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Haïti, réinventer l'avenir

Jean-Daniel Rainhorn (dir.)

DOI : 10.4000/books.editionsmsh.8295
Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Éditions de l'Université d'État d'Haïti
Année d'édition : 2012
Date de mise en ligne : 4 juillet 2017
Collection : Horizons américains
ISBN électronique : 9782735118595

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782735114191
Nombre de pages : 352

Référence électronique
RAINHORN, Jean-Daniel (dir.). Haïti, réinventer l'avenir. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, 2012 (généré le 19 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/editionsmsh/8295>. ISBN : 9782735118595. DOI : 10.4000/
books.editionsmsh.8295.

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Sous la direction de
Jean-Daniel Rainhorn

Haïti,
réinventer l'avenir

Préface de Michaëlle Jean


Postface de Michèle Pierre-Louis

Éditions de la Maison des sciences de l'homme


Éditions de l'Université d'État d'Haïti
HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR
Sous la direction de
Jean-Daniel Rainhorn

HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR


Préface de Michaëlle Jean
Postface de Michèle Pierre-Louis

Comité éditorial : Suzy Castor, Fritz Deshommes, Laënnec Hurbon,


Édith Kolo Favoreu, Jean-Joseph Moisset, Jean-Daniel Rainhorn,
Charles Ridoré, Ely Thélot

Éditions de la Maison des sciences de l’homme


Éditions de l’Université d’État d’Haïti
Image de couverture :
Ti Fritz, sans titre, s. d., collection privée, Genève
© droits réservés

Relectures :
François Capelani et Soline Massot
Cartographie :
Gilles Guidieri
Mise en pages :
Soline Massot

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2012


http://www.msh-paris.fr

© Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, 2012

L’édition haïtienne de cet ouvrage a bénéficié de l’appui financier de la


Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL) et du Bureau de la Coopération
Suisse en Haïti.

ISBN FMSH : 978-2-7351-1419-1


ISBN EUEH : 978-99935-57-47-0
ISSN : 1952-5885

Imprimé en France
Remerciements

L’idée de cet ouvrage collectif est née lors du colloque « Haïti : des lende-
mains qui tremblent » organisé à Genève du 12 au 14 janvier 2011 par le
Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire (CERAH) et
l’Université de Genève pour commémorer le premier anniversaire du séisme
du 12 janvier 2010 et contribuer à la réflexion sur la reconstruction d’Haïti. La
plupart des auteurs ont participé activement à ce colloque, d’autres sont venus
les rejoindre ultérieurement.
Le comité éditorial remercie les auteurs pour l’ensemble de leurs contributions
qui permettent à cet ouvrage d’exister.
Ces remerciements vont également à la très honorable Michaëlle Jean, ancienne
gouverneure générale du Canada et envoyée spéciale de l’Unesco pour Haïti, qui
a accepté d’en rédiger la préface et à Michèle Pierre-Louis, ancienne Première
ministre d’Haïti, qui a accepté d’en faire la synthèse dans la postface.
Ils vont aussi à la Direction du développement et de la coopération suisse
(DDC) et à l’État de Genève dont le soutien a permis d’organiser le colloque
« Haïti : des lendemains qui tremblent », ainsi qu’à la Fédération genevoise de
coopération (FGC) qui a financé la publication de cet ouvrage. Ils vont enfin
à l’association Kombit sans le soutien de laquelle cet ouvrage n’aurait pu être
publié. Kombit est une association genevoise qui a pour objectif de soutenir les
communautés rurales en Haïti. Elle collabore depuis 1986 avec le groupe de
recherche et d’appui en milieu rural (GRAMIR). kombit@vtxnet.ch
Île de
CUBA la Tortue

Océan atlantique
États-Unis Port-de-Paix

NORD-OUEST
Cuba
Cap-Haïtien
Mexique NORD Fort-Liberté

RÉPUBLIQUE DOMINICAINE
NORD-EST
Venezuela Gonaïves

ARTIBONITE

Mer des Caraïbes Hinche

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CENTRE
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Île de ite
la Gonâve

Jérémie Îles des Cayémites


Les Abricots Ét
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Grand’Anse
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Léogâne PORT-AU-PRINCE
NIPPES Miragoâne

SUD SUD-EST
Jacmel

Les Cayes

0 50 km Île à Vache

Carte générale d’Haïti


Sommaire

Préface .................................................................................................. 11
Michaëlle JEAN

Introduction
Quand les catastrophes naturelles changent le destin des peuples .......... 15
Jean-Daniel RAINHORN

Chapitre premier - CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

Les racines séculaires d’une difficile construction nationale ................... 35


Suzy CASTOR

La vulnérabilité sociale à la veille du séisme .......................................... 45


Ernst MATHURIN

Haïti, également terre de cyclones ........................................................ 55


Nathalie BARRETTE et Laura DALEAU

Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 : un désastre prévisible ? ... 67


Jean-Jacques WAGNER

Chapitre II - LES MÉDIAS EN QUESTION

Témoignage - Comment montrer au reste du monde le séisme


et ses conséquences ? ............................................................................. 81
Philomé ROBERT

La presse haïtienne face aux victimes .................................................... 89


Jean-Max SAINT FLEUR

Le poids des mots, le choc des photos ................................................... 99


Valérie GORIN

Maudite presse ..................................................................................... 113


Arnaud ROBERT
Chapitre III - LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

Témoignage - Où en est Haïti un an après le séisme ? ........................... 125


Max CHAUVET

Religions, politique et mondialisation en Haïti ..................................... 133


Laënnec HURBON

La société civile haïtienne à l’épreuve d’une crise humanitaire ............... 149


Jean Eddy SAINT PAUL

Décentralisation : opportunités, limites et contraintes .......................... 161


Jean-Claude FIGNOLÉ

L’aide humanitaire : quel bilan deux ans après le séisme ? ...................... 171
François GRÜNEWALD

Haïti, république des ONG : « l’empire humanitaire » en question ...... 185


Pierre SALIGNON

Chapitre IV - ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

Exister dans les catastrophes : souffrance et identité .............................. 205


Edelyn DORISMOND

Haïti : le Bondieu est-il vraiment bon ? .................................................. 217


Philippe CHANSON

Résilience et processus créateurs dynamiques :


pour une reconstruction des jeunes ....................................................... 229
Marjory CLERMONT MATHIEU, Ronald JEAN JACQUES, Daniel DÉRIVOIS

Nouveau regard sur le handicap :


une belle manière de réinventer l’avenir ................................................. 237
Thomas CALVOT, Sarah RIZK, Nathalie HERLEMONT-ZORITCHAK

Les perspectives de la reconstruction/refondation : « rebattre les cartes » ? 251


Cary HECTOR

Réconcilier Haïti avec sa diaspora :


un préalable à une refondation de la société ? ......................................... 261
Charles RIDORÉ
Chapitre V - RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Témoignage - Un système de santé en crise .......................................... 277


Philippe DESMANGLES

Les acteurs haïtiens, « laissés-pour-compte » de la reconstruction ? ......... 283


Édith KOLO FAVOREU

La question foncière : un aspect de la reconstruction


qui ne peut être sous-estimé .................................................................. 297
Marie REDON

L’éducation pour tous : priorité des priorités ......................................... 309


Jean-Joseph MOISSET

Créer des emplois et promouvoir de nouveaux métiers ......................... 325


Guichard DORÉ

Les défis de la diaspora haïtienne de Suisse ........................................... 333


Dominique DESMANGLES

Postface
Une souveraineté à inventer .................................................................. 343
Michèle PIERRE-LOUIS
Préface

MICHAËLLE JEAN
Née à Port-au-Prince en Haïti, elle est arrivée au Canada en 1986 avec
sa famille, après avoir fui le régime dictatorial de l’époque. Elle a étudié la
littérature comparée à l’université de Montréal où elle a ensuite enseigné l’ita-
lien au département de littératures et langues modernes. Parallèlement à ses
études, elle a œuvré pendant huit ans auprès des maisons d’hébergement et de
transition pour femmes victimes de violence conjugale et a participé à la mise
sur pied d’un réseau de refuges d’urgence au Québec et ailleurs au Canada.
Elle a ensuite connu une brillante carrière de journaliste, de présentatrice et
d’animatrice d’émissions d’information à la télévision de Radio-Canada et
sur le réseau anglais CBC News World. Elle a été la 27e gouverneure géné-
rale du Canada du 27 septembre 2005 au 30 septembre 2010. À la fin
de son mandat, elle a été nommée envoyée spéciale de l’Unesco pour Haïti.
Elle copréside de plus la Fondation Michaëlle-Jean qui soutient partout au
Canada des actions citoyennes utilisant les arts et la culture comme moyens
de transformation sociale et de mobilisation de la jeunesse au Canada.
infoHaiti.unesco@uottawa.ca

Le 12 janvier 2010, dans les minutes qui ont suivi le tremblement de terre
en Haïti, j’ai été immédiatement saisie et informée à Ottawa de l’ampleur du
désastre. En ligne, par satellite, toute la soirée et jusque tard dans la nuit, avec
l’ambassadeur canadien à Port-au-Prince, les comptes rendus étaient des plus
alarmants. Puis vinrent les images tragiques et insoutenables de souffrance, de
destruction et de dévastation, diffusées par la télévision. À mon horloge, le temps
s’est mis à s’accélérer à une vitesse folle. Sans perdre une minute et usant de tous
les pouvoirs dont je disposais en qualité de gouverneure générale et commandante
en chef du Canada, j’ai pu, en lien avec l’État-major des Forces canadiennes et le
ministre de la Défense, distribuer des consignes d’urgence pour un déploiement
rapide des secours et contribuer, dans les jours et les semaines qui ont suivi, à la
mobilisation de ressources humaines et matérielles. La population canadienne a
été d’une générosité infinie. Les dons sont venus des collectivités les plus isolées
de l’Arctique comme des populations des grandes villes, de toutes les régions du
pays, provinces et territoires, de tous les paliers gouvernementaux. Ils ont égale-
ment afflué d’innombrables institutions publiques, entreprises privées, écoles
et associations. Par milliers, civils et militaires se sont fraternellement portés
volontaires. Personne n’est resté indifférent. À ce point, c’était du jamais vu.
12 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

À l’automne 2010, mon mandat prenant fin à la tête de la plus haute


institution de l’État canadien, j’ai acquiescé, sans la moindre hésitation, à la
demande pressante d’Irina Bokova, la directrice générale de l’Unesco, d’agir en
qualité d’envoyée spéciale pour Haïti. D’emblée, le gouvernement du Canada
s’est engagé à soutenir ma mission. Je mène depuis une croisade incessante à
travers le monde. Alors que d’autres crises sociales et humanitaires, d’autres
catastrophes naturelles, et de graves soubresauts économiques affligent la
planète, il faut s’assurer qu’Haïti reste sur l’écran radar. Déjà la communauté
internationale et les organisations multilatérales donnent l’impression d’être
dans l’impasse, noyées dans le fouillis de leurs propres interventions, faute
de coordination. Sur le terrain, c’est l’agitation et l’implosion de milliers
d’agences, groupes et entreprises humanitaires qui ont fait d’Haïti l’un de leurs
laboratoires de prédilection. Ces dernières décennies, combien de stratégies
coûteuses, certaines douteuses, toutes éparses, désordonnées et lacunaires ont
été déployées sur l’ensemble du pays. Elles n’ont rien produit d’autre qu’une
dépendance chronique, malsaine et gravement intériorisée. Haïti doit à tout
prix, pour se développer, émerger de la charité et de l’assistanat. Mes tournées
servent à le dire. J’estime qu’il est de mon devoir de susciter certaines interro-
gations, de jeter quelques pavés dans la mare. J’ose également secouer l’envie
de se défiler des uns et des autres, leur rappeler l’obligation morale d’honorer
leurs engagements. J’estime que l’heure est venue de réviser en profondeur
les façons de faire et d’être au diapason du désir et de la volonté d’Haïti de se
réinventer, de réinventer son avenir. Or, pour y arriver, le pays doit en avoir
les moyens. En lieu et place de l’aide internationale, il faut des investissements
majeurs dans tous les secteurs vitaux de la société haïtienne. Des investis-
sements qui permettent un renforcement des capacités, des connaissances,
des compétences et de tous les savoir-faire afin de propulser le développe-
ment humain et socio-économique du pays, de stimuler l’autonomisation
des personnes et des collectivités haïtiennes. Réinventer l’avenir d’Haïti, c’est
pouvoir créer, multiplier et pérenniser les opportunités en favorisant le bien
de l’ensemble de la population.
Vaste est le chantier des rêves à construire et à réaliser : tous les espoirs sont
permis. À condition de sonder et de labourer les contradictions au cœur de ce
pays gravement disloqué. À condition de s’attaquer au seuil de tolérance beau-
coup trop élevé des Haïtiennes et des Haïtiens aux misères les plus accablantes
et au chaos. À condition de rétablir urgemment un espace de dignité, propre et
sécuritaire, pour toutes les femmes, tous les hommes, tous les enfants de ce pays.
Il est essentiel également de désamorcer la mentalité du chacun pour soi et pour
son clan, matrice de tant d’inégalités et d’injustices.
L’aventure doit être collective, la démarche inclusive, responsable et coor-
donnée. À l’État haïtien de jouer pleinement son rôle en prenant énergi-
quement les commandes. La bonne gouvernance repose notamment sur des
PRÉFACE 13

institutions fortes, un système de justice indépendant, une administration


publique transparente et efficace. Elle suppose aussi l’implication et la parti-
cipation des citoyennes et des citoyens du pays, qui doivent assurément être
reconnus comme faisant partie des solutions, être respectés dans leurs droits,
mais rappelés néanmoins à leurs devoirs.
La réflexion n’est pas en panne au sujet d’Haïti. Celle rassemblée dans ce
livre pose de nombreux diagnostics, tous pertinents. J’ose croire que toutes les
leçons sont tirées et tous les bilans complétés. Il nous reste maintenant à passer,
de manière responsable et avec assurance, de la parole aux actes.
Introduction
Quand les catastrophes naturelles
changent le destin des peuples

JEAN-DANIEL RAINHORN
Médecin, spécialiste en santé publique, il est titulaire de la chaire Inégalités
sociales, santé et action humanitaire à l’Institute for Global Studies de la
Maison des sciences de l’homme à Paris. Takemi Fellow in International
Health de l’Université de Harvard. Ancien professeur en santé internationale
et en action humanitaire à l’Institut des hautes études internationales et du
développement (IHEID) à Genève et directeur du Centre d’enseignement et
de recherche en action humanitaire (CERAH) de l’Université de Genève.
Il est par ailleurs professeur associé à l’École doctorale thématique en études
du développement de la Communauté française de Belgique, à l’université
Léopold-Senghor d’Alexandrie et visiting professor à l’université de Tel Aviv.
jean-daniel.rainhorn@msh-paris.fr

« Non, vous n’êtes pas morts gratuits.


Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle,
vous êtes les témoins du monde nouveau qui
sera demain. »
Léopold Sédar SENGHOR

« Si l’idée n’est pas a priori absurde, elle est sans


espoir. »
Albert EINSTEIN

« Soyez réalistes : demandez l’impossible. »


Ernesto « Che » GUEVARA

À n’en point douter, le séisme du 12 janvier 2010 constitue un événement


majeur de l’histoire d’Haïti. L’ampleur de la catastrophe 1 et ses conséquences
psychosociales, culturelles, politiques et socio-économiques constituent
aujourd’hui l’un des plus importants défis que la société haïtienne a eu à affronter
au cours de son histoire. Au-delà de l’émotion considérable qu’il a suscitée dans
le monde entier – émotion qui s’est depuis déplacée vers d’autres théâtres –,
le tremblement de terre qui a détruit une partie de la capitale Port-au-Prince

1. Le bilan officiel du séisme est de 222 570 morts, environ 300 000 blessés et l,3 million de personnes
déplacées. On compte par ailleurs 97 294 habitations détruites et 188 383 endommagées (USGS, 2011).
16 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

a définitivement marqué la mémoire collective du pays. Pour les Haïtiens, où


qu’ils résident, il y a dorénavant un avant et un après 12 janvier, « ce moment
fatal qui a coupé le temps haïtien en deux » (Laferrière, 2010).
L’avant, c’était cette succession impressionnante de drames politiques,
socio-économiques et climatiques qui en quelques décennies ont tragiquement
appauvri le pays et accru la vulnérabilité sociale de la population. D’espoirs en
désillusions, de violences en désespérances, les Haïtiens avaient commencé à
ne plus croire en eux. Une situation qui a conduit une partie des élites et de la
main-d’œuvre qualifiée à partir pour chercher ailleurs un environnement plus
favorable. En détruisant le palais présidentiel et une partie des ministères, le
séisme n’a fait qu’achever symboliquement le processus de délitement d’un État
qui avait fini par perdre la capacité de gérer le pays. Presque tout est à réinventer
d’autant plus rapidement que, au sein de la population haïtienne, la demande
d’État est forte. Le tremblement de terre est comme le point culminant d’une
histoire devenue sans espoir, d’une impasse dans laquelle le pays s’était perdu
depuis trop longtemps.
L’après, c’est le sentiment largement partagé que plus rien dorénavant ne
sera comme hier. Le 12 janvier est à la fois la fin d’une époque et le début
d’une autre. Il est le traumatisme partagé qui oblige à repenser l’avenir autre-
ment, à collectivement changer les règles du jeu. Il est une opportunité histo-
rique majeure pour remettre Haïti sur les rails de son développement. Tout
le monde s’accorde sur le fait qu’il faut maintenant reconstruire le pays. Mais
malgré le véritable projet de société approuvé par la majorité des Haïtiens que
représente la Constitution haïtienne, laquelle propose des orientations précises
dans les domaines économique, social, politique et culturel, sa mise en œuvre
rencontre aujourd’hui de nombreux obstacles au rang desquels on retrouve les
comportements de l’oligarchie traditionnelle et d’une partie de la communauté
internationale qui ne semblent pas avoir intérêt au changement. Finalement, en
dehors de quelques spécialistes internationaux du « clé en main » ou du « prêt
à porter », il règne encore en Haïti une forme de « sidération » de l’action. On
sent pourtant circuler le bouillonnement des idées et l’on constate chaque jour
que l’envie d’en parler est très vivante. Malheureusement, peu de lieux d’expres-
sion libre ont émergé à ce jour au niveau national.
Reconstruire un pays pauvre avec une administration publique très affaiblie
et un secteur privé tétanisé devant le risque d’investir dans un tel contexte est une
tâche surhumaine qui ne se décide pas d’un simple coup de baguette magique.
Elle nécessite un large débat national autour des priorités et le soutien sans arrière-
pensée de partenaires internationaux prêts à sortir de leur paternalisme – « nous
savons ce qui est bon pour vous ! » – et de leur rigidité administrative – l’agenda
et les priorités des bailleurs de fonds ne devant pas s’imposer à ceux de la société.
Comment penser la reconstruction du pays si ce n’est en puisant sans sectarisme
dans ce réservoir intarissable qu’est l’intelligence haïtienne ? Reconstruire Haïti,
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 17

c’est d’abord avoir confiance en son destin, une confiance hélas très fragilisée
par des années de difficultés parfois insurmontables. Reconstruire Haïti, c’est
inventer de nouvelles manières de vivre ensemble en mobilisant les énergies
jusqu’alors bridées. C’est entrer sans complexe dans un monde globalisé et en
particulier dans celui d’une région – l’Amérique centrale et les Caraïbes – riche
de son mélange de culture hispanique, française et nord-américaine. Une région
où, à l’exception des trois grandes puissances de l’Alena 2, il y a de nombreux
petits pays qui émergent progressivement à la modernité et qui sont autant de
partenaires potentiels pour Haïti. Reconstruire Haïti c’est finalement promou-
voir l’idée d’une véritable révolution culturelle haïtienne : croire en soi et en un
avenir partagé. Le tremblement de terre du 12 janvier peut-il être l’événement
qui va faire naître une nouvelle énergie collective ? C’est la question essentielle
qui est abordée dans cet ouvrage collectif. L’exemple d’autres nations récem-
ment frappées par une catastrophe de grande ampleur pourrait le laisser espérer.

Une série impressionnante de désastres naturels

Ce début du XXIe siècle est en train de rappeler à l’homme qu’il ne doit pas
oublier que la Terre, notre planète, n’est pas un astre mort, que les continents
sont en perpétuel mouvement et que les équilibres climatiques sont instables.
La liste des catastrophes naturelles survenues depuis une dizaine d’années est
particulièrement éloquente. Éruptions, cyclones, inondations, glissements
de terrain, sécheresses, séismes ou encore tsunamis : telle Némésis la nature
rappelle à l’homme qui la malmène sa force et ses fragilités. En dix ans, ces
désastres naturels ont fait plus de 800 000 morts (USGS, 2011) et au moins
autant de blessés. Des millions de personnes ont perdu des êtres chers, leur
maison, souvent leur travail. Elles ont été déplacées dans des habitats de fortune
où, dans la majorité des cas, elles vont passer plusieurs années quand ce n’est pas
le reste de leur vie.
Des images effrayantes ont fait le tour de la planète gravant dans les mémoires
des noms de lieux pour la plupart peu connus de l’opinion internationale avant
que n’y survienne un désastre. Avant celles des destructions et des victimes
provoquées par le séisme du 12 janvier 2010 à Port-au-Prince, les images du
tremblement de terre de Bam en Iran 3 comme celles du séisme du Sichuan
en Chine 4 ont rappelé l’incroyable capacité de destruction de ces secousses

2. Accord de libre-échange nord-américain (North American Free Trade Agreement – NAFTA – en anglais)
signé en 1994 par les États-Unis, le Canada et le Mexique pour promouvoir le commerce et encourager la
coopération entre les trois pays.
3. Le tremblement de terre de magnitude 6,6 sur l’échelle de Richter survenu dans la région de Bam au sud
de l’Iran en décembre 2003 a fait plus de 40 000 victimes.
4. Le tremblement de terre de magnitude 7,9 sur l’échelle de Richter survenu au nord de Chengdu, la
capitale du Sichuan en Chine, en juin 2008 a fait plus de 80 000 victimes.
18 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

sismiques. Le tsunami qui a recouvert et détruit la ville d’Aceh en Indonésie,


les plages de Pukhet en Thaïlande ou celles du Sri Lanka faisant au total plus
de 230 000 victimes en 2004 est encore dans toutes les mémoires comme celui
qui, il y a moins d’un an, a détruit la ville de Sendai au Japon et une partie de la
centrale nucléaire de Fukushima. Cette catastrophe aura des répercussions dans
le monde entier et ses conséquences sont loin de pouvoir encore être estimées.
Pas plus que l’on ne peut oublier le cyclone Katrina qui détruisit en partie la
ville de La Nouvelle-Orléans en 2005 et l’ouragan Nargis qui en 2008 a fait plus
de 130 000 victimes dans le delta de l’Irrawady au Myanmar.
Cette longue liste, au demeurant très incomplète, résonne tragiquement
comme un sinistre catalogue des catastrophes naturelles du début d’un siècle
particulièrement meurtrier. Des catastrophes qu’il est de moins en moins
approprié d’appeler « naturelles » tant leurs conséquences sont de plus en
plus influencées par la main de l’homme. À force de vouloir la domestiquer
à son profit, l’homme a-t-il oublié que la nature a ses propres règles ? Une
telle série de désastres relève-t-elle du hasard, d’une mauvaise série ? Ou bien
d’une vision déformée par la révolution des techniques d’information et de
communication qui met en temps réel des images à la disposition de chacun
où qu’il soit, et qui donc rend très proche un événement qui se passe à des
milliers de kilomètres ? Ou bien la Terre aurait-elle décidé de se venger des
hommes qui tiennent si peu compte de ses équilibres précaires ? Une sorte
de « colère divine » qui frappe à l’aveugle, les pays les plus riches comme les
plus pauvres, et qui partout révèle la fragilité humaine quand ce n’est son
incurie. Le tsunami de l’océan Indien en décembre 2004 a sans doute plus
qu’aucune autre catastrophe naturelle marqué les esprits. L’énorme vague qui
engloutit tout sur son passage frappe l’inconscient collectif, probablement plus
qu’aucune autre forme de catastrophe. Elle symbolise la force de la nature
contre laquelle l’homme ne peut lutter. La référence au déluge est d’autant
plus facile à faire que, si le bouddhisme l’ignore, elle est présente à la fois dans
le judaïsme, le christianisme, l’islam et l’hindouisme !

L’être humain face aux catastrophes

Peu ont aussi bien témoigné du séisme du 12 janvier 2010 que l’écrivain
haïtien Dany Laferrière qui était présent ce jour-là à Port-au-Prince. En quelques
phrases, il a su rendre le caractère irréel de cette minute au cours de laquelle le
destin d’Haïti a changé :
Il y a eu soixante secondes interminables où j’ai eu l’impression que ça allait
non seulement jamais finir, mais que le sol pouvait s’ouvrir. C’est énorme. On
a le sentiment que la terre devient une feuille de papier. Il n’y a plus de densité,
vous ne sentez plus rien, le sol est totalement mou… (Laferrière, 2010.)
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 19

Puis parlant des heures qui ont suivi la catastrophe, il poursuit :


Après le temps de silence et d’angoisse, les gens ont commencé à sortir et à
s’organiser, à colmater leurs maisons. Car ce qui a sauvé cette ville, c’est l’énergie
des plus pauvres. Pour aider, pour aller chercher à manger, tous ces gens ont créé
une grande énergie dans toute la ville. Ils ont donné l’impression que la ville était
vivante. Sans eux, Port-au-Prince serait restée une ville morte… (Ibid.)
L’énergie des pauvres est une richesse des peuples qui, en dehors des révolu-
tions, est partout sous-estimée… quand elle n’est pas exploitée. N’est-ce pour-
tant pas l’une des forces grâce auxquelles on peut aujourd’hui réinventer Haïti ?
Le vrai caractère de l’être humain se révèle dans les situations extrêmes. C’est
lorsqu’il est brutalement placé devant un événement grave et imprévu ou qu’il est
confronté à une souffrance intense qui bouleverse ses repères et l’organisation habi-
tuelle de sa vie que l’homme apparaît tel qu’il est, dans sa vérité profonde. C’est dans
ces moments exceptionnels que certains trouvent en eux-mêmes une lucidité, une
énergie, une capacité à influencer le cours des choses que personne, à commencer
par eux-mêmes, ne pouvait auparavant soupçonner. C’est également dans ces
situations très particulières que d’autres, au contraire, qui jusqu’alors étaient perçus
comme de fortes personnalités, restent comme pétrifiés et se montrent incapables
de faire face de manière appropriée à un événement dramatique.
Les tragédies individuelles changent l’homme, mais les tragédies collectives
changent-elles les sociétés ? En d’autres termes, les comportements archaïques
de l’être humain, pour le meilleur ou pour le pire, sont-ils généralisables à des
collectivités lorsque celles-ci sont brutalement confrontées à un événement qui
bouleverse leurs règles traditionnelles de vie ? Peut-on ainsi partir du postulat
que, tel un individu, une société peut rebondir et se montrer plus forte au
lendemain d’un drame national, fût-il particulièrement destructeur comme
peut l’être une guerre ou une catastrophe naturelle ?
L’expérience nous montre que d’un traumatisme collectif peut émerger une
nouvelle génération de responsables qui vont alors changer les règles du « comment
vivre ensemble » et ouvrir de nouveaux espaces dans lesquels vont s’engouffrer de
nouvelles énergies. Mais la réponse peut être plus nuancée si l’on considère que la
dynamique des sociétés est également soumise à des lois qui dépassent la volonté
et les choix individuels de ses membres. On peut vouloir le changement mais se
heurter à un moment donné à des pesanteurs impossibles à faire évoluer. L’histoire
des peuples, leur religion, leur culture, l’environnement physique et géopolitique
sont parfois à l’origine de comportements collectifs qui paralysent pendant un
temps toute évolution. Et le XXe siècle a démontré que le « moi individuel » doit
parfois s’effacer derrière un « moi collectif » suffisamment puissant pour annihiler
toute expression individuelle, en particulier si celle-ci cherche à offrir d’autres
perspectives. Lorsque le « moi collectif » se considère comme incapable de trouver
en lui-même les ressources pour se reconstruire, il sombre alors dans un état
anomique qui anéantit pendant un temps toute possibilité d’évolution.
20 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

Un révélateur des failles de la société

En décrivant l’impact d’un traumatisme sur l’homme, Sigmund Freud,


fondateur de la psychanalyse a écrit : « Si nous jetons un cristal par terre, il se
brise, mais pas n’importe comment. Il se casse suivant ses directions de clivage
dont la délimitation, bien qu’invisible, était cependant déterminée à l’avance
par la structure du cristal. » (Freud, 2002 : 82-83.) On voit combien cette méta-
phore peut également s’appliquer aux sociétés humaines.
Il est incontestable que chacune des catastrophes naturelles de ces dernières
années – auxquelles il est difficile, s’agissant d’Haïti, de ne pas ajouter les épidé-
mies et en particulier la pandémie de VIH/SIDA et l’épidémie de choléra – a agi
comme révélateur des failles sociales et politiques des sociétés qui en ont été les
victimes. Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. L’éruption du Vésuve en 79
après J.-C. entraînant la destruction des villes de Pompéi et d’Herculanum, la
grande peste noire de 1348 au cours de laquelle le tiers de la population euro-
péenne a disparu ou encore le séisme du Shaanxi en Chine en 1556 5, considéré
comme le plus meurtrier de l’histoire, ont révélé la fragilité d’empires qui pour-
tant dominaient à l’époque une partie du monde.
On a pratiquement oublié le tremblement de terre qui est survenu en
décembre 1988 dans le nord de l’Arménie et qui a été responsable de la
mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Cela ne fait pourtant
qu’un peu plus de vingt ans. À l’époque, l’Arménie était un État membre de
l’URSS et donc un pays complètement fermé aux étrangers. Depuis 1986,
le pouvoir soviétique s’était engagé dans un grand mouvement de réforme
– la perestroïka – marqué par un certain degré d’ouverture politique – la
glasnost – destiné à offrir une alternative à l’immense état de pauvreté dans
lequel vivait la grande majorité de la population. Le séisme fut un terrible
révélateur de la dégradation de l’URSS alors encore considérée comme l’une
des deux superpuissances de la planète. Incapables de faire face avec leurs
propres moyens à une situation imprévue, le pouvoir soviétique et Mikhaïl
Gorbatchev donnèrent leur accord pour que l’aide humanitaire étrangère
vienne porter secours aux victimes. C’était la première fois depuis soixante-
dix ans que l’URSS s’ouvrait ainsi aux étrangers. Des dizaines d’avions occi-
dentaux amenant sauveteurs et aide humanitaire ont alors atterri à Erevan, la
capitale de l’Arménie, brisant ainsi le tabou de l’isolement de la population
soviétique et créant un pont entre les pays communistes et l’Occident. On
peut, avec plus de vingt ans de recul, affirmer que ce tremblement de terre a

5. En 1556, la province de Shaanxi, au centre de la Chine, est secouée par un terrible tremblement de terre.
Entre 800 000 et un million de victimes auraient été dénombrées.
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 21

accéléré le processus politique en cours. Il a, d’une certaine manière, contribué


à l’effondrement du régime communiste.
On se souvient mieux du cyclone Katrina qui a provoqué de très importantes
inondations dans la ville de La Nouvelle-Orléans et de l’incapacité de l’admi-
nistration Bush à en gérer les conséquences. Bien que catastrophe naturelle
d’importance moyenne, Katrina a agi comme révélateur de la fragmentation de
la société américaine et de ses profondes inégalités sociales et raciales 6. Incapable
de prévenir une crise humanitaire dans l’une de ses plus grandes agglomérations
puis d’y faire face, le gouvernement américain fut obligé d’appeler à l’aide les
organisations humanitaires étrangères démontrant ainsi sa vulnérabilité aux
catastrophes naturelles et ses immenses lacunes dans la protection de sa propre
population. Six années plus tard, la ville est toujours en reconstruction et une
partie de la population n’a pas encore retrouvé de logement.
Ces exemples qui concernent les deux principaux empires du XXe siècle
montrent bien la fragilité réelle des sociétés, fussent-elles les plus puissantes de la
planète, face à des désastres de ce type. Une leçon pour se souvenir que dans de
telles situations, le nombre de victimes est inversement proportionnel au niveau
de prévention et de préparation des populations à faire face à de tels événements.
Partout dans le monde, comme à Port-au-Prince, les victimes des catastrophes
naturelles sont d’abord les victimes de l’impréparation de leurs États.

Les tragédies rendent-elles les hommes raisonnables ?

Haïti est-il capable de se reconstruire après le séisme du 12 janvier ? Pour


beaucoup d’observateurs, la tâche paraît insurmontable tant le nombre de
problèmes à résoudre est important. Au point qu’au-delà des déclarations de
principe, la plupart n’envisagent aujourd’hui que les questions de reconstruc-
tion des infrastructures essentielles, oubliant qu’après un tel traumatisme la
demande sociale et politique a changé. Les prévisions catastrophiques (pillages,
violences, émeutes, situation politique ingérable, etc.) qui ont été largement
évoquées à la suite du séisme ne se sont pas réalisées, sinon marginalement.
Beaucoup s’accordent à reconnaître une certaine maturité de la population et,
même si la nouvelle équipe au pouvoir éprouve des difficultés à s’installer à la
tête du pays, les débats politiques n’entraînent pas de remise en cause fonda-
mentale de la gestion du pays. Le séisme peut-il être un coup d’arrêt dans la
spirale autodestructrice dans laquelle le pays s’était engagé ces dernières décen-
nies ? Cette question a d’autant plus de pertinence que l’expérience d’autres
pays ayant été confrontés à des catastrophes naturelles montre que la période
de l’après-désastre est souvent l’occasion d’évolutions politiques importantes.

6. Voir à ce propos le débat animé par Denis Lacorne et Romain Huret (Lechat, 2005).
22 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

Et que, quand ces évolutions politiques ont lieu, elles provoquent souvent des
changements positifs pour les populations concernées. Quelques exemples
peuvent être évoqués ici.

De la Seconde Guerre mondiale à l’ONU


Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, nombreux ont été les chefs
d’État et de gouvernement qui, pour répondre aux aspirations de leurs peuples
à la paix, ont dit sous une forme ou une autre : « Plus jamais ça ! » C’est de
ce conflit et de ses 60 millions de morts que sont nées la Déclaration univer-
selle des droits de l’homme, l’Organisation des Nations unies et l’ensemble des
agences internationales qui aujourd’hui sont les instruments de la gouvernance
mondiale. C’est également pour que l’Europe cesse d’être le champ de bataille
qu’elle était depuis deux millénaires qu’est née l’idée de l’Union européenne.
Lorsqu’une tragédie dépasse ce que l’imagination peut concevoir, l’homme
deviendrait-il raisonnable ?

Le tsunami de 2004, facteur de paix ?


Personne ne contestera que l’ampleur de la tragédie du tsunami de l’océan
Indien en décembre 2004 a joué un rôle majeur dans la conclusion des négocia-
tions qui ont mis fin à une guerre de près de trente ans entre le gouvernement
indonésien et le mouvement de libération de la province d’Aceh à Sumatra.
Bien sûr, ces négociations étaient déjà largement entamées entre les deux
parties. Mais l’importance des destructions liées au raz-de-marée, le nombre
des victimes et la nécessité d’une reconstruction rapide des agglomérations de la
côte ouest de l’île ont créé les conditions d’une solution de nature politique à un
conflit qui menaçait de s’éterniser.

Tremblement de terre et cessez-le-feu


En octobre 2005, un tremblement de terre est survenu au Cachemire, une
région revendiquée à la fois par l’Inde et le Pakistan depuis la partition de ces
deux États en 1947. Malgré les tensions persistantes, le Pakistan a accepté
l’aide humanitaire proposée par le gouvernement indien et le mouvement de
résistance pro-pakistanais dans les territoires contrôlés par l’Inde a appelé à un
cessez-le-feu (Pan, 2005). Une première qui, si elle n’a pas conduit à un traité de
paix en bonne et due forme, a largement contribué à ce que l’aide humanitaire
puisse parvenir dans la région. C’est en s’appuyant sur ces exemples que certains
n’hésitent pas à parler aujourd’hui de disaster diplomacy (Kelman, 2011).

Nargis et les militaires birmans


Peut-on étendre ce concept aux effets du cyclone Nargis sur la société birmane
et une situation politique bloquée depuis plus d’une vingtaine d’années ? Si
Nargis n’a pas changé la situation politique au Myanmar, on peut néanmoins
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 23

dire qu’il a été à l’origine d’un grand mouvement de solidarité national qui a
profondément modifié les rapports de force sociaux à l’intérieur du pays (Brac
de la Perrière, 2010). Spontanément se sont créées d’innombrables associations
d’entraide qui ont permis de pallier les carences du gouvernement militaire et
de l’État. L’entrée de nombreuses organisations humanitaires internationales
jusqu’alors en nombre très limité, l’allégement des difficultés à circuler, la libé-
ration de l’opposante Aung San Suu Kyi et une timide réouverture du jeu poli-
tique sont autant de symptômes que beaucoup n’hésitent pas à mettre au crédit
des changements indirectement provoqués par le cyclone.

Le Sri Lanka et les limites du changement


Si ces exemples permettent d’envisager l’avenir haïtien avec un certain
optimisme, d’autres cependant montrent que les choses ne se déroulent pas
toujours de manière aussi favorable. C’est en particulier le cas du Sri Lanka,
également frappé par le tsunami de 2004 alors que se poursuivait depuis plus
de vingt ans une guerre civile entre la majorité cinghalaise de la population et
la minorité tamoule. Malgré les conséquences du raz-de-marée qui a fait plus
30 000 victimes et 250 000 déplacés en majorité dans les régions où se déroulait
le conflit, il n’a pas été possible d’arrêter la guerre au-delà des quelques mois
qui ont suivi la catastrophe. « La survenue d’une catastrophe naturelle ne va pas
résoudre des conflits de nature politique. Elles peuvent par contre influencer,
voire renforcer, un processus politique en cours. » (Stokke, 2010.)

Fukushima et la remise en cause du nucléaire


Finalement c’est la récente catastrophe survenue au Japon qui donnera une
véritable réponse à la question de l’influence des désastres sur les processus
culturels, socio-économiques et politiques. Le 11 mars 2011, un tremblement
de terre de magnitude 9,0 sur l’échelle de Richter est survenu dans l’océan
Pacifique à 130 kilomètres au large de la ville de Sendai et à 300 kilomètres
au nord-est de Tokyo. Ce séisme, le plus violent qu’ait connu le Japon depuis
un siècle, a été à l’origine d’un tsunami dont les vagues de plus de 10 mètres
ont détruit totalement ou partiellement plus de 600 kilomètres de côtes. Cette
catastrophe a été à l’origine de l’accident nucléaire de Fukushima qui a entraîné
l’évacuation de plusieurs centaines de milliers de personnes, un accident dont
les conséquences à moyen et long terme ne peuvent encore être mesurées. Cette
catastrophe a fait officiellement plus de 25 000 victimes 7. Mais elle a surtout,
trente-cinq ans après celle de Tchernobyl en Ukraine, soulevé la question de la
sécurité nucléaire, une question qui concerne l’ensemble de la planète car qui

7. Selon la police japonaise, le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars 2011 ont entraîné la mort de
15 698 personnes, en ont blessé 5 517 tandis que 4 666 autres sont portées disparues.
24 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

mieux que le Japon était sensibilisé à cette question ? Qu’une telle catastrophe
puisse survenir dans le pays d’Hiroshima, un pays connu pour sa rigueur et
le niveau de sa technologie, devrait faire réfléchir l’ensemble de l’humanité.
Dans une interview au Monde quelques jours après le début de la catastrophe
nucléaire de Fukushima, l’écrivain japonais, prix Nobel de littérature en 1994,
Kenzaburô Ôé déclarait : « L’enseignement que l’on pourra tirer du désastre
actuel dépendra de la ferme résolution de ceux auxquels il est accordé de vivre
de ne pas répéter les mêmes errements. » (Ôé, 2011.)

Le séisme du 12 janvier :
l’ouverture d’une nouvelle page d’histoire ?
Haïti incapable de sortir de la série de tragédies dans laquelle il s’enfonçait
depuis des décennies et dont l’avenir ne se lisait plus qu’à l’aune de l’assistance
internationale ou Haïti pour qui le tremblement de terre du 12 janvier repré-
sente un événement si important de son histoire que plus rien ne peut être
comme avant ? Bien que luttant pour sa survie, le pays n’arrivait plus à faire
face à ses responsabilités, se vidait peu à peu de son sang, perdait de sa vitalité,
s’affaiblissait à un tel point que beaucoup ne voyaient leur avenir personnel
qu’ailleurs. Comme un électrochoc, le séisme est venu rappeler qu’Haïti était
toujours en vie et que son avenir ne dépendait que de lui-même. Que le pays
avait un futur et que celui-ci ne reposait que sur le regard que la société haïtienne
portait sur elle-même. C’est le pari que veut relever cet ouvrage.
Montrer une société haïtienne pour qui le séisme est l’occasion d’un rebond,
d’un nouveau départ, d’une redistribution des cartes pour qu’enfin le pays
emprunte le chemin d’un développement qui permette à la plupart des Haïtiens
de bénéficier des conditions minimales pour vivre dans la dignité à laquelle a
droit chaque être humain, fût-il pauvre. La reconstruction et le développement
d’Haïti au lendemain du séisme dépendent au moins de trois facteurs : le fait
que les Haïtiens croient en eux-mêmes et en leur capacité de prendre en main le
destin de leur pays ; l’évolution de la diaspora face à l’idée du retour au pays ou
au moins d’une large participation à la reconstruction ; et le comportement de
la communauté internationale trop souvent engluée dans une vision stéréotypée
de l’aide et donc capable du meilleur comme du pire. Trois groupes d’acteurs
ayant chacun leur vision de la reconstruction d’Haïti, mais qui ne parlent pas
toujours le même langage et sont parfois dans l’incompréhension les uns des
autres. Ce sont ces trois groupes d’acteurs qui ont été réunis ici parce qu’animés
d’une croyance commune : Haïti a un avenir et le séisme est une opportunité
majeure à saisir pour le réinventer.
L’idée de ce livre est née lors de la préparation du colloque « Haïti : des
lendemains qui tremblent » qui s’est tenu à l’Université de Genève du 12
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 25

au 14 janvier 2011 et a été l’une des manifestations internationales les plus


importantes organisées pour commémorer le premier anniversaire du trem-
blement de terre. Plus de deux cents personnes se sont réunies pendant trois
jours consacrés à la réflexion sur l’avenir d’Haïti : universitaires et responsables
d’institutions locales ou internationales venus d’Haïti, nombreux représentants
de la diaspora haïtienne en Suisse, universitaires haïtiens venant de France, du
Canada et du Mexique, responsables d’organisations de solidarité avec Haïti
travaillant dans l’humanitaire ou le développement, chercheurs suisses, fran-
çais et canadiens ayant depuis longtemps Haïti comme objet de recherche,
tous avaient souhaité se réunir pour partager leur désir de reconstruire Haïti.
Il est tout simplement impossible de rapporter et de transmettre l’émotion qui
régnait parmi les participants à ces trois journées. Les mots manquent pour dire
avec exactitude ce que chacun a ressenti dans son intimité. Une émotion à la
mesure de cette immense tragédie. Un hommage à tous ceux qui y ont perdu
la vie. Un soutien personnel pour tous ceux qui portaient le deuil d’un ou de
plusieurs proches.
Un colloque académique très particulier donc puisque, si chaque ques-
tion y était abordée avec compétence et sérieux, elle l’était également avec un
furieux désir de changer l’ordre des choses, de ne plus jamais être confronté à
un tel drame. À défaut de pouvoir transmettre cette émotion, il fallait au moins
rapporter ce qui a été dit pour l’offrir à un plus large public afin de lui permettre
de participer au débat sur la reconstruction d’Haïti. Et plutôt que de simple-
ment enregistrer les débats – sous forme d’actes de ce colloque –, il est apparu
que seul un ouvrage collectif, pensé comme un ensemble cohérent de points de
vue différents, pouvait contribuer à porter sur la place publique la volonté des
auteurs de « réinventer l’avenir ».
Comme le colloque qui lui a donné naissance, cet ouvrage doit être regardé
comme un trialogue 8 entre les Haïtiens vivant en Haïti, les Haïtiens de la dias-
pora où qu’ils soient dans le monde et ceux, en particulier les chercheurs et les
membres d’organisations de coopération internationale, qui travaillent pour que,
malgré les immenses difficultés auxquelles le pays doit faire face, Haïti puisse
un jour offrir à sa population des conditions de vie décentes. Réunir une telle
variété de points de vue autour de thèmes essentiels et souvent controversés, et
leur donner un sens, était une gageure. Montrer que quel que soit le lieu d’où l’on
parle, les auteurs, et donc au-delà tous ceux qui souhaitent travailler à l’avenir du
pays, peuvent élaborer une communauté de pensée autour de priorités pour la
reconstruction. Leur refus d’accepter une situation devenue inacceptable et leur

8. Bien que ne faisant pas l’objet d’une définition dans les dictionnaires usuels de la langue française
(Larousse, Littré, Robert), ce terme est fréquemment utilisé dans le domaine social et psychologique pour
exprimer l’idée d’un dialogue à trois personnes. Le terme est en revanche couramment utilisé dans la langue
anglaise : « a scene, discourse, or colloquy in which three persons share » (Merriam-Webster online dictionary, dispo-
nible en ligne : http://www.merriam-webster.com/).
26 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

volonté de réinventer l’avenir reflète un sentiment largement répandu au sein de


la population haïtienne. En publiant cet ouvrage, ils ont l’ambition de générer de
nouvelles énergies afin de nourrir, avec d’autres, une espérance commune.

Une société traumatisée mais vivante

Cet ouvrage montre qu’il n’y a pas de fatalité historique, que malgré une
succession incroyable de catastrophes politiques, sociales ou naturelles, la société
haïtienne est vivante et capable de rebondir après la tragédie du 12 janvier. Il
s’adresse donc d’abord aux pessimistes, à tous ceux qui pensent, consciem-
ment ou inconsciemment, qu’Haïti n’a pas de futur et qui, en particulier au
travers des médias, ne savent montrer autre chose que les drames et la misère. Il
s’adresse ainsi à l’opinion publique, haïtienne et internationale, avec l’ambition
de changer le regard qu’elle porte sur Haïti, de lui insuffler une force nouvelle et
l’envie de changer les choses.
Il s’adresse ensuite aux décideurs haïtiens, ceux en particulier qui, pris dans
la gestion du pouvoir, oublient parfois que le mandat de tout homme ou femme
politique est d’abord de travailler pour le bien commun. Il veut leur rappeler
qu’il existe une société civile haïtienne, trop souvent ignorée, qui est riche
d’idées et donc d’espoir. Et que l’intérêt de tous est que s’instaure un dialogue
sans lequel il n’y a pas d’issue raisonnable à la crise structurelle profonde que
traverse le pays. Plusieurs des auteurs ont eu, ou ont encore, des responsabi-
lités dans la gestion publique. Leur voix mérite d’être entendue sans qu’elle soit
immédiatement perçue comme une opinion partisane.
Il s’adresse également à la diaspora haïtienne, essentiellement dispersée dans
quatre pays – le Canada, les États-Unis d’Amérique, la République dominicaine
et la France – et qui représente, selon les estimations, de 20 à 30 % de l’ensemble
de la population haïtienne. Surtout cette diaspora regroupe une proportion très
importante de personnes qualifiées qui manquent à leur pays au point qu’il est
parfois nécessaire de remplacer les cadres nationaux émigrés par des étrangers.
La désertification médicale et son remplacement par la coopération cubaine et
les ONG en sont l’un des exemples les plus démonstratifs. Il ne peut y avoir
de reconstruction efficace sans une participation effective de la diaspora, non
seulement sous forme de contribution financière, mais plus encore par un
mouvement de retour au pays et un investissement fort en ressources humaines.
Il s’adresse enfin à la communauté internationale qui, bien qu’envahis-
sante – impérialiste parfois –, joue un rôle déterminant dans la gestion du
pays, au-delà de tout ce qui peut être fait ailleurs. Aucun autre pays ne reçoit
aujourd’hui autant d’aide humanitaire qu’Haïti. Le budget de certaines orga-
nisations humanitaires a été multiplié par deux ou par trois depuis le séisme
et tout l’argent recueilli est loin d’avoir encore été dépensé. Le problème est
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 27

que ces organisations sont devenues l’un des centres majeurs du pouvoir. Non
seulement rien ne peut se faire sans elles, mais elles transgressent largement leur
mandat en s’autorisant à dire « ce qui est bon pour Haïti » et donc à influencer,
grâce à leur poids financier et politique, des décisions qui ne devraient relever
que du consensus national. Parmi d’autres maladies, Haïti souffre de ne pouvoir
dialoguer d’égal à égal avec ces organisations internationales omniprésentes.
Enfin, Haïti est aujourd’hui l’un des révélateurs de la crise que traverse un
monde humanitaire qui semble souvent avoir perdu sa boussole et dont les
comportements sur le terrain sont parfois éloignés des principes fondamentaux
à l’origine de leur engagement.
Cet ouvrage ne cache ni son sentiment de rage, ni sa lucidité, ni son envie
de voir l’avenir sous un jour meilleur. Il est sans doute le premier ouvrage qui
réunit ainsi des auteurs provenant d’horizons aussi différents et qui tous sont
animés du désir de voir le pays se réinventer. Il souhaite contribuer à une prise
de conscience et a l’ambition de donner aux survivants le courage de ne plus
accepter l’inacceptable et l’énergie pour que plus jamais Haïti n’ait à connaître
les tragédies dans lesquelles le pays s’était lentement enfoncé.

Cinq regards pour mieux comprendre les enjeux

Comme beaucoup de catastrophes naturelles, le tremblement de terre du


12 janvier avait été annoncé et ses conséquences potentielles évaluées. On doit à
Claude Prépetit d’avoir informé le public, et donc les décideurs, de la possibilité
d’un séisme et de l’importance de ses effets potentiels en termes de destructions
et de victimes 9. La surdité de ceux qui avaient en charge la gestion du pays n’est
pas propre à Haïti. Elle est malheureusement trop souvent la règle, et les cyclones
Katrina à La Nouvelle-Orléans et Nargis au Myanmar en sont les dramatiques
illustrations. Dans les deux cas, bien qu’informées plusieurs jours à l’avance,
les autorités n’ont pas évalué correctement l’importance de ces deux ouragans
et ont laissé les populations totalement démunies face à leurs conséquences. Le
chapitre premier « Chronique d’une catastrophe annoncée » montre combien
la population haïtienne était peu préparée aux conséquences potentielles d’un
séisme alors qu’elle venait de subir plusieurs désastres hydro-climatiques et que

9. Dans une interview au quotidien Le Nouvelliste moins de quatre semaines avant le séisme du
12 janvier 2010, cet éminent spécialiste haïtien de la géologie disait : « […] C’est justement le cas pour la région
métropolitaine de Port-au-Prince qui a connu des séismes dévastateurs de magnitude supérieure à 7 en 1751 et
en 1770. Depuis lors, nous sommes entrés dans une période d’apparente quiétude pendant laquelle l’énergie
continue de s’accumuler dans le sol, et le jour où les contraintes vont se relâcher avec fracas, les conséquences
seront catastrophiques pour la région métropolitaine, compte tenu de sa morphologie, de la densité actuelle
de la population, du type d’habitat adopté, de la mauvaise occupation de l’espace et de l’impréparation de la
population et des entités d’intervention en cas de désastres. Vivons-nous donc sur une poudrière ? Sans être
alarmiste, ce n’est pas peu dire. » (Prépetit, 2009.)
28 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

sa vulnérabilité aux crises était devenue évidente. Comment ne pas s’interroger


sur les responsabilités humaines devant l’importance de cette tragédie ?
Tout le monde a pu constater au lendemain du séisme combien l’image
d’Haïti « pays maudit » avait été largement reprise par les médias du monde
entier. Or, si ceux-ci, et en particulier la télévision, ont joué un rôle détermi-
nant dans la réaction émotionnelle très importante qui, à l’échelle interna-
tionale, a suivi le séisme, on ne peut non plus ignorer combien les images et
les commentaires qui les accompagnaient ont donné d’Haïti une vision très
négative. Montrer des victimes et des blessés plutôt qu’une population qui dès
les premiers jours s’organise pour survivre, souligner quelques vols ça et là et
donner l’impression que Port-au-Prince était livrée à un pillage généralisé, parler
d’émeutes alors que l’insécurité n’a pas été plus importante que dans d’autres
lieux, insister sur le rôle des organisations humanitaires internationales alors que
ce sont d’abord les voisins et les services de santé locaux qui ont pris en charge
les blessés : la responsabilité des médias internationaux est considérable dans
l’image désastreuse que l’opinion mondiale a aujourd’hui d’Haïti. Questionner
la manière dont les médias rapportent un événement aussi dramatique n’est
pas simplement une question d’éthique professionnelle ou de vérité de ce qui
est montré. Les médias ne sont en fait que le reflet de ce que l’opinion interna-
tionale attend lorsqu’elle allume son poste de télévision. Le deuxième chapitre
« Les médias en question » cherche à montrer que les médias ne sont pas seule-
ment des outils de transmission de l’information. Ils jouent un rôle actif dans la
manière dont se constitue une opinion à partir de présupposés dont les racines
plongent dans l’histoire, la culture, l’économie ou encore la géostratégie. Ils sont
donc des instruments hautement politiques qui ne peuvent être ignorés lorsque
l’on réfléchit à la reconstruction du pays.
Au lendemain du 12 janvier, Haïti et plus particulièrement Port-au-Prince
ont été une scène de théâtre sur laquelle s’est jouée une tragédie qui a révélé, s’il
en était encore besoin, les failles béantes de la société, ses forces et ses faiblesses.
Chacun a, de son côté, joué son rôle en toute indépendance sans que personne
ne tente de donner du sens à ce qui n’en avait plus. Une population désemparée
confrontée à la fois au deuil des plus proches et au besoin immédiat de s’orga-
niser pour survivre, quittant quand elle le pouvait la capitale pour retourner dans
sa région d’origine. Un État incapable de prendre la mesure de la tragédie et d’y
faire face. Une société civile (élus, religieux, associations, etc.) tentant souvent
dans l’improvisation d’accueillir le moins mal possible ceux qui avaient perdu
l’essentiel. Enfin, des organisations étrangères, partie visible d’une véritable inva-
sion militaro-humanitaire, qui se sont mises à travailler sans chercher au-delà
des mots à inscrire leur action dans une cohérence nationale. Que penser de
cette cacophonie ? Quelles leçons tirer de ces premiers mois difficiles pour lucide-
ment poser la question de la reconstruction, des objectifs qu’elle s’assigne et des
moyens pour la réussir ? Le troisième chapitre « La scène haïtienne au lendemain
QUAND LES CATASTROPHES NATURELLES CHANGENT LE DESTIN DES PEUPLES 29

du séisme » interroge l’engagement de certains de ces acteurs et tente d’évaluer le


rôle qu’ils pourraient/devraient jouer dans le processus de reconstruction.
Car comment reconstruire ? Tout le monde comprend, même si dans les
faits les choses ne semblent pas aussi évidentes, que la question posée dépasse
la simple reconstruction des infrastructures et des logements. Bien qu’il soit
difficile de l’exprimer sous cette forme, l’on peut considérer que le séisme est
une opportunité, une aubaine, une chance pour une profonde redistribution
des cartes. Nombreux sont les intellectuels haïtiens qui n’hésitent plus à parler
de « refondation » de la société. La reconstruction physique des immeubles
et des maisons écroulés ne serait alors que l’un des éléments – le plus immé-
diatement visible – d’un processus beaucoup plus vaste qui conduirait Haïti
sur le chemin de la modernité. Les quatrième et cinquième chapitres de cet
ouvrage ouvrent le débat de la refondation de la société haïtienne en offrant
des « Éléments pour une reconstruction/refondation » et des « Réflexions pour
aujourd’hui et demain ».
Les auteurs réunis ici font partie d’un mouvement beaucoup plus large qui,
de la société civile haïtienne aux organisations de solidarité internationale en
passant par la diaspora, considère que le séisme marque le début d’une nouvelle
époque historique. Qu’il faut créer les conditions d’un grand débat national
pour qu’émergent des idées nouvelles portées par une nouvelle génération de
femmes et d’hommes. Que ces idées soient soutenues par un État rénové et
ouvert ainsi que par une aide internationale généreuse et respectueuse de ceux
qui, par leur dynamisme, représentent l’avenir du pays. C’est à ce prix qu’après
tant d’années perdues, Haïti pourra enfin surmonter les obstacles majeurs qui
sont sur sa route. Les victimes du séisme du 12 janvier ne seront alors pas
mortes pour rien…

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SEEKINS, Donald M., 2008, « The Social, Political and Humanitarian Impact of Burma’s
Cyclone Nargis », Japan Focus, 26 mai, document en ligne : http://www.japanfocus.
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STOKKE, Kristian, 2010, « Natural Disaster Do Not Create Peace », The Research Council
of Norway.
USGS, 2011, « Largest and Deadliest Earthquakes by Year, 1990-2011 », United States
Geological Survey, document en ligne : http://earthquake.usgs.gov/earthquakes/
eqarchives/year/byyear.php.
Chapitre premier

Chronique d’une catastrophe annoncée


Pouvait-on éviter la catastrophe du 12 janvier 2010 ou au moins en réduire
les conséquences ? Comment peut-on expliquer une telle tragédie ? Est-ce
essentiellement à cause de la fragilité des constructions qui, à l’exception d’une
minorité d’entre elles, ne respectaient pas les règles antisismiques ? Est-ce parce
que les secours sont arrivés trop tard et qu’ils étaient mal organisés et coor-
donnés ? Sans doute, tout cela a joué un rôle significatif dans le bilan monstrueux
de ce séisme. Mais cela n’explique pas pourquoi le tremblement de terre qui a
détruit une partie de Port-au-Prince et quelques villes voisines a été l’un des plus
meurtriers dans le monde depuis un siècle. Alors, faut-il accuser la fatalité ?
En Haïti, les risques d’aléas naturels sont importants et sont connus depuis
longtemps : cyclones, pluies torrentielles mais également sécheresses, inonda-
tions et glissements de terrain, tremblements de terre avec pour conséquences
crises alimentaires et épidémies. Haïti est un pays à risque, et il y a plusieurs
explications à cela. Nombreux sont les scientifiques, de diverses disciplines, qui
l’ont répété régulièrement et depuis longtemps. Alors pourquoi tant de victimes ?
La réponse tient en un constat simple qui parcourt l’ensemble des articles réunis
dans ce premier chapitre : l’extrême vulnérabilité sociale de la grande majorité
de la population haïtienne et l’impréparation aux conséquences prévisibles des
risques et désastres.
Ainsi que le rappelle Suzy Castor, on ne peut « construire l’avenir sans
interroger le passé qui donne au présent toute sa densité et ses ambiguïtés ».
La vulnérabilité sociale haïtienne plonge ses multiples racines dans l’histoire du
XXe siècle. Et elle n’a fait que s’aggraver depuis la période de « prospérité »
qui a suivi la fin de l’occupation américaine en 1934 et s’est achevée au milieu
des années 1950, années marquées par « la fin de la guerre de Corée et une
catastrophe naturelle – le cyclone Hazel 1 » ainsi que par la prise de pouvoir et
l’instauration d’une dictature par François Duvalier. C’est le demi-siècle d’une
« spirale de “développement du sous-développement” » qui a laissé le pays
exsangue. Malgré une liberté de parole retrouvée qui « permet l’expression,
individuelle et collective, des revendications », Haïti connaît aujourd’hui un véri-
table « collapsus économique », l’État y est à peu près inexistant et la majorité
de la population fait face à une crise sans équivalent dans le continent américain.
Ernst Mathurin en trace les contours avec précision. L’auteur montre, grâce
à quelques indicateurs, l’importance de la vulnérabilité sociale des Haïtiens
à la veille du 12 janvier : trois quarts de la population vivant avec moins de
2 dollars US par jour, deux tiers n’ayant pas accès aux soins de santé, plus

1. Le 14 octobre 1954, le cyclone Hazel traversa Haïti avant de se rendre aux États-Unis puis au Canada :
il tua plus de mille Haïtiens et détruisit une partie importante des plantations de caféiers et des cocaïers.
34 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

du quart en état d’insécurité alimentaire – c’est-à-dire ne mangeant pas à leur


faim –, plus de la moitié sans accès à l’eau potable, sans parler du surpeuple-
ment de Port-au-Prince où s’entassait plus du quart de la population haïtienne
dans des habitations précaires, généralement autoconstruites, « exposées aux
cyclones, aux intempéries en général et aux inondations », sans « structure para-
sismique ». Une situation dramatique qu’aucune politique sociale véritable ne
tente d’endiguer.
Or, la probabilité d’une catastrophe est la rencontre entre un phénomène
extrême – un aléa – et le niveau de vulnérabilité d’une communauté. Survenant
au sein d’une population déjà très fragilisée, une catastrophe naturelle va encore
en aggraver sa vulnérabilité. Pour Nathalie Barrette et Laura Daleau, c’est ce qui
s’est passé ces dernières années en Haïti. Le pays a connu une augmentation du
nombre et de l’intensité des cyclones qui a culminé au cours de l’année 2008
faisant plus de 1 100 victimes et provoquant des inondations qui ont affecté plus
de 800 000 personnes. Également frappée par ces mêmes cyclones, l’île voisine
de Cuba n’a eu à déplorer que quelques dégâts matériels sans aucune victime,
soulignant « le haut niveau d’intégration de ce phénomène naturel à la vie et à
l’organisation de la société ». Dans une telle situation, les auteures se demandent
si « l’on ne doit pas intégrer rapidement la réponse au changement climatique
dans le processus de “repensée” du territoire haïtien » afin que les Haïtiens
deviennent des « écocitoyens pour un quotidien durable ».
C’est donc une population fatiguée, fragile, vulnérable et vivant dans des
conditions de grande promiscuité dans des logements souvent insalubres qui
est soudainement frappée le 12 janvier 2010 par un violent tremblement de
terre. Jean-Jacques Wagner rappelle qu’Haïti est situé dans une zone d’acti-
vité sismique très intense, la plaque des Caraïbes. Or le pays semblait avoir
« oublié que son histoire est aussi parsemée de catastrophes sismiques impor-
tantes », et ce malgré la potentialité d’un séisme signalée depuis plusieurs
années par des experts, y compris haïtiens. Il ajoute que, plus que la magnitude
du séisme, « c’est avant tout la vulnérabilité socio-économique du pays […]
qui a contribué à l’ampleur de la tragédie ». Il précise enfin que si la date de
survenue et l’intensité d’un aléa naturel restent imprévisibles, ses conséquences
sont, elles, en revanche, tout à fait prévisibles et peuvent être prévenues.
Il apparaît donc que deux objectifs doivent être prioritairement intégrés à
la politique de reconstruction d’Haïti : la réduction de la vulnérabilité sociale de
la population et la mise en œuvre d’une politique de prévention et de gestion
des risques. C’est à ce prix que le pays pourra prévenir les conséquences
potentiellement dramatiques des aléas naturels qui ne manqueront pas, on le
sait, de survenir dans l’avenir.
J.-D. R.
Les racines séculaires
d’une difficile construction nationale

SUZY CASTOR
Docteure en histoire de l’université nationale autonome du Mexique et profes-
seure à l’Université d’État d’Haïti, ses réflexions et publications traitent de
l’occupation américaine d’Haïti, des relations haïtiano-dominicaines, de la
décentralisation, de la dette haïtienne, des racines historiques de la reconstruc-
tion. Depuis son retour d’exil après la chute des Duvalier, elle est très impliquée
dans la vie politique haïtienne et dirige le Centre de recherche et de formation
économique et sociale pour le développement. sucastor@gmail.com

L’évolution d’Haïti durant le demi-siècle écoulé a soulevé beaucoup de


questions sans réponses, ou des réponses alimentées par toutes sortes de subjec-
tivisme. Les profondes contradictions dans notre société portent, souvent, à
considérer le pays comme une exception, plutôt que dans ses particularités.
Pour l’essentiel, le processus haïtien est en réalité semblable à ceux déroulés dans
d’autres espaces et dans d’autres temps sur le continent latino-américain avec
des caractéristiques que nous retrouvons mutatis mutandis avec plus ou moins
de force dans différentes sociétés. Considérer ce moment difficile comme un
fait isolé, sans le replacer dans une perspective historique incite à parler « d’État
failli », « non viable » ou « d’État paria, sans futur possible », et rend très diffi-
cile la compréhension de ses continuités et de ses ruptures. Nous ne pouvons
construire l’avenir sans interroger le passé qui donne au présent toute sa densité
et ses ambiguïtés. Considérer les tendances et les caractéristiques actuelles
d’Haïti oblige à se référer à certains facteurs historiques qui ont configuré et
qui affectent son évolution comme nation indépendante depuis 1804. Dans un
survol du siècle dernier j’essaierai de déceler les racines des difficiles problèmes
auxquels nous sommes confrontés après le séisme du 12 janvier 2010.
À la fin du XVIIIe siècle et à l’aube du XIXe, siècle fondateur, Haïti écrivait une
première page héroïque dans l’histoire universelle. Dans un contexte interna-
tional dominé par l’esclavage, le colonialisme et le racisme, le nouvel État dut
affronter les tâches de défense, de souveraineté, de développement et d’inté-
gration d’une nouvelle nation en gestation. Le pouvoir militaro-oligarchique
reproduisit la matrice de la domination coloniale, cette fois autour du café,
et stabilisa un système d’appropriation exclusive du pouvoir politique et des
36 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

ressources du pays, alors que les mouvements paysans, dont quelques-uns très
importants, se répétaient de manière têtue et continue. Ainsi, déjà à la fin
du XIXe siècle, des voix critiques, même des représentants les plus lucides de
l’ordre existant, réclamaient l’industrialisation, la promotion de l’agriculture,
plus de justice sociale et soulignaient la nécessité d’une force politique capable
d’assurer l’intégration nationale, le dépassement des entraves à l’économie et un
rééquilibrage des forces sociales. La République oligarchique par son manque
de cohérence et d’unité empêchait le développement économique et social. On
assista à une polarisation des luttes pour la conquête du pouvoir entre les deux
secteurs de l’oligarchie, appuyée sur la paysannerie revendicative, alimentée par
les ingérences et menées des puissances étrangères, qui culmina en une agitation
constante et en une ingouvernabilité notoire. Une profonde crise politique,
économique, sociale et morale secoua la société haïtienne.
Quatre grandes revendications traversent alors cette époque : l’exigence d’un
État qui assure la modernisation, une nation intégrée par tous les Haïtiens-
citoyens, un pays capable de subvenir à ses besoins et une Haïti souveraine
dans le concert des nations. La solution aux contradictions politiques, sociales,
ethnoculturelles n’arriva pas à enclencher la modernisation car elle fut tronquée
au débarquement, le 28 juillet 1915, des marines nord-américains qui impo-
sèrent militairement leur logique et leur propre solution, en perturbant le cours
historique de notre vie de peuple.

L’occupation nord-américaine et la modernité avortée

Comme les autres pays de la Caraïbe et de l’Amérique centrale, Haïti connaît


par la politique du big stick la perte virtuelle de l’indépendance politique et
l’adaptation des structures nationales aux intérêts de l’occupant.
Dans un premier temps, l’extension de la guérilla paysanne, très populaire,
dirigée par Charlemagne Péralte constituait un obstacle, mais la pacifica-
tion réalisée jusqu’en 1920 donna lieu à une violence « exemplaire » faisant
11 000 victimes. Le rêve de convertir Haïti en une immense plantation de canne
à sucre se heurta, malgré le pouvoir de coercition illimité, à la structure de petites
propriétés, au manque d’infrastructures adéquates et au faible développement
des forces productives. La plantation s’accoupla alors aux structures locales et
archaïques. L’incorporation à l’économie capitaliste resta donc réduite, et la
production agricole ne fut pas diversifiée et n’augmenta pas de façon substan-
tielle. Les relations sociales ne furent pas touchées. Le capital préféra exploiter la
main-d’œuvre haïtienne qui fut transportée sur les plantations nord-américaines
à Cuba et en République dominicaine. L’occupation n’arriva pas non plus à
asseoir les bases d’un développement industriel ni à impulser de façon signifi-
cative le marché interne. Cependant la modernisation institutionnelle s’imposa
LES RACINES SÉCULAIRES D’UNE DIFFICILE CONSTRUCTION NATIONALE 37

avec la démocratie représentative et la création d’une armée, épine dorsale du


nouveau système politique. Le fonctionnement d’un appareil administratif
modernisé, la rénovation des cadres de la bureaucratie, l’élargissement de la
classe moyenne, la réalisation de grands travaux d’urbanisme et l’introduction
de certaines avancées technologiques dans la vie quotidienne, créèrent pour
beaucoup l’illusion de la modernisation.
En réalité cette façade ne répondait ni aux impératifs du développement ni
à une réelle démocratisation. La constellation des grands propriétaires fonciers,
commerçants, militaires, notables ruraux, etc., sous l’hégémonie mulâtre, se
transforma en élite dominante-dominée, scellant ainsi la marginalisation de la
paysannerie et des masses urbaines, l’expulsion des provinces de la scène poli-
tique et la centralisation excessive de « la république de Port-au-Prince ». En
toile de fond, l’occupation avait exacerbé les contradictions fondamentales de
la structure socio-économique, en en renforçant d’autres dimensions : urbain/
rural, centralisation de Port-au-Prince/faiblesse des villes de province, noirs/
mulâtres, citoyens/non-citoyens, occupation/souveraineté. L’extension d’un fort
mouvement nationaliste, cette fois pacifique, exigeait la désoccupation du pays,
et, en 1930, la tenue d’élections représentait une nouvelle phase. L’armée était
prête à prendre la relève et à assurer le statu quo. Le 1er août 1934, le dernier
marine quitta Haïti.
L’appareil créé par le système nord-américain fonctionna dans un climat de
tranquillité. Il faut toutefois souligner que la démocratie représentative s’accom-
modait très bien avec l’absolutisme présidentiel, les démêlés avec le Parlement,
les élections dominées par l’armée et même les libertés publiques sporadique-
ment méprisées.
Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’effondrement du fascisme et les
luttes contre les dictatures, le système postoccupation dut affronter sa première
convulsion : le mouvement de 1946, au large contenu démocratique, conduit
par la fraction la plus radicale de la jeunesse universitaire stimulée par les forces
socialistes. Il entraîna d’amples secteurs populaires, surtout les masses de Port-
au-Prince et de quelques villes de province. Les luttes paysannes du XIXe siècle
cédèrent le pas au mouvement urbain. À de rares exceptions, celui-ci ne remit
pas en question le système postoccupation, mais réclama, avec la doctrine du
noirisme, l’inclusion des couches noires dans l’appareil d’État. Il permit à la fois
un élargissement de la base de sustentation du système et son renforcement.
Les retombées bénéfiques des prix élevés des matières premières et agricoles sur
le marché international, l’aide financière et l’augmentation des investissements
étrangers amenèrent une relance de l’économie et provoquèrent une certaine
euphorie dans les couches dominantes.
En réalité, durant l’époque des gouvernements « démocratiques » de 1930
à 1956, à l’exception de la période de guerre, la modernisation s’est manifestée
dans divers domaines comme l’urbanisation de la capitale et de certaines villes de
38 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

province, la réalisation d’infrastructures, dont l’exposition internationale pour le


bicentenaire de la fondation de Port-au-Prince, la grande production d’œuvres
scientifiques, littéraires, artistiques, historiques et économiques, l’implantation
d’une politique d’éducation, de santé. C’est l’époque de l’euphorie du système
appuyé par une armée monolithique. En Amérique latine c’est aussi l’apogée du
pouvoir militaire et la période du maccarthisme, décidé à combattre le commu-
nisme sur le continent à n’importe quel prix.
Au milieu de la décennie 1950, la fin de la guerre de Corée et une catastrophe
naturelle – le cyclone Hazel – mirent fin au cycle conjoncturel de la prospérité.
Toutes les contradictions latentes resurgirent, et les nouveaux conflits encoura-
gèrent les ambitions de l’armée. En réalité, la conjoncture favorable avait permis
le fonctionnement du système politique modernisé et avait masqué l’archaïsme
des structures économiques. La profonde crise structurelle présente depuis le
début du siècle et l’exacerbation des revendications sociales réapparurent avec
plus de force dans la conjoncture de 1957. Et ce fut la solution dictatoriale.

La solution dictatoriale : fin du modèle postoccupation

La dictature duvaliériste instaura de nouvelles méthodes de domination


politique à travers un système de pouvoir basé sur la violence institutionnalisée
et le terrorisme d’État. Les mécanismes de contrôle furent renforcés, les forces
politiques annihilées et les institutions démembrées. François Duvalier « forma-
lisa » la crise selon l’expression de Michel Rolph Trouillot (1986). Le régime qui
avait sa logique propre signifia l’effondrement de la démocratie représentative
établie par l’occupation nord-américaine. Avec un arsenal doctrinal obscuran-
tiste et manipulateur, il désarticula l’armée, se présenta comme le porte-drapeau
des classes moyennes et chercha en même temps à agrandir sa base de susten-
tation en recourant à une fausse inclusion de la paysannerie sur la scène poli-
tique. Il chercha à détruire systématiquement toute résistance et à mater les
luttes héroïques des secteurs démocratiques, et il étendit à certaines couches de
l’oligarchie, les formes d’oppression et de domination réservées jusqu’à présent
aux secteurs paysans et populaires. Il est important de signaler que durant ce
processus de renforcement, il reçut l’appui multiforme des pays étrangers, par-
ticulièrement des États-Unis, obnubilés par la révolution cubaine.
Durant plus de dix ans, le pays connut un vrai collapsus économique
l’entraînant dans la spirale du « développement du sous-développement »,
selon Gérard Pierre-Charles (1997). Cette régression survint au moment d’une
grande avancée civilisatrice mondiale : l’arrivée du premier homme sur la lune,
la troisième révolution technologique, l’extension des aspirations des peuples
à une plus grande justice sociale et à plus de démocratie. C’est l’époque de la
révolution cubaine et des indépendances des pays de l’Afrique et de la Caraïbe.
LES RACINES SÉCULAIRES D’UNE DIFFICILE CONSTRUCTION NATIONALE 39

En 1971, avec Jean-Claude Duvalier, la présidence à vie devint héréditaire. La


modernisation des méthodes de répression, la réconciliation entre la bourgeoisie
noire et mulâtre et le vernis technocratique dans la logique du pouvoir absolu
marquèrent cette étape de continuité qui prétendait réaliser une soi-disant « révo-
lution économique ».
Après plus de quinze ans de recul, il y eut une très timide relance de l’éco-
nomie. L’ouverture au « capitalisme sauvage » attira les investissements étrangers
qui s’orientèrent vers l’industrie d’assemblage ou l’extraction minière, le déve-
loppement embryonnaire d’une industrie orientée vers le marché interne, avec
l’introduction de monopoles privés. Les hauts prix sur le marché international
des huiles essentielles et de la pite, l’accroissement de la dette extérieure, les
dons bilatéraux et multilatéraux assurèrent une circulation monétaire relative-
ment grande qui masquait une baisse de la production du café, la dégradation
accélérée de l’agriculture traditionnelle, l’appauvrissement de la paysannerie, le
développement des bidonvilles et le nouveau phénomène des boat-people. Tel est
le mirage de la modernisation dans le contexte du duvaliérisme et des nouvelles
formes de dépendance croissante.
En définitive, le duvaliérisme, avec un coût extraordinaire pour notre peuple,
constitue la tentative violente d’élargir les bases de l’État oligarchique par la
réconciliation entre les factions de la vieille et de la nouvelle oligarchie noire et
mulâtre, l’inclusion de certains secteurs moyens et la fausse incorporation de
la paysannerie. Sa longue durée, vingt-neuf ans, laissa ses pratiques et ses idées
profondément ancrées dans notre société, moula les institutions et affecta toutes
les structures du pays. Il rendit encore plus aiguës les contradictions de la société,
en élargissant le fossé entre les plus riches et les plus pauvres, accentua l’exclu-
sion et la désarticulation sociales, et renforça la société à deux voies. En fin de
compte, fils de l’occupation nord-américaine, il se révéla incapable d’assurer la
stabilité sociopolitique et la survivance du système postoccupation. Les effets de
la crise économique aux États-Unis, la chute des prix du café et l’augmentation
des luttes populaires montrèrent la fragilité du duvaliérisme ainsi que les limites
et les contradictions du projet dictatorial.
Le glas des dictatures, comme celles d’Alfredo Stroessner au Paraguay, de
Ferdinand Marcos aux Philippines, sonnait. En Haïti, la crise, alimentée par
d’anciens et de nouveaux problèmes, exigeait une forte et urgente solution afin
de répondre à la recherche par tout un peuple d’une nation intégrée capable de
subvenir aux besoins de citoyens, en quête de développement et de démocratie.
C’était une fois encore l’échec de l’élite haïtienne dans son incapacité à promou-
voir les idéaux démocratiques et les modèles de progrès et de développement
propres à l’État et à une communauté moderne. C’était aussi l’échec de la poli-
tique de ses puissants protecteurs.
40 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

La transition : du consensus à la polarisation

La chute des Duvalier, le 7 février 1986, fit place à une transition intermi-
nable qui fit apparaître à nouveau les contradictions rénovées qui traversaient
la société. La consolidation d’un grand mouvement social et les luttes contre
la tentative de reconstituer un duvaliérisme sans Duvalier ouvrirent, avec les
élections de décembre 1990, une nouvelle étape chargée d’illusions de chan-
gement. Pour la première fois depuis l’occupation américaine, l’armée n’était
plus la source du pouvoir et la classe politique traditionnelle semblait dépassée.
La crise d’hégémonie paraissait avoir trouvé une issue, mais ce n’était qu’une
illusion qui prit fin avec un sanglant coup d’État militaire sept mois plus tard.
Malgré le peu de progrès du point de vue légal et de l’amélioration des condi-
tions de vie des citoyens, au-delà de la réalité objective, la sensation d’accession
à la citoyenneté et à la souveraineté aurait pu se transformer en un puissant
levier pour avancer dans la construction d’une nation enfin intégrée. La résis-
tance populaire se renforça, l’armée perdit ses alliés traditionnels et les troupes
américaines durent procéder à la restitution du pouvoir au président constitu-
tionnel. Hormis l’intermède militaire (1991-1994) et celui du gouvernement
intérimaire (2004-2006), le pouvoir Lavalas couvrit toute la transition. Cette
deuxième étape, malgré tout, amena de nouvelles illusions et opportunités, mais
aussi des ruptures, dérives et perversions. Le contenu populiste et l’absence de
projets affectèrent la légitimité du régime, d’autant plus que le gouvernement
reproduisait les vieux schémas du passé, que l’on était en droit de croire révolus,
et accentuait les déformations économiques et sociales. La désinstitutionalisa-
tion abolit tous les repères tant dans la société que dans les espaces de pouvoir
et contribua à une croissante désagrégation sociale, à une économie chaque fois
plus détériorée et à la désarticulation de la nation.
Le pouvoir Lavalas a voulu détruire l’ancien, mais il n’est pas parvenu à
construire le nouveau. Le modèle hybride de la démocratie représentative greffé
sur le duvaliérisme n’arrive pas à fonctionner, empêtré dans ses propres contradic-
tions et surtout contré par les avances de la conscience citoyenne dans la popula-
tion et par la transparence exigée de l’évolution du monde international. Un État
autoritaire se cherche avec plus ou moins de force et de nuances, qui, s’adaptant
aux nouvelles réalités nationales ou internationales, enrichit de nouveaux instru-
ments son mode de fonctionnement. On assiste au dysfonctionnement puis à la
déstructuration des institutions, d’un État faible dans ses attributions de conduc-
tion et de construction nationale, incapable de remplir ses fonctions régaliennes.
À partir de 1994 un changement capital mérite d’être signalé : la dissolution de
fait de l’armée, colonne vertébrale du système postoccupation.
Haïti, pays le plus sous-développé du continent en termes de développement
humain, assiste à l’épuisement des mécanismes traditionnels de production et
LES RACINES SÉCULAIRES D’UNE DIFFICILE CONSTRUCTION NATIONALE 41

de reproduction ainsi qu’au manque de dynamisme de certains secteurs émer-


gents de son économie. L’industrie d’assemblage, l’artisanat ou la promotion
agricole orientée vers l’exportation ou vers le marché interne n’arrivent pas à
se consolider. Mais de nouveaux facteurs déformants facilitent la circulation
monétaire et permettent la survivance du pays : aide internationale massive
bilatérale ou multilatérale, transferts de devises des émigrés, trafic de drogue,
contrebande et spéculations de toutes sortes. Une réalité s’impose chaque fois
davantage : le pays ne produit pas, alors que sa population et sa consommation
augmentent. La faiblesse structurelle de l’appareil productif se manifeste dans
le secteur agricole – déstructuration du monde rural, expulsion de la paysan-
nerie vers les villes, nourrissant les bidonvilles, ou vers l’extérieur, urbanisation
sauvage –, dans la décroissance du rachitique secteur industriel et dans la place
exceptionnelle du secteur informel dans le panorama économique. La désinté-
gration économique frappe de plein fouet tous les secteurs, épargnant seulement
les bénéficiaires et les protégés du régime. La bourgeoisie traditionnelle s’est
déplacée, la classe moyenne est laminée et les conditions de vie des catégories
populaires deviennent chaque jour plus inhumaines. Toutefois, comparative-
ment aux époques antérieures, des mutations importantes se sont produites.
La conquête de la liberté de parole permet l’expression, individuelle et
collective, des revendications, des dénonciations et des critiques du pouvoir.
De multiples acteurs, jusque-là invisibles, entrent en scène. Les exclus de
toujours, la paysannerie et les provinces refoulées depuis l’occupation de 1915
réapparaissent sur le plan revendicatif. La population des nouveaux bidonvilles
et les classes moyennes affrontent le pouvoir d’État, la bourgeoisie et la classe
politique traditionnelle qui n’arrivent pas à percevoir les mutations en cours
dans la société. Les exclus réclament leur participation, et, pour la première fois,
prétendent leur inclusion non seulement sociale mais aussi politique, le fonc-
tionnement d’un système politique avec des règles de jeu claires ainsi qu’une
nouvelle institutionnalité qui permettent la réalisation d’un projet national et
favorisent la participation réelle de toutes les couches sociales.
Dans un tel contexte, les méthodes de contention, de cooptation, de domi-
nation et même de répression et de violence du pouvoir traditionnel perdent de
leur efficacité ainsi que la démagogie populiste. Face aux revendications de ces
nouveaux acteurs collectifs, le régime politique s’affaiblit, incapable tout à la fois
de répondre aux exigences de mieux-être et de participation de la population,
d’assurer une bonne gouvernance et de maintenir la cohésion sociale et sa légi-
timité. En même temps, le mouvement social dans des luttes rénovées, avec des
avancées notoires et des reculs tout aussi considérables, puissant en son essence
mais faible au niveau organisationnel, sans ressources et notamment sans le
moteur de partis politiques suffisamment organisés et d’associations structurées
de la société civile, n’arrive pas encore à résoudre le problème de la direction
politique et économique. D’où la question de l’hégémonie posée déjà à la fin du
42 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

XIXe siècle et la polarisation exacerbée manifestée au cours de cette étape issue


des contradictions et confrontations qui secouent cette société de carence.
Durant toute cette période, la surdétermination de l’intromission étrangère
acquiert une telle dimension que la notion même de souveraineté disparaît avec
la présence d’une force militaire de plus de 12 000 soldats.
Le séisme du 12 janvier 2010 constitue le creuset où se manifestent dans
une nouvelle dynamique les caractéristiques signalées en amplifiant toutes les
contradictions, les anciens et les nouveaux défis mais aussi les potentialités,
opportunités, ressorts et leviers capables de guider la reconstruction et la refon-
dation indispensables.
Cette catastrophe a montré l’incapacité et la désorganisation de cet État
à diriger et construire la nation en en soulignant son effondrement. Même
soulagée par l’aide d’urgence, et malgré ses effets pervers, la vie déjà précaire de
la population s’est aggravée. Pour tous les secteurs, des couches les plus pauvres
à la bourgeoisie besogneuse, le quotidien devient chaque jour plus lourd. Les
frustrations grandissantes nourrissent un potentiel de révolte dont l’éclatement
est difficile à prévoir. La fragilité de l’appareil d’État et la démission du gouverne-
ment amènent l’international à être omniprésent et omnipuissant, à se substituer
sans fard aucun à l’État haïtien. La reconstruction du pays dans ces circonstances
se dessine sans une vision réelle du gouvernement et sans la participation de la
population. Plus que jamais, à cause de son caractère historico-structurel et son
degré de maturité, la crise totale haïtienne dénie toute tentative de recomposition.

De quelle couleur sera le XXIe siècle, sinon d’espoirs ?

Ce rapide coup d’œil paraît nous enfermer dans un cercle d’expériences


tronquées, de déceptions, d’insatisfactions, de luttes mais aussi de succès, dans
une recherche historique interminable pour construire la nation d’une manière
consensuelle. Ce recommencement perpétuel soulève des interrogations et
des contradictions dans la confrontation entre notre imaginaire politique et la
réalité. Au lieu de se résoudre, les problèmes semblent devenir chaque fois plus
complexes. Haïti semble avoir perdu le train du développement. Aujourd’hui,
nous comptons sur un acquis historique qui, joint à la détermination de notre
peuple, est notre plus grand capital. Il est donc fondamental que nous tirions
des leçons de nos expériences pour « reconquérir notre histoire », ouvrir des
sentiers originaux correspondant à notre itinéraire passé et à notre état de sous-
développement extrême, dans une société où les valeurs d’efficience, de solidarité
humaine, d’intérêt collectif, de cohérence éthique et de projet national peuvent
naître d’un leadership organisé et capable de donner confiance au peuple pour
dépasser les entraves au progrès. Tâche difficile dans un présent qui compromet
le futur : construire la nation au moment où sur la scène mondiale prédomine
LES RACINES SÉCULAIRES D’UNE DIFFICILE CONSTRUCTION NATIONALE 43

la globalisation qui, avec ses lois d’acier et son implacable darwinisme social, ôte
aux pays pauvres les instruments indispensables qui contribuèrent hier à forger
les États bâtisseurs de nations.
Cette grande crise oblige à de grands changements. La situation actuelle
exige une alternative pour la construction des bases matérielles, intellectuelles
et morales du pays et la refondation de la nation. Qu’on le veuille ou non, cette
alternative passe par le dépassement et la modernisation du système politique
qui acquiert aujourd’hui un poids inestimable. Seul un regard dépassionné sur
le passé peut donner toute leur densité aux difficultés et ambiguïtés du présent,
à la force de notre culture garante de la construction de ce monde de justice et
de bien-être qui a inspiré un combat et un rêve centenaires. Défaire les nœuds
historiques des quatre grandes revendications présentes durant tout le siècle
dernier est le grand défi que tous les Haïtiens conscients se doivent de relever.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Résopresse.
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La vulnérabilité sociale
à la veille du séisme 1

ERNST MATHURIN
Ingénieur civil et sanitaire, il est cofondateur de l’ONG haïtienne GRAMIR
(Groupe de recherche et d’appui au milieu rural) qui accompagne des réseaux
d’organisations paysannes dans les Nippes et la Grand’Anse. Il est coauteur du
livre Implantation et impact des ONG (Éditions du CIDIHCA, 1989) et de
l’étude pour l’ONG hollandaise ICCO État des lieux de la sécurité alimentaire
en Haïti (2008). Il a été membre de la mission internationale d’observation sur
le droit à l’alimentation en Haïti, réalisée par l’organisation canadienne Droits et
Démocratie et le GRAMIR en 2008. Il a été membre de la direction du parti poli-
tique Organisation du peuple en lutte (OPL). nene_mathurin@hotmail.com

Bien avant le tremblement de terre qui frappa Haïti le 12 janvier 2010, la


population était exposée quotidiennement à des menaces de diverses natures.
Nous analyserons ici les conditions et le degré de vulnérabilité des ménages
haïtiens aux risques et désastres ainsi que leurs capacités à répondre à ces
chocs et nous proposerons une démarche collective pour mettre fin à la crise
systémique haïtienne.

Profil de la vulnérabilité sociale à la veille du séisme

La population haïtienne a été estimée à 9,8 millions d’habitants pour


l’année 2008, répartis dans 2,1 millions de ménages (PFNSA, 2008 : 13). La
force de travail du pays représentait plus de 50 % de la population, concen-
trée à 60 % dans le secteur agricole et en milieu urbain où la grande majorité
se livre à des activités de débrouillardise ne pouvant générer que des revenus
de subsistance (PNUD-Haïti, 2005 : 11-12). Le revenu annuel total du pays
était de l’ordre de 63 milliards de gourdes soit 1,6 milliard de dollars US. Le
revenu monétaire moyen annuel par ménage était d’environ 22 000 gourdes soit

1. Ce texte s’est inspiré de la méthodologie d’analyse de la vulnérabilité sociale de la Plateforme nationale


de sécurité alimentaire (PFNSA) dont le Groupe de recherche et d’appui au milieu rural (GRAMIR) est l’un
des membres fondateurs.
46 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

556 dollars US. Le revenu annuel moyen par ménage de l’aire métropolitaine
de Port-au-Prince était de 56 000 gourdes soit 1 400 dollars US, et représentait
3 à 4 fois celui des autres villes et du milieu rural (PFNSA, 2008 : 16). En 2001,
près de la moitié des revenus du pays est allée aux 10 % les plus riches. L’indice
de Gini à la veille du séisme était de 59,5 ce qui faisait d’Haïti le deuxième pays
le plus inégalitaire d’Amérique latine (PNUD, 2010).
Les ménages en milieu rural sont les plus dépourvus en infrastructures ; les
ménages non pauvres en milieu rural ont ainsi moins accès à toutes les catégories
d’infrastructure que les ménages extrêmement pauvres de l’aire métropolitaine.
La moitié de la population n’a pas d’accès à l’eau potable et seulement 28 % ont
accès à un équipement sanitaire décent.
60 % des logements se trouvent en milieu rural. Plus de 20 % des logements y
sont précaires. À la veille du séisme, la surface habitable dans les logements de Port-
au-Prince était de 1,98 m2 par personne 2. Les maisons basses constituent 72 %
de l’ensemble ; leur établissement relève de l’autoconstruction et les normes
techniques ne sont pas toujours respectées (PFNSA, 2008 : 7). De fait, peu de
maisons en Haïti ont une structure parasismique et beaucoup sont exposées aux
cyclones, aux intempéries en général et aux inondations.
L’instruction, surtout celle des femmes, est un élément important pour
l’amélioration des conditions de vie des ménages et l’augmentation de leurs
capacités à faire face aux chocs et aux risques. Or le taux de scolarisation des
enfants des ménages extrêmement pauvres est de 54 % alors qu’il est de 75 %
pour les ménages non pauvres. La scolarisation est plus élevée en milieu urbain,
75 %, qu’en milieu rural, 53 % (PFNSA, 2008 : 22).
Plus de 60 % de la population, essentiellement en milieu rural, n’ont pas
accès aux soins de santé élémentaires. Le pays connaît le taux de mortalité
infantile le plus élevé de l’hémisphère occidental : 64 enfants de moins de cinq
ans pour 1 000 et, pour la mortalité maternelle, 630 pour 100 000 naissances
vivantes (MSPP et IHE, 2007 : 193).
En 2008, près de 2,5 millions de personnes étaient frappées par l’insécurité
alimentaire, soit 26 % de la population (Droits et Démocratie et GRAMIR,
2008), et la moitié des habitants n’avait pas accès à la ration alimentaire mini-
male de 225 kg d’équivalent céréales par an et par personne, établie par la
FAO 3. Cette situation d’affaiblissement physique rend les individus vulnérables
plus fragiles aux chocs et aux risques.

2. D’après ONU-Habitat, cité par Trôcaire, 2011 : 62


3. Actualisation du Plan national de sécurité alimentaire et nutritionnelle (CNSA, 2009 : 8).
LA VULNÉRABILITÉ SOCIALE À LA VEILLE DU SÉISME 47

Catégories et groupes sociaux les plus vulnérables

Sur le plan économique et social, les catégories et les groupes sociaux les
plus vulnérables en Haïti se retrouvent tant en milieu urbain qu’en milieu rural
comme le montre le tableau 1.
D’une manière générale, ces catégories et groupes sociaux sont marginalisés
dans la société haïtienne car ils sont exclus des espaces de décision, de l’accès aux
services de base, des opportunités d’emploi rémunérateur et même des espaces
sociaux de loisirs. Comme les critères de choix des bénéficiaires de filets de protec-
tion font souvent intervenir des relations de clientélisme, ils sont les premiers à être
victimes de ce mode de sélection. Ce sont véritablement les laissés-pour-compte.

Tableau 1 - Catégories et groupes sociaux les plus vulnérables en Haïti

En milieu urbain En milieu rural


Les ouvriers du secteur formel Les agriculteurs à très faibles moyens de production
Les producteurs informels à très faibles moyens Les métayers ayant accès à des parcelles de terre
de production dérisoires
Les commerçants avec un fonds de roulement Les ouvriers agricoles
dérisoire Les commerçants avec un fonds de roulement
Les artisans très faiblement équipés dérisoire
Les employés du secteur formel au bas de l’échelle Les artisans très faiblement équipés
des salaires Le personnel domestique
Les femmes pauvres et chefs de famille Les femmes pauvres et chefs de famille
Le personnel domestique Les enfants et les personnes âgées de condition
Les migrants récents venus de la campagne défavorisée
à la recherche d’un emploi Les handicapés de condition défavorisée
Les enfants et les personnes âgées de condition
défavorisée
Les handicapés de condition défavorisée

Sources : produit par PFNSA et enrichi par l’auteur.

Pauvreté humaine et vulnérabilité

Les analyses de la situation de misère existant en Haïti se basent souvent


sur la pauvreté monétaire des 7,4 millions de personnes ayant un revenu de
parité de pouvoir d’achat (PPA) inférieur à 2 dollars US ou des 5,5 millions
de personnes dont le revenu est de moins de 1 dollar US PPA (MPCE, 2006).
Ces indicateurs de pauvreté monétaire cachent une autre forme de pauvreté,
48 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

dont on ne parle pas assez et qui est la conséquence de la première mais plus
profonde et plus pernicieuse : la pauvreté humaine de la majorité de la popu-
lation haïtienne. Celle-ci vit depuis près de trois décennies dans une privation
permanente de capacités, se trouvant dans l’impossibilité de se nourrir, de vivre
en bonne santé, d’atteindre l’âge adulte, de vivre longtemps, de s’instruire, de se
former, de s’exprimer, de participer aux décisions, notamment par des élections
démocratiques, d’obtenir un emploi et un revenu décents et de défendre ses
droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels.
La masse des individus pauvres des milieux populaires, représentant
56 % de la population, et la majorité des classes moyennes à faible revenu,
dont la probabilité de tomber dans la pauvreté est élevée, sont des personnes
vulnérables car menacées dans leur autonomie, leur dignité et leur intégrité
physique ou psychique. Elles sont relativement ou totalement incapables de
protéger leurs propres intérêts. Leur vulnérabilité se manifeste par une situa-
tion d’insécurité liée à l’absence de disponibilité et d’accessibilité aux biens et
services nécessaires pour leur permettre un niveau de vie suffisant, mais égale-
ment par une situation d’exposition aux chocs et aux risques. Ces personnes
manquent de moyens pour affronter des situations de crise sans subir des
pertes considérables.

Les chocs et les risques


du point de vue de la vulnérabilité sociale
Les chocs les plus significatifs qui affectent les personnes vulnérables en
Haïti sont les suivants :
•฀Les chocs naturels : sécheresses, cyclones, inondations et tremblements de
terre. Le pays subit une grande sécheresse tous les 3 à 5 ans ; il est frappé par
des cyclones à une fréquence de 2 à 3 ans ; de 1990 à nos jours, il a connu une
trentaine d’inondations meurtrières et vit un séisme de forte amplitude à peu
près à chaque siècle.
•฀Les chocs de santé : pandémie du VIH/sida, épidémies de maladies infec-
tieuses comme la malaria, la typhoïde, les maladies gastro-entériques, et conta-
gions de maladies parasitaires du genre pou, teigne et gale.
•฀Les chocs économiques : hausse soudaine des prix, dévaluation rapide de la
gourde et effets des chocs économiques internationaux sur l’économie nationale.
•฀Les chocs politiques : coups d’État, émeutes, conflits terriens, crises post-
électorales et conflits graves entre les corps de l’État. Ces chocs récurrents affec-
tent sérieusement la fourniture des services et ont un impact très négatif sur la
sécurité sociale des ménages.
Les risques pouvant faire obstacle aux stratégies des ménages pour garantir
un minimum de sécurité sociale sont les suivants :
LA VULNÉRABILITÉ SOCIALE À LA VEILLE DU SÉISME 49

•฀Les risques liés aux capacités de disposer ou non directement de produits et de


services. Ce sont des capacités socio-économiques et techniques de production
des produits alimentaires, d’artisanat utilitaire et de développement de services
communautaires.
•฀Les risques liés aux capacités de trouver ou non des revenus. L’inaccessibilité
aux biens et services est souvent fonction de la difficulté de trouver des opportu-
nités d’emplois ou d’activités génératrices de revenus dans le milieu de résidence
ou à l’extérieur.
•฀Les risques liés à la présence ou à l’absence de filets de protection. La dégrada-
tion de la situation des ménages est rarement atténuée par des programmes
de moyen ou long terme ou par des projets de court terme de lutte contre la
pauvreté : crédit rural, subventionnement de produits de première nécessité et
travaux à haute intensité de main-d’œuvre.
•฀Les risques liés aux obligations et charges sociales. Les obligations culturelles
et les charges sociales sont parfois en conflit de priorité avec la nécessité de
s’assurer contre les risques d’insécurité sociale : vente de parcelles, de biens,
d’équipements pour financer des funérailles, des mariages ou pour faire un
geste de solidarité envers la famille ou des amis.
L’évolution des facteurs de risque ou de choc rend les ménages vulnérables
plus sensibles à la non-diversification des rentrées de revenus, aux fluctuations
des prix sur le marché et à l’intégration des économies. De même, ces ménages
sont de moins en moins capables de résister à ces chocs par eux-mêmes.

La vulnérabilité sociale
et la crise structurelle multidimensionnelle
Les tendances de fond de la crise haïtienne pouvant développer et renforcer
la vulnérabilité sociale sont d’ordre écologique, démographique, économique
et politique.
•฀Les฀tendances฀écologiques.฀Les conséquences de l’exploitation anarchique des
ressources naturelles sont multiples : disparition du couvert boisé – la superficie
des forêts du pays est passée de 21 % à 1,5 % du territoire de 1945 à 2000
(Mathurin et Bayard, 2008 : 43) ; perte de fertilité des sols – c’est le pays de
la Caraïbe où les rendements agricoles sont les plus faibles ; érosion accélérée
livrant, chaque année, près de 17 millions de tonnes de terre arable à la mer
(Guito et Roy, 1999). Cette réalité écologique est une menace permanente
pour les récoltes et les revenus des paysans ainsi que pour toutes les populations
urbaines et rurales vivant dans des zones à risques.
•฀Les฀tendances฀démographiques.฀Dans un contexte de dégradation écologique,
le rythme de la croissance démographique s’accélère : 1,8 % de 1950 à 2003 mais
2,2 % de 1982 à 2003 ; la densité est forte (362 habitants/km2) ; la croissance
50 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

urbaine tend aussi à s’accélérer : 4 % par an entre 1982 et 2003 4, plus de 40 % de


la population vit maintenant en milieu urbain. Cette croissance démographique
entraîne une pression tant sur les terres cultivables que sur les terres habitables, et
une crise sur le plan agricole comme sur le plan du logement.
•฀Les฀tendances฀économiques.฀La crise des systèmes agraires ne permet plus à
l’économie familiale d’assurer la satisfaction des besoins alimentaires du pays. La
balance commerciale constamment déficitaire, la crise permanente des finances
publiques 5 et une forte pression inflationniste handicapent la croissance écono-
mique du pays 6. La libéralisation extrême, imposée par les agences de finance-
ment à partir des années 1980, a augmenté la dépendance économique d’Haïti
en supprimant pratiquement toutes les barrières de protection des secteurs
productifs agricoles et industriels, entraînant leur effondrement. Les effets de
cette situation économique critique sont la chute de revenus, la paupérisation
ainsi que l’aggravation de l’insécurité sociale.
•฀Les฀tendances฀politiques.฀Nous sommes en présence d’une société marquée
par une grande faiblesse du système démocratique 7. La population se trouve
ainsi privée de mécanismes de représentation et d’expression, notamment pour
faire connaître la situation de pauvreté et d’insécurité dans laquelle elle se trouve,
mais aussi pour participer à l’établissement de politiques publiques d’envergure.
Tandis que l’insécurité physique évolue en dents de scie 8, l’instabilité politique,
elle, est chronique avec une récurrence des conflits. Le mode de gouvernance est
caractérisé par la déficience des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire.
La tutelle militaire des Nations unies sur le pays depuis 2004 n’a pratiquement
rien amélioré à cette situation politique chaotique.
La crise écologique, démographique, économique et politique a engendré
trois formes de vulnérabilité :
• L’insécurité cyclique, où les ménages sont périodiquement exposés à de très
fortes probabilités de se retrouver en environnement défavorable.
• L’insécurité temporaire, où les ménages sont exposés à de lourdes pertes en cas de
conjoncture difficile : cyclone, inondation, conflit politique, tremblement de terre.
• L’insécurité chronique, où, hormis une transformation économique et sociale en
profondeur, certains ménages vulnérables sont toujours et de manière permanente
dans une situation d’insatisfaction des biens et services nécessaires à leur subsistance.

4. Institut haïtien de statistiques et d’informatique (IHSI), Recensement de 2003.


5. D’après le PNUD-Haïti 2005, le déficit budgétaire supporté depuis plus de dix ans par l’aide publique
au développement atteint un montant équivalent à 50 % du budget national ; en 2002-2003, il était de 40 %
du PIB.
6. Le déficit de la balance commerciale est passé de - 759 à - 1 571 millions de dollars US de 2000 à 2008
tandis que la moyenne annuelle du taux d’inflation pour la même période est de 17 %, d’après la Banque
mondiale citée par le site Internet « Perspective Monde » de l’université de Sherbrooke.
7. De 1986 à 2006, Haïti a connu quatre élections avortées, huit coups d’État ou démissions forcées des
responsables de l’exécutif et vingt-cinq changements de gouvernement (Mathurin et Bayard, 2008 : 36).
8. De 2004 à 2006, 635 cas d’enlèvement ont été déclarés à la police (Mathurin et Bayard, 2008 : 36).
LA VULNÉRABILITÉ SOCIALE À LA VEILLE DU SÉISME 51

Les privations de capacités élémentaires dont sont victimes les ménages vulné-
rables sont autant de limitations de droits et de libertés fondamentales sans lesquels
il leur est impossible de mener leur vie comme ils le souhaitent. La rectification de
ces atteintes à la dignité humaine exige des politiques publiques de réhabilitation
de l’environnement, de développement économique, de sécurité alimentaire et
de protection sociale à la hauteur de la gravité de la situation. Malheureusement,
depuis le début des années 1980, les interventions de l’État et des acteurs de la
communauté internationale présents sur place sont limitées dans le temps et dans
l’espace. Elles sont circonscrites dans des aires géographiques très réduites et ne
touchent qu’une faible proportion de la population. Elles répondent surtout à des
besoins d’urgence et de ce fait ont peu d’impacts durables. La vulnérabilité sociale
avant le « Goudougoudou 9 » étant des plus extrêmes, les dégâts du choc sismique
dans les cinq villes frappées 10 seront immenses et la vie sociale à travers l’ensemble
du pays se transformera en calamité.

Les origines de cette vulnérabilité sociale


et la sortie de l’État de cette impasse
Depuis la naissance du pays, il existe un ensemble de contradictions liées à
son passé colonial et à la nature antiesclavagiste et anticoloniale de sa révolution
de 1804. La mauvaise gestion de ces contradictions 11 entre les élites haïtiennes
et les masses paysannes ainsi que l’isolement international du pays au cours de
la première moitié du XIXe siècle vont faire d’Haïti, à partir de 1825, la première
néocolonie de l’Amérique 12. Le système économique qui s’est installé repose
sur la prédation et la rente empêchant toute forme d’accumulation interne de
capital au plan national. L’État haïtien s’est constitué en un État dépendant,
patrimonial et oligarchique s’appuyant surtout sur la violence pour imposer son
pouvoir et sur des lois édictées pour asseoir un mode de gouvernance dictato-
rial, autocratique et présidentialiste. L’État en rupture avec la société n’assume
et ne protège que les intérêts des puissances étrangères et ceux des oligarchies
commerciales et terriennes au détriment du développement de la nation ou du
mieux-être collectif.

9. « Goudougoudou » est le nom donné par les Haïtiens au tremblement de terre pour, volontairement,
ne pas le citer.
10. Les villes les plus touchées par le séisme sont Port-au-Prince, Léogâne, Jacmel, Grand-Goâve et Petit-Goâve.
11. Les principales contradictions qui se posaient à la société postcoloniale haïtienne sont les suivantes :
grande propriété / petite propriété ; denrée d’exportation / vivres alimentaires pour la consommation nationale ;
État républicain libéral / État dictatorial autocratique ; français-catholique / créole-vodou ; citoyenneté pour les
élites / situation de servage pour les cultivateurs.
12. L’acceptation de l’ordonnance de Charles X, roi de France, en 1825, par le président Boyer, qui impli-
quait la réduction de moitié des droits de douane pour les navires français et le paiement à la France d’une
indemnité de 150 millions de francs par Haïti, mina les fondements de la souveraineté du pays et réduisit
considérablement la possibilité d’émergence d’un État capable de remplir ses fonctions régaliennes.
52 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

La quête constante et permanente de changement dans les rapports de


domination va donner naissance à des mouvements sociaux qui chercheront à
aiguiser les contradictions afin qu’elles débouchent sur des compromis au profit
de la collectivité nationale. Ces mouvements se confrontent aux élites écono-
miques et politiques traditionnelles ainsi qu’à leurs alliés internationaux, ce qui
se traduit par des crises de société qui affecteront le pays à plusieurs reprises au
cours de ses deux cents ans d’histoire 13. Toutes ces crises que l’État haïtien a
connues n’ont jamais pu aboutir à de vrais compromis nationaux durables entre
l’État, les mouvements sociaux et les élites traditionnelles. Les oligarchies avec
l’aide de l’armée, de quelques acteurs politiques clés et de certaines puissances
étrangères ont colmaté ces crises par la récupération, la répression et parfois
même des bains de sang 14. Sous la coupe de cette communauté internationale
au sein de laquelle prédominent les intérêts du capital financier et tant que la
conduite des affaires de l’État dépendra uniquement du bon vouloir de l’oli-
garchie économique locale alliée à des secteurs politiques qui n’ont aucune
attache pour la patrie, Haïti ne sera jamais viable.
Les solutions aux graves problèmes de vulnérabilité sociale, de développement
national, de réduction de la souveraineté du pays, d’effondrement de l’État, c’est
sur place que les Haïtiens doivent les trouver. Cela implique la redynamisation du
mouvement social et politique haïtien autour d’un projet de société humaniste
et progressiste mené par une direction nationale établissant un pacte social qui
prend en compte les intérêts de toutes les composantes de la nation. Ainsi, l’issue
de cette crise systémique passe nécessairement par la construction d’un autre État
ayant seul le monopole de la force légitime et de la fiscalité, capable de définir et
de mettre en œuvre des politiques publiques tout en assurant l’application des
mêmes lois pour tous. Ce pouvoir devenu enfin public doit s’atteler à l’aména-
gement du territoire, à l’intégration sociale et à la régulation de l’économie tout
en intervenant pour le développement des secteurs stratégiques. Cet État doit
être démocratique et décentralisé afin de s’enraciner dans le territoire tout en
étant sous le contrôle de ses citoyens. Il doit aussi être l’émanation d’un véritable
compromis entre les différents secteurs sociaux du pays pour pouvoir user de
toutes ses prérogatives tant au plan national que sur la scène internationale. C’est
seulement ainsi qu’une refondation souveraine de l’État haïtien permettra de créer
les conditions pour un développement économique et social au profit de toutes

13. Les principales crises de société qui ont secoué le pays sont les suivantes : la crise de l’orientation de
l’État à la mort de l’empereur Dessalines en 1806 ; la crise agraire de 1842-1843 ; la première crise du despotisme
politique et des monopoles économiques de 1865-1883 ; la deuxième crise dont l’enjeu est la modernisation
de l’État et du système économique de 1902-1915 ; la crise politique et socioculturelle de 1946 et la crise
multidimensionnelle de 1986.
14. L’occupation américaine de 1915-1934 a été à la fois brutale et accaparante. La Constitution a été
changée pour permettre aux compagnies étrangères d’acquérir des terres, la Garde d’Haïti, devenue plus tard
les Forces armées d’Haïti, a été constituée, la centralisation s’est accélérée au profit de Port-au-Prince, et l’État
haïtien est devenu depuis extrêmement dépendant des États-Unis d’Amérique.
LA VULNÉRABILITÉ SOCIALE À LA VEILLE DU SÉISME 53

les filles et de tous les fils de la nation, et de sortir le pays du gouffre dans lequel il
s’est davantage enfoncé avec le séisme de janvier 2010.

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NATHALIE BARRETTE ET LAURA DALEAU


Nathalie BARRETTE est professeure agrégée, directrice des études graduées au
département de géographie et chercheuse à l’Institut hydro-Québec en environ-
nement, développement et société de l’université Laval au Canada. Ses champs
d’expertise portent sur la climatologie, la modélisation climatique et les sciences
de l’environnement. Après avoir animé plusieurs séminaires de formation en
gestion des risques et désastres en Haïti, elle y dirige également un projet de
coopération interuniversitaire sur les changements climatiques.
Nathalie.Barrette@ggr.ulaval.ca

Laura DALEAU est détentrice d’une maîtrise en sciences géographiques à l’uni-


versité Laval au Canada, plus précisément dans le domaine de la climatologie.
Elle enseigne la climatologie au premier cycle en tant que chargée de cours. Elle
est également professionnelle de la recherche et collabore à plusieurs projets en
développement pédagogique au sein de la faculté de foresterie, de géographie et
de géomatique de Laval. Elle termine actuellement un diplôme d’études supé-
rieures spécialisées en enseignement collégial à l’université Laval.
laura.daleau.1@ggr.ulaval.ca

Haïti est sans contredit une terre de risques. La probabilité qu’une catas-
trophe survienne lors de la rencontre territoriale entre un phénomène extrême
(aléa) et une communauté (vulnérabilité) est considérablement élevée. Cette
rencontre est le sens commun que l’on donne à la définition du risque (Veyret,
2004). Pratiquement tous les types de risques (voir tableau 1) se retrouvent
sur le territoire haïtien, mais on remarque que dominent les risques naturels
(géophysiques, hydrométéorologiques…), pour la plupart à la source des autres
types de risques (sanitaires, alimentaires…). En effet, un risque naturel, comme
une inondation, peut facilement engendrer un risque sanitaire qui, à son tour,
peut conduire à un risque politique et social. En somme, les risques naturels
géophysiques et hydrométéorologiques constituent pour le territoire haïtien le
point de départ d’une grande variété de risques.
L’aléa est habituellement défini par son origine (hydrométéorologique,
sismique…), mais il importe de le regarder aussi dans sa spatialité (extension,
dispersion) et sa temporalité (fréquence, durée, rapidité). Les risques hydro-
météorologiques apparaissent alors au premier plan comparativement aux
risques sismiques, ceux associés aux passages des cyclones par exemple marquent
56 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

annuellement le territoire haïtien. L’intention ici n’est pas de comparer entre eux
les différentes catastrophes, puisque les conséquences du séisme du 12 janvier
2010 ont montré très clairement l’hégémonie de cet événement, mais d’étudier les
risques hydrométéorologiques dans ce nouveau contexte d’après séisme, également
dans une perspective à plus long terme qui concerne les changements climatiques.
La question qui se pose alors est : peut-on intégrer la réponse aux changements
climatiques, en ce qui concerne les risques hydrométéorologiques, dans le processus
actuel de « reconstruction » pour permettre un développement durable en Haïti ?
Mais avant d’aborder cette question, un portrait général des risques hydro-
météorologiques en Haïti peut être rapidement brossé (voir tableau 1).

Tableau 1 : Les principaux désastres naturels et technologiques en Haïti, 1900-2011

Types de désastre Date Nombre de personnes


tuées
Tremblement de terre 12/01/2010 222 570
Tempête 04/10/1963 5 000
Épidémie 22/10/2010 4 787
Tempête 17/09//2004 2 754
Inondation 23/05/2004 2 665
Tempête 21/10/1935 2 150
Accident lié au transport 17/02/1993 1 800
Tempête 12/08/1915 1 600
Tempête 05/11/1994 1 122
Tempête 02/09/2008 529
Inondation 14/11/1963 500
Accident lié au transport 08/09/1997 400
Accident lié au transport 11/11/1986 200
Accident lié au transport 28/03/1996 100
Sources : EM-DAT.

Sur le territoire haïtien, plusieurs systèmes locaux (par exemple une forte
convection locale 1 jumelée à un soulèvement orographique 2) et des phéno-
mènes de grande envergure (par exemple un cyclone) peuvent engendrer des

1. Transport vertical de chaleur par l’air échauffé au contact du sol pour une région relativement circons-
crite. La forte convection locale engendre la formation de précipitations abondantes.
2. Déplacement de l’air qui rencontre un obstacle du relief (par exemple une montagne) le forçant à s’élever.
Cette élévation engendre habituellement la formation de précipitations abondantes.
HAÏTI, ÉGALEMENT TERRE DE CYCLONES 57

précipitations abondantes. Sur le plan temporel, le pays est caractérisé à la fois


par une saison cyclonique mais aussi par une ou des saisons de pluies selon les
régions. Dans tous les cas, de fortes précipitations peuvent être enregistrées sur
le territoire. À l’opposé, Haïti est aussi exposé à d’autres risques hydrométéoro-
logiques comme les sécheresses. Cependant, afin de bien illustrer l’avenir de l’un
de ces risques, nous nous intéresserons ici aux cyclones.

L’exemple des cyclones

La formation des cyclones tropicaux est un phénomène climatique qui


prend sa source au-dessus des mers chaudes des tropiques, là où toutes les condi-
tions favorables à son apparition peuvent être réunies. Ces dernières sont une
combinaison d’éléments d’origine climatique, que ce soit à l’échelle locale ou à
l’échelle régionale, et d’éléments faisant partie des lois géophysiques terrestres
(par exemple la force de Coriolis).

Conditions générales de formation


L’accumulation de chaleur dans les couches supérieures de l’océan Atlantique
constitue la source principale d’énergie menant à une éventuelle cyclogenèse.
D’ailleurs, l’évaporation qui en résulte restera le moteur de la formation cyclo-
nique tout au long de sa croissance. Pour que l’eau de surface puisse s’évaporer
de manière significative, celle-ci doit atteindre une température d’au moins
26,5 °C sur une profondeur minimale de cinquante mètres (Lutgens et Tarbuck,
2010). Cette évaporation soutenue des eaux de surface favorise l’accumulation
d’humidité et de chaleur latente dans la colonne d’air située au-dessus, formant
ainsi une masse d’air instable. Pour que la perturbation atmosphérique et la
structure nuageuse puissent se mettre en place, un faible cisaillement vertical du
vent est nécessaire. En effet, un gradient anémométrique 3 trop changeant avec
l’altitude peut affaiblir un cyclone mature ou simplement inhiber le processus
de convection de l’air pouvant éventuellement mener à la formation d’un vortex
(ibid.). En régions tropicales et subtropicales, les mouvements ascendants de
l’air sur une grande épaisseur peuvent se combiner pour mener à la formation
d’une supercellule autogénérative s’étalant sur des centaines de kilomètres au-
dessus des eaux océaniques.
Finalement, un élément incontournable à la formation d’un cyclone est sa
position latitudinale, majoritairement entre 5° et 8° Nord. Pour qu’une dépres-
sion puisse amorcer un mouvement tourbillonnaire par l’effet de Coriolis,
celle-ci ne doit pas être située trop près de l’Équateur où l’effet est nul. De
plus, pour que la température des eaux de surface soit suffisamment élevée dans

3. Taux de variation de la vitesse et de la direction des vents en fonction de l’altitude.


58 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

les conditions climatiques actuelles, celles-ci ne doivent généralement pas se


retrouver au-delà de huit degrés de la latitude.

Les conséquences : théorie et réalité


Le pouvoir destructeur des cyclones provient d’un effet combiné de la pluie
torrentielle, des vents violents et des marées de tempête (élévation du niveau de
la mer). Les zones côtières sont les plus vulnérables à cette combinaison, mais
tout le territoire haïtien peut subir les conséquences du passage d’un cyclone.
Les effets premiers d’un tel passage sont les inondations, les glissements de
terrain et les raz de marée (Mathieu et al., 2003). Ces conséquences peuvent
rapidement engendrer des épidémies et une destruction des habitations, des
infrastructures, des cultures et du bétail (ibid.), sans compter les nombreuses
pertes de vies humaines.
En ce qui concerne les effets du vent, il faut savoir qu’ils sont liés à deux
facteurs : la vitesse des rafales et la résistance des obstacles. La pression exercée
sur une surface (un mur par exemple) est proportionnelle au carré de la
vitesse du vent qui est à l’origine de cette pression (Holland, 1993). Ainsi,
un vent de 200 km/h aura une action quatre fois plus importante qu’un vent
à 100 km/h. La plupart des constructions répondant aux normes internatio-
nales actuelles doivent résister à des vents de 240 km/h. Cependant, l’élément
le plus destructeur est les rafales qui peuvent atteindre des valeurs supérieures
de 50 % au vent moyen.
Concernant la quantité de pluies générées par un cyclone, il n’y a pas de
scénario typique. En moyenne, il tombe 100 mm de pluie en 24 heures dans un
rayon de 200 km du centre, mais il n’est pas rare de recueillir jusqu’à 400 mm
soit 400 litres par m² dans cette période (Graham et Riebeeck, 2006). Qui plus
est, lorsque l’on considère l’intensité des précipitations, elles peuvent atteindre
des valeurs phénoménales de 40 litres en une minute par m2.
La marée de tempête (ou onde de tempête) correspond à une brusque
montée des eaux de mer envahissant les terres, due aux vents forts associés à
un cyclone s’approchant des côtes. On affirme souvent, à tort, que la baisse
de pression au centre d’un cyclone permet à l’océan de s’élever, et d’être ainsi
la cause des marées de tempête destructrices quand le cyclone touche la côte.
Cependant, cette élévation induite ne serait que de l’ordre d’un mètre pour un
cyclone ayant une pression au centre de 900 hectopascals (hPa). Alors que la
hauteur totale d’une marée de tempête pour un cyclone d’une telle intensité
pourrait atteindre dix mètres (Holland, 1993).
Les conditions générales de formation des cyclones tropicaux sont habi-
tuellement réunies, dans l’Atlantique Nord, pour la période comprise entre
juin et décembre. En Haïti, l’activité cyclonique atteint des sommets entre les
mois d’août et d’octobre. Au cours de la période 1900-2011, on a recensé en
Haïti 32 catastrophes naturelles (voir figure 1) associées à l’activité cyclonique
HAÏTI, ÉGALEMENT TERRE DE CYCLONES 59

(EM-DAT). Plus de la moitié (18 sur 32) de ces cyclones se sont manifestés après
les années 2000. L’année 2008 fut de loin la plus spectaculaire sur le plan de l’acti-
vité cyclonique puisqu’en moins d’un mois, quatre cyclones d’importance (Fay,
Gustav, Hanna et Ike) touchaient le pays, affectant près de 800 000 personnes,
faisant plus de 1 100 victimes et causant des dommages et des pertes matériels
estimés à 897 millions de dollars US (GRH, 2008). L’effet combiné des vents
forts et des pluies intenses a provoqué de très fortes inondations. Dans la ville des
Gonaïves, certains secteurs ont vu le niveau de l’eau atteindre plus de six mètres
en quelques heures. Ces inondations ont eu pour effet de détruire plusieurs
infrastructures (ponts, écoles, hôpitaux…) et de dévaster les récoltes de riz de
la vallée de l’Artibonite, ce qui a immédiatement accru l’insécurité alimentaire
et augmenté les risques sanitaires. À cela il faut ajouter les risques sociaux asso-
ciés au déplacement de la population qui se retrouve, au lendemain du sinistre,
sans logement. Depuis le début du XXe siècle, on estime que plus de 5 millions
d’Haïtiens ont été affectés par les cyclones tropicaux (EM-DAT).

Figure 1 - Nombre annuel de cyclones ayant engendré une catastrophe naturelle


sur le territoire haïtien de 1900 à 2011

6
Nombre de catastrophes associées au passage d’un cyclone

0
2010
2000
2005
1990
1995
1975
1980
1985
1965
1970
1955
1960
1940
1945
1950
1930
1935
1920
1925
1900
1905
1910
1915

A n n é e
Source : EM-DAT.

Suivant ce constat, il ne faut surtout pas conclure que Dame Nature


s’acharne contre Haïti. Les cyclones tropicaux, malgré leurs effets dévastateurs,
jouent un rôle crucial dans l’équilibre énergétique de la planète. Ils transfèrent
60 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

l’excédent de chaleur de la surface vers l’atmosphère déficitaire. Par le passé,


plusieurs projets d’études (de géo-ingénierie) mis sur pied pour tenter de
détruire les cyclones en formation ont échoué, car les conséquences engendrées
par un tel contrôle climatique se sont avérées plus néfastes que les cyclones eux-
mêmes. Par ailleurs, les cyclones tropicaux fournissent pour le territoire haïtien
une grande partie des ressources en eau dont le pays a besoin. Il ne faut pas
lutter contre les cyclones tropicaux, il faut les intégrer (s’adapter) à la vie sous
les tropiques. Cuba est un pays souvent cité en exemple pour le haut niveau
d’intégration de ce phénomène naturel à la vie et à l’organisation de la société.
Reprenons l’exemple de 2008, les quatre cyclones n’ont fait aucune victime et
ont pourtant détruit 185 maisons en territoire cubain alors que celui-ci fut tout
aussi durement touché par ces cyclones tropicaux (Leal et al., 2009). La grande
différence entre Cuba et Haïti, c’est la vulnérabilité. Haïti est caractérisé par
une très grande vulnérabilité environnementale, économique et sociale. Tous les
piliers du développement durable y sont fortement ébranlés.
Tous les pays des Caraïbes sont touchés de près par l’activité cyclonique. Même
les pays développés comme les États-Unis sont exposés d’une façon récurrente
à cet aléa. Le cas de l’ouragan Katrina en est un très bon exemple. Le président
de l’époque, George W. Bush, a déclaré l’état d’urgence en Louisiane, deux jours
avant l’arrivée de l’ouragan sur les côtes. Malgré le déclenchement précoce de l’état
d’urgence, celui-ci a fait près de 2 000 victimes. Est-ce à dire que les États-Unis
sont eux aussi vulnérables ? En fait, les victimes appartenaient majoritairement
à la population noire, ils n’avaient pas accès à des véhicules privés, et une partie
importante de la population était trop âgée ou malade pour pouvoir fuir ou même
s’offrir une nuit dans un hôtel hors de la région à risque. Les habitants les plus aisés,
majoritairement des Blancs, ont appliqué les consignes officielles et ont pour la
plupart gagné le nord du Mississippi et les États voisins d’Alabama et de Géorgie.
La pauvreté fut donc un facteur de vulnérabilité important dans ce drame. Il faut
bien sûr ajouter à cela le fait que les installations de protection de la côte n’étaient
pas adéquates pour résister à un tel ouragan. La Louisiane étant, à l’origine, un
immense delta envahi de marais, la présence d’une ville sur un substrat aussi vulné-
rable sur le plan environnemental n’a fait qu’amplifier l’ampleur du désastre.
Cette description théorique et pratique des conséquences associées au
passage d’un cyclone tropical accentue l’inquiétude face à une augmentation
possible des cyclones en termes d’intensité et de fréquence dans le contexte des
changements climatiques.

Le devenir de l’activité cyclonique dans le contexte


des changements climatiques
Les saisons cycloniques des années 2000 dans le bassin de l’Atlantique ont
été particulièrement productives en cyclones tropicaux et ont engendré un
nombre important de désastres naturels (voir figure 1), générant un certain
HAÏTI, ÉGALEMENT TERRE DE CYCLONES 61

questionnement au sein de la communauté scientifique, à savoir si les chan-


gements observés depuis la seconde moitié du siècle dernier dans le système
climatique planétaire pouvaient également s’observer au niveau de l’activité
cyclonique à grande et à petite échelle. En effet, la formation des cyclones
étant étroitement liée aux échanges océan-atmosphère, une modification de ces
derniers devrait possiblement se répercuter sur le régime cyclonique. Toutefois,
devant la complexité de la machine climatique et des nombreux paramètres inter-
dépendants qui la composent, la réponse à cette question est loin d’être évidente
et les hypothèses proposées sont loin de faire l’unanimité. Comme il s’agit d’une
problématique relativement récente dans le domaine de la climatologie, il est
encore ardu de déterminer si les dernières observations nous permettent d’éta-
blir l’existence d’une certaine tendance, ou si elles corroborent plutôt l’influence
des cycles naturels comme El Niño Southern Oscillation (ENSO), l’Oscillation
nord-atlantique (NAO) et l’Atlantic Multidecadal Oscillation (AMO) sur les
activités cycloniques.
Les températures moyennes de surface (TMS) de l’océan Atlantique ont
connu une hausse dans les dernières décennies. Il en résulte une augmentation
de la quantité de vapeur d’eau dans la basse troposphère. En effet, depuis 1988,
on a enregistré une augmentation de 1,3 % par décennie de la quantité d’humi-
dité présente dans la colonne d’air située au-dessus de tous les océans (Trenberth,
2005). Cette observation est en phase avec les prévisions théoriques et les modèles
de projection qui suggèrent que l’humidité augmente de pair avec la tempéra-
ture de l’eau. Cela dit, il faut considérer que l’humidité relative de l’air est un
facteur déterminant dans la cyclogenèse et la durée de vie d’un cyclone, favorisant
notamment l’ascendance de l’air et la formation de nuages à fort développement
vertical. Par conséquent, il est pertinent de présumer qu’une hausse des TMS et
de la quantité de vapeur d’eau au-dessus des océans, générant davantage d’énergie
disponible pour la convection atmosphérique, entraîne un renforcement de
l’activité cyclonique. Afin d’effectuer des mesures en lien avec cette hypothèse,
des chercheurs utilisent l’indice Accumulated Cyclone Energie (ACE). Cet indice
représente l’énergie utilisée par les cyclones lors d’une saison donnée, en tenant
compte de l’intensité et de la durée de ces derniers. Depuis 1995, l’indice ACE
est au-dessus de la normale pour toutes les saisons cycloniques exceptées deux
d’entre elles. Ces deux exceptions seraient dues au phénomène ENSO, qui rend
les conditions climatiques de l’Atlantique moins favorables à la cyclogenèse. Selon
la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), lors des saisons
comprises entre 1995 et 2004, on a dénombré en moyenne 13,6 tempêtes tropi-
cales, 7,8 cyclones et 3,8 cyclones dits majeurs (catégories 4 et 5). Par ailleurs,
l’indice ACE moyen calculé pendant cette décennie était de 169 % au-dessus de
la médiane. A contrario, lors des saisons précédentes, situées entre 1970 et 1994,
on a dénombré en moyenne 8,5 tempêtes tropicales, 5 cyclones et 1,5 cyclone
majeur avec un indice ACE de 70 % au-dessus de la médiane (Trenberth, 2005).
62 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

Afin d’évaluer si les changements climatiques ont un impact sur les cyclones
de l’Atlantique Nord, des chercheurs ont développé un autre système de
mesure : le potentiel destructeur des cyclones, fondé sur l’indice de dissipation
totale d’énergie (PDI), incluant notamment la durée de vie du cyclone, la vitesse
des vents et la densité de l’air (Emanuel, 2005). En appliquant cette mesure
aux cyclones enregistrés depuis 1970, une tendance à la hausse a été observée.
Celle-ci serait due à la fois à une plus grande durée de vie des cyclones et à une
plus forte intensité des cyclones les plus violents. La somme annuelle de la durée
de vie des cyclones a augmenté de 60 % depuis 1949 et la moyenne annuelle de
la vitesse maximale des vents a augmenté de 50 % au cours de la même période
(ibid.). Bref, l’utilisation de l’indice de dissipation totale d’énergie et la hausse
des mesures qui a été observée mènent à la conclusion que le potentiel destruc-
teur des cyclones a augmenté depuis la moitié du siècle dernier.
Cette tendance récente correspond assez bien à ce que les modèles numé-
riques du climat projettent pour le tournant du XXIe siècle. On conclut (IPCC,
2007) que dans un climat plus chaud, les cyclones tropicaux présenteront des
pics plus élevés dans l’intensité des vents et des précipitations plus importantes,
en pics et en moyenne, avec possibilité de baisse du nombre de cyclones relative-
ment faibles, et d’une recrudescence du nombre de cyclones forts. Cependant,
le nombre total de cyclones tropicaux au niveau mondial pourrait diminuer,
selon les projections des modèles numériques du climat.
Ces différents résultats attendus (projections) au tournant du XXIe siècle, qui
comportent un niveau d’incertitude variable, nous amènent néanmoins à avoir
quelques inquiétudes quant à l’évolution de ce phénomène à court et moyen terme.

Des circonstances pour une adaptation anticipée ?

L’adaptation dans le contexte des changements climatiques correspond


à un ajustement des systèmes naturels ou humains en réponse à des stimuli
climatiques présents ou futurs, ou à leurs effets. Pour l’être humain, il y a deux
réponses possibles : une adaptation réactive ou une adaptation anticipée.
L’adaptation réactive consiste à attendre que les effets des changements
climatiques se fassent sentir avant de réagir. À ce moment, l’éventail des options
est plus limité et les réponses plus coûteuses, aux dépens de la durabilité envi-
ronnementale et sociale. À ce sujet, Nicholas Stern (2008) concluait dans
son rapport qu’il en coûterait 1 % du PIB mondial investi maintenant pour
fortement atténuer les effets des changements climatiques et qu’autrement l’on
pourrait connaître une récession jusqu’à 20 % du PIB mondial.
L’adaptation anticipée, quant à elle, en appelle à des mesures de planifica-
tion minutieuse pour réduire les coûts à long terme et s’assurer de la réalisation
d’autres objectifs sociaux et de croissance économique. Les efforts d’adaptation
HAÏTI, ÉGALEMENT TERRE DE CYCLONES 63

complètent alors les activités déjà en place et viennent soutenir les objectifs de
développement national, de réduction de la pauvreté et d’amélioration de la
gestion des ressources.
L’adaptation anticipée est essentielle dans le contexte des changements
climatiques, car elle se pose comme la voie appropriée pour réduire la vulnéra-
bilité d’une population, laquelle exprime le niveau des effets d’un aléa sur les
enjeux et la sensibilité des êtres humains et de leurs installations à ces diffé-
rents aléas. Elle sera amplifiée par l’exposition (caractère, ampleur, rythme),
la sensibilité (degrés d’affectation) et la capacité d’adaptation de la popula-
tion. Ce dernier point est extrêmement important pour Haïti, en particulier
depuis le 12 janvier 2010, puisque tous les facteurs de vulnérabilité ont été
exacerbés. Ces facteurs sont la densité de la population, l’étendue du bâti,
les facteurs techniques (par exemple l’application des normes), les facteurs
socio-économiques, les facteurs culturels (culture du risque), les facteurs insti-
tutionnels et politico-administratifs (absence de programmes de prévention,
législation laxiste…) et les facteurs plus fonctionnels (mauvaise gestion de la
crise, absence de prévisions efficaces…).
Dès lors, nous sommes face à une situation redoutable, car d’un côté, les
scientifiques indiquent que l’exposition d’Haïti aux risques hydrométéoro-
logiques va fort probablement augmenter – surtout en ce qui concerne les
cyclones majeurs –, et d’un autre côté, l’on observe que tous les facteurs de
vulnérabilité ont été exacerbés par le séisme de 2010. Devant un tel constat, ne
doit-on pas intégrer rapidement la réponse aux changements climatiques dans
le processus de « repensée » du territoire haïtien ?
La majorité des pays occidentaux doivent, au fil des années et des priorités
budgétaires nationales, intégrer les mesures d’adaptation aux changements
climatiques et d’atténuation de leurs effets lorsque se présente une étape de
restructuration majeure (politiques, règlements, schémas d’aménagement…)
ou une catastrophe (par exemple des inondations répétées). Le processus est
souvent long et très coûteux, car il doit tenir compte des structures déjà bien
établies (non détruites). Ainsi, pour limiter les coûts, l’on devra attendre qu’une
infrastructure (par exemple un égout pluvial en milieu urbain) devienne vétuste
pour la remplacer par une autre qui inclurait la réponse aux changements clima-
tiques (d’une dimension plus importante).
Dans le cas d’Haïti, l’événement du 12 janvier 2010 a créé, fortuitement,
une conjoncture favorable à l’intégration de mesures d’adaptation en obligeant,
par l’ampleur des dégâts, à repenser l’aménagement du territoire (politiques
et règlements) et à reconstruire une grande partie des infrastructures, deux
éléments majeurs souvent propices à l’insertion de telles mesures.
Le risque, qu’il soit lié à l’activité cyclonique ou autre, n’est pas un phéno-
mène spatial à proprement parler. Il est invisible, abstrait et constitue une
projection du futur (Veyret, 2004). Cependant, il est l’objet de décisions
64 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

individuelles, de mesures de gestion par les collectivités, de dispositions régle-


mentaires et de politiques publiques qui, elles, s’inscrivent d’une manière ou
d’une autre dans l’espace. Ainsi, la prise en compte du risque peut devenir
une logique de l’organisation spatiale et finalement un facteur structurant
de l’espace. Les risques hydrométéorologiques doivent, au même titre que
le risque sismique, faire partie de ces nouveaux facteurs structurants pour le
territoire haïtien.

Conclusion

Avec les inconvénients apportés par les changements climatiques, tels que
les inondations et les glissements de terrain générés par des cyclones souvent
très violents, les conditions de vie ne s’améliorent pas. Il est urgent d’implanter
des systèmes de réglementation politique et de protection de l’environnement
afin de permettre à la population haïtienne d’évoluer dans un contexte de
développement durable.
Concrètement, les premiers efforts devraient être orientés vers la mise en
place d’une formation universitaire courte sur les changements climatiques
destinés aux intervenants actuels (fonctionnaires, décideurs…) impliqués dans
le processus de repensée du territoire haïtien. Une telle formation universitaire,
de type professionnel, permettrait aux acteurs de la reconstruction de savoir
comment et où intégrer cette réponse aux changements climatiques dans leur
planification. Rappelons que les cyclones tropicaux ne sont pas les seuls éléments
du climat qui pourraient subir des changements dans les années à venir. La
problématique de la hausse du niveau marin et des sécheresses plus récurrentes
constitue aussi d’autres exemples d’éléments dont il faudra tenir compte dans
l’élaboration des stratégies d’adaptation.
À plus long terme, l’investissement dans l’éducation au niveau primaire et
secondaire constitue une valeur sûre pour réduire la vulnérabilité et donc favo-
riser une meilleure capacité d’adaptation au sein de la population. Haïti est en
effet aux prises avec une vulnérabilité environnementale particulièrement élevée
venant, en partie, du manque d’accès à des ressources énergétiques alternatives
qui permettraient de limiter l’utilisation du bois (charbon) et donc la protection
des quelques dizaines de milliers d’hectares de forêts restants. Les jeunes généra-
tions peuvent opérer un changement en matière de consommation énergétique
si elles sont rapidement initiées aux services que la nature, en particulier les
forêts, peut rendre à l’être humain. D’où le besoin d’une formation relative à
l’environnement par laquelle les jeunes apprendraient à devenir des écocitoyens
pour un quotidien durable.
Et pourquoi pas ? Haïti pourrait devenir le premier pays insulaire à intégrer la
réponse aux changements climatiques à l’ensemble de ses activités sur son territoire.
HAÏTI, ÉGALEMENT TERRE DE CYCLONES 65

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUE

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Earth Observatory (NASA), document en ligne, consulté le 21 juin 2011 : eartho
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Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 :
un désastre prévisible ?

JEAN-JACQUES WAGNER
Professeur honoraire à la section des sciences de la terre et de l’environne-
ment de la faculté des sciences de l’Université de Genève où il a développé
une formation en analyse et gestion des risques naturels (CERG), il est
l’un des grands spécialistes suisses en évaluation et gestion des risques
géologiques. Ses recherches portent sur les tremblements de terre, les volcans
et sur la perception et le management intégré des risques liés aux aléas
naturels. Il est membre de la commission extraparlementaire suisse sur les
dangers naturels (PLANAT). Il a animé plusieurs conférences et séminaires
sur les caractéristiques sismiques d’Haïti. Jean-Jacques.wagner@unige.ch

Avec un peu de recul, peut-on s’inspirer pour qualifier le tremblement de


terre d’une magnitude moment de 7,0 qui secoua Haïti et plus particulièrement
sa capitale Port-au-Prince le 12 janvier 2010 du titre de l’ouvrage de l’auteur
colombien Gabriel García Márquez Chronique d’une mort annoncée (1981) ? On
pourrait le croire si l’on se rapporte aux diverses mises en garde antérieures dont
celle de l’ingénieur géologue haïtien Claude Prepetit dans un article paru dans le
journal Le Matin d’Haïti en date du 9 octobre 2008 sous le titre « Tremblements
de terre en Haïti : mythe ou réalité ? » :
Les tremblements de terre dans le pays d’Haïti-Thomas, serait-ce un mythe
ou une réalité ? La question ne se pose même pas, car la menace sismique au
niveau de la plaque caraïbéenne, en général, et de l’île d’Haïti, en particulier,
est plus qu’une réalité. Sans vouloir adopter une attitude systématiquement
pessimiste ou alarmiste, je refuse toutefois de me baigner dans l’illusion que les
secousses sismiques désastreuses ne se produiront que chez les autres. Un peuple
sans mémoire, dit-on, est un peuple sans avenir. À nous Haïtiens de prendre dès
aujourd’hui des mesures de mitigation pour limiter les dégâts comme les autres
nations de la plaque caraïbéenne, particulièrement Porto Rico, Martinique et
Guadeloupe, le font pour préserver les vies et les biens de leurs populations.
(Prepetit, 2008.)

Il est vrai que, dans l’état actuel de nos connaissances, on ne peut pas prédire
l’occurrence spatio-temporelle d’un tremblement de terre mais l’avertissement
contenu dans cet article reflète ce que l’on sait sur la base de nombreuses
68 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

observations qui permettent de déduire où la terre est susceptible de trembler


dans le futur (Giardini et al., 1999) avec des conséquences qui peuvent être
tragiques si l’on ne prend pas des mesures de protection appropriées.
Il ne s’agit pas ici uniquement de se focaliser sur ce tremblement de terre
car l’on ne peut ignorer la potentialité qu’un autre, aussi désastreux, survienne
dans la région dans un avenir plus ou moins proche. Pour mieux saisir les enjeux
et les conséquences de ce type de phénomène, il est nécessaire de placer notre
analyse dans le contexte du risque sismique qui par définition est la convolution
de la probabilité d’occurrence de l’aléa d’une « intensité donnée » par la vulnéra-
bilité. En d’autres termes, le risque est la possibilité ou probabilité de pertes de
vies, de dommages à la propriété et à l’héritage culturel dans une région exposée
au danger d’un aléa naturel, dans ce cas le tremblement de terre, la catastrophe
étant la réalisation du risque. Il faut cependant relever que, dans le cas d’Haïti,
si la magnitude a été élevée pour être dangereuse, c’est avant tout la vulnérabilité
socio-économique du pays et plus spécifiquement de la région capitale qui a
contribué à l’ampleur de la tragédie. Cette vulnérabilité n’est pas une fatalité,
elle peut se réduire par une approche multidisciplinaire et multi-acteurs.

Situation sismo-tectonique d’Haïti

La distribution géographique de la sismicité, pour des tremblements de terre


de magnitude supérieure à 5,5 dans les années 1900-2002, entre l’Amérique
centrale et les Caraïbes, délimite sous la forme d’une « langue » une grande unité
géologique dénommée « la plaque des Caraïbes » qui inclut dans sa partie nord
le sud de Cuba et les îles d’Hispaniola et de Puerto Rico. Cette plaque a une
frontière dans sa partie nord et nord-est avec celle d’Amérique du Nord et dans sa
partie sud-est et sud avec celle d’Amérique du Sud. C’est l’interaction dynamique
entre ces différentes plaques qui va générer, entre autres, les tremblements de
terre. Il est important de réaliser à ce stade que l’île d’Hispaniola est partie inté-
grante de ce que l’on peut appeler la « ceinture sismique caraïbe » ce qui implique
que le phénomène de tremblement de terre n’y est pas exceptionnel. Il est par
ailleurs intéressant de relever que l’expérience planétaire indique qu’un événe-
ment d’une magnitude de 5 dont le foyer est localisé à faible profondeur est déjà
susceptible de provoquer des dégâts sérieux dans un environnement vulnérable.
Pour analyser plus spécifiquement le danger sismique d’Haïti, il faut prendre
en compte l’ensemble de l’île, Hispaniola étant dans une zone complexe où
les plaques des Caraïbes et d’Amérique du Nord coulissent l’une par rapport à
l’autre par un décrochement sénestre 1 de l’ordre de 20 mm/an en moyenne. Ce

1. Mouvement de glissement d’un des deux compartiments géologiques formant une faille verticale. Il est
dit sénestre lorsqu’un observateur face à l’un d’eux voit l’autre glisser vers la gauche.
LE TREMBLEMENT DE TERRE DU 12 JANVIER 2010 : UN DÉSASTRE PRÉVISIBLE ? 69

mouvement est essentiellement répercuté sur l’île par l’intermédiaire de deux


systèmes majeurs de failles actives, au nord celle dite septentrionale dont le
mouvement serait de 13 mm/an et au sud celle d’Enriquillo-Plantain-Garden
(EPG) avec 7 mm/an (OVSG, 2010). La carte de la figure 1 indique non seule-
ment l’emplacement de ces failles principales mais aussi la localisation approxi-
mative des tremblements de terre historiques majeurs dans la région. Ces derniers
confirment l’importance du danger sismique dans et aux alentours de l’île.

Figure 1 - Zones de failles et séismes historiques de l’île d’Hispaniola

Plaque
Cuba Fosse de Porto Rico
nord-américaine

1887 1953
1842 1904 2003
Faille septentrionale 1562 1946
Haïti
1761 République 1948
dominicaine
1770
1860
1751
1684-91 1751
2010

Faille d’Enriquillo-Plantain-Garden

Séisme
majeur
Plaque des Caraïbes Fosse de Los Muertos Autre séisme
important

Note : les traits indiquent l’emplacement des zones de faille et les cercles la localisation approximative
des séismes historiques.
Sources : d’après Éric Calais, United States Geological Survey (USGS) (Bilham, 2010).

Observation sismologique

Pour appréhender l’aléa sismique, il ne s’agit pas seulement de savoir que


le pays est sismiquement dangereux mais il faut tenter d’en établir le niveau
de dangerosité ! Pour ce faire, il faut évaluer la probabilité d’occurrence d’un
événement dommageable et définir dans la mesure du possible l’événement
potentiel extrême, afin de construire des scénarios plausibles. Pour connaître ce
comportement sismique temporel régional, on fait généralement appel à trois
approches complémentaires. La première est l’étude des failles sub-récentes par
70 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

des observations géomorphologiques directes sur le terrain ou indirectes par


imageries aériennes et satellitaires de haute résolution : c’est le domaine de la
paléosismicité. La deuxième est le décryptage des chroniques anciennes et des
articles de presse relatant des tremblements de terre : c’est le champ de la sismi-
cité historique (figure 1). La troisième et la plus importante de ces approches
prend en compte l’observation instrumentale à l’aide de sismomètres de divers
types : c’est le domaine de la sismicité instrumentale qui est essentiel pour mieux
typifier l’activité sismique locale. Signalons aussi la surveillance du mouvement
des failles actives et potentiellement actives à l’aide du système de positionne-
ment global par satellites-GPS (Calais, 2007).
Ce travail de recherche et de surveillance est difficilement réalisable en
l’absence d’un observatoire sismologique national en Haïti. Certes pour des
séismes de grandes magnitudes, on peut se fonder sur des observatoires existants
plus loin dans les Caraïbes, comme par exemple en Jamaïque ou à Puerto Rico,
sans oublier, sur l’île même, l’Institut de sismologie de l’université autonome de
Santo Domingo. À la suite du séisme du 12 janvier plusieurs missions scientifico-
techniques ont installé des stations temporaires pour faire un suivi des répliques,
comme par exemple celle du Service géologique des États-Unis (Eberhard et al.,
2010). En novembre 2010, l’ambassade des États-Unis a offert aux autorités
d’Haïti un système de surveillance sismique composée de cinq sismomètres ; les
vibrations détectées sont transmises par l’intermédiaire d’Internet. À l’avenir,
une telle surveillance avec une densification des sismomètres est absolument
indispensable pour mieux appréhender l’évolution sismique (répliques et
nouveaux événements) et faciliter la localisation des failles actives. À cela, il
faut ajouter la nécessité d’un réseau d’observation complémentaire, celui des
accélérations sismiques (Strong Motion Net) dont l’information primordiale
permet une mise en œuvre plus appropriée des mesures parasismiques lors de la
reconstruction et du développement du pays.

Le tremblement de terre et ses effets collatéraux

Par effets collatéraux, on entend la liquéfaction de certains sols, les instabilités


de terrain (chutes de blocs rocheux, glissements de terrain) et éventuellement,
suivant l’emplacement de l’épicentre du séisme, les conséquences d’un tsunami.
D’une certaine manière, on pourrait aussi y inclure les répliques au tremblement
de terre principal. Analysons sommairement le contexte d’Haïti :
• La liquéfaction se manifeste lorsqu’un sédiment saturé en eau perd sa
cohésion et réagit comme un fluide sous l’effet des vibrations d’un séisme : en
d’autres termes le sol perd de sa portance. Ce phénomène a été observé dans la
région côtière, dans les deltas de rivières et aussi dans le port principal de Port-
au-Prince qui a été sérieusement endommagé (Rathje et al., 2010).
LE TREMBLEMENT DE TERRE DU 12 JANVIER 2010 : UN DÉSASTRE PRÉVISIBLE ? 71

•฀ Les instabilités de terrain comme les chutes de blocs rocheux ou les


glissements de terrain ont été observés en de nombreux endroits (Rathje et
al., 2010). Concernant ces phénomènes déjà existants dans un contexte de
déforestation du relief accentué par l’action des pluies torrentielles générées par
les nombreux cyclones (NHC, 2010) qui traversent ou côtoient le pays, les
vibrations sismiques ont joué le rôle de facteur aggravant.
•฀ Le tsunami correspond normalement à une série de « grandes vagues
déferlantes » suivant un séisme de magnitude 7 et plus, dont la source est
localisée sous le fond de l’océan ou de la mer et qui est créé par un mouvement
vertical brusque de la faille, ce qui n’est pas la situation d’ici. Cependant les
experts (Hornbach et al., 2010) qui ont parcouru la côte rapportent que des
vagues de tsunamis ont été signalées à Jacmel, Les Cayes, Petit-Goâve, Léogâne,
Luly et Anse-à-Galets et que quatre personnes au moins en seraient mortes
au Petit-Paradis près de Léogâne. Ce tsunami a aussi été enregistré à Saint-
Domingue (République dominicaine) avec une hauteur de vague de 12 cm.
On peut considérer dans ce cas que le tsunami observé est un épiphénomène
probablement généré par les mouvements de surrection et subsidence 2 notés sur
la côte, voire par des glissements de terrain sous-marins provoqués par le séisme.
•฀Les répliques localisées durant les six semaines après le choc principal
comprennent 59 événements de magnitude 5 et plus. En particulier, il y
en a eu deux dont les magnitudes étaient respectivement de 6,0 et 5,9. Le
premier se déclencha sept minutes après l’événement majeur et le second huit
jours après (USGS-NEIC, 2010). L’importance de ces répliques qui peuvent
générer des destructions additionnelles et des victimes supplémentaires est
une vraie plaie tant pour la population en souffrance que pour les opérations
de sauvetage d’urgence ! Les répliques peuvent continuer de se manifester
pendant plusieurs mois ; les statistiques démontrent qu’en principe leur
magnitude décroît avec le temps, mais si le phénomène initial majeur est
égal ou supérieur à 6, les premières répliques restent dangereuses comme l’a
démontré la situation d’Haïti.

Zonage sismique d’Haïti

Le zonage sismique voire le microzonage sismique (OFEG, 2004) est un


outil essentiel pour la gestion à moindre risque du territoire. Il s’agit de la carto-
graphie de la réponse sismique spatiale qui inclut ou non l’effet de site en termes
d’intensité de Mercalli modifiée (MMI) 3 ou en termes d’accélération pointe

2. Ce sont respectivement des mouvements de surélévation et d’affaissement dans la croûte terrestre qui
peuvent être liés au séisme.
3. À la différence de la magnitude fondée sur une mesure instrumentale du mouvement du sol, l’intensité
est estimée statistiquement à partir d’effets observés et/ou ressentis lors d’un séisme. C’est essentiellement une
72 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

au sol 4. Ces informations permettent de délimiter les zones constructibles avec


ou sans réserves et celles qui ne le sont pas. C’est une aide précieuse pour les
autorités à tous les niveaux. Il faut noter d’ailleurs que le tremblement de terre
du 12 janvier a généré un intérêt tant pour un office gouvernemental comme
le Service géologique des États-Unis (Frankel et al., 2010) que pour le secteur
privé comme la compagnie suisse de réassurance SwissRe.
Le premier a produit une carte de l’aléa sismique d’Hispaniola en terme
d’accélération maximale du sol qui a 10 % de chance d’être dépassée en
cinquante ans ainsi qu’une carte de l’effet de site (amplification ou atténuation)
fondée sur une approche empirique de l’évaluation de la vitesse de cisaillement
déduite de la morphologie (Wald et Allen, 2007). La combinaison des deux
fournit une carte de l’aléa sismique qui conforte la dangerosité sismique d’Haïti,
d’une part de la région nord avec la faille septentrionale et d’autre part de la
région sud avec la faille EPG. En République dominicaine voisine, le document
montre une dangerosité non négligeable mais plus diffuse.
La SwissRe (Tscherrig, 2010) a pour sa part élaboré une carte (figure 2) de
l’aléa probable fondée sur l’intensité sismique MMI qui a 10 % de chance d’être
dépassée en cinquante ans. Là aussi, ce qui est logique, on voit comme sur les cartes
de l’USGS les deux zones d’Haïti sujettes à un danger sismique plus important.
Si actuellement l’on est focalisé sur le sud avec Port-au-Prince, il ne faudrait pas
négliger la zone nord avec la ville principale de Cap-Haïtien qui a déjà été détruite
en 1842 et sérieusement endommagée en 1904 par des séismes importants.

Prévention, mitigation et préparation

Devant l’ampleur de cette catastrophe, l’on pourrait certes rechercher des


responsabilités et l’on pourrait en trouver à différents niveaux, car s’il est vrai qu’il
existe de nombreuses incertitudes, il n’y a pas de fatalité et l’humain joue un rôle
essentiel dans les conséquences de l’exposition à l’aléa sismique en particulier et aux
aléas dits naturels en général. Plutôt que de mettre en évidence les défauts, passons
en revue les actions positives qui peuvent améliorer la vie des citoyens d’Haïti dans
le futur au travers de la prévention et de la mitigation d’une part et par la prépa-
ration d’autre part. Ces actions ont deux objectifs généraux : le premier est d’agir
– sachant que le risque zéro n’existe pas – de manière à ce qu’une catastrophe en
devenir soit la plus petite possible, et le second de pouvoir agir dans la catastrophe
le plus efficacement possible pour limiter la souffrance de la population affectée.

échelle de la sévérité des dégâts, elle comporte douze degrés (de I à XII) : les premiers dégâts sont visibles avec
MMI = VII alors qu’avec MMI = IX la destruction est majeure.
4. Ou Peak ground acceleration (PGA). Cette mesure indique la variation de vitesse de la déformation du
sol lors d’un séisme, les unités sont des mètres par seconde carrée (m/s2) ; elle est souvent exprimée en % de la
gravité g (%g).
LE TREMBLEMENT DE TERRE DU 12 JANVIER 2010 : UN DÉSASTRE PRÉVISIBLE ? 73

Figure 2 - Carte de l’aléa sismique d’Haïti en intensité de Mercalli modifiée pour


une probabilité de dépassement de 10 % en cinquante ans, établie par la Swiss Re

Cuba

Degré de l’intensité avec une probabilité

République dominicaine
de dépassement de 10 % en 50 ans
MMI (Intensité Mercalli modifiée)

VII-VIII
VIII Haïti
VIII-IX
IX

Sources : d’après Patrice Tscherrig, Swiss Re, 2010.

Pour réduire le risque, il faut analyser les éléments qui le constituent. Dans
le cas du risque sismique, comme on ne peut agir sur l’aléa, toute l’attention
se porte sur la réduction de la vulnérabilité. Celle-ci est complexe car elle est
formée de plusieurs composantes dont les principales sont sociale, économique,
environnementale, physique ou structurale. Toutes ces composantes ne sont pas
facilement quantifiables pour une évaluation numérique du risque, cependant
leur prise en compte qualitative permet de cibler des actions nécessaires pour
le réduire. Dans le cas d’Haïti, et comme déjà mentionné précédemment, la
vulnérabilité socio-économique est dominante mais, au vu des dégâts impor-
tants infligés aux constructions, la vulnérabilité physique apparaît comme la
composante principale à laquelle il faut s’attaquer en priorité.
74 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

Pour ce faire, il faut mettre en œuvre des recommandations pour que les
maisons, édifices, lignes vitales soient construits de manière sismo-résistante ;
un code du génie parasismique est ainsi absolument indispensable. Cependant
comme le pays est également fréquemment exposé aux passages de cyclones
dévastateurs, il est indispensable d’y inclure simultanément des mesures anti-
cycloniques. Ce code intégré doit être national pour correspondre aux réalités
du pays et être utile tant en milieu urbain qu’en milieu rural ; et une campagne
appropriée pour la diffusion de ses recommandations est nécessaire pour les
constructions formelles comme informelles (formation des « boss maçons »).
Dans ce contexte, l’aide internationale posturgence peut être d’un appui
certain ; on peut citer le Centre de compétences Reconstruction du Bureau de la
coopération suisse en Haïti qui facilite l’échange d’informations et d’expériences
entre les divers acteurs de la réhabilitation et de la reconstruction (DDC, 2010).
La réduction de la vulnérabilité passe aussi par le développement de la rési-
lience des divers acteurs de la société. Pour cela, l’éducation et la formation à
tous les niveaux incluant la prise en compte des stratégies pour la réduction du
risque de catastrophes sont indispensables. La prévention et la mitigation vont
de pair avec la préparation à l’intervention en cas de catastrophes.

Conclusion

Le tremblement de terre d’Haïti nous a, de nouveau, fait prendre conscience


de nos limites face aux énergies libérées par la nature, mais cela ne doit pas
servir d’excuse pour la non-mise en œuvre de nos savoirs dans le domaine de
la réduction du risque de catastrophe. Certes dans le cas présent de nombreux
éléments tels que la pauvreté, l’illettrisme, une gouvernance en difficulté ont
joué le rôle de facteurs aggravants, mais comment expliquer qu’un pays, fier de
son passé, a oublié que son histoire est aussi parsemée de catastrophes sismiques
importantes sans compter celles liées aux cyclones et que des mesures appro-
priées prises à temps peuvent sérieusement diminuer l’impact de la nature sur
son environnement ? Ce n’est pas de l’utopie, puisque, quelques semaines plus
tard, un tremblement de terre d’une magnitude moment de 8,8, soit cinq cents
fois plus énergétique que celui d’Haïti secoua le Chili. Les dégâts furent impor-
tants, mais le nombre de victimes fut relativement bas grâce à l’application des
mesures parasismiques. Il est vrai que la prévention et la mitigation n’offrent
pas la même visibilité qu’un sauvetage spectaculaire lors d’une catastrophe, mais
elles contribuent à la sécurité dont la population a besoin pour un développe-
ment durable harmonieux.
LE TREMBLEMENT DE TERRE DU 12 JANVIER 2010 : UN DÉSASTRE PRÉVISIBLE ? 75

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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coopération suisse en Haïti, Direction du développement et de la coopération de la
Confédération suisse, document en ligne : http://www.cooperation-suisse.admin.
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EBERHARD, Marc O., BALDRIDGE, Steven, MARSHALL, Justin, MOONEY, Walter et RIX,
Glenn J., 2010, The MW 7.0 Haiti Earthquake of January 12, 2010, USGS/EERI
Advance Reconnaissance Team Report : US Geological Survey Open-File Report
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FRANKEL, Arthur, HARMSEN, Stephen, MUELLER, Charles, CALAIS, Éric et HAASE,
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GARCÍA MÁRQUEZ, Gabriel, 1987 [1981], Chronique d’une mort annoncée, Paris, Le
Livre de Poche, trad. Claude Couffon.
GIARDINI, Domenico, GRÜNTHAL, Gottfried, SHEDLOCK, Kaye M. et ZHANG,
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76 CHRONIQUE D’UNE CATASTROPHE ANNONCÉE

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Site Conditions and Amplification », Bulletin of the Seismological Society of America,
vol. 97 : 1379-1395.
Chapitre II

Les médias en question


Montrer avec discernement et sans voyeurisme, car l’on sait aujourd’hui combien
les images ont un impact sur une opinion publique avide de mots simples et d’images
fortes. Raconter le plus justement possible pour ne pas offrir une vision déformée
de la réalité. Donner la parole aux acteurs, aux témoins, sans parti pris. Analyser ce
qui se passe, en temps réel, avec le plus de recul et d’objectivité possibles. Savoir
faire la part entre l’émotion légitime face à un événement – le séisme du 12 janvier
2010 – qui dépasse l’entendement et le devoir d’informer, de permettre à ceux qui
sont ailleurs de comprendre. Mais comment rapporter au reste de la planète, en
quelques images et quelques phrases, ce qui se passe vraiment dans les jours qui
suivent une tragédie de cette ampleur : l’incompréhension, l’effarement, la sidération,
la souffrance bien sûr, mais aussi la solidarité, l’altruisme, l’énergie incroyable d’une
population blessée qui fait face d’abord pour survivre puis, malgré le drame, pour
continuer à vivre… puisque la vie continue ? La responsabilité des journalistes est
immense. C’est ce qui fait la grandeur et la difficulté de leur métier.
Même avec les meilleures intentions du monde, les mots qui sont utilisés
pour décrire des moments d’une aussi forte intensité émotionnelle émergent
des tréfonds de l’imaginaire, là où se sont lentement construits depuis des temps
lointains, les présupposés, les images toutes faites, les regards déformés jusqu’à la
caricature. Mais de quoi les Haïtiens sont-ils donc coupables ? Pourquoi l’image
de « pays maudit », de victime, d’incapacité à s’en sortir revient-elle toujours ?
Quelles fautes Haïti, qui fut pourtant la colonie la plus riche des Caraïbes et l’un
des premiers pays à se libérer du colonialisme, aurait-il donc commises pour qu’à
chaque occasion on lui accole des épithètes dévalorisantes ? Pourquoi un tel parti
pris ? Pourquoi les médias, dans leur majorité, continuent-ils de présenter le pays
comme une « île-purgatoire condamnée à s’en remettre à Dieu » comme le dit
Arnaud Robert ?
Dans de tels moments, le journaliste est un passeur de ce que l’opinion publique
a envie d’entendre, ou de voir, à la fois pour laisser vibrer sa compassion mais
aussi pour se rassurer qu’il s’agit bien des autres et non de soi-même. Mais il est
aussi un être humain avec ses sentiments ! Dans son témoignage, Philomé Robert
nous emmène au cœur de sa déchirure et de son questionnement personnel.
Être à la fois soi-même et être capable de donner une information objective.
Comment filmer, c’est-à-dire « saisir par la caméra ce que mes yeux ont du mal
à saisir eux-mêmes » ? Comment travailler avec le sentiment que « mon métier
de journaliste ne suffisait pas pour expliquer l’horreur ». Témoin ou acteur ? « À
l’heure de la consommation de l’information à la vitesse grand V, à l’heure où la
moindre vidéo se retrouve postée instantanément sur un réseau social de partage
sur Internet », le journaliste haïtien se demande gravement : « d’Haïti, que faut-il
montrer à la télévision aujourd’hui ? »
80 LES MÉDIAS EN QUESTION

Ayant vécu le « Goudougoudou 1 » à Port-au-Prince comme journaliste,


Jean-Max Saint Fleur nous montre que la presse haïtienne, ou ce qu’il en restait
dans les semaines qui ont suivi le séisme, a employé des « représentations qui ne
diffèrent malheureusement pas des images stéréotypées sur Haïti ou le peuple
haïtien parues dans la presse internationale ». Il remarque que les victimes
montrées comme « incapable[s] de prendre des décisions ou de participer à [leur]
propre relèvement » et qui dépendent « essentiellement de la générosité de la
communauté internationale » laissent dans les reportages rapidement la place aux
« acteurs politiques haïtiens et internationaux », c’est-à-dire à ceux qui décident.
Faut-il également réinventer la presse haïtienne ?
Valérie Gorin souligne que la presse écrite aime bien « les symboles, les
formules faciles, l’usage de la photographie [qui] garantissent des grilles de lecture
immédiates et des raccourcis d’information pour les publics ». Et elle ajoute : « Haïti
offre tous les paradoxes qui satisfont les règles – souvent attendues – du reportage
journalistique des tragédies. » En analysant la presse écrite dans les semaines qui
ont suivi le 12 janvier, elle montre comment l’on est peu à peu passé de « discours
compassionnels et sensationnels qui favorisent l’implication émotionnelle des
publics » à une « schématisation simpliste des causes de la catastrophe » – un pays
en « état de faiblesse et de passivité » qui se situe sur « une grande faille » géologique,
avec peu de références à la crise socio-économique et humaine – pour, au bout de
quelques semaines, laisser la place à une communication sur les bienfaits de l’aide
internationale, seule capable dans de telles conditions de gérer la reconstruction.
Enfin, Arnaud Robert souligne que « le séisme de Port-au-Prince aurait pu
servir à un questionnement profond de l’attitude des médias face aux terrains
circonstanciels de l’actualité ». Les journalistes sont en effet souvent pris dans
leur contradiction entre décrire et expliquer. Or, constate-t-il, « en Haïti, la
description ramène sans cesse au spectaculaire de la pauvreté, de la destruction
et de l’impuissance. L’explication […] renvoie à une histoire nationale qui n’a rien
au fond d’extraordinaire. Et blase donc vite. » Et de conclure : « Le journalisme se
nourrit de l’effarement. » Mais alors comment raconter le quotidien et continuer
à captiver le lecteur, ailleurs dans le monde ? Une belle question à méditer quand
on sait l’importance de la mobilisation internationale pour la reconstruction d’Haïti.
J.-D. R.

1. « C’est le mot utilisé par la majorité de la population haïtienne, notamment à Port-au-Prince, pour
imiter, désigner, traduire et interpréter le son ou le bruit provoqué par les mouvements du séisme du
12 janvier 2010 suivi de nombreuses répliques. C’est depuis l’onomatopée la plus populaire par laquelle
les gens expriment le sentiment de l’effet ressenti à l’intérieur des maisons, à l’occasion des secousses. »
(Lucmane Vieux, Le Nouvelliste, 3 mars 2010.)
TÉMOIGNAGE

Comment montrer au reste du monde le séisme


et ses conséquences ?

PHILOMÉ ROBERT
Présentateur à la chaîne française d’informations internationales France 24,
il est diplômé de l’école de journalisme de Sciences Po Paris. Il a été l’envoyé
spécial de France 24 tout de suite après le séisme du 12 janvier 2010. Juriste,
ancien élève de l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et de la faculté de
droit de l’Université d’État d’Haïti (UEH), il milite activement pour l’avè-
nement d’une société juste et démocratique en Haïti. Il travaille au sein de
différentes associations pour l’intégration pleine et entière des Haïtiens vivant
à l’étranger dans la vie politique de leur pays. oswaldurand@gmail.com ou
probert@france24.com

« …Ton pays vient d’être frappé par un


tremblement de terre ! »

Il est un peu plus de minuit ce mercredi 13 janvier 2010 quand un collègue


de France 24 m’annonce la nouvelle. Et quelle nouvelle ! La première réaction
est la stupéfaction. Haïti ? Séisme ? Il me semble tout de suite que les deux
ne font pas bon ménage. Que ce genre de catastrophe n’arrive qu’aux autres.
Que par le passé la terre avait certes tremblé en Haïti mais que ce temps était
révolu. Ma stupéfaction se double d’un vague sentiment de colère. Au nom
de quoi les entrailles de ma terre se sont-elles mises à se mouvoir au point
de venir s’ajouter à la longue liste de drames qui frappaient déjà mon île ?
J’appréhende déjà les images forcément horribles des quartiers de Port-au-
Prince où le béton est roi, l’anarchie en matière de construction immobilière,
le principe. Si l’information se confirme, ce sont les fondations même de ce
pays qui viennent de s’ébranler. Cet événement va changer le cours de choses.
À jamais. Du moins, je l’espère.
82 LES MÉDIAS EN QUESTION

S’informer soi-même

Je me rue sur les chaînes d’information en continu. France 24, bien sûr. Mais
aussi sur les autres supports comme Internet. Le bandeau « urgent » peinturluré
en rouge défile au bas des écrans. Il n’y a pas de doute, la terre a bien tremblé en
Haïti. Une crise de rage d’une magnitude de 7,3 sur l’échelle ouverte de Richter.
Les sources citées comme les services américains de géologie sont fiables. Il n’y a
pas d’images. Pas encore. Seuls défilent ces « urgents » accompagnés de quelques
dépêches rédigées à la va-vite par les agences et reprises par les rédactions. Elles
sont annoncées par les présentateurs, eux-mêmes pris de court par ces informations
d’une ampleur et d’une gravité rares. Ils sont obligés de tenir l’antenne. C’est le
début des breaking news, ces éditions spéciales pendant lesquelles on se focalise
sur un événement et un seul, passé au crible. D’Haïti, on savait rendre compte
des convulsions politiques, des coups d’État, des crises postélectorales, des bidon-
villes où la violence des gangs fait rage, d’une situation humanitaire critique, des
inondations, des ouragans. Mais de tremblement de terre, jamais. Que dire ? À
la place de ces images qui n’arrivent pas encore, les chaînes mettent à l’écran des
infographies qui se veulent les plus complètes possible. Un index de la situation
haïtienne est présenté avec les indicateurs socio-économiques connus de tous :
population, mortalité infantile, taux d’alphabétisation, taux d’industrialisation,
nombre de médecins par milliers d’habitants, revenu par habitant, PIB, etc. Un
chapelet d’éléments préparant à l’arrivée de ces images qui tardent à venir. Et pour
cause. Les liaisons téléphoniques sont coupées ou rendues extrêmement difficiles.
Faute d’informations supplémentaires, les rédactions se rabattent sur les « experts »
d’Haïti et les membres de la communauté haïtienne qui interviennent régulière-
ment dans les médias. J’ai l’avantage de porter les deux casquettes en même temps.
À France 24 et à Radio France internationale (RFI), j’explique que je n’ai
pas de nouvelles, mais que, connaissant ma ville, Port-au-Prince, et mon pays,
elles risquent d’être catastrophiques. On passe en revue les dégâts potentiels en
prenant en compte les éléments relatifs à l’habitat, la démographie, l’état global
des infrastructures, le possible bilan humain. Même sans les images, le spectre
est monstrueux. Les jours, les semaines, les mois à venir s’annoncent effroyables.
Pour l’instant, c’est l’angoisse des minutes et des heures qui prend toute la place.
La nuit promet d’être longue…

Le jour d’après : le choc des premières images

« La matinale » de France 24 est bien évidemment consacrée à ce séisme


qui vient de ravager mon pays. L’information tourne en boucle depuis la
nuit dernière. Les sujets aussi. Agrémentés des commentaires des experts. Les
COMMENT MONTRER AU RESTE DU MONDE LE SÉISME ET SES CONSÉQUENCES ? 83

témoignages des membres de la communauté haïtienne de France sont aussi


largement mis à contribution. C’est tout ce que l’on peut faire pour l’instant
car les images tombent une par une. Images d’un pays fracassé par l’étrange
et qui en épouse plus que jamais les clichés à la perfection. Pays maudit ?
Malédiction haïtienne ? Déchaînement irraisonné des éléments ? Bout d’île
damné au contraire de la République dominicaine en pleine expansion ? Les
questionnements fusent. L’angoisse est lancinante car, à un moment ou à un
autre, le monde découvrira les visages, peut-être les corps encastrés dans le
béton-prison. Les voix et les pleurs déchireront les airs, rythmés par des interro-
gations auxquelles peu peuvent apporter des réponses. Et principalement une :
pourquoi nous ?
D’habitude sur France 24 je suis présentateur, homme-tronc. J’interroge
les invités, fais les lancements, rythme la tranche de la matinale en livrant aux
téléspectateurs les sujets du desk, les reportages et autres bulletins que prépare
la rédaction. Ce 13 janvier, la donne s’inverse. D’intervieweur, j’endosse le
statut d’interviewé. Vous qui avez vécu là-bas, étiez-vous préparé à ce genre
de catastrophe ? À quel bilan peut-on s’attendre ? Comment s’organise l’immo-
bilier en Haïti ? Quid des normes de construction, d’urbanisme ? Qu’en est-il
des secours ? Sont-ils préparés ? Hors cyclones, existe-t-il une politique publique
de prévention et de gestion des désastres ? Comment entrevoyez-vous les jours
à venir ? La tâche est immense car je n’ai pas de réponse circonstanciée à ces
questions. Je ne puis faire appel qu’à des souvenirs. Ceux d’un pays mal en
point, aux villes dégradées, mais debout. Vestiges d’un temps où la terre ne
tremblait pas. Un pays debout. Plus pour longtemps sans doute, à voir ces
premiers clichés arrivés via Internet qui tombent sur les fils d’agence. Images
d’un monde où tout s’écroule. Tout ! Le palais, la maison, l’hôpital, l’église, le
bureau des impôts, la cathédrale, l’ambassade, le pont. La terre a charrié toute sa
colère pour la faire exploser au tréfonds de Port-au-Prince et de ses environs. Je
m’apprête à couvrir l’une des plus grandes catastrophes humanitaires qui soient.

Partir

J’avais quitté Haïti neuf ans plus tôt pour éviter d’être tué en raison de mon
métier de journaliste. Pour des raisons qui leur étaient propres, le pouvoir du
président Jean-Bertrand Aristide et ses alliés avaient décidé de faire taire par tous
les moyens tous ceux qui, par leurs discours ou leurs actes, remettaient en question
un ordre des choses « lavalassien » qui ressemblait à s’y méprendre au duvaliérisme
le plus abject. Depuis ce jour du 17 décembre 2001 où j’avais été agressé dans la
rue par une bande de voyous, des « chimères » à la solde du parti Fanmi Lavalas,
depuis ce même jour où j’avais dû trouver refuge à l’ambassade de France pour,
finalement, me retrouver à Paris en exil, je n’avais pas remis les pieds en Haïti.
84 LES MÉDIAS EN QUESTION

Les images qui parviennent à la rédaction et au reste du monde sont si fortes


qu’il m’est matériellement impossible de continuer à faire le commentateur plus
longtemps. Comment en effet se contenter d’apporter des « éclairages » quand
là-bas on manque cruellement de bras, de secours ou d’une simple épaule pour
pleurer ? Comment assurer « un plateau télé » quand les téléphones des parents
et amis restent désespérément muets, coupés du reste du monde ? Au fur et à
mesure que les heures passent, l’angoisse d’apprendre une mauvaise nouvelle
concernant les proches monte en intensité. De toute façon, ne sommes-nous
pas tous parents en pareilles circonstances ? Je sais déjà que mon ami Pierre
Vernet, doyen de la faculté de linguistique appliquée où j’ai fait mes études a
péri aux commandes de l’institution dont il avait la charge depuis des décennies.
Je sais aussi que le deuil a frappé la quasi-totalité des linteaux comme jadis
l’Ange de la mort dans la légende des Hébreux.
La décision de rentrer sur les ruines me saisit comme une envie d’accoucher.
Irrésistible. Irréversible. Le poids des images se faisant de plus en plus lourd,
partir devient le seul recours. Peut-être là-bas pourrais-je me faire une plus large
idée de la catastrophe, en rendre compte avec un œil autre que celui habituel-
lement condescendant, pour ne pas dire méprisant, qu’utilisent parfois certains
confrères de la presse internationale pour raconter Haïti.
Déjà une journée que je commente cette actualité qui prend des allures de
crucifixion pour un État déjà aux abois…
Rapidement, je fonce à la préfecture des Hauts-de-Seine pour solliciter un
sauf-conduit et me rendre sur place. En temps normal, ce sésame est délivré
au bout de longs mois de péripéties. Là, il est accordé tout de suite. La rédac-
tion me met en garde contre les risques que j’encours compte tenu de mes
mésaventures de décembre 2001. Devant ma détermination, elle décide de me
faire accompagner dans cette équipée. Me voilà parti pour mon île caraïbe. La
mission que je m’assigne est double : aider ma famille victime du séisme et
couvrir les événements pour France 24.

Filmer ou secourir ?

Il était une fois une ville haïtienne proéminente, au centre de tout. Que
les heures furent glorieuses ou sombres, elle imprégnait le pays de sa magie
presque animale. Témoin de nos turpitudes, de nos bassesses, de nos lâchetés
de peuple, la capitale enveloppait Haïti d’une aura mystique. Putride jusque
dans sa moelle, merveilleuse dans sa joyeuse disharmonie, ma capitale était à la
fois objet de fascination et de rejet. Elle ne laissait personne indifférente. Qu’on
l’aimât ou qu’on la détestât.
En débarquant sur mon île quelque soixante-douze heures après
« Goudougoudou », le nom savant que mes compatriotes ont donné au
COMMENT MONTRER AU RESTE DU MONDE LE SÉISME ET SES CONSÉQUENCES ? 85

phénomène relatif à la terre infanticide, je suis dans un état second. Je n’ai certes
pas une grande sympathie pour cette ville canaille. Mais entre elle et moi c’est
l’histoire d’un amour-haine appelé à durer. Je suis pris d’un effroi innommable.
Rentrant par la route de la République dominicaine, je n’avais pas eu droit au
spectacle aérien de désolation. Aussi les pans de murs et autres habitations se
présentent-ils comme tombés un à un. À la manière d’un château de cartes
qui s’écroule au ralenti. Les dégâts aperçus sur la route vont crescendo. Comme
si la destruction aveugle se donnait à voir par lampées, par jets plus ou moins
puissants selon l’endroit où l’on se trouve. La puissance de la terre qui se meut a
ravagé de façon anarchique. Ici une maison détruite, là une autre fissurée, là-bas
une autre intacte. Au milieu de cette apocalypse indescriptible, des êtres vivants
qui traînent leur douleur dans un râle sans fin. Qui s’exposent dans leur nudité
absolue sous les caméras des confrères venus de la planète entière. J’embrasse
une ville devenue folie en même temps que je dois la montrer au monde.
Filmer ! Saisir par la caméra ce que mes yeux ont du mal à saisir eux-mêmes.
Les murs carnivores, les visages hagards des survivants, les complaintes des
morts-vivants. Filmer ! Les bouts de chair qui s’accrochent aux squelettes d’écha-
faudage, aux chambranles rougis par le sang, aux perrons devenus cimetières.
Les morts vite recouverts, par respect, d’une couverture, qui gonflent sous la
chaleur insoutenable, paraissent bouger au gré de l’agitation qui s’est formée
autour d’eux. On croirait entendre une complainte sourde, presque culpabili-
sante. Filmer enfin l’odeur sombre de Thanatos dans une nécropole harassante.
Angoissante. Il est bien là mon double drame. Comment rendre compte de cette
urgence, susciter d’éventuelles vocations à venir aider, alors que, dans le même
temps, j’ai envie de me joindre aux secours ? Témoin ? Acteur ? Je décide de ne
pas trancher, conscient de ma singularité alors que l’armée de mes confrères
envoie « walk and talk », « platos », « packages », « encadrés » et autres interviews
enregistrées. Je me jette aussi dans cette danse macabre en espérant secrètement
que mes téléspectateurs ne verront aucun parti pris. Je souhaite simplement que
mes reportages aident à mobiliser davantage d’acteurs pour prêter main-forte.

« Fixeur », traducteur, journaliste

J’ai du mal à me l’avouer, mais je ne suis pas à l’aise dans ce costume trop
grand pour moi. À Port-au-Prince, je suis à la fois fixeur, traducteur, garde du
corps, journaliste. Fixeur puisque dans cette ville catacombe que je connais
très bien, la sécurité de mes camarades devient une nécessité absolue. Ils ont
évidemment l’habitude des terrains difficiles car coutumiers des théâtres de
guerre, mais je me sens comme une responsabilité particulière. Traducteur
puisqu’à la tête d’un cortège d’Européens, quoique collègues de travail, je
passe pour un guide haïtien qui accompagne des sauveurs venus d’ailleurs. Je
86 LES MÉDIAS EN QUESTION

dois saisir les nuances dans les questions et les réponses pour bien les restituer.
Que répondre à cette masse de jeunes qui s’agglutinent devant les entrées de
l’aéroport en espérant débusquer un poste de saisonnier dans une organisation
non gouvernementale ? Comment leur faire comprendre que les journalistes
n’ont d’autres outils de secours que leurs commentaires, leurs reportages, leurs
dessins, leurs « papiers » ? Quelle réponse donner à ces milliers d’yeux assoiffés,
affamés, écœurés qui attentent un geste de leurs compatriotes de la « diaspora »
rentrés au pays avec des bataillons de sauveteurs ? Pour eux, que les confrères
qui m’accompagnent ne soient pas secouristes ne prête pas à conséquence. Ils
veulent juste que leurs voix écartelées portent. Je suis désemparé car je ne trouve
pas de réponses. Journaliste enfin car alors que les jours passent, que des torrents
d’aéronefs débarquent de la planète entière, je m’efforce de ne pas m’enliser dans
des considérations existentielles. Certes, je rends compte. Nos objectifs se sont
baladés partout, sans retenue. Je garde toutefois cette impression d’inachevé.
Comme si mon métier de journaliste ne suffisait pas pour expliquer l’horreur.

Haro sur les clichés ?

De mémoire de journaliste, c’est la première fois que je me vois contraint


et forcé de faire de la rétention d’informations. Celle-ci n’a rien à voir avec de
l’autocensure dans la mesure où je ne suis exposé à aucune menace spécifique.
Il se trouve que je suis exaspéré par les errements du président René Préval et de
son gouvernement sur la gestion de ce séisme.
La scène se passe dans la cour de la Direction centrale de la police judiciaire
transformée pour l’occasion en palais présidentiel de fortune. Devant une forêt
de caméras, de magnétophones, de téléphones portables et de perches, René
Préval explique les actions de son gouvernement face au drame. Il déclare avec
force moulinets que l’État ne peut pas tout, que les citoyens doivent s’entraider.
Face aux scènes de viols qui tendent à se multiplier sous les abris de fortune qui
s’amoncellent ici et là, il renvoie dos-à-dos la Police nationale, les forces étran-
gères onusiennes, bras armé de la Mission des Nations unies pour la stabilisation
en Haïti (Minustah) et les agresseurs. Il s’engage dans des contorsions façon
Ponce Pilate qui ont le mérite d’embrouiller encore plus l’image de ce pays. Aux
questions précises des journalistes locaux et internationaux, il aligne une série
d’approximations sinon de dénégations dont l’incongruité le dispute à l’irrespon-
sabilité. Je prends sur moi la responsabilité de ne pas accorder trop d’importance
à ces paroles présidentielles décousues axées sur des réalités autres que celles qui
ont mobilisé tout ce monde autour de lui. En partant pour Haïti, j’avais dans
l’idée de combattre un certain nombre de clichés. Je dois me rendre à l’évidence :
témoigner de l’incurie de cette administration participe pour moi d’un ajout
supplémentaire aux conséquences de ce coup de colère de la terre-mère.
COMMENT MONTRER AU RESTE DU MONDE LE SÉISME ET SES CONSÉQUENCES ? 87

Regarder Haïti à la télévision aujourd’hui

Au moment où je termine cet article, une polémique a éclaté entre le


nouveau président Michel Martelly et les journalistes haïtiens. Le chef de l’État
leur reproche de ne pas véhiculer suffisamment d’images flatteuses du pays
et de ne transmettre que des images négatives. Réponse des confrères : nous
ne sommes pas des agents de communication de l’État. Si le nouveau loca-
taire du Palais national peut paraître de bonne foi, la méthode n’en est pas
moins inquiétante, le procédé abject. Ils rappellent certaines heures sombres
où des présidents, ministres et autres potentats reprochaient au média télé et
à la presse en général de participer à une sombre campagne visant à « salir »
l’image du pays à l’étranger. D’où les questions suivantes : d’Haïti, que faut-il
montrer à la télévision aujourd’hui ? Que faut-il en attendre ? Comment la
télévision haïtienne arrive-t-elle – si elle y parvient – à se vendre au reste du
monde ? Comment par ailleurs séparer les « feeds » d’agence appelés par défi-
nition à raconter l’immédiateté, des documentaires, des « road movies » voire
des fictions montrés sur les écrans du monde ? Les réponses sont loin d’être
évidentes puisque l’exploitation des images d’Haïti s’agissant des différents
genres explorés n’obéit pas aux mêmes lois, aux mêmes règles, aux mêmes
intérêts. La couverture de l’actualité répond d’abord à des exigences profes-
sionnelles de précision dans la collecte de l’information, dans son traitement
et dans sa diffusion, l’objectif étant que le téléspectateur, sur l’instant, se fasse
par lui-même une idée claire de la situation. Mes reportages n’ont pas pour
but de vendre ou de « survendre » une certaine idée du pays. En revanche,
le gouvernement peut parfaitement envahir à prix fort le champ des publi-
reportages à diffuser sur les grands réseaux planétaires d’information. Là est la
vraie guerre des images. Quoi qu’il en soit, à l’heure de la consommation de
l’information à la vitesse grand V, à l’heure où la moindre vidéo se retrouve
postée instantanément sur un réseau social de partage sur Internet, obtenir
d’autres photos d’Haïti ne peut se faire par des imprécations ou des menaces.
Un flux d’images existe, qui raconte le pays que le téléspectateur du XXIe siècle
souhaite voir. Et ce n’est pas le fait de montrer des ruines, des bidonvilles mais
aussi le folklore haïtien dans toute sa splendeur ou même une Haïti en ordre
de marche vers sa reconstruction qui influera sur la vision du consommateur
de l’image. À l’inverse, les choix de gestion de la chose publique, de gouver-
nance, de méthodes pour résoudre les problèmes auxquels ce pays est confronté
peuvent participer d’une vision autre d’Haïti sur les écrans. Plus qu’une ques-
tion de regard, il s’agit là d’une affaire de responsabilité d’État pour l’avenir.
La presse haïtienne face aux victimes

JEAN-MAX SAINT FLEUR


Communicateur social de formation, il est aussi journaliste et détient un master
en action humanitaire au Centre d’enseignement et de recherche en action
humanitaire (CERAH) de Genève. Assistant rédacteur en chef de la revue
haïtienne Raj Magazine, il est rédacteur au quotidien haïtien Le Nouvelliste
et coordinateur de projet pour le CERAH en Haïti. Ses articles, recherches et
publications concernent principalement des thématiques telles que la gestion des
risques et les désastres, le discours médiatique et les catastrophes naturelles, les
médias et les représentations sociales. lemaxner@yahoo.fr

Dans les publications postséismes des médias haïtiens qui ont pu continuer à
fonctionner au lendemain de la tragédie du 12 janvier 2010, la victime est reléguée
au second plan au profit de l’acteur politique ou de l’acteur humanitaire interna-
tional. Et dans le peu de place qu’elle occupe dans les colonnes des journaux ou
dans les reportages de la radio et de la télévision, elle apparaît sous un jour entaché
de stéréotypes : rescapé en quête de réconfort spirituel, survivant transformé en
pillard, corps blessé, amputé ou inerte… Des représentations qui ne diffèrent
malheureusement pas vraiment des images stéréotypées sur Haïti ou sur le peuple
haïtien parues dans la presse internationale au lendemain du tremblement de terre.

Très peu de médias haïtiens notamment à Port-au-Prince et à Léogâne


ont résisté au puissant tremblement de terre de ce 12 janvier qui a laissé une
partie du pays à genoux, tout au moins durant les premiers jours qui ont suivi
la tragédie. Selon une estimation faite le 12 mai 2010 par l’ONG haïtienne,
Fondation connaissance et liberté (FOKAL) : « Dans les tout premiers moments
après le séisme, seuls Signal FM et Mélodie FM étaient en onde 1. » Ceux qui
sont parvenus à tenir tête au séisme meurtrier, bien que désorganisés dans
leur mode de fonctionnement à cause des pertes en matériel et en ressources
humaines, ont pu répondre à leur fonction première qui est celle d’informer.
Parmi eux, on retiendra la Télévision nationale d’Haïti (TNH), la Radio Télé

1. L’estimation de l’ONG FOKAL sur le secteur médiatique haïtien après le séisme du 12 janvier est
publiée dans un texte intitulé « Médias : un aperçu du secteur après le séisme » posté sur le site de cette
organisation le 12 mai 2010.
90 LES MÉDIAS EN QUESTION

Caraïbes (RTC), les quotidiens Le Nouvelliste et Le Matin, quelques agences


en ligne telles qu’Haïti Press Network, l’Agence haïtienne de presse et l’agence
AlterPresse. D’autres, au fur et à mesure, ont repris timidement du service.
« Parmi la cinquantaine de stations de radio que compte Port-au-Prince, vingt-
cinq ont pu reprendre leurs programmes au cours du mois suivant le séisme »,
indiquait Reporters sans frontières (RSF) dans un texte publié en ligne le
19 avril 2010 : « Bientôt trois mois d’activité pour le Centre opérationnel des
médias ; la presse renaît lentement. »
Quoi qu’il en soit, l’information postséisme diffusée dans les médias haïtiens
s’est fréquemment heurtée à des difficultés tant au niveau de la régularité et du
format de publication que du temps de diffusion des éditions d’information et du
contexte même de production de l’information à cause des pertes matérielles et
techniques subies. En fait, le tableau du paysage médiatique haïtien présenté au
lendemain de la catastrophe par la presse internationale fait état d’un secteur para-
lysé : locaux et installations effrités ou détruits, personnel insuffisant, manque de
revenus, difficultés d’impression des éditions papier des deux quotidiens du pays.
Certains médias ont même été obligés de fonctionner sous des tentes ou
de petites constructions de fortune. Tel fut le cas de la RTC qui a repris ses
émissions sur la chaussée devant son immeuble complètement fissuré à Port-au-
Prince. « Le public nous appelle pour nous dire qu’ils ont un besoin d’eau, de
nourriture et de médicaments, nous faisons passer ces messages. De temps en
temps nous faisons venir à nos micros, à notre studio de fortune, des ingénieurs
qui conseillent la population, nous recevons des psychologues, des travailleurs
sociaux… », confiait le chef de programmation de la RTC, Anderson Bregard, à
un journaliste de la Radio Suisse romande le 21 janvier 2010.
Quelques journalistes, photographes et rédacteurs, fidèles au micro, amou-
reux de leur métier, ont fait preuve d’un grand courage, malgré des conditions
difficiles, pour maintenir la population informée. C’est en particulier le cas de
Danio Darius, présentateur d’une édition d’informations à la radio Magic 9,
dont les locaux ont été totalement détruits lors de la tragédie : « Je me suis
rendu compte malgré tout qu’il était nécessaire et urgent de garder la population
informée de ce qui se passait. » La salle des nouvelles de Signal FM restera fonc-
tionnelle en dépit des peurs liées aux répliques. L’équipe de rédaction du journal
Le Nouvelliste, bien que réduite, continuera à alimenter le site du journal.
S’ils se sont mis d’une certaine manière au service de la population sinis-
trée par la diffusion rapide d’informations sur l’évolution de la situation post-
catastrophe, les médias haïtiens n’ont pas échappé au schéma classique du
cadrage de l’information tel que décrit par Robert Entman 2, qui consiste à

2. « Le cadrage de l’information consiste à sélectionner certaines parties d’un fait ou d’un événement et à les
rendre plus saillantes dans un texte de communication, de manière à promouvoir une définition d’un problème par-
ticulier, l’interprétation causale, l’évaluation morale, et/ou recommandations de traitement. » (Entman, 1993 : 52.)
LA PRESSE HAÏTIENNE FACE AUX VICTIMES 91

sélectionner certains aspects de la situation postséisme et à leur donner la prio-


rité, selon leurs intérêts, pour les placer ensuite dans des champs de significa-
tion. Mais aussi, à participer d’une certaine manière, à la circulation de formes
de représentations, notamment de représentations humanitaires des victimes
du tremblement de terre dans leurs publications. Avant de décrire les formes
de représentations dominantes des victimes du séisme dans le discours média-
tique haïtien, soulignons quelques paramètres qui, à notre sens, ont joué sur le
cadrage de l’information dans les médias haïtiens.

Plusieurs facteurs ont influencé l’information

Le traitement de l’information postséisme dans les médias haïtiens peut


avoir été influencé par plusieurs facteurs déterminants, à commencer par
leurs intérêts économiques. Les recettes publicitaires, principales sources
de revenus, étant en chute libre après le séisme, ce choc financier a poussé
certains patrons de médias à réduire rapidement leur salle des nouvelles ou
de rédaction en vue de diminuer les dépenses. Ce choix n’est pas sans consé-
quence sur la production médiatique dans la mesure où cela a pu limiter le
volume de production et restreindre le choix des sujets à traiter, car d’un côté
on avait un flux d’information et de l’autre peu de journalistes disponibles.
Bref, la réalité financière des médias au lendemain de la tragédie peut être vue
comme un élément qui, par effet cascade, a joué sur le cadrage et le contenu
de l’information.
Ensuite, on peut analyser le cadrage de l’information en fonction des enga-
gements sociopolitiques de certains médias. À ce sujet nous verrons ultérieure-
ment la place qu’ils ont accordée aux acteurs et aux questions politiques dans
leurs publications comparée au temps de parole donné aux victimes du tremble-
ment de terre, notamment au cours des deux premières semaines qui ont suivi le
séisme. Enfin, on peut observer la situation en prenant en compte les difficultés
temporelles, techniques et contextuelles qui étaient celles des salles des nouvelles
et des conférences de rédaction à la suite du séisme. À notre sens, le temps, le
contexte et l’environnement de travail peuvent influencer le choix des sujets,
l’angle de traitement des informations et les types d’images des victimes véhicu-
lées dans les médias.
Quels que soient les facteurs en cause, les médias haïtiens se sont davantage
focalisés sur le domaine politique que sur les conditions de vie des victimes du
tremblement de terre. L’analyse de trois médias, TNH, Signal FM et le journal
Le Nouvelliste, au cours de la période allant du 18 au 22 janvier 2010 montre que
l’information politique a occupé de 56 à 60 % de l’ensemble des programmes
de diffusion. L’information postséisme diffusée dans les médias haïtiens a donc
d’une certaine manière été influencée par l’engagement politique et/ou militant
92 LES MÉDIAS EN QUESTION

et a conduit à privilégier ainsi l’acteur et l’action politiques au détriment de la


victime 3 du séisme, de ses souffrances et de ses besoins.

La présentation de l’acteur politique


comme défenseur de la victime
Sur la TNH, les informations qui concernent les rescapés sont majoritaire-
ment centrées sur les acteurs politiques haïtiens et internationaux qui décident
pour la victime. Cette dernière apparaît généralement comme une personne inca-
pable de prendre des décisions ou de participer à son propre relèvement. Ceux
qui auront suivi les éditions de nouvelles de la TNH au lendemain du séisme du
12 janvier en auront probablement déduit que le gouvernement haïtien, contrai-
rement aux informations qui viennent de l’extérieur du pays, a bien le contrôle
de la situation postséisme sur l’ensemble du territoire. La raison principale en est
que la majorité des éditions de nouvelles diffusées par cette chaîne de télévision
– notamment au cours de la deuxième semaine qui a suivi la tragédie – porte
essentiellement sur les actions du gouvernement haïtien en faveur des victimes du
séisme. Pour l’édition de nouvelles du 20 janvier 2010 qui a duré 116 minutes,
plus de 65 % du temps soit environ 76 minutes ont été accordés aux acteurs
politiques et aux actions gouvernementales. Ce constat n’est pas différent pour
l’édition du 18 janvier 2010 dans laquelle la victime était absente.
Les reportages et les interviews mettent en avant des discours de légiti-
mation et de crédibilité de l’acteur politique haïtien. « En tant que personne
humaine, en tant que première dame qui est dévastée par ce drame humanitaire,
je vais voir comment trouver de petites tentes pour ces gens qui se trouvent dans
les rues » (Elizabeth Préval, TNH, 18 janvier 2010). « Moi, en tant que ministre
à la Condition féminine, je fais partie d’une commission de gestion de l’ali-
mentation et de l’eau venant de la République dominicaine » (Marjorie Michel,
TNH, 20 janvier 2010). « Ce matin, j’ai personnellement, moi Jean-Max
Bellerive, Premier ministre de la république d’Haïti, signé trois autorisations
spécifiques […] dans le cadre du processus d’adoption qui était en cours avant
le cataclysme » (TNH, 21 janvier 2010) 4.

3. La victime dans notre corpus n’est ni acteur politique, ni membre du gouvernement, ni acteur humani-
taire, ni leader religieux, ni responsable du secteur privé. Elle renvoie plutôt au survivant anonyme sur le terrain,
victime physique ou morale de la tragédie, en attente d’aide humanitaire.
4. Extrait du mémoire de Jean-Max Saint Fleur, 2011.
LA PRESSE HAÏTIENNE FACE AUX VICTIMES 93

L’acteur politique haïtien responsable


du malheur des victimes du séisme

Certains médias au contraire se sont appuyés dans leurs publications sur une
topique de dénonciation sociale et d’accusation – au sens de Luc Boltanski 5 –
mettant dans une relation de cause à effet le malheur des survivants du séisme et
l’acteur politique haïtien comme étant responsable des souffrances des victimes.
C’est le cas de la radio Signal FM. « L’État est absent en temps normal, l’État
a été absent pendant ces jours-ci » (18 janvier 2010). « Les Haïtiens peuvent-
ils espérer un mieux-être à l’avenir dans un pays qui souffre d’une très grave
absence de leadership ? » (19 janvier 2010).
D’autres ont fait le choix de passer de l’acteur gouvernemental haïtien à
l’acteur politique international. Sur trente-six personnalités politiques repérées
dans les publications du journal Le Nouvelliste pendant la période du 18 au
22 janvier 2010, seulement cinq responsables politiques haïtiens ont été cités
ou interviewés. Un choix qui peut être vu soit comme une expression de l’inca-
pacité du gouvernement haïtien à prendre en main la situation au lendemain
de la catastrophe, soit tout aussi bien comme une forme d’accusation et de
responsabilisation de l’État haïtien dans la souffrance des rescapés du séisme
non pas par l’acte de la parole mais par l’indifférence.
Un autre élément essentiel qui peut également expliquer pourquoi les
médias ont catapulté la victime à l’arrière-plan dans leur hiérarchisation de
l’information est le fait qu’ils ont privilégié dans leurs publications des sujets
concernant la coordination et la distribution de l’aide humanitaire, l’organisa-
tion des secours, les promesses financières, les grandes décisions nationales et
internationales pour venir en aide aux survivants. Ils ont, de fait, finalement
négligé voire oublié la victime dans les camps de fortune, dans les hôpitaux ou
encore ceux qui fuient la capitale ou le pays. À trop se focaliser sur le médecin,
ils en sont venus à négliger le malade.

Le visage de la victime dans les médias haïtiens

Bien qu’ils donnent globalement un temps de parole quelque peu insigni-


fiant aux victimes dans leurs reportages et leurs articles de presse, les médias
haïtiens participent à la circulation de certaines formes de clichés, généralement
présents dans le discours médiatique occidental sur les pays du Sud, dans leur

5. Luc Boltanski traite la question des topiques d’accusation et de dénonciation sociale dans son ouvrage La
souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique publié en 1993.
94 LES MÉDIAS EN QUESTION

façon de représenter les victimes de la tragédie du 12 janvier à travers les images


et les reportages qu’ils publient. Plusieurs de ces représentations dominantes des
victimes du tremblement de terre dans les médias haïtiens, notamment dans
Le Nouvelliste, la TNH et la radio Signal FM sont particulièrement patentes.

Un sans-abri qui attend la manne… internationale


Si les premiers bilans du séisme ont fait état de 1,3 million de personnes
sans abri (Radio Métropole, 16 mars 2010), répartis dans plus de mille camps
de fortune à Port-au-Prince, la victime, sous ce visage-là, apparaît peu dans les
reportages et interviews. Dans des médias comme la TNH, on ne la voit ni ne
l’entend, sinon dans la bouche des membres du gouvernement haïtien ou des
présentateurs qui appellent constamment à la solidarité locale dans les camps.
L’image la plus représentative de la victime sans abri est celle d’un camp de
fortune improvisé dans la cour de la TNH. Des séquences de 5 à 25 secondes
sont passées à l’écran de la télévision plus d’une vingtaine de fois.
Dans d’autres médias, la victime apparaît plutôt comme une personne sinis-
trée qui dépend essentiellement de la générosité de la communauté internatio-
nale. Sur 60 articles et remous de l’actualité publiés entre le 18 et le 22 janvier
2010 sur le site du Nouvelliste, 39 traitent du volet humanitaire. De ce nombre,
28 – soit environ les deux tiers – mettent en avant l’aide internationale alors
que la solidarité locale est qualifiée de misère (Le Nouvelliste, 21 janvier 2010).
À Signal FM, la victime sans abri est privée de tout et a recours par moments
à la solidarité pour survivre. « Déboussolés, meurtris, les sinistrés tentent de
s’organiser dans le chaos ambiant ». « Pas d’eau potable, pas de vêtements et de
médicaments » (21 janvier 2010).

Un rescapé en quête de réconfort spirituel


L’image de la victime dans les médias haïtiens est souvent un rescapé, un
homme ou une femme désespéré qui cherche réconfort dans la religion, dans
la divinité et dans la chose spirituelle. « J’espère que l’Éternel va faire cesser
tout ça » (Le Nouvelliste, 18 janvier 2010). « L’Éternel des armées dit au peuple
haïtien, à mes frères et sœurs dans ces moments difficiles, de ne pas avoir peur.
Il leur dit qu’il est avec eux et qu’il les aime toujours » (TNH, 18 janvier 2010).
« Si vous voyez que le peuple haïtien essaie de se démerder, essaie de vivre, c’est
à cause du vodou » (Signal FM, 21 janvier 2010).

Un accusateur qui cherche des explications au drame


Dans son désespoir, la victime apparaît aussi dans les reportages et les articles
des médias haïtiens comme un accusateur qui, à défaut de trouver des explica-
tions scientifiques à la catastrophe et aux répliques, pointe du doigt « Dieu » ou
les forces invisibles comme responsables de son malheur. « Certains estiment que
Dieu dans son jugement a été impitoyable envers Haïti. D’autres pensent que
LA PRESSE HAÏTIENNE FACE AUX VICTIMES 95

c’est à cause de nos péchés. C’est la main de Dieu qui pèse sur nous » (Signal FM,
18 janvier 2010). « Ce n’est pas Dieu, Dieu n’est pas méchant. – Si, c’est lui, si,
c’est Dieu. Un doigt accusateur vers le ciel. » (Le Nouvelliste, 20 janvier 2010.)

Un blessé, un amputé ou un corps sans vie


La victime au corps blessé et meurtri apparaît peu dans les médias haïtiens.
La TNH n’en a pas véritablement fait mention. On retrouve la victime sous
cet angle dans deux des 44 reportages et interviews de Signal FM. Sept des
67 articles du journal Le Nouvelliste y font référence. Toutefois, elle peut s’ins-
crire, tout comme pour la presse internationale, dans une perspective de voyeu-
risme et de déclenchement d’émotion immédiate et de pitié chez les récepteurs.
« Blessés arrivés sur des brouettes, hommes sur le point d’être amputés. Pied
gauche écrasé… » (Le Nouvelliste, 18 janvier 2010). « Cadavres qui pourrissent
sous des décombres depuis six jours » (Signal FM, 19 janvier 2010).

La question des stéréotypes

On pourrait encore évoquer d’autres formes de représentations de la victime


du séisme dans les médias haïtiens. Citons, entre autres, la victime vue comme
un fuyard qui cherche à quitter Port-au-Prince ou le pays, comme un survivant
transformé en pillard pour trouver de quoi manger. Bref, des formes de repré-
sentations de la victime qui ne diffèrent pas trop de certaines images stéréo-
typées sur Haïti ou sur le peuple haïtien parues dans la presse internationale au
lendemain de la tragédie.
Cette question avait déjà été soulevée de façon plus pointue par des spécia-
listes dont Alice Colbert. Dans un texte intitulé « L’impitoyable fatalité de la
“tragédie haïtienne” ou la représentation collective du séisme selon les médias »,
qu’elle a publié sur le site de la revue Humanitaire, cette anthropologue critique
le fait que les images et les informations qui venaient d’Haïti étaient entachées
de stéréotypes portant ainsi atteintes à la dignité des victimes (Colbert, 2011).
« Les corps montrés sans pudeur par les télévisions et les photographes étaient
des plus exsangues, suppliciés, et l’image en devenait souvent indigne. » Dans
le cas des médias haïtiens, nous hésiterons à parler d’une surenchère de mots et
d’images morbides sur la victime. Néanmoins il y a manifestement lieu de dire
que leurs publications ont offert une représentation déséquilibrée de la victime
qui n’est pas vraiment différente de celle de la presse internationale. Soulignons,
par exemple, que la victime apparaît rarement comme un acteur obligé de se
débrouiller seul pour survivre durant les premières semaines qui ont suivi le
séisme, sans aide humanitaire. Ses capacités et ses efforts à se prendre en main, à
trouver un endroit où dormir, à enterrer ses morts, sans l’aide internationale ni
l’intervention de l’État, n’ont été que très peu mis en évidence.
96 LES MÉDIAS EN QUESTION

Conclusion

Il y a certainement beaucoup d’autres considérations à faire sur ce sujet, mais


nous voulons nous arrêter ici avec deux tentatives de propositions qui, nous
l’espérons, pourront servir de piste de réflexion aux spécialistes des médias et
aux chercheurs.
S’il faut réinventer l’avenir en Haïti, nous n’hésiterons pas à placer les
médias, aux côtés des décideurs politiques, des institutions sociales, de la
société civile, de l’université, des acteurs nationaux et internationaux, sur la
liste des réinventeurs possibles de cet avenir.
Des réinventeurs de l’avenir, parce qu’ils peuvent contribuer, en tant
qu’acteurs sociaux, à la mise en place de nouveaux fondements solides pour
une société haïtienne plus égalitaire et plus juste, à l’édification de principes
et de structures démocratiques dans le pays, à la construction d’une nouvelle
image d’Haïti et du peuple haïtien notamment au travers du discours média-
tique qu’ils produisent ou reproduisent. Puisque l’information, selon Wilbur
Schramm, a une portée très dynamique dans le sens où elle peut conduire à
changer les perceptions (Schramm, 1966 : 16).
Des réinventeurs de l’avenir d’Haïti, parce qu’ils peuvent tout aussi bien,
comme le souligne le journaliste haïtien Godson Pierre (2010), contribuer au
respect des droits humains dans la gestion de l’urgence et la mise en œuvre
de la reconstruction, à travers une information professionnellement correcte,
socialement articulée et dont la diffusion se fait sur une base globale et locale.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BOLTANSKI, Luc, 1993, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique,


Paris, Métailié.
CHARAUDEAU, Patrick, 1997, Le discours d’information médiatique : la construction du
miroir social, Paris, Nathan.
COLBERT, Alice, 2011, « L’impitoyable fatalité de la “tragédie haïtienne” ou la représen-
tation collective du séisme selon les médias », Humanitaire, n° 27, janvier.
ENTMAN, Robert, 1993, « Framing: Toward Clarification of a Fractured Paradigm », Journal
of Communication, vol. 43, n° 4, automne.
LE MAREC, Joëlle et BABOU, Igor, 2006, « Cadrages médiatiques et logiques commémoratives
du discours à propos de sciences : musées, télévision et radioactivité », Communication,
vol. 25, n° 2.
PIERRE, Godson, 2010, « Haïti-Reconstruction : Rôle des médias », Alterpresse, 3 mai,
document disponible en ligne : www.alterpresse.org
LA PRESSE HAÏTIENNE FACE AUX VICTIMES 97

RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX, 2008, Réinventer les médias : l’industrie médiatique et ses


alternatives, brochure de communication, France.
SAINT FLEUR, Jean-Max, 2011, Discours médiatique post-séisme, fluctuation de cadrages
sur Haïti, une étude comparée de six médias haïtiens et suisses romands, mémoire pour
l’obtention d’un master en action humanitaire, CERAH/Université de Genève, juillet.
SCHRAMM, Wilbur, 1966, L’information et le développement national, Paris, Unesco.
www.médiaalternatif.org (consulté le 14 juillet 2011).
http://humanitaire.revues.org (consulté le 8 juillet 2011).
Le poids des mots, le choc des photos

VALÉRIE GORIN
Diplômée en histoire de l’Université de Genève, elle travaille depuis plusieurs
années au département de sociologie, dans l’unité « médias et communication ».
Elle termine une thèse de doctorat sur la médiatisation des crises humanitaires
dans la presse magazine française et américaine des années 1960 aux années
1990. Ses domaines de recherche portent sur la visibilité de la violence, les
conflits armés au XXe siècle mais aussi la réinsertion des anciens combattants.
Elle est également enseignante au Centre d’enseignement et de recherche en
action humanitaire de Genève sur l’histoire de l’humanitaire et le rôle des
médias en politique internationale. Valerie.Gorin@unige.ch

« Haiti’s Tragedy 1 », « Haïti : au cœur du malheur 2 », « Le martyre haïtien 3 ».


La liste pourrait encore s’allonger, longue litanie de titres se faisant l’écho du
malheur et de la tragédie de la nation haïtienne, de « unes » médiatiques desti-
nées à interpeller les publics aux lendemains du séisme du 12 janvier 2010. Ce
qui frappe d’emblée, c’est le choix du cadrage opéré par la plupart des médias, les
newsmagazines ici en l’occurrence, sur le tremblement de terre. Sur ces couver-
tures prédominent des figures individuelles, des visages en gros plan, incarnant la
terreur et l’incrédulité, parfois dans un décor qui laisse deviner l’amas de ruines.
Survivants et rescapés sont ainsi les icônes visuelles de la souffrance, symboles du
récit victimaire et victimisant adopté par les médias (Mesnard, 2002). Ce rapide
constat n’est en rien étonnant ; il témoigne d’une longue pratique de la part des
médias, depuis la presse illustrée jusqu’aux récentes évolutions technologiques
du web, des téléphones portables et des réseaux sociaux, dans la manière de
décrire, mettre en images les catastrophes humanitaires : « […] l’histoire de
l’action humanitaire semble se diluer dans une immense iconographie de la pitié,
où la représentation visuelle prédomine et conditionne les modes de perception
des crises humanitaires. Celles-ci semblent ne plus exister que par les images
qui en sont faites, au détriment souvent d’une contextualisation qui rendrait
compréhensibles leurs causes et leurs conséquences » (Gorin, 2009 : 141).

1. Time, 25 janvier 2010.


2. Paris Match, 21 janvier 2010.
3. Le Point, 21 janvier 2010.
100 LES MÉDIAS EN QUESTION

Les médias aiment les symboles, les formules faciles, l’usage de la photo-
graphie dont les capacités de dénotation – au sens premier, ce qui est montré –
comme de connotation – au sens second, les références auxquelles la photo
fait allusion, les symboles associés – (Huxford, 2001) garantissent des grilles de
lecture immédiates et des raccourcis d’information pour les publics. Haïti offre
tous les paradoxes qui satisfont les règles – souvent attendues – du reportage
journalistique des tragédies : la souffrance, le cataclysme, les rapports avec le
tiers-monde, les parallèles antérieurs 4, qui en font une parfaite incarnation du
martyre. La catastrophe du 12 janvier accentue ainsi la tentation du cliché et
remplit les critères du newsworthiness 5 :
News must be immediate, dramatic and novel. Stories are simplified and person-
alized, with viewers or readers encouraged to identify with characters or to make
judgements about them. There is titillation […] through emphasis on the horrific
– blood, injury and violence 6. (Berrington et Jemphrey, 2003 : 227.)

Un tel cas d’étude permet de tester plusieurs concepts, voire certains effets,
à l’œuvre dans cette couverture médiatique. Tout d’abord la position des spec-
tateurs (en l’occurrence les publics occidentaux) contemplateurs de la « douleur
des autres » (Sontag, 2003). Cette rhétorique de la « souffrance à distance » se
traduit par une mise en images et en mots qui, selon Boltanski (1993), favorise
la « topique de l’esthétique » (la beauté des images), la « topique du sentiment »
(les émotions ressenties face à la mort, à la détresse des survivants) mais aussi
la « topique de la dénonciation » (face à l’injustice ou l’inaction des gouverne-
ments). À cela se superpose une utilisation stratégique des figures victimaires,
dans une sorte de hiérarchie de l’innocence selon l’âge et le sexe (Brauman,
1993). Ces actions conjuguées peuvent mener à une banalisation de la compas-
sion (Moeller, 1999).
Ce sont ces différents aspects que nous nous efforcerons d’évoquer dans
les paragraphes qui suivent. Une étude exhaustive de la couverture média-
tique planétaire du tremblement de terre haïtien serait impossible ; toutefois,
les exemples issus d’un corpus constitué de la presse magazine américaine et
française permettent de souligner le rôle prépondérant du photojournalisme et

4. Il est d’ailleurs étonnant de voir à quel point la Seconde Guerre mondiale, pourtant éloignée en tout
point par sa forme et sa nature d’une catastrophe naturelle, sert encore parfois de référent dans certains maga-
zines pour symboliser l’état de désolation postséisme. La destruction de Port-au-Prince est comparée aux
bombardements nazis et le plan monétaire monté par le FMI comparé à un « plan Marshall ».
5. Ensemble de critères généralement retenus par les médias, qui déterminent les faits susceptibles d’être
traités médiatiquement, d’avoir de l’intérêt pour le public. Ces critères concernent en général la chronologie,
la proximité, l’importance ou l’impact de l’événement, la controverse, le sensationnalisme, la nouveauté ou le
caractère particulier de l’événement.
6. « Les nouvelles doivent être immédiates, dramatiques et originales. Les histoires sont simplifiées et
personnalisées, avec les spectateurs ou les lecteurs encouragés à s’identifier avec les personnes ou à faire des
jugements sur eux. Il y a une titillation […] par l’emphase sur l’atroce – le sang, la blessure et la violence. »
(Toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteure.)
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS 101

des mécanismes de cadrage. De plus, la comparaison entre États-Unis et France


permet de repérer les schèmes de représentation et le poids de la politique
américaine, en particulier parce que ses représentants essentiels (le président
Obama et l’ex-président Clinton, émissaire de l’ONU à Haïti) ont choisi la
presse magazine pour s’exprimer.

Le schéma médiatique traditionnel d’une crise humanitaire

En 1993, Brauman étudie déjà les effets de la médiatisation dans son article
« When suffering makes a good story ». Il y soulève plusieurs constats fonda-
mentaux. Tout d’abord, le fait que ce sont les images, et non les mots, qui
font l’événement, et ce d’autant plus que celles-ci sont disponibles de nos jours
dans un flot continu. Le matraquage par l’image est indéniable – que ce soit
par les photoreportages ou les diaporamas disponibles sur les sites Internet des
magazines –, mais l’effet cumulatif par les mots doit être accentué par rapport
à ce que dit Brauman.
Ainsi, comme cela est courant, on constate un usage répandu de la séman-
tique de la mort (« agonie », « État décapité » à l’image devenue iconique du
Palais national effondré, parue dans tous les médias), y compris religieuse
(« martyre »), du désespoir (« tragédie », « misère »). Le choix des mots fait partie
de la stratégie discursive pour accentuer l’effet dramatique, mais aussi susciter
des parallèles évidents chez les publics. Preuve en est l’éditorial de Claude
Imbert pour Le Point, où en l’espace de quelques lignes et figures de style, il fait
l’exercice de la surenchère et de la tension des extrêmes :
« la fracture caraïbe », « une ville s’engloutit », « l’épouvante déferle sur nos
écrans », « la face hideuse du désastre », « Port-au-Prince grouille des plus gueux de
tous les gueux de la planète », « bidonville géant », « ectoplasme de nation », « Haïti
massacrée », « villégiature de l’enfer », « historique malédiction », « fond des âges » 7.

Est ainsi créé un décor qui s’aligne avec l’illustration des images et pointe
du doigt ce qui doit être retenu, et vite, par des publics sollicités par le flux
d’information. À un deuxième niveau, il faut aussi mentionner les effets de
cadrage du message médiatique induits par les mécanismes simples que sont les
titres ou les sous-titres, voire les légendes des photos, qui fonctionnent comme
de véritables tableaux 8.

7. « Le glas d’Haïti », 21 janvier 2010.


8. À titre d’exemple, mentionnons les titres de chacune des photos qui paraissent dans les reportages
suivants : « Miraculée », « Horreur », « Solidarité », « Détresse », « Armada », « Pietà » dans Le Point, « Cinq
siècles de tragédie », 21 janvier 2010 ; « Lost », « Buried », « Past and Present », « Escape », « Faith », « Survival »,
« Nations united », « Pallbearers », « Congregation », « Compassion », « Improvised hygiene », « Force of
nature », publié sur le site Internet de Time, « Haiti: Out of the Ruins », 28 janvier 2010. Voir : http://www.
time.com/time/photogallery/0,29307,1957522,00.html, consulté le 14 juin 2011.
102 LES MÉDIAS EN QUESTION

Deuxième constat fait par Brauman, celui de la victime innocente qui doit
être spontanément acceptée par les publics. Ce qui change des cas évoqués par
Brauman (les conflits armés) est ici aboli par la catastrophe naturelle : l’impré-
visibilité du tremblement de terre fait que tous les Haïtiens sont des victimes.
On ne peut pas faire justice – punir les oppresseurs – car il n’y a pas de tyran
identifiable ; on peut juste secourir, voire se lamenter sur l’injustice de la nature
et recourir à Dieu quand il ne reste plus rien 9. Cela amène forcément des paral-
lèles avec le « mauvais sort » d’Haïti, qui se traduit dans le langage médiatique
par l’usage de référents antérieurs. Liste des maux, rappel des faits historiques
qui ont fait basculer l’île d’un pays-paradis avant-gardiste – première répu-
blique noire indépendante 10 – en un pays marqué par l’acharnement du sort
et la pauvreté. Les ressorts narratifs que sont la victimisation et la faiblesse
participent et contribuent donc au discours sensationnaliste et compassionnel.
De manière évidente, l’image intervient comme vecteur premier de la victi-
misation. On le constate en tout premier lieu sur les couvertures des magazines
qui ont eu recours au portrait d’une victime : une femme qui pleure, le visage
caché dans ses mains, victime rendue anonyme 11 ; un jeune enfant, le regard
dans le vide, recouvert de poussière, entouré d’un bord noir identique aux faire-
part de décès 12 ; Lovely, une petite fille nue et hurlante, sortie des gravats par
des sauveteurs 13. Cette conclusion heureuse n’est pas sans rappeler celle plus
tragique de la petite Omayra, prise au piège de la boue du volcan Nevado del
Ruiz en Colombie et dont l’agonie avait été filmée en direct pendant près de
60 heures par les caméras de télévision en 1985. Chaque tragédie a besoin de son
icône, dont les spectateurs peuvent suivre le récit du sauvetage 14. Le Vietnam a
eu Kim Phuc, la petite fille brûlée au napalm 15 ; la guerre en ex-Yougoslavie a
eu Sead Bekric, jeune Bosniaque musulman aveuglé lors du siège de Sarajevo 16.
Haïti, ou du moins le public français, a eu Lovely. Cela témoigne de l’intérêt
grandissant, pour les médias, d’utiliser la figure victimaire absolue de l’enfant,
symbolisant à lui seul le futur fauché d’une nation, bien que ce ne soit là qu’une
vision fragmentaire de la réalité :

Today’s disasters, which are hard to follow even with a scorecard, are made more
comprehensible and accessible by the media’s referencing of children – even if that

9. Newsweek, « Why God hates Haiti », 25 janvier 2010 ; Le Nouvel Observateur, « La seule excuse de
Dieu… », 21 janvier 2010.
10. Time, « Haiti’s History of Misery », 25 janvier 2010 ; Le Nouvel Observateur, « Deux cents ans de
malheur », 21 janvier 2010.
11. Couverture de Newsweek, photographie d’Eduardo Munoz pour Reuters, 25 janvier 2010.
12. Couverture de Time, photographie d’Ivanoh Demers pour AP, 25 janvier 2010.
13. Couverture de Paris Match, reportage photo de Bernard Wis, 21 janvier 2010.
14. Le récit de la réunion de la petite avec son sauveteur russe sera publié dans Paris Match, « Haïti : les
enfants d’abord », 28 janvier 2010.
15. Photographie de Nick Ut, prise au Sud-Vietnam le 8 juin 1972.
16. Photographie de James Mason, prise en avril 1993
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS 103

focus on children is a false or distorted consciousness, a simulacrum of the event 17.


(Moeller, 2002 : 37.)

Focaliser sur les enfants permet d’investir émotionnellement les lecteurs


dans celui qui est encore sauvable, et donc susceptible de susciter une réaction
– au-delà du compassionnel, celle de l’indignation. On retrouve ici le cliché
dominant de la pitié en marche, mieux encore quand il conforte le duo victime-
secouriste devenu « les totems » de notre époque (Brauman, 1993 : 154). Cette
rhétorique est aussi celle de l’espoir, particulièrement quand elle se centre sur
l’après-catastrophe, à l’image du groupe d’orphelins adoptés par des Français 18.
Après l’indignation morale, c’est la bonne action qui s’étend par l’adoption,
bien que cette conception du « geste secourable » ne soit pas sans rappeler les
dérives humanitaires françaises avec le spectre de l’Arche de Zoé 19.
Au-delà des icônes de la souffrance, le choix des témoins joue un rôle déter-
minant pour exemplariser et permettre aux lecteurs de s’identifier à travers des
récits individuels de la souffrance, qui mettent en scène les histoires personnelles
de disparus ou les calvaires d’Haïtiens sortis des décombres 20. Ces victimes restent
toutefois passives, comme pour mieux laisser place à la glorification des héros
étrangers (français, russes) qui les ont sauvés. Très peu d’acteurs haïtiens, quels
qu’ils soient, ont d’ailleurs la possibilité de s’exprimer, et quand c’est le cas, ce sont
des personnalités médiatiques (le président, le Premier ministre ou l’intellectuel
Dany Laferrière 21, prix Médicis 2009). La parole locale est ainsi effacée au profit
de celle de l’étranger blanc, ce qui n’est guère surprenant dès lors qu’il s’agit de
médiatiser des crises situées dans les pays du tiers-monde (Dupaquier, 2002).
Enfin, dernier ressort médiatique attendu, celui de la concurrence des
chiffres, vertige de la surenchère que les médias aiment, tant il incarne le carac-
tère exceptionnel des catastrophes naturelles. Il « labellise » en quelque sorte
le degré d’urgence, de « monstruosité » de l’événement et donc sa place dans
l’agenda médiatique. Cela concerne d’une part le nombre de morts des récentes
catastrophes de grande ampleur qui ont ravagé certaines régions de la planète
ces dernières années – le parallèle le plus évident étant le tsunami de 2004, mais
aussi le tremblement de terre au Cachemire en 2005 ou le cyclone Nargis en
Birmanie en 2008, voire, pour les parallèles les plus anciens, le tremblement de

17. « Les désastres d’aujourd’hui, qui ne sont pas faciles à suivre même avec une carte de pointage, sont
rendus plus compréhensibles et accessibles par la référence des médias aux enfants – même si cette focale sur les
enfants est une connaissance fausse ou biaisée, un simulacre de l’événement. »
18. Paris Match, « France, terre promise », 28 janvier 2010.
19. L’Express, « Le cœur et la raison », entretien avec Philippe Mattei, président de la Croix-Rouge, 28 janvier
2010.
20. Le Nouvel Observateur, « Pourquoi nous ? », 21 janvier 2010 ; Paris Match, « Le martyre des Haïtiens »,
21 janvier 2010.
21. Le Nouvel Observateur, « J’entends encore ce silence », 21 janvier 2010 ; Le Point, « Le martyre haïtien »,
21 janvier 2010.
104 LES MÉDIAS EN QUESTION

terre de Lisbonne en 1755 –, d’autre part la course aux chiffres des donations et
des promesses de l’aide internationale.

Vers de nouvelles tendances ?

Ces images permettent aussi de repérer les seuils de sensibilité, notamment


autour des représentations de la mort de masse et de sa gestion par les vivants
(Clavandier, 2004), pour lesquelles il manque encore des études empiriques.
On constate une relative frilosité dans la manière de montrer cette mort, surtout
quand elle porte atteinte à l’intégrité physique du corps, ce qui est forcément le
cas quand des milliers de corps sont morts écrasés sous les décombres (Gorin,
2011, à paraître). Quand ils sont montrés, ces corps évoquent une mort plutôt
obscène : un corps exhibé dans la rue ou des cadavres alignés, amassés dans
des morgues à ciel ouvert. L’état boursouflé, noirci des corps n’est pas sans
rappeler les visions des cadavres lors du tsunami de 2004 en Asie. Comme si
les catastrophes naturelles servaient en quelque sorte à rappeler la fragilité de
l’homme face à la nature. Devant l’hécatombe, les images témoignent aussi de
l’égalité des hommes devant ce type de mort, plus aucune distinction d’âge ou
de sexe n’étant possible.
Cette mort a aussi une odeur, ce que l’on oublie encore dans les médias
dont la portée sensorielle reste réduite au regard, et à l’ouïe pour l’audiovi-
suel. De nombreux récits font part de cette odeur nauséabonde, de la mort
qui imprègne le vivant, dans l’air comme dans l’espace géographique puisque
chaque tas de ruines est susceptible de cacher un mort : « Combien sont-ils, là,
devant nous ? Recroquevillés, rigides, gonflés, difformes, tout noirs, allongés à
même le ciment de l’allée, encore habillés ou à moitié nus, le corps offert aux
mouches et aux regards 22. »
Cette dimension ressort sur certaines photographies où l’on reconnaît le
symbole du masque, mais aussi celui de la mort qui se mêle aux vivants, dans
des scènes qui apparaissent d’abord comme une sorte de mauvais jeu de cache-
cache : un « simple » tas de ruines duquel on finit par distinguer un corps
qui se dégage, une pierre parmi d’autres pierres, dont la couleur se confond
avec les gravats. Autre profanation d’un rite sacré, le fait que la plupart de ces
corps n’auront pas de sépulture, à l’image de ceux utilisés « pour former des
barricades 23 », puisque domine avant tout la peur des épidémies. Enfin, carac-
téristique particulière de ce regard « à l’occidental », l’« obsession du dernier
survivant » telle qu’elle est – trop peu ! – soulignée par Paris Match 24 : le fait de

22. Le Nouvel Observateur, « Pourquoi nous ? », 21 janvier 2010.


23. Paris Match, « Le martyre des Haïtiens », 21 janvier 2010.
24. « France, terre promise », 28 janvier 2010.
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS 105

s’acharner à tout prix pour tenter de sauver quelques vies sous les décombres,
alors qu’il y aurait tant à faire pour aider les vivants. En évoquant ce reproche
adressé par un groupe d’Haïtiens à des sauveteurs, cet article donne, comme
c’est rarement le cas, la parole à des acteurs locaux et souligne l’antagonisme
d’une vision de l’aide humanitaire faite par et pour les donateurs étrangers,
obsédés par leur (auto)glorification et leur voyeurisme macabre.
Le choix de ces images dénote aussi la réalité indéniable du flux médiatique
en ce début de XXIe siècle : les particularités des cultures journalistiques ont
tendance à s’effacer de plus en plus dans les récits faits par les images. D’un média
à l’autre, mais aussi d’un pays à l’autre, on retrouve les mêmes illustrations.
Dans le cas des photographies des magazines, que celles-ci soient le résultat d’un
travail mandaté par le magazine à l’un de ses reporters ou l’achat de l’œuvre à un
photographe indépendant, les mêmes caractéristiques sont repérables dans les
composantes plastiques et iconiques. Ce sont des photographies extrêmement
esthétisées (lumière douce, couleurs travaillées et contrastées, gros plans sur les
expressions, perspectives, lignes brisées, plongées ou contre-plongées selon que
l’on veut écraser ou magnifier un détail, etc.). Elles sont traversées par les mêmes
thématiques : portraits d’individus (symbolisant les rescapés) ou masse (le flot
de cadavres), chaos et ruines, deuil, mort et cimetières, camps de réfugiés et
moyens dérisoires, pillages et présence des armes, armada américaine et figure
du soldat, prégnance de Dieu, de la croix et de la foi 25. Si ces photographies
sont la réalité des agences de presse qui constituent de formidables banques de
données pour les magazines, elles traduisent une forme d’universalisation du
regard, des référents collectifs à venir, et donc de la mémoire mondiale.
Cette globalisation du spectacle est aussi illustrative du travail en rédac-
tion, qui plus est face à des événements inattendus, chaotiques, pour lesquels
il faut réagir vite sans pouvoir forcément envoyer des journalistes sur place.
Aux lendemains du 12 janvier, alors que les lignes téléphoniques sont coupées,
que toutes les infrastructures locales restées debout sont réquisitionnées pour les
secours, les journalistes doivent contourner les obstacles afin de s’informer. Si les
envoyés spéciaux arrivent sur place quelques jours plus tard, on peut constater
que le journalisme « assis » 26 prévaut dans certaines rédactions – à l’exemple de
Newsweek et de Time qui font leurs reportages majeurs le 25 janvier 2010 depuis
Washington, New York et Miami ! On voit toutefois la prévalence des nouvelles
technologies de l’information comme sources privilégiées : alors que le tsunami
de 2004 avait été filmé sous la forme de vidéos amateurs par les touristes
présents au moment des faits, Twitter et Facebook semblent être devenus des

25. À titre d’exemple, les diaporamas successifs au fil de la catastrophe sont visibles sur les sites Internet de
chacune des revues explorées.
26. Le terme évoque dans le milieu un journalisme qui consiste à chercher les informations depuis son
bureau, en usant des outils informatiques ou des contacts par téléphone, au contraire de l’enquête du journa-
lisme d’investigation.
106 LES MÉDIAS EN QUESTION

canaux d’information dès les premiers jours suivants la catastrophe 27. De telles
pratiques interrogent nécessairement sur la capacité à rendre compte d’une
tragédie de cette ampleur par une forme de journalisme « à distance ».
Enfin, dernier constat qui suscite l’interrogation, la mobilisation compas-
sionnelle des médias quand ceux-ci servent de relais aux dons. Que ce soit
dans les mots de Barack Obama appelant à verser de l’argent à la Croix-Rouge
américaine 28, ou sous la forme de rubriques « How You Can Help » 29, ce relais
questionne forcément les limites de l’indépendance de l’aide. Ce constat est
encore plus évident du côté français, puisque médias et ONG ont fait des parte-
nariats 30, ce qui sera dénoncé par Médecins sans frontières, à l’instar de son
ancien président Rony Brauman :
Que des médias relaient les appels aux dons tout en gardant un regard
critique sur la situation, c’est très bien. Mais ils n’ont pas à se mettre au service
d’un organisme d’aide. Ils doivent rester au service de l’information. Tout
mélange des genres est malsain 31.

La figure du sauveur américain :


nouveau héros humanitaire ou acteur politique ?
Dans son article évoqué plus haut, Brauman fait un troisième constat
concernant la médiatisation des crises humanitaires. Celles-ci doivent normale-
ment être isolées et sans concurrence avec un événement identique pour faire la
une, en particulier si elles se produisent dans un pays jouissant d’une proximité
géographique, politique ou culturelle avec un pays occidental. Si le tremble-
ment de terre du 12 janvier fait partie des « mégadésastres », sa proximité avec
différents acteurs occidentaux interroge la présence de ceux-ci dans le discours
médiatique. On constate ainsi une présence forte des politiques américains dans
leurs magazines, beaucoup plus que les Français d’ailleurs. Si cela s’explique en
partie par la proximité géographique d’Haïti avec son puissant voisin américain
et les intérêts politico-économiques historiques des États-Unis dans les Caraïbes,
il est curieux de constater que, malgré la proximité culturelle et historique de
la France avec Haïti, la seule personnalité française à s’exprimer dans le corpus
sélectionné est Philippe Douste-Blazy, qui évoque le savoir-faire haïtien 32.

27. Le reportage du Time du 25 janvier 2010 est en partie construit sur la base de citations et de « statuts »
écrits par des acteurs humanitaires sur les pages Facebook, Twitter ou le blog de leur ONG.
28. Newsweek, « Why Haiti Matters », 25 janvier 2010.
29. Time, 25 janvier 2010.
30. Europe 1 s’associe avec la Croix-Rouge française ; Paris Match avec Première Urgence ; RTL, M6,
Le Figaro, Le Monde, Radio France et France Télévisions avec Fondation de France.
31. Cité par L’Express, « Médias et ONG. La polémique Haïti », 28 janvier 2010.
32. Paris Match, « Le calvaire du peuple haïtien n’a pas commencé le 12 janvier », 21 janvier 2010.
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS 107

Les États-Unis dominent donc largement le discours médiatique de tout


leur statut de sauveurs. Ce qui n’est guère étonnant, car cela correspond au
dernier point du schéma identifié par Brauman, à savoir le fait qu’il faut un
médiateur (une personnalité ou un acteur humanitaire) susceptible de créer un
lien avec les victimes mais aussi de prendre de la distance critique. L’effacement
des journalistes derrière ces personnalités médiatiques, certes plus présent dans
les magazines américains, mérite que l’on s’attarde sur les véritables intentions
dans ce type de pratiques. Est-ce la volonté de faire profiter les lecteurs de
l’éclairage par un spécialiste, d’une ligne éditoriale clairement alignée sur des
idéologies politiques, ou doit-on y voir un professionnalisme hésitant ? Le
débat reste ouvert.
Fait exceptionnel, Barack Obama choisit de s’exprimer dans Newsweek sous
la forme d’un article signé de sa main 33. Cet article est entièrement centré sur
la politique et l’humanitaire « à l’américaine » : le président y apparaît désireux
de justifier les motifs de son intervention en Haïti, qui ne doit pas être perçue
comme une invasion ! On sent ici la volonté de rompre avec l’image écornée
des États-Unis à la suite des guerres dans lesquelles ils se sont lancés dans les
années 2000, pour redorer le blason de la nation :
In times of tragedy, the United States of America steps forward and helps. That is
who we are. That is what we do. […] That advances our leadership. […] America is
acting on behalf of our common humanity 34.

Bien qu’en bon « réconciliateur », Obama s’efforce d’insister sur la morale


d’une communauté internationale charitable et unie, il apparaît dans ses mots
une véritable dimension de commandant en chef prêt à lancer une opération de
guerre et désireux d’obtenir le consensus national autour de lui 35. Car c’est bien
de cela qu’il s’agit, une opération « militaro-humanitaire » d’envergure ; même
s’il évoque les perspectives de développement et de coopération avec le gouver-
nement haïtien, il ressort tout de même de son article l’image d’une nation mise
sous tutelle : « The United States will be there with the Haitian government and
the United Nations every step of the way 36. »
L’héroïsation prédomine aussi dans le « bon-américanisme » qui imprègne les
articles de Bill Clinton, fort présent dans les médias puisqu’il s’exprime dans Time 37,

33. « Why Haiti Matters », 25 janvier 2010. L’origine de cette initiative n’est pas claire. S’agit-il d’une
requête du magazine ou d’une stratégie communicationnelle de la Maison-Blanche ? Alors qu’il est connu pour
avoir largement eu recours aux réseaux sociaux lors de sa campagne électorale, Obama fait preuve ici d’un retour
vers un média plus « traditionnel ». Le choix de Newsweek est toutefois logique, puisque même moins diffusé
que Time, il est plus démocrate que son concurrent et lu plus facilement par la classe moyenne.
34. « En période de tragédie, les États-Unis d’Amérique se portent volontaires et aident. C’est ce que nous
sommes. C’est ce que nous faisons. […] Cela fait avancer notre leadership. […] L’Amérique agit au nom de
notre humanité commune. »
35. « I have ordered », « I have instructed », « our national capacity », « our armed forces », « the American people ».
36. « Les États-Unis seront là avec le gouvernement haïtien et les Nations unies à chaque étape du chemin. »
37. « What Haiti Needs », 25 janvier 2010.
108 LES MÉDIAS EN QUESTION

Newsweek 38 et Paris Match 39. Il y souligne avant tout le rôle central de la personne 40
– comme une sorte de continuité logique du rôle de leader que se donne la nation
américaine. Il y fait tout de même l’apologie de la nation haïtienne, en évoquant
les perspectives de reconstruction et de développement à travers la coopération de
tous : « Le peuple haïtien mérite d’avoir la chance de construire une nation qui
reflète ses efforts, ses talents, ses désirs. » Une telle distance, appuyée par ses mots
détrompant les clichés victimaires et la malédiction, permet de réinvestir dans la
rhétorique de la solidarité active, pour revenir au statut prometteur d’Haïti d’avant
la catastrophe et de rompre ainsi avec la fatalité du désespoir.

Les limites de l’humanitaire ?

En définitive, ce rapide survol met en relief une couverture médiatique du


12 janvier qui balance entre tentation sensationnaliste et victimaire, et discus-
sion de la politique internationale. Les acteurs ne sont plus uniquement les
French Doctors ou les spécialistes de la sécurité civile. Ce sont aussi les ministres,
les présidents, les gouvernements étrangers. Sont-ils le signe d’une réaffirma-
tion d’un humanitaire d’État, à l’image des soldats américains débarquant à
Port-au-Prince, les bras chargés de caisses de vivres et de bouteilles d’eau ? La
scène n’est toutefois pas totalement nouvelle puisqu’elle n’est pas sans rappeler le
débarquement des marines à Mogadiscio en 1992. C’est un peu le constat qu’en
fait Jacques Julliard, chroniqueur au Nouvel Observateur :
Comment, cette semaine, ne pas parler d’Haïti ? Tout autre sujet paraît
obscène. Oui, mais aussi, comment en parler ? Comment éviter la commiséra-
tion un peu facile, un peu gratuite ? À l’inverse, comment échapper à l’émotion,
à la mauvaise conscience […] ? Priorité absolue aux sauveteurs. Les Américains
ont pris les choses en main, vive les Américains ! […] Désormais l’humanitaire,
c’est-à-dire le début d’une conscience civique internationale, doit se conjuguer
avec l’ordre éternel des nations pour traiter ensemble les problèmes d’urgence de
la planète au lieu, comme souvent, de rivaliser l’un avec l’autre 41.

Car du milieu de l’apocalypse peut aussi surgir la promesse d’un futur


meilleur, comme si le pays devait renaître de son chaos total, vécu comme une
sorte de purge, d’« année zéro 42 » qui lui permettra de faire table rase et de
se reconstruire, sous la tutelle – bien marquée – de ses puissants voisins et

38. « “Many Hands Lighten the Load” », 25 janvier 2010.


39. « “Beaucoup de mains allègent le fardeau” », 21 janvier 2010. Ici aussi, il serait intéressant de connaître
les circonstances qui ont poussé Bill Clinton à s’exprimer dans la presse magazine, ou s’il a été contacté par
les rédactions.
40. « As President, I worked… », « I continued », « my foundation », « I was honored », « I’ve traveled », « I made
a call », « Ban Ki-moon asked me », dans Newsweek, « Many Hands Lighten the Load », 25 janvier 2010.
41. « L’homme nu », 21 janvier 2010.
42. Le Point, « Haïti, année zéro », 28 janvier 2010.
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS 109

bienfaiteurs étrangers. C’est le discours commun des magazines américains et


français qui soulignent le réinvestissement des nations et de la communauté
civile, la nécessité d’utiliser la mobilisation mondiale autrement que pour
provoquer des guerres pétrolières et la vaste armada américaine pour faire « le
bien », au contraire des années Bush.
Les diverses études sur les pratiques journalistiques en temps de crise ont
largement souligné le rôle des discours compassionnels et sensationnels, qui
favorisent l’implication émotionnelle des publics. De telles considérations
poussent forcément vers la schématisation simpliste des causes de la catastrophe,
qui ont une explication tout à la fois moderne – scientifique, tectonique – et
traditionnelle – Dieu, ce qui marque ici un retour de la foi dans le discours
médiatique ! Ce type d’explications est tentant, d’autant plus qu’à travers ce
schéma réductif, les journalistes gagnent du temps et de l’espace rédactionnel :
l’état de faiblesse et de passivité du pays est aggravé par sa présence sur une
grande faille sans que l’État corrompu ne fasse rien (« on vous avait prévenu » !).
Les signifiants sont évidents ; la catastrophe aurait été évitable si les standards
européens (antisismiques, mais aussi de gouvernance) avaient été respectés 43.
Mais on peut aussi se demander pourquoi les médias n’insistent pas davantage
sur les causes humaines de la tragédie, bien plus réelles mais à peine évoquées,
qui permettraient une véritable mise en perspective de la catastrophe et un
regard plus poussé vers une véritable chance pour la reconstruction, comme le
souligne encore une fois Le Nouvel Observateur :
Contre ceux qui parlent de « malédiction haïtienne » alors qu’il ne s’agit que
de passivité, de maisons mal construites, de démission de l’État, de corruption
des élites créoles, riches, gavées, égoïstes, de leur mépris pour le peuple d’en bas,
celui qui souffre et meurt en silence 44.

Cette tension est palpable dans les scénarios des différents magazines qui
oscillent entre effondrement total d’Haïti, et reconstruction possible, à grands
renforts de figures politico-humanitaires penchées sur le berceau haïtien placé en
soins intensifs. Ce type d’événements extraordinaires que sont les catastrophes
de cette ampleur qualifiés d’« événements au centre d’intérêt global 45 » met en
scène une nouvelle solidarité internationale dépassant ainsi les « frontières natio-
nales » de la compassion (Cottle, 2009 : 503). Entre voyeurisme et compassion,
désespoir et espoir, le discours médiatique marque ainsi le parcours d’une nation
au « banc d’essai » de la bonne conscience occidentale.

43. « Averting Disaster », Newsweek, 25 janvier 2010 ; « Les sismologues sont incapables de prédire l’instant
précis d’un séisme », Le Point, 21 janvier 2010.
44. « Pourquoi nous ? », 21 janvier 2010.
45. « Global-focusing events ».
110 LES MÉDIAS EN QUESTION

Aux lendemains du 12 janvier 2010, la nation haïtienne est donc perçue


dans les médias occidentaux comme un pays à la dérive, dont les représenta-
tions exaltent les icônes victimaires et le fatalisme quasi séculaire. Il est indéniable
qu’une telle tragédie ne pouvait pas ne pas être représentée sans éviter le levier
émotionnel et dramatique, tant les scènes de désolation et les témoignages de
tous les habitants se prêtaient à la mise en images et en récits. Mais au fur et
à mesure des semaines, ce regard médiatique s’est déplacé vers la « mise sous
tutelle » de la nation face à ses bienfaiteurs, américains avant tout. Le « totem »
attendu du duo victime-secouriste, qui certes reste présent, n’est que l’emblème
le plus perceptible d’une présence étrangère qui sera dorénavant mêlée au futur
de la nation, à l’image des mots du président Obama ou de Bill Clinton. Deux
années après la catastrophe, il est difficile de faire le bilan d’une telle couverture
médiatique et de la « trace » qu’elle laissera dans les mémoires collectives. Il est
très vraisemblable néanmoins que le 12 janvier 2010 restera un moment excep-
tionnel où l’humanitaire d’urgence, l’humanitaire des ONG et des secouristes,
la douleur et la souffrance des victimes se sont mêlés au retour d’un humanitaire
d’État et d’une solidarité désormais politique.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Maudite presse

ARNAUD ROBERT
Journaliste et réalisateur de films documentaires, il est un collaborateur régulier
du quotidien Le Temps et de la Radio Suisse Romande. Il a publié dans Le
Monde, Les Inrockuptibles, Internazionale, La Repubblica, etc. Parmi les
documentaires qu’il a réalisés, on peut citer Bamako is a Miracle en 2000 et
Bondye Bon sur la religion en Haïti, en 2010. Après des années d’engagement
au côté de la communauté haïtienne, il possède une connaissance très riche de
sa culture. Il a été l’un des concepteurs de l’exposition « Vodou, un art de vivre »
au musée d’Ethnographie de Genève en 2008. arnaud.robert@letemps.ch ;
afrobluemail@yahoo.fr

« Alors, ça se reconstruit ? » Vous n’y échapperez pas. Que vous soyez d’une
manière ou d’une autre lié à Haïti, la question revient sans cesse, assénée par ceux
que l’on croise. Au fil des mois qui éloignent du 12 janvier 2010, elle se teinte
même d’une pointe d’irritation, comme si les atermoiements politiques et huma-
nitaires qui ont succédé au séisme dressaient entre la compassion légitime et la
nécessité de passer à autre chose un voile de plus en plus opaque. Ce qui est vrai
pour les passants, qui n’ont des pays catastrophes que l’image stroboscopique de
l’actualité urgente, s’accentue encore dans les rédactions des médias occidentaux.
Dans une période de crise économique mondiale, de changement radical des
rapports de forces entre les États traditionnellement puissants et leurs homo-
logues émergents, l’obstination d’un tiers d’île infime qui s’érode dans la mer
des Caraïbes à renouveler par son drame une présence au monde finit par agacer.
Au séisme de 2010, ont succédé des cyclones, une épidémie de choléra, des
élections parodiques et les chiffres des dépêches qui s’amoncellent et s’annulent.
Cent mille malades du choléra, près d’un million d’Haïtiens qui vivent sous
tente, dix milliards de dollars US promis par la communauté internationale
– dont seule une fraction a été versée. En dix-huit mois, la couverture média-
tique d’Haïti est passée de l’empathie paternaliste au procès-verbal las. Je me
souviens d’un duplex pour le journal de la Télévision Suisse romande, en marge
du premier tour des élections en novembre 2010.
Le présentateur : « Certains affirment que les Haïtiens se complaisent dans
l’aide qui leur est apportée et qu’ils ne font pas grand-chose pour s’en sortir. »
114 LES MÉDIAS EN QUESTION

Moi : « C’est grâce à la solidarité entre les Haïtiens que le pays ne s’effondre
pas totalement. Il me semble obscène de reprocher à ce peuple sa passivité. »

Ma réponse, bien que pleine de bons sentiments, me paraît aujourd’hui


totalement inadéquate.
Ce qu’il fallait aborder, à mon sens, c’est la relation opportuniste que les
médias de masse entretiennent avec les tragédies, dont Haïti est le symptôme le
plus flagrant. Mais aussi l’appel à la générosité mondiale, dont les télévisions et
les journaux sont le relais indispensable, qui produit dans l’esprit des citoyens
donateurs un réflexe de pensée magique : je donne, donc j’essuie. La résistance
par laquelle Haïti contrecarre cet abracadabra humanitaire, la force d’inertie
d’un État qui semble refuser le miracle promis, tout cela défie une logique
contemporaine où une bonne histoire, même triste, est une histoire qui ne
dure pas. L’attention globale offerte à Haïti pendant quelques semaines, voire
quelques mois, au début de 2010, cette faille temporelle où ce pays s’est trouvé
un lieu dans l’esprit du monde, ne pouvait être prolongée indéfiniment. Et la
concurrence des calamités qui ont succédé au séisme n’a abouti qu’à un seul
sentiment confus : celui de la prédestination d’Haïti au malheur et, donc, pour
le consommateur de médias, à la possibilité d’une déresponsabilisation.

La mauvaise réputation

Retour à la case départ. Dès les premières heures après le séisme, un mot a
frappé. Celui de « malédiction ». Nombre de journaux européens – dont Le Temps
qui faisait référence au « pays des damnés » –, en usant d’un lexique dont la conno-
tation métaphysique ne leur apparaissait pas souvent, ont en réalité confirmé
une forme d’inconscient collectif sur Haïti. Il n’est sans doute pas nécessaire de
rappeler à quel point, d’une manière souvent brumeuse, cet État incarne pour
l’Occident une sorte de faillite perpétuelle, une escalade sans fin de la misère, une
cohorte de coups d’État, de dictateurs ubuesques et de fausses rédemptions – par
exemple la présidence de Jean-Bertrand Aristide à laquelle, en 1991, la gauche
occidentale s’était ralliée. Mais plus insidieusement encore, Haïti représente
un modèle de terre mystique, jamais affranchie de l’Afrique, dont l’imaginaire
hollywoodien du zombie et du vodou a contribué à dessiner les contours obscurs.
Dans son ouvrage Le Barbare imaginaire, Laënnec Hurbon montre combien cette
République libérée en 1804 de la colonie s’est construite dans la pensée occidentale
comme un repoussoir ultime auquel l’animisme offrait de solides arguments : « Le
vodou n’avait jamais été dans les discours et récits des Européens et Américains de
l’époque esclavagiste jusqu’au milieu du XXe siècle qu’un signifiant de la barbarie,
et le support d’une représentation de la société haïtienne à laquelle l’État, l’écriture
et la science viendraient à manquer. » (Hurbon, 2007.)
MAUDITE PRESSE 115

« Haïti, pays maudit » : la formule choisie par des médias après le séisme
ne trahissait pas une ignorance de l’histoire nationale, ni même une volonté
consciente de nuire, mais elle procédait d’une conception dont les bases ont été
posées au moment de l’indépendance haïtienne. L’ancienne Premier ministre
Michèle Pierre-Louis s’est exprimée très rapidement dans Le Temps (14 janvier
2010) sur l’idée de malédiction pour la contrer : « Compte tenu des malheurs
qui ont frappé le pays au cours des dernières années, un de plus et des plus
graves ne peut être que le coup d’une nouvelle malédiction. Cela sous-entend
que nous serions en train de payer pour des fautes commises. » (Robert, 2010a)
L’écrivain Dany Laferrière s’est lui aussi prononcé sur l’usage de ce mot dans
plusieurs journaux, et l’a dénoncé. Les médias l’ont par ailleurs rapidement
abandonné. Il ne suffit pas, pourtant, d’éviter une terminologie pour en extirper
les racines. Et le défilé des fidèles protestants les mains dressées au ciel, diffusé en
boucle depuis le balcon de l’hôtel Plaza à Port-au-Prince où la chaîne américaine
CNN s’était installée après le séisme, a corroboré l’impression initiale : celle
d’une île-purgatoire condamnée à s’en remettre à Dieu.

Scènes et obscène

Il est délicat de comparer la couverture médiatique de deux catastrophes.


Très rapidement après le séisme, pourtant, une question s’est posée dans les
rédactions occidentales, encouragées par les décomptes morbides du gouver-
nement haïtien et des ONG présentes : est-ce que le tremblement de terre
haïtien a davantage tué que le tsunami de 2004 dans le Sud-Est asiatique ?
C’est à l’aune de cet étalon de l’horreur que se jauge l’impact international
d’une catastrophe : l’afflux d’aide, la mobilisation des nations et des organi-
sations, mais aussi l’ampleur de l’intervention médiatique. Dès le 13 janvier,
donc, le chiffre de 100 000 morts était articulé par le ministère de l’Intérieur
et s’est amplifié sans cesse jusqu’à atteindre, quelques jours plus tard, le bilan
final de 230 000 morts ; soit, assez précisément, celui du tsunami de 2004, ce
qui justifiait sur le plan médiatique une présence massive dans les premiers
jours qui ont suivi le séisme. Il n’existe pas, en apparence, une différence de
traitement flagrante entre l’exposition, dans les journaux, des cadavres et des
charniers après le tsunami et après le séisme haïtien. Dans les deux cas, des
morgues à ciel ouvert, des victimes ensanglantées, des draps posés sur des
cohortes de corps sans vie.
Certaines photographies prises à Port-au-Prince ont pourtant donné
l’impression d’une exposition particulièrement crue et sans précaution morale
du désastre : un corps d’enfant en vol jeté sur une montagne de corps ; une
femme empalée sur le fer d’une maison détruite ; une femme blessée, nue, dans
une brouette. Une série d’images reproduites notamment dans le magazine
116 LES MÉDIAS EN QUESTION

Paris Match dont on ne retrouve pas l’équivalent dans les archives du tsunami
de 2004. Ce n’est pas la représentation de la mort qui pose ici problème, mais
une représentation qui exclut tout questionnement sur les limites et semble
procéder davantage du tapage visuel que de la nécessité d’informer. Il existe dans
la logique médiatique un principe du « un poids, deux mesures » qui rend visible
quelque part ce qui serait obscène ailleurs. Inutile de rappeler l’autocensure des
médias occidentaux après les attentats de New York, le 11 septembre 2001,
lesquels ont soigneusement évité de diffuser les images de victimes qu’elles
détenaient. Mais plus encore, ce qui frappe dans la représentation médiatique
du séisme haïtien, c’est qu’il dépasse en outrance démonstrative la plupart des
catastrophes de pays du Sud. Comme si, dans l’imaginaire occidental, Haïti
libérait par son histoire tumultueuse et sa « prédestination au malheur » de toute
considération éthique à son endroit.

Une icône haïtienne

Une catastrophe naturelle, dans sa représentation, fonctionne sur des inva-


riables et des icônes. Parmi les premières images qui nous sont parvenues après
le séisme haïtien, celle de cette femme au visage à demi ensanglanté et empous-
siéré qui s’extrait des décombres, prise par le photographe haïtien Daniel Morel,
a été si abondamment reproduite dans la presse mondiale qu’elle a réussi, un
moment, à condenser l’expérience du tremblement de terre.
Quelques mois plus tard, le 19 octobre 2010, dans le magazine suisse
L’Illustré, le journaliste Christian Rappaz retrouvait la femme en question,
« prostituée dans un bar de Carrefour », établie sous une tente « dans l’un
des 1 300 camps de réfugiés qui subsistent encore à Haïti neuf mois après le
drame ». Après avoir été, sans le savoir, la personnification de la catastrophe à
l’étranger, cette femme devenait la métaphore de la reconstruction qui patine et
du perpétuel marasme haïtien.
Chaque catastrophe a son image. Chaque drame a son visage. En Haïti,
ce fut celui de cette jeune femme groggy, de ce visage qui apparut en première
page d’une trentaine de quotidiens du monde entier le 14 janvier. Il symbolisait
l’hébétude totale d’une population anéantie par l’ampleur d’une catastrophe
effroyable. […]
Nous avons pu nous-même retrouver cette femme. Et lui rendre son nom.
Elle s’appelle Titit Calixte. Elle a un petit garçon qui a également échappé à
la catastrophe. Elle ne savait rien de son destin d’icône mondialisée. Titit se
prostitue pour survivre et nourrir son fils. (Rappaz, 2010.)

Dans le reportage de Christian Rappaz figure, en médaillon, l’image de Titit


Calixte le jour du séisme. Sur une double page, la même, étendue à demi nue
sur le lit dans sa tente, des mois plus tard, sans qu’on sache bien s’il s’agit de la
MAUDITE PRESSE 117

montrer apeurée ou lascive. À bien des égards, le récit de Titit Calixte est exem-
plaire de la construction d’un imaginaire médiatique après le séisme haïtien.
Il reprend les fondamentaux du reportage sur l’île, qui invoque la formule de
Graham Greene, « l’île du cauchemar », et l’impuissance d’une population face
au déchaînement de la nature et à l’incurie des dirigeants. Titit est « abandonnée
à son malheur », « dans ses yeux la même hébétude et la même crainte qu’il y
a neuf mois ». Elle a cru mourir, ce jour-là, « mais Dieu avait décidé que ce
n’était pas [son] heure ». Elle ne rêve plus que de quitter Haïti, « cet enfer » et
que « quelqu’un [lui] vienne en aide » (ibid.). Décrite comme un symbole du
drame haïtien, Titit Calixte concentre dans cet article tous les stéréotypes de la
représentation journalistique : une fille mère prostituée qui s’en remet à Dieu ou
au Blanc – quelqu’un qui l’aide et la fasse sortir du pays. Haïti se résume donc à
un pandémonium, une île-épouvantail qu’il faut fuir à tout prix.
Il existe dans les médias une obsession métonymique de la story ou du récit où
l’abstraction est considérée comme une menace et l’Incarnation le seul salut. Il
faut aujourd’hui raconter des histoires qui deviennent pour le consommateur de
médias le bilan le plus saisissant d’une situation. Sur un terrain complexe comme
l’est Haïti, la seule manière de prolonger l’attention des médias est de substituer
le mythe aux faits. Non pas que l’histoire de Titit Calixte soit mensongère, mais
elle est le carrefour de tant d’idées reçues sur le pays qu’elle ne sert qu’à confirmer
ce que le lecteur croit déjà savoir d’Haïti. Ainsi, elle répond à la seule question
qui vaille sur une terre décrite comme si radicalement étrangère : « Est-ce que
cette île reste à sa place, celle d’une nation au banc des nations, du pays le plus
pauvre de l’hémisphère, d’une population condamnée à la main tendue et à
la compassion universelle ? » Le projet médiatique, en ce cas, ne consiste pas à
informer – donc à nuancer – mais à établir dans l’esprit des fortunés qui ont les
moyens de s’intéresser au monde une cartographie des désespoirs.

D’un extrême à l’autre

En 2004, en marge du bicentenaire de l’indépendance haïtienne, Christophe


Wargny publiait un essai intitulé Haïti n’existe pas. Inventaire implacable de la
faillite d’un pays, l’historien posait déjà les bases d’une réflexion qui n’a été
qu’amplifiée par le séisme de 2010 et qu’il a poursuivie dans des articles parus
dans Le Monde diplomatique notamment. La quatrième de couverture en résu-
mait assez bien l’enjeu :
Haïti a disparu. Effacée. De notre mémoire, de la mémoire. Haïti est une
réalité pour les Haïtiens, une réputation pour les autres, et encore… Une image,
la pire, ankylose sanglante ou prurit de misère. Haïti a-t-elle jamais existé ?
(Wargny, 2004.)
118 LES MÉDIAS EN QUESTION

L’ouvrage examinait ce paradoxe, qui fascine aussi de ce côté de l’Atlantique,


d’une nation pionnière dans la libération des opprimés, « première république
noire indépendante », tournée en « pays mis en quarantaine et en coupe réglée
par l’Ancien et le Nouveau Monde, unis pour l’empêcher d’exister ». Avec cette
interrogation lancinante qui file au cœur de l’analyse : « Pourquoi Haïti, terre
de tous les paroxysmes, est-elle aujourd’hui plus ravagée, meurtrie que jamais ?
Exsangue ? 1804-2004 : drôle d’anniversaire d’une indépendance glorieuse. »
(ibid.) Patiemment, Christophe Wargny relevait les causes internes – l’échec des
élites locales, la révolution inaboutie qui a laissé en place les structures de la
société esclavagiste – et externes – l’étouffement économique par les anciennes
nations colonisatrices, la libéralisation forcée du marché haïtien – qui ont
conduit à la déroute contemporaine.
Dans la dramaturgie médiatique également, le corollaire indispensable à la
description d’Haïti comme « pays le plus pauvre de l’hémisphère » ou « pays aux
quarante coups d’État » est la mise en scène de « la première république noire
indépendante », d’une « révolution de gueux emmenés par Toussaint Louverture »,
des esclaves qui ont fait subir à la « colonie la plus riche du monde la pire humilia-
tion » (ibid.). Et Haïti se fabrique un espace fragile, dans les médias, entre ces deux
extrêmes caricaturaux : de la liberté à la mort, du triomphe au fiasco. Les slogans
tiennent lieu de raisonnement. Et ce pays reste miné entre deux représentations
outrancières, comme s’il ne pouvait exister de normalité haïtienne. Les Haïtiens que
les médias convoquent en général pour étoffer le conte de cette nation répondent la
plupart du temps à cette dichotomie : ils appartiennent soit au peuple victime (Titit
Calixte), soit à une élite intellectuelle qui ressemble à ses interlocuteurs occidentaux
et semble donc s’extraire de son haïtianité, de sa condamnation à l’étrangeté.

L’appel à Laferrière

Il faudrait déchiffrer avec soin l’interpellation constante des intellectuels


haïtiens dans les médias. Comment et pourquoi, depuis le séisme en particulier,
ils ne sont pas interrogés pour équilibrer une perception d’Haïti comme « terre
de misère », mais sont décrits comme des anomalies brillantes qui n’ont avec leur
pays qu’un lien d’opportunité : ultimes vestiges d’une rationalité républicaine
face à un pays obscurantiste, illettré et mendiant. L’exemple de l’écrivain Dany
Laferrière, établi à Montréal depuis des décennies et devenu après le séisme une
voix particulièrement poignante pour Haïti, est de ce point de vue remarquable.
À l’image muette de Titit Calixte, victime parmi les victimes, répond le timbre
grave de Dany Laferrière, capable de rendre en mots non seulement l’apocalypse
haïtienne mais la compassion universelle face au drame. Comme Titit, Dany
est une icône. Surtout lorsqu’il s’en défend et qu’il tente d’échapper à la logique
médiatique de l’interpellation sans fin et de l’expertise.
MAUDITE PRESSE 119

Le 28 janvier 2010, Dany Laferrière se trouvait à la bibliothèque de l’Arsenal,


à Paris, pour une conférence. À l’extérieur de la salle principale avait été disposé
un téléviseur qui retransmettait en direct l’événement pour les dizaines de spec-
tateurs qui n’avaient pu entrer. Seize jours après le séisme, l’apparition de Dany
Laferrière avait quelque chose du retour du séjour des morts et du message de
l’au-delà. Avec distance et humour, l’écrivain racontait son expérience du séisme.
Il croyait alors en une redéfinition du rapport entre Haïti et le reste du monde,
mais aussi en un réexamen de la représentation médiatique du pays :
Il faut relancer le dialogue avec Haïti. Sinon on va retomber vite dans les
discours fermés. Personne n’est obligé d’aider Haïti. Il faut maintenir ce ton-là,
celui des flâneurs dans Port-au-Prince qui attendent calmement l’eau. Au
nom de cette dignité, il ne faut pas forcer les gens. Il faut se forcer soi-même.
(Robert, 2010b.)

Dany Laferrière en appelait donc à la dignité, au dialogue, à un échange


rééquilibré où Haïti ne serait plus seulement une note dissonante dans le concert
des nations, mais un véritable partenaire. Qui ne serait pas réduit à cette image
de « pays le plus pauvre de l’hémisphère », ni à son corollaire, « la première
république noire indépendante » (ibid.).

Retour au banal

Il faut bien le constater : cet appel a été très marginalement entendu. Depuis
bientôt deux ans, Haïti est redevenu pour le monde ce lieu sans reconstruction
possible. Titit Calixte et Dany Laferrière ne sont que les pôles lointains autour
desquels s’échafaudent les mythologies occidentales sur Haïti. Le séisme de
Port-au-Prince aurait pu servir à un questionnement profond de l’attitude des
médias face aux terrains circonstanciels de l’actualité. De même, il devrait être
utilisé comme un espace d’enquête sur l’action humanitaire et les échecs relatifs
du développement. Mais le journalisme procède de deux ambitions contradic-
toires : décrire et expliquer. En Haïti, la description ramène sans cesse au spec-
taculaire de la pauvreté, de la destruction et de l’impuissance. L’explication, elle,
plus lente, moins impressionnante, renvoie à une histoire nationale qui n’a rien
au fond d’extraordinaire. Et blase donc vite.
À titre personnel, j’ai découvert en Haïti la contradiction inhérente à mon
métier. Au fil des reportages dans ce pays, je me suis aperçu que ce n’étaient
ni le monstrueux, ni le démesuré qui m’intéressaient, mais la normalité et le
quotidien. C’est-à-dire précisément ce qui passionne le moins les médias. Je me
souviens, en juin 2011, m’être trouvé sur un plateau de la Télévision nationale
haïtienne (TNH) pour un débat, autour de mon film Bondye Bon, sur les rela-
tions entre les religions dans le pays. J’étais entouré de deux intellectuels émérites
120 LES MÉDIAS EN QUESTION

et amis, le sociologue Laënnec Hurbon et le géographe Jean-Marie Théodat. Le


premier passe une bonne partie de son temps libre à écumer les fêtes paysannes de
province. Le second vit dans une tente, comme plusieurs centaines de milliers de
ses compatriotes, où il boit du café en prenant des notes. Les deux transforment
leur expérience de l’extrême normalité haïtienne en une poétique de la pensée
radicale et du débat d’idées. Ils sont haïtiens, mais ne sont pas des symboles
d’Haïti. Ils ne sont plus, pour moi, ni de bonnes histoires, ni de bons sujets.
Le journaliste se nourrit de l’effarement. Comme tout pays, après l’avoir
côtoyé, Haïti devient un pays normal. Dont les énormes défis ne s’expliquent ni
par une prédestination au malheur ni par une violence faite à la raison. Mais par
un agencement singulier des événements historiques. C’est cette banalité-là que
le journaliste devrait se plaire à explorer.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

HURBON, Laënnec, 2007, Le Barbare imaginaire, Paris, Éditions du Cerf.


RAPPAZ, Christian, 2010, « “J’aimerais tant fuir Haïti” : nous avons retrouvé celle dont
la photo a fait le tour du monde après le séisme », L’Illustré, 19 octobre.
ROBERT, Arnaud, 2010a, « Haïti n’est pas maudit », interview de Michèle Pierre-Louis,
Le Temps, 14 janvier.
— 2010b, « Ne pas se laisser intimider », conférence de Dany Laferrière, Le Temps,
28 janvier.
TÉLÉVISION SUISSE ROMANDE, 2010, « Présidentielles en Haïti : le bilan sur la situation
en Haïti », journal télévisé de 19 h 30, présentation Darius Rochebin, 24 novembre,
01 min 21.
WARGNY, Christophe, 2004, Haïti n’existe pas. 1804-2004 : deux cents ans de solitude,
Paris, Éditions Autrement.
Chapitre III

La scène haïtienne au lendemain du séisme


C’est également par un témoignage que commence ce chapitre. Un témoignage
de premier ordre, celui de Max Chauvet, directeur du quotidien Le Nouvelliste, qui
lui aussi a vécu le tremblement de terre à Port-au-Prince. Son journal a continué
à paraître, souvent dans des conditions indescriptibles, dans les jours qui ont suivi,
assumant ainsi dans une capitale dévastée son devoir d’informer. Faisant le bilan
de la situation en Haïti un an après le séisme, l’auteur insiste sur le « sentiment de
gâchis extraordinaire » qui, selon lui, est « le résultat de cet affrontement entre l’État
haïtien, la société civile haïtienne […] et les ONG ». Il note que « la concurrence
est déloyale. L’État, la société civile et le secteur privé sont loin de posséder ce
qui est mis à la disposition des ONG ou de la Mission des Nations unies pour la
stabilisation en Haïti (Minustah) qui est en place en Haïti depuis des années » et
dénonce « les institutions internationales, les ONG ou la mission de l’ONU [qui,
grâce à leurs salaires attractifs] raflent les ressources humaines les plus qualifiées ».
Il met ainsi en place le décor d’une autre tragédie, silencieuse celle-là, qui a débuté
dès le lendemain du séisme.
Présent également à Port-au-Prince le 12 janvier 2010 – « les premiers instants
vécus sont ceux de l’expérience d’un chaos qui semble correspondre à un suspens
du sens » – Laënnec Hurbon nous propose d’observer les effets du séisme en
analysant les comportements et les liens qui existent entre trois acteurs essentiels de
la scène haïtienne : les institutions religieuses, l’État et la communauté internationale
au chevet d’Haïti. Il montre comment l’absence d’État a permis à la fois une véritable
« exploitation religieuse du séisme avec l’invasion de mouvements religieux qui
tous ont apporté une aide fort bien accueillie » et la cannibalisation du pays par
la communauté internationale qui « se substitue sans difficulté à l’État à travers
un nombre impressionnant d’ONG […] qui débarquent et fonctionnent en règle
générale hors de tout contrôle de l’État ». Contrairement à l’État, les religions et la
communauté internationale ont proposé des réponses concrètes à cet événement
démentiel : le pentecôtisme en offrant partout dès les premières heures « le prêt à
porter d’un système justificatif du désastre » et l’aide internationale en prenant en
main la gestion humanitaire des conséquences du séisme. Comment refonder l’État
haïtien dans de telles circonstances alors que ces acteurs ont une « propension à
soutenir davantage des demandes individuelles que de soutenir la reconstruction
d’un lien social » ?
Un autre acteur essentiel, la société civile haïtienne, est analysé par Jean Eddy
Saint Paul. Historiquement, celle-ci, souvent dans des conditions très difficiles, a
« non seulement exercé un rôle de contre-pouvoir », mais a également « travaillé à
instaurer un régime politique préoccupé autant de la jouissance des droits sociaux
que des droits civils et politiques ». L’auteur montre que depuis le séisme, de
nombreuses organisations de la société civile (OSC) ont pris des initiatives en ayant
124 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

pour objectif de « mobiliser des ressources locales pour aider à la construction d’un
nouvel ordre social ». Mais ces initiatives sont-elles suffisantes pour contribuer à une
refondation de la société haïtienne ?
En faisant le bilan des difficultés que rencontre la mise en œuvre d’une politique
de décentralisation, principe pourtant inscrit dans la Constitution haïtienne, Jean-
Claude Fignolé, maire de la commune des Abricots, montre que le chemin de la
construction d’un État moderne sera long. Et pourtant, précise-t-il, au lendemain du
12 janvier il revint aux maires de « s’affirmer comme autorité de réflexion, de décision,
d’intervention dans les domaines relevant de leurs compétences administratives
indépendamment de toute sujétion vis-à-vis du pouvoir central ». Ceux-ci profitèrent
de la période postséisme pour assumer « un pouvoir de gouvernance, imposant de
fait au gouvernement central un devoir de reconnaissance du droit à l’autonomie ».
Mais comment décider, administrer, gérer alors que les municipalités n’ont pas de
ressources propres puisque « la capacité de lever des impôts locaux […] relève du
privilège exclusif de l’État » ? Des recettes qui tombent dans l’escarcelle d’un État qui
oublie le plus souvent de les restituer aux communes.
Pour comprendre les enjeux de la reconstruction, il était nécessaire d’interroger
des spécialistes de l’aide humanitaire, ceux qui ont pour métier d’apporter des
secours aux victimes de catastrophes naturelles ou de conflits. François Grünewald
montre que les sommes dépensées sont déjà importantes – 3,6 milliards de
dollars US selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations
unies (OCHA). Mais il insiste surtout sur le fait qu’habitués à gérer des camps de
réfugiés et de déplacés en zone rurale, « les acteurs humanitaires n’étaient prêts
ni en termes de méthodes, ni en termes de concepts à répondre à un désastre
urbain majeur ». Dépassée par les difficultés à travailler dans un contexte de
reconstruction urbaine, « l’aide internationale s’est mise à produire, […] sur une
base quasi industrielle, une multitude de petites boîtes carrées ou rectangulaires […]
plus “boîtes à dormir” que “lieux de vie” […] sans plan d’urbanisme, souvent sans
vision municipale ». Finalement, l’aide internationale est-elle vraiment à la hauteur
des enjeux de la reconstruction ?
Pierre Salignon, directeur de Médecins du monde, semble en douter. « Il suffit
de se rendre en Haïti pour en revenir […] choqué par l’omniprésence des acteurs
humanitaires qui feraient bien d’envisager les effets induits, et parfois néfastes, de
leur présence, aussi généreuse soit-elle » Dans un pays dont le tiers du PIB avant
le séisme était déjà représenté par l’aide internationale et où l’action humanitaire
représente au moins 150 000 emplois, la question essentielle n’est-elle pas de savoir
comment aider Haïti à sortir de la dépendance humanitaire ? Et ceci, avant que
l’explosion de la « bulle humanitaire » ne provoque « un nouveau séisme, celui-ci
économique et social ». De se poser cette question, n’est-ce pas aujourd’hui l’une
des meilleures manières d’aider Haïti à se reconstruire ?
J.-D. R.
TÉMOIGNAGE

Où en est Haïti un an après le séisme 1 ?

MAX CHAUVET
Propriétaire et directeur du journal Le Nouvelliste, le plus ancien quotidien
en Haïti, il joue un rôle de premier plan dans les médias nationaux. Il assure
la présidence du conseil d’administration de l’Association nationale des médias
haïtiens et est membre du conseil d’administration du Centre pour la libre
entreprise et la démocratie, après en avoir assuré la présidence. Très impliqué
dans la vie culturelle de son pays, il est l’organisateur du plus grand événement
littéraire haïtien : « Livres en folie ». maxchauvet@yahoo.com

Ce n’est pas la destruction des édifices et les conséquences de tous les ravages
que l’on peut constater sur place, ou que rapporte la presse, qui ont causé le
plus de mal lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010. C’est avant tout,
pour nous, Haïtiens, la mort d’hommes et de femmes que nous avons connus
et chéris, qui est le plus grand traumatisme. Leur mort en grand nombre, dans
un même et bref instant, est le vrai choc du tremblement de terre. Les 200 000 à
300 000 morts avaient chacun une famille et des amis, et la destruction des liens
humains est irremplaçable. Je m’en rends compte avec acuité, aujourd’hui que je
dois faire le bilan du séisme.
Du 12 janvier, ce qui me marque le plus ces jours-ci, c’est d’abord la joie que j’ai
ressentie quand j’ai su que ma femme était saine et sauve et, plus tard, mes enfants.
Quand je dis plus tard, pour mes deux garçons, je ne fus rassuré sur leur sort que
huit heures après les secousses, alors que nous étions tout près, dans la même ville,
à quelques kilomètres les uns des autres. Mais le 12 janvier, aucun des moyens
modernes de communication ne fonctionnait à notre satisfaction. Il a fallu marcher
des kilomètres pour avoir des nouvelles. Tout Port-au-Prince s’est retrouvé dans ce
geste si simple : marcher. C’était la seule façon de s’informer à la source.
Pour ceux qui n’étaient pas en train de porter secours à un proche, à un
ami, à un inconnu, ou en train de chercher assistance, se saluer, échanger des
nouvelles était le premier geste de solidarité ce jour-là quand nous étions seuls,
en face de la catastrophe.

1. Discours prononcé par Max Chauvet pour la soirée de commémoration du premier anniversaire du séisme du
12 janvier 2010 organisée à Genève par le Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire (CERAH)
et l’Université de Genève à l’occasion de l’ouverture du colloque « Haïti : des lendemains qui tremblent ».
126 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

L’angoisse des premières heures, le soulagement de rencontrer des amis et des


connaissances dans les rues déjà endeuillées de la capitale, la joie de retrouver les
miens, tels sont mes premiers souvenirs de ce 12 janvier. Ensuite, ce fut la sensa-
tion d’un immense dénuement devant l’étendue des dégâts. Nous n’étions pas
prêts. Personne n’était prêt à faire face à ce qui nous est tombé dessus ce jour-là.
Le lendemain, c’est ma plongée personnelle dans le deuil, avec la découverte
de l’hécatombe chez des parents de ma femme. Sur les ruines de leur résidence
effondrée, j’ai dû participer à la récupération des corps de personnes que j’ai
connues et aimées, et, de la façon la plus sommaire, procéder à leur inhumation.
Le tremblement de terre du 12 janvier, pour moi, c’est avant tout une aventure
humaine éprouvante et que chacun a vécu en serrant les dents. Car, autour
de moi, il n’y avait pas une larme ni aucun de ces cris qui accompagnent les
trépassés en Haïti. Nous étions tous comme tétanisés.
Très vite, la solidarité du monde entier a fait irruption dans le paysage
national. Il était temps. Nous étions à bout de souffle. Permettez qu’ici, encore
une fois, je remercie tous ceux qui, à travers le monde, ont participé à cet élan
général de générosité envers Haïti. Votre geste, votre argent, votre temps, votre
compassion demeurent inestimables. Sans prix. Merci du fond du cœur.

Où en est Haïti ?

Un an plus tard, quel bilan faut-il faire du séisme et de la reconstruction ?


Comme me l’impose le thème de ce discours inaugural, je dois répondre à la
question suivante : « Où en est Haïti un an après le séisme ? » Je ne vais pas
refaire le bilan de ce dont parle si bien la presse, surtout ces jours-ci. Car pour
moi, honnêtement, à cette question, je n’ai qu’une réponse : je ne sais pas.
Il y a d’abord l’Haïti qui n’a pas été physiquement touché par le séisme ou
qui l’a été très peu. Ce « pays en dehors », comme l’a nommé Gérard Barthélemy,
on en parle rarement. Il est là. Oublié. Le processus de décentralisation n’a pas
été enclenché. Personne ne songe à y créer de nouveaux pôles pour délester
la république de Port-au-Prince de son fardeau. Port-au-Prince, la blessée, est
encore l’objet de toutes les attentions, de toutes les convoitises et de tous les
tourments. Comment une ville qui s’essoufflait à faire vivre, à faire cohabiter ses
deux ou trois millions d’habitants peut-elle se payer le luxe de continuer à les
accueillir après une telle hécatombe ? Voici la question que personne n’a posée
quand on a commencé à parler de refondation et de reconstruction.
À côté de cela, il y a tout l’amalgame qui se produit depuis des mois :
sommes-nous déjà en période de reconstruction ou encore en période d’urgence ?
Officiellement, la reconstruction est lancée. Mais comment reconstruire avec un
État plus faible qu’il ne l’était avant et une myriade d’organisations non gouver-
nementales qui lui font concurrence ? Ce sentiment de gâchis extraordinaire que
OÙ EN EST HAÏTI UN AN APRÈS LE SÉISME ? 127

nous éprouvons un an après le séisme est bien le résultat de cet affrontement


entre l’État haïtien, la société civile haïtienne – qui n’ont pas beaucoup d’argent
pour entreprendre des actions sur le terrain – et les ONG qui en reçoivent
beaucoup, mais n’ont pas de plan d’ensemble, ne sont astreintes à aucune super-
vision haïtienne, ne participent à aucune intégration dans un projet haïtien de
reconstruction. Pas encore, tout au moins.
Ce modèle sans nom ni base théorique qui se met en place en Haïti est unique
au monde, et permettez que je vous dise que je doute qu’il donne des résul-
tats dans le sens souhaité par les Haïtiens et annoncé partout par les pays amis
d’Haïti. Le cercle vicieux est parfait et je l’expose comme je le vis, devant vous, ce
12 janvier, un an après le meurtrier tremblement de terre dont le souvenir nous
rassemble aujourd’hui. La première chose que je dois dire, c’est qu’avant le trem-
blement de terre, nous étions un pays pauvre ayant à sa tête un État faible. La
catastrophe n’a pas arrangé les choses. Nous sommes devenus plus pauvres et plus
faibles, d’autant que le monde et nous, nous nous retrouvions, pour la première
fois, devant un tel enchevêtrement de destruction en temps de paix. Aucune
catastrophe naturelle n’a provoqué autant de ravages que ce « Goudougoudou »,
comme mes compatriotes nomment le tremblement de terre.
Si pour le tsunami de 2004 en Asie il s’agissait de régions reculées qui avaient
été frappées, si en Italie, en Chine ou au Chili des tremblements de terre avaient
dévasté des zones éloignées de la capitale de ces pays, en Haïti, c’est le cœur,
l’unique centre névralgique, la capitale, la république de Port-au-Prince comme
nous l’appelons, qui a été touché et c’est sans doute ce choc qui nous a portés à
accepter avec plus d’engouement toutes les aides offertes.
Dans deux secteurs en particulier, le journal Le Nouvelliste a pu constater les
ravages causés par la mauvaise utilisation de l’aide : le secteur de l’eau et celui
des soins de santé.

Des millions de dollars

Des centaines de millions de dollars US ont été dépensées pour apporter de


l’eau aux centaines de milliers de sinistrés qui logent dans les camps de la région
métropolitaine de Port-au-Prince entre Cité Soleil et Léogâne principalement.
Ces millions de dollars sont venus renforcer un système archaïque de pompage
de la nappe phréatique. Ce transfert massif d’argent frais, le jour où il s’arrêtera,
ne laissera que ruine et désolation. Les équipements ne seront pas plus efficients
ni les forages plus modernes. Le contrôle sur la ressource hydrique ne sera pas
mis en place. Le modèle de distribution de l’eau ne sera pas plus efficace. Le prix
du mètre cube d’eau ne diminuera pas et aucun système d’adduction d’eau ni
aucune installation supplémentaire de traitement de l’eau ne seront mis en place.
Tout redeviendra comme avant le séisme, des centaines de millions de dollars
128 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

plus tard. L’eau, qui est aujourd’hui distribuée à la population par les ONG, était
disponible avant le séisme, mais inaccessible pour la majorité de la population.
Cela risque de redevenir la norme le jour où les ONG cesseront d’étancher notre
soif. Les donneurs d’aide s’en iront, le problème de l’eau restera intact.
Dans le monde hospitalier, le séisme nous a permis de recevoir des médecins
et des médicaments venus du monde entier. Des hôpitaux de campagne et des
unités d’urgence ont été mis en place. Cependant, les hôpitaux haïtiens – un
petit système de santé à dominante privée qui était au service de la population
avant le séisme et qui a souffert dans ses locaux des ravages du tremblement de
terre – n’ont reçu aucune aide, sinon un programme que l’État haïtien essaie de
mettre en place actuellement. Que s’est-il passé entre-temps ? Avec leur budget
infini et généreux, les ONG du secteur médical ont mis en place un système
de soins de qualité et gratuits et ont débauché sans restriction les cadres qui
faisaient marcher le secteur. On ne peut pas se plaindre que des médecins, des
infirmières et le petit personnel de santé aient trouvé du travail et de meilleurs
salaires pendant que les hôpitaux haïtiens étaient sous les décombres ni que les
malades reçoivent des soins gratuitement. Mais que se passera-t-il après, quand
une autre urgence nécessitera que les ONG partent ailleurs ? Comment assurer
la continuité du service quand les principales ONG du secteur ont pu disposer
chacune de budget plus important pour prendre en charge le département de
l’ouest que le ministère haïtien de la Santé publique n’en a jamais reçu pour les
dix départements du pays ?
Un jour, on fera le bilan des milliards dépensés en Haïti. Aura-t-on le
courage de souligner tout ce qui se fait jusqu’à présent dans des programmes
sans lendemain ? Acceptera-t-on de comparer les budgets, les moyens et les
résultats ? Et par une mortelle ironie, voilà que le choléra – qui n’existait pas en
Haïti – se déclenche au moment même où nous avons de l’eau et des équipes
médicales comme cela ne nous avait jamais été permis d’en avoir au cours de
notre histoire. Le choléra est la preuve que le conjoncturel ne peut pas remplacer
l’institutionnel ni le structurel. On craignait de voir l’épidémie éclater dans les
camps ; elle éclot dans un petit village de province épargné par le séisme et qui
n’avait pas de réfugiés, mais qui se trouve sur les rives du fleuve Artibonite. Je
ne vais pas faire le procès de qui nous a apporté le choléra dans ses bagages.
L’Organisation des Nations unies, juge et partie dans cette affaire, vient de
nommer une commission scientifique à cet effet. Mais cette nouvelle plaie nous
ouvre les yeux sur les étapes fondamentales du développement humain : on ne
peut pas passer outre aux bases d’hygiène et de salubrité. L’eau potable ne suffit
pas pour éloigner de nous les maladies.
OÙ EN EST HAÏTI UN AN APRÈS LE SÉISME ? 129

La solidarité internationale

En peu de mots, le développement doit être durable, et les objectifs du millé-


naire auxquels Haïti a souscrit doivent fonder la philosophie de l’action de ceux
qui nous aident. Il faut un schéma directeur et non pas des actions non imbri-
quées dans un plan d’ensemble, sinon, comme on dit chez nous, ce sera « lave men
siye ate » (« se laver les mains et les essuyer par terre »). Dans toutes leurs actions,
ceux qui nous aident doivent se rappeler que nous sommes un pays plus pauvre
encore que ce qui est visible, plus fragile encore qu’il n’y paraît, et qu’il faut nous
aider à panser nos blessures, mais aussi à traiter nos maux en profondeur. Bien
entendu, il ne revient pas aux ONG, aux organisations internationales, aux pays
amis d’Haïti de planifier ni d’exécuter les plans de développement en lieu et place
des autorités haïtiennes. Mais je ne peux le cacher : la concurrence est déloyale.
L’État, la société civile et le secteur privé sont loin de posséder ce qui est mis à la
disposition des ONG ou de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en
Haïti (Minustah) qui est en place depuis des années.
Et comme nous parlons des disparus du séisme, nous pouvons aussi
évoquer les disparus de la reconstruction : ces cadres qui ne sont plus dans
la fonction publique ni dans les entreprises haïtiennes, car avec leurs salaires
attractifs, les institutions internationales, les ONG ou la mission de l’ONU
raflent les ressources humaines les plus qualifiées sur le terrain. Comment
enclencher le relèvement, la refondation, la reconstruction sans les ressources
matérielles ni les ressources humaines adéquates ? Je vous pose cette question
et la laisse à votre sagacité.
Dans un récent article du journal Le Nouvelliste titré « Les ONG ont-elles
peur de rendre des comptes 2 ? » , nous avons cité un rapport publié par l’ONG
américaine Disaster Accountability Project sur les activités des ONG en Haïti.
Le rapport fait état d’un manque de transparence dans leur mode de gestion.
Très peu d’informations, a noté le rapport, sont disponibles sur la manière
dont elles ont dépensé les millions de dollars US collectés aux États-Unis à la
suite du séisme. Seules 38 des 196 ONG considérées dans le cadre du rapport
ont rempli le questionnaire qui leur a été soumis. Sur ces 38 ONG, 35 disent
fournir des informations régulières sur leurs activités de terrain. « Nous avons
cependant constaté que seules 8 des 196 organisations donnent effectivement
des informations régulières sur leur site », a indiqué Ben Smillowitz, directeur
exécutif de Disaster Accountability Project. Les 38 ONG ayant rempli le ques-
tionnaire ont collecté à elles seules 1,4 milliard de dollars US. Elles n’ont, dans
leur majorité, pas répondu à la question sur les intérêts que la somme collectée
leur rapporte en la plaçant en banque. Seules cinq ont accepté de répondre à

2. Article de Jean Pharès Jérôme publié le 4 janvier 2011.


130 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

cette question. Les intérêts gagnés sur l’argent reçu par ces cinq organisations
s’élèvent à 1,8 million de dollars US. Sur le 1,4 milliard collecté par les 38 ONG
ayant rempli le questionnaire, presque la moitié n’est pas encore engagée. Selon
le rapport, de janvier à décembre, environ 730 millions de dollars US de cette
somme, soit 52 %, ont été dépensés dans des actions en faveur des victimes
du séisme. La plupart des ONG considérées n’ont pas répondu aux questions
posées. Une situation qui laisse perplexe Ben Smillowitz. « Une telle situation va
porter les gens à réfléchir avant de participer aux collectes de fonds suite à une
catastrophe. Un meilleur partage d’informations peut augmenter la crédibilité
des ONG aux yeux des donateurs », a dit au Nouvelliste le directeur de Disaster
Accountability Project.
Ce rapport ne prend en compte que les ONG américaines qui interviennent
en Haïti. La situation est-elle différente pour les autres ? Je ne sais pas. Ce que
je sais comme directeur de médias, c’est qu’il y a un désert d’information sur
le fonctionnement des ONG en Haïti et une absence totale de responsabi-
lité et d’obligation de rendre des comptes pour elles. Pour elles toutes. L’État
haïtien via l’Unité de coordination des activités des ONG du ministère de la
Planification ne dispose que d’une liste de 495 ONG opérant à travers les dix
départements géographiques du pays, a-t-on appris lors de la conférence natio-
nale sur l’aide humanitaire organisée récemment à Port-au-Prince par l’Obser-
vatoire citoyen de l’action des pouvoirs publics en Haïti (OCAPH). La loi du
14 septembre 1989 en vigueur sur les ONG leur fait injonction de soumettre,
chaque 30 septembre au plus tard, un rapport d’activités à l’État haïtien. Pour
l’année fiscale 2008-2009, seules 56 ONG avaient soumis leur rapport au
ministère de la Planification. Elles n’étaient que 19 à respecter cette exigence
légale pour l’exercice fiscal 2009-2010.
Voilà qu’un État réputé corrompu est en train d’être remplacé par des orga-
nisations peu transparentes… Cela n’augure rien de bon.

Une année électorale

Tout cela nous arrive en pleine année électorale. En février 2010 déjà, on
avait dû repousser les élections législatives. Les élections de novembre dernier
sont venues alourdir le climat. La machine électorale mise sur pied par le
Conseil électoral provisoire haïtien – malgré les actifs supports des experts en
la matière de la communauté internationale – n’était pas prête le 28 novembre.
Les partis politiques n’étaient pas plus prêts pour une compétition électorale
générale où il fallait désigner députés, sénateurs et président. Ils n’avaient ni les
ressources humaines ni les ressources matérielles nécessaires pour surveiller le
processus et y prendre part correctement. Mais cela n’est pas une surprise, car
on avait vu tous les signes de faiblesse avant le 28 novembre. La population,
OÙ EN EST HAÏTI UN AN APRÈS LE SÉISME ? 131

non plus, n’était pas prête pour des élections, empêtrée qu’elle était dans
d’insurmontables problèmes quotidiens de survie. Cela, on l’a vu avec le faible
taux de participation.
Quand on ajoute le sentiment partagé par tous les candidats qu’il ne doit
pas y avoir de perdants, on a la fraude qui se généralise à tous les niveaux. La
crise électorale – qui a pris naissance avec la proclamation des résultats préli-
minaires – couvait depuis des mois, des années, disent certains observateurs.
Le fait qu’il n’y avait pas de candidats vraiment populaires avant les élections
a précipité les événements lorsque la population a embarqué dans le vaisseau
de la passion. La passion, plus que la raison, est le premier moteur des affaires
électorales en Haïti.
Là encore, il y a un travail énorme à abattre. Il nous faut nous y atteler, avec
le support de nos amis. Il nous faut inventer les mécanismes modernes de parti-
cipation à la vie politique de notre pays. On ne pourra pas faire la démocratie
sans les partis politiques, et les partis ont besoin de la démocratie pour exister.

Où est Haïti un an après le séisme ?

La vulnérabilité de notre société et la précarité de notre État, aggravées par


plus de vingt ans de turbulences politiques et de paupérisation, n’ont jamais
été aussi criantes que depuis le 12 janvier 2010 qui a mis en relief l’ampleur
de multiples problèmes nationaux, notamment l’extrême concentration de
nos ressources dans la république de Port-au-Prince, le laisser-faire séculaire de
l’administration publique, la crise de connaissance et des valeurs, la dégradation
environnementale, etc. En d’autres termes, le séisme n’a été en fait qu’un déto-
nateur, après le coup d’État-embargo (1991-1994) et la chute mouvementée
du président Jean-Bertrand Aristide en 2004. Si la situation d’Haïti était déjà
déprimante, voire désespérante, avant le séisme, elle l’est devenue encore plus.
Lorsque moins d’un mois après le séisme, les plus hautes autorités nationales
– le président de la République René Préval en tête –, questionnées sur les pers-
pectives d’après le 12 janvier 2010, prononçaient le mot « refondation », on
pensait à une entreprise radicale de remodelage sociétal. Refonder, reconstruire,
repenser, changer et certainement moderniser : les mots ne manquent pas pour
signifier apparemment la résolution des autorités, de la société civile et de la
communauté internationale de ne plus faire comme avant. En réalité, la refon-
dation annoncée, en tous points, est plus difficile à réaliser.
Compte tenu de la multiplicité des secteurs concernés ainsi que de l’étendue
des réformes à effectuer, il faut créer les conditions d’une consultation nationale sur
l’avenir du pays. Il faut à la fois reconstruire et refonder. Mais comment ? La trans-
parence promise, l’esprit de dialogue revendiqué et le partenariat secteur public/
secteur privé, qui était supposé être au centre de l’effort national, sont ici occultés.
132 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

Comment donc aborder ce face-à-face inégal entre les vœux et les dures
réalités, entre deux niveaux de logique : les structures à rendre adéquates ou à
transformer et leur mise en œuvre. Je regrette que ce colloque ne se tienne pas
à Port-au-Prince, car dans ma ville en refondation, rien n’est plus urgent que de
recommencer à penser, à partager nos idées, à les confronter même.
Un an après le terrible tremblement de terre qui a ravagé mon pays, je me vois
obligé de vous dire que nous devons tous faire très attention pour que la catas-
trophe qui est en train de prendre place en Haïti ne soit pas plus dommageable
que celle dont nous célébrons le premier anniversaire. Il y a obligation de vigilance
et d’attention soutenue envers Haïti, et cela doit commencer en Haïti. C’est un
impératif pour nous tous, donneurs comme receveurs de cette aide et de cette
solidarité si nécessaires pour le relèvement d’Haïti, de ne pas rater le rendez-vous.
Le colloque auquel nous prenons part et qui s’ouvre ce soir s’intitule « Haïti, des
lendemains qui tremblent… ». Tremblons, chers amis, mais ne nous effondrons pas.
Religions, politique et mondialisation en Haïti

LAËNNEC HURBON
Sociologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scienti-
fique, il est professeur à l’université Quisqueya de Port-au-Prince, dont il est
l’un des membres fondateurs. Spécialiste des rapports entre religions, cultures et
politique en Haïti et dans la Caraïbe, il a réalisé plusieurs missions de recherche
dans la Caraïbe et en Amérique latine. Parmi ses publications, Les mystères
du vaudou (Gallimard, 1993) ; Religions et lien social. L’Église et l’État
moderne en Haïti (Éditions du Cerf, 2004) ; Le barbare imaginaire (réédi-
tion, Éditions du Cerf, 2007) ; Pour une sociologie d’Haïti au XXIe siècle. La
démocratie introuvable (Karthala, 2001) ; Genèse de l’État haïtien (1804-
1859), ouvrage collectif codirigé avec Michel Hector (Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, 2009). lhurbon@yahoo.com

Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 à Port-au-Prince semble avoir


eu pour premier effet de produire un suspens du « sens » (de la vie et du monde)
et ainsi d’ébranler les bases de la société haïtienne, mais il aura aussi laissé
entrevoir diverses faces de la mondialisation à travers les secours offerts par de
nombreux États et organisations non gouvernementales. L’on tâchera de s’inter-
roger tout d’abord sur le mode de réception de la catastrophe par les institutions
politiques et religieuses, étant entendu que se sont effondrés près de 90 % des
bâtiments publics, églises, écoles et universités de la capitale. Ensuite, il s’agira
de repérer dans le contexte de la mondialisation les motivations et intérêts des
pays venus au chevet d’Haïti. Chemin faisant, grâce à ces données empiriques,
l’on cherchera à attirer l’attention sur le théologico-politique à l’œuvre dans la
société haïtienne sur fond de ce désastre qui donne à voir les difficultés d’une
légitimation du pouvoir politique.
Il y a peut-être trois moments qu’il faut considérer quand on parle de catas-
trophe : les premiers instants qui font rarement l’objet de l’attention des psycho-
logues et des sociologues, l’installation dans la catastrophe – ou si l’on veut la
traversée elle-même de la catastrophe, pour reprendre l’expression du philosophe
Pierre Zaoui (2010) – et enfin l’après-coup (ou mieux dit en anglais, aftermath).
Dans ces trois moments, ce que l’on est aujourd’hui porté à penser c’est avant
tout la représentation de la catastrophe comme à venir et avenir de l’humanité,
les médias et la mondialisation, ou plus exactement la mondialisation à travers
les médias et les nouvelles technologies rendant diablement présent à l’humanité
134 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

universelle l’événement catastrophe et en même temps parvenant parfois à


le déréaliser comme événement. Mais si nous prenons quelques cas concrets
comme celui du juif raflé au Vél’ d’Hiv’ ou dans d’autres lieux d’Europe, de
l’Africain captif des razzias pour l’esclavage par déportation en Atlantique, ou
encore de l’individu qui est surpris par un tremblement de terre, il apparaît que
dans tous ces cas les premiers instants vécus sont ceux de l’expérience d’un chaos
qui semble correspondre à un suspens du sens. Et justement cette expérience,
à vrai dire, ne devrait plus s’appeler expérience 1 dans la mesure où plus aucun
sens ne peut en être extrait, et elle restera un trauma que l’individu devra traîner
tout au long de sa vie ou avec lequel il devra continuellement compter. Ce qui
m’a frappé lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010, alors que j’étais au
centre de la capitale, c’est la perte des repères auxquels je me suis accoutumé :
la droite et la gauche, le haut et le bas deviennent indiscernables, on ne sait où
courir, on perd le système d’orientation qu’on a reçu, comme s’il se produisait
un retrait du monde sous vos pas. Les premiers instants de la catastrophe sont
alors comme une entrée dans un monde étrange, autre, d’une radicale altérité
et dont on ne connaît ni les lois ni les règles. On serait donc « projeté hors du
temps, hors de l’espace… » dans une « impuissance à juger » comme le suggère
Pierre Zaoui (2010 : 90) 2 en reprenant l’expression de Primo Levi. Bien sûr, les
premiers instants ne durent pas, mais c’est seulement en apparence ; en vérité,
ce sont eux qui ont longue vie comme trauma et donc qui demeurent enfouis
en nous en situation de répétition continuelle. Si, comme nous l’apprend la
phénoménologie de Merleau-Ponty, l’expérience du monde se réalise originaire-
ment et de manière non réflexive comme déploiement du sens, le moment de la
catastrophe paraît être le moment d’un retrait du sens avec le retrait du monde.
Le drame vécu lors du séisme de 2010 en Haïti n’est pas circonscrit dans le
seul espace haïtien ; il atteint le monde entier, comme le tsunami de 2004 en
Indonésie, à travers la médiatisation de l’événement. On peut faire la même
observation avec Fukushima au Japon plus récemment. Dans tous les cas, une
crise est ouverte au niveau de la manière de vivre l’expérience du monde et
du sens 3. On se souvient que juste après le tremblement de terre de Lisbonne
en 1755 on a pu assister à des débats âpres entre Rousseau et Voltaire sur l’inter-
prétation de la catastrophe. Là où pour le premier les conséquences du séisme
sont imputables exclusivement à l’homme dans sa manière désinvolte d’habiter
le monde, le second dans son célèbre Poème sur le désastre de Lisbonne de 1756

1. Sur le concept d’expérience, voir l’ouvrage de Laurent Perreau, surtout le chapitre sur la phénoménologie
de la perception de Merleau-Ponty commenté par Frank Robert (Perreau, 2010 : 201-223).
2. Pierre Zaoui écrit encore avec justesse : « Une grande crise ou catastrophe n’est jamais adéquate à son
attente, à son inquiétude et à son concept : quand elle advient, au sens fort, c’est le sol même de toute croyance
et de toute connaissance qui se met à s’ébranler et toutes les assises de l’existence qui doivent être redéfinies […].
L’Individu se trouve happé dans un devenir qui n’est pas le sien… » (Zaoui, 2010 : 310).
3. Voir l’effort de réflexion philosophique tenté sur les catastrophes (Auschwitz, tsunami de 2004 en
Indonésie) par Jean-Pierre Dupuis (2004 et 2005).
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 135

raille ceux qui renvoient le mal au caprice de Dieu ou à l’expression de sa puis-


sance au sens de la théodicée de Leibniz, mais en même temps il reconnaît le
bien-fondé des plaintes des victimes qui demeurent sans recours et sans espoir
devant la catastrophe :
Leibniz ne m’apprend point par quels nœuds invisibles,
Dans le mieux ordonné des univers possibles,
Un désordre éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs,
Ni pourquoi l’innocent, ainsi que le coupable,
Subit également ce mal inévitable 4.

Certes, que ce soit du point de vue des médias, ou de celui des réactions des
religions ou de l’État, un travail de déréalisation se met en marche assez vite
pour étendre un voile pudique sur le mal, pour déminer le chemin des victimes
si l’on peut ainsi parler. C’est là probablement que l’on peut surprendre un
recours à une théodicée, c’est-à-dire à une justification-défense du pouvoir de
Dieu et à une légitimation du pouvoir politique dans le sillage de cette théo-
dicée. Commençons par examiner les réactions religieuses au tremblement de
terre du 12 janvier en Haïti.

Le pentecôtisme et son triomphe 5

Il y a eu comme un véritable triomphe des croyances inculquées depuis ces


trente dernières années dans les couches populaires de la capitale : « kontra latè
fini » (« le contrat de la terre a pris fin ») est un graffiti qu’on retrouve sur de
nombreux murs à travers la capitale ; ou encore « Jésus est la seule solution »
qu’on peut lire même sur des portes de bâtiments publics ou sur des plaques
d’automobile. Mais c’est surtout le partage d’une vision commune d’une apoca-
lypse toute proche, d’une fin des temps imminente que l’on découvre dans
les prédications et la doctrine de diverses confessions religieuses comme les
témoins de Jéhovah, les adventistes et même les mouvements charismatiques
qui regroupent de nombreux catholiques encadrés par la hiérarchie de l’Église
catholique. Le pentecôtisme, que l’on peut repérer sous la dénomination la
plus courante d’Église de Dieu, connaît justement depuis les années 1980 une
progression spectaculaire chez les commerçants – qui représentent la catégorie

4. Cité par Jean-Pierre Dupuis (2005 : 48).


5. Sur le pentecôtisme en Haïti, nous avons proposé plusieurs essais d’analyse sociologique (2001a et 2001b)
et plus récemment quelques notes dans notre article « Religions et séismes » (2011) ; nous les reprenons ici de
manière plus approfondie. Voir aussi pour comprendre le mouvement au plan mondial les travaux d’André
Corten et André Mary (2000) et de Pierre-Joseph Laurent (2003).
136 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

sociale la plus nombreuse dans les villes comme dans les campagnes rurales – et
chez les jeunes qui constituent plus de 50 % de la population.
Aux premiers instants du séisme, toute la population de la capitale s’est
jetée dans les rues en poussant des cris de détresse, et immédiatement ce qui
remonte dans ces cris ce sont les croyances inculquées, parmi lesquelles celle
de la fin du monde apparaît dominante : « Convertissez-vous, n’avez-vous
pas vu que, et le Palais national, et la cathédrale se sont effondrés ? Qu’est-ce
que vous attendez pour vous mettre à genoux ? », criaient les uns et les autres.
Massivement le pentecôtisme offrait le prêt à porter d’un système justificatif
du désastre qui, s’il ne permettait pas de surmonter ou d’apaiser les souffrances,
avait l’avantage de combler la béance de sens que vivait l’individu. Le trem-
blement de terre attestait en quelque sorte la vérité des croyances et des prédi-
cations sur la fin du monde et sur la puissance de Dieu. C’est cette puissance
qui s’annonce pour ceux qui ne sont pas encore convertis et qui doivent enfin
comprendre. La perspective du châtiment n’est pas la première à se présenter à
la foule, mais elle s’approche, car c’est la fin du monde, prévue selon la Bible à
une date inconnue, qu’il convient désormais de reconnaître dans la soudaineté
du séisme, et qui s’adresse aussi aux survivants mais en frappant au départ
les récalcitrants à la conversion autant que les innocents. Le phénomène n’est
pas individuel, mais éminemment social : la société dans son ensemble attire
les foudres de Dieu, et le séisme devient un châtiment bien mérité. Avant
d’aborder les pratiques du pentecôtisme haïtien dans le contexte de la catas-
trophe de 2010, il convient de rendre compte du succès du mouvement dans
la capitale et les villes de province.
Port-au-Prince, une ville qui normalement ne devait pas accueillir plus de
150 000 habitants étant donné ses infrastructures, en compte 715 000 dès 1980
et déjà 1 500 000 en 1988, pour en abriter 2 274 000 en 1996. Sur ce nombre,
1 500 000 vivent dans des bidonvilles sur 22 % de l’espace urbain. Ce gonfle-
ment rapide de la population est dû à un exode rural massif et accéléré – qui se
poursuit d’ailleurs au moment où nous écrivons – à cause de l’abandon par les
gouvernants de l’agriculture qui, avant 1960, représentait plus de 75 % du PIB,
et qui, aujourd’hui, n’en représente plus que 40 %. Exiguïté et insécurité de la
propriété poussent les paysans à chercher ailleurs des emplois, ailleurs c’est-à-dire
à l’étranger d’abord (République dominicaine, Bahamas, départements français
de la Caraïbe) et surtout à la capitale où ils ne pourront s’installer que dans des
bidonvilles dans un chaos indescriptible 6. Absence de règles de l’habitat, absence
de normes d’aménagement du territoire, telle est l’observation immédiate que l’on
peut faire devant le mode d’organisation de l’espace de la capitale. C’est dans ce
contexte urbain que le pentecôtisme s’est développé. Pourquoi et comment ?

6. Pour des informations détaillées et précises sur l’environnement, voir le remarquable ouvrage de Gérard
Holly (1999) et plus récemment le numéro 221-222 de Conjonction (2009).
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 137

D’abord, les églises pentecôtistes (et protestantes en règle générale) peuvent


proliférer rapidement grâce aux dispositifs réglementaires, chaque pasteur étant
propriétaire de son temple. Alors que l’Église catholique, traditionnellement
implantée sur base concordataire depuis 1860, suit le découpage en paroisses qui
correspond à celui de l’État (chefs-lieux d’arrondissement, communes, sections
rurales, ces dernières étant devenues depuis la Constitution de 1987 des sections
communales), le pentecôtisme, lui, se met directement à la portée des nouveaux
habitants venus s’installer dans la périphérie de la capitale. Déterritorialisés et
sans être le moins du monde accueillis par une instance quelconque de l’État,
ces habitants vont trouver dans les appels du pentecôtisme un abri où ils
apprennent à se construire un nouveau lien social : les assemblées pentecôtistes
offrent en effet soins thérapeutiques, solidarité, occasions de rencontres, système
minimal d’instruction le dimanche par l’enseignement biblique, et enfin possi-
bilités de catharsis face au désarroi de la vie quotidienne marquée par l’absence
d’emploi, la promiscuité qui rend vulnérable à l’envie et à la jalousie du voisin,
donc à la recrudescence de mauvais sorts.
Une enquête de 2003 (Kawas, 2003) indique que pour 5 églises catholiques
situées dans la zone de Delmas 7 à la périphérie de la capitale, on dénombre
179 églises protestantes. De 15 % en 1960, les protestants sont passés à 39 %
en 1980 et environ 50 % en 1997. Dans le même temps, la présence protestante
est devenue extrêmement forte dans les médias : elle dispose de 31 stations de
radio sans compter qu’elle achète de nombreuses plages d’heures pendant la
nuit. En revanche, si la seule station catholique de la capitale, la radio Soleil,
a eu longtemps une influence déterminante à travers le pays à cause de l’enga-
gement de l’Église pour la démocratie, après l’accession à la présidence du reli-
gieux salésien, Jean-Bertrand Aristide, cette influence a décru sensiblement à
mesure des déceptions de nombreuses couches sociales face à la politique mise
en œuvre par ce dernier.
Un deuxième facteur qui rend compte du succès du pentecôtisme est la
reprise dans les pratiques des assemblées de maints éléments du vodou, comme
les rêves et la transe. Le vodou est un culte familial qui honore des divinités
héritées pour la plupart d’Afrique et qui s’annonce à l’individu par les rêves,
la maladie ou par des difficultés diverses rencontrées dans la vie quotidienne.
Pour attirer des convertis, le pentecôtisme étaie sa prédication sur un emballe-
ment de l’imaginaire vodou et sur des croyances désinstitutionnalisées comme
celles aux zombis, aux pouvoirs démesurés de sociétés secrètes, aux possibilités
de métamorphose des individus en animaux, bref des croyances en la sorcel-
lerie en général. En effet, lors de sa conversion, l’individu déterritorialisé voit la
source de ses malheurs dans la conservation des pratiques du vodou assimilées
désormais à la sorcellerie et dont il peut se protéger par sa conversion. Le vodou

7. Grande artère périphérique reliant la capitale à Pétion-Ville.


138 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

structurait quelque peu la vie des campagnes rurales, mais il s’avère impuissant
désormais à répondre aux demandes adressées aux divinités par les habitants pris
dans la précarité de la vie dans les bidonvilles. Or il y a là un paradoxe, que nous
évoquerons un peu plus loin, et qui n’est autre que la diabolisation du vodou
et de ses divinités au cœur de la conversion dans laquelle l’imaginaire vodou ne
cesse pourtant d’être revitalisé.
Dès la première nuit du tremblement de terre, la population s’installe
dans toutes les rues de la capitale comme dans les villes de province affectées
(Léogâne, Jacmel, Petit-Goâve, Grand-Goâve), et les répliques se poursuivant,
la terreur continue à régner, d’autant plus que tous dorment à la belle étoile
et doivent compter les cadavres d’une sœur, d’un frère, de parents ou encore
d’amis proches et de collègues de travail. À chaque réplique, les cris de « Jésus,
Jésus » retentissent à travers tous les quartiers de la capitale, mais aussi dans la
ville de Jacmel fortement éprouvée comme le poète jacmélien Maurice Cadet a
su si bien en rendre compte :
Dans la nuit du drame
Il y avait les douloureuses clameurs
Lancées dans la nuit
Des chantres aux voix éraillées
Entonnaient des aires religieuses
De toutes allégeances
Et les chrétiens-vivants
Fidèles désorientés
Catholiques et protestants
Mélangeaient le rituel des deux cultes
Prières et cantiques amalgamés
Ô chants lancinants de la détresse humaine… (Cadet, 2010 : 58.)

Effectivement l’indistinction des cultes est frappante, d’autant plus qu’il


n’y avait aucune possibilité de mettre en œuvre un rituel bien défini en la
circonstance hormis un train de cantiques et de prières. Peu à peu cependant il
apparaît clairement que le pentecôtisme est dominant et dispose de pratiques
communes avec les mouvements charismatiques catholiques comme les jeûnes
qui rassemblent souvent protestants et catholiques pendant toute une journée
et même toute une nuit consacrées à prier et à chanter sous la direction d’un
prédicateur. Les jeûnes sont organisés régulièrement dans de nombreux temples
protestants ; les fidèles espèrent en retour obtenir comme grâce la chance de
trouver un travail, un logement, un amant, un visa ou encore un succès aux
examens pour les enfants. Dès la première semaine qui suit le séisme, autour
des camps de fortune sur les places publiques ou à l’intérieur des temples épar-
gnés par le séisme, des groupes de prières sont en place. Certains pasteurs sont
parvenus à déclarer nécessaires trois jours de jeûnes pour commencer, et bientôt
des services œcuméniques en plein air sont soutenus par le gouvernement qui
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 139

y participe. Dans l’église pentecôtiste de Delmas 17, un jeûne de 90 jours est


proposé aux fidèles. C’est qu’on est installé dans la catastrophe et que des « révé-
lations » ou annonces de type prophétique reçues en rêve (nocturne ou éveillé)
se font de plus en plus nombreuses. Plusieurs fidèles prennent en effet la parole
dans les assemblées pour raconter ce qu’ils ont reçu en rêve sur les prochains
châtiments qui frapperont Haïti si la société ne change pas ou sur les voies de
régénération d’Haïti après le désastre du 12 janvier. On note comme une sorte
de jubilation devant la possibilité d’une fin du monde, une passion de l’apoca-
lypse qui renvoie à un désespoir vis-à-vis du politique.
En attendant, le séisme n’épargnant personne, c’est dans toutes les couches
sociales que l’on découvre des cadavres, mais nombreux et incalculables sont
ceux qui restent ensevelis sous les décombres. Or, vivre avec les cadavres ne
saurait durer longtemps, et les solutions de fortune pour la sépulture deviennent
accablantes : l’on s’oriente soit vers l’incinération, soit vers des fosses communes,
la détresse étant à son comble d’autant plus que toutes les communications télé-
phoniques ont été coupées dès le premier grondement de la terre, les familles ne
peuvent donc se rassembler pour les funérailles.
Comment maintenant le catholicisme et le vodou réagissent-ils devant le drame ?

L’Église catholique sidérée

L’Église catholique est probablement avec l’État l’institution la plus affectée


par le séisme. Tous ses centres vitaux sont frappés : le petit séminaire collège
Saint-Martial qui abrite en plus de la chapelle trois bâtiments principaux, puis
le grand séminaire, l’imposante villa Manrèse qui sert pour des séminaires et
des colloques, le centre de formation théologique (le CIFOR), la cathédrale et
plusieurs églises sans compter les écoles tenues par les congrégations religieuses
qui forment depuis plus d’un siècle une grande partie des élites haïtiennes. De
même les églises à Léogâne et à Jacmel se sont effondrées. Et les victimes ne sont
pas moins nombreuses : plusieurs religieuses ont été ensevelies dans le couvent
du quartier du Bel-Air ; plusieurs prêtres et l’archevêque lui-même ont disparu.
Il est d’ailleurs surprenant que l’on ne dispose d’aucun bilan présenté par l’Église
elle-même de ses pertes, alors qu’elle a fonctionné comme l’un des appareils
les plus importants de l’État depuis le concordat de 1860. Jusqu’en 1995,
2 105 écoles congréganistes, presbytérales et de laïcs catholiques sont sous le
contrôle de l’Église.
Le drame vécu par l’Église épiscopale n’est pas moins terrifiant : située entre
la cathédrale de l’Église catholique, le Palais national et les bâtiments ministé-
riels, le complexe de l’Église épiscopale (cathédrale Sainte-Trinité, école primaire
et secondaire, école professionnelle, conservatoire de musique, couvent de reli-
gieuses) s’est désagrégé en emportant sous ses décombres plus de 200 victimes,
140 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

presque toutes de l’école professionnelle qui fonctionne généralement en fin


d’après-midi ainsi que 7 membres de l’école de musique. La ville de Léogâne,
détruite à environ 80 %, dispose également d’un complexe d’écoles, d’hôpital et
d’église qui est rendu inutilisable depuis le 12 janvier.
Les déchirements et les divisions provoqués au sein du clergé catholique
comme dans les milieux laïcs par le gouvernement d’Aristide ont contribué à
affaiblir l’influence politique de l’Église, mais le désastre subi par le séisme laisse
penser à une véritable sidération de sa part. L’on peut se demander si les pra-
tiques pentecôtistes des premières semaines n’ont pas rallié nombre de fidèles
catholiques dans la mesure où les assemblées par petits groupes comme les spec-
taculaires mises en scène au milieu des rues ont été particulièrement attractives
face au désarroi général de la population. À vrai dire, dans plusieurs églises catho-
liques de la capitale les pratiques de jeûne étaient aussi courantes que dans les
temples protestants. D’ailleurs, la célébration annuelle vers le mois d’avril d’un
grand congrès charismatique réunit plusieurs dizaines de milliers de fidèles et de
nombreux protestants qui ne se sentent point dépaysés. En effet, ces congrès se
situent dans la même ligne que le pentecôtisme avec les appels à l’Esprit Saint qui
est censé accorder divers charismes. Le congrès qui dure généralement trois jours
donne lieu à des miracles de guérison, parfois même se termine par une danse du
soleil, signe de la puissance de Dieu, que peu de fidèles mettent en doute. C’est
dire qu’une certaine proximité avec le pentecôtisme caractérisait déjà l’évolution
actuelle de l’Église. Dans tous les cas, les cérémonies organisées par le clergé
catholique pour les victimes du séisme n’ont pas le même panache que celles du
protestantisme sous sa version pentecôtiste. Tout se passe comme si l’interpré-
tation de la catastrophe du 12 janvier en termes de fin du monde ou de signe
avant-coureur de fin du monde paraissait dominante dans les couches populaires
du protestantisme comme du catholicisme. Les fidèles survivants attribuent leur
heureux sort à la bonté et à la grâce de Dieu, mais la tendance à croire au châti-
ment envoyé par Dieu pour purifier la terre et assurer finalement le salut d’Haïti
est partagée par la plupart des catholiques et des protestants.
Nous ne faisons ici qu’offrir un aperçu de ces lendemains qui tremblent, mais
nous reviendrons plus loin sur l’esquisse d’une analyse des réactions religieuses
dans le cadre du politique et dans le contexte de la mondialisation. Auparavant
quelques notes sur le vodou et l’interprétation des pratiquants du culte face au
tremblement de terre paraissent indispensables.

Le vodou désemparé

Le vodou a paru singulièrement absent lors des premiers instants du séisme,


peut-être même pendant la première semaine du drame. Les cris des victimes,
me disait-on, mais aussi d’après mes propres observations, ont été uniment
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 141

« Jésus, Jésus » et non pas « Legba » ou tout autre nom de divinité vodou
appelée lwa. Cela me paraissait tout à fait normal vu le caractère hégémonique
du pentecôtisme et du catholicisme. Mais le vodou s’est quand même peu à
peu, depuis plusieurs années, construit une place dans l’espace public, sur les
stations de radio et à la télévision, et même a su annexer certains lieux de culte
catholique comme Deshermite dans les environs de Pétion-Ville 8, ou comme
Altagrace, église de Delmas, très souvent fréquentée par des vodouisants qui
rendent un culte à Ezili Danto, divinité féminine du vodou, pour ne citer que
ces exemples. Certaines chapelles catholiques des communes rurales de la ville
de Léogâne sont également occupées par des vodouisants. Mais dans chaque cas,
de nombreux symboles du culte chrétien (statues et images de saints catholiques,
prières et cantiques protestants) sont instrumentalisés au service des croyances
du vodou, de telle sorte que les fidèles se sentent légitimés à fréquenter l’espace
cultuel qui leur permet une pratique rigoureusement métissée sinon hybride
entre catholicisme, protestantisme et vodou. Le profil bas du vodou dans les
premières heures du drame ne signifie donc pas son absence totale sur la scène
publique. Il garde une certaine présence à travers les rythmes des chants, égale-
ment à travers ce que l’on a appelé les « révélations » – qui supposent que l’on
continue à accorder une grande importance aux rêves –, or ceux-ci ne tiennent
leur véracité que parce que les éléments spirituels qui guident l’individu ont
pu être en contact avec des forces ou des entités spirituelles (morts, ancêtres,
esprits), lesquelles renvoient à l’imaginaire vodou.
Cependant il faut reconnaître que dans tous les cas le vodou face au désastre
du 12 janvier ne dispose pas de ressources permettant de produire une interpré-
tation en termes de fin du monde ou de signe avant-coureur de fin du monde.
Tout au plus, certains vodouisants ont eu recours immédiatement à leurs divi-
nités (lwa) protectrices, tel est le témoignage que j’ai obtenu d’un prêtre-vodou
(oungan) de Léogâne : « Lè m wè tout bagay ap tranblé, m-kanpé sou règlement-m »
(« Quand j’ai senti les premières secousses, j’ai fait appel immédiatement à mes
lwa »). Le système du vodou relève d’un régime animique, comme l’explique
Philippe Descola dans son monumental ouvrage Par-delà nature et culture
(2005 : 183 et suiv.). Pour lui en effet, dans ce type de régime, les humains
attribuent aux animaux et aux plantes une intériorité identique à la leur. Sur
cette base, dans les rapports avec les non-humains, c’est un système de négocia-
tion qui prévaut et non la tâche qui consiste à établir une hiérarchisation entre
les êtres faisant de l’homme le roi de la création. Plus spécifique encore est la
position du régime animique face à une catastrophe : l’interprétation en termes
apocalyptiques supposerait une vision de l’histoire qui part d’un point A vers un
point M. Cette perspective n’est justement pas disponible dans le vodou, aussi
a-t-on peu de chance d’obtenir chez les vodouisants les mêmes réactions face au

8. Ville située à proximité de la capitale.


142 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

séisme que celles que l’on observe traditionnellement dans les monothéismes.
En revanche dans le cadre du vodou la catastrophe est censée provenir de la
puissance-terre qui recèle des éléments, plus exactement des forces que l’on ne
s’est pas toujours concilié correctement, c’est-à-dire en suivant les règles prévues
pour entrer en rapport avec elles. Certains oungan ont rapporté qu’au cours de
la cérémonie vodou du 6 janvier – une cérémonie annuelle qui rassemble dans
certains temples tous les serviteurs et les membres d’une famille élargie – les
lwa ne se sont pas manifestés, or habituellement la possession par les lwa est un
signe que ceux-ci sont satisfaits des honneurs qu’on leur fait. Il semblerait que
les lwa auraient été désemparés devant l’ampleur de la catastrophe qui allait se
produire. Avant de proposer une analyse un peu plus profonde des interpréta-
tions religieuses du séisme du 12 janvier, essayons d’examiner comment l’État
haïtien a réagi devant la catastrophe.

L’État haïtien effondré

Jusqu’ici on reconnaît aisément que les religions dominantes dans la capitale et


les villes de province affectées par le séisme occupent les esprits et offrent une inter-
prétation de la catastrophe qui, sans produire un apaisement, parvient néanmoins
à favoriser une certaine catharsis. Le caractère démesuré de l’événement s’y prête.
Mais en même temps, la puissance de la religiosité que l’on observe paraît indiquer
en creux la faiblesse de l’État et son caractère lacunaire. En effet, pendant plus d’une
semaine, aucun signe de la présence de l’État n’est donné. Tout se passe comme
si avec l’effondrement du Palais national et des bâtiments ministériels, l’État a en
même temps disparu. Il est vrai qu’une seule station de radio privée (Signal FM) a
pu être rétablie, et que les communications téléphoniques ont été coupées. Toutefois
existait la possibilité pour le gouvernement haïtien de s’adresser à la population, de
faire appel à tous ceux qui pouvaient porter secours en attendant que l’aide interna-
tionale arrive. De fait, partout à travers la capitale et dans les provinces touchées par
le séisme la solidarité spontanée a permis d’aller sous des décombres chercher des
survivants, ou a organisé le partage des produits alimentaires.
Sans prétendre donner ici des précisions sur les pertes subies par le pays,
rappelons que c’est dans tous les domaines que le désastre du 12 janvier se
donne à voir : les universités – presque toutes sont frappées, l’université d’État
à elle seule ne perd pas moins de 11 bâtiments sur 13 sans que l’on puisse
compter les étudiants et les professeurs morts sous les décombres – ; les hôpi-
taux, les écoles publiques et privées en nombre impressionnant (plus de 2 000),
les hôtels et les magasins de la capitale, les stations de radio, la police, plusieurs
succursales de banques et même la Minustah (la Mission des Nations unies pour
la stabilisation en Haïti) – dont le staff entier, soit 200 personnes, est enseveli
dans l’effondrement de son hôtel. De surcroît, plus de 5 000 prisonniers se
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 143

sont échappés des prisons – 4 000 sont encore aujourd’hui en cavale –, faisant
régner l’insécurité dans la capitale. Bref, on évalue à 7 milliards de dollars US
les pertes, soit une fois et demie le budget national, plus de 200 000 morts et
250 000 maisons fissurées ou inutilisables.
Quand on sait par ailleurs que 85 % des activités économiques ont lieu dans
la capitale, on peut imaginer l’étendue de la catastrophe. Mais on reste surpris
devant l’attitude apathique et léthargique de l’État, même s’il est vrai que le carac-
tère démesuré du désastre pouvait tétaniser le gouvernement. En réalité l’État
haïtien portait déjà la marque de l’État faible dont les gouvernements (depuis la
fin de la dictature des Duvalier en 1986) semblent avoir l’habitude de s’accom-
moder. Dans ce contexte, l’aide internationale qui arrive en force se substitue
sans difficulté à l’État à travers un nombre impressionnant d’ONG (plusieurs
centaines, parfois même milliers) qui débarquent et fonctionnent en règle géné-
rale hors de tout contrôle de l’État, seul un petit nombre d’entre elles s’étant
fait connaître de l’administration publique. Alors qu’un million d’habitants de
la capitale vivent dans des camps, sous des tentes, exposés aux intempéries, à
l’insécurité et à une épidémie de choléra déclarée quelque mois après le séisme, le
gouvernement haïtien ne s’est réveillé que pour organiser des élections, produi-
sant ainsi une sorte de banalisation de la catastrophe. La communauté interna-
tionale et notamment la Minustah n’ont eu de cesse de soutenir la continuité
du gouvernement, toute opportunité d’ouvrir une réflexion radicale pour une
refondation de l’État suggérée par de nombreux secteurs paraissant désormais
perdue. L’effondrement de ce dernier est pourtant avéré à la fois dans le mode
anarchique d’occupation des espaces publics (places publiques, espaces réservés
à l’État comme la primature), dans l’abandon de la gestion du désastre dès lors
aux mains des ONG 9 et enfin dans la constitution de la structure hybride de
gouvernance de la reconstruction qu’est la CIRH (Commission intérimaire pour
la reconstruction). La débâcle de l’État face à la catastrophe du 12 janvier méri-
terait d’être approfondie, on se bornera ici à soulever quelques interrogations sur
la nouvelle problématique religieuse et politique qui s’est développée depuis le
séisme sous les effets du processus de mondialisation.

Le théologico-politique en Haïti
et la catastrophe du 12 janvier 2010
Parler ici de théologico-politique ne consiste pas à faire porter l’attention
sur une confusion du politique et du religieux qui pourrait être observée dans
certains cas, ni à parler de l’exploitation politique du religieux qui certes est assez
courante ; mais il s’agit plutôt d’évoquer ce que l’on peut appeler une intrication

9. Voir le rapport d’Oxfam sur les ONG (2011).


144 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

du religieux dans le politique, comme un phénomène qui relève de l’inconscient


et qui ne cesse de travailler les acteurs et les institutions du politique comme du
religieux.
Rappelons cependant les signes de l’exploitation religieuse de la catastrophe.
On sait par exemple jusqu’à quel point les religions les plus diverses – de l’islam
avec sa propre ONG, aux fondamentalismes évangéliques des États-Unis et à la
scientologie – parviennent à débarquer sans aucun contrôle dans les campements
de fortune où s’entassent des milliers de survivants du séisme et de nombreux habi-
tants de bidonvilles non sinistrés venus profiter de l’aide offerte par les ONG. Une
véritable exploitation religieuse de la catastrophe se donne à voir, mais il convient
de comprendre que la détresse des survivants était suffisamment profonde pour les
rendre ouverts et vulnérables aux prédications et aux offres religieuses.
Quand par exemple une croisade évangélique organisée depuis les États-
Unis dans la capitale haïtienne par Billy Graham et son fils rassemblent plus
de 20 000 protestants (baptistes, évangélistes et pentecôtistes) incluant des
curieux disponibles à la conversion, on est enclin à reconnaître qu’il est question
ici ni plus ni moins d’une exploitation religieuse du séisme, car il s’agit ainsi
d’imposer insidieusement une interprétation du séisme en termes strictement
religieux comme celle d’un châtiment qui s’abat sur la société haïtienne. Un
certain pasteur évangélique, Pat Robertson, venu également des États-Unis, ira
jusqu’à déclarer que le séisme est un châtiment provoqué par une cérémonie
en l’honneur du vodou, laquelle serait à l’origine de la création de la nation
haïtienne, et que cette cérémonie avait été un culte en l’honneur du diable.
Le salut d’Haïti passerait donc par un reniement de ses origines. La théorie
du châtiment à laquelle nombre de prédicateurs zélés succombent facilement
à toutes les époques devant les catastrophes a eu pour effet en Haïti d’inciter à
des lynchages de vodouisants. Un groupe de pentecôtistes s’est ainsi donné pour
tâche d’aller agresser des vodouisants en pleine cérémonie, sous le prétexte qu’ils
rendent un culte à Satan ; plusieurs personnes ont même été lynchées pour être
prétendument responsables de l’épidémie du choléra.
On devine donc aisément l’impact de la fièvre religieuse dans les couches
populaires de la capitale durant les premiers mois de la catastrophe. Toutefois
il faut également reconnaître les efforts réalisés par la commission catholique
Justice et paix, par différentes congrégations religieuses catholiques comme la
communauté des jésuites ou celle des scheutistes qui ont su profiter de leurs
liens internationaux dans les Amériques pour développer un type d’accom-
pagnement des sinistrés en lien avec la préoccupation des droits de l’homme.
On observe aussi le travail de la Fédération protestante qui, par des séminaires,
sessions et colloques sur le thème du rôle prophétique des Églises, parvient à
imposer des débats critiques sur la gouvernance du pays face au désastre actuel.
L’importance prise par les religions dans le contexte du 12 janvier demeure
congruente à la place que celles-ci occupaient déjà avant le séisme, et l’on ne
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 145

peut encore une fois que faire le constat de l’absence de l’État. Cette dernière
aura rendu possible ce qui a été clairement une exploitation religieuse du séisme
avec l’invasion de mouvements religieux apportant tous une aide fort bien
accueillie. La mondialisation du 12 janvier, et en même temps des religions, est,
me semble-t-il, à l’œuvre ici.
Certes les États nationaux, surtout quand ils sont déjà faibles, apparaissent
cannibalisés par la communauté internationale, mais il convient d’appro-
fondir encore cette question plus spécifique des rapports entre le politique
et le religieux en Haïti depuis le 12 janvier. Je suggère de prendre en compte
deux phénomènes. Le premier concerne le succès spectaculaire et croissant du
pentecôtisme que je soulignais au début de cette contribution : car voici un
mouvement religieux qui demeure de part en part lié au processus de mondiali-
sation, comme d’ailleurs plusieurs recherches sociologiques ont déjà tenté de le
démontrer (Corten et Mary, 2000 ; Laurent, 2003). Son hégémonie ne provient
pas avant tout du fait qu’il attire davantage de fidèles, mais plutôt de ce que sa
forme de pratique tend à devenir paradigmatique par rapport à la plupart des
mouvements religieux.
En effet le mouvement pentecôtiste privilégie le contact direct avec l’Esprit
Saint par la transe, qui ainsi atteste la véracité de la doctrine, celle-ci finissant
comme telle par être dévalorisée. En se convertissant à ce mouvement, l’indi-
vidu se crée désormais un espace propre de vie censé le mettre à l’abri et des
systèmes traditionnels où la communauté prime sur le destin individuel, et du
monde moderne fait d’inégalité, de discrimination et d’immoralité. Le principe
de l’accès direct à l’Esprit Saint est un principe rigoureusement égalitaire, et l’on
n’a guère besoin de disposer de connaissances spéciales, de diplômes, d’un rang
social élevé pour en obtenir les faveurs. Cette perspective laisse donc découvrir la
caducité du système traditionnel, qui est, dans le cas d’Haïti, le vodou. Le converti
en fait l’expérience sous l’effet des transformations produites au plan culturel et
économique dans les rapports entre les campagnes rurales et la ville. Le système
nationalitaire en perd aussi de sa consistance, les États étant dorénavant pris
dans le maelstrom d’institutions internationales qui ont en charge gouvernance,
organisation de l’économie et droits humains. Déconnecté de sa communauté
traditionnelle, mais en même temps livré à lui-même dans les nouveaux espaces
périphériques des villes, l’individu qui trouve sur son chemin ou encore directe-
ment à sa portée un temple pentecôtiste ne saurait hésiter à se convertir.
Cette situation est sensiblement la même que celle des mouvements charis-
matiques catholiques, et on y retrouve ce qu’Olivier Roy appelle « la sainte igno-
rance » (2008). Là où cependant la doctrine importe comme chez les témoins
de Jéhovah et les adventistes, il faudra ici être circonspect, car au fond ce sont
des résultats pratiques qui sont recherchés en priorité : changement de moralité,
nouvelle famille, rupture avec la famille et la communauté traditionnelle, avan-
tages sociaux et économiques. Il se produit bien une uniformisation progressive
146 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

des religions 10, et cela se vérifie dans la quête elle-même de faveurs individuelles
(résolution de difficultés matrimoniales, emploi, visa pour les États-Unis ou
un pays étranger quelconque, guérisons, logement décent, éloignement des
mauvais sorts). Dans tous les cas, le monde traditionnel comme le monde
moderne sont considérés comme dangereux et sont satanisés. Peut-on dire pour
autant que ces mouvements sont porteurs de nouveau lien social ? Loin de là, car
si l’attente de ce nouveau lien social a bel et bien été activée, ce que l’individu
trouve au bout du compte ce sont des solutions pour soi, ou ce que l’on peut
appeler avec le psychanalyste Jean-Paul Hiltenbrand « une religion pour soi tout
seul 11 », qui répond à des demandes pratiques proprement individuelles. Rêves,
révélations, témoignages individuels de toutes sortes concernant les bienfaits
attestés de l’Esprit Saint renvoient à une intramondanisation de la foi 12, à une
vision centrée sur l’ici-bas, comme si donc il y avait une propension à évacuer
le rapport à ce qui ne peut être apprivoisé, donc le rapport à une radicale alté-
rité, à l’Autre comme tel, ce qui aboutit à maintenir l’individu et la société
dans l’imaginaire compris comme ce qui éloigne le plus possible du réel. De
fait, on remarque que les croyances désinstitutionalisées (les mauvais sorts, les
libres et débridées activités du diable à travers le pays, les métamorphoses des
individus en animaux, bref l’emballement de la sorcellerie) servent précisément
d’étayage à divers mouvements religieux en Haïti. Comment s’inscrit main-
tenant la problématique de l’État face à ce double aspect de la religiosité en
Haïti (observable depuis le 12 janvier), à savoir son caractère pléthorique et sa
propension à soutenir davantage des demandes individuelles que de soutenir la
reconstruction d’un lien social ?
Il me semble que le succès des religions prend place dans le vacuum de l’État,
et qu’en même temps ce dernier cherche éperdument à trouver une légitima-
tion qui ne cesse de se dérober. Les efforts pour remettre en mouvement du
collectif et pour produire des institutions qui soutiennent le vivre-ensemble et
rendre possible un monde commun ne manquent pas, ainsi observe-t-on une
véritable explosion à travers le pays d’associations dans les domaines les plus
divers. Mais tout ce qui relève de l’autorité à laquelle la société pourrait s’adosser
vient à manquer. Tout se passe comme si la société peinait à disposer d’une

10. Olivier Roy (2008) propose une analyse très documentée sur le processus d’uniformisation des religions
sous l’emprise de la mondialisation. La thèse est séduisante quand on observe par exemple que la scientologie
qui débarque en Haïti à la faveur du séisme n’hésite pas à organiser ses séminaires dans les temples du vodou.
11. Hiltenbrand, 2005 : 118. Nous nous appuyons ici sur ses analyses concernant l’émergence de l’indivi-
dualisme et la désinstitutionalisation du religieux. Voir, bien entendu, pour approfondir la problématique de
légitimation de l’État, le fameux texte de Claude Lefort sur la permanence du théologico-politique (1986). On
se reportera également à l’excellente reprise critique faite par Camille Tarot (2008) des récentes théories des
rapports entre le religieux et le politique.
12. C’est-à-dire à une vision de la foi centrée non sur le souci de l’au-delà, mais sur les bienfaits qu’elle peut
apporter pour vivre en ce monde-ci (guérison, travail, richesses matérielles, etc.). Voir les analyses de Danièle
Hervieu-Léger (2001 : 76 et suiv.) sur les croyances intramondaines, à la suite des travaux d’enquête d’Yves
Lambert sur les religions des Français.
RELIGIONS, POLITIQUE ET MONDIALISATION EN HAÏTI 147

représentation d’elle-même depuis le pouvoir politique, et que corrélativement


ce dernier ne parvenait pas à endiguer la violence des conflits qui surgissent dans
la vie quotidienne. Il y a comme un déficit du symbolique dans le domaine du
politique, de telle manière que les agents sociaux ne parviennent pas à intério-
riser un certain nombre de normes, de valeurs, de modèles de comportement
susceptibles de conduire à une pratique proprement politique, et qui donc
permettraient d’aborder les conflits sur la base du principe de la confronta-
tion des opinions, sans recourir à la violence. L’institution du social ne recevant
aucune fondation, chacun s’engage dans un sauve-qui-peut individuel, lequel
entretient une permanente insécurité. Pour sortir de l’impasse de l’absence de
garant et de fondement au pouvoir politique, l’État cherche à s’associer aux
mouvements religieux qui dominent l’espace public, sans se douter qu’il risque
ainsi d’éroder sa spécificité et, bien plus, qu’il finit par être un espace occupé
par les ambitions et les batailles de clans qui savent profiter du déficit symbo-
lique de l’autorité. De même, la forte présence de la communauté internationale
au chevet du pays donne l’impression que cette dernière s’accommode de la
faiblesse de l’État, de son évanescence même.
Tel est peut-être l’un des effets pervers de la mondialisation (Beck, 2003) qui
en dénationalisant provoque une mise entre parenthèses ou en tout cas une relati-
visation des missions nationales fondamentales de l’État. Pourtant la catastrophe
du 12 janvier envoyait un signal clair : que l’État effondré doit passer par une
refondation et trouver de nouvelles bases de légitimation pour assurer un monde
commun (au sens de Hannah Arendt) à l’ensemble des couches sociales en Haïti.

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La société civile haïtienne
à l’épreuve d’une crise humanitaire

JEAN EDDY SAINT PAUL 1


Docteur en sciences sociales spécialité sociologie du El Colegio de México, A.C.
(Colmex), il est professeur-chercheur à plein-temps au département des études
politiques de la division de droit, politique et gouvernement de la Universidad
de Guanajuato et chercheur du Sistema Nacional de Investigadores au Consejo
Nacional de Ciencia y Tecnología (gouvernement du Mexique). Il a été, au
cours du printemps 2011, chercheur invité du Centre d’études et de recherches
internationales de Sciences Po Paris. Il a travaillé comme chercheur du projet
« Mexique et Haïti : vers une nouvelle relation de coopération » au Centre
d’études internationales du Colmex et, entre 1994 et 2006, a été professeur
à la faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti et directeur
de sa bibliothèque. Ses recherches portent principalement sur la société civile,
la politique du ventre et la culture (néo)patrimoniale, la citoyenneté et la
démocratisation en perspective comparée ainsi que la théorie sociologique
notamment l’œuvre de Max Weber. dejapsa@gmail.com

Vers une approche compréhensive de la société civile

La question de « la société civile haïtienne à l’épreuve d’une crise humanitaire »


est un sujet assez complexe qui mérite d’être abordé avec beaucoup de tact et de
minutie, particulièrement dans le cadre de ce collectif sur la situation d’Haïti près
de deux ans après le séisme du 12 janvier 2010. En tout premier lieu, peut-on
vraiment parler d’une société civile haïtienne ou d’une société civile tout court ?
Notre vision ne participe pas d’une approche totalisante qui veut concevoir cette
dernière comme un bloc monolithique et homogène. Cette « chimère insaisis-
sable », pour répéter les termes de Joseph Yvon Thériault (1985), peut être bien
comprise si l’on tente de l’appréhender comme une « sphère » (Walzer, 1983)
ou un « champ » (Bourdieu, 1994 : 55, 91) dans lequel une pluralité d’acteurs 2

1. L’auteur remercie infiniment les professeurs Jean-Joseph Moisset et Charles Ridoré qui ont lu la première
version de cet article et ont fait d’excellents commentaires.
2. Le plus souvent pour agir dans la vie quotidienne, ces acteurs fonctionnent à l’intérieur de structures insti-
tutionnelles qui peuvent être dénommées associations, organisations, plateformes, centres de recherche, groupes
de réflexion, entre autres dénominations. Dans cet article, le vocable « organisations de la société civile » (OSC)
150 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

lutte pour le contrôle de l’hégémonie, soit en vue de maintenir le statu quo, soit
pour parvenir à changer la logique distributive des ressources économiques et des
biens symboliques. Les motifs de lutte de ces acteurs ne sont guère uniformes ;
pour les appréhender, il faut conceptualiser la société civile comme un espace de
compétition entre des individus-sujets très stratégiques. Cette définition permet
de soutenir, dans le cas de la république 3 d’Haïti, qu’il existe des acteurs de la
société civile qui ont travaillé quotidiennement en faveur de la construction d’un
État démocratique.
Il est important de préciser ici que la démocratie est un construit et qu’elle
est en perpétuel renouvellement. Celle que nous avons en Haïti est jeune et
comporte naturellement des imperfections. Mais au cours de la transition poli-
tique, grâce à un ensemble de luttes avant-gardistes menées par certaines organi-
sations de la société civile (OSC), le peuple haïtien a pu accéder à la jouissance
d’un ensemble de droits (civils et politiques). Le droit d’expression s’inscrit
dans cette logique dynamique. Au cours de presque trois décennies, le peuple
haïtien a acquis une conscience politique qui lui est sienne, une conscience que
personne ne peut lui enlever. Mais, comme dans toute transition politique, la
conquête des droits liés à la citoyenneté n’est pas forcément irréversible 4.

Les OSC et la re-création de l’homme haïtien


Il s’avère important de préciser qu’au cours de la transition politique 5 les
OSC ont non seulement exercé un rôle de contre-pouvoir, mais ont aussi réalisé
des actions concrètes dans le sens de la défense, la promotion et la concrétisa-
tion de la démocratie sociale ; c’est-à-dire ont travaillé à instaurer un régime

est une manière générale de se référer à ces acteurs. Pour une bonne typologie organisationnelle concernant les
acteurs localisés dans les sphères de la société civile, lire Cohen et Arato, 1992.
3. Tenant compte des lamentables conditions matérielles d’existence du peuple haïtien, certains scien-
tifiques sociaux haïtiens ont une certaine tendance à affirmer qu’Haïti n’est pas une république. Certains
sociologues haïtiens spécialisés dans l’étude de la pauvreté ont une obsession à faire des « droits sociaux » une
condition sine qua non de la république, alors que dans les pratiques des régimes politiques contemporains, il
n’y a pas nécessairement une relation causale entre république et jouissance des droits sociaux de la citoyenneté.
Comme l’a affirmé l’historien Georges Michel « toute nation qui n’est pas dirigée par un prince, un duc ou
un monarque est une république » (Jean Eddy Saint Paul, entrevue avec Georges Michel, Port-au-Prince,
21 juin 2005). Haïti est une république, mais une république dans laquelle se dénotent, au cours de ces deux
dernières décennies, un solipsisme, une érosion accélérée des valeurs républicaines à la française, telles que le
respect du bien public, la pratique du civisme, l’utilisation rationnelle de la chose publique, le respect de l’autre
et de l’alternance politique, la culture de la tolérance et la pluralité religieuse, valeurs fondamentales pour
construire une république démocratique.
4. Les fraudes électorales enregistrées dans les élections du 28 novembre 2010 ont été une preuve tangible
de la possibilité de régression des droits civils et politiques acquis.
5. La transition politique d’Haïti comporte plusieurs moments et séquences historiques marquées par des
réalités sociopolitiques diversifiées. Le processus de libéralisation initié à la fin des années 1970 n’a pas été
le même que celui de démocratisation débuté avec le départ pour l’exil de Jean-Claude Duvalier le 7 février
1986. On peut différencier : 1) la transition, 1986-1990, d’essence militaire, 2) la première administration de
Jean-Bertrand Aristide, avant le coup d’État, 3) le régime putschiste, 1991-1994, 4) la deuxième version d’Aris-
tide, 1994-1996, 5) Préval I, 1996-2001, 6) le gouvernement d’Alexandre-Latortue, 7) la troisième version
d’Aristide, 2001-2004 et 8) Préval II, 2006-2011. Pour des contraintes d’espace, on ne peut pas faire ressortir
ici ces différences.
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 151

politique préoccupé autant de la jouissance des droits sociaux que des droits
civils et politiques qui constituent les trois pierres angulaires de la citoyenneté 6
selon la logique marshallienne (Marshall, 1963). En ce sens, la société civile
participe d’emblée de l’humanitaire puisque l’humain est placé au cœur de son
action sociale et politique. Bien avant de poursuivre l’analyse, il est impératif
de consacrer quelques lignes à l’expression « placer l’humain au cœur de la
reconstruction », question largement débattue lors du colloque de Genève 7.
Cette approche philosophique est fondamentale pour aborder la reconstruc-
tion dans ses dimensions cognitive, subjective, éthique, morale et matérielle.
Il s’agit d’une « cosmovision » qui va à contre-courant d’un « humanitarisme
assisté », mais qui postule la prise en compte des valeurs et potentiels des propres
Haïtiens, afin de faire d’eux des acteurs de premier plan dans le processus de la
reconstruction. Pour y arriver, il faut entreprendre un travail de « synergie » et
de constellation entre les Haïtiens de l’intérieur, ceux de l’extérieur, les gouver-
nements d’Haïti dans leurs négociations avec leurs homologues internationaux.
Il faut, indiscutablement, reconstruire les relations internationales du pays.
Finalement, « placer l’humain au cœur de la reconstruction » implique : 1) une
lutte acharnée contre la pauvreté et la mendicité, 2) une re-création de l’homme
et de la femme haïtienne, 3) la recherche de nouveaux réflexes et mentalités, et
4) la valorisation de l’épistémologie et de la théorie de manière à bien construire
physiquement et matériellement.
S’il est vrai que la société civile renferme dans son sein des acteurs qui
travaillent avec acharnement pour la « démocratisation de la vie publique », il
faut se garder de toute « vision angélique de la société civile » (Houtart, 2001),
en la schématisant seulement comme la société conformée par les « bons »
(démocrates de tous poils) préoccupés constamment pour la défense du bien
commun ; car il s’agit d’un espace pluriel dans lequel il faut prendre en compte
la présence d’acteurs (néo)conservateurs et antidémocrates 8 : acteurs pervers et
pervertis qui travaillent sans relâche pour déstructurer l’État.
Au cours de cette longue et douloureuse transition vers la démocratie, la scène
politique d’Haïti a été marquée par ce genre d’acteurs qui, profitant des situa-
tions de crise ont su thésauriser leurs réseaux de relations pour accumuler statuts,
richesses matérielles et autres biens symboliques au détriment de la majorité de

6. La Constitution du 29 mars 1987, dans son titre III, ses chapitres I à III et ses articles 16 à 57, contient
toute une conceptualisation de la citoyenneté. La qualité du citoyen est définie au chapitre I, ses droits fonda-
mentaux au chapitre II, et le chapitre III s’occupe des obligations de l’individu-citoyen.
7. Colloque international « Haïti : des lendemains qui tremblent », Genève, Centre d’enseignement et de
recherche en action humanitaire (CERAH) et Université de Genève, 12-14 janvier 2011.
8. En Haïti, dès le début de la transition jusqu’à nos jours, des duvaliéristes, des jeanclaudistes, des (néo)
tontonmacoutes, des lavalassiens (Aristide I et II, Préval I et II), sous le couvert du vocable de société civile, ont
envahi l’espace public en vue de défendre leurs intérêts mesquins, sans toutefois avoir le moindre souci pour
l’avancement des luttes sociales pro-démocratiques.
152 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

la population qui n’a cessé de se déshumaniser 9. Mais qu’en est-il des notions de
« crise » et de « crise humanitaire » ?

La crise, une fenêtre d’opportunités


Si l’on suit les grands débats qui ont prévalu tout de suite après le tremble-
ment de terre du 12 janvier 2010, c’est un lieu commun d’entendre qu’Haïti est
une société toujours en crise. Généralement, ceux qui travaillent sur les trajec-
toires historiques de la politique remontent au passé colonial pour situer la crise
qui handicape le fonctionnement sociohistorique de la société postcoloniale
d’Haïti. Une révision pointilleuse de certains travaux relevant de la socio-
logie historique de l’État autorise à mentionner quatre grands types de crise :
1) d’identité et d’affirmation, 2) de représentation, 3) de confiance et 4) de
valeur 10. Pourtant, ces faiseurs d’opinions n’ont pas toujours traité avec intelli-
gence la notion de crise qui non seulement renferme une connotation négative :
le « danger », mais contient aussi les idées de « revitalisation », de « rénovation »
et de « changement social ». En effet, selon Louis Worth cité par Sheldon Wolin,
dans la tradition chinoise il y a deux caractères différenciés pour écrire le mot
crise : un qui évoque le danger tandis que l’autre traduit l’idée d’opportunité
(Wolin, 1973 : 256). De son côté, le marxiste orthodoxe György Lukács 11, en
réinterprétant la vision gramscienne de la crise, exprime implicitement l’idée
que toute crise, qu’elle soit politique, sociale ou culturelle, ne s’accompagne pas
seulement d’éléments destructeurs et n’exprime pas simplement le désarroi et la
tristesse, mais permet aux sujets sociaux, porteurs par excellence des structures,
de se ressaisir et de s’aventurer en vue de mettre en action des stratégies visant
à transformer le cours des choses. Ces moments de paralysie – dont parlait
Antonio Gramsci – peuvent se révéler cruciaux pour innover et saisir les oppor-
tunités qui se dessinent à l’horizon. Mais pour qu’advienne cette rénovation, il
faut des sujets-acteurs dotés de volonté et motivés pour entreprendre des luttes
de différentes envergures orientées vers cette fin (Keane, 1992 : 26-28).
Se fondant justement sur cette conception de « crise », il y a lieu de signaler
certaines actions qui ont été entreprises depuis la sphère de la société civile en
vue d’aider au redressement social d’Haïti. Il s’agit d’un ensemble d’initiatives
qui ont participé positivement à la création d’une utopie de l’espérance et
d’humanisation de l’être haïtien. Des acteurs de la société civile ont agi afin
que le dossier de la reconstruction du pays soit géré avec un peu plus d’intel-
ligence par l’équipe politique emmené par René Préval, ancien président de

9. Pour une critique politique de la rationalité de certaines organisations de la société civile telles que le
Groupe des 184, l’Initiative de la société civile (ISC) et la Société civile majoritaire de Fanmi Lavalas, lire Saint
Paul, à paraître.
10. Pour une approche historique voir Manigat, 2003.
11. Lukács assumait qu’il fut un marxiste orthodoxe, car pour lui c’est l’usage de la méthode du matérialisme
dialectique qui permet d’établir la différence entre un marxiste orthodoxe et d’autres qui ne le sont pas. En
d’autres termes, le matérialisme dialectique est la clé de voûte des orthodoxes (Lukács, 1960).
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 153

la République (14 mai 2006-14 mai 2011), qui au cours des seize mois de
sa gestion postséisme a donné une grande impulsion à la déshumanisation de
l’homme haïtien, les conditions de vie d’une importante tranche de la popula-
tion étant alors proches de celles de certains animaux. De manière plus explicite,
il est question d’actions politiques et de réalisations sociales visant soit à valo-
riser l’image nationale et internationale d’Haïti, soit à mobiliser des ressources
locales pour aider à la construction d’un nouvel ordre social basé sur la création
d’un nouveau prototype d’État.
Quant à l’expression « crise humanitaire », l’espace imparti ici ne permet
pas de la traiter dans toute sa rigueur, mais derrière ce vocable se cachant toute
une propagande raciste visant à rabaisser l’être haïtien tout en ternissant l’image
internationale d’Haïti, il s’avère pertinent de faire certaines remarques 12.
Tout d’abord, il faut remarquer que dans la lexicologie politique d’Haïti l’on
commençait à parler de crise humanitaire bien avant le tremblement de terre du
12 janvier 2010. En effet, en avril 2008, peu de temps après le saccage de dépôts de
provisions alimentaires et de centres commerciaux par certaines couches de la popula-
tion haïtienne, des médias nationaux et internationaux par souci de vendre des infor-
mations sensationnalistes ont évoqué la fameuse expression « émeutes de la faim ». Et
généralement l’on tend à faire de ces événements la variable explicative de la chute du
gouvernement du Premier ministre Jacques-Édouard Alexis, qui reçut alors un vote
de défiance d’un groupe de dix-sept sénateurs de la République. Après le tremble-
ment de terre du 12 janvier les médias internationaux ont capitalisé sur l’expression
« crise humanitaire » pour se référer à la réaction brutale et féroce des Haïtiens qui
luttaient pour obtenir un peu de l’aide alimentaire dont Haïti avait bénéficié grâce à la
solidarité internationale ; or une grande partie de cette aide a été accaparée, entreposée
pour ensuite être vendue sur les étagères des supermarchés, par des gens proches du
pouvoir Inite de René Préval ou du Groupe des 184 (regroupement d’associations et
d’acteurs orientés à droite et se réclamant de la société civile). Cette conception raciste
tournée autour du vocable de « crise humanitaire » peut nous aider à comprendre les
réactions de certains ; par exemple, les propos racistes d’Ariel Gómez León, député
mexicain du Parti de la révolution démocratique (PRD) pour l’État du Chiapas qui,
opinant sur les réactions brutales des sinistrés haïtiens face à l’aide humanitaire inter-
nationale, a exprimé l’idée que « […] ce sont des nègres irrationnels, et des bêtes de
somme indisciplinés […] ne pouvant pas réagir comme des Blancs […] 13 », alors
qu’il était plutôt question d’une situation de désespoir qui provoquerait, à coup sûr, la
même réaction dans n’importe quelle culture, groupe ethnique ou race 14.

12. Plusieurs articles de cet ouvrage abordent la question de l’aide humanitaire, en particulier les articles de
François Grünewald et Pierre Salignon.
13. Peu de temps après ses déclarations, Ariel Gómez León fut expulsé du PRD par les dirigeants du parti
qui ne partagent pas la posture raciste de ce législateur.
14. Plusieurs médias ont commenté les propos racistes d’Ariel Gómez León et il y a des vidéos de cette
retransmission disponible sur Internet : http://www.youtube.com/watch?v=qa8hCElUt4I
154 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

Des mécanismes de contre-pouvoir


versés dans la critique politique

Reconnaissance de la solidarité internationale


et sauvetage de la dignité nationale
Du tremblement de terre du 12 janvier 2010 au second tour des élections le
20 mars 2011, quatre grands problèmes ont dominé la scène politique d’Haïti :
1) la reconstruction du pays, 2) les élections du 28 novembre 2010, 3) la crise
postélectorale qui s’en est suivie, et 4) l’épidémie de choléra 15. Les OSC ont fait
de ces quatre questions leurs principaux domaines d’intervention dans la sphère
publique. Pour des contraintes d’espace, l’on se concentrera ici sur la relation
entre les OSC et le projet de reconstruction d’Haïti.
On ne peut pas parler de cette reconstruction sans la lier au tremblement
de terre, même si, officiellement, l’idée de la reconstruction d’Haïti 16 précède
le passage du séisme dévastateur 17. Dès les premiers moments postséisme, des
acteurs de la société civile sont montés au créneau pour défendre l’image inter-
nationale d’Haïti. On sait qu’immédiatement après le séisme, le peuple haïtien
a bénéficié d’une grande solidarité internationale. La République dominicaine
a été l’une des premières nations à voler à notre secours. Son exemple fut suivi
par d’autres nations qui ne tardèrent pas à envoyer de l’aide humanitaire en
Haïti 18. Mais cette solidarité internationale a été précédée par une grande soli-
darité nationale manifestée par des Haïtiens de l’intérieur. Or, justement, cette
dimension de la solidarité nationale a été, le plus souvent, oblitérée par la presse
internationale qui présenta une Haïti à genoux, livrée à des professionnels étran-
gers, donnant comme l’impression que le pays ne possédait pas de profession-
nels qualifiés et sensibles à l’égard du mauvais sort de leurs compatriotes. Face
à cet affront et à cette distorsion de la réalité, des OSC de différentes filiations
idéologiques ont su mobiliser leurs réseaux nationaux et internationaux pour
informer l’opinion internationale de ce qui se passait exactement au pays. Ils
ont reconnu la grande solidarité internationale et ont exprimé leur gratitude à
l’égard de toutes les instances ayant volé au secours des Haïtiens tout en faisant

15. D’après les statistiques officielles au 9 février 2011, cette épidémie avait déjà causé 4 549 décès pour un
total de 231 070 cas détectés (MSPP, OPS et OMS, 2011).
16. Lire Gouvernement de la république d’Haïti, « Conférence internationale pour le développement
économique et social », Port-au-Prince, 2006.
17. Sans volonté d’entrer dans la polémique sur le bilan du tremblement de terre, on opte pour les chiffres
officiels qui ont été repris et commentés dans d’autres travaux (Le Nouvelliste, 2010 ; Louis, 2010 : 46).
18. Mentionnons l’aide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), du Oxford Committee for Famine
Relief (Oxfam), du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef ), du Programme alimentaire mondial
(PAM), de Médecins du monde, de Médecins sans frontières, des ambassades, des institutions d’éducation
supérieure, des partis politiques et de nombreuses organisations caritatives.
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 155

ressortir les mouvements de solidarité interne. Depuis ce premier moment, leur


message était clair :
Haïti a besoin des agences humanitaires, des organisations non gouver-
nementales (ONG) et de la communauté internationale, nonobstant, la
reconstruction doit être d’abord et avant tout l’œuvre des Haïtiens. Il sera ques-
tion d’une reconstruction fondée sur le respect et la dignité : une reconstruction
qui prendra en compte les nécessités réelles des Haïtiens et leur implication dans
toutes les grandes décisions. En synthèse, les acteurs internationaux doivent
comprendre qu’il est important de travailler aux côtés du peuple haïtien, en
partant de l’idée que ces derniers sont les principaux acteurs du changement que
requiert le pays 19.

On peut appeler ce moment, le moment du sauvetage de la dignité et du


respect de l’être haïtien en tant que personne humaine.

Rationalité communicative face à l’État-fantasme


Une deuxième forme de contribution des OSC se situe dans ce que l’on
pourrait appeler le moment de critique de l’« État fantasme 20 ». À ce stade, les
OSC ont agi comme mécanismes de contre-pouvoir. En tout premier lieu, ils
ont vitupéré contre le laxisme, l’immobilisme et l’incompétence du pouvoir poli-
tique dirigé par le président René Préval qui n’a pas su se montrer à la hauteur
de la magnitude de l’événement 21. Ils ont condamné l’approche individualiste et
non participative privilégiée par le pouvoir qui n’a pas pris en compte les forces
vives de la nation et a recouru aux think tanks internationaux pour accoucher
un projet de reconstruction, en dépit des propositions préalablement élaborées
par des acteurs de la société civile 22. Le plan officiel de la reconstruction, aux
dires de ces acteurs, ne répondait pas aux aspirations et besoins réels de la popu-
lation. Les OSC ont, par ailleurs, exprimé leur désaccord sur la composition de
la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH) 23.

19. L’entrevue que Suzy Castor a concédée à Blanche Petrich, journaliste de La Jornada s’inscrit dans cette
logique (« “Para refundar Haití, tenemos que pensar en grande”: académica », article en ligne : http://www.
jornada.unam.mx/2010/01/25/index.php?section=mundo&article=025n1mun).
20. Le vocable d’État-fantasme a été utilisé par Maesschalck, 2010.
21. Monsieur Préval, alors président de la République, a mis presque 72 heures avant de se prononcer
publiquement sur la catastrophe sismique.
22. Le « Plan d’action pour le redressement d’Haïti : les grands chantiers de l’avenir » est l’un des documents
fondamentaux élaborés par le gouvernement haïtien, sans consultation aucune des acteurs de la société civile, dans
le cadre du projet de reconstruction du tissu institutionnel. Pour combler ce déficit, des activistes de la société
civile ont élaboré un document alternatif et l’ont confié au gouvernement haïtien qui devait le prendre en compte
lors de la première conférence internationale sur la reconstruction qui s’est tenue le 31 mars 2010 à New York.
23. L’ex-président américain Bill Clinton est le principal pivot de la CIRH. Aucune décision ne peut
être validée sans son consentement. Ce qui est interprété comme une mise sous tutelle de la reconstruction
d’Haïti, pays qui dépend des États-Unis d’Amérique dans tous les domaines, depuis le financement des élections
jusqu’aux grandes décisions politiques, lesquelles devraient, au premier chef, concerner le peuple haïtien. Les
OSC ont rappelé que ce fut sous l’administration Clinton que les forces militaires étrangères étaient revenues,
après soixante ans, comme force d’occupation en Haïti. La présence de Bill Clinton au sein de la CIRH est
interprétée comme une mainmise de l’Empire sur le processus de la reconstruction.
156 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

Parmi les autres critiques ayant trait à la reconstruction du pays, il est


important de souligner que des OSC ont plaidé pour une meilleure coordi-
nation de l’aide humanitaire internationale. Ils ont condamné la croissance
exponentielle des ONG 24 qui, pour la plupart, ont profité de l’incapacité de
l’État moribond prévalien pour faire leurs fortunes en exploitant la situation
de misère du peuple haïtien. Bref, ils ont fustigé leurs méthodes de travail,
leur inefficacité et inefficience 25. Last but not least, les acteurs de la société
civile ont vertement critiqué le déploiement par le gouvernement américain
– sous le leadership du président Barack Obama – d’un contingent de marines
sur le territoire haïtien pour occuper stratégiquement l’aéroport international
Toussaint Louverture en vue de contrôler la distribution de l’aide humanitaire
internationale. Ils ont inscrit ce contrôle militaire dans le cadre d’une politique
internationale de fragilisation de la souveraineté nationale, et ont exigé des
autorités haïtiennes le départ des soldats de la Mission des Nations unies pour
la stabilisation en Haïti (Minustah) 26.

Les « petites » actions dont on ne parle pas assez souvent

Des critiques constructives pour la réinvention


La reconstruction d’Haïti est un processus long et complexe qui requiert un
ensemble d’actions à plusieurs niveaux. Il faut agir sur les mentalités. Comme
l’a si bien dit Suzy Castor au cours d’une intervention lors du colloque de
Genève : « Haïti ne peut pas redevenir ce qu’elle était ni rester ce qu’elle est. »
La reconstruction du pays doit obligatoirement passer par la promotion de
nouvelles valeurs sociales et de nouveaux codes de civilité tant chez les Haïtiens
de l’intérieur que chez ceux des diasporas 27.

24. Pour une compréhension de cette république des ONG, lire Fatton, 2011.
25. La question de l’aide humanitaire transitant par le biais des organismes humanitaires a fait des remous
lors du colloque de Genève. Beaucoup de participants ont exprimé l’idée que l’aide internationale doit être
acheminée directement aux acteurs gouvernementaux et étatiques et non canalisée via les ONG, instances
qui pour la plupart blanchissent de l’argent en Haïti, allouent seulement 10 % de leurs budgets afin d’aider
les personnes victimes du tremblement de terre, alors qu’elles en dépensent 90 % dans le paiement d’experts
internationaux et dans la location d’hôtels, de voitures et de luxueuses salles pour l’organisation de colloques,
séminaires et conférences. La plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA),
du mouvement altermondialiste, est l’une des OSC ayant joué un rôle d’avant-garde dans la formulation des
critiques pour dénoncer ce genre de pratiques.
26. C’est surtout après la confirmation de l’importation du choléra par des soldats népalais de l’ONU que
les citoyens haïtiens ont fortement demandé le départ des forces de la Minustah.
27. Les contributions de Charles Ridoré et Dominique Desmangles dans cet ouvrage s’efforcent de répondre
à la question : quel rôle pour la diaspora ? Simplement, on voudrait souligner l’importance que ce sujet a soulevée
à Genève. L’une des grandes idées sur lesquelles les élites étatiques haïtiennes doivent réfléchir, définitivement
est comment regrouper les différentes diasporas haïtiennes éparpillées un peu partout dans Les Antilles, en
Allemagne, au Canada (Montréal, Québec), aux États-Unis (Floride, New York, Boston, Texas, etc.), en France,
au Mexique, en République dominicaine, en Suisse, entre autres espaces géographiques. Comment combiner
leurs idées et les intégrer dans le processus de reconstruction nationale ? Car ces organisations diasporiques telles
que le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN), la diaspora haïtienne en Suisse, celle
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 157

Au niveau de la critique, les OSC haïtiennes ont beaucoup travaillé, elles


ont exercé pas mal de pressions sur les acteurs étatiques pour les amener à
prendre conscience de la nécessité de faire des choix économiques et d’opter
pour des policies adaptés aux besoins réels de la population. Ce travail perma-
nent de critique de l’État se révèle très utile, puisque l’Haïti que nous devons
réinventer devra être un pays dans lequel existe un État détenteur du double
monopole de la « violence légitime » et de la « fiscalisation ». Une Haïti où
existera un État de compromis, c’est-à-dire des agences étatiques aptes à faire
appliquer les lois avec équité, selon les principes de la « justice distributive » ;
un État où la décentralisation, telle qu’elle est consacrée dans le chapitre I et
les articles 61 à 87-5 de la Constitution du 29 mars 1987, cessera d’être une
utopie abstraite ; un État enfin qui s’attaquera à la criminalité qui doit cesser
d’être l’élément d’huilage de sa gouvernementalité. Donc, Réinventer Haïti
consiste avant tout à réinventer l’État, acteur fondamental dans la refondation
de l’État-nation. En ce sens, certaines OSC, de par leur capacité critique, ont
beaucoup contribué à l’avancement des idées indispensables pour la refonda-
tion. Mais, parallèlement à ce travail de dénonciation et de critique ouverte
du système politique et de ses principaux acteurs, certains organismes civiques
ont entrepris des « petites actions » sociales qui participent positivement à la
résolution de la question alimentaire, élément fondamental pour résorber toute
situation de catastrophe humanitaire.

Des pistes pour reconstruire l’économie paysanne


Haïti, dit-on ou disait-on, est un pays essentiellement agricole. Pourtant
l’agriculture, depuis l’époque postcoloniale, n’a jamais été véritablement prise
en compte par l’État haïtien. Si, jusqu’à la fin des années 1970, les paysans
haïtiens pouvaient encore compter sur leurs récoltes et leurs bétails pour
prendre soin de leurs familles, les premières vagues de libéralisation économique
initiées par le régime de Jean-Claude Duvalier allaient compliquer la situation
des habitants du pays « en dehors », pour répéter le terme de l’anthropologue
Gérard Barthélemy (1990). Ajoutés à cela, l’abattage des porcs créoles, les
réformes macroéconomiques entreprises par le technocrate Leslie Delatour 28,
l’introduction sur le marché haïtien des volailles étrangères (poulets, dindes)
et la poursuite des programmes d’ajustement structurel par les gouvernements
de Jean-Bertrand Aristide (1994-1996) et de René Préval (1996-2001) allaient
aggraver la situation de la paysannerie haïtienne, laquelle empira encore après
le tremblement de terre. Pour redonner confiance aux agriculteurs, influer

de France ont leurs petits projets de reconstruction, mais généralement fonctionnement comme des vases non
communicants, sans aucun lien avec les OSC à l’intérieur d’Haïti.
28. Rappelons que Leslie Delatour fut le principal opérateur de la junte militaire de gouvernement qui,
après le départ de Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986, favorisait l’importation massive du riz étranger vendu
à plus bas prix que le riz national. Cette politique a contribué au démantèlement de l’économie paysanne locale.
158 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

positivement sur les vagues de migrations internes et externes et contribuer au


relancement de l’économie paysanne, des OSC, dans le contexte postséisme,
ont développé un ensemble d’initiatives qui méritent d’être commentées. Par
exemple, à travers un projet cofinancé par l’Agence canadienne pour le déve-
loppement international (ACDI), l’Oxfam en collaboration avec la PAPDA ont
procédé à l’achat de la production des cultivateurs haïtiens et, de concert avec
d’autres partenaires, leur ont fourni des outils, des semences et des engrais. Six
départements, au moins, ont déjà été incorporés à ce programme qui s’inscrit
dans la relance de la production agricole et de l’accroissement de la sécurité
alimentaire. Certaines actions du Groupe de recherche et d’appui en milieu
rural (GRAMIR) sont également orientées dans le même sens. Toujours dans ce
domaine, on peut noter également une grande coopération entre le secrétariat
de l’Agriculture et des organisations civiles telles que l’Association nationale des
agroprofessionnels haïtiens (ANDAH) et le Veterimed.
Telles sont quelques-unes de ces « petites » actions dont on ne parle pas assez
souvent car généralement, à cause de la surpolitisation de la société civile dans la
sphère publique d’Haïti, dès que l’on parle des OSC on tend à faire référence à
des groupes spécifiques tels que le Groupe des 184, l’Initiative de la société civile
(ISC), l’Initiative citoyenne, entre autres, c’est-à-dire, des acteurs de la société
civile plus intéressés aux questions de conflits, de médiations politiques et aux
thèmes électoraux.

L’une des idées fortes qu’on défend ici est qu’il ne faut pas seulement voir
la société civile dans ses conflits avec l’État, mais il est important de chercher à
appréhender les actions sociales d’un ensemble d’acteurs qui, depuis les sphères
de la société civile, réalisent quotidiennement de petites révolutions orientées
vers le relèvement en dignité de certaines couches de la population haïtienne
dans ces moments extrêmement difficiles, notamment pour le monde paysan.
Pendant que certains acteurs de la société civile ne se préoccupent que de
questions essentiellement politiciennes, comme placer leurs amis à des postes
ministériels dans le plus prochain gouvernement, d’autres agissent comme méca-
nismes de contre-pouvoir en recourant assez souvent à la critique pour porter
les élites (politiques, économiques, religieuses, entre autres) à se responsabiliser
par-devant la nation. En ce sens, on peut conclure qu’en Haïti, il existe toute
une kyrielle d’acteurs et d’organisations qui, spécifiquement, dans le contexte
postséisme, ont développé leurs activités dans la sphère de la société civile et se
sont comportés comme courroies permettant d’avancer dans l’établissement de
la démocratie dans ces temps fondamentaux où la reconstruction du pays doit
transiter par la reconstruction de l’homme et de la femme haïtienne, qui devront
être les porteurs de nouveaux schèmes de comportement. Et surtout, à côté
de cela, d’autres acteurs, encore, travaillent sans relâche en vue de reconstruire
l’économie haïtienne, pan fondamental dans la reconstruction nationale, d’aider
LA SOCIÉTÉ CIVILE HAÏTIENNE À L’ÉPREUVE D’UNE CRISE HUMANITAIRE 159

des familles à sortir de la misère et de l’ornière du sous-développement, bref,


pour recouvrer leur humanité.

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160 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

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Décentralisation :
opportunités, limites et contraintes

JEAN-CLAUDE FIGNOLÉ
Auteur majeur de la littérature haïtienne contemporaine, il est le cofon-
dateur avec Frankétienne et René Philoctète du mouvement littéraire
« Le Spiralisme ». Après avoir effectué des études de droit, d’agronomie,
d’économie et contribué à la fondation du collège Jean-Price-Mars de
Port-au-Prince, il s’est tourné vers le développement du tourisme en Haïti.
Dans les années 1980, il s’est installé dans la commune Les Abricots, dans
la Grand’Anse, qu’il a contribué à transformer : reboisement, éducation,
santé, constructions routières, agriculture, aménagement de plages, etc. Il
en est actuellement le maire et, à ce titre, se trouve au cœur des enjeux de la
décentralisation en Haïti. jcfign@hotmail.com

1950, 2010 : des luttes pour l’autonomie des communes

Si la notion de décentralisation est relativement nouvelle dans le vocabu-


laire politique et administratif haïtien, celle d’autonomie des communes qui
en est le corollaire demeure inscrite dans bon nombre de Constitutions de
notre République, notamment celles de 1946 et de 1987. On peut s’arrêter à
ces deux Constitutions, la première parce qu’elle fut la cause d’une révolution
à l’haïtienne et de la chute d’un gouvernement, la deuxième parce qu’elle est
aujourd’hui à l’origine d’une dynamique irrésistible dans l’évolution de notre
droit administratif.
Quand, en 1950, le président Estimé, pour les besoins d’une hypothétique
réélection, s’avisa de dissoudre les conseils communaux élus pour les remplacer
par des maires nommés sur des critères partisans, les étudiants de l’Université
d’Haïti se soulevèrent contre l’arbitraire gouvernemental et, grâce à un appui
intéressé des militaires, de la bourgeoisie, de l’Église et d’une partie de la popu-
lation de Port-au-Prince, renversèrent le régime. Pour mémoire, citons l’un des
considérants de leur manifeste :
Considérant que le gouvernement a prouvé qu’il n’est pas partisan de
l’application intégrale et sans restriction aucune des principes démocratiques en
maintenant l’état de siège que rien ne justifie, l’arrêté du 9 novembre dernier,
la loi électorale qui ne garantit point la liberté et la sincérité des élections
162 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

législatives, et les commissions communales nommées qui partant, existent à


l’encontre des principes constitutionnels consacrant l’autonomie communale 1…

Quand soixante ans plus tard, catastrophé par le séisme du 12 janvier 2010,
le gouvernement d’alors, indécis, insouciant, inefficace, préféra s’abstenir de
ses devoirs et responsabilités pour ne plus exister comme Pouvoir, c’est-à-dire
comme autorité de décision dans la gestion d’une situation sans précédent dans
le registre des calamités naturelles, il revint aux maires, sous l’empire des articles
du chapitre I, titre V de la Constitution de 1987, de s’affirmer comme Pouvoir
en se prévalant de droits constitutionnels pour gérer la crise et ses conséquences.
Ils impulsèrent alors une dynamique de responsabilisation (accueil des réfugiés,
accréditation scolaire pour élèves déplacés, prévention des crises alimentaires,
fourniture de soins de santé, création d’emplois en faveur des rescapés, etc.)
qui culmina au Cap-Haïtien par la prise en charge de l’appareil départemental
administratif et dans la Grand’Anse par un arrêté collectif d’autonomie admi-
nistrative et financière des douze communes du département en date du
15 février 2010.
Ce n’était pas un début de révolution comme en 1946, mais celui d’un
processus de revendications pour une prise de conscience par les maires
grand’anselais de la nécessité de s’affirmer comme autorité de réflexion, de
décision, d’intervention dans les domaines relevant de leurs compétences admi-
nistratives indépendamment de toute sujétion vis-à-vis du pouvoir central.
Prise de conscience du droit à la gouvernance, à l’administration de la fonc-
tion municipale face à la tutelle de fait exercée par le ministère de l’Intérieur et
des Collectivités territoriales (MICT), héritage rétif des temps de la dictature.
Inversement, prise de conscience obligée de la part du pouvoir central de son
incapacité à proposer au pays une gestion responsable de la crise postséisme car
insoucieux de se donner une cohérence à l’endroit des administrés inquiets de
survivre au présent et anxieux d’apprendre à vivre le futur, et s’empêtrant dans
le bourbier des fantasmes de l’aide internationale pour ne pas avoir à se penser
en termes de projection et de maîtrise de l’avenir. Une indignité d’être devenant
une opportunité.

Une décentralisation de fait

Les maires en profitèrent pour assumer, par-devers eux, un pouvoir de gouver-


nance, imposant de fait au gouvernement central un devoir de reconnaissance du
droit à l’autonomie. Si l’on part de la définition citée par Marie Bodin dans sa thèse
de doctorat, « la décentralisation consiste en la dissociation d’éléments réunis en

1. Cité dans Péan, 2010.


DÉCENTRALISATION : OPPORTUNITÉS, LIMITES ET CONTRAINTES 163

plusieurs centres, mais dans le contexte de faiblesse du pouvoir central et d’omni-


présence de la communauté internationale », on peut dire que tous les éléments
sont réunis pour une décentralisation de fait depuis le séisme du 12 janvier.
D’une part, on a assisté à l’éclatement – du fait de la non-présence du
centre – de la gestion immédiate de la crise postséisme par un transfert spon-
tané – un accaparement réflexe – des responsabilités à la population 2, et donc
du pouvoir vers des catégories d’institutions nationales et de citoyens qui ont
assuré et assumé d’eux-mêmes les fonctions de l’État. D’autre part, au fur et à
mesure que le gouvernement démontrait son incapacité à être, à être Pouvoir, les
ambassades, les ONG s’agglutinèrent en pouvoirs périphériques, s’appropriant
l’autorité de décision et d’intervention dans le champ même des attributions
sinon des compétences du gouvernement, s’attribuant dès lors quelques-unes
des fonctions premières et des prérogatives de l’État – par exemple en matière
de santé publique et surtout d’aide alimentaire.
L’État vulnérable, fragilisé, n’avait plus les moyens d’une politique quel-
conque eu égard aux exigences de ses responsabilités vis-à-vis des citoyens. Par
une dernière perversion, au lieu de se ressaisir, de se dignifier pour assurer une
cohérence, de se reprendre, de gouverner et contrôler efficacement l’administra-
tion publique, elle-même depuis longtemps en quête de cohérence, l’État s’en
remit pour tout, et sur tout, à l’aide internationale alors même qu’il feignait
de contester la mainmise des ONG sur cette aide 3. Dans une telle situation,
celles-ci étaient plus que jamais un État dans l’État. À l’intérieur de sa sphère
d’action, territoire aussi bien géographique qu’administratif, l’État n’est alors
plus qu’une fiction. Il est passé de la non-présence à la non-existence.

La naissance d’une autonomie

Au lendemain du 12 janvier, il y avait un vide institutionnel à combler.


Deux ans plus tard, ce vide persiste, perdure. En témoigne le flou autour de
la politique de reconstruction du gouvernement, figée dans la non-pertinence
de la notion même de reconstruction confisquée par l’international au nom
de multiples intérêts occultes. Le vide institutionnel ayant provoqué un dépla-
cement d’autorité, créant un précédent administratif, il fallait lui donner un
fondement juridique qui légitimât ce glissement aux yeux des maires, aux yeux
des administrés. Ainsi germa l’idée du décret pris collectivement par les maires
le 15 février 2010 proclamant l’autonomie des communes de la Grand’Anse,
« …dans le strict respect des lois en vigueur dans la République ».

2. On l’a vu au lendemain du séisme. Spontanément la population a organisé des secours permettant de


sauver de nombreuses vies.
3. Le Premier ministre Bellerive, dans un entretien à la BBC, reconnaissait que le ministère de la Planification
n’avait aucun contrôle sur des ONG auxquelles il délivre les autorisations d’opérer.
164 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

On pourrait voir dans cette précision une précaution de forme, un artifice


de langage propre au style juridique. C’était en fait une raison de fond. Si la
Constitution proclame le droit des communes à l’autonomie administrative,
aucun texte de loi n’est venu légiférer pour poser les limites de cette exception-
nelle compétence du fait de la culture centralisatrice de la République. Un hiatus
entre ce qui est et ce qui aurait dû être. Il est nécessaire de préciser qu’en restant
dans les limites permises par la loi, les maires de la Grand’Anse ne s’autorisaient
pas à faire sécession. Cela eut-il la vertu de rassurer le pouvoir ? Peut-être. Mais
pour freiner toute tentation des autres associations de maires d’emprunter la
même voie, les autorités centrales firent insidieusement courir le bruit que cette
fronde municipale en Grand’Anse cachait mal des intentions de partition du
pays. Un avertissement ? Une menace ? L’Association des maires de la Grand’Anse
(AMAGA) ne paniqua pas et joua le tout pour le tout sur un coup de dés.

Faiblesse légale

Le décret affirmant la force juridique de l’autonomie des communes ne


peut être, par vice de forme, une confirmation légale d’une décision d’auto-
nomie. L’AMAGA, association de droit haïtien, n’est en effet pas une entité
administrative ayant compétence à légiférer car, si les communes détiennent
individuellement cette compétence 4, elles ne peuvent pas la transférer au
collectif des maires. Ce qui entache l’arrêté de création de l’AMAGA d’impo-
tence exécutoire sans effet de jurisprudence. Le président de la République,
par arrêté, aurait pu le déclarer nul et non avenu. Il a choisi de s’indifférer.
Sinon, comment comprendre que, détenteur d’un privilège, il n’ait pas été
capable de l’exercer sur une question de droit, accentuant ainsi le laxisme en
matière d’application de la loi qui fait d’Haïti un état anomique ? Son absence
de réaction présente un caractère ambigu qui met l’AMAGA en délicatesse,
plus d’ailleurs avec la loi qu’avec le pouvoir. Cette ambiguïté, finalement,
fait sa force par rapport à un pouvoir qui, indicateur de sa faiblesse, n’a pas
cherché à engager une confrontation avec l’autorité communale à un moment
où il était, à l’évidence, en panne de crédibilité nationale et internationale. Un
pouvoir également en panne d’autorité effective pour apporter des solutions
d’urgence à une population meurtrie et blessée dans ses espérances de survivre
et d’exister dans son quotidien. L’AMAGA s’engouffra dans la brèche ouverte
par le laxisme du gouvernement.
Malheureusement, malgré les appels du pied de l’AMAGA aux autres asso-
ciations départementales, celles-ci n’entreprirent pas de la suivre pour imposer

4. Privilège de prendre des arrêtés – communaux –, partagé seulement avec le président de la République,
qui, lui aussi, peut gouverner par arrêtés – présidentiels.
DÉCENTRALISATION : OPPORTUNITÉS, LIMITES ET CONTRAINTES 165

au pouvoir central la décision de décentralisation par la proposition et le vote


au Parlement d’une loi de décentralisation. Or c’était le moment ou jamais de
penser collectivement la décentralisation comme instrument de lutte efficace
contre la corruption institutionnelle – la grande corruption –, promouvoir la
défense de l’environnement, concevoir l’aménagement du territoire et le déve-
loppement régional par la revitalisation des provinces, prévoir le rééquilibrage
démographique par la fixation des populations dans leurs lieux d’origine et la
création de pôles régionaux de développement. C’était le moment de penser
la décentralisation comme un passage obligé pour résoudre les problèmes qui
freinent le progrès économique et social d’Haïti, bloquent les mécanismes fonc-
tionnels de la démocratisation du pouvoir politique. Et imposer à tous, citoyens
et dirigeants, la double notion de service public et de société conviviale.

Incapacité financière

La décision de créer l’AMAGA, et ses actions pour soutenir sa capacité


d’autonomie administrative et de gouvernance, se heurte aux limites de sa capa-
citation légale 5. Bien que la loi du 22 octobre 1982 et son décret d’application
soient venus fixer et ordonner certaines compétences en transférant des droits et
privilèges de contrôle, de décision et d’intervention dans quelques domaines de
l’administration publique par le jeu de la déconcentration en matière de travaux
publics, d’assainissement, d’environnement, d’éducation ou d’habitat rural et
urbain, cette capacité légale – non intrinsèque puisque conférée – bute sur un
obstacle de taille : l’incapacité financière des municipalités.
Il faut s’interdire ici d’entendre incapacité au sens juridique du terme, proche
de l’interdit et qui s’applique à la personne pour la dépouiller du « droit à être »
au regard de la loi. Il faudrait plutôt l’entendre au sens de privation non du
« droit à être » mais des « moyens pour être ». L’absence de moyens grève l’action
des mairies d’une faiblesse fonctionnelle dans leurs rapports avec le gouverne-
ment qui de fait procure la presque totalité des ressources opérationnelles afin
qu’elles puissent faire face à leurs obligations vis-à-vis de leurs administrés.
Les municipalités n’ont que peu de ressources, pour tout dire presque pas.
L’assiette fiscale se limite à la perception de la taxe sur la propriété bâtie, des rede-
vances d’eau et d’électricité, des péages à l’entrée ou à la sortie des villes, des taxes de
marché, etc. Gestionnaire privilégié des biens de l’État (patrimoine public et privé),
la mairie perçoit des droits d’affermage, de vente, de transfert de titre, sans rémunéra-
tion pour ses services alors que concernant la contribution financière sur la propriété
bâtie (CFPB), elle cède par le biais de la Direction générale des impôts 20 % de frais
de gestion à l’État qui fait montre ici d’un sans-gêne administratif révoltant.

5. C’est-à-dire de son aptitude à pouvoir agir ou faire légalement.


166 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

La commune, à cause d’une absence de loi sur la décentralisation, n’a pas


la capacité de lever des impôts locaux car lever des impôts relève du privilège
exclusif de l’État. Privilège exorbitant, puisqu’il prive les communes de subs-
tantielles ressources mobilisables périodiquement comme l’impôt sur le revenu
entre autres. Ces recettes tombent dans l’escarcelle de l’État qui oublie de les
restituer – tout ou en partie – aux communes pour les besoins de leurs services
de voirie, d’eau, d’électricité ou pour des projets d’investissement telles les
infrastructures routières intercommunales. Démunies de ressources financières,
les municipalités n’ont que la capacité de survivre.
Payer les fonctionnaires municipaux est soumis à la générosité du gouverne-
ment qui les discrimine (art. 112 du Budget) par rapport aux fonctionnaires de
l’État (art. 110 du Budget). Révocables, à la merci des changements de maires,
les fonctionnaires municipaux n’ont pas droit à une pension. Le ministère de
l’Intérieur et des Collectivités territoriales (MICT) administre littéralement la
fonction municipale comme autorité normative, donc de régulation, et comme
autorité de tutelle. C’est d’ailleurs sous cette dénomination que le MICT gère
ses rapports avec les mairies. En droit civil, la notion de tutelle renvoie à celle de
mineur. Elle est appliquée, sur le plan administratif, dans le contexte spécifique
de régimes qui refusent de n’être que présidentiels, donc de pouvoirs à voca-
tion autoritaire. Les communes sont donc des mineurs frappés d’interdit pour
certains actes qui leur sont pourtant reconnus comme des privilèges accordés
par la loi. Ainsi, selon une circulaire du MICT en 2008, les communes ne
pouvaient, ni ne devaient, émettre d’arrêté qui n’ait été préalablement approuvé
et autorisé par le ministre de tutelle. De la tutelle financière, on glisse vers la
tutelle administrative, une épreuve de vassalisation à laquelle résistent difficile-
ment les concepts de décentralisation et d’autonomie.

Vassalisation

Si du point de vue politique, les rapports entre les maires et l’administration


ne sont pas caractérisés par des tensions occasionnées par la tutelle, du fait de
la gestion en demi-teinte qui en est faite par l’actuel titulaire du MICT 6, la
vassalisation des communes demeure évidente à travers les pressions exercées
par l’autorité de tutelle, elle-même soumise aux pressions et aux manipulations
de la présidence. Bon nombre de maires consentent à cette vassalisation par
opportunisme politique. Offrant leurs services ou ne sachant pas les refuser,
ils constituent un vivier de choix pour le recrutement de la primature, de la
présidence, du ministère des Finances ou de la Planification. Ceux-ci et celles-là
utilisent la distribution de fonds publics comme appâts pour séduire/réduire les

6. Les mairies construisent et proposent un budget que le MICT est libre de rejeter sans explication.
DÉCENTRALISATION : OPPORTUNITÉS, LIMITES ET CONTRAINTES 167

maires, récompenser leur fidélité, leur zèle dans l’exécution de quelque volonté,
le plus souvent occulte. Cela se traduit par des affectations de fonds à des postes
budgétaires, sans commune mesure, d’une municipalité à l’autre de même
catégorie, selon le degré d’obédience de l’une ou l’autre au pouvoir central. En
dehors du budget, cela se traduit par des dotations qui illustrent le niveau de
générosité du pouvoir et le degré d’allégeance de la mairie.
L’exemple est contagieux. Des maires, intéressés par la générosité du prince,
reniant leur appartenance à un parti, rallient inconditionnellement le pouvoir
central, entraînés parfois par les députés et sénateurs de leur région, eux-mêmes
souvent renégats engagés dans la chasse aux prébendes. De tels reniements
fissurent le consensus péniblement obtenu ces trois dernières années par certaines
associations départementales de maires autour de revendications en faveur de
la décentralisation. Tout combat pour la décentralisation et pour l’autonomie
des communes est aujourd’hui hypothéqué par des pratiques qui interpellent
dangereusement les notions de moralité politique et de morale publique.

Intérêts particuliers

Tout compte fait, l’importation de la décentralisation dans le corpus admi-


nistratif haïtien demeure confrontée à des contraintes et à des intérêts très
particuliers qui régissent les rapports entre le pouvoir central et le pouvoir
communal. Ces intérêts trouvent leur origine dans le jeu des séductions, des
perversions de la politique, dans un pays où, malgré des déclarations de position
de partis politiques, les certitudes d’appartenance idéologique restent floues.
La conviction politique s’érige en luxe pour des consciences exposées à l’attrait
du plus offrant. La politique – les certitudes qui l’entourent, les pratiques qui
la cautionnent – n’est plus une fin en soi, mais un moyen qui détermine les
choix, fixe les fidélités, organise toute démarche – quête du pouvoir, ralliement/
reniement – autour d’un opportunisme qui vrille les consciences. Il existe chez
les élus locaux et régionaux une émulation, une course vers des frémissements
de pouvoir et d’avoir qui éradiquent toute tentation, toute volonté de construire
une vision d’un pouvoir local tendu vers l’exercice du bien collectif. Leurs
préoccupations s’écartent de leurs responsabilités premières, de leurs préoccu-
pations administratives, de leurs devoirs citoyens. Elles sont si proches de leurs
ambitions, de leurs appétits, qu’elles leur dénient tout droit à s’exalter de la
vision d’un futur communautaire progressif qu’autoriseraient la décentralisation
comme instrument de gestion, l’autonomie comme outil de contrôle d’action
pour une prise en charge effective et efficace des communes.
168 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

Défaut d’intelligence au pouvoir

L’un des paradoxes de la course au pouvoir en Haïti revient à souligner que le


savoir académique reste indifférent à l’attrait du pouvoir municipal. Un pouvoir
qui est pourtant un apprentissage, une étude de cas, car champ d’expérimenta-
tion pour prétendre amorcer une carrière politique. Ensuite parce qu’il est un
atout de gouvernance pour revendiquer une légitimité au service du bien public
dans la mesure où la gouvernance municipale crée des opportunités pour être
bâtisseur d’avenir. Arc-boutés à l’idée que Port-au-Prince est centre du pouvoir
et espace d’enrichissement, les intellectuels, puisqu’il faut les appeler par leur
nom, dédaignent de briguer la périphérie communale comme lieu de pouvoir,
comme objectif de pouvoir, comme possibilité transitoire vers la conquête
d’autres pouvoirs. Il en résulte une attraction forcée pour Port-au-Prince qui
draine le savoir des provinces vers un sanctuaire demeurant, pour la plupart des
migrants, un improbable eldorado.
Les mutations sociologiques qui ont accompagné les régimes de Duvalier,
d’Aristide et de Préval ont favorisé l’émergence d’une classe moyenne plutôt
formée qui, fascinée par les pratiques d’enrichissement facile, refuse de se
construire une carrière dans les communes et évacue ses fantasmes de richesse sur
Port-au-Prince. La migration de cette élite/classe moyenne prive les communes de
cadres intellectuels capables d’une réflexion sur le présent pour aménager l’avenir.
Il n’y a dans les communes personne ou presque plus personne pour penser et
mener le combat intellectuel de la décentralisation. Plus personne ou presque
plus personne pour unifier les revendications, les soumettre à des débats publics
ouverts à tous les acteurs d’un devenir rêvé autres que ceux provoqués par le
pouvoir en des simulacres de dialogues. Plus personne ou presque plus personne
pour clarifier les enjeux, enlever les interrogations, ruiner les doutes, convaincre
en entamant, par interactions municipales, des expériences de modélisation
d’initiatives osées, à la limite de la fronde, autour ou à partir des compétences
dévolues par les lois aux municipalités. La relative indigence intellectuelle des
collectivités territoriales constitue un obstacle sur la route qui mène à la décen-
tralisation. Elle grève lourdement l’avenir des démarches, sinon des luttes, pour
faire aboutir des revendications consécutives aux prescrits constitutionnels.

Les luttes

Dans ce domaine, les luttes devront être menées dans trois directions :
•฀Contre฀la฀crédulité,฀la฀naïveté฀de฀la฀communauté฀internationale฀qui฀ne฀cesse฀
d’interpeller le pouvoir central pour l’engager à définir les voies et moyens de
la décentralisation, l’orienter dans des chemins d’information et de formation
DÉCENTRALISATION : OPPORTUNITÉS, LIMITES ET CONTRAINTES 169

des collectivités territoriales, diagnostiquer les points forts de nouvelles relations


entre pouvoir central et pouvoir local pour tomber finalement dans le piège de
promesses sans lendemain. Depuis le grand « forum-bazar » organisé au club
Indigo en 2009 en passant par le colloque de Fort-de-France en 2010, où tant
de bonnes résolutions ont été prises, ces promesses ont-elles fait avancer la cause
de la décentralisation ? Un projet de loi élaboré par LOKAL 7 en concertation
avec des associations de maires, déposé au bureau de la Chambre des députés
pour examen, n’a jamais fait l’objet d’une attention quelconque de la part du
pouvoir législatif. L’exécutif aurait pu prendre, en exécution de ses promesses,
l’initiative de présenter un projet concocté par ses soins. Il n’y a jamais songé,
malgré ses assurances aux commanditaires internationaux de vouloir réaliser la
décentralisation. Le législatif et l’exécutif trouvent, en réalité, leur compte dans
la non-certification légale de la décentralisation. Faciles à deviner, les enjeux sont
autant politiques que financiers. Le pactole réservé aux collectivités territoriales,
alimenté par les taxes – les prévisions sont cette année de l’ordre de deux milliards
de gourdes – n’étant pas budgétisé, il est le porte-monnaie idéal pour financer
sans problème de conscience les urgences et les impondérables de la présidence.
•฀ Contre฀ le฀ marronnage฀ de฀ l’exécutif฀ s’appuyant฀ sur฀ des฀ intérêts฀ précis฀
concoctés par des parlementaires portés par leurs appétits au service de projets
politiques à référent douteux. Usurpant le rôle d’agents de développement,
ils s’ingénient à jouer celui d’exécuteurs de projets incompatibles avec leur
statut de non-gestionnaires des deniers de l’État. À l’évidence, il y a collusion
d’intérêts entre le législatif et l’exécutif pour bloquer toute démarche visant à
mettre en place une législation définissant, réglementant les attributions et les
compétences des collectivités territoriales. Aux fins d’ancrer la décentralisation
dans des limites légales qui lui assurent son intégrité. Une preuve, s’il en était
besoin, de cette collusion ? Un scandale d’emplois fictifs de députés et sénateurs
défraie depuis peu la chronique à Port-au-Prince. Plus de vingt-cinq parlemen-
taires sans compétences ni qualifications aucunes ont été épinglés comme émar-
geant à la caisse des collectivités au titre de consultants ou conseillers au MICT
pour un montant dépassant les deux millions de gourdes par mois. C’était,
paraît-il, une gratification de la présidence pour aider au financement de leur
campagne lors des dernières élections.
•฀Contre฀la฀situation,฀relevant฀d’un฀système฀dont฀la฀corruption฀des฀pouvoirs฀
demeure la note dominante, qui fait que les maires, sans préparation univer-
sitaire pour la plupart et plusieurs d’entre eux à la limite de l’analphabétisme,
privilégiant souvent des intérêts personnels, ne sont pas toujours conscients
des enjeux de pouvoir autour de la décentralisation. Si certains en parlent
dubitativement ou ironiquement comme une lointaine ou même hypothétique

7. LOKAL est une équipe de consultants financés par l’Agence des États-Unis pour le développement interna-
tional (USAID) pour apporter un appui technique aux maires dans l’élaboration d’une loi sur la décentralisation.
170 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

possibilité, d’autres, très peu heureusement, ne sont plus enclins à la considérer


comme une nécessité urgente, comme un défi à relever, comme une obligation à
assumer envers leurs administrés, envers leur communauté, envers le pays. C’est
une contrainte psychologique de taille qui limite singulièrement tout effort
de conjonction des volontés, bloque les actions à entreprendre pour forcer le
pouvoir central à se plier aux vœux de la Constitution. Tant que les mairies
ne comprendront pas qu’en freinant la mainmise du centre sur les ressources
de la périphérie, la décentralisation est une porte ouverte à la prise d’initiative
pour l’épanouissement et le développement des communes, le combat pour y
parvenir n’aura pas lieu. Sauf à souhaiter le pire, comme en 1946, et à laisser au
peuple le soin de suppléer aux carences, aux faiblesses de ses élus, de revendiquer
leur place, de forcer le destin envers et contre tous. Car comme l’a dit le juriste
genevois Jurieu : « Le peuple est la seule autorité qui n’ait pas besoin d’avoir
raison pour légitimer ses actes. »
En attendant, la décentralisation dans le contexte actuel de duplicité, de
faillite du centre pourrait bien n’être qu’un vœu pieu.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

PÉAN, Leslie, 2010, Entre savoir et démocratie, Montréal, Mémoires d’encrier, 2010.
L’aide humanitaire :
quel bilan deux ans après le séisme ?
FRANÇOIS GRÜNEWALD
Ingénieur agronome de l’Institut national agronomique Paris-Grignon,
spécialisé en économie rurale, il travaille depuis plus de trente ans dans le
secteur de la solidarité internationale. Depuis 1997, il est directeur général
et scientifique du groupe Urgence Réhabilitation Développement (Groupe
URD), institut de recherche, d’évaluation, de production méthodologique et
de formation spécialisé dans la gestion des crises, l’action humanitaire et la
reconstruction. Il y anime les activités de recherche et conduit de nombreuses
évaluations de programmes humanitaires et de reconstruction (postMitch,
Tchétchénie, zone du tsunami de 2004, Somalie, Darfour, région des Grands
Lacs en Afrique, Kosovo, Afghanistan, Géorgie, Haïti, etc.) pour les bailleurs
(Commission européenne, gouvernements français, britannique et nordiques),
le Comité international de la Croix-Rouge, les Nations unies et des ONG.
fgrunewald@urd.org

L’aide humanitaire qui s’est mise en place depuis le séisme du 12 janvier


2010 a beaucoup « patiné » et semble le faire encore, bien que quelques progrès
soient visibles. Pour comprendre le bilan à deux ans, il importe de faire un
retour en arrière sur trois sujets. Tout d’abord la complexité du contexte haïtien,
dont l’histoire, la localisation, la construction culturelle, sociale, politique et
économique forment un système difficile à saisir, si l’on ne prend pas le temps de
l’écoute. Ensuite, l’ampleur de la catastrophe du 12 janvier 2010, la multitude
et la magnitude de ces effets sur la mortalité, la morbidité, les infrastructures,
l’économie et le pouvoir posent des questions spécifiques qu’il est nécessaire de
prendre en compte si l’on veut avoir un jugement pertinent sur le bilan après
presque deux années d’aide massive. Enfin, il sera nécessaire d’intégrer dans
la réflexion la séquence particulière qu’a représentée l’année 2010 pour Haïti.
Année électorale qui s’annonçait complexe, elle a été également marquée par
une multiplication unique de désastres qui se sont accumulés depuis ce soir
tragique où la terre a tremblé. Nous avons eu la chance d’observer ces dévelop-
pements de près car le Groupe URD a été en charge de nombreuses évaluations
de l’aide humanitaire en Haïti (Grünewald et Binder, 2009, 2010 ; Grünewald,
2010a, 2010b ; Groupe URD, 2010a ; Grünewald et al., 2011). Cette présence
régulière sur le terrain avec des équipes pluridisciplinaires expérimentées a
172 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

permis de suivre l’évolution de la situation, de l’aide, des difficultés rencontrées


et des solutions apportées. Il importe enfin d’avoir une analyse comparative avec
d’autres contextes similaires : ouragan Mitch en Amérique centrale (Groupe
URD, 1999 ; Grünewald et al., 2000), tsunami de 2004 en Asie du Sud et du
Sud-Est, séisme au Pakistan.

2010, annus horribilis

Le contexte avant le séisme


Pays très diversifié d’un point de vue naturel, Haïti a une histoire riche mais
troublée, et présente un profil socio-économique des plus inégalitaires. Trois carac-
téristiques joueront un rôle fondamental dans l’après-séisme : l’existence d’une
diaspora très importante et dynamique, la présence depuis 2004 d’une mission
intégrée, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah)
et l’importance du différentiel « ville-campagne » qui a conduit en quarante ans
à faire de Port-au-Prince un cauchemar urbanistique. Enfin, Haïti est aussi un
territoire très fragile face aux aléas naturels, du fait de sa position dans la zone des
cyclones de la mer des Caraïbes, de son positionnement sur un système tectonique
actif, de la dégradation de son environnement, de la pauvreté de sa population et
de l’aspect anarchique de son urbanisation. Toutes les conditions sont présentes
pour qu’un phénomène naturel se transforme en catastrophe humanitaire.

Le séisme
C’est dans ce contexte déjà fragile économiquement, institutionnellement
et socialement qu’un séisme de magnitude 7 sur l’échelle de Richter a frappé
la capitale Port-au-Prince et ses alentours le 12 janvier 2010, entraînant mort
et destructions. Les chiffres ont varié au cours des premières semaines et conti-
nuent d’être un sujet de débat : de seulement 46 000 morts selon une toute
récente analyse américaine (Kolbe et al., 2010) à plus de 250 000 personnes
décédées selon le gouvernement (DPC, 2010), entre un et deux millions de
déplacés, des dizaines de milliers de maisons détruites, des infrastructures
réduites en gravas. L’agglomération de Port-au-Prince, les villes de la zone des
Palmes, mais aussi des centaines de communautés dans les mornes (collines)
escarpées de Jacmel, de Gressier, de Petit-Goâve, etc. ont été touchées. Des
milliers de fonctionnaires sont morts, la population active a vu ses outils de
travail dévastés. Avec une capitale partiellement détruite et des villes côtières
elles aussi très touchées, les centres de décision gouvernementaux et muni-
cipaux, déjà décrits comme faibles avant le 12 janvier, s’en sont trouvés très
fragilisés. Au-delà du débat sur les chiffres, c’est un drame d’une ampleur terri-
fiante qui a touché un pays et un peuple qui tentait tout juste de se sortir d’une
décennie de turbulences politiques.
L’AIDE HUMANITAIRE : QUEL BILAN DEUX ANS APRÈS LE SÉISME ? 173

Une série exceptionnelle de catastrophes


Mais le drame ne s’est pas arrêté là. Si la saison des cyclones n’a pas pris
en 2010 l’ampleur annoncée par les prévisions météorologiques – on parlait
début 2010 du risque d’une année El Niño très difficile, ce qui ne s’est pas
réalisé : l’ouragan Tomas a durement touché les départements autour de Jérémie
mais par chance n’a pas atteint les régions couvertes de tentes dans la zone du
séisme –, le pays était victime de l’une des épidémies de choléra les plus graves
des dernières décennies à l’échelle mondiale, faisant plus de 4 000 morts dans
le pays et des dizaines de milliers de malades (ECDC, 2011). La violence poli-
tique liée au processus électoral a été réelle, bloquant Port-au-Prince et plusieurs
autres localités pendant plusieurs jours, mais elle n’a heureusement pas atteint
le niveau craint. En revanche, les difficultés rencontrées pour faire aboutir
ce processus électoral puis constituer le gouvernement autour du président
Martelly ont été très importantes. Cette accumulation d’événements catastro-
phiques a fortement affecté les efforts humanitaires et de reconstruction post-
séisme (Grünewald, 2010a, 2010b).

À quoi peut-on comparer le séisme ?


Face aux milliers de familles encore sous tente ou vivant dans des conditions
d’extrême précarité malgré l’ampleur des montants de l’aide annoncés, l’on
est facilement critique. Mais combien d’années ont-elles été nécessaires pour
reconstruire d’autres villes détruites ? Si de nombreuses erreurs ont été faites et
si l’aide est loin d’avoir eu « l’intelligence situationnelle » et la technicité qu’on
en attendait, il faut aussi se rappeler la situation un an après le tsunami de 2004
(Groupe URD, 2007 ; TEC, 2007) ou du séisme de 2005 au Pakistan. Force est
de constater que dans ces contextes aussi, et malgré la force d’États très présents
souvent dotés de ressources considérables (comme l’Indonésie, la Thaïlande,
l’Inde, mais aussi la Turquie, l’Algérie), les difficultés ont été nombreuses. Droit
foncier pour la réinstallation et la construction des abris, débats complexes et
difficiles à gérer entre l’option du retour dans la zone d’origine – dans laquelle le
risque demeure mais où les populations ont tous leurs réseaux et leurs biens – et
celle de la relocalisation dans des zones nouvelles – où souvent n’existent ni
infrastructure ni bassin d’emploi –, craintes pour la sécurité, coordination avec
les autorités nationales et locales, rôle des armées internationales déployées dans
la phase de secours, questionnement permanent sur les risques de corruption
et les enjeux de transparence – la fameuse question « qu’avez-vous fait de notre
argent ? » –, etc. Néanmoins, l’on pouvait espérer que les leçons de ces cata-
strophes auraient permis une meilleure réponse en Haïti. Il y a eu des progrès,
mais aussi beaucoup de « pertes en ligne ». Le système humanitaire apprend,
mais les améliorations restent lentes.
174 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

L’aide humanitaire en Haïti : de quoi parlons-nous ?

Faire un bilan c’est aussi juger de la pertinence, de l’efficience et de l’effica-


cité de l’utilisation des ressources. Le panorama global de l’aide humanitaire en
Haïti à la suite du séisme de janvier 2010 fait apparaître l’ampleur de la réponse.
Selon le Financial Tracking System (FTS) du Bureau de la coordination des
affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), 3,6 milliards de dollars US
ont été déboursés en 2010 pour répondre aux besoins humanitaires en Haïti.
Les États-Unis et les donateurs privés représentent plus de la moitié des fonds
mobilisés (figure 1). Ces données doivent être cependant analysées avec précau-
tion car les contributions enregistrées dans le système FTS peuvent comporter
quelques « écrans de fumée ». Ainsi, les sommes allouées à l’action humanitaire
par les États-Unis incluent les coûts de l’opération militaire réalisée au titre de
l’assistante humanitaire – il s’agit d’une opération de 500 millions de dollars US
menée par le département de la Défense (Stoianova, 2010 : 7).

Figure 1 - Répartition de l’aide humanitaire en 2010 en Haïti par bailleur de fonds


États membres de l’UE : 10 %

Commission européenne : 4 % Autres : 12 %

Canada : 5 %

États-Unis : 33 % Privées (individus


et organisations) : 36 %

Sources : Groupe URD à partir des données du Financial Tracking System au 4 mars 2011 (Grünewald et al., 2011).

Les bailleurs ont alloué des sommes considérables aux différentes compo-
santes de l’aide humanitaire : abris d’urgence et transitoires, aide alimentaire et
économique, eau et assainissement, protection, ainsi que pour la coordination.
L’AIDE HUMANITAIRE : QUEL BILAN DEUX ANS APRÈS LE SÉISME ? 175

Ainsi le principal bailleur de fonds européen, le Service d’aide humanitaire de


la Commission européenne (DG ECHO), a soutenu des programmes pour
couvrir de façon très large l’ensemble des besoins des populations (figure 2).

Figure 2 - Répartition de l’aide humanitaire de la DG ECHO


à la suite du séisme, par secteur d’intervention

Protection : 4 %

Réduction des risques de catastrophes : 3 %

Abris : 31 %

Eau, assainissement
et hygiène : 18 %

Coordination et logistique : 5 %

Santé : 12 % Alimentation : 27 %

Sources : Groupe URD à partir des données de la DG ECHO (Grünewald et al., 2011).

La difficulté pour suivre ses allocations de fonds est de faire la différence


entre fonds promis, fonds réellement versés dans les mécanismes et canaux divers
et enfin enveloppes effectivement déboursées. Le 6 avril 2011, le Bureau de
l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU, l’ancien président américain Bill
Clinton, a fait un bilan des sommes promises par 55 bailleurs bilatéraux lors de la
conférence de la reconstruction de mars 2010 – uniquement pour la reconstruc-
tion et donc ne tenant pas compte des fonds alloués à l’action humanitaire – : sur
les 4,6 milliards de dollars US – hors remise de dette, qui elle-même représente
1 milliard – annoncés à New York, 1,71 milliard, soit 37,2 %, ont été déboursés
tandis que 1,58 milliard sont en cours d’allocation. Une somme additionnelle de
272 millions aurait été allouée par les bailleurs bilatéraux pour le développement
d’Haïti en dehors des annonces faites à New York tandis que des fonds d’une
ampleur non connue auraient été mobilisés par le secteur privé. La mise en œuvre
réelle de ces sommes très importantes est nécessairement lente, car les capacités
d’absorption nationales sont encore limitées et le resteront sans doute encore
longtemps. Haïti est un petit pays dont une partie importante des cerveaux est
176 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

à Paris, Ottawa ou Miami. Mais comment ne pas comprendre l’impatience de


ces milliers d’Haïtiens encore sous les tentes ou tout juste relogés dans des abris
temporaires en bois, qui suintent souvent dès qu’il pleut un peu fort ?

Quel bilan de l’aide humanitaire deux ans plus tard ?


Les difficultés des bilans
Verre à moitié plein, verre à moitié vide : l’établissement d’un bilan est
toujours un exercice difficile. Doit-on prendre comme référence ce qu’il y avait
avant ? Doit-on inscrire le bilan dans une perspective d’un futur meilleur ?
Quelles bases de données initiales utiliser pour faire les comparaisons ? Que
faire quand les données sont inexistantes, peu crédibles, partielles ? Comment
être evidence based en réflexion stratégique sur les bilans ? Le choix fait ici est
justement celui du bilan stratégique, pris comme exercice réflexif sur ce qui
a été réalisé (le rétroviseur) pour guider vers là où l’on voudrait aller (le pare-
brise avant et la boussole). Quelques choix ont donc été faits pour comprendre
comment la réponse qui fait suite au séisme pourra aider Haïti à sortir de deux
impasses : celle qui paralyse Haïti entre la république de Port-au-Prince et la
ruralité, et celle qui stérilise Haïti dans une relation malsaine de domination
et de prédation où la structuration sociétale interne et les jeux des « amis » de
l’extérieur sont devenus à la longue des facteurs de blocage terrible.

Des enjeux urbains mal compris


Deux ans après le séisme, les cicatrices physiques sur le paysage sont encore
très prégnantes : la république de Port-au-Prince et les villes de la plaine des
Palmes sont encore couvertes de camps de toile, de maisons écroulées, de gravats
non déblayés. Si, depuis quelques mois, les abris temporaires de tous genres et
de toutes dimensions parsèment les paysages haïtiens, il est clair qu’il y a un
problème majeur dans les réponses du système humanitaire face à la ville. Les
fondements historiques de l’aide humanitaire contemporaine sont basés sur des
expériences de camps de réfugiés et de personnes déplacées en zone rurale. Les
acteurs humanitaires n’étaient prêts ni en termes de méthodes, ni en termes de
concepts à répondre à un désastre urbain majeur. Voyant des rassemblements
de tentes et de bâches, les agences ont utilisé leurs palettes d’outils conçus pour
assister des réfugiés et des déplacés, sans chercher à voir ou à comprendre que la
situation était autre.
Ce manque d’analyse urbanistique a conduit à de mauvaises hypothèses :
ainsi les camps ont été pris comme unités de travail alors qu’il aurait fallu partir
des quartiers et unités administratives. Les résultats ont été très contraints par
cette erreur d’analyse et par les difficultés qui en ont découlé. Il a été souvent
difficile pour de nombreux acteurs humanitaires de travailler dans ce contexte.
L’AIDE HUMANITAIRE : QUEL BILAN DEUX ANS APRÈS LE SÉISME ? 177

Les gens dormaient sous les tentes et les « préfas » (bâches), mais leurs vies
restaient organisées autour de leurs quartiers. Travaillant à la place et non avec
les structures locales, les humanitaires se sont privés d’une connaissance et d’une
légitimité qui les auraient aidés à mieux remplir leur rôle. Les agences dotées
d’une réelle expérience urbaine, comme UN-Habitat, n’ont pas été assez mises
en position d’orientation stratégique et les organisations internationales payent
encore maintenant, même si des progrès ont été réalisés, le fait qu’elles n’aient
pas su prendre immédiatement des « lunettes urbaines ». Le fait que, deux ans
après, il y ait encore tant de gens vivant dans des conditions très précaires est en
partie le résultat de ce mauvais départ.
En réalité, la question s’est vite organisée autour du bâti. Ce dernier, très touché
par le séisme, était formé de trois pools de maisons : les maisons marquées en vert
par le ministère en charge de la construction (MDPTC), qui étaient encore tout à
fait habitables, les « maisons jaunes » qui demandent réparation et consolidation
et enfin les « maisons rouges » devant être détruites car trop dangereuses, ou dont
les décombres devaient être enlevés. L’aide internationale en ville s’est focalisée
sur la thématique de l’abri transitoire, pour remplacer la maison rouge ou pour
attendre la réparation de la maison jaune. Des débats très techniques dans le cadre
du cluster « abris » n’ont pas abouti à des choix techniques clairement assumés
par tous, d’où une floraison de modèles de conception et de coûts très différents.
Ces débats n’ont même pas abouti à des répartitions géographiques des zones
d’actions : les territoires d’interventions des agences se mêlent, conduisant à une
juxtaposition de modèles d’abris très divers dans le même quartier et rendant très
difficile la compréhension par les Haïtiens de ce qui passait.
Nombre d’entre eux ont compris dès l’été 2010 qu’ils ne pourraient compter
que sur leurs propres forces. Les habitats transitionnels spontanés se sont ainsi
multipliés, couvrant la ville d’une nouvelle génération de « bidonvilles » à
Bourdon, Canapé Vert, Bas de Bristou, Villa Rosa, Tabaré, etc. Ce n’est qu’à
partir de la fin 2010 que l’aide internationale s’est mise à produire, cette fois sur
une base quasi industrielle, une multitude de petites boîtes carrées ou rectan-
gulaires, en bois, en plastique et en métal, de toutes les couleurs. Plus « boîtes
à dormir » que « lieux de vie ». Après avoir ressemblé à un immense camping,
Port-au-Prince, au milieu de 2011, est en train de devenir un gigantesque
Playmobil. Toujours sans plan d’urbanisme, souvent sans vision municipale…
L’une des difficultés à laquelle l’ensemble des acteurs a dû faire face concerne
la mise en œuvre du fameux « build back better » lancé par Bill Clinton en 2005
alors qu’il était envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour la
reconstruction post-tsunami en Asie et qui a été dès le printemps 2010 sur toutes
les lèvres. Faut-il remettre en état très vite pour réduire la souffrance des popula-
tions ou améliorer la situation afin de limiter les risques et d’éviter de recréer les
conditions qui ont conduit à la crise ? Les débats autour de ces questions conti-
nuent avec acuité près de deux ans après le séisme, tandis qu’un nombre important
178 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

de familles vivent encore sous tente dans des conditions d’extrême précarité. Les
besoins de relogement sont importants et la mise en place d’une véritable poli-
tique du logement social est difficile. Les effets pervers d’attraction et d’inclusion
de l’aide dans les stratégies des populations sont puissants, comme le montre la
multitude des « camps fantômes » qui n’ont comme seul but que d’attirer l’aide.
Les processus d’urbanisation sauvage qui ont contribué à faire de l’aggloméra-
tion de Port-au-Prince et de ses différentes municipalités un étonnant patchwork
de zones urbaines coquettes et riches, d’habitat précaire informel mais en dur
dans des pentes et des ravines « à haut risque » et de vrais bidonvilles risquent
de prendre un nouveau dynamisme qui générera plus encore d’inégalités, d’ex-
clusion et de risques sociaux et physiques. Car l’apparition de phénomènes
d’éviction forcée des camps dès la fin 2010 a d’un seul coup donné une urgence
à la recherche de solutions de relogement. De même que la croissance non
contrôlée de l’habitat spontané autour du Camp-Corail, ce chancre périurbain
créé par l’armée américaine sur la route n° 1 à la sortie de l’agglomération port-
au-princienne, va très vite poser des problèmes majeurs d’ordre public. Les pluies
très fortes début juin 2011 ont déjà commencé à tuer dans la capitale haïtienne,
devenue physiquement, socialement et politiquement le lieu de tous les dangers.
Le nouveau président d’ailleurs ne s’y est pas trompé. Il a clairement annoncé sa
stratégie de fermeture des sites… Il va falloir vite changer les paradigmes !

Des enjeux ruraux postséisme encore mal pris en compte


Les paysans haïtiens étaient déjà les laissés-pour-compte du développement
d’Haïti : depuis la crise du cochon créole, la captation des terres par les grandes
compagnies américaines et la mise en concurrence des produits locaux avec des
produits importés qui cassent les prix, la paysannerie a toujours été la variable
d’ajustement. Une fois encore, après le séisme, les zones rurales ont été négligées
tant en termes économiques qu’en termes de reconstruction, et elles continuent
de payer un lourd tribut aux conséquences du séisme – une situation aggravée,
il est vrai, par l’épidémie de choléra. Il était clair dès février 2010 que les acteurs
humanitaires avaient raté l’opportunité de soutenir les populations qui avaient
fui la ville détruite pour trouver refuge dans les campagnes. La migration post-
séisme en pleine période de soudure a réduit les réserves alimentaires et les stocks
de semences. Si l’arrivée massive d’aide alimentaire dans les premières semaines
sous forme de rations d’urgence et de biscuits protéinés faisait sens, très vite, le
risque est apparu qu’elle pouvait jouer contre les paysans, qui devaient relancer
leur conquête des marchés urbains un instant arrêtée par le séisme, et sans doute
aussi contre les réseaux de l’import-export.
Le gouvernement Préval a alors pris la décision de demander la fin des distri-
butions générales alimentaires pour avril 2010. Un certain nombre d’ONG,
qui avaient une forte base rurale avant le séisme, ont très vite tenté de relancer
les activités agricoles pour d’une part desserrer l’étau pesant sur les paysans et
L’AIDE HUMANITAIRE : QUEL BILAN DEUX ANS APRÈS LE SÉISME ? 179

d’autre part réapprovisionner les villes. Ainsi l’une des success story du développe-
ment rural haïtien, le secteur des produits laitiers, a très vite su se relancer. Des
ONG comme Agronomes et vétérinaires sans frontières (AVSF), qui avaient
contribué à l’émergence de ce secteur, et des ONG haïtiennes qui le portent,
notamment Veterimed et le réseau de coopératives Lait Agogo, se sont tout de
suite mobilisées. Quelques mois après le séisme, les producteurs pouvaient de
nouveau écouler leurs produits à Port-au-Prince.
De nombreuses habitations dans les mornes des départements touchés ont été
détruites ou très endommagées par le séisme, mais cette question n’a pas réelle-
ment trouvé sa place sur l’« écran radar » des grands acteurs de la reconstruction :
quelques rares ONG, notamment celles financées par la Chaîne du bonheur
suisse, se sont attaquées à ce défi très difficile, vu les conditions d’accessibilité
de ces zones, souvent coupées du monde dès qu’il pleut. Les progrès sont très
lents et les conditions de vie des paysans demeurent extrêmement précaires à la
mi-2011. Le manque de soutien à ces populations et à leurs familles d’accueil a
entraîné un retour massif vers Port-au-Prince et d’autres villes, ce qui a accentué
la pression sur les services urbains et les infrastructures existantes. Plus grave
encore, la concentration de l’aide dans l’agglomération de Port-au-Prince a
joué un rôle majeur comme facteur d’attraction. Une nouvelle urbanisation
« sauvage » se fait sur la Croix de Bouquet, autour du Camp-Corail. Il y aurait à
la mi-2011 plus d’habitants à Port-au-Prince qu’avant le séisme.

Une confiance à reconstruire entre l’aide extérieure,


la population et les autorités
De nombreux humanitaires n’avaient qu’une faible connaissance du contexte
et beaucoup d’entre eux ne parlaient aucune des langues d’Haïti. Ils sont
souvent partis de l’hypothèse qu’après un tel choc, il n’y aurait aucune capacité
de réaction dans le pays et que les Haïtiens, très touchés, seraient concentrés sur
leur survie. Donnant la priorité à la rapidité plutôt qu’à l’inclusivité, les huma-
nitaires ont souvent court-circuité les institutions nationales, communales et les
comités locaux qui normalement organisent la vie sociale. La confiance ne s’est
pas instaurée, ni avec les autorités, ni parfois, avec les populations. La mise en
place de la coordination dans la base logistique de la Minustah et les restrictions
pour y rentrer ont de facto exclu de nombreuses institutions haïtiennes de ces
mécanismes de gestion et de décision, et ont rendu difficile le dialogue, ce qui
se paie actuellement. La lenteur de l’inclusion des clusters 1 (OCHA, 2006) issus

1. L’approche « cluster » a été introduite dans le cadre de la réforme humanitaire en 2005. Elle vise à apporter
une assistance humanitaire plus efficace en instaurant un système de coordination sectorielle avec des organisa-
tions chefs de file désignées. Les clusters (groupes sectoriels) sont formés d’organisations humanitaires et d’autres
parties prenantes, dont des agences de l’ONU, des ONG et d’autres organisations de la société civile, ainsi que,
dans certains cas, des représentants des gouvernements. Ces acteurs travaillent ensemble pour répondre aux
besoins identifiés dans un secteur donné (par exemple coordination d’un camp, santé, protection, etc.). Pour
plus d’information, consulter le site : http://www.ngosandhumanitarianreform.org.
180 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

de la réforme humanitaire des Nations unies (Adinolfi, 2005) dans les tables
sectorielles est peu acceptable, d’autant que cet enjeu avait déjà été signalé au
cours de leur évaluation en Haïti en 2009 (Grünewald et Binder, 2009).
Le fait que l’aide à la remise sur pied des capacités nationales à gérer la crise
ait été une très faible priorité dans l’agenda des bailleurs de fonds a joué néga-
tivement sur cette confiance. Face à cette situation, les initiatives ont été rares
et, au début, ont surtout constitué en des déclarations d’intentions. Certes, peu
de temps après la catastrophe, une équipe d’experts de la Banque mondiale est
arrivée en Haïti pour aider les autorités à rétablir les fonctions publiques de base,
y compris les services économiques et financiers, dans un contexte où une grande
partie des données économiques vitales avaient été perdues et les outils pour les
gérer (ordinateurs et serveurs) détruits ou enfouis sous les décombres. Grâce à ce
soutien, de nouvelles installations (préfabriqués antisismiques) et des équipements
pour le ministère des Finances et le Bureau fiscal ont été mis en place rapidement,
permettant ainsi le paiement des salaires aux fonctionnaires (enseignants, poli-
ciers, personnel de santé, etc.), paiement rendu possible par des aides budgétaires
d’urgence mises en place par la Banque mondiale, la Commission européenne
ainsi que divers bailleurs bilatéraux dont la France. De même, lorsque les troupes
canadiennes ont quitté Léogâne en mars 2010, elles ont laissé un ensemble de
« préfas » équipés en câblerie (électricité, téléphone, etc.) pour abriter la mairie de
la ville qui depuis janvier fonctionnait sous des bâches et des tentes.
Cette situation a été encore aggravée par la mise en place d’un mécanisme
de coordination particulier, la Commission intérimaire pour la reconstruction
d’Haïti (CIRH). Destinée à soutenir les efforts de planification de l’utilisation
des fonds et en particulier de l’allocation des ressources mobilisées dans le cadre
d’un fond fiduciaire dédié (le Fond de reconstruction d’Haïti ou FRH), la
CIRH était coprésidée par le Premier ministre Bellerive et le président Clinton
et gérée au niveau opérationnel par un comité comprenant des Haïtiens,
souvent présents intuitu personae et non pas comme représentants de ministères,
des bailleurs (représentés par des délégations ad hoc et non par les ambassades
en place) et une très faible représentation de la société civile ayant simplement
un rôle d’observateur. Le modèle choisi pour monter cette CIRH pose de facto
la question de la confiance que la communauté internationale a dans les méca-
nismes haïtiens et s’inscrit, pour de nombreux cadres et intellectuels, dans la
même lignée que la poursuite de la présence de la Minustah : colonialisme,
impérialisme et non-respect de la souveraineté d’Haïti.
Cette question de la légitimité de la CIRH est aggravée par plusieurs facteurs.
Tout d’abord le rôle prépondérant qu’a joué tout de suite après le séisme la société
Mac Kinsey, qui a donné à beaucoup l’impression d’une mainmise américaine.
Puis celui très limité accordé à la société civile haïtienne et aux ONG dans le
fonctionnement de la CIRH. Enfin le fait que la CIRH représente de facto une
structure qui double les ministères techniques par un système de commissions
L’AIDE HUMANITAIRE : QUEL BILAN DEUX ANS APRÈS LE SÉISME ? 181

fortement contrôlées par des consultants extérieurs. Il est donc compréhensible


que les ministères se sentent dépossédés de leurs attributions stratégiques – y
compris pour les décisions budgétaires – et relégués au deuxième rang. Dans
des cas similaires observés ailleurs, cette situation se termine en général par une
grande inefficience, voire un blocage des institutions. Évidemment, la mauvaise
politique de communication du gouvernement Préval et les difficultés et lenteurs
de prise de décision sur des questions stratégiques (loi sur le foncier, réquisition
des terrains pour le relogement ou pour l’installation de la nouvelle décharge
publique afin de faciliter la gestion des ordures et les rejets de fosse septique, etc.)
ont accentué ces tensions tant entre les Haïtiens et les internationaux qu’entre les
différents cercles haïtiens. Près de deux ans après le séisme, les cicatrices laissées
par cette situation sont encore visibles dans nombre d’entretiens et de discussions
et les efforts pour recréer la confiance devront être considérables.

Conclusion

Le système d’aide a-t-il permis de sauver des vies ?


Dans la phase d’urgence, oui, mais en nombre hélas relativement limité
et essentiellement durant les quinze à vingt premiers jours. Comme dans la
plupart des séismes, la grande majorité des pertes humaines (200 000 à
300 000 personnes selon les sources) sont à déplorer les premières heures, soit
directement sous les décombres, soit dans les zones inaccessibles. En Haïti, du
fait du manque de formation en premiers secours, de nombreuses personnes
sont mortes d’hémorragie au milieu des ruines. Même si les mécanismes de
secours ont fait des progrès très significatifs pour travailler dans les désastres
de grande ampleur, ils sont toujours confrontés à des contraintes politiques et
logistiques considérables.
Dans la phase de stabilisation, qui s’inscrit dans une perspective de reconstruc-
tion, les bilans sont ceux que l’on peut attendre des efforts de reconstruction
d’un système de santé qui était faible et inégalitaire avant le séisme, qui a été
décapité à la fois en personnel et en infrastructure, et qui doit tout remettre en
place : systèmes de diagnostic et de soins, mécanismes de référencement, volets
« économie de la santé », « articulation public-privé ». On observe une très lente
remontée des indicateurs, qui est plus forte quand une ONG est présente, mais
qui reste très dépendante de la durabilité de l’aide extérieure.

L’aide internationale déployée a-t-elle diminué les souffrances ?


Oui, mais encore assez superficiellement. D’un côté, la plupart des Haïtiens
ont apprécié le fait que certains services ont été gratuits et parfois même plus
accessibles qu’avant le séisme (santé, eau dans certaines zones). De même l’aide
économique via les systèmes « cash for work » ont entraîné des transferts non
182 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

négligeables de ressources, mais sans commune mesure avec les flux d’argent
venant de la diaspora. D’un autre côté, beaucoup de personnes vivent encore
dans des abris très précaires et sont à la merci des éléments. Beaucoup d’Haïtiens
rêvent plus que jamais de la Green Card ou d’un visa pour le Canada.

Le système de l’aide est-il prêt à gérer les défis qui s’annoncent ?


Pas encore. Les saisons des pluies 2010 et 2011 rendent très précaire la
vie sur les sites touchés. Les déplacements des débris vers les canaux de drai-
nage finissent par combler ces derniers, bloquant ainsi leur fonction première
et entraînant des risques d’inondation. Les pentes non stabilisées de certains
quartiers de la ville sont des lieux propices aux glissements de terrain qui tuent
au quotidien dans Port-au-Prince. Si des efforts considérables sont faits pour
que les abris transitoires soient les plus résistants possible aux cyclones et aux
séismes, beaucoup vivent encore dans des abris très fragiles. La crise du choléra
a démontré la persistance d’une grande précarité de l’accès à l’eau potable,
laquelle va avoir une importance accrue avec l’endémicité maintenant avérée
du choléra dans l’île. Enfin, et même si la population haïtienne n’est pas d’une
nature violente, le niveau d’insatisfaction et de frustration crée un contexte
facilement « inflammable ». Si les manifestations de violence politique ont été
assez limitées pendant la longue période d’incertitude électorale, l’utilisation
politique des tensions sociales peut toujours conduire à des troubles et au déve-
loppement d’une situation d’insécurité.

Et après ?
Les défis qui attendent le nouveau gouvernement, la communauté interna-
tionale et la société haïtienne, près de deux ans après le séisme, sont considé-
rables. Il faut recréer des systèmes urbains qui fonctionnent, reconstruire une
économie rurale fragilisée par son introduction sans protection dans la compé-
tition mondiale, créer de l’emploi urbain à Port-au-Prince mais aussi dans les
villes périphériques, réduire le risque de catastrophe en travaillant sur les enjeux
environnementaux et énergétiques, faire face à un choléra devenu endémique et
se préparer au départ de la Minustah. Saurons-nous être aux côtés des Haïtiens ?
Saurons-nous être à la hauteur de la tâche ?

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Haïti, république des ONG 1 :
« l’empire humanitaire 2 » en question

PIERRE SALIGNON
Juriste de formation et membre du comité de rédaction de la revue
Humanitaire. Enjeux, pratiques, débats, il est directeur général de Médecins
du monde. Il a travaillé avec la section française de Médecins sans frontières
(MSF) entre 1992 et 2007. Après avoir occupé des postes à responsabilités sur
le terrain et au siège de l’organisation, il a été directeur général de MSF entre
2003 et 2007. Entre 2008 et 2009, il a collaboré à l’Organisation mondiale
de la santé en tant que directeur du Health and Nutrition Tracking Service, un
partenariat inter-agences visant à améliorer la collecte et l’analyse de données de
santé et de mortalité en période de crise. Ces vingt dernières années, il a acquis
une profonde expérience des institutions humanitaires et internationales, et des
questions de santé publique en France et à l’étranger. Ses recherches et publica-
tions portent principalement sur les conflits armés et les pratiques humanitaires.
Il collabore régulièrement avec le média en ligne Youphil (www.youphil.com).
pierre.salignon@medecinsdumonde.net ou salignonp@gmail.com

Le 26 avril 2011, le Premier ministre du Japon, Naoto Kan, publiait dans le


journal Le Monde une tribune au titre plein d’espoir : « Au Japon, la reconstruc-
tion a déjà commencé. » Seulement un mois après le grand séisme qui a ravagé
l’est de l’île, suivi d’un tsunami dévastateur, il soulignait : « La reconstruction
des zones dévastées ne sera pas aisée, mais je considère que ce drame représente
une opportunité importante pour assurer la renaissance du Japon. »
À la lecture de cet appel à « une reconstruction tournée vers l’avenir, qui
donne aux gens l’espoir pour le futur » (Foessel et Worms, 2011), il m’a été
difficile de ne pas penser aux conséquences d’un autre séisme, celui qui a ravagé
Haïti le 12 janvier 2010, et aussi à la situation d’autres centaines de milliers de
sinistrés, eux bien plus pauvres, qui, près de deux ans après la tragédie, conti-
nuent de survivre dans des conditions difficiles, sous les abris de fortune d’une

1. L’expression est empruntée à Edmond Mulet, représentant spécial de l’ONU en Haïti (Coulon, 2010).
2. L’expression est empruntée au professeur de droit Costas Douzinas pour qui l’humanitaire a remplacé la
civilisation. L’empire humanitaire est le nouveau visage d’une vieille figure : la globalisation. « Les mouvements
humanitaires s’organisent à l’image du marché, transformant la souffrance humaine et les droits humains en
marchandises », dit-il précisément (cité dans Peck, 2010).
186 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

capitale bidonville, dans un pays qui, selon certains, a « échoué 3 » comme un


navire à la dérive. Placé sous tutelle des Nations unies depuis plus de dix ans,
Haïti est un pays particulièrement dépendant de l’aide internationale, et cette
emprise s’est encore accrue après le séisme qui l’a mis à terre.
M’appuyant sur plusieurs expériences de terrain dans des pays dévastés
par des désastres naturels – ils ne le sont jamais totalement (Duflo, 2008b) –,
et de plus en plus souvent de grande ampleur, je voudrais partager ici mon
analyse de la situation en Haïti aujourd’hui et des dilemmes humanitaires
qui la caractérisent, des questions qu’une telle situation me pose en tant que
dirigeant d’une association médicale présente depuis tant d’années dans ce
pays si démuni. Je le ferai en tentant de porter un regard aussi honnête et
critique que possible sur les dérives de l’aide internationale et de cet « empire
humanitaire » dénoncé de plus en plus souvent, vivant dans sa bulle, coupé
trop souvent du monde qui l’entoure, sous couvert d’efficacité des secours ou
par facilité. Assumant toutes les limites de ce délicat exercice d’introspection,
je tenterai d’en tirer quelques enseignements.

Une mobilisation internationale exceptionnelle

La mobilisation internationale pour venir au secours des victimes de la catas-


trophe en Haïti a été exceptionnelle, démontrant une fois de plus que « plus
on parle d’un désastre, plus il reçoit d’aide internationale » (Duflo, 2008a) 4.
À titre indicatif, seulement dix jours après le séisme, sous le coup de l’émotion
médiatisée, les donateurs américains avaient déjà réussi à mobiliser 355 millions
de dollars US de dons privés pour soutenir les premiers efforts de secours aux
rescapés (Preston et Wallace, 2011). En comparaison, c’est quasiment trois fois
plus que les dons récoltés début 2011, sur une période identique, en faveur des
victimes du séisme au Japon (136 millions) et deux fois plus que les dons mobi-
lisés après le tsunami de 2004 en Asie du Sud-Est (163 millions) 5. Les donateurs
privés ont été très rapides à réagir massivement.
Une autre étude, plus précise encore et publiée un an plus tard (Lieu,
2011), a permis de montrer qu’au total au cours de toute l’année 2010 ce sont
1,4 milliard de dollars US qui ont été collectés sur le seul territoire américain
en faveur des victimes du séisme en Haïti ; soit quasiment autant que les dons
en faveur des victimes du tsunami en 2004 (1,6 milliard), ce qui n’est pas rien ;
même si c’est moins que les collectes réalisées après les attentats du 11 septembre

3. « Je parle d’un État “échoué” (et pas seulement en décomposition) parce que cet État n’a jamais fonc-
tionné » (Buch, 2011).
4. Lire aussi Stromberg et Eisensee, 2007.
5. C’est aussi deux fois moins que les dons reçus pour venir en aide aux populations de la Nouvelle-Orléans
frappées par l’ouragan Katrina en 2006 (740 millions de dollars US).
HAÏTI, RÉPUBLIQUE DES ONG : « L’EMPIRE HUMANITAIRE » EN QUESTION 187

à New York (2,4 milliards) ou en faveur des victimes de l’ouragan Katrina aux
États-Unis (3,3 milliards).
Parmi les principales organisations internationales ayant bénéficié de
l’élan de générosité en faveur des sinistrés, on trouve plusieurs « multinatio-
nales du cœur » (Pech et Padis, 2004), à savoir : la Croix-Rouge américaine
(479 millions de dollars US), Catholic Relief Services (159 millions), Partners
in Health (82 millions), l’Unicef au travers de son bureau aux États-Unis
(72 millions), Doctors Without Borders/Médecins sans frontières aux États-
Unis (68 millions), le fonds Clinton-Bush pour Haïti (52 millions), World
Vision (44 millions), etc. 6.
On aurait pu ainsi penser qu’en Haïti, comme au Japon, le séisme pouvait
représenter une opportunité, aussi tragique soit-elle, pour changer le cours de
l’histoire d’un des pays les plus pauvres du monde, et imaginer de le reconstruire
« en mieux », comme le suggérait début 2010 l’ancien président américain Bill
Clinton. On en est loin aujourd’hui. Le deuxième anniversaire de la catastrophe,
le 12 janvier 2012, est une nouvelle occasion de faire un terrible constat : « On
ne peut [toujours] pas parler de reconstruction » (Trouillot, 2011).

L’aide humanitaire critiquée

Dans ce contexte de dépendance renforcée à l’aide internationale, celle-ci


est désormais pointée du doigt, même si c’est elle, encore aujourd’hui, qui
permet la survie des sinistrés. Les ONG et les acteurs humanitaires sont remis
en question.
Si l’aide d’urgence a permis un temps d’assurer la réponse aux besoins vitaux,
ce qui est en cause, c’est que « lorsqu’elle devient structurelle, lorsqu’elle se subs-
titue à l’État dans toutes ses missions, elle aboutit alors à une déresponsabilisa-
tion collective ». Le représentant de l’Organisation des États américains en Haïti
ne mâchait pas ses mots alors qu’il quittait ses fonctions fin 2010 : « S’il existe
une preuve de l’échec de l’aide internationale, c’est Haïti, où la communauté
internationale a le sentiment de devoir refaire chaque jour ce qu’elle a terminé
la veille », martelait-il (Métro Montréal, 2010). La critique n’est pas isolée. De
nombreux intellectuels haïtiens ont dit leur colère face à ce qu’ils considèrent
comme une « ingérence » dangereuse (Humanitaire, 2010).
L’écrivain Lyonel Trouillot formule ainsi une critique sans détour : « L’action
humanitaire porte en elle cette contradiction qu’en déclarant vouloir répondre
à des problèmes d’urgence elle justifie en même temps sa propre existence.

6. Dans des proportions moins importantes, le réseau international de Médecins du monde a reçu
18,3 millions d’euros – il s’agit en majorité de dons privés, mais aussi de subventions publiques dans une
moindre mesure. Plus de 11 millions ont été dépensés en 2010 et 8 millions sont engagés pour 2011.
188 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

L’action ne vient pas aider, elle vient aussi faire preuve de sa nécessité. Il est dès
lors impossible à l’humanitaire de penser sa disparition. » Il poursuit : « À cette
contradiction d’exister pour aider et d’aider pour exister, s’ajoute une deuxième
dont on voit les effets en Haïti. L’humanitaire peut avoir des partenaires locaux,
mais il n’a pas d’égaux. Il pense seul les besoins des autres […] Il sait ce qu’il
vient faire, ce qu’il faut faire […]. Sur place, il ne discute pas, il recrute. » Il
termine : « L’humanitaire […] affaiblit un État déjà faible. » La parole, là aussi,
est dure, certainement fille de la douleur, mais surtout de la crainte « qu’au
jour où la plupart des ONG partiront, Haïti n’aura pas beaucoup changé »
(Trouillot, 2010).
La crainte est réelle. Il suffit de se rendre en Haïti pour revenir bouleversé
par les souffrances accumulées et l’absence de perspectives, mais aussi choqué
par l’omniprésence des acteurs humanitaires qui feraient bien d’envisager les
effets induits, et parfois néfastes, de leur présence, aussi généreuse soit-elle.

Ne pas oublier les enseignements du tsunami


en Asie du Sud-Est
Avant même le séisme qui a ravagé Haïti, la communauté humanitaire avait
dû tirer toutes les conséquences des opérations lancées pour venir au secours
cette fois-ci des victimes d’un autre désastre médiatisé, le tsunami dévastateur
qui a ravagé les côtes d’Asie du Sud-Est en 2004. Le drame vécu quasiment
en direct, en pleine période de Noël, allait provoquer une mobilisation inter-
nationale sans précédent, suivie en France par une polémique sur l’usage des
dons reçus par les associations caritatives nationales dans des volumes jamais
observés. Je voudrais ici rappeler plusieurs leçons tirées de cette expérience, car
elles éclairent, au-delà de cette crise, la gestion de ce type de catastrophe par tous
les acteurs secouristes (ONG, pouvoirs publics, armées, entreprises, médias…)
et aussi les dérives largement médiatisées 7. L’ensemble du secteur a dû revoir et
préciser ses pratiques, renforcer sa transparence.
On occulte un peu systématiquement, sous le coup de l’émotion et des
images tragiques, le fait que les secours les plus efficaces dans les heures suivant
une catastrophe sont locaux. En Asie (comme en Haïti ou au Pakistan), les vies
sauvées l’ont été avant tout par les voisins et les proches, par les médecins et les
secouristes des régions frappées par la tragédie. Si, dans les premières heures,
les autorités nationales ont été désorganisées et confrontées à des difficultés
logistiques pour atteindre les zones sinistrées, leur mobilisation a été néanmoins

7. Dans le cas du tsunami en Asie (et certainement demain d’Haïti), la Cour des comptes en France a été
amenée à conduire un audit financier sans précédent de l’ensemble des associations ayant alors bénéficié de
la générosité du public, afin de renforcer la transparence financière. Voir le rapport de la Cour des comptes,
disponible en ligne : http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/COFAGP/RapportTsunami.pdf
HAÏTI, RÉPUBLIQUE DES ONG : « L’EMPIRE HUMANITAIRE » EN QUESTION 189

réelle et massive pour faire face à l’urgence de la situation. En 2004, certains


pays, comme l’Inde, ont tout simplement refusé – on s’en souvient – le déploie-
ment des secouristes internationaux, appelant les ONG à un peu de modestie
devant les capacités nationales de réponse à la tragédie.
Car, les humanitaires, pris ici dans un sens large, n’interviennent jamais sur
des territoires vierges. Le premier niveau de dialogue et de négociation pour agir
et évaluer les besoins se trouve au plus près de la tragédie, sur le terrain, dans des
contextes souvent complexes (histoire, culture, situation sociale ou politique),
en lien avec les autorités publiques et les communautés concernées. Au lieu
de seulement penser à mobiliser mécaniquement les secours étrangers et à les
« projeter » vers les zones touchées par la tragédie, il est tout aussi important
et efficace de s’appuyer sur les capacités de réponse locales et régionales aux
catastrophes, quand elles existent ; et quand ce n’est pas le cas, il serait judi-
cieux de les développer avant de nouvelles tragédies. À côté d’initiatives déjà
lancées dans ce sens par certaines ONG 8, c’est l’objectif que se sont assignées
depuis 2005 les Nations unies au travers de la Stratégie internationale de
prévention des désastres (ISDR) 9. On peut dire, sans se tromper, que si Haïti
avait été mieux préparée, les effets du séisme y auraient été sans doute réduits.
L’émotion suscitée par un drame médiatisé ne peut, à elle seule, justifier
le lancement de programmes d’assistance. La tragédie en Asie du Sud-Est a
démontré que ce n’est pas parce que le public se mobilise et que des sommes
faramineuses sont alors collectées, que l’argent est (sera) automatiquement
bien utilisé, ou qu’il doit être absolument dépensé. La polémique sur l’usage
des dons a éclairé les responsabilités bien différentes entre ONG et acteurs
étatiques ou entreprises, et les moyens dont ils disposent durant les phases
d’urgence et de reconstruction. Même si l’on ne peut totalement comparer
les crises provoquées par le tsunami en Asie et le séisme en Haïti, laisser croire
dans les deux cas que les ONG, se substituant à l’État (aux États), ont les
compétences requises pour reconstruire une ville de plusieurs dizaines de
milliers d’habitants est mensonger. L’analyse des besoins à couvrir n’implique
donc pas automatiquement la même réponse selon les acteurs concernés,
et aussi selon ce que demandent les autorités politiques nationales, et selon
leurs propres capacités à agir. « Sauver des vies » – c’est ainsi que les ONG
de l’urgence revendiquent leur mission – nécessite d’agir vite, c’est vrai. Mais
cela ne peut justifier toutes les substitutions. Malgré un élan de solidarité sans
précédent, le tsunami a été marqué par des dérives et du gaspillage. Il s’agit
juste d’en être conscient, en particulier quand surviennent des urgences dites
« CNN », ces catastrophes largement médiatisées dans le monde entier.

8. Je pense notamment au programme de réduction des risques de désastres lancé par Médecins du
monde à Madagascar, voir sur Internet : http://www.medecinsdumonde.org/Publications/Publications/
Les-rapports/A-l-international/Synthese-de-capitalisation-Madagascar
9. Voir leur site Internet : http://www.unisdr.org
190 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

En 2004, le « cirque humanitaire » a été dénoncé face à l’absence de coor-


dination entre tous les acteurs. Bien heureusement, avec la reconstruction des
zones affectées, des témoignages positifs sur les actions entreprises ont été aussi
recueillis. Mais, le sentiment s’est développé « qu’une partie de l’argent collecté
n’a pas été distribuée » et « a simplement permis aux ONG de s’enrichir »
(Salignon, 2009a). La perception des humanitaires s’est dégradée au sein même
des populations bénéficiaires de l’assistance, comme au Sri Lanka, où les autorités
ont eu beau jeu ensuite d’accuser la communauté humanitaire de tous les maux
pour mieux la contrôler, alors même que des massacres de masse accompagnaient
la fin du conflit contre la rébellion tamoule dans le nord du pays (Salignon,
2009b). En Haïti, le même processus de défiance est désormais à l’œuvre.
Le tsunami a enfin souligné qu’une meilleure articulation entre secouristes
était nécessaire, durant la phase dite d’urgence. Des règles éthiques minimales
devraient les guider dans la réalisation de leur mission et la prise en compte
des intérêts des populations. Les Nations unies se sont engagées depuis, avec
plus ou moins de succès, dans une réforme humanitaire de grande ampleur afin
d’améliorer la réponse aux urgences et la coordination ; certains observateurs
allant plus loin et appelant à la mise en place d’un processus de certification
des ONG, voire de fusion entre plusieurs d’entre elles pour réduire le nombre
d’intervenants (IRIN, 2010).
Ces quelques enseignements rappelés, le séisme en Haïti comporte des
éléments spécifiques qu’il convient maintenant de souligner.

Compassion planétaire et tutelle extérieure :


les Haïtiens spectateurs 10 de la réponse à l’urgence
Si le tremblement de terre du 12 janvier 2010 en Haïti a été dévastateur
et meurtrier, le désastre humanitaire et sanitaire qui a suivi était prévisible. La
pauvreté généralisée et l’impréparation générale ont grandement favorisé ses
effets : surpopulation d’une capitale bidonville, faible qualité des construc-
tions, système de santé démuni, inégalités sociales et précarité, corruption, État
défaillant… Sans oublier, comme le souligne le chercheur Christophe Wargny,
que, « l’humanitaire constituait déjà un tiers du produit intérieur brut (PIB)
en 2009 […]. Après des années supposées faciliter son développement, l’État
haïtien dépendait encore à 60 % des institutions internationales pour équilibrer
son budget ordinaire » (Wargny, 2011).
Encore une fois, la coordination entre les différentes organisations inter-
nationales, les équipes de protection civile et les forces armées déployées a été
l’objet de toutes les critiques et de toutes les attentions. Largement médiatisée,

10. Voir Salignon et Larché, 2010.


HAÏTI, RÉPUBLIQUE DES ONG : « L’EMPIRE HUMANITAIRE » EN QUESTION 191

leur arrivée massive et désordonnée a rapidement provoqué, dans la confusion,


une saturation de l’aéroport de Port-au-Prince et des axes routiers d’accès à la
capitale. L’acheminement des secours s’en est trouvé retardé. Pouvait-il en être
autrement devant une telle catastrophe ? On peut en douter face à l’ampleur du
drame dans un pays déstructuré. Mais les difficultés de coordination ont été
réelles, laissant penser que rien n’avait changé depuis le « cirque humanitaire »
déjà observé en 2004 en Asie. D’autant que la nébuleuse humanitaire présente
en Haïti est pour le moins complexe : « Au milieu des agences des Nations
unies, dix mille associations de solidarité soutiennent Haïti depuis le monde
entier. Plus d’un millier opère sur place. La moitié est inconnue de l’État, mais
leurs logos identifiés par tous les Haïtiens », notait un connaisseur avisé de la
crise (ibid.). Sans compter les évangélistes, scientologues et ONG religieuses
aussi actives dans le pays, ces « missionnaires du chaos agissant partout en Haïti
pour apporter de l’aide et professer la bonne parole » (Losson, 2010).
Malgré ce déferlement de compassion planétaire, ce sont les Haïtiens, il
faut ici le redire, qui, dans les premières heures, se sont pourtant organisés avec
leurs propres moyens pour dégager leurs proches des décombres, dénombrer les
victimes et les enterrer, tenter d’avoir accès aux soins auprès des structures médi-
cales encore fonctionnelles ou installées dans l’urgence. Les volontaires étrangers
déjà présents ont certes participé aux secours, mais l’essentiel de la solidarité a
été porté par les Haïtiens.
Avec délai, et alors que se retiraient les équipes de sécurité civile étrangères
venues porter secours à leurs ressortissants ensevelis notamment sous les débris
de l’hôtel Montana, les secours commencèrent massivement à atteindre les sinis-
trés et les blessés, installés dans des camps de fortune, en pleine rue, totalement
démunis, quasiment sans accès à l’eau, aux soins, à la nourriture. Le soutien
structurel et direct à l’État haïtien a été néanmoins minimisé par quasiment tous
les intervenants étrangers, et l’aide s’est trouvée concentrée sur la capitale Port-
au-Prince et ses environs – où les besoins étaient certes les plus importants – au
détriment des zones rurales, elles, délaissées.
Les États-Unis ont rapidement pris les devants pour restaurer le trafic aérien
et contrôler l’aéroport de Port-au-Prince, un nombre important de soldats
américains et de casques bleus se déployant pour renforcer la sécurité et faci-
liter l’acheminement de l’aide. « C’est l’opération de secours la plus importante
jamais lancée », déclara alors le président américain Barack Obama. Les méca-
nismes de coordination s’organisèrent progressivement sous l’égide des Nations
unies, en lien avec les forces américaines. Ils oublièrent malencontreusement
là aussi d’intégrer les Haïtiens dans ce dispositif. La problématique cruciale du
contrôle des secours par des autorités civiles nationales se trouva ainsi balayée
d’un revers de main sous prétexte d’une meilleure efficacité de l’aide.
Or, dans ce contexte, la perception d’une volonté de mise sous tutelle, réelle
ou non, du pays par les gouvernements et secouristes étrangers, était de nature à
192 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

faire resurgir d’anciens contentieux coloniaux, dans lesquels, depuis l’accession


à l’indépendance d’Haïti, la France et les États-Unis portent une part impor-
tante de responsabilité. L’expérience nous a pourtant démontré qu’aucun État
dévasté ou presque ne s’est jamais totalement reconstruit de l’extérieur. C’est
pourquoi la mise en place d’une coordination civile internationale de l’aide,
dans laquelle l’État et la société civile ont par définition une place prépondé-
rante, aurait dû être une priorité. Le représentant des Nations unies en Haïti
chercha bien à préserver « l’illusion de la gouvernance » par l’État haïtien, mais
dans la pratique, celle-ci se retrouva placée sous le contrôle des Nations unies
et des États secouristes.

Aider Haïti à sortir de la dépendance humanitaire 11

Il est important de rappeler qu’après le séisme la dépendance aux huma-


nitaires est devenue encore plus forte qu’elle ne l’était déjà avant. C’est donc
une question centrale de l’après-séisme. Pour reconstruire, tout le monde sait
qu’il faudra du temps et de l’argent, celui promis par les États bailleurs de
fonds lors de la conférence de New York, en mars 2010, soit 10 milliards de
dollars US.
Un an après le séisme, on n’en prenait pas le chemin. L’ONG Oxfam et
Amnesty international, début janvier 2011, tiraient la sonnette d’alarme
(Bernard et Salignon, 2010) et imputaient le manque de progrès dans la
reconstruction du pays « à une combinaison handicapante d’indécision de la
part du gouvernement d’Haïti, de poursuite trop fréquente de leurs propres
priorités d’aide par les pays donateurs riches et du manque d’énergie de la
commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti », ajoutant « la commis-
sion n’a pas été à la hauteur de son mandat […] près d’un million de personnes
vivent encore dans des tentes ou sous des bâches et les centaines de milliers
d’autres qui vivent dans les décombres de la ville (ou dans des camps placés sous
perfusion de l’aide extérieure) ne savent toujours pas quand ils pourront rentrer
chez eux » (Salignon, 2010).
En attendant, l’élan de solidarité internationale a injecté rien qu’en 2010,
entre 2 et 3 milliards de dollars US dans l’économie haïtienne. Cette aide
massive et spontanée – en majorité des dons privés, il faut le rappeler – repré-
sente presque la moitié du PIB 2010 d’Haïti (6,5 milliards, en 2009, moins la
contraction de 8,5 % due au séisme). Une perfusion sans précédent pour une
opération humanitaire internationale dans un pays aussi pauvre (Evrard, 2010).
Cet argent, on ne peut le nier, a sauvé et continue de sauver encore des
vies. Abris, nourriture, eau potable, soins de santé, les services offerts par les

11. Voir Salignon et Evrard, 2010.


HAÏTI, RÉPUBLIQUE DES ONG : « L’EMPIRE HUMANITAIRE » EN QUESTION 193

organisations humanitaires sont massifs et essentiels, même si la situation des


sinistrés reste très précaire. Il a aussi créé des dizaines de milliers d’emplois – on
les estime à 150 000 – et fait donc vivre des centaines de milliers de familles
haïtiennes sur un train de vie sans commune mesure avec la réalité du marché
local du travail.
Mais cette manne humanitaire a eu aussi des effets déstabilisateurs sur
l’économie. Elle a fait monter les prix (de l’immobilier en particulier), donc
généré un risque d’inflation salariale et créé de nouvelles distorsions sociales.
Elle a ébranlé notamment le système haïtien de médecine de classes. La gratuité
généralisée des soins, qui a heureusement suivi le tremblement de terre,
l’arrivée des secours d’urgence, l’ouverture en masse de dispensaires, cliniques
et hôpitaux mobiles par les ONG, parfois, il faut le dire, devant leurs portes,
ont condamné aussi à la fermeture nombre d’établissements privés, épargnés
ou pas par le séisme, mais sans plus de ressources après avoir, eux aussi, fourni
leur part de l’aide aux sinistrés. C’est ici l’un des paradoxes du séisme en Haïti.
Grâce à l’intervention temporaire des humanitaires, les plus pauvres n’ont
jamais été aussi bien soignés tandis que les plus riches, qui étaient les seuls
avant le séisme à pouvoir accéder à toute la gamme des soins, ont dû s’expatrier
pour se faire soigner selon leurs standards habituels. Le séisme a fonctionné
comme un miroir des inégalités sociales passées.
Il reste que l’État haïtien lui-même, tout en disant vouloir mieux contrôler
les acteurs humanitaires, ne souhaite pas les voir réellement partir, trop
conscient des lendemains incertains. Il n’y a pas de différence ici avec d’autres
catastrophes naturelles médiatisées. Dans la majorité des cas, c’est moins d’un
quart des promesses des bailleurs internationaux (les États et les institutions
financières internationales et régionales), faites sous le coup de l’émotion, qui
sont effectivement versées. Pourquoi en serait-il autrement à Haïti ?
D’autant que les contraintes sont nombreuses. Rien ne sert de se cacher
la terrible réalité. Celle d’un État toujours à terre et clientéliste, qui ne se
relèvera peut-être pas. Celle des États membres de la communauté internatio-
nale qui, faute d’un État stable, n’envisagent, semble-t-il encore, l’assistance
à Haïti qu’au travers des programmes d’urgence. Celle des humanitaires, des
secouristes étrangers, bien heureusement toujours actifs sur le terrain pour
aider la population, mais dénonçant eux-mêmes désormais une réponse inter-
nationale inadaptée face à l’épidémie de choléra, importée de surcroît par
des soldats népalais de l’ONU 12. Celle enfin des secouristes submergés par
l’immensité de la tâche qui leur est confiée, dans les faits bien au-delà de
leurs réelles responsabilités et capacités en matière de reconstruction et de
lutte contre la pauvreté, dans un pays exsangue, et « à construire » (Salignon,
2011a) tout simplement.

12. Voir les articles de Brauman, 2010 ; Allier, 2011 et Gurrey, 2011.
194 LA SCÈNE HAÏTIENNE AU LENDEMAIN DU SÉISME

Une bulle humanitaire prête à exploser ?

Si rien ne vient le relayer en due proportion, l’élan de solidarité initial, né au


lendemain du 12 janvier 2010, apparaîtra alors pour ce qu’il était en réalité, une
« bulle humanitaire ». Avec le risque demain de provoquer un nouveau séisme,
celui-ci économique et social.
C’est certainement l’une des raisons qui a conduit, le 25 juin 2011, l’envoyé
spécial adjoint de l’ONU pour Haïti, Paul Farmer, à plaider en faveur de l’octroi
direct de l’aide internationale à l’État haïtien « afin d’accélérer la reconstruc-
tion, de renforcer les institutions, de créer des emplois et d’améliorer les services
publics ». La demande est importante alors qu’un rapport américain a mis en
doute le nombre de victimes du séisme de janvier 2010 (RFI, 2011), risquant
d’affecter les efforts du nouveau président haïtien pour obtenir les fonds de la
reconstruction promis par la communauté internationale.
« Le fait que 99 % du financement de secours contourne les institutions
publiques haïtiennes rend le leadership du gouvernement d’autant plus diffi-
cile », souligne Paul Farmer dans l’introduction de son rapport publié le jeudi
23 juin 2011. Il remarque que le flux financier de l’aide devrait « se concentrer
sur la création d’un secteur public robuste et d’un secteur privé sain, de façon
à offrir des opportunités significatives aux citoyens ». Ainsi il devrait « tran-
siter par l’État haïtien afin que les Haïtiens soient en mesure de disposer de
ces fonds », poursuit-il. « Près de 99 % de l’aide d’urgence postsismique a été
décaissée vers des agences humanitaires bilatérales ou multilatérales, la Croix-
Rouge, des fournisseurs de services non étatiques, des ONG, et des contractants
privés », précise-t-il (Farmer, 2011).
Constatant que plus de 60 % des fonds promis pour les exercices
cumulés 2010 et 2011 demeurent non décaissés, le rapport précise que l’aide
des bailleurs bilatéraux et multilatéraux demeure une ressource beaucoup plus
importante que les recettes internes du gouvernement haïtien, de l’ordre de
130 % en 2009 et 400 % en 2010, selon les estimations.
Le constat fait par Paul Farmer sonne comme un ultime appel, près de deux
ans après la tragédie, à ce que les promesses faites aux Haïtiens soient tenues.
Or, rien n’a jamais été moins sûr alors que « l’instabilité politique persistante
décourage désormais l’aide internationale » (Salignon, 2011b : 283).
On peut aujourd’hui noter certaines évolutions inquiétantes et imaginer ce
qu’il risque de se passer demain. En 2011, selon un scénario observé ailleurs,
l’injection humanitaire est déjà moins généreuse. Le dispositif des secours reste
important mais a commencé à s’adapter, à « se rétracter ». Dans le champ de
la santé pour ne prendre que cet exemple, des cliniques mobiles et fixes ont
commencé à fermer. L’offre de soins commence à se réduire et, pour une part, à
redevenir payante, ce qui ne peut qu’exclure de nouveau les plus pauvres malgré
HAÏTI, RÉPUBLIQUE DES ONG : « L’EMPIRE HUMANITAIRE » EN QUESTION 195

les déclarations politiques annonçant le contraire. Faute de pouvoir transférer


des activités aux autorités nationales ou locales, des programmes d’assistance
ferment. En 2012, il ne restera rien ou presque de la perfusion unique par ses
proportions qui a suivi le séisme si, d’ici là, l’État haïtien et la communauté des
États ne prennent pas le relais efficace de l’élan humanitaire initial. L’inertie
actuelle du gouvernement et de l’administration, les retards de la Commission
intérimaire de reconstruction d’Haïti (CIRH), tout comme la réticence des
États à verser l’argent n’augurent rien de bon. Le leadership politique, l’expertise,
les projets concrets, réalistes continuent à manquer. Émergeront-ils à la faveur
de l’arrivée au pouvoir du nouveau président, Michel Martelly ? Et même si
c’était le cas, il faudra du temps pour qu’ils diffusent un surplus de croissance et
de richesse dans l’ensemble de l’économie haïtienne.
Si la bulle humanitaire explose, ce sont encore et toujours les plus faibles
qui en paieront le prix le plus fort. L’opportunité de sortir Haïti de la pauvreté
s’éloignera alors définitivement. Comme on peut le constater actuellement
avec l’épidémie de choléra, à chaque nouvelle catastrophe qui frappera le pays,
seules des réponses ponctuelles prises dans l’urgence et sans anticipation seront
opposées. Les inégalités héritées de la catastrophe s’en trouveront renforcées. Le
séisme du 12 janvier n’aura été qu’une tragédie de plus dans l’histoire d’Haïti.
Et déjà, l’attention des acteurs humanitaires et de l’opinion publique
mondiale se détourne d’Haïti pour regarder vers la Corne de l’Afrique et la
famine (Salignon, 2011c)…

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Chapitre IV

Éléments
pour une reconstruction/refondation
Comment reconstruire après une catastrophe aussi monstrueuse ? Au minimum,
cela implique d’avoir des objectifs clairs, d’élaborer des stratégies dans lesquelles
se reconnaît la majorité et de disposer de ressources humaines appropriées et
de moyens financiers adéquats. Mais plus encore que cela, pour reconstruire, il
est nécessaire de redonner du sens à un projet de vie – qu’il soit individuel ou
collectif – et de faire évoluer les mentalités et les comportements. L’une des clés du
futur pour les Haïtiens tient au fait de croire en un avenir commun. C’est pour ces
raisons que ce chapitre traite plus particulièrement des conséquences psychiques
et comportementales – souvent sous-estimées – du traumatisme que représente
le séisme pour la population haïtienne et des nouveaux modes de pensée qui
peuvent aujourd’hui émerger des ruines. Un terreau fertile pour de nouvelles
énergies « constructrices ».
S’interrogeant sur la notion et les contenus d’une « culture post-traumatique »,
Edelyn Dorismond souligne d’emblée que pour comprendre cette « société
bouleversée », il faut établir « un diagnostic, celui des malaises ou des mal-être
qu’ont suscités les catastrophes de 2010 ». Passant en revue les différentes formes
de souffrances liées aux conséquences d’un événement qui a laissé « les gens
nus dans un espace brisé », il questionne : « Quelle intériorité habite les Haïtiens
après le tremblement de terre ? » Comment ont-ils vécu leur extrême « solitude
face à l’État » et « le constat de [son] impuissance et de [son] incompétence » ?
Quelles conséquences auront la défiguration d’un espace devenu inhabitable et
l’effondrement des lieux symboliques comme le palais présidentiel, les ministères, la
cathédrale et de nombreuses églises sur la représentation du « vivre-ensemble » ?
L’impossibilité d’offrir un rituel funéraire digne à la plupart des victimes n’est-elle
pas une « dette » aux morts qui risque de générer un sentiment de culpabilité et
d’insécurité ? Comment alors « penser la possibilité de la “solidarité” au cœur d’une
société trouée par la disparition d’autant de vivants » ?
Au regard des souffrances endurées par la population haïtienne, si fortement
imprégnée de religiosité, Philippe Chanson prend le risque « d’une interrogation
à première vue incongrue pour ne pas dire impertinente » : « Le Bondieu est-il
vraiment bon ? » Un questionnement qu’il rapproche de celui des philosophes qui,
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont tenté de repenser Dieu face
à l’impensable que fut la Shoah. S’appuyant sur un certain nombre de proverbes
haïtiens, il montre que ceux-ci ont souvent deux faces et « peuvent faire basculer
dans le fatalisme comme dans le plus grand des espoirs ». Quelle est aujourd’hui
la perception de Dieu « ce référent central du croire, placé au cœur de la vie
haïtienne » ? Le Bondieu a-t-il oublié Haïti ?
S’il est une réalité qui, contrairement à la religion, n’a pas toujours eu la place qu’elle
méritait dans les préoccupations des dirigeants haïtiens, c’est celle de la jeunesse qui
202 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

représente pourtant presque la moitié de la population 1, de ces centaines de milliers


de jeunes qui ont vu leur maison s’écrouler et dont « beaucoup de familles ont été
éclatées, perdues, déplacées ». Une partie de ces jeunes se retrouvent aujourd’hui à
vivre dans des camps de fortune. Un traumatisme, venu souvent s’ajouter à d’autres,
à jamais gravé dans l’histoire de leur vie. Par quel moyen les faire participer à la
reconstruction d’Haïti ? Leur donner un avenir haïtien ? À partir de leur expérience
professionnelle, Marjory Clermont Mathieu, Ronald Jean Jacques et Daniel Dérivois
montrent qu’il existe une importante capacité de résilience chez ces jeunes et que
leur offrir aujourd’hui un « engagement social et communautaire [ainsi qu’une] impli-
cation au niveau de la cité […] facilite leur intégration dans la reconstruction ».
Comment réconcilier les personnes blessées au cours du séisme et atteintes
d’incapacités physiques « avec ce nouveau corps qui est désormais le leur » ? On sait
aujourd’hui que le handicap est une question à la fois physique, psychique, sociale
et donc culturelle. « Comment vais-je survivre… personne n’aide une kokobé »
se lamente une jeune mère célibataire double amputée des bras. L’expérience de
l’ONG Handicap International permet à Thomas Calvot, Sarah Rizk et Nathalie
Herlemont-Zoritchak de montrer l’importance de ces différentes dimensions dans le
travail de réinsertion des personnes qui sont – de longue date ou depuis le séisme –
en situation de handicap. Sachant que pour beaucoup, le handicap est d’abord dans
le regard des autres, ils interrogent : « Ce séisme si meurtrier a-t-il pu faire évoluer
la perception du handicap aux yeux de la société haïtienne ? »
Reste enfin une partie de la population haïtienne, la diaspora, au sein de laquelle
l’on mesure encore mal l’importance du traumatisme qu’a représenté le séisme.
Une population évaluée à deux ou trois millions de personnes 2, disséminée dans le
monde entier mais plus particulièrement aux États-Unis, en République dominicaine,
au Canada, aux Antilles et en France. Quel rôle la diaspora peut-elle jouer dans la
reconstruction ? D’emblée, Charles Ridoré prend soin de souligner qu’« il n’existe
pas, au sein de la diaspora haïtienne, une unité de vision, de motivation et de stra-
tégie quant à son rôle éventuel dans la reconstruction du pays » et qu’« il convient
donc d’éviter à ce propos toute idéalisation ou généralisation abusive ». Cette dias-
pora est pourtant riche en ressources humaines : avant le séisme, elle transférait en
Haïti, selon la Banque mondiale, de 1,2 à 1,4 milliard de dollars US soit plus de 20 %
du PIB. Mais c’est une diaspora qui fait l’objet « d’une perception négative de la part
des compatriotes restés au pays » et qui est reléguée « en marge de la vie sociale
haïtienne ». Si ses potentialités la rendent légitime pour jouer un rôle significatif dans
la reconstruction, l’auteur considère « qu’un processus préalable de réconciliation
entre ces deux moitiés du pays » est une condition indispensable pour permettre la
mobilisation de la diaspora. Le séisme le permettra-t-il ?

1. Selon l’Unicef, les jeunes de 15 à 25 ans représentent près de quatre millions de personnes soit environ
45 % de la population.
2. L’importance exacte de la diaspora haïtienne n’est pas connue. Les chiffres varient selon les sources. Le
chiffre cité ici est celui avancé par l’ONU.
ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION 203

Pour redonner du sens au désir de vivre-ensemble, Cary Hector propose ni plus


ni moins que de « rebattre les cartes ». Il rappelle qu’en Haïti aujourd’hui, « aussi
bien conceptuellement qu’historiquement, le noyau et lieu d’articulation des théma-
tiques demeurent l’État ». La question de la refondation de l’État n’est pas nouvelle.
Elle date de la chute de la dictature des Duvalier en février 1986, et la Constitution
de 1987 en est la preuve formelle. De ce point de vue, le séisme n’aura pas eu
« d’effet de césure voire de tabula rasa sur la pensée critique relative à la refondation
de l’État ». Mais comment lui apporter des réponses concrètes alors la Commission
intérimaire pour la reconstruction d’Haïti s’arroge une partie des pouvoirs réga-
liens de l’État et « que la représentation haïtienne n’y fait que de la figuration » ?
Finalement pour « rebâtir notre pays de bas en haut », la question centrale n’est-elle
pas de savoir comment d’abord reconquérir une souveraineté nationale ?
J.-D. R.
Exister dans les catastrophes : souffrance et identité

EDELYN DORISMOND
Docteur en philosophie, il codirige la revue Recherches haïtiano-antillaises et est
vice-président du Centre de recherches normes, échanges et langage. Ses travaux
portent sur les questions de la « diversité » qu’il problématise à partir du prisme
de la « créolisation » (selon Édouard Glissant), en les liant aux expériences origi-
nales des sociétés antillaises. Dans cette perspective, son interrogation principale
concerne le devenir des formes de normativité (droit, éthique), de la politique et
de la religion en situation de créolisation. dorismondedelyn@yahoo.fr

Dans cette contribution, nous tenterons de produire une compréhension de ce


qui s’est passé en Haïti au début de l’année 2010 dans le but précis d’introduire la
question combien importante de la nécessité d’apporter un regard anthropologique
sur les conséquences du séisme et de l’épidémie du choléra. Nous ferons référence à
cette dernière de manière allusive, en mettant davantage au premier plan les tentatives
d’explication du séisme par les différents récits d’ordre religieux, politique et social.
En effet, cette tentative de compréhension portera moins sur les événements en tant
qu’événements naturels que sur la réception qui en a été faite ou les conséquences
existentielles de ces événements dans l’avenir des Haïtiens. En d’autres termes, il s’agit
de savoir, selon les vécus des victimes, mais particulièrement des survivants de ces
deux événements, quelles sont les conséquences fondamentales qu’il faut recenser afin
de mesurer la pertinence de ce que nous appelons la culture posttraumatique.
Qu’entendons-nous ici par culture posttraumatique ? Pour faire vite, postu-
lons qu’il s’agit de la culture d’une société bouleversée par des événements
dramatiques particuliers ayant déstructuré les repères symboliques ou géogra-
phiques, fendant la société dans son tissu de solidarité, à savoir le rapport entre
les vivants eux-mêmes et leur rapport aux morts ou aux mourants. La culture
posttraumatique est en panne d’orientation dans l’espace symbolique aussi bien
que dans l’espace géographique. Ainsi la question invite moins à une demande
de réponse qu’à un diagnostic, celui des malaises ou des mal-être qu’ont suscités
les catastrophes de 2010. Ainsi une culture posttraumatique est l’expression
d’une culture en crise 1 se situant à la crête du temps où le passé est ébranlé dans

1. Pour une compréhension conceptuelle de la notion de « crise », voir Morin, 1984 et Habermas, 1978. À
noter que les deux auteurs se sont référés aux sciences médicales pour définir la « crise », c’est dire que celle-ci
porte une charge pathologique indéniable qu’il serait bon d’approfondir dans le sens de ce qu’elle peut elle-
même susciter comme pathologie.
206 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

ses symboles et l’avenir titube, en ce que les restructurations demandent du


temps pour s’installer dans les mœurs, dans les habitudes, dans les institutions.
Entre-temps, et c’est là notre question de départ, l’« urgence » s’impose : il
faut vivre au présent comme s’il annonce l’avenir. Comment penser le présent
d’une culture qui a été démantibulée par la disparition inouïe d’un nombre
vertigineux de gens, l’« espace d’un cillement 2 », le temps d’un songe, d’une
rêverie baroque ? Comment penser la possibilité de la « solidarité » au cœur
d’une société trouée par la disparition d’autant de vivants qui, par l’immédiateté
de leur effacement, n’ont pas permis aux survivants de préparer le deuil ? Quelle
mémoire assumera l’expérience de cette catastrophe ? En réalité, la question de
la mémoire est plus complexe qu’elle ne le paraît : elle renvoie d’abord aux
expériences vécues sur un espace socialisé, donc institué selon une syntaxe, une
sémantique et une sémiotique culturelles qu’elle devrait restituer. Pourtant, c’est
ce complexe anthropologico-sémiotique qui se trouve ébranlé laissant les gens
nus dans un espace brisé. Si la mémoire porte la réalité d’une intersubjecti-
vité 3 qui est à l’œuvre dans cet espace socialisé, avec le tremblement de terre,
reconnaissons que cet espace s’est réduit en « miettes ». C’est la possibilité de la
constitution du sens dans ce contexte d’émiettement de l’espace qui se trouve
posée à l’intelligence philosophique.
Nous donnerons quatre orientations à notre travail. D’abord, nous inter-
préterons le tremblement de terre comme événement qui déchire la toile de la
spatialité où les Haïtiens se sont constitué une culture, une société. Le tremble-
ment de terre a fendillé notre espace transcendantal de communauté laissant
une béance, une absurdité 4 ouverte à notre besoin de compréhension. En suite
de cette déchirure phénoménologique, il institue un désordre dans l’inter-
subjectivité où le rapport à l’autre se perd dans une promiscuité dégradante,
avilissante, « désolante 5 », et le rapport à soi manque de cette zone d’ombre
de l’intimité. Mais c’est surtout l’incapacité des instances étatiques à répondre
à cette réalité nouvelle qui ronge une stabilité essentielle : le vivre-ensemble,
selon les exigences institutionnelles du politique. Enfin, nous tenterons de
comprendre, dans la mesure où la terre ébranlée renvoie à un questionnement
sur Dieu qui en est le garant, comment le symbolique religieux permet de
répondre aux exigences nouvelles du vivre haïtien. On l’aura compris, tous ces

2. Nous empruntons cette expression au titre du roman de Jacques Stephen Alexis (1959).
3. Sur la problématique très complexe de l’intersubjectivité que nous ne saurions exposer ici, voir les travaux
d’Edmund Husserl (1976) et de Maurice Merleau-Ponty (1945).
4. Nous entendons « absurdité » dans le sens que lui accorde Paul Tillich : « Nous emploierons le terme
absurde pour cette menace absolue que le non-être fait peser sur l’affirmation de soi spirituelle. » Selon Tillich, la
différence qu’il y a lieu d’établir entre le « vide » et l’« absurde » réside dans l’absoluité de la menace du non-être
que nous rencontrons dans l’expérience absurde, tandis que le « vide » renvoie à une « menace relative ». On
l’aura compris, il ne s’agit aucunement d’exagérer si nous interprétons l’expérience postsismique selon le terme
de l’absurdité pour souligner la profonde érosion du sens de l’existence pour l’Haïtien (Tillich, 1967 : 55).
5. Sur la question de la « désolation », au regard du contexte politique et culturel haïtien, voir Corten, 2001.
EXISTER DANS LES CATASTROPHES : SOUFFRANCE ET IDENTITÉ 207

aspects concordent vers le souci de savoir : quelle intériorité habite les Haïtiens
après le tremblement de terre ? En ce sens, notre interrogation principale est
celle de savoir quelle nouvelle configuration identitaire le tremblement de terre
risque de faire advenir dans l’espace culturel et social haïtien ?
D’un point de vue différent de celui que nous adoptons ici, Judith Shklar,
dans Visages de l’injustice (2002), présente une description formidable de deux
phénomènes relevant chacun de l’infortune et de l’injustice. En effet, l’objectif
de son travail dans cet ouvrage consiste à montrer qu’il existe une frontière
ténue, ou difficile à maintenir, entre « infortune » qui serait les formes de
malheur lié aux phénomènes naturels de grande envergure, comme le séisme
qui a eu lieu en Arménie ou, plus près de nous, en Haïti, le séisme du 12 janvier
2010, et « injustice », entendue dans le sens du malheur lié aux intentions et à
la liberté de l’homme. Par une analyse très subtile l’auteure expose la difficulté
d’isoler des critères discriminants laissant apparaître la spécificité de l’injustice,
distincte de l’infortune. Enfin l’infortune et l’injustice renvoient à la perception
qu’ont la victime ou l’accusé d’un événement : selon le point de vue adopté la
demande de justice s’exprimera dans les termes de l’infortune ou de l’injustice.
Si nous citons ce texte, et particulièrement les premières pages d’intro-
duction, c’est parce que nous y trouvons quelques éléments d’une pertinence
forte pour penser, en deçà de cette distinction entre infortune et injustice, la
portée politique et théologique que peut revêtir une catastrophe naturelle. Cette
distinction nous offre l’opportunité de penser, dans le cas du séisme haïtien, le
nouveau rapport que celui-ci est susceptible d’instituer entre le peuple haïtien
et l’État ou les responsables étatiques et Dieu, que nous définissons comme
instance de justification ultime de l’ordre du monde 6.
« Quand une catastrophe relève-t-elle de l’infortune, et quand est-ce de
l’injustice ? » À cette question que Shklar pose dès l’ouverture de son texte,
elle répond :
Intuitivement, la réponse nous paraît tout à fait évidente. Si l’événement
funeste a été causé par les forces extérieures de la nature, il s’agit d’infortune, et
nous ne pouvons alors que nous résigner à nos souffrances. En revanche, pour
peu que quelque agent mal intentionné – humain ou surnaturel – ait provoqué
cet événement, alors nous avons affaire à une injustice, et nous pouvons légiti-
mement exprimer notre indignation ainsi que notre colère. (Shklar, 2002 : 9.)

La distinction entre « infortune » et « injustice » serait sans ambiguïté :


d’une part, l’infortune serait le malheur ou la malchance causée par des phéno-
mènes impersonnels de la nature où la responsabilité humaine fait défaut, où

6. Nous renvoyons le lecteur au texte combien éclairant et stimulant sur la question de « Dieu » qui se trouve dans
cet ouvrage. En effet, par une heureuse coïncidence, le texte de Philippe Chanson apporte une lumière étonnante à
cet aspect de la question que nous n’avons pas détaillé ici, vu le détour que cela aurait requis. Nous recommandons
au lecteur trois autres textes du même auteur, qui sont de la même facture (Chanson, 2005 ; 2007 ; 2009).
208 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

il devient impossible de trouver un agent libre qui répondrait de la souffrance


des victimes ; d’autre part, l’injustice, au contraire, renverrait à l’agent libre et
responsable. Shklar signale dans les phrases suivantes que la distinction n’est
pas si aisée. C’est son essentielle préoccupation de complexifier ce rapport entre
injustice et infortune : « La frontière, dit-elle, qu’on a coutume de tracer entre
l’humain et le naturel n’est pas non plus tout à fait pertinente » (ibid. : 10). Elle
illustre cette thèse à partir de l’exemple qui nous concerne à plus d’un titre, celui
du tremblement de terre :
Nul ne niera qu’un tremblement de terre constitue un événement naturel,
mais en réalité, pour peu qu’il provoque d’importants dégâts et qu’il fasse
périr un grand nombre de personnes, ce n’est pas la seule chose qui peut en
être ou qui en sera dite. On y verra tout aussi bien une injustice, et ce pour
des raisons entièrement différentes. Les croyants mettront Dieu en cause :
« Pourquoi nous ? », s’écrieront-ils de désespoir. « Nous ne sommes pas plus
mauvais que les autres, pourquoi le châtiment s’est-il abattu sur nous ? » Et, plus
spécifiquement encore : « Pourquoi mon enfant ? » Parmi les victimes moins
pieuses, peut-être quelques-unes se contenteront-elles de dire que la « nature
est cruelle », mais elles ne seront certainement guère nombreuses, puisqu’il est
difficile de supporter le monde contingent, arbitraire, et que ces victimes, dans
leur état d’affliction, se mettront à chercher la responsabilité de leur malheur
dans des agents humains. Et sans doute les trouveront-elles assez rapidement. En
effet, il est fort plausible qu’un grand nombre de personnes ont effectivement
contribué à la catastrophe et en ont encore aggravé les conséquences. Tant de
bâtiments s’effondrent parce que les entrepreneurs n’ont pas respecté les règles
de construction et ont corrompu les inspecteurs. Il est rare que la population soit
pleinement avertie des dangers, que des procédés technologiques sophistiqués
permettraient souvent de prévoir. En outre, il se peut que les autorités publiques
ne soient pas toujours sérieusement préparées à de telles éventualités. Il n’y aura
pas de mesures d’urgence efficacement organisées, pas d’aide médicale digne de
ce nom, pas d’évacuation rapide des blessés. Nombreux périront qui auraient pu
être sauvés. Mais demandera-t-on, où étaient donc passés les impôts de tous ces
malheureux ? (Ibid. : 10-11.)

Nous nous excusons de la longueur de la citation, laquelle peut être justifiée


par la correspondance de cette description avec ce que nous avons vécu en Haïti
et par la justesse des occurrences signalées. Inévitablement la question du sens de
ce phénomène monstrueux détruisant tout sur son passage, et faisant peser sur
l’homme la fragilité de la vie, s’impose comme l’inévitable besoin de compréhension
du dérangement de l’ordre du monde suscitant une profonde indignation ou révolte
face à Dieu. Ce fut une telle indignation qui a frappé Voltaire s’insurgeant contre la
perspective de l’optimisme béat de la Théodicée de Leibniz. Voltaire crie justement :
Ô Malheureux mortels ! Ô terre déplorable ! / Ô de tous les mortels assem-
blages effroyables ! / D’inutiles douleurs éternel entretien ! / Philosophes trompés
qui criez : « tout est bien » ; / Accourez, contemplez ces ruines affreuses, / Ces
débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses, / Ces femmes, ces enfants l’un
EXISTER DANS LES CATASTROPHES : SOUFFRANCE ET IDENTITÉ 209

sur l’autre entassés, / Sous ces marbres rompus ces membres dispersés, / Cent
mille infortunées que la terre dévore ; […] Direz-vous : « C’est l’effet des éter-
nelles lois / qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ? / Direz-vous, en
voyant cet amas de victimes : / « Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs
crimes » ? / Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants / Sur le sein éternel
écrasés et sanglants ? (Voltaire, 1961 : 304.)

Cette interrogation philosophique au regard d’une vision théologique


du monde, celle de la théodicée, concerne tous les hommes, elle est intime-
ment liée au besoin humain de vivre dans un monde ayant tiré son sens, sa
cohérence d’une unité, d’une systématicité fondée par une instance suprême,
qu’elle lui soit transcendante ou immanente. Dieu représente dans beaucoup
de sociétés cette instance justifiant l’ordre du monde. Les attributs le désignant
ne manquent de le poser dans la perfection, dans la toute-puissance et l’omnis-
cience. L’indignation que l’homme – confronté au grand bouleversement de la
nature où sa responsabilité n’est pas directement assignée – éprouve au moment
de ce grand bouleversement traduit la surprise dont le sens réside dans le constat
d’habiter un système qui devient incohérent, fissuré.
En Haïti, cette question théologique, de la responsabilité de Dieu dans
l’effondrement des villes de Port-au-Prince, de Léogâne, de Jacmel, etc., a reçu
un traitement bien particulier, en ce que le discours théologique envahissant
la sphère d’interprétation du phénomène s’en est remis à la responsabilité
du peuple haïtien. Certes, il s’agit là d’une emprise idéologique du religieux
chrétien protestant prenant en otage le registre de la justification ou de l’expli-
cation du séisme.
Cet aspect mérite une plus grande attention 7. Nous voudrions reconnaître
avec Laënnec Hurbon qui soutient que chez le vodouisant le séisme a pris un sens
particulier, proche de l’explication scientifique, en l’occurrence le vodouisant
croit que le séisme est un phénomène naturel 8. Par ailleurs, en dépit de tout, la
question devait rester pendante pour la conscience interrogeante de l’Haïtien :
« Pourquoi les Haïtiens ? Qu’est-ce qu’ils ont fait de si particulièrement mauvais
pour mériter ce châtiment de Dieu ? » C’est au nom de cette question que les
protestants se sont emparés du registre de justification du malheur haïtien,
en assignant l’Haïtien dans l’un des moments significatifs de son histoire, la
« cérémonie du Bois Caïman » 9, définie par eux comme le « pacte diabolique »

7. Pour cela, nous renvoyons le lecteur à l’article de Philippe Chanson dans ce présent ouvrage et à celui de
Laënnec Hurbon qui ont eu une résonance harmonieuse avec les propos que nous tenons ici.
8. Intervention de Laënnec Hurbon, à l’EHESS, le vendredi 19 novembre 2010.
9. Dans l’histoire d’Haïti, la « cérémonie du Bois Caïman » désigne la réunion de différents groupes d’esclaves
durant la période du grand bouleversement colonial. Au cours de cette réunion, certains historiens relatent que les
esclaves ont égorgé un « cochon » dont ils ont bu le sang. Un acte perçu comme l’alliance des différents groupes
d’esclaves s’unissant pour lutter contre le système esclavagiste. Ce sang partagé par les esclaves a été interprété
par les « religieux évangéliques » comme le « pacte » que les ancêtres des Haïtiens avaient passé avec le « diable »
qu’incarnait le cochon. Or les Haïtiens ont souvent recours à ce moment historique pour inscrire le début de leur
210 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

qui serait la cause du séisme. Vu la force de la croyance du peuple, cette inter-


prétation « théodicaire » risque d’enfermer l’« âme » du peuple haïtien dans un
sentiment de culpabilité et de honte de soi, dans un refus d’assumer son histoire
qui devient trahison à l’ordre théologique du monde.
Il n’y a pas que ce problème théologique comme risque d’enfermement
de l’identité haïtienne dans une culpabilité face à un événement historique
perpétré selon des exigences sociopolitiques de l’époque et selon une « cosmo-
gonie » spécifique (Hurbon, 2002), liée à l’élaboration du vodou comme pra-
tique religieuse et spirituelle des esclaves. La question de la cohérence ou de
l’ordre ne concerne pas uniquement le monde, mais aussi la société : le séisme,
la catastrophe du 12 janvier aussi bien que l’épidémie du choléra – mais à un
autre niveau de responsabilisation de soi vu qu’il a été clairement démontré
que cette épidémie a été portée par les soldats népalais de l’ONU – ne mettent
pas seulement en question l’ordre de la nature, mais aussi l’ordre politique :
l’importance ou l’utilité de l’État. Cela a été bien souligné par Shklar : ceux qui
ne s’arc-boutent pas au registre théologique d’interprétation en viennent aux
responsables étatiques pour s’interroger sur l’efficacité des interventions, sur la
maîtrise de la situation catastrophique. Sur ce point aussi, il importe de montrer
que l’intelligence sociale en quête, non de responsables, mais de « compétences »
à répondre aux exigences nouvelles postcatastrophiques s’interroge sur le sens
de l’État. Et là, les instances politiques haïtiennes n’étaient pas en mesure de
répondre à ce moment de dénuement du peuple haïtien.
Soulignons que le séisme a dérangé un confort historique, puisque l’ima-
ginaire haïtien n’a aucunement retenu les séismes qui avaient frappé certaines
villes haïtiennes, particulièrement Port-au-Prince plusieurs fois détruite par des
tremblements de terre et la ville du Cap-Haïtien. Cet oubli a institué un confort
dans la société en instituant une sérénité où le malheur s’observait davantage du
côté des cyclones et des inondations. Le séisme n’a pas seulement bouleversé la
terre, ce sur quoi nous reviendrons, il a déchiré une disposition psychologique
que l’Haïtien nourrissait à l’égard de cette terre. Si nous soulignons cette dimen-
sion psychologique, née d’une longue expérience historique, c’est pour mieux
donner la mesure du dérangement, de la déchirure que le peuple allait vivre
et sa grande solitude face à l’État, aux personnages étatiques, ceux-là qui sont
habilités à apporter une réponse adéquate à la catastrophe en faveur des indi-
vidus nus, dénudés de tout. Et pourtant, la surprise a été grande : le silence des
personnalités étatiques, leur incompétence ou leur réponse inappropriée à cette
situation déstabilisante. Rappelons que le chef de l’État a dû attendre plus de
vingt-quatre heures pour s’adresser à la population et quand il l’a fait ce fut dans
des termes vagues : sans annonce, sans promesse, au contraire son message a

histoire de peuple. L’enjeu ici se trouve dans le fait qu’une telle interprétation théologique risque d’enfermer les
Haïtiens très crédules à l’égard du discours religieux dans la honte de leur inscription dans ce moment historique.
EXISTER DANS LES CATASTROPHES : SOUFFRANCE ET IDENTITÉ 211

permis de remarquer le peu de maîtrise qu’il a eu de la situation – le président


Préval n’avait-il pas annoncé 10 000 victimes ?
Il a fallu l’intervention d’un nombre considérable d’aides venues de par le
monde pour que le peuple soit plus ou moins soutenu dans sa tentative indivi-
duelle de sauver ce qui était à la mesure de sa force. Là encore, aucune instance
de coordination n’a été mise en place pour harmoniser les aides internationales.
C’est là que la question de la responsabilité des autorités haïtiennes se pose, et
laisse chez la population le constat de leur impuissance et de leur incompétence ;
impuissance et incompétence qui renforceront encore une fois la méfiance de la
population face aux institutions politiques et administratives, enfin à l’institu-
tion de l’État elle-même. Un tel constat n’aura pour conséquences à l’arrivée que
l’intensification des pratiques informelles et personnalisées fragilisant davantage
toute possibilité d’implantation d’institutions dans la société. Donc, que ce soit
au regard de Dieu ou de l’État, les Haïtiens se trouvent en face d’un « vide »
qui laisse une existence presque « absurde » ; ils ne sont soutenus que par leur
religiosité. Vidé d’une responsabilité théologique ou étatique, l’Haïtien doit-il
s’en prendre à lui-même ?
En plus de cette solitude dans laquelle se trouvent les Haïtiens, en dehors de
la grande solidarité internationale, qui d’ailleurs ne va pas sans problème lorsque
l’on observe l’extravagance dont se parent certaines ONG, d’autres aspects de
l’existence sociale ont été ébranlés. Ici nous mentionnerons la déchirure du tissu
intersubjectif des vivants et des morts, et, dans le sens où le territoire représente
le socle phénoménologique de cette intersubjectivité, son ébranlement comme
ébranlement du territoire symbolique est à coup sûr la déstructuration des
modes symboliques d’être ensemble.
La terre a été bouleversée. Pour ceux qui ont vécu le tremblement de terre,
l’espace a été défiguré. Le fait que des lieux symboliques et institutionnels,
l’habitat, ont été détruits en l’espace d’un clin d’œil, laissant une nuée de
poussière, explique le caractère étrange, déchirant d’un espace d’habitude, d’un
rythme de vie qui devient en même temps un endroit hostile, inhabitable, insé-
curitaire. L’Haïtien devient dès lors étranger à son espace d’expériences vécues
où l’histoire intime s’est tissée en tissant le sens de l’espace. En d’autres termes,
où le « corps propre » de l’Haïtien donnant chair 10 à l’espace l’incorpore en en
faisant un espace vivant, un espace de « sens » (de direction, d’orientation et de
signification). Le tremblement de terre est advenu en déchirant cette complicité
entre les survivants et l’espace. La terre haïtienne semble n’être plus habitable 11.
En tant que telle, elle n’est plus propice à l’institution de l’intersubjectivité ou
du vivre-ensemble haïtien.

10. Nous utilisons l’expression dans le sens qu’il revêt chez Maurice Merleau-Ponty (1945).
11. C’est ce qu’illustre le nombre imposant d’Haïtiens qui faisaient la queue à l’entrée des ambassades
étrangères en Haïti au cours des premiers jours qui ont suivi le séisme.
212 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

D’une part, le tremblement de terre a jeté dans la rue, dans la promiscuité,


des êtres de dignité dont l’un des traits caractéristiques est d’avoir un espace
« personnel », propre, de préservation de soi dans une certaine intimité à soi.
Contrairement à ce qu’il est possible de penser, l’intersubjectivité n’a de sens
qu’en tant qu’une zone d’intimité est impartie au « sujet ». Or, en chassant les
gens de leurs maisons détruites, et les jetant dans la rue face à un État incapable
d’apporter de réponses mesurées, le tremblement de terre crée une situation de
« souffrance » épouvantable. Des gens dépourvus de tout, même de la préser-
vation de ce qui leur serait le plus intime, exposés au soleil, à la pluie, bref à
la probabilité météorologique, doivent éprouver chaque jour leur dignité, leur
fierté d’être, afin de la préserver contre cette machine de « désolation » que
représentent les camps de fortune. Sur ce point, c’est toute la personnalité
de l’individu haïtien qui est en jeu, en ce que ce dénuement, cette nouvelle
manière d’être dans les « camps » où l’on est à la merci de tout, les intempéries,
les violences, les mépris politiques, en dépit de la présence des ONG, risque
d’instituer un nouveau rapport à soi et à l’autre, marqué par la banalisation
de la vie dans l’expérience de sa vie « déchue » dans la rue ; en conséquence la
banalisation de la vie de l’autre, donc le risque du raturage de la nécessité et de
l’importance de la vie collective, particulièrement de la vie politique. Il y va de
la solidarité 12 avec les vivants.
D’autre part, le tremblement de terre a ruiné une autre forme de solidarité,
celle que nous entretenons avec les morts, qui étaient bien sûr des vivants. En
effet, les rites mortuaires et funéraires ne sont aucunement des actes gratuits,
c’est ce que l’anthropologie de la mort nous a appris 13 : c’est tout un mécanisme
de liaison de la mort à la vie, du vivant au mort, de la continuité de l’exis-
tence, de la mémoire qui est en jeu dans ces mises en scène anthropologiques où
l’homme traduit sa reconnaissance à ceux avec qui il a vécu. Les rites mortuaires
et funéraires témoignent du désir de l’homme d’être homme jusqu’à la mort 14,
même dans la mort. Ainsi ils sont des procédés d’apprivoisement de la mort,
mais aussi du maintien de la dignité de l’homme même étant mort. Et c’est ce
que les Haïtiens n’ont pas été en mesure de faire : répondre à la brutalité de la
mort par le traitement funéraire des morts 15. Ce manquement de devoir aux

12. Si nous entendons la solidarité comme le fait d’être en paix avec « la terre et ciel, les divins et les
mortels », nous comprendrons que, selon cette quadripartie proposée par Martin Heidegger pour « habiter » le
monde, que nous sommes loin de l’« habitat ». En effet, revenant à Heidegger qui, répondant à la question de
l’être de l’habitation, dit : « Le véritable ménagement est quelque chose de positif, il a lieu quand nous laissons
dès le début quelque chose dans son être, quand nous ramenons quelque chose dans son être et l’y mettons en
sûreté, quand nous l’entourons d’une protection […] Habiter, être en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui
nous est parent, c’est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose de son être. Le trait fondamental de
l’habitation est ce ménagement » (Heidegger, 1954). Or ce ménagement est ce que le tremblement de terre a
enlevé aux Haïtiens qui, dès lors, n’habitent plus le monde, ou leur monde.
13. Voir Thomas, 1976 ; Bayart, 1983 ; Péruchon, 1997.
14. Nous nous sommes inspirés du titre de l’ouvrage posthume de Paul Ricœur (2007).
15. Laënnec Hurbon a débattu du problème du rite mortuaire dans sa contribution au sein de cet ouvrage.
EXISTER DANS LES CATASTROPHES : SOUFFRANCE ET IDENTITÉ 213

morts, certes non voulu, risque de susciter, sans nul doute, chez les vivants, les
survivants au séisme, des troubles psychosymboliques renversant la sérénité de
leur « âme » dans un trouble macabre de sentiment de persécution, de vengeance
des morts 16. Ainsi le problème de la dette au mort, de la responsabilité du vivant
à traiter dignement son mort, l’ultime dette que nous avons envers la mémoire
des morts, risque de se transformer d’abord en sentiment d’insécurité, en
sentiment de culpabilité, d’incapacité à enterrer dignement ses morts, ses êtres
chers : il y a assez de réserves symboliques dans l’histoire coloniale et esclavagiste
de la société haïtienne pour qu’une telle élaboration imaginaire se produise.
Pourtant, le noyau du problème pourra être au niveau de la dégénérescence de
l’importance accordée jusque-là au mort. Cette dégénérescence était déjà en
cours en Haïti avant le séisme 17 : l’on côtoyait les morts sans éprouver aucun
malaise, aucun tressaillement.
Enfin, ces cadres théologico-anthropologiques et politiques que nous avons
esquissés nous conduisent à plusieurs considérations. Il ne peut s’agir que de
considérations, étant donné qu’à l’instant, il est impossible de certifier l’exis-
tence de ce que nous avons avancé. D’abord, au regard de ce que nous avons
évoqué, il est clair que la société haïtienne entière devient une véritable commu-
nauté de souffrance où des conditions psychopathogènes sont présentes pour
susciter des troubles symboliques de toutes sortes. Or c’est en effet cette souf-
france qu’il faut questionner. Les Haïtiens souffrent, mais sont très peu compris
dans leur souffrance, leur situation est comparable au constat fait par Abel, un
des personnages du roman d’Ernest Pépin, Le tango de la haine :
Les gens savaient que nous traînions une vague histoire de souffrance, mais
dans le tumulte des meurtres, des viols, des grèves, des cyclones qui ensau-
vageaient les vivants, ils ne portaient pas une attention réelle à nos épreuves.
(Pépin, 1999 : 220.)

Du moins, les aides proposées adoptent une pédagogie qui répond très faible-
ment à la demande de reconnaissance, entendue comme accompagnement à la
restitution de la dignité haïtienne : c’est la raison pour laquelle il est possible
d’observer une profonde « susceptibilité » haïtienne à l’égard d’une aide dont
il a besoin. C’est en tant que la souffrance ne trouve pas de réponse requise

16. Nous fondons notre hypothèse sur les acquis théoriques de la Daseinsanalyse montrant l’importance
de la « présence » au monde et de la communauté dans la santé psychique des individus. Or ce monde, cette
communauté sont entièrement défigurés. Il est possible de supposer que cette défiguration ne restera pas sans
conséquences sur les formes de re-symbolisation qui vont être mobilisées pour restructurer symboliquement
l’espace haïtien. Pour un point de vue général sur la Daseinsanalyse voir Binswanger, 1971 et Maldiney, 1991.
17. Depuis 1986 les assassinats, les tueries dans les rues et les pratiques de lynchage ont dû développer une
« insensibilité », une forme d’indifférence des Haïtiens, en tout cas, de ceux de la capitale, à l’égard des morts.
Avant le séisme on s’inquiétait peu des corps jonchant les trottoirs durant plusieurs jours, à côté desquels il
était possible de rencontrer de petit(e)s marchand(e)s. N’est-il pas possible de voir dans ce traitement qui a été
accordé aux morts du tremblement de terre l’avènement d’une banalisation du vivant qui répondrait à cette
misère chronique que vivent les gens ?
214 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

qu’elle risque d’enfermer les souffrants dans la solitude, dans une ontologie
douloureuse de la plainte, de la lamentation, et, à la longue, elle peut conduire
à des situations de violence extrême dans des révoltes populaires. En ce sens, il
est difficile de souscrire à la pensée romantique de la souffrance formatrice de
l’homme. Car ce que l’homme refuse dans la souffrance est l’obscurcissement de
l’être que produit le malheur. Illustrons cette pensée par ce constat : le deuxième
jour après le séisme, à la bourse du travail de Saint-Denis, en France, un groupe
d’Haïtiens s’est réuni pour solliciter l’aide de la communauté internationale,
particulièrement de la France. Déboussolés, troublés, car à cette date il était
difficile d’avoir des nouvelles de leurs proches d’Haïti. En même temps que les
organisateurs sollicitaient l’aide de la communauté internationale, ils ont invité
l’assistance à chanter l’hymne national d’Haïti, la Dessalinienne. Ce fut, un véri-
table paradoxe : demander de l’aide et afficher son patriotisme. Et nous pensons
que la souffrance haïtienne est due en grande partie à l’incompréhension de cette
souffrance comme difficulté à se dire dans sa fierté, dans sa dignité embuée de
misère honteuse montrant sa nudité (politique, sociale, économique) au grand
jour. Ensuite, nous avons indiqué que différentes formes de solidarité risquent
d’être ruinées. En plus de cette souffrance non délivrée, nous pourrons assister à
l’élaboration d’un imaginaire morbide de la poursuite des survivants endeuillés,
endettés aux morts, par des êtres invisibles. Retenons-nous de nous faire prophète.
Par ailleurs, l’immensité de la souffrance que vit le peuple haïtien risque d’ins-
tituer un rapport à soi marqué par une profonde susceptibilité, une profonde
méfiance de l’intervention de l’autre. En plus que cette altérité ignore souvent la
représentation que l’Haïtien se fait d’elle. Pensons à l’expérience du choléra, une
épidémie introduite en Haïti par des casques bleus d’origine népalaise. Donc, il
est possible de nous trouver en face d’une société complètement séparée de son
État, mais aussi de la communauté internationale qui, par habitude, a recours à
la voie rapide de l’urgence, de l’assistance au lieu d’emprunter la voie longue du
dialogue et de la compréhension construite. Enfin, la vie pourra être banalisée
dans des élaborations ironisantes qui ne seront que des formes de traitement des
traumatismes vécus. Un autre exemple : le tremblement de terre a été approprié
par les Haïtiens selon l’onomatopée, goudou, goudou… Cette onomatopée qui
est une reprise phonique de la vibration émise par l’amplitude du tremblement
de terre doit être interprétée comme une tentative d’arraisonner un phénomène
qui reste indomptable. Il s’agit d’une forme de dérision qui pourrait s’établir sur
toute la sphère du vivre-ensemble. Mais en même temps, cette dérision semble
retrouver la fierté que nous avons soulignée ci-dessus : au fond, la dérision et le
sentiment de fierté se retrouvent par une manière de mettre à distance l’épreuve
du deuil. Ainsi elles doivent être entendues dans le sens d’une capacité à prendre
une certaine distance avec la souffrance. Il revient dans ce cas à une conscience
politique véritable d’encadrer cette capacité résistante du peuple haïtien, mais
que fragilisent profondément les dernières catastrophes de l’année 2010.
EXISTER DANS LES CATASTROPHES : SOUFFRANCE ET IDENTITÉ 215

Exister dans les catastrophes reviendrait à encourager le parti pris symbolique


en faveur de l’être, de la vie, du bien-être, à l’œuvre dans la culture et la société,
par une politique responsable, une politique qui promeut le vivre-ensemble en
instituant une nouvelle symbolique du deuil collectif, un programme d’accueil
aux handicapés, aux familles démembrées. Bref une politique qui pourra insti-
tuer, c’est-à-dire créer des structures fermes pour résister aux effets liquéfiants,
déstabilisants, tant du point de vue sociologique, anthropologique que psycho-
logique, du tremblement terre.

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Haïti : le Bondieu est-il vraiment bon ?

PHILIPPE CHANSON
Docteur en anthropologie, théologien et aumônier de l’Université de Genève, il
est scientifique associé du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’université
catholique de Louvain. Après de nombreuses missions théologiques et de collectes
ethnographiques dans les Caraïbes ainsi que de longues années de recherches sur
les identités antillaises et les processus de métissages, il propose des analyses très
pointues sur le phénomène religieux, les blessures coloniales, le matériau oral et
littéraire créole et autres éléments caractéristiques de cette région du monde dont
Haïti constitue une figure emblématique. Contributeur d’importants colloques
internationaux, il est l’auteur d’une centaine d’articles, livres et travaux.
Philippe.Chanson@unige.ch

On ne traitera pas ici du rôle de la religion et du religieux en soi, pour-


tant singulièrement présents en Haïti en tant que formes multiples de soutiens
(spirituels, rituels, sociaux, psychologiques, culturels même, y compris leurs
avatars…), voire de mise en sens possible du malheur. Il s’agit bien plutôt de
prendre le risque d’une interrogation à première vue incongrue pour ne pas dire
impertinente eu égard à la situation insulaire : soit de nous demander, face aux
déséquilibres entre le lot des catastrophes, des épreuves répétées et du senti-
ment de dévènn nèg (malchance) que connaît Haïti et les parts lumineuses de
joie, d’espoir, de foi, de courage, de ferveur, en un mot de résilience humaine
si spirituellement marquée de la population haïtienne, si le Bondieu que l’on
invoque constamment face au béton de la réalité est finalement perçu comme
étant vraiment bon.

Bondieu en question

Mais pourquoi oser cette question qui n’est de surcroît lexicalement pas très
adéquate puisque nous savons bien qu’en créole « Bondyé » reste une contraction
insécable signifiant tout simplement « Dieu », et que pour exprimer sa bonté on
ajoute la particule adjective « Bondyé bon » ? L’interrogation, on l’aura compris, joue
donc sur le terme, étant entendu qu’elle délaisse la problématique métaphysique
absconse de la déité. Elle pose en revanche la question de la logique et de l’interpré-
tation d’une réalité « Bondieu » spécifique à Haïti et, de fait, de la place et du sens qui
218 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

lui sont populairement attribués ou dévolus, place et sens qui permettent – litté-
ralement dit – « in-croyablement », aux Haïtiennes et aux Haïtiens, de toujours
tenir debout envers et contre tout par-devers les malheurs. Car faut-il rappeler, au
sujet du Bondieu versus les tremblements frappant l’île, que l’on aura entendu tout
et son contraire ? Des propos qui choquent : « Haïti maudite, punie, oubliée du
Bondieu » ; d’autres qui réconfortent : « Bondieu connaît toutes choses », « Bondyé
papa-mwen », « manman-mwen » (au superlatif absolu : « Dieu mon papa à moi »,
« ma maman à moi ») ; et d’autres encore qui semblent accepter avec résignation
et fatalisme une sorte de « neutralité divine » : « Bondyé bay, Bondyé pran » (« Dieu
donne, Dieu prend »), « A la gras Bondyé » (« À la grâce de Dieu »). Ce Bondieu
pourtant omniprésent serait-il en fin de compte, comme l’a dit le regretté André-
Marcel d’Ans (1987 : 285), « un Dieu sans morale » ? Ou la simple représentation
« identifiée », fort commode, pour tout ce qui arrive ? Autrement dit une sorte de
Bondieu « clé de voûte » des destinées haïtiennes ? Car derrière l’interpellation du
titre de cette contribution se blottit ou se rumine un enjeu majeur sur la manière de
percevoir finalement l’action négative ou positive de ce référent central du croire,
placé au cœur de la vie haïtienne, et cela quelles que soient les niches religieuses
(vaudoue, catholique, protestante et néoprotestantes de tous bords) qui reven-
diquent toutes ce même Bondieu. Ne dit-on pas que « Bondyé sé youn pou tout
moun », qu’il est le Dieu de tous ?
Le problème est que ledit « Bondieu » n’est en soi nullement « scientifici-
sable », bien qu’une approche résolument anthropologique, c’est-à-dire non reli-
gieusement positionnée du côté de l’observateur en recherche d’objectivé, soit
pourtant possible si l’on considère moins le fait Dieu (le Bondieu en tant que
sujet croyant) que l’effet Dieu (le Bondieu en tant qu’objet d’un croire possible).
Mais de toute façon, l’approche est incontournable tant tout acteur extérieur
résidant en Haïti, qu’il soit ultra-positiviste ou indifférent, ne peut en vérité
échapper à cette acuité spirituelle et cette générosité religieuse sans équiva-
lents. S’il accepte au minimum que l’humain n’est pas qu’un simple agrégat
de molécules mais un être pensant et imaginant et que, de surcroît, devant les
catastrophes, la reconstruction n’est pas que physique mais aussi symbolique, il
est bien obligé de constater que, plus qu’un mot abstrait, « Bondieu » a incon-
testablement une forme de réalité tout à fait active, attractive même, qui, bien
qu’oscillatoire et souvent contradictoire, est quasi systématiquement nommée
pour expliciter l’entièreté de ce qui se présente concrètement dans l’existence
de l’insulaire. Tant, en Haïti, la place audible et visible accordée à Dieu dans le
quotidien est toujours surprenante. Tant lexiques et syntaxes foisonnent à son
sujet, que ce soit dans les conversations courantes comme dans toutes ces formes
de baptêmes nominaux annonciateurs et protecteurs qui, peints sur les tôles des
tap taps 1 ou placardés sur les devantures des boutiques, font partie intégrante

1. Camionnettes colorées qui servent de transports collectifs en Haïti.


HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 219

du paysage religieux. Il n’est aussi qu’à consulter la littérature romanesque et


poétique vouée à décrire la vie sur l’île, et particulièrement celle des masses
campagnardes. Les auteurs, des indigénistes aux spiralistes les plus détonnants,
s’en rapportent constamment à ce Bondieu invoqué par la vox populi, et jusqu’à
lancer eux-mêmes l’interrogation impertinente que propose notre contribu-
tion ! Je pense d’emblée à ce petit dialogue poignant que l’inoubliable Jacques
Roumain établit entre Délira et son mari Bienaimé dans la toute première page
des Gouverneurs de la rosée :
… Délira est accroupie devant sa case, […] et elle appelle le bon Dieu. Mais
c’est inutile, parce qu’il y a si tellement beaucoup de pauvres créatures qui hèlent
le bon Dieu de tout leur courage que ça fait un grand bruit ennuyant et le bon
Dieu l’entend et il crie : Quel est, foutre tout ce bruit ? Et il se bouche les oreilles.
C’est la vérité et l’homme est abandonné. […]
Bienaimé brandit sa pipe comme un point d’interrogation :
– Le Seigneur, c’est le créateur, pas vrai ? Réponds : Le Seigneur, c’est le
créateur du ciel et de la terre, pas vrai ?
Elle fait : oui ; mais de mauvaise grâce.
– Eh bien, la terre est dans la douleur, la terre est dans la misère, alors, le
Seigneur c’est le créateur de la douleur, c’est le créateur de la misère. (Roumain,
2007 [1944].)
Mais je pense également à cette tirade désespérée de Prévilien, héros mis en
scène dans le roman Bon Dieu rit d’Édris Saint-Amand :
En vérité, moi je ne comprends rien dans toutes ces choses. Nous faisons des
cérémonies vaudou, ça ne nous rapporte rien, la misère nous tue ! Nous allons à
l’église catholique et la misère demeure toujours, chaque jour la misère devient
plus terrible ! Nous nous faisons protestants, mais également rien ne change et
c’est toujours la maladie, la misère et la souffrance !… Moi, je ne sais ce que je
dois dire. C’est comme si je devenais fou ! (Saint-Amand, 1988 [1952] : 253.)

C’est cet implacable sentiment d’impuissance face à la toute-puissance divine


présumée et, partant, face aux institutions de la religion populaire (le vaudou),
de la religion imposée (le catholicisme) ou de la religion importée (les protestan-
tismes) qui interroge, tant, comme le posait Alfred Métraux (1989 [1958] : 72),
ce sentiment induit une quasi-association pour le moins problématique entre
les termes « Dieu » et « fatalité » ! Un rapprochement que révèle singulièrement
l’analyse du catalogue des exclamations et proverbes haïtiens à caractère « théo-
logique », c’est-à-dire des expressions qui parlent de Dieu, qui le mettent en
jeu, qui produisent un discours ou un imaginaire sur Dieu, desquelles suintent
une perception et une restitution de toute une imagerie populaire de Dieu. Un
catalogue qui est d’ailleurs d’une ampleur inhabituelle puisque j’ai déjà collecté
pas moins de deux cent de ces pièces appartenant au corpus oral d’Haïti. Cette
seule donnée fait plus qu’informer sur la fréquence et la prégnance de cette
réalité pragmatique Bondieu. Elle légitime de l’aborder.
220 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

Bondieu en oscillations

S’il ne s’agit pas de livrer ici une étude détaillée de ces sentences – étude que
j’ai menée par ailleurs (Chanson, 2006) –, il suffit simplement d’en rappeler
quelques-unes pour effectivement constater une nette oscillation et pas mal
d’ambivalences entre les vœux d’espérance en un Dieu bon et les soupirs
qu’exprime un net sentiment d’abandon. À commencer par le proverbe « Bondyé
pa janm bay dé pènn alafwa » (« Dieu ne donne jamais deux souffrances en même
temps »). Il s’agit d’une sentence ambiguë si l’on considère que, d’une manière
ou d’une autre, c’est quand même Dieu qui donne la souffrance subie malgré
la peine paradoxale qu’il prend à porter aide et secours ; ce qu’exprime du reste
parfaitement cet autre proverbe frère : « Bondyé pa janm bay pitit li pènn san
sékou » (« Dieu ne donne jamais une peine à son fils sans lui apporter secours ») ;
des maximes, donc à deux faces puisqu’elles peuvent faire basculer dans le
fatalisme comme dans le plus grand des espoirs en un Bondieu débonnaire et
compatissant, sujet de consolation. De même, il est difficile d’échapper à LA
grande formule archi-usitée : « Si Bondyé vlé » (« Si Dieu le veut »), formule sur
laquelle il n’est pas vraiment besoin de s’arrêter si ce n’est pour rappeler qu’elle
cache pourtant un véritable « pouvoir caméléon » – pour reprendre l’expression
judicieuse de Lacfadio Hearn (1998 [1885] : XVI) qualifiant ainsi toutes les
pièces proverbiales à couleurs multiples. Car outre qu’elle peut être l’expres-
sion d’une piété sincère, il se pourrait bien en fin de compte que cette formule
puisse singulièrement se muer tour à tour en formule superstitieuse comme en
formule de conjuration (Métraux, 1989 [1958] : 73) tout en pouvant servir
également d’échappatoire commode pour camoufler finalement la volonté et les
agissements de celui ou de celle qui la prononce (Hurbon, 1972 : 214) ! Sans
compter que cette expression n’en reste pas moins indéfectiblement toujours
plombée de sa chape épaisse de fatalisme générant toute une posture attentiste
comme le livre sa variante : « Sa Bondyé vlé sé san réfi » (« Ce que Dieu veut est
sans refus »), soit sans détour possible, sans autre issue que l’acceptation. On
peut aussi naturellement penser à cet autre proverbe tout à fait propre à Haïti :
« Kréyon Bondyé pa gen gonm » – ou « pa gen éfas » – (« Le crayon de Dieu n’a pas
de gomme » – ou « n’a rien pour/à effacer »). Car l’on se trouve ici à nouveau
en face d’une sentence qui sous-entend que tout ce qui a été décidé, accordé
ou contresigné par le Bondieu est irrévocable, irréversible, sans appel, en même
temps qu’elle peut-être interprétée au sens plus positif d’un espoir placé en
une bonté divine qui, elle non plus, ne s’efface point ! Raison pour laquelle on
peut la rapprocher de ce proverbe à double tranchant et terriblement concret :
« Sa Bondyé séré pou ou, lavalas pa poté ’l alé » (« Ce que Dieu te réserve/te
destine, les pluies torrentielles/les inondations ne pourront l’emporter »). Enfin,
nous ne pourrions clore la liste de ces quelques exemples oscillatoires sans citer
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 221

encore cette sentence choc : « Sa nèg fè nèg Bondyé ri » (« Ce que l’homme fait à
l’homme, Dieu en rit »), que renforce encore sa variante, « Kou pou kou, Bondyé
ri », sentence que l’on peut gloser par un « œil pour œil, dent pour dent, Dieu
est content » ! Non sans nous demander de quoi et pour quoi Bondieu peut-il
rire et en être content. C’est ce que traite précisément le superbe récit d’Édris
Saint-Amand déjà cité, Bon Dieu rit (1988 [1952]), un récit explicitant que
le Bondieu est tellement au-dessus de toutes les appartenances et embrouilles
religieuses et politiques qu’il est aussi vain de s’en référer à lui qu’il est vrai que
les humains restent totalement livrés à eux-mêmes face aux combats de leurs
propres dissensions, décisions, circonlocutions et actions.
Tout cela dit, il est évident que l’on peut chercher à expliquer la bivalence de
ces proverbes à l’aide de plusieurs indices. Et d’abord celui – souvent avancé –
de l’influence majeure de la religion catholique dont l’enseignement minima-
liste inculqué pour contrecarrer la prégnance de la religion vaudou populaire a
participé à créer une sorte de christianisme « de folk » (Bastide 1967 : chap. VIII)
distillant non seulement un Bondieu étriqué pour le petit peuple, mais un véri-
table catéchisme de soumission, comme une hymnologie de résignation, par
ailleurs allègrement dupliqué aujourd’hui par toute une frange de protestan-
tismes importés – cela sans entrer dans le débat des accusations et des hiérar-
chies improbables entre bonnes et mauvaises croyances, autrement dit, entre ce
qui se déroule d’action et de foi dans ces lieux poto-mitan 2 du religieux haïtien
que sont les péristyles vaudous, les églises catholiques ou les temples protestants.
On a également avancé l’indice d’une lecture obligée d’un Bondieu au carrefour
des représentations hyperboliques de toutes les tragédies, injustices, humilia-
tions, violences, peurs, arbitraires continuellement subis par le totalitarisme des
occupants et des dictateurs de tout temps et de tous genres qui ont plongé
leurs mains dans la pâte de l’histoire d’Haïti et, partant, de tout ce qui a pu
contribuer à produire l’omnipuissance du maître. Faut-il rappeler, à ce propos,
combien l’utilisation de la figure du maître esclavagiste ou du président comme
« envoyé divin » pour le salut du peuple a participé à incruster, dans les esprits,
par jeu de miroir, l’image, récupérée à cette fin, d’un Bondieu sévère et écrasant
au service des dominants ? Et cela via la morale aussi rédhibitoire que tragique
d’une oppression politique traumatique blessant les mémoires tant sociales que
théologiques ? Une lecture explicitant les comportements fatalistes, à laquelle
s’ajoute encore l’indice d’une lecture de substitution devant les inextricables des
carences et des incuries institutionnelles que résume cet autre proverbe moderne,
laconique et fort significatif : « Aprè Bondyé sé lÉtat », sous-entendu l’appareil de

2. Le « poteau-mitan » est très concrètement un pilier de bois situé au centre de tout sanctuaire vaudou,
sorte d’axe métaphysique où converge le ciel et la terre, où descendent les loa (esprits) attirés par les vèvè (dessins
symboliques représentant leurs attributs) et où évoluent les initiés. L’emploi de ce terme prend ici un sens
analogique fort signifiant en contexte haïtien.
222 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

pouvoir avec ses Gran-Nèg ou Gwo-Nèg 3 qui, précisément, dominent et régis-


sent non sans éloignement souverain et distant. Et l’on pourrait encore évoquer,
plus simplement, le pouvoir intrinsèque d’expression, de transmission et de
perduration des proverbes eux-mêmes qui, offrant un résumé ultra-condensé
et lapidaire des expériences du passé, ont l’art de refléter les « humeurs » et
les « humeurs théologiques » d’une société en finalisant le modus vivendi d’un
ordre de choses et de postures collectivement accepté, mais aussi l’art d’absorber
les contradictions et les inconciliables en buvant l’obstacle des antinomies non
parfois sans ironie (d’Ans, 1995).

Bondieu « hors système »

En réalité, et délaissant l’évidence de ces indices, on déviera ici la question


selon un autre angle d’approche, plus éclairant encore, celui d’une sorte de
heurt entre deux logiques théologiques : soit entre celle d’une foi populaire
traditionnelle héritée des métaphysiques africaines amenées par les esclaves
(représentée par le vaudou), et celle d’une foi institutionnelle normée par la
religion chrétienne et imposée à ces mêmes esclaves et leurs descendants (repré-
sentée par le catholicisme historique puis, plus tard, par les protestantismes).
Cette approche est d’autant plus importante qu’il est avéré qu’il s’agit du même
Bondieu qui soutient aussi bien l’univers vaudou que celui du christianisme
(Hurbon, 1972 : 121-123).
S’appuyant tant sur l’apport incontournable de Laënnec Hurbon (1972)
– qui est le premier chercheur à avoir « décaché » cette question dans son célèbre
ouvrage sur Dieu dans le vaudou haïtien – que sur nombre d’africanistes ainsi
que sur mes propres collectes et travaux, il est possible en effet d’avancer que la
perception générale du Bondieu suprême en Haïti est populairement travaillée
au creux de l’entre-deux d’une double identité africaine et chrétienne.
Comme l’a bien vu Hurbon 4, cette perception a tout d’abord été antérieu-
rement travaillée par des mythes provenant, via les bossales – les esclaves arrivés
directement d’Afrique par contraste avec leurs aînés dits « créoles », nés sur
la plantation –, d’Afrique de l’Ouest – notamment des Fons et des Yorubas,
ethnies dans lesquelles le vaudou puise plus spécialement ses origines –, des
théo-odyssées en quelque sorte, narrant l’éloignement du Dieu suprême
définitivement parti après un acte de création pourtant marqué par une très
parlante proximité originelle, proximité brisée un jour par un impair commis
par l’une de ses créatures 5. À titre d’exemple de migration du thème, Hurbon

3. « Grands-Nègres » et « Gros-Nègres » qui désignent les puissants et les riches en Haïti.


4. Voir notamment son chapitre VIII, « Dieu hors système », pour la problématique abordée.
5. À l’exemple du récit classique de la femme qui, lorsqu’elle bat son mil, fait fuir l’Être suprême courroucé
entre autre par le choc rythmique du pilon touchant à chaque fois la peau du ciel.
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 223

mentionne le conte haïtien sur « L’origine des lampes » (collecté par Thoby-
Marcelin et Marcelin, 1967 : 11-12) qui, de la même manière, décrit cet
éloignement du Bondieu parce qu’une femme immense, ne supportant plus
d’être taquinée par les nuages alors qu’elle faisait sa lessive, les avait chassés à
coups de balai en cognant le ciel. C’est à partir de ce type de récit « fondateur »
qu’apparaît toute la thématique d’un Bondieu « en retraite » qui, désormais,
dans une franche correspondance avec les mythes africains, délègue nombre
de ses pouvoirs à des intermédiaires subalternes de toutes sortes (esprits, loa,
saints, forces, disparus, etc.), histoire de laisser définitivement ces puissances
invisibles et les humains de ce bas monde se débrouiller entre eux. Comme l’a
bien vu encore Hurbon (1972 : 179), il en résulte que l’Haïtien a dès lors affaire
à un Dieu « hors système » – et donc « en dehors du système vaudouesque
pour que ce système soit possible » 6 –, dont la place en creux s’assimile, selon
une analogie empruntée à Edmond Ortigues (1962 : 17-18), à une sorte de
« case vide » permettant de faire bouger le tout dernier pion (de ses paroles, de
ses gestes, de ses actions, de ses souhaits, de ses espoirs) resté entre ses mains
sur l’échiquier de la vie 7. Or, cette perception est formidablement intéressante
puisque c’est ce retrait du Bondieu qui « sauve » finalement l’existence même et
la place de ce Bondieu ! Elle la « sauve » en ce sens que, lorsque les rites, les cultes
et les invocations restent impuissants et n’arrivent plus à rendre compte d’une
situation conflictuelle ou malheureuse, Bondieu, parce qu’il n’est donc pas mêlé
aux désordres des vivants et parce qu’il reste de fait suffisant à lui-même sans
devoir se nourrir de nos cultes, peut prendre en somme le relais : il occupe la
place laissée vide, vacante, non résolue par le système, en devenant la figure du
désir, de la consolation, de la providence, du refuge, le lieu vivant des aspirations
non comblées, en bref : l’ultime recours. Et c’est ainsi que se scelle l’espérance
indéracinable en un Bondieu bon, dans ce paradoxal « hors place » du divin,
donné pour qu’il en soit ainsi et qui doit être ainsi. Alors certes, comme tout
bon retraité qui se respecte, ce Bondieu suprême peut être rappelé, imploré
dans les situations sans issues – et c’est cela qui nourrit l’espérance –, mais on
sait très bien que tout reste de l’ordre d’une attente aussi distendue, suspendue,
que Bondieu est lointain, parce que toutes choses se règlent d’abord ici-bas entre
vivants. Ce qui, du coup, permet encore de « sauver » le Bondieu du banc des

6. Si on devait rendre le culte à Dieu – nous dit l’auteur –, on ne pourrait pas en rendre aux loa, ces
signifiants symboliques (créés et délégués d’ailleurs par Dieu) nommés « pour régler les rapports entre les
phénomènes naturels et les phénomènes culturels » (Hurbon, 1972 : 180). Ce qui permet une sorte de fonc-
tionnement systémique du monde et de la société sans Dieu, à la fois pour que tout ne lui soit pas imputable
et pour permettre de lui donner la place de dernier recours providentiel. Car c’est précisément l’éloignement
radical de Dieu qui, dans le vaudou, permet à l’humain de déployer son désir de Dieu (ibid. : 185).
7. Ortigues déploie cette analogie de la « case vide » à partir de l’exemple du jeu de patience solitaire du
taquin nécessitant obligatoirement une case vide. On peut tout aussi bien penser à un jeu d’échec. Tant qu’il y
a encore une place véritablement vide sur l’échiquier, c’est-à-dire non menacée et donc potentiellement bloquée
par un autre pion adverse (signifiant « échec et mat »), tout est possible. Cela veut aussi dire que seul un vide, une
absence peut permettre de créer la possibilité d’un changement dans le réel, de bouger quelque chose dans ce réel.
224 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

accusés du mal, même si, par contrecoup, c’est évidemment cette perception
qui provoque les fortes ambivalences et oscillations que nous avons remarquées.
Toutefois, pour clore cette brève analyse, il est nécessaire d’ajouter que
lorsque l’on applique maintenant cette perception en régime chrétien, surgit
alors la difficulté que l’on devine : celle de la doctrine de l’Incarnation qui met
en jeu l’éloignement radical du Bondieu pour celui de son « approchement »
radical. Car même si l’altérité de Dieu subsiste dans l’Incarnation, cette dernière
provoque de fait une brèche dans la pensée africaine du Dieu « hors système »,
non sans entraîner encore le sérieux accroc d’un dépit radical face à l’impuis-
sance apparente du Christ à changer ici et maintenant la détresse et la misère
du peuple 8. Ce qui reste sans aucun doute la grande raison pour laquelle le
croyant, seul devant ses doutes, peut alors replonger dans les cadences d’une
pensée oscillatoire envers ce Bondieu père miséricordieux qui, à la fois, « nous
a oubliés » et peut tout. Bivalence d’une perception qui s’explicite donc réso-
lument par le placage d’une catéchèse chrétienne de Dieu sur une mémoire
africaine de Dieu qui la filtre.

Bondieu en tremblement

Si, à ce stade, l’on peut penser que le principal a été dit sur notre problématique,
il y a sans doute plus encore. Car finalement, en définitive, deux points d’évalua-
tion peuvent être résolument portés au crédit de cette foi populaire haïtienne.
Le premier est ce constat que, par-delà toutes les oscillations, le tréfonds de
la cogitatio religieuse de cette foi peut parvenir à dissoudre très naturellement les
deux logiques théologiques, africaine et chrétienne, en une seule logique, soit en
une logique tout simplement et proprement haïtienne. Le second est cet autre
constat que c’est bien dans cette logique singulière que repose en fait la probante
intelligence d’une perception de Dieu tout à fait originale et moderne en ce
qu’elle est potentiellement capable de subjuguer tous les discours culpabilisants
d’accusation de péché, de colère de Dieu et de malédiction, et particulièrement
ceux à la fois émotionnels, légalo-moralistes, prosélytes et totalement déculturés
de toute une tranche de néoprotestantismes américano-fondamentalistes ou
pentecôtisants installés « en mission » en Haïti. D’une part parce que cette
perception générale d’un Bondieu en retraite, profondément inscrite, renvoie
indiscutablement à l’intime et pragmatique conviction que les mains du

8. La christologie (exclue du système vaudouesque où le Christ est absent) entre d’ailleurs très difficilement
dans la pensée religieuse populaire haïtienne. Car si le Christ est vraiment associé à Dieu, alors il est aussi en un
sens « hors système ». S’il peut être évoqué, ce sera plutôt en tant que Gran-Nèg (Hurbon, 1972 : 211), soit en
tant que porteur ou transmetteur d’une puissance magique, de « pwen », de « forces » qu’on pourrait lui réclamer
pour être protégé et vaincre les actes sorciers. Mais dans ce cas, il est donc considéré tel un grand esprit médian
à l’instar d’un loa et réintègre donc le système.
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 225

Bondieu ne sont en fin de compte que celles de ceux qui s’en réclament, mais
d’autre part parce que l’on découvre, a contrario de tout un enseignement
chrétien contemporain doctrinaire fondé sur une lecture littéraliste et étroite
de la Bible, que cette perception d’un Bondieu en retraite est paradoxalement
beaucoup plus proche de l’appréhension que nous en laissent tant les auteurs
bibliques eux-mêmes que les grands penseurs juifs de ces dernières décennies !
Et cela non seulement parce qu’Haïti et Israël ont été historiquement constitués
d’enfants issus de l’esclavage, mais aussi parce que les vicissitudes analogues
connues par ces deux peuples souffrants ont sans aucun doute culturellement
engendré une perception de Dieu similaire.
Concernant ces philosophes, en effet, je pense spontanément à ces grandes
figures que sont Martin Buber, Emmanuel Lévinas et Hans Jonas qui ont tenté
de repenser Dieu face aux tremblements cataclysmiques que furent pour eux la
Shoah et la dure interrogation « Dieu » posée pendant et après cet événement
inimaginable. Me revient en particulier Hans Jonas et son petit livre admirable
hanté par ce traumatisme, Le concept de Dieu après Auschwitz (1998 [1984]),
car il y évoque de façon similaire à la perception afro-haïtienne, soit rivé sur la
recherche d’une « logique non causale des choses d’en haut », l’idée d’un Dieu
qui, en un geste d’autolimitation, se serait en quelque sorte librement retiré,
c’est-à-dire métaphoriquement « enroulé » sur lui-même après l’acte créateur
afin d’ouvrir l’espace d’une existence libre et autonome au monde des humains 9.
Mais je pense donc également aux écrivains anciens de la Bible hébraïque, et en
particulier au narrateur – par ailleurs inconnu – d’un épisode confortant cette
perception : celui relatant la mise en scène d’une appréhension de Dieu bel et
bien « hors système » au chapitre XIX du Premier Livre des Rois. Il s’agit d’un
épisode « de tremblement » tout à fait étonnant que ma mémoire avait capté
tel un petit électrochoc dès la lecture du titre du colloque commémorant le
premier anniversaire du séisme du 12 janvier 2010 : « Haïti : des lendemains
qui tremblent » 10.
Ce texte nous offre de découvrir le prophète Élie en pleine dépression après
le fameux massacre des 450 prophètes de Baal vaincus au mont Carmel lors
d’une confrontation avec le culte au Dieu d’Israël. Devant ce fiasco qu’il croyait
être une victoire acquise au nom de son Dieu face à la concurrence religieuse
de son temps, on découvre Élie qui, poursuivi par la vendetta lancée contre
lui par la cour royale, comprend l’ampleur et les conséquences de cette tuerie
insensée, s’enfuit dans le désert du Sinaï et, abattu, demande à Dieu de mourir.
Suit alors cet épisode où le narrateur met en scène une théophanie, c’est-à-dire
une « apparition » de Dieu, où Élie, répondant à l’appel d’une voix mystérieuse,

9. Voir en particulier les pages 35-39 sur ce principe spéculatif d’« autolimitation » que Jonas nomme aussi
« autodépouillement ».
10. Colloque organisé à Genève par le Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire (CERAH)
et l’Université de Genève du 12 au 14 janvier 2011.
226 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

se tient debout sur la crête de la montagne dans l’attente de le voir passer en


proximité. Et voici, nous dit le texte, que s’élève un vent si puissant qu’il érode
les montagnes et fracasse les roches… ; mais, répond le narrateur, Dieu n’est pas
dans le vent… Et voici que surgit également un feu… ; mais Dieu n’est pas dans
le feu… Et voici que survient aussi – si significativement pour notre propos –
un tremblement de terre… ; mais Dieu « pat nan tranblémann tè-a 11 » (« n’est pas
dans le tremblement de terre ») ! Ce qui doit être indiscutablement lu telle une
déclaration mettant Dieu hors cause en établissant une claire distance entre lui et
le cataclysme ! Une précision cardinale que le narrateur clôt encore par ces mots
choisis : « Et après […], le bruissement d’un souffle ténu » (« you ti bri tou piti
fèt, you ti briz tou fèb vi-n ap souflé »)… ; autrement dit, Bondieu dans le silence
d’un retrait, dans l’imperceptible, hors de toutes représentations religieuses, ce
qui donne encore une fois crédit à la perception haïtienne d’un Bondieu « hors
système ». Une métaphore du silence qui a d’ailleurs souvent été reprise par des
auteurs haïtiens, à l’exemple d’un Frankétienne (2004 [1972] : 69) induisant
dans Ultravocal qu’il préfère sans aucun doute ce silence à « l’image tragique
d’un dieu bavard qui délire ».
Il reste que ce silence ne veut pas dire absence ni indifférence, tant il est
clair que dans l’esprit de notre texte il conjugue bien plutôt la présence avec
la distance, rappelant ainsi les caractères clés de tout respect. Manière de dire
qu’une véritable « prochéité » ne se signe que dans le retrait. Car seul le retrait
libère un espace propice à l’autonomie de l’autre, du divin comme de l’humain.
Ce serait donc peut-être dans l’optique de cette perception singulière du
Bondieu en Haïti, en tremblement, perception qui réalise que l’on ne peut pas
mettre à l’identique Dieu et le monde – car si le monde est défiguré, Dieu est
alors aussi « dé-figuré » – ni non plus faire de Dieu ce qu’il ne peut être, le Tout-
Puissant – car tout-puissant par rapport à qui et à quoi 12 ? –, que les porteurs
de cette foi populaire auraient trouvé, par-delà toutes compétitions religieuses,
leur propre réponse non seulement devant Dieu mais devant eux-mêmes ; et
qu’il nous faut alors lire la capacité proverbiale de résistance et de résilience,
spirituelles, qui porte et anime les femmes et les hommes de cet espace insu-
laire, toujours « in-croyablement » débout, kanpé sur leurs deux pieds face aux
avatars du destin de leur terre et à leur propre destin. Une perception doublée de
postures comme de locutions étonnantes, qui peuvent paraître contradictoires,
mais qui explicitent l’appréhension d’apparence passive tout autant qu’ins-
trumentale que les Haïtiennes et les Haïtiens ont du Bondieu. Quoiqu’une

11. Selon la traduction qu’on trouve dans I Roua 19, Bib la. Paròl Bondyé an Ayisyin, édité en 1990 par la
Société biblique haïtienne de Port-au-Prince. Idem pour les autres traductions tirées du même texte.
12. Ainsi commente Hans Jonas (1998 [1984] : 29-30) : « La “puissance” est un concept relationnel et exige
une relation à plusieurs pôles. Même alors, la puissance qui ne rencontre aucune résistance chez son partenaire
de référence équivaut en soi à une non-puissance. La puissance ne vient à s’exercer qu’en rapport avec quelque
chose qui de son côté a puissance » (c’est lui qui souligne).
HAÏTI : LE BONDIEU EST-IL VRAIMENT BON ? 227

appréhension, encore une fois, d’une intelligence spirituelle rare comme l’avait
fort bien compris ce père de l’intelligentsia du pays qu’est Jean Price-Mars, écri-
vant dans Ainsi parla l’Oncle :
L’Haïtien : un peuple qui chante et qui souffre, qui peine et qui rit, un peuple
qui rit, qui danse et se résigne […]. Il chante l’effort musculaire et le repos après
la tâche, l’optimisme indéracinable et l’obscure intuition que ni l’injustice, ni
la souffrance ne sont éternelles et qu’au surplus rien n’est désespérant puisque
« bon Dieu bon ». (Price-Mars, 1973 [1928] : 68.)

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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les mots de la démocratie dans les pays du Sud de l’espace francophone, Paris, CIRELFA,
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de gomme”. Entre résignation et espérance, une lecture du destin dans les proverbes
“théologiques” d’Haïti », in M. Beniamino et A. Thauvin-Chapot (éd.), Mémoires et
cultures : Haïti, 1804-2004, Limoges, Presses universitaires de Limoges : 63-84.
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MÉTRAUX, Alfred, 1989 [1958], Le vaudou haïtien, Paris, Gallimard.
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PRICE-MARS, Jean, 1973 [1928], Ainsi parla l’Oncle, présentation de R. Cornevin,
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THOBY-MARCELIN, Philippe et MARCELIN, Pierre, 1967, Contes et légendes d’Haïti,
Paris, Fernand Nathan.
Résilience et processus créateurs dynamiques :
pour une reconstruction des jeunes 1

MARJORY CLERMONT MATHIEU, RONALD JEAN JACQUES,


DANIEL DÉRIVOIS
Marjory CLERMONT MATHIEU est professeure à l’Université d’État d’Haïti,
membre fondatrice et secrétaire générale de l’Association haïtienne de psychologie,
elle est détentrice d’un doctorat en psychologie clinique à l’université de Montréal.
Depuis le 12 janvier 2010, elle intervient plus particulièrement auprès des survi-
vants du séisme et organise des groupes de support pour le compte de plusieurs
institutions nationales et internationales. Actuellement, dans le cadre de ses études
postdoctorales à la TÉLUQ (l’université à distance de l’université du Québec à
Montréal), elle entreprend des stages en ethnopsychiatrie à la clinique de psychia-
trie transculturelle de l’hôpital Jean-Talon et à la clinique pédopsychiatrique de
l’hôpital Maisonneuve-Rosemont à Montréal. marjmat@hotmail.com

Ronald JEAN JACQUES est professeur à l’Université d’État d’Haïti depuis 1994, il
est psychologue consultant en cabinet privé depuis 1994 et travaille pour plusieurs
institutions telles que l’Association pour la promotion de la santé intégrale de la
famille (1996-1998), le Fonds des nations unies pour l’enfance (Unicef 2001-
2003), la Banque interaméricaine de développement (2004-2008), l’Union
européenne (2009-2011). Après le séisme, il a accompagné de nombreuses personnes
traumatisées, en thérapie de groupe, en groupe de parole ou en thérapie individuelle.
Il est président de l’Association haïtienne de psychologie. Il est auteur et coauteur
de nombreuses publications sur l’éducation haïtienne, et depuis peu sur la santé
mentale des Haïtiens et les psychotraumatismes. jeanjacquesr@yahoo.com

Daniel DÉRIVOIS est docteur en psychologie clinique et psychopathologie, licencié en


sciences de l’éducation, maître de conférences en psychologie interculturelle à l’uni-
versité Lumière Lyon-2 au Centre de recherche en psychopathologie et psychologie
clinique. Responsable scientifique et coordinateur d’un projet de l’Agence nationale
de la recherche sur les enfants et adolescents victimes en Haïti, il assure aussi la respon-
sabilité pédagogique du régime « Contrat de formation personnalisé ». Psychologue
clinicien dans le champ de la protection de l’enfance, ses recherches portent sur les
trajectoires traumatiques et délinquantes de mineurs placés ou incarcérés, les liens
drogue-crime, les processus de répétition et de symbolisation chez les individus déplacés
et les problématiques interculturelles. Parmi ses publications : Psychodynamique du
lien drogue-crime à l’adolescence. Répétition et symbolisation (L’Harmattan,
2004) et Les adolescents victimes-délinquants. Observer, écouter, comprendre,
accompagner (De Boeck, 2010). daniel.derivois@univ-lyon2.fr

1. Ce travail est issu d’une recherche, financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et référencée
ANR-RECREAHVI : # 2010 HAIT 002 01.
230 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

À la suite du séisme du 12 janvier 2010, date importante dans l’histoire


du peuple haïtien, beaucoup de familles ont été éclatées, perdues, déplacées.
Dans une quête de survie, plusieurs de ces familles se sont regroupées et agglo-
mérées dans des camps de fortune, souvent dans des conditions inhumaines.
Cependant on observe que dans un tel contexte d’adversité, certains jeunes
ont pu trouver des moyens de s’adapter positivement, de se ressourcer, de se
reconstruire et même de se construire. Dans ce panorama, il est difficile de ne
pas être interpellé par un tel phénomène qui, de toute évidence, donne l’impres-
sion de mettre à contribution des éléments internes et externes à ces jeunes.
Cette réflexion théorique porte sur la résilience des jeunes Haïtiens victimes
du traumatisme du 12 janvier 2010 et vivant dans des camps de fortune. Le
terme « résilience » fait actuellement l’objet de nombreuses interprétations, en
particulier dans le sens où la démarcation entre résilience et résignation semble
parfois occultée. Au point qu’il nous apparaît utile de faire tout d’abord la
distinction entre les deux notions.

Les mécanismes de la résilience

La résignation implique une acceptation d’un vécu subi sans prise en compte
de l’effet bénéfique qui peut en découler au point de sortir grandi, mûri. Dans
ce contexte, il peut y avoir à long terme une victimisation de l’individu qui se
perçoit comme sujet mais qui n’est pas considéré comme acteur dans ce qu’il vit.
On s’intéressera ici plus spécifiquement aux mécanismes internes et environ-
nementaux sollicités et aux éléments tuteurs mis à la disposition des jeunes leur
permettant de se ressourcer, de grandir et de se développer. Bien que ce soit la
notion de résilience comme processus dynamique qui retienne notre attention,
il nous paraît important de faire ressortir la résilience à la fois comme trait et
comme résultat. Paul Bouvier (2001) assimile un « tempérament résilient » à ce
qui se manifesterait comme différents traits de caractères, tels que l’estime de
soi, l’autonomie, une orientation sociale positive. Ann Masten, pour sa part,
affirme que « la résilience se réfère à une classe de phénomènes caractérisés par
de bons résultats en dépit de menaces sérieuses pour l’adaptation et le déve-
loppement » (2001 : 227-238). Cette définition comporte certes l’avantage
de suggérer de possibles opérationnalisations, mais elle nous confronte à des
difficultés notables sur ce plan comme le soulignent Joëlle Lighezzolo et Claude
de Tychey (2004). Nous nous garderons donc de les soulever puisque c’est la
résilience en tant que processus qui nous concerne.
La résilience est envisagée ainsi non plus comme un ensemble de traits carac-
téristiques, ni comme un résultat, mais dans une perspective développementale,
se poursuivant tout au long de la vie. Si un large consensus existe aujourd’hui
pour retenir cette conception de la résilience (Cyrulnik, 2001 ; Manciaux et al.,
RÉSILIENCE ET PROCESSUS CRÉATEURS DYNAMIQUES 231

2001 ; Masten, 2001), il est à rappeler que cette perspective n’est pas seulement
psychodéveloppementale, comme semble le suggérer Jacques Lecomte (2002).
En effet, « la résilience est l’art de s’adapter aux situations adverses (conditions
biologiques et sociopsychologiques) en développant des capacités en lien avec
des ressources internes (intrapsychiques) et externes (environnement social et
affectif ), permettant d’allier une construction psychique adéquate et l’insertion
sociale » (Anaut, 2008 : 34). Dans le contexte de l’après-séisme, la résilience
atteste de la capacité déjà existante chez tout individu de procéder à l’utilisation
de ses ressources.
Pour ce qui est d’Haïti, les situations adverses sont diverses et peuvent éven-
tuellement être antérieures au tremblement de terre. La population haïtienne
ayant connu ces vingt dernières années des situations de catastrophe naturelle
presque annuelles ainsi que de tensions politiques, sociales et économiques, il
semble important de situer le traumatisme du 12 janvier 2010 dans le cadre
d’un polytraumatisme. Les traumatismes antérieurs venant se greffer au trau-
matisme plus récent, il est inconcevable de ne pas prendre en considération ces
multitraumatismes ou de les occulter du vécu de l’individu, selon l’idée qu’il
se cliverait des expériences antérieures au tremblement de terre. À ce titre, ces
multitraumatismes sont, soit les expériences vécues avant le tremblement de
terre et/ou les conséquences qui les accompagnent, soit plus particulièrement
le tremblement de terre de magnitude 7,1 sur l’échelle de Richter et les deuils
multiples – plus de 200 000 personnes décédées ou disparues – qui en ont
découlé, accompagnés de sentiments d’impuissance. Parmi eux : le spectacle de
la population meurtrie, désespérée et livrée à elle-même ; la situation de préca-
rité et de promiscuité – environ 1 500 000 personnes vivaient dans des abris
de fortune dans des conditions inhumaines dont 600 000 y vivent encore près
de deux ans après le séisme – ; la situation d’insécurité, de violence, de crise de
gouvernance et d’éclatement des familles avec 600 000 déplacés vers les villes de
province ; le sentiment de perte de repères qui a été vécu à ce moment ainsi que
les sentiments suscités par le constat de l’effondrement des édifices symboles du
pouvoir dans le pays – Palais national, palais législatif, palais de justice, cathé-
drale et autres églises de Port-au-Prince ensevelis sous des amas de décombres.
Ces situations mettent à contribution les ressources internes des indi-
vidus notamment celles des familles et des jeunes vivant dans les camps. Les
ressources internes se rapportent aux ressources intrapsychiques et au travail
de mentalisation que chaque individu peut effectuer. Faire référence aux
ressources intrapsychiques implique d’évoquer les mécanismes de défense mis
en place pour faire face à cette situation d’adversité : ces mécanismes peuvent
être de l’ordre de la dissociation, de la sublimation, du déni, du clivage, de
l’humour, de la somatisation. Notons en particulier que les Haïtiens ont
souvent recours à l’humour pour faire face à l’adversité. C’est ainsi qu’ils ont
nommé le tremblement de terre « Goudougoudou » en référence au bruit que
232 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

cela éveille en eux et qui pourrait signifier l’effet monstrueux et envahissant


d’un événement qui prend de la place et qu’ils n’arrivent pas à maîtriser. Par
ailleurs, le fait que les Haïtiens aient un rapport privilégié avec leur corps favo-
rise les manifestations somatiques en réaction à des phénomènes qui peuvent
être perçus comme envahissants. Cette observation fréquente dans le milieu
haïtien fait assimiler le corps à un tambour de résonance. Par exemple, une
lourdeur au niveau de la tête et de la nuque signifiera une dépression ou encore
des douleurs abdominales communiqueront la peine et le désarroi dans une
situation difficile. Le travail de mentalisation est une autre ressource interne. Il
fait référence à une quête de sens, une opération de symbolisation, une scéna-
risation du trauma. Le fait de procéder à une mentalisation n’est cependant pas
une assurance « tous risques ». Si l’on essaye de restituer le rôle de la menta-
lisation, on peut remarquer avec Philippe Bessoles « qu’engager un travail de
représentation permet par ailleurs au sujet de scénariser son trauma comme lui
donner un sens possible » (2001 : 21-25).
Les ressources externes – telles que l’environnement social et affectif de l’ado-
lescent, sa famille, la dynamique familiale, les types de relations établies dans
la famille – ont un rôle important à jouer dans les moyens mis en place pour
faire face aux difficultés rencontrées. Un adolescent responsabilisé au préalable
dans ses relations familiales fera montre de plus de créativité et aura recours à
des ressources internes et/ou externes qu’il aura identifiées en lui pour les avoir
utilisées auparavant. Parmi les ressources externes, certaines institutions, telles
l’Église, l’école, les groupes de pairs, qui représentent des figures stables de l’envi-
ronnement, qui renforcent les liens d’attachement et de sécurité et qui sont signi-
ficatives pour un jeune adolescent ont une place importante à jouer. Le niveau
d’intégration du jeune va se refléter dans ses engagements et son implication
dans les initiatives de ces différentes entités. Les compétences et habiletés sociales
développées à la faveur des différentes situations et des liens établis avec les pairs
peuvent être perçues comme des éléments constitutifs de la résilience, auxquels il
peut avoir recours dans la gestion de situations adverses. Par exemple, les activités
artistiques entreprises avec et par les jeunes Haïtiens vivant dans ces camps de
fortune, telles que le théâtre, les jeux de rôle, la danse, le dessin ainsi que le
transfert de certains apprentissages, ont grandement participé à la résilience de
ces jeunes. Les modèles d’identification ou de contre-identification constituent
également des facteurs pouvant moduler la résilience dont il est question.

La résilience, un processus dynamique

La résilience est perçue ici comme un processus dynamique. Elle inscrit sa


construction à l’interface entre le fonctionnement intrapsychique du sujet et
sa réalité environnementale, avec les espaces intersubjectifs qu’elle mobilise,
RÉSILIENCE ET PROCESSUS CRÉATEURS DYNAMIQUES 233

comme le soulignent Lighezzolo et Tychey (2004). Le processus dynamique se


réfère à un changement évolutif qui se poursuit tout au long de la vie et il est
envisagé ici dans une perspective développementale. Il est dynamique dans le
sens où il n’est jamais définitivement acquis. Le jeune adolescent se construit
dans le temps, à partir de l’intériorisation des expériences vécues. La résilience
est donc fonction de l’évolution du sujet au cours de son développement. Elle
est soumise à la temporalité et aux fluctuations de l’existence.
Cela conduit à s’interroger sur les éléments qui pourraient participer à
la promotion de la résilience dans un souci de prise en charge et/ou d’inter-
vention psychothérapeutique dans la reconstruction, la refondation, sinon
la réinvention de cette nouvelle Haïti, et à formuler l’hypothèse que l’inté-
gration des jeunes Haïtiens dans la reconstruction du pays peut être un
facteur de résilience.
La promotion de la résilience dont il est fait mention comme élément d’un
processus dynamique évolutif chez les adolescents ne peut être prise en compte
qu’en faisant abstraction des valeurs culturelles, des représentations sociales
identitaires, des croyances religieuses dans lesquelles nous, Haïtiens, nous nous
ressourçons et puisons notre force. Les éléments constitutifs de notre manière
de vivre, le vivre-ensemble, la vie communautaire, l’implication au niveau de
la cité renforcent et facilitent l’intégration dans la reconstruction et favorisent
le développement du leadership. Celui-ci va prendre corps et forme dans ce qui
va être investi dans la reconstruction. Le fait d’initier et de participer à des
activités qui relèvent des services offerts dans la communauté – et d’en avoir
une reconnaissance par les pairs de cette communauté – vient confirmer et
renforcer cette assurance dans la capacité à rebondir. Cela permet de donner un
sens positif à l’événement vécu et de développer des stratégies adaptatives à la
suite du traumatisme. Ces stratégies peuvent être considérées proportionnelles à
l’investissement qui est fait pour la communauté.
La question à se poser est comment un professionnel intervenant auprès
des jeunes vivant dans des conditions inhumaines, peut rendre disponibles, à
travers son travail de prise en charge, des tuteurs de résilience fonctionnant à la
fois comme supports et étayage ? Y répondre demeure une entreprise malaisée,
quand l’on considère que les déterminants et les processus en jeu dans la rési-
lience n’ont à ce jour pas fait l’objet de définitions et de validations empiriques
indiscutables. Bien que la formulation psychanalytique relative aux processus en
jeu nous paraisse plus élaborée, nous tenterons de présenter les deux approches
psychothérapeutiques préconisées : l’approche cognitivo-comportementale
d’une part et la psychodynamique d’autre part.
D’un point de vue cognitif et comportemental, il s’agit, selon Lighezzolo
et Tychey (2004), de développer l’apprentissage de mécanismes cognitifs de
traitement des situations traumatiques rencontrées par le sujet dans un premier
temps et des supports externes de soutien social dans un second temps. En
234 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

résumé, faciliter l’adoption d’un style de coping 2 actif centré sur la résolution de
problèmes face à une situation traumatique en vue de maximiser la probabilité
de réussir à surmonter l’adversité rencontrée.
Toujours selon les mêmes auteurs, l’approche psychodynamique regroupe,
elle, les trois éléments suivants qui devraient mobiliser notre attention en tant
que cliniciens :
•฀le฀premier฀est฀la฀construction฀d’un฀lien฀d’attachement฀sécurisant฀;
•฀le฀deuxième,฀en฀lien฀avec฀le฀premier,฀est฀la฀nature฀du฀support฀identiica-
toire privilégié par le sujet en développement, susceptible de fonder à la fois sa
sécurité et son identité ;
•฀le฀troisième฀facteur฀à฀considérer฀renvoie฀aux฀ressources฀personnelles฀du฀
fonctionnement intrapsychique du sujet. Il s’agit à la fois de son espace imagi-
naire et de ses capacités de mentalisation.
Ces trois éléments participent à la construction de l’estime de soi, de la
confiance en soi qui sont fondamentales dans le leadership. Le sentiment de
sécurité développé à la faveur des liens d’attachement avec ses parents d’origine
ou avec les substituts parentaux ou avec les donneurs de soins (caregiver) durant
l’enfance permet au jeune de construire avec son environnement un lien grâce
auquel il investira son milieu de vie parce qu’il se sera doté de la persévérance
et de la mission de changer la situation des membres de la communauté, même
après avoir vécu des événements difficiles.

En conclusion, la résilience est une notion récemment conceptualisée dans


le champ de la psychologie et de la psychopathologie. Son essor présente mani-
festement l’intérêt d’attirer l’attention sur l’aspect dynamique du devenir de
chacun. Par son émergence récente dans ce champ, nous pouvons nous attendre
à ce qu’elle ne soit pas exempte de controverses et de critiques. À ce titre, la
situation des jeunes Haïtiens en situation d’après désastres continue à susciter
des questionnements car elle ne fait pas, à ce jour, l’objet d’un consensus et
qu’elle demeure en grande partie tributaire de l’aspect subjectif de chaque
trajectoire de vie.
En plus des ressources internes de chaque individu, les figures stables de
l’environnement qui renforcent les liens d’attachement et de sécurité – écoles,
Églises, groupes de pairs, etc. – ont une place importante à jouer. De même,
l’engagement social et communautaire et l’implication au niveau de la cité
renforcent l’assurance des adolescents dans leur capacité à rebondir, leur permet-
tant de développer des stratégies adaptatives et facilitent leur intégration dans la
reconstruction tant de leur devenir propre que de la communauté traumatisée.
L’attention et le soutien portés aux adolescents constituent un des éléments
clés de la refondation et sans doute de la réinvention d’une nouvelle Haïti.

2. Coping : définit en psychologie cognitive les manières de faire face à un événement adverse.
RÉSILIENCE ET PROCESSUS CRÉATEURS DYNAMIQUES 235

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Nouveau regard sur le handicap :
une belle manière de réinventer l’avenir
THOMAS CALVOT, SARAH RIZK, NATHALIE HERLEMONT-ZORITCHAK
Thomas CALVOT est diplômé en kinésithérapie. Il a débuté sa carrière en services de
réanimation, pédiatrie et consultations privées. En 2001, il effectue une première
mission humanitaire au Tchad, puis en 2004 au Vietnam. Il rejoint Handicap
International en 2005 après le tsunami de 2004, d’abord comme chef de projet en
réadaptation, puis comme « voltigeur » pour la direction de l’action d’urgence. À
partir de 2008, il regagne le siège international de l’association à Lyon où il est encore
aujourd’hui référent technique « handicap et urgence » à la direction de l’action
d’urgence. Outre une pratique assidue des terrains les plus variés et une couverture
des dernières crises majeures (Indonésie, Irak, république démocratique du Congo,
Sud-Soudan, Sri Lanka, Birmanie, Pakistan, Haïti), son parcours lui a donné le
souci constant d’ancrer les pratiques de réadaptation dans une réelle compréhension
des relations humaines et sociales et des coutumes locales. Il est l’auteur d’articles dont
« Inclure les personnes en situations de handicap dans la réponse d’urgence à une crise :
réagir face aux constats alarmants du terrain », Développement humain, handicap
et changement social, revue du Réseau international sur le processus de production
du handicap, vol. 18, n° 1, septembre 2009. tcalvot@handicap-international.org

Sarah RIZK est diplômée d’un master en psychologie clinique et psychopathologie.


Son expérience dans le domaine de l’appui psychosocial a commencé en 2007 au
Liban dans des centres sociaux de la banlieue sud de Beyrouth. Elle a poursuivi
son parcours en 2008 avec un projet de support psychosocial pour les réfugiés
irakiens du Liban, puis dans une institution s’occupant d’enfants des rues et
de migrants. En 2010, elle rejoint les équipes de Handicap International en
Haïti, pour mener à bien le projet d’appui psychosocial et de protection mis en
place après le séisme par l’association. En 2011, elle devient chargée de mission
« violences et protection » au siège de l’association. Elle continue ainsi d’apporter
son appui à la dimension psychosociale des projets de Handicap International,
aussi bien dans le champ de l’urgence que du développement, tout en multipliant
les ressources et compétences de l’organisation en matière de prise en charge des
risques spécifiques de violences, négligences et discriminations, auxquels sont
confrontées les personnes en situation de handicap. rizk.sarah@gmail.com

Nathalie HERLEMONT-ZORITCHAK est responsable du service Analyses et posi-


tionnement de Handicap International et chargée d’enseignement au Centre
d’enseignement et de recherche en action humanitaire de Genève. Elle est politologue
et a enseigné à l’université Lumière Lyon-2 et à l’université Paris-Sud-11. Membre
du comité de rédaction de la revue Humanitaire. Enjeux, pratiques, débats, ses
recherches et publications portent sur l’implication des ONG « sans frontières » dans
les dynamiques conflictuelles, l’action humanitaire et de solidarité, les militaires, la
sécurité, etc. nherlemont@handicap-international.org
238 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

Le séisme qui a frappé Haïti le 12 janvier 2010 a fait, selon le gouverne-


ment haïtien, pas moins de 316 000 morts et 300 000 blessés 1. Même si ces
chiffres restent contestables et contestés, l’ampleur du cataclysme demeure
historique pour une nation que l’indice de développement humain (IDH) situe
au 149e rang. Un tel événement est, bien sûr, fondamentalement traumatique
pour l’ensemble d’une population. La perte et le deuil qui en résultent jalonnent
la vie de milliers de gens aujourd’hui. C’est pour beaucoup au plan individuel
un traumatisme d’ordre à la fois physique et psychique.
L’association Handicap International, présente sur place avant le séisme, est
confrontée, comme d’autres organisations, au nombre extrêmement élevé de
personnes blessées et à la nécessité à la fois de répondre à leurs besoins immédiats, de
prévenir l’apparition d’incapacités ultérieures, mais aussi de réconcilier les personnes
plus définitivement atteintes avec ce nouveau corps qui est désormais le leur.
Les modèles de compréhension du handicap ont grandement évolué ces
dernières décennies, passant de la classique approche médicale à une approche
prenant en compte la situation globale de l’individu dans son milieu social pour
définir le handicap. Si la place de l’incapacité physique, sensorielle, intellec-
tuelle ou comportementale est toujours bien présente, l’on reconnaît désormais
l’impact majeur de l’environnement physique, social voire légal en termes de
barrières, et l’on admet volontiers que la lecture du « désavantage » qui en résulte
doit se faire à travers le prisme des habitudes de vie de chacun, prenant en
compte chaque contexte local 2. C’est en cela que le terme « personne en situation
de handicap » est certainement plus juste que celui de « personne handicapée » 3
dans la mesure où il fait état d’une situation de participation ou au contraire
d’exclusion selon diverses situations de vie. En conséquence, en matière de santé
humaine et plus largement quand on cherche à restaurer la qualité de vie d’un
individu, qu’il soit affecté par un événement traumatique soudain ou par une
incapacité acquise de longue date, les processus de reconstruction doivent néces-
sairement se fonder largement sur des éléments médicaux en lien avec l’intégrité
physique et psychique de la personne, mais aussi s’intéresser à son environne-
ment physique et à son milieu social, intrinsèquement liés.
S’appuyant sur l’expérience de Handicap International, cet article se propose
d’explorer pas à pas la problématique complexe du handicap, dans ses diverses

1. Déclaration du Premier ministre Jean-Max Bellerive lors d’une conférence de presse à Port-au-Prince,
le 12 janvier 2011. Les estimations initiales plus affinées proposées par Handicap International dés la fin
janvier 2010 (encore les seules publiées à l’heure actuelle) mentionnaient entre 1 500 et 3 000 personnes ayant
subi une amputation, et au total près de 15 000 personnes blessées graves et risquant de développer une incapa-
cité permanente sans accompagnement effectif.
2. Cette compréhension sociale du handicap se reflète à travers des modèles comme le processus de produc-
tion du handicap (Fougeyrolas et al., 1998) ou bien encore la classification du fonctionnement, du handicap et
de la santé (OMS, 2001)
3. Pour l’aisance de la lecture, on utilisera pourtant tout au long du texte le terme « personne handicapée »
en lieu et place de « personne en situation de handicap », sans dénier cette composante environnementale/
sociale, essentielle.
NOUVEAU REGARD SUR LE HANDICAP 239

dimensions et les spécificités contextuelles propres à Haïti, afin de mieux appré-


hender la situation actuelle et les perspectives qui se dessinent pour ces milliers
de gens, confrontés de longue date ou plus récemment à la situation de handicap.
Pour ce faire, considérant le séisme du 12 janvier comme événement saillant,
notre propos accompagnera la personne blessée vers sa reconstruction et décrira
les barrières auxquelles elle peut être confrontée dans sa situation de handicap
au cours de trois phases clés : la phase de prise en charge initiale, très centrée
sur les incapacités propres à chaque personne ; la phase de retour à domicile,
au cours de laquelle la dimension familiale et la notion de responsabilisation se
révèlent essentielles ; enfin une troisième phase de réintégration communautaire
qui met en exergue l’importance de la dimension sociale et environnementale
dans le champ du handicap.

Préserver la vie et la fonction,


soutenir et accompagner dans l’urgence
Intervenir au plus tôt
L’urgence immédiate, en matière de santé, au cours du premier mois, est bien
sûr de sauver des vies. Mais c’est aussi, pour ceux qui auront survécu, de préserver
la qualité de cette vie, c’est-à-dire de conserver au maximum les capacités physiques
et psychiques. C’est en effet dans cette phase cruciale des débuts que l’on pourra
empêcher ou modérer pour une large part l’apparition et l’installation de séquelles
invalidantes permanentes. Il faut « réparer les corps », restaurer la fonction, éviter
l’enkystement des blessures, qu’elles soient physiques ou psychiques.
Les réponses aux crises similaires du passé nous apprennent que la priorité
est au déploiement d’une réponse précoce en réadaptation d’urgence, complé-
mentaire aux services médico-chirurgicaux rapidement mis en place par les
organisations locales et internationales. Des thérapeutes manuels tels que les
kinésithérapeutes, les ergothérapeutes et, dans le cas d’Haïti, quelques trop rares
techniciens locaux de réadaptation 4 doivent être mobilisés le plus rapidement
possible et travailler au quotidien à un rythme intense, au chevet des personnes
blessées. Cette action précoce permet d’éviter les enraidissements articulaires, de
mobiliser les membres blessés, de conserver la fonction des muscles. Elle permet
aussi d’endiguer les complications de la position allongée prolongée pour les
blessés complexes, d’accompagner les personnes dans leur premier lever, leurs
premiers pas. Pour les personnes amputées, la réalisation de bandages compres-
sifs des moignons permettra que ceux-ci prennent une forme correcte pour

4. Sue Eitel dans son rapport d’évaluation publié pour le compte de l’Agence des États-Unis pour le déve-
loppement international (USAID) en mai 2010 estimait entre 30 et 40 le nombre total des professionnels de
réadaptation haïtiens au moment du séisme (Eitel, 2010).
240 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

pouvoir être appareillés plus tard. Enfin, on pourra compenser les fonctions
perdues par le corps avec des aides à la mobilité telles que des béquilles, des
cadres de marche, mais aussi de petites attelles.

Les premières rencontres


C’est aussi le temps du premier contact soignant-soigné, parfois brutal,
souvent trop peu préparé, mais invariablement intense en émotion. L’écoute,
l’empathie vont trouver d’emblée toute leur place dans l’établissement d’une
véritable relation d’aide qui va, la plupart du temps, être intégrée de manière
intuitive par les équipes.
Cette intervention précoce doit se mettre en place bien sûr le plus tôt
possible dans les hôpitaux et les structures de soins temporaires, mais devrait
également s’ancrer de manière progressive dans les quartiers, dans la commu-
nauté. En effet, l’expérience montre qu’il est essentiel de maintenir coûte que
coûte le lien avec les personnes blessées après leur sortie de l’hôpital. Ce lien
est parfois négligé par les équipes d’urgence, qui pourraient considérer que la
prise en charge s’arrête à la sortie de la structure spécialisée. Il apparaît pourtant
crucial de se donner les moyens d’une continuité de prise en charge, tant pour
la personne que pour les équipes : la phase douloureuse du retour à la commu-
nauté nécessite un accompagnement étroit.
Cette communauté déstabilisée et déstructurée est en effet confrontée à
un recentrage massif de ses priorités vers la couverture de ses besoins vitaux
immédiats. Trouver un abri, de la nourriture, des produits de base, de quoi se
vêtir, se laver ou cuisiner redevient la préoccupation, ou dirait-on mieux, le défi
permanent du quotidien. C’est pourtant dans ce contexte bouleversé que la
personne traumatisée va devoir s’inscrire et tenter de retisser les liens indispen-
sables à sa survie. Cette précarité extrême concernant les besoins essentiels ne
doit certainement pas être négligée dans la perspective de la reconstruction du
corps et du psychisme. D’une part parce que la sécurité physique et alimentaire
participe grandement de la guérison physique et morale d’un individu. D’autre
part parce que nul ne peut prendre le temps d’entamer un processus de deuil et
de reconstruction si ses besoins essentiels ne sont pas couverts. Ce sont pourtant
ces mêmes personnes blessées qui vont, avec d’autres extrêmement vulnérables,
devoir faire face aux plus grandes difficultés pour accéder à l’aide internationale
qui se déverse dans le pays.

L’importance du lien soignant-soigné


Le rapport avec le thérapeute est important car il est l’un de ces liens qui,
en se maintenant, constitue un élément stable permettant de faire face à des
changements majeurs, grâce à une dynamique propre à prendre en compte ces
changements. C’est le thérapeute qui va souvent, le premier, prendre le temps
de voir la personne dans son entièreté, et non pas à travers l’étroit prisme du
NOUVEAU REGARD SUR LE HANDICAP 241

traitement d’un membre blessé ou dans la perception étriquée d’une personne


incomplète ou diminuée. C’est le thérapeute qui va retrouver la personne dans
son quartier après sa sortie de l’hôpital.
Il va cultiver petit à petit un lien privilégié, d’abord par le regard et l’échange
verbal, puis à travers le toucher. Les mains en particulier vont représenter un
médiateur de valeur, dans le sens où elles « mettent le doigt » sur ce qui fait mal,
mais où elles soulagent également. Il faudra être attentif au premier toucher,
qui peut être envahissant, intrusif, parce qu’il va réveiller la personne à sa situa-
tion actuelle, dans l’ici et maintenant. Il crée aussi un « court-circuit » dans les
convenances de l’interaction entre deux personnes, sans tricherie possible. Loin
de l’instrument du chirurgien, loin du regard apitoyé des pairs, le regard et les
mains se posent donc sans jugement sur cette partie du corps qui fait souffrir,
que l’on aimerait ne pas voir, que l’on voudrait rejeter. Petit à petit, ce contact
va devenir familier, de plus en plus rassurant, apaisant et donc souhaité par la
personne blessée. « On s’occupe de moi, de ma jambe, de ma blessure, et on me
regarde tel que je suis. » La relation thérapeutique s’enrichit et va permettre de
mettre des mots sur la souffrance, sur la douleur, un dialogue que l’on va investir
pour commencer alors un véritable travail de réintégration de ce membre blessé
ou amputé comme part entière et inaliénable du corps. Ce sont les premiers
pas vers la réconciliation du corps et de l’esprit. Comme le disait Boris Dolto,
chaque thérapeute manuel, qu’il soit kinésithérapeute, ergothérapeute ou tech-
nicien de réadaptation, doit dans cette perspective assumer son rôle essentiel de
thérapeute, dans le sens le plus noble du terme :
Chez l’homme malade ou blessé, l’image du corps s’altère, le lieu du corps
affecté est vécu comme un manque, une absence, un trou. Et nécessairement son
corps se modifie, se disjoint, se morcelle. Le travail du kiné vise à rendre au corps
son unité, à réajuster les pièces détachées (objets partiels des psychanalystes)
dont la coordination rend compte du concept d’organisme. Il s’agit donc bien
d’une séance au sens classique de réunion des membres d’une même société…
La relation du patient à son kiné constitue le noyau central autour duquel tout
s’édifie. (Dolto, 2006 : 356.)

Le thérapeute devient souvent de fait, et parfois malgré lui, le réceptacle des


angoisses et des attentes de la personne blessée. Il est l’un des interlocuteurs qui
vont accompagner la personne dans son processus de deuil 5 et sera un observa-
teur de premier plan face au déni, à la colère, à la dépression que traversera la
personne confrontée à sa perte. Il sera souvent aussi le témoin de l’acceptation
de sa propre situation par la personne, point de départ de la reconstruction
qui ira souvent de pair avec des progrès fonctionnels significatifs. Au-delà de
la qualité technique et de la démarche diagnostique et de traitement, c’est la

5. Les étapes classiquement identifiées du processus de deuil sont : le choc, le déni, la colère, l’abattement et
la dépression, la résignation, l’acceptation.
242 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

capacité du thérapeute manuel à contenir les affects négatifs et ensuite à projeter


vers la personne blessée une image d’espoir et de dignité qui accompagne le plus
efficacement cette dernière vers le chemin de la guérison. L’écoute et l’empathie
sont donc indispensables pour ces premiers pas. Il convient dès lors d’accompa-
gner ce thérapeute et de lui donner les moyens de gérer cette relation si chargée
d’émotions et d’enjeux.
Cette relation initiale, très centrée sur l’individu, va petit à petit s’élargir
vers les proches, en les impliquant dans la prise en charge, et va accompagner
naturellement les prémices du retissage des liens de la famille. On accompagne
la personne blessée dans un processus de réconciliation avec son corps, qu’on
espère voir se reproduire à l’échelle du foyer.

Accepter un nouveau corps, accepter son handicap


et le vivre avec ses proches
De la difficulté du retour
Depuis le 12 janvier 2010, les difficultés psychologiques des Haïtiens
ont évolué à travers le temps. Elles furent d’abord liées à l’événement même,
au tremblement de terre. On a observé des réactions de sidération, de peur,
d’angoisse et d’effroi d’avoir rencontré la mort de si près. Ces manifestations
se sont apaisées petit à petit pour laisser place aux difficultés liées à des facteurs
sociaux. Nombreux sont les individus qui ont exprimé une angoisse profonde
à l’idée de rentrer chez eux, dans ce lieu détruit et peuplé de cadavres. D’autres
racontaient leur gêne quand il s’agissait de traiter avec un entourage qui n’est
plus le même, avec une famille souvent déstructurée et recomposée.
Les professionnels de Handicap International ont pu remarquer combien
les blessures physiques et psychiques d’un individu pouvaient mettre à mal les
liens familiaux. Les interactions au sein d’une famille sont souvent complexes et
variables. Certaines familles se sont unies pour survivre alors que d’autres se sont
déchirées et ont éclaté. La résonance de la souffrance était-elle trop importante
pour être contenue au sein de la famille ? Toujours est-il que la personne portant
une blessure physique invalidante peut perdre sa dignité et voir sa place au sein
de sa famille profondément remise en cause. En témoigne le discours de cet
homme, père de famille qui a perdu sa jambe pendant le tremblement de terre :
J’ai perdu ma maison, mon travail et depuis que j’ai une jambe en moins, ma
famille ne me traite plus de la même manière, mes enfants ne me respectent plus,
quand ils me demandent de l’argent parce qu’ils ont faim, je n’ai rien à leur offrir,
ils m’insultent, me disent que je ne sers plus à rien. Quand j’essaie d’imposer mon
autorité, on me répond : « Tu ne nous donnes rien et en plus tu as une jambe en
moins. » Je n’ai pas de choix, je me tais, je bois pour oublier tout cela, je pense à
demain, je pense à la mort. J’ai tout perdu, ma vie n’a plus de sens.
NOUVEAU REGARD SUR LE HANDICAP 243

On le voit, la problématique est complexe. Elle va nécessiter d’utiliser


plusieurs leviers complémentaires pour tendre vers une intervention de type
holistique. Il importe avant tout de briser la logique de rejet et d’exclusion.
Au cours de cette phase, on aurait donc avantage à placer les activités le plus
possible au sein du lieu de vie en tentant d’impliquer d’emblée la famille dans le
processus d’accompagnement.

L’élaboration d’un contrat


Une autre notion qui peut constituer un puissant levier est celle de contrat.
S’il est mis en place, ce contrat permet d’une part de formaliser la participation
active des proches, d’autre part de poser des objectifs réalistes à l’accompagne-
ment. En effet, l’un des constats qui s’est précisé au fil du temps est que les
ambitions thérapeutiques des soignants peuvent être à la fois trop élevées ou
irréalistes, et dans le même temps inappropriées aux attentes et aux souhaits
de la personne et de ses proches. Or, nul n’est en droit de préjuger, à la place
d’une autre personne, de ce qu’elle souhaite pour le futur et de ce qui est
important pour elle. L’on suggérera donc volontiers que ce contrat thérapeu-
tique soit élaboré entre l’équipe de soignants et la personne, mais aussi entre
l’équipe de soignants et la famille, après un temps d’échange qui se doit d’être
le plus ouvert possible. À cette occasion, les objectifs du contrat pourraient être
discutés et verbalisés par les équipes et les bénéficiaires. On éviterait ainsi de
laisser s’installer une dichotomie dans les attentes entre thérapeutes, quels qu’ils
soient, et les personnes concernées et leurs familles. La notion de contrat permet
aussi de remettre la personne à sa place centrale de sujet capable de prendre
des décisions, de s’engager et donc de s’investir dans un processus, de l’extraire
en quelque sorte d’une position d’« objet-victime », récipiendaire passif d’une
assistance auquel il aurait droit.

La prise en compte du contexte socioculturel


Dans une logique similaire de responsabilisation, chaque acteur interna-
tional aurait avantage à considérer les Haïtiens comme partenaires privilégiés, et
ce afin de mieux dessiner et accompagner la mise en place de son intervention.
Cette implication dans l’élaboration et la conduite des projets, que ce soit à
travers l’équipe locale ou bien encore par le partenariat avec des associations
haïtiennes, est certes un principe de bonne gouvernance largement reconnu,
mais l’expérience montre qu’elle est aussi un élément central pour assurer
l’impact positif et la pérennité de l’action sur la durée. De fait, nous avons pu
voir combien l’interaction du personnel local avec la personne blessée et handi-
capée représente déjà une ébauche de la nécessaire interaction entre pairs. De
plus, la sagesse et la compréhension intuitive des nationaux constituent certai-
nement un filtre naturel qui évite les erreurs et instaure une meilleure prise en
compte du contexte socioculturel. Les incompréhensions et les maladresses sont
244 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

identifiées et disparaissent peu à peu, faisant place à des comportements de plus


en plus respectueux et constructifs.
Ainsi, en complément des exercices plus classiques de rééducation toujours
nécessaires pour optimiser la récupération fonctionnelle, les groupes de média-
tion thérapeutique tels que les ateliers de danse, de cuisine, de théâtre et de
poésie constituent des activités de choix. Facilitées par les ergothérapeutes, les
animateurs et les psychologues, ayant lieu dans un cadre sécurisant et confi-
dentiel, elles peuvent permettre aux personnes particulièrement affectées de
travailler sur la récupération fonctionnelle de manière encore plus proche du
geste quotidien, tout en mettant des mots et des formes sur leur vécu doulou-
reux. Le but à terme est de restaurer les capacités de la personne à se mouvoir et
à interagir de manière autonome dans sa communauté, dans son quartier.

Une aide pluridisciplinaire


Pour lutter contre les problématiques de maltraitance et de rejet, Handicap
International a plus particulièrement tenu à accompagner les familles en souf-
france grâce à des interventions dans la communauté. Nos équipes haïtiennes ont
fait de la médiation familiale. Elles ont tenté de comprendre les croyances et la
culture de chaque famille pour renforcer les points d’appui et favoriser l’accepta-
tion des modifications nécessaires. Elles ont écouté et contenu (Anzieu, 1985) les
affects négatifs tout en travaillant sur l’assouplissement de la dynamique familiale.
Par ailleurs, afin de maintenir une qualité d’intervention holistique et de
renforcer les capacités des uns et des autres, il a paru fondamental d’instituer des
réunions d’équipe multidisciplinaires et des séances de supervision. Ces temps
de concertation avaient pour but de bâtir la meilleure synergie possible entre les
expertises, métiers et compétences. En effet, kinésithérapeutes, ergothérapeutes,
techniciens orthoprothésistes, techniciens de réadaptation, psychologues,
animateurs, travailleurs psychosociaux, travailleurs de protection, travailleurs
communautaires constituent le cœur d’une équipe qui devrait pouvoir agir de
concert afin d’accompagner patiemment la personne blessée et sa famille sur
toute la phase de récupération et de réinsertion communautaire. Dans notre
expérience, ces espaces d’échanges et de paroles ont favorisé l’élaboration de
la dynamique relationnelle entre le soignant et le soigné, entre les intervenants
et les familles affectées. Ils ont été le facteur déterminant de la compréhension
du cheminement des personnes accompagnées et de leurs familles. Ils nous
ont apporté des éclaircissements et des ajustements nécessaires au succès de
l’ensemble du processus. Ils ont permis aussi aux intervenants de prendre de la
distance dans leurs actions, de réfléchir et d’apprendre.
Mais l’accompagnement familial seul n’est sûrement pas suffisant pour
parvenir à relever le défi de l’intégration sociale qui attend toute personne se
retrouvant en situation de handicap. Une action orientée vers la communauté
apparaît indispensable. La pratique a montré par le passé qu’elle n’a de vraies
NOUVEAU REGARD SUR LE HANDICAP 245

chances de succès que si elle est pleinement assumée et portée par les bénéfi-
ciaires, eux-mêmes, soutenus par les équipes locales.

Haïti : le handicap en société

Le handicap comme déséquilibre


Haïti connaît une longue histoire d’exclusions et de discrimination sociale
des personnes handicapées. Pour mieux l’appréhender, il est nécessaire de
fournir ici certains éclaircissements sur les concepts socio-anthropologiques
de l’individu en Haïti. À la différence des modèles occidentaux, la personne
haïtienne « fait partie d’un vaste univers comprenant les esprits, les ancêtres et le
monde naturel qui doivent tous être en harmonie pour assurer une bonne santé
[…] Le concept haïtien de la personne s’étend au-delà des notions occidentales
individualistes du moi en englobant des dimensions spirituelles » (OMS et OPS,
2010 : 13-14). La cause des maladies est souvent associée à un déséquilibre entre
l’environnement spirituel, l’environnement humain formé par la famille, les
proches et la collectivité et l’environnement naturel. L’origine du déséquilibre
viendrait, soit du non-respect des règles qui régissent la relation humaine avec
l’environnement physique, soit du non-respect des règles éthiques, des rites et
des prescriptions concernant les ancêtres et les esprits, soit encore de l’influence
néfaste des autres (ensorcellement, sort, etc.).
De fait, l’incapacité en Haïti viendrait en quelque sorte souligner le désé-
quilibre de l’individu avec son environnement humain et spirituel. La personne
handicapée devient l’évidence d’une erreur commise, la victime d’un sort jeté.
« Le sujet est alors pensé comme consubstantiellement lié à son groupe d’appar-
tenance, témoin et représentant de quelque chose qu’il est chargé de dire ou
d’incarner pour l’autre ou pour son groupe d’appartenance. » (Scelles, 2002 : 33.)

Le cumul des vulnérabilités


Sur ce terreau de discriminations sociales déjà existantes, certaines problé-
matiques se sont accentuées au lendemain du tremblement de terre. La paupéri-
sation, la situation d’instabilité politique ainsi que la précarité de la situation des
sites de regroupement, fondamentalement déstructurants au niveau social, ont
augmenté le niveau de vulnérabilité des personnes en situation de handicap. Des
femmes et des jeunes filles dont certaines handicapées ont été victimes de viol
et d’agressions sexuelles. Dans son rapport de juin 2011, Amnesty International
mentionnait plus de 250 viols recensés au cours des 150 premiers jours qui ont
suivi le tremblement de terre.
Un autre fléau marquant est celui de la non-scolarisation chronique des
enfants handicapés. Le quotidien haïtien Le Nouvelliste (Daudier, 2011) signa-
lait que, selon l’Unesco, 90 % des enfants handicapés n’auraient pas accès à
246 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

l’éducation. Cela sans compter les enfants de parents handicapés qui, pour
un grand nombre, ne se rendent pas à l’école faute de moyens financiers. Ces
derniers se retrouvent très vite dans une situation de « parentification 6 » : ils
assument très tôt de lourdes responsabilités, devenant parfois l’unique source de
revenu du foyer ou l’élément majeur de la survie du parent handicapé.
Une jeune mère célibataire double amputée des bras a ainsi partagé son
inquiétude quant à l’avenir de son fils qui a fui la maison parce qu’il ne
supportait plus les moqueries de ses pairs le traitant de fille ou de ménagère :
« Aujourd’hui, mon fils est exposé à la drogue, il pourrait être entraîné dans
l’un de ces gangs de malfaiteurs de la ville. » Elle poursuit son discours en
s’accablant sur son propre sort : « Comment vais-je survivre… personne n’aide
une kokobé 7. »
En effet, on retrouve fréquemment des personnes handicapées, enfants
et adultes, abandonnées par leurs proches, d’une part parce qu’elles peuvent
être perçues comme inutiles à leur communauté et, d’autre part parce que les
familles se sentent submergées par l’investissement trop lourd que leur prise en
charge impliquerait. Mener une stratégie de lutte contre l’isolement, la précarité
et la discrimination des personnes en situation de handicap paraît donc indis-
pensable pour la reconstruction de l’Haïti de demain.

Quelques initiatives
Dans ce cadre, plusieurs initiatives intéressantes ont été mises en œuvre. Il y
aurait beaucoup d’avantages à les accompagner et à les soutenir. Tout d’abord,
une mobilisation importante s’est développée grâce à la concertation d’un
nombre d’acteurs significatifs dont Handicap International, la secrétaire d’État
pour l’intégration des personnes handicapées, Christopher Blind Mission
(CBM) et de multiples associations locales comme la Société haïtienne d’aide
aux aveugles (SHAA), Saint-Vincent, le Centre d’éducation spéciale (CES), ou
encore l’Institut Montfort pour demander au Sénat d’adopter le projet de loi
sur l’intégration des personnes handicapées voté le 5 mai 2010 par la chambre
basse du Parlement. Un plan national s’est également dessiné afin de mettre en
place une stratégie de sensibilisation pour l’intégration des personnes handica-
pées en Haïti.
Dans le même esprit, le plaidoyer pour l’inclusion des personnes en situa-
tion de handicap qui s’est systématisé dans tous les comités intersectoriels,
notamment celui de la reconstruction pour l’accès aux services pour tous, a
porté ses fruits. Il est important qu’une telle démarche se poursuive. Par ailleurs,
l’expérience de Handicap International dans différents pays a démontré que
les actions dirigées vers le cœur du tissu social constituent l’un des leviers qui

6. Concept développé par Yvan Boszormenyi-Nagy (Michard, 2005).


7. Littéralement « bon à rien ».
NOUVEAU REGARD SUR LE HANDICAP 247

favorisent l’intégration des personnes en situation de handicap dans une société.


L’association a voulu promouvoir cette dynamique en soutenant des organisa-
tions locales désireuses de mettre en place des activités inclusives.
Un autre moyen d’agir est d’accompagner, parmi les personnes handi-
capées elles-mêmes, les plus volontaires et résilientes vers la formation d’un
groupe de pairs afin d’animer un réseau de soutien et d’entraide. En effet,
à partir de leur expérience personnelle, ces personnes vont pouvoir aider les
autres à comprendre et mieux accepter leur situation, à surmonter les obstacles
physiques, psychologiques, environnementaux, relationnels, à identifier ce qui
les aide à se rétablir et à avoir une meilleure qualité de vie. Des personnes qui
donnent un sens à l’entraide sans s’imposer. Ces groupes ont également pour
fonction de sensibiliser la communauté à l’intégration des personnes handi-
capées dans la société. Leurs rencontres sont également l’occasion de mettre
en place des activités socioculturelles et artistiques (représentations théâtrales,
sketch, musique, compétitions sportives adaptées) qui mettent en avant les
capacités des personnes en situation de handicap, mais aussi soulignent les
obstacles qu’elles peuvent rencontrer dans leur environnement. Cette prise de
conscience est un des moyens qui peut apporter un changement de perception
vis-à-vis du handicap.

On le voit, deux approches différentes qui visent le même objectif. Cette


« twin track approach » qui comporte d’une part une intervention directe vers les
personnes handicapées, et d’autre part un accompagnement des autres acteurs
permettant de mieux inclure les premières dans leurs programmes paraît par-
ticulièrement pertinente pour la reconstruction de l’Haïti de demain.

Conclusion : du traumatisme au changement de regard ?

La réponse d’urgence s’inscrit nécessairement dans une temporalité limitée. Elle


constitue un soutien, un point d’appui à un moment donné, qui cherche à aider
une population et à investir dans ses capacités afin qu’elle puisse se relever elle-
même des conséquences d’une crise aiguë. « Nou sé Wozo » (« Nous sommes des
roseaux »), ont coutume de dire les Haïtiens, nation résiliente qui a prouvé à travers
son histoire sa capacité à s’en sortir par elle-même et à surmonter les obstacles.
Nous avons déjà évoqué le fait que la place des personnes handicapées est
souvent peu enviable aux yeux des autres. Les « kokobé » sont très souvent rejetés,
mis à l’écart. Or, on le sait, chaque personne vit son handicap non seulement
selon sa propre interprétation, mais peut-être plus encore selon l’interprétation
renvoyée par les autres. Il faut faire partie du corps social, coûte que coûte, pour
conserver sa dignité. Une personne abandonnée dans la communauté est, plus
que toute autre, en danger.
248 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

Cependant, une question essentielle demeure. Ce séisme si meurtrier a-t-il


pu faire évoluer la perception du handicap aux yeux la société haïtienne ? Est-il
un point de départ pour un renouveau ? Il est très certainement trop tôt pour
donner une réponse affirmative. Certes, l’empathie générale de la société par
rapport à la situation des personnes nouvellement handicapées est indéniable.
On constate peut-être moins de moquerie et plus de considération dans le
regard des gens vis-à-vis des victimes du séisme. Mais ces changements perdure-
ront-ils ? Rien n’est moins sûr. Le chemin est certainement encore très long qui
verra une réelle intégration sociale des personnes handicapées en Haïti.

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Les perspectives de la reconstruction/refondation :
« rebattre les cartes » ?

CARY HECTOR
Licencié en droit de l’Université d’État d’Haïti, politologue, docteur ès science poli-
tique de la Freie Universität de Berlin, il a été professeur titulaire et directeur du
département de science politique de l’université du Québec à Montréal, doyen de la
faculté des sciences administratives de l’université Notre-Dame d’Haïti. Il est actuel-
lement chargé de mission senior, responsable des Affaires publiques et de l’extension
universitaire au rectorat de l’université Quisqueya à Port-au-Prince. Membre de la
commission présidentielle sur la réforme constitutionnelle (GTC, 2006-2007) et de
la commission présidentielle sur l’éducation et la formation (GTEF, 2008-2010),
il est aussi membre de l’American Political Association et de l’Association interna-
tionale de science politique. Il est l’auteur d’ Une quête du politique, Essais sur
Haïti (Éditions du CIDIHCA, 1991) ainsi que d’articles, d’essais et de chapitres
d’ouvrages sur Haïti, la République dominicaine, la Caraïbe, le Mexique, etc. Il
est coauteur avec H. Jadotte d’ Haïti et l’après-Duvalier (Deschamps, 1991), avec
C. Moise du Rapport sur la question constitutionnelle (2007) et avec le GTC
de Pour un Pacte national sur l’éducation en Haïti (Rapport au président de la
République, 2010). caryhector@yahoo.fr

« Au carrefour d’insignifiance où notre société


se trouve aujourd’hui […], il y a pour nous
urgence à remettre en marche un processus de
création de sens. Car le sens est ce qui fait le
plus défaut à notre communauté aujourd’hui :
il semble avoir déserté nos paroles, nos actes,
nos professions de foi, nos gesticulations, nos
projets, nos absences de projets […]. »
André Vilaire CHÉRY

Plus de dix-huit mois après le séisme du 12 janvier 2010, ce cri du cœur du


linguiste Vilaire Chéry quant à notre déficit accumulé de « création de sens »
en rejoint bien d’autres enregistrés depuis longtemps, en particulier au cours
de la dernière année du second mandat du président René Préval (2006-2011).
À plus d’un titre, ce cri peut sembler désolant voire dérangeant. Il n’empêche
qu’il traduit, une fois de plus, au-delà de l’optimisme technocratique des
discours et expertises de circonstance, le malaise essentiel qui traverse et habite
la communauté nationale haïtienne dans la foulée de l’après-séisme. Ici, on le
252 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

relaie comme éclairage d’arrière-plan aux thématiques énoncées dans le titre de


cette contribution. Celles-ci pourraient au demeurant être reformulées comme
suit : Quelle reconstruction/refondation ? Et pour quoi faire ?
Mais tel n’est pas mon propos. On ne saurait en effet entreprendre une
énième reconceptualisation de ces thématiques qui ont déjà fait – et continuent
de faire – l’objet de moult rencontres ad hoc, de tables rondes, de colloques, de
séminaires, etc. à partir d’initiatives et de sources diverses : étatiques/nationales,
internationales, non gouvernementales, académiques, citoyennes, etc. Deux
interrogations d’ensemble serviront de fil conducteur ici : quelles orientations
de « création de sens » sont repérables, ne serait-ce qu’en pointillé, à travers
quelques capsules d’illustration respective de ces thématiques ? Ces orientations
sont-elles alimentées par un consensus national convergent, susceptible d’être
porté par un « État unitaire décentralisé » (postulé par la Constitution de 1987)
en vue de la reconstruction/refondation postsismique ?
Une brève observation méthodologique s’impose : aussi bien conceptuel-
lement qu’historiquement, le noyau et lieu d’articulation des thématiques
demeurent l’État, même si celles-ci sont énoncées en éléments distincts mais
arrimés au contenu de la première interrogation de fond soulevée précédem-
ment. À quoi il convient d’ajouter que la problématique propre de la « refon-
dation de l’État » se situe bien antérieurement au 12 janvier 2010 : elle est
consubstantielle au bouillonnement sociopolitique concomitant à la chute de la
dictature des Duvalier en février 1986 ; elle se formalise à travers la Constitution
de 1987, et notamment dans le Préambule et les dispositions innovantes sur les
collectivités territoriales, et s’installe en leitmotiv récurrent des velléités de trans-
formation institutionnelle entre 1990 et 2011 1, sans avoir pu véritablement se
concrétiser en politiques publiques durables de structuration et de consolida-
tion du nouvel État en devenir depuis 1987. D’où le renvoi, ici même, i. e. à un
niveau stratégique premier, à la quête lancinante de « création de sens ».

Reconstruction/refondation : qu’en est-il ?

Cette double thématique aura suscité, au plus tard dès la mi-février 2010,
un foisonnement de positionnements, de diagnostics, d’études spécialisées, de
rapports, etc. aussi bien à l’étranger (bailleurs de fonds, système des Nations
unies, Union européenne, etc.) qu’en Haïti (gouvernement, secteur privé,
Université, centres de recherche, collectifs citoyens, etc.). Tout en appelant de
nos vœux une synthèse critique organisée et systématique de cette production

1. On peut en signaler les suivantes : « Changer l’État » (1990-1991) ; « l’État stratège » (1998) ; « Livre
blanc » de la période de transition 2004-2006 ; « Rétablir l’autorité de l’État » (Préval, 2006) ; « l’État doit
reprendre sa place » (Premier ministre Michèle Pierre-Louis, 2008-2009).
LES PERSPECTIVES DE LA RECONSTRUCTION/REFONDATION 253

circonstanciée, il n’entre pas dans ces propos de prétendre en rendre compte.


Toutefois, quelques considérations communes et récurrentes lui sont sous-
jacentes et peuvent être signalées en partie comme suit :
•฀la฀complexité฀des฀problèmes฀et฀la฀diversité฀des฀solutions฀proposées฀;
•฀le฀poids฀(sur)déterminant฀de฀la฀communauté฀internationale,฀en฀particulier฀
les principaux bailleurs de fonds : États-Unis, France, Espagne, Canada, le repré-
sentant du secrétaire général des Nations unies, la Mission des Nations unies
pour la stabilisation en Haïti (Minustah) – dont le Brésil comme responsable
du commandement militaire de l’institution –, sans compter les 10 000 ONG
baptisées « république des ONG » par Edmond Mulet, représentant spécial du
secrétaire général de l’ONU en Haïti ;
•฀la฀capacité฀d’action฀très฀limitée฀des฀décideurs฀nationaux฀–฀liée฀à฀la฀fois฀à฀
l’action dévastatrice, matérielle et humaine, du séisme du 12 janvier 2010 et à
la prise en charge supranationale de certains pouvoirs régaliens de l’État 2 –, en
d’autres termes, la « quasi-tutelle » ou « tutelle de facto », ou encore « la curatelle
paracoloniale sur Haïti » (Manigat, 2010) ;
•฀ la฀ participation฀ citoyenne฀ active฀ au฀ processus฀ de฀ reconstruction/
refondation ;
•฀ et฀ enin฀ la฀ question฀ des฀ temporalités฀ (court,฀ moyen,฀ long฀ terme)฀ du฀
processus et de leur interaction nécessaire.
Cela dit, la question préalable – et primordiale – ne manque pas de préoc-
cuper tout un chacun : que faut-il entendre par « reconstruction/refondation » ?
Avec pour corollaires tout aussi essentiels et inévitables : Quoi « reconstruire
et refonder » ? Avec quels objectifs et finalités ? Et comment, i. e. avec quelles
ressources financières, matérielles, humaines, etc. ? Dès lors, on ne s’étonnera
pas de constater que le contenu des réponses apportées ou suggérées varie avec
les interlocuteurs et reflète leur lieu d’énonciation, leur ancrage idéologique,
politique, institutionnel et autres. Comme annoncé, les capsules d’illustration
ne pourront être qu’indicatives.

De l’entendement de la « reconstruction/refondation »
Si jusqu’à la mi-février 2010 il était courant d’observer la substitution
d’une notion à l’autre avec équivalence implicite, l’on pouvait s’attendre à
une certaine décantation conceptuelle à partir de la conférence des bailleurs
de fonds à New York, le 31 mars 2010. À cette occasion, le PARDN (Plan
d’action pour le relèvement et le développement national d’Haïti) – reli-
bellé ultérieurement Plan stratégique pour la refondation d’Haïti – du

2. À ce sujet, mentionnons d’emblée la Minustah déployée sur tout le territoire national depuis 2004, la
Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH) établie en mai 2010, sans compter l’action
supranationale renforcée des institutions du système des Nations unies comme la Banque mondiale, le Fonds
monétaire international, le Programme des Nations unies pour le développement, l’Organisation des États
américains, etc.
254 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

gouvernement haïtien sert de paramètre institutionnel global pour l’accueil


des 10 milliards de dollars US, auxquels s’engage alors la communauté inter-
nationale, pour la reconstruction d’Haïti.
C’est pourquoi le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon peut
d’emblée, à la suite de l’ancien président des États-Unis Bill Clinton, mettre
en circulation le mot d’ordre : « building back better ». Accent donc sur la
reconstruction physique, i. e. des infrastructures anéanties ou mises à mal par le
séisme. Mais comment y procéder sans tenir compte du pilotage institutionnel
et technique/technocratique de l’instance étatique nationale, elle-même physi-
quement effondrée (le Palais national, les quinze ministères sur dix-sept de
l’appareil étatique) et, en tout cas, devenue durablement dysfonctionnelle ?
Y suppléera en partie la Commission intérimaire pour la reconstruction
d’Haïti (CIRH), créée avec la « loi d’urgence » votée par le Parlement en
avril 2010. Coprésidée par l’ancien président Bill Clinton et le Premier ministre
haïtien Jean-Max Bellerive, avec en principe une composition paritaire de ses
membres (étrangers et haïtiens), la CIRH se voit attribuer, par l’arrêté prési-
dentiel du 6 mai 2010, des prérogatives décisionnelles touchant aux pouvoirs
régaliens de l’État haïtien. Ce qui ne manquera pas de susciter des remous de
protestation et de contestation à travers la presse parlée et écrite. Mieux : l’on
va bientôt se rendre compte que la représentation haïtienne n’y fait que de la
figuration. Si bien que le Premier ministre Bellerive ne pourra pas s’empêcher
de constater à la rencontre de Punta Cana, le 6 juin 2010, que « les membres
haïtiens de la CIRH ne connaissent rien de leur mission, de leurs attribu-
tions, ni de qui ils reçoivent leurs émoluments » (Deshommes, 2010 : 107).
Ces membres publieront par la suite une « Lettre ouverte » dans laquelle ils
dénoncent leur mise à l’écart par les démarches unilatérales de la CIRH, en
particulier de son directeur exécutif.
Le constat de Leslie F. Manigat se veut sans appel : « Dans ces conditions, la
reconstruction sera étrangère, que dis-je, est étrangère, avec le Président en charge
avec tous ses chapeaux onusien, officiel gouvernemental américain, obaméen et
personnel ex-présidentiel, et en plus la poignée d’hommes d’affaires investisseurs
potentiels pour la manne de l’aide engagée par l’ex-président qui est un homme
d’affaires tout en jouant au bon Samaritain » (Manigat, 2010 : 80).

Quelques bémols de l’expertise internationale


Face au « building back better » de Clinton et Ban Ki-Moon, l’on peut
signaler quelques courants d’expertise internationale, apparemment un peu plus
soucieux de la « refondation » que de la « reconstruction » proprement dite.
Ainsi le Rand Report de 2010, intitulé Building a More Resilient Haitian
State, met l’accent sur « les voies pratiques » du processus et exprime de plus
une mise en garde bienvenue : ne pas considérer le state-building comme un pur
processus technique. Celui-ci serait intimement lié à la politique, et compte tenu
LES PERSPECTIVES DE LA RECONSTRUCTION/REFONDATION 255

de la tradition haïtienne de « division », de « clientélisme » et « d’indécision »,


les bailleurs de fonds et les organisations internationales seraient bien avisés de
rechercher un « large consensus politique » et de s’attacher à la « planification
stratégique » (Crane et al., 2010).
Le rapport du sénateur américain John Kerry en juin 2010, Haïti at a
Crossroads, est également digne d’intérêt. Mettant l’accent sur « ten critical
issues for Haïti’s rebuilding » (entre autres, stratégie englobante de reconstruc-
tion, amélioration de la coordination entre bailleurs de fonds, reconstruction
de l’administration publique comme « top priority »), le sénateur Kerry insiste,
dans sa recommandation finale, pour que le processus de reconstruction soit
« Haitian-owned », i. e. dont la direction soit prise en main par le gouvernement
haïtien, néanmoins, dans les circonstances actuelles, avec un appui « ferme et
stratégique » de la communauté des bailleurs de fonds (Kerry et al., 2010).
Soucieux d’un certain éclairage historique et d’une approche de rééquilibrage
entre la république de Port-au-Prince et le reste du pays, Robert Maguire, associé
à l’USIP (United States Institute of Peace) et professeur à Trinity Washington
University, se fait fort, dans son témoignage devant le Sénat américain intitulé
« Reconstructing to Rebalance Haïti after the Earthquake », de mettre en relief
les torts et ravages causés à Haïti au cours des quarante dernières années par
deux facteurs :
•฀le฀comportement฀des฀élites฀politiques฀et฀économiques฀qui,฀en฀érigeant฀
un système socio-économique « de type apartheid », ont exclu et condamné la
grande majorité de la population à la pauvreté et à l’impuissance ;
•฀ les฀ politiques฀ et฀ programmes฀ de฀ développement฀ imposés฀ à฀ Haïti฀ sans฀
partenariat ou collaboration avec les Haïtiens, en plus de la démarche humi-
liante, superficielle et paternaliste « d’experts » qui voient en Haïti un « État
failli », capable de survie seulement sous une forme de protectorat international.
Pour Maguire, il s’agirait maintenant, dans l’après-séisme, de remettre sur
pied une nation équilibrée avec moins de pauvreté et d’inégalités, des institu-
tions publiques plus fortes, plus de dignité humaine, etc. (Maguire, 2010).

La polyphonie critique de l’intelligentsia haïtienne :


« refondation » plutôt que « reconstruction »
L’historien haïtien Michel Hector nous rappelle que la problématique de la
refondation, singulièrement de l’État, voire de l’État-nation, avait cours tout
au long des années 2000 : par exemple, dans le « Projet politique de l’OPL »
(Organisation du peuple en lutte) publié en janvier 2000 ou encore dans le
« Manifeste de la Commission présidentielle de commémoration du bicente-
naire » (novembre 2004). À ce rappel, il faut opportunément associer la publi-
cation quasi simultanée de deux ouvrages majeurs sur la nécessaire refondation
de l’État : Haïti : Le naufrage de l’État. Quelle sortie ? de Waner Cadet (2006) et
L’énigme haïtienne. Échec de l’État moderne en Haïti de Sauveur Pierre Étienne
256 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

(2007). Enfin, comme pour concrétiser le slogan « Rétablir l’autorité de l’État »,


citons le document-cadre rédigé par Antoine Ambroise : Bonne gouvernance et
réforme de l’État : Programme-cadre de modernisation de l’État du quinquennat de
l’espoir (2006-2011) (Ambroise, 2006).
Dès lors, le séisme du 12 janvier 2010 n’aura pas eu, en ce sens, d’effet de
césure voire de tabula rasa sur la pensée critique relative à la refondation de
l’État ; il l’aura au contraire magnifiée en l’élargissant à une démarche à la fois
plus englobante et volontariste, impliquant une transformation en profondeur
(historico-structurelle) qui intègre activement les majorités exclues depuis 1804
dans le fonctionnement et la finalité de l’État.
La surprise, ainsi que le signale à juste titre Fritz Deshommes (2010),
viendra de l’appropriation et de l’utilisation discursives de la thématique de la
refondation, aussi bien par le président Préval – en trois occasions différentes
au cours de février 2010 – que par le Premier ministre Bellerive. Celui-ci, à
l’occasion du lancement du PDNA (« Post-Disaster Needs Assessment ») le
12 février 2010, en appellera à une « refondation d’Haïti ». Puis d’exhorter les
forces politiques, les représentants des partis, les parlementaires, les organisa-
tions politiques à réaliser un « pacte politique », sans lequel, insiste-t-il, « il n’y
aura pas de refondation d’Haïti ». Cette appropriation gouvernementale de la
refondation fera long feu, car elle n’aura pas pu, de février 2010 à nos jours, se
traduire en politiques publiques idoines, d’une part pour cause d’impuissance
institutionnelle et politique des décideurs nationaux, d’autre part à cause des
orientations prédéterminantes de la reconstruction par les principaux décideurs
internationaux (bailleurs de fonds et autres).
En 2010-2011, l’intelligentsia critique prendra fait et cause pour la « refonda-
tion » au sens énoncé précédemment, notamment à travers deux manifestations
emblématiques d’une volonté collective de recherche et de « création de sens ».
D’une part l’organisation, les 8-10 juin 2010, par l’Université d’État d’Haïti
de son Forum de reconstruction nationale (FORENA) auquel contribuent plus
d’une vingtaine d’intervenants. Deux interrogations de fond en donnent le
ton : « Quel est le contenu des concepts de reconstruction et refondation ? » et
« Quelle est la substance, la pertinence et l’orientation des différentes visions et
stratégies déjà proposées à la nation ? ». Les actes du colloque seront publiés en
mai 2011 sous le titre : Entre refondation et reconstruction : Les problématiques de
l’avenir post-sismique d’Haïti (Dorlus, 2011).
D’autre part, en octobre 2010, Pierre Buteau, Rodney Saint-Éloi et Lyonel
Trouillot prennent l’initiative d’un ouvrage collectif : Refonder Haïti ? auquel
participent quarante-trois auteurs de tous horizons. Sans être formellement
construit comme un « manifeste », cet essai à plusieurs voix table, lui aussi,
sur une interrogation de fond : « Quoi refonder ? » La réponse apparaît sous
la forme d’une (fausse) alternative interrogative : « Reconstruire à partir des
effets dévastateurs de ce tremblement de terre ou refonder à partir du passé
LES PERSPECTIVES DE LA RECONSTRUCTION/REFONDATION 257

et de l’histoire pour créer les ancrages du renouveau, en opérant les ruptures


nécessaires à la construction d’une société juste ? » (Buteau et al., 2010 : 5).
Mieux : les initiateurs de l’essai invitent expressément les auteurs à se pencher
sur « les actions ou politiques à entreprendre et [les] orientations à donner à la
refondation » (ibid. : 6).

« Rebattre les cartes ? » Quelles cartes ?


Et comment les rebattre ?

La démarche
À l’instar de nombre d’initiatives récurrentes, notre démarche volontariste
visant à « rebattre les cartes » de la reconstruction/refondation postsismique fait
écho, un quart de siècle plus tard, à celle qui avait cours après février 1986 :
« fòk kat-la rebat » (« il faut rebattre les cartes »). L’historienne Suzy Castor et
moi-même y avons eu recours dans nos contributions respectives au numéro
de Rencontre consacré en partie au séisme du 12 janvier 2010 (Castor, 2010 ;
Hector, 2010). Encore une fois, il ne s’agit pas de « partir de zéro », mais de
redéployer l’intention de cheminement, de la réorienter et de la structurer en
conséquence. En ce sens, « rebattre les cartes » c’est le choix même de la refon-
dation. Dès lors, quel en est ou peut en être le contenu ? Les voies et moyens ?
La stratégie ? Questions imparables, auxquelles il faut apporter, trouver, inventer
des réponses adéquates, opérationnelles et d’emblée collectives, pour être viables
et durables. En effet, privée d’enracinement institutionnel, donc de lieu de
renouvellement intergénérationnel, la refondation risque de s’enfermer dans un
champ clos idéologique sans prise sur le réel à transformer.

Le contenu
Qu’il s’agisse de Refonder Haïti ? ou de choisir entre refondation et reconstruc-
tion, la plupart des apports à ce sujet convergent vers des paramètres conceptuels
identiques ou apparentés :
•฀«฀refonder฀Haïti฀»,฀c’est-à-dire฀[…]฀rebâtir฀notre฀pays฀de฀bas฀en฀haut฀et฀[…]฀
en faire, enfin, une société juste, fonctionnelle, en paix avec elle-même, avec
égalité des chances pour tous, une société éduquée, capable à terme de se prendre
en main (Bourjolly, 2010 : 30) ;
• refondation modernisatrice d’Haïti au profit de l’inclusion du plus grand
nombre mais sans exclusive et dans le respect des droits des minorités […]
(Manigat, 2010 : 38-39) ;
•฀la฀construction฀de฀la฀nouvelle฀Haïti฀appelle฀à฀l’édiication฀d’une฀société฀inclu-
sive et débarrassée des inégalités criantes, une société où les citoyens sont égaux,
quoique différents ; une société où les privilèges de la naissance et du parchemin, le
258 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

statut social et la richesse matérielle ne pourront jamais enlever aux moins doués et
aux moins fortunés l’humanité qu’ils portent en eux (Étienne, 2007 : 285).

Les voies et moyens ? La stratégie ?


La mise en œuvre de la refondation comme projet politique ressort du
domaine de l’action politique, donc de la mobilisation et de l’organisation des
forces vives porteuses du projet. Même si la pensée doit précéder l’opération
(Manigat, 2010 : 36), elle ne saurait se substituer au processus historique concret
de production des voies et moyens et de la stratégie. Il ne s’agit donc pas ici
de les « penser » d’avance par voie de « recettes », « listings » ou énumération
abstraite. L’on se cantonnera à l’énoncé indicatif de ce qui fait consensus à partir
de l’examen critique – à la fois dans Refonder Haïti ? et dans Entre refondation et
reconstruction – des différents plans, gouvernementaux et autres, conçus ou mis en
œuvre jusqu’ici.
Il n’est pas de refondation sans la présence et l’interaction, à moyen et long
terme, au moins des leviers suivants (sans hiérarchisation préconçue) :
•฀la฀reconquête฀progressive฀de฀la฀souveraineté฀nationale฀devant฀permettre฀l’élar-
gissement systématique et ciblé des marges d’autonomie des décideurs nationaux ;
•฀la฀réémergence฀et฀la฀rénovation฀de฀l’État฀comme฀acteur฀central฀de฀la฀refon-
dation, muni au moins de ses pouvoirs régaliens et tourné vers l’inclusion active
des majorités exclues du jeu politique ;
•฀la฀réactivation฀de฀la฀décentralisation฀(sans฀doute฀revisitée฀et฀réaménagée฀pour฀
être plus opérationnelle) comme axe stratégique et institutionnel de la refondation ;
•฀l’élévation฀signiicative฀de฀la฀capacité฀de฀représentation฀des฀partis฀poli-
tiques, non seulement comme rouages indispensables au régime démocratique
institué par la Constitution de 1987, mais aussi comme relais idéologiques et
fonctionnels du projet de refondation.
D’où la référence récurrente au « consensus national », au « sursaut national »
(via le « dialogue national ») comme condition sine qua non de la refondation.
Quelque deux mois avant sa mort en exil sur l’île caraïbéenne de Saint-
Thomas, Anténor Firmin (1850-1911) mettait en avant l’impératif de
« l’impulsion nationale » et exhortait Haïti et les Haïtiens à la construire pour
prévenir l’occupation étrangère du sol national alors pressentie par lui. D’où
viendra le « sursaut national » ou « l’impulsion nationale » ? De nous-mêmes. Dès
lors, il convient de compléter le constat d’André Vilaire Chéry, cité en exergue,
par le passage suivant tiré du même texte :
[Mais] il ne tient qu’à nous de nous reprendre en main. De nous ressaisir.
De nous projeter dans l’avenir avec assurance, portés par un projet pertinent que
nous aurons nous-mêmes façonné. D’identifier les facteurs d’ancrage et d’enra-
cinement qui pourraient nous fixer à la terre d’Haïti, pour les cultiver et les
approfondir, jour après jour. De travailler à recréer le lien social dramatiquement
mis à mal au sein de notre société atomisée. De tempérer notre individualisme
LES PERSPECTIVES DE LA RECONSTRUCTION/REFONDATION 259

forcené, pour agir un peu plus en fonction de l’intérêt collectif et du bien


commun. De travailler à assurer le triomphe des forces de la biophilie, c’est-à-
dire de l’amour de la vie, sur les pulsions mortifères qui traversent notre société.
(Chéry, 2011.)

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Réconcilier Haïti avec sa diaspora :
un préalable à une refondation de la société ?
CHARLES RIDORÉ
Membre de la Plate-forme Haïti de Suisse, sociologue, il a enseigné la théorie de
la communication à l’université de Fribourg. Directeur régional durant dix-neuf
ans de l’ONG Action de Carême, il dispose d’une profonde connaissance des
réalités de l’aide humanitaire et du développement. Très attentif aux processus
en cours dans son pays natal, qu’il avait dû fuir à cause de la dictature, il y
est retourné à trois reprises depuis le 12 janvier 2010. Il préside actuellement
l’association Solidarité Fribourg Haïti, créée avec un ami fribourgeois dans le
but de venir en aide aux victimes de la catastrophe. chridore@bluewin.ch

Dans tout discours, les concepts utilisés peuvent véhiculer des a priori,
explicites ou implicites. Il vaut donc mieux les définir au préalable si l’on veut
limiter les risques de malentendus. Ainsi, le terme « diaspora » doit être précisé
avant toute tentative d’appréhender le rôle éventuel qu’elle peut jouer dans la
« reconstruction » – autre terme à définir – d’Haïti.

Quelle diaspora ?

La diaspora en général
Utilisé à l’origine dans un contexte plutôt biblique (diaspora juive, diaspora
chrétienne) pour signifier l’exil d’une communauté hors des frontières de son
contexte d’origine, le terme « diaspora » s’est laïcisé ces dernières décennies et
tend à désigner la dispersion d’une partie importante d’une communauté en
dehors des frontières nationales. Par extension, le terme en vient à désigner égale-
ment telle communauté d’une certaine origine vivant dans un contexte géogra-
phique autre, par exemple la diaspora chinoise aux États-Unis. Un minimum
de liens (politique, économique, culturel, religieux) avec le pays d’origine, de
même qu’un minimum de structuration interne (organisation, associations…),
donnant une identité, une visibilité et des moyens d’action, sont nécessaires
pour justifier l’appellation de diaspora en lien avec une communauté d’origine.
Selon Gabriel Scheffer (1993), les trois caractéristiques essentielles de toute
diaspora sont : la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou
262 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

nationale, l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle (une


vie associative riche par exemple), l’existence de contacts réels ou imaginaires
avec le territoire d’origine (éventuellement sous forme de mythe de retour).

La diaspora haïtienne
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous retiendrons les traits suivants pour
caractériser la diaspora haïtienne. Elle est :
•฀importante฀en฀nombre.฀Les฀estimations฀à฀ce฀sujet฀sont฀variables.฀Les฀plus฀
récentes, dont celles du géographe haïtien Georges Anglade (2006), mort durant
le séisme, font état d’une diaspora haïtienne totalisant deux à quatre millions de
personnes, soit environ le quart de la population totale du pays.
•฀ hétérogène฀ et฀ dispersée.฀ Une฀ première฀ vague฀ d’émigration฀ haïtienne฀ a฀
eu lieu au début du XXe siècle, à destination essentiellement de la République
dominicaine et de Cuba. Il s’agissait principalement d’une émigration pour
cause économique. L’industrie sucrière de ces deux États avait besoin de main-
d’œuvre et Haïti, pays de faible niveau de développement économique, en
regorgeait. La deuxième vague d’émigration, pour des motifs politiques celle-là,
a eu lieu sous le régime des Duvalier. Elle a touché principalement les universi-
taires, les membres des professions libérales, les opposants politiques, les syndi-
calistes, bref la classe moyenne haïtienne. L’exil plus ou moins forcé a conduit
ces émigrés principalement vers les États-Unis et le Canada. La troisième vague
d’émigration date de ces vingt dernières années. Elle a concerné majoritairement
des personnes quittant le pays pour des motifs économiques. Elle a touché aussi
bien les couches populaires (boat-people) que des membres de la classe moyenne
ou de la bourgeoisie. Les États-Unis, la République dominicaine, le Canada, les
Antilles et la France constituent actuellement les principaux lieux d’installation
de la diaspora haïtienne. Les processus de socialisation et d’intégration auxquels
sont soumis les membres de ces différentes communautés de la diaspora dans
ces contextes socioculturels très différents ont accentué entre eux l’hétérogé-
néité sociale, culturelle et idéologique. La conséquence importante pour notre
propos en est la suivante : il n’existe pas, au sein de la diaspora haïtienne, une
unité de vision, de motivation et de stratégie quant à son rôle éventuel dans la
reconstruction du pays. Il convient donc d’éviter à ce propos toute idéalisation
ou généralisation abusive.
•฀riche฀en฀ressources฀potentielles.฀Nous฀reviendrons฀plus฀en฀détail฀sur฀ce฀
point. Citons, pour le moment, un témoignage rapporté par l’agence de presse
haïtienne Alterpresse (2009) qui nous donne l’avis d’un observateur attentif sur
les atouts dont dispose la diaspora : « Selon l’ambassadeur de France en Haïti,
qui en a fait l’annonce à l’occasion du forum de la diaspora qui s’est achevé
le 13 juillet à Pétion-Ville, l’idée première du concept de codéveloppement
est de montrer que les migrants peuvent, par leurs disponibilités financières,
les compétences acquises et les réseaux de relations, servir au développement
RÉCONCILIER HAÏTI AVEC SA DIASPORA 263

de leur pays d’origine. » Capacités financières, compétences, réseaux de relations


semblent en effet constituer les trois principales potentialités que peut investir
la diaspora dans la reconstruction d’Haïti.
•฀discriminée.฀Qu’il฀ait฀quitté฀le฀pays฀de฀gré฀ou฀de฀force,฀le฀migrant฀haïtien฀
s’est trouvé rapidement relégué en marge de la vie sociale haïtienne, privé de
facto de la plupart de ses droits civiques. La Constitution haïtienne, jusque
récemment, ne reconnaissait pas la double nationalité. Celui qui acquérait
une nationalité étrangère perdait ipso facto la nationalité haïtienne. Le migrant
détenait-il encore un passeport haïtien ? Aucune disposition particulière – vote
par correspondance, vote dans les locaux des missions diplomatiques, encou-
ragement à revenir voter au pays – n’était prévue pour faciliter sa participation
à la vie politique nationale. Il se voyait interdire la possibilité de briguer un
poste électif à moins d’avoir résidé de manière continue – de deux à cinq ans
selon le mandat concerné – dans le pays au cours de la période précédant une
élection donnée.
Cette discrimination objective des Haïtiens de l’extérieur se doublait d’une
perception négative de la part des compatriotes restés au pays. Le terme « dias-
pora » a régulièrement été utilisé ces dernières années comme une étiquette,
lancée avec mépris à la tête des émigrés, comme en témoigne un membre de
cette diaspora haïtienne, Jean-Junior Joseph, journaliste indépendant, dans les
colonnes du quotidien haïtien Le Nouvelliste :
L’usage du terme « diaspora » semble être chargé de stéréotypes négatifs.
Les Haïtiens de l’« extérieur » sont perçus comme moins que des citoyens de
deuxième rang. Ils sont perçus comme arrogants, prétentieux, et enclins à se
poser en donneurs de leçons. Et pour un peu, on leur ferait comprendre qu’ils
sont des étrangers, et qu’ils doivent retourner « chez eux ». Pour paraphraser la
chanson de Lionel Benjamin, notre terre natale est souvent un pays où l’Haïtien
de la diaspora est traité comme un étranger, et où l’étranger véritable est dans
son pays. On aime bien l’argent de la diaspora, mais on n’aime pas les candidats
issus de la diaspora haïtienne ! (Joseph, 2010.)

Nous tirons de cette brève analyse deux conclusions principales.


Tout d’abord il apparaît que le poids démographique des Haïtiens de l’exté-
rieur et les potentialités dont ils sont porteurs rendent légitime leur prétention
à jouer un rôle significatif dans la reconstruction du pays. Cependant cette
diaspora, hétérogène et dispersée, ne constitue pas pour le moment un acteur
social homogène et organisé, porteur d’une vision cohérente et partagée du rôle
à jouer dans la reconstruction du pays, ou dans la stratégie à mettre en œuvre
dans ce but. Il convient de mettre en branle une dynamique permettant à terme
de mobiliser des secteurs de plus en plus larges de cette diaspora au service du
processus de changement dans le pays.
Ensuite il faut souligner que les relations ambiguës entretenues depuis des
décennies entre les Haïtiens de l’intérieur et ceux de l’extérieur ont suscité entre
264 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

les deux parties une sorte de divorce, de « dérive des continents » sur fond
de méfiance réciproque et d’octroi mutuel d’étiquettes. En conséquence, un
processus préalable de réconciliation entre ces deux moitiés du pays est une
condition nécessaire à la mobilisation efficace de la diaspora dans la reconstruc-
tion d’Haïti. Il y a là, à n’en pas douter, un grave défi à relever, des modalités
concrètes à imaginer et bien des obstacles à surmonter. Avec lucidité et faisant
preuve d’esprit visionnaire, Georges Anglade soulignait il y a quelques années
de cela dans un article du Nouvelliste le caractère indispensable de cette réconci-
liation et les obstacles qui se dressent sur le chemin :
L’expérience des vingt dernières années qui doit nous guider pour les vingt
prochaines années, débouche sur le constat qu’il n’y a aucun avenir valable à ce
pays sans la construction d’un modèle original (qui n’existe nulle part et dans
aucun manuel) de toutes les articulations possibles entre le pays et ses commu-
nautés hors pays. (Anglade, 2006.)

Construire un modèle articulé sur les parties actuellement éclatées de la société


haïtienne, en vue d’une reconstruction – à définir – du pays est un projet urgent dans
sa finalité, mais qui ne peut être le résultat que d’un long processus – l’espace d’une
génération, selon Georges Anglade (ibid.). Un processus qui devra nécessairement
être porté conjointement par tous les Haïtiens, tant de l’intérieur que de l’extérieur.
En ce sens, il faut rendre hommage à Georges Anglade de l’initiative qu’il avait
prise en 2003 de créer le Congrès mondial haïtien (CMH) qui a malheureusement
fait long feu. Dans la même veine, nous soulignerons aussi les efforts développés par
le professeur Samuel Pierre et ses collaborateurs pour la mise sur pied du Groupe
de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN-Monde) qui a le mérite
d’exister aujourd’hui dans plusieurs parties du globe et en Haïti 1.

Les rôles de la diaspora, de l’urgence à la refondation

Reconstruction ou refondation ?
Le Plan d’action pour le relèvement et le développement national d’Haïti,
présenté par le gouvernement haïtien et adopté par la communauté internatio-
nale à New York le 31 mars 2010 annonçait déjà dans son intitulé un objectif
qui allait au-delà de la simple reconstruction de ce qui existait avant le 12 janvier
2010. Il convient en effet de reconnaître avec lucidité que le pays, avant cette
date, était déjà en situation de « séisme social ». Le Rapport sur le développement
humain 2009 du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)
classe Haïti en 149e position sur 182 États. En conséquence, peut-on lire dans
le Plan d’action, il s’agit de « construire une Haïti différente de celle d’avant le

1. Pour plus d’information, on peut consulter le site du GRAHN-Monde : www.haiti-grahn.net


RÉCONCILIER HAÏTI AVEC SA DIASPORA 265

12 janvier ». À quoi répond dans le même sens Michèle Rivasi, parlementaire


européenne de retour d’une mission en Haïti : « [Il s’agit] de permettre la refon-
dation du pays sur de nouvelles bases inébranlables, propices au développement
qui a manqué à la population ces dernières décennies » (Rivasi, 2010).
Quel est le contenu de ce concept de refondation ? Un article publié dans
Maghpress sous la plume de Rachid Mamouni en donne les précisions suivantes :
Le « Plan de refondation » […] se décline en quatre axes principaux : le
premier porte sur le développement économique, le deuxième va traiter du
réaménagement du territoire, le troisième a trait au développement institutionnel
et, enfin, le quatrième va examiner le développement social et la récupération
culturelle et artistique. (Mamouni, 2010.)

À la base de l’édifice, nous placerions le développement institutionnel,


à commencer par celui de l’État dont la faiblesse a été criante tout au long de
l’année 2010. Plus largement, la refondation concerne toutes les institutions du
pays. L’analyse socio-historique développée dans la première contribution de cet
ouvrage 2 explicite clairement les raisons pour lesquelles le pays n’a pas su se doter
jusqu’à aujourd’hui d’institutions politiques, de services publics, d’institutions
sociales, d’infrastructures, de ressources humaines à même d’engager enfin Haïti
sur la voie d’un changement répondant aux critères du développement durable.
Ainsi, la dynamique de la refondation implique de travailler à la mise en place de
telles bases, avec pour objectif l’édification d’une nouvelle société haïtienne, fondée
sur un nouveau contrat social, plus démocratique, plus solidaire, plus durable.
Une telle analyse en termes de refondation modifie sensiblement la concep-
tion du rôle de la diaspora, car il ne s’agit pas seulement de reconstruction
d’infrastructures ni même de simple croissance économique dans laquelle le rôle
de la diaspora se limiterait à celui d’apport de moyens financiers.
Quels sont dès lors les rôles concrets à disposition de cette dernière ? Nous
répondrons à cette question en prenant en considération trois variables qui
nous paraissent primordiales, à savoir : 1) les moments du processus de change-
ment : la phase de transition, celle de la reconstruction proprement dite et celle
de la refondation ; 2) les niveaux d’intervention de la diaspora : niveau local,
niveau régional et niveau national ; 3) les degrés d’implication de la diaspora,
cette implication pouvant varier de l’indifférence à l’engagement militant et
concerner des pourcentages plus ou moins importants de la diaspora.

Le rôle de la diaspora dans la phase de transition


Près de deux ans après le séisme, bien des collectivités locales des régions les
plus touchées du pays se trouvent encore dans une situation proche de l’urgence.
De nombreux observateurs confirment que l’État haïtien comme les agences de

2. Voir le texte de Suzy Castor dans le présent ouvrage.


266 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

coopération internationale ont largement échoué à prendre la relève des acteurs


locaux dans l’apport de prestations et de services adéquats aux populations
locales après le séisme. Deux facteurs sont venus aggraver la charge incombant
aux communautés locales des régions sinistrées : le reflux des réfugiés fuyant les
villes dévastées par le séisme et, fin 2010, l’afflux des victimes de l’épidémie de
choléra. En l’absence de prise en charge par l’État, les communautés locales ont
heureusement pu compter sur la solidarité des compatriotes de la diaspora issus
de ces communautés en vue d’organiser la survie dans cette situation d’urgence.
Partout dans la diaspora et bien avant le 12 janvier 2010 se sont créés des
associations, des fraternités ou d’autres groupements organisés appuyant la mise
sur pied d’équipements ou de services au profit des communautés locales. Le
séisme a donné à ce genre d’initiatives une impulsion qu’il convient de saluer au
moment où le fiasco de l’aide internationale vient confirmer la validité de l’adage
haïtien : « Se grès kochon ki kwit kochon » (« la graisse du porc cuit le porc »),
autrement dit : il vaut mieux compter d’abord sur ses propres forces ! Ce rôle
de subsidiarité est largement accessible aux membres de la diaspora haïtienne.

Le rôle de la diaspora dans la phase de reconstruction


Le rôle de la diaspora sous cet aspect peut revêtir une triple forme : apport
de ressources financières, apport de compétences, apport en termes de plaidoyer.
Il y a sans aucun doute un besoin des ressources financières de la diaspora
au niveau local, voire régional, au service du développement communautaire.
Il s’agit non seulement d’assurer la restauration ou la reconstruction d’équi-
pements de services publics (hôpitaux, écoles…), mais aussi d’en assurer le
fonctionnement au moins à titre transitoire. Un exemple nous permettra de
préciser notre propos. À La Vallée-de-Jacmel, dans le sud-est du pays, l’hôpital,
construit par la communauté avec l’aide de la diaspora d’origine locale (en
l’absence d’initiative en ce sens de l’État), a heureusement résisté au séisme.
Pour des raisons évidentes, il a dû accueillir nettement plus de patients qu’avant
le 12 janvier 2010, à la suite du séisme d’abord, puis pendant l’épidémie de
choléra. Durant de longs mois, les salaires du personnel, censés être pris en
charge par le ministère de la Santé publique, sont restés impayés. Pour garder ce
personnel et garantir la continuité et la qualité des soins, les responsables locaux
ont pu faire appel à la diaspora d’origine locale, heureusement nombreuse et très
engagée. Celle-ci a assuré un rôle de subsidiarité, permettant à l’hôpital de rester
en fonction. Mais tant les autorités locales que la diaspora souhaitent voir l’État
central assumer sa part de responsabilité et assurer au moins le fonctionnement
de cette structure.
Les transferts financiers de la diaspora à destination d’Haïti constituent
une donnée de longue tradition et très significative, comme en témoigne
Leslie Péan dans une communication faite lors du congrès de la diaspora à
Miami le 17 août 2009 :
RÉCONCILIER HAÏTI AVEC SA DIASPORA 267

Les transferts financiers de la diaspora représentent 35 % du produit intérieur


brut (PIB) […] De moins de 50 millions de dollars US en 1994, les transferts
financiers de la diaspora ont atteint 100 millions en 1995 et progressent depuis,
atteignant le chiffre record de 1,8 milliard en 2008. Ces transferts financiers de
la diaspora ont une fonction structurale dans l’économie et la société haïtienne.
Leur quantité a une indéniable valeur qualitative. Depuis l’an 2000, ils repré-
sentent trois et même quatre fois la valeur des exportations haïtiennes. Ils
constituent le double du budget national. (Péan, 2009.)

En l’absence de chiffres précis pour le moment, on estime que les transferts


financiers de la diaspora vers Haïti ont explosé en 2010, un apport d’autant
plus utile que les prix des produits ont également explosé tandis que les aides
officielles promises ne parvenaient pas aux victimes. Leslie Péan affirme que la
diaspora haïtienne peut mobiliser sur la durée une moyenne de 4 milliards de
dollars US par an en apports de différentes natures pour l’économie haïtienne.
Il soulignait à la même occasion l’importance tant quantitative que stratégique
de ce potentiel dans la perspective de la reconstruction/refondation du pays :
Avec un tel programme, Haïti aurait une plus grande marge de manœuvre
pour négocier le retrait des flux officiels de la Minustah (575 millions de
dollars US) et de l’aide internationale officielle (425 millions). Les 4 milliards
représentent le double du volume actuel des importations haïtiennes de
2,1 milliards en 2008. (Ibid.)

L’apport de compétences peut se faire à tous les niveaux, du local au national,


mais doit être organisé. À La Vallée-de-Jacmel, des médecins haïtiens, actifs aux
États-Unis, organisent depuis des années des missions de coopération englobant
des professionnels de la santé américains et haïtiens venant assurer à leurs frais
des soins à l’hôpital Saint-Joseph, et cela deux fois par an. En 2010, ce sont trois
missions qui ont été organisées, la troisième en novembre 2010, en plein milieu
de l’épidémie de choléra.
Les potentialités que représente la diaspora haïtienne en termes de
compétences sont énormes, comme l’atteste par exemple une étude réalisée
pour le compte du Fonds monétaire international (FMI) par le chercheur Prachi
Mishra (2007). Qu’il nous suffise ici de mentionner deux éléments tirés de sa
publication. Tout d’abord, analysant le niveau d’études des émigrés ayant quitté
Haïti entre 1965 et 2000, il révèle les chiffres suivants : 3 % bénéficient d’une
formation de niveau primaire, 30 % de niveau secondaire et 84 % de niveau
supérieur. Ensuite, il signale que ce taux au niveau supérieur place Haïti au
6e rang parmi les pays dont les ressortissants les plus qualifiés travaillent, non
dans le pays d’origine, mais dans un des pays de l’Organisation de coopération
et de développement économiques (OCDE).
Comment envisager la participation des compétences de la diaspora à la
reconstruction au niveau national ? Différentes possibilités ont été évoquées,
268 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

entre autres par Edwin Paraison, en charge du ministère des Haïtiens vivants à
l’étranger (MHAVE) dans le dernier gouvernement du président Préval. Selon
lui, les cadres de la diaspora peuvent offrir leur expertise et leur connaissance
du milieu dans le cadre des firmes ou organisations internationales intervenant
dans la reconstruction en Haïti. Ils peuvent aussi investir plus systématique-
ment des capitaux dans le développement du pays.
Last but not least, la diaspora a un rôle privilégié à jouer dans le domaine
du plaidoyer en faveur d’Haïti, cela dans ses différents contextes d’insertion,
en activant ses multiples réseaux d’influence. Véritables « marginaux culturels »
dans le sens que donnait Roger Bastide (1971 : 98-117) à cette notion, les
Haïtiens de la diaspora sont les mieux à même de jouer ce rôle essentiel en vue
d’une refondation de la société haïtienne.

Le rôle de la diaspora dans le processus de refondation


On prête au duc de Guise la prière suivante : « Seigneur, protégez-moi de mes
amis, mes ennemis je m’en charge ! » Sur le papier, Haïti compte beaucoup d’amis
au sein de ce qu’il est convenu d’appeler « la communauté internationale ». Sans
vouloir se lancer dans un procès contre cette communauté internationale, il est
permis à son propos de soulever des questions, de formuler des hypothèses, lais-
sant ensuite aux chercheurs ou aux journalistes d’investigation le soin d’établir
les faits. Paradoxalement, plus Haïti fait l’objet de « sollicitude » de la part de la
communauté internationale, plus elle semble s’enfoncer dans le chaos, la dépen-
dance, la pauvreté, la perte de souveraineté et de capacité de leadership. Tout au
long de l’histoire haïtienne, pour des raisons évoquées entre autres par Ricardo
Seitenfus (2010), ex-représentant de l’Organisation des États américains (OEA)
en Haïti, l’État a été manipulé et mis sous tutelle par des intérêts peu transparents
qui font semblant aujourd’hui de s’étonner de ses déficiences. Haïti souffre de
l’absence d’un État souverain, démocratique, compétent et visionnaire, à même
de prendre la mesure du drame séculaire qui frappe le pays, d’identifier les défis à
relever, de fixer des priorités et des objectfs, de mettre en œuvre des stratégies en
vue de défendre les intérêts nationaux
Redisons-le : si l’objectif du processus de refondation est de promouvoir
l’émergence d’une nouvelle société haïtienne reposant sur une démocratie
participative, un développement économique durable, la justice sociale, la dias-
pora doit être de plein droit intégrée dans ce processus. Du côté des autorités
haïtiennes, la volonté d’instaurer une dynamique favorable à l’intégration de la
diaspora s’est manifestée récemment, mais elle a besoin de s’exprimer avec plus
de clarté et de détermination.
RÉCONCILIER HAÏTI AVEC SA DIASPORA 269

Conclusion

Qu’il nous soit permis, au terme de cette brève analyse, d’affirmer deux
convictions.
D’abord la diaspora haïtienne représente un énorme potentiel pour le déve-
loppement du pays. De larges secteurs de cette diaspora sont motivés à mettre
des ressources importantes au service de cette dynamique, mais ils ne veulent
plus être cantonnés au rôle de « vache à lait ». Au moment où le pays est invité à
repenser son futur en termes de refondation et de nouvelle indépendance, il ne
peut plus se payer le luxe de galvauder les ressources de cette « riche » diaspora.
Mais les forces politiques du pays ont-elles la volonté de faire bon usage de ces
potentialités ? Nous en doutons pour le moment.
Ensuite, pour que ces potentialités atteignent leur pleine efficacité, un
certain nombre de conditions cadres doivent être posées. Nous nous limiterons
à mentionner les trois suivantes.
La reconnaissance par Haïti de la double nationalité. Des amendements consti-
tutionnels ont été votés, mais ils doivent faire l’objet de clarifications et se traduire
dans une loi d’application qui se fait attendre. Il s’agira concrètement de trouver
les voies et moyens permettant de manifester aux compatriotes de la diaspora une
reconnaissance sociale et cela à travers des mesures telles que la mise en place de
mécanismes de consultation sur des enjeux nationaux, la possibilité d’exercer leurs
droits civiques depuis l’étranger, leur éligibilité sans entraves bureaucratiques ou
politiques à des fonctions d’importance stratégique dans le pays, etc.
La mise en place effective du processus de décentralisation. La destruction à Port-
au-Prince des bâtiments symboliques du pouvoir centralisé et l’incapacité de ce
dernier à venir en aide à la population montrent de manière tragique qu’il n’y aura
de développement humain durable en Haïti que sous condition de décentralisa-
tion effective. La décentralisation devrait fournir un cadre idéal pour l’articulation
des différents rôles de la diaspora du niveau local au niveau national.
La promotion des transferts financiers de la diaspora vers Haïti. Selon Leslie
Péan (2009), on observe déjà un volume important d’investissement de la dias-
pora dans les domaines qu’il désigne par l’expression « les cinq T », à savoir
les transferts, les télécommunications, le tourisme, le commerce (trade) et les
transports. L’articulation des mécanismes liés à ces domaines, complétée par
des mécanismes de bonne gestion, est de nature à permettre à la diaspora, sur
la base des ressources mobilisables, de jouer un rôle de premier plan dans le
financement du développement en Haïti, offrant ainsi une alternative viable et
porteuse d’autonomie à la situation de dépendance financière actuelle.
270 ÉLÉMENTS POUR UNE RECONSTRUCTION/REFONDATION

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ALTERPRESSE, 2009, Port-au-Prince, édition du 14 juillet.


ANGLADE, Georges, 2006, « Vingt ans, c’est assez ! », entretien, Le Nouvelliste, numéro
spécial, 7 février.
BASTIDE, Roger, 1971, Anthropologie appliquée, Paris, Payot.
JOSEPH, Jean-Junior, 2010, « Politiquement piégée, que peut la diaspora face au blocage
d’Haïti ? », Le Nouvelliste, 6 octobre.
MAMOUNI, Rachid, 2010, « “Un sommet de l’espoir pour la refondation” d’Haïti se
réunit en République dominicaine », Maghpress, 31 mai.
MISHRA, Prachi, 2007, « Emigration and Brain Drain », B.E. Journal of Economy Analysis
& Policy, vol. 7, n° 1, art. 24.
PÉAN, Leslie, 2009, « Les transferts financiers de la diaspora et le financement du déve-
loppement d’Haïti », communication, Congrès de la diaspora, Miami, 7 août.
RIVASI, Michèle, 2010, Communiqué de presse de la Commission ACP-UE, Bruxelles,
5 septembre.
SCHEFFER, Gabriel, 1993, « Ethnic Diasporas: A Threat to their Hosts ? », in M. Weiner
(éd.), International Migration and Security, Boulder, Westview Press : 263-285.
SEITENFUS, Ricardo, 2010, « Haïti est la preuve de l’échec de l’aide internationale »,
entretien, Le Temps, Genève, 10 décembre.
Chapitre V

Réflexions pour aujourd’hui et demain


Philippe Desmangles, chirurgien orthopédique haïtien, est en colère. Et il le
dit ! C’est dans un témoignage au scalpel qu’il analyse l’état de « faiblesse » dans
lequel se trouve aujourd’hui le système de santé haïtien et les comportements des
professionnels, qu’ils soient nationaux ou étrangers. Il dénonce le fait qu’en Haïti, le
« favoritisme prime sur l’excellence » et que cela « entraîne une démotivation des
cadres ». Et pour montrer la gravité de la situation, il ajoute : « Avec des pratiques
de type népotique, la chance d’avoir une personne compétente à un poste clé
est faible » ! Il insiste sur la désertification des zones rurales et s’interroge sur
une politique qui consiste à remplacer les médecins haïtiens manquants par des
médecins cubains qui bénéficient d’avantages refusés aux nationaux. Il n’est pas non
plus tendre avec les organisations humanitaires internationales et sur la faible qualité,
selon lui, des soins que celles-ci prodiguent. Il rappelle que la plupart des gestes
salvateurs « ont été pratiqués pendant les 72 premières heures qui ont suivi le
séisme par des professionnels haïtiens ». Comment ne pas l’écouter lorsqu’il dit que
« les agences qui sont sur le terrain sont avant tout en compétition » : « C’est à qui
bâtira en premier son centre de soins, son hôpital de campagne afin que très vite des
images soient prises et envoyées dans tous les médias du monde. » Un témoignage
– et il n’est pas le seul – qui devrait conduire les organisations humanitaires, et en
particulier celles qui travaillent dans le domaine de la santé, à réfléchir sur la qualité
de leurs interventions.
C’est dans le même esprit qu’Édith Kolo Favoreu observe que « l’assistance
extérieure est présente depuis des décennies en Haïti au point qu’elle semble être
devenue un élément de l’identité haïtienne contemporaine ». L’auteure montre
comment, au lendemain du séisme, les organisations internationales d’assistance
humanitaire ont pris en charge bon nombre d’activités « qui relèvent habituellement
de l’intervention publique nationale » et qu’ainsi elles sont entrées dans une
véritable confrontation avec les « acteurs haïtiens du développement ». Pourtant,
même s’ils ont des capacités financières et humaines beaucoup plus limitées, ce
sont ces derniers, travaillant le plus souvent au niveau communautaire, qui sont
porteurs d’une vision endogène d’un développement à long terme du pays. Et sans
une telle vision, peut-on parler de reconstruction ? C’est le peu de place laissé aux
acteurs haïtiens qui conduit Édith Kolo Favoreu à faire un véritable plaidoyer pour un
« empowerment national ». Car sans réappropriation par les Haïtiens eux-mêmes de
leur réalité, comment régler des questions aussi importantes pour la reconstruction
du pays que celles du foncier, de l’éducation et de l’emploi ?
Pour mener à bien la reconstruction, Marie Redon insiste sur le fait que, « dans la
mesure où la terre constitue le support et le moyen de réalisation de l’ensemble des
activités », « rien de sérieux ne pourra se réaliser sans une prise en compte de l’enjeu
foncier ». La question foncière, notamment agricole, n’est pas nouvelle en Haïti.
274 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Les paysans sont « majoritairement en situation d’insécurité juridique » et Port-au-


Prince s’est développée comme « une agrégation successive de quartiers construits
spontanément, sans plan d’ensemble ». L’occupation des terrains est généralement
informelle, les habitants s’installant sans titres et construisant eux-mêmes leur
logement. L’auteure rappelle que selon le géographe Georges Anglade, disparu lors
du séisme, plus de 90 % de la population de la capitale vivaient dans des habitats
informels. Comment alors reconstruire les villes détruites sinon en transférant aux
élus locaux les droits et les moyens qui leur permettront de mettre en œuvre de
véritables politiques foncières cohérentes ?
Dans un pays dans lequel à peine plus de 10 % des enfants finiront la cinquième
année du primaire et moins de 2 % iront jusqu’au bout de l’enseignement
secondaire, selon les chiffres de l’Unicef, l’éducation, ainsi que l’écrit d’emblée Jean-
Joseph Moisset, ne peut être que la « priorité des priorités ». Surtout dans un pays
où la demande d’éducation est très grande mais « n’arrive pas à être satisfaite par
une offre historiquement et globalement faible » assurée à 90 % par le secteur
non public. Il semble qu’il règne en Haïti un relatif consensus sur cette question
puisque, quels qu’aient été les aléas politiques, le Plan national d’éducation et de
formation (PNEF) finalisé en 1997 semble rester « la référence, la boussole, guidant
et encadrant » les activités du secteur y compris depuis le 12 janvier 2010. Les
problèmes ne relèveraient-ils alors que d’une incapacité à mettre en œuvre des
stratégies pourtant partagées par la majorité ? La crise dans le secteur de l’éducation
reflète bien la crise plus générale de l’État.
Haïti sera demain un immense chantier. La reconstruction du pays exige des
professionnels dans de nombreux secteurs d’activité et va favoriser l’émergence de
nouveaux métiers. Malheureusement, Guichard Doré fait le constat qu’« Haïti a
accumulé un retard considérable pour ce qui est de la rationalisation des branches
professionnelles ». Il observe en particulier que « la formation professionnelle
est réservée aux élèves qui n’ont pas réussi dans le système classique » et que
l’« éloignement entre le monde de la production et le monde de la formation »
nuit à la mise en place de nouvelles filières pour la création de nouveaux métiers
en relation avec la reconstruction. Alors que les besoins sont immenses dans de
nombreux domaines et que la main-d’œuvre est potentiellement disponible, la
formation professionnelle apparaît aujourd’hui comme le parent pauvre du système
d’éducation en Haïti.
Comment aider au mieux ce processus de reconstruction quand on est Haïtien
et que l’on vit en dehors du pays ? C’est la question que pose Dominique Desmangles
en analysant les activités de la diaspora haïtienne en Suisse depuis le séisme du
12 janvier. Une vingtaine d’associations haïtiennes témoignent « de la volonté de la
diaspora haïtienne de Suisse de participer concrètement à la reconstruction ». La
majorité d’entre elles soutiennent des projets dans le domaine de l’éducation et de
la formation ainsi que dans celui du développement rural. Selon l’auteure, elles se
heurtent à trois obstacles essentiels : leur difficulté à se coordonner et le manque de
RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN 275

leadership, la complexité des relations entre la diaspora et l’État haïtien avec comme
revendication centrale « la reconnaissance de la double nationalité et le droit de vote
pour une réelle implication dans la vie locale » et le fait que ces associations sont
« pratiquement exclues du financement suisse » malgré l’importance des sommes
d’argent recueillies. Entre les pays de résidence et l’État haïtien, la diaspora peut-elle
devenir un interlocuteur crédible et reconnu pour contribuer à la reconstruction ?
J.-D. R.
TÉMOIGNAGE

Un système de santé en crise

PHILIPPE DESMANGLES
Médecin, chirurgien orthopédiste formé à l’Université d’État d’Haïti (UEH),
il est professeur d’anatomie à l’UEH, à l’université Notre-Dame d’Haïti
(UNDH) ainsi qu’à l’université Lumière Lyon-2 (ULUM) et professeur de
traumatologie et d’orthopédie dans les facultés de médecine (ULUM, UNDH)
et les écoles d’infirmières. Ancien chef du service des urgences au Haiti’s
University and Educational Hospital, il est responsable de la gestion et des
urgences pour le niveau national au ministère de la Santé publique et de la
population d’Haïti. Il est également responsable de la rubrique « santé » au
quotidien Le Nouvelliste. pdesmangles@yahoo.fr

Dans toute société, un événement aussi grave que le séisme du 12 janvier 2010
provoque un stress individuel et collectif majeur qui induit obligatoirement des
changements souvent importants. Ceux-ci sont profondément liés à la culture
de la communauté concernée, et quand j’écris « culture », je pense bien entendu
à tous les facteurs socioculturels et surtout politiques qui ont marqué au fer
rouge notre être haïtien. Et l’on sait que ces facteurs peuvent être à l’origine
de comportements allant de l’acte le plus altruiste au plus vil agissement. Tout
changement peut donc conduire une communauté à de nouveaux comporte-
ments qui peuvent lui être bénéfiques mais aussi, hélas, à des actions de type
suicidaire comme peut l’être l’effet « Panurge ».
En Haïti, certains, dont moi-même, pensent qu’il existe une forme de pessi-
misme sur le devenir du pays qui affecte tout jugement en l’orientant vers le
pire. Ils observent également un détachement de l’analyste qui, oubliant, pour
ne pas dire reniant, implicitement son « haïtianité », ne se sent pas du tout
concerné par la situation d’un pays qu’il vilipende ainsi sans aucun remord. Dans
ce témoignage personnel sur la situation sanitaire haïtienne, ses problèmes, les
conséquences du séisme mais aussi certaines solutions pour l’avenir, je vais donc
essayer de ne pas être trop influencé par ce type de vision, ni également être
victime de l’effet contraire et donner une impression paradisiaque de mon pays.
278 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Les services de santé avant le 12 janvier

La faiblesse d’un système


Bien des reproches peuvent être faits aux institutions de santé dépendant
directement de l’État haïtien. Le principal d’entre eux sera sans doute celui de
la « faillite » de l’objectif essentiel de tout système de santé : offrir une assu-
rance sanitaire adéquate à l’ensemble de la population. Cependant, la perfec-
tion n’étant pas de ce monde, l’échec n’est pas complet. Certaines institutions
sanitaires s’en tirent un peu mieux que d’autres. Aussi, je préfère utiliser un
terme qui me semble plus approprié – la « faiblesse » du système – mais qui
sera probablement réfuté par la pensée nihiliste. La cause principale, selon moi,
de cette faiblesse est le manque de motivation et de valorisation du personnel
soignant et administratif travaillant dans nos structures de santé.
En effet, pour qu’un employé puisse fournir un service de qualité, il est
nécessaire qu’il se sente valorisé dans son travail. Il faut qu’il puisse recevoir une
récompense, quelle qu’en soit sa forme, pour le travail fourni. Il doit se sentir utile.
Cependant dans les faits, on doit malheureusement constater que la situation ne
favorise pas un travail de qualité. L’obstacle a pour nom le « favoritisme ». Car
chacun peut le constater, en Haïti, le favoritisme prime sur l’excellence. Et dans le
domaine de la santé comme dans d’autres domaines, il entraîne une démotivation
des cadres, laquelle crée elle-même un vide dans la fourniture des services, vide
que l’on tente finalement de combler en faisant appel à la coopération cubaine.
Dans le secteur de la santé, les nominations et les promotions sont faites
sur une base népotique alors que le mérite aurait dû en être le ferment. Le
risque encouru par de telles pratiques est d’avoir à la tête des institutions des
responsables peu ou pas compétents. Comment dans une telle situation peut-on
avoir l’assurance d’une bonne gestion ? Avec des pratiques de type népotique, la
chance d’avoir une personne compétente à un poste clé est faible. Et le problème
s’aggrave encore par un effet « domino » : le nommé sur la base du favoritisme
n’aura pas beaucoup d’amis sur son lieu de travail, il devra donc s’entourer de
partisans dont la plupart seront eux aussi recrutés sur une base non objective.
La formation continue obéit au même schéma et finalement seuls les amis et
les proches des décideurs bénéficient de bourses de perfectionnement. Avec pour
conséquence, une frustration des plus méritants qui, se voyant évincés des postes
de responsabilité, refusent alors plus ou moins de collaborer. L’évolution logique de
ce scénario conduit inévitablement à l’exclusion du personnel le plus compétent.

Démotivation et dévalorisation
Bien que ce scénario soit un peu caricatural et donc exagéré, il a cependant
comme conséquence que celui disposant des compétences va rendre un service
minimal en dessous de ses capacités alors que celui qui a été choisi autrement
UN SYSTÈME DE SANTÉ EN CRISE 279

que sur ses qualités professionnelles va, dans le meilleur des cas, offrir ce qu’il
peut faire de mieux, là encore en dessous de la qualité indispensable requise.
Dans les faits, une telle situation se traduit d’une part par un absentéisme
important des cadres qui abandonnent plus ou moins leur poste et d’autre part
par la faible qualité des traitements prescrits sans une interrogation suffisante en
vue de leur amélioration constante.
Cette non-valorisation de l’effort et de la compétence aura pour autre consé-
quence le refus du jeune professionnel haïtien de se rendre dans les zones rurales
ou le conduira à s’en échapper le plus vite possible pour un poste dans une
grande ville. Cette « désertion » a provoqué une réflexion au sein des cadres du
ministère de la Santé. Mais les solutions proposées ne vont pas dans le sens de
l’amélioration des conditions de travail des professionnels de santé, plutôt dans
celui d’une politique de « séduction » visant à les attirer dans l’arrière-pays.

Cubains plutôt qu’Haïtiens


En fait, la logique qui prévaut aujourd’hui pour remplacer les médecins
haïtiens absents est l’utilisation d’une nouvelle ressource : la coopération
cubaine. Utilisée depuis quelques années comme solution de remplacement des
cadres de santé haïtiens dans les zones rurales, mais en l’absence de données
fiables la concernant, il m’est difficile d’en mesurer l’efficacité. Je me conten-
terai donc de faire certaines remarques. En premier lieu, il est clair que les
professionnels de santé cubains bénéficient d’un minimum d’avantages qui sont
jusqu’à présent refusés à leurs collègues haïtiens : un logement décent, un parc
automobile pour assurer leur déplacement, un soutien présidentiel sans faille !
Ensuite, les professionnels de santé cubains travaillent essentiellement dans les
soins primaires, et Haïti n’a donc point bénéficié de la médecine de haut niveau
qui existe à Cuba. Enfin, le coût de la coopération cubaine à Haïti reste du
domaine du secret d’État…

Les conséquences du 12 janvier

S’il faut résumer en un seul mot la situation du secteur de la santé au lende-


main du 12 janvier, ce mot c’est l’« anarchie ». Cependant, cette situation est
compréhensible car nous n’étions pas préparés à un désastre de cette ampleur.
Dans les jours et les semaines qui ont suivi le séisme, la situation a été pour
le moins chaotique. Mais ce beau désordre, nous le devons tout d’abord à la
communauté internationale qui a voulu prendre les choses en main. Il est pour
le moins paradoxal d’observer que, malgré l’importance de la logistique mise
en œuvre, en fin de compte les résultats sont assez discutables en particulier, et
essentiellement, parce que tout le monde fait ce qu’il veut en étant persuadé de
bien faire. Ajouter, dans cette macédoine, un gouvernement en pleine sidération
280 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

parce que plusieurs de ses membres font partie des victimes et vous aurez une
petite idée du capharnaüm qui régnait.

Constatations amères
Ma première constatation est que les protocoles d’intervention de l’aide inter-
nationale à la suite d’un séisme sont pour le moins embryonnaires et qu’il semble
bien que chaque catastrophe constitue en fait un laboratoire où s’expérimentent les
stratégies d’intervention. Bien sûr, il faut pouvoir gérer très vite une situation pour
le moins difficile. Mais, de fait, la tendance immédiate est de mettre sous tutelle les
autorités légales, en les informant dans le meilleur des cas, et plus ou moins bien, des
activités qui se déroulent. Cependant, un fait est marquant et ne peut être passé sous
silence : les agences qui sont sur le terrain sont avant tout en compétition. C’est là
que j’ai compris que l’humanitaire est aussi un business. Les ONG présentes doivent
avant tout vendre l’image d’un organisme œuvrant pour le bien de l’humanité. Ainsi
la plupart des groupes de secours arrivent avec leurs attachés de presse. C’est à qui
bâtira en premier son centre de soins, son hôpital de campagne afin que très vite des
images soient prises et envoyées à tous les médias du monde.

La qualité contestable des soins offerts


Mais un autre point a retenu mon attention. C’est la rigueur à géométrie
variable des actes médicaux. Car l’impression très forte que j’ai ressentie à la
suite du séisme est que le plus important pour beaucoup était de vendre l’idée
d’actes médicaux administrés à une population en manque, sans réellement
mettre de l’importance sur la qualité des soins prodigués. Si des interventions
extraordinaires ont été faites, elles ne furent pas légion. Ainsi, mis à part les
Israéliens qui d’emblée sont venus avec un matériel performant, la plupart des
groupes présents n’avaient en général que de quoi faire des pansements et des
amputations. C’est à ce moment que j’ai compris qu’il y a, pour les étrangers
qui viennent aider, deux médecines : une médecine performante qui coûte cher
et qui est réservée aux pays dont sont originaires ceux qui interviennent et une
autre, tiers-mondiste, pour les pays comme le nôtre. Ici, on fait des amputations
en prévision d’une infection que l’on ne pourra contrôler. Ici, on n’opère pas les
fractures fermées de peur des infections postopératoires, mais on n’indique pas
au patient qu’il n’a pas eu le meilleur traitement et il s’en va chez lui estropié à
vie. Ici, la stérilité d’une salle d’opération n’est pas respectée et les chirurgiens
circulent n’importe où avec leur tenue de salle d’opération, sans aucun remords.

Une mise à l’écart des médecins haïtiens


Mais ce qui m’a fait le plus mal pendant cette période a été une forme de
mise à l’index des praticiens haïtiens dans les centres où les responsables locaux
n’ont pas pu s’imposer. Ainsi un responsable de l’Organisation mondiale de
la santé qui avait des médicaments, du carburant et des véhicules, a refusé de
UN SYSTÈME DE SANTÉ EN CRISE 281

porter secours aux patients du Haiti’s University and Educational Hospital


(HUEH) tout simplement parce que le personnel soignant n’était formé que
d’Haïtiens. Devant mes protestations, il me fut répondu vertement que « […]
tous les médecins haïtiens sont des voleurs et qu’au lieu de donner des soins, ils
ne feront que voler le matériel ». Et de fait celui-ci ne fut acheminé qu’après la
mise sous tutelle de l’institution.
Or on ne dit pas assez que la plupart des gestes salvateurs, que ce soit des gestes
simples de sauvetage ou des soins médicaux plus spécialisés, ont été pratiqués
pendant les 72 premières heures qui ont suivi le séisme par des professionnels
haïtiens ! J’ai une pensée toute spéciale pour ces médecins et ces infirmières qui,
bien que victimes eux-mêmes du séisme, n’ont pas ménagé leurs efforts pendant
ces heures tragiques. Toutes les institutions sanitaires ont donné des soins gratuits
et pour bien des institutions privées, cela les a menées tout droit à la faillite.

Regards vers l’avenir

Un tableau sombre mais réel qui pourrait être confirmé par de nombreux
professionnels de santé haïtiens. Et si ces différentes observations ne provoquent
pas une réflexion suivie de décisions pour l’avenir, la survenue d’une nouvelle
catastrophe risque d’avoir les mêmes conséquences dramatiques. Heureusement,
l’on peut affirmer qu’il y a eu malgré tout une prise de conscience sur l’obliga-
tion de se préparer. Pour cela, il est nécessaire de mettre sur pied les fameux
« plans de réponse ». Ceux-ci ne sont pas une panacée mais ils ont le mérite de
réduire les dégâts.
Prenons l’exemple du Cap-Haïtien : celui-ci a autant de risques de connaître
un séisme que la capitale Port-au-Prince. Certains experts affirment même
que le risque y serait encore plus grand. Mon expérience des sismologues qui
ont défilé en Haïti après le séisme me montre que, si ces experts sont plus ou
moins convaincants dans les explications qu’ils donnent des effets postséisme,
il règne par contre une confusion assez grande concernant ce qu’il faudrait faire
dans les périodes d’avant séisme. Ainsi aucun gouvernement de notre cher pays
ne prendra la décision de détruire les bâtisses fragiles dans lesquelles habitent
d’innombrables personnes et de les reconstruire aux normes parasismiques.
Or, dans le plan de réponse, il est nécessaire de prévoir au Cap-Haïtien la
construction selon des principes parasismiques au moins d’hôpitaux – et cela
est possible ! –, ce qui permettrait aux secours des régions voisines, en particulier
du nord-est, de disposer d’une base médicale solide permettant une mobilisa-
tion rapide. Une telle mesure est capitale car nous savons tous que les premiers
secours viendront d’abord des Haïtiens eux-mêmes.
Enfin, un autre événement grave a également suivi le séisme et peut être, lui
aussi, générateur de changement pour peu que les autorités concernées affirment
282 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

leur volonté de faire mieux à la prochaine occasion : il s’agit de l’épidémie de


choléra. Cette épidémie a montré la nécessité pour le secteur de la santé de ne
plus travailler en circuit fermé. Il n’y a de possibilité de lutter contre de telles
épidémies que grâce à une action multisectorielle, en particulier sociale, qui
implique en priorité la communauté concernée. Il y va de l’avenir sanitaire de
la population. Les actions de prévention doivent ainsi être intégrées dans les
projets de bien-être social qui sont prônés par tous.

Conclusion

Il est aujourd’hui nécessaire d’aller de l’avant, de donner corps à l’espoir


de changement du devenir sanitaire de l’Haïtien. Je pense même qu’il faut
aller encore beaucoup plus loin. Il faudrait par exemple une véritable équipe
de réflexion qui regrouperait non seulement des cadres de différents ministères
dont celui de la Santé, mais aussi des universitaires travaillant dans les centres de
formation en soins de santé pour déterminer le profil des professionnels de santé,
non en copiant le modèle importé « clé en main » mais en évaluant les besoins
du pays. Le professionnel qui assure un service social doit être en mesure de faire
les gestes qui sauvent au lieu de référer le patient à un autre échelon… ce qui
quelquefois le condamne à mort ! Il faudrait par exemple doter le généraliste de
compétences chirurgicales, l’infirmière de compétences en soins d’urgence, en
réanimation, en anesthésiologie. Les sages-femmes formées devraient pouvoir
faire des césariennes. À ces professionnels de santé en service social, il faudrait
adjoindre d’autres diplômés, boursiers de l’État, pour le développement rural.
Imaginez que vous alliez dans une section communale et que vous y trouviez
des enseignants, des médecins, des agronomes, des sociologues travaillant au
service de la commune et offrant avec enthousiasme leur savoir-faire pour son
développement. Tous les pays qui ont pu sortir de la pauvreté n’ont pu le faire
qu’en envoyant dans les zones rurales une jeunesse bien formée qui a été le véri-
table ferment du développement. Il faut donc qu’Haïti réapprenne à se servir de
sa jeunesse, et ses rêves seront alors autres que d’aller s’expatrier…
Les acteurs haïtiens, « laissés-pour-compte »
de la reconstruction ?
Plaidoyer pour un empowerment 1 national

ÉDITH KOLO FAVOREU


Enseignante-chercheuse au Centre d’enseignement et de recherche en action
humanitaire de Genève et à l’Institut d’études humanitaires internationales
de l’université d’Aix-en-Provence, elle est doctorante en droit. Responsable de
programmes de développement, elle a assumé la coordination de projets en Haïti
en partenariat avec des ONG haïtiennes, notamment au sein de la Plate-forme
Haïti de Suisse et Eirene Suisse. Elle a travaillé ces dernières années essentielle-
ment sur des programmes de renforcement institutionnel au Tchad, au Bénin,
en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Ses travaux de recherche portent
sur les relations entre acteurs locaux et internationaux, les dynamiques partici-
patives, le genre, la diversité ethnoculturelle et l’identité dans les conflits civils.
edith.kolofavoreu@unige.ch

Avec un nombre considérable d’organisations humanitaires et de déve-


loppement étrangères présentes depuis de nombreuses années dans le pays, et
beaucoup d’autres venues au titre de la solidarité humanitaire internationale
au lendemain du séisme du 12 janvier 2010, Haïti, « république des ONG 2 »,
semble s’incarner dans un mouvement constant qui naît de situations parti-
culières et conduit à des états permanents. Cette véritable invasion par l’aide
internationale apparaît comme un marqueur identitaire a priori intangible
– l’assistance extérieure est présente depuis des décennies en Haïti au point
qu’elle semble être devenue un élément de l’identité haïtienne contemporaine –,
a fortiori structurant pour la société haïtienne 3.

1. Le terme « empowerment » fait référence au renforcement des capacités, à une appropriation ou à une
réappropriation du pouvoir d’une personne ou d’un groupe sur sa propre réalité. Ce terme sera utilisé en anglais
dans le texte. Pour une définition de l’empowerment, voir par exemple Kieffer, 1984.
2. Cette expression est très présente en Haïti et est maintenant largement utilisée par les médias. Elle a en
particulier été reprise publiquement en octobre 2010 par Edmond Mulet, à l’époque représentant spécial du
secrétaire général de l’ONU et chef de la Minustah, pour exprimer son exaspération devant la situation dans
laquelle se trouve Haïti.
3. Le caractère « structurant » se réfère au fait que la permanence de l’assistance humanitaire a des effets struc-
turels sur la politique haïtienne. Par exemple, l’importance de l’appui étranger au système privé d’éducation, peut
avoir pour conséquence de dédouaner l’État de l’urgence à mettre en place une politique publique d’éducation.
284 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Depuis longtemps et plus encore depuis le séisme, Haïti peut être considérée
comme un laboratoire de l’action humanitaire et de la solidarité internationale.
En effet, peu de pays dans le monde font l’objet d’un si grand nombre
d’interventions extérieures pour des activités qui relèvent habituellement de
l’intervention publique nationale : premiers secours, prise en charge physique
et psychique des personnes affectées par les différents désastres (cyclones,
séisme, inondations, etc.), fourniture d’habitats temporaires, distribution d’eau
et de nourriture, réorganisation de services sociaux de base, réhabilitation des
infrastructures essentielles, déblaiement et reconstruction des bâtiments à Port-
au-Prince et dans les autres villes affectées par le séisme ou encore sécurité des
personnes. Ces tâches sont prises majoritairement en charge par des organismes
extérieurs, le plus souvent au détriment des autorités nationales que certaines
organisations ne prennent même pas la peine de consulter. Alors qu’elle fait débat
dans l’opinion publique haïtienne, l’idée même de refondation de la nation 4 est
même parfois captée par l’assistance internationale qui s’autorise à donner son
point de vue sur ce que devrait être Haïti, et ce généralement, sans avoir de
véritables connaissances et d’expérience de l’histoire et de la culture haïtienne.
Il est frappant d’observer que, dès le lendemain du séisme, l’assistance
humanitaire internationale s’est trouvée confrontée aux acteurs locaux qui
étaient engagés depuis des années dans des stratégies de développement
endogène ou encore aux activistes de la société civile. Structurées autour d’une
réponse « urgente », les activités humanitaires se sont rapidement superposées
aux stratégies de développement existantes qui travaillaient depuis des années
sur le moyen et le long terme. Ces tensions ont eu des effets parfois désastreux
pour ceux qui, malgré des réussites incontestables, ont des capacités financières
et humaines limitées et surtout une visibilité moins forte qui ne leur permettent
pas pour d’avoir une influence réelle sur des évolutions qu’ils jugent quelquefois
négatives pour le pays.
Ces acteurs haïtiens du développement, présents sur le terrain bien avant la
catastrophe, souvent soutenus depuis longtemps par des organisations de soli-
darité internationale et parfois eux-mêmes victimes des cyclones et du séisme,
sont pourtant aujourd’hui impliqués en étant au cœur de la dynamique de
reconstruction 5. Une reconstruction qui n’a de sens que s’ils sont eux-mêmes
« partie prenante » de ce processus et qu’ils y ont un véritable pouvoir de déci-
sion. La confrontation qui existe aujourd’hui entre la vision d’urgence chro-
nique « paternaliste » de l’aide humanitaire internationale et la vision à plus long
terme, endogène, des acteurs de développement est manifeste. Cette confronta-
tion questionne le processus de reconstruction actuel.

4. Le terme de refondation a beaucoup été utilisé sans qu’il fasse l’unanimité. Voir notamment les différentes
contributions à l’ouvrage de Buteau et al., 2010.
5. Par implication nous entendons à la fois l’idée de participation, d’appropriation des processus mais aussi
de responsabilisation des acteurs haïtiens.
LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 285

Les acteurs haïtiens

Pour une déconstruction du terme « acteur local »,


et une reconnaissance de l’acteur haïtien
On entend souvent parler d’« acteurs locaux » pour désigner les acteurs
haïtiens. Il apparaît ici important d’opérer une déconstruction du terme
« local » pour mieux garantir la reconnaissance et la considération du terme
« acteur haïtien » qui lui est consubstantielle. En effet, le local s’appréhende
en référence à une centralité ou tout au moins par rapport à une échelle plus
grande, souvent jugée plus importante, qui tend souvent à reléguer le local dans
un rôle subalterne 6. Dans le champ sémantique de l’aide internationale, qu’elle
soit qualifiée d’humanitaire ou de développement, le qualificatif de « locaux »
fait référence aux acteurs des pays d’intervention, dès lors qu’ils n’appartiennent
pas à la sphère occidentale. Cet ethnocentrisme déguisé participe d’une reléga-
tion de l’autre – cet être semblable mais différent – dont la différence justifie
trop souvent une vision entachée de paternalisme. Pourtant attaché au référent
du développement participatif et communautaire, le terme « local » n’en est
pas moins culturellement ancré et toujours porteur d’une vision historique
hiérarchisée de la coopération internationale. Par conséquent, en lieu et place
du terme « acteurs locaux », c’est le terme « acteurs haïtiens » qui sera utilisé
dans ce texte.

L’acteur haïtien : entre territorialisation, fragmentation et subordination


Par acteur, nous entendons tout individu ou groupe qui prend une part
active à un projet, qui y intervient et qui y joue un rôle. Dans ce cadre, les acteurs
haïtiens sont ceux qui interviennent dans des programmes visant à la satisfaction
des besoins fondamentaux des personnes 7. Cette démarche s’inscrit dans le sens
du développement, entendu comme un processus de transformation des capa-
cités, pour améliorer les conditions de vie des personnes en satisfaisant lesdits
besoins fondamentaux. Activistes, concepteurs, réalisateurs et maîtres d’œuvre,
les acteurs haïtiens couvrent donc des domaines d’intervention très variés,
allant de l’agriculture à la gestion de l’eau, l’habitat, la microfinance, la scola-
risation, la santé, les formations citoyennes, etc. Ces éléments « satisfacteurs »,
permettant de garantir les besoins fondamentaux des personnes, sont en Haïti
le plus souvent présents à l’échelle de communautés humaines majoritairement

6. Aussi le « local » semble n’exister que par la délimitation d’un espace plus large, par exemple régional et/
ou national. Il caractérise alors un échelon dans lequel l’espace territorial est restreint, et présente souvent une
certaine homogénéité culturelle et/ou linguistique voire organisationnelle.
7. Les besoins fondamentaux exposés par Max Neef, économiste chilien, lauréat du prix Nobel alternatif
sont : la subsistance, la protection, l’affection, la compréhension, la participation, le loisir/l’oisiveté, la création,
l’identité et la liberté.
286 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

structurées autour de zones géographiques spécifiques. L’absence de services


publics nationaux structurés et efficients oblige en effet à une territorialisation
de l’action sociale, répondant parfois à un « aménagement ségrégatif 8 ».
Ces acteurs sociaux, organisés collectivement en vue de générer du change-
ment, ne sont pas des acteurs d’un type nouveau. Ils existent depuis longtemps
en Haïti. Toutefois, on a observé ces dernières décennies une régression impor-
tante de leur nombre. En particulier, la disparition du syndicalisme haïtien est
emblématique de cet amoindrissement de la formulation des revendications et
de propositions d’actions collectives.
À côté des acteurs étatiques dont la déficience et la déliquescence ont été
mentionnées à maintes reprises, la privatisation des acteurs sociaux a été renforcée
par les financements internationaux, notamment au titre de la coopération au
développement ou par le biais d’initiatives de la diaspora. Ces appuis, majoritai-
rement constitués par des microfinancements et souvent développés de manière
anarchique 9, ont favorisé tout autant une multiplication et une atomisation des
organisations sociales haïtiennes. Ce soutien apporté par l’aide internationale,
quelles qu’en soient les formes, s’est progressivement mué en une véritable
substitution. Cette commutation a sans nul doute accentué le processus interne
de désintégration de l’action collective en accentuant la dépendance vis-à-vis
des organisations internationales. La perte d’autonomie est vivement ressentie
par les acteurs haïtiens alors même qu’elle est masquée sous des termes positifs
comme ceux de « partenariat » ou encore de « renforcement des capacités ». Pour
autant, la relation entre acteurs haïtiens et acteurs internationaux reste le plus
souvent biaisée car elle s’inscrit dans un déséquilibre marqué entre les droits et
obligations de chacun 10. Dès lors, le rapport de force entre acteurs nationaux
et acteurs internationaux, même s’il se manifeste souvent de façon implicite,
s’exprime en réalité et inévitablement avec une certaine violence 11. Pour autant,
l’acteur haïtien existe et est identifiable, qu’il soit individu, groupe communau-
taire ou acteur social actif au niveau national. Caractéristiques de la société civile
haïtienne, nombreuses sont les organisations haïtiennes qui au lendemain du
séisme ont montré leur capacité de réaction et d’action 12.

8. Terme emprunté à Fritz Dorvillier qui qualifie la spatialité nationale haïtienne comme relevant d’un
aménagement ségrégatif (Dorvillier, 2010 : 7).
9. L’État n’exerce aucun contrôle sur ces actions et/ou sur ces flux monétaires qui se développent dès lors en
dehors de toute régulation et structuration.
10. Ce sont souvent les acteurs internationaux qui décident des priorités de financement, des modalités
de gestion des projets, de leur suivi et leur évaluation, des méthodologies utilisées et de la poursuite des
financements.
11. La violence s’exprime aussi par le déni, l’humiliation, la subordination, caractéristiques que l’on retrouve
dans la posture de plusieurs acteurs internationaux par rapport aux acteurs nationaux dits locaux.
12. L’exemple de l’association FADHRIS à Carrefourfeuille à Port-au-Prince est éloquent : association de
femmes, active dans le microcrédit (500 femmes bénéficiaires avant le séisme), FADHRIS a bénéficié de l’appui
de plusieurs ONG internationales pour la distribution de matelas, de kits d’hygiène puis dans un second temps
de microcrédits octroyés aux femmes de la zone qui ont perdu leur maison, leur petit commerce ou un membre
de leur famille.
LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 287

Le rôle séquencé des acteurs haïtiens


Les acteurs haïtiens, parce que pluriels et divers, n’ont pu avoir que des réac-
tions différenciées au moment du séisme. Ils ont donc aujourd’hui des rôles
spécifiques dans le processus de reconstruction et s’inscrivent dans un contexte
préexistant. À considérer l’environnement haïtien, on observe en effet que les
crises, sociales, politiques, sanitaires, celles résultant des ouragans, des cyclones
et des séismes côtoient de manière récurrente un contexte d’extrême pauvreté
marqué par une incapacité à la fois technique, financière et humaine de la
société d’endosser et de conduire un processus de développement durable.
En définitive, des crises aiguës se superposent à une crise chronique carac-
térisée par une déstructuration sociale généralisée. Dans ce contexte spécifique,
la survenance du tremblement de terre a conduit à une prise en charge de
l’urgence au plan national et, partant, à une mutation des logiques d’inter-
vention de l’ensemble des acteurs. La superposition de l’urgence sur le déve-
loppement s’est faite dans le cadre de cette tension entre acteurs nationaux
investis dans des approches sur le long terme et des organismes internationaux
répondant à des approches sur le court terme souvent caractérisées par un
« assistantialisme » étouffant.

De l’habitude du développement
au développement traditionnel
Le développement communautaire local
Le concept de développement local, essentiellement participatif – qui a
émergé dès les années 1950 – définit une approche volontariste, axée sur un
territoire restreint, qui conçoit le développement comme une démarche partant
du bas et privilégiant les ressources endogènes. Ce type de développement fait
appel aux traditions locales et insiste particulièrement sur la prise en compte
des valeurs culturelles et sur le recours à des modalités coopératives. Il met
l’accent sur le milieu comme facteur de développement et évolue en référence à
la perspective de la mise en réseau. Cette dernière se caractérise par un renfor-
cement mutuel des stratégies d’acteurs sous la forme de partenariats locaux.
Le développement local est alors décrit comme une perspective centrée sur la
revitalisation des communautés locales et sur l’amélioration des conditions de
vies des populations selon des initiatives qui sont mises en œuvre à la fois par et
pour les populations locales.
L’approche du développement communautaire est quant à elle fondée sur
une vision globale et sociale du développement. Elle se base à la fois sur les soli-
darités et les initiatives à l’échelle de la communauté locale, de façon à contrer les
effets sociaux des politiques néolibérales et des interventions ou des non-inter-
ventions de l’État. C’est en fait un processus organisationnel conduisant vers
288 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

des objectifs de développement culturel, social et économique. Pour parvenir


à la constitution de cette praxis collective, trois conditions cumulatives sont
nécessaires : l’innovation, la capacité à s’adapter et la capacité à réguler.
Dans le contexte haïtien, l’approche du développement local communau-
taire a été pratiquée tant par les bailleurs de fonds que par les structures étran-
gères partenaires. Néanmoins, elle n’a pas favorisé un processus d’émancipation.
Bien au contraire, les décennies de politiques de coopération au développement,
couplées aux plans d’ajustement structurel ont favorisé un « dé-développe-
ment », générant une augmentation de l’aide extérieure et un accroissement des
inégalités sociales internes.

Les dérives d’un développement d’assistance


Ainsi, bien que ce type de développement local communautaire ait été théo-
riquement introduit en Haïti ces dernières années, il n’a jamais conduit à un
développement effectif, basé sur une amélioration des indicateurs, voire de la
qualité de vie des populations, notamment en zone rurale. Au contraire, on a
assisté à une décapitalisation et à une désorganisation nationale 13. Cet échec
est assurément imputable à une conjonction de facteurs. Néanmoins, on peut
relever deux freins irréfragables à une dynamique vertueuse.
Le premier concerne l’absence de mouvement collectif général, firmament
d’une impulsion nationale, fédératrice, concertée sinon consensuelle, synthé-
tique et systémique.
Le second facteur concerne l’assistantialisme. D’une part, on observe la mise
en place de projets de développement directement réalisés par les organisations
étrangères, sans réelle association avec les organisations haïtiennes. D’autre part,
on relève une mise sous perfusion des dynamiques locales dont la vie, sinon
la survie, dépend des fonds étrangers. Le manque d’autosuffisance financière
génère une autonomisation biaisée, engendrant immanquablement un enraci-
nement de l’assistance internationale. Limitant les libertés d’action, cet assis-
tantialisme générationnel déforme la responsabilisation, pourtant essentielle à
toute logique développementaliste. Ainsi, alimenté par la présence des ONG
étrangères, le cercle vicieux de la dépendance s’enracine.

La survenance du tremblement de terre

La prise en charge de l’urgence


Alors qu’un processus de développement tardait à se structurer sur la base
d’une autonomie, d’une autosuffisance et d’une pérennisation efficiente et effec-
tive, l’aide d’urgence s’est imposée au lendemain du 12 janvier, envahissante,

13. La crise du cochon créole est un exemple de cette décapitalisation.


LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 289

évidente, en somme « impérialiste ». Elle se confond et/ou s’appuie sur des


logiques de court, moyen et long termes 14. Aussi, les frontières entre les niveaux
d’intervention sont devenues poreuses, impliquant une redéfinition de l’inter-
vention internationale dite de « solidarité » tout autant qu’une reformulation
des stratégies d’action. Urgence, réhabilitation, reconstruction, restauration,
prise en charge, réduction des souffrances, protection, promotion et prévention
se confrontent/s’affrontent, s’articulent, s’associent, se cumulent, se succèdent
dans une dynamique à la fois incertaine et imparfaite, portée par des résul-
tats relatifs, des impacts nuancés et des effets contrastés. Le « do no harm 15 »,
pourtant caractéristique des modes d’action voire des valeurs de la plupart des
organisations et des ONG internationales, semble souvent relégué à un concept
vendeur, une coquille vide de l’action internationale. Il n’est pas question ici de
dénigrer l’aide internationale ni de minimiser son importance au lendemain du
séisme. Toutefois, il est important de questionner l’interventionnisme parfois
coupé des réalités locales, souvent sans mandat clair ni stratégie précise et prin-
cipalement focalisé sur ses résultats immédiats, occultant parfois des impacts
qui peuvent se révéler négatifs.
Parallèlement à cette mutation des programmes des organisations interna-
tionales, on a pu relever deux changements majeurs dans les projets des acteurs
haïtiens : un déplacement des secteurs d’intervention d’une part et un déplace-
ment de la temporalité des projets d’autre part.
Le déplacement sectoriel des programmes et des projets des acteurs haïtiens
se fonde essentiellement sur une diversification des activités. Par exemple, des
organisations de microcrédit sont devenues pourvoyeuses de tentes à Port-
au-Prince et des communautés agricoles se sont muées en distributrices de
nourriture aux « déplacés » en province 16. Le séisme a généré une obligation
de répondre à des nécessités, souvent vitales, en même temps qu’il a favorisé
des opportunités. La profusion des dons à destination d’Haïti, et ce qui semble
être l’obligation de résultats de certaines organisations internationales, a conduit
à un véritable tsunami financier. Cet « arrosage » plus ou moins pensé, plus
ou moins instrumentalisé, a permis à plusieurs organisations de redynamiser

14. L’exemple des hôpitaux « long terme » de Médecins sans frontières (MSF) participe de cette rupture de
la dichotomie traditionnelle entre urgence et développement. En effet, MSF, qui se caractérise par des interven-
tions médicales fondées sur des logiques de prise en charge des malades en situation d’urgence, est en rupture
avec sa tradition en investissant dans des infrastructures durables. L’idée de sauver des vies dans l’urgence se
transforme en une prise en charge médicale globale sur au moins dix ans.
15. « Ne pas nuire ». Ce principe est inspiré par l’éthique médicale et le serment d’Hippocrate : « Je dirigerai
le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de
toute injustice. » Sur le « do no harm », voir Anderson, 1999.
16. Exemple de la communauté de Grosse-Roche dans la zone de la Grande Ravine aux abords du
Cap-Haïtien. Cette communauté rurale organisée autour de la production agricole a développé, avec l’appui
d’une organisation communautaire PAIS, un programme pour les rescapés. Ainsi, des groupes de parole ont été
mis en place comme relais psychologique au trauma ou encore un système de microcrédit a été instauré. L’arrivée
du choléra a donné lieu à la mise en place de formations sur l’hygiène dans la communauté.
290 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

certains de leurs projets tout autant que de proposer de nouvelles perspectives


afin de mieux répondre aux besoins de leur population. Cette diversification a
conduit à un enrichissement de l’offre mais aussi à un renforcement de l’assis-
tantialisme financier, et de fait, à une perte de l’autonomie.
Le déplacement de la temporalité a quant à lui conduit à inverser la linéa-
rité. Les organisations de développement ont coutume de prévoir leur action
sur le moyen et le long terme avec l’obligation de générer des résultats sur le
court terme comme garant de la mobilisation des populations. Avec le séisme,
les organisations ont eu à mettre en place des actions de très court terme sans
toutefois toujours les articuler de manière construite, efficace et efficiente dans
une démarche plus globale sur le long terme.

La mutation des logiques d’intervention


Avec le séisme, en raison du caractère ambigu des interventions humani-
taires internationales, on est en droit de se demander comment définir l’action
humanitaire par rapport à une échelle temporelle. Si l’on considère que la phase
d’urgence ne dure que quelques semaines, comment expliquer la présence et la
permanence des ONG d’urgence, par exemple médicales, près de deux ans après
la catastrophe ? Si l’on pense à certains programmes de développement, présents
depuis plusieurs années voire décennies en Haïti, comment envisager leur
réponse d’urgence dès le lendemain du séisme ? Si l’on considère le processus
de reconstruction comme un élément régénérateur d’une société, largement
endogène dans sa démarche, comment interpréter la présence de tant d’acteurs
internationaux de l’urgence dans ce processus près de deux ans plus tard ? Les
logiques d’intervention s’entremêlent inexorablement. Elles ne se confondent
pas toujours, répondant à des dynamiques particulières, tant du point de vue
des sources de financement, que de la gestion en ressources humaines ou encore
des caractéristiques, des objectifs, des résultats attendus et/ou des moyens
techniques mobilisés. Du côté des acteurs haïtiens, le schéma est similaire. Les
organisations actives dans le développement ont adapté leur programme à des
prises en charge dans l’urgence. Même si l’urgence fracture les stratégies de déve-
loppement pour ces acteurs, le développement devrait pourtant rester la finalité
des activités, même dans une réponse d’urgence. Toutefois, de la superposition
des logiques, notamment entre acteurs internationaux et acteurs locaux, on
est passé à une interaction des logiques. Cette interaction conduit immanqua-
blement à une certaine contradiction des approches. Citons l’exemple emblé-
matique des centres de santé de Port-au-Prince, habituellement gérés sur la base
d’une approche communautaire de recouvrements des coûts, qui ont vu leur
survie menacée par l’arrivée « concurrentielle » d’organisations médicales inter-
nationales prestigieuses prônant dans leur charte les soins gratuits.
LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 291

Les avantages que représentent les acteurs haïtiens


Pourtant, si l’on considère la plus-value que représentent les acteurs
haïtiens pour l’aide internationale, deux éléments pourraient être avancés.
En premier lieu, ces acteurs ont eu de grands avantages comparatifs lors des
interventions d’urgence. Sans nier leur manque de technicité dans certains
domaines, la faiblesse des moyens dont ils disposent, leur peu d’expérience et
leur manque de préparation pour ce type d’interventions, il convient de souli-
gner l’importance de leur expertise du contexte environnemental et humain
dans lequel sont survenues les crises. Dans de telles situations, ils constituent
des relais incontournables pour la définition des besoins et l’identification des
ressources disponibles.
En outre, on peut penser qu’ils sont les acteurs essentiels au processus
du « early recovery » (« relèvement immédiat ») notamment préconisé par les
standards du projet Sphère 17. Cette phase de relèvement immédiat repose en
effet sur l’identification des capacités locales existences et de leur intégration
respective dans la réponse humanitaire gérée par les agences internationales.
Il s’agit alors de remettre les acteurs locaux au centre de la dynamique, de les
rendre à nouveau « acteur de leur propre devenir… » (Grünewald, 2006 : 67).
Pourtant, près de deux ans après le séisme du 12 janvier, la faible place donnée
aux acteurs haïtiens dans le processus de reconstruction révèle le peu d’impor-
tance accordé à ce principe.
De même, le rôle des acteurs haïtiens dans le système des clusters reste limité
et est emblématique du statut subsidiaire qui leur est alloué. Le cluster consacré
au early recovery spécifie pourtant dans son cinquième objectif « capacity devel-
opment and reinforcment of local communities as well as national authorities to
enhance coordination and ownership of the early recovery process 18 ». Donc, d’un
point de vue théorique au moins, il est jugé important de renforcer les acteurs
nationaux pour la prise en charge du relèvement de la nation, socle de la
reconstruction. Or, ce système de coordination 19, plus que de démontrer ses
limites, s’est même révélé excluant pour les acteurs haïtiens après le 12 janvier 20.
Le développement d’une approche par cluster décentralisée dans les différentes
communes demande aujourd’hui à être évalué.

17. La démarche Sphère a associé des milliers de collaborateurs consultés auprès de 400 organisations répar-
ties dans 80 pays notamment pour l’élaboration d’un manuel définissant les standards minimaux communs
pour l’intervention d’urgence. Voir le site Internet : www.sphereproject.org.
18. « Le développement des capacités et le renforcement des communautés locales comme des autorités
publiques pour développer la coordination et l’appropriation du processus du early recovery. »
19. Pour une analyse critique, voir Ryfman, 2010.
20. Les acteurs nationaux se sont retrouvés exclus de l’approche cluster au moins pour trois raisons cumula-
tives : la langue de communication – l’anglais –, la localisation des réunions et le nombre très élevé des réunions
– jusqu’à 70 à 80 réunions chaque semaine – nécessitant une disponibilité très importante des ressources humaines.
292 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

D’une place limitée des acteurs haïtiens


dans le processus de reconstruction à une place à prendre

Un rôle de figuration pour les Haïtiens


Si l’on s’accorde à dire que les acteurs haïtiens doivent jouer un rôle central
dans la phase de reconstruction, un constat rapide relève que cette centralité est
détournée. Dans les faits, les partenariats ébauchés sont déséquilibrés, faisant du
partenaire haïtien l’exécutant d’un projet financé et souvent piloté par des orga-
nismes internationaux. Et si le projet est effectivement conçu en Haïti (identifi-
cation des besoins, conception, exécution, suivi et évaluation), il est envisagé sur
la base d’outils conçus et exigés par les bailleurs du Nord. En outre, les acteurs
haïtiens, sous couvert de participation, se retrouvent dans des rôles de figuration,
masque édulcoré pour satisfaire aux exigences de bailleurs ou aux principes démo-
cratiques annoncés. L’exemple de la Commission intérimaire pour la reconstruc-
tion d’Haïti (CIRH) est éloquent puisque, bien que paritaire, sa composition
révèle un déséquilibre des pouvoirs entre acteurs haïtiens et internationaux.

Décentralisation de la reconstruction et articulation entre les niveaux.


L’expérience et le bon sens montrent que la reconnaissance du rôle crucial des
acteurs haïtiens – jusque-là « spectateurs 21 » – devrait d’abord passer par l’accepta-
tion de la décentralisation de la reconstruction. La reconstruction de Port-au-Prince
prendra plusieurs années et nécessitera d’être faite en parallèle avec la reconstruction
d’autres localités 22 tout autant qu’avec le développement de l’ensemble du pays. Il
s’agit de considérer la reconstruction comme un enjeu national, qui implique la
participation et la responsabilisation des différents acteurs haïtiens dans l’ensemble
du pays. Aussi décentralisation territoriale, décentralisation sectorielle et décentra-
lisation organisationnelle de la reconstruction doivent être envisagées en même
temps afin de garantir la reconstruction effective et générale d’Haïti.
Si l’on considère que la reconstruction est un processus global de réhabi-
litation physique, organisationnelle et structurelle d’un pays, elle repose alors
essentiellement sur une dynamique concertée des niveaux micro et macro. Cette
idée de globalité de l’appréhension nationale et multisectorielle de la reconstruc-
tion s’appuie sur la nécessité de motiver la « capabilité 23 » des personnes et
des groupes, dans le sens d’un développement structurant d’Haïti. À ce titre,
l’empowerment, condition et résultat de la participation, devrait être à la fois

21. Pierre Salignon parle des « Haïtiens spectateurs » dans sa contribution à ce présent ouvrage.
22. Notamment la ville de Léogâne.
23. La notion de « capabilité » renvoie à un processus qualitatif et quantitatif par lequel une personne
fonctionne sur la base d’états et d’actions. Les capabilités définissent les différents vecteurs de fonctionnement
qu’il est possible de mettre en œuvre à une époque et un lieu donnés. Voir par exemple Sen, 1999.
LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 293

appréhendé en tant que processus et finalité de la dynamique de fabrique parti-


cipative de l’action publique. Ce processus tendant à renforcer la capacité des
personnes et des groupes de personnes à avoir de « l’action sur l’action », un
pouvoir sur l’action, favorise le développement de leur capacité de penser leur
réalité et d’agir sur leur vie dans sa dimension personnelle autant que collec-
tive, et de réaliser des choix 24. Elle se structure autour des quatre pouvoirs 25: le
« pouvoir intérieur », le « pouvoir de », le « pouvoir avec » et le « pouvoir sur ».
Pour être un moteur d’action collective national et donc la garantie d’une
reconstruction consensuelle et nationale, l’empowerment en tant que processus et
finalité doit être exhaustif, fondé sur ces quatre pouvoirs et appréhendé graduel-
lement. Effet du processus participatif, l’empowerment ne pourra être élément
d’action collective nationale que par une approche « bottom up ». Cette démarche
ascendante préviendra les écueils d’une atomisation de la société civile menant à
une désincarnation de l’action collective publique. Elle ne peut toutefois être perti-
nente que si on l’utilise pour combattre les blocages politiques et les mécanismes
de reproduction de ces blocages. En effet, logiques ascendantes et descendantes
doivent se rencontrer pour que puisse s’opérer une réelle réorientation de l’action.
Aussi, l’aide internationale, au lieu de se substituer aux acteurs haïtiens, devrait
accompagner leur structuration, leur renforcement et leur autonomisation.

La participation des acteurs haïtiens à la reconstruction


comme gage d’un développement effectif
La construction de la participation vise à la fois à rendre effective et à
dynamiser la capacité réelle 26 des personnes afin de reprendre du pouvoir sur
leur vie pour mieux transformer leur réalité. Un des effets de l’empowerment
devrait être une structuration de l’action publique participative nationale,
d’une part dans un sens quantitatif par une appropriation généralisée de la
chose publique, et d’autre part dans un sens qualitatif exprimé dans le cadre
collectif, intégratif, respectueux des diversités pour mieux les transcender dans
un sens commun. Or, l’analyse des déterminants de la participation haïtienne
prise entre l’étau de la liberté civique et de l’enchaînement politico-culturel
montre un effritement des effets de l’empowerment. Cette situation puise
son essence, non pas tant dans le caractère inopérant de la notion, mais dans
l’approche réductrice de ses modalités d’action. En effet, dans un contexte
de faiblesse étatique, ou plus exactement d’un statu quo qui nie la dimension
de l’intérêt général traditionnellement représentée par la notion de service
public, les quatre pouvoirs ont été développés dans un cadre localisé, sans être
intégrés dans une dynamique globale.

24. Sur la capacité de réaliser des choix, voir Sen, 2000 ou encore Kabeer, 2001.
25. Oxaal et Baden, 1997 ; Rowlands, 1995.
26. Capacité réelle par opposition à la capacité formelle pour parodier la distinction classique entre égalité
formelle et égalité réelle.
294 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Le développement après le séisme du 12 janvier du « pouvoir intérieur 27 »


et du « pouvoir de 28 » , corrélé dans une certaine mesure au « pouvoir avec 29 » ,
entendu dans le sens de prise en charge communautaire, a certes conduit à
des manifestations positives de démocratie participative. En résultent notam-
ment une multiplication des acteurs, une prise de pouvoir sur les enjeux locaux
– l’association des maires de Grand’Anse en est une illustration –, la diversifi-
cation des espaces de construction des problématiques publiques, un certain
engagement communautaire dans la conception, la réalisation et le suivi des
politiques et actions publiques locales, une responsabilisation citoyenne, la
fabrication des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être pour la conscience
collective, et, semble-t-il, la transformation du sens commun et la construc-
tion d’un intérêt général local 30. Pour autant, cette profusion des acteurs et des
actions au niveau micro conduit à une certaine atomisation de la société civile
globale, ne favorisant pas en soi la construction d’une mobilisation citoyenne
nationale, et de facto, d’une action politique aux effets structuraux.
Cette situation limite l’implication des acteurs haïtiens et notamment
locaux dans la participation effective aux décisions liées à la reconstruction du
pays. En l’absence d’un développement organisé de l’action collective, notam-
ment nationale, les acteurs locaux demeurent effacés voire invisibles pour les
prédateurs de la reconstruction. Pire, l’aide à des groupes humains qui ne sont
pas des acteurs sociaux s’avérera contre-productive dans le cadre d’une refon-
dation nationale.
Aussi, il semble que la participation désincarnée, sans « pouvoir avec »
au plan national conférant un véritable « pouvoir sur 31 » au niveau étatique,
même dans sa dimension décentralisée, assourdit la capacité d’action politique
publique nationale. Dès lors, la faiblesse des mises en réseau se heurte à l’impor-
tance des coalitions au niveau macro, pour que la participation devienne un
instrument, un moyen de l’action collective nationale transformatrice et non
plus seulement une expression formelle.

27. Le « pouvoir intérieur » se réfère à l’autonomie personnelle, à la faculté pour l’individu d’avoir la capa-
cité d’influencer sa vie et de proposer des changements. Cette faculté se fonde sur l’image de soi, l’estime de soi,
l’identité et la force psychologique, en somme le savoir-être.
28. Le « pouvoir de » s’entend comme la capacité de prendre des décisions, d’avoir de l’autorité, de résoudre
les problèmes et de développer une certaine créativité qui rend apte à accomplir des choses. La notion renvoie
donc aux capacités intellectuelles, au savoir et savoir-faire ainsi qu’aux moyens économiques, mais aussi à l’accès
et au contrôle des moyens de production et des bénéfices.
29. Le « pouvoir avec » se comprend comme une action collective, générée par la capacité de s’organiser, de
s’unir, d’influencer collectivement les changements sociaux. Il met en évidence la notion de solidarité, la capacité
de se structurer pour négocier et pour défendre un objectif commun, de susciter la mobilisation concertée pour
une action construite et commune.
30. La dynamique des organisations communautaires de la zone de Désarmes, dans la commune des
Verettes en constitue un exemple.
31. Le « pouvoir sur » est envisagé comme un pouvoir de domination. Nous l’envisagerons ici comme le
pouvoir conféré à l’autorité légitime, essentiellement étatique, détentrice de la souveraineté nationale et de la
puissance publique et protectrice de l’intérêt général.
LES ACTEURS HAÏTIENS, « LAISSÉS-POUR-COMPTE » DE LA RECONSTRUCTION ? 295

Condition de l’action publique, l’effet de l’empowerment ne sera effectif que


s’il permet la transcendance particulariste (territoriale, sectorielle, culturelle,
etc.), pour la construction d’un intérêt général qui soit reflet du sens commun.
La participation démocratique, source de diversité, ne semble alors pouvoir
s’exprimer pleinement que par la reconnaissance de cette pluralité et diversité
d’une part, et par sa transcendance dans un cadre unitaire fédérateur d’autre
part. Dans le cas contraire, l’action participative risque de n’être qu’un mouve-
ment idéologique et organisationnel, sans répercussions structurelles, et par
conséquent, sans réalité démocratique concrète.
Dans ce contexte, le rôle des acteurs internationaux n’est pas de se substi-
tuer aux acteurs locaux pour assumer le processus de reconstruction. Il est au
contraire de renforcer les capacités des organisations haïtiennes à faire face aux
défis du développement mais aussi de la survenance d’urgences.
Selon Rony Brauman : « L’action humanitaire est celle qui vise, sans aucune
discrimination et avec des moyens pacifiques, à préserver la vie dans le respect
de la dignité, à restaurer l’homme dans ses capacités de choix » (Brauman,
1995 : 9). S’appuyant sur la nécessité d’une cohérence entre urgence et déve-
loppement, il propose que les interventions d’urgence se fassent dans une
dynamique respectueuse des cultures et visions nationales, seules à même
de permettre une autonomisation des sociétés civiles et une responsabilisa-
tion autochtone dans le processus de reconstruction. Incontestablement, la
reconstruction appartient aux acteurs haïtiens, par une réappropriation de
leur espace national et local. C’est un message que l’aide internationale ne
devrait pas oublier à l’heure où les premières étapes de la reconstruction se
mettent en place.
Aussi, s’il faut réinventer l’avenir, il convient de plébisciter le fait que cette
réinvention soit le produit de la réflexion et du rêve des Haïtiennes et des
Haïtiens eux-mêmes, de celles et ceux du dedans, de celles et ceux de la diaspora.
Le rôle de la communauté internationale est important, mais il ne peut être que
subsidiaire, cantonné au renforcement d’une impulsion interne de construction
d’un consensus national. Ghandi nous mettait en garde en rappelant : « Ce
que tu fais pour moi mais sans moi, tu le fais contre moi. » Sans nul doute, la
reconstruction appartient aux acteurs haïtiens.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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La question foncière : un aspect de la reconstruction
qui ne peut être sous-estimé

MARIE REDON
Maître de conférences en géographie à l’université Paris-Nord-13, elle est
membre du Centre de recherche espaces, sociétés, culture et du laboratoire
Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géogra-
phique, affilié au Centre national de la recherche scientifique. Ses travaux et
publications concernent des thématiques centrales dans la compréhension de
l’espace antillais : la construction identitaire, l’insularité, l’aménagement du
territoire, etc. mredon@yahoo.com

« La terre pour exister.


La terre pour se nourrir.
La terre à comprendre et à habiter. »
Patrick CHAMOISEAU

Politiquement, la décentralisation consiste en un transfert de pouvoirs, de


compétences de l’État à des institutions distinctes de lui : les collectivités terri-
toriales. Celles-ci bénéficient alors d’une certaine autonomie de décision et de
leur propre budget (principe de libre administration) sous la surveillance d’un
représentant de l’État (autorité de tutelle). Mais, littéralement, la décentralisa-
tion est la dissociation d’éléments réunis en un même centre. Il ne peut donc y
avoir décentralisation sans centre.
Deux « centres », de natures différentes, peuvent être considérés dans le cas
d’Haïti : un centre morphologique correspondant à la zone de la capitale bien
visible et tangible ; un centre de pouvoir qui est l’État, bien plus nébuleux et
délicat à appréhender en ces temps de déshérence. Or, tandis que le second est
considéré comme un État faible (Corten, 1989) ou failli 1, comment en « disso-
cier » les éléments sans risque d’éclatement, de dissolution ?

1. Cette notion est apparue dans les années 1990, s’est développée au début des années 2000 (au tournant
du 11 septembre) et semble entérinée depuis 2005 (Daviron et Giordano, 2007). À partir de cette date, des
organismes internationaux majeurs utilisent le terme, et la conception inhérente. Pour l’Organisation de coopé-
ration et de développement économiques (OCDE), les États fragiles sont « les pays caractérisés par un manque
d’engagement politique et/ou par une faible capacité à développer ou mettre en œuvre des politiques en faveur
des pauvres, par la présence de conflits violents et/ou une faible gouvernance » (Morcos, 2006 ; traduction de
l’auteur). En 2005 toujours, la Banque mondiale, à l’occasion de la mise à jour de l’initiative LICUS (Low
Income Countries Under Stress) a adopté la terminologie d’« État fragile » et mis en exergue la construction de
298 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Décentraliser pour rééquilibrer un territoire haïtien macrocéphale est une


chose, mais « décentraliser suppose qu’on décentralise des structures qui existent
et fonctionnent au niveau central ou encore qu’on rende autonomes des struc-
tures déconcentrées d’une administration centrale. Or ce n’est pas le cas actuel-
lement en Haïti » (Oriol et al., 1995). Si l’urgence semble d’abord à l’affirmation
et au renforcement de l’État, cette affirmation ne va pas sans contrôle territorial,
sans maîtrise des règles régissant les terres du pays. Le foncier apparaît en effet
comme un « fait social total », au sens de Marcel Mauss. Dans la mesure où la
terre constitue le support et le moyen de réalisation de l’ensemble des activités
des sociétés humaines, une régulation foncière centralisée ou du moins homo-
généisée est une des bases de la (re)construction du pays : « Rien de sérieux ne
pourra se réaliser sans une prise en compte de l’enjeu foncier » (CIAT, 2010),
enjeu qui rejoint celui de la fiscalité et du prélèvement de l’impôt.
Pour l’heure, il existe en Haïti une forme d’a-centralisation foncière qui se
double d’une concentration des hommes et des activités sur la zone port-au-
princienne où un taux de croissance de l’ordre de 4 % par an accroît encore le
prolixe imbroglio urbain auquel un grand nombre de victimes serait imputable.
Cette concentration s’est encore accentuée après le séisme de janvier 2010,
induisant un afflux massif tant de capitaux que de travailleurs, drainés par une
nébuleuse d’acteurs humanitaires. Ces bonnes volontés constructives, au sens
propre comme au sens figuré, ont un objectif commun : contribuer au mieux
à la reconstruction de la ville, dans l’intérêt et pour la sécurité des Haïtiens.
Mais cela entraîne aussi une forme de décentralisation subie, de fait : au-delà du
consensus de bonne volonté, ces multiples acteurs venant « refabriquer » la ville,
en mieux (plus sûre, plus durable, etc.), ont chacun leur vision du « bon » projet
urbain en fonction d’un ensemble de paramètres complexifiés par des enjeux en
termes de visibilité et de relations de pouvoir.
D’un point de vue géostratégique, Port-au-Prince a été et sera plus encore le lieu
d’affirmation, d’entrelacement et de confrontation d’acteurs de différentes échelles, et
ce notamment en raison de la vulnérabilité et de la perméabilité du territoire haïtien.

La question foncière en Haïti

Cause de vulnérabilité et « épicentre de l’emballement 2 » du XXe siècle


Le tremblement de terre qui a dévasté Port-au-Prince et ses environs est venu
révéler la vulnérabilité globale d’une société urbaine conçue comme une agré-
gation successive de quartiers construits spontanément, sans plan d’ensemble.

la paix et des États eux-mêmes (state-building) comme principal défi posé à ces pays. Enfin, dans la stratégie de
l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) pour les États fragiles, publiée en 2006,
le terme fait référence à « la catégorie des États défaits, défaillants et en rémission ».
2. Anglade, 2007-2008.
LA QUESTION FONCIÈRE : UN ASPECT DE LA RECONSTRUCTION 299

Rappelons brièvement que le risque est la conjonction d’un aléa et d’une


vulnérabilité. Si l’aléa désigne la probabilité de survenance d’un événement, la
vulnérabilité, elle, est une notion qui fait référence à la fragilité des sociétés face
à des phénomènes destructeurs. Elle est donc très étroitement dépendante des
différentes caractéristiques de la société :
Les capacités techniques, économiques, culturelles et mentales varient d’une
société à l’autre, de sorte qu’il existe des capacités « d’absorption », une résilience
différentes d’une société à l’autre face à un événement brutal. Une catastrophe
naturelle vécue comme telle par une société ne le sera pas pour une autre.
(Antoine, 2008.)

La catastrophe du 12 janvier 2010 a brutalement mis au jour tout un


ensemble de dysfonctionnements d’ordre structurel à l’origine de la vulnéra-
bilité d’Haïti. D’après les travaux de Laurent Hou 3, la comparaison du séisme
haïtien avec les autres événements sismiques majeurs survenus dans le monde
depuis 1990 montre l’ampleur exceptionnelle des pertes humaines, relativement
à la magnitude de l’agent géophysique qui a déclenché le drame. En effet, le bilan
humain du séisme à Haïti est plus de deux fois supérieur à celui de n’importe
quel événement antérieur de même magnitude et il s’agit du quatrième séisme le
plus destructeur depuis 1900 (Hou, 2011). Malgré les évidentes limites d’un tel
exercice comparatif (situation, contexte topographique, heure de survenance,
densité de population dans la zone où survient le séisme, etc.), les différents
indicateurs utilisés – tendant à mesurer le développement économique et la
qualité des institutions 4 – placent tous Haïti au dernier rang des pays comparés.
Cela tend à montrer le primat des conditions économiques et sociales sur l’aléa
dans le bilan d’une catastrophe naturelle.
La situation foncière compte incontestablement parmi celles-là. Entendue
comme « l’ensemble des relations entre les individus, la terre et les ressources
naturelles. Elle comprend tant les concepts et les règles qui leur sont appli-
cables que les usages liés aux différents produits et activités (cultures, pâturages
et constructions) qui y sont normalement rattachés » (Dorner et Oriol, 2009).
La question foncière, notamment agricole, est depuis longtemps probléma-
tique dans le pays. À « l’épicentre de l’emballement » du XXe siècle (Anglade,
2007-2008), ce rapport complexe à la terre semble rendre épineuses toute
gestion spatiale d’ensemble, toute politique d’aménagement du territoire. Pour
le géographe, c’est dans le « parcellaire agricole que l’emballement a fiché son
centre de gravité », emballement compris comme « cette production de la misère
de masse au XXe siècle, la misère-monde » (ibid.).

3. La thèse en cours de Laurent Hou, doctorant en géographie (université Paris-IV-Sorbonne et université


normale de Pékin) s’intitule Étude géopolitique comparée des catastrophes « naturelles » de grande ampleur en
Chine : les temps de réponse, reprise et reconstruction.
4. Indice de développement humain, coefficient Gini, taux de corruption d’après Transparency International.
300 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Au-delà du contexte haïtien, « les recompositions foncières contribuent à la


production du territoire. Elles influent sur les rapports de production, sur les
densités, sur l’utilisation du sol, sur les paysages et sur les liens avec l’extérieur.
Les territoires locaux sont par ailleurs reliés à d’autres, plus ou moins lointains
et inclus dans des territoires nationaux, régionaux, réticulaires, etc. Les acteurs
qui interviennent sur le foncier peuvent avoir des stratégies et des appuis à ces
différentes échelles » (Chaléard et Mesclier, 2010).
En Haïti, les statuts juridiques des terres sont de trois types : le domaine
privé de l’État, évalué à 10 % de la surface du pays, mais comportant potentiel-
lement toute terre « vacante et sans maître » ; le domaine public (routes, bords
de mer et de rivières, etc.) ; la propriété privée validée par des titres fonciers
(Dorner et Oriol, 2009). Quant aux différents organes de gestion du foncier, on
peut évoquer la Direction générale des finances (DGI), reliée au ministère des
Finances, théoriquement responsable des questions de transmission foncière et
de ce qui relève du domaine public ; en fait, la DGI possède surtout des listes de
propriétaires et de terrains, sans réel cadastre établissant la connexion entre eux.
Une partie des terres a pourtant bien fait l’objet de plans cadastraux : la procé-
dure légale pour une transaction comprend la délimitation de la parcelle par un
arpenteur également chargé de faire les plans qui seront ensuite agréés, puis la
rédaction d’un titre par un notaire. Un Office national du cadastre (ONACA)
a été créé dans les années 1990 grâce à la coopération allemande mais cette
institution fonctionne, semble-t-il, un peu comme « la pièce d’un autre puzzle »
(Oriol, 2010), avec des références non haïtiennes et peu de moyens.

Insécurité foncière dans la sphère privée…


Comme dans la plupart des autres îles antillaises, le foncier est « dominé
par la petite propriété privée et l’indivision est le statut juridique d’une partie
importante des terres, ou family lands » (Dorner et Oriol, 2009). Si les paysans,
entre deux catastrophes naturelles, parviennent à conserver leurs papiers offi-
ciels (état civil, titres de propriété, etc.), ils sont pourtant majoritairement en
situation d’insécurité juridique : occupants sans titre, avec des titres vieux et peu
lisibles, faux ou sous seing privé, superposition de plusieurs actes authentiques
pour une même terre, etc. Par ailleurs, les terres restent en statut d’indivision
alors même qu’elles sont, dans la pratique, partagées entre les héritiers. « Malgré
l’existence d’un dispositif formel d’enregistrement des transferts en milieu rural,
il y a donc une forte déconnexion entre les titres (le légal), et la réalité » (Comité
technique « Foncier et développement », 2009). En Haïti, « propriété » ne
signifie pas « sécurité foncière » (Dorner et Oriol, 2009), et seules les familles les
plus aisées peuvent suivre la procédure légale qui rend plus solide la coïncidence
entre droit et usage.
En termes d’urbanisation, l’occupation informelle des terrains est majo-
ritaire, les habitants s’installant sans titres sur des terrains et y réalisant leur
LA QUESTION FONCIÈRE : UN ASPECT DE LA RECONSTRUCTION 301

logement en autoconstruction. Bien que ce nouvel espace des bidonvilles, des


cités soit difficile à évaluer précisément, Georges Anglade l’évoquait comme une
dimension de l’espace haïtien « de loin la plus importante de notre avenir dans
le XXIe siècle ». Pour l’année 2007, il estimait que cet espace des cités représentait
« plus de 90 % d’une population de 2,5 millions d’habitants, soit plus de deux
millions de bidonvillois » (Anglade, 2007-2008). Si les propriétaires fonciers
concernés restent généralement passifs, l’État, dépourvu de moyens de contrôle
appropriés, est également dans l’incapacité d’empêcher cette occupation auto-
organisée et illégale (CIAT, 2010).

… et assise foncière publique insuffisante


L’article 39 de la Constitution de 1987 prévoyait de confier aux collectivités
locales la gestion des terres puisqu’il était prévu « que les sections communales
aient un droit de préemption pour l’exploitation des terres du domaine privé
de l’État » et désigne les « communes comme gestionnaires privilégiés des biens
fonciers du domaine privé de l’État situés dans leur localité ». Mais, en raison
du flou concernant les limites, les « contestations sur la propriété (y compris et
surtout peut-être entre l’État et les exploitants, héritiers présumés, exploitants
sans titres…), cette dimension est porteuse de bien des conflits potentiels »
(Dorner, 1998).
Pourtant, projets d’aménagement, travaux d’infrastructures, zonages straté-
giques, etc. ne peuvent être mis en place sans emprises foncières, ce qui signifie
un recours au principe de l’utilité publique comme supérieure au droit de
propriété individuel. Sans droit de préemption, la moindre opération foncière
doit être interminablement négociée et les inégalités socio-économiques
risquent, là encore, de jouer dans les rapports de force : il est plus facile de
préempter les terres de citoyens défavorisés…
Cette situation foncière confuse est encore rendue plus compliquée par la
porosité du pays, dont une partie est à l’extérieur, tout en y possédant des terres.
C’est la quatrième dimension de l’espace haïtien tel que le décrivait Georges
Anglade : l’ère du réseau, de la « carte mère », prenant en compte « la dizaine
de ses communautés diasporiques » (Anglade, 2007-2008). « Propriétaires
de la terre et propriétaires des maisons ne jouissent pas des mêmes droits. Ils
sont différents, car les premiers ne possèdent pas les maisons construites sur
leurs propriétés. Bien plus, la majorité d’entre eux vivent à l’étranger. Même si
certains d’entre eux sont propriétaires des maisons, ils vivent dans la diaspora. »
(Oriol, 2010.)
Et à ces quatre dimensions, à cet imbroglio foncier, est venue s’ajouter
l’influence de la communauté internationalo-humanitaire sur le pays, au fil des
interventions étrangères.
302 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

L’omniprésence d’acteurs exogènes :


entre normalisation et perversion foncière

La porosité territoriale
Le cas haïtien s’inscrit dans un contexte d’émergence de ce « nouveau
paradigme “humanitaire” qui mobilise désormais les sociétés occidentales » et
qui est devenu, dans la seconde moitié du XIXe siècle, « un élément constitutif
du processus de civilisation des sociétés industrielles : déploiement d’aides
d’urgence, création d’organisations, érection d’un droit international, codifica-
tion des usages de la guerre » (Brodiez et Dumons, 2009).
Il s’agissait alors de l’apanage du Nord. Dans la seconde moitié du XXe siècle,
les pays du Sud prennent une part croissante dans l’intervention humanitaire.
Outre ce secteur, l’essor de la diplomatie multilatérale a marqué le second
XXe siècle, parallèlement à la croissance des organisations internationales.
Haïti fait partie des seize pays où des missions onusiennes sont en cours ;
elles y ont été ou sont d’envergure considérable. La Mission des Nations unies
pour la stabilisation en Haïti (Minustah) comporte plus de 9 000 militaires et
policiers ; les États y prenant part sont divers, parmi les contingents les plus
représentés : l’Uruguay, le Brésil, le Sri Lanka, la Jordanie et le Népal. Le pays
accueille de plus nombre d’organisations internationales et, à chacune, corres-
pond du personnel étranger venant travailler aux côtés des employés locaux 5.
Déjà, en 1997, Samuel Pierre (1997) évoquait « l’invasion des ONG » en Haïti ;
à présent, le terme de « république des ONG » est fréquemment employé dans
les médias du pays 6. Les structures déjà présentes ont en général augmenté les
effectifs de leur personnel après le séisme, et d’autres sont venues s’y ajouter en
lançant des programmes d’aide aux sinistrés. Les chiffres concernant le nombre
d’organisations enregistrées au Bureau de la coordination des affaires huma-
nitaires des Nations unies (OCHA) recouvrent une grande variété de struc-
tures, de moyens, de compétences, d’objectifs, etc. Aux actions préexistantes
sont venues s’ajouter les interventions accrues de nombreux États – dont les
États-Unis d’Amérique, la France, le Canada, le Brésil et Cuba –, des Églises,
mais aussi des médias dont les reportages contribuent à l’importance des
campagnes de dons. Parmi ces acteurs de l’aide, une trentaine de collectivités
territoriales françaises intervenaient déjà directement à Haïti dans le cadre de

5. Parmi les organisations internationales majeures, citons l’USAID, la Banque mondiale, l’Agence
canadienne pour le développement international (CIDA), le Comité international de la Croix-Rouge
(CICR), l’Organisation internationale pour les migrations (IOM), le Fonds monétaire international (FMI),
la Commission européenne et des agences des Nations unies (Unicef, Unesco, UNDP, UNHCR, UNOPS,
UNFPA, FAO).
6. « Haïti : La république des ONG », Radio Métropole Haïti, 29 mars 2010 ou encore « Haïti : la République
face à son destin », Le Nouvelliste, 24 août 2010.
LA QUESTION FONCIÈRE : UN ASPECT DE LA RECONSTRUCTION 303

la coopération décentralisée ; depuis le séisme une « Conférence internationale


des villes et régions du monde pour Haïti » s’est d’ailleurs tenue en Martinique
le 23 mars 2010. Parmi ses objectifs figuraient l’appui à la gouvernance locale
et l’aide « au renforcement de la décentralisation haïtienne déjà engagée avant
le séisme ».
Le séisme serait-il donc l’occasion d’œuvrer à un processus de décentrali-
sation structurée ou bien ce foisonnement quantitatif et cette hétérogénéité
d’acteurs induisent-ils une sorte de décentralisation subie, tous azimuts et
multiscalaire ?

Clarification et sécurisation foncière


Depuis le séisme, au-delà des pertes en moyens humains, un nombre incal-
culable de titres de propriété, de dossiers et de registres fonciers ont disparu. Et
les tensions foncières ont encore été exacerbées : « Avec près de 250 000 morts,
l’héritage et la vente des terrains soulèvent de nombreuses questions. Le proprié-
taire est-il vivant ou mort ? S’il est mort : y a-t-il des enfants ayant des droits à
la terre ? » (Vittrup, 2010.) En outre, de nombreux organismes humanitaires,
nationaux et internationaux, travaillent dans les milliers de camps apparus
depuis le 12 janvier 2010 et s’y maintiennent sur la base d’accords informels
avec les propriétaires fonciers et les autorités locales qui leur donnent des droits
temporaires d’occupation des terres, à renégocier tous les trois à six mois. Mais
la présence de la communauté internationale, aussi protéiforme soit-elle, semble
induire une standardisation des pratiques foncières dans des zones déterminées,
sorte d’enclaves de bonne gouvernance où sont financés et menés des projets
d’aménagement ponctuels.
Le projet de l’Office international pour les migrations (OIM), financé en
grande partie par l’aide états-unienne, sur la zone du morne Lazare, en est exem-
plaire. Sa démarche s’appuie sur une analyse de l’insécurité foncière décrite plus
haut et tente une clarification par l’origine. « C’est en effet sur la mémoire des
transactions et des lignées que se fondent les droits et la sécurité des occupants
actuels. […] De fait, des conflits peuvent apparaître lorsque la communauté,
ou une partie de ses membres, perd la mémoire des généalogies et du processus
d’acquisition des terres. » (Dorner et Oriol, 2009.)
Ce morne se situe à Pétion-Ville – commune jouxtant Port-au-Prince –,
entre les routes de Delmas et panaméricaine. En haut du morne se trouvent
de luxueuses villas, en bas un habitat populaire très endommagé. Après le
séisme, une majorité de ses habitants (environ 170 familles) se sont rassemblés
sur le terrain tout proche des frères Juvenat, d’autres sur la place Saint-Pierre,
ou encore sur la place Boyer. Des cartes figurant la situation d’avant le séisme
ont été montrées aux habitants afin qu’ils repèrent le lieu exact où ils vivaient.
Des formulaires d’enquête les complétaient, permettant de savoir si les habi-
tants avaient un statut de locataire ou de propriétaire et, le cas échéant, à qui
304 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

ils affermaient ou avaient acheté leur résidence. L’objectif visé est la création
d’une carte des perceptions de propriété servant de point de départ à un travail
d’enquête, de généalogie foncière, consistant à remonter aux sources des partages
et à dresser une carte de ce partage. Si un propriétaire principal est identifié, on
peut lui proposer de déblayer la zone, d’y reconstruire des logements sous forme
de shelters, à condition qu’il accueille gratuitement des locataires pour une durée
de trois années. Ce rigoureux et minutieux travail de clarification juridique, en
amont de la reconstruction, a pour enjeu de sécuriser le rapport au foncier en
résorbant l’hiatus entre le légal et le réel. Il y a toutefois une limite à cette norma-
lisation : elle profite aux familles les plus aisées, en asseyant encore leur légitimité.
En outre, et c’est un phénomène fréquent, l’afflux massif d’expatriés a
aussi entraîné l’apparition d’une bulle immobilière, sensible dans les pratiques
locatives, qui vient encore biaiser le rapport entre les Haïtiens et leur espace.
Plusieurs études mesurent ainsi l’impact de la présence de missions des Nations
unies sur les pays d’accueil 7. Certes, les dépenses directes de l’organisation
internationale sur place sont généralement faibles au regard des budgets alloués
aux missions – 8,5 % des dépenses pour Haïti en 2004-2005, comprenant les
salaires des travailleurs nationaux (Carnahan, Durch et Gilmore, 2006). Mais
ce sont surtout les effets indirects de cette affluence d’expatriés, devenant alors
des « impatriés », qui créent une « économie parasite et non soutenable pour
satisfaire les besoins des internationaux de passage » (Chesterman, 2004). Une
« bulle économique » grossit peu à peu et entraîne une distorsion des marchés
du travail, l’apparition d’une économie de services temporaires (bars, restau-
rants) mais aussi une hausse des prix de la location et de la vente au détail,
inflation ressentie par les populations locales (Woodward, 2002).
Les habitants des lieux d’affluence tentent de s’adapter à ces mutations,
notamment à Port-au-Prince où se concentre la majorité des acteurs et des
moyens : « Cherche petite maison à un seul niveau avec parking pour voiture
à un prix inférieur à 500 USD/mois 8 » est un exemple de petite annonce révé-
lateur à la fois de la peur d’un nouveau séisme et de la difficulté de louer un
logement à un prix « raisonnable ». Le prix de l’immobilier a en effet fortement
crû : travailleurs d’ONG et d’institutions internationales, volontaires, experts,
journalistes, etc., tous ont engendré un accroissement de la demande dans une
ville en grande partie détruite. Les prix ont été multipliés par trois dans certaines
zones, la plupart des ambassades augmentant de 30 à 40 % les sommes destinées
à leurs employés pour qu’ils se logent. À Pétion-Ville par exemple, « les maisons
louées 2 000 ou 3 000 dollars US sont passées à 7 000 ou 10 000 9 ». Ce gonfle-
ment spectaculaire a notamment profité à ceux dont les maisons, encore intactes,

7. Voir la revue bibliographique du Peace Divident Trust (Carnahan, Durch et Gilmore, 2006).
8. Petite annonce en ligne : http://www.olx.ht/immobilier-cat-16.
9. Entretiens à l’ambassade du Brésil, août 2010.
LA QUESTION FONCIÈRE : UN ASPECT DE LA RECONSTRUCTION 305

sont assez vastes et confortables pour satisfaire une clientèle exigeante – parce
qu’habituée à des standards de vie de pays du Nord – et pouvant dépenser sans
trop compter – puisque souvent logée aux frais de l’employeur.
Ceux qui profitent donc à la fois de la normalisation et de la perversion
foncière sont les plus favorisés, ce qui renforce une forme de centralisation
oligarchique ancienne et pérenne 10.

Conclusion

Une grande variété de projets et des visions de l’espace inhérentes, des


rapports différents à la terre et au foncier à diverses échelles coexistent donc en
Haïti, notamment dans la région de Port-au-Prince :
•฀l’échelle฀locale฀des฀habitants,฀avec฀des฀processus฀de฀reconstruction฀spontanée฀
déjà en cours, les citadins ayant déjà entrepris de rebâtir leur ville. Les cités, cette
« troisième dimension de l’espace haïtien à degré zéro d’urbanisme » (Anglade,
2007-2008), y sont et seront dominantes. Ces cités étant fondées sur un rapport
informel aux législations foncières, c’est la nécessité d’habiter qui y fait loi ;
•฀l’échelle฀des฀collectivités฀locales฀semble฀prendre฀de฀l’importance฀face฀à฀
un État central insaisissable. La coopération décentralisée prônée par de nom-
breuses instances internationales entre en résonance avec le discours porté par
des élus comme Jean-Claude Fignolé, charismatique maire des Abricots. Si les
outils constitutionnels existent en partie en matière de gestion foncière, ils ne
peuvent être opérationnels que si le transfert de compétences s’accompagne
d’un transfert de moyens ;
•฀l’échelle฀nationale฀peine฀à฀s’afirmer฀sous฀les฀décombres,฀au฀sens฀propre฀comme฀
au figuré, de son pouvoir (enjeux autour de la reconstruction du Palais national) ;
•฀des฀ONG฀et฀acteurs฀internationaux฀mettent฀en฀œuvre฀des฀projets฀sur฀place฀
en s’inspirant de leurs expériences dans d’autres contextes. Le caractère déter-
minant de la communauté internationale qui afflue sur place, des bailleurs de
fonds bilatéraux et multilatéraux outillés de « bonne gouvernance », de « ville
durable », etc. conduit à un questionnement sur les normes, la prédominance
d’un discours universalisant transmis et mis en application à l’échelle locale.
Le risque est donc d’aboutir à une ville cacophonique, une ville dissonante,
une ville patchwork non plus par manque de planification mais, au contraire, en
raison de schémas de planification décousus qui rigidifieraient l’espace urbain.
Au-delà, cette forme de décentralisation subie peut encore renforcer une centralisa-
tion oligarchique, en partie appuyée sur la concentration des hommes et des activités

10. Voir l’intervention de Suzy Castor et Wilson Laleau au colloque « Haïti : des lendemains qui tremblent »
organisé à Genève du 12 au 14 janvier 2011 par le Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire
(CERAH) et l’Université de Genève.
306 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

sur la zone capitale. En outre, une décentralisation qui se limiterait à un captage


de ressources par des collectivités locales plus ou moins armées peut induire une
hiérarchisation des territoires, selon leur niveau de connexion, l’importance des
réseaux de leurs élus, etc. en rupture avec le principe de continuité territoriale.
L’enjeu semble être, face à un État « faible » de tenter de le structurer en
renforçant la base des élus et en donnant à celle-ci une structure et des moyens
qui la rendent crédible. Idéalement, la problématique haïtienne de construction
de collectivités territoriales devrait donc s’entendre, paradoxalement, comme
une tentative de renforcement de l’État. (Dorner, 1998.)

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L’éducation pour tous : priorité des priorités 1

JEAN-JOSEPH MOISSET
Spécialiste en économie, planification et gestion de l’éducation, il a assumé, entre
autres, les fonctions de professeur, de chef du département d’administration et
politique scolaire ainsi que de vice-doyen à la recherche à la faculté des sciences
de l’éducation de l’université Laval dont il est aujourd’hui professeur émérite.
Migrant haïtien au Canada, il a entrepris plusieurs missions pour des institutions
internationales auprès du gouvernement haïtien. Il est l’un des membres fonda-
teurs de l’université Quisqueya de Port-au-Prince où il a assumé à l’occasion des
tâches d’enseignement et de planification stratégique. Ses travaux de recherches et
publications portent principalement sur les dimensions socio-économiques et la
gouvernance des systèmes éducatifs. Jean-Joseph.Moisset@fse.ulaval.ca

La problématique du développement durable d’Haïti, puisque c’est de cela


qu’il s’agit, est à l’ordre du jour du gouvernement et du peuple haïtiens ainsi
que des « amis » de la communauté internationale depuis plusieurs années déjà,
bien longtemps avant le tremblement de terre qui a terriblement frappé le pays
le 12 janvier 2010. Un plan avait même été élaboré sous l’égide de Jean-Max
Bellerive, alors ministre de la Planification et de la Coopération externe, et
publié en 2007 sous le titre Document de stratégie nationale pour la croissance
et la réduction de la pauvreté (DSNCRP). Plusieurs observateurs et analystes
soulignent même que ces initiatives et mesures avaient commencé à donner
des résultats positifs : une sécurité publique améliorée mais encore fragile, une
croissance significative du PIB (2,5 %), un taux de change plus ou moins stabi-
lisé entre la devise haïtienne (gourde) et les devises étrangères, etc. Sauf que ce
tremblement de terre est arrivé, accroissant le degré de difficulté et l’immensité
de la tâche à accomplir pour relever les défis titanesques qu’implique le dévelop-
pement du pays dans une perspective durable.
Cette contribution soutient que, dans une telle perspective, l’éducation pour
tous est la priorité des priorités. Elle s’articule autour des quatre points suivants :
quelques aspects conceptuels et axiologiques du développement ; un bref état
des lieux du secteur de l’éducation ; le quoi, le pourquoi et le comment relative-
ment à la rétrospective de l’éducation comme facteur majeur et incontournable

1. Le texte de cet article est le produit d’une réflexion et d’une recherche amorcées depuis un certain temps
déjà (Moisset, 2006 ; 2010).
310 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

de la reconstruction d’Haïti et, en termes prospectifs, les démarches et actions


prioritaires en éducation et formation pour ce développement durable du pays.

Quelle vision du développement ?

Même si la situation catastrophique dans laquelle se débat aujourd’hui Haïti


après le terrible séisme qui l’a frappée (choléra, effets du cyclone Tomas, sans
compter les vicissitudes de la vie politique) réclame beaucoup plus d’action
que de théorie, il n’en reste pas moins utile d’apporter au préalable quelques
éléments permettant de bien cerner le concept de « développement » et certaines
précisions concernant la « vision » du pays à construire ou reconstruire.
À la base et aux fins du développement, il y a l’être humain, avec ses besoins,
liés à des faits de nature et de culture et donc au milieu et à l’époque dans
lesquels il vit. De manière simple, le développement d’un pays est largement
conditionné par sa croissance économique. Ce double phénomène est le résultat
des interventions de l’ensemble des membres d’une collectivité nationale qui,
exploitant les ressources et opportunités de leur environnement, aussi bien
internes qu’externes, parviennent à créer, sur des bases stables et durables, les
conditions leur permettant de satisfaire de plus en plus et de mieux en mieux
leurs besoins individuels et collectifs, très diversifiés par ailleurs. Dire que le
développement repose sur une production adéquate de produits matériels, de
produits immatériels ou de services est une condition nécessaire à sa compré-
hension mais non suffisante cependant.
En ce sens, un pays riche n’est pas forcément un pays développé. En effet,
une production même massive de biens et de services découlant d’une crois-
sance économique auto-entretenue, non accompagnée d’une répartition équi-
table de la richesse créée entre l’ensemble des membres de cette société, n’est
pas un véritable développement. Une croissance économique qui ne met pas les
plus démunis au centre de ses préoccupations n’est pas le développement qui a
pour fondement le respect inconditionnel de la dignité et des droits des êtres
humains, en commençant par le droit à la vie, le droit à l’éducation et le droit
à la santé, pour en citer les plus importants. Voilà les bases d’un réel développe-
ment et d’une vraie démocratie.
Par rapport à cette vision du développement, même brièvement esquissée,
qu’en est-il de la situation d’Haïti ? Les faits touchant les conditions d’existence
de la population haïtienne et sur la base des indicateurs des Nations unies
montrent qu’elle fait partie des pays les moins avancés (PMA) des Amériques
et de la Caraïbe voire du monde. Notamment en ce qui concerne le niveau
d’éducation et l’état de santé de la population. Même si ces faits sont large-
ment connus et reconnus, il peut être utile de rappeler, en guise d’état des lieux,
quelques faits marquants du système éducatif national, avant d’entreprendre
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 311

une tentative de diagnostic du sous- et du mal-développement du pays et de


considérer de possibles alternatives de changement pour une vie meilleure.

L’état des lieux de l’éducation avant et après le 12 janvier 2010

La population haïtienne, suivant les projections faites à partir des résul-


tats définitifs du 4e recensement effectué par l’Institut haïtien de statistique
et d’informatique (IHSI) en 2003, était de 7 205 000 habitants en 2005
et d’un peu plus de 10 millions en 2010 dont 40 % – soit un peu plus de
3,5 millions – ne savent ni lire ni écrire. De manière générale et à quelque
niveau auquel on se situe, la demande d’éducation est très élevée et n’arrive
pas à être satisfaite par une offre historiquement et globalement faible dont les
établissements du secteur non public représentent moins de 90 %. Près d’un
demi-million d’enfants en âge d’être scolarisés (6-12 ans) ne fréquentent pas
l’école faute de places disponibles. Et cette insuffisance de l’offre des services
d’éducation et de formation se vérifie aussi au troisième cycle de l’enseignement
fondamental, aux niveaux de l’enseignement secondaire et de l’enseignement
supérieur, autant dans le secteur de la formation générale classique que dans
le secteur de la formation technique et professionnelle. Ainsi plusieurs milliers
de jeunes sont inscrits dans des universités étrangères, dont plus de 20 000 en
République dominicaine.
Cette offre insuffisante est en outre inégalement répartie entre les milieux
urbains et ruraux, au détriment de ces derniers, et entre les différents départe-
ments géographiques au bénéfice du département de l’ouest et au détriment à
l’autre extrême des départements du centre et du nord-ouest. En outre la qualité
de la formation dispensée laisse nettement à désirer, les ressources humaines
(enseignants et cadres scolaires) étant en grande partie faibles au double plan
quantitatif et qualitatif, les infrastructures et les équipements pas toujours
adéquats et les ressources didactiques et pédagogiques insuffisantes. Avec,
comme conséquence, des taux élevés de redoublement, d’abandon et d’échec
scolaire. Il faut y ajouter la non-adaptation des programmes et curricula aux
spécificités de l’environnement et aux besoins de la société du pays, et enfin
la faiblesse de l’État et de la gouvernance, non seulement dans le secteur de
l’éducation mais dans l’ensemble des secteurs de la vie nationale.
Des efforts ont pourtant été consentis au cours de ces deux dernières décen-
nies, sans lesquels la situation serait sûrement plus grave. Certes, l’élitisme qui
a traditionnellement caractérisé le système éducatif national s’est atténué de
manière significative pour faire place à une certaine démocratisation de l’ensei-
gnement. Il n’en reste pas moins qu’il y a encore beaucoup à réaliser, si l’on tient
véritablement à faire de l’éducation un outil voire un facteur déterminant du
développement du pays.
312 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Comme on peut le deviner, la situation s’est lourdement aggravée à la suite


du tremblement de terre qui a frappé le pays le 12 janvier 2010. Destruction
massive d’infrastructures scolaires, du préscolaire à l’enseignement supérieur
universitaire en passant par les niveaux fondamental et secondaire. Même
constat en ce qui concerne le système de la formation technique et profes-
sionnelle, sans compter les nombreuses pertes en vies humaines, élèves et
étudiants, enseignants et professeurs, cadres de gestion scolaire en exercice
et en cours de formation. Ce qui entraîne une recrudescence des besoins
pourtant déjà criants en matière de ressources humaines qualifiées dans le
secteur de l’éducation.

L’éducation, facteur incontournable


d’une politique de développement
Le quoi
La finalité essentielle de l’éducation est de rendre l’homme plus humain, ou
en termes plus concrets, de lui permettre de développer toutes ses dimensions
et ses potentialités, en particulier économiques et sociales. Il s’agit d’assurer
d’une génération à l’autre la transmission des savoirs, des savoir-faire et des
savoir-être accumulés au fil du temps. Voilà pourquoi l’éducation constitue le
principal facteur de l’épanouissement des individus mais aussi ce par quoi une
société peut maintenir une certaine cohésion et assurer son développement. Un
« trésor y est caché », véritable « véhicule des cultures et des valeurs, construc-
tion d’espace de socialisation et creuset de projet commun », pour reprendre les
termes de Jacques Delors (1996 : 51).
En ce sens générique, le concept de l’éducation interpelle en fait tout le
monde, au sein de la société : les individus, les familles, les institutions et bien
entendu l’État, et donne lieu à des activités de toutes natures, se déroulant
tout au long de la vie. Bien que reconnaissant l’importance fondamentale de
l’éducation abordée sous cet angle, c’est cependant à l’éducation formelle que
l’on prêtera ici attention, c’est-à-dire l’éducation telle qu’entendue dans les
expressions courantes de « système d’éducation », « système d’enseignement »,
« système de formation ». On est alors en face d’ensembles articulés de ressources
ou de moyens mis en place et en œuvre en vue d’assurer la formation et le déve-
loppement d’êtres humains.
Cette éducation se présente sous de multiples facettes, générale quand elle
apporte à ses bénéficiaires les connaissances de base (savoir lire, savoir écrire,
savoir parler, savoir compter, etc.) ; spécifique ou professionnelle quand elle
transmet des qualifications et compétences particulières dans un domaine ou un
secteur donné de savoir ou d’activité. Elle peut aussi être examinée sous l’angle
du moment auquel se déroule cette formation, initiale ou continue ; ou du niveau
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 313

de la formation : éducation préscolaire, enseignement primaire, enseignement


fondamental, enseignement secondaire, enseignement supérieur (postsecon-
daire), enseignement universitaire. Quel que soit l’angle sous lequel on l’examine,
l’éducation constitue un facteur clé de la vie et de l’évolution des individus et des
sociétés. En ce sens, « elle n’est plus aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, l’affaire
des seuls éducateurs » (Moisset, 1983 : 203). Cela est encore plus vrai dans le
contexte des pays sous-développés en général et d’Haïti, en particulier

Le pourquoi
Pourquoi l’éducation est-elle si importante et quel(s) rôle(s) pourrait-elle
jouer dans le cas spécifique d’Haïti ? À cette double question tout à fait légi-
time, une réponse lapidaire a été apportée par le père de la théorie moderne du
capital humain, Theodore Schultz (1983) : il n’y a de richesse que d’hommes.
Deux siècles auparavant, un autre père, celui-là de la science économique
classique, Adam Smith (1776) disait voir dans l’homme instruit, plus que dans
les coûteuses machines, le facteur de la richesse des nations. La liste est longue des
économistes qui se sont penchés depuis sur l’éducation comme capital humain.
Cette question du « pourquoi » mérite donc que l’on s’y arrête.
Ce n’est pas une simple coïncidence que, pour montrer l’importance de
l’éducation, les théoriciens aient choisi de la désigner sous la dénomination
de « capital humain ». L’on sait que, dans son sens générique, un capital est
un bien qui a été produit et qui est utilisé dans le cycle de production d’autres
biens et services. L’on sait également que, dans la science économique, la
théorie classique et néoclassique fait du capital le facteur de production
majeur de l’entreprise et de l’économie globale, à travers le stock des inves-
tissements accumulés. Et dans le langage courant, en raison sans doute d’une
certaine auréole accolée à ce concept, on qualifie de « capitaliste » la personne
dont la situation semble être durablement prospère. Sans en être l’élément
exclusif, l’éducation est au cœur du capital humain, entendu comme étant,
sur la base du potentiel de chacun, l’ensemble des connaissances, des habi-
letés, des attitudes et des valeurs que les membres d’une société acquièrent
et développent tout au long de leur existence. Bengt-Äke Lundvall et Björn
Johnson (1994) donnent une définition opérationnelle du capital humain,
base de « l’économie du savoir ». Ces auteurs, cités par l’OCDE (2001 : 19),
classent le savoir en quatre catégories : 1) le savoir quoi : c’est la connaissance
des faits ; 2) le savoir pourquoi : c’est la connaissance des principes et des
lois auxquels obéissent la nature, l’intelligence humaine et la société ; 3) le
savoir comment : il s’agit là des qualifications – autrement dit, les aptitudes
à effectuer des tâches ; 4) le savoir qui : c’est-à-dire l’aptitude à coopérer et à
communiquer avec différents types de personnes.
Tout en étant de caractère immatériel, ce capital, à la fois stock et vecteur
de qualifications et de compétences chez les individus, n’en intéresse pas moins
314 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

l’activité économique. Il est même un bien économique capital, autant pour


les individus qui en sont porteurs que pour la société dont ils sont membres.
Les contributions concrètes de l’éducation en tant que capital humain sont
multiples, et il convient de les analyser de manière systématique selon qu’elles
sont reliées aux individus, aux entreprises, à l’État et à la société.
C’est d’abord par les avantages qu’elle procure aux individus, ses bénéfi-
ciaires directs, que le capital humain joue son rôle le plus important. En effet, le
volume et la qualité des compétences acquises par les personnes formées contri-
buent à l’augmentation de leur performance au travail. Une main-d’œuvre
instruite et bien formée est généralement plus productive. À cette productivité
accrue sont associés des niveaux de rémunération plus élevés suivant le slogan
« qui s’instruit s’enrichit ». Mais au-delà des performances professionnelles
améliorées et des différentiels de gains monétaires, l’éducation apporte à ses
bénéficiaires de meilleures perspectives d’emploi, diminuant à l’inverse, dans les
conjonctures économiques difficiles, les risques de chômage. Il faut cependant
reconnaître que cette plus grande employabilité des gens bien formés, accompa-
gnée d’une mobilité plus grande peut devenir un risque pour les pays faibles, à
travers le phénomène qualifié d’« exode des cerveaux ». Le phénomène, loin de
se résorber, risque d’aller en s’amplifiant avec la mondialisation des échanges, et
Haïti en a été elle-même suffisamment affectée, particulièrement au cours des
quatre dernières décennies, pour que l’on y prête bien attention.
À ces effets bénéfiques de l’éducation pour les individus, on associe souvent
certains comportements, à cheval sur divers plans, comme par exemple des
habitudes de consommation plus avisées, des modes de vie plus favorables à la
santé, des préoccupations et une capacité supérieures pour l’encadrement et la
formation des enfants, un sens et une aptitude plus élevés d’engagement dans
la communauté, aux points de vue économique, politique, social, culturel,
etc. Les porteurs de ce capital humain l’ont non seulement personnellement,
pour la vie, mais ils en font aussi bénéficier leur famille, d’autres personnes et
instances autour d’eux.
C’est ainsi le cas des entreprises et des organisations où ils travaillent. Il n’y
a pas de doute en effet que celles-ci tirent des gains découlant du fait d’avoir
des employés compétents et performants. De nombreuses enquêtes montrent
qu’il y a une corrélation entre la productivité du personnel d’une entreprise et
son niveau de rentabilité. Non seulement les entreprises ont intérêt à embau-
cher du personnel bien formé mais elles ont aussi avantage à investir dans la
formation continue de leurs employés. Par ailleurs, dans le contexte d’un pays
comme Haïti, des avantages encore plus importants – tant au plan quantitatif
que qualitatif – pourraient être obtenus d’un véritable partenariat à instaurer ou
à consolider entre le secteur des entreprises et le secteur de la formation profes-
sionnelle. On parle alors de qualité améliorée de la formation, d’une meilleure
adéquation de la formation à l’emploi et de tous ces autres bénéfices découlant
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 315

de l’harmonisation des plans et des stratégies entre les deux secteurs. Cette
observation mène aux avantages de caractère macrosocial du capital humain.
En commençant par ceux qui vont à l’État, comme les impôts additionnels
payés aux gouvernements par les contribuables dont les niveaux de revenus
sont plus élevés, compte tenu de leur meilleure formation. Cela implique
évidemment que le pays dispose d’un régime fiscal équitable, donc de caractère
progressif et surtout respecté. Outre ces gains monétaires, une meilleure éduca-
tion de la population active présente aussi pour l’État l’avantage de réduire les
sommes consacrées aux couches défavorisées et aux marginaux de la société,
à travers les multiples programmes sociaux. Des études réalisées dans les pays
avancés montrent, même en matière de dépenses de santé, qu’en moyenne
les gens instruits coûtent moins cher à l’État que les autres. À cela, il faut
ajouter les avantages directs que les gouvernements obtiennent de politiques
et programmes publics destinés à l’accroissement et à l’amélioration du capital
humain de la nation.
Sur la base de ce qui précède, on admet du coup que le capital humain est
bénéfique pour l’ensemble de la société. En effet, celle-ci, étant l’ensemble de
ses membres individuels et de ses composantes organisationnelles et institution-
nelles, bénéficie de tous les effets directs de l’éducation analysés plus haut et
associés aux individus, aux entreprises et aux gouvernements, qu’il s’agisse de
la contribution de l’éducation à la productivité, à l’emploi et à l’activité écono-
mique de manière plus large, à la nutrition et à l’alimentation, aux conditions de
santé et à une démographie équilibrée, aux valeurs, attitudes et comportements,
bref à tout ce qui marque l’existence des individus et leurs relations. De la même
manière que la satisfaction de ce besoin suprême des individus qu’est la réalisa-
tion de soi exige un bagage minimum de savoir et de culture, le développement
d’une société est inséparable de la double notion de modernité et de progrès,
lesquels sont étroitement liés à l’éducation, capital humain et capital social.
L’argumentaire développé jusqu’ici concernant l’importance de l’éducation
pourrait être qualifié à juste titre de théorique. Mais, à la vérité, il peut être
conforté par nombre d’observations empiriques tirées de l’histoire et de la
géographie du développement des pays. Il est certes frappant de constater que
le développement socio-économique des pays, sans être un phénomène linéaire,
a été marqué, partout où cela s’est produit, par un accroissement continu des
pourcentages de leurs populations disposant d’un niveau élevé de revenus et
parallèlement ayant accès à l’éducation.
Les multiples nomenclatures existant de par le monde et notamment celles
des Nations unies, classant les pays – développés, sous-développés, émergents,
en développement, du tiers-monde, du quart-monde, etc. –, montrent, à n’en
pas douter, qu’il y a une étroite corrélation entre le niveau de formation des
populations et le niveau de développement de leurs pays. Développement qui
signifie certes une croissance économique globale mais aussi une répartition de
316 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

plus en plus équitable des fruits de cette croissance et une consolidation des
valeurs et des mœurs démocratiques. Aujourd’hui et tout au long de l’histoire
de l’humanité, la géographie du développement s’est révélée solidaire de la
géographie de l’éducation et à l’inverse, la géographie du sous-développement
et de tous les maux qui y sont associés recoupe celle de l’analphabétisme et de la
sous-éducation. Cette dernière équation s’applique bien au cas d’Haïti reconnue
comme l’un des pays les moins avancés du monde, avec une majorité de sa
population adulte ne sachant ni lire ni écrire et environ un tiers de ses enfants
de 6 à 11 ans non scolarisés. Sur la base des autres indices associés au bien-être
des individus et des peuples, à l’alimentation, à la nutrition, à la santé, au revenu
per capita, la situation du pays n’est guère plus réjouissante. Point n’est besoin de
surcharger cet article de données statistiques illustrant ce fait bien connu.
Pour l’ensemble des raisons analysées ici, l’on admettra volontiers que tout
projet de développement d’Haïti doit accorder une priorité quasi absolue à
l’éducation de la population, ce qui amène à la question du comment.

Le comment
Accorder la priorité à l’éducation en Haïti signifie concrètement d’abord
pour l’ensemble des acteurs impliqués dans le secteur de l’éducation, et en par-
ticulier les responsables aux différents niveaux où ils opèrent, de procéder à
un inventaire systématique des problèmes et des besoins en vue d’y apporter
les réponses adéquates. À cet égard, un pas important a été franchi dans cette
direction, voilà déjà longtemps, dans le prolongement de la réforme Bernard,
alors ministre de l’Éducation nationale, initiée vers la fin des années 1970.
Il existe en effet depuis 1997 un Plan national d’éducation et de formation
(PNEF) qui, malgré ses faiblesses, offre une vision, un programme et une stra-
tégie faisant suite à un diagnostic éclairé et sans complaisance découlant d’un
processus systématique de réflexion, de recherche et de débats initiés en 1993 et
culminant avec les États généraux de l’éducation en 1996. Cela a été le résultat
d’un travail colossal impliquant notamment les acteurs œuvrant dans le secteur
de l’éducation et l’ensemble des représentants de la société civile haïtienne en
général, accompagnés de chercheurs nationaux et de l’assistance technique
internationale, sous l’égide successive de quatre ministres de l’Éducation. Fait
important à souligner, depuis sa finalisation en 1997 et sa publication (MENJS,
1998), le document du PNEF est resté la référence, la boussole, guidant et enca-
drant les diverses actions et interventions dans le secteur. Au-delà d’une actua-
lisation et de certains réajustements nécessaires après un bilan de ce qui a pu
être réalisé, et particulièrement depuis les conséquences désastreuses du séisme
du 12 janvier 2010, les axes prioritaires et stratégiques d’intervention identifiés
par le PNEF restent toujours valables. Ils sont au nombre de quatre et ont été
du reste repris par les pactes, plans et programmes les plus récents élaborés en
vue des actions concrètes à entreprendre ou, mieux, à poursuivre et à consolider.
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 317

1) Amélioration de la qualité de l’éducation


En vue de contrer les phénomènes d’échec et de déperdition scolaires, toute
une série articulée d’actions est envisagée ou déjà en cours visant à l’améliora-
tion de la qualité de l’éducation. On retient parmi les plus importantes :
•฀des฀programmes฀de฀formation฀continue฀des฀enseignants฀et฀des฀directeurs฀
d’établissement scolaire en vue de l’amélioration de leurs qualifications acadé-
miques et professionnelles ;
•฀la฀revalorisation฀du฀statut฀d’enseignant฀par฀l’amélioration฀des฀conditions฀
de travail et des salaires notamment ;
•฀la฀révision฀des฀programmes฀et฀curricula aux niveaux préscolaire, fonda-
mental et secondaire et des programmes spéciaux pour les élèves les plus âgés ;
•฀la฀production฀de฀ressources฀d’enseignement฀et฀d’apprentissage฀et฀la฀distri-
bution de manuels et fournitures scolaires aux élèves ;
•฀ des฀ cantines฀ scolaires฀ pour฀ les฀ élèves,฀ notamment฀ dans฀ les฀ milieux฀
défavorisés.
2) Expansion de l’offre scolaire
La demande sociale d’éducation en Haïti est particulièrement élevée,
compte tenu de la structure et de la croissance démographique du pays, dont
la population est jeune et en expansion rapide. Des efforts très importants sont
déjà consentis par l’État et surtout par les particuliers (familles et instances du
secteur non public) à l’éducation. Mais l’écart reste béant entre la demande et
l’offre scolaires. L’on comprend ainsi le bien-fondé d’accorder une haute priorité
à toute action contribuant à accroître la capacité d’accueil des établissements
scolaires, tant du secteur public que du secteur non public. Au nombre de ces
actions, mentionnons :
•฀la฀construction฀de฀nouveaux฀établissements฀scolaires฀pour฀les฀deux฀premiers฀
cycles du fondamental, correspondant au primaire traditionnel ;
•฀la฀construction฀d’établissements฀scolaires฀comportant฀les฀trois฀cycles฀de฀
l’enseignement fondamental ;
•฀la฀réhabilitation฀des฀établissements฀mal฀en฀point฀du฀réseau฀et฀l’ajout฀de฀
nouvelles classes du troisième cycle à celles des écoles primaires traditionnelles ;
•฀la฀dotation฀en฀mobilier฀scolaire฀des฀établissements฀en฀quantité฀et฀qualité฀
respectables.
Il est opportun d’insister ici sur le rôle fort important que joue le secteur
non public dans le réseau scolaire haïtien où il représente, on l’a dit, plus de
85 % des établissements. C’est une donnée qui doit se refléter à travers toutes
les actions envisagées pour le développement et la modernisation du système
éducatif national. À cet égard, le partenariat public/non public déjà envisagé,
appuyé sur une loi adoptée et publiée, doit être rapidement mis en œuvre. Dans
ce cadre, un système de bourses ou de subventions, en vue d’accroître l’offre
scolaire et l’amélioration de la qualité de l’enseignement au niveau des trois
cycles de l’éducation fondamentale, doit être progressivement généralisé.
318 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

3) Accroissement de l’efficacité externe de l’éducation


S’il est très important d’accroître les taux de scolarisation et de réussite sco-
laire, indicateurs majeurs de l’efficacité interne des systèmes d’enseignement,
il est également de la plus haute priorité, surtout dans les pays en développe-
ment, comme Haïti, de s’assurer que la formation dispensée, à tous les niveaux,
rende son bénéficiaire apte à apporter la contribution la plus utile possible à la
société où il vit, au plan économique, aussi bien que politique, social, culturel,
etc. C’est cette dimension qui est considérée dans ce troisième axe prioritaire
d’actions, sous la dénomination d’« accroissement de l’efficacité externe de
l’éducation ». À cet égard, « la révision et la mise à jour des programmes et
curricula », mentionnée plus haut, peuvent être reprises ici. Concrètement, il
s’agira, dans le cadre de cette opération, de trouver une méthodologie pour
une meilleure adaptation des curricula aux réalités locales et aux processus de
production aux niveaux régional et national.
De manière encore plus directe, il faudra développer et améliorer les
initiatives et actions portant sur le système de formation professionnelle. Elles
convergent en effet vers un réaménagement et une consolidation des infra-
structures des établissements de formation technique et professionnelle exis-
tants. Tout cela en vue du renforcement de la capacité du système en termes
de réponses aux besoins de développement économique et social du pays.
Mentionnons quelques-unes des actions envisagées à ce chapitre :
•฀la฀réforme฀du฀système฀de฀formation฀professionnelle฀incluant฀la฀restructura-
tion de l’Institut national de formation professionnelle (INFP) et la réhabilita-
tion ou consolidation des établissements du réseau ;
•฀ la฀ création฀ de฀ centres฀ régionaux฀ d’enseignement฀ supérieur฀ technique,฀
connus maintenant sous la dénomination d’« universités publiques régionales » ;
•฀ la฀ réalisation฀ d’un฀ inventaire฀ des฀ besoins฀ prioritaires฀ de฀ formation฀
professionnelle et l’élaboration de mécanismes adéquats pour leur mise à jour
périodique ;
•฀la฀mise฀en฀place฀d’un฀programme฀alternatif฀non฀formel฀d’habilitation฀des฀
adultes ;
•฀ le฀ renforcement฀ du฀ niveau฀ d’enseignement฀ supérieur,฀ universitaire฀ et฀
technologique.
Ici encore, au plan stratégique, un partenariat entre le secteur public et le
secteur privé d’entreprises se révèle souhaitable voire indispensable pour la réus-
site de ces actions.
4) Renforcement institutionnel et de la gouvernance
Les actions à entreprendre ou à poursuivre visent ici à accroître la capacité
du ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle en
termes de planification, de gestion administrative, de gestion pédagogique et
d’application des cadres normatifs. Dans une large mesure, les interventions
pour le renforcement institutionnel constituent des conditions nécessaires sinon
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 319

suffisantes du succès de tout plan de modernisation du système d’éducation et


de formation. Quelques actions importantes à cet effet :
•฀réaménagement/actualisation฀du฀cadre฀légal,฀réglementaire฀et฀normatif฀du฀
système éducatif à ses niveaux central, décentralisé et déconcentré ;
•฀adoption฀formelle฀et฀diffusion,฀dans฀ses฀grandes฀lignes,฀d’une฀loi฀d’orien-
tation de l’éducation ;
•฀mise฀en฀place฀d’un฀système฀approprié฀d’information฀et฀de฀gestion฀pour฀le฀
ministère et ses composantes départementales ;
•฀amélioration฀des฀infrastructures฀et฀équipements฀des฀unités฀centrales฀du฀
MENJS et de ses composantes départementales ;
•฀formation฀et฀perfectionnement฀du฀personnel฀de฀gestion.

Perspectives

Ces quatre axes prioritaires d’actions concernent, en vérité, l’ensemble


des composantes du système éducatif. Il est heureux de constater que le Pacte
national sur l’éducation et la formation (PANEF), publié en janvier 2011 et
valable pour les vingt prochaines années découlant des consultations, recherches
et travaux du Groupe de travail sur l’éducation et la formation (GTEF), le Plan
d’opérationnalisation, élaboré par le ministère de l’Éducation nationale et de
la Formation professionnelle (MENFP, 2010) pour la période allant de 2010
à 2015 et le plan de développement du système éducatif haïtien dans le cadre
du projet global de la Construction d’une Haïti nouvelle (Pierre, 2010) ont
repris ces axes d’actions en les actualisant et en les consolidant. Neuf parmi
les principales recommandations du PANEF ont en effet été retenues comme
grands axes prioritaires d’actions pour la modernisation du système national
d’éducation et de formation.

Perspective à court et moyen termes


Pour un coup d’œil prospectif sur ce que pourrait être l’avenir, voici ces neuf
grandes recommandations du PANEF :
•฀amélioration฀de฀la฀gouvernance฀du฀système฀d’éducation฀et฀de฀formation฀;
•฀restructuration฀des฀programmes฀et฀des฀curricula en prévoyant une place de
choix pour l’éducation à la citoyenneté ;
•฀ formation฀ des฀ diverses฀ catégories฀ de฀ personnel฀ (cadres,฀ enseignants,฀
personnel de soutien) ;
•฀obligation฀et฀gratuité฀scolaires฀(petite฀enfance,฀préscolaire,฀élèves฀des฀trois฀
cycles de l’enseignement fondamental) ;
•฀mise฀en฀place฀de฀l’enseignement฀secondaire฀de฀quatre฀ans฀avec฀un฀seul฀
baccalauréat ;
•฀restructuration฀et฀consolidation฀de฀la฀formation฀technique฀et฀professionnelle฀;
320 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

•฀réforme฀de฀l’Université฀d’État฀d’Haïti฀et฀renforcement฀de฀l’enseignement฀
supérieur ;
•฀réhabilitation฀et฀renforcement฀de฀l’éducation฀spéciale฀;
•฀alphabétisation฀(des฀15฀à฀50฀ans).
Le cadre de cet article et de l’ouvrage collectif dont il fait partie ne permet
pas d’entrer dans une description même sommaire des divers projets reliés à ces
neuf recommandations dont le lecteur intéressé pourra prendre connaissance
dans les deux rapports précédemment cités et figurant en références à la fin de
cette contribution.
Reste maintenant à mettre en œuvre de manière cohérente et efficace
l’ensemble des actions articulées autour de ces axes prioritaires, ce qui aurait le
maximum d’impact sur le vaste programme de reconstruction et de développe-
ment du pays. La disponibilité des ressources s’avère primordiale. Or on sait que
les ressources humaines et financières du pays sont très limitées.
Il n’empêche qu’accorder la priorité à l’éducation pour le développement
d’Haïti – ce sur quoi il semble y avoir un très large consensus dans le pays et
dans la diaspora – devrait se traduire concrètement par un relèvement signi-
ficatif du pourcentage du budget national qui y est consacré. À se fier aux
données les plus récentes disponibles, il faut reconnaître que l’État haïtien a
franchi, depuis quelques années, des pas significatifs dans cette direction. Ainsi,
le budget 2004-2005 de la République (Le Moniteur, 2004) a attribué un crédit
de plus de 3 milliards de gourdes au secteur de l’éducation, à comparer au un
peu plus de 1,7 milliard en 2003-2004, soit une hausse d’environ 80 %. Notons
que ce crédit représente 10,7 % environ du crédit total alloué à l’ensemble des
secteurs (environ 18,4 milliards en 2004-2005).
Malgré ces efforts, il faut encore souhaiter que l’État puisse faire passer
graduellement ses apports à la hauteur des sommes importantes consenties par
les familles haïtiennes pour la formation de leurs enfants et ce, souvent sans
obtenir des services éducatifs adéquats. Cela indique aussi sans aucun doute
qu’il faudra compter avec l’apport de la coopération internationale et celui de
la diaspora haïtienne et une amélioration significative de la gouvernance du
système, en vue d’une exploitation efficiente des ressources mobilisées.
La deuxième chose à souhaiter, dans ce monde loin d’être idéal, c’est que
parmi toutes les actions présentées ici, la priorité soit accordée à l’éducation de
base, voire aux trois cycles de l’enseignement fondamental, et à la formation
professionnelle et technique, tout en essayant d’établir une égalité des chances entre
les enfants issus des milieux favorisés et ceux des milieux défavorisés. Ce qui ne
veut pas dire l’abandon à sa situation de détresse actuelle du système d’enseigne-
ment supérieur qui, somme toute, reste le principal responsable de la formation
de l’ensemble des gestionnaires et agents éducatifs des autres niveaux du secteur
de l’éducation et des ressources humaines qualifiées dont tous les autres secteurs
de la vie nationale ont cruellement besoin.
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 321

Perspectives à long terme


Mais le développement durable d’Haïti nécessitera plus que les bénéfices de
l’instruction formelle, c’est-à-dire des compétences en termes de savoir (connais-
sances) et de savoir-faire (habiletés). Bien au-delà, la modernisation du système
formel d’éducation devra intégrer les préoccupations relatives à de nouveaux
savoir-être (attitudes et comportements) à créer ou à développer et donc certains
aspects d’une mentalité (manières de penser et d’agir) à changer. Certes le
savoir-être et la mentalité, éléments majeurs inhérents à la culture, ne sont pas
sans liens avec les conditions d’existence matérielle des individus et le niveau
de vie et de bien-être des populations. On sait en même temps que ce sont les
éléments les plus difficiles à faire bouger, tout changement significatif dans ce
domaine exigeant beaucoup de temps. À cet égard, le romancier poète Dany
Laferrière a raison de dire que « quand tout tombe, il reste la culture » (2010),
socle dont l’éducation au sens générique du terme est un élément central et sur
lequel devra s’appuyer le développement durable d’Haïti. Il n’est qu’à observer
ce qui se passe au pays depuis le « Goudougoudou » pour s’en rendre compte.
Raisons pour lesquelles il importe d’en être conscient et de s’y atteler sans tarder.
Dans cette optique, l’éducation jouera d’autant plus et d’autant mieux son rôle
de facteur clé du développement durable d’Haïti si les préoccupations qui suivent,
sans souci d’exhaustivité ou d’ordre de priorité, sont intégrées dans les programmes
et curricula de l’enseignement fondamental et secondaire et deviennent des objets
de campagnes systématiques de sensibilisation de la population.
1) Sensibilisation aux problèmes démographiques et familiaux
Dans la perspective de la reconstruction du pays, de multiples programmes et
projets visent à accroître et à diversifier la production nationale, base du dévelop-
pement durable, à travers la création de nouveaux emplois et l’élévation progres-
sive du niveau des revenus. Même les meilleurs résultats de ces actions ne seront
pas en mesure d’améliorer significativement les conditions d’existence de la popu-
lation, si la croissance démographique continue à galoper à des taux supérieurs
à ceux de la croissance économique. Une condition nécessaire sinon suffisante
du succès de ces programmes et projets est la sensibilisation de la population, les
hommes autant que les femmes, à l’importance et aux bienfaits de comportements
nouveaux à adopter en matière de sexualité et plus largement d’une nouvelle
conception à développer quant à la famille et aux relations entre ses membres.
Ce sera le résultat, en plus de ces campagnes de sensibilisation, d’une formation
intégrant les préoccupations liées à un nécessaire contrôle des naissances et plus
largement à l’éducation familiale et au sens des responsabilités parentales.
2) Sensibilisation aux problèmes de l’environnement
La problématique de la dégradation de l’environnement en Haïti est grave
et complexe à travers ses multiples dimensions. Mais ces problèmes sont bien
connus parce que quasi séculaires et résultant de comportements insouciants
s’étendant sur plusieurs décennies. La déforestation combinée avec l’érosion
322 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

des terres arables, les deux visages les plus notoires de cette dégradation de
l’environnement, ont des conséquences néfastes sur la production agricole et
pour le monde rural.
Comment amener les paysans à ne plus exploiter de n’importe quelle manière
les arbres des forêts ?Les clients de ces paysans, notamment les blanchisseries
et les boulangeries, à trouver des produits substituts du charbon de bois ? Les
compagnies de construction et les particuliers, à ne plus exploiter les carrières de
sable et de pierres n’importe comment, à ne plus construire les immeubles et les
maisons d’habitation dans le non-respect le plus total des règlements et normes
d’urbanisme ? Les réponses à ces questions ne sont pas simples. Mais il n’y a
pas de doute que l’éducation pourra contribuer à sensibiliser les citoyens à cet
important enjeu et amener les divers acteurs à adopter des comportements plus
conscients et respectueux de l’environnement. Démarche accompagnée d’une
application sérieuse des règlements en vigueur, assortie au besoin de sanctions
ou amendes appropriées, quant aux infractions à ces règlements, après les aver-
tissements d’usage des agents responsables.
3) Sensibilisation aux problèmes sanitaires et d’hygiène publique
Le capital humain, principale ressource d’un pays, est une population
bien formée, mais c’est aussi une population en bonne santé. S’il est vrai que
« prévenir vaut mieux que guérir », l’éducation a un rôle important à jouer
dans la santé, à travers la sensibilisation, dès le plus jeune âge, aux problèmes
d’hygiène corporelle individuelle et d’hygiène publique, et à l’importance
d’attitudes et de comportements appropriés à développer à cet égard. D’abord
à l’école pour ceux qui y ont et y auront de plus en plus accès, devenant à leur
tour des agents multiplicateurs des bénéfices reçus auprès de leur entourage,
mais également par des campagnes utilisant les mass media en vue d’atteindre
toutes celles et tous ceux, jeunes et adultes, qui n’ont pas été ou ne sont pas
scolarisés. L’impact de ces actions risque évidemment d’être fort limité, si l’État,
via notamment le réseau des collectivités territoriales, et les instances nationales
dont ces collectivités relèvent ne jouent pas correctement leur partition dans ce
domaine.
4) Éducation à la citoyenneté
La dernière mais non la moindre préoccupation est la citoyenneté, entendue
comme la manière dont les personnes appartenant à une société se comportent
dans l’exercice de leurs droits mais aussi dans l’accomplissement de leurs
devoirs, ce sur quoi l’éducation peut influer de manière significative. Il convient
de souligner que, si le fonctionnement et le développement d’un pays relèvent
d’abord et principalement de l’État, des institutions qui l’incarnent et de leurs
dirigeants, ses citoyens et citoyennes y ont aussi leur large part de responsabi-
lité. Encore faut-il que les uns et les autres soient bien imbus autant de leurs
droits que de leurs devoirs et conscients de l’impact que leurs attitudes et leurs
comportements sont susceptibles d’avoir sur le bien-être collectif. À ce double
L’ÉDUCATION POUR TOUS : PRIORITÉ DES PRIORITÉS 323

égard, et davantage en ce qui concerne les devoirs, la formation à la citoyenneté


s’avère très importante. Le dispositif à mettre en place dans cette perspective
devra être diversifié et aller au-delà de ce qu’a pu apporter aux jeunes du pays le
« petit manuel d’instruction civique ».
Cette formation à la citoyenneté contribuera en outre à l’émergence d’un
leadership national, incarné au sommet, aux échelons intermédiaires et au niveau
local, dans des entités institutionnelles nouvelles ou rénovées des pouvoirs
exécutif, législatif et judiciaire, un leadership basé sur une vision partagée et
l’harmonisation des rapports entre les grandes composantes sociales d’une
nation haïtienne réconciliée avec elle-même, faisant une large place à sa dias-
pora, mobilisée pour être à la hauteur des défis à relever. Un leadership donc qui
ne pourra faire l’économie d’une opération « vérité » et d’un réel dialogue social
destinés à la réalisation d’une véritable « refondation » de l’État et au rétablis-
sement des liens de confiance entre la société haïtienne en reconstruction et ses
dirigeants, entre les administrations publiques et les administrés.
Cette gouvernance renouvelée sera articulée autour de pouvoirs partagés
entre les instances du niveau central et celles des collectivités territoriales,
une place importante étant dévolue aux acteurs institutionnels majeurs de la
société civile. Elle sera encadrée par le principe effectif du respect réciproque des
responsabilités des uns et des autres, des règles de la démocratie et de l’éthique,
sa boussole étant la recherche du bien commun.

Conclusion

Quel que soit notre degré de conviction concernant le caractère de


l’éducation comme bien public et comme facteur majeur du bien-être des
individus et du développement des peuples, quelle que soit la qualité des
programmes d’action élaborés pour le secteur, l’on risque fort de passer à côté
des cibles visées si ces programmes ne sont pas solidement arrimés à un projet
global de société, traduit dans un plan d’ensemble, et mis en œuvre à partir
d’une stratégie axée sur le respect, par un État à refonder, de la personne et
de ses droits fondamentaux, la participation de l’ensemble des citoyennes et
citoyens conscients de leurs devoirs (l’éducation est l’affaire de toutes et de
tous !) et la mise en place de conditions pour une indispensable stabilité poli-
tique et une paix sociale même relative. Projet de société qui devra assurer
que les bénéficiaires du plan de modernisation du système d’éducation et de
formation, particulièrement au niveau supérieur, ne quittent pas le pays pour
des cieux meilleurs.
Idéal voire utopique, diront certains, mais c’est le chemin long, ardu et
malaisé par lequel il faudra passer pour qu’en Haïti, les lendemains qui tremblent
deviennent des lendemains qui chantent.
324 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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humain et qualité de la population, Paris, Bonnel, coll. « Économie sans rivage ».
SMITH, Adam, 1776, The Wealth of Nations, livre II, Londres, Routledge.
Créer des emplois
et promouvoir de nouveaux métiers

GUICHARD DORÉ
Conseiller du président de la république d’Haïti, il a enseigné à l’université
Paris-Est Créteil, à l’université Quisqueya de Port-au-Prince et à l’Université
d’État d’Haïti. Directeur du CEFIE-CONSEIL, il est l’auteur de plusieurs
articles portant sur le développement économique et les politiques publiques
en Haïti. Principal rédacteur du Plan stratégique de sauvetage national, ses
recherches portent actuellement sur les politiques de formation professionnelle et
d’emploi. cfiedore@yahoo.fr

Haïti connaît une situation difficile. Les effets du séisme du 12 janvier joints
à l’expansion de l’épidémie du choléra mettent à nu la faiblesse de l’expertise
nationale dans différents métiers intellectuels et manuels. Le potentiel de forma-
tion dans un pays dont plus de la moitié des habitants a moins de 25 ans fait
craindre des problèmes majeurs dans un futur proche 1. Les risques écologiques
et sanitaires ajoutés aux problèmes engendrés par des décennies de mauvaise
gouvernance, elle-même aggravée par des offres de formation ne prenant pas en
compte les tables de correspondance d’emploi, occasionnent souvent des diffi-
cultés en termes d’insertion professionnelle pour l’individu et de perte de gains
et d’efficacité économique pour la collectivité.
Aujourd’hui, peu de familles de métiers sont présentes dans l’Haïti post-
sismique alors que la reconstruction du pays exige des professionnels de
différents niveaux dans tous les domaines d’activité. La mobilisation des
compétences professionnelles est une condition de la réussite de l’entreprise de
reconstruction. Une formation pour exercer des métiers et occuper des emplois
ne devrait-elle pas être l’idée directrice de la nouvelle stratégie de la politique

1. Les effets du séisme sont énormes selon Radio Métropole. Dans le département de l’ouest, par exemple,
57 % des écoles publiques et 26 % des écoles privées ont été détruites. Les statistiques du ministère de l’Édu-
cation nationale prouvent que 52 % (2 394) des écoles privées sont très endommagées. Elles ne peuvent pas
accueillir des enfants. Le directeur général du ministère de l’Éducation, Pierre Michel Laguerre, a révélé que
seulement 58 écoles publiques et 929 écoles privées, représentant 20 % du nombre total d’établissements sco-
laires, sont intactes après le tremblement de terre. En ce qui a trait aux pertes en vies humaines, les responsables
du ministère de l’Éducation ont rapporté que 3 951 élèves, 541 enseignants et 189 fonctionnaires ont été tués.
Les statistiques des disparus n’ont pas été communiquées par la commission d’évaluation.
326 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

de formation professionnelle ? La création d’un espace de rencontre entre


les acteurs de la formation, de l’économique, du social et de la gouvernance
n’est-elle pas nécessaire pour bâtir un consensus national sur les métiers de la
reconstruction ? Le séisme n’a pas modifié les contraintes inhérentes au marché
du travail. Au contraire, il les a renforcées. Les difficultés d’accès à l’emploi sont
toujours présentes pour les jeunes issus des familles socialement et économique-
ment défavorisées. Dans cette situation, comment développer une approche-
métier en vue de permettre au pays de réussir l’entreprise de reconstruction ?
Comment accompagner le pays à développer des métiers globaux et transver-
saux afin de mobiliser et d’articuler des compétences individuelles et collectives
pour réussir l’entreprise de la reconstruction ? Quels sont les nouveaux métiers
de la reconstruction ?

L’environnement socio-économique
des métiers de la reconstruction
L’environnement socio-économique qui devrait inciter les acteurs de la
formation à mieux circonscrire et dresser la cartographie des métiers des entre-
prises n’est pas reluisant. Les demandeurs de formation ne sont pas toujours
bien conseillés dans le choix de leur filière de formation. Les échanges entre les
employeurs, les institutions de formation et les organismes d’insertion dans une
démarche d’accompagnement à l’emploi, de reconversion professionnelle et de
capitalisation des expériences sectorielles au bénéfice des demandeurs d’emploi
font jusqu’à présent défaut. Cet éloignement entre le monde de la production et
le monde de la formation nuit à la réactivité et à la conclusion des partenariats
formalisés entre les entreprises et les centres de formation dans une perspective
d’animation économique du territoire. Les jeunes n’ont pas une meilleure lisibi-
lité des emplois et des secteurs d’avenir. Comparativement aux autres pays de la
région, Haïti a accumulé un retard considérable pour ce qui est de la rationalisa-
tion des branches professionnelles. Jusqu’à présent, la formation professionnelle
est réservée aux élèves qui n’ont pas réussi dans le système classique. Les métiers
d’aujourd’hui et de demain sont mal connus par la plupart des jeunes. Les rares
centres de conseil et d’orientation qui existent ne sont pas accessibles à tous. La
géographie des structures de conseil et d’orientation fait apparaître un déficit de
ces centres dans les villes de province et dans les zones rurales.
La reconstruction d’Haïti nécessite l’émergence de nouveaux métiers et
des techniciens qui respectent les normes établies. Elle ne peut pas se réaliser
dans un contexte macroéconomique difficile. Le marasme économique actuel
est nuisible à l’éclosion de nouvelles activités, donc de nouveaux métiers.
Le démarrage des chantiers de reconstruction ne peut faire l’économie de
la mise en œuvre des stratégies susceptibles d’améliorer la situation et les
CRÉER DES EMPLOIS ET PROMOUVOIR DE NOUVEAUX MÉTIERS 327

tendances macroéconomiques, qui se caractérisaient par un taux de crois-


sance de -5,4 % en 2010.
Sur une population estimée à un peu plus de 10 millions d’habitants
en 2010, plus de la moitié a moins de 25 ans 2, ce qui indique qu’il y a une forte
demande sociale pour l’éducation et la formation. En dépit d’un accroissement
rapide de la population de l’ordre de 2,5 % entre 1982 et 2003, la construc-
tion de centres de formation professionnelle et d’enseignement technique ne
constituait pas une priorité des pouvoirs publics pour la période considérée.
Le désintéressement pour ce secteur est criant. Le dernier texte législatif sur la
formation professionnelle remonte à 1985. En outre, la désuétude de la légis-
lation sur la formation aux métiers, la prédominance du secteur informel dans
les activités économiques qui se caractérisent par des PME peu diversifiées et
concentrées dans les zones urbaines ont entraîné le développement des petits
métiers informels dans les zones urbaines sans une reconnaissance sociale du
maître d’apprenti (appelé mochòkèt). Ce qui peut être un obstacle à la constitu-
tion d’une alternative sérieuse pour la modernisation du système de formation
professionnelle. En milieu rural, les effets accrus de la mondialisation et de la
libéralisation du commerce extérieur, en dehors d’une planification stratégique,
sont néfastes pour les métiers traditionnels.
C’est dans ce contexte marqué par des crises à facettes multiples que le pays
aborde la reconstruction. Il est évident qu’une bonne partie de la population
appréciera les efforts de la reconstruction s’ils parviennent à améliorer le marché
du travail qui se signale par un taux de chômage de l’ordre de 60 % chez les
jeunes de 15-19 ans et de 50 % chez les jeunes de 20-30 ans. L’augmentation
du chômage chez les jeunes diplômés, jointe à un temps de transition forma-
tion/insertion professionnelle trop long, constitue un sérieux handicap pour
les nouveaux apprentis. Comment résoudre ce problème quand le taux de la
population active occupée qui détient un titre ou un diplôme professionnel est
de l’ordre de 6 % (MENJS, 2004) ? Aujourd’hui, le déséquilibre structurel entre
l’offre et la demande d’emploi a tendance à se détériorer avec la pression démo-
graphique ajoutée aux effets nocifs du séisme. En 1971, l’agriculture employait
80 % de la population active et représentait 50 % du PIB, alors qu’en 1999,
44 % des emplois provenaient du secteur agricole qui ne représentait plus que
12 % du PIB (Doré, 2010 ; PNUD : 1999).
Dans l’Haïti postsismique, il est urgent de mettre tout en œuvre afin
d’assurer l’identification des besoins du marché du travail qui se caractérise
par des statistiques insuffisamment fiables et irrégulières. Les informations sur
l’emploi sont fragmentaires et peu pertinentes. On constate que les employeurs
sont réticents voire peu intéressés à participer aux enquêtes sur l’emploi, ce
qui nuit à la fiabilité et à la qualité des statistiques produites. Quant à celles

2. « Perspective monde », université de Sherbrooke. Consultable sur http://perspective.usherbrooke.ca


328 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

concernant le secteur informel, elles sont imprécises alors que ce dernier est
le plus grand pourvoyeur d’emplois en Haïti au regard des données publiées
en 1999 par l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI).
L’établissement d’un système de collecte des données pourrait permettre aux
demandeurs d’emploi d’avoir à leur disposition des informations fiables sur les
emplois et sur les secteurs qui recrutent.

Agir sur les difficultés du système de formation

Les efforts de la reconstruction devraient permettre aux acteurs institution-


nels de disposer des moyens et de la latitude pour agir sur le système de forma-
tion professionnelle et d’enseignement technique. Aujourd’hui, la faiblesse des
dispositifs d’orientation et de conseil aux demandeurs de formation est l’une
des caractéristiques de ce système. Il y a lieu de mettre tout en œuvre afin que
les demandeurs de formation puissent disposer d’informations fiables leur
permettant d’adapter leurs choix de formation en vue de garantir leur employa-
bilité et, en particulier de tirer le meilleur profit des modules de formation à la
carte développés par d’autres institutions non conventionnelles. Au niveau du
pouvoir central, les départements ministériels et les directions déconcentrées
intervenant dans le champ de la formation professionnelle, de l’enseignement
technique et de l’emploi devraient bénéficier d’un réseau d’informations fiables
nécessaire à l’élargissement de leur expertise.

Un secteur socialement peu valorisé

La formation aux métiers est considérée comme étant socialement dévalo-


risée, donc peu attractive et réservée aux élèves qui ont échoué dans la voie
classique. Outre ce manque d’engouement de la part de certains jeunes pour
les métiers manuels, les entreprises sont quasi absentes dans le financement
de la formation continue des salariés. Le patronat et les partenaires sociaux
n’influencent pas la politique nationale de formation professionnelle et d’ensei-
gnement technique. Ils ne participent pas à l’identification des besoins de
formation ni à l’élaboration des programmes et des curricula de formation. Il
n’y a pas de Répertoire opérationnel des métiers et des emplois (ROME) pour
les entreprises du secteur privé. Le secteur public n’a pas à sa disposition de
Répertoire interministériel des métiers de l’État (RIME). La législation sur la
formation continue, les métiers et les branches professionnelles est obsolète.
Réussir la reconstruction dans le champ de la formation aux métiers, c’est
réviser l’armature juridique sur la formation, les professions et les métiers.
Réussir la reconstruction dans le secteur des métiers, c’est développer les
CRÉER DES EMPLOIS ET PROMOUVOIR DE NOUVEAUX MÉTIERS 329

capacités institutionnelles de la Chambre de métiers et de l’artisanat afin de


mieux accueillir et informer les maîtres d’apprentissage.
Sur le plan macro-institutionnel, pour donner de la lisibilité et de la cohé-
rence à la politique de l’emploi dans le cadre de la reconstruction, le minis-
tère chargé de l’Emploi devrait établir un ROME. Le ministère chargé de la
Formation devrait créer un répertoire de la certification et de la qualification.
Le pouvoir central devrait se doter d’un RIME. Le ministère de l’Intérieur et
des collectivités territoriales devrait constituer un Répertoire des métiers terri-
toriaux (RMT).

Un secteur sous-financé

Le système de formation professionnelle se caractérise par une contribution


financière ponctuelle des bailleurs de fonds internationaux. L’enveloppe budgé-
taire que l’État consacre à la formation professionnelle en 2010 se monte à
7 339 324 dollars US. La part des collectivités territoriales dans le financement
de la formation aux métiers est quasiment inexistante. Certains employeurs
des PME n’ont pas la capacité financière suffisante pour prendre en charge le
coût de la formation de leurs salariés. Sur le plan institutionnel, il n’y a pas de
fonds patronal structuré venant en appui au développement de la formation
professionnelle continue. Aucun effort n’a été déployé pour créer un organisme
paritaire collecteur agréé répartissant et prenant en charge le coût de la forma-
tion continue des salariés des entreprises. Alors, comment pérenniser les inves-
tissements consentis dans le cadre de la reconstruction sans un appui financier
à la formation continue ?

Circonscrire les emplois, les formations


et les métiers émergents
Les nouvelles filières de formation et la famille des métiers émergents en
lien avec la reconstruction postsismique d’Haïti sont globalement méconnues
par les jeunes. Pour réussir, la reconstruction postsismique du pays a besoin
de corps de métiers qui ne pourront être adéquatement formé que grâce à une
mise en réseau efficace des acteurs de la formation. Au niveau institutionnel, les
structures gouvernementales et les collectivités territoriales qui sont impliquées
dans la définition des stratégies et des politiques de formation professionnelle
et d’emploi devraient mieux appréhender les changements à opérer en dispo-
sant des informations pertinentes afin de soutenir leurs prises de décision. Les
acteurs économiques et les entreprises devraient s’impliquer et devenir de véri-
tables interlocuteurs dans les négociations collectives préalables à la définition
330 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

de la politique de formation professionnelle et d’enseignement technique. Pour


soutenir l’entreprise de la reconstruction, il devient impérieux que les entre-
prises comprennent la nécessité de constituer des données statistiques fiables
sur l’emploi et sur la formation de leurs salariés. Cette action des entreprises
renforcera les efforts de structuration des corps de métiers tout en les incluant
dans un processus de revitalisation du tissu économique et social.
La conduite de la reconstruction ne saurait faire l’économie d’une campagne
auprès des collectivités territoriales afin qu’elle participe à la structuration de
l’offre des programmes de formation professionnelle et de l’enseignement
technique. De même que la reconstruction d’Haïti ne peut faire l’économie
d’un fonds patronal pour la formation continue des salariés. Un prélèvement de
1,5 % du coût total la masse salariale des entreprises qui serait reversé aux orga-
nismes paritaires collecteurs agréés de la branche professionnelle correspondant
aux activités de l’entreprise ne serait-il pas l’une des stratégies susceptibles de
constituer ce fonds patronal ? Haïti peut-elle sortir de la crise postsismique sans
l’adoption d’une loi d’orientation de la formation professionnelle tout au long
de la vie et sans une révision de la législation sur les métiers et les professions ? La
reconstruction du pays n’exige-elle pas que les pouvoirs publics disposent d’un
système de formation fiable sur le marché du travail afin de mieux identifier les
besoins en compétences des entreprises ?
La transparence dans les politiques de recrutement des entreprises et le
contact entre les demandeurs d’emploi peuvent contribuer à fluidifier le marché
du travail. N’est-il pas important de créer des partenariats entre les centres de
formation et les entreprises en vue de rapprocher l’enseignement technique et la
formation professionnelle des besoins du marché du travail ? La reconstruction
réclame des efforts d’orientation et de valorisation des métiers afin de permettre
aux jeunes de faire des choix réalistes en termes de filière professionnelle. Face
à la crise de l’emploi, il est nécessaire que les pouvoirs publics promeuvent et
accompagnent la formalisation des entreprises informelles afin de systématiser
les savoir-faire et de développer la taille des entreprises dans une optique de
rentabilité économique et de création d’emploi.

Les nouveaux métiers de la reconstruction

Les métiers qui vont créer des emplois dans le cadre de la reconstruction
se situent dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, dans celui de
l’environnement et du développement durable. Les métiers de la défense et
de la sécurité publique composés essentiellement de fonctionnaires pourraient
connaître un bond en avant avec la création de la nouvelle force de défense
nationale. Les emplois pourraient progresser dans les familles de métiers du
patrimoine, de la restauration d’œuvre d’art et du tourisme avec la stabilité
CRÉER DES EMPLOIS ET PROMOUVOIR DE NOUVEAUX MÉTIERS 331

politique et les investissements directs étrangers dans ces secteurs d’activité.


Les métiers de la gouvernance, d’administration publique dans un contexte de
redéploiement de l’État, de décentralisation et de renforcement des capacités
institutionnelles des collectivités territoriales pourraient recruter puisque les
services publics territoriaux sont en sous-effectif. Les métiers de l’agriculture
et du textile seront à l’honneur et créeront des emplois avec le projet de loi
sur la double vacation dans les entreprises et sur l’aménagement du temps du
travail. La pression démographique entraîne de forts besoins de recrutement
des enseignants tant au niveau des écoles classiques qu’au niveau des centres de
formation professionnelle. Donc, les métiers de l’éducation et de la formation
auront des postes à pourvoir. L’attractivité des métiers sera plus ou moins forte
selon les opportunités d’investissement et les priorités arrêtées par l’État et les
collectivités territoriales.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

DORÉ, Guichard, 2010, Politique de formation professionnelle et d’emploi en Haïti. Le


cas du secteur du tourisme, thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université
Paris-Est.
— 2011, Socio-économie de l’éducation, de la formation et de l’emploi. Le cas de l’industrie
haïtienne du tourisme, Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
IHSI, 2011, Statistiques économiques. Informations sur les variations de l’activité du sec-
teur réel de l’économie nationale, Port-au-Prince, Institut haïtien de statistique et
d’informatique, document consulté en ligne le 26 juin 2011 : http://www.ihsi.ht/
produit_economie.htm
MENJS, 2004, Le développement de l’éducation. Rapport national d’Haïti, Port-au-Prince,
ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports.
PNUD, 1999, Bilan économique et social d’Haïti 1999, New York, Programme des Nations
unies pour le développement, document consulté en ligne le 26 juin 2011 : http://
www.ht.undp.org/_assets/fichier/publication/pubdoc20.pdf
Les défis de la diaspora haïtienne de Suisse 1

DOMINIQUE DESMANGLES
Diplômée de l’Institut universitaire d’études du développement à Genève,
elle dispose d’une riche expérience administrative au sein de plusieurs ONG
internationales dans le domaine du développement social. Sensibilisée à la
problématique du racisme et de l’intégration, elle a animé divers ateliers et
conférences. Très engagée dans la promotion de la culture d’Haïti en Suisse,
elle a développé des compétences dans le management culturel et la mise en
valeur du patrimoine et du tourisme. Elle a été distinguée par plusieurs prix.
choublack@yahoo.com

À la lumière du dynamisme d’une vingtaine d’associations haïtiennes


présentes sur la scène communautaire et culturelle en Suisse, œuvrant avec des
moyens restreints en Haïti, et à travers différentes actions initiées en réponse
au tremblement de terre, cette contribution témoigne de la volonté de la
diaspora haïtienne de Suisse de participer concrètement à la reconstruction,
tout en reconnaissant ses limites, similaires, du reste, à celles des diasporas à
travers le monde.
La diaspora haïtienne est présente pratiquement sur tout le territoire suisse
selon une logique géographique dans les cantons francophones et avec une forte
concentration dans les cantons de Genève, Vaud, Neuchâtel, Berne et Zurich.
La communauté haïtienne de Genève plus particulièrement est composée de
professionnels de santé, de techniciens, d’ouvriers, de juristes, d’enseignants,
d’artistes, de diplomates, de fonctionnaires internationaux, d’entrepreneurs,
d’employés et d’étudiants, et certains sont engagés dans la politique locale. À
peine une vingtaine dans les années 1960, ils étaient, selon les statistiques natio-
nales 2, près de trois cents sur le territoire genevois en 1998. Cet essor s’explique
en partie par le recrutement d’infirmières haïtiennes dans les années 1980, solli-
citées par les autorités suisses à la recherche d’une main-d’œuvre qualifiée afin
de faire face au manque de personnel hospitalier, et par l’union mixte.

1. Les diasporas haïtiennes les plus importantes en nombre d’immigrés sont concentrées au Canada, aux
États-Unis, en République dominicaine et en France.
2. Office fédéral de la statistique : http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/01/07/blank/
data/01.html.
334 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Une coopération ancienne avec la Suisse

À sa manière, par son étiquette indélébile de pays le plus pauvre du monde,


Haïti a également encouragé depuis près de trente ans l’élan humanitaire des
Suisses, et de nombreux enfants orphelins ou abandonnés ont été adoptés au
sein de familles suisses. Au 31 décembre 2009, le nombre d’Haïtiens en Suisse
est estimé à environ 1 500 personnes parmi lesquelles 500 personnes au bénéfice
d’un titre de séjour valable, 800 cas de naturalisations depuis 1981, 180 enfants
adoptés depuis 1980, 37 fonctionnaires internationaux et plus ou moins une
centaine sans statut légal. Ayant acquis leur statut définitif de résidents en
Suisse et soucieux du bien-être de leur famille, certains Haïtiens ont créé leur
association pour améliorer les conditions de vie de leurs compatriotes et pour
conserver un lien étroit avec leur pays d’origine. D’autres se sont concentrés sur
la promotion culturelle en Suisse afin de tenter de rééquilibrer l’image misérabi-
liste d’Haïti véhiculée dans les médias.
Avant le tremblement de terre du 12 janvier 2010, une cinquantaine d’asso-
ciations et d’organisations non gouvernementales haïtiennes 3 et suisses 4 (créées
selon le code civil suisse) étaient actives en Haïti dans tous les départements :
nord-est (Fort-Liberté, Ouanaminthe), nord (Cap-Haïtien, Pignon), nord-
ouest (Port-de-Paix), Artibonite (Gonaïves, Gros-Morne, Desarmes, Dessalines,
Liancourt, Verrettes, Desdunes, Saint-Marc, La Chapelle), centre (Hinche,
Maïssade, Belladère, Savanette), ouest (Port-au-Prince, Carrefour, Léogâne,
Grand-Goâve, Petit-Goâve), sud-est (Jacmel, La Vallée-de-Jacmel), Nippes
(Miragoâne, Barradères), Grand’Anse (Jérémie, Dame-Marie, Chardonnette),
sud (Les Cayes, Port-Salut). Les associations créées par les migrants haïtiens
fonctionnent sur la base du bénévolat, alors que les ONG gérées par des Suisses
parviennent à dégager des salaires pour leur personnel en Suisse. La plupart des
associations haïtiennes interviennent dans le domaine du développement rural en

3. Associations créées par un leader haïtien : Anmwe pou Ayiti, Association l’Avenir (soutien à l’École
genevoise), Association Solidarité pluriculturelle genevoise Crik-Crak, Association de soutien à l’école Elie-
le-Prophète, Association des Haïtiens et des amis d’Haïti de Suisse, Kinder in Not, Association Menicia,
Association des parents et des professeurs d’écoles de Liancourt, Association Solidarité avec Haïti, Club haïtien
de Suisse, Compagnie des femmes d’Haïti, ERA-Haïti, Groupe des amis d’Haïti, Haïti Cosmos, Haïti Culture,
Nègès Lakay, Solid’Haïti, SOS Cris d’enfants, Tierra Incognita.
4. Associations suisses : Aide au développement agricole en Haïti, Aide et action, Aide Haïti, Aide suisse
à l’enfance haïtienne, Association des amis de l’orphelinat de Manasse, Association pour l’accès à l’éducation et
la formation, Association suisse des amis de sœur Emmanuelle, Association suisse des amis d’Haïti, Haïmitié
Sud, Ingénieurs et architectes solidaires, Les Amis d’Haïti, Lumière pour Haïti, Fondation main dans la main.
ONG suisses : Action de Carême, Agence adventiste d’aide et de développement, Aide suisse à l’action
communautaire en Haïti, Armée du Salut, Caritas, Coup de pouce Suisse-Haïti-éducation nord-ouest d’Haïti,
Croix-Rouge suisse, EIRENE, Enfants du monde, Entraide protestante, Haïza, Handicap International,
IAMANEH Suisse, Helvetas, Kombit, MEDAIR, Médecins du monde-Suisse, Médecins sans frontières-Suisse,
Mission Bethléem, Missionnaires laïques, Mouvement pour la coopération internationale, Nouvelle Planète,
Terre des Hommes Suisse-Genève, Terre des Hommes Lausanne.
LES DÉFIS DE LA DIASPORA HAÏTIENNE DE SUISSE 335

proposant des techniques agricoles et d’élevage (poulailler, chèvrerie) innovantes


ou en apportant une aide financière directe aux paysans afin qu’ils se procurent
leurs outils de travail et les semences. La protection de l’environnement constitue
un domaine prioritaire de leur engagement du fait de la situation alarmante de
l’écosystème d’Haïti. Les acteurs de ces associations privilégient à la fois l’éduca-
tion et la sensibilisation et mettent également sur pied des actions de reboisement.

Les enfants prioritaires

La majorité des associations haïtiennes se préoccupent de l’éducation et de


la formation en créant des écoles primaires, qui ne sont d’ailleurs pas toujours
homologuées par les services de l’Éducation nationale, ou en apportant leur
aide et leur expertise à des écoles rurales et communautaires. La plupart de ces
écoles proposent une cantine scolaire, assurant un repas par jour aux élèves.
Le renforcement des capacités des enseignants à travers la formation continue,
l’alphabétisation des adultes, afin de favoriser l’émancipation des femmes et des
hommes sont également des activités suivies depuis la Suisse. La problématique
des enfants en domesticité ainsi que la promotion et la création d’activités
génératrices de revenus ou l’aide à l’accès au microcrédit pour augmenter le
pouvoir économique des bénéficiaires sont des champs d’actions qui reçoivent
une attention particulière des ONG suisses. Celles-ci ainsi que les associations
haïtiennes en Suisse interviennent aussi dans les domaines de l’amélioration de
la santé par le biais de soutien à des centres de santé communautaires, la mise
sur pied de programmes pour faire face au SIDA et aux défis liés à la malnutri-
tion, à la santé mère-enfant et à l’accès à l’eau potable facilité par la construction
de puits et les systèmes de purification de l’eau, de même que de programmes
d’encouragement au changement de comportements et d’éducation à l’hygiène.
Certaines structures exercent ainsi dans plusieurs secteurs simultanément – le
développement rural, la santé et l’éducation –, d’autres se concentrent unique-
ment sur les droits des enfants. Le renforcement institutionnel, par l’amélio-
ration des capacités des élus locaux pour une bonne gouvernance, constitue
également un volet de développement soutenu depuis la Suisse.
Or, dans ce contexte d’implantation importante, l’on constate que certaines
de ces structures haïtiennes et suisses travaillent en parallèle en Haïti et n’ont
pratiquement aucun contact entre elles, ni en Suisse ni en Haïti. Ainsi, elles ne
se concertent pas sur les domaines d’intérêts communs et n’établissent aucun
échange, ni sur leurs activités ni sur leurs résultats, ralentissant l’efficacité de
leurs interventions et l’impact sur les populations bénéficiaires. À la suite de
l’élan de générosité international après le tremblement de terre, la Confédération
suisse a contribué aux promesses de dons des gouvernements par le biais du
département de la Coopération suisse à hauteur de 36 millions de francs suisses
336 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

répartis sur deux ans, et la Chaîne du bonheur 5 a organisé une vaste journée
nationale de solidarité le 21 janvier 2010 qui a recueilli près de 66 millions de
francs de dons et de promesses de dons, une somme qui démontre la solida-
rité de la population suisse malgré la crise financière et économique. Ces fonds
sont à la disposition des ONG suisses partenaires et membres de la Chaîne du
bonheur ainsi que des ONG et associations membres de la Plate-forme Haïti
de Suisse (PFHS) 6 qui présenteront des projets répondant aux critères d’attri-
bution. Aucune association haïtienne n’est membre ni de la Chaîne du bonheur
ni de la PFHS. Elles sont par conséquent pratiquement exclues du financement
suisse via ces deux organismes, sauf exception de parrainage.

Le séisme du 12 janvier

Au lendemain du tremblement de terre, la Coopération suisse, les asso-


ciations et les ONG, de même que des individus, ont entrepris des actions
immédiates qui relèvent de l’aide d’urgence et humanitaire – i. e. envoi de
containers de matériel d’abris et sanitaire, de produits de première nécessité.
Des Haïtiens se sont distingués en partant directement sur place pour aider à la
distribution de nourriture. Des associations haïtiennes ont également sollicité
directement la communauté haïtienne, leurs amis et leur milieu professionnel
pour organiser des envois de containers hors de la zone de Port-au-Prince. Les
premières actions ont également été tournées vers la création d’abris provi-
soires, le soutien psychosocial pour permettre l’évacuation du stress postséisme,
stimuler la vitalité et la confiance en eux des blessés et des survivants – i. e.
encadrement des enfants devenus orphelins, encouragement à l’expression de
la douleur à travers des ateliers dans les camps de réfugiés, traitements spéci-
fiques pour les enfants blessés.
Le soutien aux femmes et aux enfants considérés comme les populations les
plus vulnérables – i. e. sensibilisation des jeunes filles au danger de violences
sexuelles, protection des enfants face aux possibles enlèvements – a été une
intervention également prioritaire, tandis que les démarches d’adoption ont
été facilitées. On a pu prendre connaissance également de différents projets
d’aide à la reconstruction durable – i. e. villages de containers, maisons en
carton, en bambou, en bois, création de toilettes sèches, des projets actuelle-
ment en attente d’être validés par les décideurs. Un autre mouvement qui a été
également observé est l’octroi d’aide financière directe à deux catégories de la

5. Organisme officiel suisse en charge des campagnes de levées de fonds en cas de catastrophe humanitaire
et regroupant au total quelque trente organisations suisses d’entraide réparties dans tous les pays du monde. Voir
leur site Internet : www.bonheur.ch
6. Structure créée en 1992 afin de fédérer l’effort solidaire suisse pour le développement d’Haïti. Voir leur
site Internet : www.pfhs.ch
LES DÉFIS DE LA DIASPORA HAÏTIENNE DE SUISSE 337

société, les artistes sinistrés et les paysans, certains donateurs préférant en effet
les petits comités aux grosses ONG. Comme alternative au service militaire,
certains jeunes ont choisi de s’engager dans le service civil au sein de structures
sociales œuvrant en Haïti. À la suite de l’effondrement de l’école des infirmières
à Port-au-Prince, des infirmières se sont également mobilisées pour lancer une
formation en partenariat avec les écoles d’infirmières suisses, alors que certaines,
dans un élan très remarqué, se sont rendues sur place de leur propre initiative
et sur leur temps de congé pour prendre part aux secours. D’autres actions,
plus intellectuelles, comme la diffusion d’un plaidoyer pour retenir les déplacés
en province et créer les services de base en milieu rural ou encore pour faire
prendre conscience de l’importance de la formation en gestion des risques et
catastrophes, ont été initiées depuis la Suisse.

De multiples initiatives

Le tremblement de terre a aussi été à l’origine d’initiatives conçues sur la


durée. On note la création d’un collectif issu des membres de la communauté
haïtienne et dominicaine de Genève (Collectif Séisme Haïti Suisse) dont les
objectifs sont d’abord de relayer les actions de solidarité organisées en Suisse, de
tenir une permanence pour la recherche des disparus, d’informer sur les diffé-
rentes procédures pour le regroupement familial, d’émettre différentes sollicita-
tions auprès des opérateurs téléphoniques, d’intervenir pour un soutien envers
les Haïtiens sans statut légal et de suivre les projets de reconstruction.
À travers l’élan généreux de solidarité, on notera également l’organisation,
parfois douteuse, de concerts, de récitals, d’assemblées de prières, de messes,
d’expositions de peinture, de journées littéraires, de projections de films, de
conférences, ainsi que des collectes de livres ou encore la vente de tee-shirts
spécialement conçus, etc., initiée par les différents acteurs pour, en faveur de, au
bénéfice de, au profit de, et très rarement avec Haïti.
Pourtant, ces initiatives n’ont pas réellement ouvert une brèche d’oppor-
tunités pour l’accueil d’une Haïti créative, porteuse de vie, d’exemples ou de
modèles en Suisse. La stratégie humanitaire stagne dans le mécanisme de l’aide
et non pas dans la stimulation et la création de nouvelles opportunités pour
les ressortissants sinistrés. De plus, ces mobilisations culturelles et artistiques
en faveur des sinistrés ont créé un conflit d’intérêt et un malaise au sein de
la communauté haïtienne de Suisse. En effet, nombre d’organisateurs de ces
événements non seulement ont mal interprété l’absence des Haïtiens de Suisse
dans leurs efforts envers Haïti, mais ils ont également, sans véritable empa-
thie, sollicité leur participation artistique forcément gratuite pour des perfor-
mances dans leurs manifestations. Ainsi, les Haïtiens de Suisse, se considérant
eux-mêmes en difficulté dans la mesure où ils doivent faire face à de nouvelles
338 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

responsabilités financières pour soutenir leurs familles, ont décliné systémati-


quement les sollicitations et autres témoignages de solidarité.
Enfin, face aux lacunes et à la perte de repères pour la nouvelle génération
et dans le but de contrebalancer la désinformation diffusée sur Haïti, des cours
d’histoire d’Haïti pour les enfants nés en Suisse ont été proposés afin que ceux-ci
soient instruits de leur patrimoine.
Une Charte pour la reconstruction issue de la société civile suisse a été rédigée
pour garantir le respect et la souveraineté du peuple haïtien et susciter la vigi-
lance par rapport aux choix des projets de reconstruction. La nécessité de créer
des centres de formation professionnelle durables et performants pour préparer
les jeunes adultes à des emplois à long terme dans tous les corps de métiers qui
manquent gravement en Haïti, de même que l’évaluation des compétences
haïtiennes de Suisse susceptibles d’être mises à disposition des ONG et du gouver-
nement suisses ou d’autres employeurs potentiels dans les défis de la reconstruc-
tion, sont autant d’initiatives qui démontrent l’engagement et la volonté des
Haïtiens de Suisse d’être présents et actifs tout au long du processus de refonda-
tion et de reconstruction d’Haïti. Le tremblement de terre a aussi été le prétexte à
la redynamisation d’associations caritatives en veilleuse ou même à la création de
nouvelles associations 7 au vu des besoins et des opportunités de travail.

Quelle place pour la diaspora haïtienne de Suisse ?

Dans la conjoncture de la reconstruction d’Haïti, la diaspora haïtienne de Suisse


n’échappe pas aux difficultés inhérentes à sa position même de diaspora. En effet,
elle reste vulnérable et manque de leadership car elle n’a pas su appréhender cette
tragédie et dépasser son individualisme pour se réunir, se mobiliser, constituer une
force et devenir un interlocuteur face aux autorités suisses. Les seuls interlocuteurs
concernant Haïti sont la Plate-forme Haïti de Suisse ou des membres de la Chaîne
du bonheur. L’autre grande difficulté identifiée par les acteurs associatifs haïtiens,
c’est la capacité de rester mobilisés et vigilants face à l’affaiblissement général
(énergie et intérêt) pour Haïti. Car ces acteurs ont déjà pu noter une certaine
saturation et un découragement dans les initiatives et les projets en faveur d’Haïti
à cause de la lenteur des procédures et des nombreux obstacles inhérents à une
catastrophe d’une telle ampleur. Force est de constater également que la diaspora
s’implique selon son bon vouloir, elle n’a en effet aucune obligation de s’investir
dans le processus de reconstruction. À l’instar des autres diasporas, elle revendique
la reconnaissance de la double nationalité et le droit de vote pour une réelle impli-
cation dans la vie locale, qui s’exprime également en termes de droits et de devoirs.

7. Association Haïti espoir suisse, Association Solidarité Fribourg-Haïti, Association Suisse-Haïti Carrefour,
Good Will Family Haïti, SOS Haïti enfants, Yon Ti gout dlo pou Ayiti.
LES DÉFIS DE LA DIASPORA HAÏTIENNE DE SUISSE 339

Longtemps absente de la sphère sociopolitique et décisionnelle d’Haïti et


tenant compte de la vulnérabilité du contexte local, la diaspora se voit contrainte
d’apprivoiser sa méfiance envers le gouvernement haïtien afin de s’épanouir
dans son nouveau rôle de partenaire. Elle réclame un interlocuteur étatique
pour faciliter cette réhabilitation sociale, économique voire politique, afin que
soit évaluée la réelle capacité d’absorption de son aide, qu’elle soit technique ou
financière. Cela implique une volonté d’intégration participative de la diaspora
qui cherche à faire émerger des partenariats, sortir des réflexes de l’assistanat et
promouvoir des relations génératrices de revenus dans le domaine de la recons-
truction en comptant sur une population jeune inactive et sur les artisans.
La diaspora vise légitimement le retour au pays pour y travailler ou y vivre
sa retraite et réclame une attention particulière des autorités haïtiennes sur la
sécurité et sur la diversité dans le recrutement, afin que la main-d’œuvre recher-
chée pour Haïti ne soit pas uniquement celle des cadres. En effet, l’apport des
ouvriers non qualifiés et ayant une certaine expérience est à valoriser égale-
ment. Un autre défi se situe au niveau de la mutation des transferts d’argent
de subsistance en investissement durable qui respecte et préserve la volonté et
l’indépendance décisionnelle des Haïtiens, pour leur redonner confiance en leur
inventivité et leur ingénierie, surtout après cinquante ans d’échec de l’aide vers
Haïti. Et ce, afin que toutes les actions qui peuvent améliorer la qualité de la vie
de la population soient planifiées de manière coordonnée et transversale, avec au
préalable un assainissement à tous les niveaux.
La diaspora haïtienne de Suisse n’est certes pas épargnée par cet égocen-
trisme propre à chaque être humain d’être convaincu d’avoir la solution pour
Haïti et de pouvoir, avec une méthode suisse basée sur le savoir-faire, une longue
tradition dans l’humanitaire et des intérêts soi-disant philanthropiques, sauver
Haïti. Sur le terrain, on ne peut ignorer non plus un sentiment d’injustice voire
de compétition inconsciente des associations haïtiennes et suisses entre elles.
Comment peuvent-elles collaborer sur le même territoire en ayant les mêmes
préoccupations et les mêmes objectifs ? Comment obtenir des fonds pour la réali-
sation de leurs propres projets ? Quel salaire est payé sur le terrain pour le même
travail par les différentes associations ou ONG sur place ? Dans la perspective de
collaboration avec des organismes suisses, comment concevoir une réelle volonté
d’inclusion des Suisses d’origine haïtienne ? À l’inverse, comment encourager les
Haïtiens à intégrer ou à se faire enrôler dans les ONG qui ont accès au finan-
cement, et ne pas être uniquement des figurants, des Haïtiens alibis dans les
comités de certaines ONG ? Il est inconcevable de cautionner ici ce que l’on
dénonce et désapprouve là-bas par rapport au fonctionnement des ONG.
De fait, la diaspora haïtienne de Suisse a besoin d’être plus visible, proactive
et doit devenir un réel interlocuteur sur les sujets qui concernent Haïti afin
de se réapproprier son image et sa dignité. Face à leurs lacunes en gestion et
leur manque de professionnalisme, les associations haïtiennes gagneraient à se
340 RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET DEMAIN

constituer en un collectif pour une meilleure stratégie d’intervention et une


crédibilité auprès des bailleurs et obtenir des financements. Signalons toutefois à
cet égard les attitudes parfois soupçonneuses et insultantes envers les demandes
déposées par les associations haïtiennes qui ne sont acceptées qu’à la condition de
garanties de cautionnement ou de parrainage d’associations suisses. Par ailleurs,
la qualité suisse est un acquis qu’il faut chercher à maintenir dans toute initiative
sur le terrain, tout en s’adaptant inévitablement aux capacités et moyens locaux à
disposition. À titre d’exemple, la diaspora pourrait contribuer à un fonds d’inves-
tissement pour la réalisation de projets, ou encore créer et financer des bourses
pour la formation professionnelle.
Sur le plan des coûts et des ressources humaines et financières, la diaspora
a également contribué aux containers de solidarité qui épuisent financière-
ment les associations qui ne sont pas subventionnées. De plus, les collabora-
tions humanitaires exigées sur le temps de vacances entravent la contribution
effective de la diaspora. À l’instar des autres communautés haïtiennes dans le
monde, l’émigration haïtienne de Suisse ayant débuté dans les années 1980,
ces personnes constituent désormais la catégorie des aînés. Ainsi, la popula-
tion haïtienne de Suisse est vieillissante et la relève par la nouvelle génération
doit forcément se projeter dans une vision sur vingt-cinq ans, pour autant
qu’elle ait intégré un désir, par leur héritage, d’une Haïti moderne. Comment
perçoivent-ils le pays de leurs parents ? Ont-ils des ambitions ou des projets
pour ce pays ? Applaudissons en tout cas ces jeunes qui se sont engagés en
Haïti de leur propre initiative pour servir dans le service civil, travailler dans
des organisations internationales, réaliser un voyage d’étude et œuvrer dans
l’aide humanitaire.

Conclusion

En définitive, la diaspora haïtienne dans son ensemble, motivée par son


élan patriotique envers Haïti, mobilise toutes ses forces et les opportunités pour
s’engager totalement et concrètement dans l’avenir d’Haïti. La vie tout d’abord
qui, en dépit du nombre de morts, stimule toute première action. La culture
ensuite, en passant par une valorisation et une réelle appréciation de la scène
culturelle haïtienne, très compétitive, et le retour à des valeurs locales comme
le kombit 8 pour la reconstruction. Mais également l’appui sur un réseau franco-
phone à travers le monde ainsi que le renouvellement de la confiance en la
population d’Haïti et en ses propres ressources, sans compter la créativité et

8. Terme créole qui se réfère au rituel de l’agriculture traditionnelle où les paysans s’unissent dans un effort
collectif pour le bien de toute la communauté. Ici, il se comprend comme un engagement collectif des Haïtiens
de la diaspora et d’Haïti dans le processus de la reconstruction.
LES DÉFIS DE LA DIASPORA HAÏTIENNE DE SUISSE 341

l’imagination locales, car il y a des compétences en Haïti. Enfin la décentra-


lisation adaptée au contexte haïtien avec une répartition administrative pour
permettre une autonomie des départements et des communes, voire créer un
modèle d’une Haïti fédérale, en encourageant la recherche de partenariats
public-privé. Telles sont les opportunités que la diaspora haïtienne de Suisse et
d’ailleurs a le pouvoir de saisir.
Postface
Une souveraineté à inventer

MICHÈLE PIERRE-LOUIS
Présidente de la Fondation connaissance et liberté (FOKAL), l’une des ONG
haïtienne les plus importantes, elle a occupé la fonction de Première ministre
en 2008-2009. Professeure d’histoire et d’économie de la Caraïbe et des grandes
civilisations à l’université Quisqueya de Port-au-Prince, elle est professeur
invitée à l’université d’Harvard. Ses recherches et réflexions portent principale-
ment sur les inégalités socio-économiques et la problématique de la citoyenneté
et de l’État de droit. Depuis le séisme, elle attire l’attention sur la nécessité de
repenser l’aménagement du territoire haïtien. mpierrelouis@fokal.org

Haïti est aujourd’hui un pays fragilisé qui arrive au bout de toutes ses
échéances. Pays d’ouragans et de failles telluriques, qui au moindre souffle, à
la moindre secousse, expose sa vulnérabilité environnementale et met à nu son
incapacité à y faire face. Dysfonctionnement voire effondrement de ses institu-
tions, extrême dépendance économique, espaces publics inexistants ou mal gérés,
population laissée à son propre compte lorsqu’elle n’est pas, dans ses poches les
plus fragiles, instrumentalisée à des fins politiciennes. La société haïtienne ayant
raté sa transition démocratique à la chute de la dictature des Duvalier, l’État
haïtien connaît pour la première fois de son histoire une totale incapacité dans
l’exercice de ses champs de souveraineté. Pas de puissance publique capable de
contrôler le territoire. Pas de systèmes de santé et d’éducation susceptibles de
faire face aux épidémies qui déciment la population et aux défis d’un monde
moderne en pleine mutation.
Comment donc habiter ce pays « au temps du choléra » ? Quelles forces
mettre en mouvement pour que l’État exerce à nouveau ses fonctions réga-
liennes ? Quel discours, quelles valeurs et quelles pratiques adopter afin de
provoquer un effort de transcendance et porter à un changement de para-
digme ? Comment maîtriser notre espace-temps et faire en sorte que cette
citoyenneté qui se cherche, dans un pays où l’énergie créatrice force l’admi-
ration, cesse d’être contrariée par de faux-semblants et de médiocres simu-
lacres, et finisse par s’instaurer dans sa pleine dignité ? Comment inventer
une souveraineté qui soit à la hauteur des idéaux de justice et de liberté de
ceux qui, il y a plus de deux cents ans, ont placé Haïti au cœur du monde
moderne en « criant leur humanité » face aux « assassins de l’aube » selon les
mots d’Aimé Césaire ?
344 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

Autant de questions qui se posent aujourd’hui dans le hic et nunc de l’après-


séisme et auxquelles ont tenté de répondre plus d’une trentaine d’intellectuels,
universitaires, professionnels, hommes et femmes de terrain, Haïtiens et étran-
gers, en exposant les problématiques liées à leurs champs respectifs d’inter-
vention et aux cadres conceptuels qui guident leur réflexion. Dans ce qu’elles
offrent de prospectif, certaines analyses légitiment dans le même temps le titre
de l’ouvrage qui nous est présenté ici, Haïti : réinventer l’avenir.
« L’avenir est notre extérieur, nous dit Jean-Pierre Dupuy, le levier qui doit
nous permettre de nous élever au-dessus de nous-mêmes et de découvrir un
point de vue d’où nous pourrons contempler l’histoire de notre espèce et,
peut-être lui donner sens. L’avenir est notre sacré : il peut être bon ou mauvais,
sans que nous puissions le prévoir, et nous devons avoir pour lui les mêmes
prévenances, la même dévotion que le sacré primitif en avait pour ses divi-
nités. » (Dupuy, 2005.)
« L’avenir est notre sacré ! » Exigence de transcendance et de sens traitée par
certains auteurs avec force et conviction. Cependant, ce qui semble dominer
la trame du livre de manière obsédante reste la question de l’État, puisqu’elle
est au cœur de tout projet de refondation ou de reconstruction du pays. La
référence à l’État haïtien est omniprésente, à ses faiblesses, son absence, ses
déficiences, ses racines historiques, mais aussi à son impérieuse nécessité
comme garant de la souveraineté et de l’intérêt général. Et cela passe également
par l’exercice d’une réflexion profonde sur le politique et sur l’ébranlement
actuel des fondements de l’État moderne dans un monde globalisé en crise de
valeurs. La réflexion sur l’État se pose donc comme une exigence. Cela ne veut
nullement dire que les autres acteurs sociaux et politiques n’ont pas un rôle
important à jouer, bien des auteurs l’ont souligné, mais il est en même temps
démontré que la société civile dans toutes ses composantes hétérogènes et ses
intérêts particuliers, et les partis politiques dans leur diversité idéologique ne
se justifient que par rapport à l’État. Que ce soit en complémentarité, en subs-
titution, en compétition ou en opposition, leur raison d’être renvoie à l’État,
dans sa définition large comme constitutive de l’organisation de la société, ou à
ses appareils. C’est l’État qui, en principe, élabore les politiques publiques qui
affectent la vie nationale ; dès lors qu’elles sont antidémocratiques, inadéquates,
voire inexistantes, c’est l’organisation de la société tout entière qui en ressent
le poids, le déficit ou l’absence avec des conséquences allant de la violence au
délitement du lien social.
Notre propos n’est pas de passer en revue tous les textes qui nous sont
présentés ici, mais il n’est pas superflu de revenir sur certaines analyses, telle,
par exemple, celle de Suzy Castor qui a posé en historienne les difficultés
auxquelles l’État haïtien a dû faire face pour assurer et assumer sa souveraineté
dans un climat international hostile et au sein des contradictions héritées de
la période coloniale. Comment en effet ce nouvel État, absolument singulier
UNE SOUVERAINETÉ À INVENTER 345

et dans une certaine mesure iconoclaste, constitué par d’anciens esclaves et


descendants d’esclaves, ayant adopté dès son indépendance le seul régime qu’il
connaissait à l’époque, le régime militaire, allait-il traiter des grandes questions
qui se posaient à l’époque, issues des Lumières et des révolutions américaine
et française : le droit et les droits, la liberté et la justice, la démocratie et la
citoyenneté, la science et la technique, le grand commerce international et la
souveraineté ? Le défi était de taille car même les pays d’Europe et d’Amérique
d’où sont venus ces concepts avaient du mal à leur donner réalité et consistance.
Par ailleurs, faut-il rappeler qu’Haïti est le seul pays de la région, Amérique et
Caraïbes, où d’anciens esclaves sont devenus chefs d’État, dans un moment
d’épiphanie unique au monde, mais bien dans le monde ?
Suzy Castor nous a donc montré que la vulnérabilité de notre pays va naître
des difficultés inhérentes à ce moment historique particulier. En continuités
et ruptures, au cœur de projets de société irréconciliables, de luttes de pouvoir
fratricides, de contradictions irrésolues, va surgir une société caractérisée par
une dichotomie sociale, économique, culturelle et religieuse, marginalisant la
majorité de la population. Pour paraphraser Michel-Rolph Trouillot, dès le
départ l’État et la nation partent dans des directions opposées.
L’analyse de Suzy Castor nous rappelle que le repli sur la petite propriété va
créer des espaces d’évitement de l’État et c’est la famille, non le secteur public,
qui prendra en charge tous les besoins de l’individu de la naissance à la mort.
L’un des éléments de la crise de la société actuelle est justement l’impossibilité
pour la famille d’assumer comme elle a pu le faire par le passé, dans la précarité
certes, l’ensemble des besoins de ses membres. La demande d’État s’est alors
manifestée de manière pressante, urgente.
L’exacerbation des contradictions héritées de la période coloniale marquera
par des moments forts tout le XIXe siècle et, au début du XXe, aboutira à l’occu-
pation américaine de 1915 qui nous conduira droit vers nombre de coups d’État
et dictatures. C’est dire que nous n’avons jamais pu instituer le champ du poli-
tique dans son autonomie et ses prérogatives souveraines. En lieu et place nous
avons sombré, avec des complicités internes et externes, dans la délinquance
d’État. La transition postdictature verra l’irruption des masses populaires sur
la scène politique et leur corpus de revendications politiques et sociales qui,
aujourd’hui encore, tardent à s’inscrire dans les politiques publiques. Malgré
l’énergie, la créativité, le courage des organisations de femmes, de paysans,
de jeunes, d’artistes et d’artisans, la transition démocratique est en panne de
leadership politique national et de légitimité populaire susceptibles d’infléchir
les tendances actuelles.
Comment dire la souveraineté dans une telle histoire ? Quel sens lui
donner en regard de ce parcours qui s’inscrit dans une logique de dépendance
et de survie ? Les champs d’exercice de la souveraineté se définissent pourtant
par une prise en charge par l’État, sur le plan politique – c’est-à-dire sur le
346 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

plan de l’intérêt collectif et du bien commun –, en premier lieu de la sécu-


rité des habitants et de leur mode de vivre-ensemble sur le territoire, ce qui
pose d’emblée la question de la citoyenneté ; en second lieu de la sécurité du
territoire par la maîtrise et la gestion de l’espace territorial dans lequel vivent
ces habitants ; et en troisième lieu des relations internationales basées sur le
respect mutuel et la solidarité.
Bien que ces trois éléments soient liés, considérons d’abord la question de
la citoyenneté, le monde commun de la population sur le territoire. Les textes
qui viennent d’être lus nous ont signalé que malgré la pulsion citoyenne qui
s’exprime de différentes manières depuis plus de vingt ans, les couches popu-
laires historiquement marginalisées n’ont toujours pas trouvé un ancrage d’où
elles pourraient vaincre l’exclusion et les préjugés, et accéder au bien-être
qu’elles réclament de manière collective, mais auquel elles n’ont toujours pas
droit. La myopie et l’entêtement des dirigeants ont conduit droit au dérègle-
ment et au désordre de la cité. Il existe une profonde déconnexion entre les
aspirations sociales et, par exemple, les politiques monétaires, de stabilisation
des prix, de libéralisation commerciale qui asphyxient encore davantage une
économie atrophiée, freinent l’émergence d’une classe moyenne – il faut
dire aussi que la mobilité sociale n’a jamais été pensée dans ce pays puisque
nous sommes restés figés dans une relation élites-masses – et maintiennent la
majorité de la population dans le cercle vicieux de la pauvreté, et pour citer
André Corten, reprenant lui-même Hannah Arendt, dans la désolation la
plus inhumaine.
Alors que la paysannerie constitue le segment démographique le plus
important – bien que tous les auteurs ne s’entendent pas sur les données statis-
tiques – et est trop souvent victime de crises qu’elle ne provoque pas, tout en
prenant des risques qui ne sont nullement garantis, les propositions de poli-
tiques agricoles soumises par les organisations de la société civile travaillant
dans le secteur tardent à susciter la volonté politique nécessaire à leur prise en
compte dans le budget de la République. La paysannerie en crise depuis plus
de cinquante ans, depuis que l’équilibre population-ressources a été rompu,
se déverse dans la capitale et toutes les villes du pays, sa seule échappatoire
semblant être l’exode face à une terre de plus en plus improductive et des
bouches de plus en plus nombreuses à nourrir. Les bidonvilles colonisent de
manière anarchique les espaces urbains cristallisant les vulnérabilités sociales
dont a parlé Ernst Mathurin en regard des crises structurelles du pays sur les
plans écologique, démographique et économique, toutes conduisant à une
insécurité grandissante.
Si la postdictature et les luttes sociales et politiques de l’époque ont permis,
dans une large mesure, la conquête de droits civils et politiques, l’État haïtien
est encore loin d’être en mesure de garantir les autres droits constitutifs d’une
citoyenneté pleine et entière. Et en ce sens les textes de Thomas Calvot et ses
UNE SOUVERAINETÉ À INVENTER 347

collègues, Philippe Desmangles, Guichard Doré, Jean-Joseph Moisset, Jean


Eddy Saint Paul et Édith Kolo Favoreu en donnent de judicieuses analyses.
La situation est encore plus alarmante sur le plan de la sécurité du territoire,
fonction régalienne par excellence puisqu’elle renvoie au système judiciaire, à
la puissance publique et au monopole de la violence et de la fiscalité par l’État.
Si jusqu’à Duvalier, l’occupation de l’espace territorial haïtien était dominée
par une armée largement répressive, depuis 1992 le pays a reçu sept missions
militaro-civiles des Nations unies, sans compter les 20 000 marines américains
qui ont ramené le président Aristide au pouvoir en 1994. L’abolition de l’armée
d’Haïti par celui-ci en 1995 – quelle qu’ait été par ailleurs la raison d’être
d’une telle décision – a créé un vide qui n’a pu être comblé jusqu’ici. L’espace
territorial haïtien est maintenant ouvert à tous les trafics liés au crime organisé
international (drogue, armes, contrebande de toutes sortes) et l’État haïtien en
a littéralement perdu le contrôle. La question de la justice, du système judiciaire
dans toutes les composantes de la chaîne pénale – police, tribunaux, prisons –
n’a pas été largement traitée dans l’ouvrage sinon par allusions dans l’excellent
texte de Marie Redon sur la question foncière et celui de Jean-Claude Fignolé
sur la décentralisation ; mais peut-il y avoir reconstruction si la question de la
justice n’est pas pensée dans toute sa complexité pour garantir les droits, poser le
cadre du système juridico-politique du pays, combattre l’impunité en exerçant
les sanctions dès lors qu’il y a transgression et se porter garante de l’autorité
morale du système ?
Cette perte des champs d’exercice de la souveraineté a aussi des conséquences
dans le déséquilibre des relations internationales caractérisé par une asymétrie et
une dépendance grandissante. Si Haïti demeure un pays souverain au sein des
instances internationales dans le sens où sa représentation en terre étrangère est
reconnue en qualité d’État indépendant, et que dès lors elle peut voter à part
entière dans les délibérations internationales, l’exercice de cette souveraineté
reste, de manière tout à fait paradoxale, atrophié à l’intérieur du pays. Et ce
phénomène prendra toute son ampleur au moment du séisme.
Car justement, ce dernier va mettre à nu les faiblesses structurelles de l’État
et exposer encore davantage sa perte de souveraineté. Avec le tremblement
de terre, comme il a été souligné par de nombreux auteurs dans cet ouvrage,
l’on assiste à un effondrement quasi total de l’État. En provoquant le désordre
physique de la ville, l’écroulement du Palais national, des édifices publics et de
quartiers entiers, le séisme a également heurté l’ordre symbolique, politique,
social, institutionnel, international dans leurs formes et leurs relations.
La catastrophe, on l’a dit, est l’une des plus importantes du monde moderne,
car, comme me l’indiquait le géographe Gérard Souria, 300 000 morts en
35 secondes sur un périmètre de 35 km2, on n’a jamais vu cela. Et dire que les
statistiques n’expliquent pas la dimension humaine du drame comme le disent
les textes de Philippe Chanson, Edelyn Dorismond et Laënnec Hurbon… Ils
348 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

ont tous insisté sur le rapport entre la perte de sens ressentie par la popula-
tion et la gestion de la catastrophe par les religions. Mais quelles que soient les
différences entre le traitement fait par les catholiques, les pentecôtistes et les
vodouisants, le fait de n’avoir pas pu enterrer ses morts, de n’avoir pas retrouvé
les corps, de n’avoir pas exercé le rituel dû aux morts, donc de n’en avoir pas
fait le deuil est un élément perturbateur de la psyché qui aura des retombées
certaines sur le vivre-ensemble. Marjory Clermont Mathieu et ses collègues ont
bien montré comment la somatisation de ce mal-être se loge dans le corps des
vivants devant l’horreur des corps morts. Cela est peut-être plus vrai encore
pour les vodouisants, le culte des morts ayant pour eux une importance capitale
puisqu’il permet de reprendre la chaîne symbolique entre la vie et la mort afin
de retrouver son humanité.
Par ailleurs, le vide créé par les faiblesses institutionnelles de l’État au
moment et après le séisme a été comblé par la myriade d’organisations natio-
nales et internationales de toutes sortes venues à la rescousse d’une popula-
tion en détresse. L’aide humanitaire indispensable dans cette première phase
des actions postséisme a été dispensée sans coordination, dans le désordre
provoqué par l’absence de leadership national. La communauté des bailleurs
s’est imposée, préparant ses rapports d’évaluation des besoins après désastres
(« Post-Disaster Needs Assessment »), animant des clusters, organisant conférence
sur conférence. Beaucoup de promesses des gouvernements, peu de décaisse-
ments. La population, elle, déboussolée, hébétée, attendait que le jour même
du séisme, le chef de l’État parle, réconforte, donne l’espoir. Car, dépositaire
de la souveraineté obtenue grâce au vote populaire, nul autre que le président
de la République ne pouvait rétablir les fonctions symboliques de l’État dans
ce moment dramatique. Les témoignages à cet égard sont particulièrement
poignants.
Ce moment exigeait pourtant une transcendance, une capacité à s’élever au-
dessus des contingences du quotidien, des luttes stériles et des considérations
partisanes pour voir le peuple qui souffre et le pays quasi détruit puisque sa
capitale et ses villes environnantes l’ont été. Et cette exigence de transcendance
est encore à l’ordre du jour aujourd’hui, au moment où, en plus de toutes les
crises dont nous avons parlé, le pays vit dans l’anticipation d’une nouvelle
donne politique dont nul ne connaît encore le dénouement, mais qui laisse
supposer un retour en force de pratiques politiques de l’ère duvaliérienne que
l’on croyait abolies.
Haïti est aujourd’hui un immense laboratoire qui devrait offrir d’abord aux
Haïtiens d’importants champs de recherche dans les domaines scientifiques
tels que proposé par Nathalie Barrette et Laura Daleau ainsi que Jean-Jacques
Wagner, mais aussi dans le domaine social, économique, médical et dans la
réflexion philosophique sur le devenir du pays. Le temps zéro postséisme
auquel il a été fait allusion par certains auteurs devrait être un temps de fertile
UNE SOUVERAINETÉ À INVENTER 349

fermentation, le tremblement de terre représentant une césure sociale symbo-


lique, temps même de la transcendance.
Alors dans ce contexte, en prenant la mesure des pesanteurs historiques et
des défis de l’avenir, comment inventer une souveraineté qui soit l’expression
d’une « volonté générale », pour citer Jean-Jacques Rousseau ?
La reconstruction d’Haïti passe nécessairement par la prise en compte par
les citoyennes et les citoyens du pays, les organisations et institutions locales, les
médias, les partis politiques, celles et ceux qui aspirent à occuper des fonctions
politiques au sommet de l’État, mais aussi par les organisations internationales
solidaires d’Haïti, de la nécessité d’un changement de paradigme et d’une trêve
politique. L’agenda politique devra nécessairement s’inscrire dans une dyna-
mique qui cible prioritairement :
•฀l’aménagement฀du฀territoire.฀Il฀est฀temps฀de฀faire฀les฀études฀de฀risques฀
qui permettent le zoning susceptible de délimiter les terres attribuées à
l’agriculture, au logement, aux infrastructures (aéroports, ports, etc.), aux
espaces publics (marchés, gares routières, églises, temples, places publiques).
L’aménagement du territoire devrait ouvrir le champ à la décentralisation et au
développement local nécessaire aussi à la constitution d’une classe moyenne
qui peut projeter et inscrire son avenir dans le pays. Et pour reprendre Marie
Redon, cela passe par une sérieuse prise en charge de la question du foncier
sur tout le territoire.
•฀l’état฀civil.฀Il฀est฀inacceptable฀qu’aujourd’hui,฀en฀ce฀début฀de฀XXIe siècle, la
moitié de la population haïtienne n’existe toujours pas légalement. L’état civil
est un droit et est affaire de citoyenneté et de dignité.
•฀ la฀ justice.฀ L’importance฀ de฀ la฀ justice฀ dans฀ la฀ reconstruction฀ a฀ déjà฀ été฀
soulignée. Il faut ajouter qu’elle est nécessaire au traitement de deux questions
fondamentales qui ont traversé l’histoire du pays et qui attendent des solutions
politiques : la nationalité et la propriété, et dans les deux cas leurs implications
pour la diaspora haïtienne.
•฀l’économie.฀Comment฀repenser฀les฀politiques฀économiques฀pour฀qu’elles฀
stimulent l’économie, favorisent la création d’entreprises et d’emplois, augmentent
les recettes de l’État, ouvrent le crédit et permettent l’inclusion des citoyens ?
•฀l’éducation฀et฀la฀santé.฀Ces฀deux฀secteurs฀ont฀été,฀pour฀des฀raisons฀histo-
riques, confiés d’abord à des institutions religieuses puis à toute une série
d’intervenants souvent mercantiles. Aujourd’hui se pose la nécessité d’une réelle
reprise en main par le secteur public en tant qu’organe régulateur, susceptible
de contractualiser des partenariats productifs avec le secteur non public, lequel
se trouve être à maints égards le pilier des systèmes éducatifs et sanitaires,
afin que ceux-ci soient eux aussi vecteurs d’une croissance harmonieuse des
ressources humaines dont a tant besoin le pays. Et là, comme pour la question
de l’identification nationale, les nouvelles technologies peuvent permettre des
raccourcis intéressants.
350 HAÏTI, RÉINVENTER L’AVENIR

De telles transformations présupposent un nécessaire changement de para-


digme afin de passer :
•฀d’une฀pseudo-démocratie,฀laquelle฀se฀résume฀à฀un฀kit฀importé฀qui฀nie฀en฀
substance les présupposés les plus fondamentaux, à un véritable système démo-
cratique. Lorsque l’État et les gouvernements se renouvellent par cooptation,
lorsque les médiations institutionnelles n’existent pas, lorsque la déconnexion
entre le politique et le social est totale, les gouvernants du haut en bas de l’échelle
sociale finissent par « manger l’État » – l’expression est du sociologue Thierry
Michalon –, le dépecer littéralement, lui enlever toute substance.
•฀d’une฀culture฀politique฀fondée฀sur฀le฀népotisme,฀le฀clientélisme,฀une฀admi-
nistration publique bureaucratique et inefficace, une utilisation de la violence
politique à des fins partisanes, à une culture politique fondée sur le service
public, la confiance des citoyens, la construction ou le renforcement des institu-
tions, la lutte contre la corruption.
•฀d’une฀économie฀de฀rente฀reposant฀sur฀les฀privilèges,฀le฀manque฀de฀vision,฀
la dépendance, l’assistance étrangère conditionnelle et exigeante, les deals, l’éva-
sion fiscale et le refus de la compétition à une économie qui comprend le rôle
du capital humain formé, des compétences techniques, du risque et des investis-
sements producteurs de richesse.
•฀de฀relations฀internationales฀qui฀privilégient฀l’action฀humanitaire฀désordonnée฀
et inefficace, à une solidarité internationale qui accepte l’investissement productif
et l’appui aux objectifs nationaux publics et privés. Pierre Salignon a formulé le
vœu de sortir le pays de la dépendance humanitaire et de faire en sorte que les orga-
nisations de la société civile des pays amis portent leurs gouvernements respectifs à
être responsables des engagements pris envers Haïti. Puisse-t-il être exaucé !
•฀d’une฀société฀cloisonnée฀où฀on฀ne฀discute฀et฀ne฀se฀reconnaît฀qu’entre฀pairs,฀
société fondée sur l’exclusion sociale, à l’équité, la lutte contre la pauvreté et le
développement d’une classe moyenne éduquée, susceptible de mettre en valeur
la richesse culturelle et historique du pays.
•฀du฀cynisme฀politique฀à฀l’éthique,฀la฀dignité฀et฀l’engagement฀public฀accom-
pagné d’une volonté de débattre partout, surtout avec les jeunes, et de commu-
niquer une parole vraie. C’est Platon qui nous enseigne que « la perversion de la
cité commence par la fraude des mots ».
Il n’est peut-être pas superflu de reprendre notre interrogation première :
n’avons-nous pas le devoir d’inventer une souveraineté qui soit à la hauteur
des idéaux de liberté et d’égalité de ceux qui, il y a plus de deux cents ans, ont
placé Haïti au cœur du monde moderne en « criant leur humanité » face « aux
assassins de l’aube » ? Car, et c’est Césaire que nous citons encore pour conclure,
« il n’est pas question de livrer le monde aux assassins de l’aube ».
UNE SOUVERAINETÉ À INVENTER 351

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

DUPUY, Jean-Pierre, 2005, Petite métaphysique des tsunamis, Paris, Seuil.


TROUILLOT, Michel Rolf, 1986, Les racines historiques de l’État duvaliérien, Port-au-
Prince, Éditons Henri Deschamps.
Horizons américains
Collection dirigée par Maurice Aymard,
Dominique Fournier et Afrânio Garcia

Haïti, 12 janvier 2010. En moins d’une minute, un tremblement


de terre détruit une partie de la capitale Port-au-Prince et plusieurs
villes voisines. Plus de 230 000 morts, 300 000 blessés et plus d’un
million de sans-abri. Un formidable élan de générosité international
mais aussi une multitude d’interventions humanitaires non exemptes
de critiques. Une nouvelle fois, Haïti est blessée. Affaiblie par un demi-
siècle de gestion politique, économique et sociale désastreuse ainsi que
par une succession de catastrophes naturelles (cyclones, inondations,
sécheresses, épidémies), la « perle des Antilles » se relèvera-t-elle ?
Beaucoup sont ceux qui aujourd’hui répondent par l’affirmative malgré
l’importance des obstacles à surmonter. Comme si le 12 janvier 2010

Haïti, réinventer l'avenir


marquait la fin d’une époque et donc le début d’une autre.
Conçu comme un « trialogue » entre la société civile haïtienne, la
diaspora et le monde de la solidarité internationale, cet ouvrage est né à
l’occasion du colloque « Haïti : des lendemains qui tremblent » qui s’est
tenu à Genève en janvier 2011. Il réunit des contributions d’experts
qui considèrent que le tremblement de terre et ses conséquences
créent les conditions d’un grand débat national et international sur
l’avenir d’Haïti. Il analyse sans complaisance les faiblesses de la société
haïtienne, les ambiguïtés de la diaspora et les jeux souvent contestables
de l’aide internationale. Il propose des pistes de réflexion et des
priorités pour reconstruire une société aspirant à plus de liberté, de
justice et d’égalité. Le séisme sera-t-il l’événement qui permettra à
Haïti d’entrer enfin dans le xxie siècle ?

Sous la direction de Jean-Daniel RAINHORN, Préface de Michaëlle JEAN,


Postface de Michèle PIERRE-LOUIS, avec les contributions de : Nathalie BARRETTE,
Thomas CALVOT, Suzy CASTOR, Philippe CHANSON, Max CHAUVET,
Marjory CLERMONT MATHIEU, Laura DALEAU, Daniel DÉRIVOIS, Dominique
DESMANGLES, Philippe DESMANGLES, Guichard DORÉ, Edelyn DORISMOND,
Jean-Claude FIGNOLÉ, Valérie GORIN, François GRÜNEWALD, Cary HECTOR,
Nathalie HERLEMONT-ZORITCHAK, Laënnec HURBON, Ronald JEAN JACQUES,
Édith KOLO FAVOREU, Ernst MATHURIN, Jean-Joseph MOISSET, Marie REDON,
Charles RIDORÉ, Sarah RIZK, Arnaud ROBERT, Philomé ROBERT, Jean-Max
SAINT FLEUR, Jean Eddy SAINT PAUL, Pierre SALIGNON, Jean-Jacques WAGNER.

ISBN FMSH : 978-2-7351-1419-1


ISBN EUEH : 978-99935-57-47-0
21 euros

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