs (Chanson, 2006) –, il suffit simplement d’en rappeler
quelques-unes pour effectivement constater une nette oscillation et pas mal
d’ambivalences entre les vœux d’espérance en un Dieu bon et les soupirs
qu’exprime un net sentiment d’abandon. À commencer par le proverbe « Bondyé
pa janm bay dé pènn alafwa » (« Dieu ne donne jamais deux souffrances en même
temps »). Il s’agit d’une sentence ambiguë si l’on considère que, d’une manière
ou d’une autre, c’est quand même Dieu qui donne la souffrance subie malgré
la peine paradoxale qu’il prend à porter aide et secours ; ce qu’exprime du reste
parfaitement cet autre proverbe frère : « Bondyé pa janm bay pitit li pènn san
sékou » (« Dieu ne donne jamais une peine à son fils sans lui apporter secours ») ;
des maximes, donc à deux faces puisqu’elles peuvent faire basculer dans le
fatalisme comme dans le plus grand des espoirs en un Bondieu débonnaire et
compatissant, sujet de consolation. De même, il est difficile d’échapper à LA
grande formule archi-usitée : « Si Bondyé vlé » (« Si Dieu le veut »), formule sur
laquelle il n’est pas vraiment besoin de s’arrêter si ce n’est pour rappeler qu’elle
cache pourtant un véritable « pouvoir caméléon » – pour reprendre l’expression
judicieuse de Lacfadio Hearn (1998 [1885] : XVI) qualifiant ainsi toutes les
pièces proverbiales à couleurs multiples. Car outre qu’elle peut être l’expres-
sion d’une piété sincère, il se pourrait bien en fin de compte que cette formule
puisse singulièrement se muer tour à tour en formule superstitieuse comme en
formule de conjuration (Métraux, 1989 [1958] : 73) tout en pouvant servir
également d’échappatoire commode pour camoufler finalement la volonté et les
agissements de celui ou de celle qui la prononce (Hurbon, 1972 : 214) ! Sans
compter que cette expression n’en reste pas moins indéfectiblement toujours
plombée de sa chape épaisse de fatalisme générant toute une posture attentiste
comme le livre sa variante : « Sa Bondyé vlé sé san réfi » (« Ce que Dieu veut est
sans refus »), soit sans détour possible, sans autre issue que l’acceptation. On
peut aussi naturellement penser à cet autre proverbe tout à fait propre à Haïti :
« Kréyon Bondyé pa gen gonm » – ou « pa gen éfas » – (« Le crayon de Dieu n’a pas
de gomme » – ou « n’a rien pour/à effacer »). Car l’on se trouve ici à nouveau
en face d’une sentence qui sous-entend que tout ce qui a été décidé, accordé
ou contresigné par le Bondieu est irrévocable, irréversible, sans appel, en même
temps qu’elle peut-être interprétée au sens plus positif d’un espoir placé en
une bonté divine qui, elle non plus, ne s’efface point ! Raison pour laquelle on
peut la rapprocher de ce proverbe à double tranchant et terriblement concret :
« Sa Bondyé séré pou ou, lavalas pa poté ’l alé » (« Ce que Dieu te réserve/te
destine, les pluies torrentielles/les inondations ne pourront l’emporter »). Enfin,
nous ne pourrions clore la liste de ces quelques exemples oscillatoires sans citer
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 221
encore cette sentence choc : « Sa nèg fè nèg Bondyé ri » (« Ce que l’homme fait à
l’homme, Dieu en rit »), que renforce encore sa variante, « Kou pou kou, Bondyé
ri », sentence que l’on peut gloser par un « œil pour œil, dent pour dent, Dieu
est content » ! Non sans nous demander de quoi et pour quoi Bondieu peut-il
rire et en être content. C’est ce que traite précisément le superbe récit d’Édris
Saint-Amand déjà cité, Bon Dieu rit (1988 [1952]), un récit explicitant que
le Bondieu est tellement au-dessus de toutes les appartenances et embrouilles
religieuses et politiques qu’il est aussi vain de s’en référer à lui qu’il est vrai que
les humains restent totalement livrés à eux-mêmes face aux combats de leurs
propres dissensions, décisions, circonlocutions et actions.
Tout cela dit, il est évident que l’on peut chercher à expliquer la bivalence de
ces proverbes à l’aide de plusieurs indices. Et d’abord celui – souvent avancé –
de l’influence majeure de la religion catholique dont l’enseignement minima-
liste inculqué pour contrecarrer la prégnance de la religion vaudou populaire a
participé à créer une sorte de christianisme « de folk » (Bastide 1967 : chap. VIII)
distillant non seulement un Bondieu étriqué pour le petit peuple, mais un véri-
table catéchisme de soumission, comme une hymnologie de résignation, par
ailleurs allègrement dupliqué aujourd’hui par toute une frange de protestan-
tismes importés – cela sans entrer dans le débat des accusations et des hiérar-
chies improbables entre bonnes et mauvaises croyances, autrement dit, entre ce
qui se déroule d’action et de foi dans ces lieux poto-mitan 2 du religieux haïtien
que sont les péristyles vaudous, les églises catholiques ou les temples protestants.
On a également avancé l’indice d’une lecture obligée d’un Bondieu au carrefour
des représentations hyperboliques de toutes les tragédies, injustices, humilia-
tions, violences, peurs, arbitraires continuellement subis par le totalitarisme des
occupants et des dictateurs de tout temps et de tous genres qui ont plongé
leurs mains dans la pâte de l’histoire d’Haïti et, partant, de tout ce qui a pu
contribuer à produire l’omnipuissance du maître. Faut-il rappeler, à ce propos,
combien l’utilisation de la figure du maître esclavagiste ou du président comme
« envoyé divin » pour le salut du peuple a participé à incruster, dans les esprits,
par jeu de miroir, l’image, récupérée à cette fin, d’un Bondieu sévère et écrasant
au service des dominants ? Et cela via la morale aussi rédhibitoire que tragique
d’une oppression politique traumatique blessant les mémoires tant sociales que
théologiques ? Une lecture explicitant les comportements fatalistes, à laquelle
s’ajoute encore l’indice d’une lecture de substitution devant les inextricables des
carences et des incuries institutionnelles que résume cet autre proverbe moderne,
laconique et fort significatif : « Aprè Bondyé sé lÉtat », sous-entendu l’appareil de
2. Le « poteau-mitan » est très concrètement un pilier de bois situé au centre de tout sanctuaire vaudou,
sorte d’axe métaphysique où converge le ciel et la terre, où descendent les loa (esprits) attirés par les vèvè (dessins
symboliques représentant leurs attributs) et où évoluent les initiés. L’emploi de ce terme prend ici un sens
analogique fort signifiant en contexte haïtien.
222 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
mentionne le conte haïtien sur « L’origine des lampes » (collecté par Thoby-
Marcelin et Marcelin, 1967 : 11-12) qui, de la même manière, décrit cet
éloignement du Bondieu parce qu’une femme immense, ne supportant plus
d’être taquinée par les nuages alors qu’elle faisait sa lessive, les avait chassés à
coups de balai en cognant le ciel. C’est à partir de ce type de récit « fondateur »
qu’apparaît toute la thématique d’un Bondieu « en retraite » qui, désormais,
dans une franche correspondance avec les mythes africains, délègue nombre
de ses pouvoirs à des intermédiaires subalternes de toutes sortes (esprits, loa,
saints, forces, disparus, etc.), histoire de laisser définitivement ces puissances
invisibles et les humains de ce bas monde se débrouiller entre eux. Comme l’a
bien vu encore Hurbon (1972 : 179), il en résulte que l’Haïtien a dès lors affaire
à un Dieu « hors système » – et donc « en dehors du système vaudouesque
pour que ce système soit possible » 6 –, dont la place en creux s’assimile, selon
une analogie empruntée à Edmond Ortigues (1962 : 17-18), à une sorte de
« case vide » permettant de faire bouger le tout dernier pion (de ses paroles, de
ses gestes, de ses actions, de ses souhaits, de ses espoirs) resté entre ses mains
sur l’échiquier de la vie 7. Or, cette perception est formidablement intéressante
puisque c’est ce retrait du Bondieu qui « sauve » finalement l’existence même et
la place de ce Bondieu ! Elle la « sauve » en ce sens que, lorsque les rites, les cultes
et les invocations restent impuissants et n’arrivent plus à rendre compte d’une
situation conflictuelle ou malheureuse, Bondieu, parce qu’il n’est donc pas mêlé
aux désordres des vivants et parce qu’il reste de fait suffisant à lui-même sans
devoir se nourrir de nos cultes, peut prendre en somme le relais : il occupe la
place laissée vide, vacante, non résolue par le système, en devenant la figure du
désir, de la consolation, de la providence, du refuge, le lieu vivant des aspirations
non comblées, en bref : l’ultime recours. Et c’est ainsi que se scelle l’espérance
indéracinable en un Bondieu bon, dans ce paradoxal « hors place » du divin,
donné pour qu’il en soit ainsi et qui doit être ainsi. Alors certes, comme tout
bon retraité qui se respecte, ce Bondieu suprême peut être rappelé, imploré
dans les situations sans issues – et c’est cela qui nourrit l’espérance –, mais on
sait très bien que tout reste de l’ordre d’une attente aussi distendue, suspendue,
que Bondieu est lointain, parce que toutes choses se règlent d’abord ici-bas entre
vivants. Ce qui, du coup, permet encore de « sauver » le Bondieu du banc des
6. Si on devait rendre le culte à Dieu – nous dit l’auteur –, on ne pourrait pas en rendre aux loa, ces
signifiants symboliques (créés et délégués d’ailleurs par Dieu) nommés « pour régler les rapports entre les
phénomènes naturels et les phénomènes culturels » (Hurbon, 1972 : 180). Ce qui permet une sorte de fonc-
tionnement systémique du monde et de la société sans Dieu, à la fois pour que tout ne lui soit pas imputable
et pour permettre de lui donner la place de dernier recours providentiel. Car c’est précisément l’éloignement
radical de Dieu qui, dans le vaudou, permet à l’humain de déployer son désir de Dieu (ibid. : 185).
7. Ortigues déploie cette analogie de la « case vide » à partir de l’exemple du jeu de patience solitaire du
taquin nécessitant obligatoirement une case vide. On peut tout aussi bien penser à un jeu d’échec. Tant qu’il y
a encore une place véritablement vide sur l’échiquier, c’est-à-dire non menacée et donc potentiellement bloquée
par un autre pion adverse (signifiant « échec et mat »), tout est possible. Cela veut aussi dire que seul un vide, une
absence peut permettre de créer la possibilité d’un changement dans le réel, de bouger quelque chose dans ce réel.
224 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
accusés du mal, même si, par contrecoup, c’est évidemment cette perception
qui provoque les fortes ambivalences et oscillations que nous avons remarquées.
Toutefois, pour clore cette brève analyse, il est nécessaire d’ajouter que
lorsque l’on applique maintenant cette perception en régime chrétien, surgit
alors la difficulté que l’on devine : celle de la doctrine de l’Incarnation qui met
en jeu l’éloignement radical du Bondieu pour celui de son « approchement »
radical. Car même si l’altérité de Dieu subsiste dans l’Incarnation, cette dernière
provoque de fait une brèche dans la pensée africaine du Dieu « hors système »,
non sans entraîner encore le sérieux accroc d’un dépit radical face à l’impuis-
sance apparente du Christ à changer ici et maintenant la détresse et la misère
du peuple 8. Ce qui reste sans aucun doute la grande raison pour laquelle le
croyant, seul devant ses doutes, peut alors replonger dans les cadences d’une
pensée oscillatoire envers ce Bondieu père miséricordieux qui, à la fois, « nous
a oubliés » et peut tout. Bivalence d’une perception qui s’explicite donc réso-
lument par le placage d’une catéchèse chrétienne de Dieu sur une mémoire
africaine de Dieu qui la filtre.
Bondieu en tremblement
Si, à ce stade, l’on peut penser que le principal a été dit sur notre problématique,
il y a sans doute plus encore. Car finalement, en définitive, deux points d’évalua-
tion peuvent être résolument portés au crédit de cette foi populaire haïtienne.
Le premier est ce constat que, par-delà toutes les oscillations, le tréfonds de
la cogitatio religieuse de cette foi peut parvenir à dissoudre très naturellement les
deux logiques théologiques, africaine et chrétienne, en une seule logique, soit en
une logique tout simplement et proprement haïtienne. Le second est cet autre
constat que c’est bien dans cette logique singulière que repose en fait la probante
intelligence d’une perception de Dieu tout à fait originale et moderne en ce
qu’elle est potentiellement capable de subjuguer tous les discours culpabilisants
d’accusation de péché, de colère de Dieu et de malédiction, et particulièrement
ceux à la fois émotionnels, légalo-moralistes, prosélytes et totalement déculturés
de toute une tranche de néoprotestantismes américano-fondamentalistes ou
pentecôtisants installés « en mission » en Haïti. D’une part parce que cette
perception générale d’un Bondieu en retraite, profondément inscrite, renvoie
indiscutablement à l’intime et pragmatique conviction que les mains du
8. La christologie (exclue du système vaudouesque où le Christ est absent) entre d’ailleurs très difficilement
dans la pensée religieuse populaire haïtienne. Car si le Christ est vraiment associé à Dieu, alors il est aussi en un
sens « hors système ». S’il peut être évoqué, ce sera plutôt en tant que Gran-Nèg (Hurbon, 1972 : 211), soit en
tant que porteur ou transmetteur d’une puissance magique, de « pwen », de « forces » qu’on pourrait lui réclamer
pour être protégé et vaincre les actes sorciers. Mais dans ce cas, il est donc considéré tel un grand esprit médian
à l’instar d’un loa et réintègre donc le système.
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 225
Bondieu ne sont en fin de compte que celles de ceux qui s’en réclament, mais
d’autre part parce que l’on découvre, a contrario de tout un enseignement
chrétien contemporain doctrinaire fondé sur une lecture littéraliste et étroite
de la Bible, que cette perception d’un Bondieu en retraite est paradoxalement
beaucoup plus proche de l’appréhension que nous en laissent tant les auteurs
bibliques eux-mêmes que les grands penseurs juifs de ces dernières décennies !
Et cela non seulement parce qu’Haïti et Israël ont été historiquement constitués
d’enfants issus de l’esclavage, mais aussi parce que les vicissitudes analogues
connues par ces deux peuples souffrants ont sans aucun doute culturellement
engendré une perception de Dieu similaire.
Concernant ces philosophes, en effet, je pense spontanément à ces grandes
figures que sont Martin Buber, Emmanuel Lévinas et Hans Jonas qui ont tenté
de repenser Dieu face aux tremblements cataclysmiques que furent pour eux la
Shoah et la dure interrogation « Dieu » posée pendant et après cet événement
inimaginable. Me revient en particulier Hans Jonas et son petit livre admirable
hanté par ce traumatisme, Le concept de Dieu après Auschwitz (1998 [1984]),
car il y évoque de façon similaire à la perception afro-haïtienne, soit rivé sur la
recherche d’une « logique non causale des choses d’en haut », l’idée d’un Dieu
qui, en un geste d’autolimitation, se serait en quelque sorte librement retiré,
c’est-à-dire métaphoriquement « enroulé » sur lui-même après l’acte créateur
afin d’ouvrir l’espace d’une existence libre et autonome au monde des humains 9.
Mais je pense donc également aux écrivains anciens de la Bible hébraïque, et en
particulier au narrateur – par ailleurs inconnu – d’un épisode confortant cette
perception : celui relatant la mise en scène d’une appréhension de Dieu bel et
bien « hors système » au chapitre XIX du Premier Livre des Rois. Il s’agit d’un
épisode « de tremblement » tout à fait étonnant que ma mémoire avait capté
tel un petit électrochoc dès la lecture du titre du colloque commémorant le
premier anniversaire du séisme du 12 janvier 2010 : « Haïti : des lendemains
qui tremblent » 10.
Ce texte nous offre de découvrir le prophète Élie en pleine dépression après
le fameux massacre des 450 prophètes de Baal vaincus au mont Carmel lors
d’une confrontation avec le culte au Dieu d’Israël. Devant ce fiasco qu’il croyait
être une victoire acquise au nom de son Dieu face à la concurrence religieuse
de son temps, on découvre Élie qui, poursuivi par la vendetta lancée contre
lui par la cour royale, comprend l’ampleur et les conséquences de cette tuerie
insensée, s’enfuit dans le désert du Sinaï et, abattu, demande à Dieu de mourir.
Suit alors cet épisode où le narrateur met en scène une théophanie, c’est-à-dire
une « apparition » de Dieu, où Élie, répondant à l’appel d’une voix mystérieuse,
9. Voir en particulier les pages 35-39 sur ce principe spéculatif d’« autolimitation » que Jonas nomme aussi
« autodépouillement ».
10. Colloque organisé à Genève par le Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire (CERAH)
et l’Université de Genève du 12 au 14 janvier 2011.
226 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
11. Selon la traduction qu’on trouve dans I Roua 19, Bib la. Paròl Bondyé an Ayisyin, édité en 1990 par la
Société biblique haïtienne de Port-au-Prince. Idem pour les autres traductions tirées du même texte.
12. Ainsi commente Hans Jonas (1998 [1984] : 29-30) : « La “puissance” est un concept relationnel et exige
une relation à plusieurs pôles. Même alors, la puissance qui ne rencontre aucune résistance chez son partenaire
de référence équivaut en soi à une non-puissance. La puissance ne vient à s’exercer qu’en rapport avec quelque
chose qui de son côté a puissance » (c’est lui qui souligne).
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 227
appréhension, encore une fois, d’une intelligence spirituelle rare comme l’avait
fort bien compris ce père de l’intelligentsia du pays qu’est Jean Price-Mars, écri-
vant dans Ainsi parla l’Oncle :
L’Haïtien : un peuple qui chante et qui souffre, qui peine et qui rit, un peuple
qui rit, qui danse et se résigne […]. Il chante l’effort musculaire et le repos après
la tâche, l’optimisme indéracinable et l’obscure intuition que ni l’injustice, ni
la souffrance ne sont éternelles et qu’au surplus rien n’est désespérant puisque
« bon Dieu bon ». (Price-Mars, 1973 [1928] : 68.)
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Ronald JEAN JACQUES est professeur à l’Université d’État d’Haïti depuis 1994, il
est psychologue consultant en cabinet privé depuis 1994 et travaille pour plusieurs
institutions telles que l’Association pour la promotion de la santé intégrale de la
famille (1996-1998), le Fonds des nations unies pour l’enfance (Unicef 2001-
2003), la Banque interaméricaine de développement (2004-2008), l’Union
européenne (2009-2011). Après le séisme, il a accompagné de nombreuses personnes
traumatisées, en thérapie de groupe, en groupe de parole ou en thérapie individuelle.
Il est président de l’Association haïtienne de psychologie. Il est auteur et coauteur
de nombreuses publications sur l’éducation haïtienne, et depuis peu sur la santé
mentale des Haïtiens et les psychotraumatismes. jeanjacquesr@yahoo.com
1. Ce travail est issu d’une recherche, financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et référencée
ANR-RECREAHVI : # 2010 HAIT 002 01.
230 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
La résignation implique une acceptation d’un vécu subi sans prise en compte
de l’effet bénéfique qui peut en découler au point de sortir grandi, mûri. Dans
ce contexte, il peut y avoir à long terme une victimisation de l’individu qui se
perçoit comme sujet mais qui n’est pas considéré comme acteur dans ce qu’il vit.
On s’intéressera ici plus spécifiquement aux mécanismes internes et environ-
nementaux sollicités et aux éléments tuteurs mis à la disposition des jeunes leur
permettant de se ressourcer, de grandir et de se développer. Bien que ce soit la
notion de résilience comme processus dynamique qui retienne notre attention,
il nous paraît important de faire ressortir la résilience à la fois comme trait et
comme résultat. Paul Bouvier (2001) assimile un « tempérament résilient » à ce
qui se manifesterait comme différents traits de caractères, tels que l’estime de
soi, l’autonomie, une orientation sociale positive. Ann Masten, pour sa part,
affirme que « la résilience se réfère à une classe de phénomènes caractérisés par
de bons résultats en dépit de menaces sérieuses pour l’adaptation et le déve-
loppement » (2001 : 227-238). Cette définition comporte certes l’avantage
de suggérer de possibles opérationnalisations, mais elle nous confronte à des
difficultés notables sur ce plan comme le soulignent Joëlle Lighezzolo et Claude
de Tychey (2004). Nous nous garderons donc de les soulever puisque c’est la
résilience en tant que processus qui nous concerne.
La résilience est envisagée ainsi non plus comme un ensemble de traits carac-
téristiques, ni comme un résultat, mais dans une perspective développementale,
se poursuivant tout au long de la vie. Si un large consensus existe aujourd’hui
pour retenir cette conception de la résilience (Cyrulnik, 2001 ; Manciaux et al.,
RÉSILIENCE ET PROCESSUS CRÉATEURS DYNAMIQUES 231
2001 ; Masten, 2001), il est à rappeler que cette perspective n’est pas seulement
psychodéveloppementale, comme semble le suggérer Jacques Lecomte (2002).
En effet, « la résilience est l’art de s’adapter aux situations adverses (conditions
biologiques et sociopsychologiques) en développant des capacités en lien avec
des ressources internes (intrapsychiques) et externes (environnement social et
affectif ), permettant d’allier une construction psychique adéquate et l’insertion
sociale » (Anaut, 2008 : 34). Dans le contexte de l’après-séisme, la résilience
atteste de la capacité déjà existante chez tout individu de procéder à l’utilisation
de ses ressources.
Pour ce qui est d’Haïti, les situations adverses sont diverses et peuvent éven-
tuellement être antérieures au tremblement de terre. La population haïtienne
ayant connu ces vingt dernières années des situations de catastrophe naturelle
presque annuelles ainsi que de tensions politiques, sociales et économiques, il
semble important de situer le traumatisme du 12 janvier 2010 dans le cadre
d’un polytraumatisme. Les traumatismes antérieurs venant se greffer au trau-
matisme plus récent, il est inconcevable de ne pas prendre en considération ces
multitraumatismes ou de les occulter du vécu de l’individu, selon l’idée qu’il
se cliverait des expériences antérieures au tremblement de terre. À ce titre, ces
multitraumatismes sont, soit les expériences vécues avant le tremblement de
terre et/ou les conséquences qui les accompagnent, soit plus particulièrement
le tremblement de terre de magnitude 7,1 sur l’échelle de Richter et les deuils
multiples – plus de 200 000 personnes décédées ou disparues – qui en ont
découlé, accompagnés de sentiments d’impuissance. Parmi eux : le spectacle de
la population meurtrie, désespérée et livrée à elle-même ; la situation de préca-
rité et de promiscuité – environ 1 500 000 personnes vivaient dans des abris
de fortune dans des conditions inhumaines dont 600 000 y vivent encore près
de deux ans après le séisme – ; la situation d’insécurité, de violence, de crise de
gouvernance et d’éclatement des familles avec 600 000 déplacés vers les villes de
province ; le sentiment de perte de repères qui a été vécu à ce moment ainsi que
les sentiments suscités par le constat de l’effondrement des édifices symboles du
pouvoir dans le pays – Palais national, palais législatif, palais de justice, cathé-
drale et autres églises de Port-au-Prince ensevelis sous des amas de décombres.
Ces situations mettent à contribution les ressources internes des indi-
vidus notamment celles des familles et des jeunes vivant dans les camps. Les
ressources internes se rapportent aux ressources intrapsychiques et au travail
de mentalisation que chaque individu peut effectuer. Faire référence aux
ressources intrapsychiques implique d’évoquer les mécanismes de défense mis
en place pour faire face à cette situation d’adversité : ces mécanismes peuvent
être de l’ordre de la dissociation, de la sublimation, du déni, du clivage, de
l’humour, de la somatisation. Notons en particulier que les Haïtiens ont
souvent recours à l’humour pour faire face à l’adversité. C’est ainsi qu’ils ont
nommé le tremblement de terre « Goudougoudou » en référence au bruit que
232 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
résumé, faciliter l’adoption d’un style de coping 2 actif centré sur la résolution de
problèmes face à une situation traumatique en vue de maximiser la probabilité
de réussir à surmonter l’adversité rencontrée.
Toujours selon les mêmes auteurs, l’approche psychodynamique regroupe,
elle, les trois éléments suivants qui devraient mobiliser notre attention en tant
que cliniciens :
•lepremierestlaconstructiond’unliend’attachementsécurisant;
•ledeuxième,enlienaveclepremier,estlanaturedusupportidentiica-
toire privilégié par le sujet en développement, susceptible de fonder à la fois sa
sécurité et son identité ;
•letroisièmefacteuràconsidérerrenvoieauxressourcespersonnellesdu
fonctionnement intrapsychique du sujet. Il s’agit à la fois de son espace imagi-
naire et de ses capacités de mentalisation.
Ces trois éléments participent à la construction de l’estime de soi, de la
confiance en soi qui sont fondamentales dans le leadership. Le sentiment de
sécurité développé à la faveur des liens d’attachement avec ses parents d’origine
ou avec les substituts parentaux ou avec les donneurs de soins (caregiver) durant
l’enfance permet au jeune de construire avec son environnement un lien grâce
auquel il investira son milieu de vie parce qu’il se sera doté de la persévérance
et de la mission de changer la situation des membres de la communauté, même
après avoir vécu des événements difficiles.
2. Coping : définit en psychologie cognitive les manières de faire face à un événement adverse.
RÉSILIENCE ET PROCESSUS CRÉATEURS DYNAMIQUES 235
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ANAUT, Marie, 2008, La résilience. Surmonter les traumatismes, Paris, Armand Colin,
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Nouveau regard sur le handicap :
une belle manière de réinventer l’avenir
THOMAS CALVOT, SARAH RIZK, NATHALIE HERLEMONT-ZORITCHAK
Thomas CALVOT est diplômé en kinésithérapie. Il a débuté sa carrière en services de
réanimation, pédiatrie et consultations privées. En 2001, il effectue une première
mission humanitaire au Tchad, puis en 2004 au Vietnam. Il rejoint Handicap
International en 2005 après le tsunami de 2004, d’abord comme chef de projet en
réadaptation, puis comme « voltigeur » pour la direction de l’action d’urgence. À
partir de 2008, il regagne le siège international de l’association à Lyon où il est encore
aujourd’hui référent technique « handicap et urgence » à la direction de l’action
d’urgence. Outre une pratique assidue des terrains les plus variés et une couverture
des dernières crises majeures (Indonésie, Irak, république démocratique du Congo,
Sud-Soudan, Sri Lanka, Birmanie, Pakistan, Haïti), son parcours lui a donné le
souci constant d’ancrer les pratiques de réadaptation dans une réelle compréhension
des relations humaines et sociales et des coutumes locales. Il est l’auteur d’articles dont
« Inclure les personnes en situations de handicap dans la réponse d’urgence à une crise :
réagir face aux constats alarmants du terrain », Développement humain, handicap
et changement social, revue du Réseau international sur le processus de production
du handicap, vol. 18, n° 1, septembre 2009. tcalvot@handicap-international.org
1. Déclaration du Premier ministre Jean-Max Bellerive lors d’une conférence de presse à Port-au-Prince,
le 12 janvier 2011. Les estimations initiales plus affinées proposées par Handicap International dés la fin
janvier 2010 (encore les seules publiées à l’heure actuelle) mentionnaient entre 1 500 et 3 000 personnes ayant
subi une amputation, et au total près de 15 000 personnes blessées graves et risquant de développer une incapa-
cité permanente sans accompagnement effectif.
2. Cette compréhension sociale du handicap se reflète à travers des modèles comme le processus de produc-
tion du handicap (Fougeyrolas et al., 1998) ou bien encore la classification du fonctionnement, du handicap et
de la santé (OMS, 2001)
3. Pour l’aisance de la lecture, on utilisera pourtant tout au long du texte le terme « personne handicapée »
en lieu et place de « personne en situation de handicap », sans dénier cette composante environnementale/
sociale, essentielle.
NOUVEAU REGARD SUR LE HANDICAP 239
4. Sue Eitel dans son rapport d’évaluation publié pour le compte de l’Agence des États-Unis pour le déve-
loppement international (USAID) en mai 2010 estimait entre 30 et 40 le nombre total des professionnels de
réadaptation haïtiens au moment du séisme (Eitel, 2010).
240 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
pouvoir être appareillés plus tard. Enfin, on pourra compenser les fonctions
perdues par le corps avec des aides à la mobilité telles que des béquilles, des
cadres de marche, mais aussi de petites attelles.
5. Les étapes classiquement identifiées du processus de deuil sont : le choc, le déni, la colère, l’abattement et
la dépression, la résignation, l’acceptation.
242 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
chances de succès que si elle est pleinement assumée et portée par les bénéfi-
ciaires, eux-mêmes, soutenus par les équipes locales.
l’éducation. Cela sans compter les enfants de parents handicapés qui, pour
un grand nombre, ne se rendent pas à l’école faute de moyens financiers. Ces
derniers se retrouvent très vite dans une situation de « parentification 6 » : ils
assument très tôt de lourdes responsabilités, devenant parfois l’unique source de
revenu du foyer ou l’élément majeur de la survie du parent handicapé.
Une jeune mère célibataire double amputée des bras a ainsi partagé son
inquiétude quant à l’avenir de son fils qui a fui la maison parce qu’il ne
supportait plus les moqueries de ses pairs le traitant de fille ou de ménagère :
« Aujourd’hui, mon fils est exposé à la drogue, il pourrait être entraîné dans
l’un de ces gangs de malfaiteurs de la ville. » Elle poursuit son discours en
s’accablant sur son propre sort : « Comment vais-je survivre… personne n’aide
une kokobé 7. »
En effet, on retrouve fréquemment des personnes handicapées, enfants
et adultes, abandonnées par leurs proches, d’une part parce qu’elles peuvent
être perçues comme inutiles à leur communauté et, d’autre part parce que les
familles se sentent submergées par l’investissement trop lourd que leur prise en
charge impliquerait. Mener une stratégie de lutte contre l’isolement, la précarité
et la discrimination des personnes en situation de handicap paraît donc indis-
pensable pour la reconstruction de l’Haïti de demain.
Quelques initiatives
Dans ce cadre, plusieurs initiatives intéressantes ont été mises en œuvre. Il y
aurait beaucoup d’avantages à les accompagner et à les soutenir. Tout d’abord,
une mobilisation importante s’est développée grâce à la concertation d’un
nombre d’acteurs significatifs dont Handicap International, la secrétaire d’État
pour l’intégration des personnes handicapées, Christopher Blind Mission
(CBM) et de multiples associations locales comme la Société haïtienne d’aide
aux aveugles (SHAA), Saint-Vincent, le Centre d’éducation spéciale (CES), ou
encore l’Institut Montfort pour demander au Sénat d’adopter le projet de loi
sur l’intégration des personnes handicapées voté le 5 mai 2010 par la chambre
basse du Parlement. Un plan national s’est également dessiné afin de mettre en
place une stratégie de sensibilisation pour l’intégration des personnes handica-
pées en Haïti.
Dans le même esprit, le plaidoyer pour l’inclusion des personnes en situa-
tion de handicap qui s’est systématisé dans tous les comités intersectoriels,
notamment celui de la reconstruction pour l’accès aux services pour tous, a
porté ses fruits. Il est important qu’une telle démarche se poursuive. Par ailleurs,
l’expérience de Handicap International dans différents pays a démontré que
les actions dirigées vers le cœur du tissu social constituent l’un des leviers qui
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%2Fdisabilities%2Fpublicdocuments%2FEitel%2520Haiti%2520Feb-
Mar%25202010%2520Report%2520-final%2520draft.doc&ei=Mz9pTuq0A4K08
QPhxfA3&usg=AFQjCNGqn282uuhr-faM0_lqdgMOA_aJGg
NOUVEAU REGARD SUR LE HANDICAP 249
CARY HECTOR
Licencié en droit de l’Université d’État d’Haïti, politologue, docteur ès science poli-
tique de la Freie Universität de Berlin, il a été professeur titulaire et directeur du
département de science politique de l’université du Québec à Montréal, doyen de la
faculté des sciences administratives de l’université Notre-Dame d’Haïti. Il est actuel-
lement chargé de mission senior, responsable des Affaires publiques et de l’extension
universitaire au rectorat de l’université Quisqueya à Port-au-Prince. Membre de la
commission présidentielle sur la réforme constitutionnelle (GTC, 2006-2007) et de
la commission présidentielle sur l’éducation et la formation (GTEF, 2008-2010),
il est aussi membre de l’American Political Association et de l’Association interna-
tionale de science politique. Il est l’auteur d’ Une quête du politique, Essais sur
Haïti (Éditions du CIDIHCA, 1991) ainsi que d’articles, d’essais et de chapitres
d’ouvrages sur Haïti, la République dominicaine, la Caraïbe, le Mexique, etc. Il
est coauteur avec H. Jadotte d’ Haïti et l’après-Duvalier (Deschamps, 1991), avec
C. Moise du Rapport sur la question constitutionnelle (2007) et avec le GTC
de Pour un Pacte national sur l’éducation en Haïti (Rapport au président de la
République, 2010). caryhector@yahoo.fr
Cette double thématique aura suscité, au plus tard dès la mi-février 2010,
un foisonnement de positionnements, de diagnostics, d’études spécialisées, de
rapports, etc. aussi bien à l’étranger (bailleurs de fonds, système des Nations
unies, Union européenne, etc.) qu’en Haïti (gouvernement, secteur privé,
Université, centres de recherche, collectifs citoyens, etc.). Tout en appelant de
nos vœux une synthèse critique organisée et systématique de cette production
1. On peut en signaler les suivantes : « Changer l’État » (1990-1991) ; « l’État stratège » (1998) ; « Livre
blanc » de la période de transition 2004-2006 ; « Rétablir l’autorité de l’État » (Préval, 2006) ; « l’État doit
reprendre sa place » (Premier ministre Michèle Pierre-Louis, 2008-2009).
LES PERSPECTIVES DE LA RECONSTRUCTION/REFONDATION 253
De l’entendement de la « reconstruction/refondation »
Si jusqu’à la mi-février 2010 il était courant d’observer la substitution
d’une notion à l’autre avec équivalence implicite, l’on pouvait s’attendre à
une certaine décantation conceptuelle à partir de la conférence des bailleurs
de fonds à New York, le 31 mars 2010. À cette occasion, le PARDN (Plan
d’action pour le relèvement et le développement national d’Haïti) – reli-
bellé ultérieurement Plan stratégique pour la refondation d’Haïti – du
2. À ce sujet, mentionnons d’emblée la Minustah déployée sur tout le territoire national depuis 2004, la
Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH) établie en mai 2010, sans compter l’action
supranationale renforcée des institutions du système des Nations unies comme la Banque mondiale, le Fonds
monétaire international, le Programme des Nations unies pour le développement, l’Organisation des États
américains, etc.
254 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
La démarche
À l’instar de nombre d’initiatives récurrentes, notre démarche volontariste
visant à « rebattre les cartes » de la reconstruction/refondation postsismique fait
écho, un quart de siècle plus tard, à celle qui avait cours après février 1986 :
« fòk kat-la rebat » (« il faut rebattre les cartes »). L’historienne Suzy Castor et
moi-même y avons eu recours dans nos contributions respectives au numéro
de Rencontre consacré en partie au séisme du 12 janvier 2010 (Castor, 2010 ;
Hector, 2010). Encore une fois, il ne s’agit pas de « partir de zéro », mais de
redéployer l’intention de cheminement, de la réorienter et de la structurer en
conséquence. En ce sens, « rebattre les cartes » c’est le choix même de la refon-
dation. Dès lors, quel en est ou peut en être le contenu ? Les voies et moyens ?
La stratégie ? Questions imparables, auxquelles il faut apporter, trouver, inventer
des réponses adéquates, opérationnelles et d’emblée collectives, pour être viables
et durables. En effet, privée d’enracinement institutionnel, donc de lieu de
renouvellement intergénérationnel, la refondation risque de s’enfermer dans un
champ clos idéologique sans prise sur le réel à transformer.
Le contenu
Qu’il s’agisse de Refonder Haïti ? ou de choisir entre refondation et reconstruc-
tion, la plupart des apports à ce sujet convergent vers des paramètres conceptuels
identiques ou apparentés :
•«refonderHaïti»,c’est-à-dire[…]rebâtirnotrepaysdebasenhautet[…]
en faire, enfin, une société juste, fonctionnelle, en paix avec elle-même, avec
égalité des chances pour tous, une société éduquée, capable à terme de se prendre
en main (Bourjolly, 2010 : 30) ;
• refondation modernisatrice d’Haïti au profit de l’inclusion du plus grand
nombre mais sans exclusive et dans le respect des droits des minorités […]
(Manigat, 2010 : 38-39) ;
•laconstructiondelanouvelleHaïtiappelleàl’édiicationd’unesociétéinclu-
sive et débarrassée des inégalités criantes, une société où les citoyens sont égaux,
quoique différents ; une société où les privilèges de la naissance et du parchemin, le
258 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
statut social et la richesse matérielle ne pourront jamais enlever aux moins doués et
aux moins fortunés l’humanité qu’ils portent en eux (Étienne, 2007 : 285).
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Dans tout discours, les concepts utilisés peuvent véhiculer des a priori,
explicites ou implicites. Il vaut donc mieux les définir au préalable si l’on veut
limiter les risques de malentendus. Ainsi, le terme « diaspora » doit être précisé
avant toute tentative d’appréhender le rôle éventuel qu’elle peut jouer dans la
« reconstruction » – autre terme à définir – d’Haïti.
Quelle diaspora ?
La diaspora en général
Utilisé à l’origine dans un contexte plutôt biblique (diaspora juive, diaspora
chrétienne) pour signifier l’exil d’une communauté hors des frontières de son
contexte d’origine, le terme « diaspora » s’est laïcisé ces dernières décennies et
tend à désigner la dispersion d’une partie importante d’une communauté en
dehors des frontières nationales. Par extension, le terme en vient à désigner égale-
ment telle communauté d’une certaine origine vivant dans un contexte géogra-
phique autre, par exemple la diaspora chinoise aux États-Unis. Un minimum
de liens (politique, économique, culturel, religieux) avec le pays d’origine, de
même qu’un minimum de structuration interne (organisation, associations…),
donnant une identité, une visibilité et des moyens d’action, sont nécessaires
pour justifier l’appellation de diaspora en lien avec une communauté d’origine.
Selon Gabriel Scheffer (1993), les trois caractéristiques essentielles de toute
diaspora sont : la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou
262 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
La diaspora haïtienne
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous retiendrons les traits suivants pour
caractériser la diaspora haïtienne. Elle est :
•importanteennombre.Lesestimationsàcesujetsontvariables.Lesplus
récentes, dont celles du géographe haïtien Georges Anglade (2006), mort durant
le séisme, font état d’une diaspora haïtienne totalisant deux à quatre millions de
personnes, soit environ le quart de la population totale du pays.
• hétérogène et dispersée. Une première vague d’émigration haïtienne a
eu lieu au début du XXe siècle, à destination essentiellement de la République
dominicaine et de Cuba. Il s’agissait principalement d’une émigration pour
cause économique. L’industrie sucrière de ces deux États avait besoin de main-
d’œuvre et Haïti, pays de faible niveau de développement économique, en
regorgeait. La deuxième vague d’émigration, pour des motifs politiques celle-là,
a eu lieu sous le régime des Duvalier. Elle a touché principalement les universi-
taires, les membres des professions libérales, les opposants politiques, les syndi-
calistes, bref la classe moyenne haïtienne. L’exil plus ou moins forcé a conduit
ces émigrés principalement vers les États-Unis et le Canada. La troisième vague
d’émigration date de ces vingt dernières années. Elle a concerné majoritairement
des personnes quittant le pays pour des motifs économiques. Elle a touché aussi
bien les couches populaires (boat-people) que des membres de la classe moyenne
ou de la bourgeoisie. Les États-Unis, la République dominicaine, le Canada, les
Antilles et la France constituent actuellement les principaux lieux d’installation
de la diaspora haïtienne. Les processus de socialisation et d’intégration auxquels
sont soumis les membres de ces différentes communautés de la diaspora dans
ces contextes socioculturels très différents ont accentué entre eux l’hétérogé-
néité sociale, culturelle et idéologique. La conséquence importante pour notre
propos en est la suivante : il n’existe pas, au sein de la diaspora haïtienne, une
unité de vision, de motivation et de stratégie quant à son rôle éventuel dans la
reconstruction du pays. Il convient donc d’éviter à ce propos toute idéalisation
ou généralisation abusive.
•richeenressourcespotentielles.Nousreviendronsplusendétailsurce
point. Citons, pour le moment, un témoignage rapporté par l’agence de presse
haïtienne Alterpresse (2009) qui nous donne l’avis d’un observateur attentif sur
les atouts dont dispose la diaspora : « Selon l’ambassadeur de France en Haïti,
qui en a fait l’annonce à l’occasion du forum de la diaspora qui s’est achevé
le 13 juillet à Pétion-Ville, l’idée première du concept de codéveloppement
est de montrer que les migrants peuvent, par leurs disponibilités financières,
les compétences acquises et les réseaux de relations, servir au développement
RÉCONCILIER HAÏTI AVEC SA DIASPORA 263
les deux parties une sorte de divorce, de « dérive des continents » sur fond
de méfiance réciproque et d’octroi mutuel d’étiquettes. En conséquence, un
processus préalable de réconciliation entre ces deux moitiés du pays est une
condition nécessaire à la mobilisation efficace de la diaspora dans la reconstruc-
tion d’Haïti. Il y a là, à n’en pas douter, un grave défi à relever, des modalités
concrètes à imaginer et bien des obstacles à surmonter. Avec lucidité et faisant
preuve d’esprit visionnaire, Georges Anglade soulignait il y a quelques années
de cela dans un article du Nouvelliste le caractère indispensable de cette réconci-
liation et les obstacles qui se dressent sur le chemin :
L’expérience des vingt dernières années qui doit nous guider pour les vingt
prochaines années, débouche sur le constat qu’il n’y a aucun avenir valable à ce
pays sans la construction d’un modèle original (qui n’existe nulle part et dans
aucun manuel) de toutes les articulations possibles entre le pays et ses commu-
nautés hors pays. (Anglade, 2006.)
Reconstruction ou refondation ?
Le Plan d’action pour le relèvement et le développement national d’Haïti,
présenté par le gouvernement haïtien et adopté par la communauté internatio-
nale à New York le 31 mars 2010 annonçait déjà dans son intitulé un objectif
qui allait au-delà de la simple reconstruction de ce qui existait avant le 12 janvier
2010. Il convient en effet de reconnaître avec lucidité que le pays, avant cette
date, était déjà en situation de « séisme social ». Le Rapport sur le développement
humain 2009 du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)
classe Haïti en 149e position sur 182 États. En conséquence, peut-on lire dans
le Plan d’action, il s’agit de « construire une Haïti différente de celle d’avant le
entre autres par Edwin Paraison, en charge du ministère des Haïtiens vivants à
l’étranger (MHAVE) dans le dernier gouvernement du président Préval. Selon
lui, les cadres de la diaspora peuvent offrir leur expertise et leur connaissance
du milieu dans le cadre des firmes ou organisations internationales intervenant
dans la reconstruction en Haïti. Ils peuvent aussi investir plus systématique-
ment des capitaux dans le développement du pays.
Last but not least, la diaspora a un rôle privilégié à jouer dans le domaine
du plaidoyer en faveur d’Haïti, cela dans ses différents contextes d’insertion,
en activant ses multiples réseaux d’influence. Véritables « marginaux culturels »
dans le sens que donnait Roger Bastide (1971 : 98-117) à cette notion, les
Haïtiens de la diaspora sont les mieux à même de jouer ce rôle essentiel en vue
d’une refondation de la société haïtienne.
Conclusion
Qu’il nous soit permis, au terme de cette brève analyse, d’affirmer deux
convictions.
D’abord la diaspora haïtienne représente un énorme potentiel pour le déve-
loppement du pays. De larges secteurs de cette diaspora sont motivés à mettre
des ressources importantes au service de cette dynamique, mais ils ne veulent
plus être cantonnés au rôle de « vache à lait ». Au moment où le pays est invité à
repenser son futur en termes de refondation et de nouvelle indépendance, il ne
peut plus se payer le luxe de galvauder les ressources de cette « riche » diaspora.
Mais les forces politiques du pays ont-elles la volonté de faire bon usage de ces
potentialités ? Nous en doutons pour le moment.
Ensuite, pour que ces potentialités atteignent leur pleine efficacité, un
certain nombre de conditions cadres doivent être posées. Nous nous limiterons
à mentionner les trois suivantes.
La reconnaissance par Haïti de la double nationalité. Des amendements consti-
tutionnels ont été votés, mais ils doivent faire l’objet de clarifications et se traduire
dans une loi d’application qui se fait attendre. Il s’agira concrètement de trouver
les voies et moyens permettant de manifester aux compatriotes de la diaspora une
reconnaissance sociale et cela à travers des mesures telles que la mise en place de
mécanismes de consultation sur des enjeux nationaux, la possibilité d’exercer leurs
droits civiques depuis l’étranger, leur éligibilité sans entraves bureaucratiques ou
politiques à des fonctions d’importance stratégique dans le pays, etc.
La mise en place effective du processus de décentralisation. La destruction à Port-
au-Prince des bâtiments symboliques du pouvoir centralisé et l’incapacité de ce
dernier à venir en aide à la population montrent de manière tragique qu’il n’y aura
de développement humain durable en Haïti que sous condition de décentralisa-
tion effective. La décentralisation devrait fournir un cadre idéal pour l’articulation
des différents rôles de la diaspora du niveau local au niveau national.
La promotion des transferts financiers de la diaspora vers Haïti. Selon Leslie
Péan (2009), on observe déjà un volume important d’investissement de la dias-
pora dans les domaines qu’il désigne par l’expression « les cinq T », à savoir
les transferts, les télécommunications, le tourisme, le commerce (trade) et les
transports. L’articulation des mécanismes liés à ces domaines, complétée par
des mécanismes de bonne gestion, est de nature à permettre à la diaspora, sur
la base des ressources mobilisables, de jouer un rôle de premier plan dans le
financement du développement en Haïti, offrant ainsi une alternative viable et
porteuse d’autonomie à la situation de dépendance financière actuelle.
270 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
leadership, la complexité des relations entre la diaspora et l’État haïtien avec comme
revendication centrale « la reconnaissance de la double nationalité et le droit de vote
pour une réelle implication dans la vie locale » et le fait que ces associations sont
« pratiquement exclues du financement suisse » malgré l’importance des sommes
d’argent recueillies. Entre les pays de résidence et l’État haïtien, la diaspora peut-elle
devenir un interlocuteur crédible et reconnu pour contribuer à la reconstruction ?
J.-D. R.
TÉMOIGNAGE
PHILIPPE DESMANGLES
Médecin, chirurgien orthopédiste formé à l’Université d’État d’Haïti (UEH),
il est professeur d’anatomie à l’UEH, à l’université Notre-Dame d’Haïti
(UNDH) ainsi qu’à l’université Lumière Lyon-2 (ULUM) et professeur de
traumatologie et d’orthopédie dans les facultés de médecine (ULUM, UNDH)
et les écoles d’infirmières. Ancien chef du service des urgences au Haiti’s
University and Educational Hospital, il est responsable de la gestion et des
urgences pour le niveau national au ministère de la Santé publique et de la
population d’Haïti. Il est également responsable de la rubrique « santé » au
quotidien Le Nouvelliste. pdesmangles@yahoo.fr
Dans toute société, un événement aussi grave que le séisme du 12 janvier 2010
provoque un stress individuel et collectif majeur qui induit obligatoirement des
changements souvent importants. Ceux-ci sont profondément liés à la culture
de la communauté concernée, et quand j’écris « culture », je pense bien entendu
à tous les facteurs socioculturels et surtout politiques qui ont marqué au fer
rouge notre être haïtien. Et l’on sait que ces facteurs peuvent être à l’origine
de comportements allant de l’acte le plus altruiste au plus vil agissement. Tout
changement peut donc conduire une communauté à de nouveaux comporte-
ments qui peuvent lui être bénéfiques mais aussi, hélas, à des actions de type
suicidaire comme peut l’être l’effet « Panurge ».
En Haïti, certains, dont moi-même, pensent qu’il existe une forme de pessi-
misme sur le devenir du pays qui affecte tout jugement en l’orientant vers le
pire. Ils observent également un détachement de l’analyste qui, oubliant, pour
ne pas dire reniant, implicitement son « haïtianité », ne se sent pas du tout
concerné par la situation d’un pays qu’il vilipende ainsi sans aucun remord. Dans
ce témoignage personnel sur la situation sanitaire haïtienne, ses problèmes, les
conséquences du séisme mais aussi certaines solutions pour l’avenir, je vais donc
essayer de ne pas être trop influencé par ce type de vision, ni également être
victime de l’effet contraire et donner une impression paradisiaque de mon pays.
278 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
Démotivation et dévalorisation
Bien que ce scénario soit un peu caricatural et donc exagéré, il a cependant
comme conséquence que celui disposant des compétences va rendre un service
minimal en dessous de ses capacités alors que celui qui a été choisi autrement
UN SYSTÈME DE SANTÉ EN CRISE 279
que sur ses qualités professionnelles va, dans le meilleur des cas, offrir ce qu’il
peut faire de mieux, là encore en dessous de la qualité indispensable requise.
Dans les faits, une telle situation se traduit d’une part par un absentéisme
important des cadres qui abandonnent plus ou moins leur poste et d’autre part
par la faible qualité des traitements prescrits sans une interrogation suffisante en
vue de leur amélioration constante.
Cette non-valorisation de l’effort et de la compétence aura pour autre consé-
quence le refus du jeune professionnel haïtien de se rendre dans les zones rurales
ou le conduira à s’en échapper le plus vite possible pour un poste dans une
grande ville. Cette « désertion » a provoqué une réflexion au sein des cadres du
ministère de la Santé. Mais les solutions proposées ne vont pas dans le sens de
l’amélioration des conditions de travail des professionnels de santé, plutôt dans
celui d’une politique de « séduction » visant à les attirer dans l’arrière-pays.
parce que plusieurs de ses membres font partie des victimes et vous aurez une
petite idée du capharnaüm qui régnait.
Constatations amères
Ma première constatation est que les protocoles d’intervention de l’aide inter-
nationale à la suite d’un séisme sont pour le moins embryonnaires et qu’il semble
bien que chaque catastrophe constitue en fait un laboratoire où s’expérimentent les
stratégies d’intervention. Bien sûr, il faut pouvoir gérer très vite une situation pour
le moins difficile. Mais, de fait, la tendance immédiate est de mettre sous tutelle les
autorités légales, en les informant dans le meilleur des cas, et plus ou moins bien, des
activités qui se déroulent. Cependant, un fait est marquant et ne peut être passé sous
silence : les agences qui sont sur le terrain sont avant tout en compétition. C’est là
que j’ai compris que l’humanitaire est aussi un business. Les ONG présentes doivent
avant tout vendre l’image d’un organisme œuvrant pour le bien de l’humanité. Ainsi
la plupart des groupes de secours arrivent avec leurs attachés de presse. C’est à qui
bâtira en premier son centre de soins, son hôpital de campagne afin que très vite des
images soient prises et envoyées à tous les médias du monde.
Un tableau sombre mais réel qui pourrait être confirmé par de nombreux
professionnels de santé haïtiens. Et si ces différentes observations ne provoquent
pas une réflexion suivie de décisions pour l’avenir, la survenue d’une nouvelle
catastrophe risque d’avoir les mêmes conséquences dramatiques. Heureusement,
l’on peut affirmer qu’il y a eu malgré tout une prise de conscience sur l’obliga-
tion de se préparer. Pour cela, il est nécessaire de mettre sur pied les fameux
« plans de réponse ». Ceux-ci ne sont pas une panacée mais ils ont le mérite de
réduire les dégâts.
Prenons l’exemple du Cap-Haïtien : celui-ci a autant de risques de connaître
un séisme que la capitale Port-au-Prince. Certains experts affirment même
que le risque y serait encore plus grand. Mon expérience des sismologues qui
ont défilé en Haïti après le séisme me montre que, si ces experts sont plus ou
moins convaincants dans les explications qu’ils donnent des effets postséisme,
il règne par contre une confusion assez grande concernant ce qu’il faudrait faire
dans les périodes d’avant séisme. Ainsi aucun gouvernement de notre cher pays
ne prendra la décision de détruire les bâtisses fragiles dans lesquelles habitent
d’innombrables personnes et de les reconstruire aux normes parasismiques.
Or, dans le plan de réponse, il est nécessaire de prévoir au Cap-Haïtien la
construction selon des principes parasismiques au moins d’hôpitaux – et cela
est possible ! –, ce qui permettrait aux secours des régions voisines, en particulier
du nord-est, de disposer d’une base médicale solide permettant une mobilisa-
tion rapide. Une telle mesure est capitale car nous savons tous que les premiers
secours viendront d’abord des Haïtiens eux-mêmes.
Enfin, un autre événement grave a également suivi le séisme et peut être, lui
aussi, générateur de changement pour peu que les autorités concernées affirment
282 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
Conclusion
1. Le terme « empowerment » fait référence au renforcement des capacités, à une appropriation ou à une
réappropriation du pouvoir d’une personne ou d’un groupe sur sa propre réalité. Ce terme sera utilisé en anglais
dans le texte. Pour une définition de l’empowerment, voir par exemple Kieffer, 1984.
2. Cette expression est très présente en Haïti et est maintenant largement utilisée par les médias. Elle a en
particulier été reprise publiquement en octobre 2010 par Edmond Mulet, à l’époque représentant spécial du
secrétaire général de l’ONU et chef de la Minustah, pour exprimer son exaspération devant la situation dans
laquelle se trouve Haïti.
3. Le caractère « structurant » se réfère au fait que la permanence de l’assistance humanitaire a des effets struc-
turels sur la politique haïtienne. Par exemple, l’importance de l’appui étranger au système privé d’éducation, peut
avoir pour conséquence de dédouaner l’État de l’urgence à mettre en place une politique publique d’éducation.
284 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
Depuis longtemps et plus encore depuis le séisme, Haïti peut être considérée
comme un laboratoire de l’action humanitaire et de la solidarité internationale.
En effet, peu de pays dans le monde font l’objet d’un si grand nombre
d’interventions extérieures pour des activités qui relèvent habituellement de
l’intervention publique nationale : premiers secours, prise en charge physique
et psychique des personnes affectées par les différents désastres (cyclones,
séisme, inondations, etc.), fourniture d’habitats temporaires, distribution d’eau
et de nourriture, réorganisation de services sociaux de base, réhabilitation des
infrastructures essentielles, déblaiement et reconstruction des bâtiments à Port-
au-Prince et dans les autres villes affectées par le séisme ou encore sécurité des
personnes. Ces tâches sont prises majoritairement en charge par des organismes
extérieurs, le plus souvent au détriment des autorités nationales que certaines
organisations ne prennent même pas la peine de consulter. Alors qu’elle fait débat
dans l’opinion publique haïtienne, l’idée même de refondation de la nation 4 est
même parfois captée par l’assistance internationale qui s’autorise à donner son
point de vue sur ce que devrait être Haïti, et ce généralement, sans avoir de
véritables connaissances et d’expérience de l’histoire et de la culture haïtienne.
Il est frappant d’observer que, dès le lendemain du séisme, l’assistance
humanitaire internationale s’est trouvée confrontée aux acteurs locaux qui
étaient engagés depuis des années dans des stratégies de développement
endogène ou encore aux activistes de la société civile. Structurées autour d’une
réponse « urgente », les activités humanitaires se sont rapidement superposées
aux stratégies de développement existantes qui travaillaient depuis des années
sur le moyen et le long terme. Ces tensions ont eu des effets parfois désastreux
pour ceux qui, malgré des réussites incontestables, ont des capacités financières
et humaines limitées et surtout une visibilité moins forte qui ne leur permettent
pas pour d’avoir une influence réelle sur des évolutions qu’ils jugent quelquefois
négatives pour le pays.
Ces acteurs haïtiens du développement, présents sur le terrain bien avant la
catastrophe, souvent soutenus depuis longtemps par des organisations de soli-
darité internationale et parfois eux-mêmes victimes des cyclones et du séisme,
sont pourtant aujourd’hui impliqués en étant au cœur de la dynamique de
reconstruction 5. Une reconstruction qui n’a de sens que s’ils sont eux-mêmes
« partie prenante » de ce processus et qu’ils y ont un véritable pouvoir de déci-
sion. La confrontation qui existe aujourd’hui entre la vision d’urgence chro-
nique « paternaliste » de l’aide humanitaire internationale et la vision à plus long
terme, endogène, des acteurs de développement est manifeste. Cette confronta-
tion questionne le processus de reconstruction actuel.
4. Le terme de refondation a beaucoup été utilisé sans qu’il fasse l’unanimité. Voir notamment les différentes
contributions à l’ouvrage de Buteau et al., 2010.
5. Par implication nous entendons à la fois l’idée de participation, d’appropriation des processus mais aussi
de responsabilisation des acteurs haïtiens.
LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 285
6. Aussi le « local » semble n’exister que par la délimitation d’un espace plus large, par exemple régional et/
ou national. Il caractérise alors un échelon dans lequel l’espace territorial est restreint, et présente souvent une
certaine homogénéité culturelle et/ou linguistique voire organisationnelle.
7. Les besoins fondamentaux exposés par Max Neef, économiste chilien, lauréat du prix Nobel alternatif
sont : la subsistance, la protection, l’affection, la compréhension, la participation, le loisir/l’oisiveté, la création,
l’identité et la liberté.
286 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
8. Terme emprunté à Fritz Dorvillier qui qualifie la spatialité nationale haïtienne comme relevant d’un
aménagement ségrégatif (Dorvillier, 2010 : 7).
9. L’État n’exerce aucun contrôle sur ces actions et/ou sur ces flux monétaires qui se développent dès lors en
dehors de toute régulation et structuration.
10. Ce sont souvent les acteurs internationaux qui décident des priorités de financement, des modalités
de gestion des projets, de leur suivi et leur évaluation, des méthodologies utilisées et de la poursuite des
financements.
11. La violence s’exprime aussi par le déni, l’humiliation, la subordination, caractéristiques que l’on retrouve
dans la posture de plusieurs acteurs internationaux par rapport aux acteurs nationaux dits locaux.
12. L’exemple de l’association FADHRIS à Carrefourfeuille à Port-au-Prince est éloquent : association de
femmes, active dans le microcrédit (500 femmes bénéficiaires avant le séisme), FADHRIS a bénéficié de l’appui
de plusieurs ONG internationales pour la distribution de matelas, de kits d’hygiène puis dans un second temps
de microcrédits octroyés aux femmes de la zone qui ont perdu leur maison, leur petit commerce ou un membre
de leur famille.
LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 287
De l’habitude du développement
au développement traditionnel
Le développement communautaire local
Le concept de développement local, essentiellement participatif – qui a
émergé dès les années 1950 – définit une approche volontariste, axée sur un
territoire restreint, qui conçoit le développement comme une démarche partant
du bas et privilégiant les ressources endogènes. Ce type de développement fait
appel aux traditions locales et insiste particulièrement sur la prise en compte
des valeurs culturelles et sur le recours à des modalités coopératives. Il met
l’accent sur le milieu comme facteur de développement et évolue en référence à
la perspective de la mise en réseau. Cette dernière se caractérise par un renfor-
cement mutuel des stratégies d’acteurs sous la forme de partenariats locaux.
Le développement local est alors décrit comme une perspective centrée sur la
revitalisation des communautés locales et sur l’amélioration des conditions de
vies des populations selon des initiatives qui sont mises en œuvre à la fois par et
pour les populations locales.
L’approche du développement communautaire est quant à elle fondée sur
une vision globale et sociale du développement. Elle se base à la fois sur les soli-
darités et les initiatives à l’échelle de la communauté locale, de façon à contrer les
effets sociaux des politiques néolibérales et des interventions ou des non-inter-
ventions de l’État. C’est en fait un processus organisationnel conduisant vers
288 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
14. L’exemple des hôpitaux « long terme » de Médecins sans frontières (MSF) participe de cette rupture de
la dichotomie traditionnelle entre urgence et développement. En effet, MSF, qui se caractérise par des interven-
tions médicales fondées sur des logiques de prise en charge des malades en situation d’urgence, est en rupture
avec sa tradition en investissant dans des infrastructures durables. L’idée de sauver des vies dans l’urgence se
transforme en une prise en charge médicale globale sur au moins dix ans.
15. « Ne pas nuire ». Ce principe est inspiré par l’éthique médicale et le serment d’Hippocrate : « Je dirigerai
le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de
toute injustice. » Sur le « do no harm », voir Anderson, 1999.
16. Exemple de la communauté de Grosse-Roche dans la zone de la Grande Ravine aux abords du
Cap-Haïtien. Cette communauté rurale organisée autour de la production agricole a développé, avec l’appui
d’une organisation communautaire PAIS, un programme pour les rescapés. Ainsi, des groupes de parole ont été
mis en place comme relais psychologique au trauma ou encore un système de microcrédit a été instauré. L’arrivée
du choléra a donné lieu à la mise en place de formations sur l’hygiène dans la communauté.
290 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
17. La démarche Sphère a associé des milliers de collaborateurs consultés auprès de 400 organisations répar-
ties dans 80 pays notamment pour l’élaboration d’un manuel définissant les standards minimaux communs
pour l’intervention d’urgence. Voir le site Internet : www.sphereproject.org.
18. « Le développement des capacités et le renforcement des communautés locales comme des autorités
publiques pour développer la coordination et l’appropriation du processus du early recovery. »
19. Pour une analyse critique, voir Ryfman, 2010.
20. Les acteurs nationaux se sont retrouvés exclus de l’approche cluster au moins pour trois raisons cumula-
tives : la langue de communication – l’anglais –, la localisation des réunions et le nombre très élevé des réunions
– jusqu’à 70 à 80 réunions chaque semaine – nécessitant une disponibilité très importante des ressources humaines.
292 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
21. Pierre Salignon parle des « Haïtiens spectateurs » dans sa contribution à ce présent ouvrage.
22. Notamment la ville de Léogâne.
23. La notion de « capabilité » renvoie à un processus qualitatif et quantitatif par lequel une personne
fonctionne sur la base d’états et d’actions. Les capabilités définissent les différents vecteurs de fonctionnement
qu’il est possible de mettre en œuvre à une époque et un lieu donnés. Voir par exemple Sen, 1999.
LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 293
24. Sur la capacité de réaliser des choix, voir Sen, 2000 ou encore Kabeer, 2001.
25. Oxaal et Baden, 1997 ; Rowlands, 1995.
26. Capacité réelle par opposition à la capacité formelle pour parodier la distinction classique entre égalité
formelle et égalité réelle.
294 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
27. Le « pouvoir intérieur » se réfère à l’autonomie personnelle, à la faculté pour l’individu d’avoir la capa-
cité d’influencer sa vie et de proposer des changements. Cette faculté se fonde sur l’image de soi, l’estime de soi,
l’identité et la force psychologique, en somme le savoir-être.
28. Le « pouvoir de » s’entend comme la capacité de prendre des décisions, d’avoir de l’autorité, de résoudre
les problèmes et de développer une certaine créativité qui rend apte à accomplir des choses. La notion renvoie
donc aux capacités intellectuelles, au savoir et savoir-faire ainsi qu’aux moyens économiques, mais aussi à l’accès
et au contrôle des moyens de production et des bénéfices.
29. Le « pouvoir avec » se comprend comme une action collective, générée par la capacité de s’organiser, de
s’unir, d’influencer collectivement les changements sociaux. Il met en évidence la notion de solidarité, la capacité
de se structurer pour négocier et pour défendre un objectif commun, de susciter la mobilisation concertée pour
une action construite et commune.
30. La dynamique des organisations communautaires de la zone de Désarmes, dans la commune des
Verettes en constitue un exemple.
31. Le « pouvoir sur » est envisagé comme un pouvoir de domination. Nous l’envisagerons ici comme le
pouvoir conféré à l’autorité légitime, essentiellement étatique, détentrice de la souveraineté nationale et de la
puissance publique et protectrice de l’intérêt général.
LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 295
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ANDERSON, Mary B., 1999, Do No Harm: How Aid Can Support Peace – or War,
Boulder, Lynne Reinner.
BRAUMAN, Rony, 1995, L’action humanitaire, Paris, Flammarion, coll. « Dominos ».
BUTEAU, Pierre et al., 2010, Refonder Haïti ?, Montréal, Mémoire d’encrier.
296 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
MARIE REDON
Maître de conférences en géographie à l’université Paris-Nord-13, elle est
membre du Centre de recherche espaces, sociétés, culture et du laboratoire
Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géogra-
phique, affilié au Centre national de la recherche scientifique. Ses travaux et
publications concernent des thématiques centrales dans la compréhension de
l’espace antillais : la construction identitaire, l’insularité, l’aménagement du
territoire, etc. mredon@yahoo.com
1. Cette notion est apparue dans les années 1990, s’est développée au début des années 2000 (au tournant
du 11 septembre) et semble entérinée depuis 2005 (Daviron et Giordano, 2007). À partir de cette date, des
organismes internationaux majeurs utilisent le terme, et la conception inhérente. Pour l’Organisation de coopé-
ration et de développement économiques (OCDE), les États fragiles sont « les pays caractérisés par un manque
d’engagement politique et/ou par une faible capacité à développer ou mettre en œuvre des politiques en faveur
des pauvres, par la présence de conflits violents et/ou une faible gouvernance » (Morcos, 2006 ; traduction de
l’auteur). En 2005 toujours, la Banque mondiale, à l’occasion de la mise à jour de l’initiative LICUS (Low
Income Countries Under Stress) a adopté la terminologie d’« État fragile » et mis en exergue la construction de
298 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
la paix et des États eux-mêmes (state-building) comme principal défi posé à ces pays. Enfin, dans la stratégie de
l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) pour les États fragiles, publiée en 2006,
le terme fait référence à « la catégorie des États défaits, défaillants et en rémission ».
2. Anglade, 2007-2008.
LA QUESTION FONCIÈRE : UN ASPECT DE LA RECONSTRUCTION 299
La porosité territoriale
Le cas haïtien s’inscrit dans un contexte d’émergence de ce « nouveau
paradigme “humanitaire” qui mobilise désormais les sociétés occidentales » et
qui est devenu, dans la seconde moitié du XIXe siècle, « un élément constitutif
du processus de civilisation des sociétés industrielles : déploiement d’aides
d’urgence, création d’organisations, érection d’un droit international, codifica-
tion des usages de la guerre » (Brodiez et Dumons, 2009).
Il s’agissait alors de l’apanage du Nord. Dans la seconde moitié du XXe siècle,
les pays du Sud prennent une part croissante dans l’intervention humanitaire.
Outre ce secteur, l’essor de la diplomatie multilatérale a marqué le second
XXe siècle, parallèlement à la croissance des organisations internationales.
Haïti fait partie des seize pays où des missions onusiennes sont en cours ;
elles y ont été ou sont d’envergure considérable. La Mission des Nations unies
pour la stabilisation en Haïti (Minustah) comporte plus de 9 000 militaires et
policiers ; les États y prenant part sont divers, parmi les contingents les plus
représentés : l’Uruguay, le Brésil, le Sri Lanka, la Jordanie et le Népal. Le pays
accueille de plus nombre d’organisations internationales et, à chacune, corres-
pond du personnel étranger venant travailler aux côtés des employés locaux 5.
Déjà, en 1997, Samuel Pierre (1997) évoquait « l’invasion des ONG » en Haïti ;
à présent, le terme de « république des ONG » est fréquemment employé dans
les médias du pays 6. Les structures déjà présentes ont en général augmenté les
effectifs de leur personnel après le séisme, et d’autres sont venues s’y ajouter en
lançant des programmes d’aide aux sinistrés. Les chiffres concernant le nombre
d’organisations enregistrées au Bureau de la coordination des affaires huma-
nitaires des Nations unies (OCHA) recouvrent une grande variété de struc-
tures, de moyens, de compétences, d’objectifs, etc. Aux actions préexistantes
sont venues s’ajouter les interventions accrues de nombreux États – dont les
États-Unis d’Amérique, la France, le Canada, le Brésil et Cuba –, des Églises,
mais aussi des médias dont les reportages contribuent à l’importance des
campagnes de dons. Parmi ces acteurs de l’aide, une trentaine de collectivités
territoriales françaises intervenaient déjà directement à Haïti dans le cadre de
5. Parmi les organisations internationales majeures, citons l’USAID, la Banque mondiale, l’Agence
canadienne pour le développement international (CIDA), le Comité international de la Croix-Rouge
(CICR), l’Organisation internationale pour les migrations (IOM), le Fonds monétaire international (FMI),
la Commission européenne et des agences des Nations unies (Unicef, Unesco, UNDP, UNHCR, UNOPS,
UNFPA, FAO).
6. « Haïti : La république des ONG », Radio Métropole Haïti, 29 mars 2010 ou encore « Haïti : la République
face à son destin », Le Nouvelliste, 24 août 2010.
LA QUESTION FONCIÈRE : UN ASPECT DE LA RECONSTRUCTION 303
ils affermaient ou avaient acheté leur résidence. L’objectif visé est la création
d’une carte des perceptions de propriété servant de point de départ à un travail
d’enquête, de généalogie foncière, consistant à remonter aux sources des partages
et à dresser une carte de ce partage. Si un propriétaire principal est identifié, on
peut lui proposer de déblayer la zone, d’y reconstruire des logements sous forme
de shelters, à condition qu’il accueille gratuitement des locataires pour une durée
de trois années. Ce rigoureux et minutieux travail de clarification juridique, en
amont de la reconstruction, a pour enjeu de sécuriser le rapport au foncier en
résorbant l’hiatus entre le légal et le réel. Il y a toutefois une limite à cette norma-
lisation : elle profite aux familles les plus aisées, en asseyant encore leur légitimité.
En outre, et c’est un phénomène fréquent, l’afflux massif d’expatriés a
aussi entraîné l’apparition d’une bulle immobilière, sensible dans les pratiques
locatives, qui vient encore biaiser le rapport entre les Haïtiens et leur espace.
Plusieurs études mesurent ainsi l’impact de la présence de missions des Nations
unies sur les pays d’accueil 7. Certes, les dépenses directes de l’organisation
internationale sur place sont généralement faibles au regard des budgets alloués
aux missions – 8,5 % des dépenses pour Haïti en 2004-2005, comprenant les
salaires des travailleurs nationaux (Carnahan, Durch et Gilmore, 2006). Mais
ce sont surtout les effets indirects de cette affluence d’expatriés, devenant alors
des « impatriés », qui créent une « économie parasite et non soutenable pour
satisfaire les besoins des internationaux de passage » (Chesterman, 2004). Une
« bulle économique » grossit peu à peu et entraîne une distorsion des marchés
du travail, l’apparition d’une économie de services temporaires (bars, restau-
rants) mais aussi une hausse des prix de la location et de la vente au détail,
inflation ressentie par les populations locales (Woodward, 2002).
Les habitants des lieux d’affluence tentent de s’adapter à ces mutations,
notamment à Port-au-Prince où se concentre la majorité des acteurs et des
moyens : « Cherche petite maison à un seul niveau avec parking pour voiture
à un prix inférieur à 500 USD/mois 8 » est un exemple de petite annonce révé-
lateur à la fois de la peur d’un nouveau séisme et de la difficulté de louer un
logement à un prix « raisonnable ». Le prix de l’immobilier a en effet fortement
crû : travailleurs d’ONG et d’institutions internationales, volontaires, experts,
journalistes, etc., tous ont engendré un accroissement de la demande dans une
ville en grande partie détruite. Les prix ont été multipliés par trois dans certaines
zones, la plupart des ambassades augmentant de 30 à 40 % les sommes destinées
à leurs employés pour qu’ils se logent. À Pétion-Ville par exemple, « les maisons
louées 2 000 ou 3 000 dollars US sont passées à 7 000 ou 10 000 9 ». Ce gonfle-
ment spectaculaire a notamment profité à ceux dont les maisons, encore intactes,
7. Voir la revue bibliographique du Peace Divident Trust (Carnahan, Durch et Gilmore, 2006).
8. Petite annonce en ligne : http://www.olx.ht/immobilier-cat-16.
9. Entretiens à l’ambassade du Brésil, août 2010.
LA QUESTION FONCIÈRE : UN ASPECT DE LA RECONSTRUCTION 305
sont assez vastes et confortables pour satisfaire une clientèle exigeante – parce
qu’habituée à des standards de vie de pays du Nord – et pouvant dépenser sans
trop compter – puisque souvent logée aux frais de l’employeur.
Ceux qui profitent donc à la fois de la normalisation et de la perversion
foncière sont les plus favorisés, ce qui renforce une forme de centralisation
oligarchique ancienne et pérenne 10.
Conclusion
10. Voir l’intervention de Suzy Castor et Wilson Laleau au colloque « Haïti : des lendemains qui tremblent »
organisé à Genève du 12 au 14 janvier 2011 par le Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire
(CERAH) et l’Université de Genève.
306 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
JEAN-JOSEPH MOISSET
Spécialiste en économie, planification et gestion de l’éducation, il a assumé, entre
autres, les fonctions de professeur, de chef du département d’administration et
politique scolaire ainsi que de vice-doyen à la recherche à la faculté des sciences
de l’éducation de l’université Laval dont il est aujourd’hui professeur émérite.
Migrant haïtien au Canada, il a entrepris plusieurs missions pour des institutions
internationales auprès du gouvernement haïtien. Il est l’un des membres fonda-
teurs de l’université Quisqueya de Port-au-Prince où il a assumé à l’occasion des
tâches d’enseignement et de planification stratégique. Ses travaux de recherches et
publications portent principalement sur les dimensions socio-économiques et la
gouvernance des systèmes éducatifs. Jean-Joseph.Moisset@fse.ulaval.ca
1. Le texte de cet article est le produit d’une réflexion et d’une recherche amorcées depuis un certain temps
déjà (Moisset, 2006 ; 2010).
310 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
Le pourquoi
Pourquoi l’éducation est-elle si importante et quel(s) rôle(s) pourrait-elle
jouer dans le cas spécifique d’Haïti ? À cette double question tout à fait légi-
time, une réponse lapidaire a été apportée par le père de la théorie moderne du
capital humain, Theodore Schultz (1983) : il n’y a de richesse que d’hommes.
Deux siècles auparavant, un autre père, celui-là de la science économique
classique, Adam Smith (1776) disait voir dans l’homme instruit, plus que dans
les coûteuses machines, le facteur de la richesse des nations. La liste est longue des
économistes qui se sont penchés depuis sur l’éducation comme capital humain.
Cette question du « pourquoi » mérite donc que l’on s’y arrête.
Ce n’est pas une simple coïncidence que, pour montrer l’importance de
l’éducation, les théoriciens aient choisi de la désigner sous la dénomination
de « capital humain ». L’on sait que, dans son sens générique, un capital est
un bien qui a été produit et qui est utilisé dans le cycle de production d’autres
biens et services. L’on sait également que, dans la science économique, la
théorie classique et néoclassique fait du capital le facteur de production
majeur de l’entreprise et de l’économie globale, à travers le stock des inves-
tissements accumulés. Et dans le langage courant, en raison sans doute d’une
certaine auréole accolée à ce concept, on qualifie de « capitaliste » la personne
dont la situation semble être durablement prospère. Sans en être l’élément
exclusif, l’éducation est au cœur du capital humain, entendu comme étant,
sur la base du potentiel de chacun, l’ensemble des connaissances, des habi-
letés, des attitudes et des valeurs que les membres d’une société acquièrent
et développent tout au long de leur existence. Bengt-Äke Lundvall et Björn
Johnson (1994) donnent une définition opérationnelle du capital humain,
base de « l’économie du savoir ». Ces auteurs, cités par l’OCDE (2001 : 19),
classent le savoir en quatre catégories : 1) le savoir quoi : c’est la connaissance
des faits ; 2) le savoir pourquoi : c’est la connaissance des principes et des
lois auxquels obéissent la nature, l’intelligence humaine et la société ; 3) le
savoir comment : il s’agit là des qualifications – autrement dit, les aptitudes
à effectuer des tâches ; 4) le savoir qui : c’est-à-dire l’aptitude à coopérer et à
communiquer avec différents types de personnes.
Tout en étant de caractère immatériel, ce capital, à la fois stock et vecteur
de qualifications et de compétences chez les individus, n’en intéresse pas moins
314 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
de l’harmonisation des plans et des stratégies entre les deux secteurs. Cette
observation mène aux avantages de caractère macrosocial du capital humain.
En commençant par ceux qui vont à l’État, comme les impôts additionnels
payés aux gouvernements par les contribuables dont les niveaux de revenus
sont plus élevés, compte tenu de leur meilleure formation. Cela implique
évidemment que le pays dispose d’un régime fiscal équitable, donc de caractère
progressif et surtout respecté. Outre ces gains monétaires, une meilleure éduca-
tion de la population active présente aussi pour l’État l’avantage de réduire les
sommes consacrées aux couches défavorisées et aux marginaux de la société,
à travers les multiples programmes sociaux. Des études réalisées dans les pays
avancés montrent, même en matière de dépenses de santé, qu’en moyenne
les gens instruits coûtent moins cher à l’État que les autres. À cela, il faut
ajouter les avantages directs que les gouvernements obtiennent de politiques
et programmes publics destinés à l’accroissement et à l’amélioration du capital
humain de la nation.
Sur la base de ce qui précède, on admet du coup que le capital humain est
bénéfique pour l’ensemble de la société. En effet, celle-ci, étant l’ensemble de
ses membres individuels et de ses composantes organisationnelles et institution-
nelles, bénéficie de tous les effets directs de l’éducation analysés plus haut et
associés aux individus, aux entreprises et aux gouvernements, qu’il s’agisse de
la contribution de l’éducation à la productivité, à l’emploi et à l’activité écono-
mique de manière plus large, à la nutrition et à l’alimentation, aux conditions de
santé et à une démographie équilibrée, aux valeurs, attitudes et comportements,
bref à tout ce qui marque l’existence des individus et leurs relations. De la même
manière que la satisfaction de ce besoin suprême des individus qu’est la réalisa-
tion de soi exige un bagage minimum de savoir et de culture, le développement
d’une société est inséparable de la double notion de modernité et de progrès,
lesquels sont étroitement liés à l’éducation, capital humain et capital social.
L’argumentaire développé jusqu’ici concernant l’importance de l’éducation
pourrait être qualifié à juste titre de théorique. Mais, à la vérité, il peut être
conforté par nombre d’observations empiriques tirées de l’histoire et de la
géographie du développement des pays. Il est certes frappant de constater que
le développement socio-économique des pays, sans être un phénomène linéaire,
a été marqué, partout où cela s’est produit, par un accroissement continu des
pourcentages de leurs populations disposant d’un niveau élevé de revenus et
parallèlement ayant accès à l’éducation.
Les multiples nomenclatures existant de par le monde et notamment celles
des Nations unies, classant les pays – développés, sous-développés, émergents,
en développement, du tiers-monde, du quart-monde, etc. –, montrent, à n’en
pas douter, qu’il y a une étroite corrélation entre le niveau de formation des
populations et le niveau de développement de leurs pays. Développement qui
signifie certes une croissance économique globale mais aussi une répartition de
316 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
plus en plus équitable des fruits de cette croissance et une consolidation des
valeurs et des mœurs démocratiques. Aujourd’hui et tout au long de l’histoire
de l’humanité, la géographie du développement s’est révélée solidaire de la
géographie de l’éducation et à l’inverse, la géographie du sous-développement
et de tous les maux qui y sont associés recoupe celle de l’analphabétisme et de la
sous-éducation. Cette dernière équation s’applique bien au cas d’Haïti reconnue
comme l’un des pays les moins avancés du monde, avec une majorité de sa
population adulte ne sachant ni lire ni écrire et environ un tiers de ses enfants
de 6 à 11 ans non scolarisés. Sur la base des autres indices associés au bien-être
des individus et des peuples, à l’alimentation, à la nutrition, à la santé, au revenu
per capita, la situation du pays n’est guère plus réjouissante. Point n’est besoin de
surcharger cet article de données statistiques illustrant ce fait bien connu.
Pour l’ensemble des raisons analysées ici, l’on admettra volontiers que tout
projet de développement d’Haïti doit accorder une priorité quasi absolue à
l’éducation de la population, ce qui amène à la question du comment.
Le comment
Accorder la priorité à l’éducation en Haïti signifie concrètement d’abord
pour l’ensemble des acteurs impliqués dans le secteur de l’éducation, et en par-
ticulier les responsables aux différents niveaux où ils opèrent, de procéder à
un inventaire systématique des problèmes et des besoins en vue d’y apporter
les réponses adéquates. À cet égard, un pas important a été franchi dans cette
direction, voilà déjà longtemps, dans le prolongement de la réforme Bernard,
alors ministre de l’Éducation nationale, initiée vers la fin des années 1970.
Il existe en effet depuis 1997 un Plan national d’éducation et de formation
(PNEF) qui, malgré ses faiblesses, offre une vision, un programme et une stra-
tégie faisant suite à un diagnostic éclairé et sans complaisance découlant d’un
processus systématique de réflexion, de recherche et de débats initiés en 1993 et
culminant avec les États généraux de l’éducation en 1996. Cela a été le résultat
d’un travail colossal impliquant notamment les acteurs œuvrant dans le secteur
de l’éducation et l’ensemble des représentants de la société civile haïtienne en
général, accompagnés de chercheurs nationaux et de l’assistance technique
internationale, sous l’égide successive de quatre ministres de l’Éducation. Fait
important à souligner, depuis sa finalisation en 1997 et sa publication (MENJS,
1998), le document du PNEF est resté la référence, la boussole, guidant et enca-
drant les diverses actions et interventions dans le secteur. Au-delà d’une actua-
lisation et de certains réajustements nécessaires après un bilan de ce qui a pu
être réalisé, et particulièrement depuis les conséquences désastreuses du séisme
du 12 janvier 2010, les axes prioritaires et stratégiques d’intervention identifiés
par le PNEF restent toujours valables. Ils sont au nombre de quatre et ont été
du reste repris par les pactes, plans et programmes les plus récents élaborés en
vue des actions concrètes à entreprendre ou, mieux, à poursuivre et à consolider.
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 317
Perspectives
•réformedel’Universitéd’Étatd’Haïtietrenforcementdel’enseignement
supérieur ;
•réhabilitationetrenforcementdel’éducationspéciale;
•alphabétisation(des15à50ans).
Le cadre de cet article et de l’ouvrage collectif dont il fait partie ne permet
pas d’entrer dans une description même sommaire des divers projets reliés à ces
neuf recommandations dont le lecteur intéressé pourra prendre connaissance
dans les deux rapports précédemment cités et figurant en références à la fin de
cette contribution.
Reste maintenant à mettre en œuvre de manière cohérente et efficace
l’ensemble des actions articulées autour de ces axes prioritaires, ce qui aurait le
maximum d’impact sur le vaste programme de reconstruction et de développe-
ment du pays. La disponibilité des ressources s’avère primordiale. Or on sait que
les ressources humaines et financières du pays sont très limitées.
Il n’empêche qu’accorder la priorité à l’éducation pour le développement
d’Haïti – ce sur quoi il semble y avoir un très large consensus dans le pays et
dans la diaspora – devrait se traduire concrètement par un relèvement signi-
ficatif du pourcentage du budget national qui y est consacré. À se fier aux
données les plus récentes disponibles, il faut reconnaître que l’État haïtien a
franchi, depuis quelques années, des pas significatifs dans cette direction. Ainsi,
le budget 2004-2005 de la République (Le Moniteur, 2004) a attribué un crédit
de plus de 3 milliards de gourdes au secteur de l’éducation, à comparer au un
peu plus de 1,7 milliard en 2003-2004, soit une hausse d’environ 80 %. Notons
que ce crédit représente 10,7 % environ du crédit total alloué à l’ensemble des
secteurs (environ 18,4 milliards en 2004-2005).
Malgré ces efforts, il faut encore souhaiter que l’État puisse faire passer
graduellement ses apports à la hauteur des sommes importantes consenties par
les familles haïtiennes pour la formation de leurs enfants et ce, souvent sans
obtenir des services éducatifs adéquats. Cela indique aussi sans aucun doute
qu’il faudra compter avec l’apport de la coopération internationale et celui de
la diaspora haïtienne et une amélioration significative de la gouvernance du
système, en vue d’une exploitation efficiente des ressources mobilisées.
La deuxième chose à souhaiter, dans ce monde loin d’être idéal, c’est que
parmi toutes les actions présentées ici, la priorité soit accordée à l’éducation de
base, voire aux trois cycles de l’enseignement fondamental, et à la formation
professionnelle et technique, tout en essayant d’établir une égalité des chances entre
les enfants issus des milieux favorisés et ceux des milieux défavorisés. Ce qui ne
veut pas dire l’abandon à sa situation de détresse actuelle du système d’enseigne-
ment supérieur qui, somme toute, reste le principal responsable de la formation
de l’ensemble des gestionnaires et agents éducatifs des autres niveaux du secteur
de l’éducation et des ressources humaines qualifiées dont tous les autres secteurs
de la vie nationale ont cruellement besoin.
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 321
des terres arables, les deux visages les plus notoires de cette dégradation de
l’environnement, ont des conséquences néfastes sur la production agricole et
pour le monde rural.
Comment amener les paysans à ne plus exploiter de n’importe quelle manière
les arbres des forêts ?Les clients de ces paysans, notamment les blanchisseries
et les boulangeries, à trouver des produits substituts du charbon de bois ? Les
compagnies de construction et les particuliers, à ne plus exploiter les carrières de
sable et de pierres n’importe comment, à ne plus construire les immeubles et les
maisons d’habitation dans le non-respect le plus total des règlements et normes
d’urbanisme ? Les réponses à ces questions ne sont pas simples. Mais il n’y a
pas de doute que l’éducation pourra contribuer à sensibiliser les citoyens à cet
important enjeu et amener les divers acteurs à adopter des comportements plus
conscients et respectueux de l’environnement. Démarche accompagnée d’une
application sérieuse des règlements en vigueur, assortie au besoin de sanctions
ou amendes appropriées, quant aux infractions à ces règlements, après les aver-
tissements d’usage des agents responsables.
3) Sensibilisation aux problèmes sanitaires et d’hygiène publique
Le capital humain, principale ressource d’un pays, est une population
bien formée, mais c’est aussi une population en bonne santé. S’il est vrai que
« prévenir vaut mieux que guérir », l’éducation a un rôle important à jouer
dans la santé, à travers la sensibilisation, dès le plus jeune âge, aux problèmes
d’hygiène corporelle individuelle et d’hygiène publique, et à l’importance
d’attitudes et de comportements appropriés à développer à cet égard. D’abord
à l’école pour ceux qui y ont et y auront de plus en plus accès, devenant à leur
tour des agents multiplicateurs des bénéfices reçus auprès de leur entourage,
mais également par des campagnes utilisant les mass media en vue d’atteindre
toutes celles et tous ceux, jeunes et adultes, qui n’ont pas été ou ne sont pas
scolarisés. L’impact de ces actions risque évidemment d’être fort limité, si l’État,
via notamment le réseau des collectivités territoriales, et les instances nationales
dont ces collectivités relèvent ne jouent pas correctement leur partition dans ce
domaine.
4) Éducation à la citoyenneté
La dernière mais non la moindre préoccupation est la citoyenneté, entendue
comme la manière dont les personnes appartenant à une société se comportent
dans l’exercice de leurs droits mais aussi dans l’accomplissement de leurs
devoirs, ce sur quoi l’éducation peut influer de manière significative. Il convient
de souligner que, si le fonctionnement et le développement d’un pays relèvent
d’abord et principalement de l’État, des institutions qui l’incarnent et de leurs
dirigeants, ses citoyens et citoyennes y ont aussi leur large part de responsabi-
lité. Encore faut-il que les uns et les autres soient bien imbus autant de leurs
droits que de leurs devoirs et conscients de l’impact que leurs attitudes et leurs
comportements sont susceptibles d’avoir sur le bien-être collectif. À ce double
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 323
Conclusion
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Prince, Ministère de la Planification et de la Coopération externe, consultable en
ligne : http://www.mpce.gouv.ht/dsrp.htm
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nationale et de la Formation professionnelle (MENFP).
— 2010, « Les enjeux de la reconstruction d’Haïti après le séisme du 12 janvier 2010 »,
Maturité, bulletin trimestriel de l’Association internationale francophone des aînés
(AIFA), vol. 20, n° 2.
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SMITH, Adam, 1776, The Wealth of Nations, livre II, Londres, Routledge.
Créer des emplois
et promouvoir de nouveaux métiers
GUICHARD DORÉ
Conseiller du président de la république d’Haïti, il a enseigné à l’université
Paris-Est Créteil, à l’université Quisqueya de Port-au-Prince et à l’Université
d’État d’Haïti. Directeur du CEFIE-CONSEIL, il est l’auteur de plusieurs
articles portant sur le développement économique et les politiques publiques
en Haïti. Principal rédacteur du Plan stratégique de sauvetage national, ses
recherches portent actuellement sur les politiques de formation professionnelle et
d’emploi. cfiedore@yahoo.fr
Haïti connaît une situation difficile. Les effets du séisme du 12 janvier joints
à l’expansion de l’épidémie du choléra mettent à nu la faiblesse de l’expertise
nationale dans différents métiers intellectuels et manuels. Le potentiel de forma-
tion dans un pays dont plus de la moitié des habitants a moins de 25 ans fait
craindre des problèmes majeurs dans un futur proche 1. Les risques écologiques
et sanitaires ajoutés aux problèmes engendrés par des décennies de mauvaise
gouvernance, elle-même aggravée par des offres de formation ne prenant pas en
compte les tables de correspondance d’emploi, occasionnent souvent des diffi-
cultés en termes d’insertion professionnelle pour l’individu et de perte de gains
et d’efficacité économique pour la collectivité.
Aujourd’hui, peu de familles de métiers sont présentes dans l’Haïti post-
sismique alors que la reconstruction du pays exige des professionnels de
différents niveaux dans tous les domaines d’activité. La mobilisation des
compétences professionnelles est une condition de la réussite de l’entreprise de
reconstruction. Une formation pour exercer des métiers et occuper des emplois
ne devrait-elle pas être l’idée directrice de la nouvelle stratégie de la politique
1. Les effets du séisme sont énormes selon Radio Métropole. Dans le département de l’ouest, par exemple,
57 % des écoles publiques et 26 % des écoles privées ont été détruites. Les statistiques du ministère de l’Édu-
cation nationale prouvent que 52 % (2 394) des écoles privées sont très endommagées. Elles ne peuvent pas
accueillir des enfants. Le directeur général du ministère de l’Éducation, Pierre Michel Laguerre, a révélé que
seulement 58 écoles publiques et 929 écoles privées, représentant 20 % du nombre total d’établissements sco-
laires, sont intactes après le tremblement de terre. En ce qui a trait aux pertes en vies humaines, les responsables
du ministère de l’Éducation ont rapporté que 3 951 élèves, 541 enseignants et 189 fonctionnaires ont été tués.
Les statistiques des disparus n’ont pas été communiquées par la commission d’évaluation.
326 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
L’environnement socio-économique
des métiers de la reconstruction
L’environnement socio-économique qui devrait inciter les acteurs de la
formation à mieux circonscrire et dresser la cartographie des métiers des entre-
prises n’est pas reluisant. Les demandeurs de formation ne sont pas toujours
bien conseillés dans le choix de leur filière de formation. Les échanges entre les
employeurs, les institutions de formation et les organismes d’insertion dans une
démarche d’accompagnement à l’emploi, de reconversion professionnelle et de
capitalisation des expériences sectorielles au bénéfice des demandeurs d’emploi
font jusqu’à présent défaut. Cet éloignement entre le monde de la production et
le monde de la formation nuit à la réactivité et à la conclusion des partenariats
formalisés entre les entreprises et les centres de formation dans une perspective
d’animation économique du territoire. Les jeunes n’ont pas une meilleure lisibi-
lité des emplois et des secteurs d’avenir. Comparativement aux autres pays de la
région, Haïti a accumulé un retard considérable pour ce qui est de la rationalisa-
tion des branches professionnelles. Jusqu’à présent, la formation professionnelle
est réservée aux élèves qui n’ont pas réussi dans le système classique. Les métiers
d’aujourd’hui et de demain sont mal connus par la plupart des jeunes. Les rares
centres de conseil et d’orientation qui existent ne sont pas accessibles à tous. La
géographie des structures de conseil et d’orientation fait apparaître un déficit de
ces centres dans les villes de province et dans les zones rurales.
La reconstruction d’Haïti nécessite l’émergence de nouveaux métiers et
des techniciens qui respectent les normes établies. Elle ne peut pas se réaliser
dans un contexte macroéconomique difficile. Le marasme économique actuel
est nuisible à l’éclosion de nouvelles activités, donc de nouveaux métiers.
Le démarrage des chantiers de reconstruction ne peut faire l’économie de
la mise en œuvre des stratégies susceptibles d’améliorer la situation et les
CRÉER DES EMPLOIS ET PROMOUVOIR DE NOUVEAUX MÉTIERS 327
concernant le secteur informel, elles sont imprécises alors que ce dernier est
le plus grand pourvoyeur d’emplois en Haïti au regard des données publiées
en 1999 par l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI).
L’établissement d’un système de collecte des données pourrait permettre aux
demandeurs d’emploi d’avoir à leur disposition des informations fiables sur les
emplois et sur les secteurs qui recrutent.
Un secteur sous-financé
Les métiers qui vont créer des emplois dans le cadre de la reconstruction
se situent dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, dans celui de
l’environnement et du développement durable. Les métiers de la défense et
de la sécurité publique composés essentiellement de fonctionnaires pourraient
connaître un bond en avant avec la création de la nouvelle force de défense
nationale. Les emplois pourraient progresser dans les familles de métiers du
patrimoine, de la restauration d’œuvre d’art et du tourisme avec la stabilité
CRÉER DES EMPLOIS ET PROMOUVOIR DE NOUVEAUX MÉTIERS 331
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
DOMINIQUE DESMANGLES
Diplômée de l’Institut universitaire d’études du développement à Genève,
elle dispose d’une riche expérience administrative au sein de plusieurs ONG
internationales dans le domaine du développement social. Sensibilisée à la
problématique du racisme et de l’intégration, elle a animé divers ateliers et
conférences. Très engagée dans la promotion de la culture d’Haïti en Suisse,
elle a développé des compétences dans le management culturel et la mise en
valeur du patrimoine et du tourisme. Elle a été distinguée par plusieurs prix.
choublack@yahoo.com
1. Les diasporas haïtiennes les plus importantes en nombre d’immigrés sont concentrées au Canada, aux
États-Unis, en République dominicaine et en France.
2. Office fédéral de la statistique : http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/01/07/blank/
data/01.html.
334 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN
3. Associations créées par un leader haïtien : Anmwe pou Ayiti, Association l’Avenir (soutien à l’École
genevoise), Association Solidarité pluriculturelle genevoise Crik-Crak, Association de soutien à l’école Elie-
le-Prophète, Association des Haïtiens et des amis d’Haïti de Suisse, Kinder in Not, Association Menicia,
Association des parents et des professeurs d’écoles de Liancourt, Association Solidarité avec Haïti, Club haïtien
de Suisse, Compagnie des femmes d’Haïti, ERA-Haïti, Groupe des amis d’Haïti, Haïti Cosmos, Haïti Culture,
Nègès Lakay, Solid’Haïti, SOS Cris d’enfants, Tierra Incognita.
4. Associations suisses : Aide au développement agricole en Haïti, Aide et action, Aide Haïti, Aide suisse
à l’enfance haïtienne, Association des amis de l’orphelinat de Manasse, Association pour l’accès à l’éducation et
la formation, Association suisse des amis de sœur Emmanuelle, Association suisse des amis d’Haïti, Haïmitié
Sud, Ingénieurs et architectes solidaires, Les Amis d’Haïti, Lumière pour Haïti, Fondation main dans la main.
ONG suisses : Action de Carême, Agence adventiste d’aide et de développement, Aide suisse à l’action
communautaire en Haïti, Armée du Salut, Caritas, Coup de pouce Suisse-Haïti-éducation nord-ouest d’Haïti,
Croix-Rouge suisse, EIRENE, Enfants du monde, Entraide protestante, Haïza, Handicap International,
IAMANEH Suisse, Helvetas, Kombit, MEDAIR, Médecins du monde-Suisse, Médecins sans frontières-Suisse,
Mission Bethléem, Missionnaires laïques, Mouvement pour la coopération internationale, Nouvelle Planète,
Terre des Hommes Suisse-Genève, Terre des Hommes Lausanne.
LES DÉFIS DE LA DIASPORA HAÏTIENNE DE SUISSE 335
répartis sur deux ans, et la Chaîne du bonheur 5 a organisé une vaste journée
nationale de solidarité le 21 janvier 2010 qui a recueilli près de 66 millions de
francs de dons et de promesses de dons, une somme qui démontre la solida-
rité de la population suisse malgré la crise financière et économique. Ces fonds
sont à la disposition des ONG suisses partenaires et membres de la Chaîne du
bonheur ainsi que des ONG et associations membres de la Plate-forme Haïti
de Suisse (PFHS) 6 qui présenteront des projets répondant aux critères d’attri-
bution. Aucune association haïtienne n’est membre ni de la Chaîne du bonheur
ni de la PFHS. Elles sont par conséquent pratiquement exclues du financement
suisse via ces deux organismes, sauf exception de parrainage.
Le séisme du 12 janvier
5. Organisme officiel suisse en charge des campagnes de levées de fonds en cas de catastrophe humanitaire
et regroupant au total quelque trente organisations suisses d’entraide réparties dans tous les pays du monde. Voir
leur site Internet : www.bonheur.ch
6. Structure créée en 1992 afin de fédérer l’effort solidaire suisse pour le développement d’Haïti. Voir leur
site Internet : www.pfhs.ch
LES DÉFIS DE LA DIASPORA HAÏTIENNE DE SUISSE 337
société, les artistes sinistrés et les paysans, certains donateurs préférant en effet
les petits comités aux grosses ONG. Comme alternative au service militaire,
certains jeunes ont choisi de s’engager dans le service civil au sein de structures
sociales œuvrant en Haïti. À la suite de l’effondrement de l’école des infirmières
à Port-au-Prince, des infirmières se sont également mobilisées pour lancer une
formation en partenariat avec les écoles d’infirmières suisses, alors que certaines,
dans un élan très remarqué, se sont rendues sur place de leur propre initiative
et sur leur temps de congé pour prendre part aux secours. D’autres actions,
plus intellectuelles, comme la diffusion d’un plaidoyer pour retenir les déplacés
en province et créer les services de base en milieu rural ou encore pour faire
prendre conscience de l’importance de la formation en gestion des risques et
catastrophes, ont été initiées depuis la Suisse.
De multiples initiatives
7. Association Haïti espoir suisse, Association Solidarité Fribourg-Haïti, Association Suisse-Haïti Carrefour,
Good Will Family Haïti, SOS Haïti enfants, Yon Ti gout dlo pou Ayiti.
LES DÉFIS DE LA DIASPORA HAÏTIENNE DE SUISSE 339
Conclusion
8. Terme créole qui se réfère au rituel de l’agriculture traditionnelle où les paysans s’unissent dans un effort
collectif pour le bien de toute la communauté. Ici, il se comprend comme un engagement collectif des Haïtiens
de la diaspora et d’Haïti dans le processus de la reconstruction.
LES DÉFIS DE LA DIASPORA HAÏTIENNE DE SUISSE 341
MICHÈLE PIERRE-LOUIS
Présidente de la Fondation connaissance et liberté (FOKAL), l’une des ONG
haïtienne les plus importantes, elle a occupé la fonction de Première ministre
en 2008-2009. Professeure d’histoire et d’économie de la Caraïbe et des grandes
civilisations à l’université Quisqueya de Port-au-Prince, elle est professeur
invitée à l’université d’Harvard. Ses recherches et réflexions portent principale-
ment sur les inégalités socio-économiques et la problématique de la citoyenneté
et de l’État de droit. Depuis le séisme, elle attire l’attention sur la nécessité de
repenser l’aménagement du territoire haïtien. mpierrelouis@fokal.org
Haïti est aujourd’hui un pays fragilisé qui arrive au bout de toutes ses
échéances. Pays d’ouragans et de failles telluriques, qui au moindre souffle, à
la moindre secousse, expose sa vulnérabilité environnementale et met à nu son
incapacité à y faire face. Dysfonctionnement voire effondrement de ses institu-
tions, extrême dépendance économique, espaces publics inexistants ou mal gérés,
population laissée à son propre compte lorsqu’elle n’est pas, dans ses poches les
plus fragiles, instrumentalisée à des fins politiciennes. La société haïtienne ayant
raté sa transition démocratique à la chute de la dictature des Duvalier, l’État
haïtien connaît pour la première fois de son histoire une totale incapacité dans
l’exercice de ses champs de souveraineté. Pas de puissance publique capable de
contrôler le territoire. Pas de systèmes de santé et d’éducation susceptibles de
faire face aux épidémies qui déciment la population et aux défis d’un monde
moderne en pleine mutation.
Comment donc habiter ce pays « au temps du choléra » ? Quelles forces
mettre en mouvement pour que l’État exerce à nouveau ses fonctions réga-
liennes ? Quel discours, quelles valeurs et quelles pratiques adopter afin de
provoquer un effort de transcendance et porter à un changement de para-
digme ? Comment maîtriser notre espace-temps et faire en sorte que cette
citoyenneté qui se cherche, dans un pays où l’énergie créatrice force l’admi-
ration, cesse d’être contrariée par de faux-semblants et de médiocres simu-
lacres, et finisse par s’instaurer dans sa pleine dignité ? Comment inventer
une souveraineté qui soit à la hauteur des idéaux de justice et de liberté de
ceux qui, il y a plus de deux cents ans, ont placé Haïti au cœur du monde
moderne en « criant leur humanité » face aux « assassins de l’aube » selon les
mots d’Aimé Césaire ?
344 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR
ont tous insisté sur le rapport entre la perte de sens ressentie par la popula-
tion et la gestion de la catastrophe par les religions. Mais quelles que soient les
différences entre le traitement fait par les catholiques, les pentecôtistes et les
vodouisants, le fait de n’avoir pas pu enterrer ses morts, de n’avoir pas retrouvé
les corps, de n’avoir pas exercé le rituel dû aux morts, donc de n’en avoir pas
fait le deuil est un élément perturbateur de la psyché qui aura des retombées
certaines sur le vivre-ensemble. Marjory Clermont Mathieu et ses collègues ont
bien montré comment la somatisation de ce mal-être se loge dans le corps des
vivants devant l’horreur des corps morts. Cela est peut-être plus vrai encore
pour les vodouisants, le culte des morts ayant pour eux une importance capitale
puisqu’il permet de reprendre la chaîne symbolique entre la vie et la mort afin
de retrouver son humanité.
Par ailleurs, le vide créé par les faiblesses institutionnelles de l’État au
moment et après le séisme a été comblé par la myriade d’organisations natio-
nales et internationales de toutes sortes venues à la rescousse d’une popula-
tion en détresse. L’aide humanitaire indispensable dans cette première phase
des actions postséisme a été dispensée sans coordination, dans le désordre
provoqué par l’absence de leadership national. La communauté des bailleurs
s’est imposée, préparant ses rapports d’évaluation des besoins après désastres
(« Post-Disaster Needs Assessment »), animant des clusters, organisant conférence
sur conférence. Beaucoup de promesses des gouvernements, peu de décaisse-
ments. La population, elle, déboussolée, hébétée, attendait que le jour même
du séisme, le chef de l’État parle, réconforte, donne l’espoir. Car, dépositaire
de la souveraineté obtenue grâce au vote populaire, nul autre que le président
de la République ne pouvait rétablir les fonctions symboliques de l’État dans
ce moment dramatique. Les témoignages à cet égard sont particulièrement
poignants.
Ce moment exigeait pourtant une transcendance, une capacité à s’élever au-
dessus des contingences du quotidien, des luttes stériles et des considérations
partisanes pour voir le peuple qui souffre et le pays quasi détruit puisque sa
capitale et ses villes environnantes l’ont été. Et cette exigence de transcendance
est encore à l’ordre du jour aujourd’hui, au moment où, en plus de toutes les
crises dont nous avons parlé, le pays vit dans l’anticipation d’une nouvelle
donne politique dont nul ne connaît encore le dénouement, mais qui laisse
supposer un retour en force de pratiques politiques de l’ère duvaliérienne que
l’on croyait abolies.
Haïti est aujourd’hui un immense laboratoire qui devrait offrir d’abord aux
Haïtiens d’importants champs de recherche dans les domaines scientifiques
tels que proposé par Nathalie Barrette et Laura Daleau ainsi que Jean-Jacques
Wagner, mais aussi dans le domaine social, économique, médical et dans la
réflexion philosophique sur le devenir du pays. Le temps zéro postséisme
auquel il a été fait allusion par certains auteurs devrait être un temps de fertile
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES