Vous êtes sur la page 1sur 44

3

Balkis : dormir dans une voiture


devant l’école
Claire Piluso et Gaële Henri-Panabière

Balkis a 4 ans et onze mois quand elle entre en grande section


de maternelle. Née en octobre 2010, la fillette est la benjamine
d’une fratrie de quatre enfants. Son grand frère Fahim a dix ans
de plus qu’elle et va au collège. Vient ensuite sa sœur Chafika
(née début 2009) et son frère Akram (né fin 2009). La famille,
d’origine algérienne, a quitté l’Espagne pour la France, plus pré-
cisément pour un quartier au centre de Lille, en juin 2015, peu de
temps avant le début de l’enquête. À la rentrée scolaire, cela fait
un mois et demi que Balkis, Chafika, Akram, Fahim et leur père
Marwan dorment dans une voiture garée devant l’école. Sa mère,
Hachima, est alors repartie en Espagne.

Une voiture propre de l’extérieur, encombrée


et malodorante à l’intérieur

La voiture de Marwan dans laquelle toute la famille dort est


une citadine récente. Noire aux vitres teintées à l’arrière, elle est
belle et propre de l’extérieur. Si l’on ne prête pas attention aux
affaires entreposées à l’intérieur, on ne peut pas imaginer que des
personnes dorment dedans tous les soirs depuis plusieurs semaines.
L’intérieur de la voiture est aussi en bon état. Le tableau de bord et
les sièges ne sont ni éraflés ni tachés. Il y a énormément d’affaires
dans l’habitacle et le coffre est rempli jusqu’au plafond, si bien
qu’on ne peut rien voir dans le rétroviseur en conduisant. Assis
sur la banquette arrière, il est impossible d’étendre ses jambes

187
études de cas

car il y a des affaires rangées par terre qui remontent jusqu’au


niveau de l’assise du siège. Durant le trajet pour l’accompagner
au collège, auquel l’enquêtrice a assisté, Fahim n’a pas d’autre
possibilité que de s’asseoir en tailleur. Les côtés de la banquette
arrière et l’espace entre les deux sièges avant sont aussi occupés
par des objets et des vêtements qui tombent jusque sur le frein à
main (à cet endroit, ce sont surtout les affaires de Fahim comme
son cahier de correspondance du collège et un petit livre contenant
quelques feuilles de papier blanches). À l’avant, côté passager, il
est possible de poser ses jambes mais on ne peut pas les bouger,
ni les allonger. Il y a des sacs en tissu ou en plastique, remplis de
vêtements et de couvertures. En montrant l’intérieur de la voiture
à l’enquêtrice, Marwan dit : « Tu vois comment c’est […] on peut
pas faire grand-chose. » Il montre le produit de « beauté » qu’il
a dans la voiture, une bombe aérosol pour coiffer ses cheveux à
propos de laquelle il dit : « Tu vois, ça c’est pour coiffer un peu.
Mais bon… »
Entrer dans la voiture pour s’y asseoir demande de faire des
contorsions. L’espace confiné, occupé par cinq personnes, et le linge
lavé irrégulièrement entretiennent une odeur forte dans l’habitacle.
Cette odeur, qui ressemble à celle des personnes sans domicile fixe
que l’on peut croiser dans les villes, donne la nausée à l’enquêtrice
qui n’y est pas habituée. Si l’intérieur de la voiture sent mauvais,
elle est un espace et une ressource matérielle que Marwan protège
et dont il prend soin. Sans elle, ses enfants et lui seraient obligés
de dormir dans la rue et ne pourraient pas garder les affaires avec
lesquelles ils sont partis d’Espagne. Marwan le sait : « Mais merci,
j’ai la voiture hein. Mais si j’avais pas la voiture, je sais comment
ça se passe hein. » En prendre soin implique de ne pas utiliser les
fonctionnalités de la voiture qui pourraient apporter du divertisse-
ment ou du confort, comme la radio par exemple parce que cela
use la batterie : « C’est un peu compliqué, donc je fais le radio
pour écoute un peu donc lendemain ne marche pas… donc j’ai
poussé la voiture. » La voiture est un abri mais elle est exposée
au regard des passants, ne permettant aucune intimité à la famille.
L’extérieur de la voiture, la rue, certains espaces de la ville sont
aussi des lieux de vie subis, mais que Marwan s’est réappropriés
pour aménager des moments « agréables » à ses enfants. Ainsi,
en plaisantant Marwan présente sa voiture comme son « apparte-

188
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

ment » et la rue où elle est stationnée comme son « quartier » dans


lequel ils rentrent après être allés en ville. Les quais de la Deûle
aménagés sont un des espaces où la famille se rend souvent après
l’école pour prendre le goûter. Sur les tables en pierre les enfants
font leurs devoirs, discutent avec leur père de ce qu’ils ont fait à
l’école et s’amusent ensuite sur les toboggans, les balançoires et
les structures à escalader.
Durant l’année de l’enquête, la famille a cependant connu d’autres
lieux d’habitation que cette voiture. Quand l’école a été au courant
de leur situation, elle a bénéficié de l’aide de comités de soutien
(notamment l’un d’entre eux, composé en partie d’enseignants et
des parents d’élèves de l’école) et de personnes rencontrées dans
le quartier. Ainsi, un habitant de la rue dans laquelle Marwan se
gare, s’étant rendu compte de la situation, lui a proposé quand il
­commençait à faire froid de venir passer une nuit dans son salon sur
un matelas gonflable. Durant deux semaines de vacances s­ colaires,
une personne faisant partie du comité de soutien a prêté son loge-
ment à la famille. Certains week-ends, la famille est hébergée chez
des personnes du comité de soutien lié à l’école. En novembre,
alors que débute le plan froid, la famille dort toujours dehors. Les
comités de soutien se réunissent et décident d’occuper le gymnase.
La famille y dormira une nuit. À la suite de cette occupation,
la famille est hébergée dans un hôtel où ils doivent renouveler
le contrat toutes les deux semaines. Ensuite, un logement d’urgence
leur est attribué. C’est un trois-pièces qui comporte deux chambres
et une salle à manger. Les enfants dorment sur trois matelas collés
les uns aux autres parce qu’il n’y a pas un lit par enfant et parce
qu’une fuite d’eau venant du plafond tombe sur les lits qu’il a fallu
déplacer. Marwan et sa femme, Hachima (qui a rejoint la famille
à cette période), dorment alors sur un fauteuil dépliant.

Des « détails » de la vie quotidienne


qui prennent toute la place

« Vivre » à cinq dans une voiture implique une série de problèmes


qui prennent le pas sur tout. La rue, proche du centre-ville, dans
laquelle se trouve l’école est étroite. Les places sont régulièrement
occupées par les résidents du quartier et elles sont toutes payantes.

189
études de cas

Cela oblige Marwan à porter une attention particulière au temps


de stationnement, qui devient une contrainte temporelle venant se
superposer à celles de l’école et des institutions d’aide. Il doit écha-
fauder toute une organisation pour conserver le stationnement de
sa voiture devant l’école. Cette organisation requiert l’aide de ses
enfants. Le matin, avant d’aller au collège et pendant que Marwan
accompagne Chafika, Akram et Balkis à l’école, Fahim reste dans
la voiture et surveille que les agents assermentés de la voie publique
ne la verbalise pas pour stationnement non réglementaire. Fahim
a pour tâche d’alerter son père en klaxonnant s’il voit arriver ces
agents. Durant la journée, Marwan doit surveiller l’heure à laquelle
il doit renouveler son ticket de parcmètre, ou bien il reste dans la
voiture pour éviter ces frais. Marwan a parfois dû négocier avec la
police pour ne pas avoir d’amende, car, comme il dit : « Je peux
pas payer tous les jours c’est sûr… j’peux pas. »
Les journées de la famille sont faites d’une attention permanente
et épuisante à des détails de la vie qui passeraient inaperçus si elle
avait un logement. Être sans ressources nécessite une grande orga-
nisation étant donné la multiplicité des contraintes et des logiques
temporelles. Dans la situation de cette famille sans domicile, c’est
particulièrement le cas des besoins physiologiques qui ne peuvent
pas être tous satisfaits. Lorsque l’on vit dans un lieu où il n’y a pas
l’eau courante, où il n’est pas possible de se protéger de la lumière
et de la nuit, et où les conditions matérielles d’existence exposent au
froid ainsi qu’à l’impossibilité de dormir dans une position confor-
table, manger, boire, s’habiller, se laver, aller aux toilettes, avoir
chaud n’a rien d’évident. Satisfaire ces besoins physiologiques de
base impose une organisation et une discipline propres à la précarité.
La famille est arrivée au mois de juin en France avec un nombre
d’affaires réduit pour pouvoir faire le voyage. Ils n’ont pas pu
prendre avec eux de vêtements d’hiver. En octobre, Marwan a dû
acheter de nouveaux habits à ses enfants et a pu en récupérer grâce
à une association. Cependant, les vêtements de la famille ne sont
pas tous adaptés au froid. De plus, le fait d’en avoir peu empêche
de les laver. Ainsi Marwan, qui a porté les mêmes vêtements tous
les jours pendant trois mois, nous dit à propos de son pantalon :
« Ici j’ai, j’avais un pantalon, celui-là. Un pantalon. Regardez parce
que la couleur c’est marron… il est très… tu peux le dire sale.
[…] J’en ai pas un autre. » Pouvoir laver ses vêtements dans une

190
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

laverie ou le faire faire par les personnes du comité de soutien


n’est pas une condition suffisante. Pour laver son pantalon, il faut
en avoir au moins un autre de rechange.
Les enfants dorment mal la nuit. L’enseignante de Balkis, la
voyant fatiguée tous les jours, lui fait faire la sieste avec la classe
de la moyenne section entre 13 h 30 et 15 h 30 et manquer les
ateliers de l’après-midi avec les grands. Dormir à cinq dans une
voiture limite en effet la possibilité d’étirer ses jambes sans réveiller
les autres. Marwan lui-même déclare dormir assez peu :
 
Marwan : C’est compliqué pour se tirer les pieds les…
Enquêtrice : Les jambes…
Marwan :… les pieds, les jambes c’est ça, donc chaque fois moi je dors
pas, j’t’assure…

La pluie empêche souvent d’aérer l’habitacle, ce qui rend l’air


désagréable.

Marwan : C’est compliqué, je peux pas ouvrir les fenêtres parce [l’eau]
rentre…

De plus, pour préserver la batterie, le chauffage de la voiture


n’est pas utilisé et la conservation de la chaleur est impossible.
Les enfants souffrent du froid. Ainsi, les plus petits s’en plaignent
lorsqu’ils se réveillent le matin.
 
Marwan : Froid, froid, toujours dit : j’ai froid, il fait froid, il fait froid…
Enquêtrice : Lui1 [Balkis] il le dit ?
Marwan : Oui, tu peux le dire, les deux, les deux petits.
Enquêtrice : Les deux petits, ils le sentent ?
Marwan : Et Chafika aussi. Chafika aussi temps en temps.

Faire ses besoins et les faire faire aux enfants demande de réflé-
chir aux possibilités qui existent. Le soir, Marwan refuse de l’eau
aux enfants lorsqu’ils en réclament pour ne pas qu’ils aient envie
d’uriner et soient obligés de sortir la nuit dans la rue. Le matin,
ils doivent affronter le froid et trouver un coin discret.

1.  Pour parler de sa fille, Marwan, dont la maîtrise du français est imparfaite,
utilise un pronom personnel masculin, ce qui a conduit l’enquêtrice à croire
dans un premier temps que Balkis était un garçon.

191
études de cas

Lorsque nous demandons à Marwan comment mangent les enfants,


il répond : « Pour le soir, n’importe quoi. » La cantine de l’école
leur assure un repas chaud par jour1 et l’ouverture du lieu d’accueil à
l’école le matin avant la classe, où se trouvent une table et un micro-
ondes, représente une autre occasion de les nourrir pour laquelle
Marwan se montre reconnaissant : « J’le remercie à les profs […] ils
ramènent de lait, du jus, la vérité, des confitures, de la marmelade,
du beurre, des gâteaux, la vérité. Elle fait, toutes les profs. Toutes
les profs, parc’ que chaque jour un prof, avec nous. […] les enfants,
il prend, tu peux le dire, chaud, bien. Chaud avec, je nous fais une
tasse de chocolat et quelques p’tits gâteaux et tout, des trucs ça. Et
ensuite, à l’école. » Le soir, par contre, ils doivent se contenter de
pain et de fromage ou de sandwiches achetés par le père.
Les difficultés d’accès à l’eau courante ainsi qu’à des lieux p­ rivés
qui permettraient le soin du corps et un travail de l’apparence
viennent contrarier les normes d’hygiène corporelles de Marwan
pour qui la présentation de soi est un signe de respectabilité. Le
lavage des mains et le brossage des dents le soir sont très importants
et même « sacrés » pour lui, dit-il. Malgré les soins qu’il essaie
d’apporter à la tenue de Balkis, son institutrice la décrit comme
« pas toujours très propre ». Mais dans de telles conditions de
vie, conserver une présentation corporelle jugée comme correcte
est difficilement possible. La fillette vient cependant toujours à
l’école les cheveux coiffés, attachés avec un chouchou et porte
selon les jours des coiffures différentes. Balkis a une taille dans
la moyenne de son âge. Ses cheveux frisés lui arrivent au milieu du
dos lorsqu’ils sont détachés. Son père tient à ce qu’elle les conserve
à cette longueur parce qu’il les trouve beaux et que cela va bien à
une petite fille. Elle se présente à l’école avec une tenue travaillée
pour être soignée et impeccable sans que cela soit toujours le cas
finalement : ses vêtements ne pouvant pas être lavés régulièrement,
ils sont parfois tachés. Si Marwan fait tout ce qu’il peut pour avoir

1.  Les possibilités de manger de Marwan ne sont pas les mêmes que celles
de ses enfants, qui déjeunent tous les jours à la cantine. À partir du mois
d’octobre, l’assistante sociale de la ville lui a donné « deux cartes pour aller
manger » dans un foyer pour les repas du midi. Si l’école a vite mis en place les
douches pour les enfants dans le gymnase, cette possibilité de se laver n’inclut
pas Marwan. Grâce à l’intervention de l’assistante sociale, il peut aller se laver
dans un foyer autre que celui dans lequel il mange.

192
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

lui-même une tenue vestimentaire présentable (« Je mets les chaus-


settes, je règle un peu les cheveux, mais bon… »), le fait que ses
vêtements ne sont pas régulièrement lavés et changés génère des
commentaires plutôt négatifs à son encontre. L’institutrice relève
qu’il « sent mauvais ».

Une biographie familiale marquée


par des déracinements et des déclassements

Reconstituer la biographie familiale de Balkis n’a pas été simple.


Il y a des questions auxquelles Marwan n’a pas répondu soit à cause
de l’incompréhension liée à la langue, soit parce qu’il ne souhaitait
pas donner de détails. Plusieurs pans de l’histoire familiale restent
dans l’ombre. Elle est marquée par des déracinements successifs.
Le père et la mère de Balkis ont quitté leur pays de naissance,
l’Algérie, pour l’Espagne où Balkis est née, avant de devoir à son
tour quitter ce pays pour la France. Ce sont ces déplacements dont
il est difficile de reconstituer entièrement les raisons.
Marwan est né en Algérie à la fin des années soixante (il a 48 ans
au moment de l’enquête). Il a grandi dans une famille assez bien
dotée économiquement et scolairement. Son grand-père paternel
était « chef des mines ». Son père, qui avait fait des études de droit,
était « commissaire pour le gouvernement », tandis que sa mère
a été scolarisée dans des écoles françaises jusqu’à son mariage, à
15 ans. Marwan est le deuxième d’une fratrie de sept enfants. En
dehors de son plus jeune frère qui est taxi, ses frères et sœurs ont
tous un diplôme au moins équivalent au baccalauréat : une sœur
est sage-femme, une autre a fait des études de droit, une troisième
est gynécologue, l’un de ses frères est professeur d’espagnol avec
une licence, et un autre a commencé des études pour devenir pilote
d’avion. À l’issue d’une scolarité au cours de laquelle il ne figu-
rait pas parmi les meilleurs élèves, Marwan a suivi une formation
de prothésiste dentaire mais il n’a jamais décroché le diplôme la
validant (l’équivalent d’un baccalauréat professionnel qu’il a tenté
deux fois). Vers 19 ans, après y être venu en vacances, il s’installe
en Espagne. « J’ai travaillé un peu, enfin, les étudier un peu les
prothésistes dentaires […] mais j’étais… je laisse tout parce que
j’ai parti en Espagne donc je laisse les études. »

193
études de cas

Au début de son installation dans ce pays, il ne connaît pas


l’espagnol. Parlant un peu le français appris à l’école, il se fait
embaucher en tant que serveur puis plongeur dans un restaurant dont
les patrons sont francophones. Il a ensuite travaillé comme employé
dans le monde du cyclisme et par la suite il a occupé des emplois
d’ouvrier dans la boulangerie, de manutentionnaire, de chauffeur
de camionnette, de carrossier, de maçon ou de soudeur. Il les a
généralement exercés sur des durées de trois à quatre années ; la fin
de ces emplois coïncidait souvent avec la fermeture de l’entreprise
qui l’embauchait. Entre ces différents contrats, Marwan trouve
des emplois précaires dans des hôtels. Ces contrats-là duraient de
deux à trois mois. Il a également travaillé comme homme à tout
faire dans des sociétés, « mais c’est pas duré aussi, c’est quelques
mois pour rester pas comme ça les bras… croisés, c’est ça, donc
tu fais quelque chose. Tu fais quelque chose parce que il faut
faire quelque chose sinon… ». Marwan a donc exercé une série
d’emplois non qualifiés (« j’ai pas de diplômes ») sans distinction
(déclarant accepter « n’importe quoi ») dans le but de nourrir sa
famille (« pour les enfants »).
Cela fait plus de dix ans que Marwan vit en Espagne (il a environ
30 ans) lorsqu’il rencontre Hachima avec qui il se marie. Également
née en Algérie (au début des années 1980), elle est issue d’une
famille très dotée culturellement : son père est gynécologue, sa
mère professeure de français. L’un des grands-pères était directeur
de banque, l’autre patron d’hôtel, les grand-mères n’exerçaient pas
d’activité professionnelle. Lors des années noires1, menacée par
des « terroristes », toute sa famille quitte l’Algérie pour l’Espagne.
À l’époque âgée d’une quinzaine d’années, Hachima est scolarisée
au lycée. Marwan la décrit comme étant alors une très bonne élève,
souvent première de sa classe et entrée « en avance » à l’école :
« Elle est très bien pour les études. » Elle poursuit sa scolarité en
Espagne mais ne parvient pas à décrocher le baccalauréat. D’après
son mari, elle avait trop de difficultés avec la langue espagnole :
« L’Espagne, c’est compliqué pour la langue, tout ça. » Hachima
est née dans une famille de huit enfants. L’une de ses sœurs aînées
s’est mariée jeune tandis que l’autre, étudiante à son départ d’Algé-

1.  Les années 1990 en Algérie sont marquées par des attentats et une lutte
de pouvoir entre l’armée algérienne et la branche armée de l’islam politique.

194
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

rie, arrête ses études, l’une de ses cadettes vend actuellement des
téléphones portables, l’autre a arrêté ses études de sage-femme pour
se marier, l’un de ses cadets est ouvrier et le benjamin est encore
lycéen. Contrairement à la famille de son mari qui vit toujours en
Algérie, la famille d’Hachima vit dorénavant en Espagne. Selon les
déclarations de Marwan, Hachima a travaillé dans le textile (« Les
draps, les couvertures tout ça »), puis elle est devenue femme de
ménage dans un centre commercial au sein duquel elle est montée
en grade jusqu’à devenir responsable d’un petit groupe d’employées
à l’entretien.
Les parents de Balkis ont en commun d’avoir connu un déclas-
sement social par rapport à leurs milieux d’origine. Sauf que l’exil
fait suite aux difficultés scolaires du père tandis qu’il semble la
cause de celles de la mère. La comparaison de leurs scolarités
respectives est plutôt en faveur de celle-ci :
 
Marwan : Elle était mieux, moi, non. Voilà. Elle est toujours la première,
toujours.

Celle-ci semble d’ailleurs vouloir reprendre ses études et passer


le baccalauréat en candidat libre en France, tandis que cela ne fait
pas partie des projets de son mari :
 
Marwan : [Ma femme] elle dit que si elle quelques jours je pars en
France, je veux faire le candidat libre, c’est ça ?
Enquêtrice : Oui.
Marwan :… pour faire, pour continuer le bac.
Enquêtrice : Vous voulez le faire tous les deux, ça ?
Marwan : Moi je pense que non. Moi je pense c’est autre chose, parce
que moi, j’ai besoin de travail parce que j’ai pas le temps. J’ai pas
le temps pour… elle peut être oui mais moi… à part que je oublie
beaucoup de choses.

C’est à la fin de l’année scolaire précédant l’enquête que la famille


part en France car les deux parents ne trouvent plus de travail en
Espagne. La grande surface qui employait Hachima a fermé, ce
qui est un coup dur : « Elle est chef, de responsable dans un centre
commercial et ensuite c’est bloqué tout ça et c’est terminé… », mais
Marwan semble être sans emploi depuis déjà longtemps. Il raconte
en effet s’être beaucoup occupé de ses enfants depuis la naissance

195
études de cas

de Balkis, car il était plus souvent sans emploi que sa femme


(« je travaille pas presque toujours… »). C’est à l’issue de cette
période de chômage plus longue que les précédentes que les parents
prennent la décision de quitter l’Espagne et de rejoindre la France
dans l’espoir d’y trouver une meilleure situation et d­ ’assurer l­’avenir
des enfants. Marwan le dit à sa manière : « C’est… je… je chan-
geais de travail mais à part ça… les usines elles ont fermées parce
que y’a rien y’a rien […]. Y’a pas de travail. Y’a mais c’est pas
comme avant, y’a un petit travail. Donc pour aller avant, il faut
travailler, il faut chercher une vie pour les enfants, pour les études
pour l’avenir de les enfants […]. C’est obligatoire, c’est… c’est…
Donc c’est pour ça je venir ici en France. »
Après avoir vendu une voiture et en avoir tiré une somme d’argent
importante (entre 7 000 et 8 000 euros), emportant quelques vête-
ments d’été dans une autre voiture, la famille distribue ce qu’elle
possède à des associations caritatives et part pour la France. Logeant
les premiers temps à l’hôtel et voyant fondre l’argent emporté, ils
commencent à dormir dans la voiture au cours de l’été. Au moment
de l’enquête, il reste 350 euros sur le compte bancaire de la famille.
C’est dans la même période qu’Hachima retourne vivre en
Espagne chez sa mère. Les conditions de cette décision sont assez
difficiles à cerner. Les examens médicaux qu’elle doit passer sont
mis en avant par Marwan. Il semble que l’idée que les enfants
puissent aller vivre avec elle chez leur grand-mère ait été évoquée
mais rejetée par le père qui ne veut pas être séparé de ses enfants :
« Mais moi je dis à ma femme “Non, les enfants avec moi. Toi tu
veux partir à ta mère mais, mais c’est pas”. » Déjà en Espagne,
il déclare avoir préféré s’en occuper lui-même que de les confier
à ses beaux-parents. Il se rend à la mairie de Lille et inscrit ses
enfants à l’école environ deux semaines après la rentrée officielle.
Entre les premiers entretiens avec le père fin septembre et la fin
de l’enquête (à la fin de l’année scolaire 2015‑2016), Hachima
fait quelques séjours en France (au moins un entre novembre et
décembre), alors qu’ils sont logés de manière toujours précaire
mais plus confortable. Si elle restait en Espagne au début, c’était,
semble-t‑il aussi, pour ne pas accentuer l’inconfort familial en
ajoutant une personne de plus dans la voiture : « Avant… on dor-
mait les six ici hein. Les six ! Donc je mette moi la petite, elle
aussi le petite. Les deux pour dorme un peu, on fait comme ça,

196
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

donc c’est… c’est… c’est… c’est… horrible ! » ; « Mais pour moi


[rire] pour moi, elle reste là-bas. Tu sais pourquoi ? Parce que c’est
un dérogement [dérangement]. C’est compliqué pour les enfants
et pour moi. Donc imagine-toi, il va venir ma femme aussi ». La
dégradation des conditions de vie de la famille depuis son départ
d’Espagne a fortement affecté la socialisation de Balkis. Aussi
est-il nécessaire de reconstituer la vie quotidienne de celle-ci dans
ces deux périodes.

Une vie relativement réglée en Espagne

Au cours des premières années de sa vie et jusqu’à son départ


pour la France, Balkis a été principalement en relation avec ses trois
aînés, sa mère et surtout son père, qui allait chercher ses enfants
à la crèche, puis à l’école. Elle a alors connu une vie marquée
par des horaires réguliers et une relative stabilité des conditions
d’existence. Le retour de l’école semblait très ritualisé et Marwan
décrit à plusieurs reprises une fin de journée similaire. Il allait
chercher ses enfants, tous inscrits dans la même école catholique
dont ils portaient l’uniforme, à 17 heures ; il les accompagnait
ensuite à la bibliothèque municipale où ils faisaient leurs devoirs
et lisaient. « Tous les jours à bibliothèque pour faire les devoirs
y si vous n’avez pas les devoirs, il prend quelque chose pour
lire… », se rappelle Marwan. Les journées se continuaient par
un entraînement de natation (les quatre enfants y ont été inscrits
très jeunes, alors qu’ils portaient encore des couches, mais seuls
les deux aînés avaient des entraînements quotidiens lors de l’année
précédant l’enquête). Le père exerçait ainsi un contrôle assez serré
des activités de ses enfants : « Donc c’est pour ça, toujours contrô-
ler, toujours avec lui, avec mes enfants, les études, les devoirs, le
sport, parce que j’aime pas qui le vite [qu’il aille vite]. Parce que
le vite, c’est compliqué. Il peut faire beaucoup de chose mal. » De
retour au domicile, les enfants se lavaient. Très à cheval sur les
questions d’hygiène, les parents leur demandaient de se laver et
de changer de tenue pour ne pas porter dans le logement les vête-
ments portés à l’extérieur. Ils mangeaient puis allaient se c­ oucher
après avoir un peu regardé la télévision. La fréquentation de la
bibliothèque puis l’entraînement sportif (ou l’accompagnement des

197
études de cas

aînés par les plus jeunes) rythmaient les fins de journée avec une
grande régularité et avaient pour effet de limiter les usages de la
télévision, qui n’était possible qu’« après sport, après les études.
Donc c’est pour ça, j’t’ai dit, il nous reste pas beaucoup de temps
pour faire dessin animé ».
Ce cadrage horaire se relâchait le dimanche (le samedi étant
organisé autour des compétitions de natation des deux aînés), jour
pendant lequel la famille pouvait se rendre à des fêtes locales et
où les enfants regardaient la télévision dans la pièce commune. Ils
dessinaient ou jouaient. Certains jeux auxquels participaient aussi
les parents semblent avoir eu une fonction éducative, notamment
le Master Mind auquel Marwan jouait enfant et qu’il a racheté en
Espagne. C’est aussi le cas de ceux contenant des lettres de l’alpha-
bet dont il sera question plus loin. La famille possédait de plus une
tablette, utilisée à tour de rôle et pour une durée limitée.
Le contrôle parental semblait centré sur le travail scolaire des
enfants et sur certains aspects seulement du contenu de leurs acti-
vités (comme la lecture ou la télévision). Par exemple, parents
et enfants regardaient peu la télévision ensemble à part certaines
compétitions sportives, et si Marwan peut citer une série que la sœur
aînée de Balkis regardait beaucoup (Hannah Montana), il semble
surtout avoir veillé à ce que ses enfants ne regardent pas des pro-
grammes déconseillés au moins de 16 ou 18 ans. « Il a pas droit.
Parce que c’est des moins, des plus de dix-huit ans, plus de seize
ans, plus de treize ans… Donc j’aime pas que ma fille, que… Tu
vois ? » De la même manière, lorsque les enfants empruntaient des
livres ou des DVD à la bibliothèque, il pouvait les conseiller mais
les laissaient surtout se fier aux classements par âges :
 
Enquêtrice : Et est-ce que vous les aidiez à choisir ?
Marwan : Non, normalement non, tu vois pourquoi ? Parce que, les
bibliothèques par âge, tu vois ? Bleu, vert, marron, chacun… Donc,
y’a pas de problèmes.

La manière dont s’exerçaient les limites manifeste à la fois un


souci d’explication et l’importance de la différence de statut entre
adultes et enfants (« Je suis [sourire] un peu grand, c’est ça non ?
Le grand toujours pense mieux que… Bon, c’est pas… mais y’avait
un peu des idées, non ? Les p’tits connaient pas des choses, donc

198
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

y’a les limites : ça non, ça oui »). Encore au moment de l’enquête,


pour se faire obéir, la plupart du temps, il suffit que Marwan
prenne un air sérieux : « Mais pour ma fille quand je fais un peu
sérieux “il faut pas faire ça, il faut pas faire ça, il faut rester, il
faut taisez-vous”. » Il dit ne jamais avoir puni Balkis, ni les autres,
du fait de son attachement à ses quatre enfants et à sa benjamine
en particulier1, préférant par exemple leur faire faire une activité
calme que de les isoler :
 
Marwan : Je n’mets pas dans sa chambre, non. « Il ne faut pas faire
ça. » Peut-être, j’vais mettre quelqu’chose, parce qu’il veut toujours
des dessins, tout ça ou des livres. Le mettre dans une table pour…
Enquêtrice : Pour qu’il s’calme ? C’est ça ? Pour qu’il reste tranquille ?
Marwan : Pour ne faire le puni, puni c’est ça, non ?

L’autorité exercée par le père s’exprimait davantage sur l’instant


par une intervention directe de sa part (c’est cette forme qui semble
encore dominer actuellement). Mais Balkis a aussi connu des sanc-
tions s’exprimant sur la durée. Revenant sur la période vécue en
Espagne, Marwan indique ainsi que sa femme était « plus sévère »
que lui et donnait des punitions, privant par exemple ses enfants
d’un achat ou d’une activité sur écran (tablette ou télévision). Il
lui arrivait en revanche comme à sa femme de donner des récom-
penses à ses enfants, et en particulier à Balkis. Celle-ci possédait
ainsi une tirelire musicale dans laquelle ses parents glissaient des
pièces, notamment pour la récompenser d’un service rendu, et elle
associait ce geste à l’achat d’objets de « princesse » : Marwan
raconte, en disant toujours “il” pour Balkis : « Tu mettes une pièce,
il fait la musique, tu vois. Alors il est très contente. Je le mette, et
il est, oui. Toujours, il dit “princesse, princesse, princesse” ! » Plus
généralement, des gratifications sous forme de jouets, de livres ou
de bonbons (rangés dans un placard, la distribution de ces sucreries

1.  Balkis est née un jour seulement avant l’anniversaire de son père (Marwan
raconte en souriant avoir demandé à sa femme d’attendre un jour de plus
pour la mettre au monde) et celui-ci indique, comme un signe particulier de
cette proximité, qu’elle a le même groupe sanguin que lui. Ils semblent tous
deux entretenir une complicité particulière qui se traduit par le fait qu’elle lui
demandait systématiquement (et avec succès) de lui masser les pieds avant de
dormir, dans la période où ils vivaient dans la voiture.

199
études de cas

était réglée par les parents) étaient dispensées aux enfants pour
renforcer certains comportements jugés positifs :
 
Marwan : Je le donne pour…
Enquêtrice : Pour lui dire c’est bien, les félicitations…
Marwan : Oui, pour faire un peu [rire]. Pour la prochaine fois il pense.
Enquêtrice : Pour qu’il pense que, pour qu’il fasse mieux après ?
Marwan : C’est ça, pour être, je le fais bien. Pour continuer… Oui c’est ça.

Ces pratiques d’obéissance associées à la régularité des rythmes


familiaux sont susceptibles de favoriser l’intériorisation des limites
et une certaine adhésion aux normes de comportement scolaire.
D’ailleurs, Marwan a expliqué à la directrice de l’école que ceux-ci
étaient de bons élèves en Espagne. Il exprime une certaine affinité
avec le type de discipline scolaire qu’il percevait dans l’école
catholique où ses enfants étaient alors inscrits et est capable de
percevoir des différences avec le mode de fonctionnement de l’école
publique de Lille : « Donc le avant, avant les quatre sont dans un
école des sœurs, c’est ça non ? De les sœurs avec uniforme et tout
ça […] mais il faut ils sont discipline, il y a pas… […] Ils font pas
ce qu’ils veulent, y’a pas de fureur, pas de bagarre, c’est très… tu
peux laisse tes enfants, y tranquille, tranquille. Mais je… tu vois
ici je vois un peu changement. »

Culture écrite et langue française :


bonne volonté scolaire et souci d’intégration

La culture écrite est présente dans la vie familiale de Balkis même


si elle prenait davantage de place lorsqu’elle vivait en Espagne. Cela
se manifeste dans les pratiques de lecture des différents membres
de la famille. La lecture de textes en français est citée comme une
activité courante par le père lors de la description d’une soirée (les
questions ne portaient pas encore sur ce sujet) : « Je parle avec mes
enfants, j’ai un peu quelques livres… (– Vous lisez des histoires ?)
Pour lire… euh je lis mais quelques mots je comprends pas, c’est
la vérité mais… pour… pour comprendre un peu. » Le livre auquel
il fait surtout référence est une biographie de Jane Fonda mais il
dénombre aussi « cinq ou six […] p’tites histoires » en français

200
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

qu’il incite ses enfants à lire. Marwan lit aussi régulièrement des
journaux (un journal local lorsqu’il vivait en Espagne, des journaux
gratuits en français au moment de l’enquête) mais s’il lui arrivait
de discuter de l’actualité avec d’autres adultes en Espagne, il le fait
rarement avec ses enfants, préférant même qu’ils soient dans une
autre pièce pour aborder certains sujets qui pourraient les inquiéter.
Ses enfants ont fréquenté très régulièrement une bibliothèque muni-
cipale où ils empruntaient des livres. Ils en avaient également dans
leur logement sur des étagères dans leurs chambres. Il s’agissait
essentiellement de manuels scolaires (« des livres de les études »). Il
est arrivé à Marwan et à sa femme de lire des histoires aux enfants
sans que cela semble très ritualisé (les enfants étant fatigués les
soirs de semaine). Cependant, la lecture, les livres, la bibliothèque
sont pour Marwan très important. « C’est sacré », dit-il. Et quand il
évoque son père mort avant la naissance de Balkis, et dont il parle
très souvent à ses enfants, il insiste sur son amour de la lecture :
« Il est beaucoup lire. Il va dormir, il faut un bouquin… Il aime
beaucoup, il aime beaucoup. »
Pour autant, bien plus qu’à la notion de loisirs, la lecture est
très clairement associée à la notion d’efforts d’apprentissage
pour Marwan, qu’il s’agisse des siens pour apprendre le français
écrit ou qu’il s’agisse des apprentissages scolaires de ses enfants.
S’il accompagnait ses enfants à la bibliothèque tous les jours en
Espagne, c’est clairement pour qu’ils fassent leurs devoirs en se
servant éventuellement des dictionnaires ou des ordinateurs dis-
ponibles, même s’ils pouvaient emprunter des livres et des DVD.
Cette association de la lecture au travail d’apprentissage davantage
qu’au plaisir est visible lorsque l’enquêtrice lui demande si la
famille a fréquenté la bibliothèque lors du précédent été : « C’est
toute l’année, les études, bibliothèque, natation… C’est, c’est trop,
donc… L’été les vacances, il faut un peu… tranquillité. Reposer un
peu. » Pour Marwan, il semble presque incongru d’associer lecture
en bibliothèque avec l’idée de loisir ou de repos.
Marwan ne décrit pas vraiment les livres que lisent ses enfants
et ne semble pas leur trouver de particularités, leur fonction étant
essentiellement d’apprentissage de la langue écrite : « Je crois que
les livres pour les enfants sont pareils, je crois. Sont p’t-être les
mêmes paroles… » C’est dans la même perspective qu’il montre
les panneaux et les plaques visibles dans les rues à ses enfants

201
études de cas

lors de leurs promenades en les rendant attentifs à leur forme :


« Pour la rue, temps en temps. À tous, les quatre. Les mots… les
adresses… N’importe, n’importe. N’importe quel truc, je suis…
“qu’est-ce que ça veut dire ?”, des fois, “comment s’écrit ?” Avec
l’accent, avec chapeau, avec… Tu vois ! »
Concernant les pratiques d’écriture, elles ont fait et font tou-
jours l’objet d’une attention paternelle. Balkis avait des devoirs
à faire en Espagne consistant à recopier des lettres de l’alphabet
et des mots : « L’alphabet : A, B, C, D, tu vois, continues faire,
majuscule, minuscule. Et un peu des lettres. “B”, “I”, “Papa”,
“Maman”, tu vois, trois-quatre lettres, tu vois. » Plusieurs jeux
présents à leur domicile avaient pour fonction cet apprentissage :
« [En Espagne ils avaient] beaucoup de jeux pour jeux, pour jouer
ou en même temps […] pour apprendre, à lire, pour apprendre à
escri… [se reprend] à écrire. » Balkis y jouait la plupart du temps
le week-end avec ses frères et sœurs. En arrivant en France, les
pratiques d’écriture des enfants semblent avoir beaucoup diminué
du fait des conditions matérielles. Ces jeux ont été donnés et, s’il
arrivait à Balkis de mettre son prénom en bas de cartes envoyées
par ses parents, ce n’est plus le cas. Marwan explique d’ailleurs
que ce n’est pas pratique d’écrire dans la voiture et qu’il préfère
maintenant envoyer des textos. Balkis continue cependant à dessiner
et parfois à recopier des mots écrits par ses aînés.
Lui-même utilise quotidiennement un cahier comme « agenda »
dans lequel il note ses rendez-vous, tantôt en majuscules, tantôt
en minuscules. Les mots y sont souvent écrits les uns à la suite
des autres sans espaces (par exemple il écrit LECOLE pour noter
qu’il a rendez-avec l’enquêtrice). Imparfaite, sa maîtrise du f­ rançais
écrit date de sa scolarité en Algérie, où la langue française lui a été
enseignée : « l’arabe parce que c’est obligatoire en… le deuxième
langue, c’est le français ». Marwan perçoit l’intérêt de cours pro-
posés par le collège de son fils à destination des parents d’élèves
allophones : « Les fautes… Je fais un peu des fautes mais j’aime-
rais bien rentrer parce que à collège… […] C’est toute l’année
pour donner les classes, pour le français et dit toi aussi. Moi juste
aujourd’hui, hier, normalement mais j’ai pas allé. C’est pas… Hier
et aujourd’hui pour apprendre, moi j’aimerais bien pour parler un
peu correctement y escrivir aussi correctement. » Il a cependant
manqué les premiers cours et le rapport à sa propre scolarité n’y

202
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

est sans doute pas étranger. Le fait de connaître le français, et


notamment le français écrit – qu’il mobilise comme on l’a vu
plus haut dans son « agenda », plutôt que sa langue maternelle –,
même imparfaitement est un des arguments qu’il met en avant
pour expliquer la décision de venir en France plutôt que dans un
autre pays en quittant l’Espagne. Marwan confie d’ailleurs mieux
maîtriser le français que l’espagnol.
L’arabe est à la fois sa langue maternelle et une langue qui lui a
été enseignée. Il le pratiquait en Espagne avec sa femme ou avec
certains invités, les enfants leur demandant parfois la signification
de certains mots ; sa femme écoutait des chansons en arabe. Mais
l’arabe n’était jamais parlé avec ses enfants, ou très rarement, à
l’occasion de voyages en Algérie avant la naissance de ­Balkis.
Marwan leur a en effet toujours parlé en espagnol sachant qu’il
pratiquait tantôt le castillan standard, tantôt le dialecte local, le
valenciano. Sa femme et lui ne parlaient pas arabe dans une logique
d’intégration au pays d’accueil, ne considérant pas que pratiquer
d’emblée plusieurs langues à la maison puisse être un atout pour
les enfants (comme cela peut s’observer dans certaines familles
plus favorisées). Au moment de l’enquête, il se force dans la même
perspective à leur parler en français : « De temps en temps je
parle… je le mette ou je le jette… ou je parle un peu français.
Et les enfants aussi : “Papa, il faut parler avec nous français.” Moi
je dis : “C’est bien, c’est bien, vous aussi parle, il faut parle.” Parle
mal ça fait rien mais il faut qu’ils parlent. Il faut qu’ils parlent
avec les profs avec les élèves, il faut parler. Pour apprendre le
plus rapidement. Lire, lire, lire. “Comprend pas. – Ça fait rien,
lis !” Pour les mots, como s’escrive. » L’apprentissage de la langue
française pour lui-même et pour ses enfants représente un enjeu
important dans les échanges familiaux mais aussi avec d’autres
personnes, comme l’enquêtrice. Marwan demande ainsi au cours
des entretiens à plusieurs reprises s’il utilise le bon mot en f­ rançais,
pointe un terme qu’il ne comprend pas dans une question qu’elle
vient de lui poser, utilise des mots espagnols, s’exprime par gestes
ou par périphrases en interrogeant l’enquêtrice sur leur traduction
française : « Quand tu manges, il faut [bruits de dents qui claquent]
bien. (– Mâcher ?) » ; « Le mari de la sœur de ma femme, j’sais pas
comment se dit [sourire]. (– Le beau-frère !) Le beau-frère, voilà ».

203
études de cas

Pendant le dîner, quand Marwan fait parler ses enfants de leur


journée d’école, ceux-ci font état du vocabulaire qu’ils ont acquis :
« Chaque fois, je dis : “Aujourd’hui qu’est-ce que tu comprendre ?
[…] “Bonsoir bonjour, bonsoir bonjour, samedi, dimanche, lundi !”
Quelques mots, quelques mots, oui. » Même si lui-même n’est pas
très à l’aise, il lui arrive de reprendre Balkis sur sa prononciation
ou sur d’autres erreurs qu’il peut percevoir. « Je le rectifier […].
Chaque fois, il dit mal, je l’enseigner, correctement. » Mais ces
conseils ne peuvent qu’être limités. « Je fais ce que je peux ! »
dit-il. Marwan donne également à Balkis des conseils très précis
sur la manière dont elle doit écouter son enseignante et les autres
élèves : « Parce que toujours je lui dis que il faut écouter bien les
profs. La regarder à les yeux, si c’est l’habitude, il faisait ça. [sou-
rire] Faut regarder bien les yeux, et écouter. Parle avec toi, ou un
autre garçon ou une fille, il faut regarder, il faut entendu qu’est-ce
qu’il dit. Et pourquoi ? Pour la prochaine fois, tu sais qu’est-ce
que ça veut dire cette parole. » On verra plus bas quel est le poids
de ces apprentissages langagiers en famille sur le comportement
de Balkis en classe.

Des principes éducatifs difficiles à appliquer

Certaines pratiques enfantines d’écriture ou de jeux autour de


l’écrit ont disparu du quotidien de Balkis. Ce ne sont pas les seuls
changements dans les conditions de socialisation familiale que
le départ d’Espagne a provoqués. Les conditions très précaires
d’existence que connaît la famille de Balkis empêchent son père
d’appliquer comme il le voudrait les principes éducatifs auxquels il
croit. Cependant, dans chacun des contextes de leur vie, il s’efforce
de rappeler les bonnes manières et les bonnes conduites à tenir.
S’il ne peut pas fournir à ses enfants l’alimentation qu’il souhaite,
lors du repas du soir, Marwan tient à discuter avec eux. À cette
occasion, il tient à ce que les enfants parlent chacun à leur tour :
« Si par exemple, il commence, le plus petit le plus grand à parler,
si l’autre il parle, j’vais lui dire : “Attends qu’il termine lui de
parler, parle toi.” » Ces discussions en famille permettent, d’après
lui, de prendre le soin de bien mastiquer et d’éviter de penser aux
difficultés.

204
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

 
Marwan : C’est ça ! C’est bien pour non fatiguer l’estomac. […]
Enquêtrice : Et vous discutez tous ensemble ?
Marwan : Oui, oui, oui, avec les enfants, pour passer le temps, pour
oublier les…
Enquêtrice : Les problèmes ?
Marwan : Les problèmes. Pour les enfants, il faut donner toujours…
Enquêtrice : Oui, pour donner comme de l’espoir en fait.
Marwan : Voilà, c’est ça, oui, c’est ça, oui !

Interrogé sur la manière dont se manifestent les limites posées


aux enfants, Marwan exprime un souci d’explication, par exemple,
lorsqu’il se rend compte que Balkis s’est urinée dessus à l’école, ce
qui est arrivé plusieurs fois en début d’année : « Et c’est pour ça je
lui explique, il faut faire un coin pipi, il faut pas faire dessus. (– Il
faut demander à faire pipi aux toilettes.) Il faut demander, si, juste
dire pipi aux toilettes. J’crois que le professeur, elle comprend ce
que ça veut dire. C’est ça, oui. » Lorsque les enfants se disputent,
il intervient directement pour faire en sorte que le calme revienne :
« Qu’est c’qu’y s’passe, qu’est c’qu’y s’passe ? Je règle, tu vois, ça
c’est la tienne, ça c’est la mienne… » Il explique également à ses
enfants les écarts de normes de comportement qu’ils ont pu ressentir
à leur arrivée en France : « Oh je le dis, quand je suis venu ici, je
l’ai dit : “Espagne, c’est Espagne, et en France, c’est la France. Il y
a un peu de changement. Un peu de changement, c’est pas pareil.” »
Concernant le contrôle des écrans, s’il n’y a plus de télévision dans
le quotidien de Balkis, les enfants jouent parfois sur le téléphone
portable du père ou sur une tablette. La durée d’usage de cet ins-
trument est contrôlée : « Et bon, j’ai seulement une tablette, donc
il faut faire, là-bas, jouer jouer jouer, l’autre aussi, donc d’accord,
je vois l’heure : “Quinze minutes toi, quinze minutes toi. […] tu
restes tranquille, quinze toi, quinze minutes toi.” »
Mais les gratifications motivées par la volonté d’encourager les
enfants à certains comportements qui se déroulaient en Espagne n’ont
plus cours au moment de l’enquête. La tirelire musicale et le placard
où étaient rangés les bonbons ne font plus partie du décor quotidien.
De manière générale, Balkis subit de manière récurrente des situa-
tions de frustration de ses désirs (de jouets, de bonbons, etc.), sans
que la perspective de les satisfaire à une échéance déterminée puisse
susciter l’espoir de voir l’attente récompensée, et ainsi renforcer des

205
études de cas

dispositions à l’ascèse. Ces satisfactions sont en fait renvoyées à


un temps incertain, à quand « ça ira mieux », quand ils auront une
« maison ». En Espagne, lorsque sa mère emmenait Balkis faire les
courses avec elle, il lui arrivait, surtout en début de mois, d’acheter
certains produits à sa demande. Depuis que la famille vit en France,
ces pratiques n’ont plus cours. Les enfants n’ont plus d’argent de
poche et Marwan leur répond souvent qu’il ne peut pas leur acheter
ce qu’ils veulent : « Temps en temps, ça dépend mon, mon argent.
Je l’achète quelque chose, je dis “non, ça c’est très cher, ça c’est
la prochaine fois”. Je dis “la prochaine fois”, et il reste comme ça !
[sourire]. » De même, l’été précédent il leur a expliqué qu’ils ne
pouvaient leur payer l’entrée de la piscine municipale trop souvent :
« Donc j’ai dit deux fois ça suffit parce que j’ai dit à mes enfants
“on peut pas… on peut pas… on peut pas. Je sais qu’il chaud et
tout ça mais…”, ils jouent y’a le parc et tout ça mais… »
Ces différences de conditions sont perçues par Balkis qui exprime
des insatisfactions face auxquelles son père ne peut que manifester
son impuissance :
 
Marwan : Il demande les choses comme là-bas [en Espagne]. Tu vois.
Comme là-bas. « Je veux aller à la maison, j’ai besoin des poupées, j’ai
besoin de… » Tu vois. Et moi je lui explique. Je lui explique que je peux
pas. [plus bas] Je peux pas. [silence] Oui, c’est ça. [silence] Que main-
tenant nous sommes ici, et peut-être, peut-être […] « Si nous avons une
p’tite maison… J’te donne tout. » Maintenant j’lui explique la situation
un peu compliquée. Je peux rien faire. C’est pas… entre mes mains…

Il faut noter ici que Marwan pleure à plusieurs reprises durant


les entretiens lorsqu’il aborde les conditions de vie auxquelles ses
enfants sont confrontés. Le désespoir qu’exprime alors le père de
ne pouvoir faire plaisir à ses enfants est le pendant des frustrations
qu’accumule Balkis au fil de son expérience. D’autant plus que les
encouragements à l’optimisme prodigués par Marwan à ses enfants
ne se traduisent pas au cours de l’année par une réelle stabilisation
de leur situation :
 
Enquêtrice : Et maintenant, aujourd’hui du coup, depuis que vous êtes
en France, est-ce que ça lui arrive d’avoir des moments où elle est
découragée ?

206
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

Marwan : Oui. J’ai rien la vérité, mais moi toujours je lui dis : « Je peux
pas acheter rien maintenant, jusqu’à que nous avons une maison. »
Parc’que moi je lui dis maintenant, avant « quand on quitte l’hôtel,
nous avons une appartement ». Et ’fin d’compte…
Enquêtrice : Et en fin de compte, c’est pas sûr.
Marwan : C’est pas sûr […]. Moi je lui dis à les enfants : « Maintenant
c’est bon. À partir de l’hôtel, nous avons une appartement. » Mais
ensuite je l’explique, heu c’est pas pour longtemps, parce que, peut-être
il y a que’qu’chose. [Les enfants me disent :] « Toujours comme ça,
papa, toujours une semaine ici, une semaine là ! » [sourire] Et je peux
pas rien faire, c’est, on résiste un peu.

En début d’année scolaire, Balkis prend fréquemment des objets


et les goûters qui ne lui appartiennent pas dans les sacs de ses
camarades de classe. Ces vols inquiètent la directrice et l’institu-
trice ; elles les perçoivent aussi comme le signe que Balkis va mal.
Marwan interprète ces actes comme le fruit des changements des
conditions de vie et du manque de nourriture. « Moi je dis Balkis,
alors, c’est pour ça, j’te dis c’est, c’est l’habitude en Espagne, il
mange beaucoup. C’est pas comme ici. Ici juste des trucs comme
ça. […] Parc’que j’ai, j’ai jamais fait ça. J’ai jamais écouté que
Balkis fait comme ça. » La directrice a organisé une réunion avec
l’institutrice, Marwan et l’assistante sociale de l’école pour parler
de ces vols répétés de Balkis. Alors qu’elles sont inquiètes de ce
comportement, Marwan l’analyse comme une attitude normale
dans la situation de précarité que la famille connaît et de difficultés
de communication avec les autres élèves : « C’est, c’est normal.
J’suis pas psychologue ! [sourire] Pis c’est normal, parc’que, sur
le coup, changement. […] c’est des pays à pays, l’école à l’école.
La langue, c’est comprend rien. » Tout en intimant à Balkis de ne
plus voler, il pense qu’elle s’arrêtera de le faire lorsque leur vie
se sera stabilisée, et préconise simplement de lui « donner un peu
temps » pour apprendre la langue et s’habituer aux autres enfants.

Tenter de maintenir un cadre temporel


malgré les difficultés

En France, la famille de Balkis n’a pas encore retrouvé l’équi-


valent des conditions institutionnelles sur lesquelles se fondait le

207
études de cas

cadre quotidien de la famille en Espagne. Marwan a ainsi essayé


sans succès d’inscrire ses enfants à la bibliothèque municipale
dès la rentrée, mais son absence de justificatif de domicile l’en a
empêché1. De même, l’inscription de ses enfants à des activités
sportives, comme la natation, est longtemps freinée pour des ques-
tions administratives et économiques. Son fils aîné a pu bénéficier
d’une inscription en club à partir du mois de novembre quand les
enseignants de son collège ont pris connaissance de son palmarès
en Espagne. Mais cette activité ne pourra être reprise par ses cadets
qu’au mois de mars et Balkis devra encore attendre.
Pour autant, Marwan continue à exercer un contrôle relativement
serré des activités de ses enfants qu’il va chercher chaque jour à la
sortie de l’école, et tente de maintenir un rythme de vie régulier.
Là encore, il peut décrire des fins de journée types, se déroulant
de la même manière : « Chaque jour un professeur pour nous, on
rentre, on prend un petit douche les trois… je change… […]. Je
change les vêtements y tout ça, y ensuite sort, on reste à la voiture
jusqu’à sept heures parce que y’a pas payant […] [Après] on reste
les quais, on fait les devoirs. Les devoirs des… des les quatre.
[…] je peux… je le aide un peu. Et ensuite quand le termine… on
cherche quelque chose pour manger… des sandwiches et ensuite
vers le tard… vers le tard, tu peux le dire, neuf heures, neuf heure
trente… on fait dans la rue la toilette, et y’a la voiture pour dormir
jusqu’à pour le matin. » Les veilles d’école, l’horaire de « coucher »
reste fixe (les enfants sont censés dormir à partir de 21 heures)
même s’il peut être avancé les jours de pluie car ils rentrent plus
tôt dans la voiture. Le père tient à ce cadre horaire pour la nécessité
d’être reposé durant la journée d’école du lendemain. Les enfants
peuvent s’endormir plus tard le week-end, leur journée du lendemain
nécessitant moins qu’ils soient en forme : « Moi je dis, moi je dis,
toujours je dis qu’il est neuf heures ou huit heures et demie, donc

1.  De manière souvent absurde, l’absence de domicile au début de l’année


scolaire rend difficiles les démarches pour obtenir un logement. N’ayant pas
d’adresse postale, Marwan ne peut pas remplir les formulaires de demandes
auprès des administrations. Il ne peut pas non plus recevoir les courriers envoyés
par les administrations. Ainsi, avant que l’école ne propose une domiciliation
pour que Marwan puisse recevoir son courrier, la constitution de son dossier de
demande d’hébergement patine. « Chaque fois que je demande quelque chose,
il me demande l’adresse… »

208
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

il faut coucher. Parce que demain pour réveiller… (– Est-ce que


des fois ils essaient de retarder le moment de dormir ?) Peut-être
pour le week-end, ça fait rien. Pour vendredi, c’est-à-dire, samedi,
vendredi, quand termine, je peux laisser un peu. Si y’avait le temps
bien, ça fait rien. Parce que demain il rêva pas debout, tu vois ! »
Les levers sont aussi réglés par les horaires scolaires puis par les
démarches entreprises par Marwan pour trouver un emploi et un
logement : « Je le mette la petite maternelle et les deux l’école et
ensuite je reviens… ça dépend l’heure de mon fils, je le mette…
je le ramenais à le collège et ben moi je vois l’agenda. Si j’ai
quelque chose, j’ai rendez-vous ou tout ça donc… »
Les nombreux rendez-vous et les démarches administratives, du
fait de leur multiplicité, pèsent fortement sur l’organisation tem-
porelle familiale. Il arrive même assez souvent qu’ils interfèrent
avec les cadres éducatifs que Marwan tente de conserver. Les ins-
titutions d’assistance sociale auxquelles il a affaire sont multiples
et fonctionnent selon des logiques temporelles différentes. Parmi
ses interlocuteurs, il y a l’assistante sociale de l’école, l’assistante
sociale de la ville, les services de la mairie, le CCAS, les foyers
d’accueil et d’hébergement, le 115, l’école, le comité de soutien,
une association militante contre la précarité, Pôle emploi… Toutes
ces instances n’ont pas les mêmes fonctions et imposent souvent
des rendez-vous pris aux dépens des conditions d’existence de
Marwan. Par exemple, l’un des rendez-vous auxquels il devait
assister avec ses enfants pour faire avancer sa demande de loge-
ment avait lieu en fin de journée et s’éternisait alors que Fahim
était fatigué de ses mauvaises nuits et voulait retourner à la voiture
pour faire ses devoirs. Les différentes logiques temporelles des
institutions imposent à Marwan un temps découpé, scandé par les
rendez-vous, les coups de téléphone, les papiers à remplir, à donner
et à récupérer. Ainsi, notre troisième entretien est interrompu par
un appel d’une personne du CCAS qui le suit dans sa recherche
d’emploi. Marwan nous explique ensuite que cette interlocutrice,
avec qui il est resté très courtois durant l’appel malgré le ton sou-
vent condescendant qu’elle employait, n’est pas très à l’écoute de
ses arguments. « Elle fait comme, comme elle veut », dit-il. Elle ne
comprend pas pourquoi il refuse un rendez-vous alors qu’il a déjà
une autre obligation administrative prise depuis plus longtemps,
ou que cela ne l’arrange pas de revenir à son domicile provisoire

209
études de cas

(situé dans un autre arrondissement que l’école) après avoir déposé


les enfants en voiture car ça lui fait consommer trop d’essence.
Dans la situation de Marwan, en plus de devoir rendre des comptes
régulièrement (concernant sa recherche d’un emploi en particulier1)
et de subir des discours culpabilisants2, les relations avec les ins-
titutions d’aide peuvent perturber le cadre temporel de sa famille,
en remettant à plus tard les jeux des enfants sur les quais, leurs
devoirs, la possibilité de faire des dessins, voire leur repos. Ainsi,
soumise au temps des institutions dont ils dépendent pour améliorer
leurs conditions de vie, la famille se trouve dépossédée du sien.
Face à ces difficultés, Marwan « fait le dos rond », tâchant de ne
jamais entrer en conflit avec les personnes qu’il rencontre malgré les
incompréhensions, malgré l’urgence de sa situation. Il se présente
ponctuel, poli, correct, ne montre pas de signe d’agacement lors
des interactions et remercie systématiquement ses inter­locuteurs.
Même ses postures corporelles reflètent sa docilité vis-à-vis des
institutions. « Alors chacun jour, chacun jour, je mets la tête comme
ça [penche la tête vers le bas]. [sourire] Ouais moi, je, je, je
dis rien, oui, oui c’est tout3. » Ces attitudes face aux institutions
d’aide manifestent des compétences sociales certaines en termes
de maîtrise de soi et de respect des contraintes de temps. Elles se

1. La plupart des interlocuteurs de Marwan ne sont pas sensibles au fait


qu’il ne puisse pas exercer un emploi ne lui permettant pas de venir récupérer
ses enfants à l’école, vu qu’ils n’ont nulle part où aller. Il a pensé un temps
à confier ses cadets à son fils aîné mais y a renoncé du fait de l’absence de
logement à proximité de l’école.
2.  Le directeur de la résidence pour personnes âgées où la famille est logée
provisoirement courant janvier lui indique ainsi quotidiennement qu’il devrait
laisser ce logement à d’autres personnes et retourner en Espagne s’il ne trouve
pas de travail en France : « Avec le directeur, chaque fois, chaque jour, je viens,
on parle, on… Voilà. Alors, il menace un peu comme ça, director ! [sourire]
Il menace ! […] il faut pas rester là. Heu. [silence] Y’a des gens qui, qui,
qu’il veut rentre aussi ici. Y’a des gens qui sont d’l’urgence aussi. Voilà, je
fais moi, je peux rien faire moi. Je peux rien faire. »
3. La directrice de l’école raconte une anecdote qui montre à quel point
cette attitude de remise de soi est volontaire : lors d’une réunion où plusieurs
familles précarisées étaient présentes, une mère a raconté qu’elle avait dû redormir
dans la rue parce qu’elle s’était disputée avec les personnes qui l’hébergeaient ;
d’autres parents l’ont consolée mais Marwan l’a désapprouvée en lui disant que,
dans ces cas-là, « il ne faut rien dire ».

210
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

retrouvent dans ses rapports avec l’école de Balkis, mais produisent


des effets ambivalents sur ses représentants.

Les représentants de l’école :


entre soutien et suspicion

Balkis est scolarisée dans une école publique singulière à plu-


sieurs points de vue. La directrice de l’école ainsi que des ensei-
gnantes participent activement à un collectif de défense des familles
d’élèves sans domicile. C’est une école qui a l’habitude d’accueillir
des familles dans des situations très précaires et qui a constitué
un comité de soutien réunissant personnels de l’école et parents
d’élèves.
Balkis est arrivée dans cette école deux semaines après la ­rentrée
scolaire. Au moment de l’enquête, neuf autres familles sont éga-
lement en situation de grande précarité. Quelques semaines après
­l’arrivée de Balkis dans l’école, la directrice met en place des
douches pour elle et ses aînés tous les jours de la semaine à
18 heures, car la fillette est repoussée par ses camarades de classe
à cause de son odeur. La directrice ouvre le « lieu accueil » à des-
tination des parents tous les matins pour que les enfants puissent
prendre un petit-déjeuner avant d’aller en classe. Des collectes de
vêtements et de nourriture sont régulièrement organisées. La famille
de Balkis en bénéficie, ce qui leur permet notamment d’avoir des
vêtements d’hiver. La directrice propose à Marwan de ranger une
partie des affaires de la famille dans des armoires du lieu accueil
parents afin de désencombrer leur voiture. En mars, une récupé-
ration de meubles est organisée, dont l’un est mis de côté pour
Marwan. Ce meuble sera installé dans l’hébergement d’urgence
obtenu grâce à la mobilisation collective autour de l’occupation
du gymnase au mois de novembre. Les enfants n’ont pas pu être
inscrits au centre de loisirs, les listes étant complètes. Néanmoins,
ils ont accès à la garderie si Marwan ne peut pas aller chercher
Balkis à 16 h 20 à cause d’un rendez-vous ou parce qu’il doit aller
chercher Fahim au collège. Des enseignants et enseignantes des
écoles maternelles et primaires ont créé un comité de soutien pour
protester contre le fait que des enfants qu’elles ont en cours dor-
ment la nuit dans la rue. Ils ont tout d’abord lancé des appels pour

211
études de cas

que des logements soient prêtés. Ainsi, un professeur du collège


laisse sa maison avec un jardin à la famille de Marwan pendant
les vacances d’automne. Pendant trois semaines, la famille dort
ensuite chez d’autres familles accueillantes de l’école. Le comité
de soutien obtient ensuite un rendez-vous avec le préfet, mais le
2 novembre, au commencement du « plan froid », plusieurs sont
toujours dehors. Une semaine après, le comité décide d’occuper
le gymnase de l’école. La police est envoyée sur place. Le soir
même, des élus font pression sur le maire pour trouver une solution
d’hébergement. L’école apprend alors que les familles se sont vu
affecter des solutions d’hébergement d’urgence.
Devant ces engagements et les moyens déployés notamment pour
sa famille, Marwan se sent à la fois reconnaissant et gêné, car il
n’aime pas déranger les enseignants. « Les profs toujours chaque
fois, chaque jour avec moi un prof pour petit-déjeuner et la douche
aussi. C’est un peu… un peu dérangement… moi j’aime pas que…
je sais qu’elle le fait pour bien mais moi je me sens un peu gêné
parce que j’aime pas déranger les gens », nous dit-il. D’ailleurs,
la plupart des démarches entreprises par la directrice l’ont été à
son initiative ou à celle du comité et ne faisaient pas suite à des
demandes de Marwan, ce que la directrice souligne : « C’est nous
qui avons tous proposé. Il a rien demandé. Il est arrivé au début,
il m’a tout de suite dit qu’il dormait dans la voiture. Mais il a rien
demandé. Et puis après, on lui a proposé [silence] ’fin, oui, même
tous les logements et tout ça, c’est nous qui l’avons tout mis en
place, il a jamais rien demandé [silence]. »
Marwan manifeste en présence de ses interlocuteurs de l’école la
même attitude docile, ponctuelle et reconnaissante qu’il a avec les
autres institutions. Ses façons d’être apparaissent irréprochables à
la directrice et à la maîtresse, dans le sens où Balkis est toujours
présente à l’école, qu’elle n’arrive jamais en retard, que le père
est toujours présent au rendez-vous, qu’il discute toujours avec la
directrice et le personnel de l’école. La directrice dit de Marwan :
« Il est super réglo dans le cadre de l’école. Les cadres qu’on a
mis, ils sont tenus. [silence] Et en dehors de l’école aussi, dans
l’cadre du comité de soutien, à chaque fois qu’on s’est donné des
rendez-vous, ou prévu quelque chose, il est toujours là où on lui
demande d’être. » Lors des discussions sur le « comportement »
de Balkis que l’institutrice a eues avec Marwan, elle l’a toujours

212
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

trouvé réceptif et dit à propos des rencontres avec lui : « Ça se


passe toujours bien, il me dit toujours qu’il me fait confiance.
Que quand il est pas là, c’est moi qui ai autorité sur elle. Qu’il
laisse porte ouverte à la punition… enfin à la sanction, enfin tout
ce qui s’ensuit. »
Mais la « remise de soi », cette forme de docilité face à l’insti-
tution dont fait preuve Marwan, si elle en partie appréciée, peut
être interprétée parfois comme de l’hypocrisie, notamment par
l’enseignante de Balkis : « Parce que quand il est arrivé, y’avait
pas la maman, il en faisait trop et “Merci” par-ci, et “Merci” par-là
et à se courber comme ça, moi je l’ai toujours senti très faux ce
type… » La sincérité de Marwan est d’autant plus mise en doute
ici que sa situation est très atypique au sens où il est un père seul
qui s’occupe de ses enfants, alors que les autres familles mono-
parentales précaires de l’école sont représentées par des mères
isolées. On peut supposer que si son épouse était restée avec ses
enfants en France tandis que lui-même serait reparti en Espagne,
la situation aurait paru moins suspecte à ses interlocuteurs. D’ail-
leurs, l’un des sujets de suspicion récurrents concerne l’absence
de la mère : « C’est bizarre quand, que le mec il arrive tout seul
avec ses quatre gosses et la mère elle reste là-bas, c’est pas… ça
paraît insensé, quoi » (l’enseignante). D’autres doutes pèsent sur
Marwan. La directrice s’interroge sur sa réelle volonté de trouver
un travail. Elle dit par exemple : « Nous, on est quand même un
peu surpris qu’il ait vraiment rien trouvé aussi par intérim, alors
qu’il dit qu’il est prêt à tout prendre. » Parfois, des doutes sont
émis sur sa capacité à s’occuper de ses enfants et à leur manifester
de l’affection : « Et après, moi j’arrive pas à voir si vraiment y’a
une relation [silence], une vraie relation chaleureuse entre ce papa
et ses enfants, en tout cas avec Balkis, je ne sais pas, franchement
je ne sais pas. Moi j’ai pas vu de relation agressive ou quoi que
ce soit, mais j’ai pas vu non plus une relation très affectueuse »
(la directrice).
Pire, pour l’enseignante de Balkis, le père jouerait même un
double jeu en se montrant attentionné avec sa fille à l’école pen-
dant le temps d’accueil (ce qu’aucun autre père n’a fait le jour de
l’observation). « Le papa, dit l’enseignante, je le sens très faux,
donc lui on voit très bien qu’il fait semblant […], il fait énormé-
ment d’efforts quand il vient le matin, il reste avec elle, il fait des

213
études de cas

coloriages et tout, mais moi, d’après ce que j’ai quand même su


une fois, j’ai l’impression que c’est quelqu’un qui est… quand
même, moi je le suspecte d’être quand même assez violent. » Cette
suspicion provient également du fait que Balkis lui aurait confié
au mois de novembre avoir été frappée par son père qui s’en serait
également pris à sa mère. La directrice a alors lancé une « infor-
mation préoccupante » auprès des services sociaux1 et organisé
une réunion à l’école avec Marwan. « Il est parti de la réunion
en disant “merci, merci”, comme après n’importe quelle réunion.
C’était hallucinant » (la directrice). Le fait que Marwan exprime
sa gratitude dans cette situation où il est mis en cause, comme il
le fait lors d’autres rencontres où il est question d’améliorer la
situation de la famille, pose problème aux représentants de l’école
qui mettent en doute la sincérité de toute son attitude.
C’est à l’aune de cette série de suspicions, touchant également
les raisons du départ d’Espagne, que le comportement scolaire-
ment inadapté de Balkis est principalement interprété par l’équipe
enseignante. « Nous on pense tous qu’il y a quand même quelque
chose qu’il nous dit pas [au sujet de ce départ]. Et, et moi je pense,
on pense que Balkis, c’est celle qui souffre le plus de cette situa-
tion. C’est l’impression qu’on a en tout cas. Et Balkis elle semble
être, vraiment en rejet d’être ici, quoi », résume la directrice en
novembre. Les jugements scolaires oscillent entre compréhension
et suspicion sur sa famille. La compréhension se base sur la prise
en compte de la part de la directrice des conditions de vie, qui
rendraient Balkis violente : « Nous on s’est dit, cinq dans la voi-
ture, avec que le papa, pas la maman, elle a de quoi être violente,
quoi. » Les suspicions sont basées sur l’absence de la mère, absence
qui paraît anormale, ferait souffrir Balkis et la rendrait violente,
ce dont le père ne se rendrait pas compte : « Moi, à chaque fois
que j’essaie de dire que peut-être sa maman lui manque, il dit que
“Non, non, non”, ça serait lui, s’il n’était pas là, qui manquerait
à ses enfants », raconte la directrice. Elle s’interroge aussi sur le
comportement toujours problématique, indiscipliné, de Balkis en
novembre, alors que la famille a « quand même été dans de meil-

1. Une enquête des services sociaux a été lancée. Aucune action n’a été
menée à notre connaissance au mois de juin suivant (à la fin de notre propre
période d’investigation).

214
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

leures conditions, pendant les vacances ». Cet épisode conforte la


directrice dans l’idée que les difficultés de Balkis proviendraient
plus d’un dysfonctionnement familial que des conditions maté-
rielles d’existence, sans se rendre compte que, du point de vue
de la famille, les améliorations de vie en question pour les deux
semaines de vacances peuvent paraître bien insuffisantes, d’autant
plus qu’elles sont temporaires et sues comme telles. En somme, si
l’attitude que Marwan adopte vis-à-vis de l’institution scolaire est
en partie appréciée (comme signe qu’il est « réglo ») et permet de
protéger sa famille et d’éviter les conflits1, les doutes persistants
sur sa sincérité interférent dans la relation quotidienne que Balkis
entretient notamment avec Maud, son enseignante.

Balkis à l’école : une autocontrainte limitée


et des apprentissages incertains

L’enseignante entretient des relations difficiles avec Balkis en


grande partie du fait de son comportement indocile, surtout durant
les premiers mois de l’année scolaire (à l’époque où elle dormait
dans la voiture). Cela n’apparaît pas dans l’entretien enregistré
mené avec l’enseignante, ni dans les appréciations qu’elle a écrites
sur son livret d’évaluation. Par contre, lors de l’entretien avec la
directrice, ces difficultés relationnelles sont clairement énoncées,
en parlant de l’enseignante de Balkis, la directrice dit : « Maud est
quelqu’un de fragile, quand elle est fatiguée, elle supporte pas les
enfants qui… […] Avant les vacances [d’automne], elle m’a dit
qu’elle pouvait plus supporter Balkis, qu’elle était trop fatiguée.
Et là elle est rentrée, elle m’a dit : “Moi j’vais mieux, j’me suis
bien reposée, et ça va mieux.” » Lors de la journée d’observation,
l’enquêtrice constate que l’enseignante reprend souvent Balkis sur
un ton agacé peu employé avec d’autres élèves, qu’elle lui parle
d’autres fois avec un certain détachement, sans la regarder. C’est
donc dans un contexte relationnel relativement tendu que se déploie
le comportement scolaire de Balkis.

1.  La directrice a pensé à faire un signalement pour Balkis au mois d’octobre.


Sans les signes de bonne volonté de Marwan, celui-ci aurait pu donner lieu à
un placement de ses enfants.

215
études de cas

Ses « difficultés de comportement » sont pointées par Maud dès


le début de l’entretien : « Elle a des difficultés de comportements.
Au début de l’année, j’avais beaucoup de mal avec elle, à la cadrer.
En plus, elle a mis longtemps à apprendre la langue, donc c’était
vraiment compliqué et y’a eu les problèmes des vols. Elle volait
dans les sacs. Des problèmes de discipline. Elle fait beaucoup de
bêtises, donc là ça va un peu mieux quand même, elle a commencé
à prendre le pli. Mais voilà […], elle est pas évidente quand même
à gérer, je trouve. » La manière d’agir de Balkis, notamment en
début d’année scolaire, perturbe son enseignante qui la décrit ainsi
par la négative : « Elle était pas du tout élève. Elle comprenait
rien. Elle avait… elle a… elle répondait à aucune règle, aucune
consigne. C’était un peu du n’importe quoi, au début. » Éloignée
du modèle attendu de l’élève, son enseignante la renvoie même
à ce moment-là à une forme de sauvagerie : « Elle faisait penser
un peu à l’enfant sauvage. » Cette expression était déjà présente
dans l’entretien avec la directrice de l’école quand elle soulignait
le caractère atypique de l’attitude de Balkis, y compris au regard
de celle d’autres enfants débarquant d’un autre pays : « [Balkis] a
vraiment été, au début, enfant sauvage, quoi. […] Le papa disait
qu’elle avait été à l’école d’Espagne, qu’elle travaillait bien, qu’elle
avait aucun problème, qu’elle était bien intégrée. Et là, c’était
super difficile. Elle apprend pas le français, alors que ça fait deux
mois qu’elle est là, elle parle toujours pas français. Et elle s’est
pas faite de copines, par contre pour le coup, qu’elle est rejetée
par les autres enfants. Alors que c’est pas du tout ce qu’il se passe
habituellement avec les enfants qui arrivent de l’étranger. »
Au fil de l’année, les attitudes les plus problématiques semblent
s’être en partie atténuées. Mais Balkis est encore assez souvent
reprise ou sanctionnée. Son comportement indiscipliné pose sans
doute d’autant plus problème à son enseignante qu’elle est une fille.
À ce titre, on attend d’elle des signes de retenue comportementale et
d’altruisme, et les attitudes contraires renforcent l’incompréhension,
comme cela peut être déduit de l’expression de « garçon manqué »
que l’enseignante emploie pour la décrire : « Elle est assez, assez
brute donc je suis souvent obligée de lui dire de se calmer parce
que… Bon des fois souvent, elle cherche la bagarre avec Ashan,
elle fait tomber les copines. Elle prend les écharpes des copines
pour s’en servir comme lasso, enfin voilà, des choses où souvent

216
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

je suis obligée de lui dire de freiner ou de la faire asseoir sur le


banc pour qu’elle se calme, puisqu’elle s’excite vite, elle est pas
très attentive aux besoins, aux désirs des autres. […] C’est vrai
que elle est un peu garçon manqué, donc elle a des gestes qui font
que, souvent, on est obligé de la recadrer et de lui dire de jouer
plus calmement. »
La journée d’observation a lieu au mois de mars. Ce jour-là,
­Balkis a ses cheveux longs attachés par un chouchou. Ses vêtements
sont propres et à sa taille. Elle porte un jean avec un pull crocheté
rouge, un tee-shirt à manches longues blanc. Comme manteau,
une doudoune mi-longue. Elle porte des bottes fourrées plates.
L’école publique maternelle et primaire de Balkis, située en plein
centre-ville, près d’un petit parc arboré, possède des infrastructures
et équipements datés, mais en bon état de fonctionnement sans être
luxueux. Son personnel est essentiellement féminin. Beaucoup de
familles appartenant aux catégories cadres et professions intellec-
tuelles supérieures (notamment des artistes et des universitaires
du quartier) y scolarisent leurs enfants, qui y fréquentent ceux de
familles plus précaires, toutefois moins nombreuses.
Le jour de l’observation en classe, plusieurs manquements aux
règles sont notés dans le comportement de Balkis. C’est le cas
pendant des moments pédagogiquement très cadrés : lors du premier
« regroupement »1 de la journée, Balkis répond à une question de
son enseignante sans lever la main, puis après avoir levé la main
mais sans avoir été interrogée ; pendant le second regroupement,
elle se bat avec Ashan (ils se tirent par les épaules et se frappent,
il lui assène trois fortes gifles pendant que l’enseignante s’est levée
pour installer les ateliers). Mais ce sont surtout lors de temps sans
enjeux d’apprentissage explicites que les manquements aux règles
s’observent le plus.
Ainsi en est-il des moments de transition : Balkis n’interrompt
pas immédiatement son coloriage à la fin du temps d’accueil après

1.  Après les temps de « regroupement » pendant lesquels les élèves assis sur
les bancs devant le tableau interactif sont réunis, ils se séparent par groupes
(portant des noms de couleur différents) pour les « ateliers » pendant lesquels
chaque groupe a un travail différent (souvent sous forme de fiche). Le groupe
dans lequel se trouve Balkis réunit essentiellement des enfants d’origine popu-
laire et précarisée en difficulté scolaire.

217
études de cas

que l’enseignante a signifié à la classe de le faire ; elle ne va ranger


son dessin dans son casier qu’après un rappel à l’ordre personnalisé
de l’enseignante ; elle fait des grimaces et rigole avec une élève
pendant « l’heure des parents » (en fin de journée de classe) ; elle
se lève pour aller dessiner sur le tableau, ce qui n’est pas auto-
risé, etc. Balkis manifeste également une certaine agitation pendant
le « temps de repos » après le repas de midi où les enfants doivent
rester assis la tête posée sur les bras et silencieux : elle joue avec
son doudou, chuchote avec deux élèves, donne de faux coups de
poing à l’une d’entre elles. Enfin, dans la cour de récréation, Balkis
joue à un jeu d’attrape assez musclé avec d’autres enfants, ils se
rentrent dedans tout en s’amusant et courant beaucoup. Elle escalade
la poubelle et se fait gronder deux fois par son enseignante, elle
recommence une nouvelle fois sans se faire prendre.
Cette agitation ne semble pas concerner les moments explici-
tement consacrés au travail d’apprentissage. Dans ces contextes
(regroupements, travaux à faire en ateliers sur des fiches), Balkis
manifeste une attitude très attentive et reste centrée sur la tâche
à effectuer. En regroupement, la plupart du temps son regard est
orienté vers l’enseignante ou les élèves qui répondent, elle lève
plusieurs fois la main pour répondre et lors des ateliers ses efforts
semblent tendus vers la réalisation du travail demandé. Lors de cer-
taines activités « libres » comme le coloriage, Balkis peut manifester
la même application : elle colorie des feuilles sur lesquelles sont
imprimés des flocons et des étoiles. Elle s’applique minutieusement
à bien remplir et à ne pas dépasser les contours. Quand il y a du
blanc là où elle vient de colorier, elle repasse avec son feutre. Elle
fait de petits mouvements de feutre pour éviter de laisser du blanc.
Lorsqu’elle s’approche des bords, pour ne pas dépasser, elle ralenti
le mouvement de son poignet.
Son enseignante la trouve d’ailleurs « autonome dans son tra-
vail » au sens où Balkis ne semble pas avoir besoin d’être remise
au travail, et où elle fait peu appel à elle : « Elle sait très bien…
bon quand elle a compris le travail qu’elle va faire, elle va…
elle sait très bien aller chercher le matériel qu’elle a besoin, où
sont les gommes, les crayons à papier. Elle… Ouais je trouve que
elle se déplace bien, elle s’approprie tous les espaces de la classe
sans avoir à demander. » Il semble donc que ce soit moins un
problème de compréhension des consignes qui se manifeste dans

218
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

le ­comportement par moments scolairement hétérodoxe de Balkis


qu’une disposition à l’autocontrainte qui se relâche lorsque arrivent
des moments moins dédiés de manière patente aux apprentissages.
Dans son évaluation de fin d’année, la rubrique « Apprendre
ensemble et vivre ensemble » est évaluée de manière contrastée.
La catégorie « Participation aux activités, initiative, coopération »
est vue comme acquise (colorée en vert). Mais c’est négativement
(en rouge) que l’est la catégorie « Prise en compte des règles de
la vie commune » ainsi que la catégorie « Prise en compte des
consignes collectives », de même que la catégorie « Maintien
de l’attention, persévérance dans une activité ». Le commentaire
général de l’évaluation rédigé par son enseignante s’achève par :
« Il faut que [Balkis] se reprenne au niveau de l’agitation et de
l’attitude en classe et elle assurera un excellent CP. » En entre-
tien, l’enseignante précise que cette « agitation » ou ce manque
d’attention semble surtout concerner les moments de lecture d’his-
toires1 : « Les histoires, c’est pas ce qui l’intéresse le plus, on va
dire, ouais. […] Ouais, elle joue avec ses copines, ouais. Elle est
plus dans ses histoires à elle. Ses histoires de filles, ses histoires
d’élèves que dans les histoires que je raconte. » Les livres présents
dans la classe semblent également peu intéresser Balkis, qui ne
s’est pas rendue dans le coin bibliothèque lors de la journée de
classe observée. « J’ai l’impression, dit Maud, qu’elle est pas très
habituée aux livres, quand même. C’est pas quelque chose chez
elle, c’est pas un objet qu’on a mis forcément en valeur. »
Il est possible que l’affaiblissement de la fréquentation de la
bibliothèque en famille par rapport à l’an dernier ait joué un rôle,
mais il persiste bien un intérêt familial pour la lecture, la biblio-
thèque (rendez-vous « sacré » pour le père lorsqu’ils étaient en
Espagne) et les livres en général. Par contre, la fonction attribuée
à cette pratique et aux objets qui y sont associés différencie for-
tement l’univers familial et l’univers scolaire. Pour son père, en
effet, la lecture est moins une activité dans laquelle rechercher

1. L’observation en classe (en début d’après-midi) recoupe la vision de


l’enseignante au sens où le moment de travail sur une histoire est une des rares
occasions en regroupement où Balkis manifeste une moindre attention au centre
de l’activité (la parole de l’enseignante), regarde d’autres enfants qui discutent
ou bougent à côté d’elle, bâille, se frotte les yeux.

219
études de cas

du plaisir, en la pratiquant pendant les temps libres par exemple,


qu’un support de travail scolaire et d’apprentissage de la langue.
Plus généralement, il semble que ce soit les aspects les plus
« ­scolaires » (c’est-à-dire clairement identifiés comme activi-
tés d’apprentissage) qui retiennent l’attention de Balkis. Quand
­l’enquêtrice demande à l’enseignante dans quelles activités Balkis
se montre la plus « intéressée et stimulée », elle répond : « Plutôt
des choses scolaires, de la lecture. La lecture et le dénombrement.
La lecture, la numération. Tout ça, elle aime bien. Les exercices
à consignes dirigées, tout ça, elle aime bien ça. Tout ce qui res-
semble plus à du travail. L’écriture, elle aime bien. Elle aime bien
faire son cahier d’écriture. De toute façon de manière générale,
elle aime bien participer aux tâches scolaires, voilà. » D’ailleurs,
au début de l’année, elle refusait certaines activités comme les
puzzles que l’enseignante lui proposait pendant que les autres élèves
accomplissaient un travail jugé hors de sa portée. Dans le même
ordre d’idées, Maud note son peu d’application et d’intérêt pour
les activités d’arts plastiques où « elle est pas dans l’application,
dans la recherche vraiment esthétique ».
Son enseignante remarque aussi chez Balkis un manque de soin
dans ses travaux d’écriture (« ça fait brouillon »). Paradoxalement,
l’aspect peu « soigné » de ses écrits tient certainement au fait qu’elle
gomme et recommence souvent plusieurs fois son travail et donc
au soin qu’elle met à se conformer aux consignes. « Elle est pas
soigneuse dans le sens où elle va des fois, elle va dessiner à côté
ou elle va pas hésiter à gommer », ne se contentant visiblement
jamais de rendre un travail qu’elle n’estime pas correct. « Ça va
mieux, mais au début, je retrouvais souvent les papiers tout froissés,
déchirés, […] elle supportait pas de pas y arriver, donc plutôt que de
pas y arriver, elle foutait son travail à la poubelle, elle le déchirait.
[…] Plus son travail est correct et moins elle le fait. » Pendant la
journée d’observation, l’enquêtrice voit plusieurs manifestations
de ce souci de bien faire. Balkis fait même preuve d’une autocor-
rection au sens littéral du terme au moment du travail de graphie
sur son cahier d’écriture. Ainsi, elle commence en faisant l’erreur
d’écrire sur les lignes où les points ne sont pas marqués (les points
marquant les endroits sur le cahier où il faut commencer l’écriture
de la lettre). Lorsqu’elle s’en rend compte, elle s’exclame : « Oh
mais là y’en a pas ! », et se tape trois fois la tête avec les mains.

220
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

Balkis se fait réprimander plusieurs fois par l’enseignante lors


des regroupements parce qu’elle a répondu à une question qui ne
lui était pas adressée ou sans lever le doigt.
L’enseignante explique ensuite l’atelier pour le groupe des verts :
 
Enseignante : Le groupe des verts seulement : le mot banane, il ­commence
par quelle lettre ?
Balkis : B.
Enseignante [en colère] : T’es dans le groupe des verts, Balkis ?! Tu
m’énerves, Balkis ! Arrête de parler sans lever le doigt.

Cet exercice nécessite un certain rapport distancié au langage


(pour distinguer des sons correspondant à des lettres dans un mot
prononcé à l’oral1) et Balkis répond pourtant correctement. Elle
est par contre en difficulté dans un autre exercice requérant une
posture similaire de distanciation. Il s’agit de composer un animal
imaginaire à partir de deux cartes représentant des moitiés d’ani-
maux existants et de formuler le nom de l’animal ainsi inventé.
Les enfants passent chacun à leur tour.
Un élève pioche la tête du requin et la queue du cochon.
 
Enseignante : Quel animal tu as fabriqué ?
L’élève : Re-chon.

C’est au tour de Balkis. Elle se trouve devant les cartes et hésite


un moment avant de piocher.
 
Enseignante : Prends des animaux que tu connais, que tu sais comment
ils s’appellent. Ça, c’est quoi ?
Balkis : Poisson.
Enseignante : J’entends quoi au début de poisson ?

Balkis ne répond pas. L’enseignante interroge un autre élève qui


donne la bonne réponse.
Balkis ne trouve pas le nom de l’animal qui vient d’être constitué.
L’enseignante le lui dit. Elle regarde l’enseignante et les cartes. Elle

1. Précisons que le vrai prénom de Balkis, que nous avons anonymisée,


ne commence pas par la lettre « B », ce qui aurait pu constituer un avantage
dans cet exemple.

221
études de cas

répète les syllabes après elle avec application. Elle est concentrée,
et ouvre grand la bouche pour bien articuler.
Balkis est la seule qui ne réussit pas l’exercice, et c’est aussi
celle qui se fait le plus aider par l’enseignante. Il est possible que
le caractère imaginaire de l’animal dont il s’agit de trouver le
nom entrave la compréhension de la consigne. En effet, si Balkis
manifeste une grande attention et s’applique à l’apprentissage de
nouveaux mots en se concentrant aussi sur leur dimension for-
melle (elle est observée à plusieurs reprises durant cette journée
en train de répéter silencieusement, pour elle-même, en articulant
distinctement des mots que viennent de prononcer la maîtresse
ou d’autres élèves), la fonction instrumentale, communication-
nelle du langage va l’emporter sur une fonction plus esthétique
ou ludique que supposent nombre d’exercices scolaires. C’est le
même type de rapport pratique plus qu’analytique au langage,
dans un rapport qui privilégie sa fonction communicationnelle,
qu’on observe lorsque Balkis répond à son enseignante, dans la
séquence suivante, « à côté » de ce qui est attendu en termes de
précision lexicale.
Dans cette séquence, l’enseignante annonce le travail à faire sur
un nouveau livre, Le Petit Chaperon rouge. À partir des images que
l’enseignante montre sur le livre, il faut raconter l’histoire en levant
la main pour être interrogé et avoir le droit de prendre la parole.
 
Enseignante : Il est où, le loup ?
Balkis [en levant la main] : Dans un arbre.
Enseignante : Il est caché derrière un arbre. Caché, Balkis. Ca-ché.

Balkis ne lève plus la main. Elle avait cependant joué le jeu en


utilisant des mots, même imprécis, plutôt que de montrer directe-
ment sur l’image.
À l’issue de chacune des situations au cours desquelles ses
réponses obtiennent une sanction négative, Balkis cesse de répondre
jusqu’à la fin de la séquence, manifestant sa sensibilité aux juge-
ments en se sortant elle-même du jeu. Cette sensibilité se manifeste
aussi dans une certaine anxiété lors des deux activités d’atelier à
l’issue desquelles les travaux individuels sont sanctionnés d’une
vignette verte, orange ou rouge. Cette anxiété semble l’empêcher
de commencer seule son travail.

222
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

Ainsi, une activité consiste à reconstituer la couverture d’un livre.


Le modèle est posé sur la table. Une copie de la couverture a été
découpée en carrés ; les carrés sont mélangés. Il s’agit de les recoller
sur une feuille quadrillée en reconstituant la couverture d’origine.
Balkis hésite, tourne le livre vers elle et demande de l’aide à plu-
sieurs reprises à l’ATSEM assise à la même table. Balkis dit : « Je
sais pas », ou encore : « Mélissaaaa, Mélissaaa, ça va où ? » Mais
l’ATSEM ne répond pas. Une petite fille lui dit alors de regarder « le
modèle » et tourne le livre vers elle. Après un temps d’hésitation,
Balkis dit à nouveau : « Je sais pas faire. » L’ATSEM lui dit alors
de regarder le modèle. Balkis commence à coller les vignettes, mais
à des endroits erronés. Finalement, l’autre élève qui était déjà venue
à son secours lui indique vignette par vignette l’endroit où les coller
sur sa feuille quadrillée. « Ça, ça va ici », lui dit-elle, découpant
la consigne générale (reproduire un modèle à partir de parties de
celui-ci en s’attachant à reconnaître visuellement ce qui s’y trouve)
en micro-tâches consistant à suivre des indications parcellaires (telle
vignette va à tel endroit), ce qui ne permet pas de saisir la logique
d’ensemble de l’exercice. L’ATSEM intervient ensuite pour décoller
sans commentaire les vignettes qui se trouvent aux emplacements
erronés et les mettre aux bonnes places avant de quitter la table.
Balkis, confirmée dans le fait qu’elle se trompe lorsqu’elle n’est
pas aidée, face à ses vignettes restantes, interroge les autres élèves :
« Ça, ça va où ? » De la même manière, lors de l’autre atelier de
la journée, Balkis s’appuie sur une autre élève (toujours la même)
et sollicite ses camarades. Ainsi, si Balkis rend régulièrement des
travaux individuels qui peuvent être validés positivement (c’est le
cas de la fiche rendue lors de cet atelier) et que les compétences
associées peuvent être considérées comme « acquises », il n’est
pas certain que tous les apprentissages auxquels elle est confrontée
produisent les effets escomptés par l’enseignante.
Pour revenir aux questions d’apprentissages langagiers, on a vu
plus haut que Balkis réussit inégalement certains exercices parce
qu’elle ne répond pas au bon moment ou parce qu’elle ne semble
pas comprendre l’exercice. Ceux-ci renvoient à la reconnaissance
des sons, à la « phonologie » où l’enseignante note davantage de
difficultés qu’ailleurs : « Y’aurait que un peu en phonologie, sur
les sons. Les sons et les syllabes, la reconnaissance auditive où
ça reste encore un petit peu plus dur que les autres. Où elle est

223
études de cas

encore un petit peu en retrait par rapport à la classe. » Elle note


sinon d’importants progrès en termes de lecture et d’expression
verbale. La directrice rencontrée en novembre décrit Balkis comme
ne parlant jamais. Dans son évaluation du mois de juin de l’année
suivante, elle note « des progrès énormes, notamment en lecture ».
Plus précisément, dans la rubrique « Mobiliser le langage dans
toutes ses dimensions », les catégories « Découverte de l’écrit,
relation entre l’oral et l’écrit » et « Geste graphique, écriture » sont
colorées en vert. Néanmoins, deux autres catégories de la même
rubrique qui concernent le langage oral en classe (« Communica-
tion, expression » et « Compréhension d’un message oral ou d’un
texte lu par un adulte ») sont colorées en jaune et la catégorie
« Mémorisation, restitution de textes » l’est en rouge.
On retrouvera lors des exercices mis en place pour l’enquête
une attention particulière portée aux mots ainsi qu’une forte ten-
sion empêchant par moments Balkis de répondre aux demandes
de l’enquêtrice.

Les exercices langagiers : vouloir bien répondre


au point de se taire

Les exercices langagiers sont clairement ressentis par Balkis


comme une situation d’évaluation dont elle semble anticiper une
issue négative, étant habituée à être souvent reprise sur sa manière
de parler. Durant la totalité du dispositif, elle se montre très inti-
midée et ne regarde jamais directement l’enquêtrice, à qui elle
a pu pourtant s’adresser antérieurement. Elle lui jette quelques
regards furtifs ou ne croise son regard que dans le reflet de l’écran
d’ordinateur servant au visionnage du dessin animé.
Devant la première série d’images sur la tarte aux pommes, après
avoir entendu la consigne, Balkis reste silencieuse plus de vingt
secondes. Après deux reformulations de la consigne se soldant
par un silence, l’enquêtrice tente de nuancer le caractère formel
de sa demande :
 
Enquêtrice : Tu peux me raconter comme tu veux, hein.

224
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

Balkis demande alors comment se nomment certains objets pré-


sents sur les images. Ne voulant pas déroger aux consignes géné-
rales, l’enquêtrice ne lui répond pas mais lui indique la première
case :
 
Enquêtrice : Regarde, le début.

C’est seulement à partir de ce moment-là que Balkis se lance dans


son récit, s’interrompant pour demander de l’aide. L’enquêtrice ne
veut pas déroger au protocole en lui indiquant le nom des choses
désignées, mais la rassure suffisamment pour qu’elle développe
un peu son récit :
 
Balkis : Elle. Prend un [elle renifle]. Un pomme.
Enquêtrice [doucement] : Ouais.
Balkis : [silence] Et yelle. Et elle fait. [silence, quinze secondes] Un…
[silence] Jé sais pas. Je sais pas celle-là [elle montre un objet sur
l’image].
Enquêtrice : Ça, tu sais pas ?

Balkis fait non de la tête.


 
Enquêtrice : C’est pas grave. Tu veux me raconter les autres choses que
tu sais sur les images ?
Balkis : Yelle coupe è. La pomme. Elle prend. De, de pomme. Et après
elle prend yé, yé après elle prend, et après elle prend la, tout, tout les,
les pommes, et elle le met dans, dans… dans ça [elle montre le plat
sur l’image]. Et après elle la mange.

N’ayant pas été évaluée négativement sur la première série d’images,


même si elle ne sait répondre que trois fois lorsqu’il s’agit ensuite de
nommer certains objets1, Balkis semble un peu plus à l’aise lors de
la deuxième série. Cependant, quand vient la présentation de l’exer-
cice de visionnage du dessin animée, elle dit tout de suite : « Je sais
pas », et s’inquiète de ne pouvoir y arriver en français. L’enquêtrice
tente de la rassurer en lui disant qu’après avoir essayé de raconter

1. Elle énonce « pomme », « cou-teau » (en détachant les syllabes) pour


l’économe et « galette » pour la pâte à tarte. Elle secoue la tête et répond non ou
qu’elle ne sait pas pour les autres objets (même quand l’enquêtrice lui demande
si elle connaît le mot en espagnol ou « dans la langue que tu parles avec papa »).

225
études de cas

l’histoire en français, elle pourra le faire en espagnol. Mais après


les deux visionnages Balkis répète : « Je sais pas. »
 
Enquêtrice : Alors, est-ce que tu peux me raconter ce que tu as vu ?
Balkis : [silence – elle inspire] Je sais pas.
Enquêtrice : Tu sais pas, heu, tu sais pas au niveau de l’histoire ou tu
sais pas le dire en français ?
Balkis : Je sais pas. Je sais pas li…
Enquêtrice : L’histoire ?
Balkis : L’histoire djit en français.
Enquêtrice : D’accord. Tu n’as pas compris les mots qu’il y avait dans
le dessin animé ?
Balkis : Non. J’ai, j’ai, je, je [elle inspire, force pour parler] je, hum,
je, hum, mum.
Enquêtrice : Vas-y, je t’écoute.
Balkis : Hum, je, je. Je. [elle force pour parler] Que, que, que je a pas
en français.

Elle répond finalement « non » quand l’enquêtrice essaie de


l’encourager et enfin rentre la tête dans les épaules. Elle reste
silencieuse à fixer la table durant vingt secondes lorsque l’enquêtrice
lui propose à nouveau de raconter en espagnol. Son récit de fin de
journée est également émaillé de « je sais pas » et décrit davantage
des moments d’activités faites à l’école qu’après l’école (se soldant
plusieurs fois par la scène où son père vient la chercher) :
 
Enquêtrice : Est-ce que tu peux me raconter ce que tu as fait hier, quand
tu es sortie de l’école, jusqu’au moment où tu es allée te coucher ?

Silence. Balkis fait oui de la tête


 
Enquêtrice : Oui ? Qu’est-ce que tu as fait hier ?
Balkis : Je fais [silence]. J’ai joué. Après j’ai, j’ai dans la classe. Et après
j’ai dans la cantine. J’ai y à jouer. [elle fait un effort pour parler] Y,
et après, j’ai dans l’école. J’ai y… [elle avale fortement et force pour
parler] J’ai y… [silence, elle reprend son souffle car elle force en
apnée] Et, et, dans… [elle inspire fortement] et dans l’école.
Enquêtrice : Et après l’école, qu’est-ce que tu as fait ?
Balkis : J’ai, j’ai à manger mon goûter.
Enquêtrice : D’accord. Et après avoir mangé le goûter, qu’est-ce que
tu as fait ?
Balkis : Heu… mon papa elle vient me chercher.

226
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

Enquêtrice : D’accord. Et quand papa il est venu te chercher après,


qu’est-ce que vous avez fait ?
Balkis : Heu yé sais pas.
Enquêtrice : C’est que tu te rappelles pas ou tu sais pas le dire en français ?
Balkis : Je sais pas. […]
Enquêtrice : Et quand papa il est venu te chercher, après vous avez fait quoi ?
Balkis [timide] : Eh ben. Je sais pas.
Enquêtrice : Est-ce que tu peux le dire en espagnol ? Ce que t’as fait
avec papa après l’école, jusqu’au moment où tu es allée au lit ?
Balkis : Quand j’étais là. Quand, quand, quand on était là et après nos,
nos, nos papa il était. Elle était parti, là. Heu j’ai colorié. [elle parle
de ce qu’elle a fait le matin]
Enquêtrice : D’accord. Et hier, quand tu es arrivée chez toi. Tu es rentrée
chez toi hier après l’école ?
Balkis : Heu, sais pas.
Enquêtrice : Tu sais pas ?

Balkis ne dit rien.


 
Enquêtrice : Et qu’est-ce que tu as fait avant d’aller te coucher hier ?
Balkis : Eh ben. J’ai. J’ai, djé i. Je i dans les toilettes. Après j’ai. On
est i. Hum. [silence] Dans… dans… [elle force pour parler] On va
manger et après on, mon papa il va nous chercher.

Balkis est bien consciente de ne pas maîtriser le français stan-


dard. Ses expériences d’évaluation négative sur son expression
orale semblent avoir un fort effet lors des exercices langagiers
de l’enquête, de la même manière qu’elle manifeste une certaine
inhibition en classe face à plusieurs tâches.
Le souci de Balkis de découvrir et d’utiliser de nouveaux mots
est cependant visible durant ces exercices ainsi qu’en classe. Elle
demande en montrant différents objets « Ça, c’est quoi ? » ou « Je
sais pas comment ça » avant de commencer son récit.
Pour la seconde série d’images, c’est seulement après son premier
récit assez bref :
 
Balkis : Elle dort. Elle se lève. Elle fff, fait comme ça. Elle a, elle a
mange. Elle fait un bisou, sa maman. Et après sa maman elle dit au’voir.

Puis il lui est demandé d’énoncer le nom des objets. Balkis


énonce correctement le « soleil », la « voiture », le « papa », les

227
études de cas

« lunettes », la « photo », la « maman », le « cœur » ; elle trouve


en écorchant leur prononciation la « sévriette », la « chaige », dit
l’« heure » pour le réveil, dit « doudou » pour la peluche, « douche »
pour la baignoire, donne les noms espagnols de la couverture, de
la fenêtre, du miroir, de la lumière (pour la lampe), du lait (pour
le bol) et répond qu’elle ne sait pas pour les autres objets, elle
retourne l’interrogation.
 
Enquêtrice : Et ça ?

Il y a d’abord un silence.
 
Balkis : Je sais pas. Ça c’est quoi en français ?

Elle montre le paquet de céréales sur l’image.


 
Balkis : Comment ça s’appelle ?
Enquêtrice : C’est un paquet de céréales.

Balkis chuchote en répétant l’expression « paquet de céréales ».


Elle baisse la tête, regarde l’image très concentrée et sérieusement,
et s’applique à répéter en exagérant les mouvements de sa bouche :
 
Balkis : [chuchote] Un papaet de céré. [voix normale] Un pa. [elle n’y
arrive pas]
Enquêtrice : Pa-quet.
Balkis : Paquet de céléales.
Enquêtrice : Cé.
Balkis : Cé.
Enquêtrice : Ré.
Balkis : Ré.
Enquêtrice : Ales.
Balkis : Ales.
Enquêtrice : Cé-ré-ales.
Balkis : Céréales.

La fillette s’en sert ensuite à bon escient lorsqu’elle raconte à


nouveau l’histoire après une silence de trois secondes :
 
Balkis : Eh bah, elle dort avec son doudou, avec sa vature. [silence, dix
secondes] Hum sss, ça est l’heure, y é après elle se lève. Avec son

228
balkis  : dormir dans une voiture devant l’école

doudou et sa vature. Y é après hé hé elle a soleil. Y é après son papa,


et, et, et, ses son petit il fait comme ça [fait coucou de la main]. Y
é après elle la mange de… de… de un paquet de, de cé-ré-a-les [elle
prend le temps de bien articuler]. I, et après sa maman elle fait un
bésou. Et après sss, son, sss, elle dit au revoir sa maman et, et, en son
frère aussi il dit au revoir pour rire à, à l’école.

Ce second récit à partir des mêmes images est beaucoup plus


explicite et développé que le premier. On voit ici que d’avoir pris
le temps de détailler les objets et de préciser la consigne (comme
si l’enquêtrice ne connaissait pas les images) a eu des effets. Mais
ses modalités montrent aussi un écart à la posture scolaire où l’on
perçoit que Balkis semble privilégier le fait d’être comprise par
l’adulte en présence (qui connaît en réalité les images) par rapport
au souci de précision lexicale. En effet, elle utilise le pronom per-
sonnel « elle » pour désigner le personnage de Petit Poilu (pourtant
plutôt clairement sexué comme un garçon dans cette série) ; elle fait
un geste (coucou de la main) plutôt que de le décrire, privilégiant
des éléments du contexte extra-verbal de son récit.

*
* *

Nous sommes ici en présence d’une situation sociale d’une


extrême précarité. Plusieurs facteurs concordent pour entraver les
conditions d’une scolarisation réussie de Balkis. Le déracinement
familial récent d’Espagne, lié à la difficulté des parents à trouver
un emploi, a entraîné la perte d’un logement et de la vie relative-
ment réglée en présence des deux parents. En France, l’absence
de revenus et les incertitudes à obtenir puis à garder un logement
stable impliquent le manque de place pour travailler, de confort
pour dormir et manger de manière satisfaisante (et être en forme à
l’école), de solutions pour se laver (afin de ne pas être repoussée
par ses camarades). À ces conditions d’existence dégradées s’ajoute
la faible maîtrise du français par le père. Tous ces éléments sont
autant d’obstacles et de handicaps qui s’accumulent pour Balkis.
La question du logement revient, pendant toute l’enquête, comme
le problème clé qui permettrait, en se résolvant, d’apporter une
stabilité à la famille.

229
études de cas

Cependant, les efforts du père à l’égard de la langue, notam-


ment quand il encourage ses enfants à inventorier quotidiennement
les nouveaux mots appris, semblent avoir favorisé chez Balkis
la construction d’un certain rapport réflexif au langage facilitant
une partie des apprentissages dans ce domaine à l’école. L’impor-
tance de ces apprentissages ainsi que la fréquence des situations
d’invalidation de sa manière de parler expliquent aussi la tension
qu’elle ressent, ses hésitations à répondre, son attitude de retrait
par moments et sans doute son quasi-mutisme lors des premiers
mois de son année scolaire.
D’autres points d’appui de la socialisation familiale de Balkis,
comme les investissements éducatifs paternels dans les appren-
tissages scolaires, passent notamment par une vie aux horaires
réguliers et un souci de respectabilité. Mais, là encore, et malgré
les efforts du père de Balkis pour maintenir une vie réglée, la perte
des emplois parentaux, le départ pour la France et les conditions
d’existence dues à l’absence de domicile ne permettent pas de
poursuivre sans heurts les pratiques éducatives familiales qui fami-
liarisent Balkis à l’univers scolaire. Bien qu’aidée par un réseau
associatif fortement mobilisé et efficace, la famille reste confron-
tée à une situation de pauvreté, à laquelle s’ajoutent suspicions et
contraintes institutionnelles (matérielles et symboliques) récurrentes.

Vous aimerez peut-être aussi