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EN J EUX
Danielle Constantin
1. GeorgesPerec,La Vie mode d'entploi. Hachette.coll. 1978; les citations proviennentde la dernière
"POL>,
édition parue dans Le Livre de Poche (2000) et seront désormais indiquées dans le corps du texte par le sigle VME,
suivi du numéro de la page. Nous remercions Ela Bienenfeld, ayant droit de Georges Perec, de nous avoir permis
de consulter,de citer et de reproduire les avant-textesde Lrr Vie ntode d'entplal, qui font partie du fonds privé Georges
Perec, en dépôt à la Bibliothèque de I'Arsenal (Bibliothèque nationale de France, Paris).
2. GeorgesPerec, Le Cahier des c.hargesdeLaYie mode d'emploi, sousla direction de Hans Hartje, Bernard Magné
et JacquesNeefs, Paris, CNRS Editions/Zulma,coll. .,Manuscrits>>,1993.L ouvrageprésenteles fac-similésdes
documentspréparatoires,accompagnés,en regard, d'une transcription diplomatique; Ie tout est précédéd'une intro-
duction expliquant en détail le système de préprogrammes oulipiens ayant étayé la rédaction du roman.
3. Pour une description plus détaillée du dossier génétique du roman et pour une analyse des premiers moments de
la rédaction de La Vie mode d'emploi, voir Danielle Constantin. ,,Ne rien niex Enoncer: la mise en place des
instancesénonciatives dans les premiers temps de la rédaction de La Vie mode d'emploi de Georges Perec>>,Texte
27128,2000,p.267-295. Aussi, sur la genèsedu roman et sur 1estracesqui en témoignent: Danielle Constantin,
< Sur les traces du scrivain : les manuscrits de kt Vie mode d'emploi,>, Agora 4, jtillet-décembre 20O2,p.131-141,
et Bernard Magné, <Espèces d'espaces écrits>>,Brouillons d'écrivains, sous la direction de Marie Odile Germain
et GermaineThibeault,Paris,Bibliothèquenationaiede France,200i, p. 94-101.
4. GeorgesPerec,<Quatre figurespourla Vie mode d'emploi>, L'Arc76,1980, p. 50.
Genesis23.2OO4
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poséeau plan de I'immeuble et sert à permuter une série d'éléments devant figurer dans
chacunede sespièces(mobilier, décors,personnages,allusionshistoriques,géographiques,
littéraires...),et l'ébauchede I'histoire de PercivalBartleboothqui devientle fil conducteur
du récit. À ce noyau originel, sont venuespar la suite se greffer la polygraphie du cavalier,
un problèmebien connu desjoueurs d'échecs,qui serviraà déterminerle parcoursde pièce
en pièce sur la grille maison,et la pseudoqueninequi introduira des permutationsrendant
moins rigide le systèmede distribution des bi-carréslatins. Perec,selon son propre aveu,
aurait travaillé plus de deux ans pour mettre au point ce systèmede processusformels qui
allait lui servir de tremplin et de supportpour la rédactionde son texte : < J'ai mis plus de
deux ans pour en arriver au bout5. > Son cahier des chargesfinalement au point, c'est en
avrll l9l5 qu'il entreprendla rédactiondu roman. Dans son agendade 1915,à la date du
18 avril, il inscrit : <écriturepremiersbrouillons vMEil > ; le 8 mai : <vME 9 et 10> ; et le
25 octobre : < bien avancéVME chap 22 et 23 6 >> . De cette première campagnede rédaction
a résulté une mise au net des vingt-trois premiers chapitres sur quarante feuillets dactylo-
graphiés,datésde la fin d'octobre I975. Premièretentatived'assemblaged'un état encore
partiel du texte, ce dactylogramme se lit comme une suite de tableaux figés dans un présent
descriptif, mettant en scèneun locuteur discret, désignépar un << nous >>indéterminé et dont
le point de vue est encore incertain. Or même si ce premier état du texte présenteune scéno-
graphie narrative encore insuffisamment élaboréeet que les passagesdescriptifs prévalent,
il ne s'agit nullement d'un faux départ : indubitablement, La Vie mode d'emploi se profile
déjà. L'écrivain interrompt cependantson travail. En effet, dans l'année qui suit, la rédac-
tion semblen'avoir été que très intermittente.C'est dans les jours qui ont suivi la mort de
Raymond Queneau(survenuele 25 octobre 1976)que Perecse remet activementà la tâche.
Àc e p ro p o s .i la c o n f i é:.À l afi nde 1976,j ' avai sécri tunecentai nedepagesépar ses. J'avais
très peur de faire quelquechosequi n'aboutissepas. À ce moment-là,dansla semainequi
suivit la mort de Queneau(qui avait connu et aimé le projet, le livre lui est dédié), j,ai
commencéla véritablerédaction.J'ai fini au mois de mai 19787.> La séquencecalendaire
très détaillée desdeux cahiersde toile noire débuteeffectivementpar une entréele 29 octobre
1976, soit quatrejours aprèsla mort de Queneau,et se conclut le 5 avril 1978 à l9h25.En
allouant quelquessemainessupplémentairespour la mise au point d'un dactylogramme,
mai 1978 correspondraitbien au moment de I'achèvementdu texte ayarfiérêremisà l'éditeur.
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LA nÉoACTroN DE LA VIE M ODE D 'EM PLOI EN J EU X
tionne souventpar rapport à son propre discours; les segmentsle mettanten scènecomme
narrateur sont en effet fréquemment modalisés afin d'exprimer les doutes épistémiqueset
mémorielsqui le hantent.Voici quelquesexemplesde ce phénomène,provenantdesbrouillons
du chapitreVIII dont l'action se situe dansle salon de l'artisan GaspardWinckler : <<Jene
savaispresquerien de sa vie8"; [...] je ne saispas à quoi il passaitsesjournéeset ses
"
nuits9>; [...] il y avait une table ronde à rallongesdont je ne me souvienspas qu'il se soit
"
jamais servi [...] 10; <Je connaisWinckler depuis 33 mais je crois bien que c'est en 1960
quej'ai découvertce bahut l1>. Le conflit discursif culminerapour finalementatteindreune
résolutionau cours de la rédactiondu chapitreXVII, se déroulantdansles escaliersde l'im-
meuble et mettant en scèneencoreune fois le travail d'anamnèsede Valène.C'est effecti-
vement à ce moment que Perecabandonnedéfinitivementl'usage du <je> pour, du coup,
corriger rétrospectivementles chapitresdéjà mis au net dansle premier cahier de toile noire.
Une telle manæuvre a sansdoute été libératrice puisque les incertitudes qui subvertissaient
la narration de Valène n'ont pas eu à être transmisesau discours d'un narrateur anonyme,
non représenté,lequel n'est pas tenu au même degréde justifier les capacitésde sa mémoire
et l'étenduede sesconnaissances sur I'immeuble et seshabitants.Dès lors, la narrationsera
encoremodalisée,mais avecbeaucoupmoins d'insistancaqu'auparavant.Fait remarquable,
le moment précis de cette transition,c'est-à-diredu passagede <je me souviens>> à <<ilse
souvenait>, a donné lieu dans les brouillons du chapitre XVII à une extraordinaire manifes-
tation d'hypermnésie: <Il se souvenaitde chaquevisage, de chaquedétail et de chaque
son 12.>>Le mouvement d'une mémoire qui semblevide, trouée, déficiente vers une mémoire
qui soudainements'hypertrophie ne devrait cependantpas surprendre outre mesure; selon
Claude Burgelin, ce balancemententre amnésieet hypermnésie serait même caractéristique
de la conception et du fonctionnement de la mémoire de l'écrivain : < Il y a comme une extra-
ordinaire défianceà l'égard de la mémoire chez cet hypermnésique13.> D'ailleurs, les person-
nagesde La Vie mode d'emplol offrent plusieurs exemples de cette polarité : d'un côté, il y
a des personnagescomme Léon Marcia à qui il < suffisait de lire quelque choseune fois pour
s'en souvenirà jamais > (VME,2l9), et de I'autre, des personnagescomme MadameAlbin
<qui commenceà perdrela raison et la mémoire>>(VME,263) ol comme Smautf chez qui
la < mémoire fait de plus en plus défaut > (VME, 413).
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LA R E D A C T ION DE LA VIE M ODE D 'EM PLOI EN J EU
de vouloir circonscrire dans le temps les étapesà accomplir. Le projet de Perec,tout comme
celui de son personnage,ne réussirapas à respecterles échéancesprévuespuisque,peu à
peu, s'immiscerontdesdécalagesqui entraînerontun retardde quelquesmois. La régularité,
la continuité et le degréde perfectionqu'exhibent les deux grandscahiersnoirs de mise au
net ne devraientpas nous tromper.La rédactionest loin d'avoir progresséuniformémentet
la comparaisonavec un voyage en train devient vite insuffisante.La métaphoreplus orga-
nique d'un fleuve- disonsle Méandre,pour reprendreI'image du quatre-vingt-dix-neuvième
chapitre - se constituant peu à peu à partir de ses divers affluents serait plus adéquatepour
parler d'événementsscripturauxqui ne se sont pas simplementsuccédédansle temps,mais
qui ont participé à l'élaboration graduelled'un texte qui a su revenir sur lui-même pour influer
sur la suite de la rédaction.L écriture de chacundes chapitresde La Vie mode d'emploi a
sansaucundoute constituépour l'écrivain << une aventurenouvelle,unique,irremplaçable>,
lui offrant <des difficultés qu'il ne pouvait même pas soupçonner>(VME,398), mais dès
lors que ces chapitresont été achevéset consignéssur les pagesdesdeux grandsregistresde
toile noire - sortede mise au tombeaudu texte-, ils ont du coup pénétrédansle domainede
la mémoire et de I'oubli, un peu comme ces .miroirs de sorcières>que I'artisan Gaspard
Winckler <<rangeaità plat dansune armoire lorsqu'il les avait terminés,pour aussitôtentre-
",
prendrela fabrication d'un autre miroir du même genre (VME,53). Un travail mémoriel se
met donc en branle à mesureque le texte encoreà l'état naissantse gonfle en oscillant entre
ce qu'il est toujoursdéjà (le souveniret l'oubli qu'il a de lui-même) et ce qu'il peut toujours
encore devenir (son potentiel) pour se déplacer sur une crête où les jeux de retours et de
reprisesn'ont eu de cessede le projetervers le livre à venir.
On peut deviner I'ampleur de ce travail de réflexion dans les griffonnages émaillant
certainespagesdes brouillons et du cahier des charges(d'ailleurs, leur nombre croît sensi-
blement avec I'avancéedu texte). Il n'est pas tant questionici des quelquesdessinset schémas
qui ont un lien sémantiqueavec le texte, par exemple les plans des pièces individuelles de
I'immeuble ou les représentations des scènesracontéesou des objetsdécrits,mais plutôt de
ces curieux dessins,graffitis et tracéscalligraphiquesqui n'ont apparemmentaucunlien avec
le sujetdu roman et qui suggèrentune dérive de I'imagination et de la mémoire du scripteur
au fil de sa pensée,de sa main et de sa plume (voir fig. l). Un autre indice graphiqued'un
tel mouvementvers l'amont et I'aval du texte seperçoit dansles grilles damiersde dix cases
par dix casesque Perecdessinepour chacundes chapitresconsignésdans les deux grands
cahiersafin d'indiquer les coordonnéesdu chapitresur lequelil travaillealors.À chaquefois,
14. GeorgesPerec,<GeorgesPerec : des règlespour être libre'>, entretienavec Claude Bonnefoy,Les Nouvelles
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ci t.,p.207.
15. < Une machine à raconter des histoires introduction du Cahier des charges de LaYje mode d'emploi de
".
GeorgesPerec,op. cit.,p. Il.
16. Sur le sujet de I'entrée en écriture de La Vie node d'entploi. voir Danielle Constantin.,, Le seul problème est
bien évidemmenttle commencer: sur le travail prérédactionelet l'entrée en écriture de La Vie ntode d'entploi de
Georges Perec>>,Beginnings in French Literature. sous la direction de Freeman G. Henry. FIS XXIX, 2002,
p. r45-154.
17. Georges Perec, < Entretien avec GeorgesPerec>, entretien de Gabriel Simony,
-/ungle 6. 1983,p. 80, repris dans
Entretienset conférences,vol. II. op. cit.,p.215.
18. F" 97, 7, fonds privé GeorgesPerec.
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@ Fig. 2 : GeorgesPerec,mise au net manuscrite du chapitre XVII dans le premier cahier noir, f 174, 45 et 714, 44 v"
O Fonds pivé Georges Perec
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il ne secontentepas de noircir la casecorrespondantau chapitreen cours,mais refait patiem-
ment, depuis le début, caseaprèscase,le trajet ayant étéprédéterminépar la polygraphie du
cavalier avec cette < satisfactionvive que donne le désir de maîtriser une sériele > (voir fig. 2).
Au chapitre LXXVI, le marquagechangecependantde direction et Perecn'indique plus
que les casesrestantes,ce qu'il continueraà faire pour la dernièreétape,suggérantainsi une
décompressionde la rédactionvers une fin inéluctablequi - l'écrivain I'a confirmé - érait
déjà écrite : [...] depuislongtemps,le plan du livre était fini, le dernierchapitreécrit depuis
"
longtemps20. La répétitionde chapitreen chapitredu trajet sur la grille maison constitue-
"
rait donc la trace d'une activité mémorielle tant rétrospectiveque prospective.À ce sujet,
ChristelleReggiani,dansRhétoriquede la contrainte2t,fait un rapprochementtrèsproductif
entreLa Vientoded'entploi et les artsde la mémoire antiqueset médiévaux. Citan|l' Institution
oratoire de Quintilien. elle rappelleque dansl'Antiquité. I'art de la mémoireest sous-tendu
par une <mnémoniquearchitecturale> reposantà la fois sur des lieux et des images :
On choisitdeslieuxet on les caractérise avecla plusgrandevariétépossible: par exemple,une
vastemaisondiviséeenun certainnombredepièces.On fixe avecsoindansl'esprittoutcequi s'y
trouvede remarquable, de façonà ce quela penséepuisseenparcourirtouteslespartiessanshési-
tationni gêne.[...] Celafait, quandil faut raviverla mémoire,on part du premierlieu pourles
parcourirtous,en leur demandant ce qu'on leur a confiéet queI'image rappellera22.
Comme Reggiani,on reconnaîtdansce systèmecelui de < la "vaste maison" du 1l, rue Simon-
Crubellier,dont les différentes"pièces" seront,avec les imagesqu'elles abritent,explorées
et réexploréescasepar case,chapitrepar chapitre23>.Et si le lieu de mémoire antiqueest
un espaceà trois dimensions,où la perspectivechangeà mesurequ'on le parcourtmentale-
ment, le lieu de mémoire médiéval apparaîtbien quant à lui comme << une caseà deux dimen-
s i o n s a p p a rte n a n t à une gri l l e appl i quée à une surface pl anez+ > . A i nsi, les
quatre-vingt-dix-neufgrilles maisonsdesdeux grandscahiersnoirs suggèrentun réinvestis-
sementmassif de I'art de la mémoire au cours de la rédactionde La Ve mode d'emploi.
Tout scripteurestle premierlecteurde son texteet ce, mêmesi les fréquenceset les visées
de cesrelecturesvarient d'un écrivainà l'autre : certainsreliront incessammentce qu'ils ont
déjà écrit afin de faire en cours de rédactionde multiples correctionset modifications,alors
qu'à I'opposé, d'autres délaissentce qui est déjà écrit pour aller de l'avant et ne faire les
correctionsqu'au momentde la relectured'une versioncomplète.La forte tendanceà la fixité
qu'exhibent les deux cahiersnoirs de mise au net donne I'impression que Perecne relisait
pas avecinsistanceles chapitresdéjà rédigésou, s'il le faisait,ce n'était paspour les corriger
dans le détail, mais simplementpour vérifier que <les mots étaientà leur place>, <<source
d'une mémoire inépuisable,d'un ressassement, d'une certitude2s". En fait, la méthodede
travail de l'écrivain le dispensaitde sessionsde correctionau coursde la rédaction,puisqu'il
avait déjà prévu que la version manuscriteseraitentièrementrelue et révisée,une première
fois, à l'étape de l'établissementdu dactylogrammedestinéà son éditeur et, une seconde
fois, lors de la révision des épreuves: les documentsprécédantimmédiatementl'édition
témoignent en effet d'un travail important de mise au point diégétique (surtout par rapport à
la chronologiedesrécits),d'affinementlexical, de correctionsgrammaticales(syntaxe,ponc-
tuation) et de mise en place desparticularitéstypographiqueset reprographiques. La phéno-
ménologie de la lecture, par exemple dans les travaux de Wolfgang Iser26,nous rappelle que
@
LA R E D A C T ION DE LA VIE M OD E D 'EM PLOI EN EUX
le lecteur ne peut jamais saisir un texte dans sa totalité, mais uniquementdans le déroule-
ment desphasessuccessives et régressivesde salecture: le point de vue du lecteurestmobile
et saposition dansle texte se situe toujours à un point d'intersection entre rétention et proten-
tion. La lecture par le scripteur de son texte encore en cours d'élaboration constitue cepen-
dant un cas particulier de ce phénomènepuisque ce qui a été écrit ne sombrepas simplement
dans sa mémoire pour se situer en arrière-plan, devenir de moins en moins net et former un
cadregénéralpour les contenusde rétentionet de compréhension;bien au contraire,ce qui
précède se transforme pour lui en un espacede réserve pouvant éventuellement être utilisé
dans la compositiondu texte27.Par exemple,dans le chapitreXVII de La Vie mode d'em-
ploi,le travail de remémoration du peintre Valène, mis en scène dans une énumération de
petits morceaux concernant les habitants de I'immeuble, devient pour le scripteur Perec un
espacede réserve dans lequel il pourra puiser lors des campagnesde rédaction ultérieures :
la mémoire du peintre préfigure I'avenir du texte. Il en va de même du compendium,<le
chapitre LI > du roman, reprenant < la longue cohorte de sespersonnages,avec leur histoire,
leur passé,leurs légendes>> (VM8,281) et qui, commenousf indique une note métatextuelle
du cahier des charges,serait un . résumé généraly compris de ce qui va suivre ! ! >.
C'est une desparticularitésdu systèmede compositionde La Vie mode d'emploi d'avoir
su intégrer en son sein des soutiensmnémoniques,fonctionnantcomme des aide-mémoire
pour le scripteur.En plus des lieux de réserverédactionnelledéjà discutés,mentionnonsaussi
les listes, élémentsconstitutifs du cahier des charges,lesquelles,selon JacquesRoubaud,
jouent < un rôle essentieldans I'articulation des arts de la mémoire > en entretenant<< un lien
substantielavecla notion d'ordre, de séquence,de succession28>. De même,le plan détaillé
de I'immeuble, dans sesdifférentesversionsrédactionnelles,aurait permis de revoir et parfois
de prévoir le réseautoujours croissantdes personnages, de leurs histoireset de leur espace-
19. GeorgesPerec,< Je ne veux pas en finir avec la littérature >, entretienavec Pierre Lartigue, Z'Humanité,2 octobre
1978,repris dansEntretienset Conférences,vol.I. op. cit.,p.222.
20. Georges Perec, Ce qui stimule ma racontouze.. . ,,, op. cit., p. 1.74.
"
21. Christelle Reggiani,Rhétoriquede la contrainte : GeorgesPerec - I'Oulipo, SainçPiene-du-Mont,Éditions
InterUniversitaires - Euredit. I 999.
2 2 . I b i d . ,p . 2 3 6 .
2 3 . I b i d . ,p . 2 3 7 .
2 4 . I b i d . ,p . 2 3 7 .
25. GeorgesPerec,W ou le sout'enircl'ettfance,Paris,DenoëI. 1975,p. 195.
26. Wolfgang lser, L'Acte de lecîure. Théorie de l'effer esthétique. traduit par Evelyne Sznycer, Liège, Mardaga,
t997 -
27. JacquesNeefs a proposé une répartition des dispositifs générauxdes dossiersde genèseselon trois sphères
(espacede rédaction,espacede réserveet espaced'invention): voir, < La critique génétique.entrehistoire et esthé-
Iiqllc,>, Romanic Review 86-3, mai 1995, p. 419-427 et Objets intellectuels >. Manuscrits des écrivains, so:us\a
"
direction de Louis Hay, Paris,Hachette/CNRS,1993.p. 102-119.
28. JacquesRoubaud, <<Notesur la poétique des listes chez Georges Perec'>,Penser, classe4 écrire, de Pascal à
Perec, sous la direction de JacquesNeefs et de Béatrice Didier. Saint-Denis, Pressesuniversitaires de Vincennes,
coll. < Manuscrits modemes 1990, p.206. On sait d'ailleurs, depuis les travaux de Jack Goody, que les plus anciens
",
exemplesd'écriture qui nous sont parvenus,par exemplel'écriture sumérienne(3000 ans avant J.-C.), consistent
en des listes aide-mémoiretelles des listes de rois. d'itinéraires,de dépensesou même des listes lexicales : Jack
Goody,La Raison graphique.La Domesticationde la penséesout'age.Paris.Editions de Minuit, 1979,voirnotam-
ment la section intitulée < Que contient une liste ?
".
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LA R E D A C T ION DE LA VTE M OD E D 'EM PLOI EN EUX
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[...], maiscemouvement qui sedéroule,demanièreplussurpre-
s'articuleavecun autremouvement
nante,dansle -sens
opposé[...].
[O]n saitquel'æuvre[...] impliquenécessairement un projet[...]. Or le projetapparaît
commele
point de dêpart,l'avant-textepar excellence,et commeunepréfigurationde l'æuvre achevéequi
versI'avant- ou plutôtvers1'après.
va tirer l'avant-texte Sadéfinitionmême(parexemplechez
Littré) oscilleentreuneperspectiveanticipatrice(<Cequel'on a f intentiondefairedansun avenir
plus ou moinséloigné>)et unevisionrétrospective qui le caractérisepar rappoftà un accomplis-
sement(<La premièrepensée,la premièrerédactionde quelqueacte,de quelqueécrit>) [. . .].
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LA R E D A C TION DE LA VIE M OD E D 'EM PLOI EN J EUX
DaNrnr-r-n CoNstlNrrN a obtenu en 2001 un doctorat au Cenûe de littérature comparéede l'Université de Toronto (Canada); sathèse
s'intiùlait Mirages et masquesde l'écriture. Genèsesde trois rextesromanesques(Rayuela de Julio Cortâ7a4 La Vie mode d'emploi
de GeorgesPerec etLaVre en prose de YolandeVillemaire). Elle vit à Paris où elle poursuit des recherchesen génétiquelittéraire avec
le soutien d'une bourse du Conseil de recherchesen scienceshumaines du Canada. Elle a publié, entre autres, dansLettres québé-
coises,Utah Foreign LanguageReview,Texte,French Literature Series,Agora etVoix et images.
DanieileConstantin,constantin.danielle@wanadoo.fr
Résumés
La rédactionde LaVie moded'emploideGeorgesPerec: la piècede la mémoire
Dunt un premier temps, nous faisons une description sommaire Co*.nzamos presentandouna descripci6n sumaria del dossier
du dossier avant-textuel de La Vie mocled'emploi et revoyons les pre-textual de La Vie mode d'emploi y revisando las grandes lineas
grandeslignes du récit de la genèse.Ensuite, nous rappelonsf im- del relato de la génesis.Posteriormente,subrayamos la impor-
portance de la représentation de la mémoire dans les premiers tanci a de l a representaci dn de l a memori a en l os pri meros
moments de la rédaction lors de la mise en place des instances momentos de la redaccidn, al establecerlas instancias enuncia-
énonciatives et narratives. Enfin, nous examinons dans tout le tivas y narrativas. Finalmente, examinamos en todo el dossier
dossier rédactionnel les traces d'une activité mémorielle autant redaccional las huellas de una actividad memoristica tanto pros-
prospective que rétrospective(ce que Daniel Femer a nommé les pectiva como retrospectiva (lo que Daniel Ferrer ha denominado
"
processusde rétroaction et de rémanence>>). ,, los procesos de retroaccidn y de remanencia>).
W" first present a brief description of the genetic file of La Vie In un primo tempo presentiamo una descrizione somrnaria dei
mode d'emploi and review the overall genetic story line. Secondly. documenti che formano I'avantesto de La Vie mocle cl'emploi e
we recall the importance of the representationof memory in the ripercorriamo a grandi linee la storia della genesi. In seguito ricor-
first stagesof drawing the text, at the time of defining the enun- diamo I'importanza della rappresentazionedella memoria nei
ciative and narrative functions. Finally, we examine the traces. primi momenti della redazione, quando si stabiliscono delle
among all the drafts, of a prospective as well as a retrospective istanze enunciative e narrative. Inflne esaminiamo in tutti docu-
memory activity (what Daniel Ferrer called "the processesof menti preparatori le tracce di un'attività della memoria tanto
retroaction and remanence"). prospettiva che retrospettiva (ciô che Daniel Ferrer ha chiamato
il processodi retroazionee di persistenza>).
"
Eingungs werden Materialien und Vorstufen von La Vie mocle
d' emploi ktrzbeschrieben und die Entstehungsgeschichtein ihren De in(cio, descrevemossumariamente o dossier ante-textual de
groBen Linien umrissen. Hierauf wird die Bedeutung untersucht, Lo Vie ntode d'entploi e passamos em revista as grandes linhas
d i e d e r Da r ste llu n g d e s Ge d â ch tn isse s am Anfang der da narrativa genética.Salientamos.em seguida,como é importante
Niederschrift und wâhrend der Bestimmung von Aussageins- representara memdri a nos pri mei ros momentos da redac ç âo,
tanzen und Erzâhlpositionen zukommt. SchlieBlich gehen wir auf quando instânciasde ordem enunciativa e narrativa entram em
allen Entstehungsstufenden Spuren der sowohl prospektiven wie acçâo. Finalmente. examinamos em todo o dossier redaccional
retrospektiven Erinnerungsarbeit nach (dem also, was Daniel os vesti -9i osde uma acti vi dade mnemdni ca tanto pr os pec ti v a
F e r r e r a l s e in e n Pr o ze B d e r Rtckwir ku n s und R emanenz quanto retrospectiva(a que Daniel Femerchamou << processosde
bezeichnet hat). retroacçâoe de remanênci a
").