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L’enseignement du français et la fin des ordres scolaires, de 1945 aux années 1980

Marie-France Bishop, Clémence Cardon-Quint

Si le problème de la cohérence verticale des disciplines (du début à la fin de la


scolarité) est un problème ancien, il s’est initialement posé dans le cadre d’une séparation des
ordres d’enseignement, chaque ordre construisant ses propres réponses. Ainsi, à la fin du
XIXe siècle, on pouvait schématiquement opposer, dans certaines disciplines, les programmes
concentriques de l’ordre primaire aux programmes progressifs de l’enseignement secondaire.
Mais les mesures prises à partir des années 1920 pour rapprocher les deux ordres
d’enseignement ont rendu caduque cette autonomie pédagogique du primaire et du
secondaire. En effet, à mesure que les classes élémentaires des lycées et collèges perdaient
leur spécificité en matière de personnel (1925) et de programme (1926), l’école primaire
élémentaire devenait la première étape – le « premier degré » – de la scolarité pour la totalité
des élèves.
Bien que cette nouvelle configuration ait émergé dans l’entre-deux-guerres, c’est après
la Seconde Guerre mondiale que le problème de la continuité et de la progressivité des
apprentissages d’un bout à l’autre des parcours scolaires est apparu dans toute sa complexité.
D’une part, l’augmentation massive des flux d’élèves dans les filières post-élémentaires posait
avec acuité le problème du niveau et des acquis des élèves à la sortie de l’école primaire
élémentaire. D’autre part, l’inachèvement des mutations institutionnelles du système éducatif
interdisait de raisonner uniquement en termes de degrés d’enseignement successifs : le
maintien des cours complémentaires dans le premier degré symbolisait la survivance des
ordres scolaires anciens – primaire et secondaire – sous les dénominations, devenues
officielles en 1937, de premier et second degrés. Source d’ambiguïté terminologique et de
complexité administrative, cette situation a également conditionné la réflexion pédagogique,
de la Libération jusqu’à la mise en place du collège unique en 1975.
Ces difficultés, qui ont affecté, de manière variée les différentes disciplines, ont tout
particulièrement frappé le français. Dans ce texte, nous nous proposons d’analyser, à partir
des archives du ministère de l’Éducation nationale et des principales [??] revues
professionnelles de la période, la façon dont les acteurs de l’éducation ont appréhendé la
question de la continuité de l’enseignement du français sur l’ensemble de la scolarité dans ce
contexte de refonte du système éducatif, en prenant comme perspective la disparition
progressive des deux ordres d’enseignement. De 1945 à 1959, les clivages entre les deux
ordres demeurent prégnants malgré un lent rapprochement. À partir de 1960, le mouvement
de réforme de l’enseignement du français, qui prend son essor, semble offrir l’occasion de
repenser les finalités et les contenus de la discipline d’un bout à l’autre de la scolarité. Mais,
après 1972, la réforme s’enlise, achoppant notamment sur la difficile articulation entre les
degrés d’enseignement.
2

I. Le lent rapprochement des deux ordres d’enseignement (1945-1959)

La réforme du système éducatif est à l’ordre du jour dès la Libération, avec la commission
Langevin-Wallon qui « réalise la synthèse de deux grands courants réformateurs : l’école
unique pour la structure, l’école nouvelle pour la pédagogie »1. En l’absence de réforme de
structures, le monde scolaire reste marqué, sous la Quatrième République, par l’ignorance
réciproque dans laquelle se tiennent les univers scolaires du primaire – écoles primaires
élémentaires et cours complémentaires – et du second degré stricto sensu – lycées et collèges.
Cependant, la croissance des effectifs dans les filières de scolarisation post-élémentaire pose
de manière de plus en plus aigüe, pour l’enseignement du français, le problème des
transitions : transitions entre l’école primaire élémentaire et les différents lieux de
scolarisation post-élémentaire, transitions entre le primaire supérieur – les cours
complémentaires – et le second cycle du second degré.

1. Au sortir de la guerre : un antagonisme persistant

Le clivage opposant le premier et le second degré – fondé sur les conceptions du


métier et sur le statut des enseignants – affecte en particulier l’enseignement du français.
Certes, on ne peut ignorer l’unité symbolique de cette discipline, de l’école primaire
au baccalauréat. Celle-ci s’organise, à l’école élémentaire comme dans le second degré,
autour des valeurs morales et esthétiques de la littérature qui contribue à l’édification des
citoyens et à l’acquisition d’une langue nationale prenant les textes écrits pour modèle 2. Mais
en-dehors de ce point central, noyau dur de la discipline, les divergences sont profondes, tant
au niveau des méthodes que des finalités. Ainsi les corpus littéraires sont-ils différents, de
même que les modalités de lecture des textes. Dans l’enseignement primaire élémentaire, la
discipline a une organisation hiérarchisée : les différentes composantes y sont distinctes et
l’objet de l’enseignement est la maîtrise d’un certain nombre de savoir-faire à visée pratique
(lire, écrire et penser juste), acquis par répétition et mémorisation. La lecture des textes
littéraires, comme les autres matières du français (vocabulaire, orthographe et grammaire),
contribuent à l’acquisition d’une langue correcte, selon l’organisation disciplinaire décrite par
les instructions de juin 19233 alors toujours en vigueur. Au contraire, dans le second degré, les
enseignements sont liés les uns aux autres : la grammaire est au service de l’étude des textes,
l’ensemble visant la formation de l’esprit logique et du style, plutôt que l’acquisition de

1
Antoine Prost, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. IV : L’histoire et la famille dans une société en
mutation (depuis 1930), Perrin, 2004 (première édition 1981), p. 265.
2
André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVII e au XXe siècle, Paris, Retz, 2006, « La
scolarisation et l’exploitation des œuvres littéraires », pp.477-557.
3
Louis Leterrier, Programmes, instructions, répartitions mensuelles et hebdomadaires, Paris, Hachette, 1956,
p. 165.
3

savoirs indispensables4. À partir d’un même noyau disciplinaire, les deux ordres
d’enseignement obéissent à des logiques différentes.
Au sortir de la guerre, en français comme dans d’autres disciplines, les pratiques du
primaire et du second degré continuent d’évoluer de manière autonome. À l’initiative de
Gustave Monod, directeur de l’enseignement du second degré, et avec le soutien de leurs
inspecteurs généraux, les professeurs de lettres de lycée et collège sont invités à suivre dans
leur enseignement les voies ouvertes par l’éducation nouvelle. Dans les classes nouvelles –
organisées à partir de 1945 et devenues classes pilotes à la fin de l’expérience en 19525 – et
plus largement là où les Cahiers pédagogiques disséminent ces nouveaux principes, des
professeurs de français s’efforcent de donner un souffle nouveau à leur enseignement en
recherchant la coopération des différentes disciplines, en brisant le cloisonnement des
exercices traditionnels de français, en cherchant à raviver l’intérêt des élèves pour les textes6.
L’enseignement du français à l’école élémentaire semble échapper à ce vent de
réforme. Le souhait affiché par les autorités est, au contraire, de préserver ce qui est vu
comme un élément stable de l’édifice éducatif. C’est ce que précisent les instructions du 18
juillet 1945 : « Alors qu’une réforme profonde de l’enseignement du second degré et de
l’enseignement supérieur semble nécessaire, il n’apparaît ni utile, ni souhaitable de
bouleverser l’enseignement primaire»7. Les nouveaux programmes adoptés en 19458, pour les
classes de l'élémentaire et le cours supérieur, n’apportent que des changements mineurs en
français, à la différence de ce qui est proposé dans d'autres disciplines. De même, pour les
classes de fin d'études primaires, les programmes de 19449 et 194710 conservent l'esprit des
instructions de 193811, en ce qui concerne l'enseignement du français. Cette stabilité témoigne
d’une réelle confiance dans l’efficacité des méthodes de l’école primaire dans l’enseignement
de la langue, même si, au cours de ces années, le débat entre les tenants de la tradition et les
défenseurs des méthodes actives prend de l’ampleur.

4
Ministère de l’Éducation nationale, direction de l’enseignement du second degré, Mémento à l’usage des
professeurs et élèves-professeurs de lettres et grammaire, Paris, IPN, s.d. (ca. 1953), p. 1.
5
Antoine Savoye, « Réforme pédagogique, réforme disciplinaire : l’expérience des Classes nouvelles dans
l’enseignement du second degré (1945-1952) », dans Renaud d’Enfert, Pierre Kahn (dir.), En attendant la
réforme, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2010.
6
Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard, « Genèse d'une crise : la lecture littéraire dans les Cahiers pédagogiques
de la Libération à Mai 1968 », Études de linguistique appliquée, n° 118, avril-juin 2000, pp. 227-243 ; Clémence
Cardon-Quint, Lettres pures et lettres impures ? Les professeurs de français dans le tumulte des réformes.
Histoire d’un corps illégitime (1946-1981), doctorat d’histoire, Rennes 2, 2010, pp. 225-237 (« Les Cahiers
pédagogiques ou la parole aux professeurs »).
7
André Chervel, L’enseignement du français à l’école primaire. Textes officiels. Tome 3, 1940-1995, p.70. Pour
l’enseignement du premier degré, les textes officiels relatifs au français sont intégralement reproduits dans cet
ouvrage, auquel nous nous permettons de renvoyer pour toutes les occurrences de l’article.
8
Arrêté du 17 octobre 1945 concernant les horaires et programmes des écoles primaires, (A. Chervel,
L’enseignement du français à l’école primaire, tome 3, op. cit., pp. 73-76)
9
Circulaire du 12 octobre 1944 relative aux horaires et aux programmes de l’enseignement primaire (A. Chervel,
L’enseignement du français à l’école primaire, tome 3, op. cit., pp. 62-65).
10
Arrêté du 24 juillet 1947 fixant le programme des classes de fin d’études (A. Chervel, L’enseignement du
français à l’école primaire, tome 3, op. cit., , pp. 88-89).
11
Instructions relatives à l’application des arrêtés du 23 mars 1938 et du 11 juillet 1938, Paris, Librairie
Hachette, 1938.
4

Toutefois, sous la Quatrième République, cette confiance se fissure face à


l’augmentation des effectifs et à la crise du recrutement des maîtres. En effet, au cours des
années 1950, avec l’arrivée à l’école primaire des enfants du baby-boom, les ministres de
l’Éducation nationale sont confrontés à des besoins croissants en enseignants, auxquels ils
répondent par le recrutement massif de suppléants, souvent des bacheliers peu formés. Les
instituteurs les plus expérimentés ou les plus diplômés sont absorbés par les cours
complémentaires qui connaissent une forte croissance, alors que les recrutements des écoles
normales primaires ne suivent pas l’augmentation des besoins et fournissent moins de la
moitié des maîtres recrutés entre 1951 et 1964 12. On commence alors à remettre en cause
l’efficacité de l’école primaire, notamment dans les pages de la revue L’Éducation nationale
où la question de la réforme et de la modernisation des méthodes est souvent posée13.

2. De l’ignorance à la suspicion

Ces inquiétudes font écho aux plaintes exprimées, depuis la Libération, par les
professeurs du second degré. En effet, lorsque les professeurs de lettres s’inquiètent de la
« crise du français » – thème qui ne cesse de resurgir depuis le début du siècle 14 – ils ont tôt
fait d’accuser l’enseignement primaire qui leur « [envoie] des enfants mal préparés à recevoir
[leur] enseignement »15. En réponse à l’enquête lancée en 1947 par Monod sur la « qualité de
l’enseignement du second degré », plusieurs inspecteurs généraux incriminent le faible niveau
des élèves à l’entrée en sixième, lié à la piètre qualité de l’enseignement dispensé en amont :
l’un déplore le manque de connaissances des instituteurs, l’autre l’essor de la méthode globale
ou encore la fin de l’apprentissage des règles de grammaire. Si les causes du problème ne sont
pas clairement cernées, le diagnostic est le même : les instituteurs ont une lourde
responsabilité dans la crise de l’orthographe16.
Cette critique va en s’amplifiant au fil des ans. Dans une synthèse publiée en 1954 par
la direction de l’enseignement du second degré, l’inspection générale des lettres ouvre son
rapport sur le problème de « la coordination avec le premier degré », traité en quatre pages,
quand les inspections des autres disciplines n’y font pas même allusion 17. Si l’on y retrouve
12
Jean-François Condette, Histoire de la formation des enseignants en France, Paris, l’Harmattan, 2007, p. 217.
13
Marie-France Bishop, « L’enseignement du français à l’école primaire de 1945 à 1960 : entre stabilité et
doutes », dans R. d’Enfert et P. Kahn (dir.), En attendant la réforme…, op. cit., p.169-177.
14
Martine Jey, « Crise du français et réforme de l’enseignement secondaire (1902-1914) », Études de
linguistique appliquée, n° 118, avril-juin 2000, pp.163-177.
15
Rapport de l’inspecteur général de lettres Gaston Cayrou sur la qualité de l’enseignement secondaire, 5 mars
1947, Centre d’accueil et de recherche des archives nationales (AN, CARAN), F17 13950.
16
Réponses des inspecteurs généraux Marcel Bizos, Adrien Cart, Gaston Cayrou, Albert Troux à l’enquête de
Gustave Monod, directeur de l’enseignement du second degré, sur la qualité de l’enseignement secondaire, mars
et avril 1947, AN, CARAN, F17 13950.
17
Ministère de l’Éducation nationale, L’enseignement du second degré en 1953, Paris, CNDP, 1954, 3
fascicules. I. L’enseignement du second degré en 1953, 104 p. ; II. Rapports de l’Inspection Générale sur
l’Enseignement des mathématiques, des sciences physiques et naturelles, 62 p. ; II. Rapports de l’Inspection
Générale sur l’Enseignement de la philosophie, des lettres, de l’histoire et de la géographie, 44 p.
5

les mêmes éléments que dans l’enquête de 1947, l’accent est mis, désormais, sur la sélection :
mal conçue – on regrette l’absence d’une épreuve orale à l’examen d’entrée en sixième –, elle
serait aussi insuffisante. « Nous devons éviter de favoriser un recrutement excessif des
établissements du second degré », avertit l’inspection générale de lettres 18. Mais le ministère
de l’Éducation nationale opte au contraire, sur la pression des scientifiques et du
Commissariat au plan, pour l’élargissement de l’accès aux études secondaires 19. La quasi-
suppression de l’examen d’entrée en sixième en 195620 interdit, en pratique, de compter sur la
sélection pour résoudre les problèmes de recrutement et de baisse de niveau soulevés par
l’inspection.
Mais en dépit de l’émergence de ces différents problèmes, les efforts faits pour mettre
en cohérence l’enseignement du premier et du second degré restent assez limités, entre 1945
et 1959, et touchent, pour l’essentiel, la grammaire, question centrale de l’enseignement du
français à l’école élémentaire. Dès 1947, des débats menés au Conseil supérieur de
l’Éducation nationale (CSEN) autour des contenus de l’examen d’entrée en sixième mettent
en lumière l’une des ambiguïtés de la situation : les instituteurs et les professeurs de sixième
n’ont pas les mêmes attentes, ni la même façon de désigner les catégories grammaticales 21.
Partant de ce constat, Aristide Beslais, directeur de l’enseignement du premier degré de 1946
à 1959, prend la présidence d’un groupe de travail chargé de préparer une « nomenclature
grammaticale valable pour les différents ordres ». La constitution de cette commission ainsi
que ses résultats sont présentés dans la revue L’Éducation nationale en 194922 et la
nomenclature est d’abord publiée en 1950 par le Centre national de documentation
pédagogique, puis rééditée en 1959 par l’Institut pédagogique national 23. Il s’agit là d’une
première tentative, longtemps isolée, pour harmoniser les savoirs grammaticaux entre l’école
primaire et le second degré.

3. Les cours complémentaires : de la dictée à l’explication de texte

Les débats relatifs aux cours complémentaires mettent plus nettement encore en
évidence la difficile articulation des premier et second degrés. Historiquement, ces
établissements constituent, pour bon nombre d’élèves, le prolongement logique et terminal de
l’école primaire élémentaire, dont ils se rapprochent par les méthodes et le corps enseignant,

18
Ministère de l’Éducation nationale, II. Rapports de l’Inspection générale sur l’Enseignement de la
philosophie.., op. cit., p. 16.
19
Jean-Michel Chapoulie, « Une révolution dans l’école sous la Quatrième République ? La scolarisation post-
obligatoire, le Plan et les finalités de l’école », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 54, n° 4, 2007,
pp. 7-38.
20
Arrêté du 23 novembre 1956 sur l'admission dans les classes de sixième, BOEN, n° 42, 29 novembre 1956, pp.
2999-3003.
21
Compte rendu de la réunion du Conseil supérieur de l’éducation nationale, 30 juin 1947, AN, CARAN F17
17520.
22
L’Éducation nationale, n° 19, 6 octobre 1949, pp. 1-3.
23
La Grammaire à l’école primaire. Nomenclature et progression, Paris, Institut pédagogique national (IPN),
1959.
6

distincts de ceux des lycées et collèges. Mais la croissance des effectifs dans les filières post-
élémentaires et les projets de réforme du système éducatif remettent en cause cet équilibre 24.
Faut-il préserver les cours complémentaires en raison des fonctions spécifiques qu’ils
remplissent auprès d’un certain public, ce que défend, au ministère, Aristide
Beslais25 ? Doivent-ils remplir les mêmes fonctions d’orientation que les premiers cycles des
lycées et collèges, perspective défendue par le Syndicat national des instituteurs (SNI)26 mais
vivement rejetée par le Syndicat national de l’enseignement du second degré (SNES) 27 ? La
ligne de fracture n’oppose pas seulement primaire et second degré, mais sépare aussi, à
l’intérieur du bloc primaire, les cours complémentaires de l’école élémentaire, comme
l’attestent les conflits opposant dès la fin des années 1950, le SNI et l’Association nationale
du personnel des cours complémentaires (ANPCC) sur l’évolution statutaire de leurs
membres28.
Si les rivalités corporatistes nourrissent la controverse, celle-ci revêt aussi une
dimension pédagogique. Pour les défenseurs des cours complémentaires, les méthodes en
usage dans ces établissements sont distinctes de celles qui prévalent dans les lycées et
collèges, et plus adaptée à la majorité des enfants. En français, la situation est pour le moins
ambigüe. À première vue, des différences subsistent au départ entre ces deux univers. Si l’on
compare la Nouvelle revue pédagogique (NRP), d’abord destinée aux cours complémentaires
et aux établissements techniques, et la revue Humanités. Classes de grammaire, plutôt conçue
pour les lycées et collèges, on constate, en 1947 d’assez nettes différences. La NRP distingue
ainsi les exercices de « lecture expliquée » et la section « orthographe et grammaire », alors
que dans les Humanités, les mêmes textes servent de supports à différents types d’exercices et
de commentaires, grammaticaux, lexicaux, stylistiques ou littéraires. Dans cette dernière
revue, les explications littéraires sont aussi plus étoffées, et les articles abondent en références
historiques, linguistiques ou littéraires, quand la NRP reste plus proche de l’explication
littérale. L’examen de divers manuels scolaires confirme l’impression que subsistent, après
guerre, deux traditions et deux modèles pédagogiques distincts29.
Mais, en pratique, loin de chercher à cultiver leur originalité, les professeurs de cours
complémentaires subissent l’attraction du second degré. L’ANPCC pèse ainsi en faveur de
l’adoption, en 1947, de programmes très proches de ceux du second degré – en rupture avec
les textes de Vichy qui avaient renforcé leur spécificité30. Dans les conférences données, sous
l’égide de cette association, par des inspecteurs d’académie ou des professeurs d’école
24
Antoine Prost, L’École et la famille dans une société en mutation, op. cit., pp. 267-286.
25
Aristide Beslais, P. Mayeur, « Un siècle d’enseignement primaire », L’Éducation nationale, n° 18, 1er juin
1950, pp. 3-4 et 12.
26
Jeanne Lordon, « La situation des C.C. après la disparition des E.P.S. », L’École libératrice, n° 23, 6 mars
1959, pp. 911-945.
27
Guy Brucy, Histoire de la FEN, Paris, Belin, pp. 265-281.
28
Voir à ce sujet le Bulletin mensuel de l’association nationale du personnel des cours complémentaire, n° 76,
janvier 1960, lors de la création du Syndicat national des collèges (SNC) qui remplace l’association en 1960.
Cette mutation se produit en désaccord avec le SNI.
29
Parmi les manuels conçus, dans une version antérieure, pour les cours complémentaire, Georges Chappon,
Robert Vauquelin, Le français expliqué 6e, Paris, Hatier, 1951, 368 p.
7

normale, le modèle pédagogique offert aux maîtres de cours complémentaires est celui des
lycées et collèges : un enseignement réservant une grande place à l’étude et l’admiration des
œuvres littéraires, conçu de la même façon que pour les élèves des lycées et collèges. La NRP
reflète aussi cette évolution. À la fin des années 1950, les sections consacrées à « l’étude
globale du français » – sur le modèle secondaire – voisinent avec les « lectures expliquées » et
les exercices d’ « orthographe et grammaire ». Les explications sont plus étoffées et la revue
mobilise davantage de références littéraires ou historiques. Signe de cette tendance, et des
inquiétudes qu’elle suscite au ministère, A. Beslais croit bon de rappeler aux maîtres de cours
complémentaires, dans des instructions publiées le 1er octobre 1957, qu’il leur faut garder,
notamment en français, leurs fonctions et leurs méthodes particulières et se contenter
d’« expliquer (au sens le plus modeste ) le texte »31, en se gardant de mobiliser des notions
littéraires trop complexes.
L’alignement sur les méthodes du second degré répond pourtant aux évolutions
institutionnelles qui érigent peu à peu les maîtres de cours complémentaires en rivaux effectifs
des professeurs du premier cycle. Ainsi, le brevet d’études du premier cycle du second degré
(BEPC), institué au départ pour les élèves des cours complémentaires – il est substitué au
brevet d’enseignement primaire supérieur –, est-il très vite plébiscité par les élèves des lycées
et collèges : cet examen commun ne sanctionne-t-il pas des études comparables ? D’autre
part, la création des classes de seconde M’ en 1951, avec une seule langue vivante, entraîne
l’arrivée massive d’élèves de cours complémentaires dans le second cycle des lycées et
collèges, signe là encore, de la similitude des formations dispensées en premier cycle et dans
les cours complémentaires32. Cette concurrence, non officielle, inquiète à plusieurs titres les
professeurs de lettres du second degré. Selon eux, l’introduction du BEPC les contraint, en
classe de troisième, à aligner leur enseignement sur les exigences d’un examen « primaire »
qui réserve une place de choix à l’orthographe et aux dictées 33. Quant aux élèves de seconde
provenant des cours complémentaires, ils manquent souvent, de l’aveu des professeurs les
plus favorables à la démocratisation, de la culture, de l’aisance, de l’autonomie que confèrent
les méthodes de l’enseignement secondaire. La mise en place controversée d’un cursus de
lettres modernes – sans latin – pour former les professeurs de lettres du second degré ne fait
qu’aviver ces inquiétudes. Conçu pour ouvrir la voie des études littéraires aux élèves

30
Le projet de programme publié dans le bulletin de l’ANPCC après enquête auprès des adhérents reprend les
grandes lignes et la structure du programme de l’enseignement secondaire en vigueur depuis 1945. Bulletin
mensuel de l’ANPCC, n° 11, janvier-février 1947, pp. 7-27. La rupture est complète avec les orientations
définies par Abel Bonnard, dans les instructions générales et l’arrêté du 7 septembre 1943, cités par Madeleine
Peltier-Laloi, Pédagogie du français : instructions officielles sous le Gouvernement de Vichy de 1940 à 1944,
s.l.n.d., pp. 75- 80.
31
Aristide Beslais, « Instructions sur l’enseignement dans les cours complémentaires. 1er octobre 1957 »,
reproduites dans Louis Leterrier (éd.), Enseignement du premier degré. Programmes, instructions, répartitions
mensuelles et hebdomadaires, Paris, Hachette, 1960, p. 616.
32
Jean-Michel Chapoulie, « Une révolution dans l’école… », art. cit., p. 12.
33
« L’enquête sur l’enseignement du français », Revue de la Franco-Ancienne, n° 88, premier trimestre 1948-
1949, pp. 6-7 et 11.
8

modernes, y compris aux anciens élèves de cours complémentaires,, ne participe-t-il pas d’une
primarisation de l’enseignement secondaire34 ?
Les cours complémentaires sont donc tiraillés entre la fidélité aux traditions du
primaire – gage de continuité avec l’école élémentaire –, et l’alignement sur le second degré –
condition nécessaire à la réussite ultérieure des élèves qui poursuivent leurs études. En face,
les professeurs des lycées et collèges redoutent à la fois la concurrence exercée par les cours
complémentaires, et la menace qu’elle représente pour leurs traditions pédagogiques. Si ces
tensions existent dans d’autres disciplines, elles semblent particulièrement vives en lettres, où
la question du latin dresse une véritable barrière entre les instituteurs et maîtres de cours
complémentaires d’une part, et les professeurs de lettres du second degré d’autre part.

II. Réformer l’enseignement du français : vers une unification de la


discipline d’un bout à l’autre de la scolarité ? (1959-1972)

Avec la réforme Berthoin de 1959, une nouvelle ère s’ouvre. L’école primaire
élémentaire doit officiellement déboucher, pour la très grande majorité des élèves, sur une
formation de second degré. Certes, l’organisation verticale des filières du premier cycle du
second degré constitue un vestige des ordres anciens. Mais le clivage principal se situe
désormais entre l’école primaire élémentaire et les diverses filières d’un second degré unifié.
La mise en place d’une formation entièrement distincte pour les maîtres des collèges
d’enseignement général (nouvelle dénomination des cours complémentaires) crée en effet une
rupture inédite entre le primaire et ces établissements qui succèdent aux cours
complémentaires. De plus, l’unification des programmes des classes de sixième à troisième35,
la création des collèges d’enseignement secondaire en 1963, puis la suppression du latin en
sixième et cinquième en 1968 et 1969, renforcent la convergence entre l’ex-primaire supérieur
et l’ancien premier cycle des lycées et collèges. La question de la continuité entre le premier
et le second degré se pose donc pour toutes les filières : classique, moderne long et moderne
court36. Ces changements institutionnels rendent nécessaire la révision des programmes de
français, d’abord dans l’enseignement élémentaire. Le mouvement de réforme est, au début
des années soixante, étroitement lié à la question de l’entrée en sixième, avant de s’inscrire, à

34
Fernand Robert, « Les instituteurs et nous », Revue de la Franco-Ancienne, n° 129, septembre 1959, pp. 94-
97. Clémence Cardon-Quint, « Des lettres impures ? Les lettres modernes, de l’institution à la consécration
(1946-début des années 1980) », Histoire de l’éducation, n° 129, janvier-mars 2011, pp. 39-84.
35
Les programmes du premier cycle sont rapidement unifiés : pour les classes de quatrième et troisième, arrêtés
du 23 juin 1962 (Bulletin officiel de l’Éducation nationale (BOEN), n° 27, 2 juillet 1962, pp. 2379-2380 et 2392-
2394) et du 26 octobre 1964 (BOEN, n° 44, 26 novembre 1964, pp. 2641-2642) ; pour le cycle d’observation –
sixième et cinquième – arrêté du 7 mai 1963 (BOEN, n° 22, 30 juin 1963, p. 1258-1263).
36
Seules font exception les classes de transition. Créées en 1963, elles sont d’abord confiées à des instituteurs
expérimentés, habitués aux pédagogies actives, avant que ne soit créé un certificat d’aptitude spécifique (décret
du 27 juillet 1966).
9

la fin de la décennie, dans une dynamique plus globale visant à refonder l’enseignement du
français, de la maternelle à l’université, sur de nouvelles bases.

1. Un nouvel impératif pour l’école élémentaire : préparer l’entrée en 6e

Le problème du passage en sixième touche, au premier chef, l’enseignement de la


langue, enjeu majeur de la rénovation des programmes à l’école élémentaire. Le débat sur les
méthodes et les contenus, présent depuis le début du siècle, se radicalise. Au début des années
1960, la polémique porte principalement sur les méthodes, sans apports théoriques nouveaux.
Une partie des inspecteurs et du corps enseignant préconise le renforcement des
apprentissages de base pour garantir une bonne entrée en sixième et faciliter l’intégration des
meilleurs élèves dans les sections classiques avec latin. À leurs yeux, en effet, il n’y a pas lieu
de remettre en cause la répartition des élèves, dès la sixième, dans différentes filières en
fonction de leurs aptitudes et de leurs résultats. Ces positions sont celles de Georges
Pompidou et de son conseiller Henri Domerg, qui voient dans l’abandon des méthodes
traditionnelles la cause du faible niveau des élèves sortant de l’élémentaire 37. Ce point de vue,
qui concerne autant l’enseignement des mathématiques que du français 38, est également
partagé par certains fonctionnaires du ministère, dont le nouveau directeur général des
enseignements primaires et complémentaires, Michel Lebettre. Ce dernier propose, dans une
circulaire de 1960, de renforcer les apprentissages fondamentaux, de faire pratiquer des
exercices nombreux et répétitifs fondés sur la mémoire, pour asseoir les connaissances au
sortir du cours moyen et faciliter l’entrée en sixième 39. Pour les tenants de cette position, les
méthodes ne doivent pas changer, au contraire, il est nécessaire de renforcer le travail de
mémoire et de répétition. Ce sont les programmes qui peuvent être allégés et recentrés sur les
savoirs fondamentaux (calcul, lecture et orthographe), ce qui favorise une sélection précoce
des meilleurs.
À l’inverse, les rénovateurs espèrent profiter de la nécessaire reprise des programmes
et instructions pour repenser fondamentalement les méthodes de l’enseignement de la langue,
le but étant d’en adapter l’apprentissage aux possibilités réelles des élèves, en donnant la
priorité à l’expression écrite et orale sur la grammaire et l’orthographe. Cette position est
37
Henri Domerg, « Note à l’attention de M. le premier ministre », 11 septembre 1963, AN, CARAN, 574 AP/4.
38
Renaud d’Enfert, « Une réforme ambigüe : l’introduction des “mathématiques modernes” à l’école élémentaire
(1960-1970) », dans Renaud d’Enfert, Pierre Kahn (dir.), Le Temps des réformes. Disciplines scolaires et
politiques éducatives sous la Cinquième République : les années 1960, Grenoble, Presses Universitaires de
Grenoble, 2011, pp.53-74. Marie-France Bishop, « Une réforme complexe et polémique : la rénovation du
français à l’école élementaire de 1963 à 1972 », op.cit. pp. 35-52.
39
Circulaire concernant l’enseignement du français et du calcul dans les classes primaires, BOEN, n° 29, 27
octobre 1960, p. 3109.
10

défendue par les partisans des pédagogies nouvelles et par certains inspecteurs et directeurs
d’écoles normales. Ceux-ci militent pour une école moyenne constituant un véritable tronc
commun avant toute sélection. Au ministère, de hauts fonctionnaires comme Louis Cros,
directeur de l’administration générale, et Jean Capelle, directeur de l’organisation et des
programmes scolaires, sont proches de ce courant de pensée, et se trouvent en conflit avec
Henri Domerg, qui voit d’un mauvais œil l’influence des partisans du tronc commun 40, dont
les vues sont largement relayées par la revue L’Éducation nationale41.
Au début des années 1960, différentes commissions 42 sont successivement chargées
d’étudier cette délicate question du passage en sixième. Chacune opte pour l’une ou l’autre de
ces options, mais aucune n’apporte de réponse globale à la question. En dernier lieu, Jean
Capelle et René Haby, alors sous-directeur des études au ministère, convoquent en 1963 une
nouvelle commission. Confiée à l’inspecteur général Marcel Rouchette, elle comprend des
personnalités ouvertes au changement, tels Roger Gal et Louis Legrand 43. Le choix de ces
personnalités n’est pas neutre : Haby et Capelle souhaitent transformer non seulement les
programmes, mais aussi les méthodes de l’enseignement du français à l’école élémentaire.
Après trois années de travail, la commission élabore un projet d’instructions officielles.
Procédure inédite, ces instructions sont expérimentées entre 1967 et 1972 dans des écoles
primaires d’application, sous l’égide de l’Institut pédagogique national (IPN). L’opération est
pilotée par Louis Legrand, secondé par Hélène Romian, à partir de 1968 44. La réflexion
collective progresse sous l’impulsion de certains directeurs et professeurs d’école normale et
grâce à des stages régionaux et départementaux organisés par l’IPN. À la fin de 1969, les
travaux des groupes expérimentaux aboutissent à la rédaction d’un « Plan de rénovation de
l’enseignement du français ».
40
Henri Domerg, note du 7 mai 1962  adressée à Georges Pompidou, AN, CARAN, 574 AP/4,
41
Par exemple, un numéro spécial de L’Éducation nationale est consacré, le 15 juin 1961, au cycle
d’observation, avec des articles de Jean Capelle et Roger Gal qui défendent une véritable période commune
d’observation, dans des établissements similaires et avec un brassage des maitres et des élèves (n° 22, 15 juin
1961).
42
Voir sur cette question l’article de Marie-France Bishop, « Une réforme complexe et polémique : la rénovation
du français à l’école élementaire de 1963 à 1972 », op.cit. pp. 35-52.
43
Roger Gal, agrégé de grammaire en 1931, est professeur de lettres classiques. A la Libération, il devient
secrétaire du Groupe français d’éducation nouvelle. Il entre à l’IPN en 1951 et y crée le service de la recherche
pédagogique qu’il anime jusqu’à sa mort en 1966. Louis Legrand, ancien instituteur, puis docteur es-lettres,
professeur de philosophie, inspecteur de l’enseignement primaire puis inspecteur d’Académie, inspiré par la
pédagogie Freinet, prend la succession de Roger Gal à la tête du service de la recherche de l’IPN, en 1966. Pour
connaitre leurs positions respectives voir l’article de Catherine Dorison et Pierre Kahn, «  Roger Gal et Louis
Legrand ou les trente glorieuses de la réforme pédagogique », Carrefours de l’éducation, n° 131, 2011, pp. 89-
104.
44
Hélène Romian, professeur de français en école normale, entre à l’IPN en 1968 et y travaille aux côtés de
Louis Legrand. Chargée de coordonner les groupes départementaux lors de l’expérimentation du Plan Rouchette,
elle crée la revue Repères pour faciliter la communication et la liaison entre les différents groupes. Elle devient
l’une des figures majeures de la réforme du français à l’école élémentaire, porteuse de la rédaction du Plan de
rénovation en 1970.
11

Ce plan radicalise le projet d’instructions Rouchette et y apporte des fondements


linguistiques. Tout d’abord, la configuration disciplinaire est totalement bouleversée.
L’objectif de l’apprentissage est désormais la communication et l’utilisation d’un français
moderne, standard, qui n’est plus celui de la littérature. La priorité est donnée à l’oral et à
l’expression de l’élève. La grammaire est au service de l’expression et se travaille dans des
exercices structuraux qui procèdent par imprégnation plutôt que par mémorisation des règles
et répétition des exercices d’application 45. Enfin, la conception du français enseigné est moins
normative puisqu’il s’agit de prendre appui sur la langue d’usage.

2. Pour une rénovation de l’enseignement du français, «  de la maternelle


à l’université »

Les perspectives dans lesquelles est mis au point le Plan de rénovation de


l’enseignement du français, en 1969 et 1970, diffèrent sensiblement de celles qui ont prévalu
lors de la rédaction du projet d’instructions trois ans plus tôt : entre temps, l’idée qu’il faut
envisager une réforme d’ensemble de l’enseignement du français, « de la maternelle à
l’université », s’est imposée dans le débat.
Ce changement s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs. L’Association
française des professeurs de français (AFPF), créée en 1967, s’est, dès le départ, ouverte aux
enseignants de tous les niveaux. Imitant la démarche de l’Association des professeurs de
mathématiques de l’enseignement public (APMEP), elle prône une réforme continue de
l’enseignement « de la maternelle à l’université »46. Cette ambition reflète l’état de la
réflexion pédagogique : c’est aux deux bouts de la scolarité, dans le primaire et dans le second
cycle – où l’on dénonce le monopole de l’explication de texte et de la dissertation –, que les
méthodes traditionnelles sont les plus contestées. Les responsables de l’expérimentation du
plan Rouchette sont eux-mêmes sensibles au fait que, faute d’une réforme de l’enseignement
du français dans le premier cycle, les élèves formés selon les nouvelles méthodes courent à
l’échec47. Enfin, le rôle joué par le français dans la sélection scolaire et les obstacles qu’un
enseignement défectueux du français oppose à la démocratisation font de la réforme de cet
enseignement, à tous les niveaux de la scolarité, un enjeu largement partagé. La mise à l’étude
de ce thème par le congrès de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), en 1969, en offre
un témoignage manifeste48. En confiant à Pierre Emmanuel, en mars 1970, la présidence
d’une commission chargée de la réforme de l’enseignement du français pour la scolarité
45
Sur cette réforme, voir Jacqueline Chobaux, Monique Segré, L’enseignement du français à l’école
élémentaire, quelle réforme ?, Paris, PUF, 1981, 223 p.
46
Clémence Cardon-Quint, « “Pour une rénovation de l’enseignement du français“. Le temps de l’AFPF (1967-
1973)», Le français aujourd’hui, n° 171, décembre 2010, pp. 89-98. Sur l’APMEP, Éric Barbazo, Pascale
Pombourcq, Cent ans d’APMEP, brochure APMEP n° 192, 2010, p. 89 sqq.
47
Voir le vœu adopté à l’issue du séminaire organisé par l’IPN en novembre 1969 pour dresser le bilan des
travaux sur l’expérimentation des instructions Rouchette (vœu reproduit dans La réforme de l’enseignement du
français vue par ceux qui l’enseignement, supplément au n° 5, février 1971, L’enseignement public, p. 108).
12

obligatoire et les seconds cycles, le ministre Olivier Guichard se fait l’écho d’une aspiration
largement partagée49.
En pratique, la mise en cohérence de l’enseignement du français aux différents
niveaux devait être facilitée par la mise en place de ces structures de réflexion commune,
AFPF et commission Pierre Emmanuel. Mais celles-ci peinent à remplir cette fonction.
Certes, l’AFPF rassemble, aux côtés de professeurs du second degré, majoritaires, la quasi-
totalité des professeurs d’école normale primaire, moteurs de la rénovation, mais elle ne
touche qu’une poignée d’instituteurs en dépit de démarches répétées dans leur direction 50.
Quant à la commission Pierre Emmanuel, sa création intervient alors que le Plan de
rénovation est déjà achevé dans sa première version : il ne saurait être question de reprendre
la réflexion à son point de départ pour le premier degré, et elle se contente donc d’approuver
ce plan à la quasi-unanimité, après avoir suggéré quelques amendements mineurs 51. La
présence en son sein de plusieurs personnalités, parties prenantes de l’expérimentation du plan
Rouchette, garantit, en principe, une continuité effective entre cette expérimentation et les
travaux de la commission. Mais les priorités sont différentes : la commission consacre ainsi
une part importante de ses débats à l’enseignement de la littérature, lors même que le Plan de
rénovation n’envisage jamais la littérature comme objet d’enseignement et ne traite de la
poésie que sous l’angle de la découverte de l’aspect poétique de la langue, en diction et en
création. À l’AFPF comme à la commission Pierre Emmanuel, il s’avère difficile de rompre
avec les cloisonnements antérieurs.
La publication, en février 1970, du Manifeste de Charbonnières52 élaboré par l’AFPF,
puis celle, en 1972, du Texte d’orientation53 de la commission n’en traduisent pas moins
l’espoir de refonder l’enseignement du français, aux différents degrés de la scolarité, sur des
principes communs : accent mis sur l’apprentissage de la langue, orale et écrite, repensé grâce
aux acquis de la linguistique ; volonté de resituer la littérature dans le champ plus vaste des
diverses formes d’expression. S’il n’y a pas encore de nouveaux textes officiels, les
incitations à renouveler pratiques et contenus d’enseignement ne manquent pas. Certaines
émanent de sources proches du ministère et sont de ce fait revêtues d’un caractère quasi-
officiel : il en est ainsi des comptes rendus d’expérience des équipes expérimentales de
l’INRDP54, où le premier cycle figure en bonne place, des émissions de la télévision scolaire,
48
Motion adoptée par le congrès fédéral de la FEN, 25-28 novembre 1969, L’enseignement public, n° 5, janvier
1970, p. 26.
49
Allocution prononcée par Olivier Guichard pour l’installation de la commission de réforme de l’enseignement du
français, 17 mars 1970, Centre des archives contemporaines, (AN, CAC), 19780674/1.
50
Franck Marchand, « Introduction : les instituteurs, l’AFPF et l’enseignement du français », Le Français
aujourd’hui, n° 22, mai 1973, p. 5 sqq.
51
Commission Pierre Emmanuel, compte rendu de la réunion plénière du 11 juin 1970, AN, CAC, 19780674/1.
Suite à la nomination de nouveaux membres plus conservateurs, le second vote, sur la version amendée du Plan
de rénovation, fut moins unanime. Commission Pierre Emmanuel, compte rendu de la réunion plénière du 1 er
octobre 1970, CAC, 19770573/1. Pour consulter la version non censurée du Plan de rénovation, voir La réforme
de l’enseignement du français vue par ceux qui l’enseignent, op. cit.
52
AFPF, Manifeste de Charbonnières, n° 9 du Français aujourd’hui, février 1970.
53
Commission de réforme de l’enseignement du français, Texte d’orientation, Paris, INRDP, 1972.
54
En 1970, l’IPN devient l’INRDP, Institut national de la recherche et de la documentation pédagogique.
13

ou d’un article engagé de Pierre Gioan, inspecteur général de lettres, dans L’information
littéraire55. Quand bien même l’enseignant resterait sourd à ces appels, quelques productions
de l’édition scolaire – revues et manuels 56 – se chargent d’entonner un hymne à la rénovation
de l’enseignement du français57.
À ce stade, ni la virulente campagne d’opinion savamment orchestrée par l’UNI58, ni
les réticences de Georges Pompidou et de son entourage, qui parviennent à retarder jusqu’en
1971 la publication du Plan de rénovation 59, ne suffisent à briser complètement une
dynamique réformatrice portée par le terrain.

III. Réformer et unifier la discipline : un pari impossible (1972-années 1980)

Mot d’ordre mobilisateur, la « rénovation de l’enseignement du français » ne s’est


pourtant pas traduite par une réforme raisonnée et cohérente de la maternelle à l’université.
Cet échec tient tout à la fois à la disjonction dans le temps des décisions relatives à chacun des
niveaux d’enseignement et au peu d’enthousiasme des milieux politiques pour la réforme de
l’enseignement du français. Faute d’une ligne claire et assumée par les ministres successifs,
les nouveaux textes officiels n’ont pas su relever le défi de la continuité et de la progression
des apprentissages d’un bout à l’autre de la scolarité.

1. Le premier cycle : pierre d’achoppement de la réforme (1972-1975)

Le calendrier distendu et paradoxal de la réforme en français contraste avec


l’introduction rapide et méthodique des mathématiques modernes dans les premier et second
cycles et à l’école élémentaire60. En effet, la réécriture des textes officiels pour le premier
cycle reste en suspens, alors que la réforme est généralisée dans l’école primaire, et mise à
l’essai dans le second cycle. Ce blocage de la réforme au niveau du premier cycle met en
lumière l’étendue des difficultés rencontrées par les rénovateurs.
L’ « oubli » du premier cycle tient à la fois à des raisons conjoncturelles et à des
problèmes de fond. La commission Pierre Emmanuel, sur la pression de certains de ses
membres et notamment de militants de l’AFPF, a systématiquement décliné la mission que lui

55
Pierre Gioan, « Vers une rénovation des études de français dans le second cycle », L’information littéraire,
n° 5, novembre-décembre 1971, pp. 235-241.
56
Voir par exemple Louis Arnaud, Textes vivants : expression personnelle. Classe de 6e, Paris, Magnard, 1971.
57
Jean-François Saglio, note à l’attention du président de la République, « Objet : Audience donnée le mercredi
28 juin à des responsables d’édition scolaire », 27 juin 1972, AN, 5 AG2/100.
58
Dans les pages de L’Action universitaire (revue de l’Union nationale inter-universitaire), et dans des brochures
tirées à part, Frédéric Deloffre, Raymond Picard ou Roger Lathuillière dénoncent, dans la réforme de
l’enseignement du français, une entreprise de « subversion culturelle » menée en sous-main par les communistes.
Cette campagne, qui débute en octobre 1970, se poursuit, par intermittences, tant que la Commission de réforme
est active.
59
Jean-François Saglio, note à l’attention du président de la République, 16 décembre 1971, 5 AG2/100.
60
Renaud d’Enfert, Hélène Gispert, « Une réforme à l’épreuve des réalités. Le cas des ‟mathématiques
modernes” en France, au tournant des années 1960-1970 », Histoire de l’éducation, n° 131, 2011, pp. 27-49
14

avait confiée Olivier Guichard de proposer programmes et instructions 61. Elle a privilégié au
contraire une réflexion d’ordre plus général sur les principes, les finalités et les méthodes de
la rénovation, synthétisée dans le Texte d’orientation, puis dans son rapport final, rendu en
1974 et publié en 197562. Ce faisant, elle n’a pu jouer le rôle de propositions et de synthèse
qu’a su remplir la commission Lichnerowicz pour les mathématiques. Devant ces refus
répétés, Olivier Guichard s’est retourné vers les interlocuteurs traditionnels du ministre, les
inspecteurs généraux, restaurant ainsi, dans le processus d’écriture des programmes, le
cloisonnement des niveaux d’enseignement qu’il avait cru pouvoir abolir en instituant une
commission unique chargée de toute la scolarité.
Dans le premier degré, le ministre confie donc à l’inspection générale de
l’enseignement primaire le soin de préparer – dans le plus grand secret – de nouvelles
instructions qui prennent en compte un certain nombre des innovations du Plan de rénovation,
mais en limitent la portée. La rédaction de ce texte est suivie de près par Jean-François Saglio,
nouveau conseiller du président Georges Pompidou, qui n’hésite pas à le faire modifier 63. Ces
instructions paraissent finalement le 4 décembre 197264. Elles manifestent une tentative de
compromis entre les positions du Plan de rénovation jugées trop radicales par le ministère et
les pratiques traditionnelles. Laissant une grande liberté aux maîtres qui doivent définir eux-
mêmes leur pédagogie, elles marquent toutefois un changement majeur dans les prescriptions
pour l’école élémentaire et introduisent indéniablement l’esprit de la rénovation dans les
pratiques enseignantes65. Pour le second degré, le ministre s’adresse à l’inspection générale
des lettres. Mais la priorité est, pour lui, la réécriture des programmes des classes de seconde
et de première, en lien avec la réforme du second cycle en préparation au ministère. Ce sont
donc ces programmes que les inspecteurs mettent à l’étude, avec la collaboration, ponctuelle,
des membres de la commission Pierre Emmanuel. À compter de 1972, plusieurs lycées sont
chargés d’expérimenter leurs propositions66. Entre l’école élémentaire et le second cycle, le
premier cycle du second degré, pourtant le plus directement affecté par l’allongement de la
scolarité obligatoire, reste étrangement délaissé.
Si l’attitude de la commission Emmanuel explique en partie ce paradoxe, il faut aussi
invoquer le peu d’empressement des responsables politiques. Conséquence durable de mai 68,
la politisation du débat pédagogique ne cesse, tout au long des années 1970, d’entraver le
processus de réforme de l’enseignement du français. Tandis que Georges Pompidou affiche,

61
Indice, parmi d’autres, de ce décalage, le courrier d’Olivier Guichard à Pierre Emmanuel, 18 octobre 1971,
distribué et discuté au cours de la réunion plénière du 21 octobre 1971, CAC, 19780674/2.
62
Commission de réforme de l’enseignement du français, Pour une réforme de l’enseignement du français, Paris,
INRDP, 1975, 338 p.
63
Différentes notes de J.-F. Saglio font référence à des demandes de corrections, le 23 avril 1971, le 23 février
1972. AN, CARAN, 5 AG 2/263 et 264.
64
Instructions du 4 décembre 1972 relatives à l’enseignement du français à l’école élémentaire , BOEN, n° 467
décembre1972, pp.3978-3982.
65
Marie-France Bishop, « Une réforme complexe et polémique : la rénovation du français à l’école élémentaire
de 1963 à 1972 », art. cité.
66
Les différentes versions des programmes expérimentaux, et les documents relatifs à leur expérimentation sont
conservés, en partie, dans les dossiers suivants : AN, CAC, 19800373/9 et 19800375/5.
15

en cette matière, sa convergence de vue avec l’UNI, soutien stratégique de la droite dans le
monde universitaire, l’AFEF67 assume de plus en plus ouvertement la dimension politique de
son combat pour la rénovation de l’enseignement du français68. Le réformisme pédagogique
d’un Olivier Guichard devient, dans ce contexte, plus difficile à assumer, d’autant que la
rénovation de l’enseignement du français n’a jamais joui, dans le monde politique, du même
intérêt ni de la même aura que la réforme des « mathématiques modernes ». S’il ne semble
pas partager l’hostilité de Georges Pompidou pour ses propositions les plus novatrices, Joseph
Fontanet, successeur d’Olivier Guichard, peut ainsi se désintéresser des travaux de la
commission Pierre Emmanuel – négligeant même d’y déléguer un membre de son cabinet,
contrairement à l’habitude prise par son prédécesseur69.
Le blocage de la réforme au niveau du premier cycle a en retour des effets sur la
rénovation de l’enseignement élémentaire. Les instituteurs redoutent que le fossé avec un
premier cycle encore inchangé ne s’élargisse. Avec la réforme du tiers temps pédagogique en
1969, qui efface certaines frontières disciplinaires, et celle du français en 1972, qui redéfinit
les sous-matières de la discipline, la désignation et la partition du temps scolaire ne coïncide
plus entre l’élémentaire et le second degré. Au cours des conférences pédagogiques de 1973-
1974, les maîtres du primaire, majoritairement bien disposés vis-à-vis de la réforme,
reconnaissent qu’ils peinent ou hésitent à la mettre en place. Une majorité d’entre eux craint
que les connaissances de base, grammaire et orthographe, ne soient pas suffisamment
installées, que la méthode d’enseignement décloisonnée ne soit trop laxiste, et que les élèves,
à l’entrée en sixième, ne soient pas en mesure de suivre un enseignement pour lequel ils n’ont
pas été préparés70. Selon une enquête menée en 1974 par Viviane Isambert-Jamati et portant
sur 800 instituteurs, moins de la moitié reconnaissent mettre en œuvre les instructions de
197271. Lors du congrès de Dijon, en 1973, l’AFEF remarque, quant à elle, que cette situation
risque, soit de conduire les maîtres de cours moyen à revenir à des méthodes plus
traditionnelles pour ne pas mettre leurs élèves en difficulté, soit de nuire aux élèves qui se
retrouveront en échec systématique en arrivant en sixième72. Du côté de l’administration, on
commence à prendre la mesure de ces dysfonctionnements. En novembre 1974, le directeur
des écoles, Jean Deygout, envoie un courrier explicite à Henri Le Gallo, directeur des
collèges, dans lequel il souligne le décalage important existant entre la rénovation réalisée au
niveau de l’enseignement élémentaire et l’immobilisme du premier cycle du second degré73.

67
En 1973, l’AFPF devient AFEF, Association française des enseignants de français.
68
Pierre Barbéris, « Le tournant », rapport présenté au congrès de Dijon, 1er juin 1973, Le français aujourd’hui,
n° 23, octobre 1973, p. 7.
69
Pierre Emmanuel se dit « mortifié » par une telle marque de désintérêt. Note de Jean Repusseau à Marcel
Pinet, directeur délégué aux objectifs, 13 juin 1973, CAC, 19780674/2.
70
Rapports des conférences pédagogiques de l’année scolaire 1972-1973, AN, CAC, 19800307/8.
71
Viviane Isambert Jamati, La réforme de l’enseignement du français à l’école élémentaire, Paris, CNRS, 1977.
72
AFEF, congrès de Dijon, juin 1973, « Atelier B : l’enseignement du français au CM2 et en 6 e », Le français
aujourd’hui, n° 24, janvier 1974, pp. 17-34.
73
Note de Jean Deygout à l’attention de Le Gallo, directeur des collèges, 25 novembre 1974, CAC, 1990069/3.
16

Si cette phase de latence rend plus aigu le problème de l’articulation entre premier et
second degré, elle rend aussi plus visibles les difficultés d’application que soulève la
rénovation. À l’école élémentaire, la généralisation de la réforme suscite des problèmes
inédits. En effet, les réformes qui touchent les mathématiques et le français sont difficiles à
mettre en œuvre de manière simultanée. Dans les deux disciplines, elles font appel à une
terminologie que la plupart des maîtres ne maîtrise pas ou peu et supposent d’importants
changements de méthodes74. Leur mise en œuvre nécessiterait des stages de formation, mais
les sessions prévues par la circulaire du 20 juin 1972 75 ne touchent qu’une faible partie des
instituteurs. L’essoufflement de la dynamique réformatrice se fait sentir, de la même façon,
aux autres niveaux de la scolarité.
La « rénovation par la base » se heurte aussi, dans le second degré, au manque de
formation des professeurs. Sensible pour les professeurs de français certifiés et agrégés – qui
n’ont pas de vraie formation linguistique et ignorent tout autant, pour les plus âgés d’entre
eux, les développements récents de la critique littéraire –, ce manque est encore plus criant
pour les PEGC qui ont un horaire plus lourd, deux disciplines à leur charge, et qui sont, par
leur parcours, beaucoup plus éloignés des disciplines universitaires. Au ministère, rien n’est
prévu pour assurer le recyclage des professeurs du second degré en linguistique. En pratique,
depuis l’introduction d’une initiation au latin en cinquième pour tous les élèves, les
financements sont concentrés sur la mise à niveau des PEGC et des professeurs de lettres
modernes dans cette langue qu’ils ignorent, pour la majorité d’entre eux 76. Face à ces
difficultés, le mouvement réformateur se resserre et se recompose. La décrue des effectifs de
l’AFEF à partir de 1973 sonne le glas d’une utopie professionnelle faisant de tous les
enseignants de français, « de la maternelle à l’université », des chercheurs, responsables de
l’évolution de leur discipline.

2. Les nouveaux programmes : des compromis négociés degré par degré (1975-
1981)

Les perspectives changent avec l’arrivée au ministère de l’Éducation nationale de


René Haby. Celui-ci envisage, au départ, une réforme d’ensemble du système éducatif, qui
entrerait en vigueur de manière simultanée au cours préparatoire, en sixième et en seconde et
ainsi de suite77. À ses yeux, la réforme des contenus et des programmes est le complément
nécessaire d’une réforme des structures. Serait-ce le point de départ d’une réforme cohérente
et concertée pour l’enseignement du français, comme pour les autres disciplines ? En réalité,
74
Marie-France Bishop, « Une réforme complexe… » art. cit., et Renaud d’Enfert, « Une réforme ambiguë … »,
art.cit.
75
« Mise en oeuvre de la formation continue des instituteurs », circulaire n° 72-240 du 20 Juin 1972, BOEN,
n° 26, 29 juin 1972, [As-tu les pages ?].
76
Note de Louis Faucon, doyen de l’inspecteur général des lettres, au ministre de l’Éducation nationale, 17 août
1973, CAC, 19800375/5.
77
Les réticences de Valéry Giscard d’Estaing, sensible aux craintes de son électorat, ralentissent la mise en place
de la réforme, qui n’entre en vigueur qu’en 1977, et seulement en cours préparatoire et en sixième, la réforme du
lycée étant repoussée sine die, avant d’être mise en œuvre – a minima – par Christian Beullac.
17

les réformes des programmes entamées par René Haby et poursuivies par Christian Beullac ne
répondent que très imparfaitement à cette définition.
Cela tient en partie à l’ambiguïté des positions défendues par René Haby, tant sur le
devenir de l’enseignement du français que sur la procédure à suivre pour réformer cette
discipline. S’il parvient à convaincre Valéry Giscard d’Estaing que la mise en place du
collège unique suppose une révision d’ensemble des contenus et des méthodes
d’enseignement78, il est loin de montrer, pour le français, l’audace réformatrice dont il fait
preuve pour l’histoire-géographie, sa discipline d’origine. Certes, il veut bien suivre certaines
pistes ouvertes par les rénovateurs : prise en compte de la diversité des niveaux de langue,
introduction des écrits à visée pratique, étude méthodique des textes littéraires, etc. 79 Mais il
reste tributaire, dans un domaine qui lui est moins familier, des réflexes professionnels en
usage dans l’enseignement primaire lorsque lui-même y exerçait comme instituteur puis
maître de cours complémentaire80 : attachement aux exercices permettant l’acquisition de
savoirs orthographiques, méfiance à l’égard d’un vocabulaire linguistique complexe, priorité à
nouveau donnée à l’écrit sur l’oral, attachement à la notion de patrimoine littéraire, etc.81
En outre, dans cette discipline qu’il connaît moins, ce ministre s’en remet largement
à l’inspection générale pour la rédaction des textes officiels, lui laissant une très large
initiative. Ce qui n’était, pour Olivier Guichard, qu’un pis-aller, traduit plutôt, chez René
Haby, une marque de confiance pour un corps dont il a fait partie. En dépit des pressions
exercées par les conseillers de Valéry Giscard d’Estaing en faveur d’une vaste consultation, le
ministre ne concède aux instances de concertation – groupes de réflexion de juillet 1974 et
« groupes-contenus » du printemps 1975 – qu’un rôle marginal en amont de la rédaction des
textes officiels82. Cela revient une fois de plus à laisser intacts les cloisonnements
traditionnels, puisque le groupe des lettres et le groupe chargé de l’enseignement primaire
n’ont guère de contacts. Cette séparation se reflète tant dans les mesures ponctuelles prises
dès le début de son ministère que dans la réforme des programmes à proprement parler.
En français, l’urgence, en 1974, est à la remise en ordre du premier cycle, tiraillé
entre le conservatisme des programmes encore en vigueur et l’importante diffusion, par les
manuels, les revues pédagogiques et les associations, d’orientations nouvelles. La réforme du
BEPC en février 1975 ouvre officiellement la voie à la rénovation : si la dictée est maintenue,
contrairement aux vœux des réformateurs, les traditionnelles questions de grammaire –
analyse grammaticale et logique – cèdent la place à des exercices portant sur le « maniement
de la langue »83. En juillet 1975 paraît une nomenclature grammaticale pour l’enseignement
du second degré. Elle vise, officiellement, à intégrer dans l’enseignement grammatical
78
Relevé de décision du Conseil restreint du 15 juin 1976, 17 juin 1976, AN, CARAN, 5 AG 3/1698.
79
« Objectif du groupe XVI. 1ère partie. Langue maternelle. Questions à poser » dossier préparatoire des groupes
de travail sur l’avenir du système éducatif, 22-26 juillet 1974, AN, CAC, 19800285/1 ; René Haby, Pour une
modernisation du système éducatif, Paris, La Documentation française, février 1975, p. 17.
80
Marie-Thérèse Frank (éd.), René Haby par lui-même, Lyon, INRP, 2008, pp. 20-26.
81
Interview de M. René Haby, « On est allé trop loin dans certaines réformes », Le Monde de l’Éducation, n° 17,
mai 1976, pp.6-10.
82
Clémence Cardon-Quint, Lettres pures et lettres impures ?..., op. cit., pp. 1033-1050.
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certains acquis de la linguistique tout en unifiant les pratiques de classe 84. Mais, conçue sans
le secours des universitaires, ignorant le premier degré – qui reçoit, quelques mois plus tard sa
propre « terminologie grammaticale »85 – et détachée d’une réforme globale de
l’enseignement du français, elle reçoit un accueil sévère86.
Loin d’être un cas isolé, l’épisode des nomenclatures grammaticales annonce les
problèmes posés par les programmes eux-mêmes, conçus et débattus séparément pour le
premier degré et le premier cycle du second degré 87. Les discordances qui en résultent sont
particulièrement nettes si l’on compare les programmes de sixième et ceux du cours moyen,
conçus séparément et à trois années de distance. Examinés en 1976 et bien accueillis par les
représentants du second degré88, les programmes de sixième et de cinquième reprennent bon
nombre des thèmes chers aux réformateurs : méthodes d’analyse de la phrase inspirées de la
linguistique (parenthésages, emboîtements, arborescences etc.), usage du texte libre,
décloisonnement des activités de français, considérations sociologiques sur le langage et la
culture etc. En dépit de différences de structure et d’approche, on y trouve une communauté
d’inspiration avec les programmes et instructions pour le cours préparatoire puis pour le cours
élémentaire, qui sont rédigés dans l’esprit des instructions de 1972 89. À l’inverse, les
programmes du cours moyen, adoptés en 1980 sous le ministère Beullac, marquent un retour
à des pratiques plus traditionnelles, que symbolisent la réhabilitation d’un relatif
cloisonnement disciplinaire, la primauté réaffirmée de l’écrit sur l’oral, ou l’abandon du texte
libre.
Ces programmes reflètent une tendance à l’œuvre, dans le premier comme dans le
second degré, à tempérer davantage, au fil du temps, les aspects les plus novateurs de la
réforme, soit que l’enthousiasme initial laisse place au scepticisme, soit qu’on juge nécessaire
de renforcer les exigences scolaires, sous leur forme la plus traditionnelle, en passant aux
classes supérieures. Cette tendance accentue inévitablement les divergences de ton et
d’orientation entre les nouveaux programmes du cours moyen et les textes adoptés pour la
classe de sixième trois ans plus tôt. Ces divergences étaient sans doute perçues et assumées
83
Arrêté du 14 janvier 1975 et circulaire du 10 février 1975 sur l’épreuve de français au BEPC, BOEN, n° 7, 20
février 1975, pp. 692-694.
84
Circulaire du 22 juillet 1975, « Nomenclature grammaticale pour l’enseignement du second degré », BOEN,
n° 30, 31 juillet 1975, pp. 2369-2379.
85
Circulaire du 25 octobre 1976, « Terminologie grammaticale pour l’école élémentaire » (A. Chervel, op.cit.,
pp. 262-265).
86
Voir les articles d’Henri Mitterand dans la Nouvelle revue pédagogique, de Bernard Combettes dans
Pratiques, d’André Hinard dans le Bulletin de la Société des professeurs de français et de langues anciennes, de
l’AFEF dans le Français aujourd’hui.
87
Par ordre chronologique : arrêté du 17 mars 1977 (sixième et cinquième), BOEN, n° 11, 24 mars 1977, pp.
756-763 ; arrêté du 18 mars 1977 (cours préparatoire) ; circulaire du 29 avril 1977, « Enseignement du français
dans les collèges », BOEN, n° 22 bis, 9 juin 1977, pp. 1543-1567 ; arrêté du 7 juillet 1978 (cours élémentaire) ;
arrêté du 16 novembre 1978 (quatrième et troisième), circulaire du 16 novembre 1978, « Enseignement du
français dans les classes de quatrième et troisième des collèges », BOEN, n° spécial 1, 14 décembre 1978, pp. 3-
56 ; arrêté du 16 juillet 1980 (cours moyen) ; arrêté du 26 janvier 1981 (programmes de seconde et première),
BOEN, n° spécial 1, 5 mars 1981, pp. 3-38.
88
Compte rendu des débats au conseil de l’enseignement général et technique, 14 décembre 1976, AN, CAC,
19870547/10.
89
Voir les différentes notes de l’Inspecteur général René Toraille, AN, CAC, 19800285/4
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par les auteurs : si le programme du cours moyen met à plusieurs reprises l’accent sur la
nécessité de préparer l’entrée en sixième, il ne fait pas référence aux nouveaux programmes et
instructions en vigueur dans cette classe. À l’issue de la réforme, la continuité entre cours
moyen et collège reste encore à construire.
Au total, en français, un seul domaine a fait l’objet d’un véritable effort de
programmation sur la totalité de la scolarité obligatoire : l’orthographe, sujet d’une circulaire
de 1977 concernant à la fois l’école élémentaire et le collège 90. Fait significatif, ce n’est pas la
grammaire – fer de lance de la rénovation – qui sert de support à la mise en cohérence de
l’enseignement du français dans le premier et le second degré, mais l’orthographe, dont la
valorisation excessive a été condamnée par une partie des rénovateurs. La période Haby-
Beullac qui marque la disparition des filières, vestiges des ordres scolaires, ne parvient donc
pas à mener de front la réforme de l’enseignement du français et l’établissement d’une
progression cohérente d’un niveau à l’autre. S’il faut chercher une unité des textes entre
premier et second degré, elle se situe plutôt dans un esprit de compromis entre le maintien
d’une orientation rénovatrice et le retour aux fondamentaux.

Le français a peut-être été l’une des disciplines scolaires les plus profondément
marquées par la séparation des ordres. En dépit d’une unité symbolique fondée sur la place
accordée à la langue littéraire, donnée en modèle à tous les élèves, de fortes divergences ont
toujours existé tant dans les méthodes que dans les contenus. La période de réforme du
système scolaire au milieu du XXe siècle a posé, en français, la question de la continuité des
apprentissages, question à laquelle les différents programmes et instructions, entre 1972 et
1980, n’ont répondu que de manière incomplète.
En effet, le but poursuivi dans les années 1960 et 1970 par les partisans d’une réforme
de l’enseignement du français a été de définir une progression d’un bout à l’autre du cursus
scolaire, pour accompagner l’allongement de la scolarité obligatoire. Récusant l’omniprésence
du modèle littéraire, ces réformateurs ont cherché, non sans difficultés, à promouvoir une
conception nouvelle de l’enseignement du français, en postulant cette fois une coupure entre
la langue littéraire et les autres usages de la langue. Mais ce projet conjoint de rénovation et
d’unification de l’enseignement du français d’un bout à l’autre de la scolarité a en partie
échoué, pour de multiples raisons liées aux traditions éducatives, aux lourdeurs associatives et
syndicales, aux actions politiques et parfois même aux pressions sociales. Sans doute est-ce
parce que la mise en place d’une unité dans l’enseignement du français n’apparaît pas aux
yeux de tous comme une nécessité. Les débats portent en priorité sur l’alternative entre
maintien des filières et mise en place d’un tronc commun véritable. L’enseignement du

90
Circulaire du 15 juin 1977, « Enseignement de l’orthographe dans les écoles et dans les collèges », BOEN,
n° 25, 30 juin 1977, pp. 1835-1861.
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français, à la fin des années 1970 a beaucoup changé, mais l’unité souhaitée par les
rénovateurs ne s’est pas faite et le clivage entre les degrés s’est perpétué.
Cependant, le désir d’harmonisation de l’enseignement du français ne disparaît pas au
début des années 1980. Au contraire, il prend de l’ampleur sous l’influence d’une toute
nouvelle discipline de recherche, la didactique du français, héritière des mouvements de
rénovation et des équipes de recherche de l’INRP. L’institutionnalisation de la didactique
dans le champ universitaire, l’essor de la formation continue, et la création, en 1986, à Namur,
de l’Association internationale pour le développement de la recherche en didactique du
français (AIRDF), apportent de nouvelles perspectives pour l’enseignement du français. Ce
courant de recherche international et interdegrés contribue, peu à peu, à introduire des
éléments de réflexions communs à tous les niveaux de l’enseignement du français, tant autour
de l’écrit et de son évaluation, que des pratiques de lecture des textes. S’esquisse alors une
convergence des méthodes entre premier et second degré. Sans disparaître totalement, le
clivage hérité des ordres anciens s’estompe.

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