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Les mots et les maux de l’école.

Georges Bertin.

Quand les mots sont mal maîtrisés (les racailles, le karcher, nique ta
mère), employés à l’envers (verlan), à contre sens ou à contre emploi
(emphase politicienne ou sectaire), les maux ne sont pas loin, la langue agit
alors comme révélateur de notre mal être ensemble comme de la crise du
partage de nos significations imaginaires sociales, notamment éducatives.

Dans cette institution quasi scolaire et initiatique que représente l’équipée


de Pantagruel et de ses compagnons, après qu'en haute mer, Pantagruel ait
entendu ouïr quantité de gens parlant en l'air jusqu'à entendre mots
entiers, provenant de voix diverses d'hommes de femmes d'enfants de
chevaux et tant divers, alors, que ses compagnons s'en vont apeurés,
pressés par Panurge qui les presse d'échapper aux paroles dégelées,
Pantagruel les rassemble et leur tient ce discours: "j'ai lu qu'un philosophe
nommé Petron pensait qu'il y avait plusieurs mondes se touchant les uns les
autres en figure triangulaire équilatérale, en la pâte et centre desquels
disait être la manoir de Vérité et le habiter de paroles les idées les plus
exemplaires et portraits de toutes choses passées et futures; autour
d'icelles être le siécle. Me souvient qu'Aristoteles disait la doctrine de
Platon "parolles être semblables lesquelles en quelque contrée au temps du
fort hyver, lorsqu'elles sont proférées, gélent et glacent à la froideur de
l'air et ne sont ouies." Les compagnons de Pantagruel font alors provision
de paroles gelées que l'on jette à pleines mains dans l'embarcation: mots
de gueules, mots de sinople, mots de sable, mots dorés. On y vit aussi des
paroles bien piquantes, des paroles sanglantes, des paroles horrifiques et
autres mal plaisantes, mots barbares etc... Cette moisson n'est pas
satisfaisante pour Pantagruel au regard du but de la Quête: avoir le mot de
la Dive Bouteille, but ultime de toute e – ducation (au sens latin de e
ducere soit faire sortir de, conduire hors de …).

Etrange et fascinant pouvoir des mots!

"Les mots sont vivants. Pour qu'ils durent, il ne faut pas les négliger, mais
les prendre au sérieux, les bien choisir, les cajoler, les entourer d'autres
mots. Aucun mot n'est sans importance, ils tuent, ils mentent. Ils meurent,
si on les oublie. Il faut les protéger, les respecter pour qu'ils vivent et
qu'ils transmettent la parole qu'ils portent. Toute la parole. Là est la seule

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vie éternelle", écrit Jacques Attali dans son roman « La vie éternelle. »
Dans son Essai sur la Mentalité primitive, Lucien Levy-Bruhl avait
constaté, chez les primitifs, le fait que "les mots sont un moyen d'agir sur
les dieux, sur la nature, tout comme les cris et la Musique... Ce que les mots
signifient est déjà réalisé du seul fait qu'on les prononce, en supposant
bien entendu, la force magique nécessaire chez la personne qui parle...".

Les hommes ont établi leur civilisation sur le fait que l'esprit pouvait
dominer la matiére, c’est, pour eux, une façon de survivre. En réalité, ils
n'en ont jamais rien fait. Chaque fois qu'une idée a surgi, remarque encore
Attali, ils l'ont pervertie, transformée en objet. Ils ont devenus eux-
mêmes producteurs et consommateurs d'objets, cannibales ensevelis sous
des déluges de mots. Ce phénomène est encore renforcé aujourd’hui par
notre société, celle de la surabondance des images, numérisées et autres,
lesquelles tuent tout accés posible au symbolique. Comme l’on ne peut plus
mettre de mots dessus, que les mots deviennent inopérants car ne
renvoyant plus à un arrière plan qui leur donnerait sens, qui leur conférerait
un sens commun potentiel, se profilent alors les maux qui rongent une
institution éducative devenue gérante de l’insignifiance généralisée. C’est
ce que Castoriadis nommait « crise des significations imaginaires sociales ».

A l'inverse les mots qui font la vie, ceux qui vivent, ont affaire aux
mythes, aux symboles, ils sont ambigus, durent beaucoup plus longtemps
que les faits. Ainsi, seuls les romans et la poèsie ont droit à la vie éternelle.
Faits de mots, ils sont capables d'échapper à l'érosion de la mémoire.

Ces mots sont des gardiens, car faits de l'argile des lettres avec laquelle
se forment les mythes, seuls promis à l'éternité. D’où la nécessité pour
échapper aux maux que la porte ouverte sur le chaos laisse entrevoir, de
promouvoir, à l’école et ailleurs, une véritable pédagogie de l’Imaginaire, de
tendre à restaurer dans chaque classe, chaque école, chaque stage, la
fonction symbolique.
En effet, les lettres, les mots, les langages, la capacité offerte à chacun
de nommer en relation avec son propre vécu -sans se faire dicter son
langage par d’étranges lucarnes devenues impéralistes-peuvent restaurer
en chacun les plus vivantes de toutes les créations de l'homme, et c'est en
combinant les lettres que donne vie aux choses la vie des mots.

La parole permet de fait communication et savoir, car la sagesse est


d'abord une maîtrise des mots, il faut donc élucider les concepts avant de
construire des systémes, et, pour Michel Foucault, le rapport que nous

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entretenons au discours est finalement peu différent même s'il est de


l'ordre du désir de "ne pas entrer dans l'ordre hasardeux du discours,
de ,faire en sorte qu'il soit autour de soi comme une transparence calme et
profonde1". Pour lui, l'institution, qui rend les commencements solennels, les
entoure d'un cercle d'attention et de silence, leur impose des formes
ritualisées. De fait, le discours est dans l'ordre des lois. Désir et
Institution sont deux répliques à une inquiétude qui porte sur ce qu'est le
discours. Car le discours est aussi un danger, il est potentiellement
subversion. Aussi, dans toute société, la production du discours est
contrôlée par des procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs
et les dangers. L’école, en enseignant la maîtrise des codes, met en place
des limites, un système de conjuration, voire d’exclusion, laquelle porte sur
l'interdit : on n'a pas le droit de tout dire, on ne peut pas parler en toutes
circonstances ni de n'importe quoi…

Alors quand les mots sont mal maîtrisés (les racailles, le karcher, nique ta
mère), employés à l’envers (verlan), à contre sens ou à contre emploi
(emphase politicienne ou sectaire), les maux ne sont pas loin, ils guettent
une école qui ne maîtrise plus le langage, véhicule de l’appropriation des
codes socio-culturels indispensables à toute société, lieu de symbolisation
dans un parcours d’individuation en relation avec les grandes images
fondatrices2. Pire, là où les mots n’accomplissent plus cette fonction,
aucune transgression, expérience de liberté n’est plus possible, et les
maux, qui n’orchestrent plus la vie des images, sont alors symptômes du
retour au chaos des origines, quand le logos n’impose plus la loi de la
culture, et ceci est vérifiable dans toutes les cultures, mais peut y
rencontrer des traitements bien différents, selon que l’école y a conservé
ou non sa fonction initiatrice…

Notre société saura t-elle renouer avec l’expérience symbolique, coudre


ensemble, avec la poix du langage, le tissu des fils entremêlés des mots et
de la trame des images ? C’est tout le défi qui est posé à l’institution
éducative en ce début de millénaire.

1
Foucault Micel L’Ordre du discours, leçon inaugurale au collège de France, Paris Gallimard, 1963.
2
Bertin G et Liard V. Les Grandes images, lecture de CG Jung, Québec, PU lde Laval, 2005.

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