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Collection dirigée
par Bertrand Dermoncourt

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KEITH JARRETT

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DU MÊME AUTEUR

CHARLIE PARKER ,
Actes Sud, 2005.
MILES DAVIS ,
Actes Sud, 2007.
BENNY GOODMAN, Actes Sud, 2010.
OSCAR PETERSON, Actes Sud, 2012.
LA DISCOTHÈQUE IDÉALE DU JAZZ , Actes Sud, 2015.


 
© ACTES SUD, 2019
ISBN 978-2-330-12793-0

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JEAN-PIERRE JACKSON

Keith Jarrett

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L’artiste résume la science, l’abolit,
fait ressurgir la vie, exprime le monde
total. Le monde muet est notre seule
patrie.

Francis Ponge, Le Grand Recueil




La musique est‑elle un divertissement
sans portée ? ou bien est‑elle un lan‑
gage chiffré et comme le hiéroglyphe
d’un mystère ?

Vladimir Jankélévitch,
La Musique et l’Ineffable

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INTRODUCTION

 
Keith Jarrett est une star. Il lui en est d’ailleurs
parfois fait un reproche, qui n’est pas fondé
musicalement1. Ses concerts dans le monde
entier rassemblent cependant de très nombreux
auditeurs attentifs et ses disques figurent parmi
les meilleures ventes du jazz. Sa discographie est
impressionnante : près de cent soixante-dix CD
à ce jour, et plus d’une centaine d’albums non
autorisés. Toutes les prises en studio ne sont pas
publiées, de nombreux concerts captés n’ont pas
encore vu le jour2.
Sa musique, qui porte pourtant la marque
d’un style unique, opère une synthèse qui va de
Scott Joplin à Bill Evans et Paul Bley, de Bach

1. Ainsi, comme le raconte Jacques Chesnel dans Jazz


Hot en février 1976, lors du festival d’Antibes de 1966,
un journaliste local le qualifie de “petit clown lour-
daud et dément”.
2. Par exemple, le concert à la Fenice de Venise donné
en 2006 n’est publié qu’en octobre 2018.

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à Chostakovitch et Arvo Pärt, en passant par le
folk, le rock et les musiques liturgiques de dif-
férentes origines, à laquelle s’ajoutent des com-
positions personnelles originales.
Plus problématique encore, il ne se produit
pas seulement au piano mais aussi au clavecin,
à l’orgue électrique, au saxophone soprano, aux
percussions, à la flûte, à la guitare, à l’harmo-
nica ; il a même été parfois chanteur.
Une telle diversité, une telle fécondité dé­­
routent si l’on ne tient pas compte que, pour
lui, le piano est certes un instrument privilé-
gié mais que son aspiration est la musique dans
tous ses états, dans toutes ses facettes. Elle règne
en maîtresse absolue et multiforme sous des
aspects transitoirement différents, elle incarne
“le temps, mais rien de ce qui survient dans
le temps”, comme écrivait Schopenhauer, qui
ajoutait qu’elle est “une analogie du monde1”.
Keith Jarrett croit en effet à une haute concep-
tion du musicien, et cela depuis son plus jeune
âge. Les conditions dans lesquelles il faut faire
de la musique ont toujours été essentielles pour
lui qui, dès l’adolescence, s’est montré très exi-
geant à ce sujet et a refusé de jouer lorsque la
musique et les musiciens n’étaient pas respectés.

1. “Le phénomène de la musique nous est donné à


seule fin d’instituer un ordre dans les choses, y com-
pris et surtout un ordre entre l’homme et le temps”, Igor
Stravinski, Chroniques de ma vie, Denoël, 1962, p. 51.

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Il a lu les philosophes, en particulier Gur-
djieff, et les maîtres spirituels de toutes concep-
tions, notamment le soufisme1. Cela ne suffit
pas pour être un bon musicien ; ce n’est même
sans doute pas nécessaire. Mais si cela n’oblige
aucunement à apprécier les résultats, cela aide à
comprendre la démarche, et peut-être à trouver
à l’écoute de sa musique des ressources et des
satisfactions que l’ambiance sonore ordinaire du
monde et les aléas de ses convulsions annihilent
quotidiennement.
Le fil conducteur de cette confondante diver-
sité, de cette sorte de rage créatrice, de cet enga-
gement constant, c’est sa biographie. Chez Keith
Jarrett comme chez beaucoup d’autres, chaque
œuvre est en quelque sorte une autobiographie,
mais dégagée du quotidien, de l’accidentel, du
transitoire, pour atteindre une sorte de vérité
artistique universelle.
Pourtant Jarrett n’est souvent, pour le grand
public qui se presse à ses concerts, que l’homme
d’un seul disque, The Köln Concert, qui demeure,
plus de quarante ans après sa parution, l’image
musicale iconique de sa musique, alors qu’il fut
presque un accident miraculeux dans son par-
cours.

1. Cet aspect de sa personnalité n’est hélas pratique-


ment pas documenté.

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LA RÉVÉLATION DE COLOGNE

 
Lorsque le vendredi 24 janvier 1975 Keith Jar-
rett arrive à Cologne, il participe à une tournée
en piano solo organisée par Manfred Eicher, pro-
ducteur des disques ECM. Il s’est produit la veille
à Lausanne, en Suisse, et a fait le trajet dans la
petite Volkswagen du producteur. Il doit jouer
le lendemain à Baden, à nouveau en Suisse. La
tournée dans d’autres villes européennes doit se
conclure le 5 février à Paris.
Auparavant, le 10 novembre 1971, dans les
studios Arne Bendiksen à Oslo, il a enregistré
son premier album en piano solo, Facing You,
qui a obtenu le Grand Prix du Festival de Mon-
treux en 1973 – année même où, à Bremen et
dans la salle de spectacles d’Épalinges à Lau-
sanne, il est capté à nouveau seul au piano, mais
cette fois en public. L’album, un triple disque
vinyle sobrement intitulé Solo Concerts: Bre‑
men, Lausanne, nominé aux Grammy Awards, a
obtenu à sa parution de très nombreuses récom-
penses dans le monde : Times Magazine, Down

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Beat, le New York Times, les magazines alle-
mands Swing Journal, Grosser Deutscher Schall‑
platten, Deutsche Phono-Akademie l’ont désigné
“Disque de l’année”.
Le succès à la fois critique et commercial
de ces deux albums, l’un en studio, l’autre en
public, a décidé de cette tournée européenne en
solo début 1975.
Dès son entrée dans la salle de l’opéra de Co­­
logne, Keith Jarrett découvre que le piano Bö­sen­
dorfer présent sur l’estrade pose problème :
certaines touches ne répondent pas correctement,
l’une des pédales ne fonctionne pas bien, l’accord
est déficient. On appelle un accordeur, il règle le
piano du mieux qu’il peut, puisqu’il est impossible
de le changer un vendredi en fin d’après-midi.
Selon ses propres dires, Keith Jarrett n’a pas
dormi depuis deux jours. Il faut toute l’insis-
tance de Vera Brandes, organisatrice de la tour-
née, pour qu’il accepte de jouer. Avant le concert,
un repas très précipité, composé de plats italiens
qu’il juge pour le moins médiocres, achève de
créer des conditions déplorables. Il menace de
renvoyer les ingénieurs du son qui doivent enre-
gistrer la soirée, puis, afin de rester éveillé, plai-
sante avec eux avant de rentrer en scène.
Tout conduisait à une performance sans âme
et largement oubliable ; le concert aurait même
pu être catastrophique. Pourtant, la comparai-
son avec l’enregistrement non officiel capté à
Freiburg trois jours auparavant montre que la

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prestation à Cologne a sensiblement modifié
l’approche du solo chez Keith Jarrett, notam-
ment l’introduction presque systématique d’un
ostinato à la main gauche, sur lequel brode la
main droite. La captation du concert du 5 février
1975 à l’Olympia de Paris, en fin de tournée,
et plus clairement encore celle du 20 février à
l’Evergreen College à Olympia dans l’État de
Washington, sur un piano à la sonorité très
métallique, attestent de l’évolution de sa concep-
tion du concert solo.
Par comparaison, le concert de Cologne té­­
moigne d’une sorte d’apaisement – sans doute
dû à la fatigue et paradoxalement aux conditions
loin d’être optimales –, d’une sérénité chantante
parfaitement en osmose avec l’époque alors trans-
portée par la musique et la philosophie New Age,
attirée par les sagesses orientales et le Flower Power.
La division en quatre parties du concert dessine
un monde sonore idéal, souvent incantatoire,
nourri de réminiscences de musique d’église et
de folk mêlées, où règne une sorte de paix fleu-
rie à laquelle aspire une grande partie de la jeu-
nesse, un univers musical de calme et de vo­­lupté
qui fascine et charme.
Un ostinato, une esquisse de mélodie, une
séquence ordonnée, un développement, sinon
logique du moins compréhensible et presque
attendu, font de ce concert, comme d’autres
auparavant et par la suite, une manière de com-
position improvisée qui, à aucun moment, ne

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ressort du désordre ni du hasard total. D’ail-
leurs, l’audition répétée du disque crée a poste‑
riori des enchaînements paraissant nécessaires,
mais qui furent pourtant générés de manière
improvisée, aléatoire.
Le succès est immédiat. Le Köln Concert de­­
vient un best-seller. Les ventes s’envolent et fi­­
nis­sent par atteindre près de quatre millions
d’exemplaires, rejoignant ainsi le Kind of Blue de
Miles Davis à la beauté apollinienne et le Time
Out de Dave Brubeck, dont la brillance et les
thèmes originaux – parmi lesquels Take Five –
ont con­quis une très large audience.
C’est ce concert de Cologne qui fait de Keith
Jarrett une vedette et qui, pour le public, réduira
longtemps son aura musicale à ce seul album.
Pourtant, il a beaucoup accompli avant et ac­­
complira davantage encore après, révélant une
personnalité bien plus diverse et complexe que
ne le laisse supposer ce seul concert, capté pres-
que miraculeusement parmi des dizaines d’autres
tout aussi passionnants. Car, en réalité, Keith
Jarrett a derrière lui une carrière déjà remar-
quable lorsqu’il s’avance sur la scène de l’Opéra
de Cologne.

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UNE JEUNESSE EN MUSIQUE

 
Premier des cinq enfants de Daniel et Irma Jar-
rett, Keith naît le 8 mai 1945 à Allentown, ville
moyenne et industrielle de Pennsylvanie située
près du New Jersey. Sa mère, née Kuzma, d’ori-
gine hongroise, parle anglais mais aussi alle-
mand et hongrois. Son père, enrôlé dans la
Seconde Guerre mondiale, souvent absent, étu-
die la Bible et se convertit à l’Église de la Science
chrétienne, pour laquelle la maladie est une
maladie de l’esprit qui peut se guérir par la foi
chrétienne.
À propos de la question des origines de
Keith Jarrett, une précision s’impose d’emblée :
bien qu’il ait longtemps porté une coiffure de
type afro, Keith Jarrett n’a aucun parent afro-
américain. Ses ascendances sont austro-hon-
groise par sa mère, qui pensait être gitane, et
française, écossaise ou irlandaise par son père.
Lorsque Ornette Coleman l’approche en cou-
lisses et lui dit qu’il “doit être Noir, qu’il faut
qu’il soit Noir”, il lui répond : “Je sais. Je sais. J’y

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travaille1.” Souvent considéré à tort comme Noir,
il explique sa position : “Vous savez, au Festival
de Heidelberg, il y avait des musiciens noirs ou
des membres noirs du public qui essayaient d’in-
terrompre ma prestation parce qu’ils clamaient
que ce n’était pas de la musique noire. Et bien
sûr, ça ne l’était pas. Une raison, c’est que je ne
suis pas Noir. Mais il s’agissait d’un festival de
jazz. Ils clamaient que non seulement ce n’était
pas de la musique noire mais que ce n’était pas
du jazz, que cela ne devrait pas se produire à ce
festival. C’était l’époque, je suppose, où le Black
Muslim [musulman noir], vous savez, était plu-
tôt répandu. Alors je suis retourné en coulisse
le cœur brisé parce que je pensais : ce sont des
camarades musiciens ou des gens qui aiment la
musique. Pourquoi font‑ils ça2 ?”
La musique occupe une place importante
dans la vie familiale : les grands-parents jouent
du piano et du violon, la tante de sa mère est
professeur de piano ; le père de Keith chante
dans des chorales d’amateurs ; sa mère, qui sait
lire la musique et jouer de cinq instruments, se
produit avec des orchestres locaux.
Ces deux éléments – la prédominance de
la conscience sur le corporel et le polyinstru-
mentalisme – ne manqueront pas d’influencer

1. Entretien avec Terry Gross le 11 septembre 2000


dans l’émission “Fresh Air” sur NPR.
2. Ibid.

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profondément la vision du monde de l’enfant,
de l’adolescent puis du musicien mature.
Sachant parler avant d’avoir un an, Keith
manifeste très tôt un vif intérêt pour la musi-
que, qu’il entend à la radio. Sur l’insistance de sa
mère, son père achète un piano pour cinquante
dollars dans une vente aux enchères : le bam-
bin l’adopte immédiatement ; il va même jus-
qu’à dormir contre lui1. Il reproduit ce qui est
diffusé à la radio, improvisant sur les airs enten-
dus qu’il a spontanément mémorisés. Il devient
vite évident qu’il possède l’oreille absolue et un
indéniable don musical.
Se pose alors la question des leçons de piano.
Il n’a que trois ans lorsqu’une certaine Ms Young
qui habite Coopersburg, une localité voisine,
lui donne ses premières leçons. Pendant deux
ans, il apprend la lecture musicale dans les
petits livres avec de grosses notes destinés aux
bambins, mais très vite ils cèdent la place aux
manuels académiques. Vers l’âge de trois ans, il
compose même avec des noires et des blanches
une ritournelle en 4/4. Dès la pe­­tite enfance, il
ne dissocie pas l’instrument de la composition.
Il apprend avec enthousiasme, d’autant que
jamais sa mère ne lui présente les leçons et les
exercices comme des contraintes. Mieux, allon-
gés côte à côte sur le tapis du salon, ils écoutent
de la musique classique, et elle demande à Keith

1. The Sydney Morning Herald, 29 octobre 2011.

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d’identifier tel ou tel instrument au sein de la
masse orchestrale. Lorsque le morceau est dif-
ficile et qu’il doute de pouvoir le jouer, elle lui
dit : “Tu peux jouer la première note ? — Oui.
— Peux-tu jouer la seconde ? — Oui. — Alors
tu peux jouer tout le morceau1.”
En août 1950, Paul Whiteman, qui présente
en public, comme c’est alors largement l’habitude,
une émission de télévision intitulée Paul White‑
man TV Teen Club, invite le petit Keith âgé de
cinq ans à y participer2. Venu avec ses parents, l’en-
fant se produit, le public est conquis. Il obtient le
prix décerné par l’émission. Dans la lettre de Paul
Whiteman annonçant l’arrivée prochaine du prix,
celui-ci conclut : “Nous pensons qu’il s’agit d’un
jeune exceptionnellement talentueux. Nos meil-
leurs vœux à lui pour son grand avenir.”
Jusqu’alors, il ne s’agit pourtant que d’un char-
mant talent de société, une sorte de jeu, une ré­­
création certes enrichissante, mais dénuée de
toute ambition artistique importante. Il s’agit
de décider pour l’enfant s’il faut persévérer et
passer à des choses plus “sérieuses”.

1. Ibid.
2. Malgré des recherches persévérantes, aucune
trace de cette émission n’a été retrouvée à ce jour.
Un exemple de ce programme peut être visionné à
l’adresse suivante : https://kaltura.uga.edu/media/t/1_
pomroz1w/33785631.

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C’est le docteur Debodo qui prend désormais
en charge la formation musicale et pianistique
du jeune Keith. La récréation est terminée, la
rigueur et la discipline font leur entrée. L’élève
déteste le maître, mais ce dernier lui en enseigne
davantage que tout autre professeur en un temps
très court. En particulier, il lui apprend à limi-
ter, voire à ne pas utiliser du tout la pédale forte.
Celle-ci permet à une note de résonner lorsque
l’on relâche la touche, les vibrations se propa-
geant aux cordes voisines : la note jouée se com-
plète alors par d’autres harmoniques, générant
un son plus généreux. Le docteur Debodo pros-
crit également la pédale de soutien, qui permet
de faire retentir la dernière note jouée, tandis
que les autres sont étouffées.
À cet effet, il oblige le jeune Keith à jouer Bar-
tók – probablement des pièces extraites de Mikro‑
kosmos. Si la leçon est rude, elle est sans doute
salutaire. Comme il le confessera plus tard :
“J’étais un gamin ; ne pas utiliser la pédale, c’était
comme être privé de dessert. Jouer Bartók, c’était
pour moi comme si je devais cesser d’être trempé
et faire sécher mes vêtements dans le désert1.”
Le 22 avril 1952 – il n’a pas encore sept ans –,
il se produit à Allentown au concert de prin-
temps organisé par la Dubbs Bible Class dans
la Salem Evangelical and Reformed Church,

1. Ian Carr, Keith Jarrett, The Man and his Music, Graf-
ton Books, 1991, p. 5.

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accompagnant au piano une soprano, un ténor
et un groupe de joueurs de marimba. Il figure
en tête de l’affiche du programme…
Après deux ans de cette discipline, les parents
s’interrogent, considérant les valeurs spirituelles
ou morales supérieures aux ambitions et aux
capacités artistiques. Sa mère, pour qui le carac-
tère est plus important que le succès ou la gloire,
arrête les leçons avec ce professeur.
C’est alors que Natalie Guyer, qui n’est pas
plus renommée que ses autres professeurs mais
que les parents estiment moins doctrinaire, est
chargée de poursuivre l’éducation musicale de
l’enfant. Avec elle, Keith est davantage sensibi-
lisé à la musique qu’au strict piano : “Debodo
m’avait apporté quelque chose que je ne dési-
rais pas [à l’époque]. [Natalie] était si encou-
rageante et si sensible musicalement qu’elle
s’asseyait dans la pièce voisine et disait : « Main-
tenant, joue Chopin » ; alors je jouais et elle res-
tait assise. Elle était le public ; elle pouvait me
faire arrêter de jouer et faire des commentaires
musicaux, pas tant techniques que musicaux,
et cela m’a aidé énormément. Ainsi, j’ai eu ces
professeurs « techniques » et puis j’ai eu Natalie,
qui était, pour moi enfant, au cœur des choses.
Je n’aimais pas les exercices davantage que les
autres élèves, mais je l’aimais, elle. Je n’étais plus
effrayé”, confie-t‑il plus tard1.

1. Ian Carr, op. cit., p. 5.

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Il restera toute sa vie en contact avec elle, s’as-
surant qu’elle est dans la salle lorsqu’il se pro-
duit dans la région d’Allentown, et cela jusqu’à
la disparition en 1987 de cette femme dont il a
constamment établi qu’elle a été décisive dans
sa formation musicale.
Pour l’enfant de sept ans, c’est le moment où
germe sans doute en lui l’idée que la musique
met en jeu autre chose que la simple ductilité, le
simple exploit digital, autre chose qu’une méca-
nique sonore, que se joue en elle et par elle une
sorte de révélation du monde. Il ne se limite d’ail-
leurs pas à reproduire des partitions, mais com-
bine improvisations et compositions.
C’est aussi à cet âge qu’il commence à se pro-
duire régulièrement dans sa ville natale et les en­­
virons.

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LE PETIT PRODIGE

 
Le système égalitaire de l’école publique ne pre-
nant pas en compte les enfants surdoués, les
parents de Keith Jarrett l’inscrivent dans une
école privée. On y teste son QI, qui correspond
à celui d’un génie. Au lieu d’entrer en onzième
(il sait déjà lire couramment), il est placé direc-
tement en neuvième1. Il est sportif comme ceux
de son âge (basket-ball, base-ball, ping-pong, et
même la lutte). Mais il écrit aussi de la poésie,
s’intéresse à la littérature et joue avec son père à
identifier les voitures sans les voir, au seul bruit
du moteur.
Le 12 avril 1953, à l’auditorium du Woman’s
Club d’Allentown, il donne un premier concert
en solo composé de pièces courtes et variées. On
installe un système pour lui permettre d’atteindre

1. Au lieu du “first grade”, il entre directement en “third


grade”. Dans l’école publique, au lieu de onzième on
dit “cours préparatoire” et “cours élémentaire deuxième
année” au lieu de neuvième.

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les pédales. Au programme : Mozart, Bach (la
Fantaisie en do mineur), Beethoven, Saint-Saëns
(Le Cygne), Grieg (Nocturne opus 54 no 4), Schu-
mann (Träumerei), Mendelssohn (une Romance
sans paroles) et Moussorgski (Hopak, transcrip-
tion extraite de l’opéra inachevé La Foire de So­­
rotchintsy).
Plus remarquable encore, la dernière partie
du concert est consacrée à des compositions per-
sonnelles : A Walk in the Zoo, illustrant en une
suite pianistique le portrait musical de neuf ani-
maux1, et Mountain Scene. Dans Down Beat, en
octobre 1974, il rapporte qu’il “ne les avait pas
écrites”, mais qu’il “avait bâti des mélodies et des
schémas rythmiques”. Il ajoute : “Ma première
expérience de composition fut d’ajouter une note
au dernier accord d’un concerto de Mozart. Je
le jouais comme il faut au domicile du profes-
seur et à ma façon à la maison. Je pense que j’ai
commencé à écrire des mélodies et à improviser
dessus quand j’avais six ou sept ans2.” La com-
position et l’improvisation demeurent pour lui
intimement liées à la pratique instrumentale,
comme ce fut le cas pour Stravinski, qui confie
en un parallèle frappant : “Quand j’eus neuf ans,
mes parents me donnèrent une maîtresse de piano.

1. Il s’agit probablement d’une influence de la musi-


que de Saint-Saëns, dont il a travaillé la transcription
du Carnaval des Animaux.
2. Down Beat, octobre 1974.

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J’appris très vite à lire la musique et, à force de
déchiffrer, j’eus bientôt envie d’improviser et je
m’adonnai à cette besogne qui durant une lon-
gue période fut mon occupation favorite. […]
On me reprochait souvent de gaspiller ainsi mon
temps au lieu de l’employer à des exercices régu-
liers. Quant à moi, je n’étais certainement pas de
cet avis et cela me contrariait beaucoup1.”
C’est aussi l’époque à laquelle il joue fréquem-
ment d’un autre instrument : “J’ai joué de la
batterie toute ma vie… C’est réellement mon
premier instrument”, déclarera-t‑il toujours,
faisant ainsi remonter à la première enfance sa
fascination pour les rythmes non académiques,
pour la pulsation, alors qu’il n’a pas encore vrai-
ment découvert le jazz.
La Convention internationale du Lions Club,
dont son père est membre, le voit se produire
dans le grand auditorium d’Atlantic City. Le
17 avril 1955, il donne un deuxième concert à
Allentown, au Jewish Community Center, orga-
nisé par son école. Bien qu’il s’agisse d’un réci-
tal de piano, son frère Eric, violoniste, participe
au pro­gramme.
Tout semble prometteur. Mais Allentown est
une des villes musicales les plus dévastées des
États-Unis. Il ne se passe rien. À bien des égards,
c’est une ville morte. Les parents travaillent dur
pour nourrir quatre garçons et payer en outre les

1. Igor Stravinski, op.cit., p. 5.

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leçons de piano, de violon, de guitare, ainsi que
les trajets. La vie est difficile. Mais la musique
reste au centre de l’activité de la famille, en dépit
des aléas. Lorsque naît le cinquième enfant, c’est
la catastrophe. Les parents se séparent, le père
s’en va. Eric, le frère, abandonne le violon : il n’y
touchera plus jamais. Pour Keith, qui va avoir
onze ans, le traumatisme est tout aussi réel sur le
moment. Il lui faut envisager l’avenir autrement.

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LE REAL BOOK

 
Durant les années qui suivent, le père absent
continue à envoyer régulièrement une pension
alimentaire. La mère multiplie les emplois, par-
fois simultanément, pour subvenir aux besoins
des cinq enfants toujours à charge. Le jeune
Keith se réfugie davantage encore dans la musi-
que, ne quittant pas le piano lorsqu’il est au
foyer familial. Il faut déménager de temps à
autre. Il n’y a pas toujours de salle de bains,
mais une pièce est affectée à la pratique musi-
cale, où Keith se réfugie dès que cela est pos-
sible.
Dans l’un des domiciles, le piano ne peut être
installé que dans le salon. Le chien, que tout le
monde adore, va et vient, la famille s’en amuse.
Keith, qui travaille un morceau, s’interrompt,
jette la partition à terre et s’écrie : “C’est écœu-
rant !” L’anecdote n’en est pas une : des années
plus tard, il lui sera parfois reproché un “com-
portement de star” parce que surviennnent du

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bruit ou des éclairs de flash photographiques.
Or, à quinze ans, il est très loin d’être une star,
plutôt un adolescent parfois mal nourri, dévoué
entièrement à la musique dans un environ-
nement plus que modeste. Pour lui, dès cette
époque, la musique doit régner en maîtresse
absolue que rien ne peut venir perturber. L’uni-
vers qu’elle génère est le seul qui compte, rien
d’autre ne doit y interférer. Sur ce point, il ne
changera jamais, c’est un aspect essentiel de sa
personnalité. C’est un mode de vie.
Alors que les leçons de piano ont cessé, il tra­­
vaille, outre les compositions classiques, des mu­­
siques populaires, des musiques de danse et des
chansons que sa mère chantait lorsqu’elle était
plus jeune.
Lorsqu’il atteint ses quinze ans, il acquiert
un Real Book, fait sur lequel il faut s’attarder car
il est capital.
Le Real Book est un gros livre non officiel,
composé de près de cinq cents pages manuscrites
et imprimées au stencil, reliées par des anneaux
en plastique. Il contient des centaines de relevés
de standards de jazz et de mélodies de Broadway
dont il fournit la partition : mélodie et grille d’ac-
cords en notes chiffrées américaines (C9, Eb7, F6,
Bb-7, etc.). C’est une sorte de bible des musiciens
de jazz, tous ne possédant pas électrophone et
disques, tous n’étant pas par ailleurs en mesure
d’effectuer des relevés de thèmes ou de solos.
Ce Real Book est réellement très important pour

32

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un musicien1 : il lui suggère des thèmes qu’il ne
connaît pas et lui en donne l’harmonisation. Il
le familiarise aussi avec les enchaînements har-
moniques les plus courants dans le jazz2, lui per-
mettant ainsi d’acquérir le fonds harmonique
commun aux jazzmen et de pouvoir participer
à des improvisations avec des musiciens qu’il ne
connaît pas : ce que l’on appelle des jam-sessions.
Enfin, ne se limitant pas aux airs de Broadway ou
aux chansons populaires, il inclut de nombreuses
compositions de créateurs du jazz, tels Duke
Ellington, Charlie Parker, Miles Davis ou The-
lonious Monk, ainsi que des thèmes provenant
de la musique afro-cubaine et de la bossa-nova.
Le Real Book permet aussi d’élargir le répertoire

1. Il connaît six éditions, étant chaque fois révisé et


augmenté. Il existe aussi sous forme de Real Book en
si bémol, en mi bémol et même en clé de fa pour les
bassistes, évitant ainsi d’avoir à transposer. Il a donné
lieu par la suite à plusieurs éditions comparables qui
souvent doublonnent telles le Fake Book, le Colorado
Cookbook Fake Book, le Jazz Fake Book, le Jazz Ltd Book,
la Library of Jazz Musicians, le Real Jazz Book (publica-
tion officielle et non manuscrite), le Rudimental Jazz, et
même tout simplement The Book. C’est dire son impor-
tance pour les musiciens de jazz qui le possèdent sou-
vent sous forme de PDF sur leur smartphone ou leur
tablette pour les répétitions.
2. Par exemple ceux du blues, bien sûr, de I Got Rythm,
All The Things You Are, Sweet Georgia Brown, How High
The Moon, Honeysuckle Rose, Indiana, etc., dont de nom-
breux autres thèmes sont souvent des démarquages.

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et d’assimiler le phrasé, le découpage rythmique
et l’harmonisation spécifiques, entre autres, au
be-bop ou à la musique latine, et de travailler
dans des tonalités ou des mesures moins usitées
– par exemple en 3/4 ou en 6/8.
L’adolescent vient enfin de rencontrer le jazz
sous une forme écrite, comparable à celle de la
musique classique qu’il fréquente assidûment
depuis des années. La confirmation est claire : le
jazz, notamment les standards, n’est pas que la
mise en œuvre d’improvisations plus ou moins
inspirées. Au départ, au soubassement, il est bâti
sur des compositions. “Les standards sont sous-
estimés parce que je ne crois pas que les gens
comprennent à quel point il est difficile d’écrire
une mélodie. La plupart des compositeurs dont
j’ai enregistré les thèmes ne sont toujours pas
considérés comme « sérieux » ; ils occupent une
place que nul ne saurait occuper dans la composi-
tion sérieuse”, explique-t‑il plus tard. Le répertoire
de la formation appelée “Standards Trio”, qu’il
constituera en 1983 et qui a enregistré trente-
cinq albums à ce jour, est issu de cette décou-
verte à quinze ans, occasionnée par le Real Book,
puis de l’appropriation esthétique qu’il opère de
ce langage américain fondamental et de ce fonds
commun à tous les musiciens.
C’est aussi à cet âge adolescent qu’il constitue
son premier groupe, se produisant dans les bars
et dans toutes sortes d’endroits, à Allentown et
dans les environs.

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LES DÉBUTS LOCAUX

 
À seize ans, il est diplômé de l’Emmaus High
School d’Allentown. Il lui faut gagner sa vie. Il
est employé dans une société de fabrication de
matériel électrique, dont les machines sont pour-
tant réputées briser ou faire perdre les doigts. Il
gagne quarante-huit dollars par semaine.
Un batteur lui téléphone pour lui proposer de
jouer en trio à l’auberge Deer Head Inn, bâtisse
ancienne située dans les monts Pocono, réputée
aujourd’hui pour être l’établissement le plus ancien
toujours existant où l’on programme régulièrement
du jazz. “Ce fut mon premier travail sérieux au
piano”, dira-t‑il plus tard. Avec son propre groupe,
il se produit en toutes sortes d’occasions, dont il
dit qu’elles étaient la plupart du temps “commer-
ciales”, voire “étranges” : il doit jouer du marimba
lorsqu’il n’y a pas de piano, et de la batterie ou de
la guitare au sein du trio régulier installé au Deer
Head Inn, dont le pianiste est Johnny Coates1.

1. Il a enregistré quinze albums, tourné dans le monde


entier, accompagné Stan Getz, Zoot Sims et beaucoup

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C’est là que Stan Getz, de passage, lui propose un
poste de guitariste dans sa formation, qu’il décline.
Keith Jarrett choisit plutôt d’être pianiste au
sein du big band d’un trompettiste local, Matt
Gillespie, qui officie lors de remises de diplômes
dans les universités ou de mariages. C’est alors
qu’il a l’occasion d’aller écouter le quartet de
Dave Brubeck. Enthousiasmé, il acquiert les deux
albums de celui-ci en piano solo, Brubeck Plays
Brubeck et Plays and Plays and…, ainsi que les
transcriptions qui les accompagnent.
Ces disques de Brubeck sont parfois négli-
gés en regard de ceux, célébrissimes, en quartet
avec Paul Desmond et Joe Morello. Pourtant,
ils marquent un style personnel d’une relative
simplicité mélodique mais d’une harmonisation
sophistiquée, qui substitue aux phrasés influen-
cés par Bud Powell ou Thelonious Monk l’hé-
ritage de la musique classique européenne que
Dave Brubeck a assidûment fréquentée, notam-
ment comme élève de Darius Milhaud1.
Il n’est pas étonnant que pour Keith Jarrett,
qui baigne depuis la tendre enfance dans le
répertoire classique du piano, la rencontre soit

d’autres. Mort en novembre 2017, il s’est régulièrement


produit au Deer Head Inn pendant cinquante ans.
1. Le titre original de l’une des compositions les plus
célèbres de Dave Brubeck, The Duke (dont Gil Evans a
écrit l’arrangement pour l’album de Miles Davis, Miles
Ahead), est The Duke Meets Darius Milhaud.

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frappante : “Les transcriptions étaient de toute
beauté, comme si sur la page vous contempliez le
jazz, très clairement noté et exactement ce qu’il
jouait sur le disque, d’autant qu’il ne jouait pas
des torrents de notes. D’ordinaire il était plutôt
cérébral à propos des choix à faire. Il me mon-
tra les possibilités d’une expression non virtuose
dans un contexte très limité1.” Dans le “désert”
d’Allentown, les solos de piano de Dave Bru-
beck, les disques d’André Previn (lui aussi grand
musicien classique), ceux d’Oscar Peterson et
surtout le Footloose! de Paul Bley, dont il dira
qu’il l’a “écouté un millier de fois”, constituent
pour lui la seule véritable nourriture musicale,
que les musiciens locaux ne peuvent lui appor-
ter, ce qui provoque en lui une réelle frustration.
Aussi, lorsque dans le magazine Down Beat il
découvre que le grand orchestre de Stan Kenton
et le clarinettiste Buddy DeFranco vont venir ani-
mer un stage d’été d’une semaine à l’université
du Michigan, il décide de s’inscrire et d’y parti-
ciper. Cela lui permet non seulement de suivre
les ateliers musicaux mais, durant la semaine,
de jouer enfin du jazz, en quintet, et d’écrire un
arrangement pour grand orchestre, Carbon Depo‑
sit, sa première composition personnelle enregis-
trée2. Il remporte à cette occasion un prix au titre

1. Ian Carr, op. cit., p. 14.


2. Les productions musicales de ce “summer clinic”
ont été enregistrées mais sont devenues introuvables.

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impressionnant : le Wurlitzer Scholarship Win-
ner to the National Stage Band Camp. Ce stage
lui permet en outre d’entrer en contact avec des
musiciens professionnels de bon niveau, et en
particulier d’être invité deux fois par Stan Ken-
ton à tenir à sa place le piano dans l’orchestre, à
Atlantic City et à Potsville.
L’idée commence à germer que son destin
musical implique de quitter Allentown et de
s’inscrire à la fameuse Berklee School of Music
de Boston où il pourra acquérir les fondamen-
taux de la composition, même s’il continue à se
produire au Deer Head Inn en trio. Il est engagé
au sein des Pennsylvanians, orchestre de danse
et de musique dixieland dirigé par Fred Waring,
qui possède le Shawnee Inn and Country Club
où sa formation se produit régulièrement.
Le nom de Keith Jarrett, pianiste compétent
et polyinstrumentiste plein de ressources, com-
mence à circuler parmi les musiciens du Nord-
Est américain. C’est ainsi que le trompettiste
Don Jacoby, qui dirige un big band, fait appel
à lui lors d’une séance d’enregistrement pour le
label Decca à Chicago en octobre 1961. Lors
de l’audition, Keith a prétendu avoir auditionné
pour Berklee. Le verso de la pochette mentionne
donc : “Keith Jarrett est à seize ans le plus jeune
de l’orchestre. Sa versatilité est intéressante et
typique. Accompagné par sa mère (et non par
Jacoby), il a auditionné pour le Berklee College
en interprétant brillamment des concertos de

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Brahms et de Gershwin, et en terminant par plu­
sieurs de ses compositions.” Le texte figurant sur
la pochette a dû être rédigé quelques mois après
l’enregistrement…
L’album, intitulé Swinging Big Sound par Don
Jacoby and the College All-Stars, comprend seize
morceaux arrangés par Glenn Osser. L’orchestre
est composé de dix-huit jeunes musiciens qui ne
se connaissent pas entre eux. Keith Jarrett y est
presque inaudible, hormis une introduction de
quatre mesures sur Young Man with the Blues, de
beaux contrechants sur l’exposé de Just for a Thrill
et lors de la reprise finale du thème Sleepy Sere‑
nade. Il ne lui est accordé aucun solo. Il faut dire
que, hormis quelques accords, la partition de
piano est blanche. C’est son premier disque, le
premier d’une très longue discographie, mais il
n’est pas révélateur de son potentiel. On aurait
pourtant souhaité pouvoir entendre son traite-
ment d’alors de You Don’t Know What Love Is ou
de classiques du be-bop, tels GroovinHigh et Lover
Man. La comparaison avec les versions en trio plus
de vingt-cinq ans après aurait été fascinante1.
Alors qu’il continue à jouer de la batterie avec
Johnny Coates au Deer Head Inn, du piano dans
les orchestres de Bob Jenny et de Bob Lehr, son

1. You Don’t Know What Love Is est sur trois albums ou


coffrets ECM : Standards II, At the Deer Head Inn et At
the Blue Note. Groovin’ High est sur Whisper Not, et Lover
Man sur Tribute.

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poste dans la formation des Pennsylvanians de
Fred Waring le conduit à une véritable révélation.
Lors d’une tournée en autocar de cet “orchestre
fou”, comme il l’appelle, il passe une soirée au
Jazz Workshop de Boston. Ce club, situé à
l’époque sur Huntington Avenue, doté d’un
piano à queue, a été ouvert avec Charlie Mariano
en 19541. À l’automne 1961, le trio de Bill Evans,
qui s’est produit auparavant lors de soirées légen-
daires au Village Vanguard de New York, y est
programmé. Le contrebassiste Scott LaFaro, mort
le 6 juillet, est remplacé par Gary Peacock2 ; le
batteur est toujours Paul Motian.
L’harmonisation très sophistiquée du pia-
niste et sa conception même du trio, qui n’est
plus tout à fait du piano accompagné, font
grande impression sur le jeune Keith. Mais si la

1. Le Jazz Workshop, situé à l’origine sur Stuart Street,


puis transféré en 1964 au 733 Boylston Street et rebap-
tisé Jazz Workshop and Pall Mall, a fermé le 9 avril
1978. Voir l’excellent livre de Richard Vacca, The Boston
Jazz Chronicles, Faces, Places and Nightlife 1937-1962,
Troy Street Publishing, 2012, p. 210-212. L’orchestre
symphonique de la ville, dirigé alors par Eric Leins-
dorf, qui a succédé à Charles Munch et sera suivi de
William Steinberg et Seiji Ozawa, fait aussi de Boston
à cette époque un haut lieu de la musique.
2. Gary Peacock, remplacé ensuite par Chuck Israels,
ne restera que quelques semaines. La rencontre avec un
Keith Jarrett de seize ans à ce moment-là relève donc
presque du miracle.

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musique le bouleverse, il n’ose pas alors contac-
ter les musiciens : il n’a pas écouté beaucoup de
musiciens sur scène, c’est la première fois qu’il
entend Bill Evans en direct. À ce moment-là, il
ne sait même pas qui est Gary Peacock. Toujours
est‑il que cette soirée le marque profondément,
Gary Peacock et Paul Motian découverts ce soir-
là figurant par la suite parmi les musiciens pri-
vilégiés qui contribueront à la formation de sa
personnalité musicale.
Si les prestations avec Fred Waring se pour-
suivent, Keith Jarrett franchit un pas impor-
tant lors de son admission à la Berklee School
of Music de Boston, où il est bénéficiaire d’une
bourse accordée par le magazine Down Beat.

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BERKLEE

 
La date de son entrée reste imprécise, proba-
blement à l’automne 1962. L’expérience est
mitigée. D’un côté, il apprend le contrepoint
et découvre ses immenses possibilités harmo-
niques et mélodiques ; il pénètre les arcanes de
la composition musicale. De l’autre, il consi-
dère que les professeurs ne sont pas à la hau-
teur. Le directeur de l’école, Robert Share, est
en charge des leçons sur les progressions har-
moniques. Le niveau semble tellement insigni-
fiant à Keith Jarrett qu’il lit des romans pendant
les cours.
Lorsqu’il présente ses propres progressions
harmoniques, M. Share s’écrie : “Vous ne pou-
vez pas passer de cet accord à celui-là !” Certains
élèves répliquent alors qu’ils ont joué ces pro-
gressions lors des sessions en groupe et qu’elles
sonnaient très bien. Les compositions ou les ar­­
rangements qu’il rédige lui sont retournés entiè-
rement raturés de rouge, alors que ceux qui les
ont entendus les ont beaucoup appréciés.

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En outre, c’est avec deux autres musiciens
renvoyés de l’école que Keith Jarrett a formé un
trio qui se produit à Boston et dans les environs.
C’en est trop pour le directeur : lorsqu’il sur-
prend Keith en train de jouer directement sur
les cordes du piano dans une des salles de répé-
tition, il le renvoie.
Dès lors, il faut survivre. Son trio ne rencon­
tre aucun succès : il est renvoyé la plupart du
temps des établissements qui l’ont programmé.
D’autres fois, il décline l’engagement, refusant
des conditions musicales inacceptables.
Engagé par un saxophoniste alto, il se voit
seulement conseillé de ne pas porter de chaus-
settes blanches, de toujours sourire et de jouer
les accords conventionnels propres à chaque
standard. Les opportunités musicales sont stric-
tement commerciales, sans aucune ambition
artistique – ce que les musiciens appellent “faire
le métier”.
À l’été 1964, il devient d’autant plus impor-
tant de gagner sa vie qu’il se marie avec Mar-
got Erney, une amie de l’époque de l’université
d’Allentown : “Mon trio venait d’être viré une
nouvelle fois, je n’avais pas de domicile ; nous
avons décidé de nous marier. L’insécurité, je
pense, nous a rapprochés, en particulier parce
que nous étions loin de chez nous. J’étais proba-
blement plus instable qu’elle parce que je pensais
que si je devais poursuivre mon chemin musical,
ça ne serait pas facile car le trio était renvoyé de

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partout. Nous ne pouvions pas être réputés bons
alors que nous ne pouvions même pas jouer1 !”
Keith continue pourtant de tenter sa chance
avec son trio, essuyant refus, renvois et décep-
tions devant des conditions souvent déplorables.
Les seules opportunités convenables surviennent
lorsqu’il s’agit d’accompagner une chanteuse.
C’est ainsi qu’il se retrouve avec son trio der-
rière une chanteuse dans un bar. Au sous-sol
se produit le sextet de Cannonball Adderley,
au sein duquel le saxophoniste ténor et flûtiste
Charles Lloyd remplace Yusef Lateef depuis
janvier 19642. Sans que Keith Jarrett le sache,
Charles Lloyd passe un moment à l’écouter,
notamment lorsqu’il joue directement sur les
cordes du piano en accompagnant la chanteuse.
Le moment de cette rencontre silencieuse dans
un petit bar de Boston paraît insignifiant. Il sera
pourtant riche de conséquences.
Le trio est désormais demandé comme ac­­
compagnateur de vocalistes. Keith Jarrett se
sent pourtant pris au piège, même si son trio
est davantage demandé. Il pense alors qu’il lui
faut absolument partir de Boston. Tout condui-
sait pourtant à une relative sécurité financière, à

1. Ian Carr, op. cit., p. 21.


2. Charles Lloyd sera renvoyé du sextet en juillet 1965
après l’enregistrement du disque d’Adderley Fiddler on
the Roof (Un violon sur le toit). Il se produira avec sa
propre formation dans les années qui suivront.

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une carrière locale, à un métier presque stable.
Et c’est précisément ce qu’il refuse.
Fin 1964, Margot et Keith décident littéra-
lement de s’enfuir et de déménager pour New
York.

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NEW YORK

 
On ne peut pas se produire à New York, à moins
d’avoir cotisé pendant quatre mois au syndicat
des musiciens. Comme il le dit lui-même, Keith
Jarrett “meurt de faim pendant à peu près cinq
mois”. Il se tourne les pouces et joue de la bat-
terie, ce qui exaspère souvent ses voisins. Mar-
got a décroché un poste d’opératrice dans une
compagnie de téléphone. Certains des logements
étant situés dans des quartiers peu sûrs et régu-
lièrement saccagés, Margot et Keith doivent
déménager plusieurs fois. Leur voiture est van-
dalisée. On jette des couteaux contre la porte
de leur appartement, dont on vole la poignée !
Ils doivent même fuir rapidement après avoir
entendu deux hommes dans le couloir s’inter-
roger : “Qu’est-ce qu’on va faire du corps ?”
D’autres fois, la salle de bains n’est pas chauf-
fée, la baignoire est dans la cuisine, le tout est
infesté de cafards. Le couple ne se nourrit que
de haricots en boîte. La carrière musicale débute
dans des conditions effroyables.

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Le fils de Fred Waring propose à Keith un poste
dans un big band qui se produit à la télévision ; s’il
accepte, il doit se raser la barbiche et la moustache,
ce qu’il refuse. En dépit de la situation pour le
moins précaire de son existence, il reste conscient
de ses possibilités. Pour autant, aucun document
sonore n’en atteste, le disque avec Don Jacoby
ne permettant pas de rendre compte de son jeu.
Toutefois, une soirée de mars 1965 a été con­
servée. Elle constitue le premier témoignage
authentique de son style à l’approche de la ving-
taine. Ted Knowlton, le responsable de cette cap-
tation exceptionnelle de treize minutes, raconte :
“J’étais ingénieur à plein temps et je jouais du
piano à l’occasion. Chaque année, ma femme
et moi organisions une soirée où nous invitions
des amis et des musiciens avec lesquels j’avais
joué. Cette année-là, j’invitais un batteur, Dan-
nee Fullerton, qui me demanda s’il pouvait faire
venir un ami pianiste, ajoutant qu’il ne voulait
pas me faire de l’ombre. Je répondis : « Pas de
problème. » Dannee arriva donc avec un gamin1
et un bassiste, Kent Carter. Après avoir joué
un moment, je demandai au gamin s’il voulait
jouer. Il s’assit au piano et commença à jouer
un standard, Tangerine2. Je m’écriai « Wow ! »

1. Knowlton emploie le mot “kid”, qui indique claire-


ment l’aspect encore juvénile de Keith Jarrett à vingt ans.
2. Chanson de Victor Schertzinger et Johnny Mercer
créée en 1941 par Helen O’Connell et Bob Eberly

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et ramenai un vieux magnétophone Bell. L’en-
registrement de Tangerine fut un véritable tour
de force du jeune Keith. Après quelques cho-
rus au jeu « ordinaire » (solo à la main droite et
accords à la main gauche), il passa à des phrasés
en mains parallèles assez incroyables. Durant le
solo de basse, il installa des accords soutenus avec
la pédale, puis joua directement avec les cordes
du piano pour obtenir un effet de harpe immé-
diatement suivi d’accords réguliers. Après le solo
de Kent Carter, il débuta par un incroyable solo
à la main droite, qui amena le solo de batterie.
La main gauche de Keith émergea du solo de
batterie avec à nouveau une formidable démons-
tration technique1.”
L’écoute de ce document unique, qui précède
la carrière véritablement professionnelle de Keith
Jarrett, confirme le bien-fondé de la confiance en
soi dont il fait preuve dans ces années difficiles.
Car Tangerine n’est pas un standard courant de
forme AABA. C’est un thème en fa majeur de
forme AA’, composé de deux segments de seize
mesures. Cela indique assez la connaissance pro-
fonde qu’il a d’ores et déjà acquise du répertoire
des standards depuis l’obtention du Real Book,
et qui sera plus tard la base de son esthétique
au sein de son Standards Trio. Non seulement

avec l’orchestre de Jimmy Dorsey dans le film The


Fleet’s In.
1. Ted Knowlton, Background, T. Knowlton Music.

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il choisit une composition exigeant une réelle
connaissance harmonique, mais il fait preuve dès
cette époque d’une inventivité confondante dans
le traitement du phrasé, dans la conception de
l’improvisation et la variété des timbres, tout en
laissant entendre au cours de la première moitié
de son intervention l’héritage de Bud Powell, de
Paul Bley et de Lennie Tristano.
Le problème est alors de pouvoir se faire con­
naître dans le milieu musical de New York qui,
au milieu des années 1960, est bouillonnant et
peuplé de musiciens de grande envergure. La
seule opportunité de faire la démonstration de
ses capacités reste de participer à des jam-sessions
dans les clubs qui le permettent. Il peut ainsi se
produire quelques fois avec le clarinettiste Tony
Scott au Dom sur St Marks Place dans l’East
Village. C’est là qu’il joue pour la première fois
avec le batteur Paul Motian, qu’il avait écouté
à Boston avec Bill Evans l’année précédente.
C’est là aussi qu’il se produit toute une soirée
avec le polyinstrumentiste Roland Kirk, mais
le contact est très mauvais : “Il me haïssait. Je
ne sais pas ce qu’il avait contre moi, sauf que je
n’employais jamais son autre nom (Rahsaan). Je
disais Roland et il répliquait : « Mon nom n’est
pas Roland1. »”
Les jam-sessions les plus réputées sont celles
du Village Vanguard le lundi soir, celles-là mêmes

1. Ian Carr, op. cit., p. 24.

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qui favoriseront par la suite la naissance du big
band de Thad Jones et Mel Lewis. Keith écono-
mise pour y aller en métro et tenter sa chance.
Mais, bien qu’il s’y rende à chaque occasion
pendant des mois, il n’est jamais invité à venir
derrière le piano sur la petite scène. Les musi-
ciens programmés convient toujours les mêmes,
redoutant qu’un nouveau ne sache pas jouer.
Un soir, pourtant, un saxophoniste invité1 ne
lui est pas inconnu. Keith Jarrett l’approche et
lui rappelle qu’ils étaient ensemble à Berklee à la
même époque. Le musicien lui propose alors de
le rejoindre, la jam-session manquant d’un pia-
niste et d’un bassiste. Keith, qui n’a jamais joué
avec un bon bassiste à Allentown, sait parfaite-
ment jouer les lignes de basse à la main gauche. Il
monte sur scène. Au bar du Village Vanguard se
tient Art Blakey, une légende de la batterie. Après
Wayne Shorter et Curtis Fuller partis l’année pré-
cédente, les trompettistes Lee Morgan et Freddie
Hubbard viennent de le quitter après l’enregistre-
ment, pour le label Limelight en mai 1965, d’un
des rares albums médiocres des Jazz Messengers,
Hold On, I’m Coming. Aussi Blakey songe-t‑il à
constituer une nouvelle formation.

1. Bien que Keith Jarrett ait lui-même raconté l’his-


toire, il n’a pas donné son nom.

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ART BLAKEY

 
En 1965, la musique rock est prédominante ;
même les meilleurs jazzmen se sentent contraints
de se plier à cette mode. Ainsi, les Jazz Messen-
gers, rompant avec leur esthétique établie et
jusque-là populaire, viennent d’enregistrer un
album sous influence de la pop music, avec
guitare électrique, orgue et rythmes binaires.
Devant l’échec artistique et commercial patent,
Art Blakey veut à la fois renouveler sa formation
et revenir à ses fondamentaux.
Frappé par la prestation de Keith Jarrett sur
la scène du Village Vanguard, il lui propose de
le rejoindre. Pour le pianiste, c’est enfin l’occa-
sion de se produire au sein d’un groupe majeur.
C’est aussi une première reconnaissance.
Mais les conditions de vie sont pénibles. Le
groupe voyage d’est en ouest à travers les États-
Unis dans une seule voiture, les musiciens
conduisant tour à tour. Keith trouve le manager,
qui s’endort parfois au volant, insupportable et

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incompétent. Au bout de quatre mois de ce qu’il
qualifie “une horreur”, il quitte la formation.
Ce ne sont pas seulement les conditions et
l’impréparation qui sont en cause : il ne s’en-
tend pas avec le batteur. “En fait, ce n’était pas
très facile pour moi de jouer avec Blakey, parce
qu’étant moi aussi batteur j’avais des concep-
tions complètement opposées aux siennes, et
c’était une lutte constante1.” Les pianistes qui
ont précédé Jarrett, tels Horace Silver, Bobby
Timmons, Cedar Walton ou John Hicks, étaient
en accord parfait avec la cymbale charleston fer-
mement jouée sur les deuxième et quatrième
temps de la mesure, avec les éruptions et rou-
lements prodigieux de Blakey. Keith Jarrett n’y
trouve musicalement pas son compte : il possède
déjà une conception plus libre du phrasé, moins
liée à une scansion métronomique.
Deux prestations en public, les 1er et 9 jan-
vier 1966 au Howard Ramsey’s Lighthouse à
Hermosa Beach en Californie, sont enregistrées
par le label Limelight et publiées à l’été sous le
titre Buttercorn Lady. Contrairement au disque
avec Don Jacoby, une place importante lui est
faite. Il en est même le principal soliste. C’est
le premier véritable album de sa carrière ; il a
un peu plus de vingt ans. Il y est déjà en partie
lui-même, déployant des phrasés brillants d’une

1. François Postif, Les Grandes Interviews de Jazz Hot,


Éditions de l’Instant, 1989, p. 151.

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belle linéarité, enrichis d’espaces parfaitement
maîtrisés. Il prend par moments d’audacieuses
libertés avec les harmonies préétablies et la pul-
sation puissante et autoritaire d’Art Blakey.
Même s’il n’est pas encore la véritable légende
vivante qu’il sera des années plus tard, ses solos
– en particulier sur Buttercorn Lady, Recuerdo où
il joue simultanément sur le clavier et les cordes
du piano derrière le trompettiste Chuck Man-
gione, et surtout Secret Love – dénotent une per-
sonnalité musicale d’un remarquable potentiel.
Malgré l’insuccès commercial des Jazz Messen-
gers au cours de ces années 1965-1966 – et de
ce disque peu distribué qui passe inaperçu –,
les quatre mois qu’il passe au sein de cette for-
mation permettent d’attirer sur lui l’attention
des critiques et des musiciens. Notamment celle
de Charles Lloyd, qui l’a déjà remarqué derrière
une chanteuse dans un bar à Boston.

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CHARLES LLOYD

 
Après avoir joué de l’été 1964 au mois de juil-
let 1965 dans le sextet de Cannonball Adderley,
le saxophoniste et flûtiste Charles Lloyd décide
de constituer son propre quartet. Il a enregis-
tré deux excellents albums : en mai 1964, Dis‑
covery!, avec le grand batteur Roy Haynes ; en
mars 1965, Of Course, of Course, avec un autre
grand batteur, Tony Williams. Mais ces albums
se sont peu vendus à l’époque.
Pour sa nouvelle formation, il choisit Jack
DeJohnette. Lorsqu’est évoqué le choix d’un
pianiste, ce dernier se souvient avoir écouté les
Jazz Messengers au Five Spot à New York : “À
ce moment-là, Keith Jarrett dévorait le piano
avec des idées et de l’imagination. Il était tota-
lement libre à l’égard du tempo, il ne se bornait
pas à seulement jouer des croches et ce genre de
choses ; il jouait autour, en dehors de la pulsa-
tion1.” Charles Lloyd pense également à Jarrett.

1. Ian Carr, op. cit., p. 26.

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Programmé pour jouer à Boston, le quartet
de Lloyd propose pourtant la place de pianiste à
Steve Kuhn. Celui-ci décline. Keith Jarrett télé-
phone à Charles Lloyd et lui offre ses services.
Il est engagé. La formation est constituée mais
les circonstances paraissent difficiles. Le rock et
les Beatles dominent la scène, les compagnies de
disques croient peu au jazz commercialement et
les quatre musiciens sont très jeunes : Charles
Lloyd, alors fortement influencé par John Col-
trane, a vingt-huit ans, DeJohnette vingt-trois, le
bassiste Cecil McBee trente, et Keith Jarrett n’a
pas encore vingt et un ans. C’est le label Atlan-
tic des frères Ertegün1 qui accueille le groupe
de Charles Lloyd, sur la recommandation de
George Avakian, “éminence grise de l’industrie
discographique” et manager du quartet.
La formation se produit dans le monde entier,
y compris en URSS, et déchaîne l’enthousiasme.
Dans ces années pré-1968, la technique sans
défaut de Keith Jarrett, son intense lyrisme, le
large spectre de son style d’improvisation, son
engagement physique évident au clavier, ses
étonnantes interventions aux percussions signent
l’apparition d’une personnalité musicale com-
plexe et immédiatement séduisante.
Huit disques officiels et autant de non auto-
risés – sans compter les séances non publiées qui

1. Ils produisent alors, entre autres, le Modern Jazz


Quartet, Ray Charles et Ornette Coleman.

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dorment dans les archives du label – témoignent
de l’impact réel du quartet, dont la variété des
climats et des timbres, l’énergie constante et la
flamboyante liberté incarnent à leur manière
les aspirations alors libertaires de la jeunesse du
monde entier et des amateurs. Témoin le fait
qu’ils sont très majoritairement captés en public,
tels Forest Flower à Monterey, In Europe à Oslo,
Love-In et Journey Within au Fillmore de San
Francisco, Soundtrack au Town Hall de New York,
The Flowering à nouveau à Oslo et surtout l’ex-
traordinaire In the Soviet Union, enregistré au Fes-
tival de Tallinn en Estonie, qui fait exploser, pour
la plus grande joie du public, le glacis stalinien.
Keith Jarrett, chez qui le compositeur nourrit
l’interprète, ne fournit que quelques thèmes au
quartet : Sorcery, Is It Really the Same?, Sunday
Morning, Love no 3. Ce n’est pas avec Charles
Lloyd qu’il peut développer son aspiration à
composer…
George Avakian organise les tournées de façon
pertinente. La Scandinavie d’abord, où la presse
ne tarit pas d’éloges, ce qui ouvre les portes de
toute l’Europe. La prestation au Festival d’An-
tibes à l’été 1966 est un véritable triomphe1.
En deux ans, le groupe effectue six tournées
en Europe. Au Festival de Newport, Keith Jarrett

1. Le concert a été enregistré pour Atlantic mais seul


un medley provenant de cette soirée figure sur l’album
In Europe.

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est laissé seul pour un morceau1. Dans le New
Yorker du 28 mai 1979, le fameux critique Whit-
ney Balliett s’en souvient encore : “Lloyd laissa
libre Jarrett pour un morceau ; il joua une lon-
gue et complexe rhapsodie, étonnante et hau-
tement originale. Seuls Cecil Taylor et Dave
Brubeck jouaient cette sorte de piano puissant
aux accords wagnériens.”
L’alchimie entre Jack DeJohnette et Keith Jar-
rett est l’élément central, non seulement du succès
public, mais aussi de la musique du quartet. Le
batteur est un pianiste accompli2, le pianiste joue
de la batterie depuis toujours, Charles Lloyd leur
laisse toute latitude musicale : “Une totale liberté
pour expérimenter nous était accordée ; il n’y avait
pour nous aucune limite. Avec des musiciens de
ce calibre, vous pouviez espérer l’inattendu dans
la façon de jouer, et c’est ce que l’on demandait
à l’autre”, déclare DeJohnette3. Charles accorde à
tous de l’espace car il sait que cela aide à vendre le
groupe. Et, pendant un certain temps, propulsé
par une rythmique explosive et inventive, le quar-
tet connaît de grands moments.
Entre deux tournées, Keith Jarrett habite tou­
­jours dans un appartement des quartiers misérables
de New York. Mal payés, logés à leurs frais dans

1. Aucune trace enregistrée n’a été découverte à ce jour.


2. Voir en particulier son album de 1985 en tant que
pianiste : The Jack DeJohnette Piano Album (Landmark).
3. Ian Carr, op. cit., p. 32.

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la même chambre d’hôtel, les musiciens com-
mencent à soupçonner puis comprennent que
Charles Lloyd, qui peu à peu privilégie une pos-
ture de gourou sur une attitude de musicien,
qui ne parle que d’amour universel dans les in­­
terviews, garde pour lui la plus grosse part des
sommes payées pour les engagements du quar-
tet. Ron McClure, qui a remplacé Cecil McBee
à la contrebasse, Jack DeJohnette et Keith Jarrett
se rebiffent, exigeant leur dû. Ron McClure se
souvient : “Charles se détériorait massivement
car il avait perdu le respect de lui-même. Il avait
l’habitude d’appeler son saxophone « la pou-
belle », et il disait que j’avais de la chance de jouer
d’un vrai instrument : un instrument en bois.”
Alors que Charles Lloyd est en position du
lotus au milieu d’étudiants d’une université où
le quartet vient de se produire, Jack DeJohnette
lui déclare : “Je ne sais pas comment on doit ap­­
peler ça, mais tu as joué plat. C’est comme si
rien ne s’était passé, la musique sonnait de façon
débauchée.”
En décembre 1968, c’est la fin de l’histoire.
DeJohnette et Jarrett le quittent, McClure est
remplacé par Lloyd sans même en être informé.
Pourtant en deux ans et demi, le quartet a
été l’une des formations essentielles du jazz de
cette époque. Keith Jarrett est désormais connu
de très nombreux amateurs et le public le plé-
biscite chaque fois, subjugué par sa torrentielle
inventivité, son engagement total et la fraîcheur

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exceptionnelle de ses interventions. Si Wayne
Shorter avait voulu l’engager, Charles Lloyd
avait mis son veto et l’occasion s’était envolée.
Keith Jarrett se retrouve donc à nouveau à New
York sans engagement, alors qu’il a été avec Jack
DeJohnette le moteur essentiel de l’originalité
et du succès du quartet.
Mais le milieu des musiciens a découvert et
apprécié à sa juste valeur cette voix nouvelle,
d’autant que, durant sa présence au sein du
quartet de Charles Lloyd, il a enregistré le pre-
mier album sous son nom avec un nouveau trio.

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VORTEX

 
Quelques jours avant le départ pour la tournée
en URSS, George Avakian convainc Nesuhi Erte-
gün d’enregistrer le trio pour Atlantic. Keith Jar-
rett fait appel au contrebassiste Charlie Haden
et au batteur Paul Motian. Il choisit le bassiste
à cause de sa participation au quartet d’Ornette
Coleman, dont il admire l’étrange nouveauté et
le concept “harmolodique”, et le batteur pour
sa présence au sein du trio de Bill Evans et son
jeu davantage coloriste qu’axé sur la pulsation
et le swing : “Je savais qu’il avait été batteur avec
Bill Evans et tout ce que j’avais entendu de lui
montrait beaucoup de goût et était très musical,
mais plutôt… raide. Plus tard, j’ai découvert que
c’était parce qu’on lui avait demandé de jouer
de cette façon1”, explique-t‑il.
Le 4 mai 1967, les huit plages de l’album in­­
titulé Life Between the Exit Signs sont gravées.
Charlie Haden se souvient : “Quand nous avons

1. Down Beat, octobre 1974.

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joué pour la première fois, feeling et intuition
ont été immédiats, comme si nous les avions
éprouvés auparavant. Il est le premier pianiste
avec lequel j’ai joué qui abandonne la structure
harmonique de certains thèmes et joue libre-
ment1.” Le disque paraît le 1er avril 1968 chez
Vortex, un label secondaire d’Atlantic. Peu
avant, le 12 mars, il enregistre un autre album,
Restoration Ruin, d’inspiration folk, où il utilise
le procédé du re-recording : il est le seul musi-
cien dans le studio, jouant successivement de la
guitare, de l’harmonica, du saxophone soprano,
du piano, de l’orgue électrique, de la flûte, de la
contrebasse, de la batterie, du tambourin et des
percussions, les différentes parties étant ensuite
mixées avec sa voix, puisque dans ce disque il
est également chanteur. L’insuccès commercial
est au rendez-vous.
Après une courte prestation en trio en France
à l’automne 1968, George Avakian et Nesuhi
Ertegün décident d’enregistrer la formation les
30 et 31 octobre 1968 au Shelly Manne’s Hole
situé à Hollywood, 1608 North Cahuenga Ave-
nue. Le trio de Bill Evans s’y est produit en
mai 1963. Sur les trente-cinq morceaux alors
captés, seuls neuf sont publiés sous l’intitulé So­­
mewhere Before. Deux titres sont singuliers, New
Rag et Old Rag, qui témoignent de l’admiration
de Keith Jarrett pour Scott Joplin. Lorsqu’on lui

1. Musician, février 1979.

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demande en 1969 de citer trois disques à empor-
ter sur une île déserte, il répond : “Si je mettais
maintenant un disque sur mon électrophone,
ce ne serait pas du jazz mais le dernier LP des
Beatles1. Pour le jazz, bon, d’abord un Scott
Joplin, n’importe lequel. Puis l’album que Sonny
Rollins et Coleman Hawkins ont fait en­semble2.
Enfin un disque que j’ai écouté mille fois, Foot‑
loose! par Paul Bley3.”
À l’automne 1969, une tournée européenne
est envisagée pour le trio, mais les cachets sont
tellement bas que Charlie Haden et Paul Motian
refusent. Au Danemark, Keith Jarrett se produit
avec Gus Nemeth à la contrebasse et Bob Ven-
trello à la batterie, sur un répertoire composé de
chansons de Bob Dylan.
Au cours de cette tournée européenne, après
avoir enfin obtenu de ne pas être envoyé au Viêt-
nam4, il se confie à François Postif : “Je m’exté-
riorise beaucoup quand je joue. Je suis toujours
en train de faire des grimaces, de rire, de sau-
ter en l’air, de gesticuler, de vivre, et beaucoup
de gens qui me voient comme cela pensent que
je suis beaucoup plus réservé lorsque j’ai quitté

1. Il s’agit de Abbey Road.


2. Sonny Meets Hawk!, label RCA Victor.
3. François Postif, op. cit., p. 155.
4. Après quatre ans de lutte contre le gouvernement et
le FBI, y compris jusqu’à la Cour suprême. Son frère
Eric a dû s’exiler au Canada pour éviter la conscription.

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mon piano. En réalité, je ne me sens vraiment
à l’aise que dans la musique1.”
De retour à New York, une nouvelle tournée
en Europe est organisée2. En février 1970, au
Chat qui pêche à Paris, il retrouve Gus Nemeth
à la contrebasse et Aldo Romano à la batterie.
Jarrett se produit longuement au saxophone.
Puis Jean-François Jenny-Clark remplace Gus
Nemeth pour un concert dans un théâtre belge.
Lors de l’entracte après le premier set, Keith Jar-
rett éprouve une sorte de révélation : “Je com-
pris que je pouvais maintenant jouer du piano. Je
n’avais pas essayé de sonner tel que je suis. Per-
sonne ne m’avait jamais dit qu’il existait une étape
comme celle-là ! Sur une échelle de A à Z, le Z
c’est lorsque vous parvenez à votre voix propre ; et
vous la conservez, vous faites de la musique avec
elle. Avoir une voix est la première étape, mais il
existe tellement d’autres étapes, principalement
de rester conscient après cela. Il n’y a que quelques
événements dans ma vie dont je me souviens vive-
ment : en coulisses dans ce théâtre belge, je peux
revoir la scène, et nous ne jouions pas si bien à
cette époque. Cette expérience fut comme un
déclic depuis un monde vers un autre3.”

1. François Postif, op. cit., p. 155.


2. Au moins Umbria Jazz en Italie, des prestations en
Belgique et en France. Des enregistrements non auto-
risés existent pour l’Italie et la France.
3. Ian Carr, op. cit., p. 45.

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Sa relation avec le piano évolue vers un enga-
gement plus total, plus personnel, détaché des
conventions et des postures généralement adop­­
tées. Il n’est pas rare qu’il chante ou grogne en
jouant, qu’il se dresse devant le clavier, qu’il engage
un véritable corps à corps passionné avec l’instru-
ment. Son style, qui mêle la tradition de Scott
Joplin à Bill Evans et à Paul Bley, fusionne cet indis-
pensable acquis avec une liberté nouvelle à l’égard
des grilles harmoniques et de la pulsation métrique.
Un style fascinant, spectaculaire et sophistiqué est
en train de naître. Jack DeJohnette, qui est aussi
pianiste, en donne une analyse pertinente : “Une
chose qui me frappe à propos de Keith et qui le
distingue des autres musiciens, c’est qu’il entretient
réellement une affaire amoureuse avec le piano ;
c’est une relation avec l’instrument… Les mains
de Keith sont en fait plutôt petites, mais à cause
de cela il peut faire des choses qu’une personne
comme moi ou comme les autres pianistes avec des
intervalles digitaux normaux ne peuvent pas. Cela
lui permet de faire se chevaucher des séquences
d’accords, de jouer des phrasés rythmiques et des
lignes contrapuntiques, d’obtenir des effets tels
qu’il semble qu’il y a quatre pianistes. Je n’ai jamais
vu quelqu’un qui a un tel rapport avec son instru-
ment, qui en connaît les limites et pousse jusqu’à
ces limites, qui transcende l’instrument – ce que
j’essaie aussi de faire avec la batterie1.”

1. Ibid., p. 47.

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Depuis ses prestations avec Charles Lloyd,
quelqu’un l’a bien senti, l’a parfaitement com-
pris ; ce quelqu’un lui a plusieurs fois proposé
de le rejoindre. Préférant se consacrer à son trio,
Keith Jarrett a décliné chaque fois l’offre. Mais
on ne refuse pas longtemps celle d’un des plus
grand jazzmen qui soient : Miles Davis.

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MILES DAVIS

 
Dans un club parisien où se produisait le trio
de Keith Jarrett1, Miles Davis était venu l’écou-
ter et avait amené avec lui ses musiciens : Wayne
Shorter, Chick Corea, Dave Holland et Tony
Williams. Ce prestigieux quintet en tournée euro-
péenne2 venait d’enregistrer à New York Frelon
Brun et Mademoiselle Mabry pour l’album Filles
de Kilimanjaro. C’était la formation du moment.
Keith Jarrett, qui avait une fois encore refusé
l’offre de Miles, avait cependant compris que

1. À l’automne 1968, il s’agit probablement du Camé-


léon. Voir New Grove Dictionary of Jazz, Macmillan
Press Limited, 1994, p. 849.
2. On a longtemps appelé cette formation “The Lost
Quintet”, compte tenu du très petit nombre d’enre-
gistrements officiels comparé à quantité de bootlegs. La
situation a été rectifiée avec la parution par Colum-
bia de The Bootleg Series Volume 2, Bitches Brew Live et
Live in Europe. Voir Bob Gluck, The Miles Davis Lost
Quintet and Other Revolutionary Ensembles, University
of Chicago Press, 2016.

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Miles tenait réellement à lui, qu’une opportu-
nité unique de rejoindre la formation actuelle la
plus créatrice s’ouvrait désormais, que son statut
pouvait changer du tout au tout, et qu’une large
reconnaissance était envisageable. La critique
avait été très mauvaise à l’égard de son album
Restoration Ruin1.
Son trio qui ne trouve pas beaucoup d’en-
gagements, lui laisse beaucoup de temps libre.
Il accepte donc pour une fois de se produire à
Philadelphie comme second clavier (avec Chick
Corea) dans le groupe de Miles Davis. Finale-
ment, en mai 1970, il accepte l’engagement
au sein de l’orchestre et, dès les 19 et 21 mai,
il enregistre pour Columbia Honky Tonk2, qui
paraîtra sur l’album Get Up with It publié qua-
tre ans plus tard, et Konda, qui sera inclus dans
le double album Directions… sorti en 1981.
Il reste dix-huit mois au sein des différentes
formations de Miles, devenant en octobre 1970,
après le départ de Chick Corea, le seul clavier,
au piano électrique ou à l’orgue, et souvent les
deux en même temps.
Il confiera plus tard à Conrad Silvert pour
Musician : “Dans l’orchestre de Miles, avant que

1. Down Beat lui avait attribué une étoile (sur cinq),


George Avakian avait été “très gêné” par le disque,
Nesuhi Ertegün (des disques Atlantic) l’avait “haï”.
2. Herbie Hancock est également aux claviers avec
Keith Jarrett.

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je le rejoigne, personne ne savait ce qu’il voulait
faire. Je pense qu’il savait que j’étais au courant
de ce qu’il voulait faire ; c’est pourquoi nous
avions une bonne et étroite relation. Il m’a dit
des choses que je n’ai jamais entendu personne
mentionner, juste quelques mots de temps en
temps à propos de la musique, mais ils étaient
si chargés de sens. C’étaient des moments où
nous étions assis ensemble, le reste de la forma-
tion n’était pas là1.”
Les traces discographiques officielles de la pré-
sence de Keith Jarrett sont essentiellement Live-
Evil en studio et au Cellar Door et Miles at the
Fillmore [East] en public2. Les deux faits parti-
culièrement révélateurs de son jeu durant cette
période sont la captation (de mauvaise qualité)
du concert au Madison Square Garden de New
York le 25 juillet 1970 et le semi-officiel double
CD What I Say? paru chez JMY, enregistré au
Fillmore West de San Francisco le 17 octobre
1970 et à Vienne le 5 novembre 1971.
Le témoignage le plus abouti est probable-
ment The Cellar Door Sessions, enregistré du 16
au 19 décembre 19703. Sur les dix sets captés,

1. Musician, février 1979.
2. Cet album n’est édité sous forme intégrale en qua-
tre CD qu’avec la parution en 2014 de Miles at the Fill‑
more – Miles Davis 1970: The Bootleg Series Volume 3.
3. Le Cellar Door était un petit club de cent vingt
places situé au coin de la 34e Rue et de M Street, au

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seuls six sont publiés, mais comme le dit Bob
Belden dans les notes du livret : “Écoutez comme
Keith Jarrett recompose chaque thème, et quand
il a l’opportunité de jouer en solo, comme il fait
sonner le Fender Rhodes1 de façon absolument
merveilleuse.”
D’autres prestations sont en revanche perdues,
notamment un engagement de deux semaines au
Jazz Workshop de Boston, dont Keith Jarrett se
souvient toujours : “C’était ce son sec en club, si
bien que tout ce que nous faisions possédait une
énergie que nous n’aurions pas eue en situation
de concert. On aurait dit que l’on faisait vibrer la
salle – et je veux dire fortement – mais l’essentiel
est que la puissance de Miles était alors… impres‑
sionnante. […] Son jeu était si puissant. Pour au­­
tant que je sache, il n’existe aucun document
sur cet engagement. Jan Garbarek2 était dans le
public pendant la première semaine et il atteste de
la même chose : il s’agissait des choses musicales
les plus puissantes qu’il ait jamais entendues3.”
La période passée avec Miles Davis lui permet
de côtoyer sur scène et hors de scène un des géants
du jazz, d’apprécier sa stupéfiante créativité, mais

nord-ouest de Washington. Précédemment appelé The


Shadows, il ouvrit de 1965 à 1981.
1. Marque de piano électrique.
2. Ce saxophoniste norvégien jouera un rôle important
par la suite dans la musique de Keith Jarrett.
3. Ian Carr, op. cit., p. 51.

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aussi de le voir gérer au quotidien sa réputation, sa
musique et les autres musiciens. Il connaît désor-
mais le monde du jazz observé depuis l’un de ses
sommets : “Sans Miles, l’orchestre n’avait aucune
raison d’exister, et plusieurs de ses formations
n’auraient été que des ombres sans lui. Il connaît
sa propre valeur et c’est là une des choses les plus
importantes dans les arts1.” Il ne fait aucun doute
que c’est avec Miles Davis que Keith Jarrett a pris
lui aussi réellement conscience de sa propre valeur.
Il est désormais temps pour lui de songer à
sa musique, la sienne, d’autant que Miles mis
à part, l’expérience le conduit à de sérieuses
réserves : “Je n’étais pas très impatient de rejoin-
dre cet orchestre ; à une certaine époque j’avais
d’ailleurs pris la décision de n’en faire jamais par-
tie parce qu’encore une fois c’était une mode. La
raison pour laquelle j’ai finalement accepté n’a
rien à voir avec ça : je ne pouvais pas supporter
sa formation précédente ; à part Miles tous les
musiciens de l’orchestre étaient parfaitement
ridicules : la scène était chaque soir le terrain
d’affrontement de quatre ego trips. […] Bien
sûr cet orchestre était constitué par des indivi-
dualités qui sont toutes de remarquables sensi-
bilités musicales mais qui d’une certaine façon,
ensemble, ne produisaient rien de bon2.”

1. Interview dans Fanfare, mars-avril 1987.


2. Interview par Laurent Goddet dans Jazz Hot, fé­­
vrier 1976.

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En outre, le fait de devoir se consacrer aux
seuls piano ou orgue électriques constitue sans
doute pour lui un motif de frustration. L’ampli-
fication puissante de la trompette, la présence
de guitares électriques provoquent un niveau
sonore avec lequel le piano acoustique ne peut
rivaliser1. Là aussi, Keith Jarrett est très clair :
“Je trouve que la musique électrique est quelque
chose d’extrêmement dangereux. […] Le monde
est déjà assez compliqué comme cela, et l’élec-
tricité ne fait qu’ajouter à cette complication sans
apporter quoi que ce soit à l’intérieur. Ce n’est
qu’un apport de complications externes2.” Du­­
rant son séjour chez Miles, c’est pourtant en par-
tie au piano électrique et au saxophone soprano
qu’il enregistre un album pour Atlantic avec
Gary Burton le 23 juillet 1970.
Frustré par le volume sonore important de
la formation, par les problèmes d’ego récur-
rents, par la place relativement restreinte qui lui
est faite comme soliste et par un répertoire qui
tend vers le funk, Keith Jarrett décide de partir
en décembre 1971.

1. J’ai pu constater la puissance sonore du groupe


électrique de Miles Davis lors de son concert au Hol-
lywood Bowl de Los Angeles le 25 août 1991, d’au-
tant qu’il faisait suite au quintet acoustique de Dexter
Gordon.
2. Jazz Hot, février 1976.

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Mais avant de quitter Miles Davis, dont Jack
DeJohnette s’éloigne aussi1, plusieurs enregis-
trements réalisés sous son nom et sa direction
indiquent la voie qu’il commence à emprunter
pour faire suite à cette période chez le grand
trompettiste, qui l’a enfin placé sous les projec-
teurs du monde entier et lui a enseigné com-
ment être un leader musical.

1. “Fin 1971, Jack DeJohnette quitta le groupe en


même temps que Keith Jarrett. Je voulais que le bat-
teur joue certains rythmes funk, rôle que tous avaient
dans le groupe. Je ne voulais pas que l’orchestre joue
totalement free tout le temps, parce que je me rappro-
chais des grooves funk dans ma tête. […] Jack voulait
faire d’autres choses, jouer un peu plus libre, être lea-
der, faire des choses à sa façon ; alors il est parti.” Miles
Davis & Quincy Troupe, The Autobiography, Simon &
Schuster, 1989, p. 304.

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TR ANSITION VERS L’AUTONOMIE

 
Dès l’été 1970, Keith Jarrett songe à l’après
Miles Davis – d’autant qu’il n’a pu lui offrir
aucune composition1 –, au devenir de sa carrière,
à la direction que peuvent prendre sa propre
musique et sa vie personnelle, comme aux affres
de l’insécurité qui risque d’en découler : “Vous
n’êtes jamais en sécurité. Vous n’êtes jamais à
un point où vous avez tout cousu. Vous devez
choisir d’être en sécurité comme une pierre ou
non sécurisé mais capable de flotter2.”
Alors qu’il se produit au Shelly Manne’s Hole
avec Miles Davis, un ami officiant au sein des
studios Sunset à Los Angeles propose à Keith
Jarrett de l’enregistrer en duo avec son complice
Jack DeJohnette. Jarrett accepte et, en mai 1971,

1. Seules trois Piano Improvisations, qui figurent sur le


coffret des Cellar Door Sessions.
2. Down Beat, octobre 1974. Le terme employé, “to
flow”, est ambigu car il peut signifier flotter, se répandre
ou couler.

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les deux musiciens entrent en studio. L’album,
qui sera publié ultérieurement1, s’intitule Ruta
and Daitya, allusion aux deux îles-continents
qui, selon le mythe, survécurent à la disparition
de l’Atlantide. Ce choix indique que Keith Jar-
rett a peut-être alors lu La Doctrine secrète de
Helena Blavatsky2. L’emploi superbe à plusieurs
reprises de la flûte, notamment en bambou (voir
Algeria), et de percussions variées sonnant
comme des tablas, atteste de la volonté de créer
un univers musical étrange, parfois chaotique
mais empreint d’une constante musicalité. Par
ailleurs, le piano acoustique sur Sounds of Peru
–  Submergence – Awakening manifeste chez
Keith Jarrett une nouvelle liberté de ton con­
quise et la naissance d’un style personnel qui ne
demande qu’à s’épanouir.
Peu après, du 8 au 16 juillet puis le 23 août
1971, mais cette fois à New York, cinq séances
voient Dewey Redman au saxophone ténor, à
la clarinette et à la musette chinoise, Charlie
Haden à la contrebasse et Paul Motian à la bat-
terie se joindre à Keith Jarrett qui, outre le piano,
se fait entendre au saxophone soprano, au steel-
drum et aux congas. Par ailleurs, tous ajoutent
les percussions à leur instrument principal. Ces
sessions donnent naissance à trois albums sur le

1. Il sera publié en 1973 par ECM.


2. Voir Nicolai Zhirov, Atlantology, Basic Problems,
université d’Honolulu, 1970, chapitre VI, p. 99-100.

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label Atlantic : The Mourning of a Star, El Juicio
(The Judgement), et Birth. Indépendamment des
plages en quartet, intéressantes en elles-mêmes,
ils témoignent à la fois de l’héritage d’Ornette
Coleman, de Paul Bley et de Bill Evans, mais
aussi d’une originalité propre due au lyrisme
libertaire qui les anime et aux ressources sonores
mises en œuvre. Trois Interludes en trio sur l’al-
bum The Mourning of a Star et Pardon my Rags
sur El Juicio (The Judgement) confirment l’évo-
lution en cours vers une approche originale du
langage pianistique.
Ces cinq albums enregistrés alors qu’il est tou-
jours avec Miles Davis1 ne suffisent pourtant pas
à susciter dans le public ou dans la presse spécia-
lisée l’idée qu’une voix nouvelle vient de naître,
tant sur le plan du jeu pianistique que sur celui
des nombreux thèmes originaux fournis, témoi-
gnant d’une préoccupation constante de la com-
position. L’impact est limité, les ventes faibles.
Keith Jarrett reçoit au printemps 1971 une
lettre décisive. Elle émane de Manfred Eicher,
jeune producteur allemand qui a fondé ECM
en 1969, label dont le premier disque est passé
totalement inaperçu2, mais qui accorde une

1. Keith Jarrett & Gary Burton (Atlantic), Ruta and


Daitya (ECM), The Mourning of a Star, El Juicio (The
Judgement) et Birth (Atlantic).
2. Il s’agit d’un disque en trio du pianiste Mal Waldron
intitulé Free at Last. Voir ECM Catalogue, p. 106.

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entière liberté artistique et place la musique
avant la rentabilité immédiate. Eicher lui pro-
pose trois projets : un quartet avec deux pianos
(Keith Jarrett et Chick Corea) et deux basses
(Gary Peacock et Dave Holland) ; un trio avec
Gary Peacock et Jack DeJohnette ; un disque
en piano solo. Ayant déjà vécu toutes sortes de
combinaisons musicales sans avoir pourtant
tenté ce redoutable challenge personnel autre-
ment qu’à travers l’interprétation de partitions
classiques préexistantes, Keith Jarrett accepte
immédiatement l’offre du piano solo.
Lors d’une tournée en Europe du Nord, le
groupe de Miles Davis se produit à l’université
d’Uppsala en Suède le 7 novembre 1971, puis
en Norvège à Oslo le 9 novembre. Manfred
Eicher et Keith Jarrett s’accordent sur la date du
10 novembre à Oslo dans les studios d’Arne Ben-
diksen. Composé de huit pièces allant de trois à
dix minutes, dont Manfred Eicher dit “[qu’]elles
tiennent ensemble comme une suite”, Facing You
est le premier album de Keith Jarrett synthétisant
sa pensée musicale parvenue à un premier stade
de compréhension d’elle-même en un parcours
audacieux et souvent techniquement brillant.
Peu après cette captation en studio, lors d’une
prestation au Festival de Heidelberg où Friedrich
Gulda se produit en première partie1, Keith Jarrett

1. Probablement au début de 1972. La date est impré-


cise. Keith Jarrett la situe avant Facing You, mais Peter

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joue à nouveau en solo, mais cette fois en public.
C’est alors qu’il réalise l’énormité du challenge
consistant à se trouver seul face au clavier : “Je suis
arrivé et j’ai joué en solo. Il y avait des thèmes mais
je commençais à les relier en quelque manière.
J’avais des parties transitoires qui reliaient le tout.
Et puis ces parties évoluèrent lentement jusqu’à
un solo complet où il n’y a plus de thème et où
tout est improvisé sur le moment. Je ne sais pas.
Quelqu’un du public me fit parvenir un papier qui
disait : « Vous devez être affreusement seul », ou
quelque chose comme ça. Je compris en le lisant
que c’était vrai. À faire, c’était une chose terrible-
ment solitaire. […] De façon générale, la méca-
nique de la chose – voyager seul, vous savez, et
juste monter sur une scène vide avec un piano –, je
crois que si j’y avais pensé, cela m’aurait vraiment
fichu la trouille. Mais je n’y pensais pas autrement
que comme à un challenge1.”
De fait, Facing You est un disque important
de l’histoire du piano solo dans le jazz, avec
ceux, entre autres, d’Art Tatum, George Shea-
ring, Bill Evans, Thelonious Monk, ou Paul Bley,
dont Semblence paraît être le portrait musical.
Cet album essentiel dans sa discographie donne

Elsdon la situe après, entre le 2 et le 4 juin 1972. Voir


Peter Elsdon, The Köln Concert, Oxford Studies in
Recorded Jazz, 2013, p. 19-20.
1. Entretien avec Terry Gross le 11 septembre 2000
dans l’émission “Fresh Air” sur NPR.

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naissance de façon construite à l’univers musical
qui sera celui du Köln Concert, lui-même plus
spontané. Souvent méditatif, empreint d’une
calme ferveur évoquant le gospel1, Keith Jarrett
s’y exprime à travers des compositions originales
mélodiquement riches qui paraissent improvi-
sées mais dont le développement demeure maî-
trisé, subtilement articulé. En particulier, la
longue première plage, In Front, sonne comme
une admirable fresque modale aux variations
savamment dosées en termes de dynamique
comme sur le plan des climats et des tessitures.
Le disque obtient le Grand Prix du Festival
de Montreux et des critiques élogieuses dans le
monde entier, notamment dans la prestigieuse
revue canadienne Coda, qui met pertinemment
en valeur la signification musicale et personnelle
de l’album : “Le naturel est le secret de l’attracti-
vité universelle de Keith Jarrett et la raison pour
laquelle Facing You est un classique représentant
l’achèvement ultime de l’artiste, qui après des
années de quête s’est trouvé lui-même2.”

1. Stylistiquement, certains passages sont de la veine


du style de piano d’Aretha Franklin dans son premier
album, Songs of Faith (Checker), ou du pianiste Ray
Bryant accompagnant Aretha Franklin dans son for-
midable deuxième album Aretha (Columbia), produit
par John Hammond, celui-là même qui entre beau-
coup d’autres produisit Count Basie, Billie Holiday et
Benny Goodman.
2. Alan Offstein, Coda, mars-avril 1973, p. 10.

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Il n’est pas exagéré de dire que Facing You
incarne en effet une véritable naissance. Il
marque pour Keith Jarrett la concrétisation
d’un univers aux contours jusqu’alors confus,
condensant brillamment en une étape décisive
son expérience musicale antérieure ainsi que le
flux de sa vie, y compris familiale1 (My Lady,
My Child), et ouvrant la porte pour les années
suivantes à toutes les potentialités, ressenties et
pressenties en lui plus ou moins obscurément.

1. Allusion à sa femme Margot, avec laquelle il vient


d’avoir un enfant deux mois auparavant, Gabriel, né
le 20 septembre. Cette naissance affecte alors évidem-
ment sa sensibilité.

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IN THE LIGHT

 
George Avakian, manager du quartet, propose
à Keith Jarrett un contrat avec le label Impulse,
celui-là même pour lequel, de 1961 à 1967,
John Coltrane a gravé quelques-uns de ses chefs-
d’œuvre. De son côté, Manfred Eicher, qui
apprécie beaucoup Facing You et souhaite pour-
suivre la collaboration avec Keith Jarrett, mixe
les bandes issues du Sunset Studio en mai 1971,
publie ainsi Ruta and Daitya et propose égale-
ment un contrat avec son label ECM. Les deux
sont signés. Une clause de l’accord avec Impulse
stipule que Jarrett reste libre de participer aux
projets d’ECM. Avakian organise les concerts aux
États-Unis, tandis que Manfred Eicher prend
l’Europe en charge.
Cependant, en avril 1972, George Avakian
obtient l’enregistrement d’un double album
pour Columbia, le seul que Keith Jarrett fera
pour ce label. Expectations comprend onze nou-
velles compositions originales et, outre son quar-
tet, sont présents une section de cordes, une

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section de cuivres, le guitariste Sam Brown et le
percussionniste Airto Moreira, qui fut son com-
pagnon chez Miles Davis. Les partitions sont le
fruit du temps écoulé depuis son départ de chez
Miles ; elles opèrent une synthèse sereine de son
expérience orchestrale personnelle – comme
Facing You l’avait été pour le clavier seul –,
marquée par une place importante donnée à la
percussion, par la fusion d’influences gospel, bré-
siliennes, rock et davisiennes (Nomads évoque
souvent l’atmosphère de Bitches Brew).
En juin 1972, le trio, avec Charlie Haden et
Paul Motian, effectue une tournée européenne1.
Il se produit notamment le 3 à Stockholm lors
de l’Alba Regia Jazzfesztiv. Le 9 juin, il est sur la
scène du studio 104 de l’ORTF à Paris, le 12 à
l’ARRI-Kino de Munich et le 14 à Hambourg
au NDR-Jazz Workshop.
Peu après, une tournée en solo permet à Jar-
rett de se produire entre autres au festival de Hei-
delberg, puis à Molde en Norvège le 2 août et à
Stockholm, où il joue une pièce en solo à la flûte.
La parution de Facing You, d’Expectations,
des trois albums Atlantic en quartet et les tour-
nées européennes inaugurent la reconnaissance
critique. Il obtient le Guggenheim Award, doté

1. Des captations existent des concerts à Munich, au


studio 104 à Paris, à Molde et aux deux concerts de
Stockholm. Le concert de Hambourg a finalement été
édité par ECM en 2014.

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d’une somme substantielle. Le magazine Rolling
Stone, pourtant davantage orienté vers le rock,
écrit : “Il a fait montre de ses forces – son tempo
assuré, son imagination étendue, sa technique
pointue et son feu intérieur particulier qui est à
la fois stable et vulnérable. Lorsqu’il se produit
seul, Jarrett pousse sa créativité à ses limites. Il
est presque effrayant d’écouter quelqu’un qui
apparemment se fie aussi totalement aux indica-
tions spirituelles, ruisselantes et presque expan-
sives de son inspiration ; pourtant l’inspiration
ne semble jamais l’abandonner […] Jarrett paraît
avoir franchi le pas de l’ex-pianiste de Miles au
jeune pianiste styliste le plus important alors
que personne ne s’en est aperçu1.”
La louange critique et la relative sécurité
financière, issue des ventes et des royalties des
disques, des tournées et du Guggenheim Award,
lui permettent d’enfin envisager de déménager
avec sa femme et le petit Gabriel, de sorte qu’il
puisse pratiquer son piano à toute heure sans
avoir de problèmes avec les voisins : “Je ne pou-
vais pas trouver d’appartement où je pouvais être
musicien. Les gens pensent toujours que les mu­­
siciens ne peuvent se le payer et ne peuvent jamais
avoir d’argent, ce qui est généralement vrai. Je
me souviens avoir entièrement vidé mon compte
en banque et l’avoir transformé en chèque, de sorte
que je pouvais montrer qu’il y avait de l’argent

1. Robert Palmer, Rolling Stone, 21 décembre 1972.

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au moins pour les premiers mois. Mais même
ça, ça ne marchait pas1.” Après avoir acheté une
petite maison dans le New Jersey, il finit par
s’installer dans une bâtisse de style colonial du
xviiie siècle à Oxford Township dans le Warren
County, New Jersey.
On transforme une grange attenante en stu-
dio d’enregistrement. Bientôt équipé de capa-
cités de type professionnel, il est baptisé The
Cavelight Studio, du nom de sa société de droits
d’auteur, Cavelight Music, affiliée à BMI2. À
partir de 1986, pas moins de vingt-trois albums
y seront enregistrés. La proximité et la familia-
rité de cet environnement modifient dans une
grande mesure les projets et les réalisations de
Keith Jarrett, qui peut ainsi capter la moindre
de ses impulsions musicales à toute heure du
jour et de la nuit. L’importance de ce facteur
est loin d’être seulement technique, elle est par-
fois vitale.
Cette période où tout semble devoir aller
pour le mieux amène Keith Jarrett à suggérer un

1. Ian Carr, op. cit., p. 62.


2. Constituée en 1939, BMI (Broadcast Music Incor-
porated) regroupe les intérêts de plus de sept cent
mille compositeurs, paroliers et éditeurs de musique,
notamment John Adams, Terry Riley, Steve Reich,
Sting, John Williams, Danny Elfman. Dans le passé,
Miles Davis, Thelonious Monk, Sonny Rollins, Lio-
nel Hampton, Aretha Franklin et Ray Charles entre
autres furent adhérents.

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projet fou à Manfred Eicher, qui l’accepte sur-
le-champ, fidèle à la conception de son rôle :
accompagner les gens dont la créativité est claire
pour lui, et, que chaque album marque l’his-
toire ou pas, se soucier de savoir si le musicien
peut tirer quelque chose de son expression, et
aller de l’avant.
In the Light, double album enregistré en
février 1973 aux États-Unis et en Europe, est
unique en son genre. Keith Jarrett y joue du
piano, de la flûte, des cymbales et d’un gong de
38 pouces (0,96 mètre). Selon les séances, le gui-
tariste Ralph Towner, l’American Brass Quintet,
le Fritz Sonnleiter Quartet et le Südfunk Sym-
phony Orchestra de Stuttgart y participent. Sept
des compositions datent des années précédentes.
Alors, faute de pouvoir jouer en appartement à
New York, il s’était concentré sur la composi-
tion : l’inspiration est parfois fruit de la néces-
sité. La huitième, avec la section de cordes de
l’orchestre symphonique, est écrite spécifique-
ment pour l’enregistrement. Quatre pièces sont
longues, allant de douze à vingt minutes cha-
cune, deux sont en piano solo et deux pièces
courtes complètent l’œuvre : l’une pour guitare
et cordes, l’autre pour quatre violoncelles et deux
trombones. La simple description du contenu
indique assez l’incroyable variété musicale de
l’ensemble, la diversité des climats et de l’ins-
trumentation. En outre, aucune ne relève de ce
qu’il est convenu d’appeler du jazz.

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In the Light évoque davantage Charles Ives,
Edgar Varèse, John Cage ou Darius Milhaud
que ce à quoi pouvaient s’attendre public et cri-
tiques de la part d’un ancien pianiste de Charles
Lloyd et de Miles Davis. Conscient du fait, pour
la première fois, Keith Jarrett explique lui-même
le sens de sa démarche dans les notes accompa-
gnant l’album : “Un artiste est souvent (quoique
inconsciemment) perçu comme un être unidi-
mensionnel dans un monde à trois dimensions.
Ce n’est pas difficile à comprendre si on l’ap-
plique à cette sorte de fanatisme résultant d’une
cause que j’appellerais style. Un artiste stylise une
chose en la voyant à sa façon, et immédiatement
cette vue devient une loi en vertu de laquelle le
public reconnaît un artiste. Si à un quelconque
moment cette loi change, le public doit justi-
fier son manque de perception par : il a perdu le
contact, ou il est devenu commercial, ou eh bien,
il est devenu vieux, ou il essaie d’être mystérieux,
de nous passer au-dessus de la tête, etc., etc., mais
jamais : il a découvert et utilise tous les aspects de
lui-même qu’il a trouvés ; et, bien entendu, ces
aspects sont innombrables1.”
Mais écouter sans préjugés est aussi difficile
que de penser librement. Qu’un pianiste classé
jusqu’alors comme relevant du jazz compose et
fasse interpréter une musique qui relève davan-
tage de la musique classique contemporaine (s’il

1. Livret de In the Light, p. 6.

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faut absolument classer), suscite immédiatement
les qualificatifs d’ennuyeux, de prétentieux,
voire de snob. Plutôt qu’une écoute attentive et
ouverte, l’album génère un malaise. Là encore,
Keith Jarrett, conscient du décalage qu’il intro-
duit, prend les devants : “Si je dois plaider ma
cause, je le ferai. Je vous demanderai d’écouter
cet album, premièrement avec une totale ouver-
ture et concentration, et sans aucune référence
(au moins mentalement) à quoi que ce soit que
vous avez entendu. Si vous connaissez ce que j’ai
fait auparavant sur disque, oubliez que c’est en
quelque façon lié à ceci. Deuxièmement, n’écou-
tez pas l’album en entier en une seule fois. Écou-
tez une face à la fois, et accordez-vous ensuite le
temps de la digérer1.” Ce type d’écoute ne force
en effet ni à l’admiration ni à la détestation, mais
autorise en revanche l’une et l’autre à être fon-
dées musicalement.
In the Light représente un moment crucial
dans le développement musical de Keith Jar-
rett. Il établit une perspective pour de futurs
projets de composition. Il a certes déjà démon-
tré sa puissance d’improvisation, mais l’écriture
non nécessairement jazzistique occupe désor-
mais une place essentielle dans sa démarche. Il
indique aussi clairement que sa préoccupation
est la musique, comprise dans toutes ses moda-
lités et sous toutes ses formes.

1. Ibid.

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En tout cas, avec In the Light, le monde est
prévenu : Keith Jarrett est inclassable. Il peut
changer d’univers, de couleurs sonores, d’ins-
trumentation, de répertoire. Il peut dérouter et
surprendre. Il va en donner très rapidement une
preuve en s’engageant dans un processus préci-
sément opposé à celui de la composition écrite.

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EUROPE ET IMPULSE

 
Le 24 février 1973, le mois même où il enre-
gistre In the Light, Keith Jarrett se produit au
piano et au saxophone soprano au Village Van-
guard à New York avec son quartet augmenté
de Danny Johnson au triangle. La prestation
est enregistrée. Le label Impulse le publie sous
le titre Fort Yawuh, anagramme de Fourth Way.
Lorsqu’il est réédité en 1997 dans le coffret The
Impulse Years 1973-1974, aux quatre plages du
vinyle rétablies intégralement s’ajoutent quatre
thèmes non retenus initialement, une présen-
tation parlée et deux prises alternatives, ren-
dant plus fidèlement compte de la musique
produite. Paul Motian y déploie avec énergie
toute la palette des timbres de sa batterie, et
Dewey Redman y explore avec vigueur et vita-
lité le phrasé libertaire acquis notamment aux
côtés d’Ornette Coleman. Les leçons du quar-
tet de Charles Lloyd y sont transcendées par
une liberté plus démonstrative. Le magazine

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Rolling Stone accorde quatre étoiles à l’album1
et Thierry Jousse mentionne dans Les Inrockup‑
tibles : “Keith Jarrett joue free, sauvage, emporté,
heurté, percussif. On avait oublié qu’il savait
aussi faire ça. Le réentendre à cette intensité est
un autre bonheur2.”
Enregistrés de 1974 à 1976, sept autres
albums du quartet augmenté de percussion-
nistes variés sortent sur Impulse3. Tous sont d’une
éblouissante modernité, d’une remarquable
liberté créatrice, et demeurent peut-être sous-
estimés en regard de la notoriété des albums en
piano solo. Ainsi Nate Chinen, critique jazz du
New York Times, résume les qualités de ce cor-
pus : “Le quartet de Keith Jarrett connut un par-
cours sérieux dans les années 1970, publiant une
succession d’albums terriens, à la recherche de
spiritualité, au tempérament rebelle. Des années
plus tard, Jarrett se souvient de ce groupe avec
une affection ironique, comme un produit4 abso‑
lument brut perpétuellement sur le point de s’en-
flammer lui-même. Parmi les pratiques les moins
conventionnelles du groupe figure une tendance

1. The Rolling Stone Jazz Record Guide, Random House


Publishing/Rolling Stone, p. 112.
2. Les Inrockuptibles, 30 novembre 1998.
3. Treasure Island, Death and the Flower, Backhand
(1974), Shades, Mysteries (1975), Byablue, Bop-Be (1976).
4. Le terme employé par Keith Jarrett est “commo‑
dity”. Ethan Iverson, entretien avec Keith Jarrett, sep-
tembre 2009, cité par Nate Chinen.

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à pousser les musiciens au-delà de leurs instru-
ments premiers : Jarrett joue souvent du saxo-
phone soprano dans le groupe et à tout moment
peut survenir un interlude entièrement consti-
tué de la résonance des steel-drums ou du bruis-
sement de shakers et de cloches1.” Par ailleurs,
Ashley Kahn précise un aspect de la personna-
lité de ce quartet : “La gloire montante de Jar-
rett fut en partie la chance d’Impulse dans les
années 1970, comme le fut l’aversion fameuse
du pianiste pour la vogue des groupes de fusion
électrique alors naissante. […] Jarrett était le
membre des enfants de Miles au profil le plus
accompli qui expérimenta le tournant rock-jazz
et cependant en sortit en ressentant que jouer de
la musique électrique était mauvais pour vous
et mauvais pour les gens qui l’écoutent. « Hé, je
n’aimais pas cela non plus, admet Paul Motian.
Je n’aimais pas cette fusion, et même le truc élec-
trique de Miles. Je crois que Dewey [Redman]
et Charlie [Haden] étaient aussi de cet avis2 ».”
Un des critères de l’intérêt, de la valeur d’une
musique, est l’inspiration qu’elle suscite chez
d’autres créateurs. Ethan Iverson, fondateur du
formidable trio The Bad Plus, rend hommage à

1. Nate Chinen, Playing Changes. Jazz for the New


Century, Pantheon Books, New York, 2018, p. 106.
2. Ashley Kahn, The House that Trane Built. The Story
of Impulse Records, W. W. Norton & Company, 2006,
p. 270.

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ce quartet de Keith Jarrett : “Je crois que la musi-
que courageuse, excentrique, down and dirty1,
interprétée ensemble par Keith Jarrett, Dewey
Redman, Charlie Haden et Paul Motian, est
honteusement sous-estimée et incomprise2.” En
particulier, il est permis de considérer que les trois
prises différentes de Rose Petals figurant sur l’al-
bum Shades constituent des chefs-d’œuvre dont
en effet la sous-évaluation est problématique.
D’autant qu’après In the Light, Manfred Eicher
organise à partir de mars 1973 une tournée en
piano solo de dix-huit dates en Europe, qui doit
se conclure par un concert au Philharmonic Hall
de New York fin juin3. Or Keith Jarrett souffre
à cette époque d’un mal de dos récurrent qui
l’oblige à porter une sorte de corset ; il peut à
peine se déplacer, la souffrance l’empêche de
dormir, il prend des médicaments antidouleur
et doit rester allongé sur un lit dès que possible.
Même sans ces conditions physiques diffi-
ciles, le projet est simplement fou : se produire
en piano solo improvisé dans une série de salles
de concert est alors une première. Plus audacieux
encore, Manfred Eicher, qui a fait enregistrer les

1. Intraduisible.
2. Cité par Nate Chinen, op. cit., p. 109.
3. Une captation radio diffusée existe mais n’est pas
publiée officiellement à ce jour. De même pour deux
des premiers concerts, à Freibug en mars 1973 et à
Berne le 19 mars.

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prestations, décide en accord avec Keith Jarrett
de publier un coffret de trois vinyles présentant
deux d’entre elles, Lausanne en Suisse le 20 mars
et Brême en Allemagne le 12 juillet, sous le titre
Keith Jarrett Solo Concerts: Bremen, Lausanne.
Précédemment, il existe bien sûr des plages
en solo au sein de ses albums, et Facing You a
ouvert la voie, en studio cependant. Mais cette
fois, le challenge est double : sur scène d’abord,
et commercialement ensuite par la parution dis-
cographique. La conception même de la tour-
née comme l’édition du coffret représentent un
redoutable pari.
En ce qui concerne la musique sur scène, une
fois encore, Keith Jarrett plaide sa cause : “Je veux
simplement amplifier le sens de la musique de cet
album par des mots. Le sens pour moi, c’est la
vérité qui y est impliquée : un artiste créant spon-
tanément quelque chose qui est gouverné par l’at-
mosphère, le public, le lieu (à la fois la salle et la
position géographique), l’instrument ; toutes ces
choses étant fusionnées consciemment à travers
lui, de sorte que les efforts de tous soient égale-
ment récompensés, bien que le succès ou l’échec
dépendent complètement de l’artiste lui-même.
L’artiste est responsable de chaque seconde1.” Il
distingue cette nouvelle responsabilité musicale
de celle engagée au sein d’une formation comme
son quartet : “Dans un groupe, cela n’est pas vrai,

1. Livret de In the Light, p. 12.

97

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ni ne devrait être vrai. Chacun est d’abord res-
ponsable vis-à-vis des autres musiciens, et le cycle
n’est donc pas vraiment complet, pas vraiment
pur. Personne ne sait exactement de qui c’est la
faute ou la responsabilité, l’échec ou le succès,
à cause de la nature du groupe et des complexi-
tés en œuvre. Chacun ne communie pas avec le
public parce que chacun communie avec le reste
de la formation1.”
Quant à l’édition sur disque, il ne se fait
aucune illusion à propos de son potentiel com-
mercial ou de la surprise qu’elle peut créer :
“À propos du concept de l’album : il n’est cer-
tainement pas équipé pour vendre un million
d’exemplaires. Un coffret de trois disques n’est
pas quelque chose fait sans raison. Cette rai-
son est simple. Toute la musique a été captée
de manière évolutive, rien n’a été répété et cela
n’a jamais été fait auparavant, à moins que vous
le classiez comme opéra ou comme concurrent
du Clavier bien tempéré. Avec le temps il le sera,
espérons-le. Il n’est pas une note que je voudrais
éliminer, car alors j’éliminerais aussi une grande
part du public2.”
Dès cette première réalisation exceptionnelle,
il est manifeste qu’il aborde l’improvisation
comme un ensemble solidaire dont les diverses
parties ne peuvent se comprendre que par le tout

1. Ibid.
2. Ibid, p. 14.

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qui leur donne signification. Il l’envisage de ma­­
nière holistique plus qu’éclectique ou analytique,
visant à installer au long de ses prestations une
sorte de folklore musical universel, de monde idéal
où ne règne que la musique, rien que la mu­sique,
mais, autant que possible, toute la musique.
Son énergie, sa superbe maîtrise du clavier, son
imagination musicale toujours vive, sa remar-
quable faculté d’ornementation, son aptitude
à enchaîner à partir de chaque cellule musicale
les phrasés et incantations qui les sous-tendent
ne laissent jamais vagabonder l’auditeur, tour
à tour fasciné et complice, en empathie avec la
mise en forme sur scène de l’évidence de soi à
un moment donné.
Nadia Boulanger disait : “Ne vous efforcez
jamais d’éviter l’évident.” À quoi Keith Jarrett
ajoute en écho : “Le jazz a rendu unique ce besoin
d’évidence. C’est égoïste. Pour ce qui me con­
cerne, la dernière chose qu’il faut tenter, c’est
d’être original. Si vous sonnez comme quatre-
vingt mille autres, aussi longtemps que vous
n’imitez pas, c’est encore de la musique1.”
Ainsi l’organisation interne de chaque concert
repose sur l’évidence de l’instant. Elle permet
d’éviter l’ennui ou même la simple lassitude, alter-
nant pièces impressionnistes et d’autres animées
d’une pulsation jazzistique, donnant à penser
qu’une conception de l’ensemble du concert

1. New York Times, 7 janvier 1979.

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pourrait présider en quelque manière à l’impro-
visation envisagée comme composition sponta-
née. C’est pourtant l’impulsion du moment qui
amène les changements de climat, de tempo, de
tessiture, le sens et la forme de l’ensemble résul-
tant d’une spontanéité paradoxalement figée à
jamais par le disque.
Un exemple comparable peut être trouvé dans
les “scénarios accidentels” des frères Lumière. Ins-
tallant une caméra sur une place ou à un carre-
four, ils filment pendant cinquante secondes. Le
hasard gouverne. Mais après des visions répétées
du même petit film, on attend le cheval qui passe,
la femme qui traverse la rue, etc. Un ensemble
narratif est né de la simple captation de l’instant,
des formes incarnées du temps qui passe.
Au long des années paraîtront de nombreux
disques en studio ou captés sur les scènes du
monde entier, dans lesquels il explore seul au
clavier les potentialités sous-entendues par les
innombrables combinaisons des quatre-vingt-
huit touches, établissant chaque fois une sorte
de fresque d’un Nouveau Monde musical. À ce
titre, le coffret Solo Concerts: Bremen, Lausanne
représente l’archétype de la quinzaine d’albums en
solo parus par la suite, dont le célébrissime Köln
Concert1. Rendre compte de chacun d’entre eux

1. Classés d’après leur date de publication : Köln


Concert (1975), Staircase (1976), Sun Bear Concerts
(1978), Concerts (1981), Dark Intervals (1988), Paris

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exigerait un volume beaucoup trop important.
Ils ne constituent pourtant que la partie émergée
d’un iceberg musical dont les dimensions restent
encore à délimiter. Car beaucoup a été enregistré
et relativement peu a été publié.
En l’occurrence, le pari que représente le cof-
fret Solo Concerts est non seulement gagné sur le
moment, mais, le temps passant, la reconnais-
sance s’amplifie. La critique est subjuguée. Parmi
de nombreux exemples, en septembre 1986,
Keith Jarrett fait la couverture de Keyboard,
revue exclusivement consacrée au clavier, avec
l’accroche : “Au-delà du piano vers l’essence pri-
mitive de la musique.” Bob Doerschuk y écrit,
rendant compte du coffret : “[Ces concerts] sont
des métaphores symbolisant la lutte de l’homme
contre la magie insaisissable de la musique.”
Les ventes du coffret se révèlent supérieures aux
attentes, et de nombreux prix lui sont attribués :
entre autres, “Disque de l’année” et cinq étoiles
pour Down Beat, Stereo Review, Time Magazine,
Jazz Forum et The New York Times ; grand prix
du magazine japonais Swing Journal, “Artiste
de l’année” pour la Phono Akademie allemande.
En 1987, Down Beat constate que Solo Concerts

Concert (1990), Vienna Concert (1992), La Scala (1997),


Radiance (2005), The Carnegie Hall Concert (2006),
Paris/London:Testament (2009), Rio (2011), Concerts
Bregenz/München (2013), Creation (2015), A Multi‑
tude of Angels (2016).

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s’est vendu à trois cent cinquante mille exem-
plaires, et ajoute : “Si cela n’est pas de la musique
pour tous, alors tous sont perdus dans le vide1.”
Keith Jarrett et Manfred Eicher ont fait mentir
la déclaration figurant sur le livret : sans qu’elle
ait été volontaire, et peut-être précisément à cause
de cela, l’originalité est totale alors qu’elle n’était
pas l’objectif. Les prestations improvisées en solo
de ce Solo Concerts: Bremen, Lausanne, comme
celles qui suivirent, demeurent à jamais l’apport
exceptionnel de Keith Jarrett à la musique et l’un
de ses accomplissements personnels majeurs.
Par ailleurs, il faut considérer qu’en 1974
il n’a pas encore trente ans, alors que son legs
comprend déjà plusieurs œuvres marquantes. Il
en fait une sorte de bilan en octobre 1974 dans
Down Beat : “L’unique chose qui a dirigé ce que
j’ai fait durant ma carrière musicale, c’est de
ne pas m’identifier avec quelque chose de déjà
accompli. Cela pourrait être le plus important,
non seulement en art mais dans la vie entière.
Si vous êtes un jeune musicien, que vous vous
identifiez avec ce que vous jouez et que vous ne
jouez pas très bien, vous pouvez en rester à ce
point pour le reste de votre vie. À la minute où
je m’identifierais à ce que je joue, je n’entendrais
pas la chose qui suit, et cela est particulièrement
vrai du jeu en solo. Vous ne pouvez pas improvi-
ser si vous écoutez ce que vous faites et que vous

1. Down Beat, 17 janvier 1987.

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le considérez comme vôtre. […] La musique est
tellement plus puissante que la personne qui la
joue, que vous devez faire très très attention1.”
Cette exigence consciente, cette volonté de ne
pas se ressasser soi-même ou d’établir un système
esthétique plus ou moins figé, cette créativité
bouillonnante vont inévitablement le conduire
à des initiatives nouvelles, à de nouveaux pro-
jets musicaux.

1. Entretien avec Bob Palmer, Down Beat, 10 octobre


1974.

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LES QUARTETS

 
En pleine période d’enregistrement pour Impulse
avec son quartet formé de Dewey Redman,
Charlie Haden et Paul Motian1, Keith Jarrett
se produit le 18 avril 1974 au Funkhaus de la
radio Norddeutscher Rundfunk à Hanovre.
Neuf morceaux originaux inédits sont interpré-
tés. L’un d’eux, Give Me your Ribbons, I Give You
my Bows, ne le sera même plus jamais. Jusque-
là, rien de surprenant ou d’exceptionnel, mais la
composition du quartet qui l’accompagne est elle
aussi inédite : Jan Garbarek aux saxophones, Palle
Danielsson à la contrebasse et Jon Christensen à
la batterie. Keith Jarrett se produit désormais avec
deux quartets, l’un américain, l’autre européen.
Jan Garbarek avait assisté plusieurs fois aux
prestations de Keith avec Charles Lloyd et Miles
Davis, et de son côté, au début des années 1970,
Jarrett avait écouté le saxophoniste norvé-
gien à l’occasion de tournées en Scandinavie,

1. Entre Treasure Island et Death and the Flower.

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notamment au sein du groupe de George Rus-
sell (Garbarek n’avait alors que dix-neuf ans), et
lors d’une jam-session plus tard à Oslo où il avait
été impressionné par le langage de Garbarek,
son absence de clichés be-bop ou même héri-
tés de John Coltrane. Par la suite, il avait sou-
vent écouté le premier album du saxophoniste
sur ECM, Afric Pepperbird, paru en 1970, sur
lequel, outre Garbarek qui joue du saxophone
ténor, du saxophone basse, de la clarinette et de
la flûte, sont présents Terje Rypdal à la guitare et
au bugle, Arild Andersen à la contrebasse et au
xylophone, et Jon Christensen à la batterie. Le
polyinstrumentisme et l’originalité des compo-
sitions rejoignaient à l’évidence les propres pré-
occupations musicales de Keith Jarrett.
C’est cependant Manfred Eicher qui suggère
l’idée d’une collaboration et organise la pres­
tation au Funkhaus de la radio Norddeutscher
Rundfunk à Hanovre. La semaine suivante, les
24 et 25 avril 1974, dans les studios Arne Ben-
diksen à Oslo, le nouveau quartet enregistre
Belonging pour ECM. Les six thèmes recueil-
lis figuraient déjà au répertoire du concert à
Hanovre, qui n’était en réalité qu’une répétition.
L’album connaît un succès immédiat grâce à
la qualité élégiaque et retenue des trois ballades
qu’il propose, sa quête d’une musique univer-
selle, son incantation quasi sacrée à l’omnipré-
sence d’une sphère musicale presque considérée
comme une divinité, à la liberté apaisée qui le

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nimbe… Keith Jarrett est nommé “Pianiste de
l’année” et “Compositeur de l’année” par Down
Beat. Le New York Times écrit sous la plume de
Stephen Davis : “Belonging est fascinant parce
que la musique y brûle d’un feu d’une certaine
façon absente de la plupart des disques du pia-
niste avec son groupe américain, dont tous les
membres sont eux-mêmes des stars. Mais alors
que Dewey Redman est parfait dans les passages
d’ensemble, Garbarek lui est un improvisateur
supérieur et Jarrett l’exhorte à une impétuosité
rugissante jamais entendue auparavant dans son
jeu. Et Jarrett lui-même est heureusement sti-
mulé par la section rythmique scandinave « roc-
king » et chaleureuse (écoutez en particulier The
Windup), tandis que les complexités dues aux
arrêts et redémarrages de Haden et Motian le
forcent souvent à intellectualiser davantage lors
des sessions Impulse1.”
À vrai dire, c’est une relative déception vis-à-
vis de son quartet américain, davantage préoc-
cupé par l’improvisation que par la composition,
qui a conduit Keith Jarrett à ce nouveau quar-
tet européen : “Il existait une réticence dans le
groupe américain à proposer un langage trop
évident ; c’était comme tenter de reculer devant
l’évidence qui, à une certaine époque du jazz,
représentait un idéal de jeu, vous savez. En
d’autres termes, jouez comme personne d’autre,

1. New York Times, 28 septembre 1975.

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ne jouez que vous-même. Mais d’une certaine
manière, c’est impossible ; à aucun moment
vous ne jouez que vous-même. Aussi d’une cer-
taine façon c’est ce qu’était la formation Belon‑
ging : c’était un soulagement [relief] par rapport
au groupe américain1.”
Ainsi Keith Jarrett offre immédiatement à Jan
Garbarek un cadeau musical de première gran-
deur : depuis des mois, il a composé une sorte de
grand concerto pour saxophone et cordes met-
tant en valeur les subtiles variations de dyna-
mique, de timbre et de souffle du saxophoniste.
Dans la foulée de Belonging, les 29 et 30 avril
au studio Bauer de Ludwigsburg, est enregistré
Luminessence, Musique pour orchestre à cordes et
saxophone, avec le Südfunk Symphony Orches-
tra de Stuttgart. Jarrett dirige mais ne joue pas.
Les capacités d’écriture acquises et confirmées
par In the Light y sont magnifiées par l’ampli-
tude de sa conception d’ensemble, où seules
trois pièces2 composent une fresque souvent
grandiose, aux combinaisons sonores inouïes au
sens littéral, et aux vibrantes évocations lyriques.
En octobre 1975, après une tournée en Europe
qui entre autres l’amène à se produire en piano
solo le 5 février au théâtre des Champs-Élysées,
trois nouvelles compositions sont enregistrées à

1. Ian Carr, op. cit., p. 79.


2. Numinor (13’49), Windsong (6’27) et Lumines‑
sence (15’16).

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Ludwigsburg, cette fois avec piano, saxophone,
Charlie Haden à la contrebasse, et toujours le
Südfunk Symphony Orchestra de Stuttgart.
D’inspiration plus légère, aux climats plus variés,
Arbour Zena est aussi plus personnel : Runes est
dédié à l’inconnu, Solara March à Pablo Casals
et au Soleil, Mirrors à ses professeurs.
Le 25 juin 1976, Jarrett, Haden et Garbarek
jouent la partition d’Arbour Zena à Washing-
ton au DAR Constitution Hall. L’orchestre sym-
phonique de vingt-huit musiciens est dirigé par
Dennis Russel Davies, qui jouera un rôle impor-
tant dans les œuvres futures de Keith Jarrett.
Tyran Grillo écrit sur le blog d’ECM qu’Ar‑
bour Zena représente “l’expression de l’espoir, un
talisman musical d’harmonie émotionnelle dans
un monde sans sympathie”. Cependant, les avis
sont partagés. Ainsi le critique Richard S. Ginell
écrit : “Bien que cette musique soit attractive à
petites doses, l’absence de tempo ou de texture
contraste avec de longues durées, en particulier
Mirrors qui frôle les vingt-huit minutes, et qui
peut être ennuyeuse si vous n’êtes pas dans une
ambiance bienheureuse1.”
À propos de Mirrors, troisième plage d’Ar‑
bour Zena, Keith Jarrett lui-même considère qu’il
s’agit là d’“une de [ses] œuvres les plus richement
lyriques et les plus constamment inspirées2”. On

1. Allmusic Review, 22 avril 2010.


2. Catalogue ECM. Arbour Zena.

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peut approuver ce jugement, cet album repré-
sentant en quelque sorte, bien que moins pré-
paré, l’aboutissement de l’univers musical établi
par Luminessence, dont il renouvelle la magni-
ficence colorée, sans doute avec une décontrac-
tion providentielle et davantage de sérénité. Il
incarne à ce titre un véritable accomplissement
dans le domaine de la musique contemporaine.
Dans les années qui suivent, le quartet euro-
péen produit encore quatre autres albums : My
Song, enregistré en novembre 1977 dans les stu-
dios Talent à Oslo ; Personal Mountains et Slee‑
per (double album), enregistrés en public les 16
et 17 avril 1979 au Nakano Sun Plaza Hall de
Tokyo, salle de deux mille deux cents places ; et
Nude Ants, double album capté en mai 1979 au
Village Vanguard de New York. En particulier,
les prestations en public parviennent à un bel
équilibre entre la précision, la mise en place des
compositions, et l’inspiration libertaire et lyri-
que qui ne quitte jamais cette formation deve-
nue presque mythique.
Pour autant, Keith Jarrett ne cesse pas de se
produire avec son quartet américain. Malgré les
frictions entre musiciens au sujet des parts res-
pectives de la composition et de l’improvisation
et malgré le changement de directeur musical
chez Impulse et de manager – George Avakian
est parti –, il est conduit à remplir ses obligations
contractuelles avec le label. Les quatre albums
parus sur Impulse en 1975 et 1976, Shades,

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Mysteries, Byablue et Bop-Be, ne témoignent plus
de l’enthousiasme contagieux des quatre pre-
mières parutions, d’autant que le même quar-
tet, en studio puis en public, grave, mais pour
ECM, une œuvre marquante.
The Survivor’s Suite est enregistrée en avril 1976
dans les studios Bauer de Ludwigsburg en Alle-
magne. Keith Jarrett y joue du piano, du saxo-
phone soprano, de la flûte basse, de l’“osi drums”
– instrument de la famille du xylophone qui
sonne à la manière d’un balafon mais dont les
lattes de bois sont réglages – et du célesta – sorte
de glockenspiel dont les lames sont frappées par
des marteaux actionnés par un clavier. Grâce au
re-recording, on peut parfois l’entendre simultané-
ment sur deux ou trois instruments. Cette multi-
plication de timbres inhabituels peut désorienter :
“Notre oreille souffre d’entendre des sons nou-
veaux ; nous saisissons mal une musique étran-
gère. Involontairement, quand nous entendons
une langue étrangère, nous essayons de transpo-
ser les sons propres en mots qui nous soient plus
familiers, en mots de chez nous1.”
L’œuvre est constituée de deux parties, Begin‑
ning et Conclusion. Comme l’écrit pertinemment
Marc Zisman : “Cette suite multicolore est une
évolution permanente. […] On ne sait plus trop
si l’unité de lieu est occidentale ou orientale. Les

1. Friedrich Nietzsche, Au-delà du bien et du mal, 192,


Bordas, 1948, p. 84.

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quatre hommes qui n’hésitent pas à user d’armes
inhabituelles construisent une ample cérémonie
souvent sombre et austère, d’où surgissent des
étincelles assez éblouissantes de clarté et de pureté.
Les tentures projetées par les fûts de Paul Motian
atteignent des sommets d’inventivité musicale
rarissime. Dewey Redman alterne souffle ultime
quasi tribal et chuchotement de velours. Et le
maître de cérémonie extrait de son piano tous les
sons possibles et imaginables sans jamais donner
l’impression de vouloir épater la galerie. Cette Sur‑
vivor’s Suite a de magique son ambivalence. Son
faux manichéisme. Cette capacité de passer avec
une telle aisance de la tempête la plus tellurique
au bien-être le plus charnel. Un peu comme cette
éclaircie, de toute beauté, à la quatrième minute
et cinquantième seconde du second thème de
l’album. Le pianiste d’Allentown ouvre son âme
dans un élan mélodique simple et majestueux1.”
La partie composée de la Suite y est plus
importante que dans les autres albums du quar-
tet, lui donnant la perfection formelle qui est
déterminante pour subir victorieusement le pas-
sage du temps. Il ne s’agit plus de thèmes pré-
textes à de libres improvisations : écriture et
improvisation sont étroitement et judicieuse-
ment imbriquées en vue d’un ensemble maîtrisé.
Une citation figurant en exergue vise à en don-
ner le sens quasi métaphysique : “Et ceux qui

1. Qobuz, présentation de The Survivor’s Suite.

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créent à partir de l’holocauste de leur propre héri-
tage rien de plus qu’une tombe pratique qu’ils ont
faite eux-mêmes, seront appelés Survivants1.” Il
faut s’attarder un instant sur cet aspect qui n’est
jamais relevé, car il éclaire les lectures et les convic-
tions de Keith Jarrett à ce moment précis. Le Vil‑
lage Voice du 5 décembre 1977 note : “On peut
présumer que cet élément allégé de mots volatils
du fondamentalisme de Paul Goodman, est de
Jarrett.” L’allusion à Paul Goodman, mentor de
ce il est convenu d’appeler la Nouvelle Gauche
américaine2, est révélateur des préoccupations
intellectuelles qui président alors à la composi-
tion de cet opus possédant toutes les qualités et les
grâces d’un classique. Disque de l’année en 1977
pour Melody Maker, The Survivor’s Suite demeure
l’une des œuvres majeures de Keith Jarrett, l’une
de celles dont l’écoute répétée offre des décou-
vertes et des sensations renouvelées.
Le mois suivant, à Bregenz en Autriche, au
cours d’une tournée européenne, le quartet est
capté lors d’un concert au Theater am Korn-
markt, bâtisse du xixe siècle au bord du lac de
Constance. Publié en 1979, Eyes of the Heart ne

1. Keith Jarrett, livret de The Survivor’s Suite.


2. Son livre principal est Growing Up Absurd, New
York Review Books, 1956, augmenté d’un essai de
Susan Sontag ajouté comme postface en 1972. Il y
écrit notamment, p. 71 : “La définition d’une mau-
vaise société, c’est une société qui n’est pas éducatrice.”

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parvient pas à renouveler la magie de The Survi‑
vor’s Suite, bien que l’instrumentation soit la même.
Composé d’une longue pièce en deux parties, et
d’une nouvelle composition assez conventionnelle
intitulée Encore, le répertoire ne possède pas l’ho-
mogénéité esthétique de la Suite. De façon pré-
monitoire, Keith Jarrett indique sur le livret : “La
musique est à son apogée quand elle vous entraîne
à un niveau plus profond que la musique elle-
même et vous force à vivre dans ses espaces aussi
bien que dans ses notes. L’improvisation est à son
apogée quand chacun, engagé dans la musique, est
conscient d’une intention plus grande que la sienne
propre, et donc que soi-même. Aucune de ces situa-
tions n’est commune. Je souhaite dédier cet enre-
gistrement à Charlie Haden, à Dewey Redman et
à Paul Motian, qui ont partagé avec moi l’intimité
la plus précieuse durant la réalisation de cette musi-
que. Ce n’est pas facile. Ce n’est pas difficile. C’est.”
Dans ce cas précis, l’intention magnifique dépasse
la réalisation musicale, et son texte résonne presque
comme un douloureux adieu. De fait, après Byablue
et Bop-Be, qui terminent son contrat avec Impulse
en octobre 1976, Keith Jarrett ne se produira plus
avec le quartet américain, se consacrant désormais
à son quartet européen1, et, de mai 1976 à 1982,
à de nouveaux projets musicaux.

1. Sont ainsi enregistrés pour ECM, de novembre 1977


à mai 1979, My Song, Personal Mountains, Sleeper et
Nude Ants.

114

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1976 À 1982
 
 
C’est dans les légendaires studios Davout de la
porte de Montreuil que Keith Jarrett enregistre
Staircase en mai 1976, son deuxième disque en
piano solo non capté en concert. Des quatre par-
ties de sa prestation, Staircase, Hourglass, Sundial
et Sand, la seconde section de Hourglass témoigne
d’un tendre lyrisme qui ne suffit pourtant à rendre
ni surprenant ni essentiel ce double album.
La surprise vient en septembre 1976, lorsqu’il
se rend dans l’abbaye bénédictine d’Ottobeuren,
au sud-ouest de Munich, où se trouvent deux
orgues baroques dues à Karl-Joseph Riepp. Jar-
rett choisit le plus grand des deux et improvise
neuf pièces encadrées par deux hymnes, Hymn
of Remembrance et Hymn of Release. Il y explore
les possibilités de l’instrument, notamment celles
du jeu de pédales et des registres : “Certains des
effets uniques, bien que jamais utilisés aupara-
vant, furent obtenus en n’ouvrant qu’en partie
certains registres tandis que les autres restaient
complètement ouverts ou fermés. De façon

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surprenante, les orgues baroques avaient tou-
jours présenté cette possibilité1.”
La réception de l’album, intitulé Hymns
Spheres, est bonne en Europe, où est ancienne
la tradition d’improvisation à l’orgue, que par
exemple Jean Guillou a longtemps maintenu à
Notre-Dame de Paris. Aux États-Unis, la critique
est désastreuse, ce que Keith Jarrett commente
de façon acerbe : “Le peuple américain n’écoute
jamais de musique d’orgue sauf à l’église. Cet
album a obtenu, de tous les albums que j’ai réa-
lisés, peut-être les meilleures critiques depuis les
concerts en solo, mais en Europe. Celles en Amé-
rique furent peut-être les plus stupides, c’étaient
de mauvaises critiques pour la plupart, du genre :
ça ne swingue pas2 !” Hymns Spheres3 atteste très
clairement de la prédilection de Keith Jarrett pour
la liturgie et pour sa musique, dont des émana-
tions surgissent fréquemment lors de ses presta-
tions seul au piano.
Après Rochester, le 26 mars, en piano solo et,
au mois de septembre, en Allemagne, avec le quar-
tet européen4, Jarrett effectue en novembre 1979

1. Notes du livret.
2. Ian Carr, op. cit., p. 96.
3. Cet album, publié d’abord sous forme d’un double
album vinyle en 1976, connaît une édition tronquée
en 1985 sous le titre Spheres, puis une édition remas-
térisée et complète en 2013 intitulée Hymns/Spheres.
4. La trace enregistrée du concert à Francfort donne
à entendre l’une des plus remarquables prestations du

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une tournée au Japon en solo qui le conduit
à Kyoto le 5, à Osaka le 8, à Nagoya le 12, à
Tokyo le 14 et à Sapporo le 18. Une sélection de
ces concerts est éditée en 1978 sous forme d’un
coffret de dix vinyles, puis de six CD en 1989,
intitulé Sun Bear Concerts. Un tel monument
tant physique que musical, qui dure plus de sept
heures et demie, ne saurait être détaillé dans le
cadre de cet ouvrage.
David Ake et Peter Elsdon ont consacré l’un
et l’autre de longues analyses au style de Keith
Jarrett en piano solo. Ainsi que le décrit perti-
nemment le premier, on retrouve dans chacune
des prestations en solo “des catégories distinctes
incluant des rhapsodies quasi romantiques liées
entre elles, des passages diatoniques d’allure folk,
des contrepoints free, une atonalité anguleuse,
des techniques étendues (pincement ou frotte-
ment des cordes du piano, frappe sur le bâti de
l’instrument, etc.), et des ostinatos prolongés1.”
À noter toutefois l’exceptionnelle beauté de

quartet. Elle n’est malheureusement pas éditée officiel­


lement.
1. David Ake, Jazz Perspectives, Routledge, 2008, cha-
pitre “Style and the improvised in Keith Jarrett’s solo
Concerts”, p. 54 sq. On lira aussi du même auteur Jazz
Matters, University of California Press, 2010, notam-
ment le chapitre 4, “Race, Place, and Nostalgia after
the Counterculture. Keith Jarrett and Pat Metheny on
ECM”, p. 77 sq, et Jazz Cultures, Routledge, 2002, voir
“Setting Standards at Century’s Close”, p. 146-176.

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l’Encore de Tokyo, qui ne pâlit pas de la com-
paraison avec les Romances sans paroles de Men-
delssohn.
C’est en juin 1977 que se révèle la clé de la vie
et de l’œuvre de Keith Jarrett. Il a écrit une suite
de trente-deux minutes en deux parties pour piano
seul, intitulée Ritual. La séance d’enregistrement
est convoquée dans les studios de Ludwigsburg.
Au clavier s’installe… Dennis Russell Davies. Le
disque va voyager dans le monde entier, rester
pour les années futures, et ce n’est pas Keith Jar-
rett qui interprète sa propre composition. Indé-
pendamment des qualités intrinsèques de l’œuvre,
se fait alors clairement jour ce qui n’était alors que
latent : Keith Jarrett est un compositeur qui joue
magnifiquement du piano, plutôt qu’un magni-
fique pianiste qui par ailleurs compose.
Des exemples l’ont précédé, parmi lesquels
Duke Ellington, parfois remplacé par Billy
Strayhorn, Thelonious Monk, James P. John-
son, qui va même jusqu’à confier l’exécution de
Yamekraw, sa rhapsodie orchestrale, à Fats Wal-
ler ; et, pianistes moins magnifiques, Fletcher
Henderson, George Russell, Claude Thornhill
ou Gil Evans. Les pianistes de haute volée, eux,
ont presque tous composé, souvent même bril-
lamment, tels, entre autres, Bill Evans, Jelly Roll
Morton, Herbie Hancock, Chick Corea, Bud
Powell, John Lewis ou McCoy Tyner.
En fait il compose depuis l’enfance, depuis
sa petite ritournelle créée à l’âge de trois ans.

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L’improvisation est pour lui composition spon-
tanée davantage encore que chez d’autres, les
deux fusionnant constamment quel que soit le
contexte. Russell Davies confirme dans les notes
du livret que, dans la composition, se retrouve
l’improvisateur : “Ceux qui connaissent Keith
l’entendront dans cette musique – elle ne pou-
vait avoir été écrite par personne d’autre.” L’écrit
évoque l’improvisation, l’improvisation origi-
nale et aboutie suggère l’écriture. Comme le dit
André Hodeir, “si le jazz devait évoluer vers le
stade de la pure composition écrite, il resterait
aux créateurs à penser aux lieu et place des inter-
prètes, et à ceux-ci de faire en sorte que l’audi-
teur croit entendre de la musique improvisée
alors même qu’il n’en est rien1.” Le mérite essen-
tiel de Ritual est d’exposer cette dualité com-
plexe, et cela à une période où la vie familiale
de Keith Jarrett connaît un tournant important.
Le 2 janvier 1978 naît un second fils, fruit de
son mariage avec Margot. Mais les longues tour-
nées et l’absence quasi continuelle du foyer enve-
niment peu à peu les relations – malédiction de
tous les musiciens à l’envergure internationale.
À titre d’exemple, lors d’une prestation en
piano solo au Maroc où il a pu emmener Mar-
got, les choses se passent mal : “J’avais la dysen-
terie, mon dos était fichu, je n’étais même pas sûr

1. “Le problème de l’improvisation”, in Hommes et pro‑


blèmes du jazz, Flammarion, Au Portulan, 1954, p. 219.

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de pouvoir aller au piano, et elle voulait aller faire
du tourisme dans Tanger ; j’étais énervé et je devais
rester au lit. La nuit précédente, je pensais : je vais
mourir !… La prière de trois heures du matin est
survenue dans la nuit et je délirais ; c’était la nuit
avant qu’elle se plaigne à propos du tourisme1.”
L’année 1978 est tumultueuse, aucun album
n’est enregistré, malgré plusieurs tournées dans le
monde, notamment en Tunisie et au Maroc, qui
aggravent une situation familiale devenue difficile.
En mars 1979, le divorce est prononcé.
Entretemps, Keith Jarrett a renoué avec Rose
Anne Colavito, qu’il a rencontrée en 1974 lors
d’une prestation avec le quartet américain au
Jazz Workshop de Boston. Ils se marient au
printemps 1979. C’est un nouveau départ. Sa
vie se confond avec les enregistrements, les tour-
nées, les concerts.
Le 25 juillet 1979, la pinède de Juan-les-Pins
l’accueille pour un concert en solo2. Après un
premier set improvisé de quarante-trois minutes
et un Encore, un second set de trente-huit mi­­
nutes déchaîne l’enthousiasme. Deux rappels
sont obtenus : My Song, un thème créé avec le
quartet européen, et Never Never Land, superbe
composition lyrique dont c’est la seule inter-
prétation captée. Il faudrait publier ce concert

1. Ian Carr, op. cit., p. 111.


2. Il est retransmis en direct lors de l’émission “Légendes
du jazz” sur France Musique.

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officiellement inédit au disque : c’est l’un des
plus sereins qu’il ait faits.
Cette nouvelle période de sa vie personnelle
développe en lui une aspiration plus haute, plus
spirituelle, presque janséniste. Dans le East West
Journal d’octobre 1981, Keith Jarrett déclare :
“Je pense que vous devez être sans pitié avec
vous-même.” C’est l’attitude qui préside à l’en-
registrement de The Moth and the Flame en
novembre 1979 à Ludwigsburg, suite de piano
solo en cinq parties formant une sorte d’invoca-
tion dont la danse virevoltante de la mite autour
d’une flamme symbolise à la fois une espérance
ardente et le danger des brûlures spirituelles
qu’elle fait encourir. Recueilli et presque solen-
nel, hormis le troisième mouvement, le piano
témoigne plus clairement qu’auparavant de la
quête fervente et quasi mystique que Keith Jarrett
entame. “Si j’appelais Hymne toutes les choses
que je fais, ce serait approprié car c’est ce qu’elles
sont quand elles sont correctes”, confesse-t‑il1.
Ce qui confirme cette orientation partielle-
ment nouvelle, c’est la parution de cet enregis-
trement couplé avec Invocations, suite en sept
parties à l’orgue et au saxophone soprano, dont
les sous-titres sont entre autres Mirages, Recon‑
naissance, Celebration.
Les deux albums suivants marquent une pro-
gression vers davantage de spiritualité. L’excellence

1. Down Beat, juin 1984.

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musicale n’est plus le seul objectif : la musique
doit témoigner d’une élévation, d’une ferveur.
Celestial Hawk pour orchestre, percussions et
piano en trois parties était écrite depuis 1978.
Des discussions avaient eu lieu cette année-
là avec Seiji Ozawa, l’Orchestre de Boston et
Deutsche Gramophon, qui avaient manifesté
leur intérêt, puis abandonné le projet : “J’étais
tombé sans m’en rendre compte dans ce que j’ap-
pellerais le marketing de la musique classique.
Je suis heureux qu’ils ne l’aient pas fait. Ils pen-
saient que ça serait un gros coup pour les ventes
de l’orchestre d’avoir une œuvre jazz avec moi
comme soliste. Et ils découvrirent que ce n’était
pas du tout du jazz, ça ne swinguait même pas,
et c’était différent de ce qui était attendu, et ça ne
se vendrait pas, et donc… désolé ! C’est pathé-
tique, mais c’est la pratique habituelle1.”
C’est ainsi que le 22 mars 1980 The Celestial
Hawk est enregistré pour ECM sur la scène du Car­­
negie Hall avec le Syracuse Symphony Orchestra
dirigé par Christopher Keene. Contrairement à In
the Light, souvent plus sombre, notamment Meta‑
morphosis, cet “aigle céleste” d’une grande variété
d’écriture, mêlant des séquences purement pas-
torales à des irruptions percussives, des textures
symphoniques à de lumineux passages pianis-
tiques, embarrasse la critique qui ne sait comment
le classer : concerto pour piano ? symphonie ?

1. Ian Carr, op. cit., p. 106.

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Cette fresque musicale délibérément ratta-
chée à la musique classique contemporaine est
inspirée par la figure de l’aigle céleste, méta-
phore des rythmes, des sons, des sacrifices et de
la conscience de soi (Atman1) dans la littérature
des Védas, de la sagesse et de la compassion dans
la mythologie tibétaine.
Si l’intention exprimée par le titre n’explique
pas la musique, elle indique toutefois la quête spi-
rituelle alors en œuvre chez Keith Jarrett, qui se
manifeste plus nettement encore avec les Sacred
Hymns de Georges Ivanovitch Gurdjieff enregis-
trés le même mois à Ludwigsburg. En 1953, les
éditions Janus éditent à Paris un album d’Improvi‑
sations à l’harmonium de ce Grec arménien consi-
déré comme un maître spirituel, mort en 19492.
En 1954, Louis Pauwels publie au Seuil Mon‑
sieur Gurdjieff, fruit d’entretiens avec le gourou
qui déchaînent les sarcasmes de François Mauriac.
De 1965 à 1967, le Russe Thomas de Hartmann
fait paraître trois vinyles contenant les composi-
tions de Gurdjieff interprétées au piano et fait édi-
ter les partitions : le maître avait sifflé les mélodies

1. “Cet être qui est cette essence subtile, tout ce qui


existe possède cela comme étant son Atman (âme).
Cela est la Vérité (le Réel). Cela est l’Atman.” 108 Upa‑
nishads, éditions Dervy, 2012, p. 220.
2. Voir le film Rencontre avec des hommes remarquables
sorti en 1979, soit l’année précédente, réalisé par Peter
Brook avec Terence Stamp, et le livre du même titre
paru en 1960 chez Julliard.

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et Hartmann les avait transcrites et harmonisées1.
Bref, objet de scandale ou d’adoration, au début
des années 1970, Gurdjieff est à la mode. C’est
à partir des anciens disques de Hartmann, qu’il a
beaucoup écoutés, que Keith Jarrett opère une
sélection de quinze pièces courtes, hormis la pre-
mière, Reading of Sacred Books. Une intégrale est
enregistrée durant trois jours en Allemagne, mais
à ce jour un seul CD a été édité2.
Bien que la concentration et l’intensité soient
présentes, l’album manque paradoxalement de
l’impalpable engagement du croyant. La secrétaire
de la société Gurdjieff l’ayant convoqué et lui en
ayant fait le reproche, Keith Jarrett répond : “Je
l’ai admis, parce que l’enregistrement officiel
c’est le disque ancien avec tellement d’âme en
lui à cause de cela. Aucun disque moderne ne
pourra jamais se comparer à cette patine… C’est
une partie de l’histoire, ça provient du temps
où la chose était en train de se faire. Je fus en
mesure de la convaincre que je vénérais ces enre-
gistrements, que je n’étais pas en concurrence3.”

1. Ces vinyles sont devenus très rares. On peut en écou-


ter une sélection représentative sur YouTube en cher-
chant “Thomas De Hartmann”.
2. L’intégrale des œuvres pour piano de Gurdjieff et de
De Hartmann existe en dix CD chez Naïve par Alain
Kremski, par Cecil Lytle en un coffret de six CD chez
Celestial Harmonies, et par Charles Ketcham en qua-
tre double CD chez Wergo.
3. Ian Carr, op. cit., p. 129.

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C’est plus d’un an après, en mai 1981, alors
qu’il a cessé de lire Gurdjieff, que Keith Jarrett
renoue avec la voie royale de la captation de
concerts en piano solo improvisés : à Bregenz, en
Autriche, le 28 mai 1981 et à Munich, le 2 juin.
En 2013, les deux concerts sont réunis dans un
triple CD intitulé Concerts: Bregenz/München.
Jarrett inclut la quatrième partie du concert de
Munich dans la sélection qu’il opère lui-même
pour la collection Rarum chez ECM, se justifiant
ainsi : “J’avais disparu. J’étais parti. Je ne savais
pas ce que faisait mon corps. Je ne savais pas où
se trouvaient mes mains. Je me trouvais dans
un espace que j’atteins rarement quand je joue,
bien que j’aie tenté de l’atteindre toute ma vie1.”
À l’écoute de cet extraordinaire monument
musical, on songe ici au texte lumineux de
Nietzsche : “Nous devons d’abord apprendre à
entendre un motif, un air, d’une façon générale à
le percevoir, à le distinguer, à le limiter et l’isoler
dans sa vie propre ; nous devons ensuite faire un
effort de bonne volonté – pour le supporter, mal-
gré sa nouveauté – de patience – pour admettre
son aspect, son expression physionomique – et
de charité – pour supporter son étrangeté ; vient
enfin le moment où nous y sommes faits, où
nous l’attendons, où nous pressentons qu’il nous
manquerait s’il ne venait pas ; dès lors, il conti-
nue sans fin d’exercer sur nous sa contrainte et

1. Jazz Times, novembre 2014.

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son charme, et n’a de cesse que nous ne soyons
devenus ses humbles adorateurs, ses fidèles ravis
qui ne demandent plus rien au monde que lui,
encore lui, toujours lui1.”
Dans les notes du livret, Keith Jarrett précise
le contenu et le sens de l’improvisation pour lui :
“L’improvisation est davantage que ce qu’exprime
le mot. C’est une responsabilité plus grande en
ce que la participation au moment est, il faut
l’espérer, complète. C’est l’irruption de l’oura-
gan d’une volonté divine (divine seulement à
cause de sa force supérieure). Cela signifie que
vous (le pianiste) n’êtes pas seulement victime
d’un message (une impulsion) très au-delà de
vos idées humaines et de vos pensées, mais que
vous devez faire ressortir (dans le monde du son)
la plus grande part possible (en ayant d’abord
complète confiance en cette impulsion). Alors
(simultanément ?) vous devez être affecté par ce
son comme si vous n’aviez rien à voir avec lui.
C’est seulement à ce moment-là que vous êtes
responsable de l’écoute de chacun car alors seu-
lement les auditeurs sont tous là (il n’y a pas de
pianiste).”
Paul Valéry, qui a écrit de façon lumineuse sur
la musique2, analyse clairement cette dualité de

1. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, livre IV, 334, tra-


duction d’Alexandre Vialatte, Gallimard, 1950, p. 163.
2. Paul Valéry, Tel quel, “Analecta”, III, Gallimard, 1944,
p. 208 sq.

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l’improvisation, qui n’est aboutie qu’en devenant
ineffable, lorsqu’il écrit : “Le génie tient dans un
instant1” ; mais aussi : “L’artiste ne doit jamais
parler de son génie, car l’objet même de ses peines
est de faire naître ce mot sur les lèvres des autres,
lui paraissant tout absorbé dans le souci et dans
l’extase de son œuvre2.” Les “instants” où soufflent
invention lyrique et échappées transcendantes
abondent dans ces Concerts, qui rejoignent Facing
You, le Köln Concert et les Sun Bear Concerts à
l’apogée des concerts en solo, rendant difficile le
renouvellement et le dépassement des musiques
offertes jusque-là.
Cependant, une séance, effectuée cinq ans
plus tôt et restée vivace dans le souvenir des
musiciens alors présents, va ouvrir au début
de 1983 une nouvelle période dans la vie musi-
cale de Keith Jarrett.

1. Ibid., p. 36.
2. Ibid., p. 330.

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STANDARDS TRIO

 
Chez Art Blakey, Charles Lloyd et Miles Davis,
Keith Jarrett avait été sideman, musicien au sein
d’un groupe dont il ne portait pas la responsa-
bilité musicale. Il l’avait été à nouveau pour le
percussionniste Airto Moreira, le trompettiste
Freddie Hubbard, le batteur Paul Motian, le
quintet du saxophoniste Lee Konitz et du trom-
pettiste Chet Baker, et pour le beau disque du
joueur de bugle Kenny Wheeler1. Il avait par-
ticipé à un duo avec Charlie Haden pour son
album Closeness (A&M).
En février 1977, il tient le piano au sein du
trio comprenant le batteur Jack DeJohnette
convoqué par le contrebassiste Gary Peacock
pour son album Tales of Another. La complicité
est évidente, entre musiciens le “coup de foudre”

1. Airto (Moreira), Free (CTI), Freddie Hubbard, Sky


Dive (CTI), Paul Motian, Conception Vessel (ECM), Lee
Konitz / Chet Baker / Keith Jarrett Quintet (Jazz Connois-
seur), Kenny Wheeler, Gnu High (ECM).

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est total, d’autant que la complicité avec DeJoh-
nette remonte au milieu des années 1960 chez
Charles Lloyd.
Deux ordres de raison l’amènent à reconsti-
tuer le trio. D’abord, la joie de retrouver l’inte-
raction au sein d’un groupe : “Certaines des
choses que vous entendez avec les groupes sont
une joie, le plaisir de pouvoir se lier à quelque
chose et ne pas s’occuper de ce que c’est, de juste
l’accepter. Mais quand vous jouez seul, quoi que
vous entendiez, vous ne pouvez pas y prendre
plaisir car ce n’est que pour vous… ça me manque.
Dans le jeu en solo, ça me manque. Je le ressens
quand je joue : vous ne pouvez entendre la joie.
Elle ne ressort pas de la même façon1.”
Ensuite, ce sont la beauté et les vertus de
la composition qui le portent aux standards,
comme elles l’amèneront à la musique clas-
sique. Le Real Book de son adolescence, les tré-
sors de mélodies et de progressions harmoniques
qu’il propose, la possibilité de leur appliquer
les découvertes et la forme d’extase musicale
qu’ont révélées les prestations en solo, enfin la
complicité que les standards génèrent avec le
public, tout cela a lentement mûri jusqu’à deve-
nir impérieux.
En janvier 1983, il réunit à nouveau Peacock et
DeJohnette, mais cette fois sous son nom, consti-
tuant un des trios modernes les plus passionnants

1. Musician, novembre 1983.

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de ces dernières décennies. Les disques en stu-
dio ou en concert ainsi que les vidéos de cette
formation constituent un corpus tout à fait
exceptionnel.
Tout est intense, hardi, tantôt tellurique, tan-
tôt serein, toujours impeccablement maîtrisé et
empreint d’un brio musical incomparable, prou-
vant sans cesse qu’une musique exigeante, ardem-
ment défendue et hautement envisagée ne
contrevient pas au succès commercial. Keith Jar-
rett parvient à la synthèse de pratiquement tout
le piano jazz avant lui (Earl Hines, Art Tatum,
Erroll Garner, dont il retrouve fréquemment l’es-
prit des inimitables introductions, Bud Powell,
Phineas Newborn, Ahmad Jamal, Bill Evans, Paul
Bley), mettant en œuvre un style largement imité
mais dont seul il connaît les arcanes en leur per-
fection. Chaque moment, touché par une grâce
où la musique règne en sublime maîtresse, affirme
à la fois la grande subtilité des interprètes – fruit
d’années de pratique de raffinement du discours
musical – et la parfaite lisibilité de sa mise en
œuvre, sa providentielle évidence. Claire et raffi-
née, presque naturelle mais d’une gracile sophis-
tication, cette musique ne vieillit pas, mêlant en
un fleuve unique aux reflets intemporels, énergie
et élégie, clarté et complexité, le dionysiaque et
l’apollinien.
L’interaction entre piano, contrebasse et bat-
terie y est hallucinante, leçon magistrale digne
des plus grandes osmoses modernes telles que

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furent en particulier celle entre Herbie Han-
cock, Ron Carter et Tony Williams chez Miles
Davis, ou entre Ethan Iverson, Reid An­­derson
et Dave King au sein de The Bad Plus. Ces trois
musiciens devaient se rencontrer à nouveau, par-
tageant la conception exprimée par Keith Jar-
rett : “Vous pouvez voir combien cette musique
provient de l’improvisation directement, du fait
de ne pas vouloir posséder la musique improvi-
sée, d’essayer de jouer la musique d’autres com-
positeurs1.”
La première session en janvier 1983 est signi-
ficative de l’entente totale qui règne entre Jar-
rett, Peacock et DeJohnette, tous trois pianistes,
le pianiste et le batteur en titre étant par ailleurs
tous deux batteurs : “Je savais que Gary et Jack
avaient autrefois parcouru les standards comme
je l’avais fait, et ils étaient devenus comme une
seconde nature pour nous. Je pensais que nous
pouvions partager cela comme un langage tri-
bal qui nous était offert, un monde de merveil-
leuses petites mélodies, et pourtant nous étions
en 1983. Nous avons dîné le soir précédant la
session et c’était comme un dîner précédant
une conférence, comme si nous étions les gens
qui avaient à donner une information en confé-
rence. J’ai parlé de notre engagement spirituel
dans quelque chose qui n’est pas nôtre, quelque
chose de beau qui n’est pas nôtre, que nous

1. Down Beat, juin 1984.

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ferons nôtre. […] Et ce à quoi nous sommes
parvenus est incroyable1.”
Le choix des standards s’effectue de façon très
simple. Keith Jarrett propose une liste de stan-
dards et demande à ses partenaires : “Est-ce que
vous aimez celui-là ?” Lorsque le choix est fait,
tous les trois lisent les paroles des thèmes afin,
comme le faisait Lester Young, de s’imprégner
de leur esprit au moins autant que de leur struc-
ture harmonique ou de leur mélodie. En une
seule journée sont enregistrés deux albums en
trio, Standards volumes 1 et 2. Stravinski disait
que tout n’avait pas été dit en do majeur : ils font
brillamment la preuve que tout n’a pas été dit sur
All the Things You Are et sur tant d’autres stan-
dards aux centaines d’interprétations précédentes.
Mais l’alchimie aboutit de façon tellement
complète que les musiciens adoptent immédia-
tement une formule représentant à la fois le cou-
ronnement de l’expérience musicale de chacun
d’eux et de celle qu’ils viennent de vivre : l’im-
provisation en trio. Changes ne sortira que l’an-
née suivante. Il est composé de trois plages :
Prism, composition de l’époque du quartet euro-
péen mais qui n’avait pas été enregistrée, et une
improvisation libre en deux parties, Flying, qui
indique clairement à la fois l’objectif recherché
et la qualité de l’affinité symbiotique qui l’anime.
Une citation de Rainer Maria Rilke sur le livret

1. Musician, novembre 1983.

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leur fait référence : “Et si je ne m’organise pas
pour voler, quelqu’un d’autre volera, l’esprit veut
seulement que l’on vole. Pour celui qui y par-
vient, il n’a pour cela qu’un intérêt fugitif1.” Cet
album en quelque sorte supplémentaire est un
cadeau miraculeux ; Gary Peacock en témoigne :
“Nous sommes arrivés pour faire juste un album
mais il en est ressorti assez de matériau pour
deux autres. Ils laissèrent la bande tourner.
C’était incroyable2 !”
Keith Jarrett se produira désormais réguliè-
rement au sein de ce trio, dont le répertoire et
l’exceptionnelle symbiose qui l’anime autorisent
toutes les aventures musicales, de l’interprétation
de standards affranchie de tout cliché à l’explo-
ration librement improvisée de ses potentialités.

1. Rainer Maria Rilke, “Lettre sur la chrysalide”, dé­­cem­­­


bre 1913, extraite des Lettres à un jeune poète.
2. Ian Carr, op. cit., p. 145.

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LE CHEMIN SOLITAIRE

 
Keith Jarrett effectue une tournée de douze
concerts au Japon en solo et en trio en janvier et
février 1985. Inévitablement, Manfred Eicher
décide d’enregistrer systématiquement les pres-
tations en trio. Paraît ainsi un DVD capté à Tokyo
le 15 février 1985, titré Standards I. À l’issue de
cette tournée, Keith Jarrett est aux prises avec
une dépression sérieuse. Il reste des semaines sans
activité. Dans le courant des mois de mai et juin,
il enregistre enfin dans la solitude de son studio
vingt-six pièces improvisées, générale­ment cour­
tes, allant d’une minute et demie à huit minutes.
L’album s’intitule Spirits.
La diversité des timbres est proprement stu­pé­
­­­fiante, on peut en juger par l’instrumentation :
flûte pakistanaise, trois groupes de tablas indiens,
des shakers sud-américains, six flûtes différentes
couvrant toutes les tessitures du sopranino à la
grande basse, une flûte alto du Vermont, un saxo-
phone soprano, un piano, une guitare, un glocken­
spiel miniature, un petit tambourin, une double

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cloche africaine, un saz (de la famille du luth)
et… la voix. Sans être certain qu’il fera l’objet
d’une sortie, l’ensemble est dédié à sa femme
Rose Anne. Plus qu’une tentative de folklore
universel, Spirits est une invocation multiforme
à la musique, dont il persiste à chercher le sens
et la nature.
Il inclut dans le livret du disque un poème
de Rainer Maria Rilke et un long texte attestant
de sa recherche d’inspiration presque mystique.
Aucun musicien n’a jamais exposé de manière
aussi développée, hormis les compositeurs clas-
siques, la pensée qui préside à sa musique et la
motivation profonde de sa quête musicale1. Si
l’intention ne suffit pas à garantir l’intérêt ou la
qualité de la musique, elle permet en l’occur-
rence d’éclairer le paysage intérieur vivant qui
la suscite.
Sortira par la suite le premier CD en public
présentant l’époustouflant concert au Palais des
Congrès de Paris le 2 juillet 1985, enregistré par
les studios de la Grande Armée, titré Standards
Live, contenant notamment Stella By Starlight
et The Way You Look Tonight de très haute volée.
Suivront, tout aussi remarquables, Standards Still
Live du 13 juillet 1986 au Münchner Philar­
mo­niker de Munich et le concert à Tokyo au
Hitomi Memorial Hall du 26 octobre, qui paraît

1. On trouvera ce texte et le poème de Rilke en annexe


à la fin de cet ouvrage.

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simultanément sous l’appellation Standards II
sur DVD au Japon et sur CD chez ECM.
De tous les instruments utilisés, notamment
ceux à clavier (le piano, l’orgue), manque le cla-
vecin. C’est réparé avec le double CD Book of
Ways enregistré en juillet 1986 à Ludwigsburg,
composé de dix-huit pièces improvisées et sous-
titré The Feeling of Strings1.
Au mois d’octobre de la même année, l’expé-
rience de Spirits se renouvelle. Cette fois, l’ins-
trumentation est plus réduite : piano, basse
Fender, batterie, tablas, percussions, flûte… et
voix. Une sorte d’extase rédemptrice est à l’œuvre.
Le 19 octobre 1987, Keith Jarrett parle d’“états
extatiques” à l’école de musique de l’université
d’Evanston dans l’Illinois2. Un long texte figure
à nouveau dans le livret de cet album intitulé
No End, et composé de vingt pièces captées dans
son studio, qui attestent de sa valeur thérapeu-
tique : “Il est en quelque sorte thérapeutique
d’écouter pendant quatre-vingt-treize minutes et
d’en ressortir avec un sentiment d’élévation. Pas
au sens classique mais dans celui d’un sens humain
tribal. Après tout, nous faisons tous partie de la
même tribu, mais nous n’avons plus de guérisseur.
La musique est le plus puissant guérisseur que je

1. Qui peut vouloir dire le sentiment ou la sensation


des cordes.
2. Paul F. Berliner, Thinking in Jazz, The Infinite Art of
Improvisation, University of Chicago Press, 1994, p. 254.

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connaisse. […] La raison de la publication de
ce projet, avec ses défauts, a à voir avec tout cela.
J’aime la vie. Je me souviens combien d’énergie
est disponible pour travailler avec cet amour
quand j’écoute No End. C’est pour moi une
expérience à nouveau apaisante. Comment ai-je
pu le laisser dans un tiroir toutes ces années ?”
En effet, No End ne sort que sept ans plus tard,
en 2013.
En octobre 1987, quatre compositions de
Keith Jarrett sont regroupées sur Changeless, qui
paraît en 1989, interprétées en public lors de
concerts en trio à Lexington, Dallas, Houston
et Denver. Puis la salle Pleyel reçoit Jarrett en
piano solo. La date est indiquée par l’improvi-
sation qui ouvre le CD, titrée 17 octobre 1988.
Suivent deux autres plages improvisées, The
Wind et Blues. La musique de ce Paris Concert
est souvent anguleuse, nourrie de tensions
dramatiques et de climats apaisés qui exigent
de l’auditeur une participation d’autant plus
attentive que le pianiste n’offre pas l’attracti-
vité à laquelle le trio l’a habitué. “Je ne crois
pas que l’on puisse travailler l’improvisation,
pas plus que je ne crois qu’il soit bon de déve-
lopper des habitudes. Aussi, plus je reste éloi-
gné d’elle quand je ne travaille pas, meilleure
est la musique quand finalement j’improvise1”,
plaide-t‑il.

1. The Guardian, 17 juillet 1986.

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Un an plus tard, le trio retrouve le répertoire
des standards pour deux concerts : l’un à Oslo le
7 octobre 1989 sous le titre Standards in Norway,
l’autre à… Cologne, là même où, d’une certaine
manière, tout a commencé près de quinze ans
plus tôt. Le double CD qui en est issu, Tribute,
est significatif du chemin parcouru, de l’enrichis-
sement réciproque du travail de compositeur et
de celui d’improvisateur, que ce soit sans matière
formelle préalable ou à partir de standards. Keith
Jarrett explicite la relation entre les deux : “L’im-
provisation est réellement le moyen le plus pro-
fond pour gérer la réalité du moment en musique.
Il n’y a pas de voie plus profonde, personnelle-
ment profonde. Mais il n’y a pas moins de pro-
fondeur à travailler avec la musique d’un autre
– avoir découvert sa profondeur revient exacte-
ment au même. Et les gens qui pensent que les
deux sont différentes vont être perdus quand ils
viennent écouter soit l’une, soit l’autre1.”
Les captations des concerts en piano solo se
multiplient : Dark Intervals (1988), Paris Concert
(1990), Vienna Concert (1992), La Scala (1997),
Radiance (2005), The Carnegie Hall Concert
(2006), Paris/London: Testament (2009), Rio
(2011), Concerts Bregenz/München (2013), Crea‑
tion (2015), A Multitude of Angels (2016).
Un projet occupe une place particulière dans
cette période, Bridge of Light, qui regroupe quatre

1. Down Beat, juin 1984.

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pièces enregistrées à l’université de New York en
mars 1993 : une Élégie pour violon et orchestre à
cordes, un Adagio pour hautbois et orchestre à cordes,
une Sonate pour violon et piano en cinq mouve-
ments, dont la composition remonte à 1984, et
Bridge of Light pour alto et orchestre. Keith Jar-
rett n’est présent que dans la Sonate pour violon et
piano. Dotées d’un climat généralement pastoral
avec des touches de musique d’Europe centrale
pour l’Élégie, émouvante composition dédiée à sa
grand-mère d’origine hongroise, de Grieg pour la
Sonate pour violon et piano, les pièces présentées
dans Bridge of Light incarnent pour Keith Jar-
rett “le désir de louanger et de contempler plutôt
qu’un désir de faire ou de montrer, ou de démon‑
trer quelque chose d’unique. Elles sont d’une cer-
taine façon des prières pour que la beauté reste
perceptible en dépit des modes, de l’intellect, des
analyses, du progrès, de la technologie, des dis-
tractions, des événements brûlants du jour, de la
ringardise de la croyance ou de la foi, de la pro-
grammation des concerts et de la scène artificielle
de l’art, du marché, des modes de vie, etc. Je n’es-
saie pas d’être habile avec ces pièces (ou dans ces
notes). Je n’essaie pas d’être compositeur. J’essaie
de révéler un état dont je pense qu’il manque
aujourd’hui (excepté peut-être en privé1).”
Les tournées du trio sont triomphales, les dis­
ques s’accumulent : The Cure au Town Hall de

1. Livret de Bridge of Light.

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New York, Bye Bye Blackbird en studio, At the
Deer Head Inn d’Allentown – qui vit ses débuts
étant adolescent –, Live at Open Theater à Tokyo,
At the Blue Note de New York, coffret de six CD
qui est peut-être le meilleur enregistrement du
trio, puis Tokyo ’96 au Bunkamura Orchard Hall.
Mais, au cours d’une tournée en solo en Italie
à l’automne 1996, une terrible fatigue le terrasse.
Cela n’a rien à voir avec la fatigue habituelle des
musiciens itinérants ni avec la dépression du
printemps 1985, où il était resté des jours assis
sur son porche, privé de la moindre énergie. Il
a l’impression que des “aliens” sont entrés dans
son corps et que c’est peut-être la dernière fois
qu’il peut jouer. Il termine un concert en inter-
prétant une ode funèbre.
Le témoignage de cette tournée italienne ne
sort qu’en 2016. Keith Jarrett a capté les con­
certs avec un magnétophone DAT. A Multi‑
tude of Angels groupe quatre prestations en
piano solo à Modène, Ferrare, Turin et Gênes
en octobre 1996. Le monde sonore que Keith
Jarrett tire seul face au clavier paraît intempo-
rel, réussissant parfaitement la concentration
d’univers musicaux habituellement distingués
et la mise en œuvre personnelle et engagée de
son expansion. Lui-même déclare dans le livret :
“Le jazz est toujours présent ici, même si on peut
également entendre ma profonde proximité avec
l’univers de la musique classique (moderne et
ancienne – de Charles Ives à Jean-Sébastien

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Bach). […] En Italie, ce furent les ultimes con­
certs où je me produisais sans la moindre pause à
l’intérieur de chaque set.” Il y pousse jusqu’à une
intensité presque douloureuse les exigences de
la liberté d’improvisation, atteignant ainsi une
saisissante intemporalité : “Je ressentais l’énergie
spirituelle qui se dégageait ; parfois je me trou-
vais dans une église baptiste, d’autres fois dans
une mosquée – ou en Irlande, en Espagne, en
Afrique… Bien entendu je n’avais pas tout ça
à l’esprit quand je jouais parce que j’étais tota-
lement impliqué dans l’instant, à jouer comme
si c’était la dernière fois1”, confie-t‑il. Jouer
comme si l’on allait mourir demain… N’est-ce
pas la plus haute ambition souhaitable, et cela
ne signe-t‑il pas le plus haut accomplissement
possible pour l’interprète d’une voix intérieure
médiatisée par un piano ? “Il s’agit juste de laisser
la rivière s’écouler”, conclut‑il. Et ce flux qu’il sait
si magistralement renouveler (“on ne se baigne
jamais deux fois dans la même rivière”, disait
Héraclite) atteste des mondes magiques que peut
faire naître un piano. Dans Libération, Bruno
Pfeiffer écrit : “Les quatre CD regroupant l’édi-
tion des concerts solo donnés en octobre 1996 à
Modène, Ferrare, Turin, enfin Gênes, confinent
au chef-d’œuvre2.”

1. Livret de A Multitude of Angels.


2. Libération, 30 septembre 2016.

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MALADIE ET RENAISSANCE

 
À la fin de l’année 1996, les choses ont empiré.
Il est atteint de la maladie couramment appelée
“fatigue chronique”, en réalité une encéphalo-
pathie myalgique1. Les relations entre le cerveau
et les mains deviennent confuses, le sens même
de l’activité devient problématique : “Ce qui arrive
à une personne malade, c’est qu’elle ne peut
même plus faire les choses qu’elle aime, comme
lorsqu’on a une migraine sévère ; mais ce n’est
pas une migraine. Et c’est réellement bizarre
pour un musicien ou un amateur de musique.
D’un seul coup, la musique ne veut absolument
rien dire. Et je me souviens m’être interrogé en

1. Maladie rare, dont les symptômes médicaux sont les


suivants : épuisement post-effort, détérioration neu-
rologique, perte de mémoire, douleurs, sommeil per-
turbé ; syndrome grippal, virus, douleurs abdominales ;
détérioration de la production/transport de l’énergie
cardiaque et respiratoire, intolérance aux températures
extrêmes (critères de l’Association française du syn-
drome de fatigue chronique).

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quelque sorte philosophiquement, et même
avoir questionné d’autres musiciens : qu’est-ce
qu’est réellement la musique ? Je veux dire : est-
ce qu’elle est importante ? Est-ce qu’elle a la moin­
­dre importance1 ?”
L’année 1997 est stérile, la musique pratique-
ment inaccessible. Mais, au cours de l’année 1998,
il enregistre dans son studio des ballades épurées
dont il compte faire cadeau à Rose Anne, sa
femme, à qui est dédié un disque qui initialement
n’était pas destiné à être publié. C’est sans doute
l’album le plus accessible de Keith Jarrett, le plus
immédiatement séduisant, providentiel pour ceux
qui ne l’aiment généralement pas. Ainsi Thierry
Jousse écrit : “Jarrett joue la mélodie, rien que la
mélodie, et c’est bouleversant. Dédié à sa femme
Rose Anne, The Melody at Night, with You est un
disque intime, de nuit blanche apaisée, une décla-
ration d’amour aux accents fragiles quand les
mots s’imposent d’eux-mêmes2.”
Doug Ramsey pousse plus loin l’analyse :
“Les tempos sont lents, les apparences placides.
Il pourrait servir de musique de fond. Pourtant,
Jarrett est Jarrett ; il incorpore des passages d’ac-
cord du blues dans I Got It Bad and That Ain’t
Good, fait de Someone to Watch over Me une
lamentation rehaussée d’harmonies bienvenues,

1. Entretien avec Terry Gross le 11 septembre 2000


dans l’émission “Fresh Air” sur NPR.
2. Les Inrockuptibles, 30 novembre 1998.

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et de façon générale ajoute des colorations har-
moniques et des ombres dynamiques qui captent
l’attention de l’auditeur. Il ne s’écarte pas d’une
seule mesure de la mélodie de Be My Love mais
sa main gauche rend son interprétation de cinq
minutes et demie intéressante1.”
Down Beat accorde quatre étoiles au disque :
“La musique est exquise, troublante et désar-
mante, le virtuose dépassant l’embellissement
pour s’exprimer franchement. […] Ce sens de la
solitude avec des pointes de mélancolie envahit
des thèmes comme le traditionnel Shenandoah,
auquel il donne ici la qualité d’un hymne gos-
pel, ou le point culminant de l’album, Blame It
on my Youth, magnifiquement orné par sa pro-
pre coda, Meditation. Excepté pour le I’ve Got It
Bad, and That Ain’t Good d’Ellington et sa Medi‑
tation, il n’y a pas de réelle improvisation, seule-
ment d’intimes effleurements avec la mélodie2.”
Plus profondément, le New York Times écrit :
“Le nouvel album solo de Keith Jarrett incline
l’auditeur à penser à la relation entre la musi-
que et la mort3. […] The Melody at Night, with
You est un enregistrement que ne peut pas réa-
liser un jeune musicien. À travers ses silences,

1. Jazz Times, janvier 2000.


2. Down Beat, décembre 1999.
3. Voir à ce sujet Jazz and Death. Medical Profiles of Jazz
Greats, préface et chapitre “Physical handicaps due to
disease”, p. 129 à 131.

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ses tempos lents, et le désir du pianiste de faire
une déclaration sans complexités, il semble que
M. Jarrett est parvenu à la conclusion que cer-
taines choses fonctionnent en musique, telles
que les mélodies, les mouvements harmoniques
puissants, le silence et les chansons d’amour1.”
Après presque deux ans d’inactivité ou du
moins d’activité réduite, le trio se retrouve au
New Jersey Performing Arts Center de Newark
le 14 novembre 1998. C’est Keith Jarrett qui a
décidé de retrouver la scène non loin de chez lui.
Il n’est pas sûr de pouvoir tenir la soirée sans fai-
blir, sans faire montre de capacités amoindries.
Le double CD qui en résulte ne sort qu’en
mars 2018, intitulé After the Fall (Après la chute),
titre à résonance biblique. Aux six standards tra-
ditionnels provenant de Broadway, de la chan-
son ou du cinéma, s’ajoutent six thèmes composés
par des jazzmen : One for Majid du batteur Pete
La Roca, Scrapple from the Apple de Charlie Par-
ker, Late Lament de Paul Desmond, Bouncing
with Bud de Bud Powell, Doxy de Sonny Rol-
lins et Moment’s Notice de John Coltrane. Après
tant d’excursions dans des territoires musicaux
non défrichés, c’est un retour aux sources, no­­
tamment au be-bop. Thomas Conrad écrit dans
Jazz Times : “Il s’est décidé pour le be-bop parce
que cela ne requerrait pas de creuser et de jouer
aussi férocement. À la première écoute, des thèmes

1. New York Times, 12 octobre 1999.

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comme Scrapple from the Apple, Bouncing with
Bud, Doxy et Autumn Leaves (Les Feuilles mortes)
sonnent aussi rapides qu’auparavant. Mais on
perçoit bientôt que Jarrett se retient et se con­
trôle, gérant soigneusement sa dépense d’énergie.
After the Fall peut être comparé à Ballads de John
Coltrane où, à cause de problèmes d’embouchure,
Coltrane avait dû se retenir. L’album de Jarrett
possède ce même sens d’intensité assourdie, de
passion distillée. En 1983, Jarrett avait enflammé
The Masquerade Is Over1 ; en 1998 il médite des-
sus pendant seize minutes2.”
Soumis à traitement médical, Keith peut toute-
fois reprendre à l’été 1999 les tournées avec le trio,
dont certains concerts paraissent en disques : Whis‑
per Not, capté le 5 juillet au Palais des Congrès de
Paris ; Inside Out en juillet 2000 au Royal Festival
Hall de Londres ; puis en avril 2001 Always Let Me
Go au Bunkamura Orchard Hall à Tokyo, et Yes‑
terdays au Metropolitan Festival Hall ; My Foolish
Heart à Montreux le 22 juillet 2001 ; The Out-Of-
Towners à Munich le 28 juillet ; Up for It au festi-
val d’Antibes le 16 juillet 2002 ; puis, le 11 juillet
2009, Somewhere à Lucerne. Au total, ce sont
près de trente albums ou coffrets qui témoignent
de l’excellence musicale de ce trio fusionnel se
produisant depuis près de trente-cinq ans, ses
membres se connaissant dans la vie ou sur scène

1. Dans l’album Standards, volume 1.


2. Jazz Times, avril 2018.

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depuis plus longtemps encore. Mais au long de
toutes ces années, Keith Jarrett a trouvé le temps
d’inscrire dans son parcours des œuvres solitaires,
dont la diversité et l’originalité rendent complexe
son portrait musical.
Jasmine est capté en mars 2007 dans le stu-
dio Cavelight de Keith Jarrett, qui précise dans
les notes du livret : “Le disque a été enregistré
dans un tout petit studio de façon très franche et
directe. On n’a pas à proprement parler répété,
mais on a révisé les accords quand c’était néces-
saire.” C’est ainsi qu’il décrit dans le livret du
disque ses retrouvailles avec Charlie Haden, son
complice pendant dix ans, du trio Life Between
the Exit Signs en mai 1967 au quartet Bop-Be en
septembre 1977. Plus de quarante ans après leur
premier album commun, et plus de trente après
leur éloignement – et non leur séparation –, cha-
cun impliqué dans des aventures musicales dis-
tinctes, ils se retrouvent pour faire de la musique
comme on fait du café : simplement, intime-
ment, sans apprêts.
Loin des flamboyances et des prodiges du fabu-
leux trio avec Gary Peacock et Jack DeJohnette,
ces deux musiciens au long cours retrouvent, après
que la vie a fait son œuvre, la simple et belle joie
d’interpréter avec cœur, le plus honnêtement pos-
sible, les chants qui ont hanté et hantent encore
leur imaginaire mélodique.
“C’est de la musique totalement spontanée,
créée dans l’instant et sans aucune préparation,

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si ce n’est cette façon que nous avons eue tous
deux tout au long de notre vie de n’accepter
aucun substitut. Ce sont de splendides chan-
sons d’amour interprétées par des musiciens
qui essaient de garder intact le message qu’elles
véhiculent”, déclare Keith Jarrett à propos de cet
album1. On ne saurait mieux dire, sinon ajou-
ter que, contrairement à l’idée reçue, ces deux-
là, dont le chant s’affirme si serein et dénué de
calculs, ne reflètent pas leur époque mais enfer-
ment ici une petite parcelle d’éternité.
Ces séances de mars 2007 sont si riches qu’elles
permettent aussi la publication d’un second album :
The Last Dance. Sept nouveaux standards y sont
amoureusement distillés par ces deux maîtres,
et deux prises alternate (Where Can I Go With­
out You et Goodbye) sont ajoutées. Un piano et
une contrebasse peuvent à eux seuls bouleverser,
particulièrement lorsqu’il s’agit de Keith Jarrett
et de Charlie Haden. L’exceptionnelle écoute
réciproque, la concentration et la simple joie de
jouer ensemble sont ici à nouveau au rendez-
vous. Cette “dernière danse” représente, comme
Jasmine, un moment d’ineffable bonheur et l’un
des sommets de la discographie de Keith Jarrett.
Depuis plus de cinquante ans, il quête les voies
et moyens de rendre sensibles les beautés de ce
qu’il considère presque comme une divinité : la
musique. Schopenhauer et Nietzsche lui avaient

1. Livret de Jasmine.

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assigné semblables nature et mission : “Il y avait
davantage à faire pour la plus grande gloire de la
musique, […] c’est-à-dire grâce à la souveraineté
de la musique, telle que Schopenhauer l’avait
comprise : la musique placée à part, en face de
tous les autres arts, art indépendant par excel-
lence qui ne se borne pas, comme les autres, à
présenter des reflets des phénomènes mais plu-
tôt qui parle le langage de la Volonté même, jail-
lissant directement du fond de l’abîme, comme
la révélation la plus personnelle, la plus origi-
nelle, et la plus spontanée. Cette extraordinaire
revalorisation de la musique […] était accom-
pagnée d’une augmentation prodigieuse de la
valeur du musicien : il devient maintenant un
oracle, un prêtre, plus qu’un prêtre, une sorte de
porte-parole de l’en-soi des choses, un téléphone
de l’au-delà – Désormais il ne profère pas seu-
lement de la musique, ce ventriloque de Dieu,
il profère de la métaphysique1.” Dans sa quête
d’absolu musical, Keith Jarrett multiplie les
types d’instrumentation – solo, duo, trio, quar-
tet, polyinstrumentisme, orchestre à cordes ou
orchestre symphonique –, ainsi que les formes
musicales elles-mêmes : libre improvisation,
standards, compositions originales.

1. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, troi-


sième dissertation, 5, traduction d’Isabelle Hilden­
brand, Gallimard, 1971, p. 293.

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Il était inévitable qu’il sollicitât le répertoire
de la musique classique qu’il fréquentait depuis
la petite enfance. Par ailleurs, il en avait inté-
gré les caractéristiques (harmonie, choix des
timbres) au sein de nombre de ses partitions.
Ses interprétations classiques constituent cepen-
dant un corpus particulier dans sa vie et dans sa
discographie, sans lequel son identité musicale
serait évidemment incomplète.

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MUSIQUE CLASSIQUE

 
Keith Jarrett, à travers sa vie et ses réalisations
musicales, pose en effet de manière aiguë la thé-
matique des rapports entre le jazz et la musique
dite “classique”, ce qui exigerait bien entendu
un ouvrage entier, les questions soulevées étant
autant d’ordre musicologique que philoso-
phique1.
Le fond réside toutefois dans la définition
même de la nature de la musique, qui est com-
plexe et a donné lieu à de très nombreuses ana-
lyses relevant tant de la musicologie que de la
philosophie2. La complexité provient de ce que

1. Voir notamment Schopenhauer et Nietzsche, qui


par ailleurs, ce qui n’est pas un hasard, étaient tous
deux musiciens. Le premier jouait tous les matins des
sonates de Rossini à la flûte, le second était pianiste et
auteur de plusieurs compositions, dont l’enregistre-
ment est aujourd’hui disponible.
2. Voir en particulier Diana Raffman, Language, Music
and Mind, MIT Press, 1993, chapitre 3 : “Does music
mean what it cannot say?”.

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l’on peut considérer la musique comme simulta-
nément une et multiforme. Son unité tient à ce
qu’elle exprime et incarne à travers ses plus hauts
accomplissements quelque chose1 qui révèle, au-
delà de la parole ou des concepts, l’essence et
l’ordre de l’univers affranchis de la perception
humaine2. L’aspect multiforme de son incarna-
tion vient de son individualisation dans le temps
et l’espace, aggravée en outre par les catégories
du marché qui la rendent accessible.
Le jazz, en particulier, est caractérisé généra-
lement par la prédominance de l’improvisation,
alors que la musique classique l’est par celle de
la composition. En réalité, la simplification abu-
sive est double.
D’une part, la musique classique contempo-
raine a intégré dans son langage des éléments pro-
venant du jazz : séquences improvisées incluses
dans les partitions, mise en avant du rôle de la

1. Ce “quelque chose” pose évidemment la question du


sacré, et sans même évoquer l’influence du gospel, tout
un courant, auquel appartient Keith Jarrett, et passant
entre autres par Duke Ellington, John Coltrane ou Sun
Ra, inscrit le sacré, religieux ou non, dans le jazz. Voir
Jason C. Bivins, Spirits Rejoice! Jazz and American Reli‑
gion, Oxford University Press, 2015, et Nicholas Louis
Baham III, The Coltrane Church, McFarland, 2015.
2. C’est le sens ultime de la phrase de Beethoven : “La
musique est une révélation plus haute que toute sagesse.”
Cette “révélation” amène au-delà d’une sagesse qui est
production humaine.

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percussion, élargissement des expressions instru-
mentales (growls, glissandi, doubles notes, faux
doigtés, etc.), quand ce n’est pas l’introduction
d’une forme académique de swing, comme chez
Stravinski ou Darius Milhaud1. En outre, de
nombreuses partitions classiques sont en grande
partie des improvisations couchées et retravail-
lées par écrit, comme les préludes, les variations,
les études. Plusieurs des grands compositeurs
classiques étaient aussi improvisateurs.
D’autre part, l’évolution du jazz est mar-
quée au moins autant par l’évolution des com-
positions qui servent à l’improvisation que par
l’improvisation elle-même, passant de thèmes
presque diatoniques, puis chromatiques, à des
compositions polytonales, puis modales, et enfin
dénuées de structure harmonique préalable. De
plus en plus, les musiciens de jazz puisent dans
les compositions classiques – de Bach, Vivaldi,
Tchaïkovski, Chopin, Mompou, Bartók, Stra-
vinski, etc. – le matériau de leur répertoire, où
ils trouvent des enchaînements harmoniques
et des modes de phrasés nouveaux. Comme le
note Ted Gioia : “Ils n’y cherchent rien d’autre
qu’un élargissement de leurs techniques d’im-
provisation pour y inclure le vocabulaire com-
plet de la musique composée. À la place des sons

1. Voir André Hodeir, “L’influence du jazz sur la musi-


que européenne”, in Hommes et problèmes du jazz, op.
cit., p. 293-314.

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conventionnels du jazz mainstream – syncopa-
tion, blue notes, substitutions des degrés II-V –,
ils y trouvent une panoplie d’autres moyens :
éléments musicaux minimalistes répétés, osti‑
natos, boucles de deux ou trois accords, harmo-
nies impressionnistes, mélodies schubertiennes,
arpèges chatoyants, rythmes ondulants, interludes
rhapsodisants, exercices polyphoniques parfaits et
explosions expressionnistes discordantes1.”
En outre, beaucoup d’entre eux pratiquent les
compositeurs classiques, ne serait-ce que pour
maîtriser leur instrument qui, hormis la batte-
rie et la guitare électrique, n’a pas été inventé
par le jazz. Une anecdote citée par Duke Elling-
ton est très révélatrice de cette osmose à l’œuvre
depuis les origines du jazz jusqu’à ses formes les
plus contemporaines, de Scott Joplin – qui a
composé un opéra, Treemonisha2 – et James P.
Johnson – qui écrivit De Organizer, un opéra3,
et une Harlem Symphony4 –, à Keith Jarrett, EST

1. Ted Gioia, The History of Jazz, Oxford University


Press, 2011, p. 562.
2. Écrit en 1911.
3. Représentation à New York en 1940, avec Ethel
Waters, organisée par la International Ladies Gar-
ment Workers Union (le Syndicat international des
ouvrières du vêtement).
4. Composée en 1932, aujourd’hui interprétée par le
magnifique Harlem Symphony Orchestra, elle fut jouée
en 1945 au Carnegie Hall. En 1928, il crée Yamekraw,
une rhapsodie orchestrale dont le soliste est Fats Waller.

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ou The Bad Plus – interprète du Sacre du prin‑
temps – : “Dans une forme éblouissante, comme
à son habitude, Art Tatum exécutait les change-
ments harmoniques les plus audacieux et les plus
invraisemblables. Nos amis, M. et Mme Archi-
bald Holmes, font connaissance et bavardent
avec Art, puis Mme Holmes amène la conver-
sation sur Bach, dont elle connaît la musique.
Quelque chose dans le jeu de Tatum l’incite à
demander ce qui ressemblait fort à un défi :
— Dites-moi, monsieur Tatum, connaissez-
vous la musique de Bach ? — Un peu, répond
modestement monsieur Tatum, avant de se lan-
cer dans un véritable festival Bach. Une heure
après, cette chère amie reprend sa respiration
et déclare : « Merci. Et à partir de maintenant,
je crois que je fermerai ma grande bouche1. »”
Ensuite, il existe indéniablement en jazz de
grands compositeurs, ce qui n’est pas à démon-
trer.
Enfin, l’improvisation elle-même ressort tel-
lement de la composition spontanée lorsqu’elle

En 1934, il écrit un concerto pour piano et orchestre,


Jazz A Mine, et la même année une American Sympho‑
nic Suite (basée sur St Louis Blues de W.C. Handy). On
lui doit aussi un poème symphonique intitulé Drums,
composé en 1942.
1. Duke Ellington, Music is my Mistress, Slatkine, Paris,
2016, p. 185. L’édition américaine publiée en 1974
chez W.H. Allen, dit page 170 : “my big mouth”, ce qui
pourrait justifier un substantif plus grossier.

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est aboutie que de nombreux opuscules et livres
offrent des relevés écrits de solos, dont certains,
tel celui de Coleman Hawkins sur Body and Soul
sont même réinterprétés par des chanteurs ou un
ensemble de saxophones, comme ceux de Char-
lie Parker le sont aussi par Supersax. Le Köln
Concert, entièrement improvisé, ou les thèmes
et solos du chef-d’œuvre de Chick Corea, Now
He Sings, Now He Sobs, Birth of the Cool et Kind
Of Blue de Miles Davis, ont entre autres été édi-
tés sous forme de partitions écrites1.
Dans ces conditions, pourquoi la fusion entre
le jazz et le rock ou les musiques du monde
serait‑elle recevable et non celle avec la musi-
que classique, dont les “racines” courent tout au
long de l’histoire du jazz ?
Deux options se présentent donc : l’une consis-
tant à intégrer dans une même démarche jazz et
musique classique, l’autre à les séparer comme
deux domaines séparés, étanches. De même
qu’André Previn, Chick Corea2 et Friedrich
Gulda, Keith Jarrett choisit la deuxième option.
En effet, Keith Jarrett ne vise pas à “jazzifier”
la partition classique qu’il interprète, comme,

1. The Köln Concert, Schott, 1991 ; Now He Sings, Now


He Sobs, Advance Music, 1988 ; Birth of the Cool, Hal
Leonard, 1998 ; Kind of Blue, Hal Leonard, sans date.
2. Interprète entre autres du Concerto pour deux pia‑
nos & Orchestre en mi bémol majeur, K. 365, avec…
Keith Jarrett.

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entre autres, Art Tatum (Humoresque de Dvořák
ou l’Élégie de Massenet), John Lewis, Jacques
Loussier, Eugen Cicero ou Cyrus Chestnut, qui
ont eux choisi la première option. Il ne cherche
pas à sonner “différent” dans l’approche des
œuvres qu’il aborde. Les deux domaines sont
pour lui hétérogènes : “Je ne fais pas deux sortes
de musique en même temps, même si cela n’ap-
paraît pas clairement dans les médias. Il n’y a
rien de plus différent que le jazz et la musique
classique ! Faire les deux correctement, de tout
son cœur, en même temps, c’est impossible.
Mon expérience classique m’a beaucoup appris
sur le jazz. Mais pour apprendre quelque chose
en musique classique, il faut laisser tomber tout
le reste et travailler très dur1.”
De ce fait, c’est avec les interprètes classiques
qu’il faut comparer ses interprétations, et non
avec celles livrées en solo, trio ou quartet. En
toute subjectivité, comme de juste.
Il enregistre par exemple le Clavier bien tem‑
péré de Jean-Sébastien Bach de 1987 à 1990.
C’est une œuvre redoutable, intimidante pour
tout pianiste. À titre d’exemple, Alfred Cortot,
auteur d’une méthode fameuse intitulée Prin‑
cipes rationnels de la technique pianistique, qui
enseigna au Conservatoire national de Paris et
eut comme élèves rien moins que Dinu Lipatti,

1. Jazz Hot, juillet-août 1985, entretien avec Jerome


Reese.

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Samson François et Clara Haskil, n’a joué de
Bach que l’adagio du Concerto en fa mineur,
BWV 1056. Le Clavier bien tempéré est pourtant,
d’une certaine façon, une œuvre à dimension
pédagogique explorant de façon systématique les
possibilités du tempérament égal et du chroma-
tisme, ce qui aurait pu justifier son interpréta-
tion par un grand pédagogue. La liste est longue
des grands pianistes qui n’ont pas eu l’occasion,
ou pas voulu, ou pas osé s’y frotter. Sans indica-
tion de tempo ni de nuances (accent, ritardando
ou accelerando, fortissimo, etc.), comme la plu-
part des œuvres de Bach, le Clavier est ouvert
à toutes les couleurs d’interprétation ; en parti-
culier en ce qui concerne un jeu legato ou déta-
ché, et l’usage ou non des pédales.
Si l’on veut bien mettre de côté les interprètes
au clavecin et pardonner une distinction proba-
blement artificielle entre les interprètes adeptes
de la méditation (Rosalyn Tureck, Vladimir Ash-
kenazy) et ceux de la motricité (Edwin Fischer,
Walter Gieseking, András Schiff, Dominique
Merlet), Keith Jarrett ne relève d’aucun des deux.
Parmi les interprètes notables, il est plutôt dans
le camp de la clarté : Sviatoslav Richter, Glenn
Gould, qu’il admire profondément, Friedrich
Gulda – et de la simple élégance de Zhu Xiao-
Mei ou d’Angela Hewitt. Écouté en aveugle, son
Clavier pourrait réserver des surprises et convain­
cre par la rigueur de son tempo, son évidente
maîtrise technique et la claire ductilité de son

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toucher. ECM a édité deux autres interprètes du
Clavier : András Schiff et Till Fellner. En l’occur­
rence, l’interprétation de Keith Jarrett n’a cer-
tainement pas à rougir, notamment comparée
à celle de Till Fellner. Elle constitue sans doute
l’un des accomplissements de sa discographie
classique et fait regretter qu’il n’ait point enre-
gistré les concertos pour clavier, notamment le
cinquième qui est une perfection.
L’autre monument de Bach qu’il aborde
en 1989, ce sont les Variations Goldberg, qu’il in­­
terprète au clavecin. Glenn Gould, surtout dans
la version sublime de 1981, Wilhelm Kempff ou
Beatrice Rana au piano ; Karl Richter1, Pierre
Hantaï, Blandine Verlet, Trevor Pinnock ou
Scott Ross au clavecin, parmi la cinquantaine
d’interprètes qui les ont gravées et en ne tenant
pas compte des prestations arrangées pour des
formules instrumentales diverses, en font autre
chose qu’une simple addition d’exercices exécu-
tés de façon quasi scolaire où ne sont présentes
que les notes, comme le fait Keith Jarrett. Mais
on dit que les Variations Goldberg furent com-
posées pour aider le comte de Keyserling à s’en-
dormir.
Le problème est le même pour les Suites fran‑
çaises enregistrées par Jarrett dans son studio au

1. La version en studio sur Archiv, et non celle sur TDK


en public à Tokyo au Ishiba Memorial Hall en 1979,
par ailleurs mal enregistrée.

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clavecin. Comparées aux interprétations qu’en
ont données Vladimir Ashkenazy, Murray Pera-
hia, Evgeni Koriolov et, bien sûr, à la sublime
version de Glenn Gould, elles paraissent une
suite d’exercices. Or la musique ne se résume
pas à la seule restitution des notes, même scru-
puleuse et irréprochable.
Les Sonates pour viole de gambe et clavier, cap­­
tées en 1991, souffrent de la comparaison avec
les interprétations données par Wieland Kuij-
ken avec Piet Kuijken ou Gustav Leonhardt,
versions baroques, ou celle de Bernard Green-
house et Anthony Makas, aux tonalités roman-
tiques déployant un lyrisme émouvant dans les
pièces lentes et un entrain brillant dans les pas-
sages enlevés, qui sont absents de la version de
Keith Jarrett et Kim Kashkashian, où cette der-
nière transpose à l’alto l’écriture pour viole de
gambe. L’altiste joue vraiment avec de belles
nuances de dynamique, des phrasés expressifs et
un engagement évident, mais le clavecin semble
en regard raide et mécanique, capté de surcroît
de façon lointaine.
En revanche, les Sonates pour violon et cla­vier
BWV 1014 à 1019 enregistrées en novem­bre 2010
à l’American Academy of Arts and Letters de
New York avec Michelle Makarski sont une écla-
tante réussite. L’entente est parfaite entre les deux
instrumentistes qui font preuve d’un allant con­
­tagieux, d’une belle motricité, d’une vivacité
en­thousiasmante. Ce sont à rebours Arthur

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Grumiaux et Christiane Jaccottet, Henryk Sze-
ryng et Helmut Walcha, Leonid Kogan et Karl
Richter, ailleurs souvent excellents, qui paraissent
terriblement académiques. Seuls Rachel Podger
avec Trevor Pinnock et surtout Isabelle Faust
avec Kristian Bezuidenhout se hissent au niveau
de perfection atteint par Michelle Makarski et
Keith Jarrett, ici heureusement au piano. L’alle-
gro de la Sonate no 6 BWV 1019, mouvement
pour le clavier seul, est en particulier un petit
trésor où sa clarté d’énonciation et sa pulsation
impeccable font merveille.
Enfin, il grave les 28, 29 février et 1er mars
1992, cette fois pour RCA, les Sonates pour
flûte et clavier avec Michala Petri, que Jarrett a
écoutées en concert au Lincoln Center de New
York. Il a suggéré qu’ils jouent ensemble. Ils se
retrouvent au Cavelight Studio, où Keith se
charge en outre de la prise de son. Ils forment
un duo se passant de la basse continue parfois
incluse dans les interprétations, par exemple, de
Jean-Pierre Rampal avec Robert Veyron-Lacroix
et Jordi Savall, d’Elaine Shaffer avec George
Malcolm et Ambrose Gauntlett, de Lisa Bezno-
siuk avec Paul Nicholson et Richard Tunnicliffe,
d’Emmanuel Pahud avec Trevor Pinnock et Jo­­­
nathan Manson.
Michala Petri joue de la flûte à bec et non
de la flûte traversière ; pour Keith Jarrett, l’en-
droit et le piano sont familiers ; sur la photo de
pochette prise par sa femme Rose Anne, un

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chat apparaît : tout est réuni pour une captation
aisée, sans la pression que génère un studio où
l’on ne pénètre que pour enregistrer. Et le mira-
cle opère. Les mouvements s’enchaînent avec
grâce, les deux musiciens marchent du même
pas, sans lourdeur ni affectation. La musique de
Bach est vivante, alerte, vivifiée par un engage-
ment commun maîtrisé et des couleurs pasto-
rales d’une indéniable saveur. Keith Jarrett s’y
montre concentré mais presque enjoué, Michala
Petri souveraine et parfaite. La réussite est totale.
Elle avait été remarquable aussi avec les Sonates
pour flûte de Haendel, captées auparavant au
Cavelight Studio du 1er au 3 juin 1991 et édi-
tées par RCA. Ces œuvres majeures de la première
moitié du xviiie siècle aux mélodies cantabile
et à l’étonnante densité d’écriture du continuo
exigent une totale complicité entre flûte et clavier,
le discours de l’une rivalisant souvent avec celui
de l’autre. Les belles versions ne manquent pas,
dont celle de Barthold Kuijken à la flûte traver-
sière avec Robert Kohnen, et Wieland Kuijken à
la viole de gambe, de Frans Brüggen avec Gustav
Leonhardt, ou de Jean-Pierre Rampal avec Robert
Veyron-Lacroix, même si le clavecin a tendance
à ferrailler. Mais Jarrett et Michala Petri mani-
festent, au-delà d’une parfaite maîtrise instru-
mentale, un entrain et une joie de jouer qui, par
contraste, rendent sévères les autres interpréta-
tions et expliquent sans doute pourquoi ils se sont
retrouvés par la suite autour des sonates de Bach.

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C’est à nouveau Haendel que Keith Jarrett
sollicite en septembre 1993, dont il enregistre
les Suites pour clavier dans un amphithéâtre de
l’université de New York. Le piano, superbe-
ment capté, y est d’une éblouissante clarté. Dans
nulle autre interprétation classique de Jarrett se
font sentir à un tel degré d’achèvement les béné-
fices musicaux de ses nombreux concerts solo
improvisés, la maturité de sa vision musicale, et
la prodigieuse élégance de son toucher. L’adagio
de la Suite HWV 429, par exemple, est un pur
chef-d’œuvre, où l’aisance des modulations et
des contrechants le dispute à l’impeccable pul-
sion du phrasé. Ces Suites de Haendel méritent
amplement de figurer aux côtés des belles inter-
prétations dues à Anne Queffélec, Sviatoslav
Richter, Lisa Smirnova ou Éric Heidsieck.
De 1994 à 1998, Keith Jarrett se consacre à
six concertos pour piano de Mozart1 avec l’Or-
chestre de chambre de Stuttgart sous la direc-
tion de Dennis Russell Davies. Sans atteindre à la
délicatesse de Mitsuko Uchida avec Jeffrey Tate, à
l’équilibre miraculeux de Robert Casadesus avec
George Szell, ni surtout à la luminosité de Clara
Haskil avec Ferenc Fricsay ou Igor Markevitch,

1. K. 271, 453, 466, 467, 488 et 595. Existe aussi une


version en public sur DVD du Concerto K. 488, enre-
gistrée en 1985 avec le New Japan Philharmonic sous
la direction de Yoshikazu Tanaka, suivie d’une inter-
view de Keith Jarrett.

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ses interprétations valent par la clarté de l’énon-
ciation et la légèreté de sa pulsation, notamment
dans le Concerto “Jeune Homme” K. 271.
Keith Jarrett a cependant également enregis-
tré des œuvres du xxe siècle : Samuel Barber,
Béla Bartók, Arvo Pärt, Lou Harrison et Dmitri
Chostakovitch. Dès octobre 1983, à Bâle, il enre-
gistre Fratres d’Arvo Pärt pour violon et piano.
L’œuvre, dédiée au violoniste Gidon Kremer et
à Elena Kremer, alors sa femme, est cependant
sans instrumentation déterminée1. Elle existe par
exemple pour violon, orchestre à cordes et per-
cussion, dirigée par le chef estonien Neeme Järvi.
Le compositeur a écrit lui-même ensuite une ver-
sion pour douze violoncelles. C’est une œuvre
d’inspiration mystique, comme une bonne par-
tie des créations d’Arvo Pärt, qui la présente
ainsi, accompagnée d’un poème de Rilke, dans
les notes du livret de la version Järvi : “La musi-
que doit exister en elle-même et par elle-même.
[…] Le mystère doit être présent, indépendant
de tout instrument. […] La plus grande valeur
de la musique se trouve au-delà de son timbre.”
C’est en duo avec le dédicataire, Gidon Kremer,
que Keith Jarrett enregistre Fratres. La musique
est anguleuse, parfois abrupte, mais le mystère
souhaité par le compositeur est présent, martelé
par de larges accords du clavier ou suggéré par

1. Voir Paul Hiller, Arvo Pärt, Oxford Studies of Com-


posers, 1997, p. 106.

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des phrasés aériens illustrant la fameuse “pré-
sence lointaine” chère à Vladimir Jankélévitch1.
Le 3 juin 1984, au Congresshalle de Saarbrü­
cken en Allemagne, puis au Kan’i Hoken Hall
de Tokyo le 30 1985, sont enregistrés successi-
vement en public le Concerto pour piano opus
38 de Samuel Barber et le troisième Concerto
pour piano de Béla Bartók suivi d’un magnifique
“Encore” improvisé en piano solo que Jarrett
baptise Nothing but a Dream2.
Surtout connu par les deux versions qu’en a
données John Browning avec George Szell, le
concerto de Barber est redoutable, en particu-
lier pour son troisième mouvement, que même
Vladimir Horowitz jugea injouable au tempo
indiqué ! et que Barber dut modifier sur l’insis-
tance de Browning. Les mains guéries après un
accident de ski dans le Vermont3, Keith Jarrett
donne de l’œuvre une version enflammée, par-
fois même volcanique, certains passages mon-
trant l’influence sinon du jazz, du moins du
rythme syncopé familier aux Américains.
Quant au concerto de Bartók, il n’y a guère
que Géza Anda avec Ferenc Fricsay – encore
que leur enregistrement soit techniquement
dépassé – qui puisse rivaliser avec l’interprétation

1. Vladimir Jankélévitch, La Présence lointaine. Albeniz,


Séverac, Mompou, Le Seuil, 1983.
2. Notes du livret.
3. Ibid.

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dynamique et sans faille qu’en donne Keith Jar-
rett.
Édité sur un label de très petite diffusion,
New World Records, le Concerto pour piano de
Lou Harrison constitue la plus rare des presta-
tions du pianiste. Il faut dire que l’œuvre est loin
d’être inoubliable, baignée d’un post-roman-
tisme presque banal, d’une construction vapo-
reuse et d’une partie de piano à la Rachmaninov
peu intéressante.
Il en va tout autrement avec les Préludes et
fugues opus 87 de Chostakovitch. Souhaitant
mettre en valeur les potentialités du tempéra-
ment égal, Bach avait bâti son Clavier bien tem‑
péré sur la succession des demi-tons chromatiques
de la gamme. Chostakovitch base la construction
harmonique de ses Préludes et fugues, en hom-
mage à Bach qu’il admire, sur une progression
par quintes ascendantes, alternant en outre les
versions en mode majeur et en mode mineur.
Une douzaine de versions existent, mais
toutes ne comprennent pas l’intégralité des
vingt-quatre pièces. Chostakovitch lui-même
n’en a enregistré que huit et Sviatoslav Richter
que six1. La comparaison ne peut se faire que
sur une pièce qui leur est commune : le Prélude
no 4 en mi mineur.

1. Voir Complete Decca, Philips & DG Recordings,


disque 30, plages 19 à 24. Dans le coffret Melodiya du
centième anniversaire il n’y en a que quatre (CD 41).

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Toutes les interprétations sont de haut niveau,
mais toutes ne mettent pas en évidence, comme
le dit Alexander Melnikov, “la voix d’un homme
tourmenté, qui trouve encore et encore, encore
et toujours, la force d’affronter la vie telle qu’elle
est, dans toute sa diversité, sa laideur, et parfois sa
beauté1”. Suivant cette vision de l’œuvre, le choix
du tempo est décisif, le tempo lent favorisant l’as-
pect méditatif, tourmenté, plutôt que la tension
de l’affrontement. Du plus lent au plus rapide, on
trouve ainsi Sviatoslav Richter, Vladimir Ashke-
nazy, Peter Donohoe, Tatiana Nikolayeva, Dmi-
tri Chostakovitch, Alexander Melnikov, et Keith
Jarrett, dont l’interprétation est celle se rappro-
chant davantage de Bach, ce qui constitue aussi
une des vérités possibles de cette œuvre.
Les œuvres de musique “classique” ou de mu­­
sique “contemporaine” – l’opposition me paraît
formelle : je crois Bach davantage notre contem-
porain que Samuel Barber – sont certes inéga-
lement servies par Keith Jarrett. Mais il les sert.
Avec honnêteté, avec sincérité. Quelques-unes
de ses interprétations ne méritent absolument
pas le silence ou le dédain que manifeste par-
fois à leur endroit la critique spécialisée, qui
assez souvent confond “version de référence avec
version de révérence2”. À titre d’exemple signi-
ficatif, le Nouveau Dictionnaire des interprètes

1. Programme du 21 octobre 2012, Cité de la musique.


2. Philippe Venturini, Classica, juillet-août 2018.

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d’Alain Pâris1 – dont la sixième édition com-
porte pourtant plus de mille trois cents pages
dans lesquelles figurent nombre d’interprètes
obscurs seulement pourvus de titres, de prix
et de postes – ne mentionne pas Keith Jarrett,
honneur qu’il partage avec Wynton Marsalis.
Quoi qu’il en soit, et en dépit de l’académisme
papelard, Keith Jarrett témoigne aussi, souvent
avec brio, que la musique, bien qu’artificielle-
ment divisible et divisée, est profondément une.
Ce n’est pas le moindre de ses mérites.

1. Collection “Bouquins”, Laffont, 2015.

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CODA

 
Keith Jarrett n’a cessé de vouloir atteindre un
idéal de vie : devenir insaisissable. Du jeune
pianiste improvisant sur Tangerine au flûtiste et
percussionniste de Spirits, du concertiste en solo
ou en trio au compositeur de larges ensembles
symphoniques, du sideman chez Art Blakey à
l’interprète du Clavier bien tempéré de Bach et
des Suites de Haendel, du thuriféraire de Gur-
djieff au solitaire du Cavelight Studio, il n’a cessé
de vouloir être multidimensionnel et en même
temps dépossédé de soi pour n’appartenir qu’à
la musique. De façon sans doute plus intense
que d’autres, il illustre passionnément la superbe
phrase de Nietzsche : “Sans musique la vie serait
une erreur1.” Le talent qui permet de rester soi-
même au sein d’univers musicaux variés com-
munément classés comme étanches les uns
vis-à-vis des autres, de déjouer les classifications

1. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, “Maximes


et Pointes”, 33, Mercure de France, 1942, p. 113.

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hâtives et de n’être jamais là où l’on veut l’atten­
dre, est une marque prépondérante de person-
nalité musicale.
Au fond, Keith Jarrett est un homme de la Re­­
naissance.
Au sens littéral d’abord, tant il multiplie les
naissances esthétiques, tant il fait naître au cours
d’une quête continuelle dont on ne peut nier
l’exigence de multiples langages qui finalement
signifient la même chose, comme chaque être
humain incarne à sa façon le genre humain tout
entier.
Au sens humaniste ensuite, époque où les
hommes et les femmes de quelque talent connais-
saient et savouraient les classiques anciens, mais
savaient aussi écrire des poèmes, faire la guerre,
monter à cheval, secourir son prochain et tou-
cher le luth ou l’épinette. Il représente d’une cer-
taine manière un défi vivant aux temps actuels
qui ont tendance à privilégier la spécialisation,
le caractère unidimensionnel des caractères et
des attitudes.
Compositeur original, pianiste exceptionnel,
au cours de centaines de concerts, à travers des
dizaines de disques, il a passé son temps à mul-
tiplier les invocations passionnées, à enchaîner
les ex-voto les plus diversifiés afin d’interroger la
musique. Nous auditeurs, nous le savons : elle
lui a très souvent répondu.

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ANNEXES

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Quand le monde aussi vite changerait
Que l’état des nuages,
Tout ce qui s’y parfait
Retourne aux vieux âges.

Sur ce qui change et va fuir,
Plus libre et plus grand,
Perdure, dieu à la lyre,
Ton premier chant.

Point n’est compris le chagrin,
Point n’est l’amour appris,
Et ce qui dans la mort nous bannit

N’est point dévoilé.
Sur terre, seul ton refrain
Peut sacrer et fêter.

Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, I, 19.

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SPIRITS

 
L’art existe comme ressouvenance. Tout art vrai est rap-
pel de relations oubliées ou qui vont bientôt l’être, que ce
soit Dieu et homme, homme et femme, Terre et huma-
nité, couleur et forme, etc. La raison pour laquelle je dis
“oubliées”, c’est que toutes les relations futures sont inhé-
rentes à ce que nous voyons maintenant ; et de la sorte
nous pouvons “oublier” le futur.
Le silence est la potentialité de laquelle la musique peut
s’élever. La musique est “l’activité du sens” capable de deve-
nir réelle seulement à cause du silence. La technique est
l’habilité à manipuler cette “activité” et en obtenir le plus
grand des effets. Cet “effet” peut oblitérer le sentiment de
la potentialité originelle et la remplacer par l’activité “inté-
ressante” (donc dénuée de sens car le sens ne peut exister
que dans l’équilibre entre l’activité et la potentialité ; et
la technique n’est qu’activité).
Les musiciens peuvent s’illusionner eux-mêmes chaque
jour lorsqu’ils disent qu’ils “font de la musique”. Ils veulent
dire qu’ils jouent très bien de leur instrument. Cela peut
être accompli par des ordinateurs. Ce que les ordinateurs
ne peuvent apporter, c’est la valeur : le sens.

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D’où : l’esprit.
La ligne est mince entre ce que nous aimons et ce qui
nous affecte. Elle est mince entre ce que nous pouvons
manipuler et ce qui nous est proche. Nous devons être
ouverts aux espaces (le silence) de façon à les remplir juste
comme il faut. Nous devons voir les espaces, les habiter,
les vivre. Alors la note suivante, le mouvement suivant
devient apparent parce qu’il [ou elle] est nécessaire. Jus-
qu’à ce qu’il [ou elle] soit apparent[e], rien ne devrait être
joué. Jusqu’à ce que cela soit connu, rien ne devrait être
anticipé. Jusqu’à ce que l’ensemble apparaisse, les parties
ne devraient pas être critiquées. À moins de participer à
cela, vous ne pouvez entendre. À moins d’entendre, vous
ne pouvez jouer. À moins d’écouter, vous ne pouvez faire
de la musique. La musique fait partie de la vie. Ce n’est
pas un événement séparé, contrôlé, quand un musicien
présente quelque chose à un public inactif. C’est dans le
sang. Un musicien devrait être en mesure de révéler cela.
La musique ne devrait pas nous rappeler le contrôle que
nous semblons avoir sur nos vies. Elle devrait nous rappe-
ler la nécessité du renoncement, la capacité en l’homme à
comprendre la raison de ce renoncement, les conditions
qui sont nécessaires à cela, l’Être nécessaire à cela.

Keith Jarrett, livret de Spirits.

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CHRONOLOGIE

 
1945 : Naissance le 8 mai à Allentown, Pennsylvanie.
1952 : Premier concert public le 22 avril, à Allentown.
1953 : Premier concert de musique classique.
1960 : Acquiert le Real Book.
1961 : Premier disque, avec Don Jacoby.
1962 : Berklee School of Music de Boston
1964 : Mariage avec Margot Erney. Déménagement à
New York.
1965-1966 : Membre du quintet d’Art Blakey.
1966-1968 : Membre du quartet de Charles Lloyd.
1967 : Premier disque sous son nom, Life Between the
Exit Signs.
1970-1971 : Membre des formations de Miles Davis.
1971 : Formation du quartet américain. Facing You
1972 : Aménagement du Cavelight Studio.
1973 : Tournée européenne en piano solo. Solo Concerts:
Bremen, Lausanne.
1974 : Formation du quartet européen.
1975 : The Köln Concert
1976 : The Survivor’s Suite
1979 : Divorce. Mariage avec Rose Anne Colavito.

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1983 : Formation du Standards Trio.
1984 : Premier enregistrement de musique classique :
Arvo Pärt.
1987-1990 : Bach, Le Clavier bien tempéré.
1996 : Premières atteintes d’encéphalopathie myalgique.
1998 : Guérison progressive. The Melody at Night, with
You.
2007 : Duos avec Charlie Haden.
2014 : Tournée mondiale en piano solo.

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DISCOGR APHIE SÉLECTIVE

 
SOLO

Facing You (ECM)
Solo Concerts: Bremen, Lausanne (ECM)
The Köln Concert (ECM)
Sun Bear Concerts (ECM)
Paris Concert (ECM)
The Melody at Night, with You (ECM)

 
DUO

Charlie Haden & Keith Jarrett, Jasmine (ECM)
Charlie Haden & Keith Jarrett, The Last Dance (ECM)

 
TRIO

Somewhere Before (Vortex)

 

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STANDARDS TRIO

Standards Trio, volumes 1 et 2 (ECM)
Still Live (ECM)
At the Blue Note (ECM)
The Cure (ECM)
After the Fall (ECM)
Whisper Not (ECM)
Up for It (ECM)

 
QUARTETS

Fort Yawuh (Impulse)
Belonging (ECM)
Death and the Flower (Impulse)
The Survivor’s Suite (ECM)

 
ŒUVRES

In the Light (ECM)
Luminessence (ECM)
Arbour Zena (ECM)
The Celestial Hawk (ECM)
Spirits (ECM)

 
CLASSIQUE

Jean-Sébastien Bach, Le Clavier bien tempéré (ECM)
Jean-Sébastien Bach, Sonates pour flûte et clavier (RCA)

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Jean-Sébastien Bach, Sonates pour violon et clavier (ECM)
Dmitri Chostakovitch, 24 Préludes & fugues (ECM)
Georg Friedrich Haendel, Suites pour clavier (ECM)
Georg Friedrich Haendel, Sonates pour flûte et clavier (RCA)

 
SIDEMAN

Charles Lloyd, In the Soviet Union (Atlantic)
Miles Davis, Miles at the Fillmore – Miles Davis 1970: The
Bootleg Series Vol. 3 (Columbia)
Gary Peacock, Tales of Another (ECM)

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VIDÉOGR APHIE

 
Vermont Solo (VideoArts Music, Japon)
Last Solo (VideoArts Music, Japon)
Tokyo Music Joy 85-87 (Mozart) (VideoArts Music, Japon)
Standards I/II (ECM)
Solo Tribute – The 100th Performance in Japan (VideoArts
Music, Japon)
Live at Open Theater East 1993 (ECM)
Live in Japan 93/96 (ECM)
Tokyo Solo (ECM)
Directions in the Charles Lloyd Quartet (EforFilms. Repris
sur Salt Peanuts)
The Art of Improvisation (EuroArts)

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BIBLIOGR APHIE

 
LIVRES

François Postif, Les Grandes Interviews de Jazz Hot, Édi-
tions de l’Instant, 1989, p. 149-155.
Ian Carr, Keith Jarrett, The Man and his Music, Graf-
ton Books, 1991.
Ashley Kahn, The House that Trane built. The Story of Impulse
Records, W.W. Norton & Company, 2006, p. 269-274.
Peter Elsdon, Keith Jarrett’s The Köln Concert, Oxford Uni-
versity Press, 2013.
Wolfgang Sandner, Keith Jarrett, eine Biographie, Rowohlt.
Berlin Verlag, 2015.

 
MAGAZINES ET JOURNAUX

Down Beat, janvier 1974, octobre 1974, juin 1984,
février 1989, décembre 1999, août 2005, décembre 2008,
septembre 2013.
Jazz Times, janvier 2000, janvier-février 2007, jan-
vier 2008, novembre 2014, avril 2018.

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Jazz Hot, décembre 1969, février 1976, octobre 1977,
avril 1978, juillet-août 1983, juillet-août 1985, décembre-
janvier 1997, juillet-août 2001.
Pianiste, mai-juin 2015.
Jazz Magazine, décembre 2011, mai 2015, mai 2017.
Keyboard, septembre 1986.
Musician, février 1979, novembre 1983.
Fanfare, mars-avril 1987.
Coda, mars-avril 1973.
All Music Review, 22 avril 2010.
Les Inrockuptibles, 30 novembre 1998.
Rolling Stone, 21 décembre 1972.
New York Times, 28 septembre 1975, 7 janvier 1979,
9 février 1997, 12 octobre 1999.
Libération, 30 septembre 2016.
East West Journal, octobre 1981
The Guardian, 17 juillet 1986.
 
 
PARTITIONS
 
Standards Trio, volumes 1 et 2, Chuo Art Publishing, Tokyo.
Relevés par Yasutosi Imamori.
The Köln Concert, Schott, 1991.

 
 

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CRÉDITS

 
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, livre IV, 334, traduc-
tion d’Alexandre Vialatte, Gallimard, 1950, p. 163. © Édi-
tions Gallimard
 
Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, Troisième
dissertation, 5, traduction d’Isabelle Hildenbrand, Galli-
mard, 1971, p. 293. © Éditions Gallimard
 
Ian Carr, Keith Jarrett, The Man and his Music, Graf-
ton Books, 1991. Extracts copyright the Estate of Ian
Carr first published in Keith Jarrett: The Man and His
Music in 1991.

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INDEX DES PERSONNES CITÉES
 
 
Adams, John : 88
Adderley, Cannonball : 45, 57
Anda, Geza : 167
Andersen, Aril : 106
Anderson, Reid : 132
Ashkenazy, Vladimir : 160, 162, 169
Avakian, George : 58, 59, 63, 64, 70, 85
 
Bach, Jean-Sébastien : 11, 28, 142, 155, 157, 159, 160,
161, 164, 168, 169, 171
Baker, Chet : 129
Balliett, Whitney : 60
Barber, Samuel : 166, 167
Bartók, Béla : 23, 155, 166, 167
Basie, Count : 82
Beethoven, Ludwig van : 28, 154
Belden, Bob : 72
Beznosiuk, Lisa : 163
Bezuidenhout, Kristian : 163
Blakey, Art : 51, 53, 54, 55, 129, 171
Blavatsky, Helena : 78

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Bley, Paul : 11, 37, 50, 65, 67, 79, 81, 131
Boulanger, Nadia : 99
Brahms, Johannes : 39
Brandes, Vera : 16
Brook, Peter : 123
Browning, John : 167
Brown, Sam : 86
Brubeck, Dave : 18, 36, 37, 60
Brüggen, Franz : 164
Bryant, Ray : 82
Burton, Gary : 74
 
Carter, Kent : 48, 49
Carter, Ron : 132
Casadesus, Robert : 165
Charles, Ray : 58, 88
Chesnel, Jacques : 11
Chestnut, Cyrus : 159
Chinen, Nate : 94
Chopin, Frédéric : 155
Chostakovitch, Dmitri : 12, 166, 168, 169
Christensen, Jon : 105, 106
Cicero, Eugen : 159
Coates, Johnny : 35, 39
Colavito, Rose Anne : 120, 136, 144, 163
Coleman, Ornette : 19, 58, 63, 79, 93
Coltrane, John : 58, 85, 106, 146, 147, 154
Conrad, Thomas : 146
Corea, Chick : 69, 70, 80, 118, 158
Cortot, Alfred : 159
 

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Danielsson, Palle : 105
Davies, Dennis Russell : 109, 118, 119, 165
Davis, Miles : 18, 33, 36, 68, 69, 70, 72, 73, 74, 75, 77,
79, 80, 86, 88, 90, 105, 129, 132, 158
Davis, Stephen : 107
Debodo (docteur) : 23, 24
DeFranco, Buddy : 37
Hartmann, Thomas de : 123, 124
DeJohnette, Jack : 57, 58, 60, 61, 62, 67, 75, 77, 80,
129, 130, 132, 148
Desmond, Paul : 36, 146
Doerschuk, Bob : 101
Donohoe, Peter : 169
Dvořák, Anton : 159
Dylan, Bob : 65
 
Eicher, Manfred : 15, 79, 80, 85, 89, 96, 102, 106, 135
Elfman, Danny : 88
Ellington, Duke : 33, 118, 145, 154, 156
Elsdon, Peter : 81, 117
Erney, Margot : 44, 46, 47, 83, 87, 119
Ertegün, Ahmet : 58
Ertegün, Nesuhi : 58, 63, 64, 70
Evans, Bill : 11, 40, 41, 50, 63, 64, 67, 79, 81, 118, 131
Evans, Gil : 36, 118
 
Faust, Isabelle : 163
Fischer, Edwin : 160
François, Samson : 160
Franklin, Aretha : 82, 88
Fricsay, Ferenc : 165, 167

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Fuller, Curtis : 51
Fullerton, Dannee : 48
 
Garbarek, Jan : 72, 105, 106, 107, 108, 109
Garner, Erroll : 131
Gauntlett, Ambrose : 163
Gershwin, George : 39
Getz, Stan : 35, 36
Gieseking, Walter : 160
Gillespie, Matt : 36
Ginell, Richard S. : 109
Gioia, Ted : 155
Goddet, Laurent : 73
Goodman, Benny : 82
Goodman, Paul : 113
Gordon, Dexter : 74
Gould, Glenn : 160, 161, 162
Greenhouse, Bernard : 162
Grieg, Edvard : 28, 140
Grillo, Tyran : 109
Gross, Terry : 20, 81, 144
Grumiaux, Arthur : 163
Guillou, Jean : 116
Gulda, Friedrich : 80, 158, 160
Gurdjieff, Georges : 13, 123, 124, 125, 171
Guyer, Natalie : 24
 
Haden, Charlie : 63, 65, 78, 86, 95, 96, 105, 107, 109,
114, 129, 148, 149
Haendel, Georg Friedrich : 164, 165, 171
Hammond, John : 82

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Hampton, Lionel : 88
Hancock, Herbie : 70, 118, 132
Handy, W.C. : 157
Hantai, Pierre : 161
Harrison, Lou : 166, 168
Haskil, Clara : 160, 165
Hawkins, Coleman : 65, 158
Haynes, Roy : 57
Heidsieck, Éric : 165
Henderson, Fletcher : 118
Héraclite : 142
Hewitt, Angela : 160
Hicks, John : 54
Hines, Earl : 131
Hodeir, André : 119, 155
Holiday, Billie : 82
Holland, Dave : 69, 80
Holmes, (M. et Mme) Archibald : 157
Horowitz, Vladimir : 167
Hubbard, Freddie : 51, 129
 
Israels, Chuck : 40
Iverson, Ethan : 95, 132
Ives, Charles : 90, 141
 
Jacoby, Don : 38, 39, 48, 54
Jaccottet, Christiane : 163
Jamal, Ahmad : 131
Jankélévitch, Vladimir : 9, 167
Jarrett, Daniel : 19, 20, 21, 22, 24, 27, 29, 31
Jarrett, Eric : 29, 30, 65

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Jarrett, Gabriel : 83, 87
Jarrett, Irma : 19, 20, 21, 22, 24, 27, 29, 31, 38
Järvi, Neeme : 166
Jenny, Bob : 39
Jenny-Clark, Jean-François : 66
Johnson, Danny : 93
Johnson, James P. : 118, 156
Jones, Thad : 51
Joplin, Scott : 11, 64, 65, 67, 156
Jousse, Thierry : 94, 144
 
Kahn, Ashley : 95
Kashkashian, Kim : 162
Keene, Christopher : 122
Kempff, Wilhelm : 161
Kenton, Stan : 37, 38
Ketcham, Charles : 124
Keyserling, comte Hermann Von : 161
King, Dave : 132
Kirk, Roland Rahsaan : 50
Knowlton, Ted : 48, 49
Kogan, Leonid : 163
Kohnen, Robert : 164
Konitz, Lee : 129
Koriolov, Evgeni : 162
Kremer, Elena : 166
Kremer, Gidon : 166
Kremski, Alain : 124
Kuhn, Steve : 58
Kuijken, Barthold : 164

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Kuijken, Piet : 162
Kuijken, Wieland : 162, 164
 
LaFaro, Scott : 40
La Roca, Pete : 146
Lateef, Yusef : 45
Lehr, Bob : 39
Leinsdorf, Eric : 40
Leonhardt, Gustav : 162, 164
Lewis, John : 118, 159
Lewis, Mel : 51
Lipatti, Dinu : 159
Lloyd, Charles : 45, 55, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 68, 90,
93, 105, 129, 130
Loussier, Jacques : 159
Lumière, Auguste et Louis : 100
Lytle, Cecil : 124
 
Makarski, Michelle : 162, 163
Makas, Anthony : 162
Malcolm, George : 163
Manson, Jonathan : 163
Mariano, Charlie : 40
Markevitch, Igor : 165
Marsalis, Wynton : 170
Massenet, Jules : 159
Mauriac, François : 123
McBee, Cecil : 58, 61
McClure, Ron : 61
Melnikov, Alexander : 169
Mendelssohn, Felix : 28, 118

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Merlet, Dominique : 160
Milhaud, Darius : 36, 90, 155
Mompou, Federico : 155
Monk, Thelonious : 33, 36, 81, 88, 118
Moreira, Airto : 86, 129
Morello, Joe : 36
Morgan, Lee : 51
Morton, Jelly Roll : 118
Motian, Paul : 40, 41, 50, 63, 65, 78, 86, 93, 95, 96, 105,
107, 112, 114, 129
Moussorgski, Modest : 28
Mozart, Wolfgang Amadeus : 28, 165
Munch, Charles : 40
 
Nemeth, Gus : 65, 66
Newborn, Phineas : 131
Nicholson, Paul : 163
Nietzsche, Friedrich : 125, 149, 153, 171
Nikolayeva, Tatiana : 169
 
Osser, Glenn : 39
Ozawa, Seiji : 40, 122
 
Pahud, Emmanuel : 163
Pâris, Alain : 170
Parker, Charlie : 33, 146, 158
Pärt, Arvo : 12, 166
Pauwels, Louis : 123
Peacock, Gary : 40, 41, 80, 129, 130, 132, 134, 148
Perahia, Murray : 162
Peterson, Oscar : 37

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Petri, Michala : 163, 164
Pfeiffer, Bruno : 142
Pinnock, Trevor : 161, 163
Podger, Rachel : 163
Ponge, Francis : 9
Postif, François : 65
Powell, Bud : 36, 50, 118, 131, 146
Previn, André : 37, 158
 
Queffélec, Anne : 165
 
Rachmaninov, Sergueï : 168
Rampal, Jean-Pierre : 163, 164
Ramsey, Doug : 144
Rana, Béatrice : 161
Ra, Sun : 154
Redman, Dewey : 78, 93, 95, 96, 105, 107, 112, 114
Reese, Jerome : 159
Reich, Steve : 88
Richter, Karl : 161, 163
Richter, Sviatoslav : 160, 165, 168, 169
Riley, Terry : 88
Rilke, Rainer Maria : 133, 136, 166
Rollins, Sonny : 65, 88, 146
Romano, Aldo : 66
Rossini, Gioachino : 153
Ross, Scott : 161
Russell, George : 106, 118
Rypdal, Terje : 106
 

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Saint-Saëns, Camille : 28
Savall, Jordi : 163
Schiff, András : 160, 161
Schopenhauer, Arthur : 12, 149, 150, 153
Schumann, Robert : 28
Scott, Tony : 50
Shaffer, Elaine : 163
Share, Robert : 43, 44
Shearing, George : 81
Shorter, Wayne : 51, 62, 69
Silver, Horace : 54
Silvert, Conrad : 70
Sims, Zoot : 35
Smirnova, Lisa : 165
Sontag, Susan : 113
Stamp, Terence : 123
Steinberg, William : 40
Sting (Gordon Matthew Thomas Sumner, dit) : 88
Stravinski, Igor : 12, 28, 133, 155
Strayhorn, Billy : 118
Szell, George : 165, 167
Szeryng, Henryk : 163
 
Tate, Jeffrey : 165
Tatum, Art : 81, 131, 157, 159
Taylor, Cecil : 60
Tchaïkovski, Piotr Ilitch : 155
Temlin, Anna (grand-mère de Keith Jarrett) : 140
Thornhill, Claude : 118
Timmons, Bobby : 54
Tristano, Lennie : 50

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Tunnicliffe, Richard : 163
Tureck, Rosalyn : 160
Tyner, McCoy : 118
 
Uchida, Mitsuko : 165
 
Valéry, Paul : 126
Ventrello, Bob : 65
Verlet, Blandine : 161
Veyron-Lacroix, Robert : 163, 164
Vivaldi, Antonio : 155
 
Walcha, Helmut : 163
Waldron, Mal : 79
Waller, Fats : 118, 156
Walton, Cedar : 54
Waring, Fred : 38, 40, 41, 48
Waring, Fred Jr. : 48
Waters, Ethel : 156
Wheeler, Kenny : 129
Whiteman, Paul : 22
Williams, John : 88
Williams, Tony : 57, 69, 132
 
Xiao-Mei, Zhu : 160
 
Young, Lester : 133
Young (Miss) : 21
 
Zisman, Marc : 111 

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INDEX DES ŒUVRES CITÉES
 
 
ŒUVRES CLASSIQUES
 
Bach, Jean-Sébastien
Le Clavier bien tempéré : 159, 160, 168, 171
Concerto en fa mineur : 160
Fantaisie en do mineur : 28
Sonates pour viole de gambe et clavier : 162
Sonates pour violon et clavier : 162, 163
Sonates pour flûte et clavier : 163
Suites françaises : 161
Variations Goldberg : 161
 
Barber, Samuel
Concerto pour piano, opus 38 : 167
 
Bartók, Béla
Mikrokosmos : 23
Concerto pour piano no 3 : 167
 
Chostakovitch, Dmitri
Prélude no 4 en mi mineur : 168

203

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Préludes et fugues, opus 87 : 168
 
Dvořák, Anton
Humoresque : 159
 
Grieg, Edvard
Nocturne no 4, opus 54 : 28
 
Haendel, Georg Friedrich
Sonates pour flûte : 164
Suites pour clavier : 165, 171
 
Harrison, Lou
Concerto pour piano : 168
 
Massenet, Jules
Élégie : 159
 
Mendelssohn, Felix
Romances sans paroles : 28, 118
 
Moussorgski, Modest
Hopak : 28
La Foire de Sorotchintsy : 28
 
Mozart, Wolfgang Amadeus
Concerto pour piano “Jeune Homme” K. 271 : 165, 166
Concertos pour piano K. 453, 466, 467, 488, 595 : 165
Concerto pour deux pianos et orchestre en mi bémol majeur
K. 365 : 158
 

204

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Pärt, Arvo
Fratres pour violon et piano : 166
 
Rossini, Gioachino
Sonates : 153
 
Saint-Saëns, Camille
Le Carnaval des animaux : 28
Le Cygne : 28
 
Schumann, Robert
Träumerei : 28
 
Stravinski, Igor
Le Sacre du printemps : 157
 
 
ŒUVRES DE JAZZ
 
17 octobre 1988 : 138
Adagio pour hautbois et orchestre à cordes : 140
After The Fall : 146, 147
Algeria : 78
All the Things You Are : 133
Always Let Me Go : 147
American Symphonic Suite : 157
A Multitude of Angels : 101, 139, 141
Arbour Zena : 109
Aretha : 82
At the Blue Note : 39, 141
At the Deer Head Inn : 39, 141

205

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Autumn Leaves : 147
A Walk in the Zoo : 28
 
Backhand : 94
Ballads : 147
Beginning : 111
Belonging : 106, 107, 108
Birth : 79
Birth of the Cool : 158
Bitches Brew : 86
Bitches Brew Live : 69
Blame It on my Youth : 145
Blues : 138
Body and Soul : 158
Book of Ways, The Feeling of Strings : 137
Bop-Be : 94, 111, 114, 148
Bouncing with Bud : 146, 147
Bridge of Light : 139, 140
Brubeck Plays Brubeck : 36
Buttercorn Lady : 54
Byablue : 94, 111, 114
Bye Bye Blackbird : 141
 
Carbon Deposit : 37
Changeless : 138
Changes : 133
Closeness : 129
Concerts : 100
Concerts Bregenz/München : 101, 125, 139
Conclusion : 111
Creation : 101, 139
 

206

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Dark Intervals : 100, 139
Death and the Flower : 94, 105
De Organizer : 156
Directions… : 70
Discovery! : 57
Doxy : 146, 147
Drums : 157
 
Élégie pour violon et orchestre à cordes : 140
El Juicio (The Judgement) : 79, 86
Encore : 114, 118, 120
Expectations : 85, 86
Eyes of the Heart : 113
 
Facing You : 15, 80, 81, 82, 83, 85, 86, 97, 127
Fiddler on the Roof : 45
Filles de Kilimanjaro : 69
Flying : 133
Footloose! : 37, 65
Forest Flower : 59
Fort Yawuh : 93
Free at Last : 79
Frelon Brun : 69
 
Get Up with It : 70
Give Me your Ribbons, I Give You my Bows : 105
Goodbye : 149
Groovin’ High : 39
 
Harlem Symphony : 156
Hold On, I’m Coming : 51

207

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Honky Tonk : 70
Hourglass : 115
Hymn of Release : 115
Hymn of Remembrance : 115
Hymns/Spheres : 116
 
I Got It Bad and That Ain’t Good : 144, 145
Improvisations : 123
In Europe : 59
In Front : 82
Inside Out : 147
Interludes : 79
In the Light : 89, 90, 91, 92, 93, 96, 108, 122
In the Soviet Union : 59
Invocations : 121
Is It Really the Same? : 59
 
Jasmine : 148, 149
Jazz A Mine : 157
Journey Within : 59
Just for a Thrill : 39
 
Keith Jarrett & Gary Burton : 79, 86
Kind of Blue : 18, 158
Konda : 70
 
La Scala : 101, 139
Late Lament : 146
Life Between the Exit Signs : 63, 148
Live at Open Theater : 141
Live-Evil : 71

208

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Live in Europe : 69
Love-In : 59
Love no 3 : 59
Lover Man : 39
Luminessence : 108, 110
 
Mademoiselle Mabry : 69
Meditation : 145
Metamorphosis : 122
Miles Ahead : 36
Miles at the Fillmore – Miles Davis 1970: The Bootleg
Series Vol. 3 : 71
Mirrors : 109
Moment’s Notice : 146
Mountain Scene : 28
My Foolish Heart : 147
My Lady, My Child : 83
My Song : 110, 114, 120
Mysteries : 94, 111
 
Never Never Land : 120
New Rag : 64
No End : 137, 138
Nomads : 86
Nothing but a Dream : 167
Now He Sings, Now He Sobs : 158
Nude Ants : 110, 114
Numinor : 108
 
Of Course, of Course : 57
Old Rag : 64

209

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One for Majid : 146
 
Pardon my Rags : 79
Paris Concert : 101, 138, 139
Paris/London Testament : 101, 139
Personal Mountains : 110, 114
Prism : 133
 
Radiance : 101, 139
Reading of Sacred Books : 124
Restoration Ruin : 64, 70
Rio : 101, 139
Ritual : 118, 119
Rose Petals : 96
Runes : 109
Ruta and Daitya : 78, 79, 85
 
Sacred Hymns : 123
Sand : 115
Scrapple from the Apple : 146, 147
Semblence : 81
Shades : 94, 96, 110
Shenandoah : 145
Sleeper : 110, 114
Sleepy Serenade : 39
Solara March : 109
Solo Concerts: Bremen, Lausanne : 15, 97, 100, 101, 102
Someone to Watch over Me : 144
Somewhere : 147
Somewhere Before : 64
Sonate pour violon et piano en cinq mouvements : 140

210

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Songs of Faith : 82
Sonny Meets Hawk! : 65
Sorcery : 59
Sounds of Peru – Submergence – Awakening : 78
Soundtrack : 59
Spheres : 116
Spirits : 135, 136, 137, 171
Staircase : 100, 115
Standards I : 133, 135
Standards II : 39, 133, 137
Standards in Norway : 139
Standards Live : 136
Standards Still Live : 136
Stella by Starlight : 136
St Louis Blues : 157
Sun Bear Concerts : 100, 117, 127
Sunday Morning : 59
Sundial : 115
Swinging Big Sound : 39
 
Take Five : 18
Tangerine : 48, 49, 171
The Bootleg Series Volume 2 : 69
The Carnegie Hall Concert : 101, 139
The Celestial Hawk : 122
The Cellar Door Sessions : 71, 77
The Cure : 140
The Duke Meets Darius Milhaud : 36
The Flowering : 59
The Impulse Years 1973-1974 : 93
The Jack DeJohnette Piano Album : 60

211

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The Köln Concert : 13, 18, 82, 100, 127, 158
The Last Dance : 149
The Masquerade Is Over : 147
The Melody at Night, with You : 144, 145
The Moth and the Flame : 121
The Mourning of a Star : 79
The Out-Of-Towners : 147
The Survivor’s Suite : 111, 112, 113, 114
The Way You Look Tonight : 136
The Wind : 138
The Windup : 107
Time Out : 18
Tokyo ’96 : 141
Treasure Island : 94, 105
Treemonisha : 156
Tribute : 39, 139
 
Up for It : 147
 
Vienna Concert : 101, 139
 
What I Say? : 71
Where Can I Go Without You : 149
Whisper Not : 39, 147
Windsong : 108
 
Yamekraw : 118, 156
Yesterday : 147
You Don’t Know What Love Is : 39
Young Man with the Blues : 39
 

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TABLE
 
 
Introduction.................................................. 11
La révélation de Cologne............................... 15
Une jeunesse en musique............................... 19
Le petit prodige.............................................. 27
Le Real Book................................................... 31
Les débuts locaux........................................... 35
Berklee........................................................... 43
New York....................................................... 47
Art Blakey...................................................... 53
Charles Lloyd................................................. 57
Vortex............................................................ 63
Miles Davis.................................................... 69
Transition vers l’autonomie............................ 77
In the Light..................................................... 85
Europe et Impulse.......................................... 93
Les quartets.................................................... 105
1976 à 1982................................................... 115
Standards Trio................................................ 129
Le chemin solitaire......................................... 135
Maladie et renaissance.................................... 143

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Musique classique.......................................... 153
Coda.............................................................. 171
 
Annexes
Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, I, 19..... 175
Spirits......................................................... 177
Chronologie.............................................. 179
Discographie sélective................................ 181
Vidéographie............................................. 185
Bibliographie............................................. 187
Index des personnes citées......................... 191
Index des œuvres citées.............................. 193

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DANS LA COLLECTION MUSIQUE
 
Alain Duault, Chopin, 2004.
Renaud Machart, John Adams, 2004.
Rinaldo Alessandrini, Monteverdi, 2004.
André Tubeuf, Richard Strauss, 2004.
Stéphane Friédérich, Gustav Mahler, 2004.
Jérémie Rousseau, Leoš Janácěk, 2005.
Jean-Luc Caron, Sibelius, 2005.
Philippe Thanh, Donizetti, 2005.
David Sanson, Maurice Ravel, 2005.
Romain Rolland, Haendel, 2005.
Sophie Roughol, Antonio Vivaldi, 2005.
Jean-Pierre Jackson, Charlie Parker, 2005.
André Tubeuf, Mozart, 2005.
Jean-Luc Macia, Johann Sebastian Bach, 2006.
Xavier Lacavalerie, Richard Wagner, 2006.
Bertrand Dermoncourt, Dimitri Chostakovitch, 2006.
Timothée Picard, Gluck, 2007.
Christophe Rousset, Jean-Philippe Rameau, 2007.
Renaud Machart, Leonard Bernstein, 2007.
Jean-Pierre Jackson, Miles Davis, 2007.
Vincent Borel, Jean-Baptiste Lully, 2008.
Philippe Cassard, Franz Schubert, 2008.
Jérôme Bastianelli, Felix Mendelssohn, 2008.
Stéphane Barsacq, Johannes Brahms, 2008.
Philippe Herreweghe (sous la dir. de), Anton Bruckner,
2008.
Claude Hermann, Henry Purcell, 2009.
André Tubeuf, Ludwig van Beethoven, 2009.
Xavier Lacavalerie, Manuel de Falla, 2009.
André Tubeuf, Verdi, 2010.
Alain Duault, Robert Schumann, 2010.
Jacques Bonnaure, Saint-Saëns, 2010.
Sylvain Fort, Puccini, 2010.
Nicolas d’Estienne d’Orves, Jacques Offenbach, 2010.
Jean-Pierre Jackson, Benny Goodman, 2010.
Jean-Yves Clément, Franz Liszt, 2011.

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Jean-Jacques Groleau, Rachmaninov, 2011.
Xavier Lacavalerie, Moussorgski, 2011.
Jacques Bonnaure, Massenet, 2011.
Laetitia Le Guay, Serge Prokofiev, 2012.
Jérôme Bastianelli, Tchaïkovski, 2012.
La Discothèque idéale de la musique classique, sous la direction
de Bertrand D­ ermoncourt, 2012.
Jean-Pierre Jackson, Oscar Peterson, 2012.
Enzo Restagno et Leopold Brauneiss, Arvo Pärt, 2012.
Renaud Machart, Stephen Sondheim, 2013.
Xavier Lacavalerie, Rimski-Korsakov, 2013.
Bertrand Dermoncourt, Igor Stravinski, 2013.
Jean Thiellay et Jean-Philippe Thiellay, Bellini, 2013.
La Discothèque idéale de l’opéra, sous la direction de Bertrand
Dermoncourt, 2013.
Olivier Lexa, Francesco Cavalli, 2014.
Frédéric Gonin, Joseph Haydn, 2014.
Jean-Pierre Jackson, La Discothèque idéale du jazz, 2015.
Jean-Yves Clément, Alexandre Scriabine, 2015.
Jérôme Bastianelli, Georges Bizet, 2015.
Romaric Gergorin, Erik Satie, 2015.
Jean-Yves Clément, Glenn Gould, 2016.
Christophe Rousset, François Couperin, 2016.
Sylvain Fort, Herbert von Karajan, 2016.
Jean-Jacques Groleau, Horowitz, 2017.
Jacques Bonnaure, Gabriel Fauré, 2017.
Alain Duault, Johann Strauss, 2017.
Philippe Cassard, Claude Debussy, 2018.
Jean-Philippe Thiellay, Meyerbeer, 2018.
Bruno Messina, Berlioz, 2018.
André Tubeuf, Rudi. La leçon Serkin, 2019.
Martin Mirabel, Domenico Scarlatti, 2019.

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OUVRAGE RÉALISÉ
PAR L’ATELIER GRAPHIQUE ACTES SUD
REPRODUIT ET ACHEVÉ D’IMPRIMER
EN SEPTEMBRE 2019
PAR NORMANDIE ROTO IMPRESSION
À LONRAI
POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS
ACTES SUD
LE MÉJAN
PLACE NINA-BERBEROVA
13200 ARLES

DÉPÔT LÉGAL
1re ÉDITION : OCTOBRE 2019
N° impr. :
(Imprimé en France)

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