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Dossier Giap Bilan politique

Westmoreland et spirituel

ISRAËL l'acte dejoi du maire adjoint de Jérusalem


PLANETE
sans conformisme
ni parti pris
ne peut ignorer
les événem ents qui pèsent
sur le destin immédiat.

Ce num éro est


essentiellement consacré
à l’analyse géopolitique
et apporte
des docum ents inédits sur

ISRAËL (page 31)

LE VIETNAM
(page 50)

L’INDE (page 108)


Notre couverture:
Bois doré (Inde)
du X I I e ou X I I I e siècle.
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PLANETE
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lecture et son nombre d’illustra­ FRANÇOIS RIC HA U DEA U

tions, son tirage, ses éditions inter­ RÉDACTEUR EN CHEF


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nationales et la publication de DIRECTEUR ARTISTIQUE


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taires □ L’abondance et la variété ARLETTE PELTANT

des sujets traités et des angles de ICONOGRAPHE


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rêve, une curiosité sans limites et


beaucoup d’agilité d’esprit, sans DIFFUSSION DENOËL - N.M.P.P.
ABONNEMENTS VOIR PAGE 201

compter des facultés de discrimi­ PLAN ÈTE IN T E R N A T IO N A L

nation □ Savoir est utile, imaginer D ire c te u r: Louis P a u w e ls


R é d a cte u rs en c h e f :

est indispensable, rêver est néces­ France : J a c q u e s M ousse a u


Ita lie : G iu sep p e S e lva g g i
A rg e n tin e : R ob e rto G osseyn
saire, mais toutes précautions sont H o lla n d e : J .P . K lautz

prises pour que les frontières Les titres, les sous-titres, les inter­
titres et les éléments de présentation
soient visibles entre ces divers et d'illustration des articles sont
établis par la rédaction de Planète

domaines pareillement délicieux □


PLANETE 36
S O M M A IR E S EP TE M B R E -O C TO B R E 1967

9 Les faits maudits par George Langelaan NOS DOCUMENTS COULEUR

17 La philosophie de Planète 8 8 L' art fantastique de tous les tem ps


par Louis Pauwels L'art brut échappe-t-il
ou non à la culture?
par Jacques Mousseau
31 La vie spirituelle
Pourquoi j'ai bâti ma maison à Jérusalem
par André Chouraqui
9 9 La psychologie différente
Le cas Ted Serios
NOS DOCUMENTS COULEUR par Dominique A rlet

4 2 Les civilisations disparues


Le dieu cornu ressuscite 10 8 Chronique de notre civilisation
en Grande-Bretagne L'Inde de Gandhi est morte
par George Langelaan par Raymond de Becker

141 La littérature différente


53 Notre dossier L'homme qui a été effacé
par Philip MacDonald
G I A P ET W E S T M O R E L A N D :
DEUX H O M M E S , DEUX P E U P L E S ,
DEUX G U E R R E S 157 Le monde futur
par Lucien Bodard et Bernard Thomas La France et l'inform atique
par Jacques Bergier

LE JOURNAL DE PLANETE

167 La vie et les idées / Apprendre à lire 189 Cinéma / La mise en scène devient-elle
171 M.O.C. / La C.I.A . et les soucoupes volantes un privilège social?
175 Sociologie / Les nouveaux matériaux 191 Photographie / Une technique devenue un art
178 Biologie / Le veau est-il alchimiste? 193 Peinture / L'art et la technique
180 Ethnologie / Les rites de mort des Sara sont de plus en plus intégrés
181 Voyages / L'Europe sauvage sans frontière 195 Architecture / Le Japon à l'avant-garde
182 Les notes de lecture d'André Brissaud de l'architecture

5
portes sur la Renault 16...
Non ! Elle manquerait à la Renault 16 si elle n ’existait pas,
cette porte arrière qui permet le chargem ent facile
des objets encombrants. Mais ce n’est pas suffisant pour faire une
voiture «complète». C’est pourquoi la Renault 16
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êtes déjà monté en Renault 16, mieux, si vous l’avez déjà conduite,
vous savez que sa tenue de route, sa visibilité, sa suspension,
son freinage sont exceptionnels.
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y en a-t-il une de trop ?
et accélère de 0 à 100 km /h en 39 secondes. Sa sécurité et son
confort en font la voiture des très belles moyennes sans effort... pour
une consommation inférieure à dix litres aux 100.
Le co n fo rt? Nous avons choisi de faire de la Renault 16
la grande routière dans laquelle vous ignorerez les kilomètres...
L’espace ? Il n’existe aucune autre voiture au monde dont le coffre
à bagages soit extensible et qui permette 7 com binaisons différentes
d ’aménagement intérieur, adaptées à chaque circonstance d ’utilisation.
Alors, que manque-t-il à la Renault 1 6? Rien.
Mais il vous manque peut-être, à vous, de l’avoir essayée. RENAULT
Renault 16: une voiture intelligente
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installé sur le pont d’un
Les faits navire à environ deux mille
mètres du point central.
• c © '» L’explosion de la bombe
S' maudits atomique coula presque
instantanément le navire.
Miraculeusement libéré
VOUS de ses entraves, le cochon
311 nagea vers l’îlot. Il fut
aïïiuse George Langelaan trouvé bien vivant et en
bonne santé lorsque les
premiers savants purent
La science est une sorte de
guerre civile. Peu importe qui débarquer. Bien qu’irradié
la gagne, c’est toujours une tout autant que tous les
victoire scientifique en fin de autres animaux qui mou­
compte. Charles Fort. rurent tous plus ou moins
rapidement, le cochon 311
se portait à merveille. Il
vécut une longue vie tran­
Notre collaborateur poursuit ici quille au cours de laquelle
la rubrique qu’il a ouverte dans il procréa de nombreux
le numéro 31 et qui porte
sur les faits et phénomènes que
petits cochons, tous par­
notre culture dédaigne parce qu’ils faits et en bonne santé et
n’entrent dans aucune des sciences qui, à leur tour, ont donné
existantes. vie à d’autres petits co­
chons bien portants.

Le miracle du Quand les hommes


*xe porc N° 311 sont <•impossibles »

Lors de la fameuse expé­ Parlant de têtus, on pense


rience de la bombe atomi­ aussitôt aux têtes de co­
que à Bikini, les savants chon, têtes de bois et
« un satellite américains placèrent des autres obstinés, entre
de Planète» animaux de toutes sortes à autres à l’étrange Billy
des distances variables du Wells qui fut de nom­
(M IN U T E ) centre de l’explosion tant breuses années l’une des
à terre que sur mer. C’est principales attractions du
N 9 ainsi que le porc portant le
EN VENTE LE 15 SEPTEMBRE
cirque Barnum.
numéro 311 sur la liste Billy Wells mettait un
des animaux se trouva pavé sur sa tête et les spec-
Les faits maudits 9
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PROVINCE AMIENS 14. rue des Sergents • BORDEAUX : 123. cours Alsace Lorraine • DIJON : 10 12. avenue Foch • GRENOBLE : I PRENOM
1. place de lE toile • LE HAVRE : 16. avenue Foch • LILLE : 9. place de Béthune • LYON : 23. place des Terreaux • MARSEILLE :
26 rue de I Académie • MONTPELLIER : 39. rue St Guilhem • NANCY : 105. Grande Rue • NANTES 5. rue J J Rousseau •
NICE 12 rue Chauvam • RENNES : 3. rue Beaumanoir • ROUEN : 59. rue Jeanne d Arc • SAINT-ETIENNE : 7. rue de la Résistance
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r
1 VILLE
1

tateurs étaient invités à témoins de l’époque affir­
casser le pavé à l’aide d’un ment qu’en collant un Le détenu tuait
gros marteau! Il se faisait journal contre son dos, il les juges à distance
aussi briser des planches était possible de lire les
de cinquante millimètres titres à tràvers sa poitrine !
Voici un cas très différent
d’épaisseur sur la tête. de coïncidences impos­
Billy Wells mourut à l’âge Il y avait quelques obèses sibles.
de soixante-dix ans. Un imposants, dont la« Géante Au mois d’avril 1922, le
médecin qui l’examina du Connecticut», qui juge de Eastbourne, dans
alors déclara que son pesait plus de 300 kilos à le Sussex, condamna un
crâne avait une épaisseur l’âge de dix-huit ans. Mais syndicaliste bien connu de
de trente millimètres dans le record appartient à la région, John Blackman,
la région frontale allant Robert Earl Hougues, de soit à payer la pension due
jusqu’à cinquante milli­ Bremen, dans l’Indiana, à sa femme à la suite de
mètres pour l’os pariétal. qui pesait 553 kilos! Lors­ leur divorce, soit à aller
qu’il mourut il y a quelques réfléchir pendant un mois
Barnum en son temps années, les pompes funè­ en prison. Blackman choi­
exhiba une extraordinaire bres refusèrent de s’en sit la prison et il y était
variété de « monstres » charger: il fut finalement encore lorsque le juge
allant du nain au géant et enterré par les services mourut soudainement.
passant par les hommes spéciaux de secours de la Après sa libération, Black­
velus, les femmes à barbe, police dans une caisse à man eut un délai pour
etc. Nombre d’entre eux piano renforcée. s’acquitter de la pension
n’étaient pas de véritables alimentaire. Il ne paya pas
monstres. Parmi les vrais Un des plus jolis monstres, et, convoqué devant un
citons Jonathan R. Bass et sinon un des plus curieux, nouveau juge, il expliqua
le Comte Orloff qui souf­ fut Francesco A. Lentini, qu’il ne paierait jamais.
fraient tous deux d’étran­ un fort bel homme né en Il fut cette fois envoyé
ges maladies contraires et 1890, en Sicile, avec trois pour trois mois en prison
à cette époque mal con­ jambes au lieu de deux et, comme son prédé­
nues. Jonathan Bass s’ossi­ Jusqu’à l’âge de sept ans, cesseur, le juge mourut,
fiait de jour en jour et il Francesco courut fort bien accidentellement.
mourut alors que tout son avec ses trois jambes mais, Sa peine purgée, John
corps était devenu rigide à partir de cet âge, seules Blackman alla porter des
avec d’énormes os. Le deux des jambes conti­ fleurs sur les tombes de ses
Comte Orloff, un Hon­ nuèrent à grandir. La troi­ juges. Mais il refusa tou­
grois, n’avait, lui, presque sième jambe resta cepen­ jours de payer.
plus d’os et ses membres dant active et la grande La justice ne peut admettre
se tordaient comme du joie de Francesco était de l’entêtement et John Black­
caoutchouc. Il était de jouer au football avec ses man se trouva face à un
plus transparent et des trois jambes! troisième juge.

Les faits maudits 11


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12 Les faits maudit


T
- Je ne paierai jamais un sédée par l’étrange et conque. Kenneth, le fils,
sou et sachez, Votre incompréhensible fléau de pensa au linoléum et l’on
Honneur, que cela ne la moisissure. Cela a com­ souleva le tapis qui le re­
m’ennuie pas le moins du mencé voici quatre ans couvrait. Il était toujours
monde de retourner en avec un simple morceau en parfait état mais, sous
prison. Ce qui m’inquiète, de linoléum acheté d’oc­ le tapis, des taches de
en revanche, serait plutôt casion. moisissure firent aussitôt
l’état de votre santé si Grady Norman et sa famille tousser les Norman et leur
vous m’y envoyez. Vos comprenant sa femme, médecin.
deux prédécesseurs sont leur fille, un fils marié,
morts peu après m’avoir leur bru et leurs petits- Le jour même Grady Nor­
condamné. Je ne dis pas enfants, vivaient le plus man enleva le linoléum et
que je suis la cause même sagement, le plus tran­ le tapis fut consciencieu­
indirecte mais... quillement du monde dans sement nettoyé et mis au
Le juge ne comprit pas et une gentille ferme à pro­ soleil dans la cour de la
envoya John Blackman en ximité de Mountain Park, ferme. Il n’y avait aucune
prison. Il mourut dans son petite ville du Comté de trace de moisissure autre
sommeil moins d’une Surry, jusqu’au jour où part... jusqu’au lendemain
semaine après. Mme Norman et son mari lorsque les Norman s’aper­
Un quatrième juge (car les revinrent d’une vente avec çurent avec effroi que de
juges britanniques, eux un beau morceau de lino­ larges taches envahissaient
aussi, sont têtus) trépassa léum, presque neuf, qu’ils les murs du living-room.
après avoir envoyé Black­ avaient acheté à une vente. Alors commença une
man en prison. Heureuse­ Il y en avait assez pour longue et terrible bataille.
ment pour la justice an­ recouvrir deux pièces de En homme courageux,
glaise, ce fut l’ex-Madame leur maison. Grady Norman descendit
Blackman qui mourut Grady Norman, prédi­ en ville consulter méde­
avant que John Blackman cateur connu, était aimé et cins, officiers de santé et
ne comparût devant un respecté de ses conci­ spécialistes en désinfection.
cinquième juge; autre­ toyens et amis et, lorsque Toute la maison fut net­
ment, les tribunaux anglais Mme Norman tomba ma­ toyée de fond en comble,
auraient risqué de se trou­ lade, ils vinrent nombreux désinfectée. Les meubles
ver à court déjugés. lui rendre visite et pro­ furent décapés, revernis
poser leurs services. Le ou repeints, les papiers
médecin qui la soignait arrachés des murs qui
L'incroyable invasion pour un curieux rhume furent aspergés de désin­
de la moisissure trop tenace conclut à une fectants à base d’alcool,
allergie, et demanda ce les plafonds furent refaits,
En Caroline du Nord, une qu’il y avait de récent dans les parquets lavés, grattés,
famille américaine s’est leur vie comme animaux, cirés. Les vêtements lavés
vue complètement dépos­ nourriture, achats quel­ et désinfectés furent mis à

Les faits maudits 13


l’air avant de réintégrer la
maison et l’on attendit.
Le lendemain le beau et
iCIE P L A N E T E grand canapé du salon
était complètement cou­
vert de moisissure. Affolés,
Grady Norman et son fils
Vient de paraître le sortirent de la maison et
le brûlèrent. Une heure
après, les taches puantes
de moisissure grandissaient
les chefs-d’œuvre du presque à vue d’œil sur la
grande couverture de
couleur du grand lit des

FANTASTIQUE parents! Dans le bureau


de M. Norman, tous ses
papiers, tous ses livres,
sa belle bible de famille
furent détruits.
Les experts vinrent de
Un panorama complet partout, examinèrent, é-
mirent des opinions, firent
de la littérature différente, des prélèvements, écri­
virent des rapports, don­
des classiques européens nèrent des conférences de
presse, rien n’y fit. Fina­
aux inédits anglo-saxons, lement le service de santé
®
de l’Etat demanda que la
avec 70 illustrations des grands noms ferme et tout ce qu’elle
contenait soient brûlés. Il
de l’art fantastique moderne. y eut procès et plaidoiries;
la maison des Norman n’a
pas été détruite, mais son
accès est strictement in­
Des heures de lecture fascinante terdit.
pour le cœur, excitante pour l’esprit. A un kilomètre de là, la
famille Norman vit dans
deux vieilles roulottes,
Un volume relié, 480 pages 45 / 46,25 TLI dans des vêtements neufs
qui n’ont jamais pénétré
dans la maison maudite

14 Les faits maudits


d’où se dégage la curieuse
et tenace odeur de la moi­
sissure. De la grille où
sont apposés les scellés, à
W Hilfiive
ni i■■ JMà ES I E
moins de cinquante mètres,
on voit parfaitement bien publie en septembre
par les fenêtres et la porte
grande ouverte l’épais
ENCYCLOPÉDIE PLANÈTE
tapis gris verdâtre de la
mystérieuse moisissure qui Les grandes énigmes de l'astronomie
recouvre tout, plafond, par Jean Charon 1 8 ,5 0 h t / 1 9 tli
murs, tentures, meubles. LES M É TA M O R P H O S E S DE L 'H U M A N IT É
Les gens de la région et
Tome IX : Le romantisme 63 h t/6 4 ,8 0 tli
aussi Grady Norman et les
siens ne craignent qu’une A N TH O LO G IE PLANÈTE
chose, que le fléau de la p Les chefs-d'œuvre du fantastique 45 h t/4 6 ,2 5 tli
peste grise ne saute un
beau jour le cordon sani­ PLANÈTE H ISTO IR E
taire. Des tranchées ont Les grands procès d'assises 19 h t / 1 9 ,5 0 tli
été creusées et des barils
de pétrole sont tout prêts à Pénéla n° 7 en vente le 29 septembre 6 ,5 0 F
y être déversés car, au Plexus n° 9 en vente le 15 septembre 6 ,5 0 F
moindre signe, et sans
attendre l’avis ou la per­
mission de qui que ce soit,
en octobre
on mettra le feu à toute la
propriété. ENCYCLOPÉDIE PLANÈTE p.
Pour le moment, la moisis­ Les faits maudits
sure, inconnue jusqu’à ce par George Langelaan 18,50 ht/19 tli
jour en cette région, n’a
pas quitté la ferme des HORS COLLECTION
Norman qui prient et qui Comment ne pas tuer votre femme
espèrent qu’elle finira par par le docteur XXX 18,50 ht/19 tli
disparaître et par leur
rendre leur bien ou que Modèle
quelqu’un trouvera le un album de photos de John Rawlings 55 tli
remède miracle contre la
moisissure triomphante et Pénéla n° 8 en vente le 31 octobre 6,50 F
méchante.
Plexus n° 10 en vente le 31 octobre 6.50 F
GEORGE LANGELAAN.

(à suivre)
Les faits maudits
LA P H ILO S O P H IE DE P L A H ETE

Dans cette 8e étude, le directeur de


8 Planète décrit les pensées et sentiments
qui l’agitaient durant la guerre israélo-
arabe de juin. Il esquisse ensuite un
tableau géopolitique, parle de l’inter­
nationale des continents pauvres et de
la civilisation russo-américaine. Il se
LOUIS PAUWELS
demande si sa place, au sein d’un monde
régi par l’humanisme scientifique et les
ingénieurs planétaires, est dans la colla­
boration ou la résistance.

New York J ’ai passé les premiers jours de juin à Évian. De mon balcon, je voyais
des pelouses, le lac paisible, des bateaux blancs. Je buvais de l’eau de
Le Caire source, respirais un air propre, dormais douze heures profondes avec
l’assentiment des montagnes suisses, infirmières de l’Europe. J ’allais
Tel Aviv dîner à Saint-Saphoryn, village vigneron. Dans ma voiture, j ’écoutais
les communiqués du soir, les voix du Caire, de Tel Aviv, de New York,
Moscou de Moscou, sur la route entre l’eau et les vignes, regardant le paysage
et un lac et les gens de Ramuz, des images de l’enracinement, un monde tran­
quille à la taille de l’homme. Des agents arabes à Lausanne, chinois à
paisible Genève, téléphonent fébrilement dans des cabines d ’hôtels feutrés qui
sentent la cire et le chocolat. Dans toutes les grandes villes de la terre
s’agitent les ambassades, les services secrets, les états-majors, les
partis. L’Arabie rêve de G uerre Sainte et compte ses Mig. Les moteurs
des Mystère soulèvent les sables bibliques. Les Kabbalistes de Safed
récitent les noms secrets de Dieu. Au-dessus des glaces polaires, de
chaque côté d ’une ligne abstraite dans le ciel, tournent des bombardiers

Nous avons décrété la mort


de Dieu. Et pourtant...
Peinture d ’Alain Boché.

Positions Planète 1
russes et américains. Je m’arrête devant l’auberge de l’Onde. J ’entends
la fontaine, le piaillement des étourneaux. Dans un petit jardin sus­
pendu, parmi les étagements des ceps, deux villageoises en tablier noir
cueillent des pivoines. Les cerveaux électroniques des satellites mul­
tiplient leurs observations. Des usines à lancer la mort atomique
naviguent dans les fonds méditerranéens. Chaque secousse, désormais,
brasse les temps, mélange dans un bouillonnement le passé et l’avenir.
Sans doute nous faudrait-il autre chose que la passion ou le froid calcul,
autre chose qu ’une conscience ancienne ou une conscience moderne,
pour interpréter les signes qui se forment à la surface de ce chaudron
magique. Un autre niveau de conscience? Une autre dimension de
l’esprit? Impuissantes victimes de la puissance, nous voilà des centaines
de millions, ce soir, à nous dem ander si c’est le début de la troisième
guerre mondiale. Trois générations nous auront appris à nous méfier de
l’été. Devant un feu de sarments, de vrais poulets de grain tournent sur
la broche ancienne de l’auberge. Que faire de l’instant, sinon le vivre
tout entier? Prends ce monde et embrasse-le, voilà ce que commande
l’esprit. Assis à cette table de vigneron et cependant relié au monde, car
il n’y a plus de lieu protégé, j ’embrasse la continuité paisible et l’errance
dangereuse, la douceur et l’horreur, l’éternel et l’angoisse.

Un homme Ces coups sourds qui ébranlent l’humanité, ce n’est pas l’Histoire qui
frappe à la porte, c ’est le Destin. Comme chaque homme qui descend
qui dînait en lui-même pour étreindre la réalité, celle-ci m ’apparaît à la fois dans
l’histoire et hors l’histoire, débordant les stratégies et les politiques.
au-dessus de L’esprit de calcul, en moi, examine des chiffres, discute les alliances,
compare les déclarations de chefs d ’État, lit des cartes, interroge des
l'abîme spécialistes, prend des repères sur une ligne de l’histoire. L’esprit de
méditation dénonce tout cela comme apparences, voit un mouvement
de temps mêlés, des forces surhumaines en action, l’ombre projetée
d ’une obscure finalité. Sartre dit que la bombe atomique est exécrable
parce que c ’est une arme contre l’histoire. La menace d ’une guerre
totale, en effet, qui apparaît au-dessus de tout événement historique,
arrache celui-ci à l’historicité pure, lui donne une autre coloration, le
relie au destin humain global, provoque en chacun de nous une ré­
flexion en croix: l’esprit de calcul sur la ligne horizontale, l’esprit
de méditation sur la ligne verticale. Mais c ’est quand nous sortons de
l’histoire que nous embrassons le monde, comme le commande l’esprit:
un monde dans lequel, justement, l’histoire peut venir à nous manquer.
Est-ce un commencement d ’apocalypse? Est-ce l’accident fatal? La
puissance infinie de l’homme va-t-elle lui éclater entre les mains? Y

18 La philosophie de Planète
a-t-il une condamnation? Faudra-t-il tout reprendre, refaire dans des
déserts et en haillons la longue marche de l’esprit? Prends ce monde et
embrasse-le, même si demain nos os craquent et nos yeux fondent sous
un éclair plus ardent que mille soleils. Cela peut arriver. Il y a eu
d ’autres fins du monde: pour les Sumériens, pour les Mayas. Chaque
seconde sur cette terre, un homme sent son cœ ur s’arrêter, venir pour
lui la fin du monde. Je n’ai pas peur. Cette absence de peur et l’amour
que j ’éprouve viennent de plus haut que moi. Parole de Moïse: « Rien
de ce qui est hors de l’homme et qui entre dans lui ne le peut souiller;
mais ce qui sort de lui, voilà ce qui souille l’homme.» Il me semble
confusément, en cette attitude, agir, implanter quelque chose
d ’immortel. En même temps, et tandis que je commande mon dîner,
mille images simultanées m’apparaissent. Je vis quantité de vies,
éprouvant le goût particulier de chacune: intellectuel révolutionnaire
fanatique, pilote froid d ’Anchorage, diplomate insomniaque, agent de
services spéciaux à l’esprit brûlant comme glace, technocrate de la
géopolitique, rabbin en prière, partisan, le sang au cerveau. Parti­
cipant de toutes ces forces tendues au-dessus d ’un abîme, plein d’amour
de la vie et de toutes les vies, une sorte de prière monte en moi, sans
autre objet qu’elle-même, sans forme ni direction, au-delà de l’enga­
gement comme de l’indifférence, de l’espoir et de la crainte. Je fais
acte de vivant.

Ma profession Je ne peux rien faire, sinon sentir et comprendre. Je suis un Français


d ’aujourd’hui: mes responsabilités, mes pouvoirs sont l’esprit et la
est parole. C ’est peu, ou c ’est l’essentiel, selon la vision que j ’ai du
monde humain. Je crois que c ’est l’essentiel. Mais je sais que je vis dans
la liberté une civilisation capable d ’entraîner des hommes, comme naturellement,
sans hésitations, sans déchirements, à tenir cela pour négligeable. J ’ai
le sentiment d ’appartenir, par essence, par ma conduite et mon travail,
à une sorte de société secrète qu’il m’arrive d ’appeler, faute de
meilleurs mots, la société des défenseurs de l ’être.
J ’étais sur les rives du lac Léman en « cure de détente intégrale ». C ’était
d’une tragique ironie. Cependant je ne décris pas mon attitude, mes
pensées durant ces jours, par complaisance littéraire, mais pour les
dégager du particulier. Ce sont l’attitude et les pensées d ’un homme
religieux sans religion, qui cherche l’âme signifiante des faits, et qui,
sans doctrine ni parti, s’efforce de penser par lui-même, en fonction
d’une certaine forme d ’esprit à l’état sauvagement libre. Cette forme
d’esprit me semble plus ouverte sur l’Esprit que d ’autres formes, d ’un
plus général usage. Ma profession est la liberté.

Positions Planète 19
Porter Les Anciens interrogeaient les dieux, archétypes de la relation de
l’homme au Tout. La conscience d ’une telle relation, confusément,
sur le monde demeure en nous. Nous avons décrété la mort de Dieu, et du même
coup sacralisé l’histoire. (On voit, à Moscou, des vieux piliers de
un regard l’Académie Marx-Engels porter à la boutonnière le portrait de Lénine
bébé.) Nous avons prétendu ramener la liberté à l’engagement. Et
oblique pourtant, quand la vie nous habite de toutes ses forces débordantes,
nous ne parvenons pas à nous sentir dans l’histoire comme des poissons
ou tenter dans l’eau. Ou bien, c ’est comme des poissons volants. Nous savons,
de le regarder malgré tout, que l’eau n’est pas le seul domaine du vivant. Remués par
de lourds événements, nous interrogeons les faits, les forces matérielles
en face en présence, nos appartenances, nos opinions, comme des hommes tout
à fait immergés dans l’histoire. Mais, en même temps, par un mou­
vement instinctif, nous essayons d ’atteindre le fond de notre cœur,
d ’éprouver la plus fine pointe de notre âme, pour savoir ce qui va se
passer. C ’est que, dans sa plénitude, l’univers de chaque homme est
universel et contient toute l’histoire de l’homme. C’est que l’histoire de
l’homme ne se superpose pas exactement à l’histoire: elle la déborde,
en arrière et en avant. Mais la réponse ne nous parvient pas, ou si
brouillée qu ’elle est indéchiffrable, parce que nous ne sommes jamais
dans la plénitude de notre être. Si nous l’étions, nous serions devins.
Nous comprendrions le sens ultime de ces tragédies où chacun a raison.
Nous aurions une idée de la finalité. L’histoire ne cesserait pas, mais
son assomption commencerait en nous. Dans l’affreuse tenaille des
événements, à l’intérieur même de nos actes engagés, nous serions
libres et pleins d ’amour. Nous ne porterions plus sur le monde ce
regard oblique qui ne nous renseigne que sur son profil. Je songeais à
l’écrivain qui m’est le plus fraternel, Henry Miller. Je l’entendais:
« Il est possible que ce que nous appelons « l’historique» cesse d’exister
(ou plutôt, à mon avis, d ’exister seul) une fois que nous aurons exécuté
ce simple mouvement du soldat: F ixe’ »
J’admettais l’idée d ’une apocalypse atomique. Mais, de toutes ses
forces, mon intelligence d ’Occidental la repoussait comme une chose
informe, illégitime: ne correspondant pas aux structures de la moder­
nité. Je cherchais une meilleure position que celle proposée par
l’histoire immédiate avec son cortège d ’humeurs variables et de m en­
songes, afin d ’essayer de regarder le monde en face. A défaut de
profond éclairement, je me faisais, à ma manière, un cours de géo­
politique.
Je me disais qu ’une tempête peut, un moment, inverser le mouvement
des vagues, mais que la marée se fait tout de même. C ’est le flux
montant des sciences et techniques occidentales. « Il n’y a qu’un point

2 0 La philosophie de Planète
indivisible qui soit le véritable lieu de voir les tableaux, disait Pascal.
Les autres sont trop près, trop loin, trop bas. La perspective l’assigne
dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et la morale, qui l’assi­
gnera?» Dans la vérité historique? Dans la morale politique? De mon
point de recul, dont je ne sais s’il est le bon, sachant seulement qu’il
faut reculer, voici ce que je vois.

Le temps de Le monde a été dominé par la civilisation européenne, colonialiste. Le


colonialisme est mort. Les pays naguère sous le joug sont venus, ou
la civilisation revenus à l’existence. En même temps, ils ont pris conscience de leur
pauvreté et de leur retard. Aujourd’hui, notre planète est dominée par
russo-américaine une nouvelle civilisation, de récente naissance, amenée par le flux des
sciences et des techniques. C ’est la civilisation russo-américaine. Elle
est plus riche, plus forte, plus positivement attractive qu’aucune autre
dans l’histoire. Nous autres, vieux Européens, gens de sentiments et
d ’idéologies, toujours universalistes et désormais sans les moyens de
l’universalité, avons beaucoup de mal à saisir cette réalité. Dans son
élan vers un communisme de la richesse, la Russie technicienne adopte
certaines formes du capitalisme utiles à la production, et entreprend
avec l’Amérique, première puissance du monde, une collaboration
nécessaire à l’établissement d ’une société technocratique, industrielle,
d’esprit scientifique. Nous nous tournons vers les vieux Soviétiques, les
hommes de «l’Appareil», les doctrinaux, pour ne pas voir cela et
demeurer dans les schémas d ’un monde déjà dépassé. Mais c’est dans la
jeunesse des campus qu’il faut aller voir l’Amérique vivante, de même
qu’il faut interroger la jeunesse russe. En U.R.S.S. quatre mille univer­
sités et écoles techniques préparent, avec dix millions de techniciens,
une jeunesse de cent millions de moins de trente ans, qui représente la
moitié de la population. Elle méprise les « dogmatiques», les « vieillards
idolâtres», les «cadavres régnants», croit à la seule intelligence et aux
pouvoirs illimités de la connaissance objective. L’homme accompli,
c’est l’ingénieur planétaire. A sa manière, elle envisage une certaine
fin de l’histoire: sous la coupole de la science unifiante ‘.

Une image « L’avenir est bien représenté dans ce petit microcosme du futur qu’est
le continent antarctique. Ici, point de militaires, point de fusées, point
jeune soviétique d’armes: il s’agit d ’un univers de savants. Nous ne sommes plus dans les
années 60 de notre siècle mais au-delà de l’an 2000. Nous ne parlons
de l'avenir 1. Je me reporte ici à la rem arquable docum entation rassemblée par Jean M arabini, l’un des meilleurs obser­
vateurs de la Russie moderne. On lira avec le plus grand profit son dernier livre sur la question: l'U .R.S.S.
à la conquête du futur (Éd. Denoël).

Positions Planète
plus la même langue que la vôtre. Il n’y a plus de spéculations, plus de
police politique, plus de régimes économiques différents. Toutes ces
séquelles sont balayées. Les hommes qui vivent dans l’Antarctique,
aussi bien Américains, Russes, que les autres, s’intéressent en plein
accord à découvrir avec émerveillement un sixième continent de
quatorze millions de kilomètres carrés, aussi étendu que l’Amérique du
Sud, plein de fabuleuses richesses recouvertes par une couche de
glace de deux à quatre kilomètres d ’épaisseur dont la fonte ferait
remonter tous les océans du globe d ’un niveau de soixante mètres.
Comme nous sommes au-delà du colonialisme dans un monde neuf,
point de querelles de clocher mais une solide foi commune dans la
science. Et si nous abordons encore nos emblèmes nationaux, c ’est
pour nous reconnaître, comme des sportifs aux Jeux olympiques2.»
Cette vision est-elle naïve? Est-elle, au contraire, la juste espérance
des élites d ’une super-nation? Nous devrions nous méfier avant de
parler de naïveté. Allons-nous maintenant, comme nous le faisions
sottement pour les Américains, traiter les Russes de «grands enfants»?

L'Internationale L’Amérique est la première puissance, économiquement, militai­


rement. S’il y a égalité en équipement atomique, la supériorité U.S. en
des continents armes conventionnelles est écrasante. Mais la Russie forme quatre fois
plus d ’ingénieurs. Mais la recherche n’y est pas gênée par des conflits
pauvres d ’entreprises privées et l’esprit de profit. De sorte que les jeunes
Soviétiques estiment que leur pays est mieux apte à promouvoir et
et TOccident appliquer sur le monde les règles d ’un humanisme scientifique. Il
convient donc de supplanter l’Amérique, pacifiquement et en se servant
scientifique de celle-ci. C ’est possible. Il suffirait qu’assez d ’énergie et de temps
puissent être consacrés à la pleine mise en valeur de la Sibérie3. C ’est
un objectif qui passe en urgence le soutien du Tiers Monde. La vérité
est que, dans les années à venir, le gouffre ne peut que s’élargir entre
les pays pauvres et l’Occident scientifique. Quand la civilisation russo-
américaine aura atteint son épanouissement, guidée par la pure foi
soviétique en la connaissance et la technique, alors seulement, dans un
plan cohérent d ’exploitation de la planète, de ses richesses naturelles et
humaines, il deviendra possible de refermer le gouffre. Pas avant. Tout
ce qui retarde cette marche travaille contre le progrès, la paix, le
2. Propos recueillis par Jean M arabini. Sur les conceptions de « l’humanisme scientifique », voir les débats
organisés massivement en U.R.S.S., résumés dans ce même ouvrage de M arabini. Ma docum entation ne se
limite pas à ce livre: Bergier nous fait chaque jo u r un rapport de lecture des principales publications sovié­
tiques depuis des années.
3. « Rien qu’en Sibérie, 50 % des réserves mondiales de charbon, 40 % des réserves d ’acier, autant pour le
pétrole et les métaux rares et précieux, 33 % des réserves de forêts, 200 millions d ’hectares disponibles
demain pour l’agriculture, telles sont les véritables armes secrètes des Russes pour la conquête du futur et
du cosmos. » John F. Kennedy, 1963.

22 La philosophie de Planète
futur possible d ’un équilibre planétaire. Le Tiers Monde agit contre lui-
même en provoquant des troubles qui freinent le mouvement. Ses
rhéteurs gâchent l’effort de l’homme blanc industriel et mathématicien
qui pourrait donner demain au monde des statuts d ’adulte. Un peu de
messianisme passe par les continents sous-développés. Beaucoup de
messianisme se concentre sur l’Occident.

Les Américains Le grave est que la Chine revendique une grande partie de la Sibérie4.
Peut-elle un jour s’en emparer? Le nombre n’est rien, même dans une
se trouvent guerre conventionnelle: ce sont les cerveaux qui la gagnent, par
l’information et l’électronique. Fabriquer des cerveaux suppose que
chargés du l’on donne le pas aux scientifiques sur les idéologues. Le grave, dans
l’immédiat, est que la Chine impose à la Russie une concurrence idéo­
« sale travail » logique. Elle retarde ainsi son mouvement d ’expansion. Elle redonne du
poids, dans la conduite des affaires soviétiques, aux «dogmatiques».
et il y a Elle oblige l’U.R.S.S. à un double jeu coûteux avec l’Amérique. Elle la
la menace paralyse en l’obligeant à disperser ses efforts sur les divers fronts de la
guerre révolutionnaire tri-continentale qu’elle suscite ou attise.
chinoise En réalité, si l’homme blanc de l’ère atomique veut planter solidement
les bases d ’un humanisme scientifique, d ’une société technocratique
capable d ’unifier la planète, il lui faut encore pouvoir travailler
beaucoup chez lui, dans le cadre d ’une civilisation russo-américaine.
Pour cela, il est nécessaire de contenir la grande Jacquerie des démunis,
des impatients, des différents, qui gronde de l’Asie à la Palestine, de
l’Afrique à la Terre de Feu. Il est nécessaire d ’endiguer la nouvelle
Internationale des continents pauvres. Cependant, pour les Russes, il
n’est pas mauvais que les Américains se trouvent chargés du sale
travail, comme, par exemple, au Vietnam. Ce qui pèse sur la croissance
économico-culturelle et le crédit moral des U.S.A. permet à l’U.R.S.S.
de s’employer pacifiquement à prendre un jour la tête de la nouvelle
civilisation occidentale à vocation planétaire.
Cette nouvelle civilisation, à peine née, va-t-elle exploser à l’occasion de
la bataille d ’Israël? Je refusais d ’y croire pour les raisons que j ’ai dites.
Et pour une autre, plus sûre à mes yeux et pourtant au-delà de l’histoire
Cette civilisation est fille de la pensée juive. Je n’évoquais pas seu­
lement Marx, Freud, Einstein. Je songeais à la tradition du peuple élu:
l’esprit jamais assouvi; l’intelligence du déracinement; l’abstraction
fervente; l’idée que l’incarnation est à venir; le messianisme de
l’Hom m e qui commande à l’océan, au soleil, à la matière. Je me rap­
pelais la belle parole de Léon Bloy, qui résume l’élan occidental,
4. « Nous revendiquons une grande partie du territoire sibérien comme appartenant à la Chine. » Lin Piao, 1967.

Positions Planète 23
s’applique à notre temps, et que nos âmes entendent, fermées ou non:
« L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue
barre un fleuve, pour en élever le niveau. »

Une guerre Quand je revins à Paris, une guerre d ’un genre nouveau s’achevait.
Quelques heures avaient suffi, non pour décider de la victoire, mais
d'un genre pour confirmer celle-ci. De fait, cette guerre avait été gagnée avant
d ’être commencée. L’essentiel ne s’était pas déroulé sur le terrain, mais
nouveau avant: sur du papier, avec des chiffres et des courbes. Israël n’avait
pour lui ni le nombre d ’hommes ni le nombre d ’armes. Mais il avait la
suprématie de l’électronique, de l’information, de la prévision, de
l’équipement intellectuel. La tactique décidée et tous les coups prévus,
au premier déplacement de pion sur l’échiquier, le mat était fatal. A
peine ouverte, la partie était jouée, mathématiquement. Ce que les
Américains, de crainte qu'ils ne s’égarent faute de bons renseignements,
firent savoir aux Russes. Du côté des modernes, tout se fit à froid, au
niveau de l’intelligence technicienne. « Le degré de culture (et donc
d ’invincibilité) d ’un pays se mesure au niveau mathématique moyen de
ses habitants5.» L’action américaine, le retrait soviétique, la victoire
israélienne sont les effets de jeu de la même intelligence. C ’est une
partie entre champions de même race: je veux dire de même structure
mentale. Il n’y a pas complot, il y a complicité d ’essence. Cette
évidence laisse les Arabes, et avec eux leurs frères en Jacquerie, dans
un plus grand sentiment de séparation, d ’infériorité. Elle accroît leurs
raisons de jalouser, et donc de détester l’Occident. Elle avive la haine
qu’ils nourrissaient à l’endroit d'Israël, révélateur de l’unité et de la
puissance de la civilisation technocratique blanche.

La contradiction Cependant, un succès de l’esprit de calcul, sur cette terre de contra­


diction, porte à l’incandescence la vieille âme mosaïque. Des juifs
judaïque scientistes, autour de moi, pour qui le rabbinisme est attardement,
citent les prophètes et prennent leur billet d ’avion pour aller au Mur
des Lamentations. Mon ami Chouraqui, maire adjoint de Jérusalem,
déclare à la Télévision: «Il nous faudra plusieurs générations pour
saisir toute la signification spirituelle de la reconquête de Jérusalem.»
Les mêmes mathématiciens qui travaillent au traitement de l’infor­
mation imaginent les plans du nouveau Temple de Salomon. Peuple
rétif, moteur d'une civilisation scientifique, technicienne, et qui, dans
son sein, brasse le visible et l’invisible, le passé et l’avenir. Peuple
5. D éclaration de M. André Lichnerowicz à l ’Express. La parenthèse est de l’auteur.

2 4 La philosophie de P lan ète

I
rétif qui, pénétrant dans l’historicité avec les armes les plus modernes,
rend manifeste ce qui la nie: le mythe, la foi, la soif d ’éternité.
Étrange bouillonnement! Nous ne pouvons mettre le doigt là-dedans
sans ressentir une brûlure qui porte au cœur. A moins d ’être des morts.

L'esprit Aujourd’hui (j’écris ces lignes début juillet) Américains et Russes


conjuguent leurs efforts, en apparence opposés, pour q u ’Israël, sous
de Glassboro une menace renouvelée, n’use pas d'armes atomiques. La foi juive peut
dire: Dieu ne tend pas la joue, il tend la foudre. L’informatique juive
peut conclure qu'un instant de terreur assurera la paix. Les deux
super-nations n’oseront prendre le risque de sombrer dans un conflit
apocalyptique. Elles ne sauraient s’affronter dans une guerre conven­
tionnelle: la Russie est vaincue d ’avance. Israël marchande donc pour
obtenir de nouvelles frontières et des garanties, pressé par les uns et les
autres de renoncer à la foudre. Tout conduit l’U.R.S.S et les U.S.A. à
manœuvrer pour détenir seuls les armes absolues. Tout les conduit à
s’organiser pour être le moins dérangés possible dans leur travail de
progression. Tout les conduit à s’entendre sur le fond: maintenir le
monde ancien dans un calme relatif. Mais cette entente excite, dans les
pays pauvres, le sentiment de révolte, le besoin de mouvement et
d ’aventure. Sous une grande histoire immobile, les histoires se mul­
tiplient, s’enfiévrent. L’idée d ’une immense croisade contre l’Occident
se précise. Mao oppose à la pensée scientifique et technicienne une
pensée magico-révolutionnaire, para-religieuse; à l’esprit de calcul,
l’esprit d ’insurrection. Et, enfin, les dirigeants soviétiques, dans leur
difficile double jeu, songent peut-être que, sous les planchers de leurs
bureaux, les caves staliniennes ne sont pas tout à fait rebouchées.
Jacques Mousseau m’écrit de Washington que la colère noire, en ce
moment, est pour les Américains un plus grand souci que le Vietnam
et le Moyen-Orient.
Dans l’attitude que j ’ai décrite, je continue de me méfier de l’été.
Quelque chose en moi refuse les vacances: l’allongement confiant, le
sommeil de l’esprit; l’arrêt, sous le soleil, dans la mer chaude, d ’un
état de vigilance et de prière. Au-delà de la crainte des troubles, un
grand trouble m’habite. Je crois à la montée de cette civilisation
russo-américaine. Je comprends ce que les jeunes Russes espèrent:
un humanisme scientifique unifiant la planète. Je ne suis pas sûr que la
grande Jacquerie du monde ancien, qui retarde l’avènement, ne joue
pas un rôle nécessaire, mystérieusement équilibrant sous les flots
contrariés de l’histoire. Le propre de la pensée qui calcule est de ne
jamais s’arrêter, de ne jamais se retourner sur elle-même. Les pauvres,

Positions Planète 25
qui sont aussi les différents, freinent par leur croisade l’Occident, lui
jettent, comme des bâtons dans les roues, des motifs de réflexion. Ils
brouillent les chances d ’un œcuménisme faustien. De même Israël, lieu
de croisements et de contradictions, mêle aux succès de l’intelligence
technicienne les revendications de la foi et entretient, dans la nou­
velle civilisation montante, dont il participe si fortement, l’inquiétude.

J ’aime les conquêtes de la modernité. J ’admire l’effort de la pensée


Oui, et occidentale. Il réalise un rêve hugolien: l’homme qui assaille la
nature; l’esprit séditieux qui arrache à la matière ses pouvoirs; la
pourtant science et la technique, patries nouvelles de l’homme blanc; l’unité
humaine réalisée par la connaissance objective. Sous la poussée russo-
je suis rétif... américaine, il se peut que nous allions vers cette civilisation d ’in­
génieurs planétaires, de champions de l’Antarctique. Une humanité
sans autre histoire que son perfectionnement technique. Vivre sans
temps mort, faire et connaître sans entraves. Mais l’essentiel de mon
trouble vient de la peur que m’inspire cette civilisation. Je vais avec, et
cependant, dans cette marche, je me retiens d ’être au pas. Il y a un
homme en moi qui ne saurait se satisfaire de cet «humanisme scien­
tifique». J ’ai une âme qui refuse de mourir. A l’intérieur de mon propre
monde, je me sens d ’une jacquerie. Est-ce la route de l’histoire? Mon
chemin de survie passe par des maquis. Une part de moi participe. Une
part de moi objecte. Je me dis que ce témoignage est nécessaire. Je
me maintiens en éveil pour que ma voix ne faiblisse pas. Tout conspire
à m’entraîner dans le sommeil, même et surtout la logique. Ce qu ’il y a
de meilleur en moi, c ’est le rétif. Pourtant, que puis-je? Quels actes?
Dérisoires, dit la logique. Décisifs, dit le rétif. J ’entretiens une pensée
méditante. Je m’efforce de maintenir en moi la présence de l ’être. C ’est
une pointe d ’épingle. Mais le monde est peut-être comme le chef-
d'œ uvre de Vermeer: tout entier architecturé à partir de l’invisible
aiguille entre les doigts de la dentellière. En ce retrait, je suis contraint
de ne penser que par moi-même. Les idées dont je me nourris « ne sont
fournies par aucune usine officielle de produits alimentaires pour
l’esprit»6.
La première épître de saint Jean s’achève de manière surprenante. On
dirait que l’évangéliste amène un sujet hors de propos, sur le tard. En
réalité, il se résume par une fulguration, et ses derniers mots sont d ’un
douloureux amour, d ’une tendresse mêlée d ’espérance et d ’angoisse:
« Mes petits enfants, dit-il, méfiez-vous des idoles. »
, „ f LOUIS PAUWELS.
6. Bernanos.

(A suivre — Voir les numéros 25, 26, 27', 28, 30, 31, 32, 33 de Planète.)
Une humanité sans autre histoire
que son perfectionnement technique...
Dessin de Pierre M ignot.

2 6 La philosophie de Planète
LA PRIÈRE
« Écoute les supplications de ton serviteur et de ton peuple Israël, lorsqu’ils
prieront en ce lieu. Toi, écoute du lieu où tu résides, du ciel, écoute et
pardonne.

«Si un hom m e pèche contre son prochain, et que celui-ci p ro no nce sur lui un
serm ent im précatoire et le fasse ju re r devant ton autel dans ce Temple, toi,
écoute du ciel et agis; juge entre tes serviteurs; rends au m échant son dû en
faisant re to m b e r sa conduite sur sa tête, et justifie l’innocent en lui rendant
selon sa justice.

« Si ton peuple Israël est battu devant l’ennem i parce q u ’il aura p éché contre
toi, s’il se convertit, loue ton N om , prie et supplie devant toi dans ce Temple,
toi, écoute du ciel, pard on ne le péché de ton peuple Israël, et ramène-le dans
le pays que tu lui as donné com m e à ses pères.

« Q uand le ciel sera fermé et q u ’il n ’y aura pas de pluie parce q u ’ils auront
péché contre toi, s’ils prient en ce lieu, louent ton N om , se repentent de leur
péché, parce que tu les auras humiliés, toi, écoute du ciel, pard on n e le péché
de tes serviteurs et de ton peuple Israël, — tu leur indiqueras la bonne voie
q u ’ils doivent suivre, — et arrose de pluie ta terre, que tu as donnée en héritage
à ton peuple.

« Q uand le pays subira la famine, la peste, la rouille ou la nielle, quand survien­


dront les sauterelles ou les criquets, quand l’ennem i de ce peuple assiégera
l’une de ses portes, quand il y aura n ’importe quel fléau ou quelle épidémie,
quelle que soit la prière ou la supplication, q u ’elle soit d ’un hom m e quel­
conque ou de tout Israël ton peuple, si l’on éprouve peine ou douleur et si l’on
tend les mains vers ce Tem ple, toi, écoute du ciel où tu résides, pardonne et
rends à chaque hom m e selon sa conduite, puisque tu connais son cœ ur, — tu es
le seul à connaître le c œ u r des hom m es, — en sorte q u ’ils te craindront et sui­
vront tes voies tous les jours q u ’ils vivront sur la terre que tu as do nn ée à nos
pères.
DE SALOMON
« M êm e l’étranger qui n ’est pas d ’Israël ton peuple, s’il vient d ’un pays lointain
à cause de la gran d eu r de ton Nom , de ta main forte et de ton bras étendu, s’il
vient et prie en ce Tem ple, toi, écoute du ciel où tu résides, exauce toutes les
dem andes de l’étranger afin que tous les peuples de la terre reconnaissent ton
N om et te craignent com m e fait Israël ton peuple, et q u ’ils sachent que ton
N om est attaché à ce Tem ple que j ’ai bâti.

« Si ton peuple part en guerre contre ses ennemis par le chemin où tu l’auras
envoyé, s’il te prie, tou rné vers la ville que tu as choisie et vers le Tem ple que
j ’ai construit po ur ton N om , écoute du ciel sa prière et sa supplication et fais-
lui justice.

« Q uand ils p é ch e ro n t contre toi, — car il n ’y a aucun hom m e qui ne pèche, —


quand tu seras irrité contre eux, quand tu les livreras à l’ennem i et que leurs
co n quérants les em m èn ero n t captifs dans un pays lointain ou proche, s’ils
ren trent en eux-mêmes, dans le pays où ils auront été déportés, s’ils se
rep en ten t et te supplient dans le pays de leur captivité en disant: «N ous avons
péché, nous avons mal agi, nous nous sommes pervertis», s’ils reviennent à toi
de tout leur c œ u r et de toute leur âme dans le pays de leur captivité où ils
auront été déportés et s’ils prient tournés vers le pays que tu as donné à leurs
pères, vers la ville que tu as choisie et le Tem ple que j ’ai bâti pou r ton N om ,
écoute du ciel où tu résides, écoute leur prière et leur supplication, fais-leur
justice et p ardonne à ton peuple les péchés commis envers toi.

« M aintenant, ô mon Dieu, que tes yeux soient ouverts et tes oreilles attentives
aux prières faites en ce lieu! Et m aintenant
Dresse-toi, Yahvé Dieu,
fixe-toi, toi et l’arche de ta force!
Q ue tes prêtres, Yahvé Dieu, se revêtent de salut
et que tes fidèles jubilent dans le bonheur!
Yahvé Dieu, n ’écarte pas la face de ton oint, D euxième livre des Chroniques,
VI. 21-42 Bible de Jérusalem,
souviens-toi des grâces faites à David ton serviteur! éditions Planète, 1965.
Pourquoi j ’ai bâti
ma maison à Jérusalem
A ndré C h o uraq ui, ex-conseiller personnel de David ben Gourion, maire adjoint de Jérusalem.

«Je résiderai là, car je m'en suis épris. »

Avant En nous apportant sa collaboration à la première édition


œcuménique de la Bible, et son aide précieuse à l’établis­
que n’éclate sement du tome de l’Encyclopédie Planète consacré aux
la guerre, «Grandes questions juives», André Chouraqui nous avait
remis cette méditation sur la maison q u ’il faisait alors
André construire sur la frontière d ’Israël. Sa maison vient d ’être
Chouraqui en partie détruite au cours des récents combats. Une telle
méditation prend aujourd’hui tout son sens.
avait écrit
ce texte Le 5 mars 1963, la veille de mon départ pour le voyage que
pour Planète. j ’allais faire en Europe occidentale et en Afrique, un petit
nombre d’amis s’étaient réunis face au mont Sion, à Jéru­
salem, sur une parcelle de terre où j ’ai choisi de vivre: nous
Cette maison étions là pour poser la première pierre de ma future maison.
a été Sur ce rocher, par un temps pluvieux, nous avions été gra­
tifiés d’une éclaircie: un ami ouvrit alors sa Bible pour lire
en partie un certain nombre de textes. Les versets s’égrenaient au
détruite lors terrain d ’angle, entre la rue Jessée et celle de la Source du
Pèlerinage. Ils célébraient l’édification d ’autres demeures
des combats. bâties en d’autres temps à Jérusalem, dont elles firent la
gloire, de David à Ezra: « Le Seigneur élit Sion. Il s’éprend
de sa demeure. Ce lieu de mon repos perpétuel: je résiderai
Jadis la mer Rouge
s ’était ouverte devant les Hébreux...
Les flots se sont-ils à jamais refermés?
Bas-relief de la cathédrale d’Hildesheim. Photo Roubier.

La vie spirituelle 31
là, car je m ’en suis épris.»1 C’est alors qu’il bien s’ériger ainsi sur le toit du monde, face
me fallut lever la pioche, retourner la terre, aux grands déserts asiatiques arc-boutés en
poser la pierre, faire les premiers gestes du face de l’Afrique et, par sa côte méditerra­
constructeur. néenne, ouverte aux grands vents de l’Occi-
Devant nous, la vallée de la Géhenne, celle dent, point de rencontre et carrefour où ses
de Jézréel, les collines qui encadrent Jéru­ puissantes racines peuvent puiser toute la
salem: une vision d ’apocalypse sous la sagesse de l’Orient et l’articuler en un lan­
lumière diffuse, argentée, des nuages qui sou­ gage nouveau qui propose aux hommes la
lignaient encore l’intensité de la vision ter­ grande aventure du royaume de Justice.
restre: d ’un seul regard, nous embrassions les C ’est là, sous nos yeux, au cœ ur de Jérusalem,
monts de Moab, la dépression de la mer que s’éleva le Temple de Salomon, au lieu
Morte et, plus près de nous, le village de choisi de l’insertion du Verbe incréé au sein
Siloeh; en arrière-fond, le mont des Oliviers, de la création, pour que là se rassemblent les
Gethsémani; sur les collines qui cernent les prophètes et que de là surgisse le déferlement
murs de la Vieille Ville, la tache sombre des de l’esprit d’unité et d’amour sur les nations
cyprès autour de la mosquée d ’Omar; et voici et sur les siècles. On n’a jamais assez sou­
encore le mont Sion, l’Église de la Dormi- ligné le paradoxe que constitue dans l’Histoire
tion, la Tour de David, les puissants remparts la naissance en ces montagnes de Judée du
de cette ville, inaccessibles, en face de moi. mouvement prophétique et le paradoxal
Car le terrain sur lequel allait s’édifier notre destin de la Bible, née au carrefour des civili­
maison est situé exactement à la frontière qui sations de l’Orient ancien, qui devait devenir
coupait en deux Jérusalem, d ’où a jailli pour l’infatigable ambassadeur d ’une loi de justice
le monde entier le message de l’unité. auprès des nations de la terre, l’intercesseur
entre les races, les cultures, les siècles.
C'est à Jérusalem que l'esprit Siloeh, sous nos yeux encore, dans la lumière
s'est fait entendre aux hommes d’or de ses humbles murailles, est le village
où, voici quatre millénaires, Abraham vint
Lieu de la Révélation, c’est d ’abord cela, s’établir après avoir quitté Uhr en Chaldée.
Jérusalem. C ’est là où, avec le plus de puis­ Entre la Siloeh des patriarches et la Jérusalem
sance, l’esprit se fit entendre aux hommes. moderne, il y a quatre millénaires d ’histoire
D ’Abraham à Moïse, de Moïse à David, de qui mesurent la plus grande arche de temps
David à Amos, et à la suite d ’Amos tous les de notre civilisation, et ces quarante siècles
prophètes d ’Israël, et les juges, et les rois, peuvent, avec une rigueur quasi arithmétique,
et les scribes, et les docteurs, et Jésus, et les se découper p ar pans de mille ans.
apôtres vinrent boire à ces eaux et, autour On compte, en effet, un millénaire entre
d’elles, édifier le Temple pour préserver les Abraham et David, entre l’époque patriarcale
sources de l’esprit. «C ar les Trônes du juge­ et la confirmation de la royauté. Israël, né en
ment sont érigés là... les Trônes de la Maison tant que peuple, s’agglutine à la Terre de pro­
de D avid.»2 mission, draine ses tribus et ses hommes des
Sur les collines de Judée, Jérusalem semble milieux avoisinants de haute civilisation.
1. Psaume 132.
Entre David et Salomon qui construisent le
2. Psaume 122. Temple de Jérusalem et la destruction de ce

32 Pourquoi j'ai bâti ma maison à Jérusalem


dernier par Titus en l’an 70 après l’ère chré­ souffla là, dans la grande passion de Jéru­
tienne, on compte encore un millénaire, celui salem, au cœ ur de l’Asie?
de la confirmation des promesses faites aux Les deux premiers millénaires que nous
patriarches, de l’affermissement d’Israël dans venons d’évoquer appartiennent, il faut bien
ses assises nationales, dans sa culture, dans sa le dire, au patrimoine commun de l’humanité
civilisation, si profondément distinctes à la entière. Après la conquête de la Judée par
fois de celles de l’Égypte et des royaumes Rome et la destruction du Temple de Jéru­
asiatiques dont elle était tributaire et de salem ruiné jusqu’en ses fondations, après
celles de la G rèce (avec laquelle elle entre­ l’exil des Juifs vendus pour esclaves sur
tiendra des relations si étroites, surtout dans toutes les côtes de la Méditerranée, il n’aurait
la deuxième moitié du premier millénaire sans doute rien dû rester de l’histoire d’Israël :
avant l’ère chrétienne), ou de Rome, qui finit le souvenir d’un petit royaume comme il en a
par triompher d ’elle. existé des centaines et qui furent aussi
écrasés et à jamais détruits par l’Histoire.
Le monde moderne Une poussière d ’hommes, cependant, n’ont
tout entier est né là accepté ni la victoire de Rome impériale ni
la défaite de Jérusalem. Ils ont incarné dans
Des deux premiers millénaires de l’histoire l’histoire des deux derniers millénaires un
d ’Israël, il ne reste à peu près rien d ’autre double paradoxe: d ’une part, ils ont poussé
qu’un petit livre, la Bible, écrit par un tout jusqu’à l’absurde la fidélité à une certaine
petit nombre d’hommes. Jamais message manière d ’être. Dans le souvenir des gloires
n’aura été plus décisif pour incliner le destin, de leur passé et dans l’espoir de la résurrection
la pensée et l’histoire de toute la race des de leur Cité détruite, ils ont réussi à se situer
enfants des hommes. Que ce petit livre ait été en marge de l’Histoire. La résistance juive n’a
écrit dans un langage hermétique par une pas été brisée par Rome, elle s’est dressée
poignée de princes ou de bergers, dans un en face de tous les grands empires, celui des
coin perdu aux confins des grands déserts Vandales et celui de Byzance, le Saint Empire
asiatiques et que, à travers le voile de ses romain germanique et les grands royaumes
traductions en grec, en latin et dans les mille d ’Orient et d’Occident, jusqu’à nos jours qui
cent langues et dialectes dans lesquels il a été furent ceux d ’Hitler. La persévérance dans
traduit, il n’ait jamais cessé d ’être le plus l’identité juive apparaîtrait remarquable si
puissant intercesseur entre les nations, les l’on ne soulignait que ce seul fait: les Juifs
civilisations, les cultures, cela constitue une sont le seul peuple qui parle aujourd’hui la
contradiction à peu près unique et qui langue que parlaient leurs ancêtres il y a trois
confond l’esprit. Car sur ce petit livre, la mille ans.
Bible, née dans ce paysage que je découvre Il y a cependant quelque chose qui me paraît
d’un seul regard, reposent non seulement plus remarquable dans l’aventure vécue par
l’histoire d’Israël, mais encore celle de les Juifs pendant les deux millénaires de leur
l’Église dans toutes ses ramifications et celle histoire et c’est ceci: leurs communautés ont
même de l’Islam. Le monde moderne tout constitué le seul groupement humain qui ait
entier n’est-il pas lui-même tributaire, malgré traversé les deux derniers millénaires d ’his­
ses déviations et ses écarts, de l’esprit qui toire les mains nues, désarmées. Les armes de

La vie spirituelle 33
guerre sont arrachées aux Juifs dans les chênes à feuilles caduques, d’eucalyptus.
derniers soubresauts des combats qu ’ils ont Flanquant la riche plaine côtière, les collines
menés pour leur indépendance nationale. centrales atteignent au Djebel Djernak, près
Depuis l’an 134 jusqu’à la révolte du ghetto de Safed, 1 500 mètres d ’altitude: elles per­
de Varsovie en 1943, les Juifs ont traversé mettent de contempler les paysages, les
l’Histoire sans jamais se battre. Ils n’étaient espèces et les essences européennes et nor­
pas un peuple d ’objecteurs de conscience, diques qui, grâce à l’altitude, s’acclimatent
mais une communauté d ’hommes tragi­ parfaitement dans ce pays subtropical. Le
quement mis dans l’impossibilité de réagir sapin des hautes terres de Suède y voisine
contre la violence dont ils devaient subir la avec le chêne et le cèdre.
loi. Ce troupeau désarmé, par son martyre, a Mais voici que l’éventail s’ouvre tout à coup
du moins prouvé qu’une société d ’essence ini­ vertigineusement; la dépression de la vallée
tiatique, par la seule force de l’esprit, était du Jourdain et de la mer Morte, au pied des
en mesure de survivre aux plus formidables collines de Galilée et de Judée, à 392 mètres
empires de ce monde et d ’en mesurer la sous le niveau de la mer, constitue une serre
durée. naturelle unique au monde où l’on trouve les
espèces et les essences tropicales, voire équa­
La Bible est une arche toriales. Israël est ainsi le seul pays du monde
entre l'Asie et l'Occident à réunir dans ses frontières la culture du blé,
du riz, du coton, du café, de la canne à
Il faut cependant aussi parler de la terre qui sucre, de la mangue, de l’avocat. Près des
fut celle des prophètes et des apôtres, de champs de blé, on peut photographier des
Moïse et de Jésus, la nôtre et celle de nos champs de bananiers; à quelques kilomètres
enfants. Je voudrais ici dire d’elle sa variété. du pommier, on peut grimper sur le tronc
Dans ses limites exiguës, entre la Méditer­ d’un palmier pour savourer le suc des dattes
ranée, le Liban, la Syrie, la Jordanie, l’Arabie les plus exquises.
séoudite, la mer Rouge et l’Égypte, F État La géographie de ce pays, sa faune et sa flore
d’Israël compte aujourd’hui 20 700 km2, la correspondent assez admirablement à sa
superficie de deux petits départements fran­ vocation historique pour que ce lien mérite
çais. Mais on y dénombre 41 types de climats encore d’être souligné. Cette universalité est
et de paysages. Cette diversité est si grande bien évidente en ce qui concerne la Bible.
qu’on se trouve, en fait, devant une pro­ Ce livre est écrit au confluent des grands
jection de l’univers tout entier dans les courants de la civilisation antique, au lieu de
limites d’une province. Tout se passe comme rencontre des sagesses de l’Afrique (Moïse
si la nature avait voulu prouver, dans un est un Égyptien) et de l’Asie (Abraham est
raccourci saisissant, la formidable profusion né en Chaldée). La vocation de ce petit livre
de la vie planétaire. Ce fait constitue une écrit en Asie s’accomplit cependant en Occi­
contradiction géographique qui mérite d’être dent, où il apparaît comme l’arche maîtresse
connue et méditée. jetée entre les univers.
Israël est situé au bord de la Méditerranée, Si la Bible, qui constitue sans aucun doute le
dont les paysages, ici comme ailleurs, sont plus remarquable produit de ce pays, a eu
ornés de pins, d ’oliviers, d ’agrumes, de ainsi une vocation médiatrice entre les

3 4 Pourquoi j'ai bâti ma maison à Jérusalem


cultures et les nations, il en est de même n’avait jamais rompu le lien qui unissait les
du peuple de la Bible au temps de son exil. juifs à la terre des pères. Entre l’an 70 qui
En Europe, en Afrique, en Asie, les Juifs se vit la destruction du Temple de Jérusalem
sont toujours groupés sur les voies carava- par Titus et 1948 qui est l’année de la renais­
nières. Ils étaient unis par une initiation sance de la cité d’Israël, il y a toujours eu
commune, un identique passé et une même des petites communautés juives qui ont
espérance. Leurs communautés constituaient assuré la pérennité d’Israël en sa terre: Jéru­
comme autant de relais où passaient non seu­ salem, Tibériade ou Safed ont toujours eu des
lement les produits, mais également les idées. communautés où des juifs continuaient à
Leur vocation a été de faciliter la rencontre chanter dans leurs synagogues, en hébreu et
et la confrontation des civilisations. Les juifs selon d ’identiques récitatifs, les Psaumes de
révèlent au monde arabe les trésors de la la Bible. A la fin du siècle dernier, lorsque
philosophie hellénistique, ils traduisent à le mouvement sioniste déclencha le processus
l’usage des chrétiens les grandes œuvres qui devait aboutir à la renaissance d ’Israël,
philosophiques des Arabes et jouent ainsi on comptait 24 000 juifs orientaux établis en
un rôle dont l’importance est sans aucune Palestine, alors province de l’Empire ottoman.
proportion avec leur nombre. Ce noyau de juifs orientaux devait s’enrichir
rapidement par l’arrivée des juifs occidentaux
Des communautés juives se sont qui s’organisèrent, à l’appel de Théodore
toujours maintenues en Israël Herzl, au sein de l’Organisation sioniste mon­
diale, fondée en 1897.
Les correspondances que nous venons de Le mot hébraïque qui désigne cette immi­
souligner, entre la géographie de la Terre gration, «alyah», signifie montée, ascension.
sainte, sa faune, sa flore, son histoire, Il s'agit bien de cela, un mouvement vers le
reçoivent comme une hallucinante vérifi­ haut, des angoisses de l’exil vers la certitude
cation dans les faits que nous vivons quoti­ d’une vie libre, une approche de la rédemp­
diennement sous les murs de Jérusalem tion, alors que les plus mortels précipices
renaissante. Il y a là comme une convergence venaient d ’être atteints. Six vagues d’immi­
absolue des réalités planétaires qui semblent gration successives constituèrent le peu­
être convoquées ici pour la solution de leurs plement actuel de la cité d ’Israël. La plus
contradictions. Le paradoxe qui semble cons­ importante par le rôle qu’elle devait être
tituer l’essence même de l’histoire d’Israël se appelée à jouer fut la deuxième, originaire de
prolonge jusque dans les structures démogra­ Russie, pétrie d ’idéalisme socialiste et de
phiques du peuple qui se rassemble ici, pensée tolstoïenne. Elle imposa au pays la
venant de tous les horizons du monde. Si la religion du travail et fit du retour à la terre
terre d ’Israël, sa faune, sa flore, son histoire la règle d’or du peuple juif. A.S. Gordon fut
même constituent une sorte de microcosme l’un des prophètes de ce mouvement. David
privilégié où se reflètent toutes les lumières et Ben Gourion en illustre avec puissance les
toutes les ombres du monde, la biologie de fécondités aux assises de la renaissance et de
son peuple renaissant est elle-même une pro­ l’organisation de la cité.
jection à l’échelle d’une petite nation de la A partir de 1880, année par année, il est pos­
variété de toutes les races du monde. L’exil sible de suivre la progression constante du

La vie spirituelle 35
retour des juifs vers le pays de leurs pères: installés en Israël au cours des dernières
24 000 juifs en 1882 en Palestine; 47 000 en années proviennent de 102 pays différents.
1890; 85 000 en 1914; 150000 en 1927; Toutes les races, tous les types humains,
174 610 en 1931. A partir de cette date, les toutes les couleurs de peau, tous les modes
persécutions hitlériennes précipitent le mou­ de pensée, tous les âges de la civilisation,
vement, illustrant la vieille croyance des apo­ tous les modes de la culture se heurtent et
calypses d’Israël, selon laquelle le retour du se mêlent dans le pays. La rencontre de ces
peuple serait l’œuvre de ses pires ennemis. juifs et de ces juives, roux, blonds, noirs,
En décembre 1947, 629 000 juifs vivaient en jaunes, qui sont surpris eux-mêmes de se
Palestine. Plus de 80% d ’entre eux étaient trouver soudain confrontés les uns aux autres,
originaires d ’Europe. constitue l’éclat de rire qui répond à l’imbé­
cillité des théories racistes. Car le paradoxe
C'est un homme nouveau est tel: pendant les deux millénaires de leur
qui est en train de naître exil, les juifs, dans quelque pays qu’ils fussent
réfugiés, y ont été déclaré inassimilables et
Au lendemain de la proclamation de l’indé­ considérés indélébilement pour juifs. De
pendance d’Israël, le 15 mai 1948, le premier retour en Israël, ils ne se définissent plus,
gouvernement de l’État lança un appel aux tout à coup, que par leur nationalité d’ori­
juifs du monde entier pour qu’ils reviennent gine. Comme tous les immigrants sont juifs, le
en T erre sainte. Israël fêta son premier million facteur commun disparaît et, dans la confron­
de juifs en 1949; en 1961, il passa le cap du tation du retour, il ne reste plus que des
deuxième million. De 1947 à 1964, la popu­ Russes, des Polonais, des Allemands, des
lation du pays a quadruplé. Les problèmes Français, des Anglais, des Américains, des
qu’lsraël a eu ainsi à résoudre sont ceux qui Yéménites, des Irakiens, des Persans, des
se seraient posés à la France si sa population Égyptiens, des Libyens ou des Nord-Africains.
était passée de 45 millions à 180 millions La contradiction est encore plus digne d ’être
dans les quinze dernières années: cela, soulignée quand on note que le retour des
compte tenu de ce que Israël était complè­ juifs rassemble non seulement tous les lam­
tement dépourvu de toutes les infrastructures beaux de la race humaine, mais encore tous
agricoles, industrielles, administratives et les âges de l’Histoire. Les juifs, réunis dans
politiques qui font la force de la France. Il a les universités et les instituts scientifiques
fallu partir de presque rien, ressusciter à la d ’Israël, appartiennent dans un certain sens
fois la terre, le peuple et la langue d’Israël. au xxic siècle que leurs travaux préparent.
L’aventure a pris soudain une dimension nou­ Auprès d ’eux, dans la même ville, souvent
velle que Herzl seul avait su pressentir. Une dans la même rue, voisinent les juifs qui sont
vieille croyance juive donne une finalité à la venus des déserts du Yémen, des confins du
dispersion d’Israël parmi les nations, celle de Sahara, ou bien des cavernes de Libye où des
reconstituer l’unité du monde en recréant à communautés entières vivaient en troglo­
partir de la diversité des nations l’unité du dytes: ces hommes, par leurs habitudes men­
peuple juif de retour en Terre sainte. tales, leurs habits, leur mode de vie, sortent
L’œuvre de dispersion fut bien faite si l’on directement des origines de l’Histoire.
songe que les 1 100 000 juifs qui se sont D ’autres débarquent tout droit de l’époque

36 Pourquoi j'ai bâti ma maison à Jérusalem


de Jésus, certains même parlent l’araméen Plus rien n’étonne dans ce milieu où l’inat­
des origines de l’ère chrétienne; d ’autres tendu est de règle: j ’apprends sans sour­
encore parlent de nos jours le berbère qui ciller qu’à Eilath on arrose, avec succès, les
était la langue commune de l’Afrique du cultures nouvelles avec de l’eau de mer. Dans
Nord à l’époque de Carthage. Le yiddish les rues, un spectacle plus pathétique et plus
comme le judéo-arabe véhiculent en notre poignant vous assaille, celui de la régéné­
siècle des formes verbales éteintes partout ration d’un peuple. Les immigrants, dans leur
ailleurs depuis le haut Moyen Age, et les grande majorité, étaient les survivants des
descendants des juifs expulsés d ’Espagne grands drames de l’exil. Ceux d ’Europe
parlent de nos jours encore la langue qui fut étaient les rescapés des camps de concen­
celle de saint Jean de la Croix et de sainte tration; ceux d’Orient étaient les rescapés
Thérèse d’Avila. Un tiers des Israéliens parle de la dramatique misère des ghettos d ’Asie et
tous les dialectes du monde arabe. Toutes d ’Afrique. Jour après jour, j ’admire les méta­
les langues de l’Asie, de l’Afrique, de l’Eu­ morphoses de la race: les échines se re­
rope, de l’Amérique s’entendent dans nos dressent, les regards se font soudain clairs,
murs. joyeux. Les nez eux-mêmes deviennent recti-
lignes. Une jeunesse drue, abrupte, éclatante
Ici le passé, le présent de santé et souvent de beauté, chante dans
et l'avenir fusionnent nos rues où l’enfant est roi. Tanagra ressus­
citée des rives de la Méditerranée, longue
Ainsi, tous les siècles et tous les visages du fille blonde, détendue et souple des terres
monde ressuscitent: nous y trouvons l’hallu­ du Nord, Yéménite ou Persane énigmatiques,
cinante illustration de la pensée de Benedetto l’Israélienne résume toutes les possibilités et
Croce, selon laquelle « toute histoire est toutes les métamorphoses de la femme. Et
contemporaine ». Israël réactualise tous les cette race nouvelle s’accepte pour être un
modes de la pensée, tous les types de civili­ commencement absolu. Tout se passe comme
sation; toutes les techniques, depuis celles de si la nature ici avait fait un bond formi­
l’âge des cavernes jusqu’aux plus nouveaux dable et comme si, par-dessus l’abîme, les
procédés de fabrication de l’eau lourde, y âges et les visages de l’humanité tentaient de
coexistent. Toutes les langues de la terre, se reconnaître.
tous les langages de l’homme s’y confrontent Mais revenons à notre propos central: ces
et retrouvent leur unité dans une langue elle immigrants qui surgissent ainsi de tous les
aussi ressuscitée, la langue des prophètes. horizons de la géographie et de l’Histoire,
La charrue de bois des premiers âges de la sans aucune échappatoire possible, sont mis
civilisation, les instruments de musique en demeure de vivre ensemble et, par-dessus
ramenés de l’époque biblique coexistent avec les différences de leurs races et de leurs cul­
les procédés les plus révolutionnaires de tures, de se reconnaître comme contem­
l’exploitation agricole moderne et avec les porains. Le commandement «tu aimeras ton
instruments de l’orchestre philharmonique prochain comme toi-même», qui a retenti
qui, récemment, au Palais de la Nation, pour la première fois dans les murs de Jéru­
accompagnaient un concerto de Tchaïkovsky salem, y prend de nos jours une dimension
joué par Rubinstein. nouvelle. Aujourd’hui, le prochain n’est plus

La vie spirituelle 37
pour moi l’homme qui est né dans mon vil­ attendant, on a pu dire plaisamment que
lage, qui parle ma langue; il n’est plus seu­ l’Israélien moyen était... un Tchécoslovaque
lement «celui à qui je fais miséricorde». Je du x i i i c siècle.
dois, ici, inéluctablement reconnaître pour tel
l’homme dans sa nudité et dans sa plénitude, L'arrivée du nouvel immigrant
à quelque race qu’il appartienne, quels que est comme une initiation
soient sa langue ou sa génération, la couleur
de sa peau ou les degrés de son savoir. Dans Jusqu’à ce qu’une dominante surgisse de
ma rue, à Jérusalem, la totalité de l’espace cette rencontre, les particularités de ces
planétaire et des temps de l’Histoire s’impose groupes divers s’exacerbent: l’Allemand se
irrésistiblement à moi. Je n’ai aucune échap­ sent plus allemand qu’il ne le fut jamais; le
patoire et dois les accepter, les reconnaître Russe devient plus mystique et plus fermé, le
et, si je veux survivre ici, les aimer comme Méditerranéen plus impétueux et plus anar­
moi-même. chique. Il y a là comme un paroxysme des
Le Russe fermé et mystique, l’Allemand lent vertus et des défauts des nations. Chacun
et précis, l’Américain accordé au siècle, le risque de s’enfermer en lui-même, de se
Yéménite attentif à l’éternité, le Brésilien replier non pas comme en exil dans un ghetto
dont la voix est comme hantée par le rythme judaïque, mais dans une juxtaposition de
d’une «macumba», l’Hindou hermétique et ghettos nationaux. L’exacerbation de la
détendu, étonné de voir fleurir sa moisson diversité des origines se corrige par une inter­
nouvelle, brun comme un champ de sarrasin, pénétration des caractères. Si, en face de
le Nord-Africain impétueux et violent comme l’Oriental, l’Occidental se sent plus occi­
l’oued qui gronde dans la vallée, l’Occidental, dental qu’il ne l’était à l’origine, en fait il
pour oser une plus large généralisation, ana­ cesse de l’être entièrement: il a changé de
lytique, soucieux d ’exactitude, de technicité, terre et habite en Asie, il a changé de langue
de précision, amateur de machines, l’Oriental et parle une langue sémitique, l’hébreu. Si
volontiers contemplatif, intuitif, allusif, tourné l’Oriental, en face de l’Occidental, voit mieux
vers les grandes synthèses et n’acceptant pas la lumière de son Orient originel, il cesse
sans réserve les magies de la technique; tous pour autant de lui appartenir: il est condamné
les caractères coexistent en Israël, s’y à vivre dans un pays dont les structures
croisent, s’y rencontrent, s’y entrechoquent, sociales et les techniques appartiennent à
s’y déchirent parfois, cela d ’autant plus iné­ l’Occident. En vérité, ni l’Orient ni l’Occident
luctablement que chacun ici se sent en mino­ ne peuvent ici demeurer tels qu’ils étaient
rité. Les juifs originaires d'O ccident cons­ hier. Chaque immigrant, et c’est cela sans
tituent un tiers de la population, ceux doute qui donne tout son prix à l’aventure
d ’Orient représentent également un tiers de d’Israël, connaît dans sa chair et son sang
la population, et la dernière partie, dont qu’elle l’arrache à son ipséité, le confronte
l’importance va en grandissant, est composée à la totalité de l’humain, tue en lui le vieil
par les Sabrés nés dans le pays. Mais, à homme et le fait renaître tout entier à une
l’intérieur de chacun de ces groupes, les dif­ vie nouvelle.
férences sont telles que l’on ne peut définir L’attention est tenue en constante haleine
l’élément qui, en définitive, l’emportera. En parce que, à chaque instant, l’interlocuteur

3 8 Pourquoi j'ai bâti ma maison à Jérusalem


comme le paysage changent prodigieusement. depuis des millénaires; il faut bâtir des villes,
Le tracteur côtoie le chameau, les terres ouvrir des routes, édifier une industrie,
désertes se trouvent à côté des champs cul­ renouer les liens de ce pays nouveau avec les
tivés à grands renforts des derniers progrès nations du monde, il faut s’arc-bouter pour
techniques. Ainsi, dans votre journée, êtes- résister au bloc arabe et décourager toute
vous sans cesse contraint de vous adapter à agression; il faut reprendre la race sortie de
la langue, à la psychologie, aux moyens l’exil des pays les plus pauvres du monde et
d’expression d ’hommes qui sortent de l'âge de ceux où elle était le plus persécutée pour
des cavernes ou des universités les plus la régénérer, il faut recréer une langue nou­
avancées. Blonde, brune, rousse ou presque velle à partir de la langue hébraïque assoupie
noire, une jeunesse ardente vous assaille de depuis l’exil de Babylone, voici deux mille
toutes parts dans un tourbillon de vie cinq cents ans.
irrésistible.
Le secret de toute société initiatique se situe Israël est une machine
dans la profondeur des rites de passage. Au à résoudre les contradictions
temps de la Bible, il y avait la circoncision,
puis la longue initiation de l’enseignement Tout cela, c’est dans l’ordre de la construc­
de la Thora, la confirmation de l’alliance, le tion d ’un peuple. Chefs d’État, hommes poli­
sacerdoce, le sacrifice, le mariage, la mort. tiques, techniciens, professeurs de presque
Aujourd’hui, dans le nouvel Israël, ces rites toutes les nations viennent voir ce qui a été
de passage sont confirmés par cette sorte de fait ici dans les différents secteurs d’activité
sacrement que constitue l’introduction du qui les intéressent eux-mêmes et s’inspirer
nouvel immigrant dans les structures de sa vie des réussites comme des erreurs de l’expé­
nouvelle, son passage du type de civilisation rience israélienne. Parmi les erreurs, ils
qu’il abandonne en exil pour prendre racine peuvent savoir ce qu’il faut et ne faut pas
dans la cité et la langue d ’Israël. Chacun faire, dans le domaine de l’habitat no­
connaît là les affres d ’une mort du vieil tamment; ils peuvent aussi se convaincre que
homme qu’il était et l’indicible fierté de quelle que soit l’ambition des vues et des
renaître à une vie et à une lumière nouvelles. projets, l’homme pèche toujours par excès de
Cette mort à soi-même et cette renaissance modestie: nous sommes à un siècle où ne pas
à l’homme nouveau confirment la cité d’Israël. voir aussi grand que possible est déjà com­
Elles constituent son sacrement initiatique mettre une faute. Pour ce qui est des réus­
originel: dur, plein et complet comme la sites, il en est quelques-unes de retentissantes,
vérité. comme par exemple la création d’une agri­
Ce retour aux sources originelles de tout un culture juive qui a déjoué tous les calculs des
peuple qui ressuscite ainsi sur sa terre nou­ experts mondiaux. Ceux-ci affirmaient voici
velle ne se fait pas sans souffrances. Chacun, quinze ans que la Palestine ne pourrait jamais
quels que soient son niveau social, sa situa­ nourrir plus de 600 000 personnes: aujour­
tion, ressent dans sa chair et dans son sang la d ’hui, Israël a plus de 2 300 000 citoyens. Non
pression de l’effort dont personne n’est dis­ seulement tout le monde est bien nourri, mais
pensé. Il faut remuer la terre, lui rendre la le pays pourrait, avec ses ressources actuelles,
vie, fertiliser des sables et des rochers, stériles compter une population double. Il exporte

La vie spirituelle 39
dans le monde entier ses agrumes, ses technique de l’Occident. Toutes ces contra­
bananes, ses tomates et, l’an passé, il a dictions fondamentales se heurtent dans les
déversé sur le marché mondial deux milliards frontières d ’un État minuscule et qui n’a
et demi d ’œufs. Un chiffre symbolique : un d ’autre voie, s’il veut seulement survivre, que
œ uf pour chaque habitant de la planète. de les résoudre et qui, en fait, ne cesse
Si j ’avais à la définir en une seule formule, d ’inventer, de définir, de promouvoir les
je dirais que la cité d’Israël est avant tout recettes de l’unité nouvelle.
une machine à résoudre les contradictions.
Celles-ci résident au cœ ur même des réalités Un jour prochain,
de notre renaissance et elles sont plus que la maison sera prête...
partout ailleurs accusées et graves. C ontra­
diction entre la faim de l’homme et une terre Il y aurait à expliquer le retour d ’Israël par
faite de cailloux et de sables, privée d ’eau. la qualité exceptionnelle et la présence de
Contradiction entre le peuple condamné l’amour ici, non pas l'amour sentimental,
depuis deux mille ans à l’exil, mis au ban des mais bien sa plus haute incarnation ontolo­
nations et dont chaque membre doit se gique. Nous avons à faire face ici à la pré­
réconcilier avec lui-même afin de revenir à la sence d ’un amour d’au-delà du désespoir, au
vie. Contradiction entre le peuple banni et triomphe d’un amour qui jaillit de nos cœurs
le travail de la terre dont il faut réapprendre blessés de ressuscités. Car la renaissance de
tous les gestes. Contradiction entre les im­ ce peuple et de cette terre s’accomplit selon
migrants venus des pays riches, pourvus de un développement organique qui se rit,
savoir technique, de machines, d ’argent et de semble-t-il, de toutes les conventions, de
culture, et les immigrants venus des pays de toutes les règles, de tous les préjugés, de tous
la faim dont ils étaient souvent les habitants les attendus de la loi des hommes et de la loi
les plus déshérités. Contradiction au sein de de la nature. Le rythme s’est emparé de ce
chacune de ces communautés rassemblées peuple, il en a fait sa proie, rythme iden­
autour de Jérusalem, entre les classes, les tique aux premières pulsations de la création
riches d ’un côté, les pauvres de l’autre, qui des mondes. C’est ainsi que nous assistons à
doivent réapprendre à vivre ensemble. Contra­ la genèse d ’une anthropocratie qui a pour
diction entre les générations nées dans l’exil vocation et pour mission, sans autre choix
et leurs enfants nés sur la terre retrouvée possible, d ’accomplir dans l’histoire des
qui se savent un commencement absolu: plus hommes les promesses de la théocratie bi­
que partout ailleurs, ils sont saisis du vertige blique, de réaliser sur terre les rêves de la
de se sentir presque absolument étrangers à démocratie initiatique de l’exil : totaliser les
leurs géniteurs. Contradiction entre les juifs âges pour le triomphe de la plus haute incar­
et les Arabes. Contradiction entre Israël et nation de l’homme.
les Églises chrétiennes qui vivent toutes dans A la fin du printemps, je revins en Israël,
nos murs dans la diversité de leurs rites, de après avoir visité quelques pays d’Europe
leurs liturgies, de leur culture. Contradiction, occidentale et l’Algérie où vit ma mère. Dès
enfin, entre les hommes dont le cœ ur reste que la carlingue s’ouvrit, à Lydda, je ressentis
éclairé à la lumière contemplative de l’Orient sur mon visage la chaleur des grands vents du
et ceux qui ont été submergés par l’exigence désert. Sur la route de Jérusalem, dans ces

4 0 Pourquoi j'ai bâti ma maison à Jérusalem


paysages familiers, je retrouvai mes arbres,
mes étoiles, ma nuit vivante sculptée dans
l’éternité de l’être. L’aube était déjà là
lorsque j ’arrivai dans la ville. Je voulus, bien
sûr, que ma première visite fût à ce chantier
que j ’avais ouvert quelques mois plus tôt et
auquel j ’avais dû penser au cours du long
périple. Les murs de la maison étaient bâtis;
les maçons se préparaient à en poser le toit.
La demeure était là, présente. Tandis que
l’aube envahissait de pourpre l’horizon, au
clocher de l’église de la Dormition les cloches
sonnaient à toute volée. Au minaret de la
mosquée d’Omar, le muezzin lançait son André Chouraqui est né le 11 août
1917 à Aïn-Tém ouchent (Algérie).
appel sur les rythmes de l’antique soura. Le
Il fit des études supérieures très
paysage reprenait vie, au centre duquel, voici com plètes à Paris, à la fois à la
quatre mille ans, Abraham, fidèle à ses voix, Sorbonne. à la Faculté de D roit et au
mena son fils au mont de Moriah pour l’offrir Collège de France. Il a été avocat,
puis m agistrat dans le ressort de la
en sacrifice.
cour d'appel d'Alger. Toute sa vie, il
Dans ce même paysage, sur la frontière, nos s'est préoccupé des questions israé-
enfants jouent, eux aussi offerts à la gueule lites et a participé activem ent au
des canons de la Légion arabe. Ils jouent dans renouveau de l’ État d'Israël. De 1959
à 1963. il a été le conseiller personnel
l’innocence de leur ronde comme les enfants
de M. David Ben Gourion. Au cabinet
de New York, de Paris, de Londres, de du président du Conseil d'Israël, il
Moscou, comme tous les enfants du monde. était chargé des problèm es posés par
Sous le couteau de son père, l’enfant Isaac la fusion des com m unautés juives de
aussi devait, dans sa tête, continuer à jouer. toutes les origines. Lorsque les
troupes du général Moshe Dayan se
L’archange qui arrêta la main d’Abraham et sont emparées de la partie jord a­
sauva la vie d’Isaac saura-t-il aussi sauver nienne de la vieille ville, en juin
nos enfants, permettre la survie des mondes? dernier. André Chouraqui a été nommé
maire adjoint de Jérusalem.
Jérusalem s’anime dans le jour qui l’envahit.
André Chouraqui a égalem ent pour­
Les canons sont muets. Le carillon de la suivi une carrière d'écrivain; il a publié
Dormition, la voix du muezzin s’accordent différentes études juridiques, mais
par-dessus la frontière aux litanies des c'est surtout sur les problèm es juifs
Psaumes dits par nos juifs ressuscités, revenus qu'à ce titre surtout il s'est penché.
Parmi ses principaux ouvrages, citon s:
sur cette frontière de toutes les frontières Une vie de Théodore H erzl (Le Seuil),
du monde. un essai sur la Pensée d'Israël (P.U.F.),
Au grand jour, les ouvriers venus de tous les et un recueil de poésie. Cantique po ur
N athanaël (Corti).
coins de la planète se rassemblent en
Il est le délégué permanent de l'Alliance
chantant sur le chantier. Il ne faut plus qu’un israélite universelle et le directeur de
peu de temps: un jour prochain, la maison la collection Sinaï, publiée par les
sera prête. a n d ré c h o u ra q u i Presses Universitaires de France.

La vie spirituelle 41
LE DIEU CORNU
ressuscite en Grande - Bretagne
De notre envoyé spécial George Langelaan Photos Jacques Prayer

Il était le dieu des pauvres et des faibles


J’ai vu Les civilisations sont, certes, mortelles. Leur corps profane,
sous la mesquine forme de tessons ébréchés et de murs écrou­
danser lés, pourrit et sèche dans les sables de l’histoire. Mais leur
âme? Mais ce qu’elles croyaient avoir en elles de sacré? Mais
nus leur part de divin? L’ethnologie moderne est en train de
dém ontrer qu’il n’y a pas de crépuscule pour les dieux — seu­
les lement des éclipses... Toute religion conquérante pense avoir
ou assimilé ou détruit celle qui la précédait. A peine lui
sorciers fait-elle écran. Actuellement le christianisme doit assumer sa
de l’île lente et difficile mutation œcuménique. Il lui faut faire appel
à toutes ses forces vives, même à celles qui continuaient de
de Man. veiller, symboliquement, aux frontières barbares. Et voici
que le paganisme n’était pas mort: le dieu c o r n u 1 de nos
ancêtres les Gaulois, dieu des pasteurs nomades, dieu de la
vie aussi bien animale qu ’humaine (c’est la même), dieu d ’un
monde toujours neuf et jeune que ne menace aucune fin, res­
suscite. Cela se passe en Grande-Bretagne celtique, et peut-
être ailleurs. J ’ai voulu voir. J ’ai pris l’avion. J ’ai débarqué
dans un aéroport qui ressemblait à n’importe quel autre aéro­
port moderne. Mais j ’y fus accueilli par le dieu cornu. Ou du
I. Sur la question, consulter particulièrem ent les ouvrages de M argaret A. M urray: The witch
cuit in western Europe. The God o f the witches et de G .B. G ard n er: High Magic's side.
11itchcraft today. The meaning o f witchcraft.

Un bélier à quatre cornes de l’île de Man :


jadis les hommes savaient comprendre
ce regard animal, si vide et si plein...
42 Les civilisations disparues
moins — mais n’est-ce pas la même chose? — Et witch ne peut se traduire en français que
par ses prêtres et ses prêtresses. C ’était dans par sorcier ou sorcière. Ce qui fausse les faits.
l’île de Man, en mer d ’Irlande, très exac­ Il suffit de quelques simples considérations
tement à Castletown, petit port de la côte étymologiques2 pour le comprendre. Le
sud, lieu géométrique du monde celtique, vocable sorcier apparaît pour la première fois
entre l’Écosse, l’Irlande, la Cornouaille et la en français au xnc siècle. Le mot latin sorce-
Bretagne. L’île fait semblant de ressembler à rius, d ’où il dérive, est attesté quatre siècles
n’importe quelle île: vous pouvez y aller en plus tôt et il est à rattacher à la racine sors,
touriste. Mais regardez bien, et si vous avez désignant l’ensemble des pratiques magiques
le troisième œil, celui qui permet de décou­ de divination et donc par extension le paga­
vrir l’invisible, vous saurez que les chais n’ont nisme. Au Moyen Age, les sorciers étaient
pas de queue, que les béliers ont quatre les adorateurs du Diable. Mais il ne s’agit
cornes, que le vrai roi, un géant, dort sous plus du Satan des Écritures, de l’ange déchu
une montagne depuis des milliers d ’années en Lucifer. L’ennemi médiéval du Dieu chrétien
attendant le chevalier qui trouvera le chemin a des cornes et les pieds fourchus: c’est
souterrain pour le réveiller. Les païens de l’ancien dieu celte. La sorcellerie de la
bonne volonté peuvent l’entendre respirer... France médiévale, et jusqu’au xvii' siècle,
J ’ai interrogé les rénovateurs de l’antique présente donc un double visage: la volonté
culte, j ’ai assisté à leurs cérémonies, j ’ai délibérée de sacrilège envers la religion nou­
voulu y participer, j ’ai recueilli des témoi­ velle et officielle et le maintien désespéré de
gnages. Je suis encore déconcerté. la religion ancienne et vaincue. Or cette
confusion n’est pas complète en Angleterre,
Les witches anglais tout au moins sémantiquement: sorcerer,
sorcery renvoient à la même origine latine
sont-ils des sages ou des sorciers?
et désignent donc le sacrilège volontaire,
La Mecque du paganisme renaissant a, de les messes noires, les ombres du christia­
prime abord, de quoi surprendre. Que l’on nisme. Mais witch et witchcraft? Witch vient
imagine une maison qui a l’air d ’un décor du saxon wica, qui a aussi donné wise et qui
de carton-pâte pour film d ’épouvante, un veut dire sage. Et quelle est l’origine du
moulin rempli d ’un invraisemblable bric-à- mot wica lui-même? En allemand witz veut
brac et baptisé musée, enfin un petit café- dire esprit et weise sage. Tous ces mots ont
restaurant qui ne désemplit pas à la belle leurs correspondants en sanscrit et en grec
saison. Le tout appartient à M. et Mme Wilson. ancien, et l’on n’en saurait imaginer de plus
Mme Wilson est une vraie Celte: c’est une nobles: en sanscrit c’est veda (la science par
fille d ’Ouessant. Elle est petite, vive, brune, excellence, la connaissance à son sommet) et
intelligente, énergique. C ’est elle la grande en grec c’est oida (je sais), à la famille lin­
prêtresse. guistique duquel appartient notre mot fran­
Son mari est-non moins celte qu’elle, puisque çais idée; j ’aurais presque envie de traduire
écossais. Il est grand et beau, comme tout witch par druide. Y a-t-il eu une filiation
ancien pilote de la R.A.F. Il partage complè­ consciente d ’antiques traditions magiques et
tement les convictions de sa femme. Il est 2. R. Grandsaignes d ’H auterive: Dictionnaire des racines des langues
donc witch. européennes, éditions Larousse.

4 4 Le dieu cornu ressuscite en Grande-Bretagne


religieuses? J ’ai assisté à des cérémonies — et Cette résurrection ne consiste pas seulement
elles m ’ont rappelé aussi bien les descriptions à reconstituer plus ou moins fidèlement les
des chasses aux sorcières médiévales que cer­ anciennes cérémonies du culte. Elle se mani­
taines peintures pariétales préhistoriques. Je feste surtout par la mise en œuvre de pouvoirs
revois Monique Wilson, cette petite femme «magiques»: les witches de l’île de Man se
étrange, soudain grande, simple, belle dans sa targuent d ’agir, non seulement sur le monde
nudité qui n’avait rien de pervers ou de matériel, mais aussi sur les événements.
troublant, saisir une épée vieille de six siècles Mais ils se défendent avec véhémence contre
et tracer le cercle magique autour de l’autel toute accusation de magie « noire». Il ne faut
où elle allait officier en tant que reine de son pas leur parler d ’envoûtements, de maléfices,
«coven» (couvent, réunion, groupe). Devant de rites diaboliques, d ’orgies scandaleuses.
les autres sorciers à l’intérieur du cercle, je Un reportage fait dernièrement sur eux a
l’ai vue face à l’autel, devant les objets sacrés ainsi décrit toute la panoplie de la sorcellerie
(poignard, corde), destinés à « lier le cadavre classique. C ’est pour cette raison qu’ils m’ont
avant son apparition devant la mort». Elle d’abord accueilli avec réticence. Mais ils ont
récite une mystérieuse litanie puis, sans vu que j ’étais un témoin de bonne volonté.
implorer la divinité, elle demande aux Mme Wilson m ’a affirmé le plus simplement
assistants de se concentrer et de projeter leur du monde qu’elle pouvait, en effet, faire
volonté. Elle chevauche un balai pour courir tourner le vent, ou monter la mer, ou des­
autour du cercle. Nul besoin d ’être initié cendre la brume autour de l’île, mais qu’elle
pour comprendre le symbole du balai dont ne le ferait jamais sans raison valable sous
l’extrémité supérieure en ivoire reproduit de peine de perdre à tout jamais son pouvoir.
façon très réaliste un sexe mâle. Et j ’ai vu les J ’ai rencontré un vieil officier supérieur de
hommes se prosterner et baiser les pieds de la l’armée des Indes, vivant aujourd’hui en
reine. Comédie? ou impulsion venue des pro­ gentleman-farmer. Il fait partie du coven. Il
fondeurs de l’inconscient collectif? Cierges et m’a donné sa parole que dans un cas de
lampes jetaient de tremblantes lueurs. L’air nécessité absolue les sorciers avaient fait se
était bleu d ’encens. J ’ai senti comme une calmer la mer entre deux îles voisines.
force psychique...
Les witches ont vaincu
La reine des sorciers l'Armada, Napoléon et Hitler...
commande au vent et à la mer
— Vous n’agissez jamais contre un être
Les « sorciers» de l’île de Man sont sincères, humain?
j ’estime pouvoir l’affirmer. « Nous pratiquons, — Seulement contre le mal, me dit l’ancien
disent-ils, une très ancienne religion, qui fut officier de l’armée des Indes. Nous avons
celle de l’Europe occidentale avant sa rom a­ souvent des réunions pour lutter contre ou, si
nisation. Les dieux de Rome, puis le Dieu des vous préférez, pour neutraliser ceux qui ont
chrétiens l’ont largement mais pas entiè­ ou pourraient avoir accès à la bombe.
rement supplantée. Elle a survécu clandesti­ — Que faites-vous?
nement. Le temps de la persécution est passé — Partout dans le monde les coven se réu­
et l’antique religion renaît au grand jour». nissent et « travaillent», font agir leur volonté

Les civilisations disparues 45


LE M U S É E D E LA S O R C E L L E R I E
Le m usée de la S orcellerie de l’île de M an a été
légué aux W ilson p a r le d o c te u r G é rald B.
G a rd n er, lui-m êm e G ra n d -P rê tre de Sorcel­
lerie, grand voyageur et érudit.
De tous les coins du m onde, le do cteu r G ardner
avait ram ené d ’é tranges souvenirs: arm es,
gris-gris, m anuscrits, livres de m agie, charm es,
p o rte-b o n h e u r, to u t ce q u ’il avait pu trouver
sur la m agie et la sorcellerie.
Ce ne fut ap p arem m en t q u ’après sa m ort au
M oyen-O rient que ses collections furent mises
en ordre et le m usée installé.
Il n ’y a pas de catalogue, et dans un fatras de
m auvais dessins, de docum ents absurdes,
d ’objets de bazars orientaux, de souvenirs de
plages et de villes d ’eaux, le visiteur découvre
soudain des pièces de grande valeur, telles ces
ex traordinaires m andragores dont une a été
m unie d ’une tête de cire d ’une su rp ren an te
beau té, tels ces petits phallus volants de
l’époque gallo-rom aine, tels ces vieux volum es
et m anuscrits parm i lesquels un Grand A lbert
que ne possèdent ni le British M uséum ni la
B ibliothèque nationale. Il en est en latin,
vieux français, en hébreu et allem and. A côté
se tro u v en t des m agazines m odernes sans le
m oindre in té rêt ni valeur.
T out cela am use la grande m asse des touristes.
Il est cep e n d an t d ’au tres visiteurs qui viennent
é tu d ie r et travailler aux heures où le m usée est
vide. J ’ai ainsi ren co n tré un professeur d ’une
université canadienne qui avait fait le voyage
u niquem ent p our passer quelques sem aines
dans le m usée.
— Vous avez trouvé des choses intéressantes?
lui ai-je dem andé.
— Un jo u r, p e u t-ê tre ... il faudrait faire le tri
de toutes ces absurdités, me répondit-il,
souriant.
— M ais encore?
— R egardez, m onsieur. Presque tous ces
instrum ents de sorcières sont des pièces uniques,
et là, sur ce pu p itre, devant le m annequin de
m agasin de confection p o rta n t la robe et le
chapeau pointu trad itio n n els des m agiciens, ce
volum e qui se déform e, qui m oisit lentem ent.
R egardez-le bien, m onsieur... C ’est une pièce
unique, longtem ps oubliée, perdue.
Je n’ai pas pu déch iffrer un seul m ot du livre
sur le p upitre.

A gauche:
La nouvelle prêtresse de l’antique culte.
A droite:
Une mandragore magique et humanisée.
sur celle de ces hommes. Si jadis l’invincible danses que sorciers et sorcières avaient exé­
Arm ada a coulé dans la tempête, c’est, cutées totalement nus. J ’ai su aussi que,
sachez-le, parce que tous les coven d ’Angle­ quelque part dans le coin le plus méridional
terre l’avaient appelée. Nous avons agi sur du champ, un grand phallus de bronze avait
Napoléon au camp de Boulogne et, en 40, été enterré, pointant vers le nord; des gens
nous avons agi sur Hitler, le mal personnifié. dignes de foi, médecins, magistrats, m’ont
Le mal est le plus souvent concentré en un confirmé différents événements: la fille de la
individu unique qui, sans que l’on puisse reine du coven miraculeusement guérie après
s’expliquer pourquoi, possède soudain un don un accident, une vieille dame auteur de
d’envoûtement des masses. Lorsqu’on le lettres anonymes punie grâce à une poupée
connaît, on peut agir sur lui; cela prend du de cire.
temps, mais on finit toujours par l’abattre. Il y a des sceptiques, mais qui n’en sont pas
— Comment? moins tolérants, ainsi les policiers de l’île.
— Par la répétition inlassable, par la pensée — Tant que nous ne recevrons pas de plainte
faite volonté. Pendant des heures, nus dans le d’empêcheur de danser en rond, comme on dit
cercle, les sorciers murmurent la litanie «tu en français, nous les laisserons danser nus la
ne peux pas, tu ne peux pas, tu ne peux nuit dans les endroits déserts, m’a dit un chef
pas...». de la police. Nous en connaissions beaucoup,
N’est-ce pas le principe même d ’une « cen­ des jeunes, des moins jeunes, mais pour
trale d ’énergie»? autant que nous le sachions, des gens parfai­
— Lorsque nous travaillons, me dit ainsi tement respectables.
l’ancien officier, nous avons besoin de donner
le plus de « force vive» possible. Deux choses Les rois d'Angleterre
nous aident: le cercle où nous formons un s'adonnaient-ils au paganisme?
groupe «émetteur», et notre nudité qui nous
permet de mettre tout notre corps, toute Que l’on essaie de le minimiser ou de le
notre puissance enjeu. Nous sommes alors de noircir, c ’est donc un phénomène étrange. Il
véritables phares psychiques. est difficile à analyser, car seuls ceux qui se
disent «witches» savent si leur foi est sin­
J ’ai promis de ne pas prendre position. Je cère. Il est difficile à expliquer. Pourtant le
tiendrai ma promesse. Mais j ’avoue que j ’ai culte du dieu cornu paraît sous-jacent à toute
voulu recueillir des témoignages. Un médecin l’histoire de l’Angleterre: il y eut des mani­
entra tout à fait dans les vues de mes sorciers. festations populaires semblables à celles des
J’ai parlé à un paysan dont le champ, à la autres pays européens, mais aussi des faits
suite d ’un rite de fertilité, avait produit une révélateurs parmi la caste dirigeante. Il
récolte triple de celle des champs voisins. Il convient de citer l’incident fameux qui est à
ne savait pas au juste ce qu ’avaient fait les l’origine de l’Ordre de la Jarretière. Au cours
sorciers, mais il leur était reconnaissant. Il ne d ’un bal donné en 1348 par Edouard III, la
tenait pas tellement à savoir, mais moi j ’y comtesse de Salisbury perd une jarretière de
tenais, et j ’ai appris qu’une certaine nuit de satin bleu et d ’émeraudes comportant aussi
nouvelle lune s’étaient déroulées des danses une boucle de diamants noirs et un rubis.
de fertilité en certains endroits du champ, Le roi la ramasse et la lui rend en prononçant

4 8 Le dieu cornu ressuscite en Grande-Bretagne


le fameux «Honni soit qui mal y pense». J'ai essayé sans succès
Pourquoi un aussi somptueux bijou sur une l'onguent magique des sorcières
invisible jarretière? Les historiens glosent
depuis six siècles sur cette scène énigmatique. Le monde moderne n’a le choix qu’entre des
Mais moi qui ai vu danser les sorciers nus, religions condamnatrices en forme de mo­
j ’ai reconnu, richesse en moins, la jarretière narchies absolues et un matérialisme récem­
de la comtesse de Salisbury sur la cuisse de ment greffé et où ne circule pas encore la
la reine du coven. Les sorciers revendiquent sève. Le dieu cornu, celui des Celtes de
d ’ailleurs expressément la comtesse comme G rande et Petite Bretagne, celui du Dyonisos
l’une des leurs: le geste d ’Edouard III aurait grec, celui des fées et des elfes, est la divinité
eu pour but non de lui épargner quelques de la vie. Le Diable donne la jeunesse, la
railleries courtisanes, mais bien, tout sim­ richesse, l’amour, à condition q u ’on passe un
plement, de lui sauver la vie, car deux pacte avec lui et qu’on lui remette son âme à
évêques présents à ce bal avaient vu le bijou l’instant de la mort. La parabole est claire: il
maudit. Mais alors, Edouard III lui-même faut accepter les lois de la vie pour obtenir le
aurait été un initié? Les witches l’affirment bonheur. Et les hommes par milliards aspirent
aussi. Ils disent que la vieille religion aurait au bonheur... J ’ai voulu, moi, parmi ces
joué un rôle important dans la fondation de la milliards, essayer la recette de ces quelques
m onarchie anglaise. Ils rappellent que îlots perdus en mer d ’Irlande. J ’ai tenté une
Robert Ier le Magnifique, père de Guillaume expérience. Les sorcières de jadis s’endui-
le Conquérant, fut universellement tenu par saient le corps d ’un certain onguent pour
ses contemporains pour un adepte de la magie s’envoler. Les sorcières de maintenant ont
(d’où son surnom de Robert le Diable). aussi un onguent, mais elles m’expliquent
qu’il provoque un dédoublement permettant
Il n’empêche que certaines phrases m’ont au« corps astral» de quitter le corps physique.
donné à penser qu’il existe des coven un Monique Wilson l’a déjà expérimenté. Elle ne
peu partout dans le monde, en Amérique et veut pas que je l’essaye seul.
en Europe, et particulièrement en France. Je Je m’enduis soigneusement d ’une pommade
n’ai rien pu savoir de précis: un coven brune dont j ’ignore la composition mais qui
peut parler de lui-même, si ses membres en sent l’humus et les feuilles m ortes4. J ’ai l’im­
ont ainsi décidé, mais il ne doit rien révéler pression d ’une bande sur le front et d ’une
des autres coven. Il faut donc attendre que pression aux tempes et j ’entends nettement
les sorciers français, s’il y en a, se manifestent. les battements de mon cœur, mais hélas! mon
Il n’y aurait rien là d ’étonnant. L’Angleterre « évasion » se limite à cela. La sorcière a
est loin d ’avoir l’exclusivité des vivaces tra­ attendu, puis a déclaré forfait. Ce sera pour
ditions pré-chrétiennes. une autre fois...
Les sorciers érudits citent les travaux des Le dieu cornu ne m ’a certainement pas re­
savants folkloristes qui, tous, admettent connu pour un de ses dévots. J’aurais bien
maintenant l’origine pré-chrétienne de la pactisé avec lui. Mais n’est pas Faust qui
presque totalité des traditions, coutumes et Veut... GEORGE LANGELAAN.
rites campagnards en France, en Angleterre, 3. Voir la revue Archéocivilisation que dirige André Varagnac.
en Allemagne et dans toute l’Europe'5. 4. Voir /'Histoire des magies de Kurt Seligmann.

Les civilisations disparues 49


GIAP p a r Lucien B odard

WESTMORELAND
p a r B ernard Thomas

Deux hommes
Deux peuples
Deux guerres

La g u e rre du V ietnam est u n e g u e rre


im possible. Les ad v ersaires a p p a r ­
tie n n e n t à d es d im en sio n s différentes:
les A m é ric a in s d o m in e n t le ciel c o m m e
des c o n q u é r a n ts g ala c tiq u e s et les
V ietnam iens se te r r e n t dan s le sous-
sol c o m m e des insectes co n d a m n é s .
L a plus g ra n d e p u issan ce de la p la ­
n è te c o m b a t de chétifs écoliers blottis
d an s des tra n c h é e s . C ’est u n e «sale
g u e rre » , oui: on est to u jo u rs p o u r
D avid c o n tre G o lia th . M ais c ’est la
De l ’homme des bois presque nu
ou de l ’homme du futur technique harnaché,
qui va l’emporter?
P h o to H o lm es-L e b e l.
Pages p ré c é d e n te s : p h o to s Pic e t H o lm es-L eb el.
«seule g u e rre » , aussi: le sort de la
civilisation en d é p e n d . Il ne suffit pas
de s’indigner. Il faut c o m p re n d r e .
D an s les ju n g les in dochino ises, on
a b a t des h élic o p tè re s à c o u p de
flèches. Planète n ’est pas un e revue
politique. Les uns p r e n n e n t parti p o u r
les flèches, les a u tre s p o u r l’h é lic o p ­
tère. M ais les h o m m es? Le petit
J a u n e qui te n d l’arc, le g ran d Blanc
qui fait v ro m b ir son m o te u r, qui sont-
ils? La g u e rre du V ietnam essaie
d ’avoir l’air d ’un e p artie d ’échecs.
Elle est un c o m b a t ép iq u e. C a r deu x
c h a m p io n s sont en lice: G ia p et W est-
m o re la n d . Ils p o r te n t le destin de leur
c a m p : les g u erres de T ro ie sont-elles
to u jo u rs g ag nées p a r les A c h é e n s
arro g a n ts ven us de la m er? Achille
fut le h éro s du p e u p le qui sortit
l’h u m a n ité de la b a rb a rie — mais
fallait-il tu e r H e c to r, to r t u r e r son
cad a v re et raser la ville?

Les Vietnamiens transportent sur des vélos


tout leur matériel de guerre:
c’est ainsi qu'ils ont vaincu à Dien-Bien-Phu.
P h o to Pic
le génie du pauvre
la haine de l’humilié
la foi du révolté
par Lucien Bodard

Depuis 2 5 ans, le général Giap fait la m êm e guerre

Il est Le général Vô Nguyen G iap, ministre de la D éfense de la


R épublique dém o c ra tiq u e du N ord-Vietnam , a a u jo u rd ’hui
le ch ef 52 ans. Depuis vingt-six ans, il porte sur ses épaules le
poids de la guerre contre la France, puis c ontre les États-
ascétique Unis. Il en est tout à la fois l'âme, le cerveau, le symbole. S’il
m ourait a u jo u rd ’hui, les structures q u ’il a mises en place
d’un peuple p ou rra ie nt peut-être lui survivre, tant elles sont efficacem ent
implantées. La lutte des Viet-congs pourrait peut-être se p o u r­
qui vit suivre avec le m êm e acha rn e m en t. Mais sans lui, il est p ro ­
bable que le peuple vietnamien se serait depuis longtemps
sous terre. avoué vaincu. La révolte n ’aurait pas su s’organiser en révo­
lution. L’e n d u ra n c e de la population sous les millions de
tonnes de bom bes am éricaines au N ord, l'incroyable obsti­
nation qui tient en échec au Sud la plus puissante arm ée du
m onde, c ’est son œ uvre. Sa vie.
Je tiens de Buu Lôc, cousin et longtemps c h e f de gouver­
nem ent de Bao Daï, qui était alors son condisciple, les
prem iers témoignages q u'o n ait sur lui. C ’était à Hanoi, dans
les années trente, en pleine période coloniale. G iap avait
16 ans. Sa solidité physique, sa puissance de travail, la c u rio ­
sité p antagruélique de son intelligence stupéfiaient tout le
monde.

Il existe peu de photos de Giap :


sa croisade du Tiers Monde contre iOccident,
il préfère la mener dans l'ombre.
P hoto C a m é ra P re ss /H o lm e s -L c b e l. ________________________________________________________________________

Notre dossier 57
Les idées com m unistes n ’avaient pas encore (et pas seulem ent celle du Vietnam), et la
eu le tem ps de se dé v e lo p p e r parm i la j e u ­ stratégie. Sans se destiner le moins du m onde
nesse universitaire. On avait des idées de e ncore à la carrière des armes, il avait
gauche, sans que rien soit précisém ent for­ dévoré tous les ouvrages parus à l’ép oq ue sur
mulé. Et puis, c ’était dangereux. G iap n’était la guerre, de Clausewitz aux livres chinois en
inscrit à aucun parti, ce qui ne l’e m p êchait passant p ar N apoléon. Pauvre, presque misé­
pas d ’être mal vu, déjà, par les autorités rable, il se nourrissait à peine, courait d ’un
françaises: bien q u ’on n’ait rien eu de précis gro up e à un autre, était ou vert à tous les
à lui rep rocher, on lui avait refusé sa bourse problèm es, épuisant de vitalité et fascinant.
d ’études. Il devait do nc gagner sa vie par lui- Il n ’avait m êm e pas le tem ps de p ré p a re r ses
même. exam ens. Sa facilité était telle que, en s’y
Il résolut bientôt le prob lèm e en trouv ant le p re n an t huit jo u rs à l’avance, il obten ait régu ­
moyen d ’être à la fois élève à la Faculté de lièrem ent les meilleures notes. Pour l’oral,
droit qui venait d ’ouvrir ses portes et profes­ c ’était plus difficile. C ’est ainsi q u ’à l’oral de
seur dans une institution privée, le cours la d ernière année de licence, M. Guillain,
T hang-Long, dirigé p a r l’un de ses amis. Il y professeur de droit public, lui mit une note
enseignait un peu tout, du français aux éliminatoire. Malgré une m oyenne générale
m athém atiques, en passant par l'histoire. co nfortable, G iap fut recalé. Il avait projeté,
Physiquem ent, il a le m asque un peu lourd, une fois son diplôme en poche, d ’ob te n ir une
les traits m arqués, une carrure impression­ bourse p ou r term iner ses études à Paris: son
nante: e x a c te m e n t l’opposé du fluet H o Chi- é ch ec le força à rester sur place.
minh - d ’ailleurs miné par la tuberculose. Il alla trouver Guillain.
— Pourquoi m ’avez-vous collé? lui de m a n da -
Un exam inateur français a peut-être t-il. J ’ai des bonnes notes ailleurs. C ’est
changé le destin du Vietnam injuste.
Jeune hom m e, répondit le professeur, je
Il avait, parmi d ’autres activités, entrepris n’ai de c om ptes à rendre à p ersonne, pas
d ’écrire une histoire du Vietnam basée sur les m êm e au président de la République fran­
légendes. Ce qui l’avait co nd uit à a p p re n d re çaise.
les cara c tère s chinois. Le d im anche, il allait Le qu a tre sur vingt de M. Guillain venait de
de village en village interroger les paysans, c hang er non seulem ent le destin du jeun e
retrouver des vestiges du passé, relever des G iap, mais sans dou te celui de tout le Viet­
insc riptionssur les pierres. M onsieur Kherian, nam. Un économ iste notoire, arrivé de Paris,
alors doyen de la Faculté de droit, l’aidait G a é ta n Pirou, te n ta e n co re de fléchir l’in tra n ­
beaucoup. Il s’était improvisé son tuteur. sigeant exam inateu r: il venait vérifier le
G iap était égalem ent très lié avec un certain niveau des études à l’université de H anoi et,
G o u ro u , a u te u r de l’ouvrage de base sur le po u r ce faire, avait proposé un sujet: « Du
Vietnam du N ord, les Paysans du delta tonki­ rétablissem ent a u to m atiq ue et dirigé de la
nois. Il l’aidait à rédiger sa thèse, l’a c c o m ­ balance des com ptes». Les copies étaient
pagnait dans ses dép lacem en ts, et lui servait a bsolum ent anonymes. Nul ne pouvait c o n ­
souvent de traducteur. naître leur auteur. Le doyen Kherian, qui eut
Il avait deux passions principales: l’histoire le prem ier entre les mains celle de G iap, lui

58 Giap et W estm oreland


mit un 16. Pirou exigea un 19. L’étudiant articles dans diverses revues. Depuis long­
méritait, selon lui, cette note exceptionnelle. temps, il connaissait la vie ro cam bo lesqu e de
Et puis, c ’était l’ép o q u e de l’Exposition c o lo ­ ce héros, p o rte u r des espoirs de tout un
niale, il fallait m o n tre r à Paris à quel point peuple, son a tta c h e m e n t à son pays, ses
nos universités d ’E xtrêm e-O rient formaient efforts p o u r unifier les différents partis de
de brillants sujets. Rien n’y fit. L’irascible gauche, son rôle de délégué officiel du
Guillain tint bon. Kom inform en Chine m éridionale, où il était
G iap c o m m e n ç a alors à faire de l’agitation chargé d ’e n d o ctrin e r les je u n e s cadres chi­
politique. Un profond sentim ent d ’injustice nois. G iap portait toujours, en guise de
couvait en lui, à voir ses amis et lui-même talisman, une p ho to de Ho sur lui. Ce fut
réduits à o béir aux ordres du p re m ie r im bé­ un co up de foudre réciproque.
cile venu, sous prétexte q u ’il avait la peau Secondés p ar un petit groupe d ’exilés, parmi
blanche. En France, c ’était le F ront p o p u ­ lesquels Pham Van Dông, futur Prem ier
laire. Les intellectuels vietnam iens se se n ­ ministre de Ho, les deux hom m es d é c id ère n t
taient encou ragés dans leurs opinions g au chi­ de créer un maquis dans la haute m ontagne
santes. Les esprits s’échauffaient peu à peu tonkinoise, près de la frontière chinoise, entre
en sourdine. La guerre de 39-45 com m ença. Nguyen Binh et C ao Bang. A partir de là,
L’Indochine fut oc c up é e par les Japo nais et l’histoire de G iap devient indissociable de
adm inistrée par l’amiral D ecoux, re p ré ­ celle de sa lutte. On ne lui con naît pas de vie
sentant du g o u v ern e m e n t vichyssois, dont la privée. A ucun O ccidental ne l’a approché.
police était bien faite. J ’ai essayé, je n ’ai pas pu. On ne peut le
ju g e r q u ’à travers son action: l’h om m e lui-
Giap n'a jam ais pardonné à la France m êm e est ento u ré du mystère le plus com plet.
la mort tragique de sa fem m e La plupart des m ontagnards du haut Tonkin,
par crainte de se voir asservir par la multi­
G iap et la je u n e femme q u ’il venait d ’épo user tude im pressionnante des plaines, haïssaient,
furent jetés en prison. Lui parvint à s’é c h a p ­ et haïssent toujours au ta n t les Vietnamiens
per. Elle m ou rut dans des c irconstances tra­ que les Chinois. Un seul groupe fait e x c e p ­
giques, des suites de sévices policiers. G iap a tion, formé des d e scend ants de sujets tom bés
toujours affirmé n’être dom iné dans son en disgrâce que la c o u r de Hué envoyait là
action politique et militaire que par des en exil, avec l’arrière-pensée que la d y se n ­
motifs d ’ordre supérieur. Je crois en réalité terie les y décim erait. C ’est parmi eux que Ho
q u ’il n ’a jam ais pu p a rd o n n e r ce crime aux et G ia p tro uv èren t refuge.
Français. Je pense ég alem ent que son c a ra c ­
tère s’en est trouvé p ro fo n d é m e n t affecté. Depuis la création du prem ier maquis,
Il s’est replié sur lui-même. Il s’est durci. Giap est devenu l'hom m e invisible
Il s’enfuit du delta tonkinois et réussit à
atteind re la Chine m éridionale. C ’est là q u ’en Ils décou vriren t, au flanc d ’une m ontagne,
mai 1940, il fit la connaissance de l’hom m e une grotte à leur c o n v enan ce et s’y instal­
dont rêvaient tous les révolutionnaires viet­ lèrent. C ’est là q u ’au mois de mai 1941 fut
namiens: Nguyên Ai-quôc, c ’est-à-dire Ho créé le Vietnam Doc Lap Dông Minh - c ’est-
Chi-minh. Depuis longtemps, G iap lisait ses à-dire le Viet-minh. Son but: chasser les

Notre dossier 59
Japonais et les Français; instaurer une R é p u ­ L’un d ’entre eux m ’a c e p e n d a n t affirmé que
blique d é m ocratique. Le dra p e a u rouge à Giap. au déb ut, ne nourrissait pas de senti­
étoile d ’or, choisi po ur em blèm e, dit n e tte ­ ments systém atiqu em en t antifrançais:
m ent l’inspiration. - Nous luttons avec les bons Français contre
Le petit noyau révolutionnaire établit d ’abord les mauvais Français du général Decoux et
une ligne politique: faire passer, dans un co ntre les Japonais, disait-il.
prem ier temps, le nationalism e indochinois En 1943, lorsqu'il s’aperçut que l’avèn e m en t
avant le com m unism e. Le second tem ps du gaullisme ne signifierait pas l’in d é p en ­
viendrait ensuite. Puis ils réfléchirent aux dance de son pays, il cha n g e a radicalem ent
m éthodes à em p lo yer p o u r s’e m p a re r du d ’attitude et mit tous les Français dans le
pouvoir. Ils é tud iè re nt la tactique de la mêm e sac.
guérilla, et G iap créa les prem iers groupes A la m êm e époque. Ho vint le rejoindre. Les
de guérilleros. A vrai dire, faute d ’effectifs autorités de Hanoi c o m m e n c è re n t à s’in­
et d ’arm em ents, ce furent d ’abord plutôt des quiéter de leurs activités. On décida une
«unités de p r o p a g a n d e » que de véritables expédition de « nettoyage» contre eux. Trois
com battants. Leur action, cep e n d a n t, fît peu jours avant que la colonne ne se m ette en
à peu tache d ’huile ju s q u ’aux a bords du delta route, le 9 mars 1945, les Japonais s’e m p a ­
tonkinois. rèrent du pouvoir à Hanoi, en ferm an t la
En 1942, Ho décida d ’aller convertir à ses garnison dans la citadelle et supprim ant ainsi
idées T c h a n g Kaï-chek. Mal lui en prit. Il l’obstacle n° I qui séparait les Viet-minh du
fut jeté dans les prisons du K uom intang. Il y pouvoir.
resta 18 mois. On le crut mort. Il ne fut libéré
que sur la prom esse formelle de ne rien faire Au début, il n'y avait
qui puisse nuire à la politique chinoise: ni que 3 4 hommes et aucun matériel
com m un ism e, ni nationalisme excessif. Il
prom it tout ce q u ’on voulut. Son habileté dia­ Le 6 ao ût 1945, c ’est Hiroshima. Le 15, le
bolique le fit n o m m e r ministre d ’une org a­ Japon d e m a n d e l’armistice. Sur place, son
nisation d ’inspiration chinoise, destinée à a rm ée, malgré la défaite, est en c o re puis­
libérer le Vietnam au profit de Pékin. Au sante. Les Chinois anticom m unistes de
bout de quelques mois, il en devint le chef. T c h an g Kaï-chek rêvent de s’e m p a re r de
Il avait désorm ais ce q u ’il voulait: de l’argent, Hanoï, par l'interm édiaire des nationalistes
versé tous les mois par les Chinois... qui le indochinois; Sainteny, au nom de la France,
recevaient des A méricains. Il l’expédiait à aim erait restaurer notre autorité; les A m é ­
G iap, dans sa m ontagne, qui en faisait le ricains lui m ettent des bâtons dans les roues:
meilleur usage. bref, la situation est d 'u n e confusion inextri­
Q uelques Français e u re n t des c on tacts avec cable. C ’est alors que, à la stupéfaction g é n é­
G iap pen d a n t cette période. Ils faisaient rale, aidé, il faut le dire, par la passivité des
partie des rares résistants q u ’a com ptés Japonais et la duplicité des A méricains, les
l'Indochine. Il n ’y en eut pas b e au c o u p parmi Viet-minh s’e m p a rè re n t du pouvoir, non sans
eux po ur oser e n tre p re n d re le voyage de C ao m assacrer au passage quelques ressortissants
Bang. Encore moins p o u r s u p p o rte r la vie Français.
dans la m ontagne. Très peu sont revenus. Ce coup d 'éclat, c ’est bien sûr la diplomatie

60 Giap et W estm oreland


d 'H o Chi-minh qui l’a permis. Mais c ’est éga­ de Giap, Ho Chi-minh jo u a sur tous les
lem ent le travail en p ro fo n d e u r de Giap. En tableaux avec une duplicité géniale. Il réussit
quatre ans, dans la m ontagne, à p artir de rien à se faire p ro téger p ar les A méricains,
(34 h om m es au déb ut, au cun matériel), il a toujours persuadés q u ’il n ’était pas c o m m u ­
c réé de toutes pièces un outil redoutable: niste et qui le tenaient p o u r « un brave type».
l’arm ée viet-minh. Il l’a fait en s’inspirant Il en profita p ou r asseoir son autorité, se
du m odèle chinois, s’a ppuyant sur un prin­ déba rra ssa nt sans scrupules des nationalistes
cipe simple et absolu: le peuple tout entier non viet-minh. Il y eut des spectacles affreux.
doit être mobilisé p o u r lutter contre le Des cham p s entiers de cadavres. Des
fascisme. Il ne s’agit pas là d ’une mobilisation tracteurs munis de herses passaient sur le
co m m e on l’en te n d en France, mais d ’une corps des gens du Vietnam Q uoc Dan Dang,
mobilisation totale, âmes, corps, esprits, le principal parti nationaliste. Puis la horde
enfants, femmes, vieillards. Q uiconque semble des Chinois d evenan t d é c id é m en t trop d a n ­
m a n q u e r de ferveur est im m édiatem ent gereuse, Ho finit par se dire q u ’il ne serait pas
rééd uq ué p ar des moyens divers, qui peuvent plus mal de s’e n te n d re à l’amiable avec la
aller ju s q u ’au supplice. Ce principe, qui France. Les Am éricains, don t le m aître-m ot
présida à la form ation des prem iers bataillons en matière politique était alors l’anticolo­
viet-minh, ne devait jam ais changer. nialisme, l’a p pu yè ren t en sous-main. Ils per­
L’arrivée des m aquisards à H anoi m a rq u a le m irent à Leclerc de d é b a r q u e r avec son corps
début d ’une période particulièrement trouble; expéditionnaire. Le 6 mars, Ho signait avec
une véritable fièvre rouge s’e m p a ra de la Sainteny un traité qui « re c o n n a ît la R é p u ­
p opulation. Pendant six mois, il y eut des blique du Vietnam co m m e un État libre,
grèves, des ém eutes, des manifestations, de ayant son g o u vern em ent, son parlem ent, et
mieux en mieux contrôlées p ar les cadres ses finances, faisant partie de la Fédération
politico-militaires de Giap. A Hué, Bao Daï indochinoise et de l’Union française». Q uant
signa son abdication en faveur de la R é p u ­ à la C ochinchine (Saigon), elle choisira elle-
blique dé m oc ra tiqu e . A Saigon, les c o m m u ­ m ême son statut par voie de référendum .
nistes s’e m p a rè re n t du pouvoir. Partout, il y
eut des morts: ceux qui g ênaient l’im plan­ G ia p est devenu im p itoyable,
tation viet-minh. Le 25 août 1945, dix jours prêt à utiliser to u s les m oyen s
après la capitulation japonaise, le Viet-minh
tenait tout le Vietnam. M alhe ure use m e nt, les rapports s’enveni­
La situation n’était pas simple p ou r autant. m èrent très vite. En France, le gou vern em ent,
La famine, due à la rigueur de l’hiver p r é ­ où com m unistes et socialistes étaient puis­
cédent, fit près de deux millions de morts. Les sants, passa la main au M .R.P. L’amiral
Chinois envoyés p ar T c h a n g Kaï-chek, qui d ’Argenlieu, haut-com m issaire en Indochine,
n’avait pas ren on cé à s’e m p a r e r du gâteau, résidant à Saigon, fon cièrem en t hostile à la
co ntin uaien t à ex e rc e r une forte pression. Les politique d 'in d é p e n d a n c e , fit tout son pos­
Français e n te n d aie n t revenir en force. Les sible p o u r sabo ter les accords. Ho lâcha
A m éricains rôdaient. Les diverses o p p o ­ encore du lest: il admit que le Vietnam soit
sitions intérieures n’étaient pas matées. coupé en deux, à la h a u te u r du 16e parallèle,
Fort de la puissance que lui do nn ait le travail lui se réservant le N ord. Mais il fallut se

Notre dossier
rendre à l’évidence: jam ais les Français que des assiégés, agrippés aux e scarpem ents
n’a c c o rd e ra ie n t l’in d ép e n d a n c e totale. m ontagneux de la région de Tuyen Quang.
En public, Ho, sans d oute de b on ne foi, tenta Ils n ’avaient survécu que p ar des prodiges de
ju s q u ’au bout de tro uv er un com prom is. En courage, d ’en d u ra n c e , de tén acité, de d é ­
sous-main, infatigable, G iap mobilisait, re­ brouillardise G iap les portait à bo ut de bras.
crutait, organisait. Le 23 novem bre 1946, le Il leur avait insufflé son âm e d ’acier, le
colonel Dèbes, sur ordre du général Valluy, d é c o u ra g e m en t n ’ayant pas de prise sur lui.
successeur de Leclerc, voulut faire éva c u e r La discipline, l’e n d o c trin e m e n t étaient restés
H a iphong par les tro up es vietnam iennes, efficaces. Mais ils ne disposaient d ’aucun
trop fortes à son gré. Echauffourées, c o n ­ matériel. L’arrivée des c om m unistes au
fusion: 6 000 m orts vietnamiens. G iap voulut pouvoir en Chine, en 1949, bouleversa la
alors sa revanche: il te n ta un co up de force situation. Désormais, ces isolés, ces traqués
sur Hanoi. Le 19 d é c e m b re à 20 heures, il e u re n t un allié puissant — et qui plus est,
dé clench ait l’insurrection con tre les Français. voisin. Le g o u v ern e m en t en exil de M. H o fut
Ses troupes régulières, ses milices, ses recon nu par une dizaine de pays. L’arm ée de
commissaires politiques, p a tiem m ent, m in u­ G iap put enfin se développer.
tieusem ent formés, e n trè re n t en action. Son
plan était simple: m assacrer p ar surprise tous Avec une patience de fourm i,
les Français. Les c om bats se prolongèrent Giap a mis tout un pays en armes
longtem ps dans les q uartiers sino-annam ites.
11 y eut des milliers de morts de p a rt et De l’autre côté de la frontière, il put disposer
d ’autre. Mais les troupes françaises étaient de cen tres d ’e n tra în e m e n t; il eut les cadres et
prévenues et leur c o n ce n tratio n était trop l’a r m e m e n t qui lui m anquaient. On s’est long­
forte. Les h o m m es de G ia p n ’avaient pas un temps d e m an d é si ce n’était pas les Chinois
a r m e m e n t suffisant à leur opposer. Il prit qui c o m m an d a ie n t en sous-main. On sait à
lui-même la décision d ’a b a n d o n n e r le delta, présent que G iap était le c h e f incontesté de
brûlant tout sur son passage, co m m e il avait l’arm ée, com m e H o était celui de la d iplo­
prévenu les Français q u ’il le ferait. matie. Du reste, avec son habileté ordinaire,
Ho et G ia p se re tro u v è re n t dans la m ontagne « l’o ncle» prit grand soin de c o n tre b a la n ce r
q u ’ils avaient quittée 16 mois plus tôt. L’irré­ l’influence de Pékin p ar celle de M osc o u : ce
parable était accompli. qui ne lui fut pas très difficile, é ta n t d onné
Il y eut au d é b u t deux guerres c o m p lé m e n ­ le rôle q u ’il avait longtem ps jo u é au sein du
taires; celle des Viet-minh au N ord et celle K om inform et les relations q u ’il n ’avait cessé
des nationalistes au Sud. Mais, au b ou t de d ’e n treten ir avec le Kremlin. La stratégie,
trois ans, les nationalistes, mal organisés, elle, fut l’œ u vre de G iap. C et intellectuel qui,
furent décim és. G iap leur d o n n a lui-même le en d ’autres circonstances, serait devenu his­
co up de grâce en faisant assassiner Nguyen torien ou avocat, appliqua à l’action la puis­
Binh, leur chef, qui risquait de devenir un sance de sa réflexion. Les plans de bataille
leader o p po sition nel dang e re u x . L ’effort étaien t de lui. C ’est lui qui do nn ait les ordres.
militaire français put alors se re p o rte r tout Sans lui, la prise du pouvoir par H o serait
entier co ntre le N ord. Les Viet-minh sans do u te restée un beau rêve. D ans l’om bre,
n’étaient, selon l’expression de H o lui-même, sans jam ais se m ettre en avant, c ’est lui qui a

62 Giap et W estm oreland


tout fait - lui qui a mobilisé progressivem ent pas de galons, doit à l’occasion faire son a u to ­
toute la population; lui qui a tran sfo rm é les critique d evant ses hommes. Une faute peut
enfants en espions et en agents de liaison; lui être punie de mort. T o u te opération est p r é ­
qui a transform é les yeux des fem m es en parée m inutieusem ent p ar G ia p lui-même.
au ta n t de m achines à observer, lui qui en a Ses ordres sont si détaillés q u ’ils fo rm en t
fait des tran spo rteu ses de m édicam ents, souvent des volumes de trois cents pages.
d ’arm es et de messages. Q u a n t aux hommes... La p rép a ra tio n est très lente. Elle d e m a n d e
G iap mit sur pied deux sortes de troupes, parfois des mois. Elle est d ’a u ta n t plus
selon des principes en c o re en vigueur a u jo u r­ c om pliquée que, du tem ps des Français tout
d ’hui. T o u t d ’abord, des guérilleros locaux, au moins, G iap ne disposait d ’aucun moyen
recrutés de la façon suivante; un de ses de transmission m od ern e. Il s’agit d ’infiltrer
commissaires politiques arrive dans un village. les h om m es dans la région. D ’intoxiquer la
Il pren d c o n ta c t avec les personnages les plus population. D ’a c h e m in e r le matériel, à pied,
influents. Il p rêche la libération du pays, p a r des sentiers de jungle. Les coolies sont
l’ex term ination des colonialistes. Il agit par chargés de cette mission. On les recrute sur
voie de tracts, d ’affiches, par réunions. Il place, de gré ou de force.
end octrine. Il a ttribue à chacun un rôle, une T o u t é ta n t mis en place, l’atta q u e se produit
tâche, une responsabilité bien d éterm inés. Il avec une rapidité, une violence inouïes. Puis,
crée une hiérarchie parallèle à celle du g o u ­ avec la m êm e vivacité de prestidigitateurs, les
v ernem ent. Il lève des impôts. Les traîtres Viet-minh d é c ro ch e n t, se dispersant dans la
sont liquidés. Les tièdes rééduqués. forêt p o u r se retrouv er à un endroit convenu,
Ensuite, il y a les réguliers. C ’est une élite. e m p o rta n t les arm es saisies, les blessés, les
Ils sont recrutés parm i les guérilleros. prisonniers et les morts. En cas d ’échec, les
Certains sont des vrais volontaires, p o u r tro up es de G iap n ’insistent pas. Si elles
d ’autres, on leur a un peu forcé la main, atteign ent 30 à 4 0 % de pertes dans leurs
d ’autres enfin sont des gens trop co m pro m is rangs, l’ordre de repli est d o n n é : les réguliers
p o u r ne pas p re n d re le maquis. Les meilleurs sont précieux. Il est vital d ’en conserver
d ’entre eux dev ienn ent sous-officiers, puis intact un noyau suffisant, po ur e n c a d re r et
officiers. On n ’ap p ren d à cha c u n que le strict form er les je u n e s recrues.
m inim um nécessaire à l’exercice de sa
fonction. Si un lieutenant est nom m é capi­ Les meilleures troupes françaises
taine, on l’envoie dans un c a m p où on lui s'enlisent lentem ent dans la jungle
incu lq uera les connaissances c o rre sp o n d a n t
à son grade. Rien de plus. Tels sont les principes et la stratégie que
Le rôle des officiers est a u ta n t politique que G iap, m e n a n t la vie ascétique de ses hommes,
militaire. Faire la guerre n ’est pas un m étier sans privilèges, sans décoration s, chaussé de
en soi. Ce n’est q u ’un moyen p o u r atteindre sandalettes d é c o u p é es dans des pneus r é c u ­
un bu t don t G iap est seul juge. A ucun pérés, arm é de sa seule m achine à écrire et
h om m e n ’a le droit de p enser p ar lui-même. Il de son cerveau, mit en œ u vre du fond des
doit app liqu er strictem en t les ordres. Et le m ontagnes de Tuyen Q uang hérissées de
faire avec foi. A uc u n e faute, auc u n e faiblesse forêts, c ou pées de rivières, où il avait créé
ne sont p ardo nn ées. L’officier, qui ne porte une véritable capitale révolutionnaire.

Notre dossier 63
Très vite, il fallut se rendre à l’évidence: les dans le delta. Il leur fit re pre nd re confiance.
Français n’é taient pas assez résistants p o u r la G iap, qui ne s’y atten dait pas, et qui voulait
guerre de jungle. La nature était p o u r les re m p o rte r un succès de prestige, ad o p ta po ur
Viet-minh. Elle les protégeait de son silence, la prem ière fois une tactique inédite: il lança
de son camouflage, que les A m éricains eux- ses réguliers en plein jo u r, sur un terrain rela­
mêm es, malgré les moyens mis en œ uvre, tivem ent d écouvert. Ce fut la terrible bataille
n’arrivent pas à percer. Le climat, l’épaisseur de Vinh Yen. De Lattre eut le tem ps de
de la forêt, les maladies é taient p o u r eux. Les r e g ro u p e r ses troupes. Le terrain lui perm it
Français te n tè re n t de tenir au moins les d ’e m p lo ye r les grands moyens, aviation, artil­
routes. Ils to m b è re n t dans des em b uscad es lerie, napalm. L’affaire se solda par une
effroyables, sur le RC I n o tam m en t. Des lourde défaite viet-minh — la seule.
colonnes entières furent détruites à la fro n ­ G iap re to u rn a alors dans la forêt et p ro c é d a à
tière de Chine. On se replia d on c sur le delta. une nouvelle analyse de la situation. Il ne
De Lattre, qui venait d ’être no m m é, se mit à p ourrait pas g agn er de g rande bataille dans le
y to u rn er en rond, essayant de deviner par où delta, mais il tenait suffisamment bien le pays
l’ennem i allait attaqu er. C h a q u e fois, les p o u r y mobiliser, y user les troupes te rrito ­
Viet-minh d é c le n ch aie n t l’em bu scade à riales et régulières de son adversaire: ce qui
l’endroit où on les atten dait le moins. La lui laissait les mains libres p ou r p o rte r ses
complicité de la population était leur plus efforts ailleurs. Il choisit la jungle touffue du
grande force. Laos, la région du fleuve Rouge. Les Français
d u re n t se lancer dans la guerre de jungle. Ce
Dien-Bien-Phu démontra le génie fut trop d u r p o u r la plupart d ’entre eux.
stratégique et tactique de Giap Minés p a r la maladie, épuisés p ar les longues
m arches, sans cesse harcelés, dans un pays
Lors de cha q u e opération, G iap, acco m pagn é qui n’était pas le leur, ils ne le su p p o rtè re n t
parfois d ’H o Chi-minh et du N am -B ô, le pas - excepté les paras. Les batailles furent
Com ité révolutionnaire, établissait son P.C. atroces. Cela d u ra dix-huit mois.
sur place. Il s’entou rait d ’un luxe de p ré ­ Salan venait de succéd er à De Lattre. Puis ce
cautions extraordinaires. Seuls quelqu es res­ fut N avarre et D ien-Bien-Phu: un véritable
ponsables savaient où il se cachait. Sa plus duel en ch a m p clos, ch acu n des deux camps
grande c rainte: les raids des parachutistes a c c e p ta n t en quelque sorte que le vainqueur
français. Un jo u r, à Bac Kan, un c o m m a n d o du tournoi soit le vainq ueur définitif, m êm e si
le m an q u a à deux m inutes près. des forces éno rm es n ’étaient pas en jeu. Au
- En six mois, je nettoie les Français, dit m o m ent de l’attaq ue, les deux cam ps étaient
G iap en 1953, en lançant son o rdre de contre- sûrs d ’eux-mêmes.
offensive généralisée. N avarre et son état-m ajo r sous-estim èrent
Effectivement, il faillit réussir dans les délais deux faits: le génie du général vietnamien,
q u ’il s’était fixés. Mais dans son analyse de la et l’en d u ran c e de ses hommes. C o m m e n t les
situation, G iap sous-estima un facteur: le Français auraient-ils pu imaginer que G iap
coup de fouet q u ’avait d o nn é au corps expé­ réussirait à tra n sp o rte r à pied, dans une
ditionnaire l’arrivée de De Lattre. région aussi inaccessible, au tant de matériel
De L attre c o n c e n tra le gros de ses troupes et de matériel lourd? Et p ourtant, il l’a fait.

68 Giap et W estm oreland


A dos d ’h om m e et à vélo. Des bicyclettes Alors seulem ent, il pu t c o m m e n c e r à s’a tta ­
achetées tou t b o n n e m e n t sur le m arché q u e r au nouveau p ro blè m e : libérer le Sud.
français, sur lesquelles les h om m es ne Cela signifiait d é p la c e r le cham p de bataille
m o ntaien t pas, mais qui p orta ie nt chacune, de 600 kilomètres. Première étap e: re-
grâce à un bricolage ahurissant, 150 à 200 com m u nise r les populations. Il em ploya sa
kilos de matériel. Pe n d a n t des semaines tactique habituelle.
entières, sur les chemins, dans les sentiers, de Ses hom m es ont aisém ent d éb o rd é Diem. Les
longues coh ortes de coolies s’ach e m in è ren t troupes g o u vernem entales sud-vietnam iennes
ainsi vers Dien-B ien-Phu. Puis, à la force du ne valaient plus rien. Les conseillers a m é ­
poignet, m ètre après m ètre, ils hissèrent les ricains é taient trop isolés parmi eux. G iap
canons sur toutes les montagnes des alentours. crut un m o m e n t q u ’il allait avoir une victoire
Ensuite, ils c reu sè re n t des trous, pour facile; c ’est alors que les A m éricains déci­
cam oufler les canons et les abriter. Il faut un d è re n t de faire la guerre eux-mêm es. Et, pour
certain asc e nd a nt sur les hom m es pour ne pas re to m b e r dans les erreurs des Français,
ob tenir d ’eux des choses pareilles. L’artillerie de faire une guerre technologique. Écraser
française fut bientôt détruite. L’a é ro d ro m e l’adversaire de bombes. T re n te de leurs
pris sous le feu viet-minh devint inutilisable. strato-forteresses B 52 basées à G u a m éq ui­
G iap c o n d a m n a tous les chem ins d ’accès au valent à 200 des super-forteresses volantes
cam p retran ch é en dressant p arto u t des utilisées p e n d a n t la Seconde G u e rre m o n ­
em buscades. Peu à peu, les Français se tr o u ­ diale. Ils o nt 2 000 hélicoptères: nous en
vèrent isolés, entou rés d ’un réseau de boyaux avions une dizaine. La puissance de feu de la
souterrains de plus en plus proches. Des seule VIIe flotte du Pacifique, qui rôde au
vagues hum aines m o n tè re n t à l’assaut, à trois large, est égale à trente fois celle de la
po u r un seul fusil. Ce fut l’hallali. Chine tout entière, en armes conventionnelles.
Le m onde en tier se d e m a n d e c o m m e n t les
Contre la surpuissance américaine, V ietnamiens p euvent tenir sous un tel déluge
il utilise les mêm es méthodes de feu, de bombes, de napalm, dev an t ces
gens qui abatten t des forêts entières, ex­
Le Vietnam co up é en deux, l’oncle Ho à folient les arbres, n ’hésitent pas à vider de
nouveau président de la R épublique d é m o ­ leurs habitants des régions de 50 kilomètres
cratique du N ord, G iap ne se reposa pas po ur carrés p o u r les d é c ré te r zones de « free-
autant. Il reconstitu a d ’abo rd ses troupes killing», de libre-tuerie. L’explication est
épuisées, décimées. simple: le Vietnam est devenu entièrem en t
A la surprise générale, il ne fit aucune troglodyte. Le pays s’est transform é en un
difficulté, en application des accords de gigantesque gruyère. Des boyaux, des
Dien-Bien-Phu, p o u r r a m e n e r au nord du couloirs, des abris souterrains s’é te n d e n t du
17e parallèle tous ses régim ents dispersés en nord au sud, se croisent, s’e n c hev êtren t,
C o chinchine, dans la p re s q u ’île de C am au s’im briquent, sur des kilomètres et des kilo­
n o ta m m e n t: c ’est q u ’il avait depuis trop mètres.
longtemps perdu le co n ta c t avec eux. Il fallait — Lorsque les Chinois avaient envahi
les e n d o c trin er à nouveau, les rééd uq uer, l’A nn am au M oyen Age, m ’a dit Buu Lôc, le
é p u re r les élém ents douteux. Ce q u ’il fit. cousin de Bao Dai, le peuple tout entier

Notre dossier 69
s’était d éjà enterré. C ’est une vieille habitude. ficelle tie nn e nt en échec l’arm ée la plus puis­
G iap pratiquait déjà la m éth o d e du tem ps des sante du m onde et partou t, derrière c haqu e
Français, mais à une m o indre échelle. nouvelle astuce, chaq ue nouvelle trouvaille,
A présent, ils y passent leurs jo u rn é e s, ne on retrouve l’em p re in te de G iap. G iap s’est à
sortant que la nuit. M ê m e les moissons se présent enfoncé au plus im pénétrable de la
font: au lieu de cultiver le jou r, on cultive forêt, à la frontière entre le N ord et le Sud.
la nuit. Et puis, faute de riz, il y a le manioc, Sa stratégie actuelle consiste à attirer le plus
la nourritu re de base du soldat, qui se possible les A m éricains dans la guerre de
confond tellem ent avec la végétation que les jungle. Là, il est à son affaire. Là, la puis­
A m éricains ne p euv en t pas le supprimer. sance technologique a b e a u c o u p moins
d ’effets. Là, seul co m p te le choc de l’hom m e
Tout le pays s'est enterré con tre l’hom m e, au corps à corps.
pour résister à l'arm ée U.S. Le résultat? La pro portio n des pertes am éri­
caines p a r ra p p o rt à celles du Viet-cong était
Les A m éricains pilonnent les villes du N o rd: au d é b u t de 1967 de un tué p o u r 12 Viet-minh
c ’est gênant. Cela fait des morts. Mais pas morts. Elle est en juin 1967 de un p o u r quatre.
a u ta n t que l’aurait cru le P entagone. Et Les coups des Am éricains sont de plus en
surtout, cela ne paralyse pas la vie. Les usines plus durs. Mais l’organisation de G iap n ’a pas
p éniblem ent reconstruites p en d a n t les quel­ craqué. Des millions de gens sont exilés,
ques années de calme relatif sont détruites: réfugiés dans des cam ps; des millions d ’autres
on les rebâtit en les dispersant un peu plus. vivent sous terre, mais les enfants, les fem mes
Les centrales électriques sont écrasées: on se et les soldats c o ntin ue nt de c om battre. La
passe d ’électricité. discipline n’a pas faibli. La dureté impi­
Les A m éricains te n te n t d ’a n é an tir les voies toyable de G iap, sa rigueur inhum aine devant
de c o m m u nicatio n: on les rem et en état la l’inhum aine escalade de la violence, sa
nuit. Ils b o m b a rd e n t un p on t: toute la p o p u ­ minutie infatigable non plus. Qui s’effondrera
lation se m et à tresser des ponts de lianes, le prem ier? Les A m éricains saisis de vertige,
suffisamment forts p o u r p o rte r canons et ou le général génial et ascétique, que p e r­
camions. Le jo u r on les immerge; la nuit, on sonne ne voit, qui p a rc o u rt c haqu e nuit, à
les sort de l’eau et la circulation continue. pied, c o m m e les autres, des dizaines de
Les troupes régulières de G ia p reçoivent de kilomètres, en se nourrissant d ’un seul bol de
Chine et de Russie de l’a r m e m e n t m oderne. riz?
Mais ch aqu e village participe à la guerre On peut d u re r au ta n t q u ’on veut, a dit un
co m m e p a r le passé: c o n tre les hélicoptères, responsable Viet-cong à l’un de mes amis. On
on fiche en terre des pieux aiguisés. Les est sous terre. Ils tapent.
c o m m a n d o s s’y em palent. - Cela peu t d u re r 20 ans. On a le temps,
C o ntre les fantassins, on invente des pièges ripostent les Américains.
de toutes sortes: trous couverts d ’herbes, C ette g uerre, en to ut cas, recule to ut ce
cac h an t des pieux e m poisonnés; b o m b es sus­ q u ’on croyait savoir sur les limites de la résis­
pend ues à des lianes, qui explosent dès q u ’on tance hum aine. Cela ira ju s q u ’où?
les to u c h e ; mines fabriquées avec une douille LUCIEN BODARD.
et une am po ule électrique: bref, des bouts de

Eux aussi ont leurs hôpitaux ambulants


et le médecin est sur le porte-bagages...
P h o to Pic.

70 Giap et W estm oreland


le grand chef scout
le robot vertueux
la bonne conscience U.S.

Toutes les responsabilités sont réunies sur sa tête


En n o m m a n t William Childs W estm oreland c o m m a n d a n t en
Il est le c h e f de leurs troupes au Vietnam, il semble que les A m é ­
ricains aient voulu choisir un symbole de l’image q u ’ils se
saint Georges font d ’eux-m êm es et q u ’ils e n te n d e n t offrir au m onde. M o ra ­
des nantis. lem ent: droit ju sq u ’à la naïveté. In tellectuellem ent: terri­
blem ent efficace sans s’o c c u p e r de faux problèm es. Physi­
q u e m e n t: un sportif au mieux de sa forme. Un visage clair,
des idées claires, une foi claire dans son Dieu, son pays et sa
mission. A u c u n recoin obscur, m êm e en grattant: le toujours
im p eccable W estm oreland fait paraître sale quico nq ue
l’a p p ro ch e. C e t ho m m e est d ése sp é rém e n t sans problèmes,
sinon techniques. Il se tient si droit q u ’on a parfois l’impres­
sion que son m en to n va re n tre r dans son cou. Q uelqu e chose
entre P« A m éricain bien tranquille» de G r a h a m G re e n e , cet
individu de bo n n e volonté par qui toutes les ca ta stro p h e s
arrivent — et la p hén om én ale m ém oire d ’un c o m p u te r élec­
tronique présidant aux destinées d ’une gigantesque entreprise
d ’engineering.
Propre c om m e Tom Mix, aussi m édioc re m e nt porté sur la
bagatelle que, disons, Tarzan, ne fum ant pas, ne buvant pas:
c ’est ainsi que le décrit le magazine Life. Il peut sem bler
désinvolte de parler sur ce ton du responsable de 470 000

C’est un chef:
il porte toute la guerre sur ses épaules
et il connaît ses hommes presque un par un...
P hoto Ja m e s P ic k ere ll-C a m e ra p re s s /H o lm e s -L e b e l.

Notre dossier 73
soldats, de l’h o m m e qui a droit de vie et de turier. D ’ailleurs, il choisit une arm e savante:
m ort sur des millions d ’individus — et dont l’artillerie. Car, en bon A m éricain de son
p eu t dép e n d re l’avenir de l’hum anité tout é po qu e, il est épris de science, de technique,
entière. A notre avis, le seul fait que ce ton d ’efficacité. Il invente m êm e un «appareil de
soit, m êm e partiellem ent, justifié p ar la réa­ prép aration de tirs», toujours en service dans
lité est plutôt inquiétant. C a r c’est bien de no m breu ses unités.
l’image d’un boy-scout qui s’impose d ’abord
lorsqu’on parle de «W esty». Tous les A m é ­ A 4 2 ans, il était
ricains, d é m o cra tes ou républicains, « fau­ le plus jeune général américain
cons» ou «co lo m bes», sont d ’accord sur ce
point. Puis les guerres servent son a vancem ent. Il
Peu de personnages parvenus au so m m et du d é b a rq u e en Tunisie et en Sicile à la tête
pouvoir, en quelque dom aine que ce soit, ont d ’un bataillon d ’artillerie. On le retrouve à
été aussi influencésque lui par leur expérience Utah Beach, au « jour le plus long». Il se
scout. M oins encore seraient prêts à l’a d ­ couvre de gloire p en d a n t toute la cam pagne,
mettre. Lui s’en vante, avec un mélange ju s q u ’à Berlin. En 1944, à 30 ans, il est le plus
d ’orgueil et de naïveté. A 15 ans, il était je u n e colonel de l’arm ée. Cinq ans de paix.
m e m b re de la «patrouille des Aigles». On 1952: la Corée. W e stm oreland a pris du galon
dirait q u ’il n’en est jam ais sorti. Le grand et changé d ’arm e: il c o m m a n d e à présent un
ja m b o r e e mondial de 1929, tenu en Angle­ régiment de parachutistes. A l’armistice, il
terre, l’a laissé ébloui. Les discours de est, à 42 ans, le plus je u n e major-général
Baden-Powell sur la justice et la droiture américain.
l’ont enflammé. Il a enco re des frémissements En 1958, il attire l’attention du haut État-
dans la voix p o u r en parler: M ajor en réorganisant de fond en com ble la
- C ’est là que j ’ai eu la révélation de ce 10" division aé ro p o rté e, c a n to n n é e à Fort
que je voulais faire de ma vie, dit-il, avec une C am pbell (Texas). A n e c d o tiq u e m e n t, un
lueur au fond de ses yeux noirs. accident d ’e n traînem ent fait parler de lui
Sa vie, bien en tendu , allait être l’arm é e : il dans les journaux. Cinq de ses paras viennent
venait de se d écouv rir le goût de l’uniforme. de tro uv er la mort au cours d ’un saut. Des
En 1932, à 18 ans, il entre à W est Point, la vents violents et irréguliers en sont la cause.
célèbre école militaire am éricaine, p ar où Le lendem ain, W estm oreland e m ba rque tout
sont passés tous les M a c A rth u r et les son m onde dans les avions. Pas question que
Eisenhower, ses futures idoles. 11 en sort capi­ q u e lq u ’un d ’autre aille se noyer dans les
taine des cadets de sa prom otion, ce qui marais: il saute le premier. T o u t seul. Pour
don ne déjà le ton de sa carrière. Il n’a rien essayer les vents. Lorsque chacun a pu cons­
d ’un athlète vulgaire, c e p e n d a n t, ni d ’une ta te r que le général s’est bien reçu, la divi­
tête brûlée, rêvant de pa n a c h e , de gants sion suit. Ce genre de geste fabrique une
blancs et d ’assauts rom antiques. C ’est un être légende: son passé en déborde.
sain, avec le culte de toutes les santés, res­
pectu eu x de toutes les hiérarchies, un modèle Telle cette autre histoire, à Fort Campbell
d ’adaptation sociale, qui désire seulem ent égalem ent. Une section s’exerçait à franchir
servir la collectivité: le contraire d ’un aven ­ un cours d ’eau à l’aide d ’une co rd e: parcours

74 Giap et W estm oreland


du c o m b a tta n t classique po ur les com m a n dos le président Joh nso n a n no nce sa nomination
Arrive W estm o reland , en inspection. Il consi­ au poste sup rêm e à d a te r du 1er août.
dère les hom m es, la corde, le cours d ’eau. Paul H arkins était trop m ou: il est admis à
Je vais essayer, m oi-m êm e, dit-il. faire valoir ses droits à la retraite.
Et le voilà s’év e rtua n t sur la corde, soufflant W estm oreland a alors 50 ans. Sa poitrine,
co m m e un deuxièm e classe. 11 to m b e à l'eau. côté gauche, est b ardée de six rangées de
D égoulinant de boue, il se hisse à la rive. décoration s; deux autres encore du côté
— Allez me c h e rc h e r un uniform e sec, dit-il droit.
à son o rd o n n an c e . — Si Johnson a décidé de le nom m er, c ’est
L’autre se précipite. Revient. «W esty» se que ça devient sérieux au Vietnam, disent les
sèche, change de tenu e sur le front des milieux p ro ch es du Pentagone.
troupes. Et re c o m m e n c e. Et to m be à nouveau C ’est surtout que W estm oreland a réussi à
à l’eau. Il revient à terre. Fait q uérir un convaincre Johnson co ntre R obert Mac-
troisième uniforme et rec o m m e n c e. Pour N a m a ra , le tout puissant secrétaire d ’État à
lâcher prise une troisième fois. N ’im porte qui la défense, q u ’il ne suffisait pas de faire
aurait renoncé, é c œ u ré, furieux. L’ami du b o m b a r d e r le N ord par l’aviation et l’a é ro ­
général qui racon te la scène ju r a q u ’il y eut navale p o u r gagner la guerre. Il faudrait
au moins une qu atrièm e fois. A près il ne sait ég alem ent ré c u p érer le contrôle du Sud.
pas; il a dû partir, c ’est bien dom m age. C ’est le déb ut d ’une alliance tacite entre le
général et le président: ils ont fait ensemble
« Si Johnson nom m e W estm oreland un pari. Ils sont du m êm e bord con tre toutes
c'est que l'affaire devient sérieuse » les formes d ’opposition. Ils sont complices.
W estm orelan d n’arrive pas à Saigon com m e
1960 le voit n om m é d ire c te u r de W est Point. une bom be. Sa manière, ce serait plutôt le
La c h a n ce le sert en co re : l’administration bull-dozer: b e a u c o u p plus efficace q u ’une
K ennedy vient de c o m p re n d re q u ’il est explosion. La situation au Vietnam est alors
absurde de ne c o m p te r que sur des arm es la suivante: 18 000 A m éricains sont implantés
nucléaires inutilisablesen cas de conflit limité. à titre de « conseillers militaires». Ils encadrent
Elle décide de rem ettre en h o n n e u r les armes une a rm ée sud-vietnam ienne forte de 250 000
conventionnelles. W estm oreland en profite ho m m es; ils ne se b attent pas eux-mêm es;
po ur do u b le r les effectifs des p ro m otions; il ils sont là p o u r «aider» les Vietnamiens à
réorganise la formation et l’en tra în e m en t des faire leur guerre. En réalité, le rôle du
je u n e s officiers en fonction des d o nn é e s n o u ­ M A A G (Military Aid and Advisory G ro u p )
velles. O n est co n te n t de lui. On lui confie est gigantesque: fournir c arburants, armes,
encore le c o m m a n d e m e n t général du Strac, matériel à l’arm ée g ouvernem entale, lui
le Stratégie Air C o m m a n d , cette ronde de a p p re n d re à s’en servir; d o n n e r de l’argent
bo m b es dissuasives au-dessus de nos têtes. aussi, b e a u c o u p d ’argent: 100 milliards d ’a n ­
En janvier 1964, enfin, on l’envoie au Sud- ciens francs p ar an. Les résultats sont d é c e ­
Vietnam, co m m e adjoint du c o m m a n d a n t en vants. Les tentatives pou r dé v e lo p p e r des
chef, le général Paul Harkins. Q u elqu es mois « h a m e a u x stratégiques», villages fortifiés en
po u r se familiariser avec la situation, les vue de regrouper, protéger, a rm e r la p o p u ­
hom m es, le terrain, le matériel et en avril lation fidèle n’ont app orté que des déboires.

Notre dossier 75
La V IIe flo tte am éricaine du Pacifique
est à elle seule égale à trente fois
l'arm em en t conventionnel de la Chine tout entière.
Photo André Serfati.
La guerre elle-m êm e est une suite d ’échecs et sion sont inévitables dans cet étrange pays, au
d ’hum iliations: l’arm ée de la République moins q u ’on ne les re m a rq ue pas. Q u ’un res­
sud-vietnam ienne (on dit les A R V IN , com m e ponsable soit nom m é une fois po ur toutes.
on dit les Vici, pou r Viet-congs) semble plus Q u ’on sache à qui s’adresser. Q ue la situation
à son aise sur les terrains de m an œ uv re s soit claire. Le 19 février, il obtient gain de
que dans la boue des rizières; elle n’a pas le cause: le général Ky, co m m a n d a n t de l’avia­
feu sacré, c’est le moins q u ’on puisse dire. tion, dont le rôle n ’a cessé de croître, s’e m ­
Les hom m es désertent p a r milliers; les arm es pare du pouvoir et ne le lâche plus. S’il n’est
passent à l’ennem i en tel no m b re que les Viet- pas parfait, il a au moins deux mérites: c’est
congs les utilisent p o u r moitié. E m buscades, un h om m e de guerre, un ultra, un ju sq u ’au-
sabotages, atten tats se succèd en t, tous plus boutiste, qui, en sa qualité de Nordiste
dém oralisants les uns que les autres. réfugié, hait H o Chi-minh et les com m unistes
ju s q u 'à l'obsession. Il ne chicane d onc pas sur
W estm oreland a mis fin à la cascade les moyens à employer, m êm e lorsqu’il s’agit
des coups d'É tat au Sud-Vietnam de b o m b a rd e r Hanoi. Q u a n t à ses velléités
d ’indépendance, peu im porte: avions et
Q u a n t à l’aspect politique, c’est une véritable réservoirs de kérosène sont américains. Il
catastro ph e. La dictatu re des N ghô, N ghô suffit de lui en interdire l’accès s’il ne se tient
Dinh Diem et son frère, N ghô Diuh Nhu, su c­ pas tranquille.
cesseurs de l’e m p e re u r Bao Daï, s’est effon­
drée le \ci nov em bre 1963 au bo ut de 9 ans Il a exporté en Asie
et 5 mois de te rr e u r catholique. D epuis ce l#« am erican w ay of w ar »
temps, on dirait le go uv e rn e m en t rongé par
un can c e r: les politiciens s’e n tre -d é vo rent; Précisons tout de suite que W estm oreland n’a
les militaires les accusent, les renversent, les rien d ’un politique. Les dîners en ville, ce
font assassiner; ils se b a tte n t en tre eux; se n’est pas son genre: son esprit de repartie
fusillent. Les putsch se su c c èd e n t à une allure n’y brille pas particulièrem ent. Plusieurs
vertigineuse. Le général M inh succède en diplom ates am éricains ra co nte nt m êm e avoir
d é c e m b re à N guyen Ngoc T h ô ; en janvier été passablem ent é ton nés p ar ses tentatives
1964, c ’est le général K h anh ; le 27 août, de digressions philosophiques au cours de
nouveau putsch; un autre le 13 septem bre, certaines réceptions.
m ené par le général D ue; Maxwell Taylor L’am b a ssa d e u r des États-Unis (C abot Lodge,
rétablit K hanh; le 20 d éc e m b re , on d é b o u ­ puis Maxwell Taylor) est là p o u r se ch arger
lonne le H au t Conseil de la N a tion; le des relations diplom atiques avec le go uver­
28 janvier 1965, K hanh revient en force et nem ent. W e stm oreland se c a n to n n e dans des
fait couvrir les murs de la ville d ’inscriptions ra pports stratégiques ou tactiq ues avec Ky,
hostiles à Maxwell Taylor... en tant que c h e f de l’arm ée. Mais l’âm e a n n a ­
A quoi peut servir n’im porte quelle action mite, il n’y c o m p re n d rien. Il ne d on ne pas
militaire, dans un climat pareil? La pourriture l’impression, du reste, de faire b e a u c o u p
g ou vern em entale ruine toute la fermeté am é ­ d ’efforts p o u r y parvenir: il n’a pas appris
ricaine sur le terrain. W estm oreland tape du un m ot de la langue du pays, pas m êm e les
poing sur la table. Si l’intrigue et la co ncu s­ dix formules passe-partout c o n te n u es dans

78 Giap et W estm oreland


le lexique mis à la disposition du G .I. moyen. en réclam e 100 000 de plus p o u r la fin de
L o rsq u ’il parle avec un c h e f de district par l’année.
l’in term édiaire d ’un interprète, au cours En 1965, l’Air F o rc e et la Navy entrent à
d ’une inspection sur le terrain, il p rend le ton peine dans la lutte. Un an plus tard, « A n ti­
paternaliste d 'un oncle patient qui s’adres­ lope» dispose de 700 avions de com b at, plus
serait à un je u n e neveu un peu d e m e u ré . Il lui 2 000 hélicoptères de types différents.
fait un serm on moralisateur sur la force et la 125 000 tonnes de matériel sont dé b a rq u é e s
bo nté des États-Unis et sur la m é c h a n ceté par cargos tous les mois en 1965. Un an plus
des Viet-congs: un discours que le chef de tard, 750 000 tonnes. A présent, plus d ’un
district a sans d oute entend u vingt fois du million. Il fallait 10 jo u rs p o u r d é c h a rg er un
tem ps des Français déjà et qui ne le convainc cargo; il en faut deux. Des chaînes de bases
pas forcém ent. Q u a n d il a affaire aux lettrés, inexpugnables ont été construites par le Génie.
aux intellectuels, aux responsables de Saigon, La péninsule sablonneuse de Cam Ranh Bay,
c ’est pire encore. Il ne sait pas quoi dire. Il où végétaient naguère quelques pê c h e urs et
n’a aucun c o n ta c t avec eux, b e a u c o u p moins un couple de tigres, est devenue le plus
que les Français n’en avaient. En cela encore, vaste com plexe militaire d ’Asie du Sud-Est.
W estm o reland est parfaitem ent représentatif 6 000 h om m es s’y o c c u p e n t des pistes d ’a tte r­
de la mentalité am éricaine qui consiste à rissage, des hôpitaux, des réservoirs d ’essence,
d é b a rq u e r dans un pays avec ses steacks sous des ateliers, des centres de radio, etc. Da
cellophane, son whisky et ses jo u rn a u x sans Nang, N h a T rang, Qui N hon sont devenus
rien regarder de ce qui se passe au to u r de des aérodrom es-forteresses de science-fiction.
soi. Ses soldats agissent com m e lui. Il existait 3 aé ro d ro m es p o u r avions à
réaction, il y en a 9; il en existait 15 p o u r les
C o m m e il y a un « am erican way o f life », il y avions-cargos, il y en a 73. Le kilométrage des
a un « a m e ric a n way o f war», aussi raffiné routes a au gm enté de 30% .
dans la m écanisation q u ’une cuisine ou une Les grues, les bull-dozers, les bétonneuses
ferme du Middle West. C ’est lui que W est­ font désormais partie de la guerre. 5 hom m es
m oreland va importer. U ne m achine de sur 6 sont employés. Jam ais on n ’a vu pareil
guerre gigantesque, tout à la fois prodigieuse appui logistique, dans aucune guerre au
et terrifiante, sans âme, mais d on t il est le m onde. Un exemple au hasard, entre mille:
cerveau. U ne op ération est d écidée pou r le su rlen ­
— W estm oreland, ce n’est pas e xactem en t dem ain dans une zone contrôlée par le Viet-
N apoléo n à Austerlitz, disent ses d étracteu rs. cong, dans la région d ’An Khe. W e stm o ­
Peut-être. Mais on ne le lui d e m a n d e pas non reland se pose en hélicoptère au P.C. de la
plus. Cavalerie aérienne. Tous les spécialistes sont
réunis a u to u r d ’une carte d ’état-major. W est­
Chaque Viet-cong tué m oreland abrège les salutations. C h acu n rend
coûte des millions co m p te des préparatifs dans son d om aine:
les renseignem ents, l’artillerie, le support
En 1965, il dispose de 29 000 «conseillers». aérien, les liaisons avec les forces sud-viet­
En avril 1966, il a fait venir 230 000 hom m es; namiennes. Une minute de silence com plet.
en avril 1967, 447 000 et ce n’est pas fini: il W estm oreland se recueille. Puis les questions

Notre dossier 79
se m ettent à pleuvoir. De quel support aérien C ette opération-là a mis 1 000 Viet-congs
peut-on disposer? C om bien de B 52 a rr o ­ hors de co m b a t et «assaini» une zone trop
seront la zone avant l’opération? C om b ien de longtemps occ u p é e par eux. C ela coûte cher,
tonnes de bombes? Quelles bom bes? Avez- mais q u ’importe! Certains économ istes vont
vous prévu de faire faire des o pérations de ju s q u ’à affirmer que la guerre du Vietnam
diversion? C om bien peut-on utiliser de B 52 est salutaire p ou r les États-Unis; sans elle, ce
p endant l’opération elle-même? Quels ef­ super-géant serait victime d ’une effroyable
fectifs viet-congs sont censés se tro u v e r dans crise de surproduction et de chôm age. Les
la zone? Vos renseignem ents sont inexacts. 11 millions de tonnes d ’acier gaspillées au Viet­
faut co m p te r un bataillon de plus. Estimation nam c oûtent moins cher, selon cette opinion,
des risques. Les terrains d ’atterrissage de la que l’éventuelle stagnation industrielle.
région ne sont ni assez no m b reu x ni assez - L'im m oralité de cette guerre réside dans le
bien aménagés. Il faut en construire d ’autres. fait tragique q u ’aucun intérêt vital américain
Où? Com bien? Je ne veux plus voir un seul de n’est en jeu, répètent les opposants avec le
ces arbres de 5 mètres de haut dans les e n ­ pasteur Martin Luther King.
virons. Il faut les détruire. C o m m e n t sont les Peut-être que si, en réalité. Peut-être était-il
techniciens chargés des scies? C om bien de nécessaire, po ur faire to u rn e r la m achine, de
scies? Où seront les hôpitaux de cam pagne? co nsa c re r 5 6 % du budget national, soit
C om bien d ’hélicoptères chargés de l’éva­ 75,5 milliards de dollars, à la Défense, dont
cuation des blessés vers l’arrière? Les troupes 22 po ur le Vietnam, c om m e le fait celui de
sont-elles con tentes du nouveau fusil M 16? 1967. Soit 30 milliards d ’anciens francs par
La grêle de « c o m b ie n » est term inée. « A n ti­ jour.
lope» est satisfait. « G o o d luck. Le plan m ’a W estm oreland est là p ou r gérer cette m anne
l’air bon». Il saute dans son hélicoptère pour de dollars. Ce q u ’il fait en grand c h e f d ’e n tre ­
se rendre ailleurs. Le surlendem ain, à l’heure prise. Véritable proconsul en Asie du Sud-
H, les B 52 ne laissent plus derrière eux que Est, il a l’œil à tout: diriger une dizaine d ’o p é ­
quelques troncs calcinés dans la jungle; les rations en m êm e temps; c o o rd o n n e r son
hom m es sautent des hélicoptères Chinook, action avec la VIL- force du Pacifique
ils com m encent à se battre, l’artillerie pilonne. (50 000 marins et aviateurs), avec les B 52
A l’heure H plus 5 une piste d ’atterrissage de la base de G uam , avec les forces spéciales
pour les avions de transport C aribou a été (les fameux bérets verts), avec les ARVIN
construite; une autre po ur les C 130 Hercules; du général Ky. N ous verrons tout à l’heure
le quartier général est implanté; les réservoirs com m ent il s’y prend. Retenons pour l’instant:
de fuel, les tentes, les douches, le mess, les 1/ que le re n d e m e n t est m édiocre. C haque
foyers sont prêts. Des milliers de pizzas sur­ Viet-cong tué coûte plusieurs millions;
gelées, des chewing-gums, des magazines, le 2 / que la masse énorm e des moyens te c h n o ­
courrier, des cure-dents attendent. logiques mis en œ uvre a un gros inconvénient:
A peine arrivés, les A m éricains ont déjà sur ses 450 000 hommes, W estm o relan d ne
c o n s tru it u ne ville p r ê te à r e c e v o ir peut disposer que de qu atre divisions de
18 000 hommes. Il ne m anque pas une four­ c om bat, tous les autres étan t des « engineers»,
chette, pas un cube de glace, pas un venti­ tandis que, sur 250 000 hom m es, le Viet-
lateur ni un bo uton d ’uniform e Le résultat? cong a 250 000 com battants;

80 Giap et W estm oreland


3/ que cette force écrasante conduit le Viet- troupes. Du point de vue humain, il faut le
cong à éviter le c o m b at au maximum. Pré­ dire tout net: l’arm ée est fière de lui. Elle le
venu par les b o m b a rd e m e n ts massifs p ré a ­ revendique c om m e l’un des plus beaux
lables à toute op ération , il se blottit dans fleurons d ’une longue tradition qui rem onte
ses c a c h e s s o u te rra in e s p o u r resurgir p lu ­ au général G rant.
sieurs kilom ètres plus loin. La plupart des généraux se c o nte nte nt
d ’être des généraux, disent ses hommes.
Le Vietnam , c'est le banc d'essai W estm oreland, lui, c'est un chef.
de l'arm ée am éricaine Il jouit d 'un prestige considérable auprès
d ’eux. C ’est qu'il les aime d ’abord. Il les tient
11 est bien rare que les A m éricains puissent po ur la meilleure arm ée dont aient jam ais
a c c ro c h e r une unité im portante. En re­ disposé les États-Unis. Presque tous les offi­
vanche, leurs bases et leurs colonnes sont ciers ont déjà fait deux guerres: celle de 39-45
sans cesse harcelées. et celle de C orée. Ce sont ou bien des ba-
- C ’est un fait, tout cela nous coûte cher, roudeurs chevro nn és ou bien des spécialistes
disent les experts du Pentagone. Mais n’im­ qui connaissent p arfaitem ent leur job.
porte c o m m e n t nous serions obligés d ’e n tre ­ - Je savais que les troupes U.S. se co n d u i­
tenir une arm ée. 11 faudrait l’entraîner. Il raient bien, a-t-il déclaré récem m ent. Mais
faudrait surtout construire dans le Pacifique leur perform a nc e a dépassé mes espoirs. Leur
de grands centres d ’en tra în e m e n t p o u r essayer ingéniosité, leur sens de l'initiative est magni­
et m ettre au point les arm es nouvelles. fique. Il en sortira des types bien. D ’ici à dix
Cela nous co ûterait encore plus cher. Le ans, le C ongrès en sera peuplé et ce sera un
Vietnam est un banc d ’essai idéal. bienfait pour le pays.
C ela est un aspect non négligeable de la Depuis son arrivée, il a instauré ce que son
guerre du point de vue américain. Les ra p ­ état-m ajor appelle la «sem aine W e stm o ­
ports « T o p secret » de W estm orelan d sur reland »: 60 heures de travail minimum. Le
l’efficacité de tel hélicoptère, de tel lance- travail de deux hommes. Emploi du temps
roquettes, de tel fusil à infrarouge, de tels c hron om étré. A peine un m atch de tennis à la
bom be à billes, goyaves ou ananas, de tel sauvette, de tem ps en temps, à l'heure du
«renilleur» (appareil de détection qui, sus­ déjeuner: c’est un jo u e u r hargneux qui p ro ­
pendu au bout d ’une corde, perm et à un teste lorsqu’il juge que son adversaire ne le
pilote d 'hélicop tère volant à 150 kilom ètres à fait pas assez courir. A n e c d o te : à la fin d'un
l’heure de d é te c te r toute présence humaine, set q u ’il perdait 2-6, il fait une mauvaise
en pleine nuit, dans la forêt) sont sans prix c hu te sur le poignet g auche, exige sa re­
dans l’optique des « faucons» de W ashington. vanche, gagne 6-2, et se laisse enfin exa­
Et on l'a vu, le général est à son affaire en ce miner: le poignet était cassé. Pas de di­
dom aine: il a le goût de la technique. m anche. Trois ou quatre jou rs par semaine
passés sur le terrain. C h a q u e unité im por­
Voilà p o u r « l’am erican way o f war», dont tante reçoit sa visite au moins tous les quinze
W estm oreland est le représentant. 11 le maî­ jours. Sa grande force est là. Il vérifie tout. Il
trise parfaitem ent. Les rouages de son esprit note tout. Il retient tout. Jam ais un général à
sont aussi im peccables que son salut aux qu atre étoiles n’a eu une connaissance de

Notre dossier 81
prem ière main aussi détaillée de la situation, d é b a rq u e r une com pagnie, arrivée en droite
à tous les niveaux. ligne des États-Unis.
Au cours de ces périples, il p a rc o u rt des c e n ­ H u rlan t dans son haut-parleur un petit
taines de kilomètres, sautant d ’un avion dans speech de bienvenue sur le th è m e « le Sud-
un hélicoptère, se nourrissant de sandwiches Vietnam lutte p o u r le m êm e droit à l’indé­
et de thé glacé, d é b a rq u a n t au pas de p e n d a n c e que nous en 1776», il est le seul à
course dans tous les briefings qui l’a tten den t. ne pas ruisseler de sueur. N o u v e a u briefing
1 mètre 80, physique puissant, épaules avec les officiers, nouvelles questions. A
carrées, yeux noirs perçants, cheveux gris 12 heures 5, en retard de dix m inutes sur
coupés court qui lui do n n e n t l’air d ’un enfant l'ho raire, il visite le 85' hôpital d ’é v a c u a tio n
de c h œ u r: il impressionne. Ses m anières à Q u o n s e t en c o m p ag n ie de d o c te u r s et
courtoises, son a ccen t de Caroline du Sud, les infirmières, e n c o u ra g e les blessés, plaisante,
expressions arch aïqu es q u ’il em ploie, mêlées envoie son o r d o n n a n c e c h e r c h e r au galop
à de l’argot d ’étudiant, n’ô te n t rien à son des m édailles au Q .G . local p o u r d é c o r e r
autorité. On le respecte tant q u ’on ne lui a ces braves types. Ses yeux s’e m b u e n t de
pas donné de su rno m : à peine si on l’appelle larmes, de vraies larmes, devant un G.I.
« Westy » parfois. aveugle de Caroline du Sud, où il est né.
A 6 heures, tous les matins, il est d e b o u t dans
sa villa de stuc du cap T ran Quy, alors que Il n'y a rien d'autre dans sa vie
Saigon do rt en core, en pleine hébétude. que le m étier des armes
A 6 heures 30 il p rend le petit déjeuner, seul,
dans le living bleu. Sa femme et ses trois Une je e p le reconduit à l’a éropo rt. Un
enfants ont été évacués, à la d e m a n d e de B eechcraft lui fait survoler une zone viet-
Johnson, depuis q u ’il a été nom m é général en cong. C o m m e n ta ire : « C e sont les meilleurs
chef. Il semble se passer assez bien de leur guerilleros du m onde. Ils ont l’expérience et
p résence: indifférence ou stoïcisme, le vague- la connaissance du terrain.» A 13 heures 25, à
à-l’âm e n’est pas son genre. Il est déjà régle­ Tuy H oa, sur la côte (« C ’est là que j ’ai
m en ta ire m e n t sanglé dans son treillis. attrap é la prem ière de mes trois crises de
- Je le soup ço nn e de dorm ir au garde-à- dysenterie am ibienne»), il p ré p a re une grande
vous, dit un de ses colonels. op ératio n avec l’état-m ajo r de la p rem ière
Les œ ufs brouillés et le café chaud avalés, division a é ro p o rté e; se fait dép o se r par un
tandis que les o rd o n n a n c e s s’affairent, il hélicoptère dans un avant-poste où il re c o n ­
saute sur la casq uette de jo u e u r de base-bail naît un sergent qui com battait sous ses ordres
qui lui sert de couvre-chef, bondit dans son en C orée, au 187e. Jungle partout. H om m es
auto herm é tiq u e m en t close p ar crainte des sales, les pieds dans la boue, au garde-à-vous
attentats, court au petit trot ju s q u ’à l’hélicop­ sous le soleil. Il les aime ceux-là, cela se sent.
tère don t les pales to u rn e n t déjà. La course contre la m ontre continue. A
A 7 heures 20 il est en l’air. A 8 heures 10, il 100 kilom ètres de là, il va inspecter une
est à Long Binh où un convoi vient de arm a d a de bull-dozers qui am én agent une
to m b e r dans une em buscade. A 9 heures, plage. Conversation technique. A hurissem ent
fin du briefing. Un b iré a c teu r l’attend, le des « engineers» : il sait tout du re n d e m en t,
dépose à Qui N han, sur la côte où vient de du fonctionnem ent, des avantages des engins.

82 Giap et W estm oreland


A Mai Lann, en pleine m ontagne, visite d ’un du président Johnson, p o u r défend re sa
cam p d ’e n tra în e m e n t où un c h e f de tribu g uerre:
m on tagn ard lui offre un bracelet. — Les Français ont p erdu la guerre d ’In d o ­
A Pleiku, interview serrée des pilotes et mi­ chine à Paris, a-t-il dit. Il ne faut pas que nous
trailleurs d ’un grou pe d ’hélicoptères: c ’est lui perd io ns celle du Vietnam à N ew York. Sur
qui a c on çu les hélicoptères, il veut savoir le terrain ce sera long. Je ne peux dire ni
com bien de Viets ont été tués grâce à eux et com bien de temps, ni com bien d ’ho m m e s il
co m m e n t, si la pro tection est meilleure. Il nous faudra, mais nous gagnerons. Les Viet-
ne veut pas q u ’on lui m ente. Les questions congs savent bien q u ’ils n’ont q u ’une seule
fusent, en rangs serrés. cha n c e de s’en sortir: c ’est que la population
A 17 heures 30 enfin, dans un nouvel avion, des États-Unis faiblisse.
W estm o relan d, pend ant le trajet de reto ur Il n’a pas dit trahisse, mais certains l’ont
vers Saigon, après avoir p a rc ou ru 1 200 kilo­ compris. Le sénateur Fulbright et plusieurs
mètres, lit un rap po rt confidentiel. Il arrive à autres m em bres de l’opposition le lui ont
l'aé ro d ro m e avec 7 minutes de retard, et le assez reproché.
fait re m a rq u e r en souriant. Ce soir, il va dîner — Les paroles du général W estm oreland,
chez lui avec son état-m ajor: on parlera ont-ils riposté le lendem ain, nous rappellent
boulot, avec peut-être, au dessert, quelques les plus beaux jou rs du M ac C arthysm e.
an e c dote s sur le bon vieux tem ps en C orée,
au Ja p o n ou en N orm and ie. A 10 heures il va Il ne truque pas, il ne bluffe pas,
se c oucher, e m p o rta n t quelques rapports. il sait regarder la réalité en face

Il n’y a pas de place dans la vie de W e stm o­ Faut-il envisager de voir un jo u r W estm o ­
reland p ou r autre chose que son métier. Il le reland, élu général-président, m e n e r les États-
fait de façon im pressionnante, en parfait Unis sous sa poigne de fer? Sa popularité,
technicien, mais aussi en h om m e doué au s’il sortait vainq ueu r du conflit, le lui p e r­
plus haut point de l’instinct guerrier. Il suffit m ettrait sans doute. En réalité nous ne le
de l’avoir regardé lire une carte d ’état-m ajo r pensons pas: W estm o relan d est trop hom m e
p o u r s’en convaincre: ses muscles se tendent, de guerre et trop peu ho m m e d ’État. Sa mala­
ses yeux noirs brillent d ’un éclat plus vif au dresse, hors de son métier, le lui interdirait.
fur et à m esure q u ’il imagine les m ouvem ents B e a uc ou p plus im pressionnant est l’accrois­
ennemis. Son flair est légendaire. sem en t progressif de ses pouvoirs: au d ébut
Mais surtout, son métier, il le fait avec foi. de l’escalade aérienne sur le Vietnam du
Il sait q u ’il c o m m a n d e ici les forces du bien N ord, seul Jo hnson pouvait d é c le n c h er les
co ntre celles du mal. La d é m o c ra tie , la libre b o m b ardem en ts. A présent, W estm orelan d
entreprise c o n tre le com m unism e. Saint peut faire pilonner tous les points straté­
G eo rg e s co n tre le D ragon. C ’est pourquoi les giques q u ’il lui semble utile de détruire.
déclam ations pacifistes faites p a r certains C o m m e le général Harkins, son prédécesseur,
A m éricains ou le refus de Cassius Clay de se sur le papier il n’est p o u rta n t que le dernier
laisser mobiliser l’atteignent p rofon dém en t. maillon d ’une longue chaîne de supérieurs
Il l’a dit p e n d a n t le périple q u ’il a accompli hiérarchiques qui, p a rta n t de la Maison-
aux États-Unis, en avril dernier, à la d e m a nd e Blanche, en passant par M ac N am ara, les

Notre dossier 85
chefs d ’état-m a jo r généraux du Pentagone et ricains p o u r que to ut se décide au corps à
l’amiral G r a n t Sharp, c o m m a n d a n t de la zone corps. Ils sont fatigués; ils ont de lourdes
militaire du Pacifique à H onolulu, a b o u ­ pertes. P o urtant, le pro blèm e n ’est pas là.
tissent ju s q u ’à lui. C e tte autorité grandis­ Le p ro blèm e est que plus on en tue, plus il y
sante, ces troupes, ce matériel s u p p lé m e n ­ en a. Po ur expliquer cette génération sp o n ­
taires, W e stm oreland ne les a pas grignotés tan ée, on dit q u ’ils s’infiltrent du N o rd : leurs
p o u r le seul plaisir d ’être puissant. Il les a aller et re to u r n ’ont jam ais cessé.
obtenus en acc o rd avec le présid en t des Le pro blèm e est q u ’une fois une bataille
États-Unis. gagnée (lorsqu’on l’a gagnée), il faut o c c u p e r
Et la plus grande force consistait logiquem ent le terrain, le pacifier, obten ir la collaboration
à réu'nir toutes les responsabilités sur une des gens. Et c ’est là la grande faille, ju s q u ’à
m êm e tête. N ’im porte qui d ’autre que W est­ présent, de la stratégie de W estm oreland.
m oreland vacillerait parfois sous cet amas J u sq u ’au mois de mai en effet, les tro up es
d ’honneurs, de prérogatives et de problèm es. vietnam iennes étaient chargées de la pacifi­
Lui, jamais. Il a trop le sens de la discipline. cation: elles se conduisaient davantage en
Il travaille trop. La plup art des chocs hordes de pillards q u ’en pacificateurs c o m ­
é m otionnels qui e n c o m b re n t nos vies ne préhensifs. L ’h om m e de la Caroline du Sud a
sem b lent pas m êm e l’atteindre. décidé d ’accom p lir lui-même ce travail.
Il ne tru q u e pas ses co m p tes rendus, il ne Hélas! O u tre les 200 000 G.I. supplém entaires
bluffe pas, il ne fait pas une p e inture rose de indispensables p o u r sim plem ent c o m m e n c e r
la situation dans ses rapp orts et ses d écla­ l’expérience, on p e u t imaginer ce qui va se
rations; il est le pre m ie r à dire que la guerre passer lorsque les A m éricains o c c u p e ro n t vil­
est d ure et q u ’elle sera longue. P ro fo n d é m e n t lages et régions. Ces grands gaillards blonds,
pragm atique, la tactique q u ’il a choisie sur le au c o n ta c t des A nnam ites, font l’impression
terrain, parm i toutes celles qui s’offraient à d ’éléph ants dans un magasin de porcelaine.
lui, est a d aptée à la situation: elle est mobile Le plus grave est que leur c h e f est à leur
et agressive. Elle consiste à aller fra p pe r l’e n ­ image: il n’a auc u n e com p réh en sio n viscérale
nemi là où il se trouve, à p é n é tr e r ses lignes de l’h o m m e asiatique dans son contex te viet­
de forces assez p uissam m ent p o u r l’obliger à namien. Ce personnage tro p p ro pre, trop
sortir de ses trous: «V aincre l’offensive par clair, ne p e u t m atériellem ent pas, il l’avoue
l’offensive, et l’e m b u sc ad e p a r l’em b uscade.» lui-même, saisir la com plexité psychologique
De fait, la rapidité avec laquelle des divisions et politique de cette guerre sale et boueuse.
a é ro p o rté es de 450 hélicoptères réagissent Là est son plus grave échec. Ce n ’est pas sa
tient du miracle. Est-ce efficace? Oui. faute: peut-être le meilleur ho m m e de guerre
Les Viet-congs ont appris à leurs dép e n s que, A m éricain à l’h eure actuelle n’est-il pas fait
dès q u ’ils lèvent le petit doigt, ils ont des p o u r cette guerre. Peut-être aucun A m éricain
avions aux trousses un q u a r t d ’heure plus n’est-il fait p o u r cette guerre. Ce qui ne veut
tard. Ils font donc très atten tion à ce q u ’ils pas forcém ent dire q u ’ils ne la g agn eron t pas.
e n tre p re n n en t. T o u t gros dé p lo ie m e n t de BERNARD THOM AS.
forces leur est interdit. Sauf lorsque, com m e
à la cote 881, ils réussissent à suffisamment
im briquer leurs lignes avec celles des A m é ­
C’est une guerre inhumaine:
mais il y a encore place
pour des gestes d'humanité...
P h o to A n d ré S crfati.

86 Giap et W estm oreland


36

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PA R IS 8
L’ART BRUT
échappe-t-il ou non à la culture?
Jacques Mousseau Photos André Dorka

Le m ouvem ent a pris naissance il y a vingt ans


T o u t au long du printem ps et de l’été, le M usée des Arts
décoratifs a été o ccup é p ar deux expositions qui offraient
La peinture à la réflexion un contraste excitant: d ’un côté, une ré tro spe c ­
tive de la Bande Dessinée; de l’autre, l’exposition de l’Art
est Brut. La prem ière s’efforçait de faire le bilan d ’un des aspects
le refuge les plus je u n e s, les plus dynam iques et su rtout les plus sophis­
tiqués de notre culture, objet depuis quelques mois d ’un
de certains e n g o u e m e n t très vif de la part du public le plus large après
avoir été longtem ps le d o m ain e réservé des petits enfants et
marginaux de quelqu es adultes in itié s 1. La seconde, selon l’am bition du
p eintre je a n D ubuffet, fon dateur et théoricien de la C o m p a ­
de notre gnie de l’A rt Brut, pré te nd a it rassem bler les manifestations
d ’une activité créatrice a-culturelle, c ’est-à-dire é c h a p p a n t à
société. toute im prégnation de ce q u ’il est convenu d ’appeler notre
culture. C ette seconde exposition présentait les œ uvres
d ’individus vivant hors des norm es psychologiques et sociales
r e c o n n u e s et a c ceptées p ar le m on de des arts: des schizo­
phrènes, des pa ranoïaques, des spirites, des délinquants, etc.
Les p ro duc tio ns de ces marginaux de notre société? Essentiel­
lem ent des dessins et des peintures chargés de symboles et
1. R a p p e lo n s la p u b lic a tio n ré c e n te , d a n s la co lle c tio n l’A n th o lo g ie P la n ète , du volum e
c o n sa c ré à la Bande dessinée qui o ffre un vaste p a n o ra m a de ce qui a é té c ré é en ce dom aine..

En page 96, les légendes


des illustrations couleur.
L'art fantastique de tous les tem ps
d ’obsessions, mais aussi des écrits illustrés, co uran ts de la sensibilité et de l’expression
des sculptures en mie de pain ou en bois, des plastiques: tachism e, informel, géom étrism e,
é chafaudages de coquillages, des graffiti, etc. lyrisme abstrait, nouveau réalisme, etc. étaient
La prem ière caractéristique de ces œ uvres déjà p résents dans l’o m bre. C ’est la g én é ­
d ’art est de ne pas avoir été con çu es com m e ration des Fautrier, Wols, H artun g, Poliakoff,
telles; co m m e la prem ière caractéristiq ue de M anessier. C ’est déjà, dans l’om b re un peu
ces artistes est de ne pas s’être éprouvés plus épaisse de l’extrêm e jeunesse, la g é n é ­
c om m e tels (po ur la plupart du moins). Ils ration d ’Yves Klein, pressentie p ar un je u n e
n ’ont pas en ta m é de dialogue entre leur critique qui s’exalte, s’agite et s’engage,
force créatrice et un public admiratif, pareil Pierre Restany, et qui laisse à son aîné M ichel
dialogue faussant toujours, selon Jean Dubuf- Ragon la tâche d ’im poser définitivement les
fet, la sp ontanéité et l’authenticité de la m aîtres de l’abstraction.
création. T ous ces pionniers sont, à l’ép o q u e , rejetés
p a r le public qui se m ontre avide de paix
En 1 9 4 7 , l'A rt Brut intellectuelle c o m m e il est avide de paix poli­
part en guerre contre la « culture » tique et souhaite le re to u r aux m ouvem ents
artistiques de l’avant-guerre et leur a p p r o ­
On pressent déjà que le but de la C om pagnie fondissement. Mais, aux yeux des pionniers,
de l’A rt Brut est de déco uvrir l’h o m m e vrai le post-cubisme, c ’est déjà de l’académ ism e.
et l’essence p ro fo nd e de la n ature hum aine
au-delà de l’éd ucatio n sociale et artistique, Jean Dubuffet en quête
et sans le m asque de l’am bition profession­ d'« une pure impulsion créative »
nelle. C a r la culture impose une échelle des
valeurs locale et m o m e n ta n é e . L ’A rt Brut, Parmi les n ovateurs de l’informel, figure Jean
selon une expression que j ’e m p ru n te à mon D ubuffet. Il est un de ceux qui poussent le
ami Pierre Restany, est, c o m m e le sucre brut, plus avant la volonté de rupture. La cons­
un produit non raffiné. Telle est son ambition cience claire de ce q u ’on fait, la dé m a rc h e
la plus affirmée. C ette entreprise fête cet calculée d ’une carrière, le souci p r u d e n t de la
a u to m n e son vingtième anniversaire. Le p re ­ com m ercialisation, l’espoir secret d ’être re­
mier Foy er de l’A rt Brut s’ouvrit en n o ­ connu, to u t cela p o u r lui fait aussi partie de la
vem bre 1947 dans les sous-sols de la G alerie d é m a rc h e a ca d ém iq ue. C ’est pourq uo i l’idée
R ené Drouin, place V endôm e. A près des s’impose à lui de r e c h e rc h e r parm i les
expositions particulières, la prem ière ex po ­ hum bles et les innocents les élém ents d ’une
sition d ’ensem ble fut organisée en octob re ru pture en c o re plus totale. Il p art à la re­
et novem bre 1949: 200 œ uvres et 63 « artistes» ch erch e d ’« u n e pure impulsion créative (où
étaient p résentés au public. Le catalogue, ne viennent pas in terférer des soucis de
intitulé l’Art Brut préféré aux arts culturels, com pétitio n, d ’applaudissem ents et de p r o ­
prenait l’allure d ’un manifeste. D ans ces p re­ m otion sociale)» dans les asiles d ’aliénés,
mières années de l’après-guerre, une g é n é­ dans les prisons, dans les c ham b res de
ration d ’artistes et de critiques s’employait bonnes, dans les villages retirés. Les êtres qui
sur tous les fronts à ro m p re avec la tradition. s’ex prim ent dans de pareilles conditions
T ous ceux qui allaient im poser les futurs sociologiques ne doivent le faire, semble-t-il,

90 L'art brut échappe-t-il ou non à la culture?


que poussés par une force intérieure im pé­ rable avec l’entreprise m en é e par Jean
rieuse, incontrôlée. D evan t ces productions, D ubu ffet et qui a réuni des œ uv res prov enant
« nous ne pouvons nous défen dre du senti­ d ’u ne infinité de sources différentes. Mais le
m ent que l’art culturel app araît auprès choc puissant que j ’ai ressenti au M usée des
d ’elles, dans son ensem ble, jeu de société A rts décoratifs ne pouvait s’expliquer seu­
futile, fallacieuse p a ra d e» , estime Jean lem ent p ar la q uantité des œ u vres a c c u ­
D ubuffet. mulées, mais par leur qualité. Et c ette q u a ­
D epuis 20 ans, le peintre poursuit, parallè­ lité est le reflet de celle de l’ho m m e qui,
lem ent au d é v e lo p p e m e n t de son œ u v re p e r ­ depuis vingt ans, ne cesse d ’o p é re r une sélec­
sonnelle, sa qu ête avec a c h a r n e m e n t et systé­ tion sévère. C et ho m m e est lui-même un
matisation. A près des débuts insurrectionnels artiste, un individu particulier imprégné
dans le sous-sol de la G alerie D rouin, la d ’une vision du m onde et obéissant à une
C om p ag nie de l’A rt Brut s’installa dans un hiérarchie des valeurs. A ce niveau déjà,
pavillon du jardin de la N .R .F . p rêté par l’élém ent culturel que l’on croyait banni se
l’éd iteu r G allim ard. Puis les collections, qui trouve réin tro du it sub repticem ent. Pourquoi
ne cessaient de s’élargir, firent un séjour à avoir choisi telle œ u v re et dédaigné telle
N ew Y ork dans la d e m e u re du peintre Ossa- autre? N ous som m es ainsi natu rellem en t
rio. Depuis 1961, elles o nt trouvé leur siège conduits à discuter le postulat fondam ental
définitif à Paris, dans un im m euble de la rue de la C o m pagnie de l’A rt Brut. « Les collec­
de Sèvres: quatre étages, six salles d ’expo ­ tions de l’A rt Brut sont constituées d ’œ uvres
sition, des archives. L ’A rt Brut est devenu dues à des perso nnes étrangères au milieu
une institution — faut-il dire culturelle? La culturel et préservées de son influence.»
Com pagnie s’appelle désorm ais F o ndation. C ’est le texte m êm e de Jean D ubuffet. Mais
Des Cahiers paraissent régulièrem ent. La en quoi un schizophrène, p ar exemple,
Fon d a tio n a un président, Jean D ubuffet, et échappe-t-il à la culture? Selon D ubuffet, un,
le M usée un c on servateu r, l’artiste croate aliéné est devenu tel parce q u ’il est si fort
Slavko Kopac. Le tem ps des bilans est venu, épris d ’individualisme q u ’il a refusé toutes
et l’exposition qui a r é c e m m e n t ferm é ses les pressions sociales. N ’est-on pas là en p ré ­
portes, après avoir attiré un nom breu x public, sence d ’une pétition de principe, presque
y invitait. d ’un sophisme? N ’est-ce pas au contraire
parce que son individualité n ’était p a s assez
M ais l'élém ent culturel a u to n o m e et q u ’elle n ’a pas résisté aux pres­
est réintroduit subrepticem ent sions c ontraignantes du milieu q u ’un être est
entré, peu à peu ou so ud a in e m e n t, dans l’uni­
Dubuffet, après avoir che rc h é du cô té de vers de la folie?
l’aliénation, a fait école dans les cliniques Le m érite de l’A ca d ém ie de l’A rt Brut aura
psychiatriques elles-m êmes, puisque les spé­ été d ’a ttirer l’attentio n sur une activité c ré a ­
cialistes, m édecins et psychologues, ne cessent trice dédaignée. Elle a contribué à d é c o n ­
de multiplier les expositions. J ’en ai vu plu ­ n ec te r un peu plus n otre sensibilité du critère
sieurs à Sainte-Anne. J ’ai vu celle organisée de la réussite sociale. Il est im portant, en cette
pa r les Entretiens de Bichat, à l’a u to m n e é p o q u e cha rn iè re où l’art paraît ram ené dans
dernier. L eur a m p le u r n’avait rien de c o m p a ­ tous les d om aines à un point zéro, de ne négli­

9 4 L'art brut échappe-t-il ou non à la culture?


ger auc u n e des voies q u ’il explore. Il nous la psychanalyse. D ’autres a ppro ch e s s’im po ­
paraît impossible de rejeter d ’avance, com m e seront peut-être un j o u r prochain. Mais il
périm ée ou réaction naire, telle ou telle c onviendrait alors de ré p erto rie r tous les élé­
d é m a rc h e face aux N ou veaux Réalistes, m ents du contexte qui e n to u re la naissance
défendus ici p a r n otre c o lla b o ra te u r Pierre de ces œ uvres: c a r celles-ci ne sont signi­
R estany: ils militent p o u r la réalité socio- ficatives que replacées dans le cadre de l’his­
logique du x xc siècle, ils exaltent avec opti­ toire de la vie de celui qui s’en est délivré.
misme la civilisation industrielle et ses te c h ­ On est donc en droit a u jo u rd ’hui d ’atten dre
niques. O r, l’A rt Brut p o rte tém oignage de la Fo n d atio n de l’A rt Brut que non seu­
d ’êtres m alades de cette civilisation, com m e lem ent elle rassemble des œ uvres frappantes
le réalisme fantastique p o rte tém oignage des et m arquantes, mais aussi le dossier le plus
réalités obscures et souterraines de l’âm e c om plet possible — b iographique et cli­
hum aine. nique — sur les créateurs. L’analyse et la
c om préh ensio n de ces richesses ne p o u rro n t
Pour survivre, l'A rt Brut avoir lieu dem ain que si rien a u jo u rd ’hui n ’a
doit réviser ses postulats été oublié ou omis. Si, co m m e nous le p e n ­
sons, les théoriciens de l’A rt Brut doivent
L’anti-m atière de la physique m o de rne n ’est réviser leurs postulats, le tem ps est p eut-être
saisie que p ar ra p p o rt à la matière sur venu p o u r eux de faire l’alliance de leur e n ­
laquelle nous nous appuyons. D e m êm e thousiasm e avec la rigueur scientifique des
l’anti-culture de l’A rt Brut ne nous paraît psychiatres qui les c opient à Sainte-A nne ou
exister que p a r ra p p o rt et en fonction de à Bichat, afin de réserver l’avenir. Depuis
notre culture. Elle n ’é c h a p p e pas à son in­ vingt ans, l’A rt Brut a rempli l’office que lui
fluence, quoi q u ’en p en se n t ses théoriciens avait assigné Jean D ubuffet: il a contribu é à
enthousiastes. Q ue signifient ces œuvres? c ré e r la ru p tu re avec le passé, la tradition et
C o m m e n t doivent-elles être a p p rochées? l’académ ism e. Il ne vient plus à l’idée de p e r­
C ’est sur ce point que, après le travail d ’in­ sonne de discu ter à l’artiste le droit de c ré e r
ventaire réalisé depuis vingt ans, peut p o rte r avec n ’im porte quoi. D an s le nouveau climat
le débat. Le public a vraisem blablem ent intellectuel q u ’il a en partie imposé, il lui reste
regardé les œ uvres exposées au M usée des soit à m ou rir à lui-même, soit à déco uv rir de
Arts décoratifs co m m e il regarde des Picasso nouvelles richesses, de nouvelles vérités, en
ou des Braque. Il s’est fié à son intuition, a pprofondissant son sillon.
à sa sensibilité, l’une et l’au tre form ées par JACQUES MOUSSEAU.
cette culture d o n t on vo udrait le d épouiller à
l’entrée de l’exposition. Ce n ’est pas fo rcé­
m ent la plus mauvaise m anière de regarder.
Prenons c o m m e exem ple les peintures de
Joseph M oindre, dans lesquelles revient
c o n sta m m e n t l’image du père m e n a ç a n t sous
les traits d ’un personnage barbu. La seule
m é th od e p o u r les a p p r é h e n d e r qui nous est
offerte a u jo u rd ’hui est celle, scientifique, de

L'art fantastique de tous les tem ps 95


Aloise page 88 Joseph Crépin page 9? A do lfW Ô Ifli page 97

M a î tr e s s e R o y a le ( c ra y o n de c o u ­ C o m p o s i t i o n no 43 (h u ile s u r toile). L a t o u r d e s œ u f s d e d i a m a n t de
leur). Disc iple du m i n e u r L esage, F leu ry - Saint A d o l f d e H as lith a l ( c ra y o n s
Alo ïse (1886-1964) né e à L a u s a n n e , J o s e p h C r é p i n (1875-1948) avait d e c o u l e u r ).
fît d e b o n n e s é t u d e s et d e v in t d a n s la m ê m e région d u P as-de- N é d a n s la régio n b e r n o i s e d e
b a c h e l i è r e . Elle d e m e u r a c é l i b a ­ C a la is u n e e n t r e p r i s e d e p l o m b i e r- p a r e n t s m i sé r a b le s , A d o l f Wôlfli
taire. A p r è s a v o ir o c c u p é d ivers p u isa tie r . A 56 ans, il a d jo ig n a it (1864-1930) tr a v a illa d è s l'â ge d e
p o s t e s d e g o u v e r n a n t e en Suisse à c e t t e a c tiv ité celle d e g u é r iss e u r, 8 a n s c o m m e c h e v r i e r , fut e n s u ite
et en A l l e m a g n e , elle d o n n a , à p uis se p t a n s plu s ta r d , il e n t r e p r i t , b û c h e r o n et v alet d e f e r m e , puis
27 ans, d e s signes d e s c h i z o p h r é n i e à l’i n sta r d e L e sa g e , de fa ire d e s m a n œ u v r e à la ville. A 25 ans, il
et fut i n t e r n é e cinq a n s plus ta r d , t a b l e a u x d o n t il affirm ait q u e d es m o n t r a i t u n e a n o r m a l e in clin atio n
en 1918, d a n s un asile d u c a n t o n es p rits t u t é l a i r e s les lui faisaient p o u r de t r è s j e u n e s fillettes, ce qui
de V au d où elle p a s s a t o u t le reste e x é c u t e r sa n s q u e lu i - m ê m e y p rît lui v alu t p lu sie u r s a r r e s t a t i o n s fina­
d e sa vie. Elle c o m m e n ç a à é c r i r e p a r t . C e t t e p r o d u c t i o n l’o c c u p a l e m e n t a s so r tie s d e d e u x a n s d e
et d e s s i n e r é p i s o d i q u e m e n t p eu d u r a n t les dix d e r n i è r e s a n n é e s de p r iso n . Q u e l q u e s a n n é e s plus ta r d ,
a p r è s son e n t r é e à l’as ile; m ais sa vie. à 31 ans, un n o u v el a t t e n t a t de
c ’es t à p a r t i r d e 1941 (à 55 ans) m ê m e s o r t e p r o v o q u a so n i n t e r ­
q u e ses des sins l’o c c u p è r e n t très n e m e n t , qu i allait ê t r e définitif, à
a s s i d û m e n t , j u s q u ’à sa m o r t, c o n ­ Jean Rad page 93 l’hôp ital de la W ald au . Ses tr o u b le s
c u r r e m m e n t a v e c le r e p a s s a g e du p sy c h i q u e s s ’y a g g r a v è r e n t t elle­
D a n s e u s e ( m in e d e p l o m b et
linge d e l’é t a b l i s s e m e n t q u ’elle m e n t q u ’il fallut, p r e s q u e en p e r ­
a s su r a it très p o n c t u e l l e m e n t . c r a y o n d e c o u le u r ).
m a n e n c e p e n d a n t plus d e vin gt
J e a n R a d , né en 1913 en S erb ie,
ans, l’iso ler en cellule. V ers 1899,
fut b e r g e r , pu is so ld a t. Il s’é v a d a
âgé d e 35 ans, il c o m m e n ç a à d es si­
Laure page 91 en 1943 d ’Italie, o ù il é ta it p r i­
n e r , é c r i r e et c o m p o s e r d e la
s o n n i e r d e g u e r r e , et p a s s a en
C a h i e r d e dessin d e 16 p a g e s m u s i q u e et ne ce s sa plus d e le
Suisse, o ù il fut h é b e r g é d a n s un
( e n c r e b l e u e su r p a p i e r des sin). faire , y tr a v a i l la n t sa n s ces se du
c a m p d e r éfu g iés puis ho sp italis é
L a u r e P igeon (1882-1965) se s é p a ­ m a tin au soir. Il é ta it p a r m o m e n t s
p o u r s c h i z o p h r é n i e p a r a n o ï d e . Il
ra de so n m a r i, qu i é tait d e n t i s t e , t rès v io le n t, b risan t les m e u b l e s et
y d e m e u r a c in q an s, au c o u r s
à l’âg e d e 51 a n s ; elle v é c u t e n ­ f r a p p a n t g a r d i e n s et m a l a d e s . Sa
d e s q u e l s il e x é c u t a i t d e s dessins
su ite so litaire d a n s un a p p a r t e m e n t p r o d u c t i o n qu i, s a u f q u e l q u e s
co l o r i é s . Il d u t y ê t r e a m p u t é d ’u n e
d e la b a n l i e u e p a r i s i e n n e . Peu i n t e r r u p t i o n s , s’é t e n d i t s u r t r e n t e
j a m b e et fut f in alem en t r e n v o y é en
a p r è s la s é p a r a t i o n , elle s ’a d o n n a a n n é e s , est c o n s i d é r a b l e ; p lu sie u r s
Y o u g o s la v ie en 1948.
au s p ir itism e et c o m m e n ç a à faire c e n t a i n e s de des sins, u n e pile
d e s d essin s a u x q u e l s elle a t t r i ­ d ’écrits plus h a u te q u e lui, et un
b u ait un c a r a c t è r e m é d i u m n i q u e . Scottie W ilson page 93 g r an d n o m b r e de feuilles p o r teu ses
Elle ne ce s sa plus d è s lors, au long de p artition s d e m u siq ue j o lim e n t
de vingt a n n é e s , d e p r o d u i r e r é g u ­ D e u x t ê t e s s u p e r p o s é e s s u r fond d é c o r é e s , q u e nul j u s q u ’à p r é s e n t
l i è r e m e n t d e s des sins q u ’elle ne v er t ( e n c r e s d e c o u le u r ). n ’est p a r v e n u à lire; elles s e m b l e n t
N é à G l a s g o w en 1888, S co ttie p r é t e n d r e à un effet visuel p lu tô t
m o n t r a i t à p e r s o n n e et d o n t p lu ­
W ilson ne sait ni lire ni é c rire . q u ’à u n e f o n c t i o n i n s t r u m e n t a l e .
sie u rs c e n t a i n e s f u re n t tr o u v é s c h e z
Il c o m m e n ç a à t r a v a i l le r très j e u n e ,
elle, q u a n d , â g é e d e 83 an s , elle
t r afiq u an t d e m e n u e s b r o c a n t e s en
m o u r u t.
Éco ss e, puis à L o n d re s , puis au
C a n a d a , à T o r o n t o , où il ten ait b o u ­
t iq ue. C ’es t là qu 'il c o m m e n ç a ,
âg é d e 40 ans, à faire d e s d essin s
qui d e v i n r e n t e n s u i te so n o c c u ­
p a t i o n exclu siv e. Il les v e n d a i t à
b as prix, s u r les m a r c h é s . ___________

96 L'art brut échappe-t-il ou non à la culture?


LE CAS TED SERIOS
Ce télépathe peut impressionner par
la pensée des pellicules photographiques
D o m in iq u e A rle t

La fraude paraît vraim ent impossible


Un professeur Il était une fois, à l’hôtel Hilton, à Chicago, deux pauvres
liftiers qui rêvaient de re trou ve r le trésor de Jean Lafitte,
américain le d e rn ier des flibustiers, te rre u r des C araïbes au d é b u t du
siècle dernier. Ils s’appelaient T ed Serios et G eorg e Johannes.
a étudié Pou r oublier les infernales cages m écaniques sans cesse
m on ta n te s et d escend an tes, ils se livraient à une peu cou rante
à fond et peu innocente distraction: l’hypnotisme.
cet homme- T ed Serios était le sujet. Jo ha n n e s op é ra it et, un jour, il lui
vint une idée: pourq uo i ne pas essayer d ’é v o q u e r Jean Lafitte
phénomène d ’en tre les o m b res de l’au-delà? Le pirate louisianais voulut
bien ap paraître aux deux hom m es, non seulem ent lui-même
et lui en p erso nn e, mais acc o m p a g n é d ’une belle dam e de ses
amies. C ’est elle d ’ailleurs qui parla curieusem ent, d ’une voix
consacre masculine, d ’une voix d o n t Serios et Jo h a n n e s surent q u ’elle
était celle m êm e de Lafitte. Hélas! sur son fameux trésor, il ne
un livre. voulut ou ne put rien dire et, qu an d Serios sortit de sa transe
hy pnotique, le pirate et la d am e devinrent peu à peu tran s­
parents et disp a ru ren t com p lètem ent... Il n’est pas nécessaire
de réussir p o u r persévérer: Jo h a n n e s ne m a nquait pas d ’im a­
gination. Il eut une autre idée. Il plaça un appareil p h o to face
à T ed Serios q u ’il avait hypnotisé, lui o rd o n n a de retro u v er en
pensée l’e m p la c e m en t du trésor et d ’en p ro je ter l’image sur
L ’ex-liftier de Chicago est content
d’être devenu un télépathe célèbre:
mais se rend-il compte qu’il bouleverse la science?
P h o to O b se rv e r R eview . ______________________________________________________________________

La psychologie différente 99
la pellicule. De la matérialisation du fantôme Des articles ont paru, non seulem ent dans des
de Jean Lafitte en galante com pagnie, qui ne revues spécialisées et populaires telles que
douterait? Malgré leur dire, sû re m e n t Serios Fate, mais dans des publications de grande
et Jo ha n ne s en doutaient-ils au fond d ’eux- audien ce co m m e YObserver. Le début des
mêmes... Mais les récits d ’apparitions de événem ents se situe p o u rta n t en 1955. Mais
fantômes font partie de la culture populaire au fur et à mesure que le cas Serios s’est
et n ’im porte qui p e u t en inventer de son précisé et développé, l’intérêt, loin de faiblir,
propre crû sans que cela fasse question, bien a crû ju s q u ’à atteindre actu ellem en t un point
au contraire. Il est certain que si les ex pé­ culminant.
riences de nos deux liftiers am éricains s’en M ainte patrouille s’active sur cette lointaine
étaient tenues là, p ersonne n’en aurait jam ais frontière de la recherche...
parlé. Mais ce qui suivit a d éclen ché de vio­
lentes controverses au sein des milieux scien­ Les premières vérifications
tifiques U.S. et a fait déjà co uler b e a u c o u p durèrent deux années
d ’encre. C a r le d é v e lo p p e m e n t de la pelli­
cule aurait « révélé» q u ’elle ne com p ortait Les prem iers informés furent les m em b res de
nullem ent, co m m e la raison l’eût voulu, de la Société de parapsychologie de l’Illinois. Il
successifs portraits de T ed Serios en état faut souligner que ce fut seulem ent quelq ues
avancé d ’hypnotisme peut-être, d ’ébriété années après les é v énem ents «historiques»
sûrem ent — c a r le whisky était un indis­ de 1953. En 1960, dès q u ’elle eut connais­
pensable accessoire de ces curieuses séances! sance des faits, la vice-présidente de la
On y discernait, paraît-il, des vues de pay­ société, Mrs. Pauline O ehler, se ch argea de
sages divers. Et sans le secours de l’hy p n o ­ l’en qu ête. Serios lui ra c o n ta ses d éb uts et lui
tisme? Encore mieux! Il y avait bien des films, assura que, p en d a n t des mois et des mois, lui
soit c o m p lè te m e n t sous-exposés, soit c o m p lè ­ et Jo h a n n es avaient essayé de trou ver un
te m e n t surexposés. Mais Serios se targua de m oyen qu e lc o n q u e de faire fortune grâce à
faire apparaître des églises romaines, des voi­ ce don. En vain. Mrs. O ehler ne se c o n te n ta
tures, des scènes de rue, et m êm e une fois un pas de ce récit; elle travailla avec T ed Serios
engin spatial soviétique! Parti à la chasse au p en d a n t près de deux ans. Les expériences se
trésor, Serios venait de découvrir, ou plutôt dérou laient toujours dans un local choisi par
de redécouvrir le p h é n o m è n e le plus mal elle-m êm e et c ’est elle-même aussi qui four­
connu du vaste dom aine de la p a rap sy c h o ­ nissait l’appareil (de m arque Polaroid) et les
logie; la psychop ho to graph ie, oubliée de tous pellicules. Le p h é n o m è n e se reproduisit des
depuis des d écen nies et qui renaît ainsi de ses dizaines et des dizaines de fois. T ed Serios
cendres de façon in attendu e et très s p e c ta ­ faisait surgir sur les pellicules aussi bien le
culaire. Taj Mahal que le Pentagone. Un des vice-
C a r un liv r e 1 vient d ’être publié sur le cas de présidents de la Polaroid, mis au courant,
T ed Serios — un livre que to ut le m on de s’ac ­ avait avoué ne pas imaginer c o m m e n t un
corde d ’ores et déjà à consid érer c o m m e un I . The world o f Ted Serios. p a r le d o c te u r J u le E isen b u d (W illiam
classique de la littérature parapsychologique. M o rris an d c o , N ew Y o rk , é d ite u rs).

100 Le cas Ted Serios


truquage pouvait être possible. La p sych o­ Un enfant d'ém igrants grecs
ph otographie quittait le d om aine du délire inadapté à la société américaine
éthylique p o u r en tre r dans celui de la science
expérim entale. Un lab oratoire s’y intéressa — T ed Serios a p pa rtie nt en effet à cette frange
mais avec quel luxe de précautions! Ted marginale de la société am éricaine, curieux
no m a n ’s land qui paraît se gonfler sans cesse
Serios fut censé être engagé en tan t q u ’e m ­
et qui accuse les graves dangers d ’in a d a p ­
ployé et un co n tra t q u ’il avait dû signer
tation que recèle la civilisation made in
l’astreignait au secret. Néanm oins, un re­ U.S.A.
p o rte r du Chicago Tribune eut vent de l’affaire Fils d ’ém igrants grecs installés à Kansas City
et un article parut. Les savants et adm inis­ co m m e cafetiers, Ted Serios est un garçon
trateurs du lab oratoire a r rê tè re n t les expé­ très agressif, p eut-être à cause de sa petite
riences p ar crainte de l’opinion de leurs taille; il passe son tem ps à boire et à faire des
pairs. La société de parapsychologie essaya virées m ouvem entées. Intellectuellem ent, il
de trou ver d ’autres gén éreu x che rc he u rs: il est sous-développé: il est allé à l’école
venait b e a u c o u p de curieux p o u r assister aux ju s q u ’à 16 ans, mais sans en savoir plus q u ’un
expériences et voir p a r eux-m êm es les enfant de 10 ans. Socialem ent, il a dém is­
résultats, mais personne ne se d écidait à sionné: après divers m étiers (laveur de voi­
p re n d re le relais du p rem ier laboratoire. tures, gérant de restaurant, c hauffeur de taxi,
sans c o m p te r un passage dans l’arm ée et
Mrs. O ehler, p o u r sa part, fit un com pte quelques engagem ents saisonniers dans la
rendu com plet de l’affaire et l’article fut marine m arch and e, liftier enfin, on le sait), il
inséré en 1962 dans Fate, un magazine a m é ­ a décidé de ne plus rien faire. Strictem ent
ricain assez éclectique et com posite, consacré rien. « T a n t q u ’à faire à travailler et à être
aussi bien à l’occultism e banal (astrologie, pauvre, au ta n t rester pauvre sans travailler. »
Telle est sa philosophie.
sorcellerie, chirom ancie, guérisseurs, etc.)
Les prem iers m o m ents entre T ed Serios et le
q u ’à la parapsychologie le plus sérieusem ent
D r Eisenbud furent plutôt cocasses. Il faut
et p ru d e m m e n t envisagée. Et cet article
d ’abord s’imaginer cet étrange garçon, au
parvint un jo u r sur le b ureau d ’un é m inent
visage taillé à coups de serpe et à la p e rs o n ­
psychanalyste, le D r Jule Eisenbud, p r o ­ nalité pittoresque, se livrer à la mise en scène
fesseur à la Faculté de m édecine de l’Univer- — voulue ou non, c ’est difficile à dire - qui
sité du C olorado. U ne c o rre s p o n d a n c e s’é ta ­ précèd e la séance p r o p re m e n t dite de psy­
blit entre lui et Mrs. O ehler. F inalem ent, le c h op ho to grap hie. Il se m et lui-même en
Dr Eisenbud, très sceptique mais ne pouvant transes: il s’autohypnotise, pourrait-on dire!
résister à la curiosité, se rendit à Chicago. Ses yeux s’injectent de sang, les veines de son
Et c ’est ce voyage qui a d o n n é toute sa front saillent sous la peau, ses m em b res sont
dim ension à l’affaire. Il re n c o n tra Serios dans agités de trem blem en ts saccadés. Les bat-
un hôtel (mais pas le Hilton!). Ce ne furent te m e n ts d e son c œ u r s’a c c é lère n t violemment.
pas les manifestations du don dont se ta r­ Il est prêt: il se sent assez « c h a u d » pour
guait Serios qui l’im pressionnèrent d ’abo rd le «tirer» (ce sont ses p ropres expressions). Ce
plus: ce fut l’ho m m e lui-même. jour-là, les débuts furent pénibles: Serios

La psychologie différente 101


D eu x des « psychophotos » de Ted Serios
scientifiquem ent contrôlées p a r le docteur Eisenbud
le dôm e de S an ta-M aria-di-Lo retto à Rom e
e t la reine Élizabeth lors de son couronnement.
P holos O b s e rv e r Revicw .
avait soif. Il avalait des quantités incroyables put être convaincu de truquage. En F rance,
de whisky. Il avait chaud. Il s’éclipsait p o u r un certain Buguet, arrêté, s’a ccusa d ’impos­
se m ettre sous la d ouche. ture et de mystification mais, après un an de
Les pellicules étaient développées au fur et à détentio n, revint p u b liq u e m en t sur ses aveux
mesure. D ’abord sans résultat. Enfin, l’une et clam a sa bo n n e foi. Il dut s’expatrier.
d ’elles co m p ortait une vue très recon nais­ La Revue anglaise de photographie est une
sable: une construction bien con n u e de C hi­ précieuse source de d o c u m e n ta tio n : dans les
cago (la W ater Tower). Puis un e deuxièm e années 70, ses num éros ne c o m p o rte n t pas
m ontra, très lisible, l’enseigne d ’un hôtel de moins de quelque 35 cas de p sy c h o p h o to ­
Chicago détruit p a r un incendie quelques graphie. Le p h é n o m è n e , après une éclipse,
années a uparavant. Le D r Eisenbud était con nu t un regain de faveur 20 ans plus tard,
venu, il avait vu mais il lui restait à vaincre... grâce au dire c te ur de cette m êm e revue, qui
il lui reste toujours à vaincre la résistance, le m e n a p erso nn ellem en t une enq u ê te a p p ro ­
doute, le scepticisme, q u an d ce n’est pas le fondie en p re n an t toutes les précau tion s pos­
dédain ou le mépris. Les é v énem ents se sibles p o u r éviter le truquage. Il étudia
d é ro u lè re n t dès ce m o m e n t suivant le scé­ su rtout le p sy c ho ph otog ra p he anglais H u d ­
nario qui paraît presque im m uable depuis son. Mais il était s û re m e n t seul, ou à peu
que des p h é n o m è n e s de psy chophotographie près, à croire à l’a uthenticité des faits. N o u ­
on t été constatés — proclam és, si l’on p r é ­ velle éclipse dans l’histoire de la p sy c h o p h o ­
fère. Et ces p h én om ènes, chose curieuse, tographie. Puis nouveau regain d ’intérêt peu
d a te n t des d ébu ts m êm es de la photog rap hie, avant la P rem ière G u e r r e m ondiale: un livre
ou peu s’en faut. Un b re f historique est très paraît qui cite des douzaines de cas, des
instructif à cet égard. articles sont publiés, des expériences a p p r o ­
fondies sont tentées, n o ta m m e n t sur deux
Un phénomène presque courant sujets am éricains, l’un de Los Angeles, l’autre
à la fin du siècle dernier de D enver. D ans les a nnées suivantes, le p ro ­
blèm e ém erge spo ra d iq u e m e n t de l’o m b re
Le pre m ie r tém oignage c onnu date de 1861 d ’ostracism e où on le relègue p ério diqu em ent
et c o n c e rn e un m odeste joaillier de Boston, — les éclipses évoquées étan t toujours co nsé­
William H. M um ler. Il était p ersuadé q u ’il cutives à de violentes a ttaques des milieux
pouvait produire à volonté des p hotos de scientifiques.
morts, d e m a n d ée s p a r des p erson nes en deuil, En 1931, p arut l’ouvrage d ’un professeur
au point q u ’il en fit, délaissant o r et pierres japonais de l’Université de Kohyassan, To-
précieuses, sa profession. D ’abord à Boston, mokicki Fukurai, qui y faisait le bilan de
puis à N ew York. Là on le traîna en justice. longues années de rech e rch es sur le problèm e.
L’histoire ne dit pas si ce fut sous prétexte de En 1932, des séances eu re n t lieu à Los
parapsychologie ou d ’escroquerie. Toujours Angeles: plusieurs exp é rim e n ta teu rs se
est-il q u ’il fut acquitté et que les atte n d u s du réu niren t dans une cha m b re noire et des
ju g e m e n t c o n c lu re n t à l’authenticité du p h é ­ feuilles vierges de p ap ier d ’argent furent
nom ène. A la m êm e é p o q u e à peu près, à présentées successivem ent devant chacun des
Londres, un n o m m é H udson, contrôlé de participants. Au d é v elo pp em ent, certaines
près p a r un p ho to g ra p h e professionnel, ne feuilles révélèrent des vues d ’objets ou de

10 4 Le cas Ted Serios


choses pensées p a r les assistants. Mais une sait vraim ent que penser. Avant tout, une
réédition sous c ontrôle scientifique se révéla question se pose, prim ordiale, essentielle,
négative. En 1946, qu elques New-Yorkais cruciale: n ’y a-t-il vraim ent au c u n e possibi­
s’intéressèrent p u b liq u e m e n t au p h én o m è n e , lité de truquage? A pre m iè re vue, la manière
n o ta m m e n t un psychanalyste qui avoue lui- m êm e de p ro c é d e r de Ted Serios suscite la
m êm e p o sséd er le don de p sy c h o p h o to ­ méfiance: il ne p eu t en effet «tirer», c ’est-à-
graphie. Et c ’est à peu près tout j u s q u ’à dire essayer d ’im pressionner m e n ta le m e n t les
Ted Serios. C ’est peu, mais c ’est trop aussi. pellicules, q u ’en appliq uan t sur l’objectif de
C a r au cu n autre p h é n o m è n e de p a ra p sy c h o ­ l’appareil ph oto ce q u ’il appelle dans son
logie ne possède de telles caractéristiques jargon un «gism o»: il s’agit d ’un petit tube
et ne sollicite à ce point une exp érim entation de carton. Ce qui p eut p araître p o u r le moins
scientifique qui, malgré de timides tentatives, suspect. Mais l’hypothèse paraît réfutée de ce
finit toujours p a r se dérober. côté-là, car les «gismos» nécessaires à Serios
ont été soit exam inés avec la plus extrêm e
Les possibilités de mystification minutie quand il s’agit des siens, soit
sont inexistantes fabriqués p a r des tiers, sans possibilité de
truquage. Il a été établi p a r la firme Polaroid
Quoi q u ’il en soit, alors to u t n euf dans la elle-m êm e q u ’il n ’existait aucun moyen d ’im ­
question et p ro b a b le m e n t sans posséder à ce pressionner p a r avance les pellicules.
m o m ent-là toutes ces références, le D r Eisen­
bud, après une sem aine passée à Chicago, Q u ’im aginer d ’autre? Il faudrait ou bien que
était converti à la p sy c hophotographie. Il fit le D r Eisenbud ait mis au point un c o m plot
venir Serios chez lui à D enver. Les e xp é­ é n o rm e et com pliqué (car s’il a des a d v e r­
riences re c o m m e n c è re n t, cette fois devant saires, il a maints tém oignages confirm ant les
des confrères du D r E isenbud. Le m alheureux résultats de ses expériences) ou bien que Ted
psychiatre eu t à faire face à deux sortes de Serios, ce déficient mental, on p e u t bien le
difficultés, les unes soulevées par les savants, dire, ait déco uvert le to u r de prestidigitation
amis ou non, d o n t certains le bafo uèrent le plus génial de tous les tem ps. Les deux
pub liquem ent, les autres p ro v e n a n t de Serios hypothèses sont p our le moins improbables.
lui-même. Une fois, celui-ci fit une fugue à Q u a n t aux conditions d ’exp érim entation,
Chicago; une autre fois, il se révolta contre elles sont les suivantes: appareils photos,
les instrum ents et les accessoires q u ’on lui pellicules et «gismos» sont fournis p a r le
imposait, les a rra c h a et les brisa; enfin, sa D r Eisenbud et ne passent jam ais p ar les
célébrité naissante (une expérience avait eu mains de Ted Serios; celui-ci est habillé de
lieu dev an t les c am éras de la télévision) pied en cap avec la tenue adé q u a te et équipé
n’avait m od éré ni son a m o u r du whisky ni son de no m breu x appareils scientifiques, p a r les
goût des virées — lesquelles se term inaient soins du d o c te u r lui-même ou de ses assis­
gé n é ra le m ent au plus pro c h e poste de police. tants, de sorte q u ’il est impossible à Serios
Le D r Eisenbud a tenu bon. Il n ’a pas quitté de dissimuler quoi que ce soit. On le met dans
l’« étrange m onde de T ed Serios», et, grâce une cage de F araday: l’effet p s y c h o p h o to ­
à son livre, il nous y entraîne avec lui. Très graphique a lieu. Il a égalem ent lieu à l’abri
étrange m onde, oui, en vérité. D on t on ne d ’un m u r de verre im prégné de plomb, qui
suffit à a rrê te r les rayons X. Mais une plaque s’appelle Photographier l ’invisible. C ’est en
de plomb pur e m pêche le p h é n o m è n e . Alors? 1916 q u ’on a d o p ta le nom de «p ho to g rap h ie
Un petit fait, mais qui en dit long, suffirait psychique», ou psych oph otog rap hie, à la
à lui seul à d é m e n tir la thèse d ’une mysti­ suite d ’une enq uête m enée p ar un journaliste.
fication mise au point p a r Serios lui-même: En 1932, enc ore , un spécialiste ém in ent tel
un jour, on lui d e m a n d a de faire ap paraître que le savant jap on ais l ukurai avance l’ex­
l’image du T hrester, le sous-marin coulé en plication spirite. Mais il est le d ern ie r à le
1963. Or, la pellicule fut bien im pressionnée faire.
- mais on voyait la reine Elizabeth lors de Si donc l’on rejette le truquage et si on veut
son cou ro n n e m en t. 11 s’agit là d ’un banal fait bien dissocier définitivement la p s y c h o p h o to ­
de psychanalyse: une association d ’idées s’est graphie du spiritisme, quelle explication
faite dans l’esprit de Serios entre le mot avancer?
T h re ster et le p réno m de sa mère Esther. O r Il n ’en est q u 'u n e : la télépathie. C ’est à elle
la m er et la reine sont des symboles de la que se range le D r Eisenbud, qui voudrait
mère. La conscience de Serios a pensé bien avoir d ’autres Ted Serios à sa disposition
T hrester, son inconscient a p ro du it une reine. po u r a c c u m u le r des preuves. De toute
C ’est le m écanism e m êm e des rêves. Il façon, il rejoint avec son protégé un co u ra n t
app araît p o u r le moins im probable que Serios scientifique encore que non conformiste.
ait eu assez de connaissances sur les m é ca ­ Déjà, à la fin du siècle dernier, des tenants
nismes psychologiques p o u r m ettre volon­ de la parapsychologie en général et de la psy­
tairem en t au point cet incident. c h o ph otog raph ie en particulier séparaient le
bon grain de l’ivraie. La grande voix de Cari
La psychophotographie G u stav Jung m êm e se fit e n te n d re à ce
est-elle un effet télépathique? propos. Parlant de faits mystérieux à lui cités
et a p p a rte n a n t à tel ou tel dom ain e de la
P ourtant, les expériences sur Serios, de même parapsychologie d ’alors (c’était en 1921), le
que sur les p sy cho ph otog raphes qui l’ont psychologue déclara: «Je crois à ces faits,
précédé, ces expériences qui ont souvent mais ils ne prouv ent nullem ent l’existence des
duré des mois sinon m êm e des années, « esprits».
menées soit par des techniciens de la photo, On sait que des recherches scientifiques sur la
soit p ar des savants de bonne foi, sont loin télépathie sont a ctivem ent menées, et aux
de suffire à con vaincre de l’au th enticité du U.S.A. où on en a b e a u c o u p parlé à propos
p h éno m ène. C ’est q u ’il a été handicapé dès du Nautilus, et en U.R.S.S. où existe un labo ­
sa prem ière m anifestation par ses liens avec ratoire des radiations biologiques, dirigé
le spiritisme, liens qui se sont trop longtemps ju s q u ’à sa m ort ré c en te p ar un très grand
maintenus. Le prem ier psych oph otog rap he, savant, le Dr L.L. Vassiliev, élève de V.M.
M um ler, on l’a vu, n ’eut pas de d o u te : po ur Bechterev, le fo n d a te u r du fameux Institut
lui il ne pouvait s’agir que d ’une manifes­ du C erveau de Léningrad.
tation de l’au-delà. D ’ailleurs, le p hé no m è ne Vassiliev était un te n a n t à part entière des
s’est longtemps appelé « photograph ie spi- p h é n o m è n e s parapsychologiques et il leur
rite » et a p p a rte n a it en tant que tel au spi­ ch e rc h a avec p ersévérance des explications
ritisme. Un livre sur le sujet paru en 1911 physiques. Il écrivit beaucoup. En revanche

106 Le cas Ted Serios


les Am éricains, depuis la publication des psychologie c om m e discipline scientifique à
travaux de Rhine et de son école et l’affaire PUniversité et la faire reconn aître com m e
du Nautilus, sont discrets. science véritable à ses débuts. » Actuellement,
les recherch es les plus avancées en physique
L'explication viendra-t-elle font état d ’une interférence possible entre le
des théories de la physique avancée? c h am p des particules matérielles et ce qui
s’appelle, de manière assez ésotérique, le
Pourtant, un livre im p orta n t a paru en 1962. c h a m p psi-plasma (en langue vulgaire: le psy­
L’a u te u r en est un savant particulièrem en t chisme humain). Il ne s’agit p ou r l’instant que
qualifié, Andrija Puhanich, diplôm é de la de théories m athém atiq ues absconses. Ted
Faculté de m édecine de l’Université du Nord- Serios, le c h ô m e u r de Chicago, n ’y c o m p re n ­
Ouest, président et d ire c te u r de la recherche drait pas un mot. Mais p eut-être les formules
m édicale à l’Intelectron C orpo ration , une abstraites de la science m oderne vont-elles
firme d ’électronique médicale. Le livre b ientôt finir par rejoindre, si proche et si
s’appelle Au-delà de la télépathie et il y est fait éloigné d ’elles, le petit liftier grec qui
é tat de faits récents de psychophotographie. rêvait d ’un trésor caché dans les pro fon deurs
Dans une co nféren ce p ro n o n c é e en 1964, glauques de la m er des Caraïbes...
lors d ’un congrès d ’électro niqu e, le même DOMINIQUE ARLET.
A ndrija Puhanich relate ses décou vertes
dans ce do m ain e p o u rta n t si peu orth odo xe
et les relie à celles q u ’il a faites c o n ce rn a n t
l’électron iq ue médicale. Il paraît p o u r le
moins assez avancé dans ses travaux, puisqu’il
déclare avoir e x p é rim e n talem e n t détecté,
d ’après certains faits et en appliqu an t ses
grandes théories, un sujet possédant le don
de psych op ho to grap hie - ce qui fut effecti­
v em ent vérifié. Ces c h e rc h e u rs « nouvelle
vague» sont p o u rta n t bien dans la lignée de
prestigieux aînés. Alfred Russell Wallace, le
grand naturaliste anglais, qui d o n n a l’im pul­
sion décisive à la théorie de l’évolution,
s’affirma à maintes reprises persuadé de la
réalité et de l’authenticité des faits de p sycho­
photographie. Un autre savant anglais, à peu
près c o nte m pora in de Wallace, sir William
Crookes, chimiste et physicien, qui décou vrit
le thallium, pro c la m a h a u te m e n t la m êm e
opinion et refusa, malgré de vives pressions,
de la renier. Charles Richet, lui-même, un de N .D .L .R . Les in fo rm a tio n s c o n te n u e s d an s c e t a rticle p ro v ie n n e n t de
nos grands physiologistes, Prix Nobel en 1913, d eu x s o u rc e s : un réc it de J o h n D avy, ré d a c te u r sc ien tifiq u e de
VObserver Review, p u b lié le 21 m ai 1967 et u n e é tu d e d e F re d a
déclarait en 1922: « Il faut introduire la p a r a ­ M o rris figurant au so m m a ire du n u m éro d e m ai 1967 d e Fate.

La psychologie différente 107


Le problème des vaches
Le problème des «saints»
Le problème de la sexualité

Que devient la notion de sacré?


N otre Je viens de passer plusieurs mois en Inde. Il y avait bien long­
tem ps que je rêvais de faire ce voyage. Mais je n ’imaginais à
envoyé spécial quel point, pa rta n t d ’un m onde essentiellem ent profane, j ’allais
R aym ond arriver dans un m ond e dom iné p ar le sacré. N o us n’avons
plus, nous O ccidentaux , le sens du sacré. A peine m êm e
de B ecker savons-nous ce que ce m ot veut dire. Mais en Inde, le sacré
a r encontré n’est pas en co re devenu un mot. C ’est toujours une réalité.
en Inde p en d an t C ’est la réalité. Le sacré n ’est pas, co m m e en O ccident,
relégué dans ces «réserves» que sont nos églises ou nos
trois mois temples. Il im prègne la vie quotidienn e de chacun et la vie
les plus hautes publique de tous. Si on l’oublie, on ne peut rien c o m p re n d re
de l’Inde.
personnalités J ’ai vu b e a u c o u p de choses. J ’ai re n c o n tré b e a u co up de gens.
spirituelles, P eut-être ne parviendrai-je pas à tout exprimer, m êm e si j ’écris
politiques un livre. Mais ce que je voudrais dès l’abord faire sentir aux
lecteurs de Planète, c ’est que l’Inde, c ’est avant tout cette
et scientifiques. persistance du sens ancestral, et com bien vivace, du sacré,
malgré la co ntem p o ra in e et générale profanisation - p o u r ne
pas dire profanation. J ’ai choisi, p o u r préciser cette assertion,
trois exemples susceptibles de solliciter pa rticulièrem ent, m ’a-
t-il semblé, notre sensibilité. Je voudrais parler du problèm e des
vaches, de celui des saddhus, et enfin de la sexualité.

Soumission? Tradition? Faiblesse ou grandeur?


P h o to H a rry M ille r-C a m e ra P re ss /H o lm e s -L e b e l.
Pages p ré c é d e n te s : p h o to H e n ri C a rtie r-B re s so n /M a g n u m

Chronique de notre civilisation 1


La population est affam ée une privation de liberté. Il existe aussi des
et les vaches aussi m eurent de faim Indiens agnostiques ne partageant pas le p ré ­
jugé hindouiste à l’égard des vaches. N ehru ,
La question des vaches sacrées est une de par exemple, dé c la ra q u ’il ne faisait nulle
celles q u ’en O c c ide nt en général, en F ra n c e différence entre une vache et un cheval. On
en particulier, on a le plus de peine à l’accusa de blasphém er. C ertains voulurent le
com prendre. On s’en indigne ou on s’en faire poursuivre: le C od e de p ro c é d u re crimi­
m oque. Mais on en ignore les données. C a r nelle perm et, en effet, de c o n d a m n e r qui­
cette question se trouve au c œ u r m êm e des co n q u e outrage sciem m ent le sentim ent reli­
c ontradictions indiennes. gieux d ’autrui.
Les journalistes occidentaux assurent que le Bien sûr, N e h ru ne fut pas jugé. Mais lors­
problèm e de la faim serait résolu en Inde si q u ’il se refusa à faire vo ter p a r le P arlem ent
l’on abattait ré gulièrem ent une partie a p p ré ­ fédéral une loi destinée à rend re exécutoire
ciable des 170 millions de bovidés qui cons­ la déclaration de principe c o nte nu e dans
tituent son cheptel et ju sq u ’à présent ne l’article 48 de la C onstitution, certains p arle­
m eu ren t jam ais que de leur belle mort. Mais m entaires crièrent: « H on te! Infamie!»
lorsqu’à l’institut national de statistiques, à
Calcutta, j ’ai posé la question aux é c o n o ­ D ’ailleurs, l’opposition est telle entre tradi­
mistes, aux sociologues, aux planificateurs tionalistes et m odernistes que cette loi fédé­
réunis à l’occasion de m a visite, il y eut un rale n’est toujours pas votée, bien q u ’un
silence gêné, puis des rires étouffés. O n finit C om ité g ouvernem ental ait été constitué
p ar me dire: p o u r en e n tre p re n d re l’étude. Les trad itiona­
- Le p ro b lè m e est inverse. La po pulation listes sont d ’a u ta n t plus m é c on te nts que
bovine est mal nourrie. Il s’agit moins de certains États ont c o m m e n c é à faire abattre
l’a b a ttre que de la nourrir mieux, afin q u ’elle des vaches. T o u t ré cem m en t, on a pu voir
puisse fournir des produits de meilleure dans le Bihar la population affamée dév o re r
qualité et un meilleur rendem ent. les vaches q u ’elle v énérait mais qui étaient
en train de m ourir de faim de la m êm e façon
Mais, se dem ande-t-on, q u ’est-ce qui em p ê c he que les humains. En revanche, lors des élec­
de les abattre? L’Inde n’est-elle pas un État tions de cette année, ce ne sont pas des p r o ­
laïc? Oui, au m êm e titre que l’É tat français. gressistes qui, en plusieurs Etats, firent
Pourtant, l’article 48 de la Constitution m o rd re la poussière au parti du Congrès,
indienne déclare que si l’État doit p rendre mais des partis traditionalistes co m m e le
des mesures p o u r p réserver et am éliorer le Jan Sangh, le Sw atantra ou le D .M .K ., qui,
cheptel, il doit aussi p ro h ib e r l’abattag e des p o u r la plupart, s’o pp osent à l’abattage. Et ce
vaches, des veaux et de tous anim aux de trait ne sont pas les affamés de l’O rissa qui, à
ou p ro d u c te u rs de lait. Bhubaneshw ar, la ville aux cent temples,
Or, il existe en Inde des musulm ans et des bo m b a rd è re n t de pierres M a d a m e G and hi,
c h r é tie n s 1 p o u r qui le fait de ne pouvoir lui brisant le nez et lui e nsanglantant le
m anger de b œ u f p e u t être considéré com m e visage: ce sont des étudiants non moins
I. L’org an isatio n c a th o liq u e B h a ra tiy a C h ristia n S ev a Sangh a p o u rta n t
traditionalistes que celui qui, en 1948, fit feu
pris p a rti c o n tre l’a b a tta g e d e s vaches. sur le M a h a tm a G andhi.

112 L'Inde de Gandhi est morte


Soixante-douze jours de jeûne sieurs m onastères ou maths, à la tête desquels
pour que vivent les vaches sacrées se tro u v e n t des shankaracharyas, gardiens
depuis plus de mille ans de l’orthodoxie
Je voudrais pré se nte r un de ces tra ditiona­ hindouiste. Q uelq ues jou rs a uparavant, j ’avais
listes d o n t le g ou ve rne m e nt doit tenir c o m p te : vu M a d a m e G an dh i, et, l’ayant interrogée sur
le jagad gu ru et sh a n k a ra c h ary a de Puri. le je û n e du shankaracharya, elle m ’avait
Il faisait chaud. C ’était l’h eu re de la sieste. déclaré:
A p e rc e v a n t les coupoles du « m a th » , le - C ’est une affaire politique. Certes, l’a b a t­
m onastère sur lequel règne le s h a n k a ra ­ tage des vaches a prov oqu é une certaine
charya, je p énétrai dans une grande cour ém otion dans les villages. Mais je suis impres­
déserte à arcades et escaliers qui, n ’eût été sionnée de voir com bien l’on co m p re n d
la chaleur torride, m ’eût évoqué quelque mieux q u ’autrefois les raisons qui nous
maison patricienne du nord de l’Italie d a ta n t poussent à ne pas nous h âte r dans cette voie.
du xii' ou du x n r siècle. Il n’y a personne. Il y a seulem en t dix ans, nous aurions été
J ’erre au hasard. Soudain, après avoir m onté balayés.
d ’étroites m arch es de bois, j ’e n tends réso nn er
des voix. Je grim pe dans une dem i-obscurité, Le sh a n k a ra c h ary a de Puri a le visage cendré
j ’ouvre une p orte; c ’est une ch am bre. Il y a et tendu p a r le je ûn e , le ch ef enroulé d ’une
un m onsieur dans son lit, qui m âche - quoi? éch a rp e à la façon d ’un turban. Il a quelque
Il me regarde avec surprise. Je n ’étais ni chose de Savonarole, mais aussi de M a c h ia ­
an no ncé ni attendu. Je me présente. Je n’ai vel. D e différents côtés, lui dis-je, on assure
pas de peine à le reco nn aître: c ’est le sh an ka­ en Inde que le je û n e de Votre Sainteté est
racharya, une des plus hautes autorités reli­ plus affaire politique que religieuse. Sa Sain­
gieuses de l’Ind e qui, depuis soixante-douze teté sursaute. Le seul hindou présent, un
jours, je û n e p o u r pro te ste r c o n tre l’intention secrétaire du saint hom m e, m ’a fait asseoir
de certains États indiens d ’autoriser l’a b a t­ sur une natte. Je me croirais rep orté à des
tage des vaches et p o u r exiger du gouver­ siècles en arrière s’il n’y avait le téléphone.
nem ent de Delhi que cet a battage soit à D ’un m ur à l’autre c o u rt une band ero le
jam ais interdit. Qui est do nc le sh a n k a ra ­ bilingue — anglais et oriya: « N e parlez pas.
charya p ou r que son je û n e occ u p e chaque Contentez-vous du darshan.»
jo u r des colonnes dans la presse indienne? Le darshan, c ’est la com m un io n visuelle,
En Inde, il n’existe pas d ’Eglise constituée silencieuse, q u ’on peut avoir avec des saints
ainsi q u ’en E urope. L’hindouism e est, en soi, ou de grands personnages. Aux murs sont
une libre croyance. P ourtant, il faillit jadis placardées des affiches d ’un style vulgaire.
se struc tu rer moins librement. A près la Sur un guéridon, au pied du lit, un plateau
réform e bouddhiste, il y eut une contre- recueille les pièces de m onnaie ou les billets
réform e hindouiste. L’a n im a te u r en fut de quelques roupies que les dévots déposent
S h an k a ra au ixc siècle, philosophe du non- avec respect. Je verrai bientôt ces pèlerins
dualisme q u ’on c o m p a ra parfois à saint se su cc é d e r dans la cham bre, se p ro ste rn e r
T h o m a s d ’Aquin, en raison des affinités que le front con tre terre, c o n tem p ler le saint et
certains c ru re n t découvrir entre thom ism e et s’en aller — to u t cela dans le plus profond
védantisme. S h a n k a ra installa en Inde plu­ silence.

Chronique de notre civilisation 113


— U ne affaire politique? Non, une affaire Mais si M a d a m e G a n d h i trouve que le p r o ­
religieuse et économ ique. blèm e doit être soumis à une é tu de de tous
ses aspects, si des h om m es co m m e le shan ka­
Pour les traditionalistes rac h a ry a sont prêts à m ourir p o u r que l’a b a t­
la vache est « la mère du monde » tage des vaches soit interdit, d ’autres ont
ado pté une attitude plus nuancée. Tel le
Le sh an k a ra c h ary a se lance alors dans une swami R a g a n a th a n an d a qui me déclare:
longue explication m ythologique de la Vache — C ertes, le respect p o u r la vache est général
en tant que M ère. Mais il a aussi des argu­ dans la religion indienne. D ans l’Inde
ments profanes et écon om iq ues: ancienne, qui était pastorale, la vache a p p a r­
— C o m m e n t voulez-vous q u ’on ab atte la tenait à la famille. On l’élevait avec les
vache? C ’est la seule richesse de nos paysans. enfants. On ne tuait pas plus la vache que les
Ce q u ’il faut, c ’est lui p e rm e ttre de p roduire enfants. P o urtant, l’abattage des vaches
plus de beurre et de lait. O n voudrait re m ­ s’accomplissait en des c irconstances rituelles.
placer les bœ ufs p ar des tracteurs. Mais, ici, O n les m angeait alors. A u jo u rd ’hui, il faut
en Inde, il n’existe pas de grandes propriétés. sauver des millions d ’enfants plutôt que les
Un tra c te u r vaut de quinze à vingt mille vaches. Il faut renverser les priorités: l’h om m e
roupies. Pas un seul paysan ne p e u t disposer d ’abord, la vache ensuite. Ceux qui s’y
de pareille somme. D ans les villages, il n’y a opposent d éfe n d e n t plus une « political cow»
ni huile ni essence. q u ’une « m o th e r cow».
» Il faudra au moins vingt à tren te ans avant
que nous soyons en m esure de nous équiper. Le swami, robe safran et cheveux ras, a un
Longtem ps encore, nous ne p ourron s avoir visage fin et énergique. Il a visité l’Europe,
d ’au tre traction que les bœufs. les États-Unis. Le centre q u ’il dirige est
O n d em a n d e alors à Sa Sainteté si Elle ne som ptueux. Il me conduit dans une salle de
veut pas tra n sm e ttre un message aux Français. méditation, où l’on ne peut p é n é tre r q u ’après
Sa Sainteté y c onsent et dicte: «N ous, avoir enlevé ses chaussures. La pièce ne
Indiens, nous croyons en accord avec les co ntient q u ’un phallus illuminé électriq ue­
Shastras que la M ère c o s m iq u e 2 a pris la ment. C ’est un objet de con cen tration .
forme de la vache. M ère du M o nd e, elle est Q uatre chaises lui font face. Je m édite — sur
aussi M ère du Seigneur R u d ra qui, un jour, moi, sur l’E urope, sur l’Inde.
dé tru ira tout l’univers. T u e r une vache est,
po ur nous, le plus grand des péchés. Les Les saints se droguent
Français sont nos amis et p ossèd ent une et veulent manger à leur faim
culture délicate pareille à la nôtre. J ’espère
q u ’ils feront effort p o u r c o m p re n d re notre Les vaches sont sacrées de naissance. Les
m ouvem ent, qui est p u re m e n t religieux et hom m es non. Mais ils peuvent le devenir: il
culturel. Ils re n d ro n t ainsi un grand service à suffit de se faire saddhu, c ’est-à-dire moine
l’hum anité et à notre M ère l’Inde. Il s’agirait mendiant.
là d ’un pas im po rtant vers la paix mondiale. » Un jour, roulant en taxi, sur la route m enant
2. C ’est l’équ iv a le n t h in d o u iste de la Magna Mater des G re ô s et des
à Puri, j ’admirais les paysans et les buffles à
L atins, d e la S o p h ia b y z antine, v o ire de la V ierge M a rie d es ca th o liq u e s. l’ouvrage dans la rizière. La scène était

1 14 L'Inde de Gandhi est morte


éclairée p ar cette lumière orange à laquelle de son établissement, en attribu a la re sp o n ­
les m iniatures indiennes nous ont habitués. sabilité aux 10% de «voyous» que toute
Un vieillard à peu près nu nous fit signe de assemblée de saddhus contiendrait. Parmi les
stopper. Le ch au ffeu r s’a rrê ta et nous le fîmes revendications de ses pensionnaires, il s’in­
monter. Il avait à la main la sébille de cuivre digna surtout de celle de l’un d ’eux qui lui
du m oine m endiant, et po rtait une longue réclamait une ration quotidienn e de cinq
barbe et une chevelure immense en brous- litres de lait, de deux kilos et dem i de
saille. O n eut quelqu e peine à le d ébarrasser farine et d ’une q uantité suffisante de bhang.
du sac q u ’il avait au dos et qui, sans doute, Sans ces viatiques, le saint h o m m e estimait
c on te n a it ses maigres affaires. Son visage ne pouvoir poursuivre u ne q u ê te spirituelle
était ém acié et d ’une extrêm e noblesse. Il utile à l’Inde et au m onde. C om bien existe-
avait le corps maigre et p arc h e m in é , les t-il de saddhus? Les estimations varient. Elles
mains effilées, ravagées de veines et d ’artères. vont de un à n e u f millions. Il est évident
Il ne parlait pas anglais et m on chauffeur que dans cette masse de « saints», les farceurs
eut b e a u c o u p de peine à lui a rra c h e r quelques doivent être nombreux. Un p rojet de loi
paroles. Il s’anim a p o u rta n t peu à peu, et visant à réglem enter leurs activités faisait
j ’admirai alors le je u subtil et aérien des é tat de «vices», d ’actes antisociaux, voire
doigts qui acco m p agn ait cha q u e prop os ou criminels, auxquels b e a u c o u p de saddhus se
plutôt le précédait. Les m ou stach es et la livrent. Il réclam ait leur inscription sur un
barb e de m on saddhu étaient quelque peu registre national, la subordination de leur
brûlées. J ’en conclus q u ’il devait fumer, activité à l’octroi d ’une licence par le magis­
co m m e le font bien des yogis. O pium ou trat local. Le projet n’a pas été voté, mais il
bhang? L’ex trêm e noblesse du personnage a entraîné la fondation d ’une association
me do nnait à penser que, s’il usait de la nationale des saddhus, la Bharat Saddhu
drogue, il continuait de la d o m in e r et n’était Samaj, qui se propose de re sta ure r la dignité
pas submergé p ar elle. des ordres ascétiques. Elle considère que ses
Il semble, hélas! q u ’il n ’en soit pas toujours m em bres doivent non seulem ent se c o n sa c re r
ainsi et que, p o u r bien des saddhus, elle ne au progrès moral et spirituel de la société,
soit rien de plus que ce q u ’elle est p o u r nos mais aussi p rom ouvoir le d éve lo p p e m e n t
beatniks. T andis que je me trouvais à Delhi, é con om iq ue et social du pays, et co nstituer
trois mille saddhus y étaient encore internés une sorte de service civil susceptible de m obi­
à la suite des ém eutes de nov em bre dernier, liser les masses populaires. Un ministre de la
au cours desquelles ces h o m m es dits « saints» planification n’alla-t-il pas ju s q u ’à vouloir
avaient forcé les grilles du Parlem ent. Il y faire d ’eux dans les villages les p ro p a g a n ­
avait eu une dizaine de morts et plusieurs distes du Plan quinquennal? Il s’en faut d ’ail­
centaines de blessés. La prison T ih ar n ’ayant leurs que la Bharat Saddhu Samaj soit p a r ­
été c on çu e que p our treize cents détenus, ces venue à grou per tous les saddhus. Bien des
messieurs se plaignaient de la prom iscuité à orthodoxes appellent ses m em bres des
laquelle on les vouait. Le su rin tend ant de Congress saddhus, des c réatures du parti au
Tihar, se trou van t con fro nté à la grève de pouvoir, le parti du Congrès.
ses hôtes et à la destruction d ’am poules élec­ Le swami R ag an a th a n a n d a, à qui je parlais
triques, de literies et autres pièces du mobilier de la chose, m ’assura que le pro blèm e des

Chronique de notre civilisation 115


av■

»<«««

Ils meurent de faim, mais ils versent du lait sur les statues
P h o to s M arily n S ilv e rsto n c /M a g n u m .

divines et se battent pour qu’on ne tue pas les vaches


saddhus était éco n o m iq u e et non pas reli­ guide, appointé par le g ou ve rne m e n t, préféra
gieux: garder le silence. C ’était adm irable, délirant,
— Il est plus facile d ’être saddhu que men- chaste et pudique dans son d é ch a în e m en t
diant« civil », me dit-il. Les gens font l’aum ône sensuel, p o èm e d ’a m o u r et de chair hélas
à qui porte la robe safran. Mais si la situation déjà a ttaqu é p ar le tem ps qui effrite la pierre.
é co no m ique s’améliorait, il y aurait moins A Jung, qui s’en étonnait, le p andit qui
d ’h o m m es à se faire saddhus. l’accom pag nait déclara:
— Les images «obscènes» sont là p ou r
En Inde, la sexualité a pu rem ettre dans leur dharm a, dans leur loi, les
conduire à la spiritualité inconscients qui pourraient oublier les exi­
gences de la sexualité. C ar c o m m e n t pourrait-
Q u ’en Inde les vaches soient considérées on jam ais se spiritualiser sans avoir d ’abord
c om m e des divinités, que l’on se fasse saint réalisé son d harm a?
p o u r m anger à sa faim, m êm e si un O c ci­ Les sculptures religieuses érotiques n ’existent
dental essaie de c o m p re n d re et de ne pas pas q u ’à K onarak. J ’avais pu en adm irer déjà
juger, il ne se sent pas co ncern é. Mais le de ravissants exemplaires à Bhubaneshw ar.
troisième exemple qu e je voudrais d o n n e r de Plus délirant en c o re est K hajuraho, don t de
l'intrusion du sacré dans tous les c o m p a r­ som ptueux ouvrages ont répandu désormais
tim ents de la vie hindoue nous tou c h e de plus les fastes, et bien d ’autres tem ples dans le
près: c ’est celui de la sexualité. La vie M ad h y a Pradesh ou ailleurs, voire à Bénarès.
sexuelle a certes longtem ps app a rten u , dans Ces m o nu m ents grandioses sont les tém oins
l’O ccid ent chrétien, au d om aine sacré et reli­ prodigieux d ’un tem ps où Dieu et le sexe
g i e u x - mais en tant que réalité impure. Freud n’étaient pas ennem is mais com plém entaires,
a voulu désacraliser la sexualité, mais l’évo­ d ’un tem ps où le mysticisme et la sexualité
lution est loin d ’être achevée, il s’en faut se vivifiaient réciproquem ent.
m êm e de beaucou p. L’Inde ignore enco re ces K onarak date du x m c siècle, de m êm e que
c hem inem en ts psychologiques déchirants. A le tem ple de Puri. On y trouve une salle de
vrai dire, elle est partie d ’une c oncep tion « dancing girls». Autrefois, il s’y trouvait des
absolum ent oppo sée: la sexualité y appartient devadasi, courtisanes sacrées que l’on mariait
bien aussi au dom aine du sacré et du reli­ d ’abord à un arbre ou à quelque divinité et
gieux, mais en tant q u ’activité pure. qui étaient ensuite tenues de s’offrir gratui­
Je suis allé à K onarak. Son tem ple du Soleil tem ent aux pèlerins qui les désiraient. Sous
m ’a fasciné. l’influence du puritanism e britannique, ces
L’étu dian t qui me guidait s’a rrê ta d evant les coutum es, d o n t on c o m m e n c e seulem ent
sculptures et, en son anglais châtié, appliqué, au jo u rd ’hui à re trouver la profonde signifi­
m’expliqua: «Voici les séries m o nogam iques: cation hum aine et religieuse, furent déclarées
un hom m e, une femme. Voici les séries poly- illégales dès 1909 dans l’État de M ysore et,
gamiques: un hom m e, plusieurs femmes. en 1927, dans l’État de M adras. Q u a nd , de
Voici les séries polyandriques, une femme, différents côtés, je dem andai à re trou ve r des
plusieurs hom m es. » devadasi, on se voila la face en me reg ard ant
Il y avait d ’autres séries encore moins avec réprobation. Pourtant, un brahm ine me
orthodoxes, sur lesquelles m on ch a rm a n t dit un jo u r:

118 L'Inde de Gandhi est morte


— Vous allez dans l’Orissa? Avec un peu de et p ar les saddhus. Mais viyekanandistes et
chance, vous en tro uv erez à q u a ra n te ou cin­ yogis sont actuellem ent assez v iolem m ent
qu a n te kilomètres de Puri. attaqués.
Je n’eus pas cette chance. A K onarak, Puri, D ans la revue Thought de Delhi, A g h a n a n d a
Bhubaneshw ar, j ’ai interrogé. C h a c u n a ri en Bharati, spécialiste du tantrism e, auteur
me déclarant ne rien savoir. J ’ai très bien vu d ’ouvrages tels que The Tantric Tradition
que c hacun savait. Mais j ’étais un étran ger (Londres, 1966) ou The Ochre Robe (1960), va
de passage et l’on ne m ’a rien dit. ju sq u ’à voir chez les uns et les autres une
compulsion névrotique. Il d é n o n c e les équi­
A la recherche des valences établies par eux d ’une part entre
tem ps védiques perdus et retrouvés la préservation du sperm e et la sagesse, la
sainteté, la spiritualité, d ’autre part entre la
Le swami R a g a n a th a n an d a, à qui je dis q u ’en perte du sperm e et la m é c h a n c eté , l’abrutis­
E u ro pe et aux États-Unis l’on ch e rc h e déses­ sement, la criminalité. C e tte assimilation de
pé ré m e n t à trouver une signification reli­ la p erte du sperm e à une perte de puissance
gieuse à la sexualité et que l’on c o m m e n c e à correspond, selon lui, à une p e u r p a th o ­
d écouvrir l’intérêt du tantrism e indien, sur­ logique de la sexualité et toutes les formes
tou t celui dit « de gauch e », me réplique ; ascétiques de yoga à des m odes d ’auto-
— L’esprit qui guide ces re c h e rch e s est castration.
louable, mais le moyen est imparfait, car il Bharati, d ’autre part, d é n o n c e l’ignorance
dé truit l’â m e elle-même. C o m m e n t s’élever des textes sacrés et sanscrits dans laquelle se
spirituellem ent p ar la sexualité? Il est d a n ­ trouv eraient la plupart des saddhus, y compris
gereux de s’y essayer: on risque trop de les moines de l’ordre de R am ak rishn a: Vive­
n ’en plus pouvoir sortir. Le tantrism e est un k a n a n d a aurait do nn é le signal d ’une « jo n ­
mauvais chemin. Le bu t de to ute vie mys­ glerie intellectuelle», qui m asquerait le
tique est de se délivrer de la vie animale r e n o n c em e n t à la spiritualité véritable et à la
p o u r attein dre la vie divine à travers une sexualité saine.
vie héroïque. S’il en est qui se sentent Il n ’y a pas lieu de s’é to n n e r dès lors que,
capables d ’arriver au troisièm e stade en parm i n om bre de bons esprits à Delhi,
assum ant les deux premiers, fort bien. Mais saddhus, moines ou ashram s ne suscitent plus
ils risquent de rester en panne. que sourires de com m isération, sinon francs
A l’ashram d ’A urob in do , le D r In dra Sen, éclats de rire. Serait-ce que par-delà le puri­
qui tenta, sans l’achever, une confron tation tanisme britannique et cette forme d’hin­
entre la psychologie du Sage de Pondichéry douism e qui a d o p ta ses idéaux p o u r le mieux
et celle de Jung, me d e m a n d e en riant: vaincre, par-delà aussi les hérésies bo uddhiste
— Quel est le degré de conscience q u ’on ou jaïniste, l’Inde retro uv e ses sources vives
atteint dans l’acte sexuel? des tem ps védiques où le b œ u f et l’alcool
C a r il existe un autre cou rant de pensée dans étaient consom m és, le sexe sanctifié et la
l’Inde, c o n c ern a n t la sexualité: c ’est celui richesse louée? C ’est ce que les prochaines
de l’ascèse, de la chasteté, co m m e on l’enten d années nous diront. L’Inde a peu t-être moins
dans le christianisme. Ce c o u ra n t est re p ré ­ à se délivrer de l’excessive emprise du sacré
senté n o ta m m e n t p a r l’ordre de V ivekananda q u ’à en retro u v e r le vrai sens.

Chronique de notre civilisation 119


Un communisme à la chinoise ?
Une dictature traditionaliste ?
Une démocratie spiritualiste ?

Nous avons réuni une table ronde au som m et


Ce sont C o m m e le m onde con te m p o ra in est, en définitive, ce qu e l’a
fait il y a près de deux cents ans le tiers état, la civilisation
les trois future d é p e n d du tiers m onde. L’U.R.S.S. et les U.S.A. ont
éventualités. la puissance et la richesse. M ais la noblesse et le clergé aussi
Le sort avaient la puissance et la richesse. Aussi considère-t-on l’évo ­
lution des pays dits « en voie de déve lo p p em e n t» . La C hine a
du m onde choisi. M ais son choix n’a pas en co re fait p e n c h e r la balance.
en dépend. C ’est pou rq uo i to u t d é p e n d de l’Inde. Est-ce tro p dire? Pour
m a part, je ne crois pas. Et en Inde m êm e, to u t dép e n d de
Le président l’issue de la lutte entre la tradition et l’évolution. Q u ’en est-il
de la de cette lutte? Q u ’en sera-t-il de cette évolution?
République, Rien ne me paraît pou voir mieux faire le point q u ’une « table
ron de» réunissant les personnalités indiennes les plus
M m e G andhi, qualifiées. Je m ’em presse de signaler que cette table ronde
des swamis, est toute fictive. En effet, si un sém inaire eut bien lieu à
l’in stitu t national de Statistique à C a lc u tta à l’occasion de ma
des sociologues visite, les autres personnalités ont été re n c o n tré es individuel­
et des savants lem e n t au fur et à m esure du d é ro u le m e n t de m on séjour.
m ’ont répondu. C e tte table ron de n’est d onc q u ’un d écou page; mais inutile
de préciser que les p ro p o s sont authentiques.
Et ces prop os é m a n e n t des plus hautes autorités en tous les
d om aines possibles. J ’ai en effet re nc o ntré :
Le moine et le beatnik:
l'Inde traditionnelle regarde sa jeunesse.
Mais cette jeunesse, que voit-elle?
P h o to T a ie b /H o lm e s -L e b e l.

Chronique de notre civilisation


— le D r R adakrishnan, qui était e ncore, à plus vive et de le faire surtout aux dirigeants
l’é poq ue de mon voyage, président de la de YIndian Council fo r Cultural Relations, qui
R épublique; ont tou t fait p o u r faciliter m a tâche. Il est
— M m e G andhi, Prem ier ministre; d ’ailleurs frappant p o u r l’étra n g e r d ’avoir à
— le D r D eshm ukh, vice-chancelier de l’Uni- c on stater com bien les interdits, les exclusives
versité de Delhi et ministre des Finan ces du apparentes, la stricte hiérarchie de l’hin­
go uv ernem en t N e h ru ; douism e paraissent affecter rare m en t la c o u r­
— le swami R a g a n a th a n a n d a, d ire c te u r du toisie générale des co ntacts et une simplicité
C entre culturel R am akrishna, C alcutta; d ’accueil d on t nous n’avons guère l’i d é e 1.
— le D r Chatterji, d irec te u r général des L’Inde m o de rne a tenté de se définir depuis
H um anités en Inde, et m e m bre de l’A ssem blée l’indépendance, d ’une part, par sa C onsti­
législative du Bengale; tution de 1947, d ’autre part, par un processus
— le D r M enon, d ire c te u r général de la d ’industrialisation et de m écanisation de
Radio indienne; l’agriculture, p ar la lutte con tre l’a n a lp h a ­
— le Professeur M aha d e v a n , de l’Université bétisme et la faim, ainsi que p ar un certain
de M adras; effort de laïcisation, voire de socialisme. Le
— le Professeur R aghavan, de l’Université de fond des croyances hindoues s’est constitué
M adras; dès l’Antiquité à partir des grands textes
— le D r Shastri, historien à M adras; sacrés de l’hindouisme, de m êm e que le
— et douze savants de l’institut national de réseau de c ou tu m es sociales qui, à to rt ou à
Statistique à C alcu tta: le D r C.R. Rao, raison, e ntend se réc la m e r de lui. L’Inde,
directeur, M M . B.P. A dhikari, m a th é m a ­ d ’ores et déjà, a atteint le demi-milliard
ticien, M u kh ergee, c h e f de la division du d ’habitants (soit le sixième de l’humanité).
Plan, S. Nagui, N. C h atterjee, H.K. C hatur- Renoncera-t-elle à la Tradition p o u r choisir
vedi, S. B hattacharya, N. B hattach arya et une voie analogue à celle de la Chine de
G . S. C hattergee, économ istes, P.B. G u pta , M ao? S’y cram ponnera-t-elle au prix d ’une
d ém og raph e, S. B a n d h y o p a d h y a y a e t K. Chat- d ictature militaire et suivra-t-elle l’exemple
topadhyaya, sociologues. de l’Indonésie? Parviendra-t-elle, au contraire,
à réaliser ses objectifs sociaux et é c o n o ­
Il y a trois issues possibles miques en m a inte na n t ses structures d é m o ­
aux problèmes de l'Inde cratiques et en parvenant à un équilibre
harm onieux avec ses traditions? C ’est de ces
A vant de ra c o n te r ce que m ’ont dit ces p er­ trois issues égalem ent possibles q ue j ’ai
sonnalités interrogées, je tiens à souligner parlé avec les «responsables» indiens. On
com bien j ’ai été reçu pa rto u t avec gentillesse verra que les réponses ne sont pas toutes
et simplicité et com bien l’on m ’a toujours co nco rd a n te s, loin s’en faut.
écouté avec patience, même lorsqu’il m ’advint 1. J e n 'a i pas la p lac e ici de re la te r les c irc o n s ta n c e s d a n s lesq u elles
de poser des questions qui, du point de vue j'a i é té reçu ta n t p a r le p résid e n t de la R é p u b liq u e uu le P re m ie r
m in istre q u e p a r d ’a u tre s p e rso n n a lité s relig ieu ses ou laïq u es, c irc o n s ­
indien, pouvaient paraître saugrenues, voire tan c e s in co n cev ab les en O c c id e n t. Je ne puis d a v a n ta g e les m e ttre
en ra p p o rt, ce q u e j ’eusse so u h a ité , av ec l’a ccu eil fait aux Ju ifs
irritantes. au d é b u t de n o tre è re , puis aux P o rtu g ais, aux N é e rla n d a is et aux
Q u ’il me soit donc permis d ’ex prim er ici, à A nglais su r les c ô te s du M a la b a r. C e so n t p o u r m oi d e s sym boles
du sens p a rtic u liè re m e n t élev é de l’h o sp ita lité et d e la to lé ra n c e
tous ceux qui m ’ont reçu, m a gratitude la indiennes.

122 L'Inde de Gandhi est morte


La pauvreté se voit plus dans les villes, — D u point de vue agricole, les deux d e r ­
que dans les campagnes nières années ont été catastrophiques. Le
déficit des céréales, qui était de 3 à 4 millions
L’O c cid e n t se p ré o c c u p e su rtout de la misère de tonnes, est passé à 14. C ’est un effet de la
en Inde, qui va ju s q u ’à la famine. Q u ’en sécheresse que nul n’aurait pu prévoir ni
est-il réellem ent? arrêter. D ’autre part, alors que l’Inde était en
Certes, il existe des « points chauds», com m e train de progresser écon o m iq u e m e n t, les
C a lc u tta ou le Bihar où, p o u r des raisons agressions chinoise et pakistanaise ont stoppé
diverses, la misère dépasse ce que nous ce progrès. Il s’agissait alors de savoir s’il
autres O ccid en taux parvenon s à tolérer sans fallait en m êm e tem ps poursuivre l’effort
so m b re r dans un vertige d ’horreur. Pourtant, écon om iqu e et l’effort militaire, ou tout re­
m êm e là, il ne s’est plus produit ce qui se p o rte r m o m e n ta n é m e n t sur ce dernier. A
passa du tem ps des Anglais, en 1943-44, l’épo que, prévalut l’opinion trop optimiste
lorsque plus d ’un million et demi de p e r­ selon laquelle les deux efforts pouvaient être
sonnes m o u ru re n t de faim dans le Bengale, poursuivis sim ultaném ent. Ce fut une erreur.
sans que le pouvoir o c c u p a n t ait paru s’en Il eût fallut ralentir le d é v elo p p e m e n t é c o n o ­
être b e a u c o u p inquiété. Certes, dans de m ique et ren fo rcer les forces de sécurité. D e
grandes villes co m m e Delhi, M ad ras ou cette e rre u r résultèrent le déficit m onétaire et
Bombay, la pauvreté côtoie souvent la ri­ l’inflation. Les choses eussent pu s’arranger
chesse, et la m endicité y est obsédante. Mais s’il avait été possible de co n trô le r davantage
on ne peut parler de famine. L o rsq u’on tr a ­ la croissance de la population.
verse les villages indiens, on y dé c o uvre ce
qui nous paraît la p auvreté par rapp ort à nos Est-il d onc vrai que l’Inde était en train de
propres conditions de vie, mais qui n’est pas résoudre ses pro blèm es alim entaires et que
nécessairem ent ressentie c om m e telle p ar des seules l’en e m p ê c h è ren t les agressions é tra n ­
populations habituées depuis des millénaires gères et les catastrophes naturelles? Les é c o ­
à un mode de vie extrêmement frugal. J ’avoue nomistes de l’institut national de Statistique
que, dans plusieurs États du Sud, les villages me répo nd en t:
ne m ’ont paru ni plus sales ni plus pauvres — Oui, la prod uction des céréales augm ente
que b e a u c o u p de villages de Provence, plus rap id em ent que la population. C ’est un
d ’Italie, de G r è c e ou d ’Espagne. C ’est surtout fait. D ’ici à quinze ans, la prod uctio n agricole
dans le N ord, dans les taudis et les bidonvilles a ura augm enté de 50 %, alors que l’a u g m en ­
des grands centres urbains que le paupérism e tation de la population ne sera que de 30 %.
se fait insupportable. Mais peut-on le consi­ — Q uel est donc le taux de la progression
d ére r co m m e re p ré sen ta tif d ’un pays dont la dém ographique?
population rurale rep résen te 82 % de la p o p u ­ — De 2 % par an. Et on le prévoit constant.
lation totale? L’ensem ble de la vie urbaine, Cela signifie q u ’en 1975 l’Inde c o m p te ra en­
malgré les én orm es c o n centration s auxquelles viron 650 millions d ’habitants.
elle d onne lieu, ne dépasse donc pas 18% de Mes interlocuteurs insistent:
la vie totale du pays. — Le concept de déficit dépend de la consom­
Le D r D eshm u kh me définit les causes immé­ mation. Si le revenu national augm ente, la
diates du d ra m e présent: d e m a n d e a u g m e n te ra aussi. C ’est peu t-être

Chronique de notre civilisation 123


J ’ai suivi une tournée politique de Mme
{ K VC

Ph o to s D avid C h a n n e r - C a m é ra p res s /H o lm c s -L c b e l.

Indira Gandhi dans sun avion personnel


ce qui est arrivé dès à présent. La d e m a n d e s’était jam ais vu. Pareil p o u rc e n tag e n’est pas
en céréales a augm enté. L’au gm entatio n de la intégrable dans les plans.
consom m ation p a r tête est évidente. Un économ iste eu ro p é e n a suggéré devant
T o u t au long de mes pérégrinations, je n’ai moi cette idée:
cessé d ’interroger les gens les plus m odestes — Pourquoi ne changerait-on pas le climat de
et il se confirme que, d u ra n t des siècles, des l’Inde? On en possédera bientôt les moyens.
régions entières de l’Inde ignorèrent le blé, Oui. Bientôt. Mais en attendant?
souvent m êm e le riz. On s’y nourrissait de Et le planning familial? M m e G a nd hi m ’a
fruits, de légumes, de poisson, d ’œufs, voire déclaré:
de produits de la chasse. — La difficulté la plus grande est liée aux
dimensions du pays. C h a q u e program m e
La cam pagne de contraception exige d ’être réalisé à des échelles gigan­
se heurte à de nombreux obstacles tesques. Il y a peu encore, mon ministre de
la Santé n’était pas lui-même convaincu de
Il n’en d em e u re pas moins que deux ques­ l’utilité du planning familial. Il s’agit là d ’une
tions se posent: c o m m e n t se fait-il q u ’une question délicate, intime, difficile à porter
catastrophe naturelle co m m e la sécheresse sur le terrain des masses. Des progrès ont
ait pu produire des effets si désastreux, et ne été constatés, surtout dans les villes. Mais la
pouvait-on la prévoir? N ’a-t-on abouti à question essentielle est d ’arriver à to u c h e r les
aucun résultat dans la c am pag ne p o u r la limi­ gens dans les villages. C ’est un pro blèm e de
tation des naissances? temps.
Il convient ici de citer l’opinion d ’un écrivain A l’institut de Statistique, où ce sujet p r o ­
indien do nt le tém oignage est troublant. Il voque une discussion animée, on paraît moins
s’agit de C h au dhu ri, a u te u r de deux ouvrages optimiste:
ayant fait impression: Autobiography o f an — Ju sq u ’ici les effets du planning sont insi­
unknown Indian et The Continent o f Circe. gnifiants, me dit-on. Le IVr Plan prévoit de
C ha u dhu ri expose un e thèse désespérée: nouvelles dépenses p o u r étu dier ces effets. Il
l’Inde est détruite p ar son climat. est déjà difficile d ’avancer des chiffres. Alors,
Lorsque je fais allusion à cette thèse à l’ins­ que dire des motivations psychologiques? Les
titut de Statistique, un vif d é b a t s’élève jo u rn a u x assurent q u ’au Bengale, les femmes
aussitôt. Deux tend a n c e s s’affrontent: les uns qui faisaient des queues de vingt kilomètres
affirment que, quel que soit l’effort humain, po u r ob tenir leurs contraceptifs font aujour­
on ne peut éviter les catastrop hes naturelles; d ’hui des queues aussi longues p o u r en être
les autres ré to rq u e n t que, si la nature n ’a délivrées.
pas été vaincue dans une situation do nné e , Et le D r D eshm uk h de préciser:
c ’est que l’effort hum ain est d e m e u ré insuf­ — Les sages-femmes sont contre. Elles se
fisant. sentent m enacées dans leur profession. Il faut
Q u ’en pense le D r D eshm ukh? à la fois un personnel médical assez nombreux
— Les pertes norm ales de récoltes dues po ur pouvoir servir de guide et des c o n tra ­
aux catastro ph es m étéorologiques sont en ceptifs assez sûrs. Il y a trop d ’accidents et
m oyenne de 6 à 7 %. Elles ont été cette fois d’hémorragies. Les femmes font alors m a­
de 21 %. Depuis soixante-quinze ans, cela ne chine arrière.

126 L'Inde de Gandhi est morte


La m ultiplicité des langues progrès. Je fais p a rt de m on opinion à
em pêche les com m unications M m e G andhi. N ous nous trouvons dans le
salon privé de l’avion qui nous con duit de
Le pro blèm e fondam ental de l’Inde est, à Bom bay à T rivandrum . Entre ciel et terre, le
mon avis, celui des c o m m u nication s — ou, P rem ier ministre me répond:
plus exactem ent, de la com m u nication . C ar — La Tradition constitue toujours et p arto ut
les éq u ip e m e n ts de base, routes, chem ins de un obstacle. P ourtant, la pensée des gens a
fer, réseaux aériens, radio, télévision ou télé­ b e a u c o u p évolué en Inde. Certes, il y
ph o n e sont importants. Mais le nœ u d du p ro ­ d e m e u re bien des superstitions. Mais les
blèm e n’est pas matériel: il est spirituel. A choses changent. D ans la Tradition, il y a des
quoi serviront de nouveaux moyens de c o m ­ valeurs p erm anentes. Il faut les conserver,
m unication tant que la multiplicité des car elles sont une source de force. Q u ’il
langues se m aintiendra? s’agisse de religion ou de philosophie, cette
T radition enseigne toujours la plus grande
Le D r N a ra y a m a M eno n, dire c te u r de la tolérance. Le plus im portant est q u ’elle laisse
Radio indienne, m ’a déclaré que celle-ci à chaque individu la liberté de tro uver sa
touchait a u jo u rd ’hui 7 5 % de la population. propre voie. D ans la Bhagavat Gîta, par
Mais dans quelles conditions? Pas au moyen exemple, la Vie divine s’identifie au Tout.
de postes individuels dom estiques. G râ c e aux Elle est la Beauté. Elle est aussi l’Ethos.
postes collectifs installés dans 200 000 des Rappelez-vous ces propos magnifiques de
550 000 villages de l’Inde, grâce aussi aux Krishna selon lesquels il est à la fois le soleil,
transistors que le g o u v e rn e m en t che rc h e à la lune, le père et la m ère du m onde, le
répandre. Le IVf Plan prévoit que chaque maître et l’ami, l’im mortalité et la mort, l’être
village disposera b ientôt d ’un tel poste col­ et le non-être. D ans ces textes, il se trouve
lectif. C ’est une question d ’électricité. J ’ai une c om préhension psychologique de toutes
en tend u ces postes collectifs hurler dans les les voies hum aines possibles.
villages une m usique tonitru ante qui cons­
titue l’essentiel des program m es. J ’ai vu éga­ Le salut viendra-t-il
lement des yogis se p r o m e n e r avec leur tra n ­ des populations villageoises?
sistor, c o m m e en Europe les beatniks, et prier
dans des tem ples sans être gênés p ar le bruit Le professeur M a ha d e va n voit les choses
de son aigre musique. d ’une autre façon:
Il n’em pê c h e que le D r M enon, qui dispose — La Tradition ne peut jam ais être un o b ­
de qu atre chaînes fonctionnant sans in te rru p ­ stacle. Et les raisons en sont claires. D u ran t
tion de six heures du matin à minuit, se débat des siècles, nous n’avons pas c onnu la p a u ­
avec le terrible prob lèm e des langages locaux vreté. L’Inde était, dans sa majorité, heureuse
dans lesquels é m e tte n t déjà plus de trente et prospère. Lisez donc les récits des
stations. Il a p o u rta n t 8 000 collaborateurs. voyageurs d ’E urope ou d ’E xtrêm e-O rient qui
J ’en arrivai un jo u r à craindre que la puis­ y vinrent alors, attirés p ar sa richesse. Le
sance des traditions et des croy an ces in­ problèm e de la p auvreté naquit avec l’o c c u ­
diennes fasse iné luctablem ent obstacle à la pation britannique. Les Anglais ne vinrent
modernisation, au goût de l’effort et du pas chez nous p o u r des raisons p h ila n th ro ­

Chronique de notre civilisation 127


piques. P réo ccupés par leurs avantages p e r ­ soudre leurs problèmes. Il n’y a rien à faire
sonnels, ils négligèrent les intérêts matériels à cela. Seul le tem ps peut nous aider. Au
du peuple indien. fond, l’éd ucation n’a pas changé dans notre
Il s’anime: pays depuis l’occup atio n britannique, et les
— On croit à l’étra n g er que l’Indien aime la élites sont chez nous déracinées. C ela ne
pauvreté. Ce n’est pas vrai. Les Védas ou les m ’em p êc h e pas de d e m e u re r optimiste, car la
U panishads sont pleins de prières p o u r o b ­ base du pays, ce sont les populations villa­
tenir la prospérité. Un de leurs textes dit: geoises qui, elles, n’ont pas été anglicisées.
« A p rè s avoir conféré la sagesse, je d on n e la Q uoiq ue ces populations soient en majorité
richesse.» La renonciation à l’a tta c h e m en t illettrées, elles possèdent sagesse et art de
terrestre n’a jam ais été co nçue qu e p o u r les vivre. Nos villageois sont bien plus raffinés
moines ou le de rn ie r état de la vie. M ê m e les que les paysans des autres pays. J ’en ai eu
moines ne se dé ta c h e n t que p o u r mieux aider souvent la preuve p ar la réaction des fem mes
autrui. dans les villages à l’arrivée de citadines
Q u a n t au professeur Raghavan, il veut q u ’on venues avec la p rétention de les instruire. En
sache à quel point l’attitude à l’égard de la fait, les villageoises p osèrent à leurs instruc-
T radition n’est pas uniform e: trices des questions si précises et si a déqu ates
— En dehors de ceux qui la rejettent et de q u ’il fut impossible à celles-ci d ’y répondre.
ceux pou r qui elle reste tout, il existe une J ’a ttends b e a u c o u p des paysans. Il y a dix ans
troisième ten dance, com p rom is de nature e ncore, la plupart se méfiaient des nouvelles
souvent moralisante. A côté des c o n te m ­ m étho des de production. A u jo u rd ’hui, ce
platifs à qui la contem platio n suffit, il existe sont eux qui exigent de connaître la meilleure
chez nous, co m m e p a rto u t ailleurs, des gens façon de faire ch aq u e chose. Ce sont eux qui
qui souhaitent avoir de l’argent, vivre dans réclam ent l’électricité, des plants ou des
le confort, obtenir la réussite. Mais, en engrais.
général, nous ne c he rch on s pas à poursuivre
cette quête au-delà de certaines limites, la 7 0 0 groupes raciaux
réalisation du Soi et la Libération n’étant et 14 langues officielles
jam ais perdues de vue co m m e buts ultimes.
J ’ai été aux États-Unis et j ’y ai été frappé par D é ra c in e m en t des élites? Impossibilité de
la mélancolie des gens, l’absence de bonheur. c o m m u n iq u e r e ntre les groupes? C om bien de
Je me suis sans cesse posé la question: «A fois n’ai-je pas en tend u en Inde:
quoi bon ce luxe, ces com m odités, cette — G a n d h i, N e h r u , In d ira G a n d h i? D e s
richesse? » étrangers!
Q u a n t à M m e G andh i, elle ajoute: Pareils jugem ents paraissent in c o m p ré h e n ­
— Le décalage entre les générations est plus sibles, to u c h an t ceux qui ont lutté p ou r
grand chez nous q u ’ailleurs. N ou s som m es l’ind ép end an ce de leur pays et l’ont ob tenu e
passés b ru sq u e m e n t de l’esclavage à l’indé­ à force de souffrance et de volonté. Mais on
pendance, de la féodalité à la d ém ocratie. De vous dit que c’est encore une génération
1 étranger, je reçois un co u rrie r surprenant. form ée p a r les Anglais et que, si elle s’est
Les je u n e s Indiens m ’écrivent, considérant révoltée con tre eux, elle en est d e m e u ré e
que leurs p arents ne sont plus aptes à ré­ tributaire. Et de c o m p a re r le parti du

128 L'Inde de Gandhi est morte


C ongrès au K uo-M in-T ang de la Chine C ’est égalem ent le cas du bengali, parlé à
d ’avant M ao, au W afd de l’Égypte d ’avant Calcutta.
Nasser.
A T rivandrum , j ’assiste au p re m ie r meeting Le problème linguistique :
de M m e G andhi. A T rom bay , au C e n tre a to ­ drame ou «querelle dom estique»?
mique auquel elle était venue d o n n e r le nom
de son fondateur, le célèbre savant Bhaba, En som me, les dernières élections on t m on tré
qui se tua en avion en 1966, je l’avais entendue sur le plan linguistique, mais aussi sur
parler en anglais dev an t le corps diplom a­ b ea u c ou p d ’autres plans, l’é m erg e n c e de
tique, les délégations internationales et la l’Inde réelle, profonde, mal dissimulée par
h au te société du M ah arastra. Je n’en avais l’écran d ’une classe dirigeante héritée de
éprouvé nulle surprise. Mais un matin où l’o ccupation m oghole, puis de l’occupation
régnait une ch aleur accablante, dans ce britannique. Sur 500 millions d ’âmes, il existe
K erala où l’a accueillie la grève g énérale de bien onze millions de personnes c o m p re n a n t
la fonction publique, y com pris des médecins, ou parlant l’anglais: mais il constitue la
devant les drapeaux rouges à faucille et langue maternelle d ’à peine 250 000 Indiens.
m arteau, les vociférations et les poings C ette ém e rge n c e de l’Inde profonde, diver­
tendus, j ’avoue avoir été saisi de la voir inter­ sifiée e t h n i q u e m e n t et lin g u istiq u e m e n t,
rom pre son discours p ro n o n c é en anglais est-elle une m enace po ur l’unité nationale
po ur pe rm e ttre à un interprète to n itru a n t de définie p ar la Constitution de 1947?
le tradu ire dans la langue du pays, le mahaya- A M ad ras et à C alcutta, on n ’a pas craint de
lam. Certes, le Kerala, où T riv and rum se me dire:
trouve, a écarté le parti du C ongrès moins — U ne Inde du N o rd et une Inde du
pou r des raisons linguistiques q u e sociales. Il Sud? Plusieurs États indiens indépendants?
a voté com m uniste. Mais M a d ra s a d on né le Pourquoi pas?
pouvoir à un parti régional qui s’est fait le Suniti K u m a r Chatterji est désespéré. Certes,
cham pion du Sud co ntre le N ord. Et il n’est c’est un ho m m e d ’âge qui, avec u ne piété
pas interdit de p e n se r que cet élém ent a jou é merveilleuse, me confie une b ro c h u re q u ’il a
ég alem ent au Bengale. écrite sur sa femme, m orte il y a peu:
En Inde, il existe environ 700 g roupes linguis­ — Pour vous faire c o m p re n d re les familles
tiques et raciaux qui, d u ra n t des millénaires, indiennes, me dit-il.
ont vécu en paix. Il y existe aussi q uatorze Je suis touché. D ’autant plus que Chatterji
langues officielles, et c haq ue billet de banqu e est un des grands législateurs de l’Inde indé­
én o n c e en ces q uatorze langues la valeur de pendante. Mais il est rempli d ’a m e rtu m e et
la monnaie. de désespoir. Il profère l’«A quoi bon?» des
L orsqu’on pro je ta de faire de l’hindi, qui est vieilles Upanishads. Il distingue en Inde
parlé dans le N ord , la langue nationale à la ségrégationnistes et intégrationnistes. Bien
place de l’anglais, le Sud se souleva. On y sûr, il est dans le cam p de ces derniers. Les
parle des langues dravidiennes qui n ’ont rien premiers sont, p ou r lui, des obscurantistes. Ils
à envier à l’hindi. A M adras, le tamil possède gagnent du terrain pourtant.
un v o c a b u la ire scien tifiqu e et littéraire — Les événem ents historiques, me dit-il, ne
b e a u c o u p plus développé que celui de l’hindi. nous ont pas perm is d ’im poser à l’Inde une

Chronique de notre civilisation 129


langue nationale véhiculaire. Il existe pourtant langue indienne sa dignité. M ê m e le parti du
des nations polyglottes: la Belgique, la Suisse. C ongrès fit cam pagne alors po ur que ces
M êm e l’U.R.S.S. n’est pas unilingue. On peut droits linguistiques fussent reconnus. Mais ils
faire une nation à partir du désir de vivre doivent être à présent normalisés. Il est
ensemble, à partir d ’une c ulture identique évident que si l’on rem plaçait tout à coup
déterm inée par l’histoire et la géographie, à l’anglais par l’hindi, ceux qui ne connaissent
partir d’une idéologie ou d ’u ne religion c o m ­ pas cette langue se trou veraien t en état
mune à tout le pays. d ’infériorité. Il ne peut en être question. Les
partis exploitent cette m en ace qui n’existe
Le D r C hatterji croit en co re au sanscrit: pas. Ce n’est pas sérieux.
— C ’est plus im po rtant en Inde que le latin
en Europe. Les Védas et les ép o p ée s y ont La solution, c'est le fédéralisme,
une popularité plus grande que la Bible en mais il n'existe qu'en théorie
Europe. Les fondem ents sont là.
Alors? Le D r D eshm ukh, après avoir noté le d épla­
— L’hindi, me dit-il, n’a pas de valeur scienti­ c e m e n t récent du centre de gravité de l’Inde
fique et littéraire. En voulant l’imposer, de Delhi vers les États locaux, déclare à ce
G an dhi s’est trom pé. Pour avoir une langue propos:
m oderne, il faut un esprit m oderne. L’hindi - La dim inution des distances a accéléré le
est médiéval. rythme du d é v e lo pp em ent des diverses cul­
Et d ’ajouter avec am e rtu m e : tures. Mais celles-ci ne p e rd raie n t leurs
— A uparav an t, la vie était plus facile, les racines q u ’en cas de révolution. L’évolution,
valeurs traditionnelles plus impératives. N ous aussi rapide soit-elle, n’est pas dangereuse.
avons perdu ces valeurs sans parvenir à en - N on, dit au con traire le professeur Shastri,
tro uver de nouvelles, utiles p o u r nous. cela pose de graves problèm es po ur l’unité
indienne. Il faut tenir co m p te du fait que
M m e G a nd hi est moins pessimiste: l’Inde est une nation én o rm e qui ne peut
— Il existe en Inde, dit-elle, une base natio­ exister que sous une forme fédérale, com m e
nale très forte. Ce que l’on voit a u jo u rd ’hui les États-Unis. La Constitution a été soumise
ne co rrespo nd q u ’à des querelles d o m e s­ à des influences contradictoires, l’une d ’ori­
tiques, rien de plus. Ici, la com pétition est gine britannique et plutôt centralisatrice,
difficile et, m êm e en politique, la place l’autre d ’origine am éricaine et plutôt fédéra­
m anque p ou r tou t le m onde. N o us n’avons liste. Mais si le fédéralisme existe en théorie,
pas assez de d é b o u ch é s p o u r toutes les am bi­ l’unitarisme l’em p orte souvent en fait, ce qui
tions. C h a c u n ch e rc h e d onc naturellem ent p rovoque des frictions.
des appuis dans la famille, la caste ou le Troisièm e opinion, celle du président de la
groupe linguistique. D ’où l’a tta c h e m e n t aux R épublique:
différentes langues. Cet atta c h e m en t, du fait - Les groupes ethniques et raciaux ont
des Anglais, n ’avait pu tro uver son expression souvent correspo nd u en Inde à des castes, me
naturelle. L’un des slogans les plus persuasifs dit-il. Mais ce qui a toujours caractérisé
au tem ps de la lutte p o u r l’in d ép e n d a n c e fut notre système, c ’est q u ’il était impossible à un
m êm e la prom esse de restituer à chaque groupe de d om in e r ou d ’o pprim e r l’autre. Les

130 L'Inde de Gandhi est morte


différences de niveau s’accom pagnaient d ’une P our M m e G andhi, les castes sont un bon
coexistence active et pacifique. C e tte coexis­ exemple du fait q u ’une institution, ada p tée à
tence active est égalem en t nécessaire aujour­ une é p oq ue , cesse de l’être à une autre.
d ’hui dans tous les pays et p o u r tous les — Elles d é b u tè re n t c o m m e des trade-unions,
groupes qui les constituent. Elle conditionne assure-t-elle, et furent alors d ’une grande uti­
absolum ent la paix du m onde. lité et d’une grande signification. Mais aujour­
d’hui, leur rigidité doit être dépassée.
N ’est-ce pas une vision optimiste? L ’O c c i­ De son côté, le professeur Shastri d éclare:
dental d e m e u re méfiant q u a n t aux vertus — On ne peut abolir une institution aussi
d ’un système où les castes se m aintiennent, ancienne. Mais il faut y m ettre des limites.
malgré les dispositions d ’égalité civique p r o ­ Ces cou tu m e s peu vent être m aintenues dans
clam ées par la C onstitution. Mais ce système la vie privée sans interférer p our autan t sur
ne p e u t être jugé, ainsi que l’a en co re m ontré la vie publique. Elles ont d ’ailleurs te n d a n c e
ré c e m m e n t M. Louis D u m o n t dans son beau à revenir à la flexibilité q u ’elles avaient à
livre Homo Hierarchicus2, à partir de nos l’origine.
propres préjugés égalitaires. De plus, il est Le swami R a g an a th a n a n d a entend, qu a n t à
fort difficile de nous rendre com p te de la lui, dissocier c a rré m en t le système social de
façon d o n t il évolue réellem ent au jo u rd ’hui. la religion:
Voyons plutôt ce q u ’en disent les p e rso n n a­ — Il faut distinguer entre orthodoxie spiri­
lités déjà consultées. tuelle et orthodoxie sociale. La p rem ière est
progressiste, la deuxièm e souvent ré a c tio n ­
Le système des castes est-il naire. R am ak rishna et V ivekananda étaient
en train de devenir plus « fluide »? des orthodoxes au sens spirituel et des h été­
rodoxes dans les autres domaines. C ’est
Le président de la R épublique, le D r Rada- toujours l’opposition entre la lettre et l’esprit.
krishnan, me dit: C o m m e il n’y a en Inde ni dogm es ni Église,
— Ce n’est pas la p rem ière fois dans l’histoire l’orthodoxie peut toujours changer. Il suffit
de l’Inde que le système des castes est remis q u ’on puisse d é m o n tre r que ce c h a n g e m e n t
en question. Nos plus grands saints ont p ro ­ est utile à la spiritualité.
testé con tre ses abus. Q u ’il s’agisse du
B ouddha, d ’A çoka, de N a n a k ou de G and hi, Les communistes prédisent
tous en ont contesté les fondem ents. L’idée un « bain de sang » pour bientôt
de caste diffère de celle de classe, qui
d em e u re valable. A u jo u rd ’hui, en Inde, vous T ous ces chang em ents moraux, sociaux, é c o ­
aurez pu con stater q u ’il est devenu plus aisé nom iques pourront-ils se faire dans les délais
de se m arier en dehors de sa caste. T o u t est nécessaires et sans que l’Inde ait à basculer
redevenu plus fluide et tend à se ra p p ro c h e r dans la violence?
de ce q u ’étaient les choses aux tem ps vé­ Le jo u r m êm e de mon arrivée, The Times o f
diques. L’idée de dé m o c ra tie égalitaire e n ­ India, un des grands quotidiens de là-bas,
vahit toujours plus la société indienne et ce publiait en prem ière page sur q uatre colonnes
processus me paraît irréversible. les p hotographies d ’une foule d’ém eutiers
2. G a llim a rd , 1967. brûlant à C a lc u tta les tribunes de l’Eden

Chronique de notre civilisation 131


G a rd e n et y ren d a n t impossible le d é r o u ­ laquelle le sous-prolétariat de C a lc u tta s’est
lem ent d ’un m atch de cricket. D u ra n t tou t le ré c e m m e n t livré. Le président du parti c o m ­
temps que j ’ai passé en Inde, des ém eutes, muniste, M. D ango, y a vu une «répétition
des grèves, des d estructions de biens privés générale» de la révolution qui se prép are
et publics n’ont cessé de se produire, au en Inde.
point que certains jo u rn a u x indiens ont pu Le président de la R épublique, le D r Rada-
parler d’une « routinisation» de la violence. krishnan, a préféré parler de « maladie psy­
Jusque dans le Bengale, les stations de chemin chique» collective, ce qui me paraît exact
de fer, les trains sont attaqués. Requis de les dans la m esure où l’on veut bien ad m e ttre
mieux protéger, le ministre c o m p é te n t a dû que q uicon qu e serait obligé de vivre dans les
avouer être dans l’impossibilité de faire taudis de C a lc u tta ne po urrait é c h a p p e r à
g arder les voies ferrées sur une longueur de pareille « maladie psychique».
près de 50 000 kilomètres. Sans cesse, la
presse an no n c e des heurts entre la foule et la L'Inde de Gandhi
police, heurts qui se sont soldés fré q u em m en t est-elle déjà morte?
par de nom breux morts et blessés. Les fa­
meuses charges au « lathi » dont, il y a à peine P ourtant, et malgré les victoires com m unistes
vingt-cinq ans, étaient victimes les Indiens du K erala et du Bengale, les élections ont
partisans de l’in d é p e n d a n c e sont utilisées tém oigné bien plus d ’un raz de m arée tradi­
contre les manifestants de droite ou de tionaliste que d ’une poussée de la gauche. A
gauche qui s’o p pose n t à la politique du moins d ’une intervention extérieure, si le
Congrès. Le D r Supram anian, à Jaïpur, me parti du C ongrès venait à pe rd re le pouvoir,
reçut avec la plus exquise civilité dans son il faudrait donc s’atte n d re dans l’im médiat
palais de go u v e rn e u r du R adjasthan et moins à une révolution com m uniste q u ’à une
m ’offrit le thé. Je pus c o n sta ter sa culture affirmation de l’Inde traditionnelle, « castéiste
et son raffinement lorsqu’il m ’entretint de et com m unaliste», c om m e on dit là-bas. Le
l’extra-sensorial perception, de Yextra-cerebral D r D esh m u kh qui, en raison de ses hautes
memory et du D é p a rte m e n t de P a ra p sy c h o ­ fonctions à l’Université de Delhi, est p a rtic u ­
logie q u ’il p a tro n n e de sa haute autorité. lièrem ent à m êm e de d iscerner les causes
Depuis, il a fait tirer sur une foule qui m ani­ d ’une violence do nt les étudiants sont les
festait co ntre l’instauration dans son État gran ds protagonistes, me disait:
d ’un g o u v e r n e m e n t m in o rita ire et no n — La violence actuelle n ’est pas limitée aux
conform e aux élections: il y eut de nom b reux étudiants. Elle est générale. Sa cause essen­
morts et blessés. tielle se trouve être la perte ou la p e u r de
l’autorité. C ’est peut-être l’é m ergen ce d ’une
Dans les quartiers de taudis et les bidonvilles nouvelle c ouche sociale, où l’a vènem en t des
régnent jo u r et nuit le crime et la terreur. petites gens s’acco m p agn e d’une com plète
D ans les milieux socialistes ou com m unistes, détérioration de la direction au niveau
on parle volontiers du « bain de sang» que politique le plus élevé.
l’Inde va bientôt traverser. Le jo u rn a l c o m ­ Q ue devient dans tou t cela l’idéal gandhien
muniste New Age a défini co m m e un soulè­ de la non-violence? D uran t mon séjour, un
vem ent de masses l’orgie de d estructions à scandale é clata à l’occasion de la publi­

132 L'Inde de Gandhi est morte


cation par le général Kaul, ch ef d ’état-m ajo r soit centralisée dans un musée n ’est pas
de N eh ru , d ’un ouvrage intitulé The Untold moins symbolique. T o u t le m onde ne partage
Story et consacré à l’agression chinoise. Kaul pas cette opinion, mais je pense que, s’il
y accusait N e h ru et ses ministres d ’avoir y a une Inde qui disparaît, c ’est l’Inde de
m anqué de m e n e r l’Inde à la catastro ph e en la théosophie, de R am akrishna, de Viveka-
se p erd a n t en rêveries pacifistes et en vaines nanda, voire d ’A urobindo, c ’est-à-dire de
discussions sur la non-violence, alors que les tou t ce qui, en Inde, se révolta con tre les
Chinois déferlaient sur les frontières de Britanniques to ut en p articipant de leur
l’Himalaya. Déjà, M m e G and hi, alors q u ’elle esprit: l’Inde de G a nd hi est en train de
avait a cco m p ag né son p ère à Pékin, l’avait mourir, si elle n ’est déjà morte... Mais quelle
mis en garde co ntre les illusions q u ’il n o u r­ autre Inde va lui succéder?
rissait à l’égard des Chinois. Mais, p ou r
N ehru, a d m e ttre que la Chine pût être ca ­
pable d ’agression, c ’était re n o n c e r à son rêve
de voir l’Inde à la tête du tiers m onde. E ntre
la C hine et l’Inde, c’est m a in te n a nt une
question de frontières. Voilà sans do ute
pourquoi M m e G an dh i, que j ’ai interrogée
sur cette question, me d éclara:
— Nous n’avons jam ais pris la non-violence
p o u r un absolu. A u ta n t que possible, il faut
être non-violent. Mais si l’on est attaqu é, il
faut se défendre. En 1947, le C ach em ire fut
envahi par des tribus avec l’aide du Pakistan.
Le m ah arad ja local eut tellem ent p e u r q u ’il
refusa de se b attre et s’enfuit avec son
armée. Le peuple se souleva alors contre
l’envahisseur, mais, dépo u rv u d ’armes, il
d e m a n d a à mon père, le Prem ier ministre
N ehru, l’appui de l’arm ée indienne. Consi­
dé ra n t les atrocités survenues, G and hi
ap prou va N ehru et l’aide militaire q u ’il p r o ­
jetait d ’a p p o rte r au peuple du C achem ire.

Visitant à Delhi le musée G and hi, près du


superbe mausolée construit à la m ém oire du
M ahatm a, j ’eus l’occasion de d éje u n e r avec
son directeur, M. C herian T h om as et sa
femme. Ce sont des chrétiens du Kerala. Que
le dire c te u r du musée G a nd hi soit un c h ré ­
tien et non un hindou, me paraît déjà h a u te ­
m ent significatif. Q ue l’activité gand hien ne

Chronique de notre civilisation 133


L'Inde a-t-elle une mission?
Ma visite au centre atomique
Méditation sur le banian

L'Inde a-t-elle foi en elle-m êm e?


Mon vœu Je crois à une mission de l’Inde. Je crois que l’Inde, malgré
les c on tradictions qui la déchiren t, a quelqu e chose à
le plus cher a p p ren d re et à d o n n e r au m onde. Je ne suis pas le seul à
est que penser ainsi. Q u e de tém oignages peut-on citer!
En 1910, un Français, Saint-Yves d ’Alveydre, publia, sous le
les élites titre Mission de l'Inde, un ouvrage qui influença p ro fo n d ém e n t
françaises R ené G u é n o n . Au siècle dernier, des h om m es com m e Ram a-
fassent krishna et Vivekananda cru re n t pouvoir tro u v e r la vocation
de leur pays dans une sorte d ’universalisme spirituel destiné
tout Peffort à rem p la c e r toutes les religions. C ’était sous l’occu patio n
nécessaire britannique. Avec la lutte p o u r l’in d épen dance, et grâce en
partie à Rom ain Rolland, on crut pouvoir identifier l’Inde
pour nouvelle et l’idéal de non-violence, grâce auquel cette indé­
comprendre p e n d a n c e fut obtenue. Avec N ehru, l’Inde ind é p e n d a n te se
l’Inde, prése n ta essentiellem ent co m m e un pays socialiste et non
aligné dans le dom aine de la politique internationale.
D r R adakrishnan Mais q u ’en pensent les Indiens contem po rain s? Ont-ils,
président malgré tout, foi-en eux-mêmes?
de la République, Il y a vingt ans, cette année, que l’Inde s’est libérée de la
s’adressant tutelle britannique. N e h ru est m ort peu après l’agression
à Planète. chinoise con tre son pays. Shastri, son successeur, est m ort à
T a c h k en t, quelques instants après avoir signé la paix ayant

Chronique de notre civilisation 1


mis fin au conflit de l’Inde et du Pakistan. l’esprit originel de toutes les religions, faire
Trois élections générales ont eu lieu depuis l’unité du m onde et aider l’h o m m e à accroître
1947 et celle de cette année a mis fin à la sa spiritualité. C ’est p o u r cela q u ’il n ’a pas
dom ination absolue du parti du C ongrès qui fondé de nouvelle religion et q u ’en Inde ni le
durait depuis vingt ans. U ne génératio n n o u ­ scepticisme, ni le socialisme, ni l’athéisme ne
velle, n ’ayant connu ni les Anglais ni les constituent de problèmes,
grands leaders de l’ind ép e n d a n c e, arrive au Swami R a g an athan an da*.
jour. A près tous ces événem ents, c o m m e n t
les chefs politiques et les penseurs de l’Inde Je crois que l’Inde possède des valeurs spiri­
conçoivent-ils encore la mission de leur pays? tuelles très hautes. Certes, cela ne signifie pas
Si je n’avais eu q u ’une question à poser, c ’est q u ’en Inde toute personne les vive. Mais,
celle-là seule que j ’aurais choisi de p ré se n ter dans notre philosophie, il existe des valeurs
au Prem ier ministre, M m e Indira G andhi, pe rm a n e n te s capables de soutenir les indi­
avec laquelle, d u ra n t la cam p agn e électorale, vidus dans les chem ins les plus variés de
j ’ai passé plusieurs jours, au D r Radakrishnan, l’existence. Je connais bien les États-Unis.
président de la République ', aux penseurs les C ha c u n p eut arriver à y posséder ce q u ’il
plus réputés. A u cours des entretiens q u ’ils désire, mais nul n’y est heureux. Il y a là un
ont bien voulu m ’a cco rder, je les ai certes vide, et je crois l’Inde apte à rem plir ce vide,
interrogés-sur bien des problèm es. Mais la Ind ira G andh i, Prem ier ministre.
question essentielle à mes yeux était celle
sur leur foi ou leur d ou te c o n c e rn a n t la Je crois à une unité fon dam en tale du m onde,
mission de l’Inde. Ils m ’ont répondu. Et ce à une in te rd é p e n d an ce de tou t ce qui existe.
q u ’ils m ’ont dit a été passionnant. Je crois que cette unité ne p eut être p erçue
pa r la conform ité à quelque dogm e que ce
La mission de l'In de: soit. Je crois q u ’elle exige l’unité de l’exp é­
spiritualiser l'hum anité rience. Prenez l’exemple du plus grand de nos
fils, le B ouddha. Il c o m m e n ç a p ar renier tous
D e toutes les cultures anciennes, celle de les dogmes et se plongea dans la méditation
l’Inde est la seule a être intacte. En tant que ju s q u ’au m o m e n t où la lumière se fit en lui.
république d é m o cratiq ue, l’Inde p e u t ex ercer Le résultat que nous souhaitons n ’est fondé
dans le m onde une influence stabilisatrice. ni sur la foi ni sur le raiso nnem ent seul. Il
Son héritage spirituel est précieux non seu­ se dégage de la méditation. N ous ne croyons
lem ent p o u r elle, mais p o u r l’h um anité. Mais pas aux oppositions faciles du noir et du
elle ne p o u rra le léguer au m o nd e que si elle blanc, de la lum ière et de l’obscurité. Nous
d e m e u re forte et stable,
Professeur M a h a d e v a n 2. 1. Le D r R a d a k rish n a n , q u i n o u s a c c o rd a c e t e n tre tie n en fév rier,
a vu son m an d a t p résid e n tie l e x p ire r au m ois d e m ai. U n m u su lm an ,
le D r K ab ir H u selin , lui a su c cé d é d ep u is. Le D r R a d a k rish n a n est
R a m a k r is h n a p e n s a it q u e n o u s d ev io n s un p h ilo so p h e ré p u té d o n t les o u v rag es c o m m e Western Thought ou
The Hindu View o f Life so n t c o n sac ré s au ra p p ro c h e m e n t sp iritu el
trou ver dans notre civilisation le moyen de de l’O rien t et de l’O c c id en t.
2. Le p ro fe sse u r M a h ad e v a n est p ro fe sse u r à l'U n iv e rsité de M ad ras
spiritualiser la race h um aine to ut entière. et p h ilo so p h e rép u té.
C ’est la seule voie qui puisse révolutionner 3. Le sw am i R a g a n a th a n a n d a d irig e à C a lc u tta le C e n tre cu ltu rel
R a m a k rish n a fondé p a r l'o rd re de R a m a k rish n a. Sa p e rso n n e et
l’h u m a n ité . R a m a k r i s h n a vo u la it lib ére r l'o rg a n ism e q u 'il dirige so n t m o n d ia lem e n t co n n u s.

136 L'Inde de Gandhi est morte


préférons con sid érer la gam m e des couleurs, j ’en venais plutôt à penser q u ’il corresp on dait
le rouge, le bleu, le jau ne, le vert, le noir. Les à quelque sourire du cœ ur, à quelq ue a tte n ­
roses et les violettes peuv en t croître côte à tion légère et respectueuse à l’âm e d ’autrui.
côte: il n’y a pas de raison p o u r q u ’elles Q u ’il pût si n aturellem ent s’accom plir en ces
se détruisent. Ainsi les différentes cultures lieux, futuristes m êm e p ou r nous, me do n n a
n ’ont pas à s’opposer, mais seulem ent à se plus confiance en l’avenir de l’Inde que tous
distinguer. L ’o bjectif de l’Inde est que le les raisonnem ents q u ’il m ’eût été possible de
m onde trouv e son harm onie dans cette dis­ tenir. C ette confiance irrationnelle se n o u r­
tinction. M o n vœ u le plus c h e r est que les rissait d ’ailleurs du su rpre na nt «face à face»
élites françaises fassent tout l’effort néces­ auquel je me trouvais soumis, alors q u ’au
saire p o u r c o m p re n d re l’Inde. Ici, nous sou­ som m et de ces collines rouges où nos ato-
haitons aussi faire tout l’effort nécessaire mistes nous faisaient visiter leurs réalisations
po u r que les élites indiennes c o m p re n n e n t la expérim entales, j ’apercevais, au travers de la
F rance et l’E urope, bu ée blanche et brûlante de la mer, une île
D r R adakrishnan, célèbre, à peine dessinée dans la brum e.
président de la République. C ette île était celle d ’Elephanta, d on t les
caves, creusées il y a des siècles, abritaient
L'énergie a to m iq u e , le culte de Shiva, le dieu d e stru cte u r et ré n o ­
n ouvelle in c a rn a tio n de Shiva? vateur de l’univers. L’énergie atom ique
n’est-elle point cette m êm e forme destructive
Et des images me reviennent de mon séjour et rénovatrice, alors vénérée sous une forme
en Inde. Je ne peux m ’e m p ê c h e r de leur anth rop o m o rp h iq u e , au jo u rd ’hui remise entre
do n n e r un sens symbolique qui ne me semble les mains de l’h om m e po ur son plus grand
pas violer la vérité et qui confirme l’é m o u ­ bien ou son plus grand mal? Entre E lephanta
vante profession de foi du D r Radakrishnan. et T rom bay, entre Shiva et l’atom e, quelle
Je p e n s e n o t a m m e n t à la visite q u e secrète affinité se nouait?
M m e G a n d h i me perm it de faire en sa c o m ­
pagnie au C e n tre atom ique de T r o m b a y 4. J 'a i essayé de d é c h iffre r
D ans les salles où nous pénétrions, auprès des dans l'a rt l'a v e n ir de l'In d e
réacteurs et alors q u ’il nous fallait revêtir nos
com binaisons anti-atom iques, les travailleurs Souvent, en Inde, je me suis d e m a n d é si, au
m asqués du futur lui ré p o n d a ien t p ar la travers de l’art présent et vivant, il n’était pas
même salutation antique q u ’elle leur adressait: possible de déchiffrer les signes de l’avenir,
les mains jointes à la h a u te u r de la poitrine. car l’artiste décrit, au c œ u r de sa solitude
C om bien de fois des O ccidentaux s’étaient-ils — et de m anière symbolique - , ce q u ’il est
exclamés en m a présence: encore seul à deviner. Je n’ai pas discerné de
— Ce salut n’est que le signe de l’imploration! m o u v e m e n t d ’ensemble. Mais j ’ai quelques
Mais c o m m e n t l’in te rp ré te r de la sorte points de repère. D ans l’Inde antique, l’âm e
lorsque c’est le supérieur qui l’adresse d ’abord pro fon de du pays s’exprim a p ar l’arc hitec ­
aux inférieurs? A le pra tiq u e r m oi-même, ture, la sculpture, la m usique, la danse, sans
4. J ’ex p o serai le p ro b lè m e d e la re c h e rc h e scien tifiq u e et in d u strielle
c om pter, bien sûr, la poésie sous toutes ses
en In d e d an s m on livre : l'Inde à l'heure de vérité. formes. Ces arts étaient toujours religieux et

Chronique de notre civilisation 137


obéissaient à des canons très stricts. Q u ’en Il faut im aginer une p ropriété im mense, des
est-il a u jo u rd ’hui? fleurs. Une m ultitude de bungalows y sont
J’entends encore une phrase qui me fut dite cachés les uns aux autres par les feuillages
là-bas: touffus sous lesquels ils s’enfouissent. R u k ­
— Savez-vous après com bien de tem ps nous mini Devi habite un bungalow parmi d ’autres,
estimons q u ’un artiste est accom pli et a le sur la terrasse duquel elle me reçoit. Les
droit d ’improviser? D ouze ans. musiciens, les tra d u c te u rs de textes antiques,
Ces propos me sont tenus p ar le principal les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les
collaborateur de Rukm ini Devi, un musicien com positeurs disposent chacun de leur b u n ­
aux cheveux blancs, d ’une finesse et d ’une galow particulier tandis que, dans une salle
distinction de traits q u ’on ne trouve q u ’en co m m u n e , sur l’estrade de laquelle s’a c c r o u ­
Inde. Il me les tient d ev an t un verre de lait pissent les maîtres de l’institution, élèves et
de coco dans cet endroit paradisiaque q u ’est, invités, chaussures laissées à la porte, chantent
à une trentaine de kilom ètres de M adras, le une prière universelle qui s’élève en hindi,
K alakshetra, l’école de danse de R ukmini tibétain et anglais. Il est impossible de ne pas
Devi, la rénovatrice de la danse classique être sensible à cet e n c h a n te m e n t du matin
indienne. qui, très vite, est suivi par cet autre e n c h a n ­
tem ent des danses où la beauté physique
Au Kalakshetra, avec Rukmini Devi, s’allie à la plus extrêm e rigueur des gestes
théosophe, végétarienne et danseuse et à l’expression la plus exquise de l’âme.
Pour Rukmini Devi, les choses sont claires:
J ’ai été voir à deux reprises Rukmini Devi la danse indienne est essentiellem ent spiri­
alors que se produisaient précisém ent à Delhi tuelle et philosophique - un yoga. Pas de
les ballets américains de Paul Taylor, po ur différence fondam entale entre le physique et
lesquels j ’ai la plus vive adm iration. Le le spirituel, le prem ier corre sp o n d a n t seu­
c ontraste entre cet art plein em en t n euf et lem ent à ce qui est manifeste et le second à
celui du Kathakali m ’intéressait d ’au tan t plus ce qui est latent. Pour elle, la perfection de
que Rukmini Devi ap p artie n t à cette g é n é ra ­ la danse m arche de pair avec la perfection
tion d ’avant l’in dé p en da n c e qui, influencée du caractère.
par les Britanniques, te n ta de tro u v e r dans Je lui d e m a n d e si l’usage des mudras, gestes
la théosophie un point de jon ction entre la des doigts et des mains qui form ent une
tradition et la m odernité. Elle fut la prem ière sorte de gram m aire symbolique de la danse
brahm ine de l’Inde à rom pre avec sa caste et indienne, ne constitue pas, en raison de
à ép o u se r un étranger. C ’est grâce à la leur répétition obligée, un obstacle tant à la
Pavlova q u ’en 1926 s’éveilla son désir de se com p réhension universelle q u ’à la création
co nsa c re r à la danse. T hé o so p h e et végéta­ elle-même. Elle ne paraît pas co m p re n d re
rienne militante, elle fut aussi une des d a n ­ e x a c te m en t m on interrogation.
seuses les plus belles et les plus adorables — En O cciden t aussi, me dit-elle, il existe une
de son temps. A u jo u rd ’hui, elle dirige cette gram m aire des gestes. On ne peu t s’en libérer.
école de danse du K alaksh etra où j ’ai passe Ceux qui te n te n t de le faire et qui croient
quelques-unes des heures les plus éblouies de pouvoir s’abstraire d ’une discipline tradition ­
mon existence. nelle, n’aboutissent q u ’à mal danser. J ’admets

138 L'Inde de Gandhi est morte


to u te innovation, pourvu q u ’elle p arte d ’une sans cesse portés p a r des anciens toujours
totale assimilation de la tradition. renouvelés. Ces racines, qui, entre terre et
— Mais les sujets? Ceux q u ’illustre la danse ciel, sont délicates au point de servir de
indienne ne sont-ils pas tous traditionnels, balançoire aux enfants, sont si puissantes une
antiques, m ythologiques? Imaginez-vous de fois q u ’elles font ancre q u ’à B om bay on a vu
m ettre en scène G and hi, N ehru, la révolution les murs des vieux forts se fendiller sous leur
indienne, la famine d ’a u jo u rd ’hui? poussée, des maisons a rrachées p a r elles, des
Elle paraît surprise. Elle a mis en scène des forêts d étruites et étouffées par leurs te n ta ­
pièces de Tagore. Il ne semble pas q u ’elle ait cules.
été plus loin. Je viens de relire la Bhagavat Gîta et j ’y
— Les artistes m odernes, dit-elle, se soucient retrouve le banian. Un c h a n t y parle des
assurém ent d ’exprim er la vie, mais c’est racines, « co up ées avec la hache solide du
souvent p a r son côté le plus horrible. Je ne d é ta c h e m en t» , d é ta c h e m e n t prop re à nous
suis pas hostile à une expression artistique faire retro uv er « l’esprit initial d' où se p ro ­
du côté som bre ou sordide de l’existence. pagea l’évolution antique».
E nco re faut-il que cette expression le tran s­ Je laisse à c hacun le soin de m éditer quelles
pose et devienne élégante. M ê m e le m eurtre racines de l’Inde doivent ou non être coupées
peut être l’objet de pareille transposition: par la hache du d é ta c h e m e n t et c o m m e n t
Shakespeare l’a m ontré. l’esprit initial p eut p rov oq ue r une évolution
J ’avais raison: la vie artistique est c om m e nouvelle.
l’exact reflet de la vie sociale indienne. RAYMOND DE BECKER.

Du tronc ancien
poussent les nouvelles racines...

Je pense aussi au banian.


J ’avais déjà p a rc ou ru des milliers de kilo­
m ètres lorsque, peu à peu, à force de le
trou ver tou t au long des routes, sur les places
publiques des villages, ju squ e dans les villes,
cet arbre m ’ap p a ru t com m e l’image la plus
exacte de tout ce que j ’avais vu, enregistré,
aimé, détesté selon m a m esure occidentale.
A rbre argenté, noueux, patiné, semblable à
un jeu d ’orgue, ou aux piliers basaltiques des Dans nos prochains numéros, Raymond
grottes de Fingal, le banian est le seul arbre de Becker publiera trois reportages
au m onde, je crois, à posséder des racines com plém entaires sur l'Inde :
aériennes qui, surgissant des plus vieilles Calcutta et l'œ uvre héroïque de Mère
branches, re to m b e n t sur le sol p o u r y d o n n e r Teresia, L'ashram de S ri A urobindo et
naissance à des troncs nouveaux. Ceux-ci se Ja ïp u r e t son départem ent de Parapsy­
recou vren t les uns les autres telles les chologie.
m arches d ’un tem ple où les cadets seraient

Chronique de notre civilisation 139


L'homme qui a été effacé
Une nouvelle fantastique de Philip M a c D o n a ld Illustrations de Levkovitch

Je vais te raconter l'histoire d'Adrian


Il n’est pas. Le m onde devient fou, et l’on a te n d a n c e à im puter à
l’H o m m e — parfois m êm e à un seul hom m e en particulier —
la cause de sa maladie. Il y a seulem ent quelques mois,
Il n’était pas. peut-être aurais-je partagé l’opinion c o m m u n e sur cet accès
de d é m e n c e virulente — mais plus m aintenant.
Il ne sera pas. Plus m ainten ant à cause de ce qui m ’est arrivé voilà quelque
temps. J ’étais en Californie du Sud, où je travaillais chez
P aram o un t. Le plus souvent, j ’arrivais au studio vers 10 heures
Il n’a et j ’en repartais à 6 heures moins le quart, mais ce soir-là
— c ’était le m ercredi 18 juin —je le quittai un peu en retard.
ja m ais été. Je sortis p ar le hall principal et traversai rapidem en t la rue
p o u r aller au garage auquel on accède p ar un passage voûté.
Il faisait assez som bre là-dessous et je me cognai en plein dans
un h om m e qui sortait, à moins q u ’il ne se fût tenu immobile
là où l’obscurité était la plus dense. C ette dernière hypothèse
semblait peu probable et p o u rta n t j ’eus l’étrange impression
que c ’était ju stem e n t ce q u ’il avait fait.
— Pardon, dis-je. J ’étais... Je m 'interro m pis b ru sq u em e n t
p o u r le regard er avec attention. Il ne m ’était pas inconnu,
mais dans la p é n o m b re et de la façon do nt il m ’observait,
figé dans une attitude bizarre, je ne parvenais pas à m ettre un
nom sur son visage. Ce n ’était pas un de ces demi-souvenirs

Il avait l ’air d ’un oiseau affamé


qui n ’aurait eu qu’une seule aile.
La littérature différente 141
qui vous restent de q u e lq u ’un re n c o n tré un Il ne répondit pas et je continuai à parler
jo u r quelque part; c ’était un souvenir précis, à tort et à travers, essayant d ’é c h a p p e r par
bien établi dans m a m ém oire, qui me disait ce bavardage à... à Yappréhension qui semblait
que cet h o m m e avait été un ami intim em ent suinter de lui et nous envelo pp er tous les
mêlé à la tram e particulière de ma vie, et deux com m e une écharp e de brouillard gris.
cela à une ép o q u e assez rapprochée. Je continuai de l’observer tandis que nous
passions devant le salon de coiffure, puis
atteignions le coin de la rue et tournions vers
M elrose et son fleuve im pétueux de voitures.
Il fit dem i-to ur et quelque chose dans ce Il regardait droit devant lui. Il était ex trao r­
m ou vem en t remit en place le rouage décalé dinairem ent maigre; lui qui n’avait jam ais été
du m écanism e de ma mémoire. C ’était gras, il avait dû perdre une dizaine de kilos.
Charles M offat - Charles, qui avait été mon Je souhaitais vivement voir de nouveau ses
ami p en d a n t quinze ans; Charles, que je yeux, mais bientôt je me sentis heureux de
n ’avais pas revu et d ont j ’étais sans nouvelles n ’en avoir pas l’occasion.
depuis q u ’il était parti po ur l’est du pays N ous nous arrêtâ m es au bord du trottoir près
deux ans plus tôt avec une mystérieuse préci­ du parc à voitures et attendîm es de pouvoir
pitation; Charles, que j ’étais e n c h a n té de traverser Melrose. Le soleil était bas m ain­
retrouver; Charles, qui avait changé d ’éton- ten a n t et je portais m a main en écran devant
nante façon; Charles, qui, je le com pris avec mes yeux q uan d Charles prit enfin la parole.
une pénible surprise, avait dû être bien - Je boirais bien quelque chose, en effet,
malade. dit-il. Mais il ne me regardait toujours pas.
Je criai son nom, m ’élançai après lui et, lui Le soleil continuait de me gêner, je me
em poign an t le bras, je lui fis faire volte-face. tournai à dem i et c’est alors seulem ent que
— Ce vieux copain! m ’exclamai-je. Tu ne me je rem arqu ai sa serviette de cuir. Il la tenait
reconnais donc pas? contre lui, ferm em en t serrée sous son bras
Ses lèvres esquissèrent un sourire, mais rien gauche. M êm e sous sa m anche, je pouvais
ne c h ang ea dans ses yeux. voir une tension anorm ale de ses muscles
— C o m m e n t vas-tu? me dit-il. Je croyais que amaigris. J ’allais dire quelq ue chose mais
tu m ’avais oublié. une b rèch e se pré se n ta dans le flot co m pact
Ç ’aurait dû être une plaisanterie, mais je ne de voitures et C harles s’y lança avant moi
ris pas. Je me sentais... mal à l ’aise. p o u r traverser.
— Il fait si noir là-dedans! dis-je, et je
l’entraînai au soleil dans la rue. Son bras
semblait d ’une extrêm e m aigreur dans ma
main. Il faisait frais dans le bar de Lucey, presque
— Filons boire un cou p chez Lucey! dis-je désert po ur le mom ent. Je me d em andai si le
d ’un ton de gaieté forcée d on t j ’avais parfai­ b a rm an reconnaîtrait Charles, mais je réfléchis
te m en t conscience. N ous po urro ns parler q u ’il n ’était là que depuis deux mois environ.
tra nquillem ent là-bas. Écoute, Charles, tu as N ous co m m a n d â m e s: p o u r moi un gin tonifié
été m alade, n’est-ce pas? Je le vois bien. et po ur Charles un whisky q u ’il engloutit en
Pourquoi ne pas me l’avoir fait savoir? deux lampées.

142 L'homme qui a été effacé


— Un autre? me demanda-t-il. Il regardait le — et m êm e p o u r moi qui ai connu tan t de
p a q u e t de cigarettes q u ’il tenait à la main. variétés de ce mal déplaisant, une p eu r d ’une
— Le mien est bien tassé, dis-je. Passe mon espèce inédite. N on pas, à vrai dire, com m e
tour. celle d ’un m o m e n t au paravant, mais une peur
T andis que je finissais m on grand verre, il se nouvelle, une p eur qui surpassait toutes les
faisait servir c o up sur coup deux autres variations connues sur le th èm e de la peur.
whiskies, le second avec un nuage d ’absinthe. Je pense que je devais être assis là immobile
Je bavardais laborieusem ent. Charles ne à le con sidérer d ’un air intrigué. Mais, déjà,
contrib uait pas à e ntre te nir la conversation; il ne me regardait plus. Il cala sa serviette
avec sa serviette passée sous son bras et sous son bras et, faisant un dem i-tour:
collée à son corps, il avait l’air d ’un oiseau — Je téléphone, dit-il. J ’en ai p o u r une
affamé qui n’aurait eu q u ’une seule aile. minute.
Je payai une autre to u rn é e - tandis que m on Il fit un pas, puis s’a rrê ta et to u rn a la tête
sentim ent de gêne c o m m e n ç a it à faire place po u r me parler par-dessus son épaule.
à une sorte de colère. — T u as vu les A rc h e r récem m en t? dem an da-
— É coute-m oi! lui dis-je. C ’est ridicule! t-il, et il sortit.
Je pivotai sur m on ta b o u re t et le regardai
fixement.
Il poussa un petit glapissement q u ’il fallait,
je suppose, inte rp réte r co m m e un rire, et dit : Ce sont e xactem en t les mots q u ’il p rononça,
— Ridicule!... Peut-être que ce n ’est pas tout mais sur le m o m e nt je pensai avoir mal
à fait le m ot qui convient, mon vieux. en tend u — p o u r la bonne raison que je ne
connaissais personne du nom d ’A rcher.
Vingt-cinq ans a uparavant, il y avait bien eu
un Joh n A rc h e r dans m a classe, mais je ne le
Il refit le m êm e bruit de gorge et je ne pus fréquentais pas et le peu que je connaissais
m ’e m p ê c h e r de me rappeler son rire de jadis, de lui ne me plaisait aucun em ent.
un rire de G a rg a n tu a dont les étrangers Je m ’interrogeai un instant sur le sens de ses
s’am usaient à trente pas. M a colère se dissipa paroles, puis je revins à ce qui me p ré o c ­
et le p re m ie r s entim ent revint. cupait. Q u ’avait donc Charles? Où se tro u ­
— Écoute, dis-je d ’une voix plus calme. Dis­ vait-il depuis si longtemps? Pourquoi n’avait-
moi ce qui ne va pas, Charles. Il y a quelque on pas eu de ses nouvelles, direc te m e nt ou
chose qui ne va pas du tout. Q u ’est-ce que par des tiers? Et surtout, de quoi avait-il
c ’est? peur? Et pourquoi fallait-il que, d ’une façon
Il se leva b ru sque m e n t et fit claqu er ses doigts tout à fait extraordinaire, j ’eusse soudain
p o u r a pp eler le barm an. cette impression que la vie était une mince et
— Deux autres, dit-il. Et n’oubliez pas fragile c ro û te sur laquelle nous nous p ro m e ­
l’absinthe dans le mien. nions tous tém érairem en t?
Il me regarda franch em ent. Ses yeux étaient Le b arm an , un échantillon placide des té m é ­
plus vifs m aintenant, mais leur expression raires pro m e n e u rs en question, posa une n o u ­
restait la m ême. Je ne pouvais m ’illusionner velle c onsom m ation devant moi et fit une
plus longtemps: c’était la p e u r que j ’y lisais rem arq ue sur le temps. Je lui répondis avec

La littérature différente 143


le plus vif em pressem ent, heureux de plonger elle t ’a é c ha p pé à l’instant m êm e où ton
dans un sanctuaire ensoleillé de platitude. esprit sortant du sommeil a c herché à la
C ela me fit du bien ju s q u ’au re to u r de saisir. C ela ne t ’est-il jam ais arrivé? N ’as-tu
Charles. Je le regardai traverser la salle et sa jam ais ressenti cette impression? N on seu­
vue me chagrina. Ses vêtem ents flottaient lem ent en te réveillant, mais p eut-être aussi à
a u to u r de son corps à tel point q u ’il restait un autre m o m e n t quelco nqu e?
assez de place p ou r un autre Charles. Il prit Il baissait la tête m aintenant et je n ’avais
son verre et le vida d ’un trait. Il le tenait de pas besoin de lire dans ses yeux. Il c o n te m ­
la main gauche, car la serviette était m ain­ plait ses mains, sem blables à des griffes, qui
tenant sous son bras droit. trip otaient les ferm etures de sa serviette.
— Pourquoi ne poses-tu pas ça? lui dem andai-
je. Q u ’y a-t-il dedans - des pépites?
Il la fit passer sous son autre bras et me consi­
d é ra un instant. — De quoi parles-tu? dem andai-je. Quelle
- Q uelques papiers, c ’est tout, fit-il. Où clé?
dînes-tu? Je feignais la plus com plète stupidité. Ses
- Avec toi. (Je me hâtai d ’ann uler m e n ta ­ yeux me lancèrent le regard enflam m é du
lem ent un autre projet.) Ou plutôt c ’est toi Charles que j ’avais connu autrefois.
qui dînes avec moi. — É coute, lourdaud! (Il parlait sans desserrer
— Parfait! (Il appro u v a de la tête.) Prenons les dents.) N ’as-tu jam ais senti, à un m o m e n t
une table m a intenant. Une au fond. q u e lc o n q u e de ta fichue existence, que tu
Je me levai: connaissais, un instant seulem ent avant, la
- D ’accord. Mais si nous devons en core réponse à... à tout? Au colossal P O U R Q U O I
boire, p ou r moi ce sera un cocktail. de l’Univers? Aux myriades de questions
Il passa la c o m m a n d e et nous quittâm es le impliquées dans la création laborieuse de
bar. Un instant plus tard, nous étions assis, l’H o m m e? A... à Tout, imbécile que tu es!
nous faisant vis-à-vis, à une table du fond de Je quittai mon air stupide.
la salle. C harles me regardait bien en face — U ne ou deux fois, dis-je. Peut-être d a v a n ­
m ain ten an t et je ne pouvais m ’a r ra c h e r à ses tage. Tu veux dire cette sensation e x tra o r­
yeux et à ce q u ’ils reflétaient. Un garçon vint dinaire q u ’on est à deux doigts de connaître...
avec les consom m ations, les d ép o sa devant la R éponse Universelle; on sait q u ’elle est
nous et se retira. Je baissai les yeux sur é to n n a m m e n t simple et on se de m a n de
mon verre et me mis à j o u e r avec le m orceau p ou rquo i on n’y a pas pensé plus tôt - et c ’est
de bois planté dans l’olive qui acco m pagn ait alors q u ’on ne sait rien du tout. Elle est
mon cocktail. partie; envolée. Et on devient presque
— Tu n ’es pas un simple d ’esprit, dit-il maboul à essayer de la ra ttrap e r sans jam ais
soudain. Tu sais raisonner. T ’es-tu jam ais y réussir. C ’est cela, n ’est-ce pas? J ’ai eu
réveillé le matin p ou r t ’ap ercevo ir que tu cette impression plusieurs fois, n o ta m m e n t au
connaissais la Clé — mais sans parvenir, sortir d ’une anesthésie par l’éther. C h ac u n l’a
malgré tous tes efforts, à te la rappeler? Elle eue. Pourquoi?
était juste là... (Il fit en l’air un geste de la Il manipulait de nouveau les ferrures de sa
main, vif et rapide, effleurant sa tête.) Mais serviette.

Il faisait la tête maintenant


et je n ’aurais pas besoin
de lire dans ses yeux.
1 44 L'homme qui a été effacé
— Pourquoi quoi? fit-il d ’une voix morne. Il y avait un pro gram m e du F ro hm a n T h eatre,
L’éclat m o m e n tan é du feu de jadis s’était de N ew York, p o u r une pièce intitulée Un
éteint dans son regard. vendredi sur deux que je me rappelais avoir
Mais je le talonnai: vue en 1931. Il y avait une lettre du secrétaire
— Tu ne peux pas me m ettre l’eau à la du doyen de l’Université H arvard, à laquelle
bouche com m e ça et laisser to m b e r le sujet, étaient jointes plusieurs pages couvertes
dis-je. Pourquoi l’as-tu entam é? As-tu fina­ de noms et qui informait Mr. M offat q u ’il
lement réussi à em po ig ner la Clé ce matin, trouverait, en réponse à sa requête, la liste
ou l’as-tu reçue sur la tête, ou quoi? des élèves de l’année 1925. Il y avait une
Il ne levait toujours pas les yeux et continuait lettre du gérant d ’une maison de rapport
de to u rm e n te r sa serviette. de la C inqu ièm e Avenue, répo ndant co u rto i­
— Pour l’a m o u r du ciel, laisse-moi ça tr a n ­ sem ent à une d e m an d e de Mr. M offat qui
quille! (M on irritation était réelle.) Ç a me désirait avoir la liste des locataires de ses
m et les nerfs en boule. Assieds-toi dessus ou a p p a rte m e n ts avec terrasse p e n d a n t les années
fais quelque chose si c ’est si précieux. Mais 1933 à 1935. Il y avait plusieurs vieilles
cesse de trip o te r ces ferm etures! factures des magasins les plus divers q u ’on
Il se leva soudain. Il sem blait ne pas m ’e n ­ pût imaginer, une page pliée d ’un vieux
tendre. magazine de collège c o n te n a n t la p h o to ­
— Je té lé ph on e encore, dit-il. Excuse-moi. graphie de l’équipe de football du C. M. I. en
Oublié quelqu e chose. Pas po ur longtemps. 1919, et une page déchirée du Who’s W ho 1
(Il fit un ou deux pas, puis revint et posa avec d on t une biographie avait été e ntou ré e de
autorité sa serviette d evant moi.) Jettes-y un forts traits de crayon bleu.
c ou p d ’œil. Ç a p eut t ’intéresser. Et c ’était tout p our les papiers. Il n’y avait
que trois autres objets dans la serviette: un
cadre en cuir tout usé, destiné à recevoir une
photographie, mais qui était vide; une petite
Il disparut. Je posai les mains sur la serviette plaque en argent (visiblement dévissée de la
et j ’allais en faire jo u e r les ferm etures avec base de quelqu e trop hée) et qui portait les
mes pouces q uan d une sensation des plus noms gravés de Charles Moffat et T. Perry
extraordinaires me... traversa co m m e si mon Devonshire; et une vieille pipe en bruyère au
corps avait été perméable — je ne vois pas fourneau culotté et au tuyau cassé, mais dont
c o m m e n t exprim er cela au trem en t. Je la la bague en argent était à l’état neuf.
repoussai d ’un geste brusque et involontaire, Sur la nappe blanche, le cadre à p hoto
co m m e si elle eût été brûlante. retenait mon regard. Je le pris et, à cet
Im m édiatem en t, j ’eus honte de cette réaction instant, je fus surpris de l’impression sou­
puérile et, me ressaisissant, j ’eus tôt fait de daine quoique indéfinissable de « déjà vu»
l’ouvrir et d ’en étaler le con tenu devant moi. q u ’il me procura. Je le retournai dans mes
Il y avait là su rtout des papiers, tous parfai­ mains, luttant avec ma m ém oire défaillante,
te m en t inoffensifs et sans ra p p o rt les uns et je vis que si le devant portait tous les
avec les autres. Si l’on essayait p e n d a n t un signes d ’une grande ancienneté et d ’un long
an, on ne pourrait réussir une collection usage, il n’avait en fait jam ais servi. C ’était
moins alarmante.

146 L'homme qui a été effacé


un de ces cad res do nt on défait le dos pour dis pas to ut ce que cela signifie, je sens que
insérer la ph otographie. Or, sur la jointure je vais devenir fou.
entre le cadre p ro p re m e n t dit et la partie Le maître d ’hôtel se présenta alors. Il me
mobile était encore collée l’é tiquette origi­ sourit, s’inclina gravem ent devant Charles et
nale, très vieille et très sale, mais qui portait d e m a n d a si nous désirions passer notre
e ncore un prix en chiffres délavés: $ 5.86. com m ande.
J ’allais lui dire d ’a ttend re, mais Charles prit
le m enu, le consulta et c o m m a n d a quelque
chose, ce que voyant, je fis de même.
J ’étais toujours occupé à le regarder q uan d Il faisait presque nuit dehors et on avait
Charles reparut. allumé dans la salle. Des clients c o m m e n ­
— Tu t’en souviens? demanda-t-il. çaient à arriver et un b r o u h a h a de c o n v e r­
Je tournai et retournai l’objet, essayant de sations nous parvenait du bar. Je me taisais:
trouver un nouvel angle sous lequel l’exa­ le m o m e n t était passé, il fallait atten dre une
miner. nouvelle occasion.
— Il était sur mon bureau, reprit-il. Tu l’as vu On a p p o rta des cocktails et nous nous mîmes
des centaines de fois. à boire et à fum er sans é ch a n g e r une parole.
La m ém oire me revenait. Je le revoyais, posé Ce fut finalement Charles qui rompit le
deb o u t à côté d ’un encrier en fer à cheval, silence en disant, d ’un air bien trop déta c h é :
mais je ne voyais pas quelle ph oto il avait — Ainsi tu n ’as pas vu b e a u c o u p les A rc h e r
bien pu contenir. Je lui dis: récem m ent?
— Je n’arrive pas à me rap peler ce q u ’il y — Charles, répliquai-je p osém ent, je ne
avait dedans. (Et alors je réfléchis et m ’écriai :) connais personn e du nom d ’A rcher. Je n’ai
Mais voyons, il ne pouvait rien y avoir! jam ais connu d ’A rc h e r — à l’exception d ’un
Je le retournai et lui m ontrai l’étiquette in­ type assez méprisable q u an d j ’étais enco re à
tacte. Je ressentais une p e u r personnelle. l’école.
— Charles! dis-je. Q ue diable signifie tout Nos yeux se re n c o n trè ren t cette fois et il ne
ceci? d é to u rn a pas les siens. Mais un garçon vint
Il parla — mais sans ré po ndre à ma question. avec les hors-d’œ uvre. Je les refusai, mais
Il ram assa sa collection de papiers et d ’objets Charles en emplit son assiette et se mit à
insignifiants et les remit dans sa serviette. m anger avec une singulière voracité.
— As-tu jeté un co up d ’œil à tout ça?
demanda-t-il.
Je fis oui de la tête tout en l’observant. Il
semblait que nos regards ne dussent jam ais Ces Archer, fis-je enfin, qui sont-ils? Ont-ils
se re ncontrer, car le sien était de nouveau qu elqu e chose à voir avec ce... ce... trouble
fixé sur ses mains. do nt tu parais souffrir?
— Est-ce que ça ne t’a rien rappelé? dit-il. Il me je ta un coup d'œ il, puis il fixa de
Pas la m oindre chose. C o m m e n t est-ce que nouveau son attention sur son assiette. Il
cela aurait pu? (Je rem arq uai que les jointures finit ce q u ’elle contenait, puis se p e n c h a en
de ses doigts entrelacés étaient devenues arrière sur sa chaise et regarda fixement le
blanches.) E coute-m oi, Charles, si tu ne me m u r au-dessus de mon épaule droite.

La littérature différente 147


— A drian A rc h e r était un grand ami à moi, me contentais de boire un verre de vin. Je le
dit-il. (Il prit une cigarette dans le p a q u et regardais manger. Je ne pouvais m ’en
posé sur la table et l’alluma.) C ’était aussi un e m pêcher. Il y m ettait une sorte de d é te r ­
de tes amis. mination a c h a rn é e; c o m m e un ho m m e se
Le garçon re p a ru t et e m p o rta mon assiette c ra m p o n n a n t à la seule réalité.
pleine et celle, vide, de Charles. Enfin vint la fin du repas et, le café pris, il ne
— Q ue me chantes-tu là? resta plus d evant nous que les verres à
Je n ’en croyais pas mes oreilles. Il prit sa ser­ liqueur. Charles se mit à parler. N on pas
viette sur la chaise voisine de la sienne, y d ’une m anière circonspecte et en h ac h a n t ses
plongea la main et la retira, tenant du bout phrases, mais avec volubilité.
des doigts l’extrait du Who’s Who.
— R egarde ceci. (Il me tendit la feuille.) C ’est
le père d ’A drian.
Je pris le papier sans cesser de l’observer — Je vais te rac o n te r l’histoire d ’Adrian
Ses yeux brillaient. A rcher, me dit-il. Sans rien y changer. C ’était
— Vas-y! dit-il. Lis-le. un de nos con tem po rain s — en fait, j ’étais au
L’article en to u ré au crayon était court et p ro ­ C. M. I. et à H arvard avec lui. Sa famille
saïque. C ’était, en sept lignes, la biographie avait décidé de faire de lui un avocat, mais,
d’un ministre de l’Église épiscopalienne du une année après avoir quitté H arvard, il se
nom de W illiam A rchibald A rcher. lança soudain dans la carrière théâtrale. Son
Je le lus avec attention. J ’aurais dû avoir, je père et tous ses amis - tu étais du no m b re —
suppose, le sentim ent que Charles était l’en dissuadèrent. Mais A drian ne tint pas
malade. Mais je ne ressentais rien de la sorte. com pte de ces conseils. Il se c o n te n ta de
Je ne puis décrire ce que je ressentais. sourire, de ce sourire étrange et mystérieux
Je relus le tout. q u ’on lui voyait parfois. Il sourit sim plem ent
— Dis donc, Charles, fis-je rem arquer. Cet et son ascension ju s q u ’à ce q u ’on appelle la
hom m e avait trois filles. Il n’est pas fait gloire fut ce q u ’on appelle m étéorique. Trois
m ention d ’un fils. ans après, il s’était fait un nom à Broadway.
— Oui, dit Charles. Je sais. Un an encore et il était populaire à Londres.
Il m ’enleva le papier des mains et replongea Au bout de six ans, on affichait son nom
dans la serviette p o u r en tirer la petite avant le titre de la pièce, et avant huit ans
plaque en argent. Hollywood s’était em paré de lui et en avait
— En 1929, dit-il, j ’ai gagné le double au fait une vedette p o u r ainsi dire du j o u r au
tournoi de tennis de Lakeside. M on p a rte ­ lendem ain. C ’était il y a quatre ans, l’année
naire était A drian A rcher. où toi et moi som m es arrivés ici. N ous étions
Sa voix était sourde et m o no to ne. Il me tendit tous les deux à la RK O quand il co n n u t un
la plaque de métal et je lus une fois en c o re : succès formidable dans le Jour du jugement,
Charles Moffat — T. Perry Devonshire... où il jou ait le rôle de l’aveugle...
Ensuite, le garçon revint s’o c c u p e r de nous et Pour la p rem ière fois, je l’interrompis.
p e n d a n t la dem i-heure la plus longue de ma — Charles! m ’écriai-je. Charles! J ’ai vu le
vie je regardai Charles dévo rer son repas Jour du jugement. C ’est S p encer T racy qui y
tandis que, ayant repoussé mon assiette, je jouait...

Sans autre bruit,


sans déclic d'aucune sorte,
elle cessa d ’être là.
148 L'homme qui a été effacé
— Oui, dit Charles. Je sais... Q u a n d A drian - Oui. (Je faisais des efforts po ur e m p ê c h e r
vint à Hollywood, nous fûmes b ou grem ent m a voix de chevroter.) Ils ont acheté la
heureux de le voir, toi et moi, et q uan d maison, tu le sais sans doute.
M argaret l’y rejoignit en a m e n an t leur enfant - Oui, dit Charles. Je sais. Les A rch e r
et que nous les eûm es installés con fo rta ­ avaient la maison voisine, le 109. En fait,
blem ent dans une maison de Palisade Avenue, c ’est toi qui la leur as trouvée. Adrian l’aimait
à Santa M onica, tou t paru t merveilleux. b e a u c o u p et M arg a re t et le gosse en étaient
Il vida son verre de cognac et prit la bouteille fous, surtout à cause de la piscine.
po ur s’en verser une nouvelle rasade. L’unique Il but encore un peu de cognac, puis if y eut
lampe de la table dessinait sur son visage un silence long et tendu. Mais je ne voulais
des om bres aux angles nets. rien dire et ce fut lui qui reprit:
— Bref, ils é taient fixés là-bas. A drian alla - Te rappelles-tu qu and tu étais à la M G M
de succès en succès dans des films c om m e il y a deux ans? T u remaniais ce scénario de
la Clé au-dessus de la porte, Graine de héros Richard Cœur de Lion et tu as dû aller à Del
et les Enfants du dimanche. M o nte sur les lieux du tournage.
Il s’a rrêta encore et me regarda dans les yeux. J ’approuvai de la tête. Je me le rappelais
Je suis navré pour toi, dit-il soudain. C ’est parfaitement.
une situation em b arrassante que de retrouver
un vieil ami et de s’apercevoir q u ’il a perdu
la boule. Et de faire sem blant de l’é c o u te r
tout en ayant l’esprit oc c u p é avec des noms — C ’est alors que la chose s’est produite, dit
de do cteurs et des num éro s de téléphone. Charles. Les M ortim e r avaient invité leurs
— Je ne sais pas ce que je pense, dis-je. Sauf amis à un cocktail. Du moins, la réception
que je ne d o u te pas que tu aies toute ta était prévue ainsi, mais en fait il était plus
raison. Et je ne c o m pre nd s d ’ailleurs pas de minuit qu an d je sortis de chez eux - avec
pourquoi je n’en dou te pas. les A rcher. J ’avais laissé m a voiture au coin
J ’aurais souhaité q u ’il cessât de me regarder de Palom a et de Palisade, juste devant leur
en ce m om ent, mais ses yeux restaient rivés maison. N ous partîm es donc ensem ble et
sur mon visage. Il dit: j ’entrai chez eux po ur boire un dernier verre.
— Tu as vu les M o rtim e r récem m ent? Il faisait très chaud et nous nous assîmes dans
le patio, c o n te m p la n t la piscine. Les d o m e s ­
tiques é taient tous au lit et A drian alla
c h e rc h e r des rafraîchissements à la maison. Il
Je sursautai co m m e s’il m ’avait frappé. Mais était resté très grave toute la soirée et je ne
je répondis aussitôt. le trouvais pas p articulièrem ent bien portant.
— Bien sûr que je les ai vus, dis-je. Je les J’en touchai un m ot à M arg aret et fus surpris
vois tout le temps. F rank et moi avons tra ­ de co nstater q u ’elle prenait mes paroles fort
vaillé ensemble. J ’ai dîné ju ste m e n t chez eux au sérieux. Elle me dit: «Oui, Charles. Il
pas plus tard q u ’hier soir. est soucieux — et moi aussi!» Je me rappelle
Sa b ouche se tordit en un sem blant de sourire. l’avoir regardée alors et avoir rem arqué que
— Ils habitent toujours dans la Palisade, ses yeux étaient graves et troublés co m m e je
n’est-ce pas? 107 Palom a Drive? ne les avais encore jam ais vus. «Voyez-vous,

150 L'homme qui a été effacé


Charles,» dit-elle, «il a... peur — et moi de pleurer. Mais il se contint et les muscles
aussi ! » de sa m âchoire saillirent sous la peau com m e
Charles s’interrom pit de nouveau. 11 tira un des filins d ’acier.
m ou ch oir de sa p o che et je m ’aperçus que
son front était moite de transpiration.
— Avant que j ’aie pu dire quoi que ce soit,
reprit-il, A drian revint avec un plateau, le — Le m édecin m ’avait dit que j ’étais remis.
posa et se mit à p ré p are r les rafraîchis­ Mais je ne l’étais pas. Loin de là! Il n’y avait
sements. Il regard a M argaret et d e m a n d a q u ’une chose qui n’allait pas, mais elle était
d ’une voix si ferme de quoi nous parlions d ’im portance. Je ne dorm ais plus. Q ue cela
q u ’on ne pouvait lui faire une réponse éva­ ait été dû ou non à m a chute sur le crâne, il
sive. M argaret paru t inquiète en m ’e n te nd a nt n'en est pas moins vrai que c’était mauvais
le lui dire, mais lui resta im perturbable. Il signe. Très mauvais signe. Et les drogues n ’y
nous passa un verre et en prit un po ur lui — et faisaient rien — si elles n’aggravaient pas
soudain il me posa la question que je t’ai déjà en co re le mal. Je m ’endorm ais bien, seu­
posée to ut à l’heure. lem ent je ne cessais pas de m ’éveiller. Et
— Au sujet de la Clé? Je fus surpris d ’en ­ c’était là le pire. C a r chaque fois que je
tend re m a voix, tant cette interrogation avait m ’éveillais, cette bon sang de Clé était un
été involontaire. peu plus près de moi... A u début, ce n’était
Charles fit signe que oui, mais il ne poursuivit pas tellem ent inquiétant - juste irritant. Mais
pas. co m m e cela continuait de plus en plus, trois,
— Et alors? dem andai-je tout aussi m a c h in a ­ qu a tre et six fois par nuit, cela devenait
lement. Et alors? intolérable!
— C ’est drôle, dit-il. Mais c’est la prem ière Il s’a rrê ta to ut à coup. Il cherchait à
fois que je raconte to ut cela — et je viens juste s’h u m e c te r les lèvres avec la langue. Il avala
de m ’apercevoir que j ’aurais dû c o m m e n c e r une gorgée de cognac, puis, contre toute
par l’autre bout et dire que celui qui était attente, un grand verre d ’eau. La sueur
soucieux et qui avait peur, c ’était moi. C ar perlait de nouveau sur son front. L’air absent,
j ’avais peur — depuis des semaines... il s’essuya d ’un revers de main.
- Mais j ’en reviens au m om en t où nous
som m es là assis dans le patio d ’A drian à demi
éclairé par la lune. A drian vient de me poser
Une sorte de panique s’e m p a ra de moi cette question et M a rga re t se p en che en
com m e mes souvenirs confirm aient ces d e r­ avant, le m enton dans les mains, et je sens
niers propos. Je lui dis, to ut agité: ses yeux sur mon visage tandis que je regarde
— Mais oui! je m ’en souviens. Lorsque je A drian, interloqué q u ’il me de m a nd e à moi si
suis parti p ou r le tournage, tu étais plutôt je sais quel effet cela fait de sentir q u ’on
mal en point. Tu avais fait une chute de a pp ro c h e de plus en plus de la R éponse, cette
cheval au polo. J ’étais assez inquiet p ou r réponse simple co m m e A.B.C. qui a toujours
toi, mais tu avais dit que tout allait bien... é chappé à l’H o m m e ; la R éponse que l'H o m m e
Un instant, je crus q u ’il allait s’effondrer. Il n’a pas le droit de connaître, mais q u ’il
semblait — lui, Charles Mojfat — sur le point ch e rc h e à saisir par des efforts frénétiques

La littérature différente 151


quand elle lui est mise sous le nez c om m e elle nous regarda — et elle semblait, je m ’en
la carotte qui sert à faire avancer l’âne... souviens, terrib lem ent grande, bien q u ’elle
» N ous avions bu plus q u ’il n’était raisonnable fût de petite taille. Elle dit: « R egardez tout
- t u connais l’hospitalité des M o rtim e r - et cela! Regardez!» Et elle é tendit ses deux bras
une fois surm onté le pénible coup de surprise en un ample geste p o u r désigner tou t ce q u ’il
égoïste provo qu é p a r la d é c o u v e rte q u ’un y avait dans le m onde en dehors de ce petit
autre hom m e, et mon meilleur ami de sur­ périm ètre de briques où nous étions assis.
croît, était to u rm e n té p a r un dé m o n q u e je Puis elle s’écria: « Laissez to u t cela — laissez
considérais co m m e m a propriété personnelle, cela!... »
nous c o m m e n çâ m es à parler à qui mieux Charles frissonna com m e q u e lq u 'u n en proie
mieux, tandis que M a rg a re t posait alternati­ à la fièvre. Puis il se d o m in a et je pus voir
vem ent sur nous ses grands yeux sombres. Il saillir en co re les muscles de ses m âchoires
y avait de la p e u r dans ses yeux, mais nous tandis que son front luisait de sueur. Il reprit
continuions de parler, d ’é b a u c h e r des théories enfin:
p o u r dim in uer notre peu r et, fouillant dans — M a rg a re t sem bla se co n tra c te r et re to m ba
nos souvenirs, nous fîmes re m o n te r la pres­ dans son fauteuil. Elle paraissait de nouveau
cience d ’une Clé ju s q u ’à notre adolescence petite et des larmes roulaient lentem ent le
et nous nous d em a n d â m e s pourquo i nous long de ses joues. Je savais q u ’elle ne se
n’en avions jam ais parlé en classe. Peu à peu, rendait pas c o m p te q u ’elle pleurait. Elle était
à mesure que le niveau baissait dans la b o u ­ assise la tête levée et les bras posés sur le
teille et que l’é to n n a n te lune californienne bord de la table et regardait le m o nde au-
perdait de sa clarté, nous nous mîmes à delà de la piscine; le m onde qui passait
essayer de m ettre dans des mots la conception d ’une obscurité épaisse c o up ée de rayons de
que nous nous faisions de la forme de la Clé... lune à un gris vague, nébuleux et triste.
» N o u s n ’allâmes pas loin et nous ne dîmes A drian se leva. Il s’assit sur le bras du
rien de bien sensé: qui en est capable q uand fauteuil de sa femme, prit celle-ci par l’épaule
la conversation p orte sur des choses pou r et posa sa jo u e con tre ses cheveux. Ils res­
lesquelles il n’y a pas de mots? Mais nous taient immobiles dans un silence absolu. Je
nous effrayâmes m u tuellem ent, et nous ne pus s u p p o rte r plus longtemps de d e m e u re r
effrayâmes M argaret. N ous nous mîmes à là et entrai dans la maison. Je trouvai le
parler — ou plutôt A drian se mit à parler, chem in de la cave et dénichai deux bouteilles
parce q u ’il en était bien plus près que je ne de Perrier Jo u e t — cuvée de l’année 28, je
l’avais jam ais été. N ous parlâm es du sen­ m ’en souviens. Je mis un peu de glace dans
tim ent qui faisait paraître d ’autant plus im pé­ un seau, trouvai quelques verres et revins au
rieux le besoin de c o m p re n d re la chose; le patio avec mon butin. Ils étaient toujours
sentim ent que la connaissance était refusée. dans l’attitude où je les avais laissés et je leur
Et M argaret se dressa soudain, faisant to m b e r criai de ro m p re cette immobilité: elle me
de la table en rotin un verre qui s’é crasa sur contrariait...
le carrelage avec un tinte m e nt grêle. Je me » Ils bo ugèrent enfin et je me mis à faire des
rappelle ce q u ’elle dit. Je l’e ntends en co re le excentricités avec le seau et les bouteilles et
dire chaq ue fois que je le désire, et bien des à parler sans arrêt. Finalem ent, je les forçai
fois quand je n ’y tiens pas du tout. D ebo ut, à a b so rb e r un verre de vin; j ’en ingurgitai

152 L'homme qui a été effacé


po u r m a part un q u a rt de litre d ’un trait et A drian. Il a été effacé — gratté — gom m é dans
c om m ençai à me sentir to u t à fait gai... les trois dimensions du T e m p s — annulé —
» A drian ne voulut pas être en reste et nous néantisé!
fîmes les pitres et bûm es la second e bouteille. — Tu ne vas pas t ’a rrê te r là! Explique-toi.
Il alla en c h e rc h e r une troisièm e et nous p a r ­ Q ue veux-tu dire?
vînmes enfin à faire rire M argaret. Puis il Il ra m e n a son regard sur moi.
te rm in a par un co up d ’éclat en exécutan t un — Rien d ’autre que ce que j ’ai dit. A près ce
magnifique saut de l’ange dans la piscine, matin-là il n’y eut plus d ’Adrian... Il avait
exploit do nt l’effet le plus clair fut de gâch er été... effacé. T u te rappelles ce q u ’il y a dans
un bon smoking... m a serviette? Eh bien, ces objets m ’a ideront à
»I1 faisait presque j o u r qu and je les quittai t’expliquer. A près que... cela est arrivé, j ’ai
— et ils vinrent tous deux ju sq u e devant la été... co m m e qui dirait malade. Pendant
maison p our me dire au revoir. M a rg a re t me com bien de temps, je n’en ai a u cun e idée,
d e m a n d a de venir d é je u n er avec eux. Je le mais q u a n d j ’ai pu penser de nouveau, je me
leur promis, leur fis un signe de la main, et suis e m b arq u é p o u r une sorte de croisade:
dém arrai. Et... ce fut tout. afin de me prou ver que j ’étais le seul être
Il ne s’a rrê ta pas b ru sq u e m e n t cette fois. Sa vivant qui se rappelait — qui savait q u ’il avait
voix et ses paroles tra în è re n t ju s q u ’à ce q u ’il existé une entité n om m ée A drian A rcher.
se tût to ut à fait. Il resta à me regard er en C om pren ds-m o i bien, j ’espérais d é m o n tre r le
face, avec une immobilité de statue. J ’aurais contraire, bien que j ’aie eu en p e rm a n e n c e
voulu é c h a p p e r à ses yeux, mais je ne le pus. l’impression que je n’y parviendrais jamais.
Le silence n ’en finissait pas. Ce fut moi qui le Et je n ’y suis pas parvenu. T u as vu ces
rompis. papiers et ces objets - ils ne co nstituent
q u ’une fraction infinitésimale de m a preuve.
Il y avait un Adrian A rc h e r - mais m ain­
ten a n t il n ’y en a jam ais eu. D ans ce cadre, il
— C ontinue, lui dis-je. Je ne co m p re n d s pas. y avait sa p h o to et celle de M a rg a re t - mais
Q ue veux-tu dire... « ce fut tout»? m ainte na n t il y a la vieille étiquette intacte
— Je n ’ai plus revu les A rch er, dit-il. Ils qui m on tre que le cadre n’a jam ais été ouvert.
n’étaient plus là. Ils... n ’étaient plus. J ’ai C e tte pipe: A drian me l’a d o n n ée et il y avait
entend u encore une fois la voix de M argaret, dessus mes initiales en fac-similé de son
mais elle ne dit q u ’un seul mot. écriture — mais m a in te na n t la bague est unie,
De nouveau le silence. Je trouvai quelques sans inscription et neuve... A drian A rc h e r
mots à dire: était à l’école et au collège avec moi - mais
— Je ne com pren ds pas. R acon te-m oi ça. son nom n ’est enregistré nulle part com m e
Il baissa les yeux to ut en p re n a n t une ciga­ élève et aucun con tem p orain ne se souvient
rette et en l’allumant. de lui. J ’ai c o nn u son père depuis m a plus
— L’argot dit bien ce q u ’il veut dire, reprit-il. tend re enfance - mais son père sait q u ’il n’a
Le dialoguiste facétieux ou le gangster qui jam ais eu de fils. Il y avait des p hotographies
s’est servi p o u r la prem ière fois de l’expres­ sur lesquelles nous étions, A drian et moi,
sion « efface-le» en a dit bien plus q u ’il ne parfois ensem ble — et m a inte na n t ces m êmes
croyait... P arce que c’est ce qui est arrivé à ph otographies me m o n tre n t avec q u e lq u ’un

La littérature différente 153


que tout le m onde conn aît sauf moi. Sur les à se lever. Et, en fait, j ’ai dormi. J ’avais
p ro gram m es de toutes les pièces où il a joué, épinglé une note à la porte p o u r d e m a n d e r à
c ’est un autre qui est indiqué co m m e ten a n t mon dom estique de ne pas me réveiller et il
le rôle — et cet autre est dans c h aqu e cas en tint com pte. Mais ce fut le télép ho ne qui
un hom m e connu et actu ellem ent vivant, un me réveilla — et je le maudis et me tournai
h om m e qui sait q u ’il a jo u é le rôle et se rap ­ dans mon lit po ur le saisir au jugé sans ouvrir
pelle l’avoir jo ué aussi bien que d ’autres p e r­ les yeux...
sonnes — toi, par exemple — se rappellent » Et alors, j ’entendis la voix de M argaret qui
l’avoir vu l’interpréter. On peut voir tous les m 'appelait. Je reconnus sa voix bien q u ’elle
films q u ’il a tournés — mais il n’y a pas fût perç a n te et éraillée sous l’effet d ’une
d'A d rian dedans: il y a un autre acteur, qui te rre u r et d ’une surexcitation incroyables.
se rappelle tout au sujet du rôle et qui Elle cria mon nom à plusieurs reprises. Et
pourrait p rouver que les sem aines p en d a n t qu an d je répondis, elle dit: «A drian est...»
lesquelles il l’a tourné sont bien écrites dans Puis, sans autre bruit ni déclic d ’a ucun e sorte,
le livre de sa vie. A drian — et tout ce qui elle cessa d ’être là.
app artenait à A drian — a été enlevé et re m ­
placé: il n ’est pas, n ’était pas, ne sera pas et
n ’a jamais été. 11 a été annulé effectivem ent
et po te ntiellem ent; enlevé de notre petite » Je ne perdis pas de temps. Je reposai le
vie et de notre tem ps co m m e un ppint noir ré c e p te u r et, en un clin d ’œil, j ’étais dans ma
sur un pot de ferm ent. Et sur le trou que le voiture, re m o n ta n t Sunset Boulevard à toute
point noir avait fait, le ferm ent a bouillonné allure, au-delà de la Riviera.
et s’est referm é — et il n’y a jam ais eu de » Je pris sur deux roues le to u rn a n t de Palom a
point noir — sauf p o u r un autre point noir, un Drive et fonçai à quatre-vingt-dix sur ce p a r ­
autre qui était presque aussi près de la limite cours aux interminables virages. Et j ’arrivai
dangereuse de la connaissance accidentelle enfin, passé la maison des M ortim er, au coin
que celui qui a été enlevé; un autre d ont la de Palom a et de Palisade...
punition et l’avertissem ent sont la faculté de Je l’interrom pis encore, de cette voix qui
se souvenir. semblait ne pas m ’appartenir.
— A ttends! Je viens de me rappeler quelque
chose. Tu dis que cette maison était au coin
de Palisade A venue et de Paloma Drive, à
- R aconte-m oi! m ’écriai-je. R aconte-m oi ce côté de celle des M ortim er? Eh bien, il n ’y a
qui s’est passé — après que tu les eus quittés... pas de maison à cet endroit! 11 y a un petit
— M on Dieu! dit Charles, d on t les yeux sem ­ parc, un jardin public...
blaient se voiler de larmes. M on Dieu! Tu — Oui, dit Charles, je sais. C ’est ce que tu
me crois!... Eh bien voilà: je suis donc rentré sais, toi aussi; ce que chacun sait; ce que le
chez moi ce soir-là, me sentant si fatigué que cadastre prouverait... Mais là, juste à ce coin,
j ’espérais que cette fois je pourrais vraiment il y avait eu une maison blanche de style
dormir. Je me déshabillai ra pide m e nt et me colonial que tu avais toi-même a chetée pour
blottis dans mon lit après avoir baissé les les A rc h e r et dont j ’étais sorti seulem ent
jalousies con tre le soleil qui n’allait pas ta rd e r quelques heures plut tôt...

154 L'homme qui a été effacé


» C ’était une éclatante, une m onstrueuse Il s’éloigna et je restai assis, le regard vide.
impossibilité - et p o u rta n t un fait brutal, Au bout d 'u n e dem i-heure le garçon revint.
indéniable! L’h erbe verte et les fleurs rouges Je lui d em andai où était Mr. M offat; sû re­
attiraient m on regard avec une réalité terri­ m ent plus dans la cabine téléphonique?
fiante, nettes, bien en tretenues, d 'u n e beauté Il me regarda avec de grands yeux.
en pleine m aturité — et les petites barrières M onsieu r qui, s’il vous plaît?
blanches, les sièges verts aux formes bizarres, Je lui dis, après une longue pause, mais d ’un
les allées de gravier, le jet d ’eau étaient là ton revêche:
devant moi dans leur fraîche actualité... - Mr. Moffat. La personne qui dînait avec
» Je stoppai sans m êm e m ’en rend re com pte. moi.
Je savais que c’était bien cette rue parce que Il ne sem bla pas co m p re n d re ce q ue je
j ’avais vu M ary M o rtim e r parler à un ja rd i­ voulais dire.
nier devant leur maison. Je tremblais de tous Je me d e m a n d e m ainten ant po ur com bien de
mes m em bres — et la Peur me tenait aux tem ps j ’en ai encore.
entrailles avec des griffes glacées qui serraient PHILIP MACDONALD.
et tordaient. Je manipulai fébrilem ent la Traduit par Roger Durand.
poignée de la portière. Je voulais de l’air.
Le soleil dardait des rayons brillants et dorés,
mais com me... sales; on eût dit une lumière
é m a n a n t du corps de quelqu e éno rm e reptile
de cauc h em ar. Il me fallait de l’air. Je des­
cendis sur le trottoir et le traversai p o u r
m’ap p ro c h e r d ’un des sièges près du bassin.
M on pied se prit dans quelque chose et je
sentis une do uleu r aiguë à la jam be. Je me
penchai po ur reg ard er; je m ’étais cogné dans
un de ces petits écriteaux q u ’on met sur les
pelouses, et la plaque de métal, qui avait
plié sous le choc, d ardait vers moi son
inscription en lettres blanches sur fond vert:
PE L O U SE IN T E R D IT E !

Je sentais la croûte fragile s’am incir sous mes


pieds. Je savais que Charles n’allait plus rien
dire - mais j ’espérais pourtant. N ous res­
tâm es assis longtem ps en silence. Un garçon
vint, débarrassa la table et mit une nappe
propre, puis s’en alla.
— Une petite minute, dit soudain Charles. Il
faut que je télép ho ne encore.

La littérature différente 155


L'INFORMATIQUE transformera
avant dix ans la vie française
Jacq u es B ergier

En quête de ce qu'on a baptisé « le Plan Calcul »


Il s'agit L’avenir, dit-on, est d éjà parm i nous. C ’est p ro b a b le m e n t
de passer de vrai, mais cet avenir, il est parfois bien difficile de le débusquer.
J ’en ai eu la preuve lorsque j ’ai décidé de faire un article sur
l’éle ctronique le Plan Calcul et l’info rm atiq ue en France. J ’avais appris,
de papa c o m m e tout le m onde, q u ’à la suite d ’une c on férence de
presse tenue dans les salons du ministère de l’Économ ie et
à un grand des Finances, le 13 avril 1967, on avait nom m é un délégué à
réseau l’inform atiqu e, M onsieur Galley, et q u ’une som m e de 400
d ’ordinateurs millions de francs nouveaux, d o n t 70 millions p o u r 1967,
avait été mise à la disposition d ’un organisme nouveau: le
chargés Plan Calcul.
d ’informer Je me suis donc mis, trois mois plus tard, à la re ch erche du
Plan Calcul.
les h o m m e s Le C .N .R .S. (C entre N ational de la R e c h erc h e Scientifique)
et de gérer ignorait ce que c ’était. La D .G .R .S.T. (D irection G é n é ra le
les affaires. de la R ec h e rc h e Scientifique et T ech niqu e) avait lu les
jo urnau x, mais ne savait rien, pas m êm e l’adresse ni le
n um é ro de téléphone. La D o cu m e n ta tio n française, branche
du ministère de l’Inform ation, avec en te n d u parler d ’un Plan
Calcul, mais sans en posséder non plus l’adresse. On me
re c o m m a n d a it une b ro c h u re publiée par l’im prim erie natio­
nale dans le cadre des études statistiques. Je n ’ai jam ais pu

L a m achine fo rce l ’h u m a n ité


à se trouver un autre visage.
P h o to E D F , service C ré a tio n -d iffu sio n .

Le monde futur 1
la trouver. Mais on ne me dé c ou ra g e pas lequel nous vivons ou, éventuellem ent, pour
facilement: j ’ai aussitôt télépho né à S.V.P. le détruire.
S.V.P. me d e m a n d a d ’attend re vingt-quatre L’inform atique p eu t donc d o n n e r au m onde
heures, puis me conseilla finalement de télé­ et à la France en particulier un nouveau
p h o n e r à une annexe du com m issariat à visage. Le délégué du g o u v e rn e m e n t à
l’Énergie atom ique, 29, rue de la F é d é ra tio n : l’info rm atiq ue, R obert Galley, déclare à ce
c ’était là, semblait-il, que se tenait le Plan sujet:
Calcul. J ’entrai donc bientôt en c o m m u n i­
cation avec une prem ière standardiste qui « Il ne s’agit ni d ’un pari ni d ’un défi, mais
n’était « au cou ra n t de rien». Je décidai de d ’une nécessité d o n t l’avenir du pays dépend.
rappeler un peu plus tard et obtins une autre Ce plan, voulu p ar l’État, sera l’œ uv re de
téléphoniste, que j ’entendis d e m a n d e r à la tous, organismes publics et privés. L’intérêt
ca n to n a d e : général coïncide dans ce dom ain e avec celui
— Le Plan Calcul, qu 'est-ce que c ’est que ça? de chacun . Pour rép on dre à nos besoins
Une voix je u n e et cha rm a nte lui répondit: civils et militaires, à notre vocation d ’e x p o r­
Mais tu sais bien ce sont ces trois gars qui tate u r en matière d ’inform atique, tous les
viennent d ’arriver... moyens disponibles de nos universités, de
Après cela, on me passa une succession de nos b anq ues et de nos industries seront mis
personnages, tous très mal informés, ju sq u 'à en œ u vre, aussi bien p o u r la rec h e rch e que
ce q u ’un certain M. Benoit me d o n n â t les p o u r le dévelo ppem ent, p o u r la fabrication
c o o rd o n n é e s d ’un adjoint de M. Galley, que p o u r la mise en application.
M. Falquet: Délégation à l’inform atique, » Ils co nfirm eron t alors dans les faits et san c­
243, boulevard Saint-G erm ain, INV. 41-19. tio n n e ro n t p ar leur succès les progrès cons­
(J’espère que je ne livre pas un secret de la tants de notre électronique, qui a déjà acquis
Défense nationale.) de nouvelles lettres de noblesse.
» L’enjeu est la m odernisation rapide, p r o ­
Ni un pari ni un défi : une nécessité fonde et nécessaire de nos structures, que
dont dépend la prospérité du pays pro v o q u e ra cette indispensable révolution
technologique. La con séq ue n c e en sera le
M. F alquet et ses collaborateurs, renco ntrés visage nouveau de la F ran ce, toujours fidèle à
à la Délégation g ou ve rne m e nta le à l’infor­ elle-mêm e, mais soucieuse égalem ent dans le
m atique, se sont m ontrés aim ables et patients, se c teu r de pointe de l’information - qui en
m ’ont consacré b e a u co u p de temps et m ’ont co nditionne tant d ’autres — d ’ép o u se r son
fourni un m aximum de renseignements. siècle. »
T o u t d ’abord, q u ’est-ce que l’inform atique? C ette transform ation, qui doit d o n n e r à la
C ’est une science q u ’il ne faut co nfon dre ni France son visage du troisième millénaire,
avec la théorie de l’inform ation, ni avec la devra se ré p e rc u te r dans tous les domaines.
cybernétique. L ’inform atique, c ’est la science Et to ut d ’abord dans celui de la rech erche
qui s’attach e à c o m p re n d re ce qui se passe scientifique. Un c o m m u niqu é publié le 16 mai
dans les grandes machines à calculer et qui 1967 p ar I.B.M . nous en d o n n e l’explication:
s’efforce de nous a p p re n d re à les utiliser « O n évalue dans la région parisienne à e n ­
intelligemment po ur am éliorer l’univers dans viron cinqu ante mille le nom b re des c h e r­

1 58 La France et l'inform atique


cheurs qui, dans les diverses b ra n c he s scienti­ matiser la com position ainsi: unité de c o m ­
fiques, m è n e n t des travaux nécessitant de m ande munie d ’une m ém oire + organe
longs et fastidieux calculs; ces calculs sont d ’en trée et de sortie des informations +
depuis un certain tem ps aisém en t résolus et canaux ou organes d ’échange, reçoit les
leurs résultats fournis im m éd ia te m e n t par do nn ées de ch aqu e problèm e à traiter; son
l’utilisation d ’un o rd in a te u r électronique. unité de c o m m a n d e et de calcul travaille
»M ais un prob lèm e restait à résoudre: sur les informations co nte nu e s en m émoire.
c o m m e n t p e rm e ttre à dix ch e rc h e u rs de dia­ L’unité de c o m m a n d e jo u e le rôle du c h ef
loguer avec une m êm e m achine, et cela si­ d ’é quipe: recevant des autres unités des
m ulta né m e n t? C o m m e n t les faire bénéficier signaux qui lui indiquent si ceux-ci sont actifs
sim ultan ém ent de la rapidité de la m achine ou passifs, elle connaît à tout m o m e n t les
lorsqu’il s’agit de traiter des calculs variés exécutan ts d o n t elle dispose et p eu t ainsi
et é m a n a n t de sources diverses? d o n n e r l’ordre de c o m m e n c e r soit un calcul,
soit un échange, et ces opératio ns exécutées
La program m ation a été mise par des organes différents à des vitesses de
au point par l'institut Biaise Pascal l’ord re du milliardième de seconde peuvent
d on c se d é ro u le r sim ultaném ent. C ette simul­
» D ans une prem ière étape, I.B.M., en tanéité va perm ettre, tou t en c o n tin u a n t à
acc éléra n t la mise au point des systèmes assurer la rentabilité des machines, d ’éviter
télé-ordinateurs, appo rtait une solution: l’uti­ toute perte de tem ps au c h ercheu r, en lui
lisateur pouvait à distance interroger l’ordi­ é p a rg n a n t toute attente. Ainsi le c h e rc h e u r
n a te u r et en recevoir une réponse au moyen demeure-t-il « en direct» avec l’ord in ateur:
d ’une unité term inale reliée té lé p ho ni­ il peut c o n tin u e r ses recherches, puis lui
q u e m e n t à la m achine centrale. Une seconde poser quelques instants plus tard une n o u ­
étape vient d ’être franchie avec les ordi­ velle question; la m achine suit en quelque
nateurs de la troisième gé n é ra tio n: grâce à sorte le fil de ses pensées.
une p ro g ram m ation ap pro p rié e , plusieurs uti­ »I1 est bien évident que la mise en œ uvre
lisateurs peuvent interroger sim ultaném ent la d ’une telle application nécessite un gros
m achine et recevoir la réponse à leur p r o ­ effort de program m ation. Il faut expliquer à
blèm e particulier. la m achine, en détail, les opératio ns q u ’elle
» L’Institut Biaise Pascal est a u jo u rd ’hui l’un au ra à effectuer et donc lui écrire de longues
des prem iers organismes scientifiques en séries d ’instructions lui p e rm e tta n t ensuite
Europe à appliquer ce nouveau principe de d ’exé c ute r a u to m a tiq u e m e n t ces multiples
l’utilisation collective; il m et en effet à la « b ra n c h e m e n ts» . Ce n’est pas l’un des
disposition des c h e rc h e u rs son o rd in a teu r m oindres mérites de l’institut Biaise Pascal
360/40 (fabriqué à M ontpellier) et plusieurs que d ’avoir pa tie m m en t mis au point avec
unités terminales. l’aide d ’I.B.M . cet a g e n ce m en t délicat.
» Les opérations se d é ro u le n t de la façon » Les résultats o btenus dès a u jo u rd ’hui sont
suivante: ch aq u e c h e rc h e u r p eut frapper lui- prob an ts: un modèle d ’o rd in a te u r 360 plus
m êm e sur la m achine à écrire de l’unité puissant encore et un nom bre accru de ter­
term inale les d on nées d on t il attend un minaux po urraient, dans les mois à venir,
traitem ent. L’ordinateu r, d o n t on peut sch é­ éten dre con sid éra b lem en t les services que

Le monde futur 159


pro po se l'institut Biaise Pascal. Et l’on M. F alquet, q u a n d je suis allé lui poser
peut déjà entrevoir le tem ps où c haqu e q uelques questions à la délégation à l’in f o r­
c h erch eur, disposant dans son bureau d ’une m atique, a été à ce sujet brillant et ferme. Il
unité terminale reliée à la m achine centrale, s’agit d ’organiser dans l’adm inistration un
recevra des résultats d ire c te m e n t utilisables système de transfert d ’information à l’échelle
et se c o n sa c rera u niq u e m e n t, enfin sans de la France.
gaspillage de temps, aux tâches qui lui sont
propres. » « P o ur p re n d re une analogie militaire, m ’a
expliqué M. Falquet, l’arm ée est bien passée
Il faut m ettre le pays au niveau du c h a r blindé de papa, spécim en unique
des possibilités de la technique dans sa division, aux arm ées blindées m o ­
dernes. D e m êm e, il s’agit de passer des ordi­
Voilà donc p o u r la re c h e rch e scientifique. nateurs isolés, non reliés entre eux et se
Le second se c te u r où l’inform atique va tout trou van t dans diverses adm inistrations, à un
c ha n ge r est celui de l’administration. De 1930 réseau unique qui deviendrait une source
à 1960, le nom bre de b u re a u c ra te s aussi bien d ’inform ations et de décisions à tous les
dans l’administration nationale que privée a échelons et qui transform erait l’adm inis­
aug m enté cinq fois plus vite que celui des tration to ut entière en une m achine à traiter
ouvriers m anuels et deux fois plus vite que l’information. Une telle réform e ne se fera
celui des cadres. Il s’agit m a in te n a n t de rem ­ pas to ute seule. Il s’agira de p e rsu a d e r le
placer ces b u re a u c rate s p ar des m achines à pays des én o rm e s avantages que tous p o u r ­
traiter l’inform ation en libérant ainsi d ’im­ raient tirer d ’une am élioration g énérale de
m enses forces productives, sans o c c a sion ne r la productivité dans l’administration. La délé­
p o u r cela, com m e certains pessimistes le gation générale à l’in fo rm a tiq u e et le Plan
red ou tent, une re cru d e sc en c e du chôm age. Calcul ont là un très g rand rôle à joue r.
« Il ne s’agit pas en définitive, déclare O n envisage déjà un système basé sur la
M. Pierre Lhermitte, directeur de l’Électricité télégestion, c ’est-à-dire l’utilisation des télé­
de F rance, de c o n d a m n e r b ru ta le m en t au c o m m un icatio ns p o u r tra nsm e ttre à distance
chôm age l’em ployé d ’a u jo u rd ’hui, mais des inform ations en tre ord in ateurs ou entre
seulem ent de ne pas le re m p la c e r lors de un o rd in a te u r et un appareil de réception
l’a c h è v em en t de sa carrière, l’auto m ation (im prim ante, écran de télévision) ou encore
administrative p e rm e tta n t ainsi d ’affecter le un système d ’émission de d o nn é es (clavier de
renouvellem ent et l’expansion de la p o p u ­ m achine à écrire, lecteu r de docum ents)
lation active au d é v e lo p p e m e n t optim u m de p o u r installer dans tous les postes adm i­
l'é cono m ie nationale.» nistratifs des «consoles de conversation»
C ette évolution est, p ar ailleurs, inévitable: p e rm e tta n t de discuter, v erbalem ent, par
l’essentiel est de la prévoir et de l’organiser télex ou p a r télévision, avec des ordinateurs
tant à l’échelle du pays que de l’en treprise et placés à d ’autres endroits et de p re n d re ainsi
des administrations. Or, ainsi que le soulignait des décisions rapides et précises. Il y a là des
Louis A rm a n d : « La te ch niqu e s’impose sp o n ­ possibilités énorm es qui seront c h a q u e jo u r
ta n é m e n t et elle franchit les frontières, mais plus largem ent exploitées en Fra nc e , c om m e
l’organisation, elle, n ’est pas spo ntan ée.» elles le sont déjà aux U.S.A. et en Suède. »

1 60 La France et l'inform atique


Industrie, médecine, enseignem ent m édecin e tou t nouveau que l’on appelle
bénéficieront égalem ent de ce Plan «intensive care». Le m alade, qui circule
librem ent dans sa c h am b re, p o rte des c a p ­
Le troisièm e d om aine d ’application de l’in­ teurs qui tra n sm e tte n t à distance sa te m ­
form atique est l’industrie. Ce sont là des p é ra tu re , ses rythm es respiratoires et car­
applications qui dérivent des applications diaques, son taux de sucre et de nom breuses
militaires. Des dispositifs d ’inform atique qui autres indications. Un calculateur étudie les
ont été mis au point p o u r la D .C.A ., p o u r les résultats en c ontinu et alerte une infirmière
anti-fusées, sont m a in te na n t utilisés p o u r le dès que les signes p récu rseurs de la crise se
c ontrôle des industries chim iques, des raffi­ manifestent. On arrive ainsi à prév enir les
neries de pétrole, des usines métallurgiques. crises cardiaques, les infarctus, les com as
On arrive ainsi à une auto m ation que l’on diabétiques et de n o m breu ses autres formes
aurait cru to u t à fait impossible il y a de crise au cours d ’une maladie.
quelques années. Les nouvelles usines p o u r On c o m m e n ce aussi à faire ex am in er les
l’extraction des m étaux c on te n us dans l’eau éle c tro c ardiog ra m m e s p ar des m achines
de m er et l’exploitation des richesses minières aptes à recon naître les formes. Il devient
des fonds oc é a niqu e s au voisinage des ainsi possible de dép ister plus facilem ent les
co ntinents sero nt e n tiè re m e n t autom atiques. maladies cardio-vasculaires. On envisage
La sidérurgie s’autom atise de plus en plus. La enfin la gestion a u tom atiqu e des hôpitaux et
C om p ag nie Internation ale p o u r l’in fo rm a ­ la distribution des informations à l’intérieur
tique, qui est un organism e 100% français, de l’hôpital par des machines.
s’o cc u p e de l’inform atique industrielle; elle D ans le sec te u r de l’enseign em en t on a
d on ne ces précisions sur son organisation b e a u c o u p parlé égalem ent des « m achines à
telle q u ’elle se présentait au d é b u t de l’année: faire la classe». A l’origine, c ’étaient sim­
« Deux mille six cents personnes, d o n t 550 plem ent des dispositifs p osséd an t un seul p r o ­
ingénieurs et 700 techniciens, 40 000 m ètres gram m e et p e rm e tta n t à l’élève de suivre un
carrés d ’usines, tel est le potentiel de cours sans professeur. Ensuite, on a imaginé
dé p a rt disponible co u ra n t 1967, p o u r servir (grâce aux travaux de Crow der) des m achines
de noyau aux structu res mises en place au fur à enseigner par ramifications. Avec ces
et à m esufe du d é ro u le m e n t du Plan Calcul. m achines, ch aq ue élève suit l’itinéraire p a r­
Plus de 500 systèmes ont été vendus p a r ce ticulier qui lui convient et q u ’il a choisi lui-
groupe c o m p re n a n t, en plus des établis­ m êm e. Les dispositifs à tem ps partagé, qui
sem ents français, qu atre filiales et succursales p e rm e tte n t à plusieurs usagers de se servir
étrangères. Le chiffre d ’affaires global a d ’une m êm e m achine, sont égalem ent utili­
atteint 170 millions en 1966 et d ép assera sables et plusieurs élèves peuv ent désorm ais
220 millions en 1967, en excluant les m archés se servir de la m êm e m achine enseignante.
d ’études issus du Plan Calcul.» Assez rap id e m e nt on verra ap paraître des
U ne autre réalisation de l’inform atique m achines qui discuteron t avec les élèves,
s’opère dans le d om aine de la m édecin e, où qui ré p o n d ro n t à leurs questions, qui feront
des résultats très positifs ont été obtenus. passer des examens, qui guideront. Il existe
C ’est ainsi que l’on pratiq ue actuellem ent aux déjà des m achines à enseigner p o u r les
États-Unis et au D a n e m a rk un genre de étudiants en m édecine. La m achine jo u e le

Le monde futur 1
rôle du malade. L’é tu dia nt l’interroge et fait pagnie Internationale p o u r l’inform atique,
des mesures qui lui indiqu ent les symptômes. (née de la fusion entre la C om pagnie E u r o ­
Il pose alors son diagnostic et la m achine lui péen ne d ’A uto m atism e É lectronique - filiale
dit s’il est juste. C .G .E . — et la C.S.F.) et la Société d ’Élec-
On prévoit q u ’assez ra p id e m e n t l’inform a­ tronique et d ’A utom atism e (filiale S chneider
tique libérera une g rand e partie du temps et Cie). Ces sociétés seront aidées au
des instituteurs et des professeurs et que ce maxim um p a r le Plan Calcul et par l’État.
temps libéré p o u rra être con sacré à des Des spécialistes en calcul et électronique du
contacts hum ains avec l’étudiant. Ainsi l’e n ­ com m issariat à l’Énergie atom ique seront
seignem ent autom atisé sera-t-il — c ’est un délégués auprès de ces nouvelles sociétés et
des n om breu x et sym pathiques parado xes de celles-ci recevron t des co m m a n d e s de l’État.
l’inform atique — plus hum ain et plus favo­ La C om pagnie Internationale p ou r l’infor­
rable à l’étudiant que l’e nseignem ent actuel. matique envisage d ’em ployer, q uan d elle sera
en pleine extension, 5 000 personnes et
Un institut va m ettre en liaison d ’avoir deux usines, une usine mère à
les chercheurs et l'industrie T oulouse et une filiale à Bordeaux. Le chiffre
d ’affaires annuel prévu est de 660 millions
C ’est parallèlem ent à toutes ces applications de nouveaux francs environ.
de l’inform atique que se d éveloppe le Plan M. Galley, délégué à l’inform atique, a
Calcul, d o n t l’une des réalisations prem ières n o ta m m e n t la charge d ’associer largem ent
a été la création de l’I.R.I.A. (Institut de d ’autres industries à l’action de la nouvelle
R e c h e rc h es sur l’inform atiqu e et l’A uto- com pagnie, de c o o rd o n n e r l’ensem ble de
matisme). C ’est un des co llab orateu rs de cette opératio n complexe et d ’en c o ntrô le r
M. Galley, M. Lecerf, qui m ’a très aim a­ les d éveloppem ents. Le Plan Calcul, d ’autre
blem ent et très clairem ent informé sur part, va se charger, co m m e je l’ai déjà
PI.R.I.A. expliqué, de tra nsform e r toute l’adm inis­
L’I.R.I.A. siège p rovisoirem ent à Vaucresson. tration française en une vaste m achine à
Il sera installé définitivement aux environs de traiter l’information. Enfin, il va être créé
Saclay. C ette installation sera faite dans les à l’intérieur du Plan Calcul une section
cinq années à venir. exp ortation p e rm e tta n t à la F ran ce d ’équi-
L’I.R.I.A. s’o c c u p e ra de la liaison entre les librer son budget international techn iq ue et
ch erch eurs français et l’industrie. C ’est là un d ’e x p o rte r des machines, de l’appareillage
aspect très im p ortant de ses activités futures, auxiliaire, des brevets, des program m es, des
car les ch erc h eu rs français, d o n t les idées licences de fabrication et des idées. C ette
sont souvent rem arquables, ont parfois des exp ortation p o u rra p o rte r non seu lem ent sur
difficultés à e n tr e r en ra p p o rt avec l’industrie. des pays qui ne disposent pas d ’une grande
L’I.R.I.A. va m ettre au point ces idées, les industrie de l’info rm atiq ue, mais aussi é v e n ­
couvrir par des brevets et o b te n ir de l’in­ tuellem ent sur les États-Unis, le C a n a d a et
dustrie q u ’il y ait effectivem ent exploitation. l’U.R.S.S.
Des liens très étroits seront en particulier En ce qui co nc e rne le dom aine des possibi­
créés dans ce d om aine entre les deux sociétés lités françaises et des idées nouvelles appli­
p u re m e n t françaises spécialisées: la C o m ­ quées à l’inform atique, de nom breux lecteurs

162 La France et l'inform atique


m ’ont écrit à la suite de l’article sur « Les déjà en voie d ’élaboration. On parle b e a u ­
m achines intelligentes du d o c te u r M ichie», coup de circuits intégrés qui sont des cristaux
paru dans Planète 34. Ils me d e m a n d e n t en c o n te n a n t des impuretés, construits de telle
particulier d ’expliquer ce que sont les « g é n é ­ sorte que les résistances, les condensateurs,
rations» de m achines informatiques. les transistors, les interrupteurs, les induc­
tances et tous les com po san ts électroniques
La quatrièm e génération de machines ne soient que des niveaux d ’énergie dans un
sera proche du cerveau humain cristal. J ’ai vu fabriquer de tels circuits
intégrés à la C om pagnie générale de TSF:
Les prem ières machines de ce genre étaient il n’y a rien de plus é to n n a n t que de voir
basées sur la lampe électro niqu e telle q u ’on p e rce r sous le m icroscope un trou de
peut la voir dans les postes de T S F ord i­ 60 microns de diam ètre p our m ettre des
naires, la télévision et les postes ém etteurs c onnexions dans un circuit intégré.
de radio. Elles c o n stituèrent la prem ière Mais le circuit intégré n ’est peut-être pas la
génération. A près elles, vint le transistor. meilleure solution d ’avenir. On peut en im a­
C ’est un cristal qui pe rm e t de réduire giner d ’autres et la France a là un grand rôle
l’en co m b re m e n t et surtout la chaleur dégagée à jou e r. Le Plan Calcul, pré c isé m e nt par
par le dispositif électronique. La seconde l’interm édiaire de l’I.R.I.A., p ou rra it re­
génération des machines à traiter l’infor­ c h e rc h e r les brevets, souvent pris par des
mation fut donc à transistor. La troisième ch erc h e u rs ind épendants, sur de nouveaux
génération lancée avec la série 360 de élém ents électroniques et a m e n e r ces brevets
l’I.B.M . utilisait les m icrom odules, ces très à la réalisation industrielle.
petits objets unissant des transistors, des Enfin, il faut ajouter que certains techniciens
résistances, des co n d e n sa te u rs et des induc­ croient que la quatrièm e génération de c alcu ­
tances dans un m êm e élém ent. Dès que cela a lateurs ne sera plus électron iq ue mais p n e u ­
été possible, Planète a publié la p ho tographie m atique et utilisera l’air co m prim é plutôt que
d'un dé à co ud re c o n te n a n t 60 000 m icro­ l’électricité. Des dispositifs de ce genre ont
modules. été étudiés en Russie et p ar la Société
L orsqu’on au ra trouvé un système encore Bertin en France.
plus simple, moins e n c o m b ra n t et meilleur
m arché que le m icrom odule, la quatrièm e Des mémoires magnétiques
g én ération des machines à traiter l’infor­ aux mémoires à pondération
mation sera née. Cette q u a triè m e génération
sera des plus intéressantes, car elle s’a p p r o ­ Un d ern ie r dom aine où tout semble encore
chera de la capacité et des dim ensions du à d écouvrir dans la famille des m achines à
cerveau humain. Quel pays sera le pre m ie r à traiter l’information est celui des mémoires.
réaliser et à lancer dans l’industrie cette Ju sq u ’à présent, la plupart des m ém oires
quatrièm e génération? On l’ignore encore étaient magnétiques. M ain tenan t, on pense
évidem m ent, mais ce pays p ourrait parfai­ à des m ém oires électrostatiques, utilisant un
tem e n t ê tre la France. co lo rant transparent, ou chan g e a n t de
Q u a n t au dispositif qui sera à la base de cette couleur, ou se d é c o lo ra n t sous l’effet d ’un
q uatrièm e génération de calculateurs, il est rayon lumineux. On a aussi pensé à des

Le monde futur 163


cristaux spatiaux, à de grosses molécules graphiée, un texte manuscrit, et d ’autre part
semblables à celles qui tra n sm e tte n t l’h é ré ­ de faire sortir cette d o c u m en tatio n sous
dité et m êm e à une modification directe de forme de bande m agnétique enregistrée, de
l’espace. En plus du m atériau utilisé p ou r texte imprimé, d ’affichage sur voyant lumi­
loger la m émoire, on p eut aussi p e rfe c ­ neux, d ’images sur écran de télévision ou
tionner c on sidérab lem ent la structu re d ’une m ême de paroles humaines.
m ém oire de m achine, c ’est-à-dire la c o n ­ Les périphériq ues sont en retard sur les
nexion des élém ents de m ém oire entre eux. machines. Celles-ci font facilem ent désormais
On rec h e rch e égalem ent des circuits p e r­ un million d ’o pérations p ar seconde, mais les
m ettant d ’ob ten ir des m ém oires associatives, périphériques sont loin d ’o p é re r à cette
c ’est-à-dire des m ém oires où l’information vitesse. Il y a là enco re un én o rm e travail à
pourrait être retrouvée à partir de son faire. Il y a là é galem en t de grosses possi­
co nten u et non pas seu lem en t à p artir de bilités de vente à l’étranger.
son « a d re sse » ou de sa position dans un On espère que la F ran ce possédera une
système d ’enregistrem ent. Une m émoire valeur de 6,5 milliards de nouveaux francs
associative fon ctionnerait à peu près co m m e de m achines à calculer et d ’élém ents péri­
une m ém oire hum aine, tandis q u ’une m ém oire phériques en 1970. En 1975, on en prévoit
à adresse fonctionne co m m e un a nnuaire de presque le double. Ce n’est q u ’alors que le
téléphone. On envisage enfin des m ém oires m arché c o m m e n c e ra à être saturé.
«à po n d é ra tio n » , c ’est-à-dire des m ém oires Parallèlem ent, l’inform atique c ré e ra un
qui, au fur et à mesure de l’arrivée de l’infor­ nom bre considérable d ’emplois, le triple,
mation, ne retien draien t que ce qui les inté­ peut-être le quad rup le de ceux q u ’elle suppri­
resse. Il y a la m êm e différence entre les mera. Il s’agit do nc avec le Plan Calcul de
m ém oires actuelles, qui re tie n ne n t n ’im porte prospérité générale et, en fait, d ’un dév e lo p ­
quoi n’im porte co m m e n t, et une m ém oire à p em e n t industriel co m p a ra b le à la grande
pondération q u ’entre une p h o tog raphie et révolution industrielle p rovo qu ée p ar la
une toile de maître. m achine à vapeur. La France, évidem m ent,
ne p eut pas être absente de cette révolution.
Une révolution industrielle Il n ’est m êm e pas exclu que la France et
comparable à la machine à vapeur peut-être l’Europe p re n n e n t la direction du
m ou vem ent.
L’une des parties les plus im po rtantes d ’un Il n’y a actuellem ent que 2 000 m achines en
système de traitem en t de l’inform ation, q u ’il France, mais leur nom bre croît de 25 % par
soit civil ou militaire, est ce q u ’on appelle an et, dans le dom aine industriel, le m arché a
en A m ériqu e «So ftw are» et en France doublé en 1966.
« P érip h é riq u e » . Ce sont des dispositifs qui Les économ istes futurs c o m p a re ro n t sans
perm e tte n t, d ’une part de faire e n tre r dans do ute l’inform atique à la d éco uv erte des
une m achine des d onn é e s d ’inform ation, soit mines d ’or de Californie, il y a plus de cent
en lui fournissant des cartes perforées, soit ans.
en c o m m u n iq u a n t avec elle p ar télex, soit en JACQUES BERGIER.
lui parlant, soit en lui faisant lire un livre,
un d o c u m e n t imprimé, une page dactylo­

164 La France et l'inform atique


■j m :i le journal de

^ [ LE GUIDE DE L'ACTUALITÉ CULTURELLE


Planète n - 16 en italien Planète n° 6 en hollandais

LA VIE ET LES ID É E S, PA R A N D R É A M A R
Rédaction
T ous les deux m ois, le Journal
de Planète fait le bilan de la vie
Apprendre à lire
culturelle et scientifique. N ous
avons réuni une équipe de spé­ Dans ma dernière chronique ‘, j ’ai essayé de répondre à tous ceux
cialistes qui sont constam m ent qui, intéressés par les grands mouvements d’idées, sont cependant
inform és de ce qui se passe découragés par la masse souvent indigeste des écrits philo­
dans leur dom aine respectif. sophiques, par le vocabulaire spécialisé, par la pénurie d’ouvrages
qui ne seraient ni des manuels scolaires ni des études savantes ou
LA VIE SCIENTIFIQUE:
Sciences physiques: Jacques érudites, mais qui parleraient sérieusement et simplement à un
Bergier, François D errey; lecteur adulte.
Sciences naturelles: Aimé M ichel,
Louis K ervran, M ichel La philosophie est drais rappeler ici quel était
G auquelin, C laude G iraudy; une hygiène de la pensée le comportement intellectuel
Sciences humaines: Jacques Or, sur ces entrefaites, j’ai reçu d’Alain et quelles leçons nous
M énétrier, Jean-P aul C lébert.
et lu — avec quel plaisir — un pouvons en tirer, tous tant que
LA VIE CULTU RELLE: livre court et fort bien fait de nous sommes. Nous verrons
Philosophie : A ndré A m ar; M. Jean M iquel: Les Propos ainsi, en quelque sorte sur le
Religion: Jean C hevalier; d’Alain2. Je ne saurais mieux vif et mieux que par des consi­
Littérature: A ndré B rissaud; faire que recommander ce livre dérations abstraites que la pre­
Histoire: G uy B reton; à tous ceux qui désirent s’initier mière condition de l’initiation
Humour: Jacques Sternberg. à la philosophie, par contact philosophique est non pas l’ac­
direct avec un philosophe qui cumulation de lectures, mais la
LA VIE A R T ISTIQ U E : fut considéré à juste titre comme
Peinture: P ierre R estany; pratiqueconstante d’une hygiène
Expositions : M uriel C luzeau; un maître à penser. de la pensée. Le livre de Jean
Architecture : M ichel R agon; On sait que le pseudonyme Miquel m’apporte sur ce point
Photographie : J.-L . Sw iners; d'Alain a été adopté par Émile une aide précieuse.
Musique: C laude R ostand; Chartier (1868-1951) professeur Pour Alain, tout était occasion
Théâtre: R oger Iglésis, de philosophie dans la « khâgne » à réflexion et à méditation : une m~
C laude Planson; du lycée Henri IV. J’ai déjà eu
Cinéma: M ichel C aen; l’occasion de parler d’Alain 1. C o m m e n t p e u t-o n ê tre p h ilo so p h e. Planète
Télévision: Raym ond de Becker. n u m éro 34.
dans cette revue m êm e3 et je 2. É d itio n s d e la Pen sée m o d ern e .
n’y reviendrai pas. Mais je vou­ 3. Pourquoi la philosophie? Planète n u m éro 31.

167
tragédie d’ Eschyle, un tableau voulez, si vous le pouvez. Bien sûr, tous les livres ne
de M onet, le coup de rabot du Écrire est différent: c’est donner méritent pas d’être lus ainsi.
menuisier, l’enseignement de forme à sa pensée, c’est lui A côté de la littérature que
l’alphabet aux enfants, le conférer l’achèvement. Nous j ’appelle d’approfondissement,
démontage et le remontage du croyons penser parce que nous il existe une littérature de
fusil par un conscrit, le mou­ émettons quelques idées plus délassement qui a son agrément
vement des astres, le Cimetière ou moins consistantes. Mais ce et son utilité: elle repose, elle
marin de Valéry. Son esprit ne sont là que des balbutiements vide le cerveau. Elle répare nos
toujours en éveil ne se perdait et l’on manie des ombres. Tout forces comme le fait le sommeil
jamais dans les nuées, mais semble facile alors. Devant la en nous coupant du reste du
naviguait toujours au plus près page blanche, c’est bien autre monde; il faut seulement se
des choses. Et, de ce contact chose. Écrivez, soyez difficile garder d’en abuser. Au con­
avec le concret, naissait une pour vous-même. Quand j ’étais traire, la littérature d’appro­
pensée tous les jours brassée, étudiant en Sorbonne, un de fondissement nous réinstalle
remuée, pétrie, prise et reprise. mes condisciples qui se des­ dans le vrai, dans le réel, mais
C’est cette pensée quotidienne tinait à la prêtrise me disait aussi elle appelle notre partici­
qui apparaît dans ses fameux qu’au séminaire il était astreint pation active et c’est cet effort
«propos», si bien présentés et à une heure de méditation tous actif qui est salutaire.
commentés par Jean Miquel. les jours. «Nous sommes seuls
Alain écrivait court. Aucun de avec nous-mêmes; nous cou­ Attention à
ses propos ne dépasse quelques chons nos pensées sur le papier, l'« affairem ent culturel »
pages. Ses livres les plus longs puis nous déchirons le papier Deuxième conseil: choisir. On
sont quatre ou cinq fois et le lendemain nous recom­ ne peut pas tout lire, même
moindres que ces épais ouvrages mençons. » Celui qui a la volonté dans un domaine particulier.
de philosophie qui, depuis une de pratiquer cet exercice quoti­ Nous sommes submergés de
quinzaine d’années, paraissent à dien finira par acquérir une journaux, de revues, de publi­
une cadence telle que la culture puissance intellectuelle dont il cations de toutes sortes.
est transformée en une course à n’a même pas le soupçon. L’homme moderne est saisi de
la lecture. Nous succombons Ne lisez point passivement, mais la crainte de ne pas se tenir au
sous la masse imprimée; nous la plume à la main. Entendez- courant et, pour se tenir au
ne dégustons plus, nous avalons. moi: il ne s’agit pas de prendre courant, il court et il s’essoufle.
Les brefs écrits d’Alain, au des notes et de remplir des Tout le sollicite: le dernier
contraire, laissent le lecteur fiches. Les étudiants excellent à prix littéraire, la dernière expo­
respirer; mieux encore, ils cette besogne, mais ces résumés sition, le dernier éditorial, la
suscitent le dialogue; ils n’édi­ fastidieux ne sont d’aucune dernière théorie philosophique.
fient aucune construction systé­ valeur. Faites le contraire: au Heidegger dénonce justement
matique mais, peu à peu, par lieu de contracter et de des­ ce qu’il appelle l’affairement
touches légères et innombrables, sécher la pensée de votre culturel (der Kulturbetrieb) de
ils dessinent une pensée ample, auteur, accompagnez-la, déve­ notre époque. Il faut se garder
forte et cohérente. C’est en loppez-la; que votre pensée de cette agitation et savoir
prenant exemple sur Alain, sur marche avec la sienne et tou­ refuser autant que prendre.
son comportement intellectuel, jours en écrivant, en donnant Mais comment? Suivant quel
que j ’oserai maintenant donner toute votre attention à l’ordre critère de choix?
trois conseils à ceux qui désirent des idées, à la précision du Il n’en est pas d’autre que vos
s’initier à la philosophie. vocabulaire, à l’économie des propres pensées et c’est pour­
mots. Quand vous n’aurez en quoi écrire, qui met en forme
Il faut lire définitive écrit que trois ou les pensées, pose aussi les
la plume à la main quatre phrases sobres, claires et jalons, les enchaînements, la
Premier conseil: écrire. Je ne sensées, vous aurez fait plus de continuité de l’activité intellec­
dis pas publier; publier, c’est véritable progrès intellectuel tuelle. Je me rappelle avoir
projeter hors de soi un produit qu’en avalant tout un traité de entendu Alain dire à ses élèves:
fini. Vous publierez si vous le philosophie. «Voici le sujet de votre pro­
168
chaine dissertation: l’égoïsme. indifférent et neutre, mais tou­ à lire les lignes du livre, et aussi
Je vous donne trois conseils: jours en esprit actif. Alain s’in­ les lignes du sol qui dessinent
faites cette dissertation, refaites- téressait aux choses humbles et les maisons, les routes, les cités,
la, et enfin continuez-la pendant matérielles, à l’essieu d’une les champs, les portes, les
toute l’année. L’égoïsme vous roue, au pas d’une vis, à la canaux, en un mot les signes de
conduit aux passions, les pas­ pointe d’un clou. Dans les pro­ l’homme sur la terre. Je ne
sions à la volonté, la volonté à fonds et spirituels Entretiens au saurais donner meilleur exemple
l’action, l’action à la pensée et bord de la mer je lis ces lignes: de vision active que le récit que
ainsi de suite; vous ne finirez « Là-dessus je tirai de ma poche Hugo a fait de son voyage sur
jamais, mais peu à peu vous une vis à bois: Voilà, lui le Rhin. Le lecteur est frappé
construirez une étonnante ma­ répliquai-je, un autre clou, qui par la précision de l’observation
chine de guerre qui vous per­ n’est nullement un clou. Cela concrète, par la justesse du
mettra d’affronter la bataille de me rappelle qu’au temps où je coup d’œil, et cependant l’en­
l’examen. » pensais à une thèse doctorale semble ne disparaît jamais sous
Que votre pensée soit le guide comme à une chose non impos­ les détails. Voir le geste de
de vos lectures. N ’ayez pas peur sible, j ’avais trouvé ce beau l’homme, c’est continuer à lire
d’être pauvre d’érudition. Jean titre: Le clou et la vis. Mais, sa pensée.
Miquel cite (page 96) cette outre que je ne me souciais nul­ Tels sont les trois conseils que
phrase d’Alain : « Et il n’est lement de l’approbation des je me suis permis d’adresser à
point nécessaire qu’un homme gens de Sorbonne, je n’espérais ceux qui désirent s’initier à la
sache tout et comprenne tout; point qu’ils prendraient au philosophie. C’est-à-dire qu’il
il suffit qu’il sache et comprenne sérieux mes pensées ouvrières. ne faut pas aborder la philo­
bien une seule chose pour qu’il Si j’avais traduit le Phédon en sophie comme on le ferait de la
se sente en cela le frère et le faisant seulement deux contre­ physique ou de la biologie, par
semblable de tous ceux qui sens à la page, ils auraient des manuels ou des traités spé­
savent et comprennent.» En mieux reconnu leur manière.» cialisés. La philosophie n’est
d’autres termes, cela signifie (Quatrième entretien). pas une science: elle n’enseigne
que, pour qui veut penser la Il faut savoir aussi quitter la rien de la structure de la matière
peinture, il n’y a pas plus dans dialectique, car une pensée qui ou du code génétique. Elle est
cent tableaux que dans un seul, n’est pas confrontée avec les une lecture de la pensée de
que, pour qui veut penser la choses tourne à vide. François l’homme à travers les mots qu’il
poésie, il n’y a pas plus dans Bacon disait que « le syllogisme prononce, les signes qu’il pré­
cent poèmes que dans un seul. lie la pensée et non les choses». sente, les gestes qu’il accomplit.
La culture livresque est sans Voulez-vous être philosophe?
La culture livresque André A mar.
vie. Il faut que nous apprenions Apprenez à lire.
est sans vie
Ce qui est une valeur n’est pas
divisible, et ne gagne rien à être
quantitativement accru. Une
seule pensée de Platon contient
toute la philosophie, à condition
toutefois que vous sachiez l’ex­
traire et la relier à toute votre
expérience intellectuelle. Et
nous voilà ainsi ramenés à ce
travail sur soi, à ce prodigieux
exercice de l’écriture qui tout
à la fois nourrit la pensée et
filtre ce qu’elle doit absorber.
Troisième conseil: voir. C’est
sortir des livres et regarder le
monde. Non pas en spectateur
169
Les m ém oires
du 114
On rêvait déjà
de planètes
au début du siècle
au 114, Champs-Élysées.
Alberto Santos Dumont
(1873-1932),
pionnier de l’aviation
en France, habitait
l’immeuble où sont
installés nos bureaux.
Santos Dumont
n’hésitait pas
à utiliser
les Champs-Élysées
comme terrain de
manœuvre. La page de
dessins ci-contre
est extraite
des« Belles Histoires
de l’oncle Paul »,
publiées dans Spirou.
Nous la reproduisons
avec l’aimable
autorisation
de World Press.

170
M.O.C.
Une lutte inattendue:
la C.I.A. contre les soucoupes volantes
Vers le début du dernier mois de mai, les jo urnaux, surtout outre- estimer que le contrôle proposé
Atlantique, reproduisaient les déclarations d ’un savant américain par l’Air Force devait être
en colère. Ce savant, le physicien James E. M ac Donald, affirmait entrepris. Un crédit fut débloqué
que, depuis 1953, la commission d ’enquête de l’U.S.A.-Air Force et le Dr James E. Mac Donald se
sur les objets volants non identifiés avait constam m ent menti au chargea du travail. Ce travail,
public et trompé les hommes de science. on peut dire qu ’il a été conduit
jusqu’au bout: M ac Donald a
Les savants am éricains appelée Project Blue Book) et consacré dix mois entiers à
contre le « Project Blue Book » l’astronome Joseph Allen Hynek, éplucher les dossiers du Project
Sur quoi se basait Mac Donald conseiller scientifique du Project Blue Book, à interroger les
pour lancer une si grande ac cu­ Blue Book. La déposition de ces auteurs des rapports et à con­
sation? Le savant américain deux experts, on s’en souvient, trôler l’honnêteté de ces rap­
vient de nous com m uniquer son avait rapidement tourné à une ports en interrogeant les témoins
dossier. Force est d ’avouer que, mise en accusation de l’U.S.A.- eux-mêmes d ’un bout des États-
bien que le soupçon de ces faits Air Force par les savants. Unis à l’autre. Avant d ’exposer
nous fût depuis longtemps venu Ceux-ci lui reprochaient de ne les résultats de ce travail, pré­
à l’esprit, par ses révélations faire aucune enquête sérieuse cisons que M ac Donald est un
Mac Donald ajoute un chapitre, et de se satisfaire de la pre­ spécialiste connu de la physique
et peut-être le plus désastreux, mière explication venue. L’U. de l’atmosphère, « senior phy-
à l’histoire de la guerre secrète S.A.-Air Force, piquée, fit alors sicist» à l’institut de physique
et des méfaits des services de savoir que ses dossiers étaieni atmosphérique de l’université
renseignements. ouverts à tout homme de science de l’Arizona depuis 1954, et
J ’ai déjà rapporté ici dans professionnel qui voudrait cons­ qu ’avant cette date il enseignait
quelles circonstances la vague tater l’excellence de ses mé­ à l’université de Chicago.
d ’observations de 1965-66 avait thodes de travail. Il semble que,
amené le sénat américain, au ce faisant, l’Air Force avait La C .I.A .
printemps 1966, à réunir la compté surtout sur l’indifférence su b m ergée de soucoupes!
commission de l’U.S.A.-Air des savants à l’égard d’un sujet Son premier soin fut, com me
Force et à m ander devant celle- aussi « ridicule » que les sou­ l’Air F orce l’avait im prudem ­
ci les principaux experts en coupes volantes. En quoi elle ment proposé, d’examiner à la
matière d ’objets non identifiés, com mit une erreur, dont elle loupe les dossiers du Project
c ’est-à-dire, essentiellement, le est maintenant en train de Blue Book, à la base militaire de
major Hector Quintanilla, chef payer les conséquences. En Dayton, dans l’Ohio. Un fait
de la commission d ’enquête de effet, il se trouva une univer­ l’intrigua bientôt : ju squ’en 1953,
l’U.S.A.-Air Force (commission sité, celle de l’Arizona, pour les cas «inexpliqués» repré-
m~ sentaient des pourcentages Q uand les savants américains, ayant estimé que ces rapports
allant jusqu ’à 27 p our cent de mais aussi français, anglais, etc., ne prouvaient l’existence d ’au­
l’ensemble des cas. Après 1953, eurent lu que des gens aussi cune activité hostile, « il était
ces pourcentages se stabilisèrent com pétents que les m embres du urgent de tarir à sa source un
soudain aux alentours de 2 ou 3 jury Robertson, ayant étudié le « bruit de gong » capable de noyer
pour cent et ne varièrent plus problème, n’y avaient trouvé les informations réellement inté­
autour de ces chiffres très bas. qu ’un fatras de ballons-sondes, ressantes pour les services de
En 1953 (tous ceux qui ont lu le étoiles filantes, etc., leur opi­ sécurité». A utrem e n t dit: « Puis­
livre de R u p p e l1, alors chef du nion fut faite: les soucoupes qu’il ne s ’agit pas de guerre froide,
Project Blue Book, s’en sou­ volantes étaient une fumisterie, non seulement ça ne nous inté­
viennent), l’Air Force avait née de l’ignorance de témoins resse pas, mais ça nous gêne. Il
réuni un jury d ’hommes de incapables de reconnaître ce faut donc que vous nous débarras­
science réputés pour examiner qu ’ils avaient vu et propagée siez de cette affaire, par n ’importe
la question et d onner leur avis. par des illuminés et des escrocs. quel moyen ».
Ce jury, présidé par le physi­ Seulement, ni le livre de Ruppel
cien H.P. Robertson, du Cali- ni naturellem ent le co m m u­ Les soucoupes d evie n n en t
fornian Institute o f techno- niqué publié par le jury Robert­ « to p secret »
logy, était composé de Luis son ne disaient l’essentiel: à C ette décision, prise par les
W . Alvarez, Lioyd V. Berkner, savoir que les meneurs de jeu hommes de la C.I.A. et par le
Samuel A. Goudsmit et Thorom- du prétendu jury n’avaient été brigadier-général Garland, chef
ton Page. En trois jours, du ni Robertson, ni Goudsmit, ni des services de renseignement
14 au 17 janvier, ce jury expédia aucun des savants présents, de l’U.S.A.-Air Force, fut ava­
son travail et rédigea un co m ­ mais bien trois messieurs qui lisée par six savants américains
muniqué disant: 1/ q u ’il n’exis­ n’étaient nommés dans aucun de grande réputation. Elle le fut
tait aucune preuve d'une acti­ d o cum ent publié et qui avaient non seulem ent aux yeux du
vité hostile dans le phénom ène nom H. Marshall Chadwell, public, mais à ceux de leurs
étudié; 2 / q u ’il n ’y avait pas Ralph L. Clark et Philip G. collègues du m onde entier.
davantage de preuve de l’exis­ Etrong, de leur profession hono­ Lâcheté devant le pouvoir ou
tence du moindre «certifact» rables agents de la C.I.A. Aucun patriotisme? L’histoire jugera.
(activité intelligente); 3 / que docum ent publié ne faisait état Huit mois plus tard, en août
l’on recommandait l’élaboration non plus d ’un quatrièm e point, 1953, PU.S.A.-Air Force prenait
d ’un program m e éducatif en écrit en toutes lettres en con­ toutes les dispositions pour le
vue de rendre familier au public clusion du d o cum ent approuvé «systematic debunking». Une
les divers phénom ènes naturels par le «jury», et qui rec om ­ directive enregistrée sous la
observables dans le ciel: mé­ mandait fermement, au nom de référence AF-200-2 était en­
téores, traînées de c onde n­ la C.I.A. et de la sécurité des voyée aux responsables de la
sation, halos, ballons-sondes, États-Unis, « une réfutation sys­ commission d ’enquête {Project
etc. de façon à « effacer l’aura tém atique des soucoupes vo­ Blue Book) spécifiant que ceux-
de mystère que les objets volants lantes» (a systematic debunking ci auraient désormais « à réduire
non identifiés avaient m alen­ o f the flying saucers, selon les le pourcentage des non-identiflés
contreusem ent acquise ». term es exacts employés dans le à un minimum » ( the percentage
Ce communiqué, répandu dans texte officiel et secretj. Et pour­ o f unidentified must be reduced
le monde entier avec tout le quoi la C.I.A. tenait-elle tel­ to a minimum) ». C ette directive
poids de six éminentes signa­ lement à cette réfutation systé­ fut assortie d ’une ordonnance
tures, est à l’origine de tout matique? Parce que « l’énorme de la justice militaire prévoyant
ce qui s’est passé depuis dans vague de rapports de l’année des peines pouvant aller ju sq u ’à
le domaine des « soucoupes 1952 (1 500 dans les seuls dos­ 10 ans de prison et 10 000 dollars
volantes». siers du Project Blue Bookj d ’am ende (5 millions d ’anciens
avait submergé l’activité des ser­ francs) contre tout personnel
1. E d w ard R u p p e l, Report on unidentified vices de renseignement à un degré militaire coupable d ’avoir di­
flying objects; G o llan c z , é d ite u r, L on d res. alarmant» et que, les savants vulgué toute information sur
tout cas d ’objet volant non suivre l’objet ju sq u ’à l’arrivée «nageoire». Une luminosité
identifié. En revanche, il était d ’une caméra. L’objet s’éloi­ conique diffuse ém anait de sa
laissé toute liberté aux com ­ gnant de nouveau, les deux surface inférieure. L’altitude de
mandants locaux de com m u­ policiers remontèrent en voiture l’objet varia au cours de la
niquer à la presse ou au public et suivirent l’objet qui filait au- poursuite d ’une centaine de
toute information sur les cas dessus de la route nationale qui, mètres à six ou sept cents
pour lesquels une explication sur plus de 100 kilomètres, mètres. Q uand il était très bas,
conventionnelle était évidente. conduit au-delà de la frontière il allait en zig-zag au-dessus de
de l’Ohio, jusqu’en Pennsyl­ la route. La façon dont le poli­
Un cas inexp licab le vanie. En route, deux autres cier Huston se joignit à la pour­
et p o u rta n t « expliqu é » policiers, Wayne Huston, de suite est particulièrement inté­
Le professeur Mac Donald tint à Palestine, Ohio, et Frank Pan- ressante. Ayant intercepté les
voir dans le détail com m ent ces zanella, de Conway, Pennsyl­ conversations radio de Spaur et
directives avaient été appli­ vanie, virent eux aussi arriver Neff avec leur poste, il comprit
quées. 11 ne semble pas qu ’il l’objet et se lancèrent à sa que ceux-ci arrivaient par la
ait trouvé des cas de militaires poursuite. route 14 et alla les y attendre.
emprisonnés pour avoir parlé. Tous ces policiers décrivirent Q uand il arriva, il stoppa,
On sait d ’ailleurs q u ’à partir de séparém ent un objet circulaire regarda le ciel et ne vit rien.
1953 aucune information offi­ d ’une douzaine de mètres de Mais bientôt, l’objet apparut à
cielle n’est plus venue des diamètre, brillamment illuminé, basse altitude au-dessus de la
États-Unis sur ce sujet, à l’ex­ et dont la face supérieure pré­ route, talonné par la première
ception des com muniqués sentait com m e une espèce de voiture de police.
annuels anno nçant que tant de
ces cas avaient été « soigneu­
sement étudiés», que 9 8 %
étaient des ballons-sondes, des
étoiles filantes, etc... et que le
reste n’avait aucune signifi­
cation. En revanche, il put voir
com m ent avaient été obtenus
ces merveilleux pourcentages
de cas expliqués. En voici un
entre des milliers d ’autres.
Le 17 avril 1966, vers 5 heures
du matin, deux officiers de
police, Dale Spaur et W.L.
Neff, du com té de Portage,
Ohio, étaient en train d ’exa­
miner une voiture abandonnée
au sud de Ravenna, dans l’Ohio,
lorsque dans la demi-obscurité
de l’aube proche, un très gros
objet aérien lumineux sortit au-
dessus d ’une colline boisée voi­
sine, avança jusqu’au-dessus
d ’eux et s’arrêta, illuminant
tout le paysage, puis s’éloigna
et stoppa de nouveau un peu
plus loin. Les deux policiers
appelèrent leur poste par radio.
On leur dit d ’observer et de

173
Panzanella, le quatrièm e poli­ enregistrée, et Mac Donald put
P A R A P S Y C H O L O G IE
cier, n’avait rien intercepté du l’é c oute r lors de sa propre
tout: c ’est en voyant arriver enquête: elle se résume, dit-il,
l’objet sur la route, près de à une brutale tentative de Quin­ Nouveaux progrès de la
Conway où il se trouvait, q u ’il tanilla de faire croire aux parapsychologie
se lança lui aussi à sa pour­ témoins q u ’ils avaient vu Écho en U .R .S .S.
suite. La poursuite dura encore et la planète Vénus.
quelques minutes, puis les quatre Le fait que, lorsque Huston vit L’étude de la parapsychologie
policiers virent l’objet bondir à l’objet arriver et passer sur sa se poursuit très activement en
la verticale à très grande vitesse tête, la poursuite durait depuis U.R.S.S. Parmi les journaux qui
et disparaître dans le ciel. plus d ’une heure, fut écarté ont récem m ent parlé du sujet il
Tels sont les faits consignés par sans examen par le major de faut citer: Le drapeau de Lénine,
les policiers dans leurs rapports l’U.S.A.-Air Force, et l’expli­ 2 avril 1967; La Pravda de Mos­
et confirmés oralem ent par cation par le satellite et la cou, des 2 mars, 8 mars et 9 avril
chacun d ’eux à M ac Donald. planète maintenue. Le 30 sep­ 1967; Le journal des transports
te m bre 1966, le colonel H ayden maritimes, du 21 février 1967.
Le p ro jet M a n h a tta n P. Mims, de l’Air Force, écrivit Tous ces journaux publient des
v a -t-il résoudre le problèm e? au sénateur Stanton q u ’une études sur la parapsychologie,
Je cite maintenant Mac Donald : dernière enquête avait confirmé décrivent les résultats d ’expé­
« L’enquête de l’Air Force sur l’explication Écho-Vénus. Or, riences et notamment les récents
ce cas se serait bornée à une souligne Mac Donald, cette essais de liaison Moscou-Lenin-
conversation téléphonique de «dernière enquête» était in­ grad. La Pravda de Moscou du
quatre minutes du major Quin- ventée de toutes pièces, puis­ 9 avril fait observer qu’à côté
tanilla avec Spaur (conversation que aucun des témoins n’avait du laboratoire où l’on reçoit les
au cours de laquelle Quintanilla jamais plus été interrogé. Peu émissions télépathiques, il y a
essaya de persuader Spaur qu ’il importe: le cas fut et dem eure une plaque: « C ’est ici que le
avait vu le satellite Echo, puis classé parmi les « expliqués ». 24 mars 1896 A.S. Popov a reçu
la planète Vénus), s’il n’y avait Depuis le début de mai, Mac les premiers signaux radio. »
eu l’intérêt soulevé par l’affaire Donald, que son enquête semble Le 13 mars 1967, un séminaire
dans la presse locale.» Le séna­ avoir rendu furieux, parcourt sur le thèm e: « Peut-on com m u­
teur William Stanton intervint tous les grands laboratoires niquer avec les civilisations
pour q u ’il y eût une vraie am éricains pour en exposer les extra-terrestres par télépathie? »,
enquête. Quintanilla alla donc résultats à ses collègues. J ’eus organisé par la section de phy­
voir les quatre officiers de des échos de son passage au sique de la Société astrono­
police. Leur conversation fut Bureau de recherches navales mique, s’est tenu à Moscou.
(Office o f Naval Research) dans
différents centres de la NASA,
à Los Alamos... On me dit que
l’opinion scientifique américaine
exerce désormais une « pression
irrésistible» pour la prise en
considération du phénom ène,
que la commission Condon,
avec ses cent cinquante millions
de dollars, est d ’ores et déjà
dépassée. Certains parlent même
d’une reconversion de la NASA, Trois parapsychologues russes,
d ’un «projet M an hattan», pour Kamensi, Naumow et Nikofaew,
résoudre enfin le problème. étudient les résultats
Voilà où l’on en est aux États- de l’expérience de Novosibirsk.
Unis. A imé Michel.

174
■ESSEBSÜI^H
S O C IO L O G IE Les nouveaux matériaux :
une des clés de notre avenir technique
Il n’est pas évident p o u r le public q u 'u n e des clés de l’avenir ne s’agit pas seulement de fa­
réside dans la d é c o u v erte de nouveaux m atériaux do nt les briquer ces nouveaux m até­
perform an ces surpasseront de très loin celles auxquelles nous riaux, il faut encore apprendre
som m es habitués a u jo u rd ’hui. De telles considérations à les travailler, et le problème
sem blent ressortir de la pure tech nique, et l’on sait q u ’en est, à ce stade, encore plus
difficile.
France ces p ro blèm es ne sont pas très populaires.
Discuter la nature des quasars, Une fusée m oderne se caracté­ Le g rap h ite est
ou l’architecture intime de la rise par une masse sèche extra­ plus résistant que l'a cier
matière paraît une activité plus ordinairem ent faible. Q u ’est-ce Mais, pour les grandes révolu­
noble, plus excitan te p o u r à dire? Lorsqu’on construit un tions technologiques de l’avenir,
l’esprit. Pourtant notre siècle, lanceur, on a évidemm ent in­ il faudra franchir un degré de
et plus encore le x x r , repose térêt à em porter un maximum plus dans ce dom aine: obtenir
d'abord et avant tout sur la de combustible. Il faut que le des super-matériaux, On sait
technologie. Cette avance am é­ poids de la fusée vide, poids qui aujourd’hui ce que seront ces
ricaine que l’on déplore et dont représente une charge inutile, matériaux miracles de l’avenir:
on s’inquiète en tous lieux se soit le plus faible possible. De ce seront des matériaux hybrides.
situe d'abord sur ce plan. En ce point de vue, on est parti, On va am algamer des fibres
matière de science pure, l'Eu­ après la guerre, de fusées ayant dans le matériau pour le ren­
rope supporte assez bien la une masse «sèche» égale à forcer. Pourquoi et com ment
comparaison avec les États- 31 % du poids total au départ. réaliser un tel mariage?
Unis. Tel était le rapport pour la V \
Dans de nombreux domaines, Les grandes fusées modernes:
on voit donc se dessiner des Atlas, Saturne V, possèdent des
possibilités de progression qui rapports fusée pleine/fusée vide
sont présentem ent barrées par de l’ordre de 4 % ! C ’est là
des problèmes de technologie d'abord que réside la progres­
et, plus particulièrement, des sion fantastique des perfor­
questions de résistance des ma­ mances réalisées. Pour alléger
tériaux. Il n’est pas exagéré de dans de telles proportions la
dire que, très souvent, la mise structure des lanceurs, il a fallu
au point d'un nouveau matériau mettre au point de nouveaux
a permis directem ent et immé­ aciers dont la résistance dépasse
d ia te m e n t la réalisation de de très loin tout ce qui avait
progrès importants dans les do­ été réalisé auparavant. Au début
maines les plus divers: trans­ de l’ère spatiale, les meilleurs
ports, énergie, espace, etc. aciers spéciaux avaient une
résistance de 50 k g / m n r . Au­
Des aciers plus légers jourd'hui on utilise des aciers à
pour les fusées 350 k g /m m ’2.
Pour prendre ce dernier exemple, On p o u r ra it m ultiplier les
sait-on que les extraordinaires exemples de cet ordre. L’avia­
progrès accomplis en moins de tion à mach 3 dépend du titane,
dix ans par les fusées sont certains réacteurs nucléaires du
d'abord d'ordre métallurgique? béryllium. Dans tous ces cas, il

175
pw- On veut obtenir un solide aussi
résistant que possible. Il convient
donc de se d em an der ce q u ’est
la solidité. Disons qu’elle pro­
vient des forces de liaison qui
soudent atomes et molécules.
Ces forces sont considérables,
elles devraient conférer des
résistances fabuleuses. Prenons
un exemple très ordinaire: le
graphite. Sa résistance est très
faible ainsi que vous pouvez
aisément le constater par vous-
même. Pourtant, si l’on calcule
les forces de liaison entre les
atomes, on découvre que la ré­
sistance du graphite doit être
dix fois supérieure à celle des
meilleurs aciers spéciaux!
Les tric h ite s son t-elles
la clé de l'avenir?
C om m ent expliquer un tel para­
doxe? Q uand on calcule la le plus faible. Voilà qui explique une spirale ascendante autour
force des liaisons entre les cet écart énorm e entre les résis­ d ’une cavité centrale. On obtient
atomes pour en déduire la résis­ tances théoriques et réelles. ainsi une sorte d ’aiguille extra­
tance du matériau, on reste sur Voilà aussi qui nous perm et de ordinairem ent fine. Pour ce qui
un plan purem ent théorique. com prend re com m ent on pour­ nous concerne, elle possède
P ratiquem ent les atomes ne rait avoir des matériaux dotés une qualité surprenante: c ’est
sont pas tous liés avec cette de résistances fabuleuses: il un monocristal, c ’est-à-dire que
force car l’architecture intime faudrait q u ’ils possèdent une son architecture cristalline est
du solide est très imparfaite. structure cristalline parfaite. parfaite.
Dans un cristal, les atomes, en Mais, voilà, est-ce possible?
principe, se répartissent très D e nouveaux m a téria u x
régulièrement selon une sy­ O btenir un solide massif exempt supra-résistants
métrie parfaitem ent définie. de toute imperfection est, pour Ces fibres présentent donc une
Ainsi agencé, le solide possède l’heure, impossible. H e u re u ­ résistance effective égale à la
bien cette résistance théorique sement, il y a les trichites. Dans valeur théorique, c’est-à-dire
énorme. Hélas! en pratique le certaines conditions particu­ qu ’elles surpassent, et de très
meilleur cristal présente des lières, il peut apparaître sur les loin, tout ce que perm ettent les
dislocations, des irrégularités, métaux des filaments, des sortes aciers les plus modernes. M al­
bref, des points où les atomes de poils que les Anglo-Saxons heureusement, on n’obtient ainsi
sont faiblement liés, des points ont baptisés des whiskers et les que des fibres très courtes,
de moindre résistance. O r vous Français trichites. Ils se forment quelques centim ètres au maxi­
savez que la résistance est spontaném ent par un p héno­ mum, et très fines. Que faire de
toujours celle du point le plus mène de croissance cristalline. ces trichites? La N ature montre
faible. Peu importe d’avoir un C ’est-à-dire que les atomes se la solution. La charpente des
tissu très résistant s’il est mal m ettent à s’empiler réguliè­ êtres vivants, le bois, les os, est
raccom m odé en un point. A la rem ent les uns sur les autres en composée d ’une structure fila­
première traction, il cédera à une architecture cristalline. Ici m enteuse prise dans un milieu
cet endroit. La résistance d ’en­ cette architecture rappelle celle plastique. L’une fournit la ré­
semble est donc celle du point de la tour de Babel. Elle forme sistance, l’autre donne la coh é­

176
sion. Ainsi, on pourrait se servir on n’en est pas encore à envi­
G É N É T IQ U E
des trichites pour renforcer des sager une fabrication industrielle.
matériaux qui feraient office de Q uand on saura produire ces
matrice plastique dans laquelle matériaux, il faudra encore Un traitem en t prénatal
les fibres seraient emprisonnées. a p p r e n d r e à les travailler. accroît l'intelligence
C ette technique est déjà ap­ C o m m en t pourra-t-on les la­
pliquée dans les plastiques ren­ miner, les souder? T o ute une
forcés. On se sert alors com me nouvelle métallurgie sera à Ce traitem ent a été mis au point
fibre de la fibre de verre et l’on inventer. En tout état de cause en Afrique du Sud par le pro­
utilise une résine com m e ma­ on sait q u ’ils resteront très fesseur Heyns. Il consiste à
trice liante. Mais la fibre de chers et par conséquent ne dim inuer la pression atmos­
verre n’est absolument pas un constitueront pas des matériaux phérique pendant une demi-
monocristal parfait, en revanche de structure: ce serait ruineux. heure au-dessus de la tête de la
on peut en obtenir des fils Ils seront utilisés pour renforcer femme enceinte. On l’applique
continus. C ette technique des les machines aux points de d ’une façon quotidienne pen­
plastiques renforcés se déve­ grandes contraintes. On sait dant les dix dernières semaines
loppe aujourd’hui d ’une façon déjà, par exemple, que ces de la grossesse. Le traitem ent
spectaculaire. Ces matériaux corps conservent une grande a été appliqué à dix mille
ont servi à faire le troisième solidité à des tem pératures très femmes, le but originel était
étage de Diamant, la carros­ élevées. Ils constituent donc le sim plement de faciliter l’accou­
serie de la voiture Matra-Sport, matériau idéal pour tous les chement. Mais dans deux cas
le plafond de l’Opéra, etc. On « points chauds». On sait q u ’on sur cinq, on a d écouvert que les
les emploie dans la construction a toujours intérêt à travailler à enfants ainsi traités avant leur
navale, le bâtiment, l’aé ronau­ la te m pératu re la plus élevée naissance étaient nettem ent
tique. Un peu partout, elle possible pour améliorer le ren­ plus intelligents.
concurrence le métal en le sur­ dem ent dans les échanges éner­ C ’est ainsi qu ’alors qu’un enfant
passant souvent en résistance gétiques. Les trichites vont per­ de dix-huit mois peut prononcer
mécanique, en neutralité chi­ mettre d ’accomplir de véritables en moyenne cinq mots, les
mique et en légèreté. révolutions dans tous ces do­ bébés du professeur Heyns en
maines. Les machines-outils prononcent deux cents. A deux
Il fa u t inven ter vont égalem ent accomplir une ans, certains d ’entre eux savent
une nou velle m é ta llu rg ie progression spectaculaire. D ’une téléphoner et d ’autres expli­
Mais cela n’est encore qu ’un gaçon générale, toute la m éca­ quer com m ent marche un poste
début, il faut m aintenant appri­ nique tirera un profit considé­ à transistors. A trois ans, l’un
voiser les trichites. On sait rable de ces recherches. Sur d ’eux parle quatre langues.
aujourd’hui les obtenir au stade une machine il y a toujours des Leur résistance physique est
du laboratoire, mais la grande « points d ’usure». On doit l’aban­ plus grande que celle des enfants
production industrielle n’est donner alors que l’ensemble normaux ainsi que leur agilité et
pas encore lancée. Il faut éga­ tient encore, mais quelques leur adresse manuelle, notam ­
lement apprendre à fabriquer pièces essentielles sont «mortes». ment pour des tâches telles que
ces matériaux hybrides. Là, on En renforçant ces points d é­ la construction d ’un poste de
n’en est encore qu ’aux balbu­ licats, on va accroître considé­ T.S.F.
tiements. Dans tous les pays, on r ab le m en t la résistance de D ’après des mesures faites par
travaille fiévreusement à ce l’ensemble. le professeur Heyns, si on
problème. Il faut obtenir un On le voit, ces austères consi­ donne 100 de coefficient au
matériau d ’une certaine hom o­ dérations sur la résistance des bébé normal, le bébé traité
généité dans lequel les trichites matériaux et les trichites cons­ atteint 173. L ’explication du
soient très fortement liées. A ce tituent bien l’une des clés de phénom ène reste à trouver,
stade les problèm es technolo­ l’avenir, elles contribueront à mais si les résultats sont confir­
giques sont énormes. Mais des changer le monde dans lequel més, il s’agit peut-être d ’une
échantillons très intéressants vous vivrez demain. des plus grandes découvertes
ont déjà été obtenus. Toutefois, François Derrey. de notre siècle.

177
?

B IO L O G IE Le veau est-il alchimiste?


Dans une publication officielle, les Annales de Biologie animale. total de 62,48 g; il aurait dis­
Biochimie, Biophysique, éditée par l’institut national de la paru en sept jours.)
R echerche agronomique (I.N.R.A.), P. Larvor et ses collaborateurs Le m anque de calcium, quand
ont com m uniqué les résultats de leur « Étude de la carence expé­ il y a ca rence en magnésium,
rimentale en magnésium chez le veau ». est un phénom ène qui fait
l’objet de nombreuses études
C ’est un important travail de Mais si la nécessité — pour actuellement, bien q u ’il ait été
51 pages, paru dans des numéros l’hom m e et l’animal — d ’avoir signalé il y a longtemps par
de 1964 et 1965 de cette revue, du magnésium pour faire son plusieurs chercheurs. C ’est
mais nous n’en retiendrons ici calcium est bien connue, il se ainsi q u ’il vient de faire l’objet
que quelques résultats, en appa­ dégage de cette expérience un d ’une publication, en juillet
rence stupéfiants. autre aspect des plus intéres­ 1966 (brochure de 58 pages, Les
On sait que si le magnésium sants. Cahiers Sandoz) du Dr L.
manque, le calcium m anque; le Les veaux de cinq semaines Bertrand: La Spasmophilie.
magnésium est nécessaire pour ingéraient par jo ur 5,750 g de C ette étude est une synthèse
que le squelette se développe, calcium, ils en excrétaient 14,6 g des recherches de ces dernières
s’enrichisse en calcium; mais (moyenne pour tous les veaux). années (avec 87 références).
P. Larvor voulait étudier dif­ A neuf semaines, les témoins Depuis longtemps on avait
férents aspects de la ca rence en ingéraient 13,132 g de calcium constaté chez les bovins des
magnésium chez des animaux à et en excrétaient 22,513 g, crises de tétanie — le plus
croissance rapide, au m éta­ tandis que les carencés ingé­ souvent mortelles —, dite
bolisme très actif. raient 11,477 g de calcium et «tétanie des herbages», car on
en excrétaient 15,205 g. supposait une carence des her­
D 'où v ie n t le ca lciu m Ainsi, tous, et toujours, excré­ bages en un élém ent non alors
excédentaire? taient beaucoup plus de calcaire identifié; puis on s’aperçut
Des veaux ont été alimentés que ce qui était ingéré — les q u ’elle était liée à une forte
par du lait semi-synthétique valeurs données pour l’excrétion baisse du magnésium dans le
dans lequel on a renforcé de ici s’entenden t y compris la sang des animaux.
près de 6 0 % la ten eur en fixation sur l’os, la sortie par le
magnésium, par rapport au taux rein et par l’intestin. Cette Le m agn ésium
normal moyen du lait naturel, «sortie» de calcium est de plus sert à faire du calcium
pour les veaux du lot témoin; de 60 % plus élevée que l’entrée, Chez l’hom m e aussi des re­
tandis q u ’un autre lot de veaux chez les veaux témoins. cherches ont été faites. Shils
de m ême race, du m ême âge, D ’où vient ce calcium? P. (1964) soum ettant des hommes
de même poids — à quelques Larvor et ses collègues ne le à une carence prolongée en
dizaines de gramm es près - disent pas, n’abo rdent pas cet magnésium « a observé une
recevait du lait pauvre en aspect; ils d onnent objecti­ chute tardive de la calcémie,
magnésium — 1/6 seulement vem ent les chiffres résultant de non influencée par la calcithé-
du taux normal. leurs recherches, leurs bilans rapie et redressée par la magné-
Ces veaux, à cinq semaines, n’ayant pas porté sur des élé­ sithérapie, mais plus lentem ent
pesaient sensiblement 49,9 kg, ments autres que le calcium. que le taux de la magnésimie».
en moyenne. A neuf semaines (On peut seulement, d ’après ces Ce qui ne peut étonner: l’orga­
ils pesaient en moyenne, les recherches, répondre négati­ nisme carencé en magnésium
témoins, 75 kg, et les caren- vem ent: les 9,4 g /j «sortis» en récupère d’abord son déficit et
cés en magnésium seulement plus, par les témoins de neuf c’est seulement quand il aura
67,2 kg — la carence ayant été semaines, ne peuvent venir du atteint un taux suffisant pour
appliquée sur les veaux de cinq calcium mobilisable, qui pour que les mécanismes normaux se
semaines. ces veaux de 75 kg, était au déclenchent, dans le m étabo­

178
A savoir
lisme du calcium, que le cal­ vaille à l’institut d’énergie ato­
cium remontera. On voit en A S T R O N A U T IQ U E
mique Kourtchatov à Moscou.
outre que ce m anque de calcium Cet article vient de paraître
ne peut être soigné par l’admi­ Nouveau péril dans Priroda (février 1967,
nistration de calcium, mais par sur la Lune page 85). Dans cet article,
du magnésium. l’auteur décrit également un
Durlach, de 1959 à 1963, a pour l'hom m e phénomène qui doit logiquement
montré que la baisse du cal­ se produire sur la Lune si les
cium est due au m anque de Le «grand feuilleton» de la antimétéorites existent. Sur la
magnésium. Petersen aussi science, com me le disait le Terre, les antim étéorites s’an-
(1963) a établi que la correction regretté Jacques Spitz, ne ces­ nihilent dans l’atmosphère. Sur
du trouble calcique se fait par sera jamais de me surprendre. la Lune, p a r contre, elles
la magnésithérapie, et L. Ber­ Je n’aurais jamais pensé que les frappent la surface et celle-ci
trand écrit: « L’administration recherches sur la fameuse explo­ doit com porter alors des taches
de calcium non seulement est sion sibérienne de 1908 puissent radioactives qui peuvent rester
inefficace, mais peut augm enter un jo u r conduire à quoi que ce dangereuses pendant des mil­
les symptômes de la tétanie soit de pratique (voir Planète lions d ’années! Avant de se
hypomagnésienne.» Par la n° 8). Or, elles viennent de poser sur la Lune, il faut donc
magnésithérapie, « en général révéler un péril inédit qui guette détec ter ces taches, ce qui sera
l’amélioration s’observe ici les astronautes en chemin vers fait par des chenillettes télé­
encore après un intervalle libre la Lune et elles vont peut-être guidées circulant sur la Lune.
variable (une semaine à trois perm ettre de leur sauver la vie. Ainsi une re c h e rc h e a p p a ­
mois); le traitem ent doit être Après l’élimination de l’hypo­ rem m ent fantastique aura-t-elle
prolongé aussi longtemps que thèse de la com ète et de celle peut-être sauvé des vies humaines.
la décom pensation l’exige et d ’un astronef interstellaire, il
sans surveillance particulière, devient assez probable que U n e grande p rédiction
le magnésium étant atoxique». l’explosion de 1908 fut causée de la scien ce-fictio n
Ainsi ces recherches confirment par de l’antimatière — exac­ Terminons sur la science-fiction:
que s’il y a carence en calcium, tem ent par une antimétéorite. l’hypothèse des antimétéorites
ce n’est pas du calcium q u ’il Les auteurs de science-fiction et de leur capture a été exposée
faut don ner à l’organisme, dans l’avaient écrit et on s’était pour la première fois il y a vingt
ces cas, mais du magnésium. moqué d ’eux. Lorsque le prix ans dans le roman de science-
Les recherches de P. Larvor Nobel Libby et d ’autres savants fiction La Nef d'Antim, publié en
- confirmant d ’autres que j ’ai éminents ont émis la même français dans la collection Rayon
citées dans mes ouvrages — hypothèse {Nature n» 15, 1965), fantastique après la guerre et
m ontrent que l’animal peut on com m enç a à prendre l’idée signé W ill Stew art. Elle ne pro­
«sortir» de ses voies digestives très au sérieux et notamment voqua à l’époque de la part
beaucoup plus de calcium que en Russie. L’académicien B.P. des spécialistes que des rica­
ce qu’il ingère, sans que cela Constantinov a cherché à d é­ nements. Mais je peux révéler
entraîne de décalcification. Les tecter des antimétéores anni­ maintenant que W ill S tew art est
veaux témoins, par exemple, hilés dans notre atmosphère. Il le pseudonyme de Jack W il-
suralimentés en magnésium, utilisa des détecteurs trans­ liamson et que celui-ci est non
sont des bêtes magnifiques, à portés à des altitudes se situant seulement auteur de science-
la charpente développée et entre 13 et 18 km par ballons et fiction, mais professeur d ’uni­
solide; les photos accom pa­ fusées. Les Soviétiques révèlent versité et qu ’il fut, pendant la
gnant le texte de P. Larvor maintenant que depuis 1961 guerre, conseiller des services
m ontrent la grande différence plus de deux mille émissions in­ m étéorolog iques de l’arm ée
qu ’il y a entre les témoins et tenses pouvant être attribuées à américaine. Il semble que son
ceux qui ont été carencés en l’annihilation des antimétéorites idée doive rester parmi les
magnésium pendant quatre ont été effectivement détectées! grandes prédictionsde la science-
semaines. On trouvera les détails dans un fiction.
Louis Kervran. article du Dr N.A.VIasov qui tra­ Jacques Bergier.
■BSEEEEHI^B
E T H N O L O G IE
Les rites de mort des Sara :
un ethnologue s'est fait initier au Tchad
Les Sara sont la plus im portante tribu noire du Tchad. Ils occupent turne, les gémissements des
essentiellement la moitié sud de cette république. Un ethnologue rhombes, les cris des hommes.
français, attaché de recherches au C.N.R.S., Robert Jaulin, a Mais l’auteur n ’est pas en quête
décidé, après plusieurs séjours au T chad, de participer à la plus d ’ésotérisme. Son expérience
secrète de leurs cérémonies: l’initiation, malgré l’avis des respon­ n’a rien à voir avec le fantas­
sables christianisés de ce jeune État africain. tique ou le surnaturel. De
Pous mieux faire com prendre courant dynamique, en oppo­ l’échange des femmes à la signi­
son entreprise, Robert Jaulin 1 sition avec les anthropologues fication profonde de l’initiation,
présente tout d ’abord une étude qui veulent examiner les so­ Jaulin essaie de dégager une
détaillée de l’initiation en ciétés u n iq u e m e n t dans ce réalité sociale structurée.
Afrique. Il s’agit de rites essen­ qu’elles ont de stable et d’éternel.
Il est reproché notam m ent aux Être initié,
tiellement secrets et l’on com ­
prend les difficultés de toute structuralistes, reproches que c'e st m o u rir pour naître
sorte que renco ntrent dans les Jaulin prend à son com pte, de Q u ’est-ce donc que l’initiation
milieux de culture traditionnelle nier l’histoire ou tout au moins sara? Après avoir été «tués»
ceux qui veulent obtenir une de la mettre entre parenthèses par les Mih (grands prêtres), les
documentation approfondie. En ou de ne d onner que des Koy (non initiés) sont ab an­
tout cas, Robert Jaulin a réussi éclairages réductionnistes d ’une donnés au Bra-ndo et Ka-ndo,
à faire accepter sa participation culture en privilégiant le dis­ c’est-à-dire leurs père et mère
à une cérémonie. Mais avant de cours ou le récit mythique. culturels qui sont chargés de
dire l’intérêt extrême de ce livre Robert Jaulin semble avoir pris les instruire, les soigner, leur
et l’importance exceptionnelle le meilleur de ses maîtres, mais apprendre la langue secrète,
de cette entreprise qui englobe s’est refusé à privilégier tel ou l’histoire, les prophéties, aussi
dans une analyse à la logique tel domaine culturel. bien que la peche, la culture ou
serrée une culture dont la ri­ Jaulin n ’est pas un écrivain la chasse. Émancipés, ils quittent
chesse n’échappe pas au lecteur à la recherche d ’émotions épi- l’univers de leur enfance pour
même si elle est systématisée, dermiques. Son livre, qui n’en « naître » et ac céder ainsi au
nous voudrions situer Jaulin. est pas moins plein de beauté et monde de la culture. La struc­
Les sciences humaines sont en de richesse, est le témoignage ture sociale sara est donc mimée
révolution. Dans le débat qui d ’une honnêteté toujours en dans la cérémonie de l’initiation.
oppose les différentes écoles, éveil. Nous suivons avec inté­ Dans la seconde partie, l’auteur
Robert Jaulin se fait en quelque rêt, dans ses moindres détails, s’est attaché à faire l’inventaire
sorte le promoteur d ’un nouveau le d éroulem ent de l’initiation. des différents aspects et mani­
1. La Mort sara, p a r R o b e rt J a u lin , éd it. L’atm osphère de mystère est festations de la culture sara. Il
P ion, 1967. renforcée par l’orchestre noc­ l’a abordée en recherchant la
valeur symbolique des rites,
leurs vertus propres, leurs fonc­
tions. En rassemblant les dif­
L'Europe
V O Y A G ES

férents aspects isolés, q u ’il


s’agisse des structures de pa­ sauvage est sans frontière
renté, de la gémelléité, du sys­
tème pénal ou de tout ce qui Qui n’a fait un jo u r le rêve de gions naturelles particulières
donne lieu à un rituel com m e parcourir à pied la T erre du ayant leur originalité propre et
les fétiches, la chasse et les paradis primitif, d ’errer dans la présentant chacune sur toute
ancêtres, il est parvenu à recons­ forêt de Brocéliande, de des­ leur étendue un visage unique.
tituer la collectivité sara en un cendre en canot, au printemps, L’une de ces régions, la q ua­
ensemble cohérent et articulé. les eaux calmes du Rhin, du torzième dans son classement,
C ette collectivité est dominée temps que sa vallée n’était s’étend des Pyrénées à la Si­
par l’idée de la mort. hantée que d’ours, d ’aurochs et bérie, traversant toutes ces
Le m onde occidental chrétien de divinités blondes et nues? entités artificielles que nous
rejette la mort ou l’oublie en C ette terre-là, bien que nous ap pelon s la F ra n ce , l’Alle­
plaçant l’éternité au-delà. Chez ayons de plus en plus de mal à magne, la Bohême, la Pologne,
les Indiens Bari, établis aux la trouver sans usines ni H.L.M., la Russie et débordant lar­
frontières de la Colombie et du ni autoroutes, ni fils électriques, gem ent en Asie. T out cela,
Venezuela, chez qui l’auteu r fit elle existe encore, et tout près quand on efface les absurdités
un séjour en 1964, l’idée de la des villes, à peu près intacte. Il nées de l’ignorance des hommes,
mort est abstraite. suffit, pour la découvrir, de se c’est un même et unique pays,
laisser guider par un naturaliste, celui de la grande forêt feuil­
Un se n tim e n t tra g iq u e par exemple par Kai Curry- lue. Paris, Varsovie, Vienne,
de la vie Lindahl, qui dirige à Stockholm Bruxelles, Prague, Copenhague,
Pour les Sara, la mort est une le d ép a rtem e n t d ’Histoire natu­ Berlin en sont les principales
réalité toujours présente et dont relle du M uséum Nordiska. villes. Curry-Lindahl ne méprise
dépenden t toutes les activités Depuis plus de vingt ans, de la pas les villes, il n’est pas un
du groupe. Dans la troisième Laponie à la mer Égée et du maniaque de la terre sans
partie, Jaulin a eu l’idée de Portugal au Caucase, Curry- hommes. Il souligne même que,
reconstituer un en terrem ent à Lindahl parcourt l’E urope des sans Paris qui l’aime et qui s’y
partir de devoirs d ’écoliers de bêtes et des plantes. Son regard répand le dim anche, la forêt de
Fort-A rcham bault. C ette cé ré­ ignore les œ uvres humaines. Et, Fontainebleau, par exemple,
monie illustre particulièrement de ce pèlerinage aux sources de aurait déjà disparu!
le sentiment tragique de la vie l’innocence, il rapporte une
de la tribu. Diverses autres ins­ image de la T erre qui ne res­ Le m o n de sans fro n tiè re
titutions révèlent l’usage social semble à aucune a u t r e 1. Son La lecture de son livre passion­
qui est fait de la mort. Il s’agit E urope est une T erre vierge, nant, adm irablem ent illustré et
de la prévoir pour s’en pré­ semblable à celle que, dans les édité, est au contraire une leçon
server. A la mort biologique romans de science-fiction, les d ’humanité: Pourquoi, se dit-on,
naturelle imposée aux hommes, explorateurs de l’espace dé­ les hom m es se querellent-ils sur
les Sara ont ajouté, en c om p en­ couvrent parfois, quand ils ont cette vaste surface, alors que
sation, la mort abstraite et so­ beaucoup de veine. les cerfs, les chevreuils, les
ciale, celle du yondo, la mort renards, les innombrables oi­
initiatique. D ix -n e u f régions seaux, les poissons eux-mêmes
C ’est toute cette complexité Par exemple, pour lui, notre traversent les frontières sans
que démêle Jaulin. Sa démarche continent présente dix-neuf ré- avoir conscience de traverser
est soutenue par la recherche quoi que ce soit? Jadis, pendant
1. K ai C u rry -L in d a h l: l'Europe (H a c h e tte ,
de la vérité. Il s’agit d ’un tém oi­ C o lle c tio n les Continents en couleurs). U ne
la préhistoire, les hommes pou­
gnage de grande classe et qui Amérique du Nord d e m êm e e sp rit a d é jà vaient errer sur ces milliers de
p a ru d a n s c e tte c o lle c tio n , sous la sig n a tu re
fera date. de n o tre am i, le n a tu ra liste a m é ric a in Iv ar
kilomètres carrés sans cesser
Marie-José Houareau. T . S a n d e rso n . d ’y trouver les mêmes bêtes, la
181
Voyages
m ~ perdrix, le coucou, le blaireau, Michel Déon: Mégalonose (La
L IB R A IR IE Table Ronde).
le bison, le sanglier, le hérisson,
la truite, et les mêmes arbres Sous la forme d ’un Supplément
(le hêtre, le chêne, le frêne, aux Voyages de Gulliver, Michel
l’orme, le bouleau). N ’est-il pas Déon entraîne son héros, qui
frappant que la civilisation du ROMANS est celui de Sw ift, dans l’ar­
Paléolithique supérieur ait laissé chipel des Kokus où règne
des vestiges identiques dans Christine Arnothy : Jouer à l’été Mégalonose, un dictateur qui
toute cette région et que des (Julliard). fait payer cher à ses sujets sa
Vénus callipyges, semblables à La célèbre com édienne Liliane terrible infirmité. Mégalonose
celles de Lespugue, aient fleuri Berg pleure au casino de est, en effet, un nain. T o ute res­
ju sq u ’au fond de la Russie Monte-Carlo. Plus les jetons semblance avec un personnage
actuelle? s’accum ulent devant elle, plus historique, nain ou géant, serait
elle s’abandonne au désespoir. une pure coïncidence. T o u ­
Un livre de beau té Derrière elle se tient son amant, tefois, si l’action se déroule
Ce qui frappe aussi, dans ce com édien aussi, mais de vingt au xvme siècle, elle n’est pas
livre, c ’est la beauté de l’Eu­ ans plus jeune, Gabriel. Liliane sans ressemblances avec l’épo­
rope, notre continent. Si, comme représente à ses yeux la fortune, que actuelle. On lit ce livre
le m ontrent toutes les études la beauté, la réussite totale. Elle de bout en bout avec un certain
anthropologiques, les hommes l’aime peut-être. Pourtant, il est sourire amer. L’auteur a tantôt
ne présentent entre eux aucune exaspéré, harcelé par cette per­ le ton de Voltaire, tantôt celui
différence intellectuelle sen­ fection nom m ée Liliane. Il n’a de Rabelais, tout com m e son
sible, il faut bien que ce soit rien. Elle a tout. S’il lui ôtait modèle Sw ift. Mégalonose est
quelque mystérieuse harmonie la vie... Même pas pour l’argent, de la même veine satirique que
du sol européen qui ait inspiré pour le plaisir. Il n’a que cette La carotte et le bâton, du même
ses habitants, dont la pensée nuit devant lui. auteur.
désormais domine et éduque la Sur ce thème, en somme banal,
planète. Si les premiers hommes Christine Arnothy a écrit un Marcel Thiry : Nouvelles du Grand
dans la Lune seront des Blancs, beau roman plein de passion, Possible (M arabout).
ce n’est assurément pas parce brûlant et nerveux. R arem ent Poète, conteur et romancier,
qu ’ils sont blancs. Mais c’est une histoire d’am our est apparue Marcel Thiry est un des noms
peut-être que le hasard a placé aussi troublante, aussi profonde. les plus importants de la litté­
les Blancs là où ils sont: à voir L’auteur sait insuffler une vie rature belge contemporaine. A
les images que le naturaliste extraordinaire à ses person­ la différence de b e a u c o u p
suédois a rassemblées dans son nages. Et quelle tendresse elle a d’autres auteurs fantastiques,
livre, on com prend mieux la pour eux! Marcel Thiry ne cherche jamais
légende de la petite nymphe l’effet et ne tente m ême pas de
Europe, pour qui le roi des Yaël Dayan : S i la mort avait créer le frisson. C ’est par un art
dieux eut les faiblesses que l’on deux fils (R obert Laffont). très subtil, presque insensi­
sait. Stéphane A rnaud. Yaël Dayan est la fille du gé­ blement, que l’auteur de ces
néral Moshe Dayan, deux fois sept visages du fantastique par­
« vainqueur du Sinaï », elle- vient à entraîner son lecteur
même lieutenant dans l’armée dans l’univers étrange, impos­
israélienne. Elle a écrit son sible ou presque, de la poésie
premier livre il y a dix ans. Ce fantastique. Ces nouvelles feront
nouveau roman est de la classe date.
du premier. C ’est une œuvre
d’une très grande noblesse, tra­ Guy Le Clec h : L ’aube sur les
gique et poignante, tout entière remparts (Albin Michel).
baignée d ’am our pour une terre Si cette histoire étrange nous
et un peuple qui sont la raison fascine aussi intensément, n’est-
de vivre de Yaël Dayan. ce pas parce q u ’elle est de tous

182
A lire
les temps, confrontation de ce
qui a été, aurait pu être, avec
ce qui est, pourrait être? Guy «Ca,m c'est New York»
m

Le C lec’h possède un style par­


fait, un peu glacé, mis au ser­ Jean-M arie Chourgnoz est édi­ dont la moitié en couleurs et
vice d ’une vision romanesque teur, Marc Pampuzac est publi- accom pagnées d ’une carte
très pure et très poétique, aux ciste. Ils ont vécu à New York géante de M anh attan . C ’est
frontières du fantastique, c ’est- et ils adorent cette ville. aussi une série d ’histoires racon­
à-dire de la véritable réalité, De retour à Paris, ils ont eu à tées de façon vivante.
celle qui est « de l’autre côté du répondre si souvent à la ques­
miroir», celle qui ne peut être tion classique: «Alors, c’est Le premier ouvrage de la série
atteinte q u ’en forçant « les co m m en t New York?» que «Ça, c ’est New York», intitulé
portes d ’ivoire » chères à Gérard l’idée leur est venue de répondre Les maisons et les rues, sera
de Nerval et à Lautréamont. collectivement à toutes ces suivi dans quelques mois de deux
L’individu affrontant l’histoire, questions et aussi, hélas, à tous autres volumes: Les femmes
n ’est-ce pas là le véritable les lieux com muns édités sur la et les autres et Crazy New
com bat tragique de notre exis­ grande ville américaine. York.
tence? Le couple Daerna- La réponse, c ’est un ouvrage de Des traductions anglaise et alle­
G ayo m ard qui, au hasard d ’une qualité illustré de 200 photos, m ande du livre sont en cours.
rencontre, forge une légende
où se révèlent et s’exaltent les
forces les plus secrètes, est bien
à l’image du couple m oderne
que la lucidité entraîne dans la
ville imaginaire où la liberté
personnelle est conquise, où le
bonheur se nomme l’aurore,
mais d ’où l’on ne peut revenir.
Ce beau, ce grand roman classe
son auteur parmi les écrivains
français de premier rang, ceux
qui ont quelque chose à dire
parce qu ’ils sont angoissés, sai­
nem ent, positivement, parce
q u ’ils croient encore que ce qui
com pte avant tout dans la con­
dition humaine, c’est cette petite
étincelle qui se nomme l’esprit.

Marie-Thérèse de Brosses: La
Dimension d ’absence (Christian
Bourgois).
« Que peuvent-ils bien accom ­ New York est une jungle de béton où se débat la faune humaine.
plir, ces agités infatigables? » se
dem andait Sôren Kierkegaard. pas rapidement Sczianski. Marie- l’ascèse d ’un homme, d ’un
C ’est aussi la question que se Thérèse de Brosses sait cam per «étranger», qui, à partir de la
pose Sczianski, le héros de ce un personnage sans en avoir révélation éblouissante d ’un
roman insolite et fort beau, trop l’air, le faire vivre, lui phénom ène physique aberrant,
héros étrange mais lucide, qui d onn er une singulière présence veut affirmer sa différence es­
paraît échappé d ’un chapitre humaine. On ne pourra éc h a p ­ sentielle, s’épuiser parfaite­
de Ou bien... Ou bien. Ceux qui per aux prolongem ents de l’his­ ment, sans pour autant tout à
liront ce roman n ’oublieront toire qui nous est contée: fait y parvenir.
183
Librairie
Simonne Jacquemard : Naviga­ H IS T O IR E prendre ce qu ’est le co m m u ­
tion vers les îles (Seuil). nisme russe, ce q u ’il fut sous
Depuis son premier roman, Les Staline et ce qu ’il est à présent.
Fascinés, Simonne Jacquemard Gilette Ziegler : Histoire secrète
(Prix R enaudot 1962 p our Le de Paris (Stock). Jean-Louis Rieupeyrout: Histoire
Veilleur de nuit) n’a cessé de L’auteur de Les coulisses de du Far West (Tchou).
perfectionner sa langue et son Versailles, nous offre ici le Le VIIe Art, en produisant un
style, n ’a cessé d ’explorer le dossier des mystères de Paris de nombre incalculable de wes­
monde des signes. Laissons à saint Louis à nos jours, le Paris terns, nous a familiarisés avec
Simonne Jacquemard le soin de des magiciens, des alchimistes, les hommes du F ar West. A u­
présenter elle-même son très des satanisants, des sorciers... jo u rd ’hui encore un bon western
beau recueil de nouvelles: «A La légende se mêle souvent à attire les foules. Il restait à
voir voler les oiseaux et les astres, des événem ents réels et tous les écrire, du moins en Europe, une
comment ne pas désirer passion­ témoins ne sont pas dignes de véritable histoire du F ar West,
nément la non-pesanteur? Et foi, trop enclins à mettre sur le cette épopée américaine de la
pareille obsession ne pourrait- dos du Diable ce qui leur paraît conquête de l’Ouest. C ’est chose
elle influer sur la manière d ’envi­ insolite ou simplement nouveau. faite. Ce gros volume très il­
sager le temps — les événements Et pourtant... la chaîne d ’Isis la lustré est la plus minutieuse his­
passés, présents et à venir s ’insé­ mystérieuse n’est pas rompue. toire et la plus objective qui soit
rant dans un espace tangible, im­ Ce livre est un com plém ent au sur le sujet. Il est impossible de
muable, obéissant à des alter­ livre de Kurt Seligmann: His­ résumer cet ouvrage qui se lit
nances semblables à celles des toire des magies (Encyclopédie de bout en bout sans que l’in­
grands courants d ’oiseaux migra­ Planète, 1964). té rêt faiblisse un seul instant.
teurs qui ramènent, remportent C ’est un livre indispensable non
sans cesse la vie d ’un pôle à Evguenia S.Guinzbourg : Le Ver­ seulem ent à la connaissance du
l’autre? » tige (Le Seuil). F ar W est mais aussi, mais
Une communiste russe entre surtout à la connaissance de la
Staline et le Parti: deux ans mentalité américaine actuelle
suspecte, trois ans prisonnière, et passée.
É SO T É R ISM E quatorze ans déportée et, au­
jo u r d ’hui, témoin. Attention! Il
ne s’agit pas d ’un livre com me
Mario Fille - René Odin : Un les autres. Je veux dire que RE L IG IO N
oracle kabbalistique (Éditions l’au teu r n’a rien renié de sa foi
Romanes). communiste, qu ’elle n’est pas
Voici un petit ouvrage qui transfuge. Libérée sous le secré­ Louis Charpentier: Les mystères
devrait figurer aux côtés du tariat de Nikita K hrouchtchev, templiers (R o bert Laffont).
livre de G érard de Sède par Evguenia S.Guinzbourg fut ré­ L’auteur nous est connu: il a
exemple (où celui-ci nous dé­ habilitée et réintégrée dans le publié, l’an dernier, un livre
voilait les mystères du château parti. Elle enseigne aujourd’hui fascinant sur Les mystères de la
de Gisors): l’étrange docum en t à Moscou, et celui de ses fils cathédrale de Chartres. Celui-ci
d ’origine cathare et templière qu ’elle a retrouvé est le rom an­ com plète le précédent. C ette
fut trouvé à M ontségur même cier soviétique V. Axionov. Ce fois, nous accom pagnons en
en 1935. On y trouve d’étranges qui frappe dans ces Mémoires, T erre Sainte les neuf chevaliers
révélations sur des secrets de c’est l’authenticité. Ce qui est qui avaient pour mission de
haute magie encore utilisables saisissant, c’est ce qui nous est retrouver l’A rche d ’Alliance et
aujourd’hui. C ’est du moins ce révélé — de l’intérieur — de les Tables de la Loi. Sont-ils
que les auteurs nous affirment l’idéologie d’un m embre du revenus, au bout de huit ans,
en nous donnant la marche à parti vers 1935, des «raisons» avec ce qu ’il faut bien appeler
suivre. Q u ’en penser? C ’est à non moins que du fait même de «la clef de l’univers»? Rien ne
nos lecteurs qu ’il appartiendra sa révolte. C ’est un livre extra­ perm et de penser que les neuf
de s’en assurer! Serge Hutin. ordinaire qui perm ettra de com­ chevaliers aient échoué. Bien

184
A lire
au contraire, tout laisse sup­ n'étais pas la seule à implorer le te m en t les images américaines
poser qu ’ils ont ram ené en Maître. Il y avait dans la salle qui nous sont présentées sont
France l’A rche et les Tables. une telle ferveur qu’elle était trop intellectuelles pour avoir
En nous retraçant la prodigieuse presque palpable...), Kathryn une valeur générale. Il n’en est
histoire des Templiers, Louis Hulme nous dit que sa vie inté­ pas moins vrai q u ’à travers ces
C harpentier nous perm et d ’ac­ rieurefut comme morte. Pourtant, intellectuels américains on
céder à un certain nombre ajoute-t-elle, sa voix me parvint: trouve certaines constantes: le
de secrets étranges et de sur­ — Tant que nous poursuivrons le culte des faits, la difficulté
prenantes missions. Pourquoi même idéal, nous ne serons pas d ’imaginer tant dans le do­
les bûchers de l’inquisition séparés. Et, un jour, elle retrouva maine politique que littéraire,
mirent-ils fin à l’activité de le chemin de la vie intérieure la croyance que l’hom m e a des
l’O rdre du Tem ple qui, pendant en se convertissant au ca tho­ pouvoirs illimités, la conscience
deux siècles, avait déposé les licisme. aiguë du décalage entre le rêve
germes de ce qui aurait pu être Ce docum ent humain d ’une et la réalité, la tentation de la
la plus extraordinaire civili­ beauté rarem ent atteinte ne mauvaise foi lucidement re­
sation du m onde m o d e rn e ? souffre pas le com m entaire. Il fusée, la présence de la m é ta­
Parmi les énigmes de l’univers faut le lire. phore sexuelle, l’humanitarisme
celle-ci est de première grandeur. moral, la recherche inquiète,
passionnée d ’une identité indi­
Kathryn Hulme: Ma conversion, viduelle et nationale. Ce livre
de Gurdjieff au catholicisme N O T R E T E M PS original, précieux par la qualité
(Stock). et le sérieux de la recherche,
K athryn H ulm e est un auteur est une œ uvre intéressante qui
célèbre: son livre Au risque Pierre Dommergues: Les U.S.A. mérite attention — même si, par
de se perdre — l’histoire d ’une à la recherche de leur identité expérience, on ne partage pas
religieuse r e n tr é e d a n s le (Bernard Grasset). tous les points de -vue des écri­
siècle — a été lu dans le monde L ’auteur s’est entretenu avec vains interrogés, m ême si la
entier. A ujou rd’hui, renonçant quarante écrivains américains, fixation du centre de gravité
à la fiction, elle nous donne mais ce livre n’est pas un recueil littéraire sur New York nous
son autobiographie. Quel livre d ’interviews. C ’est une sorte de paraît exagérée.
étonnant! Ce n’est pas le côté «confession» à quarante voix,
anecdotique - très captivant orchestrée autour de thèmes lit­ René Sédillot: Survol de l’his­
pourtant —qui intéresse le plus. téraires, sociologiques ou poli­ toire de l’Europe (Fayard).
Ce livre com m ence ainsi: J ’ai tiques. Trouve-t-on là, com me Q uand M. René Sédillot entend
toujours éprouvé le besoin — un le veut l’auteur, « les constantes «survoler» un sujet, on peut
besoin aussi urgent que de manger de l’âme américaine»? Je n’ose être certain de lire un livre
ou de boire — de vivre par l’affirmer. L’image, ou plus exac­ com plet sur le sujet. Il a l’art» » “
l’esprit... Au cours d ’un séjour à
Paris, j ’eus la chance de trouver
un maître. Ce maître était
Gurdjieff.
Une grande partie de l’ouvrage
est consacré à Gurdjieff. Ces
pages sont d ’un intérêt consi­
dérable et éclairent singuliè­
rem ent le visage de celui à qui
Louis Pauwels a consacré une
étude, il y a quelques années,
et qui a encore, par delà la
mort, de nombreux disciples.
Une fois Gurdjieff disparu (Que
faire maintenant? Où aller? Je
p»~et la manière de réussir magis­
tralement ce que les Américains
appellent un « digest». Ceux qui
L IN G U IS T IQ U E Paul Robert
ont déjà lu Survol de l’histoire
du monde. Survol de l’histoire de Le Petit Robert vient de paraître, et les linguistes (voir notam m ent
France, ou encore, Histoire des les chroniques de Le Bidois dans le Monde ) en ont dit tout le bien
colonisations, Histoire des mar­ q u ’ils pensaient.
chands et des marchés, sans 54 000 mots com prenant notam­ Robert est venu à la linguistique
oublier son magistral essai ment ceux de la science et de en am ateur. Né en 1910 en
L ’Histoire n ’a pas de sens, ne me la technique la plus moderne Algérie d ’un père minotier, il a
contrediront pas. C ’est assez y compris les anglicismes, fait des études de droit et d ’éco­
dire qu ’il faut lire ce Survol de 20 000 citations, date du p re­ nomie politique. En 1942, alors
l’histoire de l’Europe, à moins mier emploi du mot, étymologie, q u ’il préparait une thèse d ’éc o ­
d'un an de l’entrée en vigueur le tout en un peu moins de nomie sur les oranges, il fut
de toutes les clauses du M arché 2 000 pages, le Petit Robert se affecté aux services secrets
commun. M. René Sédillot ne présente com m e une irrem­ alliés en Afrique du N ord et
présente pas l’histoire de l’Eu­ plaçable somme de la langue chargé de préparer un code, ce
rope selon la version facile et française actuelle, écrite et qui orienta ses réflexions sur les
complaisante à laquelle nous parlée. Les écrivains, de leur vertus des mots. Après la Libé­
sommes beaucoup trop habitués côté, ont souligné ses qualités ration, s’étant mis à l’anglais, il
depuis l’école primaire. Au lieu uniques d ’outil pour quiconque constata que le passage facile et
de refaire l’histoire des nations, se mêle d ’exprim er ses idées rigoureux d ’une langue à l’autre
il a rassemblé l’histoire d ’un par des phrases et des mots: le n’était assuré par aucun dic­
continent, sans chercher à sou­ principe du Robert étant fondé tionnaire existant.
tenir une thèse et à prouver une sur l’analogie et l’association — Mais, dit-il, ma véritable
vocation, sim plement (si j ’ose d ’idées, ce petit dictionnaire illum ination', com m e Rimbaud
dire) en consignant les faits. Le ouvre à l’hom m e d ’écriture la ou com m e Claudel, date d ’oc­
résultat est assez stupéfiant et claire-voie d ’une pensée rigou­ tobre 1945. J ’étais encore dans
séduisant. Tous les historiens reuse dans la forêt des approxi­ les Hautes-Alpes, et c ’est au
modernes qui ont quelques mations. cours d ’une prom enade que la
connaissances savent que l’Eu­ révélation m ’est soudainem ent
rope (romaine, de Charlemagne, Un éc o n o m iste converti apparue de la m éthode qui me
gothique, de la Renaissance, à la lin g uistiq ue permettrait de relier l’ensemble
classique, des « Lumières» , na­ Mais c ’est un autre aspect de ce du vocabulaire, mot par mot.
poléonienne, etc.) n’a jamais m onum ent de science et d ’éru ­ Les mots sont rattachés les uns
existé en tant que telle. C ’est dition que l’on voudrait souli­ aux autres par des analogies.
sans doute parce que l’Europe gner ici, un aspect essentiel et C haque mot est solidaire des
est difficile à définir (la fameuse qui confirme ce que nous ne autres par tout un ensemble de
« barrière de l’Oural» n’est qu’un cessons de répéter depuis le fils qui s’entrecroisent direc-
mythe, car elle n’a jamais arrêté prem ier numéro de Planète sur te m entou indirectement, comme
personne), parce que l’Europe le rôle salutaire des francs- un réseau de té lécom m uni­
est avant tout une com m unauté tireurs dans le progrès des cations.
de civilisation, une civilisation sciences.
qui, com me toutes les civili­ Qui est en effet Paul Robert, le Un d ic tio n n a ire réalisé
sations, avance, recule, a des cré ate ur et l’anim ateur de selon des m éthodes modernes
nuances. Il en résulte q u ’il y a l’œ uvre qui désormais porte son Dès lors, voilà notre spécialiste
eu plusieurs Europes et des nom? Un linguiste profession­ du marché des oranges lancé
Europes différentes, qui ont nel? Non, et loin de là. Ou plus dans la folle entreprise d’un
peut-être préparé l’Europe d’au­ précisém ent (car qui refusera le vocabulaire logique global. Il
jo u rd ’hui et de demain. titre de linguiste à l’auteur de
A ndré Brissaud. l’œ uvre linguistique française la 1. R a p p o rté p a r Paul M o re lle d an s le Monde
plus importante du siècle?) Paul du 10 m ai 1967.
a construit son dictionnaire
comme un réseau de télécommunications
étudie le travail fait par Littré avec hum our q u ’il a remplacé l’érudition n’enrichirait-elle pas
au siècle dernier, constate que l’artisanat de Littré par les son homme?
ce travail (génial) relève de méthodes industrielles. Il n’est Mais surtout, pourquoi un spé­
l’artisanat, que si l’on veut être toujours que docteur ès sciences cialiste en agrumes a-t-il pu
de son temps il faut user des économiques et, aux yeux faire ce dont cent linguistes
méthodes modernes, c ’est-à- de l’Université, spécialiste en avaient vainement rêvé avant
dire d ’abord créer une équipe, agrumes. Il n’enseigne nulle lui? La F rance et l’Allemagne
un laboratoire, un protocole de part. Son chef-d’œ uvre de lin­ ont les meilleurs linguistes du
travail rationnel. Il va donc guistique est aussi une excel­ monde. Ce n’étaient pas les
co m m en cer par recruter des lente affaire. Il est riche. Il com pétences qui manquaient,
collaborateurs. Des linguistes, habite et travaille à Auteuil, ni même les moyens. Quoi alors?
cette fois? Pas du tout: encore dans un bel immeuble confor- L’Université a une leçon à tirer
des amateurs, mais ils sont intel­ fortable. Cela aussi est moderne. de la réussite de Paul Robert.
ligents et intéressés par son M oderne et moral: pourquoi Serge A rnaud.
dessein.
Par le jeu de hasard de ses rela­
tions personnelles, ces am a­
teurs se trouvent être des
officiers de la G ard e républi­
caine!

Le G rand R o b e rt est aussi


une ex ce llen te affa ire
Survolons. Toujours sur sa
lancée et les années passant,
Paul Robert réunit une triple
équipe: quinze «perm anents»
(rédacteurs, secrétaires, correc­
teurs), des «réviseurs» et enfin
des «lecteurs» chargés de dé­
pouiller et de recueillir. Cin­
quante mille ouvrages sont
consultés et épluchés, cinq
millions de citations recueillies,
cent vingt mille mots retenus.
Le résultat de ce colossal
labeur, c ’est le Grand Robert:
6 volumes, 6 000 pages, 120 000
mots, 200 000 citations (choisies
dans le lot de 5 000 000). Cet
ouvrage monum ental est aussi­
tôt salué com m e l’inventaire de
notre langue, et cela par les
linguistes eux-mêmes. Le secret
du succès? Paul Robert répond
à voir

■■ La mise en scène
devient-elle un privilège social?
Q u ’ils soient tout juste majeurs (com m e Alain Castanet, Pierre Q u ’on le veuille ou non, le
Delanjeac, Francis Girod, Francis Leroi) ou q u ’ils aient passé la ciném a français est de plus en
trentaine (com m e Luc Moullet, Jacques Roufio ou José Varela), plus tributaire du marché am é­
c’est bien le même problèm e q u ’ils affrontent ou q u ’ils viennent ricain. O uv ertem ent ou non, les
de résoudre: com m ent peut-on, aujourd’hui, en France, réaliser grandes firmes US ont étendu
son premier film de long métrage? leur pouvoir sur l’Europe. Que
ce soit du côté des producteurs,
Le m ê m e p ro b lèm e pour ce q u ’ils veulent. Le fait est co-producteurs ou sim plement
le réalisateur e t le pro du cteur connu depuis belle lurette: les distributeurs, on ne monte plus
Ce n’est pas, en fait, de réali­ producteurs n ’ont plus d’argent. une affaire réputée sérieuse sans
sation q u ’il s’agit. Ils ont à ce Il leur faut em prunter, trouver l’accord des Américains. Quelle
sujet plus d’idées préconçues et les sommes nécessaires et par chance peut avoir, dans ces
révolutionnaires qu ’il n’en faut. conséquent passer de la position conditions, le m etteur en scène
Le point délicat n’est pas un d ’a c h e te u r (par rap p o rt au inconnu d ’intéresser les grands
point de style. Ce qui les préo c­ m etteur en scène) à celle de patrons de la Fox ou de la
cupe avant tout n’est pas l’écri­ vendeur (par rapport aux com ­ M G M ? Minime. Reste la solu­
ture ciném atographique — cela manditaires). D ’où la tendance tion de l’avance sur recettes. La­
viendra après — mais bien: à ne prendre en considération dite avance est consentie par le
« C o m m en t m onter l’affaire?». qu ’une marchandise présentant CN C (Centre national du ci-
Il suffit d ’essayer pour se rendre un maximum de garanties. Ou céma) après examen d ’un scé­
com pte que cela ressemble supposée les présenter, puisque, nario extrêm em ent détaillé et
d ’assez près au treizième travail fort heureusem ent, il n’est pas d ’un budget théorique. La com ­
d ’Hercule. Depuis 1957, les encore possible de prévoir le mission chargée d ’examiner les
temps ont changé. Les pro­ succès ou l’échec d ’un film avec projets, si elle juge que le film
ducteurs sont devenus plus m é­ une règle à calcul. présente suffisamment d’intérêt,
fiants et il faut les com prendre: peut décider d ’ac corder un prêt
tout le monde n’a pas découvert Les q ualités e t les défauts remboursable sur les recettes
un G odard! L’homme de finance du C e n tre n ation al du cin ém a du film, prêt se chiffrant entre
préfère aujourd’hui jo u e r à En 1967, le cinéaste débutant dix et soixante millions.
coup sûr, quitte à miser gros ne trouve plus avec la même Avec beaucoup de chance,
sur la couleur plutôt que de facilité un D aum an, un Braun- quelques relations, du savoir-
risquer une mise minime sur le berger ou un de Beauregard faire et un scénario qui ne soit
numéro isolé. Il faut ajouter, à prêt à lui confier les quelque pas délibérém ent provocateur,
leur décharge, que les pro­ trente millions (anciens) néces­ l’aspirant cinéaste peut espérer
ducteurs non plus ne font pas sités par sa première œuvre. une avance de quinze ou trente * r -

189
C in ém a
w * millions. Si le budget total du
film ne dépasse pas quatre-vingt-
dix ou cent millions, il a de
fortes chances de décider un
producteur à engager les sommes
complémentaires. Encore faut-il
faire vite. Une fois l’avance du
Centre accordée, l’affaire doit
être montée dans les semaines
ou les mois qui suivent sous
peine d’être oublié.
L’avance sur recettes présente
un autre avantage. Le CNC,
c’est à dire F État, ayant engagé
une certaine somme dans le film
et ne pouvant réc u pérer cet
argent que sur l’exploitation du
film, celui-ci est pratiquem ent
assuré d ’une distribution, ne
serait-ce que dans un circuit
appartenant à F État!
Car il ne suffit pas de produire
un film pour le voir imm édia­
te m ent distribué. Combien de
premières œuvres d orm ent en­
core dans un tiroir dont elles ne Moullet, réalisateur de Brigitte est bien rare qu ’un moins de
sortiront sans doute jamais? et Brigitte), c ’est-à-dire cent trente ans puisse le mettre dans
La production par elle-même fois moins qu ’un budget normal. la balance. C ’est sans doute
n’est au bout du com pte q u ’une La pratique du 16 mm et des l’une des raisons qui préside au
opération relativement aisée. équipes en participation pos­ recrutem ent des metteurs en
Mais à certaines conditions. Il sède ses inconvénients: le film scène parmi les couches aisées
faut accepter de n’être pas payé, réalisé selon ces principes ne de la société.
trouver une équipe technique peut prétendre à une grande Au barrage institué par le
et des acteurs qui travaillent en diffusion. Le manque de moyens Centre à l’accès au titre officiel
participation (c’est-à-dire dont est évident, les acteurs sont des de réalisateur, s’ajoute un second
le salaire est converti en parts inconnus: autant de facteurs barrage officieux, mais tyran­
de production, représentant un qui aiguillent directement le film nique, celui de l’argent.
certain pourcentage sur de sur les circuits Art et Essai, dont
futures et hypothétiques re­ la valeur n’est pas en cause, Les cinéastes 1 9 6 7
cettes) et, bien entendu, tourner mais que certain accusent de sont des co n treb an d iers
avec des moyens qui évoquent constituer un véritable ghetto Cela n’em pêche pas le nouveau
d ’assez près ceux des pionniers cinématographique. De plus, il contingent de passer aux actes.
du cinématographe... est illusoire, dans le cas d'un Ils viennent de la critique, de
T ourné dans ces conditions d ra­ film de cinq ou dix millions, de la production ou du montage.
coniennes, un long métrage de co m p ter sur l’aide du CNC. Ce sont d’anciens acteurs, des
format standard peut revenir à Bien au contraire, ces films se assistants ou des outsiders. Ils
dix ou quinze millions. En com ­ font à l’insu du centre et prati­ possèdent en com mun le désir
prim ant encore les dépenses et quem en t malgré lui. Le cinéaste enthousiaste de réaliser leur
en filmant en 16 mm, il est pos­ en est alors réduit à devenir son premier film à tout prix. Com me
sible de descendre ju sq u ’à trois propre producteur. Or, même aime à le constater Je a n Eus-
millions anciens (affirme Luc s’il s’agit d ’un mini-budget, il tache, 29 ans, auteur de l’excel-

190
A voir
lent Le père Noël a les yeux
bleus: « Autrefois, les cinéastes
essayaient de faire une carrière.
Une technique
P H O T O G R A PH IE

Maintenant, c’est un peu mieux:


ils essaient de faire des films...» qui est devenue un art
S’il le faut, ils tourneront en
16 mm ou m ême en 8 mm,
com me Francis Leroi qui, ado­ La photographie, c ’est com m e la philosophie. Et l’am our. Et la
lescent, réalisait le Grand guerre. Et la conduite automobile. C hacun s’y croit naturellement
Meaulnes avec une c a m é ra doué. Qui ne sait faire l’amour? Et la guerre? Qui ne sait faire de
d ’am ateur et qui vient de te r­ la photographie? Et pourtant, si le Français fait de la prose sans le
miner Pop game, à 21 ans, dans savoir, il fait la plupart du temps de la photographie sans savoir.
des conditions pour le moins Et com m ent saurait-il? Nos Le rêve com m ence dès la
marginales. Parfois ce sont des meilleurs esprits, ceux qui vous Renaissance, avec la caméra
producteurs-nés, comme Francis citent les noms de cent auteurs obscura. Léonard de Vinci en
Girod, 24 ans, qui monte L ’ho­ classiques, de deux cents mu­ décrit le principe et Giovanni
rizon en scope-couleur pour siciens et de trois cents peintres délia Porta en montre le pre­
quatre-vingt millions (« trente vous donnent, lorsqu’ils ont des mier, en 1558, quel bénéfice le
millions du Centre, trente mil­ lettres, les noms de trois pho to ­ peintre peut en retirer.
lions en participation et le reste graphes, de quatre au maximum. Niepce, Daguerre, Talbot: les
à droite et à gauche...»). Toujours les mêmes et que l’on étapes de l’invention du procédé
Quel sera leur avenir? Il est trop connaît: Nadar, Man Ray, Brassaï, photographique sont connues.
tôt pour hasarder une hypo­ Cartier-Bresson. Des m o nu­ 1850, c’est l’âge d ’or de la pho­
thèse. T out juste est-il possible ments certes. Mais immobiles. tographie. Sous la pression d’une
de supposer et d ’espérer qu ’ils Des novateurs, oui. Mais qui vive concurrence, stimulée par
justifieront cette calme diatribe ressemblent curieusem ent à des une intense consommation de
formulée, dans le numéro 187 îlots d’origine volcanique perdus portraits, les tenants du daguer­
des Cahiers du Cinéma, par Luc dans les mers bleues du Sud réotype et du calotype doivent
M oullet: «Plus les suppôts des Phénomènes cosmiques sans baisser leurs prix. La F rance
diverses bourgeoisies et des lien avec le monde qui nous produit déjà en 1852 près de
trusts, M M . Goebbels et Fourré- entoure. cent-trente tonnes de plaques,
Cormeray, ont lutté contre le ce qui correspond à plusieurs
libre accès de l’individu (juif ou Un des grands rêves millions de portraits. En A m é­
amateur) à la mise en scène, de l'h u m a n ité rique, certaines maisons réa­
plus l’individu s’est cabré, plus Pourtant la photographie a une lisent trois cents, cinq cents et
il a voulu relever le défi et faire histoire. Et cette histoire a un même mille portraits par jour.
la chose interdite. C ’est pourquoi sens. L’histoire de la photo ­ Portraits exécutés trop vite: ils
il ne faut pas s’élever contre graphie, c ’est l’histoire d ’un ne donnent pas toujours satis­
l’absurdité de la politique ciné­ des grands rêves de l’humanité: faction aux clients qui souvent
matographique actuelle, dont matérialiser et objectiver ses les refusent. Mais comme l’écrit
on pourra tirer un jo u r une perceptions. Voilà une histoire André Jam m es: «U n espoir
comédie hilarante, et qui nous de la p h o to g r a p h ie 1, une des jamais tari relançait les foules à
fait bien rire déjà. Créerait-on meilleures; celle de Beaumont l’assaut des escaliers grimpant
un C entre national du roman Newhall. conservateur en chef sous les toits des artistes m a­
que beaucoup plus de gens de la George Eastman House. nœuvriers et les escarcelles
auraient soudain envie d ’en Elle vient d ’être traduite par s’emplissaient».
écrire un. Il y a des désavan­ André Jammes. Assez librement T entée un m om ent par l’art,
tages, mais encore plus d ’avan­ d ’ailleurs, mais en collaboration puis par le témoignage le plus
tages, à ce que le statut actuel si étroite et si amicale avec objectif possible, la photographie rm~
des cinéastes soit identique à l’auteur que la traduction reflète
1. E d itio n s Le B élier P rism a, P aris 1967.
celui des contrebandiers». fidèlement l’esprit de l’édition F o rm a t 21 x 28,5 cm . 216 p ages, 190 illus­
Michel Caen. américaine. tra tio n s en h élio g rav u re. Prix 81 F (T .L .C .).

191
P h oto g rap h ie
jute. Impossible de savoir ce
que l’on avait attrapé avant que
d’être passé au laboratoire.
1947: un am éricain de génie,
doublé d’un businessman;
Edwin H. Land, invente le pro­
cédé Polaroid. On peut en
quelques secondes, 60, puis
bientôt 10, obtenir une excel­
lente image positive tirée et
développée à l’intérieur même
de l’appareil. La photographie
est libre. Procédé mécanique
de reproduction du réel, elle est
devenue prolongem ent de l’œil.
Ce livre étonnant retrace donc
pour nous les vies de lutte,
d’espoir, de renoncem ent, de
gloire ou d ’oubli de ceux qui
firent de la photographie une
technique d ’abord, un art en­
suite. Les documents reproduits,
pour la plupart inconnus en
France, ont une beauté, une
Cette photo date de 1860: c’est la garde du drapeau au camp de Châlons. valeur anecdotique, archéolo­
gique ou historique qui en font
les témoins perm anents de la
vie du m onde depuis un siècle
*» -part ensuite à la conquête du blème est totalement résolu vers et demi.
mouvement. En 1878, c ’est 1930. L’ascension est irrésis­ Une bonne bibliographie te r­
chose faite. Charles Harper tible. Q ue lui r e s te - t- i l à mine cet ouvrage. Il témoigne
Bennett prend des instantanés c o n q u é r ir? le m onde. Les que la photographie est devenue
au 1/25' de seconde qui étonnent grands magazines de notre une part de notre culture.
le monde photographique. Ayant siècle. La Berliner Illustrierte J.-L. Swiners.
conquis le mouvement, elle part en 1923, Life, Look en 1936,
à la conquête de l’homme. sont là p our l’aider.
A utour de 1908, Lewis Hine, un La m ême photographie est dif­
sociologue ayant fréquenté les fusée la même semaine, par leur
universités de Chicago, C o ­ intermédiaire, à 10 millions
lumbia et New York, ph oto­ d ’exemplaires et vue par 30 mil­
graphie avec un a pp a reil lions de personnes.
13 x 18 cm, et au magnésium, Et la couleur? Niepce, déjà,
des enfants qui travaillaient écrivait à son frère Claude à
alors en usine. En attirant l’at­ propos de ses travaux: «Il faut
tention sur leur exploitation, il que je parvienne à fixer les
suscite le vote des lois pro­ couleurs». En 1935, le koda-
tégeant l’enfance. chrom e accomplit cet exploit:
Ayant conquis la société, il reste fixer l’a r c - e n - c i e l sur trois
à conquérir l’instant, le m om ent couches chromogènes.
décisif. Jacques-Henri Lartigue, Mais jusque-là, l’appareil photo­
Erich Salomon, André Kertesz, graphique était un filet à pa­
Henri Cartier-Bresson : le pro­ pillons fait de grosse toile de

192
A voir
PH IN TUR H I L'art et la technique
sont de plus en plus intégrés
On prend un couloir, on descend quelques m arches et c’est la optique. Il a sa mythologie, ses
féerie. Par-ci par-là, des traits de néon dans des cham bres noires ancêtres et ses pionniers. L’in­
et, parto ut sur les murs, des écrans lumineux qui nous offrent sans venteur mythique du lumino-
fin formes, couleurs et ombres portées en perpétuelle mouvance. cinétisme est français, com me il
C ’est le couloir de métro de l’an 2000. le L una-Park du nerf se doit. Un jésuite, Louis Ber­
optique *. trand Castel, a mis au point dès
Nous ne sommes pas dans un du xxe siècle. Voilà théori­ 1734 le premier clavecin oculaire,
quelconque musée Grévin bé- quement les deux termes majeurs précurseur de tous les mobiles
barrassé pour la circonstance du débat contemporain. Eh lumineux actuels: un orgue dont
de ses poupées de cire au profit bien, nous en sommes loin le clavier actionnait des bandes
des petites machines, mais bien avec cette exposition, qui tient colorées transparentes éclairées
au musée d ’Art m oderne de la plus de la Foire du T rône ou de à la chandelle. N ’en déplaise à
Ville de Paris, en pleine expo­ la Triennale de Milan que de Voltaire, qui était son co n tem ­
sition Lumière et Mouvement. n’importe quel autel mondria- porain et qui n’a pas compris
Dès q u ’elle fut programmée, nesque ou reposoir c o n tem ­ I importance de la découverte,
cette manifestation suscita un platif à la mode. le bon père vient de faire une
énorm e intérêt. On l’attendait Ne nous y trompons pas. L’évé­ entrée aussi triomphale que ta r­
avec d ’autant plus d ’impatience nem ent a été d ’im portance. dive dans l’histoire de l’art.
qu ’elle venait à son heure. N ous avons assisté à l’acte de II faudra attendre près de deux
Après tant de temps perdu et baptêm e parisien d ’un art nou­ siècles pour que cette trouvaille
d’occasions manquées, le musée veau. L’op art, en tant q u ’héri­ luministe se perfectionne et se
municipal ouvre ses vannes. tier direct de la peinture géom é­ rationalise: c ’est en 1919 que
trique des Kandinsky, Malevitch Thom as Wilfred, danois émigré
Le lu m in o -g é o m é tris m e : et Mondrian, est désormais dé­ aux USA, met au point son
au -d elà du pop e t de l'op passé. Dans la grande mare du Clavilux, un système de pro­
Mais les spécialistes qui s’atten ­ néo-géométrisme, le lumino- jections lumineuses actionnées
daient à une revanche de l’op- géométrisme, que nous présente par un clavier com m andant une
sur le pop en seront pour leurs aujourd’hui Frank Popper, res­ batterie d ’ampoules électriques
frais. D ’abord parce que, en semble à ces jeunes brochets de et de réflecteurs.
dépit des étiquettes made in rivière qui se mordent la queue
USA les frontières entre les en attendant de sauter sur tous Les fo rm e s esthétiq u es
genres sont plutôt confuses. les petits poissons qui passent. s'in té g re n t à la tec h n o lo g ie
Pop(ular) a rt: un art populaire C ette troisième vague construc- Le Clavilux, revu et corrigé par
à la dimension réaliste du siècle, tiviste a fait son choix dans le Bauhaus, a fait des petits. A
un naturalisme m oderne, indus­ le répertoire traditionnel: elle l’occasion d ’une exposition Art
triel et urbain. Op(tical) art: un a résolument opté pour le et Lumière qui a eu lieu à Ein-
art p urem ent optique, un art de mouvem ent pluri-dimensionnel dhoven l’an dernier et qui préfi­
la sensibilité rétinienne, qui se contre le statisme des formes gurait en quelque sorte la mani­
propose exclusivement d ’ex­ simples, pour l’électricité et festation parisienne, le critique
ploiter nos différents modes l’électronique contre la lumière cinétique Jean Clay a pu si­
d 'acco m m odation aux couleurs du jour: les petit-fils de Denise gnaler à juste titre la naissance
et qui, par là-même, s’inscrit René sont les boy-scouts mi­ « d ’un académisme néo-tachiste
dans la continuité de la peinture litants du cinétisme. des formes lum ineuses sur
1. L ’ex p o sitio n Lumière et Mouvement vient L’art cinétique est tout de même écran ».
de se te n ir au m usée d ’A rt m o d ern e . plus qu ’une branche du tronc L’art cinétique toutefois ne peut

193
P ein ture
»•" pas se limiter à la seule posté­ dans le grand silence blanc des hélas le musée de Copenhague
rité de Thom as Wilfred, aussi années 50, que la ténacité d ’une a refusé de faire voyager le
abondante soit-elle. Ses reliefs m archande d ’art fidèle à ses célèbre et grand tableau « Le
transformables et ses écrans vi­ premières amours. Pour une m ont-Blanc ».
bratoires,ses montagnes animées fois, l’occasion a été saisie au Louvre, fin novembre.
et ses environnements lumineux, bon m om ent: Paris serait-il de
ses effets de transparence op­ nouveau à la hauteur de son Les trésors russes
tique et ses structures spatio­ mythe? Au G ra nd Palais, d ’octobre à
dynamiques constituent un vaste Frank Popper ne s’est pas borné décembre, extraordinaire et pas­
répertoire formel qui touche à à un simple échantillonnage de sionnante exposition de l’Art
tous les secteurs fondamentaux la nouvelle tendance. Les per­ russe, des origines à nos jours.
de la recherche créatrice contem­ spectives qu’il dégage sur l’archi­ 700 pièces sont réparties en
poraine. La profonde diversité tecture, l’urbanisme et le spec­ 4 grands chapitres: l’Art antique
du lumino-cinétisme, qui va de tacle rejoignent une idée géné­ et les trésors scythes; aux xvi° et
l’électronique au happening en rale du devenir esthétique: celle x v i i c siècles: 60 icônes; les
passant par l’architecture, est d’une croissante intégration des x v n r et xix° siècles riches en
bien à l’image de ses pionniers, formes au réel technologique, art populaire, et de nombreuses
des personnalités aussi contras­ correspondant à une nouvelle œ uvres modernes jusqu’aux
tées que l’Israélien Agam, le fonction sociale de l’art-jeu, de décors de théâtre. Dans le
Vénézuélien Soto, Nicolas l’activité ludique com me un courant de l’année cette expo­
Schoeffer, Frank Malina, Vasa- langage de synthèse de l’esprit sition sera présentée en province.
rely, Kosice, Tinguely, Pol Bury, et des sens. Cette exposition Grand Palais, octobre 1967.
Takis. d ’art cinétique, dont il y aurait
C ’est entre 1955 et 1960 que sans doute beaucoup à dire dans C e n te n a ire Ingres
s’est produit le tournant crucial le détail, valait par son tonus Avant de se terminer, l’année
et que la troisième vague est d ’ensemble. C ’est une éclatante 1967 sera l’année Ingres. Pour
entrée en scène, tirant la leçon démonstration du renversement le centenaire de sa mort, le
des expériences cinétiques ou de la te nd ance culturelle: à la Musée du Louvre organise au
para-cinétiques antérieures et lettre, Paris bouge. Petit Palais, avec l’apport des
définissant avec clarté sa m é­ Pierre Restany. musées du m onde entier, une
thode de travail. Le Groupe de rétrospective de l’œuvre de
recherche d ’art visuel, animé par l’artiste (80 tableaux et environs
l’Argentin Le Parc, nous offre 200 dessins).
E X PO SIT IO N S Petit Palais, d'octobre 1967 à
une des tentatives les plus net­
te m ent affirmées de synthèse janvier 1968.
opérationnelle du m ouvement,
basée sur la recherche de la Un aspect inconnu Un fau ve parm i les fauves
participation active du spec­ de Th. Rousseau Pour le 90e anniversaire de l’ar­
tateur. Après être descendu Fin novembre s’ouvrira Galerie tiste, aux premiers jours d ’oc­
dans la rue pour une journée Mollien, au Louvre, une expo­ tobre, le Musée d ’A rt moderne
entière, il y a deux ans3 des sition consacrée à Th. Rousseau. présentera la rétrospective de
C h a m p s-É ly sé es à M o n tp a r ­ Par un choix restreint, limité à la période «fauve» de Van
nasse, le com m ando de choc du une centaine d ’œuvres: pein­ Dongen. 150 tableaux, dessins
cinétisme a fait une rentrée sen­ tures, gouaches et dessins, on et aquarelles feront revivre ce
sationnelle dans les musées. insistera sur l’aspect inconnu de mom ent étonnant d ’une si ful­
Entre-temps, son chef a rem ­ ce peintre paysagiste, en parti­ gurante intensité, touchant par
porté le G ra n d Prix à Venise. culier sur ses toiles de jeunesse sa je u ne sincérité dans son
J ’ai dit que cette exposition (marines, paysages d’Auvergne). paroxysme d ’expression, et si
était venue à point. Il était De nombreuses œ uvres seront déterm inante dans l’évolution
grand temps en effet que Paris prêtées par des musées des de notre art.
rende justice à ces chercheurs États-Unis, de Hollande, de A rt Moderne, octobre et novembre
qui n’eurent pour tout appui, Belgique et d ’Angleterre. Mais 1967.
194
A voir
A R C H IT E C T U R E Le Japon à l'avant-garde
de l'architecture
Alors que toute la presse o ccidentale parle actuellem ent de l’Expo- bretelles, mais comme des orga­
sition Universelle de Montréal, à Tokyo on organise activement nismes vivants.
ia première Exposition Universelle d ’Asie, qui se tiendra en 1970. - Jadis, me disait Tangé à
Le Japon, devenu industriellement le troisième « G ra n d » , prépare Tokyo au printemps dernier, on
à Osaka, sa seconde grande ville, une exposition qui, com m e les attachait trop d ’im portance à
Jeux Olympiques de 1964, va am ener l’attention du m onde entier chaque élément. A ujourd’hui
vers un pays qui ne ressemble plus beaucou p à celui de « M ad am e c ’est le moyen d ’organiser ces
C hrysanthèm e ». éléments qui nous paraît le plus
C ’est Kenzo Tangé qui a été reunit les plus prospectifs des important. Jadis, c ’est la fonc­
choisi com me architecte en jeunes architectes japonais tion qui était la plus impor­
chef de l’exposition. Par cette dont les projets se placent sur tante. Aujourd’hui c ’est la struc­
option, le Comité de l’Expo 70 le même plan que ceux des ture. La structure spatiale est
opte délibérém ent vers l’avenir. membres du G IA P à Paris ou plus importante que les éléments
Kenzo Tangé, né en 1913, est de A R C H I G R A M à Londres. q u ’elle soutient.
en effet l’un des dix plus im por­
tants architectes du monde. De 1957 à 1960, Tangé prépara U n e grande d ate de
Bien q u ’il n’ait construit q u ’au une Conférence internationale l'h isto ire de l'a rc h itec tu re
Japon, la plupart de ses œ uvres du dessin et réunit à cette C ’est dans cet esprit que Tangé
ont eu un retentissement mon­ occasion de jeunes architectes a réalisé en 1967 la première
dial, depuis son Hiroshima com m e Kurokawa et Kikutaké. architecture rom pant avec le
Peace Center en 1949 jusqu’au C ’est avec eux qu ’il prit cons­ parallélépipède fermé: le Yama-
magnifique stade pour les Jeux cience que le système de l’ar­ nashi Com munication Center.
Olympiques en 1964. Tangé a chitecture moderne, représenté Ce bâtiment, transparent, avec
construit à T okyo aussi bien par des vedettes comme Gropius, ses circulations verticales et
l’Hôtel de Ville en 1957, en Mies van der Rohe et Le horizontales reliant les blocs
acier et verre, que la ca thé­ Corbusier, était en train de habitables, m arquera certai­
drale catholique en 1965. Deux s’effondrer. P endant ces trois nem ent une date dans l’histoire
de ses plans d ’urbanisme sont années, l’image fondamentale de l’architecture.
cités com m e modèles dans tous de l’architecture structurale et Le groupe Métabolisme, fondé
les traités d’architecture: Tokyo- spatiale leur apparut. En 1958 en 1960 par d ’anciens collabo­
sur-M er en 1960 et Skopje en déjà Kikutaké dessinait ses cités rateurs de Tangé, com prend
1965. flottantes et, en 1959, Tangé quatre architectes: Kurokawa
alla professer au Massachusetts (33 ans), Kikutaké (38 ans),
Il fa u t avoir lnstitute of Technology de Otaka (40 ans). M aki (38 ans);
un pied dans le fu tu r Harvard, où il eut notamment un « industrial designer»: Ekuan
Mais p our nous, Tangé dépasse com m e étudiant Mosche Safdie, (36 ans); un « graphie designer»:
un Niemeyer ou un Saarinen, auteur de l’H abitat 67 à l’Expo- Awazu (36 ans); un critique d’ar­
dont il est l’égal quant aux sition de Montréal. En 1960, chitecture: Kamazoé (39 ans);
réalisations, par ses visions Tangé publiait son premier plan un urbaniste: Asade (42 ans); un
prospectives de l’architecture. prospectif: Tokyo-sur-Mer, où photographe: Tomatsu; un
Tangé est sans doute le seul l’organisation de l’espace rom­ peintre: Manabe.
architecte grand réalisateur qui pait avec les notions stric­ Ce groupe, donc pluridiscipli­
ait un pied dans le présent et un te m en t fonctionnalistes, les naire, est actuellement l’un des
autre dans le futur. Il existe au voies de communication n’étant plus à l’avant-garde dans le
Japon une École de Tangé qui plus considérées com m e des monde. Son animateur est Kuro-

195
A rch ite ctu re
W k a w a , dont le projet de ville actuellem ent une remise en
spatiale en structures hélicoï­ question de l’architecture mo­ LIVRES D’ART
dales est bien connu. derne «classique». Mais à la
Il est intéressant de constater différence de la F rance qui ne Le monde de Vézelay ( Zodiaque)
qu’au moment où, au Japon, confie aucun travail à Friedman La collection Les points car­
Tangé et ses très jeunes colla­ ni à M aym ont, et à l’exemple de dinaux se caractérise par une
borateurs rem ettaient en ques­ l’Allemagne qui a désigné leur conception particulière de cha­
tion les données de l’archi­ égal en ce pays, Frei Otto que volume, bâti com m e un
tecture moderne, en Europe m embre avec eux en 1960 du tout, texte et images s’y en­
Yona Friedman fondait en 1957 G ro u p e de recherches de l’ar­ chaînant sans discontinuité,
le groupe d’études d’architec­ chitecture mobile), pour cons­ pour ne pas rom pre leur har­
ture mobile, dont les recherches truire le pavillon allemand à monie, la table des matières et
étaient absolument identiques. Montréal, Kurokawa doit réa­ des planches étant rapportée en
liser un pavillon de forme héli­ fin de volume. Cela donne des
U n e nécessaire coïdale en 1970 à Osaka. livres particulièrement enri­
rem ise en cause Un autre groupe prospectif, chissants et Le monde de Véze­
L’idée des Intrahaus de Jonas et E nvironnem ent-K ankyo, est lay est un des plus beaux. Le
celle de la ville spatiale de animé par le critique d ’art Tono choix de La Cantate à trois voix
Friedman datent de 1958. En et com prend un architecte des de Paul Claudel pour ac co m ­
1959, année où Tangé professait plus prospectifs: Arata Isozaki. pagner de magnifiques images
au MIT, Friedman publiait son Isozaki a travaillé pendant dix de Vézelay me paraissait, à pre­
Manifeste de l’architecture mobile ans avec Tangé. Ses propres mière vue, discutable, mais en
et en 1960, la même année où projets de ville spatiale s’ap­ réalité c’est un choix excellent,
Tangé publiait son Tokyo-sur- puient sur le principe d ’une une harmonisation totale entre
Mer, Paul Maymont prenait son architecture croissante où l’es­ la pierre transfigurée de cette
premier brevet de cités flot­ pace construit se transforme et basilique, qui symbolise l’art
tantes. De telles rencontres, de s’agrandit com m e les rayons roman com me Chartres symbo­
telles recherches parallèles d ’une bibliothèque. lise l’art gothique, et le m er­
m ontrent q u ’il existe bien Michel Ragon. veilleux poèm e de Claudel. A.B.

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A voir
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Planète: A utres paÿsT fr n - : 37,20 F. - 12 n°*: 68,40 F.

A b o n n e z-v o u s
197
P U B L IC A T IO N S
A C T IV IT É S P L A N È T E LO U IS P A UW ELS

A d m in is tra tio n
Le cours de lecture rapide A propos de
Président D irecteur général
de François Richaudeau « L'industrie du futur » Louis Pauwels
D irecteur général
Les lecteurs de Planète con­ La Société S.E.D.E.I.S., dont Philippe Rossignol
naissent le « Cours de lecture Jacques Bergier a parlé dans C onseiller technique et com m ercial
rapide Richaudeau» (voir no­ son article L ’Industrie du futur François Richaudeau
tamment le numéro 26) dû à dans Planète n° 35, nous prie de Secrétaire général
François Richaudeau et Michel signaler que «la S.E.D.E.I.S. Jacques Tierce
et Françoise Gauquelin. Le est une société absolument indé­ Relations internationales
succès de cet ouvrage ne cesse pendante, qui ne vit que de ses A lex Grall
de s’affirmer. Tous ceux qui, à ventes et abonnements. Quant
des degrés divers, ont des res­ à Futuribles, dont M. de Jou- R é d a ctio n
ponsabilités en ressentent l’im­ venel est membre du Comité D irecteur général
portance et même l’urgence. international et directeur des Louis Pauwels
François Richaudeau a été reçu études, cette organisation a A ttaché à la direction générale
parle roi Baudoin de Belgique seulement bénéficié de la part Jacques Bergier
à qui il a présenté sa méthode. de la Fondation Ford d’un D irecteur des rédactions
Il a récemment fait une confé­ grant de cinq ans. Actuellement Jacques Mousseau
rence demandée par M. Bonnet, toutes les activités Futuribles, D irecteur artistique
inspecteur général de l’ensei­ études, groupes de recherches, Pierre Chapelot
gnement, devant 80 pédagogues colloques et collection d’ou­
PU BLIC ATIO N S
au Centre national d’Éducation vrages, sont supportées par la
de plein air à Suresnes. Il parti­ S.E.D.E.I.S. M. de Jouvenel, PLANÈTE
PIAN ETA (Turin)
cipe également aux travaux de qui est Président-Directeur de PLANETA (Buenos Aires)
la Commission de lisibilité pour cette dernière et était à l’origine BRES PLANÈTE (La Haye)
l’assemblée générale de l’A. du projet Futuribles, garde PLEXUS
PÉNÉLA
TYP.I. qui se tiendra dans le beaucoup de reconnaissance à
cadre de l’Unesco en octobre la Fondation Ford d ’avoir aidé Adresses
1968. ce projet à ses débuts, et, bien 114, Champs-Élysées. Paris 8
que ne bénéficiant plus d’aucune Tél. : ÉLY. 8 6 .5 0 et 84.16
42. rue de Berri. Paris 8.
subvention, poursuit les études Tél. : ÉLY. 25.0 6
engagées.
Omission. Par suite d'une omission dont nous Cette indépendance, à laquelle
nous excusons, il n ’était pas signalé que ta
photo parue en page 135 de notre numéro 24 nous tenons, a son prix de
était de José Gerson travail et de difficultés. »
Les Cahiers de la publicité au « 1 1 4 »
Les Publications Louis Pauwels viennent de reprendre les
Cahiers de la publicité. Il s’agit de la seule revue française
consacrée à la sociologie d ’un des plus importants phénomène
de notre époque: la publicité. La revue continuera à publier
des études de fond sous les plus importantes signatures. La
direction en est désormais confiée à notre ami François
Richaudeau, Jean-Claude Macquet continuant à en assurer la
rédaction en chef.
D é p ô t légal 3' trim e s tre 1967
C o m m issio n p a rita ire m 38.468
N" d ’im p rim e u r: 5822

198
Activités Planète
PLANÈTE
DIRECTEUR LOUIS PAUWELS

Planète est la première revue de biblio­


thèque et la plus importante revue d’Europe
par sa masse de lecture et son nombre
d’illustrations, son tirage, ses éditions inter­
nationales et la publication de quantité
d’ouvrages complémentaires □ L’abon­
dance et la variété des sujets traités et des
angles de vision exigent du lecteur un égal
appétit de connaissance et de rêve, une
curiosité sans limites et beaucoup d’agilité
d’esprit, sans compter des facultés de dis­
crimination □ Savoir est utile, imaginer
est indispensable, rêver est nécessaire,
mais toutes précautions sont prises pour
que les frontières soient visibles entre ces
divers domaines pareillement délicieuxD □

P araît to u s les deux m o is A b o n n e m e n t 6 nu m éro s 33 F. Le n u m é ro 6 ,5 0 F. / 86 F.B. / 7,1 5 F.S.

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