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LE DIALOGUE ENTRE RABBI ELIÉZER ET LE DISCIPLE DE « JÉSUS LE

NAZARÉEN »

René-Samuel Sirat

In Press | « Pardès »

2003/2 N° 35 | pages 51 à 55
ISSN 0295-5652
ISBN 2848350326
DOI 10.3917/parde.035.0051
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le dialogue entre Rabbi Eliézer


et le disciple de « Jésus le Nazaréen »
GRAND RABBIN RENÉ-SAMUEL SIRAT

Les rapports entre la communauté judéo-chrétienne naissante et le


judaïsme pharisien au cours du demi-siècle (20-70) qui précède la destruc-
tion du Second Temple de Jérusalem méritent d’être étudiés de manière
plus approfondie que par le passé. En effet, si nous voulons rechercher
les racines d’un dialogue judéo-chrétien, c’est à cette période fondatrice
qu’il convient de se référer.
Certes, les sources directes sont peu nombreuses et entachées de secta-
risme 1 ou encore constituent une extrapolation tardive d’auteurs chré-
tiens bien intentionnés 2. Cependant, des textes talmudiques qu’il convient
d’étudier dans leur contexte et selon les méthodes d’herméneutique rabbi-
nique habituelles peuvent jeter un regard neuf sur cette période.
Les Maîtres du Talmud enseignent :
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Lorsque Rabbi Eliézer [ben Horkenos] fut arrêté et soupçonné d’hérésie
(chrétienne), on le conduisit au tribunal afin qu’il soit jugé. Le représentant
du pouvoir romain lui dit : « Comment un noble vieillard comme toi s’est-
il laissé aller à s’intéresser à des propos aussi futiles [que ceux qui sont
prônés par les Chrétiens] ? »
Rabbi Eliézer répondit : « J’ai confiance en mon Juge ».
Le procurateur romain s’imagina que c’était à lui que ce discours s’adres-
sait – alors que Rabbi Eliézer exprimait sa confiance absolue en son Père
qui est aux cieux. Le juge humain trancha : « Puisque tu as exprimé ta
confiance en moi, dimos, tu es acquitté ».
Lorsque Rabbi Eliézer revint chez lui, ses disciples lui rendirent visite pour
le consoler et il refusa de se laisser consoler.
Rabbi Aquiba lui dit : « Maître, me permettras-tu de rappeler l’un des ensei-
gnements que tu nous as prodigués ? »

PARDÈS N° 32-33/2002
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Rabbi Eliézer lui dit : « Parle ».


Rabbi Aquiba : « Peut-être as-tu entendu un enseignement venant d’héré-
tiques [de Chrétiens] qui a suscité ton contentement et que c’est pour cette
raison que tu as été arrêté et suspecté ? »
Rabbi Eliézer répondit : « Aquiba, tu m’as remis ce souvenir en mémoire :
un jour, je marchais dans le marché supérieur de Sipporis et un homme,
disciple de Jésus le Nazaréen, m’accosta. Il portait le nom de Jacob, origi-
naire de Kfar Sekhaniya. Il me dit : “Il est écrit dans votre Torah : tu n’ap-
porteras pas le salaire de la prostituée ou le prix d’un chien dans la Maison
du Seigneur ton Dieu. (Deutéronome XXIII, 19). A-t-on le droit d’utiliser
ces sommes pour construire des lieux d’aisance destinés au Grand-Prêtre ?”
Et comme je ne répondais rien, il me dit : “Voici ce que nous a enseigné
Jésus le Nazaréen : [Samarie] a recueilli ce salaire de prostituée et ce salaire
retournera à nouveau sous forme de salaire de prostituée (Michée I, 7). Ce
verset signifie donc que les sommes qui proviennent d’un endroit d’impu-
reté doivent retourner à un endroit d’impureté”.
Cette interprétation m’avait séduit et c’est la raison pour laquelle j’ai été
suspecté d’hérésie [chrétienne] car en écoutant cet hérétique, je transgres-
sais la loi biblique qui enseigne : éloigne ta voie de son lieu de résidence et
ne t’approche pas de la porte de sa maison. Le lieu de résidence se réfère à
l’hérésie et la porte de la maison aux représentants du Pouvoir » (Talmud de
Babylone ; Avoda Zara 16B-17A).

Le même Jacob, originaire de Kfar Sekhaina, est cité dans un autre


texte talmudique, toujours mû par la volonté de resserrer ses liens avec
la communauté pharisienne de l’époque. En effet, le texte suivant apporte
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un tout autre éclairage :
… Il arriva que Ben Dama, neveu de Rabbi Ishmaël fut mordu par un serpent.
Jacob 3, originaire de Kfar Sekhaniya, vint proposer ses services pour le
guérir. Rabbi Ishmaël l’en empêcha. Ben Dama dit à son oncle : « Frère
(marque de respect), laisse-le me soigner afin que je puisse guérir grâce à
son intervention. Je suis en mesure de citer des versets de la Torah prouvant
qu’il est permis de faire appel à ses services (Jacob, originaire de Kfar
Sekhaniya, chrétien, était également thaumaturge). Il n’eut pas le loisir de
terminer son enseignement qu’il rendit l’âme et expira. Rabbi Ishmaël dit
alors à son propos : « Heureux es-tu, Ben Dama, ton corps est pur et ton âme
s’est séparée de toi avec des mots de pureté puisque tu n’as pas transgressé
la décision de tous tes collègues qui affirmaient : celui qui brise la clôture
(entendez : fraie avec les hérétiques) sera mordu par un serpent…
(Ecclésiaste X, 8)
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Question : comment s’applique dans ce cas la loi divine ordonnant : voici


les commandements divins… donnés à l’homme afin qu’il en vive… (en
d’autres termes : le principe de sauvegarder la vie l’emporte sur toute autre
considération) ?
Réponse de Rabbi Ishmaël : lorsqu’il s’agit d’un cas particulier discret, on
peut faire appel à un médecin hérétique. Mais lorsque la chose est publique,
cela devient une profanation du nom de Dieu. (Talmud de Babylone,
ibid. 27 B).

On aura remarqué dans le premier texte : il est écrit dans votre Torah…
Ainsi donc, Jacob, le disciple de Jésus, prendrait ses distances. Il me
semble que dans ce cas également il faille tenir compte de l’évolution
des positions.
Jacob ne veut surtout pas offenser son interlocuteur mais au contraire
lui faire apprécier la dialectique toute pharisienne contenue dans l’en-
seignement de Jésus le Nazaréen. Il a très vraisemblablement parlé de
la Torah ou de notre Torah commune.
Au début du second siècle (Rabbi Aquiba, le principal protagoniste
de la deuxième partie du texte, est mort martyr en 135), la rupture entre
Chrétiens et Judéens est consommée ; ce qui était un enseignement de
Jésus tout à fait acceptable par un docteur de la Loi avant la destruction
du Second Temple devient la cause essentielle du châtiment de ce même
Rabbi. La Torah de tous est devenue votre Torah : celle des Pharisiens.
Cette prise de distance est celle de Rabbi Ishmaël (seconde citation
talmudique) lui aussi mort martyr à l’époque de la destruction du Second
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Temple (+ 70).
On trouve des échos à cet enseignement de Jésus dans des écrits chré-
tiens et même esséniens :
Matthieu VII, 6 : Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré.
Matthieu XV, 10 : Ayant appelé la foule près de lui, Jésus leur dit : Écoutez
et comprenez. Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme
mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui souille l’homme…
v. 12 : Alors s’approchant, les disciples lui dirent : sais-tu que les pharisiens
sont choqués de t’entendre parler ainsi ? Il répondit : tout plant que n’a point
planté mon père céleste sera arraché… Pierre prenant la parole lui dit :
explique-nous la parabole. Vous aussi maintenant encore, vous êtes sans
intelligence. Ne comprenez-vous pas que tout ce qui pénètre dans la bouche
passe dans le ventre puis s’évacue aux lieux d’aisance ? On dit que ce qui
sort de la bouche procède du cœur et c’est cela qui souille l’homme. Du
cœur en effet procèdent mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches,
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vols, faux témoignages, diffamations… (voir également les textes parallèles


dans les Évangiles)
Quant aux Esséniens, ils s’étaient séparés de la majorité en raison de
leur querelle avec les Pharisiens précisément sur la pureté des actes et
des intentions qui doit être celle du Juif entrant dans le Temple :
Le Seigneur construisit une maison de fidélité en Israël dont la grandeur
dépassait celle qui avait existé auparavant. Ceux qui y adhèrent y trouvent
la vie éternelle et toute la gloire humaine leur appartient…
Durant toutes ces années, il y eut un criminel envoyé à la tête d’Israël comme
l’avait prophétisé Isaïe (XXIV, 17). Frayeur, fosse, filet pour toi habitant
de la terre : cela signifie que trois pièges sont tendus par ce criminel dont
parle le patriarche Lévi fils de Jacob 4. Le premier est la luxure, le second
l’appât des richesses, le troisième la souillure du sanctuaire. Celui qui évite
le premier piège tombe dans le second et celui qui évite le second est pris
dans le troisième… 5

Ces dialogues, qui ont le mérite de l’authenticité absolue, montrent


qu’avant la destruction du Second Temple – période où se situe ce dialogue
étonnant – un homme, disciple de Jésus le Nazaréen, peut accoster un
rabbin célèbre dans le marché supérieur de Sipporis et s’entretenir avec
lui d’un verset de la Torah comme le ferait n’importe quel disciple. Plus
encore, Jacob – dont il serait passionnant de préciser quelques éléments
biographiques (le premier évêque de la communauté chrétienne de
Jérusalem mort martyr se prénommait Jacques, frère du Seigneur…) –
rappelle devant lui un enseignement reçu de Jésus le Nazaréen présenté
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comme un docteur de la Loi qui explicite un verset de la Torah et Rabbi
Eliezer ben Horkenos – que la tradition juive surnomme le Grand – est
séduit par cette interprétation. Cependant, sur l’insistance de son prin-
cipal disciple, Rabbi Aquiba, il reconnaîtra qu’à cause de ce dialogue
public, il était légitime de le suspecter d’hérésie chrétienne. Mieux, le
procurateur exigea qu’il fût conduit au tribunal pour être jugé.
De telles notations se retrouvent dans le Talmud et le Midrash. Une
étude exhaustive pourra les regrouper et les étudier de manière critique ;
nul doute que notre connaissance de la manière dont le Christianisme
naissant était perçu par les docteurs de la Loi pharisiens s’en trouvera
enrichie et confortée…
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NOTES
1. Le Pape Jean-Paul II a insisté voici deux ans sur la nécessité de replacer les Évangiles
dans leur contexte historique.
2. Les historiens sont d’accord pour considérer que l’allusion faite à Jésus par Flavius
Josèphe est apocryphe.
3. Le commentaire des Tossafistes sur la première citation (17A) montre bien l’identité
de personnes entre le héros de ces deux récits par opposition à Jacob Mina’a dont il
est question dans le même traité (28A).
4. La Bible – Écrits intertestamentaires, ed. La Pléiade 1987, p. 845-846.
5. Rouleau de l’Alliance de Damas (écrit essénien) édité par Haïm Rabin. Oxford 1954.
Réédité dans Les Manuscrits de la Mer Morte en hébreu, éd. Abraham Meir Haberman,
Israël 1959, p. 79. cf. traduction française : La Bible – Écrits intertestamentaires, ed.
La Pléiade 1987, p. 149 sq.
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