Vous êtes sur la page 1sur 10

La revue des médias / Digital labor : une exploitation sans aliénation

Autour du digital labor - épisode 3/9

Digital labor : une exploitation sans aliénation


La notion de digital labor connaît un grand succès. Pourtant, les constats sur la mise au travail
généralisée des internautes ne font pas théorie. L’exploitation du travail des internautes s’inscrit
en fait dans une sorte de nouveau contrat social entre les plateformes et les usagers.
par Dominique Cardon

Publié le 21 janvier 2016 — Mis à jour le 24 avril 2019

L’étonnant succès que rencontre aujourd’hui la


notion de digital labor est le témoin des
incertitudes pratiques dans lesquelles nous
plongent les nouvelles réalités numériques.
Pour beaucoup de ceux qui la manipulent, elle
consiste à requalifier sur un air transgressif
chaque activité numérique en révélant à ceux
qui s’y livrent : « Vous croyez faire X, mais en
fait vous travaillez pour Y ». Écrire sur
Wikipédia, cliquer sur lien, décoder un
captcha, partager ses photos sur Internet,
échanger des blagues avec ses amis sur les
réseaux sociaux, etc., plus rien n’échappe à
l’extraction de valeur par les plateformes.
Élargissant systématiquement son champ
d’application à la quasi-totalité des gestes
déployés devant une interface numérique, la
formule se présente comme un rite de
désenvoûtement, une potion un peu amère et
sans illusion qui se vide très vite de sa valeur
subversive. Car, nous découvrir « travailler
pour » ne nous décourage en rien de continuer
à user des réseaux numériques ; il n’est
d’ailleurs pas rare – misère de la critique – que
les promoteurs du digital labor profitent
activement des usines laborieuses du
capitalisme numérique pour promouvoir leur
thèse et voir les exploités la rendre populaire
sur leur lieu de travail.

La théorie impuissante à
expliquer la mise au travail
des internautes
La notion de digital labor doit son succès au
fait que – brusque changement de climat –
après avoir été investi de promesses
d’émancipation inconsidérées, le web doit
désormais être critiqué. Massifié,
marchandisé, surveillé et manipulé par les
algorithmes, les mondes numériques seraient
devenus un sujet d’inquiétude, un vecteur de
pathologies et une source de profit. À
l’insouciance juvénile des enthousiasmes
pionniers, il faudrait désormais substituer une
méfiance hostile et remobiliser des
paradigmes critiques globaux et totalisants
pour analyser les transformations du web.

Le digital labor décrit un


mécanisme d’exploitation
sans vraiment se
prononcer sur la forme
d’aliénation qui viendrait
expliquer la motivation des
internautes et la
méconnaissance de leur
servitude

Lister dans leurs plus infimes détails les


gestes numériques dont les plateformes
extraient une valorisation financière pour les
qualifier de « travail » suffit sans doute à
nourrir en chacun le sentiment que plus rien
n’est gratuit et que le web est désormais le
champ de forces économiques gloutonnes.
Mais il est étonnant d’observer que cette
collection proprement interminable de constats
soit impuissante à formuler la théorie qui
permettrait d’expliquer cette mise au travail
généralisé des internautes. Le digital labor
décrit un mécanisme d’exploitation sans
vraiment se prononcer sur la forme d’aliénation
ou le principe de domination qui viendrait
expliquer ensemble la motivation des
internautes et la méconnaissance de leur
servitude. Le plus souvent, la théorie rend les
armes et s’essouffle en oxymores. Il s’agirait
d’une exploitation heureuse, sans aliénation,
un travail sans contrat ni donneur d’ordre, un
labeur qui n’arrache pas le travailleur à son
produit, des employés qui n’en faisant qu’à
leur tête enrichissent leur maitre. Du point de
vue de l’analyse économique, il ne fait pas de
doute que le digital labor propose une très
pertinente description d’un modèle d’affaire
qui, sans être entièrement nouveau,
caractérise le circuit de la valeur dans
l’économie numérique. En revanche, pour les
sociologues, cette réduction de l’activité des
internautes à un « travail » ne permet ni de
décrire ni d’expliquer les ressorts sociaux,
culturels ou politiques de leur servitude
joyeuse. Aussi voudrait-on profiter de cette
aporie pour discuter le genre d’appuis
théoriques qui pourrait aider à mieux concevoir
une critique de nos expériences des mondes
numériques.

Bien avant que le label digital labor ne


s’impose, les approches du capitalisme cognitif
avaient analysé avec subtilité la manière dont
la « bioproduction » des internautes était mise
à profit par les grandes plateformes
numériques (1) (#footnote1_micx2b0) . L’originalité
de ces travaux étaient de montrer, notamment
à travers la notion d’« externalités positives »,
comment le travail vivant de la multitude
(langage, échanges, affects, coopération,
créativité, etc.) était extérieur à la dynamique
de captation de la valeur par les industries
numériques, celles-ci fonctionnant sur le
modèle de la rente parasite venant aspirer les
forces créatives de la société. En requalifiant
le « travail vivant » en « travail gratuit », le
risque que présentent certaines interprétations
actuelles du digital labor est de perdre
l’originalité d’une approche qui s’attachait à
montrer que c’était le capitalisme lui-même qui
s’était transformé en devenant « cognitif ». De
plus en plus, la critique de l’économie
numérique ramène sur le devant de la scène
un ensemble d’analyses relevant de l’analyse
du capitalisme fordiste, comme en témoignent
les références constantes à l’emploi industriel
(rémunération, condition de travail, « ouvrier
du service », prix unitaire de la valeur des
contributions, etc.). Les pratiques numériques
ne sont plus extérieures au capital qui les
exploite, mais deviennent les produits d’un
processus d’exploitation généralisé au sein de
la grande usine digitale. Plutôt que d’être
attentif à la diversité des articulations entre
pratiques sociales et modèle d’affaire, le débat
actuel sur le digital labor contribue à tout
internaliser en passant par-dessus les
frontières entre activités salariées et de loisir,
entre activité implicite et explicite, entre temps
de vie et temps de travail, etc.

Un nouveau contrat social


entre la société des
individus et les plateformes
Il me semble pourtant important de défendre
l’idée d’une extériorité des pratiques
numériques au mécanisme qui les exploite si
l’on veut mettre en perspective l’originalité des
formes de domination qui rendent possible
cette exploitation. Beaucoup de travaux
scrutent la manière dont les grands acteurs du
web mettent en œuvre des mécanismes de
contrôle, de manipulation, de domestication,
de disciplinarisation ou d’assujettissement, en
espérant que ces explications puissent donner
aux internautes l’envie de se révolter contre
leur exploiteur. Pourtant, le type de
gouvernementalité qu’imposent les
technologies numériques ne se laisse plus
décrire dans le vocabulaire du couple
contrôle/discipline, mais dans un autre format
qu’il faudrait appeler environnement/utilité,
comme le proposait Michel Foucault dans
l’analyse du néolibéralisme qu’il a effectuée
dans le cours au Collège de France de 1979,
Naissance de la biopolitique. La forme de
pouvoir qu’installe le néolibéralisme, cette
nouvelle « conduite des conduites », est un
mode de gouvernement qui produit l’autonomie
et la liberté des sujets. Il gouverne par « une
tolérance accordée aux individus, aux
pratiques minoritaires », déploie son « action
non pas sur les joueurs du jeu, mais sur les
règles du jeu », et doit être compris comme
une « intervention qui ne serait pas du type de
l’assujettissement interne des individus mais
une intervention de type environnementale »
(2) (#footnote2_xg7bk5k) .

La société des individus


déplie de nouvelles
capacités d’agir dans
l’architecture des
plateformes des GAFA

Le diagnostic auquel invite cette perspective


est le constat d’une alliance de plus en plus
étroite entre les plateformes de l’économie
numérique et la société des individus, un
nouveau contrat social qui déplace, court-
circuite et érode les mécanismes de confiance
et de loyauté adressés à la régulation de l’État,
aux formes marchandes de l’économie
industrielle et, plus généralement, aux
techniques de représentation traditionnelles
(médias, associations, syndicats, partis, etc.).
De plus en plus – et avec une adhésion qui ne
se laisse pas desceller par la connaissance
des risques pris dans ce nouveau pacte,
notamment en terme de vie privée –, la société
des individus déplie de nouvelles capacités
d’agir dans l’architecture des plateformes des
GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).

Une nouvelle forme de


gouvernementalité par
l’environnement
« Comment ne pas être trop gouvernés ? »
demandait Michel Foucault. La réponse du
capitalisme numérique est d’installer une
architecture de choix pour les ingouvernables,
un espace d’opportunités permettant à chacun
d’explorer de nouvelles possibilités d’activités
sans que celles-ci ne soient prescrites,
disciplinées ou commandées. Comme le
soulignait Michel Foucault, ce qui définit cette
forme de gouvernementalité, c’est-à-dire de
« conduite des conduites », par
l’environnement, c’est que la seule
caractéristique du point de contact entre les
motivations des individus et l’architecture dans
laquelle ils les déploient est un rapport d’utilité.
Toute réflexion qui voudrait engager une
critique des nouvelles formes prises par
l’expérience numérique devrait commencer par
interroger le nœud utilitariste qui permet aux
plateformes d’attacher le désir d’émancipation
des individus à leurs dispositifs procéduraux.
Utilité économique pour les architectes des
environnements numériques, mais aussi utilité
pour les praticiens des services
(personnalisation, repérage cognitif, praticité,
réduction des prix, simplification des
transactions, etc.).
On le sait, sans jamais lui prêter l’attention
théorique qu’elle mérite : ce qui attache les
usagers aux plateformes qui les exploitent
sans les aliéner, c’est que le service qu’elles
rendent est utile et que, dans nos sociétés,
cette utilité ne peut guère être négociée ni
sacrifiée. Ceux, par exemple, qui s’émeuvent
de la personnalisation algorithmique sont
souvent ceux dont la vie, de mille et une
manière, est soutenue par des activités de
services, des exigences et des habitudes qui
règlent « par défaut » l’environnement sur leur
style de vie. Comme le souligne Cas Sunstein,
il existe une inégalité sociale peu perçue entre
ceux dont la vie est soumise à l’exigence
continue de faire de « petits choix » de
subsistance et ceux qui ont suffisamment de
ressources pour personnaliser « par défaut »
leur environnement afin de se réserver le
privilège libéral de faire de « grands choix »
(3) (#footnote3_p5jo1j7) .

Les GAFA maximisent l’utilité économique des


activités de ceux dont les projets trouvent une
utilité pratique à l’utilisation de leur plateforme.
Aussi n’ont-elles de cesse de chercher à
enfermer l’utilité dans leur architecture en
s’attachant à répondre à l’expérience et aux
attentes de leurs utilisateurs. Les industries
numériques cherchent beaucoup moins à
domestiquer, à contrôler ou à formater leurs
utilisateurs qu’à orchestrer les nouvelles
utilités qui ne cessent d’apparaître avec
l’intensification et l’individualisation des formes
de la vie sociale (accélération temporelle et
désynchronisation des rythmes sociaux,
multiplication et interdépendance des activités,
enrichissement des expériences,
accroissement de la mobilité, diversification
des cycles de vie, etc.). Ces transformations
sociales sont sans doute la racine la plus
profonde de l’adhérence que les plateformes
exercent sur les formes contemporaines de la
vie sociale. Et il faut bien constater qu’il est
sans doute vain, et peu efficace, de penser
défaire ces attachements à partir d’argument
moraux ou économiques sur l’exploitation du
travail des internautes.

---
Crédits photo :
- Facebook Messenger app camera, Kalis
Dambrans, Flickr
(https://www.flickr.com/photos/janitors/14062913385/in/photolist-

nqG7cT-nwW5CD-9K43V3-2XJWE1-3WaH8f-f21TdH-

5b8M5W-dDnh2K-9Fgi1z-mf1eQV-7cLKLH-7NeBZX-

51Fmsm-4EohsB-3W7Xma-3WaHw9-dZM9Pg-cJk8HE-

7NqfdW-5NALBy-nfNCrj-8Wja8y-dR6Des-5sE32T-

6o55Cd-cYx83Y-3TEL2J-eiRJnL-2Q6qbT-4Ti2zz-6Xj3TK-

eiKZGv-5bUBcH-3BNuEc-63zHvK-zYFfoE-zinvA8-

qsBkoc-nCh8xE-4w73y5-eUxXno-op6stn-bpJvkx-dBKXhn-

dHGeSX-apy7wb-oxbLGf-3E6L44-nR4KCH-iVrzTm)

À lire également dans le dossier « Autour


du Digital Labor » :
Digital labor, travail du consommateur: quels
usages sociaux du numérique ?
(http://www.inaglobal.fr/numerique/article/digital-labor-

travail-du-consommateur-quels-usages-sociaux-du-

numerique-8729?tq=7)

Digital labor ? Le travail collaboratif malgré


tout (http://www.inaglobal.fr/numerique/article/digital-
labor-le-travail-collaboratif-malgre-tout-8730?tq=7)

Le digital labor est-il vraiment du travail ?


(http://www.inaglobal.fr/numerique/article/le-digital-labor-

est-il-vraiment-du-travail-8674?tq=7)

Le digital labor profite aussi à l’internaute


(http://www.inaglobal.fr/numerique/article/le-digital-labor-

profite-aussi-l-internaute-8734?tq=7)

Du digital labor à l’ubérisation du travail


(http://www.inaglobal.fr/numerique/article/du-digital-labor-

l-uberisation-du-travail-8747?tq=7)
Le digital labor, un amateurisme heureux ou un
travail qui s’ignore ?
(http://www.inaglobal.fr/numerique/article/le-digital-labor-

un-amateurisme-heureux-ou-un-travail-qui-s-ignore-8737?

tq=7)

Le digital labor : une question de société


(http://www.inaglobal.fr/numerique/article/le-digital-labor-

une-question-de-societe-8763?tq=7)

Qu'est-ce que le Digital Labor ?


(http://www.inaglobal.fr/numerique/article/quest-ce-que-le-

digital-labor-8475?tq=7)

Vous aimerez peut-être aussi