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Apprendre à conduire,
apprendre à se conduire :
un objectif familial de la mobilité au quotidien
Maryse Pervanchon1
Résumé.— Dans l’état actuel de l’évolution de nos mobilités, on ne peut négliger d’analyser le rôle de
la voiture. La fonction réelle et symbolique du « relier » qu’elle opère, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur
de l’habitacle, sert bien sûr à organiser nos déplacements, c’est-à-dire à maîtriser le temps et l’espace2.
Mais nous mettre entre les mains un moyen de contrôler les distances par modulation de la vitesse
individuelle revient aussi à nous donner un droit d’action sur la fonction symbolique de la distance
sociale et donc sur l’organisation de nos relations sociales et de notre société. En ce sens le système dit
de « conduite accompagnée », généralisé en France depuis 1989 pour les jeunes à partir de 16 ans,
propose socialement des temps et des lieux d’échange entre générations en famille et est devenu un
mode et un modèle de renégociation de la dépendance relationnelle entre des parents et leurs
adolescents tout en réglant au quotidien une partie des impératifs de la mobilité familiale.
Summary.— Learning to drive, learning to behave : a family goal of the daily mobility.— In
the actual state of evolution of our mobility, we cannot neglect to analyse the role of the car. The real
and symbolic function of the “connect” that it does, so much outside than inside the car, serves of
course to organize our trips, that is to say to master time and space. But putting in our hands a mean
to control the distances by modulating the individual speed also means to give us a right to act upon
the symbolic function of the distance and therefore upon the organization of our social relationship
and our society. In that way, the system of “accompanied driving”, in place in France since 1989 for
the youngers aged 16 and more, offers some time and space for social interaction between family
generations and became a mode and a way of negotiating the relational dependence between parents
and teenagers, accomplishing a part of daily imperatives of family mobility.
Keywords.— Accompanied driving, Construction of autonomy, Family bond, Family mobility, Social
distance, To be-togethe
Il existe dans notre quotidienneté des objets techniques qui sont des transmet-
teurs symboliques, en particulier parce qu’ils proposent socialement des temps et
des lieux d’échange entre générations : la voiture est de ceux-là et l’aventure de la
« conduite accompagnée3 » en France est devenue un mode et un modèle de renégo-
ciation de la dépendance relationnelle entre des parents et leurs adolescents, tout en
participant à l’organisation au quotidien d’une partie des déplacements familiaux.
Il y a dans la possibilité légalement offerte de conduire dès 16 ans à côté des
parents accompagnateurs une façon nouvelle de se relier à eux sans être à leur
merci, de consommer ensemble l’espace et le temps, de partager un sentiment de
responsabilité et quelque chose d’intense et de discret qui transforme les guerres
intestines ou déclarées, entre les jeunes de 16-18 ans et leurs parents, en moments
de trêve sur la route du lycée, du supermarché ou du lieu de vacances.
Ce compagnonnage d’un nouveau type avait, dans l’esprit des créateurs, un
objectif de départ plutôt sécuritaire en réponse à la question de fond : comment
faire acquérir l’indispensable expérience du volant dans des conditions de moindre
risque ? L’élément de réponse, qui s’est s’imposé à l’époque, fut de commencer l’ap-
prentissage plus tôt en donnant toute son importance au concept de maturation et
au rôle de la motivation dans la mise en place des attitudes de sécurité chez les
adolescents. D’où l’idée d’abaisser l’âge d’accès au volant et de placer, à côté du
jeune qui conduit, un garant de vécu positif, un co-pilote, un guide, un modérateur,
nous l’avons appelé « accompagnateur ». Alors pourquoi les parents ne seraient-ils
pas ces accompagnateurs des premiers tours de roues à l’adolescence, comme ils
ont été les accompagnateurs des premiers pas dans l’enfance ? Ce qui revient à offrir
aux adolescents à partir de 16 ans la possibilité en termes d’espace-temps et de
confiance, de se fabriquer leur propre expérience des situations de conduite, sous
l’œil expérimenté de leurs parents, sans poser l’obtention du permis de conduire
comme un préalable au plaisir et au droit de prendre le volant.
Remarquons qu’il n’y a en fait rien de bien nouveau dans cette idée, mis à
part sa transformation en système reconnu et encadré officiellement. En effet il est
manifeste que des générations de conducteurs — probablement moins de conduc-
trices — ont effectivement appris à conduire au volant de la voiture paternelle, soit
sous la haute autorité de ce même père, soit en trompant délibérément sa
surveillance, ce qui dans nos sociétés assurantielles contemporaines autoritaires
devient maintenant une vraie prise de risque !
Repartons de ces concepts : accompagner, accompagnement, accompa-
gnateur ; tous ces mots impliquent une notion de partage pour un moment, ou
pendant une période déterminée avec l’idée de faire un déplacement en commun,
réel ou symbolique, puisque ces mots peuvent se relier à des contenus fort diffé-
rents dans les champs de la santé, du travail, de la musique, de la religion, ou de
l’éducation pour ne citer que ceux-là. Mais c’est dans un cadre plus original, que
nous présentons ici ce concept, puisqu’il s’agit de l’associer à « conduire » : « conduite
accompagnée ». Voilà en effet un tissage moins classique, celui de la voiture et de la
circulation routière, puisque c’est de cette conduite-là dont il s’agit et du compa-
gnonnage familial qui marque maintenant l’accès au volant dès l’âge de 16 ans et
sans limite d’âge. Ce changement dans l’organisation du système d’apprentissage de
la conduite en France, depuis une dizaine d’années, a commencé à faire basculer
une image conformiste de l’accès au volant. La « conduite accompagnée » aboutit
également à une réorganisation sociale de la formation mais aussi — et c’est plutôt
ce qui nous intéresse ici — à la création de nouveaux liens parents/enfants, ou à
leur re-création au moment de l’adolescence autour de la voiture et des trajets fami-
liaux pris comme prétextes de ces nouveaux modes d’expression, avec les consé-
quences en termes de projets éducatifs et sécuritaires.
Le rôle principal de l’accompagnateur ou de l’accompagnatrice est d’être
présent à chaque sortie du jeune au volant et de partager tous ces — ses —
moments forts de la première maîtrise de l’objet convoité. L’accompagnateur est là
aussi pour maintenir dans la voiture une ambiance d’où sont exclues l’angoisse, la
culpabilité, la provocation, la compétition ou la répression.
Le rôle de l’accompagnateur se situe au cœur d’un double paradoxe de mise
en place de cet apprentissage de la route :
• le premier consiste à faire acquérir aux jeunes le champ des normes qui
régissent l’accès à l’usage de l’espace routier, sachant parfaitement que les usagers
dits expérimentés de cet espace se comportent comme s’ils avaient oublié ces
normes ou n’avaient plus envie d’en tenir compte ;
• le second paradoxe c’est qu’il n’y a pas un modèle unique de conduite
automobile. Il faut donc faire acquérir un ensemble de principes à géométrie
variable, assez souples et précis à la fois, pour gérer la multitude de nos déplace-
ments individuels dans l’espace privé de la voiture, tout en s’appropriant l’espace
public de la chaussée, convoité par les autres au même moment.
Le principe est celui du vivre ensemble dans cet espace clos et de l’accep-
tation de ce qui est de l’ordre d’un certain plaisir, d’une liberté, d’une autonomie
qui est en train de se conquérir, tout en maintenant la prise de risque dans les
limites d’une sécurité qu’il faut apprendre à construire avec les autres. Avec toute
l’émotion qui se rattache pour des parents et des enfants précisément à cet appren-
tissage du détachement et de l’autonomie et qui ne se fait pas sans confiance
mutuelle et reconnaissance de la place de chacune et de chacun.
Au fil de l’application de ce compagnonnage, ce qui est remarquable, et ori-
ginal, c’est la façon dont l’ingéniosité des familles a suscité et construit une organi-
sation et une synchronisation des déplacements familiaux autour de cette possibilité
et comment de nouvelles formes de mobilités familiales et de relations sociales sont
232 NETCOM, vol. 19, n° 3-4, 2005
4. On retrouvera ces problématiques exposées dans d’autres champs par Marc Bessin et
Laurence Roulleau-Berger in L’Homme et la Société, n° 143-144.
5. Des grands-parents, des oncles et tantes, des beaux-parents en familles recomposées tien-
nent aussi ce rôle avec plus ou moins de heurts et bonheurs et plutôt sur des trajets de vacances.
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Il y a pour toutes ces familles qui ont décidé de procéder à ce mode d’appren-
tissage de la conduite, une ré-appropriation de l’organisation des déplacements, non
seulement sans remettre en cause les emplois du temps souvent serrés tant pour les
jeunes que pour les parents, mais encore une adaptation à leur complexité tout en
répondant au contrat signé avec l’auto-école et l’État, qui consiste à faire parcourir au
moins 3 000 km à l’apprenti conducteur, avant l’examen, en conduite accompagnée.
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Certains parents expliquent cette possibilité par le fait que les enfants se
trouvent dans une position de responsabilité qui les rend particulièrement réceptifs
à tout ce qui peut les mettre dans une position non infantile, dans une position
d’avenir, une position d’avenir adulte. Bien sûr la place qu’occupe l’enfant au
volant favorise une autre vision des choses ou plutôt une autre forme de l’inter-
relation. Ici s’exprime quelque chose de la responsabilité et de la confiance à
l’œuvre possible dans cette bulle. Au contraire, à la maison, la situation redevient
complètement inverse et le jeune redevient l’enfant à qui l’on parle comme à un
enfant. Et là, il est question de sorties, de négociations, de permissions, d’autorisa-
tions, de dépenses et on sent bien que l’adolescent n’est pas en position de répli-
quer, sans fabriquer du conflit, ou du chantage. Il se remet dans sa position
d’enfant dont on pourvoit à la subsistance. « Donc à table il est là on le nourrit à la
fois de nourriture et de bons conseils et de catéchisme pour sa conduite ».
On peut faire l’hypothèse que cette mobilité familiale, ce moment particulier
d’être-ensemble, dans une temporalité socialement bornée et acceptée, crée para-
doxalement une rupture qui permet à l’adulte d’introduire sa propre rupture sans
culpabiliser « le gosse », d’entendre certaines choses qu’il ne pourrait pas entendre,
accepter d’entendre, et que le parent ne pourrait de toute façon pas lui dire dans un
environnement domestique stable. On peut aussi estimer, faisons-en aussi l’hypo-
thèse — des parents l’ont d’ailleurs exprimé ainsi — que la vulnérabilité de la situa-
tion extérieure, à cause des risques inhérents à la conduite à chaque instant,
renforce ou crée du rapprochement à l’intérieur de l’habitacle. L’univers plutôt sécu-
risé de « la maison », avec son environnement stabilisé et hiérarchisé pour ce qui est
des rôles sociaux attendus et intériorisés, serait un frein à la possibilité de l’expres-
sion verbale calme, ou un stimulant à la possibilité de l’expression dramatisée.
mouvements bien ajustés, mais elle a aussi une dimension morale. En effet s’ins-
taure un jugement de valeur qui se mesure à la fois par le respect des règles du
code de la route, mais aussi par l’appropriation des normes implicites au volant et
par les jugements de normalité et d’anormalité que chaque conducteur porte sur la
manière dont les autres font usage de leur voiture et qu’en retour les autres portent
sur lui. Cette dimension morale devient le fil conducteur et le passage de l’ampli-
fication de la conduite : de sa spécificité routière, le pas est franchi vers sa géné-
ralité de comportement et d’activité au sens large.
Il est trivial de dire que l’activité de conduite n’est pas une activité isolée :
elle est insérée dans la plupart de nos activités quotidiennes, et conduire nous
engage dans les mêmes espaces de circulation au même moment que la multi-
plicité des autres conducteurs. Ce qui implique que conduire ne suffit pas : il faut
conduire bien, et ce bien conduire n’est pas défini dans une check-list précise,
comme pour le pilotage d’un avion par exemple, mais relève d’abord d’un principe
permanent d’attention, d’interprétation, de coordination, d’adaptation à un
contexte qui se transforme à chaque tour de roue, y compris sur les trajets les plus
familiers. Si l’on rajoute à cette description ce qui relève d’une effervescence
émotionnelle et d’une activité morale au moins sur le thème du respect, de la
prudence, de la solidarité, nous sommes très proches d’une définition de sens
commun de ce qui caractérise la vie elle-même. L’éthos de la conduite fait le « bon »
conducteur, comme l’éthos de la vie fait le « bon » citoyen.
C’est cette analogie repérée des valeurs qui finit par s’imposer au fil des kilo-
mètres dans les conditions de la conduite accompagnée pour des parents qui
tentent de cette façon d’appliquer des principes éducatifs dont la mobilité en
voiture permet l’application.
6. Au double sens d’avérée, incontestable, mais aussi de l’ordre du juste, et en tout cas qui
mérite intérêt de recherche.
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