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FACE À L’ISLAMISME, L’INDIGÉNISME ET L’INTERSECTIONNALISME :

DÉMYSTIFIER UNE IDÉOLOGIE RÉGRESSIVE, RÉINVENTER DES


PROJETS MÉLIORISTES

Laurent Loty

Grand Orient de France | « Humanisme »

© Grand Orient de France | Téléchargé le 27/01/2022 sur www.cairn.info via Bibliothèque Sainte Geneviève (IP: 193.48.70.223)
2020/4 N° 329 | pages 77 à 84
ISSN 0018-7364
ISBN 9782374452586
Article disponible en ligne à l'adresse :

https://www.cairn.info/revue-humanisme-2020-4-page-77.htm

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Dossier

Face à l’islamisme, l’indigénisme et


l’intersectionnalisme : démystifier une idéologie
régressive, réinventer des projets mélioristes
Laurent Loty
Historien, Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (CNRS-Sorbonne
Université), président d’honneur de la Société française pour l’histoire des sciences
de l’homme.

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U
ne nouvelle idéologie pénètre l’enseignement supérieur et la recherche1.
Pour échapper à la réaction, il convient de réussir deux opérations difficiles :
dévoiler la nature rétrograde d’une idéologie qui passe précisément
pour progressiste, notamment auprès d’étudiants ou de jeunes chercheurs et
enseignants ; et interrompre ce processus régressif sans se faire prendre au piège
d’une simple réaction à la réaction, qui mène probablement à l’échec. D’où la
nécessité d’effectuer un diagnostic solide, et de proposer une véritable perspective
positive, de proposer des projets mélioristes.

Quatre livres symptomatiques en guise de prologue


Je commence par l’évocation de quatre ouvrages qui permettent de baliser
le terrain. Le premier, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour
révolutionnaire2 , est dû à Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes
de la République. Il faudrait inviter aujourd’hui à le lire, tout comme certains
responsables de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (ancêtre de la
LICRA), ont pu inviter à lire Mein Kampf en 1934. Alors que le texte prétend
s’écarter du racisme biologique, il a frappé différents médias qui ont mis en
évidence des propos racistes, antisémites, sexistes, homophobes, et partisans
d’un islamisme politique et intégriste. Mais provocant et lyrique, le texte peut
séduire, susciter l’empathie, fasciner une jeunesse un peu déboussolée, d’autant
que cette égérie de l’indigénisme est ardemment soutenue par des chercheurs et
universitaires français et étatsuniens.
1
Une première version de ce texte a été prononcée lors d’un colloque de Vigilance
Universités (Sorbonne Université, 28 septembre 2019 ; https://vigilanceuniversites.
wordpress.com).
2
Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolu-
tionnaire, La Fabrique, 2016.

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Le second livre, La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression,


provient d’universitaires étatsuniens et pakistano-étatsuniens réunis après l’affaire
des caricatures danoises de Mohamed de 2005, le texte ayant été publié en français en
novembre 20153. L’anthropologue Talal Asad, fils du cofondateur de la République
du Pakistan islamique, théoricien des études postcoloniales, y dialogue avec Saba
Mahmood, tenante d’un prétendu « féminisme islamique », et avec Judith Butler,
célèbre théoricienne des études de genre. L’objectif est de « déconstruire » la laïcité
française et même le « secularism » anglo-saxon, et de leur préférer un islamisme
politique auxquels les individus doivent se soumettre, y compris les femmes, les

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homosexuels ou les transgenres qu’on croyait si chers à Judith Butler4. Il s’agit d’une
alliance des « minorités » selon l’extrême gauche américaine et, comble de l’ironie,
la diffusion de ce discours en France participe de ce qu’il dénonce : un impérialisme
culturel. Ces livres d’universitaires inspirés de la French Theory sont soutenus par
des chercheurs français qui, en se réclamant de la « déconstruction » derridienne,
des « épistémès » foucaldiennes ou de la « domination » bourdieusienne, les
présentent comme des outils théoriques à des doctorants. Et ces doctorants sont
persuadés d’œuvrer à une pensée émancipatrice, et sont loin de comprendre qu’ils
s’engouffrent dans une idéologie archaïque et totalitaire.
Le troisième livre, La dictature des identités, est dû à Laurent Dubreuil, qui
enseigne aux États-Unis, et nous alerte sur ce qui s’importe en France5. Il témoigne
d’une « dictature moralisatrice » émanant d’êtres interconnectés, qui réduisent
chaque être humain à son identité de race, de religion, de sexe, d’orientation
sexuelle, de handicap, etc. Le processus de la culture et de la science comme
transmission, réappropriation et invention y est nié : quiconque emprunte un
élément de culture à une « identité » qui ne serait pas la sienne est coupable
d’« appropriation culturelle ». Dans un pays marqué par la colonisation de
territoires amérindiens et par la traite des Noirs, les radicals étatsuniens n’ont
pas trouvé mieux, pour lutter contre le racisme, que de le renforcer en assignant
chaque personne à une identité. Cette attitude purement réactionnelle s’oppose au
métissage, comme à l’apport scientifique et politique du dialogue. Les souffrances
3
Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler & Saba Mahmood, La Critique est-elle laïque
? Blasphème, offense et liberté d’expression (2009 en anglais), traduit par Francie Crebs
& Franck Lemonde, préface de Mathieu Potte-Bonneville, Presses Universitaires de
Lyon, 2015.
4
Voir Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins
de Mahomet », Cités, 72, décembre 2017, p. 117-126.
5
Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Gallimard, 2019.

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individuelles sont les instruments d’une paradoxale domination inversée, au nom


d’un « moralement correct » érigé en principe politique. D’où les pratiques
effarantes de soumission des enseignants à Evergreen State College en 20176, ou
les empêchements d’enseignements ou de spectacles comme ceux qui émergent
en France7.
Le dernier livre est 1984 de George Orwell8. Il est assez connu pour que je me
permette de ne presque rien en dire. Interdit en URSS jusqu’en 1987, il atteste
de l’existence passée de phénomènes de propagande d’une ampleur analogue :

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falsification de l’histoire et du savoir, développement d’une « novlangue »
totalitaire, participation à la servitude volontaire. Or un aspect majeur du
mouvement profondément rétrograde auquel nous avons aujourd’hui affaire
est qu’il se présente, à l’instar de l’idéologie décrite par Orwell, comme l’inverse
de ce qu’il est.

Dénommer et démystifier
Le phénomène est difficile à dénommer pour trois raisons : parce qu’il se
caractérise par une synergie entre ce qu’on peut désigner comme trois idéologies :
l’indigénisme, l’islamisme et l’intersectionnalisme ; parce qu’il est corrélé à une
profonde recomposition de la configuration idéologico-politique que nous avons
connue auparavant ; et parce qu’il se présente lui-même comme scientifique, et
comme moralement généreux.
On pourrait désigner le phénomène en question par des termes que j’ai choisis
avec l’initiale en « i », pour des raisons mnémotechniques, et pour insister sur
le fait que cette convergence des luttes démultiplie la force de chacune de ces
idéologies, et constitue une sorte d’idéologie à la puissance 3.
Il s’agit donc d’un indigénisme (ou d’un prétendu « décolonialisme »9), qui se
réfère à l’histoire coloniale française, mais qui est surtout importé de l’histoire de
l’esclavagisme et du communautarisme étatsuniens, et qui se greffe sur un contexte
français national et postcolonial irréductible à la grille de lecture américaine.
6
Voir la vidéo en ligne : https://www.tdg.ch/monde/ameriques/une-video-raconte-
derives-ideologiques-universite-americaine/story/17388943
7
Voir les articles d’Isabelle Barbéris, Laurent Dubreuil, Nathalie Heinich, Liliane Kandel
et François Rastier dans le dossier « Nouvelles censures » de la revue Cités, 2020/2, n° 82.
8
George Orwell, 1984 (1949), traduction de l’anglais par Amélie Audiberti, Gallimard, 1950.
9
Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-
antiracisme, Édition de L’Observatoire, 2020.

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Cet indigénisme est renforcé par un islamisme, intégriste, politique, censé être
la religion des dominés, mais nourri de projets géopolitiques impérialistes, ceux
des Frères musulmans et des Wahhabites.
Et cet indigénisme et cet islamisme sont adossés à un intersectionnalisme :
chaque « dominé » peut se trouver à une intersection singulière selon son identité
de race, de religion, de sexe ou de genre, voire de classe, cette dernière catégorie
étant en réalité remplacée par les autres.
Il faut ajouter que l’association de ces trois identitarismes est soutenue par

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une partie de l’extrême gauche : une sorte d’internationalisme dévoyé a trouvé
là à se renouveler après la perte de l’espérance en une révolution communiste.
Le souvenir des luttes anticolonialistes a fini par susciter – non sans résistance
au sein même de l’extrême gauche – le remplacement de la lutte des classes
par une lutte des races et des religions. L’ancien internationalisme ouvrier s’est
transformé en un combat prétendument antiraciste contre tout État-nation, y
compris lorsque celui-ci est fondé, quels que soient ses défauts, sur la démocratie
et la solidarité entre citoyens. Paradoxalement, cet indigéno-islamo-gauchisme
est parfaitement compatible avec la dérégulation propre à la mondialisation
économique à laquelle il est censé s’opposer. Ce qui explique, dans certains
médias classés à gauche ou au centre mais favorables à cette mondialisation, une
complaisance envers l’agglomérat indigénisme-islamisme-intersectionnalisme. C’est
la collusion de l’ultra-individualisme, et de ses avatars ultra-communautaristes,
avec l’ultralibéralisme10.
Cette collusion va de pair avec l’origine nord-américaine de cette convergence des
luttes identitaires, de race, de religion, de sexe et de genre. Il y a bien eu, en France,
colonialisme et impérialisme, religion d’État, racisme et antisémitisme d’État,
sexisme et homophobie d’État, mais cette histoire est foncièrement différente de
celle de l’Amérique du Nord, et les résolutions de ces violences ont pris de tout
autres formes. Le militantisme, comme la recherche française, devrait éviter de
se plier à des thématiques qui émanent d’une société et d’universités américaines,
et qui sont profondément inadéquates à la société française.
Si cette idéologie est difficile à combattre, c’est aussi qu’elle se fait passer pour
de la science. Le décolonialisme racialiste, en fait raciste, se présente comme lié
10
Laurent Loty, « Islamisme, laïcité féministe et ultra-libéralisme », La modernité
disputée. Textes offerts à Pierre-André Taguieff, Annick Duraffour, Philippe
Gumplowicz, Grégoire Kauffmann, Isabelle de Mecquenem et Paul Zawadzki dir.,
CNRS Éditions, 2020, p. 391-402.

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à un nouveau champ de recherche, le postcolonialisme. L’étude du maintien


de formes de domination issues de la colonisation aurait le plus grand intérêt si
elle était pratiquée autrement que pour assener l’idée qu’il existe, dans la France
d’aujourd’hui, un « racisme d’État », ou qu’il faut « décoloniser » la République,
la laïcité, la culture ou les sciences.
L’islamisme tente lui-même de s’appuyer sur une branche de la théologie,
l’islamologie. Tariq Ramadan était ainsi titulaire d’une chaire à Oxford, financée
par le Qatar. Certains établissements français font soutenir des thèses en sociologie

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ou en anthropologie selon une orientation théologico-politique.
Et l’intersectionnalisme se donne le beau rôle moral et scientifique en prétendant
renouveler l’antiracisme et le féminisme, en se réclamant des Postcolonial Studies
et des Gender Studies.
Cette idéologie à trois têtes joue un double jeu quant au lien entre politique
et science, en exploitant la nature complexe des sciences humaines à cet égard.
La critique hyper-relativiste des sciences permet d’exiger des places dans les
institutions scientifiques. Et ces places permettent d’acquérir de l’emprise et de
disposer d’une légitimité auprès des médias ou de troupes à embrigader.
Le savoir devient le pur instrument d’une lutte de pouvoir, et tout est alors
permis : ne plus se soumettre à un minimum de rationalité (notion coloniale...) ;
subvertir ou inverser le sens des mots ; falsifier les faits ; réinvestir d’un pouvoir
d’explication les dogmes religieux ; opposer une « épistémologie du point de
vue » à la vérification collective des hypothèses.
Cette mystification joue, enfin, sur un désir de bonne conscience, sur fond de
dégradation de la confiance en la politique. Plusieurs raisons expliquent qu’elle
ait pu déjà pénétrer une partie des médias et certains secteurs des institutions
d’enseignement de recherche, et qu’elle prenne de l’ampleur : des dénis à l’égard
de l’offensive islamiste ; une mauvaise conscience issue d’un passé colonial qui a
lui aussi fait l’objet d’un long déni, produisant en retour des effets à retardement
du côté des générations issues de vagues d’immigration récente ; la peur de
paraître raciste ou d’extrême droite en dénonçant toutes les formes de racisme
et d’antisémitisme.
Plus généralement, cette idéologie s’épanouit dans le cadre d’une profonde et
rapide transformation géopolitique, géoéconomique et géoculturelle, et dans une
situation française de dégradation de l’école et de l’emploi, de perte de confiance
dans les partis, et de relative perte de repères moraux et politiques. Nous assistons,

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semble-t-il, à une crise d’ampleur anthropologique, qui suscite un profond


malaise psychique collectif, qui touche probablement d’abord des jeunes gens
en formation, et qui affecte en profondeur l’interrogation sur soi et son rapport
au corps, à la peau, à la nourriture, à la sexualité, et à la langue. Aux idéologies
islamiste, indigéniste et intersectionnaliste s’ajoute une pratique, l’inclusivisme,
consistant à combattre un prétendu sexisme de la langue par une écriture qui
serait « inclusive »11. Apparemment anodin, parfois loufoque, et finalement
dangereux pour l’enseignement et inepte pour un féminisme digne de ce nom,

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l’inclusivisme gagne à grande vitesse l’Université, et constitue une porte d’entrée
largement ouverte à l’intersectionnalisme, allié d’un indigénisme lui-même associé
à l’islamisme qui, divergence des luttes remarquable, est dangereux pour les femmes
et les homosexuels. Mais quel étudiant généreux, quelle enseignante moderne
ne voudrait pas montrer à ses interlocuteurs son souci d’une égalité des sexes ?
Cette crise économico-politique et culturelle constitue une configuration
favorable à un individualisme exacerbé, susceptible de donner prise à un
identitarisme communautariste, et favorable à des formes d’engagement simplistes,
de l’ordre du « moralement correct », dont les limites et les effets pervers demeurent
non analysés.
À défaut de projets progressistes pouvant susciter l’enthousiasme d’une jeunesse
souvent avide de justice, ce sont des revendications purement réactionnelles,
dangereuses pour la cohésion d’une société, qui peuvent rencontrer la faveur
de l’opinion, surtout si elles passent pour généreuses, et sont présentées comme
telles par des faiseurs d’opinion médiatiques, associatifs et universitaires.

Endiguer, substituer, réinventer


Il convient de tenter de juguler le phénomène, et l’on peut faire de multiples
propositions comme celles que j’ai formulées auprès du Comité d’éthique du
CNRS en juin 2019, après l’empêchement de représenter Les Suppliantes d’Eschyle
à la Sorbonne : alerter toutes les instances dirigeantes de l’enseignement et de
la recherche ; endiguer le processus au niveau du recrutement ; être vigilant au
11
Voir Jean Szlamovicz, Le Sexe et la Langue. Petite grammaire du genre en français,
où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-
pensance, suivi d’Archéologie et étymologie du genre de Xavier-Laurent Salvador,
Intervalles, 2018 ; et la tribune en ligne rédigée par Yana Grinshpun, Franck Neveu,
François Rastier et Jean Szlamovicz, « Une “écriture excluante” qui “s’impose par la
propagande” : 32 linguistes listent les défauts de l’écriture inclusive », Marianne.net,
18 septembre 2020.

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niveau de l’évaluation des équipes de recherche, des financements de la recherche,


et des maquettes d’enseignement ; recourir à la loi pour s’opposer à des opérations
illégales de censure ou pour empêcher des manifestations militantes illégales
(comme des colloques non mixtes racialement) ; lancer des recherches critiques
sur cette nouvelle idéologie identitariste, d’ailleurs susceptible de renforcer par
réaction un identitarisme d’extrême droite.
Mais je souhaite insister ici sur la dimension peut-être la plus difficile de cette
lutte. S’il convient de juguler la prise de pouvoir des leaders, et de mener une

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puissante contre-offensive, il faut aussi être compréhensif et pédagogue envers
les étudiants et toutes les personnes qui se sont laissé séduire par une idéologie
d’autant plus puissante qu’elle subvertit le langage, et qu’elle se donne pour
généreuse ou progressiste.
Plus encore, le processus en cours comble un tel manque, dans une sorte de
déflagration des espérances politiques et des idéologies anciennes, que je ne crois
pas qu’on puisse le combattre seulement par la critique scientifique et politique :
il ne suffit pas d’expliquer que ce pseudo antiracisme est un racisme, que la
critique de la laïcité menace la paix civile d’une nation fondée sur la laïcité ; que
le féminisme islamique est une supercherie, ou que les catégorisations LGBTQI
(etc.) sont des faux-amis de la liberté des mœurs.
Il faut aussi proposer un discours clair – et non inversé et rétrograde – sur ces
thèmes essentiels mais actuellement investis par un militantisme dangereux : le
colonialisme, le racisme et l’antiracisme ; l’intégrisme religieux et la laïcité ; le
sexisme ; l’homophobie. Il faut soutenir des travaux qui sachent articuler la prise
en compte de la diversité des cultures et la recherche de valeurs universelles (ce
qui suppose, par exemple, le rejet sans ambiguïté de l’excision).
Mais il faut encore parvenir à développer de manière positive de nouvelles
orientations de progrès démocratique, économique, culturel et scientifique. Pour
l’emporter sur cet engouement destructeur, et autodestructeur, il faut proposer
des valeurs constructives, et réinventer des projets mélioristes : des projets non pas
portés par un messianisme eschatologique ou soumis à l’idéologie d’un Progrès
historique inéluctable, mais soucieux de proposer des améliorations et d’en éviter
d’éventuels effets pervers12. À l’échelle nationale, il y a beaucoup à inventer pour
12
Le néologisme « meliorism », probablement inventé par George Eliot, est popu-
larisé par James Sully qui l’oppose à l’optimisme et au pessimisme pour désigner une
doctrine selon laquelle le monde peut être rendu meilleur par les efforts de l’homme,
convenablement dirigés : J. Sully, Pessimism: a history and a criticism, H.-S. King and

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améliorer les processus démocratiques ou pour faire que le politique ou la culture


ne soient pas soumis à l’économique. À l’échelle internationale, tout est encore à
imaginer. Et l’adaptation aux circonstances n’empêche nullement l’imagination
politique de s’appuyer aussi sur des auteurs du passé. À titre d’exemple, Condorcet,
dont l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain (1795) évoque de
nombreuses « rétrogradations funestes », a su s’impliquer dans la Société des
amis des Noirs, combattre pour l’éducation des filles et l’égalité des sexes, soutenir
l’importance de la contraception pour le bonheur de tous, s’engager pour la laïcité,

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pour la République, et pour une Constitution favorable à la solidarité et à une
sécurité sociale avant la lettre. Il a contribué à refonder l’instruction publique
et à concevoir l’essor d’une recherche nationale et internationale. Il a dressé des
perspectives pour la réduction des inégalités à l’échelle nationale, et à l’échelle
internationale, perspectives qui sont toujours d’actualité.
Les appels à lutter en France contre la suprématie blanche, à décoloniser la
laïcité, à penser les problèmes sociaux dans les termes de l’« intersectionnalité »
sont à la fois une mystification et une régression. S’ils séduisent un nombre
croissant de jeunes étudiants ou enseignants, c’est aussi qu’il semble ne pas y
avoir d’autre projet politique en vue. Un combat contre cette réaction aux allures
progressistes ne peut réussir qu’en l’intégrant à des perspectives plus vastes et
positives, susceptibles de susciter elles-mêmes des passions scientifiques, artistiques
ou politiques, non pas réactionnelles et dogmatiques, mais humanistes. ❏

Co, 1877 ; Le Pessimisme (histoire et critique), Librairie Germer Baillière et Cie, 1882.
Voir Laurent Loty, « Condorcet contre l’optimisme : de la combinatoire historique
au méliorisme politique », Condorcet mathématicien, économiste, philosophe, homme
politique, Pierre Crépel et Christian Gilain dir., Minerve, 1989, p. 288-296.

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