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Nous l'avons dit plusieurs fois : il faut que les rackets soient
détruits, car ils inhibent le mouvement de compréhension et
d'effectuation de la nouvelle dynamique que l'humanité doit adopter. Il
n'est pas question de vouloir lutter contre eux car ce serait encore opérer
délibérément à l'intérieur de ce monde et accepter leur terrain de lutte.
Mais si on a l'occasion de contribuer à la destruction de l'un d'eux, on ne
peut pas la laisser passer ; car ce mouvement qui nous fait sortir de ce
monde ne reste pas non plus sans aucune attache avec lui ; on peut
d'autant mieux en sortir qu'on a éliminé des obstacles entravant ce
mouvement.
D'autre part, le PCI a un rôle charnière au sein de divers rackets :
il permit et permet l'existence de Révolution Internationale et de tout le
courant international qui s'y rattache ; il est la base de groupes
comme Le mouvement communiste (aujourd'hui disparu), Négation (dans
une moindre mesure), etc., qui, certes, ne peuvent être mis sur le même
plan (on ne peut pas faire l'amalgame ; d'un point de vue général-
méthodologique, même si les différences sont minimes il s'agit toujours
de les percevoir). A côté, il y a des groupes critiques des précédents
comme Une tendance communiste devenu en partie Maturation
communiste qui font une critique du programmatisme (ce qu'on retrouve
chez des groupes informels). Critiqueurs et critiques passent sous silence
le point essentiel qui se trouve à la base : c'est Bordiga qui a donné au
concept de programme une ampleur considérable, le remplissant de
déterminations nouvelles. Ils ne peuvent pas faire une critique sans
passer par son oeuvre. Nous envisagerons ces divers groupes dans un
prochain travail sur le gauchisme de 1960 à nos jours.
Ce n'est qu'assez tard qu'en France les gens qui dirigent le PCI
acceptèrent l'idée d'une organisation unique et qu'il n'y aurait plus à bâtir
une internationale mais le parti communiste mondial. Dans le n° 1 de la
revue Programme Communiste, 1957, une militante, Suzanne Voute,
encore active au PCI, écrivait: «Nous nous contenterons de signaler au
lecteur que ce Parti Communiste Internationaliste d'Italie que nous
considérons comme une organisation-sœur... », affirmation magique
puisque ni en France ni ailleurs en dehors de l'Italie il n'y avait une
organisation. Sœur de qui alors ? Peu importe. Quatre ans après on
apprenait dans une note du n° 16 de la même revue (p. 25): « Cette revue
se réclame du marxisme italien faute d'avoir pu découvrir une réaction
marxiste et révolutionnaire à l'opportunisme stalinien dans l'histoire du
PCF ».
Sous prétexte que l'on a affaire à une œuvre de parti, les épigones
pensaient logique et nécessaire de prendre un texte de Bordiga, de
l'ordonner à leur façon et d'y inclure (dans certains cas d'enlever) des
éléments théoriques à leur convenance (pratique aussi utilisée par
Dangeville par exemple dans Facteurs de race et de nation dans la
théorie marxiste, Le Fil du Temps, n° 5, 1969).
Il est évident que par moments l'anonyme n'est pas sérieux. Tant
pis, ajoutons une remarque. Pour faire une biographie, il faut tenir
compte de toute une période de la vie d'une société donnée car on ne
peut pas abstraire un être humain de son milieu de vie. Il faut faire une
étude historique qui peut remonter fort loin dans le temps, si on veut
situer correctement l'être humain dont on présente l'œuvre. Ainsi, pour
Bordiga, il faudrait étudier les particularités du Mezzogiorno surtout
celles de la zone qui fut jadis le Royaume de Naples à cause de son
illuminisme si différent de celui du nord de l'Italie; on devrait non
seulement se préoccuper (en ce qui concerne l'aspect strictement
théorique) de Vico que Bordiga citait volontiers, de Campanella (autre
auteur fréquemment cité), de G. Bruno dont il disait que l'étude de son
œuvre pourrait constituer une bonne propédeutique marxiste, de
Joachimo da Fiore, etc., mais aller plus loin dans le temps et étudier les
pays de l'utopie antique: la Campanie, la Lucanie afin de situer
l'influence possible des traditions.
« D'autre part, lorsque l'action n'est plus là, seule une pensée
réflexive intense peut retrouver ce que l'activité des masses avait su
découvrir à la suite de leur élan généreux. Corrélativement naît alors la
possibilité que des penseurs se prennent, de ce fait, pour les inventeurs,
pour les auteurs des découvertes arrachées par la foule des hommes en
lutte contre la classe adverse, l'ordre établi » (p. 31).5
Tant que l'apport d'un camarade est positif on considère que c'est
le parti qui est au premier plan, le militant au second. Dès qu'il y a des
heurts, à plus forte raison quand il y a expulsion ou départ spontané de
militants, il s'opère un renversement. Ce sont ces derniers qui accèdent
au premier plan. Ils sont responsables de l'erreur, de la déviation.
Comme on ne peut pas expliquer la naissance au sein de l'organisation
de ces militants porteurs d'erreurs, il est décrété qu'ils étaient ainsi dès le
début (on ne sait pas ce qu'ils sont venus faire ; ils se sont leurrés ayant
cru qu'ils avaient quelque chose en commun avec la Gauche, etc.). Ainsi
le parti est toujours tel qu'en lui-même... une passoire !
Ils ne pourront rien faire. Ils ont déjà perdu puisqu'ils sont obligés
de parler de Bordiga et donc de lever l'anonymat, de même qu'ils sont
obligés de parler de gens qu'ils voudraient ignorer : moi, par exemple.
Mais cette défaite ne date pas d'aujourd'hui ni d'hier, elle date d'au moins
quinze ans, au moment où il s'agissait de publier Bordiga (de façon
anonyme, à l'époque). Quand nous demandions de publier intégralement
les comptes-rendus des réunions faites par celui-ci, il nous était répondu
que leur contenu était trop difficile, qu'il fallait lire des articles plus
simples, plus en rapport avec l'actualité. Ils ont fait connaître leurs
banalités, il est normal que ce qui a une importance intrinsèque
apparaisse, maintenant, non lesté de la production des puces.
Il est vrai qu'il a aussi envisagé (surtout après 1962) le parti en tant
que parti formel réellement agissant et l'on peut ramener toute son œuvre
à celle d'un parti-racket. Cela participe de son ambiguïté. Je n'ai jamais
nié ses aspects limités et passéistes car, justement, je ne veux pas le tirer
à moi. Ce qui m'importait en présentant son activité c'était de mettre en
évidence un cheminement théorique important.
Le véritable débat aurait dû porter non sur les rapports entre parti
historique et parti formel mais sur les possibilités effectives de la
situation; en particulier, il fallait essayer de comprendre si oui ou non la
contre-révolution était allée jusqu'au bout (nous étions avant 68), s'il y
avait possibilité de l'éclatement de la crise (cf. plus haut), etc.; plus en
profondeur : dans quelle mesure y avait-il un immédiat possible du
communisme qui puisse fournir une portée plus ample à l'appréhension
du parti historique et du parti-Gemeinwesen 12 ?
«Ce qui compte ce n'est pas la pensée du "grand homme" mais les
positions qui, dans le développement du mouvement, trouvent en tel ou
tel militant ou groupe de militants un véhicule matériel » (p. 82)
«Ou encore que "il est très intéressant qu'il y a, à cette époque
(juillet 1920) une certaine convergence entre différents courants tendant
à dépasser la démocratie" (ibid. p. 207), courants qui auraient été
représentés par Bordiga, Lukacs, Pankhurst, Pannekoek, alors que les
bolcheviks auraient été de vulgaires démocrates [ce que je ne dis
pas, n.d.r.], en bonne compagnie, il est vrai, puisqu'il parle de l' "illusion
démocratique dont Marx et Engels n'avaient pas été épargnés" (ibid., p.
211) » (pp. 82-83 – c'est l'anonyme qui souligne).
«Il est indéniable que Marx et Engels, bien qu'ils aient été des
démolisseurs de toute l'idéologie démocratique bourgeoise, attribuaient
encore une importance excessive à la démocratie et croyaient le suffrage
universel fécond d'avantages qui n'avaient pas encore été discrédités».
Il est vrai que le capital n'a pas encore rendu le temps de travail
«tout à fait» superflu. Mais ce qui est important c'est que le MPC peut se
passer des prolétaires et généraliser l'automation. Ce sont ces derniers
qui, avec leurs syndicats, tentent de freiner le plus possible le
phénomène. D'où évidemment l'absurdité du slogan sur le plein emploi.
J'ai, en même temps, montré le danger de la revendication de l'abolition
du travail qui naît sur la base de ce possible se réalisant du capital car
cela aboutirait à une expropriation totale de l'activité humaine.
«Une autre thèse juste […]: pour pouvoir abolir le marché, il faut
que les forces productives croissent beaucoup encore. C'est absolument
faux: pour le marxisme, elles sont déjà trop développées » (Les
fondements du communisme révolutionnaire, Invariance, série I, n° 3, p.
65-66)
Ces gens (les ex de quelque chose) se jettent sur tout ce qui est
nouveau et ne s'intéressent qu'à cela, le prenant comme un antidote
contre ce qui fut leur activité de militant. Ils le cueillent magiquement,
c'est-à-dire sans en comprendre (ni chercher à) sa genèse. L'important
c'est d'être en avant, de ne plus stagner comme ils ressentirent le faire
lorsqu'ils étaient dans leur organisation (parfois cette sensation ne vient
qu'a posteriori).
Ce sont des gens sans mémoire qui rêvent d'aller de l'avant tout en
conservant, sans s'en rendre compte, des attaches si fortes avec leur
vieille conception que, la plupart du temps, ils ne parviennent pas à
rompre avec la démocratie (Glucksmann par exemple). La théorie joue le
rôle d'une drogue permettant d'assouvir une passion iconoclaste: détruire
ce qui vient d'être fait pour réaliser la véritable rupture, le dépassement
effectif, etc., autre forme de jouissance toujours promise, jamais goûtée.
En réalité, elle ne crée que du vide ! Ce monde n'est pas nihiliste, il est
vacuiste.
À « INVARIANCE »
Ce qui est, ici, assez joliment dit, est exprimé par beaucoup
d'autres en des formes plus rudes, plus militantes, telle par exemple:
« Invariance a cessé d'être révolutionnaire ».
Jacques CAMATTE
Octobre 1975
Cet aveu est précieux en tant que tel et en tant que moyen utilisé par les
dirigeants du PCI pour faire accepter leur orientation actuelle : au début
nous n'étions pas d'accord, mais ensuite nous avons été de fidèles
exécutants ; nous nous sommes toujours trompés, nous avons toujours eu
tort, mais nous avons toujours bien fait !
A propos de Lucio Colletti, une seule remarque car je n'ai pas lu son
livre mais seulement l'article que lui consacre Libération. R. Maggiori
reporte une phrase de son livre : « L'histoire a pris une autre route que
celle prévue par le Capital ». Ceci est vrai et faux : vrai si on se réfère au
fameux chapitre sur l'expropriation des expropriateurs puisque l'on
constate que le prolétariat est loin de pouvoir accomplir une telle action,
par suite de sa dissolution dans le corpus social ; faux dans la mesure où
s'est bien vérifié un développement extraordinaire du capital, une
intégration du prolétariat comme Marx le prévoit (cf. Livre Premier),
l'autonomisation de plus en plus grande du capital, etc.
Ces camarades du PCI durent ravaler toute leur hargne, leur grogne, etc.,
mais ils ne désarmèrent pas, d'où l'incident de Paris à la fin de 1965 que
je rapporte dans ma lettre du début janvier 1966 qui fut à l'origine des
thèses de Milan. Bordiga manifesta, à cette occasion, le plein accord
avec ce qui je lui avais écrit. A la même époque éclata la bombe de la
parution du livre Struttura economica e sociale della Russia d'oggi avec
le nom de Bordiga chez Editoriale Contra (cf. lettre de Bordiga du
03.03.1966).
Comme je l'ai indiqué le mal était irrémédiable et rien n'y fit. Les
champions de la revendication des chefs, des exclusions, du formalisme
organisationnel continuèrent sur leur lancée – même freinée – et
continuent. Dans le bulletin de février 1975, déjà cité, on peut lire à
propos des thèses de Naples et de celles de Milan : « dans ces thèses on
condamne encore une fois la théorie du parti idéal comme un phalanstère
entouré de murs infranchissables, on condamne l'abus des formalismes
d'organisation mais non l'usage concret de ces formalismes, et on se bat
aussi contre l'ignoble bagage des « radiations, expulsions et dissolutions
de groupes locaux » conçus comme la règle et non l'exception, du sain
processus de développement du parti... ».
Ce qui fait évidemment bondir, tant c'est horrible (ne serait-ce pas une
erreur de traduction ?). Auparavant, il avait affirmé « pour que l'État
s'éloigne complètement il faut l'avènement du communisme intégral »
(p. 505). Ainsi on constate qu'il y a imprécision, car il ne situe pas les
phases (qu'il connaît pourtant) du socialisme inférieur et du
communisme.
Dans tous les cas, ce qu'il dit s'est bien vérifié en Russie mais n'a rien à
voir avec le communisme tel que l'entendait Marx. En URSS on a un
État tout puissant. La seule différence c'est qu'il est capitaliste et non
bourgeois (l'État capitaliste, sans classe capitaliste !).
17 C'est un moyen exemplaire pour escamoter la réponse à une question
qu'il a lui-même posée. Voyons plus amplement le texte :
19 Ce qui implicitement posait une question qui devait rester masquée
durant des décennies : ne faut-il pas maintenir cette injonction ? En effet,
le prolétariat, la classe qui doit accomplir la révolution, est engagé dans
une bataille qui n'est pas la sienne. Comment pourra-t-il revenir sur son
propre terrain de lutte ? Ceci ne s'était pas posé lors du premier après-
guerre, la révolution éclatant en Russie, en Allemagne, en Hongrie.
Depuis lors, en dehors de la révolution espagnole à son début, il n'y eut,
en dépit de la crise de 1929-32, de la guerre de 39-45, qu'intégration du
prolétariat. Les révolutionnaires ont beaucoup misé et misent encore sur
la guerre pour qu'il y ait une reprise révolutionnaire. Ils oublient qu'elle
est le moyen le plus efficace pour domestiquer les êtres humains. Sur le
plan strictement classiste, il s'agirait, encore à l'heure actuelle, de rester
en dehors du conflit. En tenant compte de l'englobement des classes et de
l'esclavage généralisé des hommes au capital, on comprend très bien
qu'il faille sortir de ce monde.
Qu'on le veuille ou non, d'ailleurs, le rapport des forces est tel que ceux
qui s'efforcent d'opérer dans cette société, sur le mode révolutionnaire en
fonction de la théorie du prolétariat et en croyant pouvoir intervenir à
plus ou moins brève échéance, sont refoulés dans des ghettos. C'est le
cas du PCI. Sortir de ce monde est aussi échapper au ghetto.
20 En plus des raisons avancées, il faut tenir compte qu'avant 1968 –
sauf dans des cercles restreints – la critique de la marchandise comme a
pu la faire l'I.S., était peu répandue et que l'affirmation : il ne suffit pas
d'éliminer le capital, il faut détruire ce qui est à sa base, le mercantilisme,
avait peu d'écho. Elle en a plus aujourd'hui. Toutefois, tous les anti-
mercantilistes (au sens de qui est contre la marchandise) oublient
l'importance du capital. Avant on percevait celui-ci mais non la
marchandise, aujourd'hui c'est l'inverse : le capital n'apparaît jamais dans
sa spécificité, seulement comme une marchandise particulière. Ce qui
s'accompagne, chez d'autres, d'une analyse de la valeur, de la loi de la
valeur oblitérant toute discontinuité qu'implique le passage de la valeur
au capital. Il semble bien que le plus souvent la plupart en soient restés à
la première phrase du Capital :
Bordiga n'échappe donc pas à son temps, sans en suivre la mode (qui
n'est que l'extériorisation de ce qui est déjà extériorisé). Il en sentait les
exigences profondes, en était porteur sur le plan révolutionnaire.
22 Un preuve qu'à la suite de Bordiga, je n'ai pas mastiqué des formules
creuses, voici: « L'entreprise deviendra alors le lieu où le travail en partie
payé par la collectivité créera un profit en totalité contrôlé par des
personnes privées » (J. Attali, « Vers une socialisation du travail », in Le
Monde du 09.10.1975).
23 Ce souci obsédant de prouver que ce qu'il affirmait était déjà inclus
dans l'oeuvre des maîtres découle de la garantie fondamentale qu'il
préconise contre la dégénérescence : ne pas innover :
« La théorie du parti est le système des lois qui régissent l'histoire passée
et future. La garantie que nous proposons est donc la suivante :
interdiction de revoir ou même d'enrichir la théorie. Pas de créativité »
(Dialogue avec les morts, p. 114).
Note supplémentaire :