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QUE SAIS-JE ?

La didactique du français

JEAN-FRANÇOIS HALTÉ

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre I — Didactique et didactique da français 3


I. Un modèle trop simple, 3
Il. De la pédagogie à la didactique, 6
III. Une position difficile en français. 10
IV. Qu'est-a que la didactique ?, 15
V. Les tâches de la didactique, 17.

Chapitre II — Un champ didactique en cours de reconfiguration 21


I. Aspects de la configuration ancienne, 21
Il. L'émergence difficilc d'une nouvelle configuration, 27
III. Difficultés du changement didactique : la linguistique à l'école, 32
IV. Sortir de l'impasse, 38.

Chapitre III — La scolarlsation des savoirs 44


I. L'application didactique, 45
II. La transposition didactique, 49.

Chapitre IV — Vent rimpliration didactique des seinen 60


I. Des sciences pour l'enseignement, 60
Il. Des savoirs hétérogènes, 66
III. Des sciences impliquées en français?, 73.

Chapitre V — La formation des compétences langagières 77


I. Apprendre à faire en français, 77
Il. Le travail cognitif de l'élève, 84
III. La dimension sociale du travail cognitif, 90.

Chapitre VI — Apprendre et enseigner à écrire 100


I. Faire : inventer des discours écrits, 100
II. Les activités de structuration, 107
III. Didactique et pratique d'enseignement, 120.

Bibliographie 125
HALTÉ, Jean-François, La didactique du français, PUF, «Que sais-je?», 1992.

Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendô̂me
Décembre 1992 – No 37 967

ISBN 2 13 044511 X

Dépô̂t légal – 1re édition : 1992, avril


ⓒ Presses Universitaire de France, 1992
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Chapitre I

DIDACTIQUE ET DIDACTIQUE DU FRANÇAIS

I. — Un modèle trop simple

1. Contenus et démarches. — Traditionnellement, la pratique d'enseignement


s'analyse en termes de contenus et de démarches :

SAVOIRS CONTENUS(함축된 지식)

DIDACTIQUE ↓(교수법)

ENSEIGNANT → ELEVES

PEDAGOGIE ↑(교육학)

MOYENS DEMARCHES (보편적 절차)

Enseigner consiste à mobiliser des moyens propres à assurer la transmission et


l'appropriation des contenus d'enseignement. Les contenus relèvent de disciplines
universitaires de référence, linguistique, littérature..., quant aux moyens, il revient
aux sciences de l’éducation de les fonder socialement, psychologiquement,
institutionnellement..., de les explorer et de les opérationnaliser en vue du résultat.
On parle souvent, dans le cadre de cette conception, de didactique pour indexer le
pôle des contenus, et de pédagogie pour désigner celui des moyens.
Cette distinction classique des contenus et des moyens est au principe de
maintes oppositions dans le champ éducatif.
Les doctrines pédagogiques se distinguent entre autres par le degré d'attention
qu'elles accordent à l'une ou l'autre branche. La pédagogie dominante, dite
souvent traditionnelle, s'attache plutôt aux contenus et à la dimension enseignante
de la pratique. La pédagogie de C. Freinet, les pédagogies non directives, se
distinguent par l'attention plus grande qu'elles accordent aux relations maître -
élèves et de façon générale à l'apprentissage.
Le partage en didactique et pédagogie engage des représentations sociales qui
pèsent sur les stratégies éducatives : la pédagogie est associée plutôt aux petits
apprenants qu'aux grands, aux collèges plutôt qu'aux lycées, aux Zones
d'Education Prioritaire et aux lycées professionnels plutôt qu'aux lycées
d'enseignement général ou aux universités. Plus on « monte » dans les cursus,
plus se distinguent les filières nobles et les communes, plus s'amenuise la branche
pédagogique, et plus la branche didactique se réduit à la manière de dire le
savôir.
Ce schéma se reflète également dans l'organisation et le fonctionnement de
l'institution scolaire, notamment dans le domaine de la formation des enseignants.
La mise en place des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM)
corrige la partition ancienne selon laquelle les enseignants du secondaire étaient
formés avec une très forte dominante académique à l'Université, tandis que les
instituteurs de l'élémentaire relevaient des Ecoles normales et recevaient une
formation plus pédagogique. Toutefois, le maintien des concours externes de
recrutement, CAPES et Agrégation, résolument centrés sur les savoirs
académiques, conserve l'essentiel du dispositif traditionnel et les concours internes,
pour leur part, s'ils proposent une épreuve de « didactique », la considèrent
essentiellement comme une épreuve visant la sélection et l'application de savoirs
savants à un cas circonscrit.

2. Le balancier historique. — Le glissement en cours de la pédagogie vers la


didactique s'explique par un mouvement de balancier historique : la montée du
pôle didactique est d'abord une réaction contre la dominance du pôle pédagogique
dans la période précédente.
Pour Louis Legrand, le retour de la prééminence des contenus d'enseignement,
typique de la période, va de pair avec « le renforcement hiérarchique, la formation
disciplinaire exclusive, le retour à l'Histoire nationale »1)... Le débat se joue,
profondément, entre des conceptions divergentes du système éducatif, traduisant
les aspirations des différentes forces sociales et l'état du rapport de force :

« L'accent mis sur le savoir, sur la compétition intellectuelle, sur la méfiance à


l'égard de ce qui n'est pas directement utile à la conquête d'examens classants,
tout cela correspond à cette revendication des classes moyennes pour un système
éducatif rentable, c'est-à-dire capable de protéger les acquis d'une promotion
sociale récente et de "remettre de l'ordre dans une jeunesse qui leur échappe". La
dictée et l'orthographe sont les symboles de ce retour à l'ordre. [...] » (op. cit., p.
24).

Le passage au premier plan du discours didactique entendu comme le repli sur


les contenus marque alors la dominance du camp conservateur en éducation
(lequel recrute politiquement à gauche aussi bien qu'à droite), et le retrait du
discours pédagogique signale au contraire le recul du camp progressiste. Il s'agit
d'opter entre l'unification et l'éclatement du système, entre sa démocratisation par
l'égalisation réelle des chances et sa libéralisation vers l'école à deux vitesses.
Commode à maints égards, le modèle dichotomique n'en est pas moins

1) L. Legrand, Les politiques de l'éducation, PUF, «Que sais-je ?», no 2396, 1988.
dangereusement réducteur. En masquant la complexité des actes d'enseignement, il
donne une idée fausse et de la didactique, et de la pédagogie. Dans le fil des
représentations qui ont été rappelées, il constitue la didactique en presque science
en la plaçant dans la seule mouvance des disciplines de référence — la didactique,
c'est de la linguistique à peu près (ou de l'histoire littéraire, ou de la
sémiologie...), approximative, compromise, eu même temps qu'il déprécie la
pédagogie en l'assimilant volontiers à des trucs, à des recettes relevant de
l'empirisme ou de l'art. Enfin il prête le flanc à des investissements idéologiques
peu compatibles avec une réflexion sereine. L'attention aux contenus
implique-t-elle nécessairement la cécité aux problèmes d'apprentissage ?
Inversement, le souci de la réussite pour tous implique-t-il le mépris des savoirs ?
Trop simple, le modèle permet toutes les manipulations. Cependant, ses enjeux
macro-sociaux masquent une dialectique plus subtile et plus technique.

II. - De la pédagogie à la didactique

Jusqu'aux années 80, les acteurs du champ éducatif parlaient tout uniment de
pédagogie du français pour évoquer les problèmes d'enseignement de la matière.
Ils ont dit ensuite, pendant un temps, didactique et pédagogie. Ils disent
maintenant, de plus en plus, didactique du français... D'une expression à l'autre
interviennent, des changements de focalisation imputables à la conjoncture
socio-institutionnelle et des phénomènes plus profonds dans la manière de penser
le champ.
Paradoxalement, le terme de didactique se propage dans les milieux du français
langue maternelle, au moment où la pédagogie connaît dans le système éducatif
une diffusion sans précédent. L'entreprise de rénovation des collèges lancée par L.
Legrand et le ministre A. Savary au début des années 80 a propulsé des
problématiques indubitablement pédagogiques. Il suffit de citer, sans souci
d'exhaustivité : les modes de travail pédagogiques, la pédagogie par objectifs, la
pédagogie de (ou le travail en) projet, la pédagogie différenciée, la pédagogie de
groupe, l'évaluation, le travail autonome... toutes théories qui ont fourni — et
fournissent encore — les arguments de base d'un travail de formation sans
précédent dans le système éducatif.
Pourtant, c'est au plus fort de ces avancées que des universitaires, des
formateurs, des enseignants, tous membres de « la sphère étroite où l'on pense »
— de la « noosphère » comme dit Y. Chevallard2) —, font avancer la question
didactique. Ils le font, non pas contre la pédagogie, mais dans la continuité même
de ses ouvertures.
Compte tenu des fonctionnements dominants de l'institution — pédagogie
traditionnelle frontale, évaluation somrnative totalement liée à l'orientation scolaire,

2) Y. Chevallard, La transposition didactique, La Pensée Sauvage, 1984.


inégalités des apprenants devant l'école, échec scolaire ségrégatif... — les choix
pédagogiques se justifient. Ils se heurtent cependant, d'abord, au redoutable
problème du changement. Quoi qu'il y paraisse, il est difficile de modifier les
pédagogies : les changements pédagogiques se réalisent à travers la personne des
enseignants, ils impliquent, outre l'adhésion idéologique et intellectuelle, des
modifications d'attitude, de comportement, de savoir-faire. S'ils peuvent être
impulsés, ils ne se décrètent pas. Ils butent, ensuite, sur des données quantitatives
et organisationnelles : quels effectifs sont compatibles avec une pratique
d'enseignement différencié ? Ils rencontrent, surtout, les limites inhérentes aux
seules modifications d'ordre pédagogique : le développement des entrées
pédagogiques conduit à un certain fonctionnalisme qui ne produit pas, à lui seul,
les effets escomptés. Il ne suffit pas de mettre des élèves en situation de faire
quelque chose sur le modèle classique du on apprend en faisant pour qu'ils
apprennent à le faire. Ils achoppent, enfin, sur les difficultés propres aux mises en
oeuvre concrètes : la préoccupation pédagogique génère des besoins didactiques.
L'opérationnalisation des objectifs d'enseignement ne peut s'effectuer sur la seule
base de l'application des théories de l'apprentissage : elle implique aussi une
connaissance profonde des savoirs à enseigner.
Dans les lieux de formation, significativement, les demandes actuelles évoluent
vers une spécification des thématiques pédagogiques : les questions pédagogiques
générales produisent des chocs en retour au plan des didactiques spécifiques. Etre
acquis aux thèses de l'évaluation formative est une chose ; les mettre en pratique
en français, concrètement, dans une classe, en est une autre qui implique une
interrogation très fine sur les savoirs en jeu dans les cursus.
Plus encore : les avancées pédagogiques transforment le questionnement
didactique traditionnel. Sous l'impulsion pédagogique, la question des savoirs à
enseigner s'enrichit et se complexifie. Il ne s'agit plus seulement de choisir les
savoirs en référence directe aux disciplines qui les conçoivent, mais il faut encore
les analyser à la lumière des connaissances issues de la pédagogie. Ainsi, la
centration pédagogique sur les apprentissages provoque-t-elle des interrogations
didactiques inédites. Quels rapports réels y a-t-il entre les objets d'enseignement
et les contenus d'apprentissage ? Entre une liste rationnellement organisée de
savoirs à enseigner et la dynamique de l'apprentissage ? Comment, à tout le
moins, améliorer la coïncidence de ce qui s'enseigne et de ce qui s'apprend ?
Le modèle additif, pédagogie + didactique, trop étanche, ne fonctionne plus. Il
faut penser la relation entre les deux branches. Car, si la pédagogie provoque la
didactique, la didactique impose tout autant ses contraintes à la pédagogie. Est-il
concevable d'introduire des savoirs nouveaux sans prendre en considération les
apprenants à qui ils sont destinés et les maîtres qui auront à les diffuser ?
L'insuffisance de réflexion sur l'articulation des domaines conduit à l'échec. D'une
alternance stérile, rythmée par la conjoncture, d'une oscillation de nature
idéologique en son fond entre deux préoccupations également décisives, il faut
passer à une approche plus ajustée, plus intégrative, de la problématique
éducative.
Que le terme didactique l'emporte à terme sur celui de pédagogie pour désigner
ce mouvement est une question secondaire. D'une part, Pédagogie est un terme
fatigué par un trop long usage et qui, de ce fait, pour l'instant, emporte avec lui
des connotations d'empiricité peu favorables au développement d'une pensée
nouvelle : Didactique est plus neuf. D'autre part, et ce, quelles que soient les
orientations respectives des courants didactiques, didactique emporte toujours
l'idée du quelque chose qu'il s'agit d'apprendre. Il y a consensus au moins, parmi
la gent didacticienne, sur l'importance centrale des savoirs.

III. — Une position difficile en français.

1. Un certain retard en français. — Ce sont les disciplines scientifiques et le


secteur du français langue étrangère qui se sont les premiers placés dans la
perspective didactique. Les raisons en sont diverses.
La didactique des mathématiques a été largement impulsée par la réforme dite
des mathématiques modernes à l'occasion de laquelle ont été créés des Instituts de
Recherche sur l'Enseignement des Mathématiques. Les IREM, confrontés au
problème de la formation des maîtres — nombre d'entre eux étaient peu formés
aux mathématiques modernes — ont développé des recherches sur l'enseignement
des mathématiques. Rien de tel ne s'est produit en français où aucune mesure de
réforme des contenus n'a eu le même caractère révolutionnaire.
Le Français Langue étrangère (FLE), pour 'sa part, constitue un secteur de
construction ancienne mais de dimension modeste. La particularité de ses
problèmes, l'aspect relativement marginal du domaine par rapport au système
éducatif dans son ensemble, ont permis que la réflexion didactique s'y développe
assez facilement et sur des bases claires relativement aux enjeux sociaux.3) Il est
significatif, par exemple, que les théories linguistiques pénètrent le champ du FLE
avant d'atteindre, et avec quelles difficultés ! le champ du français langue
maternelle.
Le français ne bénéficie pas des mêmes propriétés. Il n'est pas tout à fait une
discipline comme les autres : bon gré mal gré, il occupe une position centrale et
stratégique dans le système éducatif et cette place de choix se paie par le fait que,
en français plus qu'ailleurs, la réflexion didactique ne peut s'émanciper facilement
des conflits de valeurs.

3) Beaucoup moins relativement aux enjeux théoriques de la notion de didactique, en


particulier dans ses rapports à la discipline linguistique : voir R. Galisson, De la
linguistique appliquée à la didactologie des langues-cultures, Etudes de Linguistique
appliquée, n° 79, Didier Erudition, 1990.
2. Une madère en perte de vitesse ? — Significativement, on rend le français
responsable de tous les maux. Jusqu'au milieu des années 70, période où l'opinion
publique constate l'échec de la démocratisation entreprise au début de la décennie,
il était considéré comme le premier responsable de l'échec scolaire. L'application
au collège du français des lycées relevant du réseau secondaire supérieur, donne
de mauvais résultats et l'on juge cet enseignement désuet, totalement inadapté à la
nouvelle population scolaire. Parallèlement à la dégradation de son image, les
mathématiques sont devenues progressivement la voie royale de la scolarité et ont
pris sa place en tant que discipline sélective. Dans les années 80, on renvoie au
français son peu d'efficacité au point qu'on lui conteste, sinon son existence, du
moins son utilité : suivent les formations de lettres, ceux des lycéens et des
étudiants qui ne peuvent prétendre à autre chose.

Antoine Prost reconnaît en 1985 une relative dévalorisation du français au lycée


: « Les matières où le niveau se renforce sont celles qui bénéficient d'une forte
valorisation sociale et qui caractérisent les sections où la demande est plus forte
que l'offre. ».4)

Dans la dernière période, bien que les oppositions entre Sciences et Humanités
se maintiennent, que l'esprit de finesse et l'esprit de géométrie, le bon goût et le
savoir, l'imagination et la rigueur, continuent d'alimenter des argumentaires
dressant l'homme de lettres contre l'ingénieur, les poids respectifs des sciences et
des lettres se rééquilibrent un tant soit peu sur la scène sociale. Des chefs
d'entreprise par exemple disent préférer des cadres largement cultivés plutôt
qu'étroitement performants en mathématiques parce qu'ils sont plus ouverts sur le
monde et plus efficaces dans le « management » des hommes.5) Mais, dans ce
renonveau timide de faveur, on reproche encore au français, tout à la fois, d'être
incertain de ses savoirs et de ses enjeux, de ne pas réussir suffisamment dans la
formation des savoir-faire, de ne pas inculquer suffisamment de culture. Dans les
universités, les rattrapages, remédiations et autres mises à niveaux visant des
maîtrises communicationnelle, rédactionnelle et méthodologique, se multiplient. Ces
discours socialement répandus, pour excessifs qu'ils sont parfois, renvoient à des
tensions contradictoires très sensibles dans les pratiques d'enseignement.

3. Le dehors, le dedans. — L'enseignement du français est partagé entre plus de


savoirs à connotation culturelle et érudite et plus de savoirs savants et pratiques.
Au sein du système éducatif le français est pourvu d'une fonction interne. Lieu

4) A. Prost, Eloge des pédagogues, Points-Seull, 1985, p. 83.


5) F. Dalle, président de l’Oréal, dans Les lycées demain, Poche, ministère de l’Education
nationale, 1986.
d'enseignement de la langue et de la communication, il est attendu par la
communauté enseignante qu'il développe des savoirs utiles à toutes les disciplines.
Le français est le bien commun de tous les enseignements : à ce titre, il fait
l'objet de demandes et de pressions qui tendent à le tirer vers la satisfaction de
demandes transdisciplinaires. On ne lit pas, de fait, un énoncé de mathématiques
ou un compte rendu d'observation en sciences comme une fable de La Fontaine.
La maîtrise du déchiffrage, qui vaut pour tout, ne suffit pas. Pas davantage une
conception trop générale de la compréhension. Apprendre à lire dans cette
perspective interdisciplinaire, implique que soient travaillées des capacités dans la
maîtrise des univers de discours, que l'on apprenne, au-delà de la compréhension
simple des mots; comment prendre un discours, comment l'interpréter, comment
reconstruire les implicites qui le cadrent, etc. Aspiré par les problèmes internes,
l'enseignement de français est la discipline instrumentale des autres disciplines.
En même temps, le français est aussi un bien commun à l'extérieur de l'école.
Sa fonction de socialisation, d'intégration dans le corps social par la culture et la
langue, est indiscutable. Tout un chacun, spécialiste ou non des problèmes
d'enseignement, est habilité à tenir des propos sur la culture de sorte que toute
réflexion sur les savoirs en français prend l'allure d'un débat national où la
défense et l'illustration de valeurs — et, par-delà, d'options idéologiques —
l'emportent le plus souvent sur la recherche de solutions efficaces au traitement
des problèmes qui se posent objectivement.6) Aspiré par sa responsabilité externe
envers La Culture le français est un haut lieu d'investissements passionnels.
Il en résulte que les problèmes de l'enseignement du français sont rarement
présentés comme des problèmes techniques relevant de méthodologies spécifiques.
Ils sont propulsés sur la scène mondaine dans de spectaculaires et stériles
affrontements. C'est ainsi que l'illettrisme, dont la réalité, incontestable, ne
concerne qu'un nombre peu important de personnes en France, est devenue une
espèce de drame national. Plus récemment, la (petite) réforme de l'orthographe a
suscité des polémiques médiatiques très vives dont la problématique de
l'apprentissage de l'orthographe a été quasiment absente.
Le discours des Instructions officielles, articulant tant bien que mal les objectifs
culturels, à la maîtrise de la langue, de la communication et de l'expression, s'il
permet presque toutes les pratiques, ne règle pas ces tensions entre la discipline
de prestige privilégiant la Culture française lettrée et la discipline utilitaire, te
cheronne des compétences langagières ordinaires. Elles sont largement
responsables de la constance des mauvais résultats de l'enseignement de français,
de la permanence de la crise ou du « malaise » et du retard relatif de la
didactique.
Certes le français n'est pas le seul lieu où des conflits se jouent. L'histoire

6) Voir J.-M. Benoist, La génération sacrifiée, Les dégâ̂ts de la réforme de renseignement,


Denoë̈l, 1980, et J.-C. Milner, De l'école, Laffont, 1984.
connaît des problèmes dans une certaine mesure comparables et l'on sait que le
choix des paradigmes explicatifs des faits historiques n'est pas innocent. Les
mathématiques et les sciences n'échappent pas non plus complètement à la
difficulté : aucune discipline ne peut être, par définition, totalement indépendante
des problématiques qui occupent le corps social. Mais l'investissement du domaine
est tel en français qu'il conduit à une hésitation concernant les finalités réelles : à
quoi doit servir l'enseignement du français ?, l'extension du champ : où
commence-t-il et ou finit-il ?, le matériau même du travail didactique : que faut-il
enseigner ?

IV. — Qu'est-ce que la didactique ?

1. La discipline de référence des pratiques d'enseignement. — Dans cette période


où elle ne se prétend pas encore une science bien qu'elle s'efforce à la rigueur, la
didactique hésite sur ses limites territoriales et sur ses stratégies, elle se cherche
entre sa construction en didactique générale et son développement prioritaire dans
les cadres disciplinaires...
En tant qu'elle spécifie les problématiques pédagogiques dans un cadre
strictement disciplinaire (qu'est-ce qu'évaluer un écrit ?), la didactique, constitue
un prolongement naturel de la pédagogie. Elle en est une région, solidement
attachée et dépendante. En même temps, ce faisant, en tant qu'elle explore des
problèmes étroitement circonscrits (qu'est-ce que savoir écrire ?) et qu'elle
convoque à ce propos ses propres référents, qu'elle développe ses propres
méthodologies, elle s'éloigne de la pédagogie et tend à se constituer en discipline
autonome.
Dans l'état actuel de la pensée didactique, selon les auteurs, ou bien la
didactique reste une région, ou elle s'autonomise en s'établissant sur un territoire
propre, ou encore, elle concerne la totalité du champ. Pour l'heure, le terme
désigne davantage un ensemble de préoccupations7) touchant à l'appropriation des
savoirs, qu'une discipline nettement constituée dans son objet et ses méthodes.

2. Définitions. — En allant de l'acception la plus restreinte à la plus large : la


didactique se définit par :
a) Une réflexion sur les objets d'enseignement. Elle s'intéresse à leur nature

7) D. Coste, traitant de didactique des tangues étrangères. pose que la didactique est un
ensemble de discours portant (directement ou indirectement) sur l'enseignement des
langues (pourquoi, quoi, comment enseigner à qui, en vue de quoi ?) et produits, sur des
supports généralement spécifiques (par exemple des revues s'adressant aux enseignants
de langues), par des producteurs eux-mê̂mes le plus souvent professionnellement
particularisés (enseignants, formateurs d'enseignants, chercheurs), in Débats à propos
des langues étrangères à la fin du XIXe siècle et didactique du français langue étrangère
depuis 1950, Langue française, no 82, mai 1989.
cognitive : savoir ou savoir-faire... ; à leur statut épistémologique : savoir savant
ou savoir social... ; à la méthodologie de leur construction : transposition ou
élaboration de savoirs... ; à leur organisation en curricula ; à leur histoire
institutionnelle... La dominante de cette tendance est épistémologique ;
b) Des recherches sur les conditions d'appropriation des savoirs. Elle s'interroge
alors moins sur les concepts et les notions en eux-mêmes, que sur leur
construction dans l'apprentissage, les prérequis qu'ils supposent, les
représentations ordinaires qu'en ont les apprenants, les différentes sortes
d'obstacles à l'apprentissage qu'ils peuvent susciter... La dominante est
psychologique ;
c) Des recherches sur l'intervention didactique. Systémique, la didactique alors
articule les points précédents aux tâches de l'enseignant, à l'organisation des
situations d'enseignement, à la construction de cycles ou de séquences didactiques,
à l'adaptation au type de public, bref, à l'approche de la classe et de son
fonctionnement propre. La dominante est praxéologique.
Le point commun de ces trois tendances, au demeurant non exclusives les unes
des autres, est l'attention aux savoirs scolaires disciplinaires. On remarquera
cependant que :

— dans l'acception a) la didactique est surtout une interface entre l'école comme
lieu de diffusion de savoirs et l'ensemble des savoirs savants et sociaux ;
— dans l'acception b) la didactique est surtout une interface entre les savoirs
dans leur environnement et le sujet apprenant ;
— dans l'acception c) enfin, la pratique d'enseignement est à la fois le point de
départ privilégié de l'interrogation didactique et le point d'arrivée : c'est dans cette
dernière acception, la plus large, que la didactique tend à devenir la discipline de
référence des pratiques d'enseignement.

Dans la mesure où la troisième acception implique les deux autres c'est elle que
nous aurons ici pour horizon. C'est une discipline théorico-pratique : son objectif
essentiel est de produire des argumentations « savantes », étayées et cohérentes,
susceptibles d'orienter efficacement les pratiques d'enseignement.

V. — Les tâches de la didactique

I. Le triangle didactique. — Avec Y. Chevallard nous dirons que

«Le didacticien [...] s'intéresse au jeu qui se mène — tel qu'il peut l'observer
puis le reconstruire en des classes concrètes — entre un enseignant, des élèves et
un savoir » (op. cit., p. 12).
La didactique se donne pour tâche de rendre compte du système didactique à
trois places et des relations entre les éléments du système.

SAVOIRS
↗ ↓ ↖
/ DIDACTIQUE \
↗ ↖
↙ ↙ ↘ ↘
ENSEIGNANT ←--------→ ELEVES

D'après Y. Chevillard, op. cit.

2. Une discipline d'articulation. — Chaque sommet du triangle représente une


problématique particulière que l'on peut représenter ainsi8) (un exemple indicatif
est donné si nécessaire) :
a) Le pôle savoirs : problématique de l'élaboration didactique. A partir des
finalités et des buts que se donne le système éducatif :

— recueil et inventaire des savoirs savants susceptibles de conduire aux buts,


tri, sélection et typologisation (que sait-on sur le récit ?) ;
— analyses des pratiques sociales investissant les savoirs savants (qui raconte
socialement ? quoi ? à l'oral ?) ;
— construction des Objets d'Enseignement, mise au point de textes du savoir
(texte, séquence, personnage, énonciation, genre...) établissement de programmes.

b) Le pôle élèves : problématique de l'appropriation didactique :

— articulation des théories de l'apprentissage aux savoirs dont l'appropriation est


visée (comment s'acquiert un savoir raconter ? quelle incidence peut avoir une
connaissance métanarrative sur le savoir raconter ?) ;
— caractérisation des formes de l'expertise du savoir visé (quels sont les savoirs
de l'expert, ses savoir faire, les rapports entre les deux ?) ;
— évaluation diagnostique du savoir avant intervention chez l'apprenant (où en
est-il au départ de l'action ?), formative (que se passe-t-il en cours
d'apprentissage ?)...

c) Le pôle enseignant : problématique de l'intervention didactique :

8) L. Resnick développe dans Vers une théorie cognitive de la didactique in Quels types de
recherche pour rénover l'éducation en sciiences expérimentales, Giordan éd., 1983. une
approche cognitive de la didactique dans laquelle elle prend comme point de départ de
sa réflexion le travail cognitif de rapprenant. Cette présentation s'inspire de sa réflexion
sans la suivre complètement.
— modalités du contrat didactique (implicitation. ou explicitation des objectifs des
activités) ;
— distinction des objectifs (de mémoriser une connaissance, à transférer en
situation inédite) ;
— mise en place de stratégies didactiques (expliquer et appliquer ? faire et
évaluer ?) ;
— inventaire de situations et de dispositifs didactiques (enseignement frontal,
travail de groupe...) ;
— mode de travail didactique (projet intégrant, pas à pas programmé...) ;
— adaptation du programme à la classe (tout le programme ? noyaux ?) ;
— progressions (d'oral à écrit ? d'écrire à raconter ? d'un genre narratif à
l'autre ?)...

Il est clair que chacune des problématiques doit être pour une part travaillée de
façon autonome. La réflexion sur les savoirs tire l'un des sommets du triangle
didactique vers des recherches à caractère historique, documentaire, philosophique
sans rapport immédiat avec l'élève et l'enseignant. Mais il est clair, tout autant,
que la didactique se défait si les forces centrifuges l'emportent au point de faire
éclater le triangle. Se perdrait alors l'aspect systémique de la didactique. La
question de la sélection des savoirs intéresse certes intrinsèquement le rapport aux
finalités, mais elle se lie nérnsnirement à la question de la construction des objets
d'enseignements. Ceux-ci ne peuvent être pensés valablement en dehors d'une
pensée de l'appropriation et de l'intervention. Chaque pôle se constitue dans la
relation qu'il établit aux autres. De la même façon, penser l'apprenant tout seul,
jusqu'au bout, ce serait oublier qu'il apprend quelque chose et, qui plus est, par
l'entremise de médiations institutionnelles. Le même raisonnement conduit à la
nécessité d'étudier les relations à deux termes : savoir et apprenant, enseignant et
apprenant, savoir et enseignant, et à introduire dans l'étude, comme un tiers
structurant, le troisième pôle.
Issue de recherches relativement autonomes développées sur chacun des pôles
du triangle, de recherches concernant les relations, de recherches intégrant enfin
les précédentes, la didactique à prétention praxéologique est une discipline
d'articulation des problématiques. De telles articulations, concrètes, définissent des
configurations didactiques.
BIBLIOGRAPHIE

Allal L., Cardinet J. et Perrenoud P.. L'évaluation formative dans un enseignement


différencié, Peter Lang, 1979.
Astoli J.-P. et al., Quelle éducation scientifique pour quelle société?, PUF,
«L'Educateut», 1978.
Baudelot C. et Establet R., Le niveau monte, Seuil, 1990.
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Numéros de revue :

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Vers une didactique du français, Langue française, no 82, 1989.
Le français et la réformes, Pratiques, no 71, 1991.
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Analyse des tâches de l'élève : compréhension des notions, planification et
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Didactique des genres, Pratiques, no 66, 1990.
Production des textes écrits, Etudes de linguistique appliquée, no 71, 1988.

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