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Sadegh Hedâyat

Trois gouttes
de sang
traduit du persan par Gilbert Lazard
avec une nouvelle traduite
par Farrokh Gaffary

Phébus
© Éditions Phébus, Paris, 1988
NOTE DE L’ÉDITEUR

L’auteur de ces lignes livre ici un aveu qui n’étonnera pas ses
amis, lesquels sont au fait depuis vingt ans et plus : parmi les dix
titres qu’il emporterait comme viatique sur l’île déserte qui figure au
blason des rêves de tout un chacun, l’un au moins ne le ferait pas
hésiter – il s’agit d’un livre obscur, signé par un écrivain iranien
mort à Paris il y a près de quarante ans. Ce livre – un bref roman –
a nom la Chouette aveugle (éd. José Corti, Paris, 1953). Et son
auteur Sadeq Hedâyat. Que ce dernier nom puisse être encore à ce
point ignoré dans un pays qui passe pour être curieux de tout a de
quoi surprendre – et même choquer, si l’on veut bien se souvenir
que le dénommé Hedâyat, qui ne supporta aucun lieu en ce monde,
choisit en tout cas Paris (où il souffrit mais qu’il aimait) pour se
donner la mort.
André Breton dans un article célèbre (in « Médium », Paris, juin
1953) fut l’un des rares à déceler l’importance de cette œuvre :
« comme un signe éperdu dans la nuit ». Quelques lecteurs lui
emboîtèrent le pas, impatients de révéler autour d’eux la splendeur
de ce diamant noir exposé de temps à autre sur la table des
libraires… et ne comprenant pas que le reste de l’œuvre de Hedâyat
(essentiellement des nouvelles) persiste à demeurer introuvable en
français.
Le signataire de la présente notule se risqua, il y a quelques
années de cela, à publier six de ces nouvelles dans un recueil conçu
par Gilbert Lazard (Nouvelles persanes, Phébus, 1980). L’édition en
question, qui avait pourtant fait l’objet d’un tirage quasi
confidentiel, mit quelque huit ans à s’épuiser et ne fit guère parler
d’elle. Qu’à cela ne tienne : ce sont à présent dix nouvelles de
Hedâyat qui sont ici proposées à l’attention d’un public qui a
assurément d’autres chats à fouetter. Et comme un malheur
n’arrive jamais seul, les Éditions José Corti (toujours elles) se sont
entêtées à faire paraître, ces derniers mois également, deux brefs
volumes du même : Enterré vivant (un court récit daté de 1930), et
cinq nouvelles regroupées sous le titre l’Abîme. Mais sans doute en
faudra-t-il plus pour tirer de l’oubli l’œuvre de cet écrivain
déconcertant, laquelle s’ingénie sournoisement à échapper à toute
identification.
C’est qu’il y a plusieurs Hedâyat, et le présent volume le révèle à
l’évidence. Duplicité centrale où s’enracine le mal de vivre d’un
homme qui souffrit de n’être chez lui nulle part : ni dans la société
iranienne où il étouffait ni dans cet Occident qui l’attirait mais qui
s’employa si bien à le rejeter. On a d’abord connu en France la face
obscure de l’écrivain, à travers la Chouette aveugle : celle d’une
manière de Kafka oriental (il traduira la Métamorphose en persan…
mais il n’a pas encore découvert Kafka lorsqu’il compose la
Chouette, publiée en 1936). Nous frappe plutôt – jusque dans le
visage – la ressemblance que cet exilé du dedans entretient
secrètement avec Poe, dont il partage presque toutes les hantises :
présence insidieuse des morts au sein de la société des vivants (« Les
nuits de Varâmine »), prédilection pour les images sanglantes
(évocation d’un monde où la boucherie, l’abattoir sont autant de
lieux de passage obligés), goût morbide de l’enfouissement, du
tombeau (« Le Trône d’Abou Nasr »), destiné visiblement à conjurer
une peur panique de l’enfermement (« Aller là où il ne verrait
personne, n’entendrait personne, dormir dans un gouffre et ne plus
se réveiller »).
Les récits qui figurent en tête du présent recueil (« Trois gouttes
de sang », « Le chien errant », « Les nuits de Varâmine », « Le
Trône d’Abou Nasr ») relèvent plus ou moins directement de cet
univers halluciné qui est moins celui du rêve que celui du
cauchemar. Mais on ignorerait une part, essentielle elle aussi, du
génie de Hedâyat si l’on s’en tenait à cette seule veine. Il existe en
effet un autre Hedâyat, violemment ancré dans le réel, lui, agrippé
de toutes ses forces à la chair de son temps. C’est lui qui parcourt les
chemins de l’Iran rural et urbain, qui recueille de la bouche même
des habitants de bourgs perdus mille légendes venues de la nuit des
temps, qui déchiffre, traduit et commente les antiques traditions
conservées dans les vieux grimoires composés en langue pahlavi. Ce
patient travail d’artiste-ethnographe, qui n’est pas sans évoquer
celui d’un Bartok en Europe Centrale dans le domaine de la
musique, se retrouve en filigrane dans presque toutes les œuvres de
Hedâyat (y compris la Chouette aveugle), et particulièrement dans
les six dernières nouvelles du volume que le lecteur a entre les
mains. Car Hedâyat, ne l’oublions pas, a passionnément (et
paradoxalement) aimé son pars : cette terre humiliée par trop de
souvenirs glorieux, par les échos insistants d’une splendeur enfouie
dont se nourrissent sans cesse la nostalgie des intellectuels et les
illusions du peuple, et par un présent lourd de misère autant que de
menaces. Terre de toutes les contradictions, partagée déjà à
l’époque entre la tentation du mirage occidental et cette autre
tentation d’un impossible retour aux sources… qui un quart de siècle
après la mort de Hedâyat allait favoriser l’avènement de la
dictature religieuse que l’on sait. Terre de tristesse surtout, où la
liberté des hommes est sans cesse mise sous clé – pour ne rien dire
de celle des femmes, dont l’effarante condition est révélée ici avec
des mots impitoyables.
Hedâyat, dont tous ses amis vantaient l’indulgence, ne professa
au long de ses jours qu’une seule haine, mais tenace : celle des
religieux enturbannés (les « têtes de chou », comme il les appelle
avec une aimable désinvolture), responsables à ses yeux de cette
« maladie de l’âme » qui ronge la société iranienne en son tréfonds,
toutes classes sociales confondues. Superstition, intolérance,
tyrannie des convenances, hypocrisie : autant de maux qui, pour cet
écorché, rendent parfaitement invivable un monde où il n’est déjà
pas si facile de respirer. La violence de la dénonciation, qui dans un
texte comme « La Quête d’absolution » littéralement coupe le
souffle, ne se réclame pourtant d’aucune idéologie (Hedâyat ne
retira qu’amertume de son engagement sans lendemain dans la
gauche iranienne). La protestation est ici d’ordre quasi viscéral, et,
on le sent bien, sans espoir. La folie, l’ivresse, l’exil, le suicide sont
au bout du compte les seules issues accessibles. Le sommeil et l’oubli
(dispensés jadis aux Sept Dormants de la caverne enchantée), les
seules médecines de quelque effet. Et si l’écriture, pratiquée à
l’évidence comme un exorcisme, permet malgré tout de retarder
l’échéance inéluctable, elle porte à chaque instant la marque de ce
qu’il faut bien appeler une défaite, partagée elle aussi entre ces deux
registres intenables que sont l’hallucination et le sarcasme.
On devine le sort réservé à une telle œuvre dans l’Iran
d’aujourd’hui, où le pouvoir fait payer la moindre incartade au prix
du sang. L’injustice, en ce qui concerne Hedâyat, est d’autant plus
criante que son œuvre, par-delà son évidente modernité, renoue
spontanément avec une tradition ancienne de pensée libre et
désabusée où s’incarne depuis toujours la meilleure part – la plus
irréductible, on veut croire – du génie iranien. L’auteur de la
Chouette aveugle ne se proclamait-il pas lui-même l’héritier
spirituel d’Omar Khayyam, dont l’âpre nostalgie n’a pas fini de
chanter à nos oreilles :

À personne demain n’est promis.


Garde en joie ce cœur plein de mélancolie.
Bois au clair de lune, ô ma lune, car la lune
Bien souvent brillera sans plus nous retrouver…

J.P.S.
NOTE DU TRADUCTEUR

Dans un premier recueil (Nouvelles persanes, éd. Phébus, 1980),


nous avions déjà donné une traduction de six de ces nouvelles (le
Tchâdor, la Quête d’absolution – trad. F. Gaffary –, l’Intermédiaire,
la Femme qui avait perdu son mari, le Trône d’Abou Nasr, Trois
gouttes de sang). Les quatre autres traductions que l’on va lire (le
Chien errant, les Nuits de Varâmine, la Sœur aînée, Dâsh Âkol)
voient ici le jour pour la première fois.
Signalons que la traduction de trois de ces textes (le Tchâdor,
l’Intermédiaire, le Trône d’Abou Nasr) a été élaborée au sein d’un
séminaire d’entraînement à la traduction littéraire que nous avons
organisé et animé pendant plusieurs années à l’Université de
Paris III. Il n’est donc que justice de rappeler ici les noms des
étudiants – Iraniens aussi bien que Français – qui ont assisté à ces
séances, et dont plusieurs sont aujourd’hui de jeunes chercheurs :
Annette Azarnouche, Marie-Pierre Berthou, Françoise Delcambre,
Simine-Dokhte Djahanpanah, Nasreen Eblagh, Michèle Epinette,
Soheïla Esmaïli, Dominique Halbout du Tannay, Maryam Kia,
Yvon Le Bastard, Chahine Nadjahi, Odile Ninet, Francis Richard,
Azra Sadjed-Hamedani, André Sergeant, Pari Setayechfar, Alain
Thérasse, Ziva Vesel.
Un mot enfin à propos des principes qui ont gouverné notre
travail de « mise en français » – et nous ne pouvons à cet égard que
répéter ce que nous disions en préambule à notre recueil Nouvelles
persanes… D’abord pour rappeler que le persan, comme le français,
est une langue indo-européenne, dont le phonétisme comporte peu
d’articulations dont un gosier occidental ne puisse aisément venir à
bout. Raison pour laquelle nous avons jugé bon de laisser dans le
texte français un certain nombre de mots dans leur forme originale
(un glossaire placé en fin de volume est là pour en préciser le sens).
Convaincu qu’ils ne gagneraient rien à une traduction
approximative, nous nous sommes bornés à en donner une
transcription conforme aux règles de l’orthographe française : en
prononçant ces mots comme on les lirait en français, on ne sera pas
trop éloigné de la prononciation originale.
Notre travail devait obéir à la double exigence contradictoire qui
est le pain quotidien des traducteurs : sauvegarder la saveur de la
langue originale (reflet d’une autre façon d’appréhender la réalité
du monde), et obtenir malgré tout un texte qui, en français, soit
lisible. Nous avons quelquefois sacrifié la stricte littéralité à la
recherche de l’équivalence stylistique. Les lecteurs familiers de la
littérature de l’Iran, sensibles au rayonnement de la langue
persane, ne nous reprocheront sûrement pas les quelques libertés
(assez rares au demeurant) qu’il a pu nous arriver de prendre, et
qui ne sont commandées que par une fidélité à l’esprit.

G. L.
TROIS GOUTTES DE SANG

C’est hier qu’on m’a mis dans une chambre à part [1]. Serait-ce que
je suis complètement guéri, comme l’a assuré le surveillant, et que je
serai libéré la semaine prochaine ? Ai-je donc été malade ? Un an,
pendant un an entier j’ai imploré en vain qu’on me donne une plume
et du papier. Que de choses ne me promettais-je pas d’écrire dès que
j’en aurais le moyen !… Et hier, sans que je demande rien, on m’a
apporté ce que je désirais tellement, ce que j’attendais tellement : du
papier, une plume… Mais à quoi bon ? J’ai bien réfléchi depuis hier,
je ne trouve rien à écrire. C’est comme si quelqu’un me retenait la
main, ou que mon bras était paralysé. À présent, quand je considère
les griffonnages que j’ai tracés sur la feuille, je n’y vois que ces
quelques mots lisibles : « Trois gouttes de sang ».
Le ciel est bleu, le gazon d’un vert éclatant, les fleurs s’ouvrent sur
la colline, une brise légère apporte leur parfum jusqu’ici. Mais à quoi
bon ? Je ne puis rien goûter. Toutes ces choses sont bonnes pour les
poètes, les enfants, ou pour ceux qui restent enfants jusqu’à la fin de
leurs jours… Voilà un an que je suis ici. La nuit, toutes les nuits, les
cris des chats m’empêchent de dormir ; ces gémissements horribles,
ces rauques hurlements de gorge me mettent à l’agonie. Et le matin,
à peine éveillé, ces maudites piqûres !… Que de journées
interminables, que d’heures terribles j’ai passées ici ! Avec nos
tuniques et nos pantalons jaunes, nous nous réunissons les jours
d’été dans le sous-sol ; l’hiver nous nous asseyons au soleil au bord
de la pelouse. Voilà un an que je vis parmi ces gens bizarres. Nous
n’avons rien de commun. Je suis totalement différent d’eux, mais
leurs plaintes, leurs silences, leurs injures, leurs pleurs, leurs rires
empliront toujours mon sommeil de cauchemars.
Encore une heure jusqu’au dîner. Le dîner ! Toujours la même
pitance : soupe au yaourt, riz au lait, pilaf, pain et fromage – juste de
quoi ne pas crever de faim ! Hassan, tout ce qu’il désire, c’est une
marmite de soupe à l’oignon avec quatre pains longs. Quand on le
libérera, lui, ce n’est pas une plume et du papier qu’il lui faudra, mais
une marmite de soupe. Il est de ceux qui sont heureux ici. Sa taille
courtaude, son rire idiot, sa nuque épaisse, son crâne chauve, ses
mains calleuses faites pour gâcher le plâtre, son regard stupide,
toutes les molécules de son corps proclament qu’il est tout juste bon
à servir d’homme de peine. Si Mohammad Ali n’était là aux repas à
nous surveiller, Hassan nous aurait déjà fait notre affaire à tous.
Mais Mohammad Ali est un homme de ce monde-ci. Car on dira ce
qu’on voudra, mais ce monde-ci est différent de celui des gens
ordinaires. Nous avons un docteur qui, grâce à Dieu, ne comprend
rien à rien. Moi, si j’étais à sa place, je mettrais du poison dans le
dîner et je les empoisonnerais tous, et puis le matin, les mains sur les
hanches, dans le jardin, je regarderais transporter les morts. Quand
on m’a amené ici, au début, j’avais cette obsession : je craignais qu’on
ne m’empoisonne. Je ne touchais à rien du déjeuner et du dîner tant
que Mohammad Ali n’y avait pas goûté lui-même. La nuit je
m’éveillais en sursaut, je croyais qu’on venait m’assassiner. Que tout
cela est loin !… Et toujours ces mêmes gens, cette même pitance,
cette même chambre bleu clair en haut, bleu foncé jusqu’à mi-
hauteur !…
Il y a deux mois, on a jeté un fou dans le cachot au fond de la cour.
Il s’est ouvert le ventre avec un tesson, et il s’est mis à jouer avec ses
boyaux. Il paraît qu’il était boucher et qu’il avait l’habitude
d’éventrer. Mais il y en a un autre qui s’est crevé les yeux avec ses
ongles ; on a dû lui attacher les mains derrière le dos. Il criait et il
avait les yeux pleins de sang séché. Je sais bien, moi, que le
surveillant n’est pas étranger à tout cela…
Tous ici ne sont pas comme ça. Beaucoup seront malheureux s’ils
guérissent et sont libérés. Par exemple cette Soghrâ Soltân qui est
dans la section des femmes. Deux ou trois fois elle a voulu s’enfuir et
elle a été rattrapée. C’est une vieille femme, mais elle se farde avec le
plâtre des murs et des pétales de géranium. Elle se prend pour une
fillette de quatorze ans [2]. Si jamais elle guérit et qu’elle se regarde
dans une glace, elle aura une attaque. Mais le pire, c’est notre Taghi,
qui voulait bouleverser le monde ; persuadé que tout le malheur des
hommes vient des femmes et qu’il faut les exterminer toutes, il n’en
est pas moins amoureux de cette Soghrâ Soltân !
Notre surveillant est derrière tout cela. Il est bien plus fort que
tous ces fous. Avec son grand nez et ses petits yeux pareils à ceux des
opiomanes, il est toujours à se promener sous le pin au fond du
jardin. Parfois il se penche et contemple le sol au pied de l’arbre. À le
voir on croirait un brave homme, un malheureux tombé entre les
mains d’une bande de déments ; mais moi je le connais : je sais que
là-bas, sous le pin, il y a trois gouttes de sang…
À la fenêtre de cet homme, une cage est suspendue : elle est vide,
car le canari a été attrapé par un chat ; mais il la laisse à cette place
pour attirer les chats et les tuer. Hier encore il a poursuivi un chat
blanc tacheté de noir ; quand celui-ci a grimpé à l’arbre devant la
fenêtre, il a crié au gardien de la porte de l’abattre à coups de
pistolet. Ces trois gouttes, c’est le sang du chat. Mais si on interroge
l’individu, il prétend que c’est celui d’une chouette !
Mais le plus étrange de tous, c’est encore mon voisin et ami Abbâs.
Il n’y a pas deux semaines qu’il est ici. Il s’est tout de suite lié avec
moi. Il se prend pour un prophète et pour un poète. Selon lui, tout, y
compris le don de prophétie, est affaire de chance. Le plus ignare des
hommes, s’il a de la chance, réussira, mais le plus grand savant du
monde, s’il n’en a pas, sera malheureux comme Abbâs l’est lui-
même. Cet Abbâs se croit éminent guitariste. Avec trois fils tendus
sur une planche il s’est fabriqué un instrument. Il a fait un poème
aussi, qu’il récite dix fois par jour – c’est peut-être bien cela qui l’a
mené ici –, un poème ou une chanson très bizarre :

Voici que de nouveau, hélas, arrive l’ombre !


L’univers tout entier plonge dans la nuit sombre.
C’est le temps du repos pour des êtres sans nombre.
Moi, ma douleur grandit lorsque le soir descend.

De ce monde cruel n’attends nul réconfort.


À ma peine il n’est point d’autre fin que la mort.
Mais là-bas, sous le pin, que me veulent encore
Sur la terre obstinée ces trois gouttes de sang ?

Hier je me promenais dans le jardin. Abbâs était justement en


train de réciter ces vers. Un couple (avec une jeune fille) était venu le
voir. C’était leur cinquième visite. Je les avais déjà vus et je les avais
reconnus. La jeune fille portait un bouquet. Elle me souriait.
Visiblement elle m’aime. Elle n’est venue que pour moi. Abbâs n’est
pas beau avec son visage grêlé. Mais tandis que la femme causait
avec le docteur, j’ai vu Abbâs prendre la jeune fille dans ses bras et
l’embrasser.

Jusqu’à présent personne n’est venu me voir, personne ne m’a


apporté des fleurs. Un an !… C’est Siâvosh qui a été le dernier à me
rendre visite. C’était mon meilleur ami. Nous étions voisins. Nous
allions ensemble à l’École Supérieure, nous en revenions ensemble,
nous discutions ensemble nos questions de cours. Pendant nos
heures de loisir, je lui apprenais à jouer de la guitare. Rokhsâreh, sa
cousine, qui était ma fiancée, nous tenait souvent compagnie
(Siâvosh devait épouser la sœur de Rokhsâreh). Et voilà qu’un mois
avant le mariage, Siâvosh est tombé malade. Je suis allé deux ou trois
fois prendre de ses nouvelles, mais on m’a dit que le médecin avait
interdit qu’on lui parle. Je n’ai pu obtenir d’autre réponse. Je n’ai pas
insisté.
Je m’en souviens bien, c’était à l’approche des examens. Je venais
de rentrer un soir, j’avais jeté sur la table livres et cahiers et j’allais
me changer quand j’ai entendu un coup de feu. C’était si proche que
j’ai eu peur, car notre maison était près des remparts et le bruit
courait qu’il y avait eu des vols dans les parages. J’ai pris le pistolet
dans le tiroir et je suis sorti dans la rue, l’oreille aux aguets. Puis j’ai
monté l’escalier jusqu’à la terrasse, mais je n’ai rien vu. Quand je me
suis retourné, mon regard a plongé dans la cour de la maison de
Siâvosh. Il était là, en sous-vêtements, debout au milieu de la cour.
Surpris, je l’ai appelé.
— Siâvosh ! c’est toi ?
Il m’a reconnu :
— Viens, il n’y a personne.
— Tu as entendu le coup de feu ?
Il a posé un doigt sur ses lèvres et de la tête m’a fait signe
d’approcher. J’ai dévalé l’escalier et frappé à sa porte. C’est lui qui est
venu m’ouvrir. La tête baissée et les yeux au sol il m’a demandé :
— Pourquoi n’es-tu pas venu me voir ?
— Je suis venu deux ou trois fois, mais on m’a dit que le docteur
n’autorisait pas les visites.
— Ils me croient malade, mais ils se trompent.
J’ai insisté :
— As-tu entendu le coup de feu ?
Sans répondre il m’a pris par la main et m’a conduit sous le pin
pour me montrer quelque chose. En regardant de plus près, j’ai
distingué sur le sol trois gouttes de sang frais.
Ensuite il m’a emmené dans sa chambre, a fermé toutes les portes,
m’a fait asseoir. Il a allumé la lampe et a pris place sur une chaise
près de la table en face de moi. Sa chambre était toute simple, peinte
en bleu clair en haut, et en bleu foncé en bas jusqu’à mi-hauteur. Il y
avait une guitare dans un coin, des livres et des cahiers sur la table.
Siâvosh a pris dans le tiroir un pistolet et me l’a montré. C’était un
vieux pistolet à crosse de nacre. Il l’a mis dans sa poche en disant :
— J’avais une chatte, elle s’appelait Nâzi. Tu l’as vue peut-être.
C’était une chatte tout à fait ordinaire, blanche tachetée de noir, avec
de grands yeux qu’on aurait crus passés au khôl. Son dos portait des
marques régulières, comme un buvard qu’on aurait aspergé d’encre
puis plié en deux. Quand je revenais de l’École, elle accourait au-
devant de moi et se frottait contre mes jambes en miaulant. Lorsque
je m’asseyais, elle me sautait sur les épaules, me fourrait son museau
dans la figure et me léchait le front de sa langue râpeuse : elle voulait
que je l’embrasse. On dirait que les chattes sont plus rusées, plus
affectueuses et plus sensibles que les matous.
» À part moi, Nâzi était au mieux avec le cuisinier, car c’était lui
qui la nourrissait. En revanche elle ne pouvait souffrir la gouvernante
qui régentait toute la maison, une vieille femme toujours à ses
prières, et qui avait les poils de chat en sainte horreur [3]. Nâzi devait
se dire que les humains sont plus malins que les chats, qu’ils savent
se réserver les meilleurs morceaux et les endroits les plus douillets,
et qu’il faut bien que les chats les comblent de flatteries s’ils veulent
avoir à leur tour une part de ces avantages.
» Le seul moment où les sentiments naturels de Nâzi se
réveillaient, c’était lorsqu’une tête de coq sanguinolente venait à lui
tomber entre les pattes. Elle se changeait alors en une véritable bête
féroce. Ses yeux s’élargissaient et lançaient des éclairs, ses griffes
sortaient de leur gaine, et un grondement prolongé menaçait
quiconque approchait. Puis, comme se trompant elle-même, elle se
mettait à jouer. Elle se convainquait de toute la force de son
imagination que cette tête de coq était un être vivant ; elle lui donnait
un coup de patte, se hérissait, courait se cacher, puis bondissait hors
de son embuscade et déployait en mille feintes et gambades toute la
souplesse et la légèreté de sa race. Ensuite, fatiguée de la
représentation, elle dévorait cette tête sanglante du plus bel appétit.
Pendant quelques minutes encore, elle cherchait à droite et à gauche
les restes de sa proie ; et il lui fallait bien une heure ou deux avant de
retrouver son vernis de civilisation : elle n’approchait personne, ne
prodiguait ni caresses ni flatteries.
» Nâzi restait lointaine et réservée même dans les moments où elle
se montrait amicale. Elle ne livrait pas ses secrets. Elle considérait
notre maison comme sa propriété, et si un chat étranger venait à
passer par là – surtout si c’était une chatte –, crachements,
feulements et cris de colère se faisaient entendre pendant un bon
moment.
» Les sons que Nâzi émettait pour annoncer le déjeuner étaient
bien différents de ceux qui accompagnaient ses chatteries. Ses cris de
faim ne ressemblaient ni à ses grondements de bataille ni à ses
roucoulements amoureux. Que d’accents variés ! Les premiers
étaient une plainte déchirante, les seconds des rugissements de
fureur, les derniers l’appel douloureux de la nature. Mais les yeux de
Nâzi étaient plus expressifs encore que ses cris. Parfois ils reflétaient
des émotions tellement humaines que l’on se prenait à se demander
quelles pensées, quels sentiments s’agitaient dans cette tête velue,
derrière ces mystérieux yeux verts.
» C’est l’an dernier, au printemps, que l’affreux événement s’est
produit… Tu sais que c’est la saison où toutes les bêtes sont en rut, où
un vent de folie les jette dans des courses effrénées. Nâzi s’est
trouvée en chaleur pour la première fois. Agitée d’un tremblement de
tout le corps, elle poussait des gémissements lamentables. Attirés par
ses cris, les matous accouraient de toute part. Après des batailles
acharnées, Nâzi a fait son choix et pris pour compagnon le plus
puissant, celui qui lançait les appels les plus sonores. Chacun sait
qu’à l’heure de l’amour, chez les animaux, les odeurs ont une grande
importance. C’est pourquoi les chats domestiques bien lustrés, bien
propres, ont peu de succès auprès des femelles. Au contraire les chats
de gouttière, les matous errants et faméliques, dont la peau garde
l’odeur fauve de l’espèce, les attirent. Tous les jours, toutes les nuits
surtout, Nâzi et son fruste compagnon chantaient donc leurs amours
à pleine voix. Le corps souple et délicat de Nâzi s’étirait et ondulait,
tandis que celui de son partenaire se tendait tel un arc. Gémissant de
joie, ils poursuivaient leurs ébats jusqu’à l’aube. Alors Nâzi revenait
dans la chambre, le poil en désordre, épuisée, rompue, mais
heureuse.
» Le manège de ces chats m’empêchait de dormir. À la fin j’ai
perdu patience. Un jour, je travaillais devant cette fenêtre : j’ai vu les
deux amoureux qui se promenaient sur la pelouse. Avec ce pistolet
que tu as vu, j’ai tiré à trois pas. J’ai touché le compagnon de Nâzi. Le
coup a dû lui briser les reins. Il a fait un grand bond et, sans un cri,
sans une plainte, il a filé à l’autre bout de la terrasse : ce n’est qu’au
pied du mur du jardin qu’il est tombé mort.
» Tout son trajet était ponctué de taches de sang. Nâzi a d’abord
cherché un moment sa trace, flairant le sang frais, avant d’aller tout
droit jusqu’au cadavre. Elle est restée là deux jours et deux nuits, à
monter la garde. Parfois elle le touchait de la patte comme pour lui
dire : « Réveille-toi. C’est le printemps, le temps de l’amour.
Pourquoi dors-tu ? Pourquoi ne bouges-tu pas ? Lève-toi, lève-toi ! »
Car elle ne pouvait savoir ce que c’était que la mort…
» Le troisième jour elle a disparu, et le cadavre aussi. Nous avons
cherché partout. Nous avons interrogé tout le monde. En vain. M’en
voulait-elle ? Était-elle morte ? Était-elle en quête d’autres amours ?
Mais alors qu’était devenu le corps de son compagnon ?
» Une nuit j’ai entendu de nouveau le matou. Il a poussé ses
roucoulements amoureux jusqu’à l’aube. La nuit suivante de même.
Il ne cessait qu’au matin. La troisième nuit j’ai pris mon pistolet et
j’ai tiré en l’air, sur le pin qui se dresse juste devant la fenêtre. Ses
yeux de chat brillaient dans l’obscurité. Il a poussé une longue
plainte et s’est tu. Le matin j’ai trouvé sous l’arbre trois gouttes de
sang. Depuis il vient chaque nuit, et pousse toujours le même
gémissement. Les autres ont le sommeil lourd et n’entendent rien.
Quand je leur en parle, ils rient. Mais moi je sais : je suis sûr que c’est
toujours ce même chat, celui que j’ai tué. Depuis cette nuit-là, je ne
peux plus fermer l’œil. Où que j’aille, dans n’importe quelle chambre,
j’entends toute la nuit ce maudit matou, avec ses affreux râles de
gorge, qui appelle sa femelle.
» Aujourd’hui, il n’y avait personne à la maison. J’ai visé l’endroit
où il s’installe pour crier. Je sais fort bien où il se poste, car ses yeux
brillent dans le noir. Quand j’ai tiré, il a poussé une plainte et trois
gouttes de sang sont tombées de là-haut. Tu les as vues, tu es témoin.
À cet instant la porte s’est ouverte : Rokhsâreh et sa mère sont
entrées. Je me suis levé pour saluer, mais Siâvosh a dit en souriant :
— Je n’ai pas besoin de vous présenter Mirzâ [4] Ahmad Khân :
vous le connaissez sûrement mieux que moi. Il peut témoigner qu’il a
vu de ses yeux trois gouttes de sang au pied du pin.
— Oui, je les ai vues.
Mais Siâvosh s’est avancé. Il a éclaté de rire, et tirant de ma poche
le pistolet que j’y avais glissé, il l’a posé sur la table en disant :
— Vous savez que Mirzâ Ahmad Khân n’est pas seulement bon
guitariste et bon poète ; c’est aussi un chasseur éminent, il tire
admirablement.
Il m’a fait signe. Je me suis levé et j’ai dit :
— Oui, je suis venu ce soir demander un cahier à Siâvosh. Pour
nous amuser, nous avons tiré sur le pin. Cela dit, ces trois gouttes de
sang ne proviennent pas d’un chat, mais d’une chouette. Vous savez
que la chouette, depuis qu’elle a volé trois grains de blé à des
orphelins, doit crier chaque nuit jusqu’à ce que trois gouttes de sang
lui giclent du gosier [5]… À moins que ce ne soit vraiment un chat qui
aurait dévoré le canari du voisin : on a tiré sur lui comme il passait
par ici. Attendez, je vais vous chanter une chanson que je viens de
composer.
Et je me suis mis à chanter en m’accompagnant à la guitare :

Voici que de nouveau, hélas, arrive l’ombre !


L’univers tout entier plonge dans la nuit sombre.
C’est le temps du repos pour des êtres sans nombre.
Moi, ma douleur grandit lorsque le soir descend.

De ce monde cruel n’attends nul réconfort.


À ma peine il n’est point d’autre fin que la mort.
Mais là-bas, sous le pin, que me veulent encore
Sur la terre obstinée ces trois gouttes de sang ?

À
À ce point, la mère de Rokhsâreh est sortie furieuse de la pièce.
Rokhsâreh, levant le sourcil, s’est écriée :
— Mais il est fou !
Puis elle a pris la main de Siâvosh, et tous deux riant aux éclats
sont sortis à leur tour en me fermant la porte au nez.
Par la fenêtre, je les ai vus dans la cour, sous la lanterne, enlacés,
en train de s’embrasser.
LE CHIEN ERRANT

Quelques boutiques modestes [6] de celles qui servent à satisfaire


les besoins les plus élémentaires, boulangerie, boucherie, droguerie,
deux petits cafés et une échoppe de barbier garnissaient en tout et
pour tout la place centrale de Varâmine [7]. Sous un soleil de plomb,
la place et ses habitants, mi-rôtis mi-brûlés, attendaient les premiers
souffles du crépuscule et les ombres de la nuit. Hommes et bêtes, les
boutiques, les arbres, tout s’appesantissait dans une inertie totale,
écrasé par la chaleur. Une poussière fine, soulevée par le passage des
automobiles, flottait dans l’air, voilant le bleu pur du ciel, et rendait
l’atmosphère encore plus lourde.
Sur un côté de la place se dressait un vieux platane dont le tronc,
creusé et rongé par l’âge, s’obstinait vaillamment à étendre un
fouillis de branches torses et noueuses. À l’ombre de son feuillage
poudreux, sur un large banc de pierre, deux jeunes garçons à la voix
sonore vendaient l’un du riz au lait, l’autre des graines de courge.
Une eau boueuse, épaisse, se traînait péniblement dans le ruisseau
devant le café.
Le seul édifice qui attirât le regard était la fameuse tour de
Varâmine dont on apercevait le demi-cylindre lézardé avec son
sommet conique. Des moineaux avaient fait leur nid dans les
interstices des briques croulantes, mais eux aussi se tenaient cois,
assoupis par la chaleur. Seuls par intervalles les glapissements d’un
chien troublaient le silence.
C’était un setter écossais au museau poivre et sel et aux pattes
tachetées de noir – comme s’il avait couru dans la boue et s’était
éclaboussé. Il avait les oreilles pendantes, la queue en panache, le
poil frisé et sale, et deux yeux noisette brillaient d’un regard
intelligent dans la broussaille de son mufle. Ce regard reflétait une
âme. Dans la pénombre de cette vie palpitait un peu d’infini, un
message indéchiffrable qui restait prisonnier derrière ces prunelles et
qui n’était ni une lumière ni une couleur, mais quelque chose d’autre,
d’insaisissable, comme ce qu’on aperçoit dans les yeux d’une biche
blessée. Il y avait plus qu’une ressemblance entre ces yeux et ceux
d’un homme, il y avait une sorte d’égalité. C’était des yeux pleins de
souffrance et d’attente comme ne peuvent être que ceux d’un chien
errant.
Mais personne ne semblait voir ces regards douloureux et
suppliants. Le mitron de la boulangerie battait le pauvre animal, le
garçon boucher lui jetait des pierres ; s’il cherchait à se réfugier à
l’ombre d’une voiture en stationnement, le chauffeur l’accueillait
avec des coups de ses brodequins ferrés. Et quand tous ceux-là
étaient las de le brutaliser, le petit vendeur de riz au lait s’offrait le
plaisir de le tourmenter à son tour. À chacun de ses gémissements
répondait une grêle de cailloux, à chacune de ses plaintes s’élevait en
écho le gros rire du garçon : « Saloperie de bête ! » Les autres
paraissaient s’être ligués avec le garnement et l’encourager
sournoisement de leurs ricanements. Tous frappaient la bête avec
bonne conscience. Ils trouvaient naturel de faire souffrir cet animal
impur, maudit par les Écritures et doué, dit-on, de sept vies.
Harcelé par le vendeur de riz au lait, le malheureux chien finit par
s’enfuir dans la rue qui menait à la tour. Le ventre vide, il se traîna
jusqu’à un petit canal d’irrigation où il se cacha. La tête posée sur les
pattes de devant, la langue pendante, somnolant, il contemplait d’un
œil vague le champ verdoyant qui ondulait devant lui. Il était rompu,
tous ses membres lui faisaient mal. L’atmosphère humide du fossé
pénétra son corps d’une sensation reposante.
Des odeurs de toute sorte, celles des végétaux à demi desséchés,
celles d’une vieille chaussure mouillée, celles de choses mortes et de
choses vivantes, rappelaient à son odorat des souvenirs confus et
lointains. Chaque fois qu’il regardait la campagne, son instinct se
réveillait et le passé reprenait vie dans son cerveau, mais cette fois la
sensation était si forte qu’on eût dit qu’un appel avait résonné à ses
oreilles, un appel irrésistible à bondir et à gambader dans la verdure.
Ce désir était hérité de ses ancêtres qui avaient grandi librement
dans les herbages d’Écosse. Mais il était arrivé à un tel état
d’épuisement qu’il était incapable du moindre mouvement.
Il éprouvait une souffrance mêlée de faiblesse. Toute une série
d’impressions oubliées l’agitait de nouveau. Autrefois il connaissait
des nécessités, des obligations de toute sorte. Il se sentait tenu
d’accourir à l’appel de son maître, de chasser de la maison les
inconnus et les chiens étrangers, de jouer avec les enfants du maître,
de savoir comment se conduire avec les visiteurs, de manger à
certaines heures… Maintenant il était dégagé de toutes ces attaches.
Tout son effort consistait à fouiller les détritus pour y dérober en
tremblant quelque nourriture et à errer et glapir toute la journée
sous les coups. C’était sa seule défense. Jadis il était hardi, propre et
plein de vie, à présent il était devenu craintif et humble. Il frémissait
aux moindres bruits, aux moindres mouvements ; il s’effarouchait
même de ceux qu’il faisait lui-même. À vrai dire, il s’était habitué à la
saleté et à l’ordure. Il était plein de démangeaisons, mais n’avait plus
le courage de se chercher les puces ni même de se lécher. Parmi les
immondices il se sentait dans son élément. Quelque chose était mort
en lui, quelque chose s’était éteint.
Depuis deux hivers qu’il était tombé dans cette misère, pas une
fois il n’avait eu le ventre plein, pas une fois il n’avait dormi
tranquille. Ses instincts et ses sensations même s’étaient émoussés.
Personne ne lui avait fait une caresse, personne ne l’avait regardé
dans les yeux. Les gens d’ici avaient l’air de ressembler à son maître,
mais en réalité par les sentiments, le caractère, le comportement, ils
étaient totalement différents. Ceux dont il était jadis le familier
semblaient moins étrangers à son monde, ils comprenaient mieux
ses sentiments et ses peines, et ils le protégeaient.
Parmi les odeurs qui excitaient son odorat, celle du riz au lait que
vendait le jeune garçon lui donnait plus que toute autre le vertige. Ce
fluide blanc si semblable au lait maternel faisait surgir dans sa
mémoire des souvenirs d’enfance. Il était soudain saisi
d’engourdissement. Il redevenait un chiot suçant le liquide tiède et
nourrissant aux mamelles de sa mère dont il sentait la langue ferme
le lécher. L’odeur puissante qu’il humait sous les pattes maternelles,
à côté de son frère, l’odeur de sa mère et du lait se ravivait dans ses
narines.
Quand il était repu, le corps à l’aise et en repos, une bonne chaleur
coulant dans toutes ses veines, sa tête alourdie se détachait de la
mamelle et il s’abîmait dans un sommeil profond, parcouru de
frissons de volupté. Quel plus grand plaisir que de presser
machinalement ses pattes contre le ventre maternel, et d’en faire
jaillir le lait sans peine et sans effort ? Le corps duveteux de son
frère, la voix de sa mère, tout cela était plein de douceur et de
caresses.
Il se rappela la niche de bois, les jeux sur la pelouse avec son
frère : il s’amusait à mordre ses oreilles tombantes, et tous deux se
roulaient par terre, puis se relevaient et se mettaient à courir. Plus
tard il eut un autre compagnon, le fils de la maison. Il galopait
derrière lui dans le fond du jardin en aboyant, il l’attrapait par ses
vêtements. Il n’oubliait pas les caresses que lui faisait son maître ni
les morceaux de sucre qu’il lui donnait, mais il préférait l’enfant, qui
était son compagnon de jeu et qui ne le frappait jamais. Plus tard
encore sa mère et son frère disparurent. Il n’y eut plus que le maître,
son fils et sa femme, avec un vieux domestique. Comme il distinguait
bien l’odeur de chacun d’eux ! comme il reconnaissait leur pas !
Quand ils prenaient place autour de la table pour le dîner et le
déjeuner et que s’élevait le bruit des couverts, il tournait autour
d’eux, le regard attentif, et humait le parfum des mets. Parfois la
femme, malgré les objections de son mari, lui tendait amicalement
un morceau. Après le repas le vieux domestique l’appelait : « Pât…
Pât… » et lui versait sa pitance dans son plat près de la niche.
C’est la sensualité qui fit son malheur. On ne le laissait pas sortir
de la maison et courir après les chiennes. Il se trouva qu’un jour
d’automne son maître, montant en voiture avec deux hommes qui
venaient souvent à la maison et que Pât connaissait bien, appela le
chien et l’installa à côté d’eux. Pât avait souvent voyagé en
automobile avec son maître, mais cette fois il était en rut et tout
excité. Après quelques heures de route, ils s’arrêtèrent sur cette place
de Varâmine. Le maître et ses deux compagnons s’engagèrent dans
cette même ruelle qui conduit à la tour. Mais voilà que Pât avait
humé une odeur de chienne qui l’affola. Il flaira à droite et à gauche,
puis s’introduisit dans un jardin en se glissant par le passage d’un
canal d’irrigation.
Vers le soir il entendit la voix de son maître qui l’appelait : « Pât…
Pât… » Mais était-ce vraiment la voix de son maître ou seulement un
écho dans ses oreilles ? Cette voix avait ordinairement sur lui un effet
irrésistible, car elle lui rappelait toutes les obligations dont il se
savait chargé, mais cette fois une force supérieure à toutes les forces
du dehors le retenait auprès de cette chienne et son oreille était
sourde à tout autre appel. Des sensations violentes s’étaient éveillées
en lui, l’odeur de la chienne lui donnait le vertige et tout son corps,
ses muscles et ses sens se refusaient à obéir. Bientôt on lui tomba
dessus à coups de bâton et de manche de bêche, et il fila par où il
était entré.
Quand il eut repris ses sens, il partit, étourdi et rompu de fatigue,
mais léger et détendu, à la recherche de son maître. Il perçut dans
plusieurs ruelles les traces subtiles de sa venue. Il flaira partout en
laissant à des intervalles déterminés des marques de son propre
passage. Il alla ainsi jusqu’aux terrains vagues en bordure de la
localité, puis il revint sur ses pas, car il comprenait que son maître
avait regagné la place centrale. Mais à partir de là les faibles vestiges
de son odeur se perdaient parmi une foule d’autres effluves. Son
maître était-il donc parti en l’abandonnant ? Une émotion le saisit,
une appréhension plutôt agréable. Comment pouvait-il vivre sans
son maître, sans son dieu ? – car son maître était pour lui un dieu.
Mais en même temps il était sûr que l’on viendrait le chercher. Il se
lança sur plusieurs routes, d’une course inquiète : ce fut peine
perdue.
Finalement, à la nuit, il revint sur la place : pas trace de son
maître. Il fit encore plusieurs tours dans le bourg. À la fin il retourna
à ce passage du canal d’irrigation, où il avait trouvé la chienne, mais
on l’avait bouché avec des pierres. Pât se mit alors, à l’aide de ses
pattes, à creuser la terre avec ardeur dans l’espoir de pouvoir
pénétrer dans le jardin, mais sans y parvenir. Perdant espoir, il se
laissa aller sur place au sommeil.
Il fut réveillé au milieu de la nuit par ses propres gémissements. Il
se leva plein d’angoisse et se mit à errer dans les rues. Il allait au
hasard en flairant les murs. Au bout d’un moment il s’aperçut qu’il
avait grand faim. Sur la place centrale, où il était revenu, de
multiples odeurs de nourriture emplirent ses narines : odeurs de
viande de la veille, de pain frais et de yaourt, tout cela mélangé. Mais
il se sentait en faute, il comprenait qu’il lui fallait pénétrer dans le
domaine d’autrui et mendier auprès de ces gens qui ressemblaient à
son maître. Peut-être, si un congénère n’était pas là de garde pour le
chasser, parviendrait-il petit à petit à prendre pied et, qui sait, à se
faire adopter par un de ces êtres qui disposait des nourritures.
Prudemment et craintivement il s’approcha de la boulangerie qui
venait d’ouvrir et qui répandait dans l’atmosphère une odeur de pain
fraîchement cuit. Un homme qui portait des pains sous son bras
l’appela : « Viens ici, viens. » Comme sa voix paraissait étrange ! Et il
lui jeta un morceau tout chaud. Pât, après un peu d’hésitation,
attrapa le morceau et l’avala, et il remua la queue pour remercier.
L’homme posa ses pains sur le banc et avec précaution lui fit une
caresse sur la tête, puis à deux mains il défit le collier. Quel
soulagement ! C’était pour Pât comme si on l’avait d’un coup
déchargé de toute responsabilité, de tout devoir, de toute obligation.
Mais quand il s’approcha du boutiquier en remuant la queue de
nouveau, il reçut dans le flanc un grand coup de pied qui le fit fuir en
glapissant. Le boulanger cependant, accroupi au bord du ruisseau, se
lavait les mains soigneusement. Et Pât reconnut son collier pendu
devant l’échoppe.
Dès lors il ne reçut de ces gens rien d’autre que des coups de pied,
des coups de trique et des volées de cailloux, à croire qu’ils lui
vouaient une haine mortelle et qu’ils trouvaient leur plaisir à le
torturer. Il sentait qu’il était entré dans un monde nouveau qui
n’était pas le sien et où personne ne le comprenait. Les premiers
jours furent très pénibles, puis peu à peu il s’habitua. Il avait repéré
au coin de la ruelle de droite un endroit où l’on déversait les ordures
et les détritus et il y trouvait de succulentes aubaines, des os, des
bouts de gras ou de peau, des têtes de poissons et bien d’autres
choses qu’il n’identifiait pas. Il passait le restant de la journée devant
la boucherie et la boulangerie, l’œil fixé sur les mains du boucher,
dégustant plus de coups que de bons morceaux. Il s’était fait à cette
vie. De celle d’autrefois il ne gardait que des impressions vagues et le
souvenir de quelques odeurs. Dans les moments difficiles ce paradis
perdu lui offrait un refuge et une sorte de consolation, et il
s’abandonnait aux images du passé qui se formaient dans son esprit.
Ce qui lui manquait le plus, c’étaient les caresses. Il était comme
un enfant qui n’a jamais reçu que des calottes et des injures, mais
dont les mauvais traitements n’ont pas encore étouffé la sensibilité.
Cette vie nouvelle au contraire exaspérait son besoin de caresses. Il
les mendiait, il aurait donné sa vie pour un geste d’affection, une
main passée sur sa tête. Il avait besoin aussi d’avoir lui-même
quelqu’un à aimer, à qui se vouer, à qui montrer son adoration et sa
fidélité. Mais apparemment personne n’avait que faire de ses bons
sentiments, personne ne le prenait sous sa protection. Il ne lisait
dans tous les yeux que malice et hostilité, et toutes ses tentatives
pour susciter l’attachement de ces gens ne faisaient qu’exciter leur
fureur.
Tout en somnolant dans son fossé, Pât poussa quelques
gémissements, puis il s’éveilla. Il avait dû faire des cauchemars. Il
ressentait une faim dévorante et croyait humer un fumet de viande
rôtie. La faim perfide qui torturait ses entrailles lui fit oublier sa
faiblesse et ses autres maux. Il se redressa péniblement et regagna la
place centrale.

Au même instant une voiture arrivait à grand bruit, en soulevant


force poussière. Un homme en descendit qui s’approcha du chien et
lui fit une caresse sur la tête. Ce n’était pas son maître, Pât ne s’y
trompait pas, il aurait bien reconnu l’odeur de son maître. Était-il
possible que quelqu’un vînt le caresser ? Pât, en remuant la queue,
regarda l’homme avec hésitation. N’avait-il pas déjà été abusé ? Mais
il n’avait plus de collier qui pût motiver ces avances. L’homme, se
retournant, le caressa de nouveau. Pât se mit à le suivre, de plus en
plus étonné. L’homme entra dans une maison que Pât connaissait
bien et qui exhalait de merveilleux arômes de nourriture. Il prit place
sur la banquette contre le mur et se fit apporter du pain chaud, du
yaourt, des œufs et d’autres bonnes choses. Il tartinait de yaourt des
morceaux de pain et les jetait au chien, qui d’abord se jeta dessus,
puis mangea plus posément en frétillant de la queue et en fixant sur
le visage de l’homme ses bons yeux noisette pleins d’humilité et de
gratitude. Était-il dans la réalité ou en train de rêver ? Il s’était
rassasié, et sans qu’un coup de pied vînt interrompre son repas ! Se
pouvait-il qu’il eût trouvé un nouveau maître ?
L’homme, malgré la chaleur, se leva et s’engagea dans la rue de la
tour, où il s’arrêta un instant. Puis il parcourut des ruelles
tortueuses, le chien sur ses talons, sortit du bourg et gagna une ruine
qui n’avait plus que quelques murs, celle-là même où s’était rendu
naguère le maître de Pât. Peut-être que les hommes aussi
cherchaient l’odeur de leurs femelles. Pât attendit patiemment à
l’ombre d’un mur. Ensuite ils revinrent vers la place.
L’homme lui fit encore une caresse, puis, après un petit tour sur la
place, il s’installa dans une de ces automobiles que Pât connaissait.
Pât n’osa pas monter, il s’assit à côté de la voiture le regard fixé sur
l’homme.
Soudain la voiture, dans un nuage de poussière, démarra. Pât
aussitôt se mit à courir derrière. Cette fois il ne voulait pas perdre cet
homme. Il haletait, mais malgré la douleur il allait au grand galop. La
voiture dépassa la zone des champs cultivés, elle roulait maintenant
dans le désert. Pât deux ou trois fois la rattrapa, mais bientôt il fut
distancé. Il rassemblait toutes ses forces et faisait des bonds
désespérés, mais la voiture était plus rapide que lui. Il avait présumé
de ses capacités. Non seulement il ne pouvait lutter de vitesse avec
une automobile, mais il était épuisé. Son cœur défaillait ; tout à coup
il s’aperçut que ses membres ne lui obéissaient plus. Tous ses efforts
étaient vains. Il ne savait même plus pourquoi il s’était mis à courir,
il ne savait plus où il allait. Et d’ailleurs, où aller : devant ? derrière ?
qu’importait désormais…
Il s’arrêta haletant, la langue pendante. Ses yeux se voilaient. Tête
basse, il se traîna à l’écart de la route et posa son ventre sur la
pierraille brûlante et humide qui garnissait le fond d’un fossé au bord
d’un champ. Son instinct, qui ne l’avait jamais trompé, lui disait qu’il
ne pourrait plus jamais bouger de là. La tête lui tournait, ses pensées
et ses sensations devenaient confuses. Une douleur aiguë lui poignait
les entrailles, ses yeux brillaient de fièvre. Ses pattes parcourues de
spasmes se paralysaient peu à peu. Tout son corps se trouva baigné
de sueur froide. Une sorte de fraîcheur douce l’engourdissait…

Vers le soir trois corbeaux affamés tournoyaient au-dessus de Pât.


Ils l’avaient senti de loin. L’un d’eux s’approcha prudemment et se
posa près de lui. Il l’observa attentivement, puis s’envola en
constatant qu’il n’était pas tout à fait mort. Ces trois corbeaux
attendaient le moment de lui arracher les yeux : ses deux yeux
couleur de noisette.
LES NUITS DE VARÂMINE

Une lanterne, à travers les feuilles de lierre, éclairait l’allée


empierrée qui venait jusqu’au seuil [8]. La surface du bassin n’avait
pas une ride. Les arbres au feuillage sombre, dans l’obscurité de cette
soirée de printemps humide et douce, avaient l’air de vieux serviteurs
silencieux. Sur la terrasse, un peu plus loin, trois personnes étaient
assises autour d’une table : un homme et une femme, jeunes encore,
et une jeune fille de dix-sept ans. Leur chien somnolait sous la table.
Farenguis avait en main sa guitare, un joli târ dont le manche de
nacre luisait à la clarté de la lampe. La tête penchée, le regard baissé,
elle semblait sourire. Elle tenait négligemment son instrument dont
les cordes fines produisaient sous ses doigts une musique
mélancolique. Les sons, émis par intermittence, flottaient dans l’air,
vibraient doucement et étaient sur le point de s’évanouir quand de
nouveau le plectre frappait les cordes. Elle jouait toujours sur le
mode homâyoun, soit qu’elle le préférât soit qu’elle le sût mieux que
les autres.
De temps en temps, comme pour répondre à la mélodie, une
chouette dans les branchages ululait. Fereydoun, les mains dans les
poches de sa grosse vareuse, contemplait les volutes de fumée bleue
qui s’élevaient de sa cigarette à demi consumée. Ordinairement il se
lassait vite de la musique, mais cet air, qu’il avait entendu des
centaines de fois, le ravissait toujours, surtout quand c’était
Farenguis qui le jouait. Il ranimait chaque fois en lui des souvenirs
très vieux et très vagues qui passaient dans son esprit comme sur un
écran de cinéma.
Golnâz, les yeux pleins de langueur et de sommeil, regardait avec
envie les doigts habiles de la musicienne. Fereydoun n’était pas
d’avis qu’elle apprît la musique, mais dans la journée, quand il était
parti au travail, Farenguis donnait en secret des leçons à la jeune
fille.
Revenu de Suisse deux ans plus tôt, Fereydoun s’était installé à la
campagne, sur la propriété héritée de sa famille. Cette vie rustique
était conforme à ses goûts. Il avait d’ailleurs en Europe étudié
l’agronomie. Énergique et travailleur, il s’employait avec une telle
ardeur à mettre en valeur ses terres qu’en l’espace de deux ans il en
avait quintuplé le produit.
Quoique le domaine fût situé à Varâmine, non loin de Téhéran, il
n’allait pas trois fois par an visiter la capitale. Toute la journée, vêtu
d’une chemise à col ouvert et d’une épaisse vareuse brune, chaussé
de vieux souliers, il passait son temps avec ses paysans à leur donner
des instructions pour améliorer l’exploitation.
Son seul plaisir était la compagnie de Farenguis, sa femme, qui
l’aidait et s’occupait de tout à la maison. Du matin au soir elle
n’arrêtait pas une minute. Il est rare peut-être que deux époux soient
à ce point attachés l’un à l’autre. Pas une fois ils ne s’étaient
querellés, jamais ils ne s’étaient causé l’un à l’autre la moindre peine.
Pourtant ils vivaient très isolés : hormis sa demi-sœur Golnâz et
Farenguis, Fereydoun n’avait ni parent ni ami, et tous trois menaient
dans cette campagne une vie toute simple et tranquille.
Leur demeure était constituée de deux bâtiments. L’un était une
vieille bâtisse, l’autre un joli pavillon à deux étages que Fereydoun
avait lui-même fait construire. Farenguis avait su donner à l’un et à
l’autre un aspect net et accueillant. Le jardin était verdoyant et
parfumé de fleurs, les allées bien tenues, les murs couverts de lierre.
Tandis que tous trois écoutaient la musique, l’horloge murale
sonna neuf heures. Fereydoun jeta un coup d’œil à sa montre-
bracelet. Farenguis cessa de jouer, posa sa guitare, puis, comme pour
réprimer une douleur vive, appuya la main sur sa poitrine. Elle
serrait les dents, son front était couvert de sueur. Fereydoun en la
voyant ainsi blêmit, mais déjà elle reprenait son sang-froid et fit un
sourire contraint. Golnâz, qui avait sommeil, se leva et descendit
lentement l’escalier de la terrasse. On entendait à distance Nastaren,
la nourrice de Golnâz, qui bavardait avec le jardinier.
Fereydoun rompit le silence :
— Vois-tu, Farenguis, tu te donnes trop de mal, tu fatigues ton
cœur. Je ne veux pas de ça. Il faut que tu te reposes. Prends-tu
régulièrement ton médicament ?
Farenguis resta pensive un instant, puis répondit d’un air
détaché :
— À quoi bon ? Voilà six mois que je prends des drogues de toute
sorte. Elles me font plus de mal que de bien.
— Je veux dire : pense un peu à toi. Personne ne travaille autant
que toi dans cette maison. Avec ta santé fragile…
— Je vais mieux maintenant. Ce n’est rien, ça passera.
— Veux-tu que nous allions demain chez le médecin ? Quoique
tous ces docteurs ne soient pas bons à grand-chose ! Ils
aggraveraient plutôt le mal : tout ce qu’ils veulent, c’est gagner de
l’argent…
— Il arrivera ce qui doit arriver, c’est le destin.
— Le destin, le destin ! J’en suis malade, de t’entendre parler ainsi.
Pourquoi profères-tu de pareilles inepties ?
— Te revoilà comme avant-hier soir, protesta Farenguis, quand tu
niais l’existence de l’au-delà… Tu es complètement occidentalisé, tu
ne crois plus à rien.
— Ça n’a rien à voir avec l’Occident. Ce que je veux dire, c’est que
notre éducation est mauvaise. Notre retard provient de ces
superstitions qu’on nous fourre dans la tête dès l’enfance et qui font
qu’on ne pense plus qu’à… l’Autre Monde ! Et ce monde-ci, nous le
négligeons, accrochés que nous sommes à des fantasmagories. Je me
demande bien qui est revenu de l’autre monde pour nous en donner
des nouvelles ! À peine nés et jusqu’au dernier soupir, nous ne nous
soucions que de notre salut ! Est-ce vivre, cela ?
— Ce que je ne comprends pas, dit Farenguis d’un air pensif, c’est
comment toi, qui es si affectueux et si bon, tu peux n’avoir aucune
foi.
C’était dans leur vie paisible et heureuse leur seul différend :
Fereydoun était un mécréant endurci. Farenguis au contraire avait
été élevée dans les idées traditionnelles par une grand-mère à
l’ancienne mode, et elle harcelait son mari, qui ne se laissait pas
convaincre.
— Voilà que nous recommençons, reprit Fereydoun en souriant.
Je ne voudrais pas prolonger cette conversation, mais le fait qu’on
est bon ou méchant n’a aucun rapport avec la religion. Au contraire,
ce sont justement les religieux qui sont cause de tous les désordres.
Songe aux guerres de religion, aux croisades…
Farenguis ne cédait pas :
— Je ne sais pas raisonner comme toi, mais mon cœur me dit qu’il
y a quelque chose au-delà de ce monde. Sinon d’où viendraient les
rêves ? Tu disais toi-même qu’on peut endormir des gens en les
magnétisant. Ne m’as-tu pas montré dans ton livre français une
photo où l’on voyait des esprits ? Tu as bien foi dans la science
européenne ?
— C’est toi qui le dis. Crois-tu qu’une sottise dite par un Européen
n’est pas une sottise ? Ce sont les croyances des bonnes femmes de
là-bas.
Il regarda de nouveau sa montre et dit en bâillant :
— Il est neuf heures et demie.
Tous deux se levèrent. Farenguis, après avoir débarrassé la table,
monta l’escalier derrière son mari. Une demi-heure plus tard les
lampes étaient éteintes et tout dormait, hormis une chouette qui
ululait par intervalles.

Deux mois avaient passé. Farenguis gisait dans son lit, les cheveux
en désordre, la mine défaite, les joues creuses, les yeux cernés. Elle
ne dormait plus, ne mangeait plus. Parfois son cœur s’emballait, elle
hoquetait et se tordait, la respiration bloquée, les lèvres décolorées.
La nuit, des rêves épouvantables l’éveillaient, elle criait. Elle souffrait
tant qu’elle voulut un jour avaler d’un trait le contenu d’un flacon de
digitaline et qu’elle aurait alors mis fin à ses peines si Fereydoun
n’était survenu à ce moment.
Lui-même passait jour et nuit dans le fauteuil à côté du lit, le teint
pâli et les traits tirés par le manque de sommeil. Il ne prenait pas une
minute de repos : tantôt il tâtait le pouls de la malade ou notait sa
température, tantôt il courait chercher le médecin, tantôt il lui faisait
prendre une potion cuillerée par cuillerée. Chaque fois qu’il écoutait
les battements de son cœur, le monde entier à ses yeux se couvrait de
ténèbres.
Un soir qu’il était ainsi au chevet de Farenguis, le regard fixé sur
son visage émacié, il vit à la clarté de la lampe ses longs cils se
soulever à demi. Elle semblait sourire et respirait doucement. Elle
avait eu une syncope une demi-heure plus tôt. Soudain elle ouvrit les
yeux et murmura d’un air égaré :
— Le soleil… où est le soleil ?… La nuit toujours… des nuits…
terribles… Regarde sur le mur l’ombre des arbres… La lune est
levée… la chouette ulule… Ouvrez les portes… brisez… abattez les
murs… C’est une prison, ici… prison… entre quatre murs…
j’étouffe !… je n’ai personne… De la musique… jouons !… apporte ma
guitare ici sur la terrasse… Quelle vie… non, quelle vie !…
Elle se mit à rire d’un rire insensé. Puis elle tourna son regard vers
le visage de Fereydoun qui se penchait sur elle et caressait ses
épaules amaigries en disant : « Calme-toi… calme-toi… »
Les yeux de Farenguis s’emplirent de larmes, puis, comme dans
un effort immense, elle s’écria d’une voix rauque et étouffée :
— Je meurs, mais il y a une autre vie… oui, je te le prouverai !…
Son cœur battait de manière désordonnée. Elle tremblait
violemment. Fereydoun se précipita pour mettre dans la tasse
quelques gouttes de médicament. Mais quand il revint vers elle pour
le lui faire prendre, il vit que tout était fini. Les mâchoires étaient
serrées et le corps déjà se refroidissait peu à peu.
Fereydoun la saisit dans ses bras et se mit à l’embrasser en
pleurant. Nastaren entra affolée, se frappant la tête et la poitrine,
poussant des gémissements ininterrompus. Toute la maisonnée était
dans la désolation. Seule Golnâz gardait un parfait sang-froid. Elle
observait tout de ses yeux hardis et charmeurs et, quand elle s’y
sentait vraiment obligée par les convenances, elle tirait un petit
mouchoir de soie qu’elle se passait sur les paupières.
Sensible et affectueux comme il était, Fereydoun ne se remit pas
de ce coup. Il abandonna son travail. Toute la journée il demeurait
désemparé dans son fauteuil en proie aux souvenirs qui s’animaient
devant ses yeux. Il resta ainsi deux semaines, frappé de stupeur par
le chagrin. Les yeux injectés de sang, il avait l’air de ne rien sentir et
de ne rien voir, quoique en fait il eût conscience de ce qui se passait
autour de lui, mais il était paralysé par la torture morale qu’il
endurait en permanence. Golnâz, sa demi-sœur, et Nastaren le
nourrissaient. Petit à petit il sombra dans un état mélancolique. Il
parlait tout seul dans sa chambre, disait des mots sans suite.
Finalement un parent de sa femme, venu le visiter, l’emmena à
Téhéran pour le faire soigner.
Le soir même du jour où il se sentit mieux, Fereydoun prit une
automobile pour retourner à Varâmine. Il faisait nuit quand il mit
pied à terre devant la propriété, et le ciel était couvert de nuages. Il
dut frapper au portail pendant plusieurs minutes avant d’entendre
des pas, puis le grincement du verrou. La porte s’ouvrit, et la
silhouette courbée de Nastaren apparut, une lanterne à la main. En
voyant Fereydoun, elle recula apeurée :
— Monsieur… Monsieur… c’est vous ?
— Où est donc Hassan, s’étonna Fereydoun.
— Parti, Monsieur. Ils sont tous partis.
Fereydoun restait hébété. Tête basse, il pénétra dans le jardin et
s’arrêta à l’entrée de l’allée qui conduisait à la maison. La vue de
celle-ci ravivait sa douleur. Après un moment d’hésitation il se
dirigea vers le pavillon, les yeux fixés sur son ombre que la clarté de
la lanterne faisait danser devant lui. Ses pieds foulaient des feuilles
sèches, rien n’était nettoyé, tout était dans un abandon effrayant. Le
bassin était presque à sec.
En arrivant au pied de la terrasse, il prit la lanterne des mains de
Nastaren, grimpa les marches quatre à quatre, se précipita dans sa
chambre comme s’il était poursuivi et claqua la porte. La table était
couverte de poussière, les meubles en désordre. Il ouvrit la fenêtre
pour faire entrer un peu d’air frais. Puis il alluma la lampe sur la
table et se jeta dans le fauteuil. Promenant son regard alentour, il
avait l’impression de s’éveiller d’un long sommeil. Il considérait les
objets avec curiosité, comme s’il les voyait pour la première fois.
La porte s’ouvrit doucement. C’était la vieille Nastaren, toute
voûtée et ridée, qui s’inquiétait :
— Vous allez bien, j’espère ?
Fereydoun répondit d’un signe de tête.
— Pourquoi êtes-vous revenu sans prévenir ? Que voulez-vous
pour le dîner ?
— Rien, j’ai dîné.
— Le Bon Dieu, reprit Nastaren d’un air cauteleux, ne devrait pas
permettre qu’une maison reste sans maître. Vous ne savez pas,
Monsieur, ce que nous avons subi ! Le pire, Seigneur !
— Que s’est-il donc passé ? demanda Fereydoun alarmé.
— Laissons cela, Monsieur, ce n’est pas bon pour votre santé.
Fereydoun haussa le ton :
— Parle, que s’est-il passé ?
— Monsieur, dit Nastaren d’un air craintif, voilà près d’un mois,
vous n’étiez pas là… La nuit, quand tout le monde est couché, on
entend de la musique, peut-être bien que c’est son Double !
Monsieur, on dirait que c’est madame Farenguis qui joue !
— Qu’est-ce que tu racontes ? tu es folle ! s’écria Fereydoun, mais
sa voix tremblante trahissait une frayeur.
— Sauf votre respect, répondit Nastaren, avec mes cheveux blancs,
je ne dis pas de menteries. Je n’invente rien, Dieu m’est témoin,
personne dans cette maison n’y a tenu, Hassan et le jardinier sont
partis tous les deux. Moi-même j’ai dû me procurer des
« formules » [9] pour moi et Goli Khânoum [10], des fois qu’ils nous
veuillent du mal, les esprits… Écoutez, Monsieur, d’abord le chien est
mort. J’ai dit : il y a pire malheur, Dieu nous préserve ! Mais ensuite
cette musique, juste comme jouait Madame ! Tout le monde dit que
la maison est hantée.
— Qui occupe l’autre bâtiment ? Quelqu’un y dort la nuit ? s’enquit
Fereydoun.
— Comme avant : moi et Goli Khânoum.
— Qui a la clef de la salle qui ouvre sur le jardin ?
— Elle est chez Goli Khânoum, posée sur la cheminée. Voyez-vous,
Monsieur, nous autres nous sommes en deuil, sauf votre respect,
personne ici ne fait de musique, et personne n’ose entrer dans la
salle.
— Et que dit Golnâz, demanda Fereydoun avec impatience.
— Faites excuse, Monsieur, j’ai eu scrupule à l’inquiéter. Goli
Khânoum n’est qu’une enfant, je ne l’ai pas mise au courant. Ce soir
elle avait mal à la tête, elle est allée se coucher. Ce qu’elle peut avoir
le sommeil lourd ! Elle dormirait sous un bombardement. Si elle
avait su que vous arriviez, elle ne serait pas allée au lit. La pauvre
petite ! Je ne voudrais pas la laisser seule trop longtemps.
Se courbant avec peine, elle reprit sa lanterne. À la porte elle se
retourna :
— C’est sûr que vous avez dîné ? Je fais votre lit ?
— Ce n’est pas la peine. Va-t’en, laisse-moi seul.
Mille pensées confuses et désordonnées assaillaient Fereydoun.
On jouait de la guitare pendant la nuit, l’air même que jouait
Farenguis ! Le valet et le jardinier étaient partis. Le chien était
mort !…
Il respirait avec peine, des ombres fantastiques dansaient devant
ses yeux. Son regard se posa sur le tapis pendu au mur, qui
représentait le roi Salomon. Au pied du trône, trois personnages
enturbannés se tenaient debout, dans une attitude de respect, les
mains sur la poitrine. Le fond était rempli de dragons, d’animaux
imaginaires et de démons ridicules à la peau tachetée de noir, vêtus
d’un jupon écarlate. Ces figures, qui autrefois le faisaient rire,
semblaient maintenant prendre vie et lui faisaient peur.
Il se leva machinalement et fit quelques pas. Se trouvant devant la
porte de la pièce voisine, il tourna la poignée, ouvrit. Dans l’obscurité
deux yeux brillants le fixaient. Tout palpitant il s’écarta à reculons,
saisit la lampe sur la table. Quand il l’eut approchée, il vit avec
soulagement un chat maigre s’échapper par une vitre cassée.
C’était la chambre de Farenguis. Le vase sur la table était plein de
fleurs desséchées. Pressées entre ses doigts, elles se répandirent en
poussière sur le sol. Des larmes roulèrent dans ses yeux. Un parfum
de violette flottait dans l’air : celui que Farenguis aimait. On
apercevait ses pantoufles sous le canapé, son petit voile avec le ruban
bleu pendait au piton du rideau. Toutes ces choses étaient à leur
place familière, intactes. Fereydoun n’arrivait pas à croire que
Farenguis était morte. Elle allait ouvrir la porte, entrer dans sa
chambre. Il vit soudain la pendule sur la cheminée et faillit crier
d’épouvante : les aiguilles étaient arrêtées à sept heures dix,
exactement l’heure où Farenguis avait rendu l’âme dans ses bras.
Baigné de sueur froide, il prit la lampe et regagna sa chambre sans
oser regarder derrière lui. Allumant une cigarette, il s’affaissa dans le
fauteuil.
Ces tristes pensées l’avaient épuisé. Il se sentait les membres
rompus, la volonté anéantie. Il entendait encore les paroles de
Nastaren : « C’est son Double qui joue. » Et ces mots que Farenguis
sur son lit de mort avait prononcés d’un ton menaçant ! « Je meurs,
mais il y a une autre vie, oui, je te le prouverai ! » Était-ce son esprit
qui revenait, acharné à lui apporter la preuve de cette autre vie ?
Mais un esprit qui joue de la musique ! Il se leva et prit dans le
rayonnage le livre en français qui traitait de l’évocation des esprits. Il
en souffla la poussière, revint s’asseoir et se mit à le feuilleter au
hasard. Une phrase lui sauta aux yeux : « Si pendant la séance
d’évocation on joue une musique douce, la matérialisation en est
facilitée. » Il feuilleta encore. « Quand Mme Paladino, le célèbre
médium italien, était en transes, le rideau derrière elle se gonflait, les
murs craquaient, la table s’agitait, les chaises dansaient, et l’on voyait
suspendue dans les airs une mandoline dont jouaient des doigts
invisibles. » Il laissa tomber le livre, saisi d’une angoisse obscure.
— Des esprits, murmurait-il, qui font de la musique ! Est-ce
possible ? Elle viendrait la nuit jouer de sa guitare ? Alors, l’autre
vie… Homâyoun, c’est toujours en homâyoun qu’elle joue ! Mais
non, ce n’est pas si simple.
En même temps il avait l’impression qu’il n’était pas seul. L’esprit
de Farenguis était-il auprès de lui, le considérant avec un sourire de
triomphe ?
Il jeta par la fenêtre un regard sur le bâtiment d’en face, celui où,
la nuit, résonnait le son de la guitare. Mais il se reprit : « Allons, vais-
je croire à ces histoires de bonne femme ? Je n’ai rien entendu, moi.
Il n’y a rien, rien que ce que raconte Nastaren, qui l’a peut-être
purement et simplement inventé. L’autre vie ! ça me ferait mal au
cœur. Comme si les morts avaient les mêmes faiblesses, les mêmes
plaisirs, les mêmes pensées, les mêmes appétits que les vivants…
toutes ces saletés ! Comme s’ils revenaient pour chatouiller les cordes
d’une guitare ! C’est trop puéril ! Non, ce sont les hommes qui ont
imaginé ces amusettes pour se duper eux-mêmes. Décidément la
maladie m’a bien affaibli. Demain matin je tirerai tout cela au clair.
J’apporterai la guitare dans cette pièce, et on verra bien qui en
joue. »
Un bourdonnement prolongé interrompit sa rêverie. Une grosse
mouche se heurtait aveuglément au verre de la lampe. La mèche
avait baissé et fumait. Se levant pour allumer une autre cigarette, il
s’aperçut que le réservoir était presque vide. Il souffla la lumière.
Dans l’obscurité, il se sentit plus calme.
Il approcha le fauteuil de la fenêtre, posa le coude sur le rebord et
contempla la forme sombre et indistincte du bâtiment opposé. Le
vent sifflait, promenant les feuilles sèches de côté et d’autre. L’ombre
des arbres semblait une épaisse fumée noire, les branches
dépouillées se tendaient comme des bras désespérés vers un ciel
vide. De nouveau des pensées sinistres et désordonnées envahirent
l’esprit de Fereydoun. Soudain il crut apercevoir une silhouette grise
qui se glissait entre les arbres : elle s’arrêtait, puis repartait, et
finalement disparut derrière la vieille maison. Il regardait, figé sur
place, les yeux exorbités. Il avait mal à la tête, le corps brisé. Bientôt
ses idées se brouillèrent et ses paupières s’abaissèrent…
Il était à Marseille, dans un dancing vulgaire et crasseux. Attablés,
des matelots, des coupe-jarrets et des étrangers de mauvaise mine
bavardaient devant des verres de vin. Deux musiciens en chemise de
laine sale, un foulard rouge autour du cou, jouaient l’un du banjo,
l’autre de l’harmonica. Des femmes mal tenues aux lèvres chargées
de fard dansaient avec des voyous. Soudain la porte s’ouvrit et
Farenguis entra, le bras passé au cou d’un Arabe pieds nus qui avait
une allure de bandit. Ils riaient ensemble en le montrant du doigt.
Fereydoun se leva. Mais tous s’étaient levés en même temps que lui
et les chaises commençaient à voler, les verres s’écrasaient par terre.
L’Arabe qui venait d’entrer tira un couteau de sous sa djellaba, saisit
un homme au collet et, le poussant en avant, lui trancha la tête. Mais
tandis qu’il la tenait à la main, ruisselante de sang, cette tête ne
cessait de rire sinistrement. Là-dessus trois policiers entrèrent,
pistolet au poing, et poussèrent tout le monde dehors. Lui restait,
cloué sur place. Il s’aperçut que Farenguis aussi était encore là, ses
boucles noires en désordre, plus maigre que jamais. Elle prit sa
guitare sur la table et se mit, toujours aussi lasse, à jouer
homâyoun… et pendant qu’elle frappait les cordes, de grosses larmes
coulaient sur son visage.
Fereydoun s’éveilla en sursaut, trempé de sueur froide. D’abord il
crut que c’était le cauchemar qui continuait et il se frotta les yeux.
Mais non, il entendait une musique de guitare. Les notes
s’échappaient par intermittence, comme des sanglots, et flottaient
dans l’air ; et chacune déchirait le tissu de son être. C’était des sons
étouffés et lugubres comme des plaintes : oui, c’était, sur le mode
homâyoun, l’air que Farenguis aimait !
Des masses de nuages noirs tirant sur le gris annonçaient l’aube.
Le vent avait fraîchi. Le profil des montagnes bleuâtres se dessinait
au bord du ciel. On entendait le piaffement d’un cheval dans son
écurie.
Fereydoun se leva et descendit l’escalier à pas de loup. Ses yeux
s’étaient accoutumés à l’obscurité. Il franchit les marches de la
terrasse et, avec les plus grandes précautions, s’approcha de la vieille
maison. La musique parvenait distinctement à ses oreilles.
Le cœur battant à se rompre, il pénétra dans la chambre de
Nastaren et ressortit par l’autre porte qui donnait sur le couloir. Il
tendit l’oreille. La musique avait-elle cessé ? À dix pas de lui se
trouvait la porte de la salle. Celle où l’on jouait de la guitare. Il
s’avança et regarda par le trou de la serrure. Il vit avec étonnement
qu’une bougie brûlait sur la table et que la porte extérieure était
déverrouillée. Le murmure des voix de deux personnes qui
conversaient parvenait jusqu’à lui. Sans le vouloir il heurta la porte
de l’épaule. Un cri terrible retentit dans la pièce en même temps
qu’un bruit de bois cassé et celui d’un objet qui tombe à terre.
Fereydoun bondit à l’intérieur, les poings serrés, mais le spectacle
qui s’offrait à lui le pétrifia.
Un homme en vêtement gris, visage sanguin, nuque épaisse,
l’aspect d’un rustre, était étalé sur le canapé. Golnâz, en chemise de
nuit, échevelée, plus belle et plus épanouie qu’autrefois, était debout,
stupéfaite. La guitare de Farenguis, avec son manche de nacre, gisait
brisée à ses pieds. L’homme toisa Fereydoun de ses petits yeux
brillants, puis sans un mot se leva et, tête baissée, dos courbé, gagna
d’un pas lourd la porte qui donnait sur le jardin et disparut.
Fereydoun, les mains sur les hanches, se mit à rire, d’un rire
terrible. Il riait aux éclats, il se tordait. Les gens de la maison,
accourus à la porte, le regardaient sans oser entrer. Il riait tellement
que l’écume lui vint aux lèvres et qu’il s’écroula sur le plancher, d’une
chute si rude que le lustre en trembla pendant plusieurs minutes.
Tous le croyaient possédé. Il avait simplement perdu la raison.
LE TRÔNE D’ABOU NASR

C’était la deuxième année que la mission archéologique du


Metropolitan Museum de Chicago poursuivait ses fouilles sur la
colline dite du Trône d’Abou Nasr, près de Chiraz [11]. À part quelques
tombes assez misérables, contenant en général les ossements de
plusieurs personnes, à part quelques poteries monochromes de terre
rouge, quelques couvercles de bronze, des pointes de flèches
triangulaires, des boucles d’oreilles, des bagues, des colliers de
pierre, des bracelets, des poignards, des monnaies d’Alexandre et
d’Héraclius, et un grand chandelier à trois pieds, on n’avait rien
trouvé de vraiment intéressant.
Le professeur Warner, archéologue spécialisé dans l’étude des
langues mortes, s’acharnait sans grand résultat à déchiffrer quelques
cachets cylindriques portant des inscriptions cunéiformes et diverses
représentations d’hommes et d’animaux, ou à analyser des décors de
céramiques, dans l’espoir d’en tirer certains renseignements
historiques. Ses collaborateurs Gorst et Freeman, en tenue kaki
singulièrement avachie, bras et jambes nus brûlés par le soleil, un
chapeau de toile sur la tête et des dossiers sous le bras, passaient
toute leur journée avec les ouvriers qu’ils dirigeaient, à prendre des
notes et des photographies et à dégager les objets enfouis dans la
terre. Mais ils ne faisaient qu’enrichir leur collection de tessons sans
valeur. Aussi les trois chercheurs s’étaient-ils peu à peu découragés :
ils avaient décidé d’en finir tant bien que mal avec cette campagne et
d’abandonner les fouilles l’année suivante.
Sans doute la mission avait-elle été attirée au début par les restes
d’une entrée monumentale et par la présence de quelques blocs
persépolitains qu’on avait dû transporter jadis à cet endroit. Seul
restait debout un encadrement de porte en pierre noire ; les autres
blocs de la même pierre, fûts de colonnes et piliers, gisaient en
désordre sur le sol. Un fragment avait même été remployé ensuite
comme matériau de construction par les habitants du cru. On
pouvait voir enfin affleurer les degrés d’une sorte d’escalier qui
suivait la pente de la colline.
Toute la journée, dans le bâtiment installé sur la hauteur voisine,
le professeur Warner étudiait et classait les objets récemment
découverts. Le bâtiment se composait d’une sorte d’entrepôt, d’une
cuisine qui faisait aussi office de toilette, d’une grande pièce devant
laquelle courait une galerie et qui tenait lieu à la fois de bureau, de
salon et de salle à manger ; la pièce à gauche servait de chambre à
coucher. Le domestique de la mission, Ghâssem, qui jouait aussi le
rôle de chauffeur à l’occasion, se rendait souvent à Chiraz pour
acheter différentes provisions et de la neige [12] car les hameaux les
plus proches n’offraient que des ressources très limitées.
L’un de ces villages, Barm-Delak, pouvait passer pour un endroit
assez agréable ; l’air y était bon et les habitants de Chiraz venaient s’y
délasser l’été. Ils apportaient tout le nécessaire et passaient là un jour
ou deux. Le professeur Warner et ses compagnons avaient pris eux
aussi l’habitude de se promener à Barm-Delak après avoir terminé
leur travail, quand ils ne préféraient pas rester au salon pour lire ou
jouer aux échecs.
Mais la découverte du sarcophage de Simouyeh changea la face
des choses. Elle bouleversa tout particulièrement la vie du professeur
Warner, non seulement parce qu’elle lui offrait l’occasion d’exhiber
enfin une pièce archéologique rare, mais parce qu’elle lui avait mis
entre les mains un document important, auquel il consacra
désormais le plus clair de son temps.

Un jour que Freeman était occupé à fouiller avec une équipe


d’ouvriers les pentes de la colline opposée, il avait découvert les
traces d’un ouvrage. Après avoir dégagé quelques dalles de pierre
assemblées avec du mortier et de l’argile, il se trouva finalement à
l’entrée d’une galerie creusée dans la montagne. Il appela Warner et
Gorst, et c’est ensemble qu’ils découvrirent, dans une salle
souterraine, un grand sarcophage monolithe de forme rectangulaire.
À grand-peine ils l’avaient fait transporter jusqu’à leur campement et
déposer dans la chambre à coucher contiguë à la grande salle.
Avec d’infinies précautions ils enlevèrent la dalle de pierre qui
formait couvercle. Dans le fond gisait la momie d’un homme de
grande taille, accroupi, les genoux repliés entre les bras. Sa tête
inclinée était coiffée d’un casque d’acier orné de deux rangées de
perles. Il portait un habit de riche brocart, un pectoral incrusté de
pierres précieuses et un glaive passé à la ceinture. Tous ses
vêtements étaient enduits d’une sorte d’huile ; seul un mince tissu
transparent lui couvrait le visage.
Warner, avec le plus grand soin, écarta le linge de la face de la
momie. À l’endroit de la bouche, la soie avait été rongée et semblait
souillée de sang séché. La peau du visage était collée aux os, et les
yeux brillaient d’un éclat effrayant.
Poursuivant son investigation, Warner avait eu l’attention attirée
par un tube de métal, une sorte d’amulette sans doute, attaché à un
anneau d’argent qui pendait sur la poitrine de la momie, et qui ne
semblait pas faire partie de la parure du mort. Il avait détaché ce
tube de l’anneau, l’avait ouvert et en avait tiré deux feuilles de
parchemin. L’une d’entre elles portait un texte en écriture pehlevie.
Sur l’autre, plus petite, étaient tracés des lignes géométriques et des
signes divers. Warner estima de son devoir de déchiffrer ces
documents avant de pousser plus avant l’examen du sarcophage.

Ses recherches durèrent plusieurs semaines. Il s’y livra avec une


telle passion qu’il en perdit le sommeil et l’appétit. Il lui arrivait
souvent de parler tout seul dans la chambre, et quand ses
collaborateurs rentraient du chantier, c’était pour l’entendre
disserter interminablement sur les fameux parchemins, à moins qu’il
ne fût plongé dans d’étranges livres de magie auxquels ses
compagnons ne comprenaient goutte. Ils le jugeaient même un peu
fou.
Un jour, en fin d’après-midi, Freeman de retour du chantier entra
dans la salle : il rapportait une poignée de tessons d’argile rouge
portant des inscriptions brunes tracées de gauche à droite. Il les posa
sur la grande table encombrée de revues, de journaux et d’albums de
photos. Warner, la pipe au coin des lèvres, marchait de long en large,
l’air absorbé. Se dirigeant aussitôt vers Freeman, il lui demanda :
— Où est Gorst ?
— Parti se promener. Il est d’ailleurs tout changé depuis une
semaine. Ce qui est bien compréhensible : il est plus jeune que nous ;
cette vie monotone, en plein soleil, sans distractions… c’est un peu
dur pour lui.
— Il est allé à Chiraz ?
— Oui. Dimanche nous étions ensemble à Barm-Delak. J’ai bien
l’impression qu’il y a là-dessous une histoire de femme.
— Il faudra que je l’avertisse de veiller à sa conduite. Bien sûr, il a
le sang chaud !…
» Et puis j’ai oublié de le prévenir : j’aurais voulu que nous soyons
tous ici ce soir. Car vous savez, c’est ce soir, à huit heures un quart,
que je veux accomplir les rites prescrits par le testament.
Freeman s’étonna :
— Quels rites ? Vous voulez parler de ces prières qui, à vous
entendre, seraient capables de ressusciter les morts ? Encore
faudrait-il pouvoir les réciter de manière adéquate !
— Je sais que vous vous moquez de moi. Détrompez-vous : je suis
encore plus incrédule que vous. Mais je suis persuadé que nous
avons là le testament d’une femme qui, il y a des siècles, est
descendue au tombeau, croyant nourrir de son sang cette momie, et
cela dans l’espoir que son testament serait lu un jour. Je veux dire
que nous avons là le moyen de réaliser le désir d’une femme envers
qui nous avons une dette, car nous devons quelque chose à sa
jalousie. Cela ne nous coûtera guère. Il nous faudra seulement brûler
deux sortes d’encens que je me suis procurées ; il faut aussi quelques
braises, et une demi-heure de concentration, c’est tout.
» Qui sait ? Nous ne connaissons pas encore tous les secrets des
anciens…
— C’est ridicule. Je ne vois pas ce qui nous oblige à exécuter ces
prescriptions. Si ce sarcophage était tombé entre les mains de
quelqu’un d’autre, s’estimerait-il tenu de se plier aux fantaisies de
cette femme ?
— Mais c’est justement parce qu’il est tombé entre nos mains à
nous que je crois que nous avons un devoir à remplir.
Et, désignant les tessons préhistoriques :
— Vous croyez que ces tessons, qui laissent supposer qu’il y a cinq
mille ans quelque imbécile vivait auprès de la source située au flanc
de cette montagne et mangeait sa soupe dans ces bols, ont un intérêt
scientifique, alors qu’ils n’ont aucun rapport direct avec notre vie à
nous ? Mais vous ne voyez que superstition dans un document très
remarquable, qui nous rend témoins d’une véritable tragédie
individuelle. Il est naturel que les phénomènes sur lesquels bute la
science ordinaire soient accueillis avec un sourire sceptique. Si par
science on entend la science officielle qui rapporte de l’argent, alors
soit, ceci n’est pas de la science, ce n’est qu’un jeu ! Mais mon point
de vue à moi est tout juste à l’inverse : je considère qu’il est de notre
devoir de faire cette expérience, qu’elle aboutisse ou non à un
résultat !
— Vous disiez hier que tout n’était pas clair pour vous dans ce
testament, que vous aviez encore certaines difficultés à résoudre.
— Il n’y a qu’un mot – ou plus exactement une phrase – que je n’ai
pas compris. Tout le reste est traduit. Mais comme ce soir c’est la
pleine lune, et que la position des astres concorde avec les données
du testament, j’ai décidé de ne pas différer l’expérience. Il n’y a
d’ailleurs pas grand risque d’erreur.
» À la fin du testament, il est dit qu’après avoir accompli la
cérémonie du neyreng, c’est-à-dire de l’incantation, on doit jeter le
talisman dans le feu. Non, la phrase est exactement celle-ci :
« Lorsqu’on jettera ce talisman dans le feu, Simouyeh se lèvera. »
Est-ce à dire qu’après l’incantation le feu s’éteindra et qu’il faudra
s’attendre alors à voir la momie se lever ? Le talisman est sans doute
ce papier qui porte des lignes géométriques. C’est lui qu’il faudrait
donc jeter au feu après l’incantation, et alors Simouyeh pourrait
enfin se dresser… Attendez, j’ai la traduction du testament dans ma
poche, je vais vous la lire.
Warner alla s’asseoir dans le fauteuil, tira un papier de sa poche et
se mit à lire :
« Au nom des dieux. Je suis Gourândokht, fille de Vendasp, sœur
et femme principale de Simouyeh, gouverneur de Barm-Delak, Shâh-
Passend et Kâkh-e-Sepid. Notre union a duré dix ans, sans qu’un
enfant naquît de la race de Simouyeh. Sur les conseils des sorcières,
mon époux a choisi une autre femme pour qu’elle lui donne un fils.
Sa résolution pourtant est vaine. Car, selon les médecins, c’est lui qui
est stérile. Mais Simouyeh, poussé par la sensualité, et non pour
obéir aux commandements de notre religion, a pris conseil d’une
sorcière qui lui a donné des drogues, et il s’est épris d’une vile
prostituée. L’engagement solennel que nous avions pris l’un envers
l’autre de ne pas contracter d’autre union ne l’a pas arrêté. Il passe
tout son temps à Kâkh-e-Sepid auprès de Khorshid la prostituée,
s’adonnant au plaisir et à la boisson. Il néglige toutes les affaires de
son gouvernement. Il m’humilie devant Khorshid. Finalement, il a
ordonné les préparatifs de la noce. Quant à moi, je serai fidèle à
notre engagement mutuel ; je veux être enterrée vivante plutôt que
de subir le scandale et l’humiliation. Pour me venger, j’ai recouru aux
services d’une magicienne. Le soir où devaient avoir lieu les noces de
Simouyeh et de Khorshid, j’ai fait boire à mon époux un philtre que
j’avais pris soin de verser dans une coupe de vin, et Simouyeh est
tombé dans un état de mort apparente. La magicienne m’a donné
d’autre part un talisman susceptible de rompre le charme et de
ranimer Simouyeh. Mais je préfère accompagner mon frère-époux au
tombeau afin que dans son sépulcre mon sang lui serve de
nourriture. Je veux qu’il vive de notre sang à tous trois pendant son
long séjour souterrain, afin qu’il endure l’ignominie de son union
avec Khorshid, et qu’il sache que j’ai été fidèle à mon serment ! Le
talisman qui lui rendra la vie se trouve avec ce testament. Ô toi qui lis
ces lignes, sache que Simouyeh n’est pas mort : il n’est qu’en
léthargie. Il a été momifié suivant les instructions de la magicienne,
et par ce talisman il sera ranimé. À la pleine lune, il te faudra placer
entre le sarcophage et ta personne un voile de séparation. Tu
allumeras la cassolette et la placeras dans le mendal [13], tu y verseras
des parfums et tu prononceras à haute voix les mots suivants… »
— Suivent des mots en écriture pâzend. On dirait du syriaque,
mais leur sens m’échappe. De toute façon, dans une cérémonie
magique, il n’est pas nécessaire de comprendre le sens des formules :
il suffit de les lire. Et voici la fin : « Ensuite tu jetteras le talisman
dans le feu, et Simouyeh se lèvera. »
» Je n’ai pas tout à fait compris ce dernier point. Néanmoins, vous
le voyez, nous avons les indications essentielles.
Warner leva les yeux, curieux de l’effet produit sur Freeman. Puis
il plia le testament et le remit dans sa poche. Freeman hocha la tête :
— C’est l’éternelle histoire de la jalousie féminine.
Warner retira ses lunettes pour les essuyer, puis les replaça sur
son nez :
— Outre le drame de la jalousie, ce document nous renseigne sur
plusieurs points. Il nous découvre la vie privée d’un aristocrate
passablement jouisseur, au temps des Sassanides. Il nous apprend le
nom ancien de Barm-Delak et des environs. Il nous confirme qu’à
l’époque, le mariage consanguin était couramment pratiqué, tout au
moins parmi la noblesse et chez les puissants de ce monde. Mais ce
qui est important et que nous ignorions jusqu’alors, c’est la raison de
la présence de plusieurs squelettes dans chaque tombe. Les gens d’ici
disent qu’autrefois, lorsque quelqu’un devenait vraiment trop vieux
et n’était plus bon à rien, les jeunes gens l’emmenaient en grande
pompe hors de la ville, et là l’enterraient vivant, afin qu’il ne fût plus
à charge à personne. Cette coutume se retrouve, avec quelques
variantes, chez certaines peuplades africaines. Jusqu’à présent, je
croyais que nous avions affaire ici à un rituel de ce type. Or ce
document fait apparaître clairement que quand un homme mourait,
ses femmes étaient ensevelies vivantes à ses côtés pour lui tenir
compagnie dans l’autre monde, pratique qui avait cours également
chez d’autres peuples anciens. Enfin, comme nous avons pu le
constater, la bouche de la momie est souillée de quelque chose qui
ressemble à du sang séché. Selon les croyances populaires, quand un
mort prend son linceul entre les dents, un fléau vient décimer la
population de la région. Pour arrêter cette calamité, il faut fouiller
tous les cimetières alentour afin de découvrir qui est ce mort assoiffé
de sang, et lui couper la tête d’un seul coup. Or n’est-il pas écrit dans
le parchemin : « Que notre sang soit la nourriture du mort ? » Je
n’entrerai pas maintenant dans le détail des croyances en question ;
l’important c’est que nous possédions un authentique document
historique. Simouyeh, dans son état de mort apparente, était-il censé
ne s’alimenter que du sang de ses femmes ? Était-ce suffisant pour le
nourrir pendant plusieurs siècles ? Mais peut-être qu’au bout d’un
certain temps, un être plongé dans l’état qui devait être le sien n’a
plus besoin de nourriture ? Je ne suis pas superstitieux, mais dans
mon scepticisme, je ne suis pas non plus fanatique. Je suis seulement
curieux des croyances de ce temps-là. Laissons de côté les
fantasmagories et les superstitions. Sans doute la science moderne se
doit de dégager chaque fait, chaque phénomène, de la gangue de
mensonges flatteurs qui l’entoure, et de les soumettre à une étude
rigoureuse. Toutefois…
À cet instant, Gorst fit irruption en sifflotant un air de valse, un
grand chien brun sur ses talons. Il jeta son chapeau sur la table,
appela Ghâssem et lui demanda d’apporter à boire.
Warner s’était interrompu net. Après avoir jeté un coup d’œil à
Freeman, il dit à Gorst :
— Nous étions en train de parler de vous.
— En bien, j’espère !
— Je dois vous tirer les oreilles.
— N’écoutez pas Freeman. Il est jaloux comme un tigre. Je suis
venu vous annoncer une bonne nouvelle : ce soir vous êtes tous les
deux mes invités.
Il caressa la tête d’Inga, le grand chien brun. Warner bourra sa
pipe, l’alluma et se mit à fumer paisiblement. Ghâssem apporta trois
verres de sirop glacé et les posa devant eux. Gorst but une gorgée et
reprit :
— Ce soir, je vous invite tous les deux à Barm-Delak. Il y aura
aussi trois dames. Je veux que nous passions une soirée digne des
Mille et une Nuits. Ne sommes-nous pas en Orient ? Jusqu’à présent,
des merveilles de l’Orient, nous ne connaissons que le soleil qui nous
tape sur le crâne et la poussière qui nous pique les yeux. Vraiment,
j’en viens à croire que nous sommes depuis si longtemps parmi les
ossements et les vieilleries en miettes que nous en avons perdu le
sens de la vie. Professeur, vous avez choisi là une drôle d’existence.
Vous passez vos journées à étudier dans une baraque suffocante. La
nuit vous ne dormez pas. Vous vous levez pour un oui pour un non,
vous parlez tout seul. Vous ne vous accordez aucune promenade,
aucune distraction : un vrai rat de bibliothèque ! Croyez-moi, à ce
train-là, on vieillit vite…
— Je vous remercie de vos bons conseils. Mais je regrette de ne
pouvoir accepter votre invitation. Et si vous voulez bien m’écouter, je
vous demanderai de rester avec moi ce soir et de m’aider un peu. Car
j’ai l’intention d’exécuter les prescriptions du testament de
Gourândokht. Ce soir, c’est la pleine lune. Notre mission se termine
dans un mois, et nous devons préparer notre rapport. Nous aurons
bien le temps ensuite de nous distraire.
Gorst ricana :
— Le testament de cette vieille farceuse qui se moque de nous
tous ? Vous plaisantez. Je ne pensais pas que ça irait jusque-là.
Sérieusement, vous avez décidé de ressusciter le vieux singe ? Vous
trouvez qu’il n’y a pas assez de monde sur cette terre ? Dans ce cas-là,
adressons-nous tout de suite à la Société de spiritisme de New York !
Tous trois éclatèrent de rire. Mais Gorst continuait :
— Voilà cinq mois que nous peinons comme des bêtes dans ce
désert. Je croyais qu’après la découverte du sarcophage, nous avions
le droit de nous distraire un peu. J’ai eu tort de penser à vous. Je suis
allé en voiture jusqu’à Chiraz, j’ai ramené trois femmes et deux
musiciens – tous ont d’ailleurs beaucoup insisté pour
m’accompagner. Chose curieuse en effet, on parle un peu partout de
la découverte du sarcophage, et ces femmes s’imaginent que nous
avons trouvé un trésor fabuleux ! Toujours est-il que pour l’instant,
ils sont à Barm-Delak. Ils ont planté une tente et vont y passer la
nuit. Il n’y aura personne d’autre. Nous serons entre nous. Est-ce
qu’il reste encore de ces bouteilles de whisky ? Pour la nourriture,
tout est prévu. J’ai envoyé Ghâssem préparer ce qu’il faut.
Warner avait pris un air sévère :
— Je m’oppose à ce que la voiture de la mission serve à des
distractions de cet ordre. Nous portons une lourde responsabilité, ne
l’oublions pas. Nos faits et gestes sont passés au crible. Dans ces
petits pays, on ne peut pas lever le petit doigt sans que tout le monde
le sache. Il ne faudra pas deux jours pour que Ghâssem ou n’importe
lequel des ouvriers aille raconter toutes sortes de bobards sur notre
compte. Pas de scandale ! Et surtout que ce genre de plaisanterie ne
se reproduise pas, je vous le conseille.
— Calmez-vous, personne ne nous a vus : je les ai retrouvés en
dehors de la ville. Et puis nous aurons de la vraie musique orientale.
Les musiciens sont juifs et ne jouent que des instruments locaux. Qui
sait ? peut-être ceux-là mêmes dont on jouait jadis quand ce désert
était habité et que Simouyeh y vivait sur son domaine ? Bien sûr, le
vieux singe, lui, pouvait avoir trois femmes, tandis que nous, nous
n’en aurons qu’une chacun ! Allons, croyez-moi, il faut bien se laisser
vivre un peu ! Mais je vous préviens, la plus jeune, Khorshid, je me la
réserve.
— Khorshid ? répéta Warner, soudain pensif.
— Oui, Khorshid, poursuivit Gorst, une grande fille mince, avec
une figure ronde, des yeux noirs et comme une coquetterie dans
l’œil. Une vraie beauté orientale. Savez-vous que c’est elle qui a fait
les premiers pas ? Elle m’a écrit.
Et se tournant vers Freeman :
— Tu te souviens, dimanche, de cette femme qui me faisait de l’œil
à Barm-Delak ?
— Quelle curieuse coïncidence, remarqua Warner, la dernière
femme de Simouyeh s’appelait aussi Khorshid.
— Je pensais, reprit Gorst, que vous plaisantiez, mais je vois
maintenant que ces fariboles vous occupent singulièrement l’esprit.
Croyez-vous vraiment que la momie va ressusciter et se mettre à
nous raconter sa vie dans l’autre monde ? Ça ferait un drôle de
roman ! Votre bonhomme serait rudement en avance sur le jour du
Jugement ! Commençons donc par lui retirer ses bijoux, ce sera plus
prudent. Vous pourrez ensuite tenter l’expérience et voir si votre
mort se réveille.
— Il ne faut pas toucher à la momie, dit Warner d’un ton sérieux.
— Désarmons-le au moins, enlevons-lui sa rapière. En
ressuscitant, il serait bien capable de nous massacrer tous avant de
filer avec les bijoux.
Warner rajusta ses lunettes :
— Vous avez raison de vous moquer de moi. C’est vrai que c’est
une histoire étrange, incroyable. Moi-même, je n’ai aucune certitude.
La léthargie est un état tout à fait mystérieux. Nous ne savons rien
des pratiques de magie dans l’Antiquité. Avez-vous bien regardé les
yeux de cette momie ? Ils brillent, ils sont vivants, ils voient. On y lit
le désir, la haine, peut-être aussi la honte. On dirait que cet homme
tient toujours à la vie. Je n’osais le dire, mais il y a encore comme
une étincelle au fond de ses yeux. S’il ne ressuscite pas, comme je le
disais à Freeman, nous ne perdrons rien. Mais imaginez qu’il
ressuscite, ou seulement qu’il bouge, songez-y… Quel événement !
— Hypothèse absurde ! Après tant d’années, et à supposer que
votre mort ait été momifié grâce à un traitement approprié qui ait
laissé ses organes intacts (encore tout cela est-il pure supposition,
car dans ce cas il serait possible aussi de ranimer les mammouths qui
ont pu se conserver en parfait état dans les glaces de Sibérie…), je
voudrais bien savoir si, après tant d’années, une momie, selon vous,
peut revivre.
— Je suis encore plus sceptique que vous, répondit Warner. Mais
la léthargie est un phénomène qu’on peut observer de temps à autre
de nos jours. Certains yogis de l’Inde ont le pouvoir de revenir parmi
les vivants après avoir été enterrés pendant un laps de temps qui
peut varier d’une semaine à plusieurs mois. Le cas a été observé à
plusieurs reprises. C’est d’ailleurs un phénomène qu’on rencontre
aussi dans la nature. Les animaux qui hibernent ne sont-ils pas d’une
certaine façon en état de léthargie ? Simouyeh a été plongé dans ce
même état sous l’effet d’un charme ou de forces inconnues, puis
momifié par des procédés que nous ignorons. Les organes de son
corps n’ont pu être ni usés ni endommagés par la maladie ou la
vieillesse ; son potentiel de vie est intact. Si nous essayons de voir
plus loin que la science telle qu’on l’enseigne communément dans les
écoles, plus loin que les croyances religieuses et les superstitions,
nous nous rendons compte que, dans la vie, tout est miracle. Notre
existence, la vôtre, la mienne, nous qui sommes là à converser… c’est
un miracle ! Que mes cheveux ne tombent pas tout à coup, c’est un
miracle. Que mon verre et son contenu ne se volatilisent pas dans ma
main, c’est un miracle. Ce sont des miracles si banals, si habituels
qu’ils nous semblent aller de soi. Mais qu’un autre phénomène
naturel se produise auquel nous ne sommes pas habitués, nous
crions aussitôt au prodige. Si un savant moderne réussissait dans son
laboratoire à maintenir pendant quelque temps un être vivant en état
de léthargie et à provoquer cet état à volonté, et si ensuite, pour
prouver ce qu’il avance, il écrivait un livre plein de formules
mathématiques et de références aux lois de la physique et de la
chimie, tout le monde le croirait. C’est qu’aujourd’hui l’homme, par
orgueil, a perdu sa foi dans la nature ; fort de ses découvertes et des
inventions, il se croit omniscient et prétend connaître tous les secrets
de l’univers. Alors qu’il est plus que jamais incapable de pénétrer
l’essence de quoi que ce soit. Idolâtrant ses propres connaissances, il
en fait la mesure de toutes choses et voudrait que les phénomènes
naturels obéissent à ses formules. Autrefois l’homme était plus
simple, plus humble, il croyait davantage aux miracles : aussi les
miracles avaient-ils plus de chance de se produire. Je veux dire
simplement qu’étant plus proche de la nature et de ses lois, l’homme
était davantage en mesure d’en utiliser les forces occultes. Ne croyez
pas que je sois hostile aux sciences exactes. Je suis convaincu au
contraire que tout événement, si étrange soit-il, n’est jamais qu’un
fait naturel, matériel, commandé par des lois que la science n’a pas
forcément découvertes. Il est même impensable qu’il en soit
autrement.
Gorst semblait maintenant intéressé :
— Je n’ai rien contre vos suppositions. Je veux bien admettre que
ce prodige inouï n’est pas impossible. Mais si, comme il est probable,
notre expérience échoue, de quoi aurons-nous l’air devant le
chauffeur et les ouvriers ? Nous serons la risée de tout le pays.
— J’ai fait le nécessaire. J’ai donné congé au chauffeur ; demain
c’est dimanche, nous pourrons nous passer de lui. Si je me suis
opposé à ce que vous sortiez, c’est que j’avais besoin de votre aide. En
effet, selon les instructions du manuscrit, le sarcophage doit être
placé dans une pièce à l’écart : il y est. Il faudra simplement un
rideau pour séparer les deux pièces. Vous n’aurez qu’un petit coup de
main à me donner, et ensuite libre à vous de courir à vos amours.
Cela dit, si vous y tenez, vous pourrez tout aussi bien vous installer
tranquillement ici, au fond de la salle, et surveiller les opérations.
— Il reste, reprit Gorst, que ce genre de cérémonie devait
s’accomplir selon des rites particuliers qui aujourd’hui sont tombés
dans l’oubli.
— Je me suis documenté autant que j’ai pu. Ce dont je suis sûr,
c’est qu’il faut lire les formules d’exorcisme en se tenant au milieu
d’un cercle tracé sur le sol. Ce cercle constitue un rempart contre les
forces qui maintiennent le charme. Il doit être tracé avec du charbon,
et l’exorciste doit être animé d’une ferme volonté et d’une foi sans
faille. Il faut lire les formules à haute voix, car dans la magie,
l’énergie de la parole et la confiance en soi ont une importance
primordiale. De même les vapeurs aromatiques sont là pour favoriser
la manifestation des forces occultes, qui ne peuvent se déployer que
si l’atmosphère est vraiment appropriée. À cet égard, n’ayez aucune
crainte !
— Bon, dans ce cas, je reste. Je ne pensais pas que c’était vraiment
sérieux.

Après le dîner, Warner et ses compagnons traînèrent à grand-


peine le sarcophage devant la porte de la chambre à coucher. Warner
alluma la lampe à huile qui se trouvait devant la momie et au fond de
laquelle était déposée une substance noirâtre. Il prit également dans
le sarcophage le brûle-parfum de bronze, qu’il installa dans la grande
salle. On tira le rideau devant la porte et on rabattit le tapis. Freeman
alluma le charbon de bois dans le brûle-parfum, et Warner jeta sur
les braises une poignée d’encens, de rue sauvage et de santal. Une
fumée épaisse et odorante se répandit dans l’air. Warner traça alors
autour de lui un cercle sur le sol à l’aide d’un morceau de charbon.
Enfin il tira le parchemin de sa poche et, debout devant le brûle-
parfum, commença à lire à haute voix les formules magiques.
Freeman et Gorst, assis au fond de la salle, contemplaient la scène en
silence. Inga somnolait à leurs pieds. Warner articulait lentement, en
les détachant bien, les mots bizarres dont il ignorait lui-même le
sens. Tandis qu’il lisait, le parchemin couvert de lignes géométriques
qu’il avait tiré de sa poche avec l’autre lui glissa des mains, tomba
dans le brûle-parfum et s’y consuma sans que Warner y prît garde.
Mais au milieu de la fumée et des vapeurs aromatiques, une étrange
excitation s’empara de lui. Il avait le vertige ; son corps était agité de
tremblements, dus à l’appréhension autant qu’à la tension nerveuse.
Sa voix s’enrouait, sa vue se troublait.
Soudain, Inga, qui semblait dormir paisiblement, se dressa, fit un
bond vers la porte et se mit à hurler. Pour l’empêcher de troubler la
cérémonie, Gorst le saisit au collier, le traîna sous la table et le força
à se coucher. Mais le chien continuait à s’agiter, visiblement
impatient de bondir au-dehors. Au même moment, après avoir
prononcé encore quelques mots mystérieux d’une voix tremblante,
sans doute étourdi par la fumée ou épuisé par trop de tension,
Warner s’affaissa, en proie à une crise nerveuse. Gorst et Freeman le
transportèrent sur le canapé.

Dans la chambre voisine, à la lueur de la lampe à huile qui brûlait


en répandant son étrange parfum, à l’instant précis où le talisman
avait touché le feu, le corps de Simouyeh avait été parcouru d’un
frisson. Soudain la momie éternua, leva doucement la tête, puis se
dressant d’un mouvement raide, enjamba le rebord du sarcophage ;
elle se dirigea aussitôt vers la fenêtre que Warner avait oublié de
verrouiller, et l’ayant ouverte, elle sortit. Bientôt après, on aurait pu
voir cette haute silhouette noire et sèche s’éloigner à pas réguliers en
direction du village de Dast-e-Khezr.
Un vent léger s’était levé. Pareil à un lourd couvercle, le ciel brillait
d’un éclat livide ; la lune, qui semblait plus bas sur l’horizon,
répandait sur les collines une clarté aveuglante qui donnait au
paysage une pâleur de mort. On eût dit un tableau d’un autre monde.
À droite, le portail persépolitain en pierre noire était le seul
monument des anciens temps qui subsistât encore. Le reste n’était
que tranchées et excavations diverses, au bord desquelles s’entassait
la terre déblayée. L’ombre de Simouyeh, immense, s’allongeait
derrière lui sur le sol.

C’est à cet instant que de la maison s’éleva le hurlement du chien.


Mais Simouyeh, comme mû par une force invisible, marchait sans y
prêter attention, à grands pas mécaniques. Son regard immobile,
bizarrement étincelant, était rivé au sol, comme si l’éclat de la lune
lui blessait les yeux. Il ne semblait pas s’être rendu compte que les
choses avaient changé. Ses pensées flottaient encore dans les vapeurs
euphoriques du vin, ce vin de pourpre ardente qu’il avait reçu des
mains de Khorshid, et qui l’avait terrassé.
On voyait scintiller au loin les pauvres lumières du village de
Barm-Delak. Simouyeh, sous l’effet de l’ivresse, restait plongé encore
dans le souvenir des derniers instants de sa vie antérieure. Il y
revivait en esprit une existence fantastique et confuse, d’une
intensité brûlante. Il se croyait encore dans son domaine et toutes
ses pensées étaient tournées vers Khorshid. Des souvenirs brouillés
de sa première rencontre avec elle s’animaient dans son cerveau,
comme s’il ne vivait que par ces souvenirs et pour cet amour.
Ce jour-là, il était allé chasser dans la steppe avec quelques-uns de
ses serviteurs. Accablé de fatigue, épuisé par la soif, il avait cherché
refuge sous une tente de nomade. Soudain devant la tente était
apparue une jeune fille. Elle avait de grands yeux, auxquels un léger
strabisme donnait un charme particulier. La rondeur de ses seins se
dessinait sous les plis de sa robe rouge. Un ample pantalon lui
descendait jusqu’aux chevilles et des pièces d’or accrochées à un
ruban ornaient son front. Ayant tiré du puits une outre remplie de
petit lait glacé, elle la lui avait tendue avec un sourire charmant. En
la lui rendant, Simouyeh avait saisi la main de la jeune fille et l’avait
serrée. Khorshid avait retiré sa main d’un mouvement preste et
gracieux. De nouveau elle avait souri en découvrant ses dents, des
dents saines et blanches, et elle avait dit :
— Toi aussi, ton cœur a vacillé ?
Elle ne savait pas qu’elle avait en face d’elle le gouverneur de la
province. Cette simple phrase le bouleversa. La magicienne ne lui
avait-elle pas prescrit d’avoir commerce avec des jeunes filles vierges,
afin de garder ses forces viriles et sa jeunesse ? Mais aucune des filles
de notables qu’on lui avait présentées ne lui avait plu.
Cette unique rencontre avait suffi à rendre Simouyeh
passionnément amoureux. Malgré le serment qu’il avait fait à sa
première femme, la jeune nomade fut dès lors l’objet de toutes ses
pensées. À plusieurs reprises, il lui fit parvenir des présents. Et
finalement, malgré les calomnies et les mensonges que la jalouse
Gourândokht répandait sur le compte de Khorshid, malgré les
menaces de mort qu’elle avait adressées à son époux parjure,
Simouyeh fit officiellement sa demande en mariage et ordonna les
préparatifs de noces magnifiques.
Le jour de la noce venu, vers le soir, Simouyeh avait pris le chemin
de Barm-Delak. Les invités s’étaient déjà rassemblés autour du grand
feu, poussant des cris de joie, battant des mains, buvant et dansant.
Les flammes jetaient une lueur grimaçante sur les visages
empourprés par l’ivresse. Se frayant un passage à travers la foule,
Simouyeh, selon la coutume, errait à la recherche de Khorshid. Il la
découvrit enfin, près d’un groupe entourant des musiciens et des
chanteurs, assise à l’écart sur une souche. Elle portait une robe
brodée ornée de pierreries. Dissimulé derrière les arbres, il l’appela
par trois fois. Saisissant d’un geste gracieux une coupe de vin sur un
plateau, elle s’avança vers lui et la lui tendit. Simouyeh l’enlaça par la
taille et l’entraîna doucement sous les cyprès. S’appuyant contre un
tronc d’arbre, il attira à lui le corps svelte et chaud de la jeune fille et
le pressa sur sa large poitrine. Elle fermait les yeux. Il vida d’un trait
la coupe de vin et la jeta au loin, puis il se pencha vers les lèvres
entrouvertes de Khorshid ; mais celle-ci détourna la tête, et c’est son
cou qu’il effleura. Soudain, l’ardeur du vin se répandant dans ses
veines, il fut pris de malaise ; ses jambes tremblaient, un frisson
glacé parcourut ses membres et gagna son cœur. Puis il n’eut plus
conscience de rien.
Il lui semblait maintenant s’éveiller de son ivresse, l’esprit
embrumé encore des effets de ce vin. Ses pensées flottaient dans une
sorte de vapeur grisante, tout son être bouillonnait d’un amour
ardent, insensé. Il avait soif de Khorshid. Il avait besoin de son corps
tiède, de ses yeux enjôleurs, de sa taille souple. Il avait besoin de
lumière, d’air pur, de musique, comme si l’heure eût été encore celle
de ses noces. L’écho lointain et affaibli des instruments résonnait
toujours à ses oreilles. Il revoyait comme dans un brouillard la foule
animée des convives, les visages, les danses devant le feu. Puis les
silhouettes s’estompaient et une autre scène s’offrait à lui : il
cherchait Khorshid, il avait son image devant les yeux…
Et le spectre habité d’images voluptueuses poursuivait son
chemin, la tête droite et la nuque raide, de son pas sec et régulier. Il
avait dépassé le village de Dast-e-Khezr et se dirigeait à présent vers
Barm-Delak. Son ombre, démesurée, s’allongeait derrière lui sur le
sol…
Les trois femmes avec qui Gorst avait pris rendez-vous s’étaient
installées auprès de leurs compagnons sous les arbres, au bord de
l’eau. Elles avaient disposé sur un tapis les boissons et les amuse-
gueule que Ghâssem était allé leur chercher, et elles commençaient à
être grises. Khorshid était assise sur une souche. Une autre, allongée,
chantonnait à mi-voix. La troisième bavardait avec les musiciens et
regardait continuellement sa montre-bracelet d’un air inquiet.
Finalement elle se retourna vers Khorshid :
— Ils ne viendront plus. On n’a qu’à dîner sans eux !
— Il n’est pas tellement tard.
— Et c’est ces gens-là, ces étrangers, qui prétendent nous
apprendre l’exactitude !
— « Gors » va sûrement venir, lui, dit Khorshid. C’est un homme
de parole.
— Quoi ? Ces étrangers miteux qui passent leur temps à déterrer
de la vaisselle cassée… C’est pas des hommes, tiens !
— Allons, tu ne sais pas ce que tu dis. Figure-toi que la semaine
dernière, avec Mohtaram, elle a voulu qu’on s’arrête en chemin pour
les regarder faire ; ils ont trente ou quarante ouvriers qui travaillent
pour eux. « Gors » était là, debout au soleil, avec ses cheveux dorés,
un véritable amour ! J’en ai été toute tourneboulée. Il va venir, tu vas
voir que je ne te raconte pas d’histoires. Quand il nous a vues, il s’est
retourné et il m’a souri. Tu sais, je lui ai fait passer un mot par
Ghâssem leur domestique. Ça fait déjà quatre fois qu’on se voit. Pas
une fois il n’a manqué au rendez-vous.
— Bon, ça va. On n’est pas venu ici pour leurs beaux yeux. Ce qui
m’intéresse, c’est de savoir si oui ou non ils ont du fric !
— Ben, tu as entendu ce que j’ai dit. Tu n’imagines pas ce qu’ils
ont pu ramasser comme or et comme bijoux ! Ils ont trouvé une
tombe pleine de diamants et de pierres précieuses : il y en avait sept
énormes jarres, avec un dragon couché dessus. Si tu ne me crois pas,
t’as qu’à demander à Ghâssem !
— Allons donc, si j’avais su qu’ils ne viendraient pas, j’aurais pris
un autre rendez-vous.
— Peuh, et avec qui donc ? Ton Djavâd ? Il n’existe pas à côté de
« Gors ».
— Tu nous embêtes avec ton « Gors »… Et les deux autres,
comment sont-ils ?
— Pas mal non plus, mais je n’en ai vraiment vu qu’un…
La femme qui fredonnait à mi-voix, allongée sur le tapis, se mêla à
la conversation :
— Vous en faites des histoires ! S’ils viennent, tant mieux ; s’ils ne
viennent pas, tant pis.
Et se tournant vers les musiciens :
— Mon petit Rahim, sois gentil, joue-nous un joli morceau.
Rahim, docilement, pencha son visage rougeaud sur son
tympanon et se mit à jouer. Son compagnon, un courtaud à la figure
grêlée, saisit son tambourin et entonna une vieille chanson locale :

Là-haut, tout là-haut, je plane, ô ma bien-aimée !


Mon regard partout se pose, ô ma bien-aimée !
Encore une nuit, je t’en prie, ô ma bien-aimée :
Dès demain je cesserai de t’ennuyer, ô mon adorée !
Ce que je ferais pour toi, tu n’en as pas idée.
Auprès de mon amie, vite j’accours, ô ma bien-aimée !
C’est le chant de la flûte, celui d’un cœur amoureux.
Ma douce amie, ma tendre amie, ma bien-aimée,
Au bord de tes lèvres, laisse-moi m’arrêter !

Les femmes riaient et trinquaient joyeusement. Khorshid leva son


verre et le vida à la santé de « Gors ».

Soudain, derrière les arbres, se dressa la haute silhouette sombre


de Simouyeh, enveloppé dans son manteau broché d’or. Comme si la
lumière de la lampe lui blessait les yeux, il restait dans l’ombre des
arbres, la tête baissée. Une voix étouffée appela :
— Khorshid ! Khorshid !
La jeune femme crut reconnaître la voix de Gorst ; elle emplit un
verre de vin et, le tenant dans la main, elle se dirigea vers l’endroit
d’où venait l’appel. Elle pensait que Gorst s’était caché pour
plaisanter. Dès qu’elle se fut approchée, des doigts osseux saisirent le
verre, un bras ferme enlaça sa taille. Elle ne vit d’abord que le grand
collier de pierreries et y porta aussitôt la main. Mais lorsque
Simouyeh, d’un geste raide, leva le verre à sa bouche et le vida d’un
trait, le visage effrayant du spectre lui apparut. D’horreur elle ferma
les yeux et se mordit les lèvres jusqu’au sang ; puis elle poussa un
long hurlement.
D’un mouvement rapide et inattendu, Simouyeh avait collé sa
bouche au cou de Khorshid comme s’il voulait boire son sang.
Soudain (était-ce l’effet du vin ou des cris ?) la lourde ivresse qui
l’aveuglait se dissipa. Le voile se levait enfin ; tout à coup il fut
conscient de la situation. C’était à vrai dire l’expression de cette
femme qui l’avait dégrisé : celle-là même qu’il avait lue jadis sur le
visage de l’autre Khorshid. Dans un éclair, il avait compris qu’elle
aussi ne s’était abandonnée à lui que sous l’empire de la crainte. Et
cette main crispée sur le collier ! C’était donc pour le collier ! Voilà
quel était l’attachement de celle qu’il avait tant aimée dans sa vie
antérieure ! Il n’avait donc vécu jusqu’à ce jour que pour une
chimère. Il n’avait attendu tant d’années dans la tombe qu’un amour
imaginaire !
Il lâcha brusquement Khorshid, et comme si la force invisible qui
jusque-là l’avait soutenu venait soudain de le trahir, il s’effondra
lourdement. Khorshid avait l’impression qu’elle s’éveillait d’un
cauchemar atroce ; elle poussa un grand cri et s’évanouit.
Au même instant, Warner arrivait avec Freeman et Gorst, Inga sur
leurs talons. Lorsqu’ils voulurent relever Simouyeh, son corps s’était
déjà désagrégé : ils n’avaient plus entre les mains qu’une poignée de
cendre. Une large tache de vin s’étalait sur la robe d’apparat.
Ils ramassèrent les bijoux, les vêtements, l’épée, et s’en
retournèrent. Le professeur Warner passa le reste de la nuit à classer
et à répertorier ces vestiges.
LA QUÊTE D’ABSOLUTION

Le vent brûlant qui soufflait projetait un mélange de poussière et


de sable surchauffé aux visages des voyageurs [14]. Tout semblait
fondre sous le soleil ardent. Seul vibrait dans l’air le tintement
monotone des cloches de cuivre et de fer qui réglait le pas des
chameaux. Le cou des bêtes oscillait. À leurs gueules renfrognées et à
leurs lèvres pendantes, on voyait qu’elles étaient mécontentes de leur
sort.
La caravane cheminait lentement, soulevant un nuage de
poussière le long de la route poudrée de gris. Le paysage était celui
d’un désert grisâtre, sans eau ni végétation, où le sable à perte de vue
ondulait en légères vagues qui s’amoncelaient par endroits en petits
tas de part et d’autre de la route. On parcourait des kilomètres sans
qu’un seul palmier vînt changer la vue. Aux rares endroits où un peu
d’eau croupie dormait dans un fossé, des familles s’étaient installées.
L’air brûlait au point qu’on n’osait même plus respirer, tout comme
si l’on eût été dans le couloir même de l’enfer.
Il y avait à présent trente-six jours que la caravane était en route.
Les bouches étaient desséchées, les corps endoloris, les poches vides.
L’argent des voyageurs s’était évaporé comme neige au soleil
d’Arabie. Et puis le chef des muletiers avait enfin gravi la Colline du
Salut, ce qui lui avait valu les gratifications des pèlerins [15], et les
minarets d’or étaient apparus, cependant que chacun se répandait en
bénédictions, invoquant le nom du Prophète et de ses descendants.
Alors seulement, il sembla qu’une vie nouvelle soufflât sur les corps
meurtris.
Galine Khânoum et Aziz Aghâ, sous leur mince voile poussiéreux
couleur de crème, avaient été cahotées dans un cacolet depuis
Ghazvine. À ces deux femmes, chaque jour avait semblé une année.
Aziz Aghâ était fourbue et endolorie, mais elle se disait : « C’est très
bien ainsi, car je souffre pour un pèlerinage. »
Un Arabe nu-pieds, le visage noir et impudent orné d’un bouc, une
grosse chaîne à la main, frappait les jarrets ensanglantés d’un mulet.
Il se retournait de temps en temps pour reluquer l’un après l’autre le
visage des femmes. Leur homme, Mashdi Ramezân Ali, était assis
avec Hosseyn Aghâ, le beau-fils d’Aziz Aghâ, dans un autre cacolet, et
comptait avec soin son argent. Galine Khânoum, très pâle, écarta le
rideau qui séparait les deux places assises. Elle secoua la tête,
s’adressant à Aziz Aghâ :
— Quand j’ai vu de loin le minaret, mon âme a été soulagée.
Pauvre Shâbâdji, ce n’était pas son destin d’être là !…
Aziz Aghâ s’éventait de sa main tatouée :
— Que Dieu veuille l’absoudre, répondit-elle. On a beau dire,
c’était une bienfaitrice. Mais comment donc s’est-elle retrouvée
paralysée ?
— Elle s’était disputée avec son mari, et ils en étaient arrivés au
divorce. Un jour, elle avait mangé des condiments d’oignons, et le
mal était venu de là : au matin, la moitié de son corps était paralysée.
On eut beau lui donner tous les soins, rien n’y fit. Voilà pourquoi
j’avais décidé de l’emmener en pèlerinage, pensant que l’Imâm
pouvait la guérir.
— Sans doute les secousses de la route lui auront été fatales.
— Maintenant son âme s’est envolée au paradis. Vous savez bien
qu’un pèlerin, dès qu’il fait le vœu de partir, est absous, même s’il
meurt en chemin.
— Mon corps tremble chaque fois que je vois ces cercueils [16]. Il ne
me reste plus qu’à prendre place dans l’enceinte sacrée, près du
catafalque du Saint, faire ma confession, puis acheter un linceul et
mourir.
— La nuit dernière, j’ai rêvé de Shâbâdji. Que Dieu vous garde,
vous y étiez aussi. Nous nous promenions dans un grand jardin de
verdure. Un descendant du Prophète, revêtu d’un châle vert, d’un
surtout vert, d’un turban vert, d’un cafetan vert, de sandales vertes,
s’approcha et dit : « Vous êtes les bienvenues, vous apportez la grâce
avec vous. » Puis désignant du doigt un grand bâtiment vert il
ajouta : « Allez vous reposer. » C’est à cet instant que je me suis
réveillée.
— Que son bonheur n’ait pas de fin !
La caravane avançait à présent à grand bruit. En avant, un homme
chantait :

Que celui qui aspire à Kerbela s’avance


Que celui qui veut nous accompagner s’avance.

Un autre répondit :

Heureux celui qui aspire à Kerbela


Heureux celui qui veut nous accompagner.

Le premier chanta à nouveau :

C’est à Kerbela que l’on retrouve ses sens


On y entend encore la plainte de Zeynab [17].

Le second reprit :

C’est à Kerbela, amis, que Dieu vous destine


Que je sois sacrifié à la place de Hosseyn !

Le premier chanteur, brandissant son étendard, hurlait :

Coupée soit la langue qui ne répète ces mots :


Béni soit l’Ami de Dieu, le dernier des Prophètes !
Bénis soient les onze fils d’Ali, gendre du Prophète !
Bénédiction sur chacun d’eux :
Leurs figures sont belles comme la lune !

Et à chaque vers, les pèlerins ne manquaient pas d’envoyer en


chœur leurs bénédictions sur le Prophète et sur ses descendants.
On vit bientôt apparaître un imposant dôme doré, encadré de
beaux minarets, et en symétrie, une autre coupole, bleue celle-là, qui
tranchait comme la pièce neuve d’un vêtement abusivement
raccommodé sur le fond des maisons de torchis. Le soleil allait se
coucher quand la caravane s’engagea dans une avenue bordée de
murs en ruine et de petites boutiques. Il y avait là un grand
rassemblement de toutes sortes de gens : des Arabes coiffés du fez
arboraient des mines où l’idiotie le disputait à la roublardise ; plus
loin, de louches individus aux allures d’escrocs, la tête enturbannée,
la barbe et les ongles passés au henné, le crâne rasé, égrenaient des
chapelets et se promenaient en sandales, vêtus en tout et pour tout
de caleçons longs et de surtouts. Certains parlaient persan, d’autres
jacassaient en turc, d’autres encore lançaient des mots en arabe qui
roulaient dans l’air après leur être sortis du fond de la gorge et jusque
des entrailles. Des femmes arabes, le visage malpropre et tatoué, les
yeux brûlés, offraient aux regards les anneaux qu’elles s’étaient
passés dans les narines. L’une d’elles enfonçait à demi sa mamelle
noire dans la bouche d’un enfant sale qu’elle tenait dans ses bras.
Tout ce monde essayait par différents moyens de s’attirer
l’attention d’éventuels clients : l’un récitait des élégies, un autre se
frappait la poitrine en signe de mortification, un troisième vendait
des sceaux à prières, des chapelets et des linceuls bénits, un
quatrième se prétendait exorciste, un cinquième écrivait des prières,
d’autres s’offraient à louer leur maison. Des Juifs aux longs cafetans
se proposaient déjà pour acheter l’or et les bijoux des voyageurs.
Devant une maison de thé, un Arabe se fourrait un doigt dans le nez,
l’autre main fort occupée à extraire la crasse qui s’était agglutinée
entre ses orteils : sa figure était couverte de mouches et les poux
couraient en liberté dans sa chevelure.
Quand la caravane s’arrêta, Mashdi Ramezân Ali et Hosseyn Aghâ
se précipitèrent pour aider Galine Khânoum et Aziz Aghâ à
descendre du cacolet. La foule se ruait déjà sur les voyageurs. C’était
à qui réussirait à s’emparer de leurs bagages, de façon à mieux être
en mesure de leur proposer l’hospitalité. Dans la cohue, Aziz Aghâ
avait disparu. On eut beau la chercher, demander aux gens, ce fut en
vain.
Galine Khânoum, Hosseyn Aghâ et Mashdi Ramezân Ali se
résolurent finalement à louer une chambre en torchis, parfaitement
sale, à sept roupies la nuit. Puis ils reprirent leurs recherches,
anxieux de retrouver la disparue. Ils parcoururent toute la ville,
interrogèrent, un à un, le gardien des chaussures, les récitants des
actes de pèlerinage, en donnant à chaque fois le nom et le
signalement d’Aziz Aghâ. Aucune trace d’elle. Il commençait à se
faire tard et l’enceinte sacrée s’était un peu vidée. Pour la neuvième
fois, Galine Khânoum entra dans le sanctuaire : c’est alors qu’elle
aperçut un groupe de femmes et de mollahs entourant une silhouette
féminine.
Celle-ci, agrippée au cadenas du catafalque, l’embrassait et
hurlait :
— Oh ! Imâm Hosseyn, mon adoré, entends ma plainte. Sur la
pente du tombeau, le jour des cinquante mille ans [18], lorsque tous
les yeux glisseront sur les crânes, que deviendrai-je ? Entends ma
détresse. Pénitence ! Pénitence ! Je me repens ! Pardonne-moi !
On avait beau lui demander ce qui s’était passé, elle ne répondait
pas. Finalement comme on insistait, elle dit :
— J’ai commis un acte… et je crains que le Prince des Martyrs ne
me pardonne pas.
Elle répétait cette phrase, et un torrent de larmes coulait de ses
yeux. Galine Khânoum avait reconnu la voix d’Aziz Aghâ. Elle
s’avança, la prit par la main, l’entraîna dans la cour et, avec l’aide de
Hosseyn Aghâ, la ramena à la maison. On fit alors cercle autour
d’elle, et lorsqu’elle eut bu deux thés bien sucrés et qu’on lui eut
préparé un narguilé, elle promit que si Hosseyn Aghâ sortait de la
pièce, elle raconterait son aventure. Dès que le jeune homme fut
sorti, elle prit le narguilé et commença ainsi :
— Galine Khânoum, ma chérie, tu sais qu’après mon arrivée dans
la demeure de Guedâ Ali – que Dieu veuille l’absoudre ! – nous avons
vécu lui et moi trois années d’un tel bonheur qu’une voisine n’hésitait
pas à donner la conduite de mon mari en exemple au sien. Guedâ Ali
me mettait au-dessus de tout et m’adorait. Mais pendant ce temps-là,
quelque mal que j’aie pu me donner, je n’arrivais pas à être enceinte.
Pourtant mon mari, avec une grande insistance, clamait partout qu’il
voulait absolument un enfant. Chaque soir il s’asseyait près de moi et
répétait : « Que faire devant un tel malheur ? Mon foyer est éteint ! »
J’eus beau me soigner, prendre des médecines, acheter des prières :
toujours pas d’enfant. Un soir Guedâ Ali se mit à sangloter devant
moi et dit : « Si tu y consens, je prendrai une épouse temporaire qui
fera le ménage à la maison, puis quand j’aurai d’elle un enfant, je la
répudierai, et toi tu élèveras le petit comme ton fils. » Je fus trompée
par ses paroles – que Dieu veuille l’absoudre ! – et je répondis :
« Quel mal y a-t-il à cela ? Je me chargerai moi-même de cette
affaire. »
» Le lendemain, je mis mon tchâdor et m’en allai demander en
mariage, pour mon mari, Khadidjeh, la fille de Hassan, le fabricant
de yaourt, qui était laide et noiraude, avec une figure toute grêlée.
Quand elle arriva chez nous, elle était pauvre et chétive. Si on lui
bouchait une seconde les narines, elle rendait l’âme. J’étais donc la
maîtresse de la maison : Khadidjeh se contentait de travailler et de
préparer la soupe. Eh bien, madame, il ne s’était pas passé un mois
qu’elle avait déjà grossi ! Ses os s’étaient raffermis et son ventre avait
pris du muscle. C’est bien sûr à ce moment qu’elle tomba enceinte.
Et, tout naturellement, elle prit racine. Mon mari n’avait plus de
pensées que pour elle. Si, au cœur de l’hiver, l’envie lui prenait de
manger des griottes, Guedâ Ali lui en rapportait, dût-il aller fouiller
sous les pierres.
» La chance m’avait délaissée et j’étais malheureuse. Chaque soir,
quand Guedâ Ali rentrait à la maison, il lui portait dans sa chambre
des cadeaux enveloppés dans un mouchoir, et moi je n’avais que les
miettes. Khadidjeh, la fille de Hassan, le fabricant de yaourt, qui le
soir de son arrivée chez nous avait une chaussure qui bâillait et
l’autre qui claquait, m’écrasait maintenant de son mépris. Alors je
compris quelle grave erreur j’avais commise.
» Pendant neuf mois, madame, je me suis tue. Et pour me garder,
aux yeux des voisins, les joues roses, je me donnais des gifles. Mais
pendant la journée, quand mon mari n’était pas à la maison, je
tourmentais Khadidjeh tant que je pouvais. Puisse-t-elle n’en rien
savoir dans l’autre monde ! Je la calomniais devant mon mari en lui
disant : « Au seuil de la vieillesse tu es tombé amoureux de ces yeux
de crapaud. Tu es stérile. Le fœtus qui est dans le ventre de cette fille
y a été déposé par Mashdi Taghi, le fabricant de cuillers. » Khadidjeh
d’ailleurs, de son côté, intriguait contre moi. Bref, pourquoi vous
ennuyer longtemps, madame, il ne se passait pas de jour sans que
quelque scandale éclatât à la maison. On en disait et on en entendait
de toutes les couleurs. Les voisins en avaient par-dessus la tête de
nos cris. Quant à moi, rien qu’à l’idée que le nouveau-né pût être un
fils, j’étais dans toutes mes angoisses. J’allais m’adonner à la
bibliomancie – Dieu vous garde, madame ! –, à la magie, à la
sorcellerie. Mais on aurait dit que Khadidjeh avait avalé de la viande
de porc : les tours n’y faisaient rien. Elle grossissait de jour en jour.
Jusqu’au moment où, au bout de neuf mois, neuf jours, neuf heures,
neuf minutes, Madame accoucha ! Et de quoi, je vous le demande ?
D’un garçon !
» Dans la propre maison de mon mari, je devins dès lors comme
une intruse. Je ne sais si Khadidjeh avait une pierre de serpent
comme amulette ou si elle avait ensorcelé Guedâ Ali en lui faisant
avaler quelque chose, toujours est-il, chère madame, que cette bonne
femme rapiécée que j’avais ramenée du quartier des fileurs de coton
savait maintenant comment me soumettre. Un jour, devant mon
mari, elle me dit : « Aziz Aghâ, je n’ai pas le temps, veuillez laver les
langes du bébé. » Quand j’entendis cela, j’éclatai, et en présence de
Guedâ Ali, je les traitai de tous les noms, elle et son rejeton. Puis je
demandai à mon mari de me répudier. Mais lui – que Dieu veuille
l’absoudre ! – se contentait de m’embrasser les mains et de me dire :
« Pourquoi te conduis-tu ainsi ? J’ai peur que le lait ne tarisse dans la
bouche du petit. Attends seulement que l’enfant puisse marcher,
alors je répudierai Khadidjeh. » Mais moi, remplie d’inquiétude, j’en
étais venue à ne plus pouvoir ni dormir ni manger, jusqu’au jour où,
heureuse de pouvoir faire enfin souffrir ma rivale – Dieu m’accorde
pénitence ! –, alors qu’elle était au hammam et que la maison était
vide, j’allai vers le berceau du bébé. Je tirai de sous mon menton
l’épingle qui retenait mon fichu et, tournant la tête, j’enfonçai la tige
jusqu’au bout dans la fontanelle du gosse, avant de quitter
précipitamment la pièce. Pendant deux jours et deux nuits, madame,
l’enfant ne cessa de hurler. À chaque cri qu’il poussait le cordon de
mon cœur se rompait. On eut beau lui choisir des prières et lui
acheter des médecines, rien n’y fit. Il mourut le soir du deuxième
jour. Comme on s’en doute, Khadidjeh et mon mari pleurèrent
l’enfant et furent dévorés de chagrin. Mais pour moi, c’était comme si
l’on avait versé de l’eau fraîche sur mon cœur en flammes : je me
disais qu’au moins, l’envie d’un fils serait en eux étouffée pour
jamais.
» Deux mois passèrent, et Khadidjeh fut à nouveau enceinte. Cette
fois, je ne savais plus quoi faire. Madame, je jure, par le Prince
Hosseyn, que de tristesse je tombai malade : je fus sans connaissance
pendant deux mois. Au bout de neuf mois, Khadidjeh déféqua un
autre garçon, qui devint à nouveau l’enfant chéri. Guedâ Ali aurait
donné sa vie pour ce petit. Dieu avait gratifié les descendants de
Moïse d’une faucille, et maintenant Dieu donnait à mon mari un
chérubin à tête blonde ! Guedâ Ali resta deux jours à la maison : il
plaça le bébé devant lui, emmailloté comme le pilon d’un mortier, et
fondit d’admiration. La même histoire recommençait, madame.
C’était plus fort que moi : je ne pouvais pas voir la co-épouse et son
gosse. Un jour que Khadidjeh était occupée, j’en profitai, et sortant à
nouveau l’épingle de sous mon menton, je l’enfonçai dans la
fontanelle de l’enfant. Celui-ci mourut au bout d’un jour.
Évidemment les cris et les lamentations recommencèrent. Vous
n’imaginez pas dans quel état je me trouvai cette fois-ci. D’une part
j’étais ravie d’avoir à nouveau planté l’affliction au cœur de
Khadidjeh, mais de l’autre je me disais que j’avais versé par deux fois
le sang. Et songeant à cet enfant, je ne pouvais me retenir de me
lamenter, de me frapper la tête, de pleurer. Je versai tant et tant de
larmes que Guedâ Ali et ma rivale eurent pitié de moi, étonnés
soudain de voir à quel point j’avais pu aimer ce fils. Mais en fait, je ne
pleurais pas le bébé, je pleurais sur moi-même en pensant au jour du
Jugement et au poids de la tombe. Cette nuit-là mon mari me dit :
« Ce n’est donc pas mon destin d’avoir un enfant. Tu vois qu’aucun
de mes fils ne peut vivre. »
» Quarante jours ne s’étaient pas écoulés que Khadidjeh tomba à
nouveau enceinte. Cette fois, pour que l’enfant vive, mon mari ne
négligea aucun vœu, aucune offrande. Il jura que s’il avait une fille, il
la marierait à un descendant du Prophète ; si c’était un fils il
l’appellerait Hosseyn et ne lui couperait pas les cheveux avant l’âge
de sept ans – après quoi il prendrait avec lui autant d’or que pèserait
cette chevelure, et s’en irait avec l’enfant en pèlerinage à Kerbela.
» Au bout de huit mois et dix jours, Khadidjeh mit au monde un
troisième fils. Mais cette fois-ci, comme si elle avait eu un
pressentiment, elle ne le quitta pas une seconde des yeux. Moi,
j’hésitais, je ne savais si je devais tuer ce troisième rejeton, ou me
débrouiller pour que Guedâ Ali répudie sa seconde épouse.
Khadidjeh fut à nouveau la maîtresse souveraine de la maison. Elle
avait la vie belle. Elle me commandait, me brusquait, et il n’était pas
question de la contredire. L’enfant atteignit ainsi l’âge de quatre mois
pleins. Chaque jour et chaque nuit, je consultais les présages pour
savoir si oui ou non je devais tuer l’enfant. Jusqu’à ce qu’un soir,
après une violente dispute avec Khadidjeh, je me jurai de faire
disparaître le petit Hosseyn Aghâ. Pendant deux jours je fis le guet.
Au deuxième jour, Khadidjeh alla chez l’apothicaire, au coin de la
rue, acheter de la fleur de violette pour faire des lavements. Je courus
aussitôt dans la chambre, pris le nouveau-né qui dormait dans son
berceau, retirai l’épingle de sous mon menton, mais au moment où
j’allais l’enfoncer dans son crâne le bébé se réveilla en sursaut, et au
lieu de pleurer il se mit à rire. Vous ne savez pas, madame, dans quel
état j’étais. Involontairement, ma main retomba. Je n’eus pas le
courage de continuer. Après tout, mon cœur n’était pas de pierre. Je
remis l’enfant à sa place et m’enfuis hors de la pièce. Je me mis alors
à réfléchir : « Quelle faute a donc commise cet enfant ? Si la fumée
s’élève, c’est toujours à partir de la bûche. Pour être tranquille, c’est
la mère que je dois supprimer. »
» En vous racontant tout cela, madame, j’en tremble encore. Mais
que pouvais-je faire ? Tout était de la faute de mon mari – que le Feu
prenne son cœur ! – qui m’avait assujettie à la fille d’un marchand de
yaourt. Mon Dieu, puisse-t-elle n’en rien savoir dans l’autre monde !
Je volai donc quelques cheveux de Khadidjeh et les portai à Mollâ
Ebrâhim, le Juif bien connu du quartier Rahtchaman. J’implorais à
présent les secours de la magie : je fis jeter un fer à cheval au feu.
Mollâ Ebrâhim me prit trois tomans pour transformer la femme en
un tas de suif fondu : il me promit qu’avant la fin de la semaine, elle
mourrait. Ah oui ! La besogne fut si bien conduite qu’un mois entier
se passa dans l’attente, cependant que ma rivale, telle une montagne,
ne cessait de grossir. J’en perdis, madame, toutes mes croyances
dans la sorcellerie et autres pratiques de même farine.
» Un mois plus tard, au début de l’hiver, Guedâ Ali tomba si
gravement malade qu’il fit par deux fois son testament, et qu’on lui
versa à trois reprises de la terre des lieux saints dans la gorge [19]. Un
soir, comme son état s’était subitement aggravé, je courus au bazar
chez l’apothicaire acheter un peu de sublimé corrosif que je rapportai
à la maison pour le mettre dans la marmite à soupe. Je mélangeai
bien le tout et plaçai le pot sur le feu. Je m’étais entre-temps acheté
un casse-croûte que j’avais mangé en cachette. Rassasiée, je gagnai la
chambre de Guedâ Ali. Par deux fois Khadidjeh me fit comprendre
qu’il était tard et qu’il fallait aller dîner, mais je lui répondis que
j’avais mal à la tête, que je n’avais pas faim, et qu’il valait mieux que
je garde l’estomac vide.
» Madame, Khadidjeh mangea son dernier repas et alla se
coucher. Je me postai derrière sa porte, impatiente de l’entendre
gémir. Mais comme il faisait froid et que les portes étaient fermées, il
était impossible d’entendre le moindre bruit à l’extérieur. Toute la
nuit, sous prétexte de veiller Guedâ Ali, je restai auprès de lui. Vers le
petit matin, peureuse et tremblante, je me risquai à aller écouter à la
porte de l’autre chambre. L’enfant pleurait, mais je n’osais pas
ouvrir. Je retournai chez Guedâ Ali. Vous ne pouvez pas savoir,
madame, dans quel état j’étais. Quand il fit grand jour et que tout le
monde fut réveillé, je poussai enfin la porte de Khadidjeh : elle était
morte, et son visage noir comme du charbon ! Elle avait tellement
gigoté que la couverture et le matelas s’en étaient allés chacun de son
côté. Je l’ai traînée sur le matelas et lui ai jeté la couverture dessus.
L’enfant gémissait et pleurait. Je sortis de la chambre et me rinçai les
mains dans le bassin. Puis, tout en pleurant et en me frappant la tête,
je portai la nouvelle à Guedâ Ali.
» Plus tard, chaque fois que quelqu’un me demandait de quoi elle
était morte, je m’empressais de répondre : « Il y avait un moment
qu’elle suivait un traitement pour être enceinte. Et puis elle avait
trop grossi. Sans doute a-t-elle eu une attaque. » Personne ne me
soupçonna. Mais j’étais rongée par le remords. Je me disais : « Est-ce
vraiment moi qui ai versé trois fois le sang ? » Dans le miroir, mon
propre visage me faisait peur. Ma vie était maudite. J’allais écouter
les sermons des prêtres, j’y pleurais, je donnais de l’argent aux
pauvres, mais mon cœur n’arrivait pas à se calmer. Dieu seul sait
dans quel état j’étais quand mes pensées se tournaient vers le jour du
Jugement, quand il me fallait songer au poids de la tombe, et à toutes
les questions que les anges Nakir et Monker ne manqueraient pas de
me poser sur les bienfaits et les méfaits de ma vie. J’en vins ainsi à
penser que la seule issue qui me restait était d’aller à Kerbela et d’y
demeurer : Guedâ Ali avait fait le vœu de s’y rendre un jour avec son
fils, mais je voulais partir tout de suite. Mon mari cependant
invoquait divers prétextes et traînait : « L’année prochaine,
prétendait-il, nous irons à Mashad, car à Kerbela, il y a une
épidémie. » Ainsi remettait-il son projet d’année en année, jusqu’à ce
qu’un beau jour, il vînt à mourir à son tour. J’ai finalement attendu
cette année pour prendre ma décision : conformément au vœu de
Guedâ Ali, j’ai vendu tous ses biens contre argent comptant, et au
moment du départ, comme nous nous apprêtions à quitter Ghazvine,
on m’a confiée à vous et à Mashdi Ramezân Ali. Le garçon qui
m’accompagne et qui me croit sa mère est le petit Hosseyn Aghâ, le
fils de Khadidjeh. Voilà pourquoi je lui ai dit de sortir : je ne voulais
pas qu’il entende mon histoire.
Tous avaient écouté le récit d’Aziz Aghâ dans le plus grand
ébahissement. Elle avait à présent les larmes aux yeux :
— Je ne sais pas, dit-elle, si Dieu va consentir à me pardonner ou
non. L’Imâm voudra-t-il intercéder en ma faveur au jour du
Jugement ? Il y a de nombreuses années que j’espérais, madame, que
quelqu’un pût écouter ma confession. Maintenant je me sens calmée.
C’est comme si l’on avait versé de l’eau sur le feu… Mais que ferai-je
le jour du Jugement ?
Mashdi Ramezân Ali secoua la cendre de sa pipe et prit la parole :
— Que Dieu veuille absoudre ton père, mais pourquoi crois-tu que
nous sommes tous ici ? Il y a trois ans, j’étais cocher sur la route du
Khorasan. Un jour, comme je conduisais deux riches voyageurs, la
voiture de poste se brisa et l’un des deux passagers mourut. L’autre,
je l’ai étranglé de ma propre main et je lui ai sorti quinze cents
tomans des poches. Cette année, commençant sans doute à me sentir
vieux, je me suis dit que cet argent n’était pas licite, et j’ai pris la
route de Kerbela pour le purifier. Sache donc que je l’ai offert tout à
l’heure à un dignitaire religieux qui l’a aussitôt empoché : il m’a
simplement rendu mille tomans, en m’assurant que cette fois ma
fortune était devenue parfaitement licite. Cela m’a pris deux heures à
peine. Maintenant, cet argent est plus pur que le lait de ma mère.
Galine Khânoum avait pris le narguilé des mains d’Aziz Aghâ. Elle
en tira une bouffée, et après un petit silence parla à son tour :
— Cette dame Shâbâdji qui nous accompagnait, croyez-vous que
j’ignorais que les secousses de la route lui seraient fatales ? J’avais
pris soin de consulter les présages avant d’entreprendre ce voyage, et
je savais qu’ils n’étaient pas favorables. Je ne l’en ai pas moins
amenée avec moi. Comme vous savez, elle était ma demi-sœur. Son
mari était tombé amoureux de moi et m’avait prise comme deuxième
épouse. Mais je la terrorisais et la brutalisais tant et si bien qu’elle en
attrapa cette paralysie. Une fois en route, ce fut un jeu pour moi de la
tuer : ainsi ne pourra-t-elle prétendre à sa part de l’héritage de mon
père…
Aziz Aghâ riait et pleurait de joie. Elle lâcha enfin ces mots :
— Alors… vous aussi ?
Galine Khânoum, tout en tirant sur son narguilé, répondit
simplement :
— Tu n’as donc pas entendu les prêtres en chaire ? Le pèlerin, dès
l’instant où il fait son vœu et se met en route, même si ses péchés
sont aussi nombreux que les feuilles d’un arbre, devient pur et
satisfait.
LA FEMME QUI AVAIT PERDU SON MARI

Tu recherches les femmes ?


n’oublie pas ton fouet.

Nietzsche
(Ainsi parlait Zarathoustra)

Un matin [20], à la station de taxis de Gholhak, un agent de police


trapu et rougeaud s’adressa au chauffeur d’une voiture en
stationnement ; il lui montrait du doigt une jeune femme qui portait
un enfant :
— Cette femme voulait aller au Māzandarān [21]. Elle est venue
jusqu’ici. Conduisez-la donc en ville : ce sera une bonne action.
Sans se faire prier, la femme monta dans la voiture, son tchâdor
noir entre les dents. Elle portait sur son bras un enfant qui pouvait
avoir deux ans : il avait des cheveux blonds, et un teint de paludéen.
De l’autre main, elle tenait un baluchon fait d’un simple mouchoir
blanc.
Elle prit place sur la banquette de cuir et assit l’enfant sur ses
genoux. Trois militaires et deux femmes, qui étaient déjà installés
dans la voiture [22], la regardèrent un instant avec indifférence ; le
chauffeur ne se retourna même pas.
L’agent s’approcha de la portière et demanda à l’inconnue :
— Que vas-tu faire au Māzandarān ?
— Je vais chercher mon mari.
— Ton mari a disparu ?
— Il est parti il y a un mois en me laissant sans argent.
— Comment sais-tu qu’il est là-bas ?
— C’est son ami Kal Gholâm qui me l’a dit.
— Si ton mari est tellement soucieux de ses devoirs, ça
m’étonnerait qu’il reste là-bas plus qu’ailleurs. Combien d’argent as-
tu sur toi ?
— Deux tomans et deux rials.
— Comment t’appelles-tu ?
— Zarrine-Kolâh.
— D’où es-tu ?
— D’Alviz, près de Shahriâr.
— Au lieu de chercher ton mari, tu ferais mieux de retourner à
Shahriâr, dans ta famille. C’est la saison des vendanges : ils te
nourriront. Tu as tort d’aller au Māzandarān : tu y seras étrangère,
perdue, dégourdie comme je te vois.
— Il faut que j’y aille.
Elle avait prononcé ces derniers mots sur un ton catégorique,
comme l’expression d’une décision irrévocable. Elle fixait droit
devant elle un regard absent, sans voir rien ni personne, et parlait
mécaniquement, l’esprit ailleurs.
L’agent se tourna vers le chauffeur :
— Déposez donc cette femme à la Porte Dowlat, et indiquez-lui le
chemin, s’il vous plaît.
Zarrine-Kolâh, enhardie peut-être par la sollicitude de l’agent de
police, répéta à son tour :
— Je ne suis pas d’ici ; vous me montrerez le chemin, n’est-ce
pas ?
La voiture démarra. La jeune femme, immobile, fixait au loin son
regard de chien battu. Elle avait de grands yeux noirs, les sourcils
minces au-dessus d’un nez court, des lèvres charnues et retroussées,
ses joues étaient creuses, son teint hâlé et comme tanné. Tout le long
du trajet elle se laissa ballotter sans prêter attention à rien. Le bébé
restait tristement silencieux, dans une somnolence à demi
comateuse, une grenade toute fripée dans la main.
Arrivé à la Porte Dowlat le chauffeur stoppa et montra à la jeune
femme la voie qui menait tout droit à la Porte de Shemirân. Elle mit
pied à terre et aussitôt, son enfant sur le bras, son baluchon à la
main, s’engagea dans la longue avenue ensoleillée.
À la Porte de Shemirân, elle s’adressa à un garage. Après une
demi-heure de discussion et de marchandage, le garagiste consentit à
la conduire dans sa camionnette jusqu’à Sâri, moyennant la somme
de six rials. On la mena à la voiture qui était déjà bondée de gens
assis à même le plancher, leurs bagages entassés au milieu : ils se
serrèrent un peu pour lui dégager une place où elle se glissa. On
remplit d’eau le radiateur, puis avec force coups de klaxon, beaucoup
de fumée et dans un relent insistant d’essence et d’huile chaude, le
véhicule se lança sur la route poussiéreuse.
La plaine nue fit bientôt place à un paysage plus mouvementé :
collines, puis montagnes, bosquets lointains, entre lesquels
serpentaient les lacets de la route ; mais Zarrine-Kolâh restait
prostrée, le regard vide. Plusieurs fois la voiture fut arrêtée pour le
contrôle des permis de circuler. Vers midi il fallut réparer une roue ;
quelques passagers descendirent, mais Zarrine-Kolâh ne bougea pas,
comme si elle avait peur de perdre sa place. Elle ouvrit son baluchon
et en tira du pain et du fromage : elle tendit à son fils un morceau et
mangea elle-même quelques bouchées. L’enfant ressemblait à un
moineau drogué ; il somnolait en permanence, sans faire le moindre
bruit : comme s’il n’avait pas eu la force de parler ni même de
pleurer.
Après un bon moment, la voiture se remit en route. Plusieurs
heures s’écoulèrent encore. On passa Djâbon et Firouzkouh. Les
forêts offraient à présent des vues superbes. Zarrine-Kolâh posait sur
ces paysages changeants des regards toujours aussi absents et
indifférents. Mais elle sentait naître en elle une joie secrète et
mystérieuse. Son cœur battait plus vite, ses poumons respiraient plus
librement. Parce qu’elle approchait du but : le lendemain, elle
retrouverait Gol-Bebou, son mari.
Quel genre de maison aurait-il ? Comment seraient les gens de sa
famille ? De quelle manière se comporteraient-ils avec elle ? Que
seraient ses retrouvailles avec Gol-Bebou, après un mois de
séparation ? Que lui dirait-il ? Elle savait bien qu’elle-même serait
incapable de prononcer un mot : devant lui sa langue se paralysait et
toutes ses forces se vidaient, comme s’il y avait chez lui un pouvoir
qui anéantissait en elle toute pensée, toute volonté, l’obligeant
seulement à le suivre aveuglément. Elle savait que lui en revanche la
menacerait, qu’il prendrait son fouet, ce fouet avec lequel il menait
ses ânes, et qu’il l’en frapperait sans merci. Mais n’était-ce pas ce
qu’elle désirait ? Ne s’était-elle pas mise en route pour subir le fouet
de Gol-Bebou ? L’air frais de la montagne, ces forêts, ces campagnes
verdoyantes, ces paysans qu’on voyait travailler au loin, cet homme
là-bas en blouse de toile bleue, qui mangeait une grappe de raisin,
debout au bord de la route, ces maisons rustiques qui défilaient
devant les yeux de Zarrine-Kolâh, tout cela lui rappelait étrangement
son enfance.

Elle avait épousé Gol-Bebou deux ans plus tôt. La première fois
qu’elle l’avait vu, c’était pendant les vendanges. Elle travaillait en
compagnie de Mehrbânou, la fille de la voisine, de Moutchoul
Khânoum et de ses propres sœurs, Khorshid-Kolâh et Bemâni
Khânoum. Tous les jours, hommes, femmes et jeunes filles dans les
vignes cueillaient le raisin et jetaient les grappes luisantes dans des
comportes de bois qu’il fallait transporter ensuite au bord de la
rivière, sous le vieux platane où les femmes du village avaient
coutume de déposer des vœux [23]. Là sa mère, avec d’autres, confiait
les comportes à Mândegâr Ali, l’ancien de Parendak. Ce jour-là, le
transporteur qui convoyait le chargement était Gol-Bebou, un
nouveau venu originaire du Māzandarān. Il chantait dans son
dialecte une chanson qu’il apprenait aux filles et qui leur plaisait
tellement qu’elles reprenaient toutes en chœur :

Bergère des monts, ah hây la la !


Allons aux champs, ah hây la la !
Une gerbe de riz, deux gerbes de riz,
Viens, allons aux champs, ah hây la la !
Viens, allons sous l’abri, petite sœur [24].

Il corrigeait leur prononciation et elles, riant aux éclats, s’en


amusèrent jusqu’au soir. Mais elles étaient séduites moins par la
chanson que par sa personne : par son allure hardie, ses membres
nerveux, sa nuque puissante, ses lèvres rouges, ses cheveux blonds,
ses bras blancs et velus, et la vigueur avec laquelle il soulevait les
bacs pesants. Zarrine-Kolâh, qui n’était encore qu’une gamine de
quatorze ans, s’en était éprise au premier regard, et la préférence
qu’il lui montra, les coups d’œil enflammés qu’ils échangèrent
suffirent à lui faire perdre la tête complètement. Son cœur battait la
chamade, elle pâlissait et rougissait tour à tour. C’était pour elle une
découverte à laquelle rien ne l’avait préparée, car jusqu’alors elle ne
connaissait pas grand-chose des hommes : sa mère la battait et lui
menait la vie dure ; ses sœurs, qui étaient plus âgées qu’elle, la
jalousaient et ne lui faisaient guère de confidences. Bien sûr, elle
pensait souvent aux hommes, mais elle n’osait questionner
personne ; elle savait que ces pensées étaient mauvaises et qu’il
fallait les refréner. Seule Mehrbânou, la fille de la voisine, avec ses
amies Khânoum Koutchoulou et Bolouri Khânoum, lui avait
quelquefois parlé des mystères de l’homme, ce qui n’avait pas
manqué d’éveiller sa curiosité. Mehrbânou l’avait même mise au
courant de sa liaison secrète avec Shirzâd, le fils de Mândegâr Ali.
Mais le regard de Gol-Bebou avait renversé d’un seul coup toutes les
idées qu’elle avait pu se faire sur l’amour et le désir. Les jambes
coupées, elle était la proie d’une émotion qu’elle n’aurait su
exprimer. Tout ce qu’elle savait, c’est que chacune des fibres de son
corps appelait Gol-Bebou, qu’elle avait besoin de lui, que la vie sans
lui était insupportable, impossible. Par chance ce jour-là elle portait
sa tunique rouge toute neuve ; et puis elle se trouvait coiffée d’un joli
foulard que sa tante lui avait rapporté de Mashad et sous lequel, par
derrière, passaient les sept nattes qui lui tombaient sur les épaules.
Cette toilette mettait en valeur ses membres gracieux et son joli
visage. Voilà pourquoi sans doute, dans toute cette foule, parmi des
centaines d’autres filles, c’est vers elle que Gol-Bebou se retournait, à
elle qu’il souriait en tapinois. Avec la finesse et la sensibilité des
fillettes de cet âge elle avait compris, sans aucun doute possible, qu’il
était lui aussi attiré par elle et qu’un lien secret déjà s’était tissé entre
eux.
Que faire en pareille circonstance ? Le sang courait si vite dans ses
veines qu’elle se sentait les joues en feu : elle était même si rouge que
Shahrbânou, la fille de Keshvar Soltân, n’avait pu s’empêcher d’en
faire la remarque. Zarrine-Kolâh pouvait-elle sérieusement espérer
devenir la femme de Gol-Bebou, alors que ses deux sœurs aînées
n’étaient pas encore mariées ? D’ailleurs n’était-elle pas la Cendrillon
de la famille ? Son père était mort avant sa naissance : sa mère lui
reprochait toujours d’avoir pris la place de l’homme et d’être pour les
siens la source de tous les malheurs. Et puis elle ne lui pardonnait
pas d’avoir eu, juste après l’avoir mise au monde, une attaque de
malaria qui l’avait tenue au lit pendant deux mois.
Le premier soir, lorsque les vendangeurs eurent cessé le travail
parmi les vignes qui couvraient les coteaux d’un fin réseau de lignes
brunes, et que chacun fut passé au bord de la rivière remettre sa
récolte entre les mains de Mândegâr Ali, l’ancien du pays, Zarrine-
Kolâh, sa mère et Mehrbânou, avec Gougol qu’elles avaient
rencontrée en chemin, prirent la route du village, dont la tour et les
remparts dominaient la vallée [25]. Tout en cheminant, Zarrine-Kolâh
n’avait pu se tenir de confier à Mehrbânou le sentiment qui la portait
vers Gol-Bebou ; son amie l’écouta, lui prodigua des paroles
apaisantes et lui promit de l’aider autant qu’elle pourrait.
Quelle nuit agitée ce fut pour Zarrine-Kolâh ! Il y avait clair de
lune. Elle n’arrivait pas à dormir. Elle se leva pour boire un peu
d’eau. Puis elle vint s’installer sur la terrasse. Non, décidément, elle
n’avait aucune envie de dormir. La brise était fraîche, mais bien
qu’elle eût la gorge nue, elle ne sentait pas le froid. Elle entendait
dans la chambre sa mère ronfler comme une forge : si jamais elle
s’éveillait, elle ne manquerait pas de l’appeler. Mais quelle
importance ? Car la jeune fille sentait dans tout son être bouillonner
la révolte. À pas de loup elle s’approcha du bassin et s’arrêta, debout
sous le grenadier. Il lui semblait que les arbres, la terre, le ciel, les
étoiles et la lune lui parlaient. C’était un état mélancolique et
délicieux qu’elle n’avait encore jamais éprouvé. Elle comprenait le
langage des arbres, des eaux, du vent, le langage des murs de la
maison et des remparts qui l’enfermaient et jusqu’à celui de la cruche
de yaourt mise au frais dans le bassin ; elle le sentait résonner en
elle. Les étoiles, comme des grêlons éparpillés, luisaient en
tremblant, faibles et timides. Dans ce jardin si familier, toute chose
ce soir paraissait extraordinaire, surnaturelle, pleine de secrets
profonds qu’elle ne pénétrerait jamais. Machinalement, elle passait
ses mains sur sa gorge, sur ses seins, sur ses bras. Ses mèches
volaient au vent. Finalement elle s’assit au bord du bassin. Les
sanglots lui nouaient la gorge : elle se mit à pleurer. Des larmes
brûlantes inondaient ses joues. Ce corps tendre, cette taille fine, ces
petits seins, ces bras délicats n’étaient-ils pas faits pour presser Gol-
Bebou contre son cœur ? Oui, mieux valait encore qu’ils se
décomposent sous la terre, plutôt que de se rider, de se faner
stérilement dans la maison de sa mère, sous les injures et le mépris,
en une vie misérable sans but et sans amour. Elle aurait voulu se
frotter contre le sol, déchirer sa chemise pour se libérer de cette
rancœur qui faisait monter les sanglots dans sa gorge. Tout en
pleurant elle revivait les misères de sa vie, les mots rudes, les coups,
qui lui paraissaient à présent deux fois plus douloureux, deux fois
plus terribles. Dès sa première enfance sa mère avait pris l’habitude
de la mettre à la porte avec une taloche et un bout de pain : elle jouait
avec les petits miséreux, des gosses à l’abandon, teigneux et
ophtalmiques. Jamais elle n’avait vu sur la figure de sa mère la
moindre trace d’affection. Il n’y avait que Mehrbânou et sa mère qui
la cajolaient parfois ; quand elle était battue, elle se réfugiait toujours
chez elles.
Zarrine-Kolâh essuya ses larmes sur sa manche et se sentit un peu
calmée. Son trouble s’apaisait et une sorte de soulagement, un
soulagement sans motif, l’envahissait toute. Elle ferma les yeux et
huma la brise. Mais l’image de Gol-Bebou demeurait devant elle,
avec ses bras vigoureux qui soulevaient comme fétus de paille les
comportes de cinquante ou soixante kilos pour les poser sur le bât de
l’âne, ses cheveux blonds hérissés, sa nuque rouge et puissante, ses
sourcils épais qui lui barraient le visage, sa barbe fournie et
broussailleuse… Elle comprenait maintenant qu’il existait un autre
univers au-delà du monde limité qu’elle s’était représenté
jusqu’alors.
Elle se pencha sur le bassin, s’aspergea le visage et rentra enfin se
coucher. Mais le sommeil ne venait toujours pas. Elle se retournait
dans son lit. Elle fit un vœu : si son désir se réalisait, si elle devenait
la femme de Gol-Bebou, dès qu’elle quitterait la maison paternelle,
cette prison, elle achèterait un pigeon auquel elle rendrait la liberté.
Et elle irait le jeudi soir allumer un cierge à Yemâmzâdeh de Bibi
Sakineh. Setâreh, la fille de Nâyeb Abdollâh, le mirâb, avait fait le
même vœu et elle s’était mariée !
Au matin, Zarrine-Kolâh, les yeux rougis par le manque de
sommeil, se leva et se mit en route pour gagner au plus tôt les vignes.
Elle s’arrêta sous le platane, au bord de la rivière, là où la veille elle
avait pu voir Gol-Bebou charger les raisins vendangés : le sol était
jonché de feuilles piétinées, de crottin et d’écorces de pépins de
courge [26]. Elle tira du col de sa robe un fil qu’elle noua à une
branche de l’« arbre-aux-vœux ». Comme elle se retournait, elle se
trouva nez à nez avec Mehrbânou qui déjà l’interrogeait :
— Pourquoi ne m’as-tu pas attendue ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Bah, je croyais que tu dormais encore, je ne voulais pas te
réveiller. Ce matin je suis sortie très tôt.
Mehrbânou l’interrompit :
— Je sais, c’est à cause de Gol-Bebou.
Alors Zarrine-Kolâh lui raconta tout, sa nuit sans sommeil et le
vœu qu’elle avait fait, et lui demanda conseil. Mehrbânou la consola
à nouveau de bonnes paroles et lui promit de parler de l’affaire à sa
mère, qui était bien la seule personne qui eût quelque affection pour
Zarrine-Kolâh.
Toute la matinée Zarrine-Kolâh attendit Gol-Bebou, en vain :
Mehrbânou lui apprit qu’il travaillait ailleurs. À midi, en rentrant
pour déjeuner, elle s’isola dans la salle commune, toutes portes
closes, et devant le miroir ébréché qu’elle gardait dans son coffret
personnel, elle se peigna soigneusement, étudiant attentivement ses
attitudes et ses mines pour être sûre, l’après-midi, quand elle
rencontrerait Gol-Bebou, d’avoir les sourires et les gestes qui
conviendraient. Elle choisit finalement un sourire assez réservé, car
un large rire aurait découvert ses dents qui n’étaient pas belles. Elle
se fit tomber une mèche de cheveux sur le front et s’adressa un
sourire, satisfaite d’elle-même. Elle se voyait jolie ; digne en tout cas
d’inspirer l’amour : ses longs cils, son sourire mutin, sa figure
enfantine, le duvet qui couvrait sa lèvre formaient l’ensemble le plus
gracieux. Le rouge de ses joues faisait ressortir la matité de son teint.
L’incarnat luisant des lèvres qui avaient la couleur du raisin muscat,
la bouche sensuelle, et surtout les yeux, qui faisaient dire à la mère
de Mehrbânou qu’elle avait le regard fripon, tout cela lui donnait
l’avantage sur la plupart des autres filles.
L’après-midi, comme elle s’en retournait au travail en compagnie
de Mehrbânou, elle se sentit soudain heureuse, tout au fond d’elle-
même, car elle avait décidé de se faire voir à tout prix de Gol-Bebou.
Elle n’en fut que mieux surprise de le trouver là. Tout l’après-midi,
sans que le travail cessât, ce ne furent que plaisanteries et chansons.
À la différence des jours précédents où Zarrine-Kolâh était si triste et
si abattue, ce jour-là elle cueillait les grappes joyeusement. Elle en
tirait des présages : elle et Mehrbânou mangeaient un grain de raisin
chacune, alternativement, et elle se disait que si le dernier grain de la
grappe était pour elle, son vœu se réaliserait, elle épouserait Gol-
Bebou. Le soir, lorsque tout le monde s’en revint vers le platane, Gol-
Bebou et Zarrine-Kolâh échangèrent plusieurs regards. Il lui souriait
et elle lui répondait elle aussi d’un sourire, celui-là même qu’elle
avait tant étudié devant la glace ; elle secouait adroitement la tête,
s’arrangeant pour que sa mèche retombât doucement sur son front.
Quatre jours passèrent ainsi. Chaque jour Zarrine-Kolâh devenait
plus hardie ; petit à petit les liens se renforçaient entre elle et Gol-
Bebou. Finalement, le quatrième jour, Mehrbânou lui annonça que
sa mère avait tout arrangé. De joie Zarrine-Kolâh l’embrassa sur les
lèvres. Comment la chose s’était-elle faite ? Avec qui avaient eu lieu
les pourparlers ? Elle n’avait pas besoin de comprendre. Il lui
suffisait de savoir que les femmes âgées ont beaucoup d’expérience,
qu’elles sont habiles à s’entremettre pour arranger les mariages et
qu’elles connaissent des moyens que les jeunes gens sont incapables
d’imaginer. Désormais elle pouvait s’abandonner à l’espoir. Le
difficile serait d’obtenir le consentement de sa mère qui au premier
mot bondirait, prendrait feu et donnerait libre cours au torrent
d’injures et d’imprécations qui constituaient l’ordinaire de son
langage dès qu’elle s’adressait à Zarrine-Kolâh. C’est que celle-ci lui
rapportait un salaire journalier de trois abbâssis. En fait, grâce à
l’insistance et à la persévérance de la mère de Mehrbânou, elle finit
par se laisser convaincre. Après de longues luttes elle acheta même
du tissu rouge pour lui faire une robe. Mais à chaque morceau qu’elle
coupait, elle ne cessait de gémir et de maudire sa fille :
— Seigneur ! Je voudrais te voir au diable, sur la planche du laveur
des morts ! Ô Seigneur ! j’espère que tu en baveras, ma fille, que tu le
regretteras, ce mariage ! Qu’il te fera crever, ce vagabond des grands
chemins que tu t’es trouvé pour mari !
Zarrine-Kolâh avait l’habitude de ces imprécations et ne s’en
émouvait guère. Elle eut tout de même, à titre de trousseau, un
chaudron de cuivre et un petit samovar en laiton.
Un après-midi, la mère de Mehrbânou organisa une grande
réception. Les femmes du village y vinrent sur leur trente-et-un,
fichu sur la tête ou foulard noué sous le menton, pour célébrer les
noces de Zarrine-Kolâh. Mais ses sœurs n’étaient pas là. On fit venir
le mollah du pays, Seyyed Massoum, et le mariage de Zarrine-Kolâh
et de Gol-Bebou fut officiellement conclu. Puis, pour le bon augure,
le saint homme monta en chaire et récita deux ou trois chapitres de
la vie des Martyrs [27], et tout le monde pleura. Après la séance,
Mândegâr Ali et son fils Shirzâd, garçon d’honneur du marié, allèrent
chercher Gol-Bebou : le tenant sous les bras, comme il est d’usage, ils
le firent entrer dans la salle et l’assirent sur une chaise recouverte
pour la circonstance d’une fine étoffe. Ensuite Shirzâd commença à
faire la quête. S’arrêtant d’abord devant son père :
— Puis-je mettre mon père à l’amende ? fit-il en souriant.
Mehrbânou, qui devait faire circuler le plateau, le tendit à
Mândegâr Ali, qui y déposa deux tomans. Aussitôt le tambourineur
assis dans le coin frappa sur son instrument en psalmodiant :
— Tu as mis deux tomans, ta maison soit bénie !
C’est ainsi qu’on parvint à rassembler quelque trente tomans qui
échurent à Zarrine-Kolâh. Et la séance s’acheva gaiement.
Le lendemain matin Zarrine-Kolâh fit ses adieux à sa mère et à ses
deux sœurs. Mais loin de lui faire bonne figure, sa mère, arborant sur
son visage grêlé comme une pastèque becquetée d’oiseaux une mine
aussi avenante que celle d’un sanglier blessé, la suivit jusqu’à la porte
en la couvrant de malédictions. Zarrine-Kolâh alla ensuite faire ses
adieux à Mehrbânou ainsi qu’à la mère de celle-ci. En embrassant
son amie, elle lui recommanda bien d’allumer un cierge à Bibi
Sakineh le jeudi soir et de rendre la liberté à un pigeon. Puis elle
saisit son petit bagage, son samovar et son chaudron, et se rendit sur
la place, auprès de « l’arbre-aux-vœux », où Gol-Bebou l’attendait.
Elle prit place sur un âne, Gol-Bebou sur l’autre, et ils se mirent en
route pour Téhéran.
Le voyage dura toute une nuit et tout le jour suivant. De joie
Zarrine-Kolâh se sentait des ailes. Elle parlait très fort. Il y avait clair
de lune et Gol-Bebou, bien souvent, ne pouvait se tenir de lui passer
son bras vigoureux autour du cou et déposait sur ses lèvres des
baisers ardents. Sa bouche avait le même goût salé que les larmes. Il
trouvait un heureux présage dans le nom même de Zarrine-Kolâh,
car son village au Māzandarān s’appelait Zarrine-Abâd ou Zarrine-
Kalâ ; cette coïncidence lui paraissait un signe du destin [28].
À Téhéran, deux mois durant, ils vécurent heureux dans une petite
chambre du quartier de Sar-Tcheshmeh. Pendant la journée Gol-
Bebou allait à son travail ; Zarrine-Kolâh balayait le logis,
raccommodait les vêtements, s’occupait de la maison. Le soir ils se
comblaient mutuellement de caresses. Zarrine-Kolâh en avait déjà
complètement oublié son enfance, ses sœurs, sa mère, et jusqu’à son
amie Mehrbânou. Mais… maudites soient les mauvaises
fréquentations !… Au bout de trois mois, les manières de Gol-Bebou
commencèrent à changer. Il se mit le soir à fréquenter le café de Rezâ
le Moustachu ; il y fumait l’opium en compagnie de Kal-Gholâm.
Bientôt il ne donna même plus d’argent à sa femme. Chose étrange,
l’opium, au lieu de le rendre insensible et apathique, agissait sur lui
comme un excitant, le mettait en crise. Dès qu’il rentrait chez lui, il
administrait à Zarrine-Kolâh une bonne volée de coups de fouet. Cela
commençait par des reproches pour des détails infimes : parce
qu’elle avait brûlé le bord de son tchâdor, parce qu’elle avait tardé à
allumer le samovar, parce que l’avant-veille le bouillon était trop
salé. Puis il promenait d’un bout à l’autre de la chambre un regard
étrange, les yeux dilatés et vides, et s’emparait de son fouet. C’était
un fouet de cuir noir, avec deux solides nœuds au bout de la mèche :
celui-là même dont il se servait pour cravacher ses ânes. Il le
brandissait au-dessus de sa tête et il en cinglait les bras, les cuisses,
les reins de Zarrine-Kolâh. Elle n’avait d’autre ressource que de
s’entortiller dans son tchâdor noir en poussant les hauts cris :
aussitôt ameutés, les voisins accouraient, injuriaient Gol-Bebou et
déployaient tous leurs efforts pour le calmer. Il la repoussait
finalement d’un coup de pied et jetait son fouet dans la niche du mur.
Elle n’en continuait pas moins à gémir, lançant une plainte
monotone qu’elle faisait à dessein durer des heures. Cependant Gol-
Bebou, satisfait, allait s’accroupir dans son coin, le dos appuyé au
coffre, et il allumait sa pipe. Sa courte culotte de toile bleue
remontait sur ses cuisses jusqu’à l’aine. La vue de ses jambes
nerveuses, prises dans des guêtres jusqu’à la hauteur d’un empan, le
spectacle de ses cuisses blanches découvertes avaient tôt fait de
changer l’humeur de Zarrine-Kolâh. Enfin Gol-Bebou disait :
— Qu’avons-nous à souper, femme ?
Aussitôt elle se levait avec des coquetteries, allait chercher la
marmite et la vidait dans le grand bol de cuivre. Ils émiettaient leur
pain dans la soupe et le mangeaient avec de l’oignon cru, puis ils
s’essuyaient les mains à la doublure de leur vêtement. C’était
seulement quand elle baissait la lampe et qu’ils étaient sur le point de
se coucher sous le couvre-pied rouge à fleurs vertes et noires que
Gol-Bebou lui mettait un baiser sur ses yeux pleins de larmes qui
leur donnaient un goût salé, et qu’ils faisaient enfin la paix. C’était
tous les soirs la même chose.
Quoique Zarrine-Kolâh se tordît et gémît sous le fouet, en réalité
elle y prenait plaisir. Elle se sentait alors toute petite et toute faible
devant Gol-Bebou, et plus il la fouettait, plus elle s’attachait à lui.
Elle aurait voulu baiser ses mains vigoureuses, ses joues rouges, sa
nuque épaisse, ses bras musclés, son torse velu, ses lèvres charnues,
ses dents puissantes. Elle aimait surtout l’odeur de son corps, cette
odeur d’écurie ; elle aimait ses mouvements brusques ; mais plus que
tout, les coups qu’il lui donnait. Pouvait-on en fin de compte trouver
un meilleur mari ?
Au bout de neuf mois elle eut un fils. Le nouveau-né avait sur les
reins deux marques rouges pareilles à des traces de fouet ; elle était
persuadée que c’était à cause des coups qu’elle avait reçus : l’enfant
en avait hérité. Cela dit, le bébé était malingre, toujours malade.
Zarrine-Kolâh lui avait donné le nom de Mândeh Ali, inspirée par le
souvenir de Mândegâr Ali, l’ancien de Parendak, espérant ainsi lui
porter bonheur en lui annonçant une longue vie.
Quelque temps plus tard les affaires de Gol-Bebou se gâtèrent.
L’un de ses ânes mourut. Il vendit l’autre et dépensa l’argent en
opium ainsi qu’en remèdes et en amulettes de bénédiction pour
soigner son paludisme. Désormais il n’alla plus au travail
qu’irrégulièrement. Un beau jour, l’année suivante, il remit cinq
tomans à Zarrine-Kolâh en lui disant qu’il allait s’absenter une
vingtaine de jours pour son travail. Les vingt jours devinrent un
mois, puis davantage… Certes, Zarrine-Kolâh avait l’habitude de
l’économie, elle restreignit ses rations et celles du bébé et trouva un
travail. Elle pouvait tenir un an, deux ans même, pourvu qu’elle fût
assurée que Gol-Bebou reviendrait, qu’il restait toujours son mari.
Mais elle se disait qu’aucune femme ne pouvait jeter les yeux sur lui
sans succomber à son charme ; elle vivait dans la crainte qu’on le lui
volât. Aussi décida-t-elle de se mettre à sa recherche. Elle frappa en
vain à toutes les portes ; personne ne put la renseigner. Un soir, elle
se résolut à franchir le seuil du café de Rezâ le Moustachu. Elle fut
d’abord saisie à la gorge par la fumée d’opium : elle ne voyait que les
visages blêmes, les yeux exorbités, les figures incroyables de ces
hommes qui berçaient dans l’hypnose leur esprit malade.
Reconnaissant enfin dans cette foule le fameux Kal-Gholâm, elle
l’appela et l’interrogea.
— Bebou ? dit-il. L’est parti… là-bas… reviendra… l’été prochain
quand il gèlera !… Il t’a laissée… plus de famille… Parti à Zinâbâd. Il
m’a dit de le dire à personne.
— Zarrine-Abâd ?
— Ouais, Zinâbâd.
Elle comprit que Gol-Bebou lui avait menti : il l’avait plaquée pour
regagner son village. Il lui avait souvent répété que sa famille vivait à
Zarrine-Abâd, sur la route de Sâri. Il avait là-bas deux frères qui
possédaient un peu de terre. Paresseux comme il était, son rêve, il ne
s’en était pas caché, était de retourner au pays pour se tourner les
pouces. Comme il disait, déjeuner d’un concombre, puis s’adosser au
mur pour faire la sieste, voilà la vraie vie ! Zarrine-Kolâh lui
promettait qu’elle travaillerait pour lui s’ils allaient là-bas. Mais il lui
répondait évasivement.
Elle décida aussitôt de se rendre au Māzandarān pour retrouver
son mari. Un mois, n’était-ce pas bien assez ? Pouvait-elle attendre
encore ? L’absence de Gol-Bebou lui était insupportable. Son souffle
chaud, la tiédeur de son corps, sa toison rude, cette odeur d’écurie, et
maintenant cette absence : tout cela emplissait sa pensée et lui faisait
sentir, avec une absolue certitude, qu’elle ne pouvait vivre sans lui.
Quelles que soient les conséquences, cet homme, il le lui fallait ; elle
n’avait pas le choix. Deux ans qu’elle n’avait pas vécu un jour sans
lui ! Et depuis un mois, plus d’un mois, elle n’en avait aucune
nouvelle !
Elle aspirait à subir de nouveau les coups de ce grand fouet qu’il
destinait aux ânes, à sentir de nouveau, ne fût-ce qu’une seule fois,
les morsures et l’étreinte de Gol-Bebou. Elle baisait sur ses propres
bras les marques bleues du fouet, elle y frottait sa figure, et le passé
lui revenait en mémoire, comme un enchantement. Elle aurait voulu
embrasser, humer, caresser Gol-Bebou de la tête aux pieds, ce qu’elle
n’avait jamais osé faire : comme un trésor dont elle n’aurait su qu’à
présent seulement tout le prix. Lorsque de ses bras rudes il la
pressait contre sa poitrine, c’était pour elle une volupté
indescriptible. Ses sourcils épais, ses gros cils, sa barbe roussie par le
henné, qui se hérissait comme les crins d’un balai, sa tête rasée, son
grand nez, ses joues écarlates, son menton gras, sa large bouche aux
lèvres rouges et à l’haleine brûlante, et ses mâchoires qui se
mouvaient comme les deux pierres d’une meule quand il mâchait son
lavâshak, et ses dents blanches et tranchantes qui s’enfonçaient dans
la pâte à chaque bouchée, et ses tempes qui remuaient, et ses grands
yeux brillants et vides : toute cette physionomie qui aurait épouvanté
un enfant dans l’obscurité, qu’il aurait prise sans doute pour celle
d’un croquemitaine, était aux yeux de Zarrine-Kolâh le visage même
de la beauté.
En revanche le souvenir de son enfance la faisait trembler de tous
ses membres. Pour rien au monde elle n’aurait voulu connaître à
nouveau la souffrance et l’humiliation des gifles, des injures, des
imprécations de jadis. Gol-Bebou n’était-il pas l’ange qui l’avait
sauvée ? Elle aurait bien aimé revoir son amie Mehrbânou, la fille de
la voisine, mais il n’était pas question pour elle de revenir à la
maison, de retrouver toutes ces vieilles figures, ces caractères aigris
que le temps n’avait pas dû arranger. Elle préférait cent fois la mort,
plutôt que d’avoir à retourner dans son village. Elle se rappela la
chanson que Keshvar Soltân chantait en battant son tambourin, le
jour de ses noces :

Chez papa-maman c’est tout du nanan.


Mais chez ton mari ce sera pas une vie.
À la mariée bonne chance, au gué !

Zarrine-Kolâh aimait encore mieux la vie que lui faisait mener son
mari que le nanan de chez papa-maman. Elle aurait mendié au coin
de la rue plutôt que d’y retourner. Non ! elle entendait encore les
imprécations de sa mère le jour du mariage. Elle la voyait agitant au-
dessus du foyer ses mains osseuses et tavelées, tout comme si elle eût
réellement conversé avec ces puissances occultes dont elle invoquait
l’assistance : « Ce foyer, je voudrais que tu y tombes la tête la
première ! Ces noces… ah, je souhaite qu’elles t’en fassent baver,
qu’elles te portent deuil !… »
Retourner là-bas pour se faire harceler de commandements,
couvrir d’injures si elle dit blanc, accabler de coups si elle dit noir !
Entendre sa mère triompher : « Je te l’avais bien dit : c’était trop
beau pour toi ! tu ne le méritais pas, d’avoir un Gol-Bebou pour
mari ! » Et se faire encore traiter de tous les noms ! Elle frémissait
rien que d’y penser. Non ! n’importe quelle humiliation plutôt que de
rentrer chez sa mère !
Aussi se refusait-elle à envisager l’idée qu’elle pourrait ne pas
revoir Gol-Bebou. Lui seul était capable de rendre la lumière à son
regard éteint, de redonner vie à son corps étiolé. Il fallait à tout prix
qu’elle le retrouvât. Et si par hasard il avait pris une autre femme ou
qu’il ne veuille plus d’elle, pourvu qu’il la tolère à proximité, elle ne
demandait pas plus : en mendiant sur son chemin, elle le verrait au
moins une fois par jour. Qu’il la batte, qu’il la chasse, qu’il l’humilie,
c’était toujours mieux que de retourner dans sa famille – cela, c’était
littéralement impossible, elle était ainsi faite. Son enfant même, le
petit Mândeh Ali, elle ne s’y intéressait pas beaucoup, elle
n’éprouvait guère plus d’affection à son égard que sa mère n’en avait
eu pour elle. Mais pour le moment elle avait besoin de lui, car elle
connaissait le dicton qui veut qu’un enfant soit comme la cheville de
la paire de ciseaux, et elle comptait bien se servir de cette arme. Elle
espérait par ce moyen faire renaître quelque attachement dans le
cœur de Gol-Bebou. C’est pourquoi elle prenait soin de bien nourrir
le bambin en le gavant de fruits. À part cela, la seule chose qui
l’attachât un peu à lui, c’était que ses cheveux avaient exactement la
même couleur que ceux de Gol-Bebou, voilà tout. Pour le faire tenir
tranquille et l’empêcher de pleurer, elle lui administrait de temps à
autre une petite boule d’opium, si bien qu’il somnolait en
permanence, le regard perdu.
Elle était absolument certaine de retrouver Gol-Bebou en
questionnant de droite et de gauche. Son cœur, son désir le lui
affirmaient. Et ses pressentiments ne l’avaient jamais trompée. Le
jour où elle décida de partir à sa recherche, elle mit un cierge à la
fontaine près de chez elle en faisant le vœu de le retrouver coûte que
coûte [29]. Puis elle vendit, pour trois tomans et quatre rials, le
samovar de laiton et le chaudron de cuivre qui constituaient tout son
trousseau. Elle employa douze rials à payer ses dettes aux
boutiquiers du quartier. Les deux tomans et les deux rials qui
restaient serviraient à couvrir les frais du voyage. Elle fourra toutes
les bricoles qu’elle possédait dans un vieux coffre qu’elle confia au
propriétaire de la maison, en gage de ce qu’elle lui devait. Puis elle fit
un ballot de deux robes et d’un vêtement pour le bébé, à quoi elle
ajouta un peu de pain et de fromage, avec deux morceaux de
lavâshak – de ce lavâshak dont Gol-Bebou savait si bien se régaler !
Enfin, après trois jours de démarches, elle obtint un permis de
circuler l’autorisant à prendre la route du Māzandarān. Le lendemain
au petit matin elle était partie, mais dans son affolement, au lieu de
prendre une voiture à destination du Māzandarān, elle était par
erreur montée jusqu’à Shemirân. C’est ainsi qu’un agent de police
avait dû la faire ramener en ville, où elle avait enfin trouvé un
véhicule allant dans la bonne direction.
La nuit tombait quand la camionnette s’arrêta à Shâhi. Dans les
rues bordées d’immeubles modernes, on voyait passer des hommes
basanés, chaussés de guivehs, vêtus de tuniques et de pantalons
bleus, qui ressemblaient à Gol-Bebou. Deux voyageurs descendirent,
ce qui fit un peu de place. Et l’on repartit. La nuit était brumeuse et
humide. Zarrine-Kolâh se sentait pénétrée d’une paix mystérieuse :
de celle qu’on éprouve parfois, curieusement, quand on arrive dans
une ville étrangère, sans argent, sans espoir, sans avenir. Elle était
lasse, elle avait soif et un peu faim. Les mouvements de la voiture, le
ronronnement du moteur, l’obscurité, la présence animale de ces
gens autour d’elle, le souffle régulier de son fils, la fatigue surtout
finirent par l’assoupir.
Quand elle s’éveilla, c’était Sâri. Elle ramassa son baluchon, prit
son enfant sur le bras et descendit. La ville silencieuse était plongée
dans les ténèbres. On aurait dit que les maisons, les arbres, les
buissons étaient faits de fumée ou de suie noire, sans consistance. Le
hurlement plaintif et lointain d’un oiseau de nuit résonnait par
intervalles. Les réverbères jetaient de faibles lueurs. Au balcon d’une
maison voisine se tenait une jeune fille, la tête couverte d’un tchâdor
blanc. Mais Zarrine-Kolâh ne regardait pas autour d’elle. Elle
n’entendait que la voix de Gol-Bebou, ne voyait que son image. Elle
demanda le chemin de Zarrine-Abâd à deux hommes assis devant
une épicerie : ils lui répondirent que c’était sur la grand-route. Il y
avait là un bol plein d’eau ; elle y but, puis machinalement s’éloigna
de quelques pas, se sentant étrangère à tout et à tous. Et pourtant,
comme elle se savait désormais tout près de Gol-Bebou, son
inquiétude s’était dissipée. L’endroit lui paraissait accueillant,
familier. Finalement, tirant un rial du coin de son fichu, elle acheta
du pain frais avec quelques herbes et un peu de shireh, et s’installa
sur le seuil d’une maison, sous un réverbère. Elle mangea et fit
manger l’enfant. Puis elle alla dormir à l’abri d’une arche.
À l’aube elle gagna la place centrale où, après une heure de
marchandage, elle loua un âne pour se faire conduire à Zarrine-
Abâd. Le temps nuageux, lourd, oppressant, semblait receler quelque
sourde menace. Le front de l’enfant, dévoré de piqûres de
moustiques, était tout enflé. Ballottée au rythme des pas de sa
monture, tantôt au soleil, tantôt sous l’ondée, Zarrine-Kolâh longea
des prairies, franchit des fondrières, dans un paysage magnifique de
vertes montagnes et de riches vallées. Les nuages étaient blancs ou
À
gris, changeants comme les plumes au ventre des canards. À
Assiâssar, ils essuyèrent une violente averse et durent s’abriter sous
un arbre. Le tchâdor, trempé, sentait l’amidon et la crasse. Enfin ils
purent repartir. Zarrine-Kolâh, serrant toujours le bébé contre sa
poitrine, gardait les yeux fixés sur le chemin, juste devant le nez de
l’âne. Le cœur battant, elle ne pensait qu’à une chose : à ce
qu’allaient être ses retrouvailles avec Gol-Bebou.
Ils arrivèrent à Zarrine-Abâd vers midi. Mais quand Zarrine-
Kolâh, ayant mis pied à terre, voulut payer l’ânier, elle s’aperçut que
le coin de son fichu s’était déplié et que l’argent n’y était plus. L’avait-
on volé ? Non, personne n’aurait pu le prendre sans qu’elle s’en
aperçût. L’avait-elle, dans sa rêverie, oublié quelque part ou laissé
tomber par inadvertance ? C’était bien possible. De toute façon cela
ne changeait rien. Après bien des criailleries, l’ânier, qui avait
l’accent turc, lui arracha des mains son baluchon, sauta sur l’âne et
hue ! il avait filé. Mais après tout qu’importait ? N’était-elle pas
arrivée à destination, n’était-elle pas tout près de Gol-Bebou, dans
son village même ? Elle allait trouver la maison, lui raconter son
voyage, et tout s’arrangerait. De toute façon, pour un seul des
cheveux de cet homme, n’aurait-elle pas donné tout l’or du monde ?
Elle considéra les alentours. Ce n’était qu’un petit village perdu au
fond d’une médiocre vallée, tout juste entouré de quelques champs
fertiles. Choses et gens semblaient plongés dans le sommeil. Un
chien de berger aboyait au loin. Une voix d’homme appelait :
« Bebou ! hé ! Bebou ! » À ce nom Zarrine-Kolâh se sentit défaillir.
Mais l’homme qui répondit à cet appel n’était pas son Gol-Bebou.
Deux oies somnolentes dans une cahute. Une poule qui gratte
consciencieusement la terre à la recherche d’une graine. Sur un tas
d’ordures, un vieux seau, un bout de tissu vert déchiré, quelques
épluchures de concombre. Un peu plus loin deux poules immobiles,
perchées sur une patte, bizarrement recroquevillées. Seul le menu
pépiement des moineaux animait passagèrement la scène d’un bruit
familier. Sur la place, trois petits paysans bouche bée contemplaient
la jeune femme. Un vieillard était assis sur un tas de bûches devant la
droguerie. Dans le ciel, un vol de canards sauvages filait sur une
seule ligne, pareil à une chaîne tendue.
Zarrine-Kolâh s’adressa au vieillard :
— Où est la maison de Bâbâ Farrokh ?
Il lui désigna une maison assez haute à quelque distance :
— Tu vois cette maison avec un balcon ? C’est là [30].
Serrant son fils contre elle, elle marcha dans la direction indiquée,
le cœur gonflé d’espoir. Elle frappa enfin à la porte. Une femme âgée
au visage grêlé vint ouvrir :
— Qui cherches-tu ?
— Je voudrais voir Gol-Bebou.
— Que lui veux-tu ?
— Je suis sa femme. J’arrive de Téhéran. Et voici Mândeh-Ali, son
fils.
— Oh, oh ! mais cette femme dont tu parles, Gol-Bebou l’a
abandonnée depuis longtemps, il l’a répudiée… Qu’est-ce que tu
racontes ?
Et elle se tourna vers la cour :
— Hé ! Bebou ! Bebou !
La rude figure de Gol-Bebou apparut à une porte. Il avait les yeux
tout gonflés et ensommeillés ; son col largement ouvert laissait voir
la toison qui lui couvrait la poitrine. Une femme maigre et jaune avec
de grands yeux vint se coller à lui ; ses bras et son front portaient des
traces de fouet. Elle tremblait en agrippant le bras de Gol-Bebou,
comme si elle craignait qu’on lui arrachât son homme. Zarrine-Kolâh
n’eut qu’un cri :
— Bebou !… Bebou mon chéri, c’est moi !
Il la regarda droit dans les yeux :
— Va-t-en, je ne te connais pas.
La vieille intervint à son tour :
— Laisse mon fils tranquille ! Tu n’as pas honte, espèce de
traînée : nous amener ton bâtard pour le lui faire gober !
— Elle est folle, ajouta Gol-Bebou, elle se trompe de porte.
Zarrine-Kolâh restait stupéfaite. Elle n’avait pas prévu ce
reniement. Elle en ressentit un tel dégoût qu’elle en oublia sur-le-
champ toutes les qualités de Gol-Bebou et qu’elle répondit, sur le ton
de la dérision :
— Eh bien, prends-le, ton fils, élève-le ; moi, je n’ai pas les
moyens.
— Un fils de pute, oui, fit la vieille. Sait-on seulement où elle l’a
ramassé ?
Zarrine-Kolâh avait compris que la partie était perdue. Elle
regarda Gol-Bebou. Il avait l’air furieux, avec dans les yeux une
expression féroce qu’elle ne lui avait jamais vue : une expression qui
lui signifiait qu’il s’était assuré la vie qu’il voulait, qu’il était son
maître, qu’il avait atteint son but et qu’il ne se laisserait pas
déranger. Le regard de mépris qu’il lui jetait indiquait clairement
qu’il se refuserait même à la voir. Elle sut qu’il était vain d’insister.
Un bref instant, elle considéra avec envie les marques bleues sur la
peau de la jeune femme qui se collait à Gol-Bebou, puis elle se
retourna brusquement, le regret au cœur, et s’en fut sous les injures
de Kâs Aghâ : la méchante vieille agitait ses mains osseuses tout
comme eût fait sa propre mère, la vouant à toutes les malédictions
du ciel, dans un dialecte qu’elle ne comprenait pas.
À pas lents elle se dirigea vers la place du village. Soudain, comme
saisie par une inspiration, elle s’arrêta et déposa devant une porte
l’enfant qui somnolait :
— Reste là, mon petit, je reviens.
L’enfant resta là, calme et docile, comme une poupée de chiffon.
Zarrine-Kolâh n’avait pas l’intention de revenir : elle ne l’embrassa
même pas ; cet enfant ne lui servait plus à rien, n’était plus qu’une
charge, une bouche à nourrir. Elle s’en débarrassait comme Gol-
Bebou l’avait rejetée, comme sa mère l’avait chassée. C’était l’amour
maternel tel qu’elle l’avait appris.
Non, elle n’avait nul besoin de cet enfant. Elle avait maintenant les
mains libres : sans un sou, sans enfant, sans bagage. Elle respira
profondément. Elle était libre ; elle savait enfin où elle en était.
En arrivant à la place, elle jeta un regard autour d’elle. Le vieillard
était toujours là, devant la droguerie, à croire qu’il avait passé toute
sa vie sur ce tas de bûches et qu’il y avait vieilli sur place. Les trois
gamins jouaient dans le sable près de la boutique. Un grand coq
qu’elle n’avait pas remarqué battit des ailes et poussa son cri éraillé.
Bêtes et gens, chacun vaquait à ses occupations sans s’occuper d’elle.
Personne ne se retourna pour la regarder.
La vie continuait donc, indifférente au destin de la jeune femme.
Qu’allait-il lui arriver ? Dépourvue de toute protection, elle désirait
s’enfuir le plus vite possible : qu’au moins elle soit définitivement
libérée de l’enfant. Elle serait ainsi déchargée de toute responsabilité.
L’atmosphère était chaude, humide, étouffante ; de rares souffles
d’air faisaient songer à l’haleine brûlante d’un malade en proie à la
fièvre. Sans projet défini, Zarrine-Kolâh longea quelques rues,
frôlant les murs des maisons d’un pas rapide, jusqu’à atteindre la
lisière des champs. Elle regagna enfin la grand-route.
Elle aperçut tout de suite, venant vers elle, un jeune homme
robuste, rose et blanc ; un fouet à la main, il montait un âne et en
poussait un autre devant lui. Les clochettes tintaient au cou des
bêtes. Dès qu’il fut à sa hauteur, elle lui adressa la parole :
— S’il te plaît, jeune homme.
Il arrêta sa monture :
— Que veux-tu ?
— Je ne suis pas d’ici, je n’ai personne. Laisse-moi monter.
De la main elle désignait l’âne. Il mit pied à terre et la fit monter.
Puis il sauta sur l’autre bête, sans se retourner, sans même un
regard. Il avait brandi son fouet et cinglait déjà la croupe de l’âne qui
se mit en marche en secouant ses clochettes. Comme ils passaient
près d’un champ d’orge, il s’arrêta pour cueillir un épi qu’il plaça
entre ses dents et se mit à siffler un air qui sonnait familièrement aux
oreilles de Zarrine-Kolâh. C’était celui que chantait Gol-Bebou
pendant les vendanges, le jour où elle l’avait rencontré dans la vigne :

Bergère des monts, ah hây la la !


Allons aux champs, ah hây la la !
Une gerbe de riz, deux gerbes de riz,
Viens, allons aux champs, ah hây la la !
Viens, allons sous l’abri, petite sœur.

Elle vit toute sa vie défiler devant ses yeux, sa jeunesse, les
malédictions de sa mère, cette nuit de clair de lune où elle avait fait le
voyage de Téhéran toute jeune mariée, les imprécations de la mère
de Gol-Bebou. Elle avait faim et soif, et pourtant elle sentait une joie
sourdre au fond d’elle-même. Elle ne savait pas où elle allait, mais
elle se disait que peut-être cet homme aussi donnait des coups de
fouet, que lui aussi peut-être sentait l’âne et l’écurie.
LE TCHÂDOR

Hâdji Morâd [31], de la plate-forme de sa boutique, sauta lestement


dans l’allée du bazar. Il secoua les plis de sa tunique grise, rajusta sa
ceinture d’argent, passa la main sur sa barbe teinte au henné et
appela Hassan son commis pour l’aider à fermer le magasin. Tirant
alors de sa poche quatre pièces de monnaie, il les tendit à Hassan –
qui le remercia puis s’éloigna à grands pas en sifflotant et se perdit
dans la foule. Hâdji jeta sur ses épaules le manteau de couleur brune
qu’il avait pris sous son bras, et après un dernier regard alentour, il
se mit en route avec dignité. À chaque pas ses souliers neufs
crissaient. La plupart des boutiquiers le saluaient au passage et lui
adressaient un mot aimable :
— Bonjour, Hâdji… Comment vas-tu, Hâdji ?… On ne te voit plus,
Hâdji !…
Ces paroles bourdonnaient doucement à ses oreilles : surtout le
titre de « hâdji », auquel il était particulièrement sensible.
Secrètement flatté, il répondait aux salutations avec un sourire
condescendant.
Cette appellation de « hâdji » dont on l’honorait, il savait bien
qu’il n’y avait pas droit, car il n’était jamais allé en pèlerinage à La
Mecque. Simplement, à la mort de son père, alors qu’il était encore
enfant, sa mère, selon la volonté du défunt, avait vendu la maison,
réalisé leurs biens, et avec tout ce qu’ils possédaient, ils étaient allés
s’installer à Kerbela [32]. Au bout d’un an ou deux ils avaient tout
dépensé et s’étaient retrouvés dans la misère. Hâdji, seul et à grand-
peine, avait gagné Hamadan où vivait son oncle. Bientôt ce dernier
était mort, le laissant pour unique héritier. Et comme l’oncle était
connu au bazar sous le nom de « Hâdji », le jeune homme avait
hérité du titre en même temps que du magasin. Il n’avait aucune
famille en ville. Deux ou trois fois, il s’était enquis du sort de sa mère
et de sa sœur restées à Kerbela, mais il n’avait reçu aucune nouvelle ;
il n’avait même pas pu retrouver leur trace.
Hâdji s’était marié deux ans auparavant. Il n’était pas heureux en
ménage. Depuis quelque temps les disputes étaient continuelles.
Rien n’irritait plus Hâdji que les piques et les sarcasmes que sa
femme lui décochait. Pour lui rabattre le caquet il s’était mis à la
rouer de coups. Parfois il s’en repentait et bien vite ils
s’embrassaient, impatients de faire la paix. Le fait qu’il n’avait pas
encore d’enfant accroissait son irritation. À plusieurs reprises ses
amis lui avaient conseillé de prendre une seconde épouse, mais cette
solution ne le séduisait pas. Il n’était pas naïf au point de ne pas se
rendre compte qu’une femme supplémentaire ne ferait qu’augmenter
ses ennuis. Aussi n’écoutait-il ces conseils que d’une oreille.
D’ailleurs sa femme était encore jeune et jolie. Avec le temps ils
s’étaient accoutumés l’un à l’autre, et somme toute ils ne vivaient pas
plus mal que d’autres. Hâdji lui-même n’était pas vieux et pouvait
encore espérer que le ciel bénirait leur union. Il ne voulait donc pas
répudier sa femme. Mais il ne pouvait se débarrasser de l’habitude de
la battre. Et elle, de son côté, devenait de plus en plus insupportable.
Ainsi la veille au soir s’était-elle montrée particulièrement
désagréable, et le torchon brûlait entre eux de plus belle.
Tout en grignotant des graines de pastèque dont il recrachait
l’écorce entre ses dents, Hâdji passa la porte du bazar. Il respira l’air
frais du printemps, et songea qu’il allait falloir rentrer à la maison où
la dispute recommencerait, et que ce serait encore à qui aurait le
dernier mot pour aboutir comme toujours à la bataille. Puis viendrait
le dîner, au cours duquel ils se regarderaient en chiens de faïence,
puis le moment de se coucher… C’était le jeudi soir : il savait qu’il y
aurait au menu du sabzi polo… Il ruminait ces pensées en laissant
errer son regard de-ci de-là. Les paroles de sa femme lui revinrent à
l’esprit :
— Va donc, hâdji à la manque ! Un beau hâdji, oui, avec une mère
et une sœur qui traînent les rues à Kerbela ! Quand je pense que
Mashadi Hosseyn le changeur m’avait demandée en mariage ! Je me
demande bien pourquoi je n’ai pas accepté, pourquoi j’ai choisi ce
bon à rien, ce hâdji d’occasion !…
Il se mordit les lèvres : il lui semblait que s’il rencontrait sa femme
à cet instant, il l’étriperait de grand cœur.
Il avait atteint l’avenue du Bord-de-l’Eau. Il jeta un regard aux
saules verdoyants qui bordaient le canal et songea qu’il serait
plaisant, le lendemain vendredi, d’aller passer la journée dans la
vallée de Morâd Bek avec quelques bons amis et tout le nécessaire
pour le pique-nique. Au moins il éviterait une journée à la maison,
désagréable pour lui autant que pour sa femme.
Il arrivait à l’angle de la rue qui menait chez lui quand il avisa
soudain une silhouette qu’il crut reconnaître pour celle de sa femme :
elle venait de le dépasser sans prendre garde à lui. Oui, c’était bien
elle ! Non que Hâdji fût plus que les autres capable d’identifier son
épouse sous le voile, mais ce tchâdor bordé de blanc était un signe
qui lui permettait de la distinguer entre mille. C’était bien elle, il n’y
avait pas à en douter. Mais comment se trouvait-elle dehors à cette
heure et sans sa permission ? Elle n’était pas venue au magasin où
elle aurait pu avoir à faire. Où donc avait-elle pu aller ? Hâdji pressa
le pas pour la rejoindre. Oui, c’était bien sa femme, et elle ne se
dirigeait pas vers la maison ! Il fut pris soudain d’une colère
irrésistible, il aurait voulu l’étrangler. Il cria son nom :
— Shahrbânou !
La femme se retourna et, comme effrayée, accéléra l’allure. Hâdji
était hors de lui. Non seulement elle était sortie sans sa permission,
mais elle ne répondait même pas quand il l’appelait. C’en était trop.
Il appela une seconde fois :
— Hé là ! je te parle ! Où étais-tu à cette heure ? Arrête un peu que
je te dise deux mots !
La femme s’arrêta et se mit à crier :
— Non, mais qu’est-ce qui lui prend, à ce voyou ? De quoi se mêle-
t-il ? En voilà des manières, de s’en prendre aux femmes dans la rue !
Fais un peu attention à ce que tu dis ! Où te crois-tu donc ? Je vais
t’apprendre, moi ! Au secours ! Au secours ! Au fou, à l’ivrogne !
J’appelle un agent… Monsieur l’agent ! Monsieur l’agent !…
L’une après l’autre les portes des maisons s’ouvraient. Les gens
commençaient déjà à faire cercle, et ce fut bientôt autour d’eux une
vraie foule qui ne cessait de grossir. Hâdji était écarlate ; les veines se
gonflaient sur son front et le long de son cou. Lui qui était connu de
tout le monde au bazar, il était là, au centre d’un attroupement, avec
cette femme qui gardait le visage voilé et qui appelait un agent à
grands cris. Il vit rouge et, reculant d’un pas, il lui administra à toute
volée une taloche qu’elle reçut en pleine figure malgré l’écran du
tchâdor.
— N’essaie pas de changer ta voix, je t’ai reconnue tout de suite.
Demain, dès demain, tu entends, je te répudie. Ah, Madame court les
rues sans se soucier de moi ! Madame voudrait me déconsidérer ! Je
pourrais en dire, des choses, si je voulais, devant tout le monde !
Effrontée ! Soyez témoins, vous autres, demain je répudie cette
femme. Depuis longtemps j’avais des doutes. Je prenais sur moi, je
me contenais. Mais ma patience est à bout. Vous tous, soyez témoins,
cette femme qui me déshonore, demain… soyez témoins…
Mais la femme, tournée vers la foule, criait de son côté :
— Regardez-moi ces poltrons ! Alors, vous ne dites rien ? Vous
laissez ce malotru s’en prendre aux femmes en pleine rue ? Si
Mashadi Hosseyn était là, il vous ferait comprendre, lui ! Ah ! quand
bien même il ne me resterait qu’un jour à vivre, j’aurai ma
vengeance, et telle que même sur du pain des chiens n’en voudraient
pas ! Quand je pense qu’il n’y en a pas un pour demander des
comptes à ce bonhomme ! Mais pour qui se prend-il ? Ah ! je t’en
réponds, il t’en cuira… Monsieur l’agent !…
Quelques personnes s’interposèrent enfin et entreprirent de tirer
Hâdji à l’écart. À ce moment un agent fit son apparition : les gens
s’écartèrent pour lui faire place. Hâdji, la femme au tchâdor bordé de
blanc et deux ou trois témoins prirent avec lui le chemin du poste de
police. Tout en cheminant, chacun donnait à l’agent sa version de
l’incident, tandis que d’autres badauds se joignaient à la petite
troupe, curieux de connaître le dénouement de l’affaire. Hâdji
ruisselait de sueur, honteux de se faire voir ainsi aux côtés d’un
policier. Il avait des doutes maintenant. En regardant plus
attentivement, il s’aperçut que les boucles des chaussures et les bas
n’étaient pas ceux de sa femme. Les renseignements que cette dame
donnait à l’agent semblaient justes : c’était la femme de Mashadi
Hosseyn le changeur, qu’il connaissait bien. Il se rendait compte un
peu tard de sa méprise. Qu’allait-il se passer ?
Ils arrivèrent au poste de police. Tandis que les autres restaient
dehors, l’agent fit entrer Hâdji et la femme dans une salle où deux
officiers étaient assis derrière un bureau. L’agent se mit au garde-à-
vous, fit son rapport, puis se retira au fond de la pièce. L’un des
officiers se tourna vers Hâdji :
— Votre nom ?
— Hâdji Morâd, Monsieur, pour vous servir. Au bazar tout le
monde me connaît.
— Profession ?
— Marchand de riz. J’ai une boutique au bazar. Si vous avez
besoin de quoi que ce soit, vous pouvez compter sur moi.
— Est-il vrai que vous ayez manqué de respect à cette dame et que
vous l’ayez frappée en pleine rue ?
— Que voulez-vous, je croyais que c’était ma femme.
— Qu’est-ce qui vous le faisait croire ?
— La bordure de son voile : elle est blanche.
— Et vous ne reconnaissez pas la voix de votre femme ! C’est
bizarre.
Hâdji poussa un soupir :
— On voit bien que vous ne la connaissez pas, cette peste ! Elle
imite les cris de tous les animaux. Quand elle revient des bains, elle
prend la voix de toutes les femmes qu’elle a rencontrées et elle les
singe toutes. J’ai cru qu’elle contrefaisait sa voix pour me tromper.
— Quel toupet ! s’écria la femme. Vous êtes témoin, monsieur
l’agent, il m’a giflée publiquement devant des centaines de
personnes, et à présent voilà qu’il fait l’innocent ! C’est trop fort !
Monsieur se croit peut-être tout permis ! Ah, si Mashadi Hosseyn
savait, je vous jure que ça ne se passerait pas comme ça ! Il le lui
ferait payer, et comment ! S’en prendre à sa femme ! Monsieur
l’officier !…
— C’est bien, Madame, nous n’avons plus besoin de vous, vous
pouvez disposer. Nous allons nous occuper de Monsieur.
— J’ai confondu, je vous le jure, reprit Hâdji, c’est une simple
erreur. Vous n’allez tout de même pas me traiter comme un
malandrin ! Je suis connu, vous savez. J’ai ma réputation.
L’officier griffonna quelques mots sur un papier, qu’il tendit à
l’agent. On amena Hâdji devant un autre bureau pour payer
l’amende. D’une main tremblante il compta les billets de banque et
les déposa sur la table. Ensuite on l’emmena dehors, devant la porte
du poste. Les spectateurs chuchotaient entre eux. On retira le
manteau que Hâdji portait sur les épaules et un homme vint se
camper près de lui, un fouet à la main. Hâdji, de honte, baissait la
tête. Il subit sans broncher les cinquante coups de fouet. Quand ce
fut fini, il tira de sa poche un large mouchoir de soie et s’épongea le
front. On lui rendit son manteau, qu’il jeta négligemment sur ses
épaules, l’un des pans traînant par terre. Puis, tête basse, il reprit le
chemin de la maison, en s’efforçant de marcher avec précaution pour
étouffer le crissement de ses chaussures.
Deux jours plus tard, il répudiait sa femme.
LA SŒUR AÎNÉE

Âbdji Khânoum était la sœur aînée de Mâhrokh, mais quiconque


n’était pas au courant ne pouvait pas croire à les voir qu’elles fussent
sœurs [33]. Âbdji était grande et maigre, elle avait le teint mat, les
lèvres épaisses, les cheveux noirs, et somme toute était plutôt laide.
Mâhrokh était petite et blanche, avait le nez court, les cheveux
châtains, des yeux enjôleurs, et quand elle riait une fossette se
dessinait sur sa joue. Par leur manière d’être aussi elles étaient très
différentes. Âbdji depuis l’enfance était grondeuse, tracassière et peu
sociable, au point qu’il lui arrivait de bouder sa mère jusqu’à des
deux ou trois mois d’affilée. Sa sœur au contraire était accueillante,
aimable, accommodante et rieuse ; Naneh Hassan la voisine l’avait
surnommée « la Favorite ». Leurs parents avaient eux-mêmes une
préférence pour Mâhrokh qui était la petite dernière et l’enfant gâtée.
Depuis son plus jeune âge Âbdji avait été battue et querellée par sa
mère, mais celle-ci en public, devant les voisins, faisait mine de
s’inquiéter pour elle. « Cette malheureuse, disait-elle en levant les
mains au ciel, qu’allons-nous en faire, hein ? Qui voudra d’une fille
aussi laide ? J’ai bien peur qu’elle ne nous reste sur les bras. Une fille
qui n’a ni dot ni beauté ni esprit, quel misérable irait l’épouser ? »
À force d’entendre prononcer de telles paroles devant elle, Âbdji
avait fini elle-même par désespérer de se marier jamais. Elle passait
le plus clair de son temps dans les dévotions et avait abandonné
toute idée de mariage, pour la bonne raison qu’elle n’avait pas trouvé
de prétendant. Quand une fois on avait voulu la marier à Kalb
Hosseyn, l’ouvrier menuisier, c’est celui-ci qui s’était récusé. Mais
Âbdji racontait partout qu’elle avait refusé la proposition : « Pff ! ces
jeunes gens d’aujourd’hui, ce ne sont tous que des ivrognes et des
bons à rien. Ne me parlez pas de mariage ! »
C’est ce qu’elle disait pour la galerie, mais on voyait bien que, dans
le fond de son cœur, Kalb Hosseyn lui plaisait et qu’elle n’aurait pas
demandé mieux que de l’épouser. Cependant, comme depuis l’âge de
cinq ans elle entendait répéter qu’elle était laide et que personne ne
voudrait d’elle, se voyant privée des joies de ce monde, elle
s’employait, à force de prières et de dévotions, à s’assurer celles de
l’au-delà. C’était sa consolation. Vraiment le beau malheur, se disait-
elle, que de n’avoir pas part aux plaisirs de cette vie éphémère quand
on peut espérer les jouissances de l’éternité ! Un jour viendrait où
tous les favorisés de la nature, y compris sa sœur, ne souhaiteraient
que d’être à sa place !
Quand arrivaient les mois de moharram et de safar, c’était son
heure : elle courait se montrer partout. Il n’y avait pas une séance de
récitation du « Jardin des martyrs » où elle ne siégeât au meilleur
endroit, pas un spectacle de taazieh où elle n’eût réservé sa place une
heure avant midi. Tous les récitants la connaissaient et tous étaient
désireux de l’avoir au pied de leur chaire pour créer l’ambiance par
ses pleurs, ses lamentations, ses hurlements de douleur. À force de
les avoir entendus, elle connaissait par cœur tous les textes qu’ils
déclamaient. Elle passait même pour s’y entendre en casuistique et
les voisins venaient lui soumettre leurs problèmes de pratique
religieuse.
Au petit jour c’était elle qui éveillait la maisonnée. Elle allait
d’abord dans la chambre de sa sœur la tirer du lit d’un coup de pied
en la houspillant : « Alors, tu attends midi pour te lever ? Et ta
prière ! » La malheureuse se levait tout ensommeillée, faisait ses
ablutions rituelles et s’apprêtait à la prière. L’appel du muezzin, le
chant du coq, la brise de l’aube, le bourdonnement de la prière… tout
cela mettait Âbdji dans un état d’âme spécial, un état de spiritualité
où elle sentait distinctement l’approbation de sa conscience. Elle se
disait : « Si Dieu ne m’admet pas au paradis, qui donc y admettra-t-
il ? » Pendant le reste de la journée, après les menus travaux de la
maison, accompagnés de réprimandes aux uns et aux autres, elle
prenait en main son grand chapelet dont la couleur noire avait jauni
tant elle l’avait égrené, et elle se mettait à prononcer ses
bénédictions. Son seul vœu était désormais de faire à tout prix le
voyage de Kerbela et de s’établir auprès des lieux saints.
Sa sœur ne partageait pas son zèle pour les choses de la religion.
Elle se contentait de vaquer aux soins de la maison. Plus tard, quand
elle atteignit ses quinze ans, elle alla se placer comme domestique.
Âbdji, malgré ses vingt-deux ans, restait chez ses parents. Dans son
for intérieur elle enviait sa sœur. Pendant l’année et demie que celle-
ci fut absente, pas une fois elle n’alla la voir ni ne prit de ses
nouvelles. Mâhrokh venait tous les quinze jours visiter sa famille,
mais, comme par hasard, Âbdji était alors en train de se disputer
avec une voisine, ou bien elle allait à la prière et y restait deux ou
trois heures. Le soir quand ils étaient tous réunis, elle décochait des
piques à sa sœur ou se mettait à la prêcher au sujet de la prière, du
jeûne, de la pureté rituelle ou des « points litigieux ».
« Celle qui ne se voile pas bien la figure, proclamait-elle, sera en
enfer pendue par les cheveux… Celle qui médit d’autrui aura la tête
grosse comme une montagne et le cou fin comme un cheveu… Il y a
dans l’enfer des serpents plus terribles que des dragons… » Et autres
gentillesses du même acabit.
Mâhrokh sentait bien toute cette jalousie, mais elle n’en laissait
rien paraître. Un jour, dans l’après-midi, elle arriva à la maison, eut
avec sa mère un conciliabule à voix basse et s’en retourna. Âbdji,
installée à l’entrée de la pièce d’en face, les observait en fumant le
ghalyân. Mais par dépit elle s’abstint de demander à sa mère de quoi
il s’agissait et celle-ci ne lui en dit rien.
Le soir, le père rentra du chantier de construction où il travaillait :
il retira son bonnet rond taché de plâtre, se déshabilla, saisit sa
blague à tabac et sa pipe et monta fumer sur la terrasse. Âbdji, toutes
affaires cessantes, vint alors aider sa mère à disposer le samovar de
fer-blanc, la marmite, le grand bol de cuivre, les condiments au
vinaigre et les oignons, puis tous trois prirent place sur le tapis de
guelim. C’est alors que la mère attaqua le sujet de tant de mystères :
— Abbâs, le domestique de la maison où travaille Mâhrokh, désire
l’épouser. Ce matin, quand j’étais seule à la maison, sa mère est
venue faire la demande. Ils veulent organiser les noces pour la
semaine prochaine. Ils donnent vingt-cinq tomans de shirbahâ,
trente tomans de douaire, avec un miroir, des « tulipes » [34], un
Coran, une paire de souliers, des gâteaux, un sachet de henné, un
foulard de taffetas, un pantalon de lamé…
Le père, tout en agitant pour se rafraîchir un éventail bordé d’un
galon rouge et en dégustant son thé, un morceau de sucre entre les
dents, hocha la tête et laissa tomber : « Très bien, tant mieux, pas
d’objection », sans manifester d’étonnement ni de contentement ni
faire aucun commentaire, comme s’il avait peur de sa femme.

Â
Quant à Âbdji, son sang ne fit qu’un tour. Dès qu’elle eut compris
de quoi il s’agissait, incapable de supporter le récit détaillé des
tractations, elle se leva sous prétexte d’aller prier et descendit
machinalement l’escalier jusqu’à la salle commune. Elle se regarda
dans son petit miroir et se trouva vieille et flétrie : ces quelques
minutes semblaient lui avoir fait prendre plusieurs années. Elle crut
voir une ride entre ses sourcils et découvrit parmi ses mèches un
cheveu blanc qu’elle arracha en le saisissant entre deux doigts. Elle
resta longtemps devant la lampe à regarder fixement la flamme, sans
même s’apercevoir qu’elle se brûlait.
Quelques jours passèrent. Toute la maison était en effervescence.
On multipliait les visites au bazar. On acheta deux robes de tissu
lamé, une carafe et des verres, un tapis de bain brodé, un
vaporisateur à eau de rose, une aiguière, un bonnet, une boîte à fard,
un nécessaire pour la teinture des sourcils, un samovar de laiton, un
rideau de ghalamkâr, bref tout ce qu’il fallait. Et comme la mère
tenait à faire bien les choses, elle mettait de côté pour le trousseau de
Mâhrokh toutes les bricoles qu’elle trouvait traînant dans la maison.
Elle réserva même un tapis de prière en cachemire qu’Âbdji
Khânoum lui avait plusieurs fois demandé en vain.
Âbdji, silencieuse et pensive, observait à la dérobée toute cette
agitation. Prétextant un mal de tête, elle restait au lit depuis deux
jours. Sa mère la secouait :
— C’est bien la peine d’avoir une sœur, hein ! Je sais bien, c’est la
jalousie… Mais, comme on dit, jalousie peine sans fruit. Qu’on soit
jolie ou non, je n’y suis pour rien, c’est Dieu qui l’a voulu ainsi. N’ai-
je pas tenté de te marier à Kalb Hosseyn ? Ce n’est pas ma faute si tu
ne leur as pas plu. Maintenant tu te prétends malade pour ne pas
mettre la main à la pâte ! Mademoiselle fait ses simagrées de piété du
matin au soir, et c’est encore moi, avec mes pauvres yeux fatigués,
qui dois manier l’aiguille !…
— Bon, bon, répondait Âbdji recroquevillée sous ses couvertures,
le cœur dévoré d’envie, tu peux toujours causer ! Avec le beau gendre
que tu t’es dégoté ! Des types comme Abbâs, on en trouve à tous les
coins de rue. Et c’est à moi qu’on s’en prend ! Heureusement, tout le
monde sait ce que c’est que cet Abbâs. Et ne me dis pas que Mâhrokh
n’est pas enceinte de deux mois ! Je n’ai rien dit, mais j’ai des yeux
pour voir… Une fille pareille n’est plus ma sœur !…
La mère sortit de ses gonds :
— Vas-tu te taire, grand Dieu ! Maudite, misérable, fille sans
pudeur !… tu me fais honte, je ne veux plus te voir ! Tu essaies de
salir ta sœur. Je sais bien que c’est le dépit qui te fait dire des choses
pareilles. Mais qu’est-ce que tu crois ? Faite comme tu es, personne
ne voudra de toi. Tu calomnies Mâhrokh par envie. Ne répétais-tu
pas toi-même qu’il est dit dans le Coran que tous les menteurs sont
des imposteurs ? Ah ! tu as de la chance de n’être pas belle, sinon, à
te voir tout le temps dehors sous prétexte d’aller au sermon, on
jaserait autrement plus à ton sujet… Va, va, toutes tes prières et tous
tes jeûnes ne valent pas un pet de lapin. C’est tout tartuferie et
compagnie !…
Telles étaient les paroles qui, pendant ces quelques jours,
s’échangèrent entre mère et fille. Mâhrokh assistait à ces querelles,
tout interdite et sans rien dire.
Finalement le soir de la cérémonie arriva. Toutes les voisines,
toutes les bonnes femmes du quartier étaient là, mises sur leur trente
et un, les sourcils teints, les joues fardées, les cheveux sur le front,
arborant foulards brodés et pantalons ouatinés. Parmi elles, Naneh
Hassan trônait d’un air niais. Tout sourire, elle se pavanait la tête
inclinée de côté en jouant du tambourin et en serinant l’unique
chanson qui formait tout son répertoire :

Mes amis, Dieu vous bénisse,


À jamais Dieu vous bénisse !
Nous allâmes, nous allâmes
À la maison du marié :
Tout n’est que joie,
Il est le roi,
Tous les yeux brillent de bonheur !
Mes amis, Dieu vous bénisse,
À jamais Dieu vous bénisse !
Nous allâmes, nous allâmes
À la maison d’là mariée :
Tout va très mal,
Tout est bancal,
Tous les yeux versent des pleurs.
Mes amis, Dieu vous bénisse !
Nous allâmes chercher la belle.
À
À jamais Dieu vous bénisse !

Elle répétait ce refrain sans se lasser, au milieu de l’agitation. On


courait au bassin nettoyer le plateau en le frottant avec de la cendre.
Une appétissante odeur de ghormeh-sabzi régnait dans la maison.
Une des femmes chassait le chat de la cuisine, une autre réclamait
des œufs pour faire une oignonade. Des enfants se tenant par les
mains s’accroupissaient et se relevaient en psalmodiant :

Dans le bain y a des fourmis,


Debout, assis, debout, assis !

On alluma les samovars de cuivre jaune que l’on avait loués pour
la circonstance. Puis vint la nouvelle que la patronne de Mâhrokh
viendrait à la fête avec ses deux filles. On disposa deux tables
chargées de sucreries et de fruits, avec deux chaises devant chaque
table. Le père de Mâhrokh faisait les cent pas, inquiet de la dépense.
Mais la mère tenait absolument à ce qu’on organisât pour le soir un
spectacle de marionnettes.
Dans tout ce remue-ménage, il n’y avait pas trace d’Âbdji
Khânoum. Elle était sortie à deux heures de l’après-midi et personne
ne savait où elle était. Sans doute au prêche.

Les tulipes étaient allumées. La cérémonie achevée, tout le monde


était parti sauf Naneh Hassan. Les deux jeunes gens, unis par les
liens du mariage, étaient installés côte à côte dans la grande salle,
toutes portes fermées, quand Âbdji Khânoum rentra à la maison. Elle
se dirigea tout droit vers la pièce voisine pour retirer son tchâdor.
Voyant le rideau tiré, elle en souleva un coin par curiosité et aperçut
sa sœur, les joues et les yeux fardés, plus jolie que jamais à la lumière
de la lampe, à côté d’un mari qui paraissait vingt ans, tous deux
installés devant une table chargée de friandises. Le jeune époux
tenait la nouvelle mariée par la taille et lui murmura quelque chose à
l’oreille. Comme s’ils s’étaient rendu compte de la présence de
l’intruse et que sa sœur voulût la faire enrager, ils riaient ensemble et
s’embrassaient amoureusement. On entendait encore, venant du
fond de la cour, le son du tambourin de Naneh Hassan et son
refrain : « Mes amis, Dieu vous bénisse !… »
Â
Un mélange d’aversion et d’envie envahit le cœur d’Âbdji. Elle
laissa retomber le rideau et, sans même enlever son tchâdor noir, alla
s’asseoir sur sa literie repliée contre le mur et resta là, le menton
dans les mains, les yeux baissés, le regard fixé sur les motifs floraux
du tapis. Elle les observait comme un spectacle nouveau, les
comptait, comparait les teintes. Si quelqu’un passait, elle ne le voyait
pas, ne levait même pas la tête pour savoir qui c’était. Sa mère
s’étonna :
— Pourquoi ne dînes-tu pas ? Pourquoi fais-tu la mauvaise tête,
hein ? Pourquoi restes-tu ici sans bouger, comme un oiseau de
malheur ? Retire ton tchador, viens embrasser ta sœur. Regarde par
la vitre, vois comme ils sont mignons tous les deux. Ça ne te donne
pas envie ? Allons, viens, dis quelque chose. Tu sais, tout le monde
me demandait : où est donc sa sœur ? Je ne savais pas quoi répondre.
Âbdji se contenta de secouer la tête :
— J’ai déjà dîné.

Il était minuit. Chacun s’était endormi la tête pleine des souvenirs


de ses propres noces et faisait de jolis rêves. Soudain tous furent
éveillés par un grand bruit de clapotement, comme si quelqu’un se
débattait dans l’eau. Ils accoururent tête et pieds nus, pensant qu’un
enfant ou un chat était tombé dans le bassin. On alluma une lampe,
on chercha partout, sans rien trouver de particulier. Mais comme on
rentrait pour aller se recoucher, Naneh Hassan remarqua les
pantoufles d’Âbdji près du portillon du réservoir. On approcha la
lampe. Le corps de la jeune femme flottait à la surface de l’eau. Ses
mèches noires s’étaient enroulées autour de son cou comme un
serpent, sa robe vert-de-gris était plaquée sur sa peau. Son visage
portait une expression de sérénité majestueuse : comme si elle avait
atteint un lieu où n’existe ni beauté ni laideur, ni noce ni deuil, ni rire
ni pleurs, ni joie ni tristesse. Elle était au paradis…
DÂSH ÂKOL

Tout le monde à Chiraz savait que Dâsh Âkol et Kâkâ Rostam ne


pouvaient pas se voir en peinture [35]. Dâsh Âkol, ce jour-là, se
trouvait accroupi sur la banquette du café Do-Mil, son quartier
général depuis toujours. Il avait posé à côté de lui sa cage de cailles
tendue d’une cotonnade rouge, et du bout du doigt il faisait tourner
la glace dans son bol de faïence bleue. Soudain Kâkâ Rostam entra,
lui lança un regard méprisant et, les mains dans sa ceinture d’étoffe,
s’en vint s’asseoir sur la banquette opposée. Puis, se tournant vers le
garçon, il commanda :
— P… p… petit, d… d… donne voir un thé.
Dâsh Âkol jeta un coup d’œil significatif au garçon, qui, docile à
l’injonction, fit celui qui n’a rien entendu et continua à rincer ses
verres : il les prenait dans la coupe de laiton et les plongeait dans un
seau d’eau, après quoi il les essuyait tranquillement un par un en les
frottant si consciencieusement que le torchon crissait sur le verre.
Kâkâ Rostam, furieux, se mit à crier :
— T… t… tu es sourd ? Je t… t… te parle !
Le garçon regarda Dâsh Âkol avec un sourire hésitant, cependant
que Kâkâ Rostam grommelait des menaces entre ses dents :
— Qu’est-ce q… q… qu’ils se croient ? Ceux qui la r… r… ramènent,
si c’est d… d… des hommes, ils v… viendront ce soir s… s…
s’expliquer !
Dâsh Âkol observait les événements du coin de l’œil tout en
tournant toujours la glace dans son bol ; avec un sourire provocant,
qui découvrit une rangée de solides dents blanches sous sa
moustache passée au henné, il lança :
— Voilà les capons qui plastronnent ! Mais on verra bien qui sont
les braves en baudruche…
Tout le monde se mit à rire sous cape. Non pas du bégaiement de
Kâkâ Rostam – on en avait l’habitude –, mais Dâsh Âkol était en ville
connu comme le loup blanc, et il n’y avait pas un louti qui n’eût tâté
de ses poings. Chaque soir, quand il avait lampé chez le juif Mollâ
Es’hâgh un plein flacon de l’arak le plus raide et qu’il se plantait à
l’entrée du quartier de Sardezak, non seulement Kâkâ Rostam, cela
va de soi, mais son ancêtre, le grand Rostam du Livre des Rois lui-
même [36], aurait lâché pied devant lui.
Kâkâ Rostam savait bien qu’il n’était pas de taille, car il avait déjà
été deux fois blessé par lui et trois ou quatre fois terrassé de haute
lutte. Par malheur, quelques jours plus tôt, trouvant un soir le champ
libre, il était justement en train de parader quand Dâsh Âkol, fondant
soudain sur lui comme la misère sur le pauvre monde, l’avait accablé
de plaisanteries de son cru :
— Alors, Kâkâ, tu cherches ton homme, hein ? On voit bien que tu
as fumé un peu trop d’opium : tu ne te sens plus ! Veux-tu que je te
dise ? Tu ferais bien de renoncer à ces petites saloperies, à ces
crapuleries mesquines. Tu n’as pas honte de jouer les durs ? Tu sais
bien que tu n’es rien d’autre qu’une espèce de mendigot ! Tout ce que
tu sais faire, c’est attaquer les gens au coin des rues, chaque soir que
Dieu fait. Si jamais tu recommences à faire du grabuge comme un
saoûlard que tu es, je te jure que tu le sentiras passer ! Avec cette
lame que tu vois, je te coupe en deux morceaux !
Kâkâ Rostam avait filé sans demander son reste. Mais l’affaire lui
demeurait sur le cœur et il cherchait une occasion de prendre sa
revanche.
D’un autre côté, Dâsh Âkol était aimé de tous à Chiraz. Car s’il
faisait la loi dans le quartier de Sardezak, il laissait tranquilles les
femmes et les enfants. Il était même bienveillant, au contraire, avec
les braves gens, et si quelqu’un avait le malheur de risquer une
plaisanterie à l’adresse d’une femme ou de s’en prendre à qui que ce
soit, il était sûr d’avoir affaire à lui. On l’avait vu souvent donner de
l’aide à qui en avait besoin, faire des libéralités, et si cela lui chantait,
accompagner des gens jusque chez eux en portant leur fardeau. Mais
il ne pouvait souffrir qu’on prétendît lui en imposer, surtout si c’était
Kâkâ Rostam, qui fumait trois mesghâl d’opium par jour et
multipliait les fanfaronnades.
Rivé sur sa banquette, Kâkâ Rostam ruminait son humiliation en
mordillant sa moustache et bouillait de rage impuissante. Bientôt les
éclats de rire se calmèrent, mais le garçon, un homme au teint
blafard vêtu d’une chemise à col montant, d’un pantalon de coutil, et
coiffé d’un bonnet, continuait à se tordre en se tenant les côtes, et les
autres riaient de le voir rire. Kâkâ Rostam n’y tint plus, il saisit un
sucrier de verre taillé et le lui jeta à la tête, mais il manqua son coup
et le sucrier atterrit sur le samovar qui de la banquette où il était posé
tomba par terre en entraînant dans sa chute la théière et en brisant
quelques tasses. Sur quoi il se leva rouge de colère et sortit du café.
Le patron, inquiet, examinait son samovar :
— C’est que j’y tenais, murmura-t-il ; comme on dit : au grand
Rostam son arme, à moi mon pauvre vieux samovar !
Il avait prononcé ces mots d’un ton attristé, mais le nom de
Rostam redoubla l’hilarité. Faute de mieux, le cafetier voulut s’en
prendre à son employé ; ce que voyant, Dâsh Âkol en souriant tira de
sa poche une bourse qu’il jeta devant lui. L’autre s’en saisit, la
soupesa et se mit à sourire aussi.
Sur ces entrefaites, un homme habillé d’un boléro de velours et
d’un pantalon large et coiffé d’un petit bonnet de feutre, entra tout
troublé et, après avoir jeté un coup d’œil alentour, s’approcha de
Dâsh Âkol :
— Hâdji Samad est décédé, annonça-t-il.
Dâsh Âkol leva la tête :
— Dieu lui fasse miséricorde !
— Vous ne savez peut-être pas qu’il a fait un testament.
— Et alors ? Je ne suis pas croque-mort. Va dire ça aux croque-
morts.
— C’est qu’il vous a fait son exécuteur testamentaire…
Comme réveillé en sursaut par ces mots, Dâsh Âkol considéra le
messager de la tête aux pieds. Puis il se passa la main sur le front. La
calotte ovoïde, repoussée en arrière, découvrit la ligne de
démarcation entre la partie de ce front exposée au soleil qui était
toute brunie et la partie ordinairement cachée par le couvre-chef qui
restait blanche. Il hocha la tête, puis tira sa pipe au tuyau orné
d’incrustations, la bourra lentement en pressant le tabac avec le
pouce, l’alluma et déclara :
— Dieu lui fasse miséricorde, puisqu’il est mort. Mais il a eu tort
de m’imposer ce tintouin. Enfin bon ! Va, je te suis.
L’homme, qui était l’intendant de Hâdji Samad, s’en alla à grands
pas.
Dâsh Âkol, les sourcils froncés, fumait à petits coups. On eût dit
que l’atmosphère joyeuse du café s’était soudain assombrie. Après
avoir vidé la cendre de sa pipe, Dâsh Âkol se leva, confia la cage de
cailles au garçon et sortit à son tour.
Quand il arriva à la maison de Hâdji Samad, la cérémonie
mortuaire était déjà terminée. Il ne restait là qu’un petit groupe de
récitants et de desservants qui se chamaillaient à propos du partage
des honoraires. Après quelques minutes d’attente auprès du bassin,
on l’introduisit dans une grande pièce dont les portes vitrées
donnaient sur les appartements intérieurs. La femme du Hâdji se
présenta. Après les politesses d’usage, Dâsh Âkol prit place sur les
coussins :
— Que Dieu vous garde, Madame, dit-il, et qu’il veille sur vos
enfants !
— Le soir même, répondit-elle d’une voix enrouée par les pleurs, le
soir même où Hâdji s’est senti mal, on a fait venir l’emâm-djomeh à
son chevet, et en présence de tous ces messieurs il vous a désigné
comme son exécuteur testamentaire. Je suppose que vous vous
connaissiez bien ?
— Nous avons fait connaissance il y a cinq ans au cours d’un
voyage à Kâzaroun.
— Hâdji, Dieu ait son âme, disait toujours : s’il y a un homme
d’honneur, c’est Dâsh Âkol.
— Voyez-vous, Madame, j’aime ma liberté par-dessus tout. Mais
puisqu’un défunt m’impose une obligation, par ce soleil qui nous
éclaire, je vous jure que, si Dieu me prête vie, je ferai voir qui je suis à
toutes ces têtes de chou [37].
En tournant la tête, il aperçut à cet instant, par l’interstice du
rideau, une fillette au teint rose avec de beaux yeux noirs. Leurs
regards se croisèrent, mais aussitôt la fillette, comme intimidée,
laissa retomber le rideau et disparut. Était-elle jolie ? Peut-être. En
tout cas ses beaux yeux avaient produit leur effet et Dâsh Âkol n’était
plus le même. Il baissa la tête et rougit.
Cette fillette était Mardjân, la fille de Hâdji Samad, qui, mue par la
curiosité, était venue regarder le célèbre Dâsh Âkol devenu son
tuteur.
Dès le lendemain Dâsh Âkol prit en main les affaires du Hâdji.
Avec un brocanteur compétent, deux « frères » du quartier et un
secrétaire, il fit un inventaire complet. Il mit sous scellés dans une
réserve tout ce dont on n’avait pas besoin, vendit ce qu’il fallait
vendre, se fit lire les actes de propriété des biens immeubles,
recouvra les créances et paya les dettes. Tout cela fut réglé en deux
jours et deux nuits.
Le troisième soir, Dâsh Âkol fourbu traversait en rentrant chez lui
le carrefour Seyyed Hâdj Gharib quand il rencontra Emâmgholi, le
taillandier, qui lui dit :
— Voilà deux soirs que Kâkâ Rostam vous attend. Hier soir il a
dit : « Dâsh Âkol nous a posé un lapin. On dirait qu’il a oublié sa
promesse »…
Dâsh Âkol se caressa les moustaches :
— Ne t’en fais pas.
Il se rappelait fort bien que trois jours plus tôt, au café Do-Mil,
Kâkâ Rostam lui avait lancé un défi, mais comme il connaissait son
adversaire et qu’il se doutait qu’Emâmgholi était de mèche avec lui
pour tenter de lui faire perdre la face, il n’attacha aucune importance
à ces paroles et continua son chemin. Il ne pensait qu’à Mardjân, et
plus il voulait chasser son image, plus elle l’obsédait.

Dâsh Âkol était un homme de trente-cinq ans, bien bâti, mais de


figure ingrate. Quiconque le voyait pour la première fois était
désagréablement impressionné par sa physionomie. Mais si l’on
passait un moment à bavarder avec lui, ou quand on entendait les
histoires qui couraient sur son compte, on se laissait séduire. Pourvu
qu’on oubliât les cicatrices de coups de couteau qui sillonnaient son
visage, on lui trouvait la mine noble et avenante. Il avait des yeux
noisette, les sourcils noirs et épais, les joues larges, le nez fin, la
barbe et la moustache noires. Mais il était défiguré par les traces de
profondes blessures au front et aux joues, blessures qui s’étaient
cicatrisées irrégulièrement et bordées de bourrelets de chair rouge et
luisante. Le pire était que l’une d’elles passait juste à la lisière de l’œil
gauche.
Son père était un grand propriétaire du Fârs. À sa mort, toute sa
fortune était revenue à son fils unique. Mais Dâsh Âkol était
insouciant et prodigue. Il n’attachait aucun prix aux biens de ce
monde. Ce qu’il aimait dans la vie, c’était la liberté, la générosité, la
bienfaisance, le faste. Il n’avait pas d’autre attachement. Il dépensait
tout ce qu’il possédait en libéralités aux nécessiteux. Il passait son
temps à boire de l’arak deux fois distillé, à hurler aux carrefours, ou à
faire la fête avec des compagnons qui le parasitaient. Ces quelques
traits peignaient tout son caractère, qualités et défauts.
Chose étonnante, rien de ce qui touche à l’amour n’avait
jusqu’alors pénétré dans son existence. Ses amis avaient eu beau le
solliciter à plusieurs reprises et même organiser des pourparlers
discrets, il s’était toujours dérobé. Mais du jour où il fut devenu
l’exécuteur testamentaire de Hâdji Samad et où il eut vu Mardjân, sa
vie changea du tout au tout, car d’un côté il se sentait des devoirs
envers le mort et il avait conscience de ses responsabilités, et de
l’autre il était épris de Mardjân.
Ce qui lui pesait le plus, c’étaient les responsabilités. L’homme qui
jetait l’argent par les fenêtres et qui par négligence avait déjà dilapidé
une partie de sa fortune ne pensait plus, du matin jusqu’au soir,
qu’aux moyens d’accroître les revenus de celle du Hâdji. Il installa la
mère et les enfants dans une maison plus petite et mit en location
celle qu’ils occupaient auparavant. Il fit donner des leçons à domicile
aux enfants. Il trouva des placements pour leur fortune. Il passait ses
journées à se démener pour la surveillance de leurs propriétés et la
défense de leurs intérêts.
Désormais il avait renoncé à ses vagabondages nocturnes et à ses
opérations de carrefour. Il ne s’intéressait plus à ses amis, il avait
perdu son entrain. Tous les « frères du faubourg », tous les voyous
dont il était le rival, excités par les religieux qui se voyaient privés de
la possibilité de mettre la main sur les biens du Hâdji, ne
manquaient pas une occasion de faire des gorges chaudes de son
attitude. Son histoire faisait les beaux soirs des cafés et des réunions
d’amis. Au café Pâtchenâr, on s’en donnait à cœur joie :
— Tu parles de Dâsh Âkol ?… Il a une grande gueule, mais c’est
plus rien du tout, Dâsh Âkol ! Il s’est déguisé en courant d’air. Il
lèche les pieds des gens dans la maison de Hâdji Samad. Il paraît que
ça mord par là-bas. Maintenant, quand par hasard il vient dans les
parages, il arrive la queue entre les jambes et il s’évapore illico.
Kâkâ Rostam, toujours bégayant, exhalait sa rancœur :
— À son âge, faire le joli cœur ! S’amouracher de la fille de Hâdji
Samad ! Il a rentré son couteau pour faire illusion aux pigeons. Il fait
courir des bruits comme quoi il est l’exécuteur testamentaire du
Hâdji, pour mieux bouffer l’héritage ! Bon appétit !
Dâsh Âkol n’en imposait plus à personne dans le quartier de
Sardezak. On ne se donnait même plus la peine de sauver les
apparences. Quand il entrait quelque part, on se parlait à l’oreille, on
se moquait de lui. Dâsh Âkol surprenait bien quelques bribes de ces
propos, mais il n’en laissait rien paraître. À vrai dire il ne s’en
souciait pas. Car l’amour de Mardjân l’avait pénétré jusqu’aux
moelles : il n’avait plus le loisir de penser à rien d’autre.
Le soir, il se saoulait par désespoir. Pour se distraire il avait acheté
un perroquet et, assis devant la cage, lui confiait son chagrin. S’il
avait demandé la main de Mardjân, sans aucun doute la mère de la
jeune fille la lui aurait accordée de grand cœur. Mais d’un côté il ne
voulait pas s’embarrasser d’une famille, il voulait rester libre comme
il avait toujours été. D’autre part il était convaincu que prendre pour
sa femme une fille qui lui avait été confiée était une trahison. Le pire
de tout était de se regarder dans un miroir comme il faisait chaque
soir, d’examiner ses balafres mal cicatrisées et cet œil dont l’angle
était hideusement déformé.
— Pourrait-elle m’aimer ? gémissait-il à voix haute. Elle trouvera
sans doute un mari jeune et beau… Non, ce ne serait pas bien… Elle a
quatorze ans, moi bientôt quarante !… Mais que faire ? Cet amour
me tue… Mardjân… tu me fais mourir… À qui le dire ?… Mardjân…
ton amour me tue !…
Ses yeux s’emplissaient de larmes et il avalait verre sur verre
d’eau-de-vie. Puis, abruti, il s’endormait sur place sans même se
coucher.
Et dans la nuit, quand la ville de Chiraz, avec ses ruelles
tortueuses, ses jardins enchanteurs et ses vins de pourpre, était
plongée dans le sommeil, quand les étoiles, tranquilles dans le ciel
d’encre, échangeaient des clins d’œil mystérieux, quand Mardjân,
toute rose dans son lit, respirait doucement et revoyait en rêve les
Â
événements du jour, alors le vrai Dâsh Âkol se délivrait de
l’enveloppe de réserve où il était tenu entravé par les conventions
sociales et les idées qui lui avaient été inculquées depuis l’enfance, et
il s’abandonnait sans retenue à ses sentiments et à ses désirs
naturels. Librement il serrait Mardjân dans ses bras, il sentait les
doux battements de son cœur, ses lèvres brûlantes, son corps souple,
il baisait ses joues. Mais lorsqu’il s’éveillait en sursaut, il s’adressait
des injures, maudissait la vie, et se mettait à tourner dans la chambre
comme un fou en se parlant à mi-voix. Et toute la journée il se
plongeait dans le tourbillon des affaires du Hâdji, pour étouffer sa
passion.
Sept ans passèrent ainsi, sept ans pendant lesquels Dâsh Âkol se
dévoua entièrement sans négliger le moindre devoir au service de la
famille du Hâdji. Si l’un des enfants tombait malade, il veillait nuit et
jour à son chevet comme une mère attentionnée. Il s’était d’ailleurs
attaché à eux. Mais le sentiment qu’il avait pour Mardjân était d’une
autre nature. Peut-être était-ce cette passion qui l’avait rendu si
calme et si accommodant.
Finalement, au bout de ce temps, tous les enfants étaient tirés
d’affaire. Et ce qui devait arriver arriva, l’événement redouté se
produisit : on trouva un mari pour Mardjân, et quel mari ! Plus vieux
et plus laid que Dâsh Âkol ne l’était lui-même. Celui-ci ne sourcilla
pas. Au contraire on le vit s’activer de bon cœur à la préparation du
trousseau et à l’organisation d’une fête brillante pour le soir des
noces. Il ramena la famille du Hâdji dans la demeure qu’elle occupait
autrefois et fit apprêter la grande salle aux portes vitrées pour la
réception des hommes, où l’on invita tous les marchands importants
et les grands personnages de la ville.
Ce jour-là, à cinq heures de l’après-midi, alors que les invités
étaient assis côte à côte sur les riches tapis et que des plateaux de
sucreries et de fruits étaient disposés devant eux, Dâsh Âkol fit son
entrée. Il avait repris son ancienne tenue de « frère du faubourg » :
cheveux relevés sur la nuque, casaque à rayures, poignard à la
ceinture, écharpe nouée à la taille, pantalon de coutil noir,
espadrilles d’Abâdeh, bonnet à houppe tout neuf. Il était suivi de
trois hommes chargés de cahiers et de registres.
Tous les invités le regardèrent avec stupéfaction. Il s’avança d’un
pas ferme, vint se planter devant l’emâm-djomeh et déclara :
— Monsieur l’imam, Hâdji Samad – Dieu ait son âme – a fait un
testament qui m’a mis dans les embarras pendant sept années de
temps. Son plus jeune fils avait cinq ans, il en a maintenant douze.
Voilà le compte des biens du Hâdji (geste vers les trois porteurs de
registres). Les dépenses jusqu’aujourd’hui, y compris les frais de
cette noce, je les ai payées de ma poche. À présent, ils vont de leur
côté, et moi du mien.
Quand il arriva à ces mots, un sanglot lui noua la gorge. Alors,
sans rien ajouter et sans attendre de réponse, la tête baissée et les
yeux pleins de larmes, il sortit de la pièce.
Dans la rue il poussa un soupir de soulagement. Il était libre,
déchargé du fardeau des responsabilités, mais il avait le cœur brisé.
Comme il allait, marchant à grands pas indifférents, il reconnut au
passage la maison de Mollâ Es’hâgh, le juif marchand d’eau-de-vie.
Sans hésiter il descendit les marches humides de l’escalier de brique
et pénétra dans la vieille cour aux murs enfumés. Tout autour
s’alignaient de petites chambres sales avec des ouvertures en nids
d’abeille. L’eau du bassin était couverte d’une sorte de mousse et une
odeur aigre de suif rance et de vieille cave régnait dans l’atmosphère.
Mollâ Es’hâgh, un homme maigre coiffé d’un bonnet crasseux, qui
avait une barbe de bouc et des yeux avides, s’avança, un sourire forcé
sur les lèvres.
Dâsh Âkol lui passa commande d’un air morose :
— Apporte une bonne bouteille, nom d’une paire de moustaches !
que je me rafraîchisse le gosier !
Mollâ Es’hâgh acquiesça d’un signe de tête, disparut par l’escalier
qui menait au sous-sol et remonta quelques minutes après avec une
bouteille. Dâsh Âkol s’en saisit, en fit sauter le goulot d’un coup
contre l’arête du mur et en avala la moitié à la régalade. Il avait les
yeux pleins de larmes. Se retenant de tousser, il s’essuya la bouche
du revers de la main. Le fils de Mollâ Es’hâgh, un gamin blême et
sale, avec un gros ventre et un nez morveux, le regardait bouche bée.
Dâsh Âkol glissa un doigt sous le couvercle de la salière qui se
trouvait sur une étagère dans la cour et se le passa sur les lèvres.
Mollâ Es’hâgh s’avança et lui tapa sur l’épaule en rappelant le
dicton :
— « Mords la poussière, louti, ce sera tout ton rôti ! »
Puis, tâtant l’étoffe de son vêtement, il ajouta :
— C’est ça que tu te mets sur le dos ? Cette casaque est démodée.
Quand tu n’en voudras plus, je te la rachète.
Dâsh Âkol eut un sourire amer. Il tira de sa poche une pièce de
monnaie qu’il mit dans la main du cabaretier et sortit. Il se sentait
fiévreux et désemparé, il avait mal à la tête. Le soir tombait. Les rues
étaient encore humides de l’averse de l’après-midi, une odeur de pisé
et de fleur d’oranger flottait dans l’air. Le visage de Mardjân, ses
joues roses, ses yeux noirs, ses longs cils, la mèche qui lui tombait
sur le front, se dessinaient vaguement devant les yeux de Dâsh Âkol.
Il pensa à sa vie passée. Des souvenirs anciens lui revenaient un à un.
Il se rappela les promenades qu’il avait faites avec ses amis aux
tombeaux du poète Saadi et de Bâbâ Kouhi. Ces évocations le
faisaient parfois sourire et parfois froncer le sourcil.
Une chose était sûre : il avait peur de rentrer chez lui, de s’y
retrouver dans cette situation insupportable. Plus rien ne le retenait
en ces lieux, il avait envie de s’en aller au loin. Il songeait que, ce soir,
il allait une fois de plus s’enivrer et se confier à son perroquet. Sa vie
tout entière lui paraissait étriquée et absurde. Des vers lui revinrent
en mémoire qu’il se mit à fredonner languissamment :

Les gens qui dans les prisons


Font la fête ont de la chance
Puisqu’ils savent de leurs liens
Faire un objet de jouissance.

Puis il pensa à une autre chanson, qu’il entonna un peu plus fort :

J’ai perdu l’esprit, hélas !


Je suis bon à mettre aux fers.
Que peut-on d’autre espérer
Lorsqu’on est fou à lier ?

Il chantonna ces vers sur un ton de tristesse sans espoir. Puis,


parce qu’il en avait assez ou qu’il pensait à autre chose, il se tut.
Il faisait sombre quand il arriva au quartier de Sardezak. C’était le
lieu de ses exploits de jadis, celui où, lorsqu’il avait encore tout son
entrain, il faisait régner sa loi sans que personne osât lui tenir tête. Il
alla machinalement s’asseoir sur un banc de pierre devant une
maison, tira sa pipe, la bourra et se mit à fumer lentement. L’endroit
lui semblait plus délabré qu’autrefois. Les gens aussi lui paraissaient
changés, comme lui-même avait changé et vieilli. Son regard se
brouillait, sa tête le faisait souffrir.
Soudain une ombre parut qui s’avança dans sa direction et lança
en arrivant près de lui :
— Les l… l… loutis ne se m… m… manquent pas m… m… même
dans le noir.
Dâsh Âkol avait reconnu Kâkâ Rostam. Il se leva, les mains aux
hanches, cracha par terre et répondit :
— Fils de chien ! Tu te prends vraiment pour un louti ? On voit
bien que tu n’as jamais pissé sur la terre dure !
Kâkâ Rostam fit un pas en avant et dit avec un ricanement
méprisant :
— Ça f… f… fait longtemps qu’on ne t… t… t’a pas vu par ici. Ce s…
s… soir c’est la n… n… noce chez le Hâdji. Je v… v… vois qu’on ne t’a
p… p… pas laissé…
Dâsh Âkol l’interrompit :
— Dieu te connaissait bien : il ne t’a donné qu’une moitié de
langue. Mais c’est encore trop, je vais te couper l’autre moitié.
Et il tira son poignard. Kâkâ Rostam brandit le sien. Mais Dâsh
Âkol planta sa lame dans le sol et se dressa les bras croisés en
clamant :
— Que celui qui l’ose vienne la chercher !
Kâkâ Rostam fondit sur lui, et il reçut un tel coup sur le poignet
qu’il lâcha son arme. Attirés par leurs voix, quelques passants
s’étaient attroupés, sans qu’aucun se risquât à intervenir.
— Allez, allez, disait Dâsh Âkol en ricanant, attrape-la, mais il
faudra bien l’empoigner, car ce soir je veux régler nos comptes une
fois pour toutes.
Kâkâ Rostam s’avança, les poings serrés, et tous deux
s’agrippèrent. Ils luttèrent une demi-heure en se roulant sur le sol,
ruisselants de sueur, sans qu’aucun des deux réussît à s’assurer la
victoire. À un moment la tête de Dâsh Âkol heurta le pavé si
violemment qu’il faillit s’évanouir. Mais Kâkâ Rostam, malgré son
acharnement, n’avait plus la force de lutter. Et voilà qu’à cet instant,
son regard tomba sur le poignard de Dâsh Âkol, qui se trouvait à sa
portée… Rassemblant toute son énergie, il le tira du sol et l’enfonça
dans le flanc de son adversaire, et tous deux s’arrêtèrent épuisés.
Â
Les spectateurs se précipitèrent vers Dâsh Âkol et le relevèrent à
grand-peine. Le sang coulait de son flanc. Il posa la main sur sa
blessure, fit quelques pas en s’appuyant au mur et s’écroula de
nouveau. On le porta chez lui.
Le lendemain, dès que les événements furent connus à la maison
de Hâdji Samad, Vali Khân, le fils aîné, vint chez Dâsh Âkol prendre
de ses nouvelles. Il le trouva au lit, le teint blême, le regard éteint,
une écume sanglante aux lèvres, respirant péniblement. Le
reconnaissant dans les brumes de l’agonie, Dâsh Âkol réussit à lui
dire, d’une voix tremblante et étouffée :
— Ce perroquet… je n’avais au monde… que lui… Par pitié… je
vous en prie… donnez-le… à…
Il se tut. Vali Khân tira un mouchoir de soie et s’essuya les yeux.
Dâsh Âkol avait perdu conscience. Il mourut une heure plus tard.
Tous les habitants de Chiraz le pleurèrent.
Vali Khân emporta le perroquet. Ce même jour, dans l’après-midi,
Mardjân, ayant posé la cage devant elle, contemplait le plumage
bariolé, le bec recourbé, l’œil rond et inexpressif de l’oiseau. Tout à
coup celui-ci articula d’une voix éraillée et avec l’accent des « frères
du faubourg » :
— Mardjân… Mardjân… tu me fais mourir… À qui le dire ?…
Mardjân… ton amour… me tue !…
De grosses larmes coulèrent des yeux de Mardjân.
L’INTERMÉDIAIRE

C’était le milieu de l’après-midi [38]. Au flanc de la montagne, le


village de Pasghaleh était plongé dans la torpeur. Devant le petit café,
sur une table, s’alignaient les carafons de dough et de sirop, au
milieu des verres de toutes les couleurs. Sur la banquette de pierre, à
côté d’un vieux phono, étaient étalés des disques de chansons
sentimentales. Le cafetier, manches retroussées, secoua la théière du
samovar de cuivre pour en vider le résidu de thé, puis s’emparant
d’un bidon d’essence vide muni d’une anse de fil de fer, il se dirigea
vers la rivière.
Bien que le soleil fût ardent, le bruit incessant du torrent qui
roulait ses eaux au fond du ravin répandait dans l’air une sensation
de fraîcheur. Sur un des bancs de la terrasse du café un homme était
allongé, une serviette humide sur le visage, ses espadrilles rangées à
côté de lui. Assis côte à côte sur le banc opposé, à l’ombre d’un
mûrier, deux voyageurs conversaient : ils s’étaient pris de sympathie
et causaient avec animation comme s’ils se connaissaient depuis des
années.
Mashti Shahbâz était maigre et sec, avec de grosses moustaches et
d’épais sourcils qui lui barraient le visage. Tout recroquevillé dans
son coin, il parlait en agitant sa main teinte au henné :
— Hier je suis allé chez un cousin qui possède un petit jardin à
Morgh Mahalleh. Il m’a raconté que l’année dernière ses prunes et
ses abricots lui avaient rapporté trente tomans, pas un sou de moins.
Mais cette année il a gelé et la récolte est perdue. Le pauvre était
dans un état ! Et pour comble de malchance sa femme est alitée
depuis le ramadan. Vous imaginez la dépense !
Mirzâ Yadollâh fumait sa pipe à petites bouffées. Il rajusta ses
lunettes et commenta tout en grattant sa barbe poivre et sel :
— Eh oui ! tout va vraiment de mal en pis.
Shahbâz opina de la tête :
— Vous pouvez le dire ! Dans quel temps vivons-nous ! C’est le
monde à l’envers ! Il y a vingt-cinq ans, j’habitais la sainte ville de
Mashad : j’avais cette chance ! On avait alors six livres de graisse
pour deux abbâssis et une douzaine d’œufs pour quelques sous. On
achetait des pains grands comme ça ! Qui se plaignait de manquer
d’argent ? Mon père – Dieu ait son âme – avait acheté un âne
superbe : nous le montions à deux. J’avais vingt ans et je m’amusais
dans la rue avec les garçons du quartier. Les jeunes d’aujourd’hui
sont blasés : ils sont blets avant d’être mûrs. Notre génération, c’était
bien autre chose. Comme disait mon défunt père : tout vieux et
branlants que nous sommes, nous pouvons faire la nique aux jeunes !
Yadollâh, tirant une bouffée de sa pipe, commenta :
— Chaque année qui passe fait regretter la précédente.
— Dieu ait pitié de nous ! fit l’autre en écho.
Yadollâh prit un ton grave :
— Croyez-moi si vous voulez, il fut un temps où chez nous la
marmite bouillait pour trente personnes. À présent j’en suis à me
demander chaque jour comment je trouverai de quoi payer mon
tabac et mon thé. Alors qu’il y a seulement deux ans, avec trois leçons
particulières je me faisais huit tomans par mois. Avant-hier encore, à
l’occasion de la fête du Sacrifice, j’étais chez un notable de la ville
pour qui j’avais donné des cours. Il m’avait demandé de dire les
prières rituelles pour le sacrifice de son mouton. J’ai vu le boucher
empoigner ce mouton et le jeter sauvagement à terre. Pendant qu’il
aiguisait son couteau, la pauvre bête qui se débattait entre ses jambes
en essayant de se soulever a réussi à se mettre sur pied. Je ne sais pas
sur quoi elle était tombée, mais elle avait un œil crevé et le sang
coulait. Ça m’a fait mal de voir ça. J’ai prétexté une migraine et je
suis parti. Toute la nuit j’ai eu devant les yeux cette tête de mouton
sanguinolente. Alors je n’ai pas pu m’empêcher de blasphémer en
paroles et en pensées… Non, Dieu me pardonne, on ne peut pas
douter de la bonté divine, mais tout de même, ces pauvres bêtes, c’est
vraiment un péché ! Ô Seigneur, créateur de toutes choses, tes
desseins sont impénétrables, et l’homme n’est qu’une faible
créature…
Mirzâ Yadollâh réfléchit un moment puis reprit :
— Oui, si je pouvais dire tout ce que j’ai sur le cœur ! Mais toute
chose n’est pas bonne à dire. Plutôt perdre la parole que proférer des
impiétés !
— Allons, allons ! protesta Shahbâz avec quelque impatience, tout
cela est bien beau, mais il faut avoir les pieds sur la terre…
Mirzâ Yadollâh acquiesça sans conviction :
— Sans doute, mais qu’y pouvons-nous ? Depuis que le monde est
monde…
— Nous avons fait notre temps, voilà tout, coupa Shahbâz. Nous
ne sommes rien d’autre que de vieux débris. Comme on dit, si nous
sommes encore en vie, c’est bien faute de pouvoir nous payer le
cercueil. J’ai fait tous les métiers sur cette terre. À un moment, j’ai
tenu une épicerie à Téhéran : toutes dépenses déduites, je mettais de
côté six rials par jour…
Mirzâ Yadollâh l’interrompit :
— Tiens, vous étiez épicier ? Je vous avoue que je n’aime pas
beaucoup cette corporation.
— Et pourquoi donc ?
— Oh, c’est une longue histoire… Mais finissez d’abord la vôtre.
Shahbâz reprit son récit :
— Oui, j’avais une épicerie. Je me tirais d’affaire gentiment. Petit à
petit j’avais fait mon trou, j’avais même réussi à m’acheter une
maison. Pour en venir au fait, voilà que là-dessus je me marie avec
une… une vraie calamité ! Voilà cinq ans qu’elle m’a mis sur la paille.
Cette femme, c’était un volcan. Moi qui m’étais saigné aux quatre
veines pour fonder un foyer ! Elle a flanqué par terre tout ce que
j’avais bâti. Bref, un beau soir, elle rentre du prêche avec l’idée bien
ancrée dans la tête de partir en pèlerinage. « L’imam m’appelle,
prétendait-elle, il faut que j’aille me purifier à Kerbela. » Vous
n’imaginez pas la scène qu’elle m’a faite. Figurez-vous que j’ai été
assez bête pour l’écouter. Comment peut-on être aussi poire ! Moi
qui pourtant ne me laissais pas marcher sur les pieds, je me suis fait
avoir comme un imbécile. Dieu vous garde d’avoir une femme dans
la peau ! Il fallait l’entendre ce soir-là : « Tu diras tout ce que tu
voudras, tu peux garder ma dot, je veux ma liberté. Je vendrai mon
bracelet et mon collier pour payer le voyage. J’ai fait tirer les sorts
dans le Coran : c’est tout bon présage. Ou tu m’accordes le divorce,
ou bien je te le jure par cette lampe qui nous éclaire, je tords le cou à
ton fils. » J’ai eu beau faire, croyez-vous que j’aie pu en venir à bout ?
Pendant quinze jours, elle ne m’a pas jeté un regard. Tant et si bien
que finalement j’ai cédé. J’ai vendu tout ce que je possédais et je lui
ai donné l’argent. Elle a pris par la main notre fils qui n’avait que
deux ans, et elle a fichu le camp au diable arabe. Il y a cinq ans de
cela : depuis elle n’a pas donné signe de vie.
— Que Dieu la garde ! commenta Mirzâ Yadollâh.
— Eh oui ! au milieu de ces va-nu-pieds, de ces primitifs, de ces
hérétiques ! En plein désert, en plein soleil… C’est à croire qu’elle
s’est évaporée, elle ne m’a même pas envoyé un mot. On a bien
raison de dire que les femmes ont une côte en moins !
— C’est la faute des hommes qui les éduquent mal, qui leur
mettent des œillères, objecta Mirzâ Yadollâh.
Mais Shahbâz était lancé :
— Le plus curieux, c’est qu’elle se soit déchaînée tout d’un coup.
Avant, c’est vrai, elle était déjà bizarre… Parfois elle pleurait toute
seule. Peut-être qu’elle regrettait son premier mari…
— Vous étiez donc son second mari ?
— Mais oui. Qu’est-ce que je disais ? J’ai perdu le fil…
— Vous parliez de son premier mari.
— Oui, au début, je pensais que c’était à cause de lui. En tout cas,
quoi que j’aie pu tenter pour la calmer, rien n’y a fait. On aurait dit
que je parlais à un mur. C’était plus fort qu’elle. Je me demande ce
qu’elle a fait de mon fils. Le reverrai-je seulement un jour, cet enfant
que Dieu m’a donné après tant de prières et de vœux ?
— Eh oui, à chacun ses malheurs ! fit observer Mirzâ Yadollâh. Le
problème, voyez-vous, c’est l’éducation du peuple. Tant que ces gens
resteront des ânes, nous les monterons. Il fut un temps où moi-
même je proclamais en chaire que celui qui ferait, ne fût-ce qu’une
fois, le pèlerinage de Kerbela aurait l’absolution et irait droit au
paradis…
— Vous êtes donc uléma ?
— Oh, c’est une histoire qui remonte à douze ans. Vous voyez que
je ne porte plus le turban. Aujourd’hui je fais un peu de tout et
n’importe quoi.
— Comment cela ? je ne comprends pas…
Yadollâh passa la langue sur ses lèvres et dit d’un air
mélancolique :
— Moi aussi, c’est une femme qui a ruiné ma vie.
— Ah les femmes, quelle engeance !
— Non, elles n’y sont pour rien. C’est moi qui ai fait mon propre
malheur. Si vous étiez à Téhéran, vous avez sûrement entendu parler
de mon père. Nous n’étions pas les premiers venus. Mon père était
de ceux dont les babouches se rangent toutes seules devant leurs
pieds, comme on dit. Son seul nom soulevait un concert de louanges.
Chaque fois qu’il montait en chaire, la mosquée était pleine à
craquer. Il imposait le respect aux plus grands personnages. Ce que
j’en dis n’est pas pour me vanter, car enfin sa valeur n’appartenait
qu’à lui. Comme dit le poète :

Si ton père fut un grand homme,


En es-tu donc, toi, moins petit ?

» Quoi qu’il en soit, à la mort de mon père je lui ai succédé et j’ai


pris en main la maison : oui, il m’avait laissé une maison et quelques
bricoles. J’étais encore étudiant en théologie à l’époque ; je recevais
quatre tomans et trente livres de blé par mois, sans compter les mois
sacrés de moharram et de safar qui rapportaient gros et où nous
faisions bombance. C’était la belle vie.
» Comme l’efficacité des prières de mon défunt père était notoire,
on m’avait demandé un soir d’apporter quelques formules de
bénédiction au chevet d’un malade. Il y avait là une fillette de huit ou
neuf ans… Croyez-moi, ç’a été le coup de foudre. La jeunesse vous
joue de ces tours ! J’avais déjà eu deux femmes, que j’avais
répudiées, mais celle-ci, c’était autre chose… Il faut voir Leyli avec les
yeux de Madjnoun [39] ! Bref, deux jours plus tard, j’ai fait porter chez
elle un paquet de pistaches et de fruits secs avec trois tomans en bon
argent, et le mariage a été conclu sur-le-champ.
» Elle était si petite que le soir des noces ses parents ont dû
l’apporter dans leurs bras. Pour ne rien vous cacher, j’avais un peu
honte de moi. Les trois premiers jours, dès qu’elle me voyait, elle
tremblait comme un poussin. Encore n’avais-je que trente ans :
j’étais un jeune fou. Mais que dire de ces vieux de soixante-dix ans,
pourris de maladies, qui prennent des fillettes de neuf ans ? Cette
enfant, qu’est-ce qu’elle pouvait bien comprendre au mariage ? Pour
elle, c’était se coiffer d’un foulard à paillettes, mettre une robe neuve
et quitter la maison de son père, où elle était battue et rudoyée, pour
celle d’un mari où elle serait traitée comme une reine. La pauvre, elle
ne savait pas que là non plus la vie n’était pas toute rose.
» Je dois dire que j’ai fait tout mon possible pour l’apprivoiser. Le
premier soir, elle avait peur de moi, elle pleurait. Moi, j’étais
littéralement à ses genoux. Je lui disais : « Je t’en prie, ne me rends
pas ridicule. Si tu veux, tu dormiras au fond de la pièce et moi ici. »
Je me suis bien gardé de la brutaliser ; d’ailleurs je n’étais pas sans
expérience et je savais patienter. En tout cas elle m’a écouté. Le
premier soir elle s’est endormie pendant que je lui racontais une
histoire. Le deuxième soir j’ai commencé une autre histoire, sans la
terminer, laissant le reste pour le lendemain. Le troisième soir je suis
resté silencieux. C’est elle qui a pris la parole pour me dire : « Tu en
étais resté à l’endroit où le roi Djamshid s’en va à la chasse. Pourquoi
tu ne continues pas ? » J’exultais ! Je lui ai dit : « Ce soir j’ai mal à la
tête, je n’ai pas de voix. Laisse-moi m’approcher un peu. » C’est ainsi
que je me suis approché, petit à petit, jusqu’à ce qu’elle se laisse faire.
Shahbâz fut pris d’une envie de rire et voulut dire quelque chose,
mais il se contint en voyant le visage grave de Mirzâ Yadollâh et ses
yeux pleins de larmes derrière ses lunettes. Celui-ci continuait d’un
ton ému :
— Il y a douze ans de cela… Vous n’imaginez pas quelle femme
c’était : pleine d’entrain, attentionnée… Elle aurait tout fait pour moi.
Ah, quand j’y pense ! Elle tenait toujours le coin de son voile entre
ses dents. Il fallait la voir laver le linge, avec ses petites mains, le
mettre à sécher… Elle reprisait mes chemises et mes chaussettes. Elle
faisait la cuisine, et ne rechignait jamais à donner un coup de main à
ma sœur. Elle était si facile à vivre, si aimable ! Sa gentillesse avait
d’ailleurs conquis tout le monde. Et quelle intelligence aussi ! Je lui
avais appris à lire et à écrire. Au bout de deux mois elle lisait le
Coran. Elle savait par cœur les poèmes de Saadi… Nous avons vécu
trois ans ensemble. Les plus belles années de ma vie !…
» Simplement le hasard a voulu qu’à peu de temps de là je sois
chargé des affaires d’une certaine veuve qui n’était pas sans fortune
ni d’ailleurs sans attraits. Mon cher, cela m’a mis l’eau à la bouche et
j’ai songé à l’épouser. Je ne sais pas quel salopard en a averti ma
femme. Ah, mon ami, je ne souhaite à personne la pareille ! Je
n’aurais jamais soupçonné que cette enfant qui semblait si douce, si
innocente, pût se révéler d’une telle jalousie. J’ai eu beau faire,
prodiguer de bonnes paroles dans l’espoir d’endormir ses soupçons,
croyez-vous que j’aie pu lui faire entendre raison ? Il m’a donc fallu
cesser toutes relations avec cette veuve : j’ai même renoncé à une
somme assez coquette qu’elle me devait encore à titre d’honoraires,
et pourtant vous n’imaginez pas la vie que la petite m’a faite pendant
un mois. À croire qu’elle était ensorcelée. Ce n’était plus la même.
Les poings sur les hanches, elle m’accablait d’injures incroyables
qu’elle allait chercher Dieu sait où : « Je voudrais te voir dans ton
cercueil, tes sales lunettes sur ton nez de cadavre et ton turban de
faux jeton autour du cou. Dès le premier jour j’ai compris que tu
n’étais pas fait pour moi. J’espère bien qu’il brûle en enfer, mon
salaud de père qui m’a vendue à toi, qui m’a collée par surprise dans
les bras d’un autre salaud. Trois ans tu m’as fait mener cette vie de
miséreuse ! Je suis bien récompensée. Voilà à quoi mène de gâcher
sa vie pour un minable ! Mais c’est fini. Je ne suis pas obligée de
continuer, après tout. Je n’en peux plus : tu peux garder ma dot, je
veux ma liberté. Je te jure par cette lampe qui nous éclaire que je
m’en vais me réfugier à la mosquée : j’y vais même de ce pas. » Elle
en a tant dit qu’elle m’a mis hors de moi. J’ai vu rouge, j’ai pris les
assiettes (nous étions en train de dîner) et je les ai balancées dans la
cour. Cela se passait au début de la soirée. Nous sommes allés
trouver aussitôt Sheykh Mehdi, le mollah du quartier, et en sa
présence j’ai répudié ma compagne : par trois fois, en bonne et due
forme.
Yadollâh, tout en parlant, s’en tordait encore les mains de
désespoir :
— Le lendemain, je m’en repentais déjà. Mais il n’y avait rien à y
faire : je n’avais plus aucun droit sur ma femme. Pendant quelques
jours, j’ai erré comme un fou par les rues. Je croisais des gens de
connaissance sans répondre à leur salut, sans même les voir. Après
cette femme, je n’ai plus connu aucune joie. Son visage me revenait
continuellement devant les yeux. J’avais perdu l’appétit et le
sommeil. Je ne pouvais plus supporter de rester chez moi. Même les
murs semblaient me faire des reproches.
» J’ai dû m’aliter pendant deux mois. Dans mon délire je ne
cessais de prononcer son nom. Puis j’ai repris un peu de forces. Il
m’aurait suffi de lever le petit doigt : j’aurais eu toutes les jeunes
filles que je voulais. Mais elle était irremplaçable. J’ai décidé en fin
de compte de la reprendre coûte que coûte. Le délai légal expiré, j’ai
tout tenté, j’ai frappé à toutes les portes. En vain. Alors j’ai vendu
mes hardes, mes vieux bouquins, tout ce que j’ai pu trouver dans les
recoins de la maison. J’ai ainsi réuni une somme de dix-huit tomans.
Je n’avais d’autre solution que de trouver un intermédiaire qui
épouserait ma femme et la répudierait aussitôt, pour me permettre
de la reprendre à l’expiration d’un nouveau délai de trois mois et dix
jours. Il y avait dans notre quartier une espèce d’épicier, un vaurien
si crasseux que sept chiens se seraient rassasiés rien qu’en lui léchant
la figure, un de ces hommes qui vous assassineraient pour un oignon.
Je suis allé le trouver et j’ai conclu avec lui un arrangement : il
épouserait Robâbeh, puis la répudierait ; je prendrais tous les frais à
ma charge, et il y aurait en plus cinq tomans pour lui. On ne se méfie
jamais assez. Ce bonhomme, ce vaurien…
Shahbâz avait pâli ; il enfouit son visage dans ses mains et
demanda :
— Un épicier ? Quel épicier ? Dans quel quartier ?… Non, ce n’est
pas possible !…
Mirzâ Yadollâh était tellement pris par son récit, il revivait si bien
les événements qu’il ne se laissa pas interrompre :
— Ce bonhomme, cet épicier a donc épousé ma femme. J’étais
dans tous mes états. Une femme qui avait été à moi pendant trois
ans, à qui je tenais tant que j’aurais volontiers étripé quiconque eût
seulement prononcé son nom… Songez que je devais de mes propres
mains la livrer à ce rustre. Mais je me suis dit que c’était peut-être là
ma punition : n’avais-je pas renvoyé sans pitié mes précédentes
épouses, malgré leurs larmes ? Bref, le lendemain dès l’aube, j’étais à
la porte de l’épicier. Il m’a fait attendre une heure qui m’a semblé un
siècle. Il est arrivé enfin. Je lui ai dit : « Chose promise, chose due.
Tu répudies Robâbeh, et je te donne tes cinq tomans ». Je vois
encore son expression satanique quand il m’a répondu en ricanant :
« Cette femme est la mienne. Même pour mille tomans je ne céderais
pas un cheveu de sa tête ! » J’en ai été comme foudroyé !…
Shahbâz cependant répétait en balbutiant :
— Non, ce n’est pas possible… Dites-moi que ce n’est pas vrai…
— Maintenant vous voyez à quel point j’avais raison, vous
comprenez pourquoi je déteste les épiciers !… Quand il m’a dit qu’il
ne donnerait pas un cheveu de sa tête pour mille tomans, j’ai pensé
qu’il voulait me soutirer plus que prévu : mais comment aurais-je pu
avoir le cœur à marchander ? Vous ne savez pas comme on peut
souffrir en pareil cas. J’étais tellement bouleversé, tellement écœuré,
tellement las de tout que je ne lui ai pas répondu. Mais le regard que
je lui ai lancé était pire que toutes les injures. Je suis allé tout droit
au bazar des fripiers. J’ai vendu ma cape et mon turban, et je me suis
acheté un surtout de toile et une calotte de feutre. J’ai chaussé mes
espadrilles et j’ai pris la route. Depuis, j’erre comme une âme en
peine, de ville en ville, de village en village. Voilà douze ans que cela
dure, je ne peux me fixer nulle part. Je suis tantôt conteur, tantôt
instituteur, tantôt écrivain public. Je récite le Livre des Rois [40] dans
les cafés, je joue de la flûte. Je me plais à observer le monde et les
hommes. C’est ainsi que j’aime à passer ma vie. On apprend comme
ça beaucoup de choses. De toute façon me voilà vieux, pour ainsi dire
un pied dans la tombe. Il faut songer au grand départ. Quel
dommage que l’expérience vienne toujours trop tard pour qu’on ait le
temps de s’en servir ! Le poète l’a bien dit :

Il nous faudrait deux vies, dans ce lieu de misère.


La seconde apportant les fruits
De la sagesse apprise au long de la première.

À ce point de son récit, Mirzâ Yadollâh s’arrêta, visiblement


fatigué par un si long discours. Il n’avait plus l’habitude d’un tel
effort de pensée et de parole. Il reprit sa pipe et demeura pensif, le
regard fixé sur la rivière, écoutant un chant lointain, comme
assourdi, qui semblait venir de l’autre côté de la montagne.
Shahbâz releva la tête et lança en soupirant :
— Jamais deux sans trois !
Mirzâ Yadollâh, abîmé dans sa rêverie, parut ne pas entendre.
Shahbâz reprit plus fort :
— Elle en mettra bien un troisième sur la paille !…
— Qui donc ?
— Cette diablesse de Robâbeh !…
— Que veux-tu dire ? s’écria Mirzâ Yadollâh, les yeux soudain
exorbités.
Mashti Shahbâz eut un rire forcé :
— Eh oui ! La vie transforme un homme : on se ride, on blanchit ;
les dents tombent, la voix change. Vous ne m’avez pas reconnu, et
moi non plus.
— Comment cela ?
— Robâbeh n’avait-elle pas le visage grêlé ? N’avait-elle pas
l’habitude de cligner des yeux à tout propos ?…
— Qui te l’a dit ?
Shahbâz se mit à rire :
— N’êtes-vous pas le sheykh Yadollâh, fils de feu le sheykh
Rassoul ? Vous habitiez rue du Hammam Marmar. Vous passiez tous
les matins devant ma boutique. C’était moi, ce fameux intermédiaire.
Mirzâ Yadollâh se pencha vers lui :
— C’est donc toi qui fais mon malheur depuis douze ans ? Ce
Shahbâz l’épicier, c’est donc toi ?… Il fut un temps où j’aurais bien su
te régler ton compte, si tu m’étais tombé entre les pattes dans ces
montagnes. Hélas, maintenant… la vie nous a lié les mains à tous les
deux.
Et il ajouta dans un murmure, l’air égaré :
— Dieu soit loué, Robâbeh, tu m’as vengé ! Lui aussi n’est plus à
présent qu’un vagabond, comme moi…
Puis il se tut, un sourire douloureux sur les lèvres.
L’homme qui dormait sur le banc en face s’était retourné ; il se
redressa en bâillant et en se frottant les yeux. Mashti Shahbâz et
Mirzâ Yadollâh s’observaient furtivement, évitant que leurs regards
ne se croisent. Pour tous deux, décidément, les orages de la passion
étaient loin. Ils avaient atteint l’âge où l’on pense à la mort.
Après un temps de silence, Shahbâz se tourna vers le cafetier :
— Akbar, deux thés, s’il te plaît.
Quelques mots persans

abbâssi : petite monnaie aujourd’hui sortie de l’usage.


bibi : appellation respectueuse donnée à une femme, « dame ».
dough : boisson rafraîchissante à base de yaourt dilué dans de l’eau.
emâm-djomeh : important personnage religieux, chargé de diriger la prière publique du
vendredi (litt. « imam du vendredi »).
emâmzâdeh : tombeau d’un saint personnage, lieu de dévotion (litt. « descendant
d’imam »).
ghalamkâr : cotonnade imprimée de dessins décoratifs.
ghalyân : pipe à eau, narguilé persan à tuyau rigide.
ghormeh-sabzi : mets à base de viande et de légumes hachés.
guelim : tapis tissé à motifs variés, moins précieux que le tapis noué.
guiveh : sorte d’espadrille, parfois décorée de broderies.
hâdji ou hâdj : titre donné à qui a fait le pèlerinage de La Mecque ;
Hâdji Aghâ : appellation respectueuse d’un hâdji.
homâyoun : l’un des « modes » de la musique persane traditionnelle.
khânoum : madame, mademoiselle ; employé derrière un nom propre féminin, donne à
l’appellation une nuance de politesse familière.
lavâshak : sorte de galette faite de pruneaux cuits et écrasés jusqu’à former une pâte
compacte.
louti : personnage irrégulier, plus ou moins voyou, mais généreux et obéissant à un code
d’honneur.
mashadi, familièrement mashdi ou mashti ou masht : titre donné à qui a fait le
pèlerinage au tombeau de l’imam Rezâ à Mashad.
mesghâl : mesure de poids – environ cinq grammes.
mirâb : répartiteur de l’eau d’irrigation.
mirzâ : devant un nom propre, titre d’un lettré ; après un nom propre, titre d’un prince.
moharram : premier mois de l’année (lunaire) musulmane ; chez les chiites, les dix
premiers jours de ce mois sont jours de deuil, et le 10 du mois, anniversaire du martyre de
l’imam Hosseyn, ont lieu de grandes manifestations religieuses.
neyreng : pratique magique, charme, incantation.
pâzend : c’est le nom qu’on donne au système d’écriture de l’Avesta lorsqu’il est utilisé
pour transcrire une autre langue que l’avestique.
rowzeh : récit de la vie des martyrs chiites ; et par extension, nom donné aux séances de
piété où l’on a coutume d’évoquer l’exemple de ces martyrs.
sabzi polo : sorte de pilaf (polo) aux légumes verts (sabzi).
safar : deuxième mois de l’année (lunaire) musulmane, où tombent les anniversaires de la
mort du Prophète, de celle de l’imam Hassan et de celle de l’imam Rezâ ; deuxième mois de
deuil des chiites.
sheykh : appellation respectueuse donnée à un religieux.
shirbahâ : somme versée, lors du mariage, par le jeune homme aux parents de la jeune
fille (litt. « prix du lait »).
shireh : extrait concentré de raisin ayant la consistance du miel.
sigheh : épouse temporaire ; le mariage temporaire est admis par le droit chiite.
taazieh : théâtre religieux dont le thème central est le martyre de l’imam Hosseyn à
Kerbela.
târ : guitare persane à six cordes, dont la caisse rappelle la forme d’un 8.
tchador : grand voile dont les femmes s’enveloppent le corps, se couvrent la tête et
peuvent se masquer le bas du visage ; elles en prennent souvent le bord entre les dents
pour garder les mains libres.
toman : unité monétaire valant autrefois dix mille dinars, aujourd’hui dix rials.
1 Récit publié pour la première fois en 1930.
2 Âge mythique de la beauté en Orient : la lune en son plein est âgée de quatorze jours.
3 Une tradition veut que les poils de chat soient réputés impurs.
4 Voir le glossaire des termes persans en fin de volume.
5 Allusion à une croyance populaire.
6 Récit publié pour la première fois en 1934.
7 Bourgade des environs de Téhéran.
8 Récit publié pour la première fois en 1933.
9 Formules de bénédiction écrites, censées protéger du malheur.
10 Goli : diminutif de Golnâz.
11 Récit publié pour la première fois en 1934.
12 On avait autrefois coutume, dans la région de Chiraz, d’utiliser la neige des montagnes
voisines pour rafraîchir les boissons pendant l’été.
13 C’est le cercle magique, analogue au mandala indien.
14 Récit publié pour la première fois en 1932. La présente traduction est due à F. Gaffary.
Une première version de cette traduction a paru dans la revue « Bizarre » en nov. 1963,
reprise dans un recueil intitulé Iran (Publications orientalistes de France, Paris, 1972).
15 On appelle « Colline du Salut » le sommet d’où se révèlent au regard des pèlerins le dôme
et les minarets d’un sanctuaire. L’usage veut que le voyageur qui les aperçoit le premier
reçoive une récompense de ses compagnons de route.
16 Il s’agit des cercueils des croyants qui ont fait le vœu d’être enterrés en terre sainte chiite.
17 Petite fille du prophète Mohammad et sœur de l’imâm Hosseyn. Elle accompagnait ce
dernier lors de son martyre.
18 Le jour du Jugement.
19 Une coutume chiite veut qu’on administre aux agonisants un peu de terre des lieux
saints, mélangée à de l’eau.
20 Récit publié pour la première fois en 1933.
21 Province du nord de l’Iran, au bord de la Caspienne.
22 Il s’agit d’un taxi collectif, comme il en existe encore dans tout l’Orient.
23 En accrochant aux branches un ruban, un fil tiré d’un vêtement, une bague, comme on
verra plus loin faire Zarrine-Kolâh elle-même. Coutume populaire très répandue.
24 Cette chanson est en dialecte dans le texte.
25 Beaucoup de villages iraniens, aujourd’hui encore, sont fortifiés – vestiges d’une longue
tradition d’insécurité qui a laissé de nombreuses traces dans le pays.
26 Dans tout l’Orient, on grignote de ces sortes de graines dont on recrache ensuite les fines
écorces, et qui aident à tromper la faim.
27 C’est la récitation du rowzeh, où sont invoqués les martyrs chiites, l’imam Hosseyn et ses
proches.
28 Zarrine-Kolâh, litt. « Coiffe d’or » ; Zarrine-Abâd ou Zarrine-Kalâ, litt. « Village d’or ».
29 Les fontaines, « œuvres de charité publique, ont aujourd’hui encore un certain caractère
sacré.
30 Cette réplique, ainsi que celles de la mère de Gol-Bebou un peu plus loin, est en dialecte
mâzandarâni.
31 Récit publié pour la première fois en 1930. Une première version de cette traduction a
paru dans un recueil intitulé Iran (Publications orientalistes de France, Paris, 1972).
32 Kerbela, en Irak, où l’imam Hosseyn fut massacré avec ses proches en 680 ap. J.-C. et où
il fut enterré. Lieu de pèlerinage très révéré des musulmans chiites.
33 Récit publié pour la première fois en 1930.
34 Candélabres de verre dont la forme rappelle celle de la tulipe.
35 Récit publié pour la première fois en 1932.
36 Rostam, héros par excellence du Livre des Rois, la grande épopée de Ferdowsi (Xe siècle)
– texte qui continue à jouir, dans tout l’Iran, d’une popularité extrême.
37 Les religieux enturbannés.
38 Récit publié pour la première fois en 1931.
39 Allusion à la célèbre légende arabe, très populaire en Iran : les amours passionnées de
Madjnoun et Leyli inspirèrent au XIIe siècle le grand poète persan Nezâmi.
40 Voir note 36.

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