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La communauté en récit: Le Dernier Homme


A comunidade na narrativa: Le Dernier Homme

Jérémie Majorel
Université Paris-Diderot Paris 7 – Paris – França

Résumé: Dans Le Dernier Homme (1957), Blanchot fait du récit un espace de questionnement
de la communauté bien avant de le faire d’une manière plus théorique dans La Communauté
inavouable (1983). Dans un sanatorium, un homme et une femme sont fascinés par un de ses
plus anciens patients. Blanchot interrompt le mythe qui commençait à se cristalliser autour de
ce personnage énigmatique et ouvre la communauté à une commutation indéfinie et instable de
rapports qui ne cessent de se décentrer et de faire l’expérience d’un chiasme.
Mots-clés: Le Dernier Homme; Communauté; Récit; Chiasme; Jean-Luc Nancy

Resumo: Em Le Dernier Homme (1957), Blanchot faz da narrativa um espaço de questionamento


da comunidade bem antes de fazê-lo de uma maneira mais teórica em La Communauté
inavouable (1983). Em um sanatório, um homem e uma mulher são fascinados por um de seus
mais antigos pacientes. Blanchot suspende o mito que começava a se cristalizar em volta desse
personagem enigmático e abre as portas para uma comunidade indefinida e instável de relações
que não cessam de se descentralizar e de experenciar um quiasmo.
Palavras-chave: Le Dernier Homme; Comunidade; Narrativa; Quiasmo; Jean-Luc Nancy

Le Dernier Homme (1957) de Maurice Blanchot essai. En effet, le narrateur, si on peut continuer à se servir
comprend deux parties dont la première occupe les deux d’une telle catégorie, ne s’adresse plus à des personnages
tiers du livre. On peut y repérer trois mouvements. Le mais à une “pensée”. Il n’éprouve plus d’affects mais
narrateur commence par dépeindre un homme étrange pense un affect, “le calme”: l’article défini et l’énallage,
qu’il a côtoyé lors d’un long séjour dans un sanatorium qui transforme l’adjectif en substantif, sont une opération
et qu’il appelle du surnom qui donne son titre au livre1. plus théorique que narrative, analogue à ce que Blanchot
Ensuite, il relate comment leur rencontre a eu lieu par fera avec “le neutre” dans L’Entretien infini. Le temps
l’intermédiaire d’une jeune femme (cf. 24-74). Puis il du récit glisse vers un temps aboli. L’espace évoque très
insiste sur un moment de crise dans leurs relations, qui s’est allusivement une chambre, un couloir ou la mer et devient
produit lors d’une grave rechute de la maladie du dernier de plus en plus abstrait. Le lien entre la première partie
homme: le narrateur avait exprimé à la jeune femme son et la deuxième partie du livre présente donc un caractère
désir d’aller lui rendre visite, ce qui avait déclenché chez hypothétique.
elle une réaction brutale et inattendue, peut-être imputable Autre difficulté pour en cerner le sujet, ce livre repose
à un sentiment de jalousie. Le récit s’interrompt en laissant sur un paradoxe: le titre laisse attendre que le narrateur
le narrateur sur le point d’entrer dans la chambre du parle du dernier homme et, d’une certaine manière, il en
dernier homme, la jeune femme continuant sans lui le long est largement question. Cette attente est donc comblée.
du couloir. On apprend au détour d’une incise qu’elle est Cependant, c’est son rapport à la jeune femme qui
morte entre-temps (cf. 74-105). finalement retient le plus l’attention: l’excursion dans la
La deuxième partie occupe le dernier tiers du livre. chapelle du sanatorium où elle éprouve soudainement un
Ce n’est plus un récit à proprement parler, c’est presque un malaise, la promenade dans la cour où il lui enlève ses bas
pour qu’elle ressente le contact de sa peau avec la neige,
1 Cf. Maurice Blanchot, Le Dernier Homme, Gallimard, 1957, p. 7-24. Les
sa surrection et son effondrement nocturnes lorsqu’il lui
références à ce récit se feront désormais dans le corps du texte. fait part de son envie d’aller voir le dernier homme, leur

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face-à-face à travers la vitre embuée du balcon sur laquelle à la communauté: non pas au sens où celle-ci serait déjà
elle dessine, protégée du froid par des couvertures... Nous effective avant cette adresse qui viendrait la troubler,
lisons le récit d’un duo qui se défait au profit d’un autre. mais au sens où c’est cette adresse qui la constitue et la
À l’inverse, le dernier homme apparaît soit de rend donc indéterminable à l’avance. C’est parce que le
manière grotesque (la jeune femme lui donne le surnom “nous” devient “vous” dans l’adresse du dernier homme
de “professeur” (25), “il avait besoin de toute son attention que le “nous” existe. L’existence d’un “nous” n’est donc
pour manger sans avaler de travers” (31), le narrateur fait possible que par sa mise en question par quelqu’un qui
savoir à la jeune femme qu’il le trouve “affreux” et raille semble justement au bord de s’en excepter.2
son “visage d’enfant vieilli, pas même vieux, sans âge, La question de la communauté telle que la pose
atrocement dénué d’expression, et son ridicule pince- cet incipit est également indissociable de celle de la
nez!” (71)), soit par le biais de traces de sa présence plutôt singularité, à savoir la distinction ou l’indistinction du
que de sa présence elle-même (le bruit de ses pas dans le dernier homme par rapport aux “autres” (quels “autres”?),
couloir ou de sa toux à travers la cloison de sa chambre), son altérité qui ne serait rien d’autre que sa neutralité, un
soit par évocation indirecte (le narrateur n’a pas accès à “presque rien” qui tout à la fois le départage des “autres”
ses tête-à-tête avec la jeune femme dans le recoin de la et le fait entrer en partage avec eux3.
salle où se trouve le piano, il imagine avec douleur ce que Le narrateur s’interroge: “Peut-être a-t-il changé la
doit être sa solitude lorsqu’il est dans sa chambre pendant condition de tous, peut-être seulement la mienne” (8).
la nuit et, surtout, le récit s’interrompt précisément L’effet du “dernier homme” sur la communauté se
lorsqu’il est sur le point d’entrer véritablement en rapport mesure donc entre la plus grande extension et la
avec lui). plus étroite acception, entre le “je” du narrateur et le
À ceci s’ajoute que ce livre est à la fois la somme “tous” de l’ensemble des autres patients, voire de la
de tous les récits de Blanchot qui précèdent et leur communauté humaine. L’apparition de la jeune femme
dissémination: les relations triangulaires entre les vient complexifier encore ce balancement entre extension
personnages (tous les romans et récits de Blanchot), et concentration de la communauté, indécidabilité qui
l’espace (le couloir et les chambres font signe du côté de sera sans cesse remarquée dans l’écriture: “l’attendant,
L’Arrêt de mort, d’Au Moment Voulu et de Celui qui ne nous attendant” (84), “il l’attirait, il nous attirait” (86) ...
m’accompagnait pas, le sanatorium qui retentit de la toux Sont expérimentées toutes les commutations possibles
des malades du côté du Très-Haut et les évocations de la entre le dernier homme et le narrateur, le dernier homme
mer, du ciel et du cosmos du côté de Thomas l’obscur), et la jeune femme, la jeune femme et le narrateur, ces
“le phénomène de la vitre” (L’Arrêt de mort, Au Moment trois personnages et les autres patients, les médecins,
Voulu et Celui qui ne m’accompagnait pas), la survivance l’ensemble des humains, tout l’univers.
(Le Très-Haut, L’Arrêt de mort)... Quel est le sujet de ce Le dernier homme est l’opérateur de la déstabilisation
livre s’il les rassemble tous en lui? des rapports, si bien que le narrateur précise: “Il luttait
sûrement, d’une manière que je n’imagine pas, pour
Dès qu’il me fut donné d’user de ce mot, j’exprimai maintenir avec nous l’aisance de rapports quotidiens”
ce que j’avais dû toujours penser de lui: qu’il était (18). Ces “rapports quotidiens” ne sont donc pas son point
le dernier homme. À la vérité, presque rien ne le de départ, ils ne lui sont pas donnés. Il se situe au-delà
distinguait des autres. Il était plus effacé, mais non
ou en-deçà, sur leur limite. Il les renvoie comme ce qui
pas modeste, impérieux quand il ne parlait pas; il
fallait alors lui prêter silencieusement des pensées ne va pas de soi à ceux pour qui ils semblent aller de
qu’il rejetait doucement; cela se lisait dans ses yeux soi. La communauté n’est donc pas donnée toute faite.
qui nous interrogeaient avec surprise, avec détresse: Elle n’est pas non plus à faire, au sens de finaliser ou de
pourquoi ne pensez-vous que cela? pourquoi ne réaliser. La communauté est d’abord la mise en question
pouvez-vous pas m’aider? de la communauté.
Il nous faut donc constamment prêter attention au
L’incipit de ce récit énonce la question qui lui est travail des pronoms personnels dans l’écriture de ce
propre: la communauté. On glisse du “je” du narrateur
à un “nous” dont on ne sait pas s’il désigne l’ensemble 2 Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Christian Bourgois, 1986-
des êtres humains dont le personnage éponyme serait le 2004, p. 260.
dernier, les autres patients du sanatorium ou déjà le triangle 3 Voir aussi le commentaire de cet incipit par Christophe Bident qui

rapproche le “presque du récit” et “le toujours déjà de l’essai” et


avec la jeune femme. Retentit avec force cette question insiste, à propos de “Dès qu’il me fut donné d’user de ce mot...”, sur la
que se posera plus tard Jean-Luc Nancy: “le “nous” est “passivité induite dans la langue” qui serait “la marque du don et de la
un étrange sujet: qui parle quand on dit “nous”?”2 Par souveraineté du dernier homme”, “la puissance de la chance, opposée à
toute volonté de puissance...”, in Maurice Blanchot partenaire invisible.
son adresse même, le dernier homme fait quelque chose Essai biographique, Champ Vallon, Seyssel, 1998, p. 362-363.

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récit: “Et s’il ne m’avait dit un jour: ‘Je ne puis penser à “point” d’entrecroisement n’est “fixe” que par résistance
moi: il y a là quelque chose de terrible, une difficulté qui au mouvement, force statique, conjonction au bord
échappe, un obstacle qui ne se rencontre pas?’ Et tout de de la disjonction. “Elle cherchait donc à lui procurer ce
suite après: ‘Il dit qu’il ne peut pas penser à lui-même: peu de temps, cet unique moment qui lui aurait permis de
aux autres encore, à tel autre [...].’ ” (8). On remarque ressaisir la douleur, de la souffrir?” (87) Le dernier homme
l’anomalie du discours rapporté qui passe du style direct se tient dans l’espace d’une souffrance paradoxale qui
à un mélange entre style direct et style indirect avec le ne peut pas être soufferte, faute de “Je” pour la souffrir:
glissement du “Je” au “Il” dans la profération même de le “Je” reste en souffrance chez lui. La jeune femme lui
la parole qui est censé être rapportée directement. Mais si fait don de son “Je” dans l’espace de cette souffrance
le dernier homme est destitué de son “Je”, il provoque à nue.
son tour la destitution du “Je” du narrateur. De la même Le narrateur est précisément au point d’entre-
façon que le dernier homme lutte pour maintenir des croisement du chiasme entre la jeune femme et le dernier
“rapports quotidiens” avec les autres, le narrateur lutte homme. Il est l’opérateur de leur commutation: “Elle fut
pour maintenir le contact avec sa capacité à dire “Je”. moi pour lui” (29); “Elle m’interrogeait sur lui, comme
C’est que l’un ne va peut-être pas sans l’autre. “Qui, alors, si j’avais été lui-même, et en même temps elle disait
le rencontrait? Qui lui parlait? Qui ne pensait pas à lui? que je la poussais vers lui” (32); “Il l’avait lui-même
Je ne le savais pas, je pressentais seulement que ce n’était attirée à travers moi” (42). Le je du narrateur est donc à
jamais moi” (22). Pouvoir dire “Je” permet de rester dans la croisée de rapports qui l’inscrivent dans une syntaxe
les “rapports quotidiens”. Le “Il” ouvre au contraire la de la communauté privilégiant certaines prépositions
dimension de ce que Nancy appellera l’ “être singulier (“pour”, “vers”, “à travers”) et le change des pronoms
pluriel”4: (“elle”, “moi”, “lui”, “je”, “la”). L’identité n’est donc
plus un catégorème, elle n’a plus une signification
Il ne s’adressait à personne. Je ne veux pas dire qu’il en elle-même, indépendante de son inscription dans
ne m’ait pas parlé à moi-même, mais l’écoutait un les rapports aux autres, elle devient au contraire un
autre que moi, un être peut-être plus riche, plus vaste
syncatégorème, terme vide de signification, pour mieux se
et cependant plus singulier, presque trop général,
comme si, en face de lui, ce qui avait été moi se fût faire point d’articulation. L’identité, c’est le rapport aux
étrangement éveillé en “nous”, présence et force unie autres.
de l’esprit commun. (9) Il y a une préposition emblématique de cette
expérience de la communauté: “Peut-être était-il entre
Le passage du “Je” au “Il” se fait donc au profit nous: d’abord entre nous tous. Il ne nous séparait pas,
du “nous”. Le “Il” est la qualité plurielle du “Je” qui il entretenait un certain vide que l’on ne désirait pas
permet de dire “nous”. Le passage du “Je” au “Il” porte combler [...].” (19-20) Le dernier homme se tient “entre”
la possibilité de l’advenue de l’être-en-commun sans qu’il et entretient l’ “entre”. Il fait que les autres accèdent à cette
soit, pour l’instant, question d’écriture. dimension de l’ “entre”, ni séparation, ni communion, en
À l’inverse du dernier homme, la jeune femme est faisant que chacun se tienne à la limite des uns et des
l’opératrice de la stabilisation des rapports: autres. On est toujours le point chiasmatique d’un autre.
Cela vaudrait aussi pour la communauté des amants, au
Mais il n’avait pas vraiment de monde, c’est pourquoi cœur du chiasme. Ainsi, lorsqu’il est question de son
elle venait essayer de lui donner le sien, et il fallait bien lien avec la jeune femme, le narrateur précise: “De deux
qu’elle fût prête à en supporter les conséquences. [...] êtres que peu de choses unissent, on aime dire: il n’y a
[E]lle le liait à un point fixe, et elle sentait combien
rien entre eux. Oui, alors, il n’y avait rien entre nous,
il tirait sur l’amarre, mais elle tenait bon, [...] et c’est
alors qu’il se modifiait quelque chose dans sa parole et personne et pas encore nous-mêmes.” (26) C’est dire
qu’à la surface venait et revenait la respiration de ce je que les personnages ne vivent pas une histoire d’amour
fascinant vers lequel peu à peu il se tournait et restait mais ce qui rend possible toutes les histoires d’amour:
en attente. (31) l’ “entre” qui permet justement la liaison et qu’il faut se
garder d’obstruer.
Alors que le dernier homme passe et fait passer du Le passage d’une communauté centripète à une
“Je” au “Il”, la jeune femme passe et fait passer du “Il” communauté du chiasme se lit également au niveau de
au “Je”, sans qu’aucun des deux personnages ait un effet l’espace construit par le récit. Aucun des trois personnages
unilatéral sur l’autre: il y a au contraire effet réciproque ne perçoit et n’habite l’espace de la même façon. La jeune
de l’un sur l’autre, de l’une sur l’autre, un chiasme dont le femme, surnommée “la reine du lieu” (67), se tient dans
le sanatorium comme au centre de cercles concentriques
4 Voir Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Galilée, 1996. qu’elle rassemble autour d’elle avec fermeté:

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C’est peut-être à la longue seulement que je reconnus au moment où il lui fait part de son envie d’aller le voir,
de quelle solide réalité, auprès d’elle, étaient les choses, il brise un tabou. L’espace du Dernier Homme est donc de
le cercle des choses, le grand bâtiment central où part en part investi par les personnages d’une dimension
nous demeurions, les annexes avec leurs dispositions symbolique, il est fait de vides et de pleins, de trous noirs
techniques, le petit parc, le bruit des fontaines, chaque
et de cosmos, de limites et de transgressions. C’est un
chambre, le couloir toujours éclairé par une lumière
blanche, les pas au dehors écrasant le gravier, les espace communautaire entre concentration et dispersion,
voix professionnelles, les voix vagues et humbles espacement des singularités qui les exposent à leur limite
du troupeau, et même l’air que nous respirions [...]. et coagulation protectrice.
Quand elle était là, je ne dirai pas que ce monde fût Le raffinement avec lequel Blanchot a décrit le
plus sûr: plus naturel, plus fermé, à la manière d’un rapport de ses personnages à l’espace lui permet de ne
cercle se rassemblant toujours plus sur son centre, sur pas évacuer un problème que Nancy esquissera:
le point obscur qu’était son centre. (67-68)
(Il n’est pas certain que cette logique [de la
Le glissement du “centre” au “point obscur” est communauté désœuvrée] soit restreinte à l’homme, ni
même aux êtres vivants. Des cailloux, des montagnes,
remarquable car, précisément, le narrateur fait entrer la
les corps d’une galaxie ne seraient-ils pas “ensemble”
jeune femme dans les points obscurs de l’espace, ce qui à un certain égard, qui ne serait pas celui de notre
provoque des malaises chez elle, mais ce sont les plus regard sur eux. C’est une question qu’on laissera ici,
beaux moments du récit: l’excursion dans la chapelle question de la communauté du monde, sans réponse.)5
du sanatorium (les autres patients préfèrent se rendre à
l’église du village voisin, moins morbide) et la sortie dans En effet, le narrateur évoque à de nombreuses reprises
la cour enneigée. Autant la jeune femme est du côté de la les montagnes, la mer et le ciel et cette évocation aura
concentration de l’espace, autant le narrateur est du côté encore plus d’importance dans la deuxième partie du livre
de sa dissémination: avec le motif du “chœur”, autre nom de la communauté,
dont il situe “l’assise là-bas, quelque part vers la mer”
Il y avait donc, même pour elle, des points où elle n’était (112, 124) et le motif du “ciel” qui se réduirait à un
plus aussi sûre et où elle se sentait dangereusement “point noir” qui viendrait poindre et harceler la pensée
éloignée d’elle-même. Et plus loin encore? Là où
du “nous” (115-116, 136). De même, lorsque le dernier
s’étendait le libre pays, où il n’y avait plus de cercle,
où les rues, les maisons étaient dispersées dans une homme éveille chez le narrateur la dimension du “ ‘nous’,
brume d’automne, où l’obscurité ressemblait à un jour présence et force unie de l’esprit commun”, le narrateur
fatigué? (69) précise que “[d]ans ce ‘nous’, il y a la terre, la puissance
des éléments, un ciel qui n’est pas ce ciel” (9). Le dernier
La jeune femme est dans la conjonction, le narrateur homme parle avec “de grandes phrases qui paraissent
est dans la disjonction: leur rapport entrecroisé à l’espace infinies, qui roulent avec un bruit de vagues, un murmure
forme là encore un chiasme. Avec elle, “les murs restaient universel, un imperceptible chant planétaire” (8).
blancs et fermes, les vivants ne mouraient pas, les morts N’y a-t-il pas ici une résurgence non déconstruite
ne ressuscitaient pas” (68). Chez le narrateur, au contraire: d’une dimension mythique de la communauté, un retour
“Je me suis persuadé que je l’[le dernier homme] avais impensé à la communion de la communauté avec elle-
d’abord connu mort, puis mourant” (11) Avec le dernier même par le truchement du mythe dont le dernier homme
homme, la jeune femme retrouve son centre: “Là où il la serait l’officiant fascinant? On serait alors aux antipodes
rencontrait, dans le recoin près du piano, il n’y avait plus de ce que Nancy appellera “le mythe interrompu” et très
seulement un séjour d’images et une terre de souvenirs, proche de tous les dangers que ses réflexions soulèveront.
mais vraiment un îlot solide [...].” (70) Nancy définira le mythe tel qu’il a été pensé de la tradition
Rien ne spécifie mieux les rapports entre les trois à la modernité comme “cosmos se structurant en logos”6.
personnages que la disposition respective de leur chambre C’est bien ce qui se passe lorsque la parole du dernier
le long du couloir et le tabou qui touche celle du dernier homme se fait “chant planétaire”. Plus même, on pourrait
homme. La chambre du narrateur se situe entre celle de comparer sa parole à ce que Nancy restituera comme
la jeune femme et celle du dernier homme. La chambre étant “la scène du mythe, la scène de son invention, de
de la jeune femme se trouve à l’endroit où le couloir sa récitation et de sa transmission”7: “il y a des hommes
fait un tournant. Celle du dernier homme est proche de rassemblés et quelqu’un leur fait un récit”8.
l’ascenseur qui conduit aux salles du bas. La jeune femme
vit plus ou moins dans la chambre du narrateur. Il est tabou 5 Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 222.
6 Ibid., p. 125.
pour le narrateur de penser à l’éventualité qu’elle ait pu 7 Ibid., p. 109.
rendre visite une fois au dernier homme. C’est pourquoi, 8 Ibid., p. 112.

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La communauté en récit 231

Ce serait oublier que les récits du “dernier homme” littéraire” au sens que Nancy cherchera à donner à cette
sont sous-tendus par leur refus: contre l’exigence du expression, après Dionys Mascolo. Et la figure littéraire de
“sérieux des faits”, “[l]a vérité, l’exactitude de ce qu’il la communauté, c’est le “point” du chiasme qui conjoint
faut dire”, la doxa de l’ “événement”, “cette dureté qu’il y et sépare ses membres, en évitant précisément ces deux
a dans nos vies quand elles se racontent” (15). Mais cette écueils de la séparation absolue et de la communion
interruption d’un mythe en voie de cristallisation n’est religieuse. Le chiasme ne conjoint et ne disjoint pas des
jamais plus visible que dans la scission du livre entre la termes préexistants, mais les termes sont engendrés par
première et la deuxième partie. Le récit s’interrompt au le rapport du chiasme.
moment où il aurait pu donner lieu à une mythification du C’est Nancy lui-même qui m’engage à avancer cela.
dernier homme en nouveau Christ appelant à communier En effet, à la fin de la deuxième partie de La Communauté
autour de lui: désœuvrée, “Le mythe interrompu”, c’est-à-dire dans la
transition avec la troisième partie, “Le communisme
Un Dieu lui-même a besoin d’un témoin. L’incognito littéraire”, il écrit ceci:
divin, il faut qu’il soit percé ici-bas. J’avais longuement
évoqué ce que serait son témoin. Je devenais comme
malade à la pensée qu’il me faudrait être ce témoin La parole est communautaire à la mesure de sa
[...]. Mais lentement – brusquement – se fit jour la singularité, et singulière à la mesure de sa vérité
pensée que cette histoire était sans témoin [...]. (22) communautaire. Cette propriété en forme de chiasme
n’appartient qu’à ce que je nomme ici parole, voix,
La dimension testimoniale du récit est donc elle aussi écriture ou littérature – et la littérature en ce sens
n’a pas d’autre essence dernière que cette pro-
interrompue sur le bord même de sa convocation9.
priété.10
Une précision cruciale montre que le narrateur du
Dernier Homme est un écrivain:
1011 Il met l’accent avant tout sur une “propriété”, qui
La première, elle trouva un nom pour ce qui lui devient même une “essence”, de la littérature. Il utilise
arrivait, à elle, à lui, à nous tous, mais c’est en moi la figure du “chiasme” pour l’exprimer et, surtout, il
qu’elle crut d’abord l’éprouver, elle dit: “C’est étrange, précise qu’il a conscience d’utiliser cette figure. Même
je ne suis plus aussi sûre de vous.” – “Vous étiez sûr si cette figure n’est pas le fond de l’affaire dans le propos
de moi?” – “Oui, vous étiez immobile, vous regardiez
de Nancy, le récit de Blanchot me permet de montrer
un seul point, je vous retrouvais toujours devant ce
point.” Elle regardait, en disant cela, non pas de mon qu’elle n’advient pas par hasard lorsqu’il est question
côté, mais dans la direction de la table sur laquelle il de communauté, surtout en lien avec la littérature. Si je
y avait des pages écrites [...]. Je cherchai à évoquer pousse à son extrémité ce que Nancy laisse pressentir11,
ce point. J’aurais pu lui dire avec vérité que ce point, le chiasme serait la figure littéraire de la communauté. Le
c’était elle aussi. Le désir d’être avec elle passait par cœur du chiasme, c’est le chœur.
ce point, c’était mon horizon. (34-35)

Recebido: 30 de janeiro de 2013


Le Dernier Homme relate la conjonction de l’écriture Aprovado: 13 de fevereiro de 2013
et de la communauté, c’est le récit d’un “communisme Contato: majoxxxx2000@yahoo.fr

9 Christophe Bident observe que la figure du “dernier homme” “menace


toujours, évidemment, de sombrer dans l’idéalisation, la divinisation
rédemptrice”. Mais il montre son apparentement à “l’homme de
“l’absence de mythe”, dans le langage alors développé par Bataille”.
“Le Dernier Homme figure ce qu’en dehors du mythe, du symbole et de
la narration elle-même, un récit peut encore transmettre dans un monde
qui pourrait s’être préparé à n’en plus demander.” La fragmentation et
l’interruption jouent tout contre la mythification du récit et ouvrent la
dimension non communielle de la communauté: “La deuxième partie,
véritable interruption du récit, livre la parole fragmentée, neutre, libre et
partagée” qui se manifeste aussi par “l’abondance des phrases nominales”
et de “brefs dialogues, imprimés en italiques”. On peut retenir cette
formule: “La communauté ainsi créée n’existe qu’à mettre en rapport ce
qu’il y a de dernier en chacun (le dernier cri).” Cf. op. cit., p. 363-367.
10 Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 173-174.
11 Il est aussi remarquable que le texte de Nancy qui donne son titre à

La Comparution, livre écrit avec Jean-Christophe Bailly et publié en


1991, porte comme sous-titre: “(De l’existence du communisme à la
communauté de l’existence)”. La “comparution”, c’est-à-dire l’événement
de l’être-en-commun, se manifeste donc là aussi stylistiquement par un
chiasme.

Letras de Hoje, Porto Alegre, v. 48, n. 2, p. 227-231, abr./jun. 2013

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