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ANGÉLIQUE

Anne Golon

Angélique
MarquISe
des
angeS
L
DE LA MÊME AUTRICE

ANGÉLIQUE
(version d’origine)

AUX ÉDITIONS DE L’ARCHIPEL

2. Angélique, le chemin de Versailles.


3. Angélique et le Roy.
4. Indomptable Angélique.

ANGÉLIQUE
(version augmentée)

AUX ÉDITIONS ARCHIPOCHE

1. Marquise des Anges.


2. La Fiancée vendue.
3. Fêtes royales.
4. Le Supplicié de Notre-Dame.
5. Ombres et Lumières.
6. Le Chemin de Versailles.
Anne Golon

ANGÉLIQUE
Marquise des Anges

version d’origine

Préface de Nadine Goloubinoff


Notre catalogue est disponible à l’adresse suivante :
www.editionsarchipel.com

Éditions de l’Archipel
92, avenue de France
75013 Paris

ISBN 978-2-8098-4292-0

Copyright © Éditions de l’Archipel, 2014, 2021.


Préface

« Je ne vois pas pourquoi on veut rendre


Dieu responsable de tout, surtout de la bêtise
humaine. Et d’ailleurs Angélique, elle est
comme ça. Et c’est comme ça qu’il faut être. »
Anne Golon

Dans son pays, Anne Golon fut longtemps cet albatros que
l’on attirait sur le pont des bateaux pour l’amusement de la
canaille, « tant est naturel à l’humain le désir de voir abattre la
beauté, et humilier ce qui ne veut pas ramper1 ». Parce qu’elle
avait créé Angélique, œuvre populaire méprisée des « élites »
dites culturelles qui n’en lurent jamais une ligne et la crurent
richissime – ce qu’elle aurait dû être et ne fut jamais.
« Et qu’avez-vous fait de tout cet argent ? lui demanda dans les
années 1980-1990 une célèbre journaliste, comme s’il provenait
d’un casse.
— J’ai élevé quatre enfants.
— Vous n’êtes pas la seule !
— Avec une plume ? En France ? Sans autre profession ni
l’argent d’un mari ? Ça m’étonnerait ! Renseignez-vous. »
L’interview ne fut pas diffusée.
« Qu’est-ce que je lui avais fait, à cette femme ? », s’interro-
geait ma mère. Ce qu’elle avait fait ? Elle avait créé une héroïne
mythique, célèbre dans le monde entier. Elle avait écrit un monu-
ment de la littérature populaire et, comble du crime, vendu des

1. Extrait inédit d’Angélique se révolte.

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millions d’exemplaires. Elle avait gagné la vie de sa famille en
un temps où ce n’était pas légalement permis. Elle avait connu
l’amour et même eu des enfants désirés, en un temps où, telles
les novices prenant le voile, les rares femmes de lettres, roman-
cières ou journalistes, devaient y renoncer pour garder un tant
soit peu de considération professionnelle.
Elle avait été une mère aimante, le cœur du nid de notre
enfance, et les histoires et romans historiques qu’elle inventait
pour nous étaient le vent du monde. Elle avait joué avec nous, fait
des gâteaux, des santons, des chansons, du ski-bob, sans cesser
d’écrire Angélique. Et ses livres se répandaient sur la planète.
D’aucun parti, d’aucune coterie, écrivant sans cesse, mère
de famille et d’allure sage, Anne Golon n’avait rien pour être
admise par ses pairs et n’eut ni amis célèbres ni bandes de
fêtards indispensables aux vedettes des années 1950 à 1970.
Belle et élégante, elle crut longtemps n’être pas assez dans le
ton, à la mode, bref, n’avoir pas ce qu’il fallait pour, disait-elle,
« passer ».
Elle se débarrassa heureusement de tout cela au seuil de la
vieillesse. Une seule crainte lui restait : qu’on l’empêche d’écrire !
C’était son oxygène depuis sa première histoire, Les Aventures
d’un petit chandail couleur citron, créée à sept ans, jusqu’à
notre ultime conversation, la veille de son dernier jour, qui
concernait évidemment… la suite d’Angélique.
La créatrice d’Angélique, Marquise des Anges est partie un
14 juillet. Pas mal, pour « l’auteur français vivant le plus lu au
monde »…
Le premier hommage vint de l’ambassadeur de la Fédération
de Russie, S. E. Alexandre Orlov, qui m’écrivit le 26 juillet 2017,
nous apportant le soutien de son pays : « La grande dame de la
littérature Anne Golon nous a laissés tous, ses fidèles lecteurs
et lectrices, orphelins de son immense talent, de son humanité
et de sa passion. »
Le second, le 14 août, du président de la République Emma-
nuel Macron : « À travers la saga littéraire Angélique, Anne Golon
a dressé le portrait d’une femme indépendante et volontaire, à
son image, et a offert à un très large public un récit d’aventures
qui a passionné plusieurs générations et continuera de nous
émouvoir. »

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Anne Golon et Angélique

« Êtes-vous Angélique ? », lui demandaient souvent dans ses


dernières années les journalistes, moins méprisants et imbéciles
que ceux d’antan. « Ah non ! répondait-elle. Certes, on ne se
côtoie pas autant de temps sans partager des points de vue sur
la vie et ce qu’il faut en faire ; mais si j’avais vécu une vie comme
celle d’Angélique, je n’aurais jamais pu écrire. » On ne peut être
à la fois dans le fracas du monde, traverser les mers, mener la
révolte et vivre en ermite comme l’exige le métier d’écrire. Et
l’écrivain n’aurait pas survécu à la mort d’un enfant, tel le petit
Charles-Henry égorgé par les dragons du roi1.
Pourtant, l’histoire d’Angélique s’inspirait de la vie d’Anne, née
Simone Changeux. L’amour d’Angélique et de Joffrey de Peyrac a
bien pour origine l’Amour qu’elle connut avec mon père, un mot
qu’elle écrivait toujours avec un « A » majuscule. Josselin venu à
l’aube dire adieu à sa sœur avant de quitter Monteloup pour tou-
jours, c’est son jeune frère Maxime venu lui annoncer, une nuit,
son départ pour le Maquis. « Toutes ces expériences que j’ai eues
à la guerre, bien sûr, n’étaient pas aussi dramatiques que celles
d’Angélique. » Certaines le furent pourtant : Angélique retrouve
Josselin en Amérique ; mais le frère de Simone, lui, croisa la route
de Klaus Barbie et ne revint jamais2.
Les persécutions religieuses, les dragonnades, c’est le choc
terrible qu’elle éprouva à la fin de la guerre en découvrant les
camps de concentration et ce que les nazis avaient fait aux juifs,
dont tant d’enfants, avec l’aide de l’État français. Elle ne s’en
remit jamais. Mais fit qu’au moins Angélique, à La Rochelle,
sauve quelques familles protestantes promises aux galères ou
pire, en organisant leur fuite jusqu’au navire du Rescator.
Angélique était une héroïne. Anne croyait ne pas l’être.
« Je n’aurais pas eu son courage. » Et puis, ajoutait-elle à plus

1. Angélique se révolte.
2. Maxime Changeux, alias Gilles, combattant FFI, est exécuté sommaire-
ment le 2 septembre 1944 à Lyon, à l’âge de vingt ans. Mort pour la France,
il fut décoré de la médaille de l’ordre de la Libération à titre posthume.

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de quatre-vingts ans, « je ne peux pas aller danser aussi libre-
ment qu’Angélique ! ». Mais elles menèrent les mêmes combats :
« Angélique, à l’extérieur, et moi, à l’intérieur » – contre le Mal,
le fanatisme, les assassins de toute nature au nom de Dieu, de
lois et d’usages criminels. Chacune à sa façon a tout risqué pour
la liberté, l’amour, la foi, la vie bonne, pour défendre ceux que
ma mère nommait « les hommes de bonne volonté ». « Je me suis
aperçu qu’en réalité la personne subversive n’est pas elle, c’est
moi, disait-elle en 2016. Chacune de son côté a un rôle à rem-
plir. Je sens que nous sommes plus proches que jamais, parce
qu’il y a encore du travail à accomplir ensemble. »
Un journaliste osa le dire : « J’ai rencontré la Marquise des
Anges ! » Sous sa chrysalide d’écrivain discret, de fragile vieille
dame, l’héroïne flamboyante poursuivait en effet sa course,
renaissant de ses cendres pour défendre les persécutés, occire
le fanatisme religieux, sociétal, et rendre grâce à la force infinie
de la puissance divine.
Anne était le capitaine qui garde le cap au pire des tempêtes
et des calmes plats, puis annonce un jour « Terre ! » au moment
où l’on n’y croyait plus. Sans doute est-ce aussi pour cela que
des lecteurs de tous âges et de tous pays lui dirent si souvent :
« Vous m’avez sauvé la vie ! »

Une vie d’aventures

Rares sont les auteurs dont la personnalité et la vie furent à


la hauteur de leur œuvre ou qui s’en approchèrent. Ma mère
fut de ceux-là. Dans l’histoire d’Angélique, il y a le roman du
roman, le roman de l’auteur, le roman du mari de l’auteur… Un
livre n’y suffirait pas. « Des vies comme celle d’Angélique, je ne
dirais pas qu’elles sont légion, mais j’en ai rencontré plusieurs.
[…] L’aventure vient de la vie, de sa propre vie… Nous sommes
tous des romans ambulants », écrivait-elle.
Tout le monde n’a pas la chance de s’entendre dire un
jour entre deux portes, par sa mère de quatre-vingt-deux ans :
« N’empêche que moi, j’ai été invitée par le roi des Babinga1 ! » Le

1. Pygmées du centre de l’Afrique, au nord du Congo.

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destin l’en avait d’ailleurs détournée, l’expédiant quelques jours
plus tard vers l’homme de sa vie : Vsevolod Sergeivitch Golou-
binow, géologue et auteur sous le nom de Serge Golon d’un
livre de souvenirs écrit avec un collègue de Simone. Fils d’un
diplomate du Tsar nommé en Asie centrale, puis consul-gou-
verneur en Perse, sa vie, commencée en 1903 à Boukhara, dans
le Turkestan russe, était un mélange des aventures de Marco
Polo, de Livingstone et de quelques autres. Docteur ès sciences,
découvreur de mines en Asie et en Afrique, il s’était engagé
aux côtés du général de Gaulle, tout Russe blanc officiellement
apatride qu’il fût. L’or des mines qu’il avait découvertes avait
notamment permis à la France libre d’équiper l’armée Leclerc.
« Mais ceci est une autre histoire », comme disait Kipling. Avec
nos parents, cette phrase prend tout son sens.
Simone avait de qui tenir. Son père, le commandant Chan-
geux, capitaine de vaisseau, savant et précurseur de l’aviation
maritime, était le petit-fils du célèbre Charles-Camille Heidsieck,
fondateur de la maison de champagne et aventurier malgré
lui pendant la guerre de Sécession. Sa mère, Marie Fernande,
pianiste virtuose (pour l’agrément uniquement), fille de Marie
Brillaud de Laujardière et du général Maxime Villers, avait la
classe et l’héroïsme des femmes de son temps et de son milieu,
croyant à un Dieu vengeur auquel il fallait offrir ses souffrances.
À quinze ans, Simone lui avait dit : « Votre Dieu n’est pas le mien. »
Née à Toulon le 17 décembre 1921, elle avait passé son
enfance à Cherbourg, devant la mer ou dans sa chambre, sou-
vent malade (de la tuberculose), à s’inventer des histoires de
guerre – la Grande – et d’aventures dans la jungle. Elle n’y était
plus une petite fille ronde et maladroite, mais une agile explo-
ratrice, accompagnée d’une amie imaginaire. Déjà l’ébauche
d’Angélique… Ses premiers articles et nouvelles avaient été
publiés dans les revues des Scouts et Guides de Versailles, dont
elle faisait partie depuis l’âge de seize ans.
En juin 1940, fuyant l’armée allemande comme tout le
monde, du haut d’une locomotive où elle avait trouvé refuge
avec sa mère et des enfants, Simone s’était fait cette promesse :
« Si l’on s’en sort, je ferai le tour de France. » Elle le fit, en 1941
et 1942, sur sa bicyclette baptisée Tire-d’aile, partie de Ver-
sailles avec ses armes : de quoi écrire et peindre. Elle voulait

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témoigner des beautés de sa patrie vaincue. Allant de couvent
en couvent pour la nuit, explorant le jour paysages, villages
et monuments oubliés, elle rencontra la France des siècles
anciens, fut arrêtée à quelques reprises par les Allemands,
retenue prisonnière dans un château du temps d’Angélique.
Invitée plus tard dans un autre par une châtelaine de son âge,
elle découvrit avec émerveillement le Poitou et se dit qu’elle
en ferait un jour le décor d’un livre. Elle grimpa dans les Pyré-
nées et accomplit son vœu de poser un pied en Espagne, un
seul, devant les fusils des gardes-frontières, pour le symbole de
toucher le sol d’un « pays libre » (de l’occupation allemande), et
repartit comme elle était venue. Elle aida sa sœur résistante à
soustraire à la Gestapo des documents liés au Débarquement,
contribua aux premières missions des prêtres-ouvriers et de
l’Aide aux Mères, aida l’abbé Talvas en s’engageant à ses côtés
dans l’association du Nid créée pour venir en aide aux prosti-
tuées, publia son premier livre chez Desclée de Brouwer sous
le nom de Joëlle Danterne, suivi d’autres dont le fameux Master
Kouki, paru en 1946 chez Alsatia. Elle écrivit pour le cinéma,
fonda le « magazine moderne » France 47, remporta le prix Guy
de Larigaudie du roman d’aventures qui lui permit d’acheter
un billet pour Brazzaville et de quitter cette Europe sinistre
baignant encore dans un climat de guerre deux ans après la
victoire des Alliés. Reporter indépendante, elle couvrit divers
sujets au Congo et au Tchad, dont la construction de Sainte-
Anne du Congo, accompagna la tournée d’un médecin dans les
villages les plus reculés afin de dépister et de soigner les gens
atteints de la maladie du sommeil.
Coup de foudre une nuit, en brousse, avec M. Goloubinoff,
dont un collègue de France 47 lui avait parlé. Et suite des aven-
tures à deux.

Origines d’Angélique

1952. Revenus d’Afrique, Simone et Vsevolod travaillèrent


ensemble à des articles de vulgarisation scientifique et aux
mémoires de mon père, dont Les Géants du Lac paru en 1953
chez Alsatia, sous le nom de Serge Golon. Pour leurs travaux

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communs, ma mère choisit le pseudonyme d’Anne Golon, du
nom de son mari et en souvenir de la duchesse Anne de Bre-
tagne, devenue reine de France en 1491, dont elle avait croisé
le pèlerinage lors de son premier voyage.
Parallèlement, elle écrivit plusieurs ouvrages sur l’Afrique
dont le dernier, Alerte au Tchad, parut sous le pseudonyme
de Joëlle Danterne dans la collection « Signe de piste ». Puis
elle décida d’entreprendre le roman historique auquel elle
rêvait depuis longtemps. « Je recherchais un personnage pour
comprendre ce dont on souffrait : le manque de sentiment, le
manque de netteté dans la pensée que l’on avait en ce temps-là,
peut-être parce qu’on était au lendemain de la guerre. […] Il y
avait quelque chose à faire en partant de la vie. Puis c’est venu
peu à peu et tout à coup, un jour, je me suis dit : “Ça y est, il
faut écrire ce livre !” »
Elle voulait écrire la vie d’une femme, loin des représen-
tations habituelles – fades victimes ou garces antipathiques –
dont, hormis les héroïnes des Brontë ou de Colette, encore
maintenues sous le boisseau, était jusqu’alors encombrée la lit-
térature ; et, par elle, aborder les épreuves communes à toutes
les femmes occultées depuis toujours, mais aussi des bonheurs
terrestres dont on ne parlait pas, ou mal.
Au début des années 1950, en littérature ou au cinéma, on pas-
sait encore directement du mariage à la naissance d’enfants ou
au fameux tutoiement indiquant qu’il y avait eu rapprochement
charnel. Amour, morale : rien n’avait vraiment changé depuis les
principes jansénistes du XVIIe siècle. Les déprimants récits des
existentialistes ou de Mauriac, où l’on s’entretuait discrètement
dans des familles bourgeoises sans autre issue que d’avoir décidé
que Dieu n’existait pas, n’arrangeaient rien. À droite comme à
gauche, avec ou sans religion, l’amour portait malheur. Qui le
suivait devait terminer mal : l’ex-oie blanche manipulée des Liai-
sons dangereuses, condamnée à une vie d’idiote malheureuse
et solitaire, et Mme de Merteuil finissant défigurée, couverte de
pustules et bientôt folle. La morale générale était sauve, sans
parler de la religieuse. On en était encore là.
Ma mère gardait en mémoire les récits d’accouchements de
sa mère et de sa grand-mère, souffrances atroces que devaient
encore endurer les femmes, non tant à cause de l’ignorance des

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médecins, mais au nom de la damnation d’Ève, leur coupable
aïeule, qu’il fallait accepter comme loi immuable. « Ils avaient
réussi à rendre horrible la plus belle chose du monde… La folie
qui se trouve dans les lois religieuses, des lois inhumaines. […]
C’était un monde perdu ! Ce n’était pas la vie1 ! » Anne Golon
voulait rendre l’amour à la vie, dire qu’il existait, que le bien et
le mal ne se situaient pas forcément là où on les avait mis depuis
des siècles et où ils se trouvaient encore. Angélique fut sa mes-
sagère et son bras armé. « Seriez-vous gagnée par les hérésies ? »,
lui demande Avdiger dans Le Chemin de Versailles, s’inquiétant
qu’elle ne montre pas assez de piété. « Oh ! je vous en prie !
s’écrie Angélique. Ne me parlez pas de religion. Les hommes
ont corrompu tout ce qu’ils ont touché. De ce que Dieu leur
a donné de plus sacré, la religion, ils ont fait un mélange de
guerres, d’hypocrisie et de sang qui me donne envie de vomir.
Au moins, dans une femme jeune qui a envie qu’on l’embrasse
un jour d’été, je pense que Dieu reconnaît l’œuvre de sa créa-
tion, puisque c’est Lui qui l’a faite ainsi. »
Mais son thème principal, la base de toute son œuvre, sans
qu’elle en ait pris conscience au départ, fut de dénoncer l’ostra-
cisme, le fanatisme, l’obscurantisme ; de ne pas laisser gagner
ceux qu’elle nommait « les destructeurs du bonheur sur terre ».
Simone, enfant, avait interdiction de jouer avec ses petites
voisines protestantes et de saluer un juif, fût-il le propriétaire de
l’appartement de sa grand-mère. « Il fallait changer tout ça. » Mon-
trer les assassins au nom de Dieu : le moine Becher frappant de
sa croix Joffrey de Peyrac pour arrêter son chant à Notre-Dame ;
l’intransigeance obtuse de l’archevêque de Toulouse ; Moulay
Ismaël, martyrisant femmes et esclaves chrétiens refusant de se
convertir ; le chef de la révolte du Poitou massacrant les popula-
tions catholiques. Mais aussi l’autre face de l’humanité, les justes
qui maintiennent allumée sur terre la lumière divine : Monsieur
Vincent recueillant les bébés abandonnés dans les rues ; frère
Jean, le moine mystique de l’abbaye de Nieul, priant chaque
nuit pour le salut des hommes endormis ; Osman Feradji, le
grand eunuque noir, ami d’Angélique, mage lié aux étoiles ;
Gabriel Berne, le protestant de La Rochelle parti chercher la

1. Extrait du journal d’Anne Golon.

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petite Honorine dans la forêt, parce qu’il avait eu pitié d’une
prisonnière « papiste » qui le suppliait depuis son cachot.

Et Angélique naquit

Le choix du Grand Siècle s’imposa après élimination de


périodes déjà exploitées en littérature, du fait du voisinage du
château de Versailles… et parce qu’elle n’en connaissait rien. Le
XVIIe siècle en 1952, c’était la mer des Ténèbres du temps de la
terre plate. Il était encore maintenu sous l’ire révolutionnaire,
avec le cliché d’un Louis XIV tyrannique et mégalo, saigneur du
(bon) peuple par ses dépenses et ses guerres.
On ne savait plus rien de ses splendeurs, des plus fous ballets
éphémères jamais créés. Les partitions des merveilles composées
à profusion sous le règne du plus mélomane des rois avaient
disparu, jetées avec les vieux papiers ou rongées par les cham-
pignons au fond des bibliothèques. Rien ou presque n’en subsis-
tait dans la mémoire française, hormis les Fables de La Fontaine
laissées aux enfants et aux lycéens, les tragédies de Corneille et
de Racine. L’élève Simone avait d’ailleurs trouvé « complètement
rasoir » ces sombres histoires de Romains emperruqués, de mas-
sacres fraternels et de princesses sacrifiées, presque autant que
les comédies de Molière sur lesquelles les enseignantes passaient
sévèrement, comme un pensum obligatoire.
C’est pourtant là que naquit Angélique.
« Elle m’est apparue en ces premières heures où la plume à
la main devant la fameuse “page blanche”, quand j’eus à choisir
les premiers mots, les premières phrases d’un roman historique.
Elle vint sans rien me demander, sans même me regarder ni me
voir. Elle était vive, légère et inconsciente comme une enfant de
sa beauté et de sa grâce. Ce qui l’intéressait, c’était la vie… que
lui chuchotait de mille façons le décor dont elle surgit, cernée
d’une lumineuse aura. Un mélange d’ombre verte et feuillue, de
tours crénelées d’un vieux château, perçant là-haut la cime des
arbres, de miroirs d’eau noire, brillant à travers la déchirure d’un
tapis de lentilles vertes et de renoncules d’or. Là commençait
l’histoire de l’héroïne aux pieds légers. […] Les forêts druidiques
du Poitou et ses marais hantés de feux follets l’environnaient. Elle

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était née là. Elle y aurait toujours les racines de son âme. Pour un
bouquet de grosses fleurs jaunes cueillies aux berges humides,
elle reçut son prénom : Angélique. Petite Angélique ! Petite mar-
quise des Anges, abordant le jour avec entrain, guettant la nuit le
fantôme de la vieille dame qui pleure, partageant avec Nicolas et
Valentin les travaux de cueillette et de pêche, et qui aux côtés de
la nourrice, par la fenêtre du vieux château, le cœur plein d’un
noble courage et d’une peur enfantine, attend les brigands. Bien
des choses vivantes, authentiques, nécessaires s’assemblent déjà
autour d’elle. À travers elle j’entraperçus la femme qu’elle serait. »
Et Anne écrivit :
« Nourrice, demanda Angélique, pourquoi Gilles de Retz
tuait-il tant de petits enfants ?
— Pour le démon, ma fille… »
Ce fut comme si levait en elle le souffle d’un grand vent qui
allait tout balayer. Elle se sentit au seuil d’une nouvelle vie, por-
teuse d’une mission à la fois exaltante et angoissante qui tenait
en ces mots : « Aucune limite ! Un roman qui n’a peur de rien ! » Si
elle ne doutait pas de l’accueil du public, non moins que pour
ses précédents livres, elle eut tout à coup la prescience que les
lecteurs de celui-là seraient innombrables.

Un chantier colossal

Directeur de l’agence Opera Mundi et mandataire de Walt


Disney à Paris pour Le Journal de Mickey, Paul Winkler était à
cette époque l’un des plus importants patrons de presse d’Europe,
comme l’étaient en France Cino Del Duca (Nous deux), Didier
Fouret (directeur d’Hachette) et Pierre Lazareff (France-Soir).
Betty Winkler, à qui Anne Golon avait confié l’annonce
d’Alerte au Tchad, l’avait fait paraître dans Le Journal de Mickey,
dont le lectorat masculin était plus réceptif à ce récit que les
magazines féminins qu’elle dirigeait. Passant à Opera Mundi
pour en avoir des nouvelles, Serge Golon y fit la connaissance
de M. Monier, qui lui confia leur intention d’ouvrir un secteur lit-
téraire pour lequel ils étaient à la recherche d’une « locomotive ».
Il fut ravi d’apprendre qu’Anne Golon, alias Joëlle Danterne,
venait de commencer la rédaction d’un grand roman historique.

16
Ils tenaient leur locomotive ! « Dites à votre femme que nous
voulons ce livre… même maintenant ! » En échange d’un pour-
centage, l’agence assurerait sa publication dans le monde entier.
« Votre livre les intéresse, lui dit Serge au retour. Je crois que
nous devrions faire affaire avec eux. » Anne se sentit pousser des
ailes. Tout valait mieux que ces éditeurs poussifs, voire ouver-
tement malhonnêtes, dont elle avait fait le tour. Sans nouvelles
des hauts personnages partenaires de ses récentes découvertes
minières, Serge trouva intéressant de l’accompagner dans cette
nouvelle aventure. « Il aimait commencer des chantiers. » Celui-ci
fut colossal.

« L’Histoire frappait à ma porte »

L’épopée d’Angélique commença à la bibliothèque de Ver-


sailles. Anne la retrouvait avec bonheur. Elle y avait passé tant
de jours magiques pendant la guerre, pelant de froid, quand
elle y faisait ses recherches pour Master Kouki ou La Patrouille
des Saints Innocents.
Son rigoureux conservateur, gardien des reliques sacrées de
l’Histoire, leur présenta des merveilles qui voyaient sans doute
la lumière du jour pour la première fois depuis le temps de
Louis XIV. Sur des gravures originales de la plus grande cour
des Miracles de Paris, avant sa destruction par ordre du lieute-
nant de police Nicolas de La Reynie, Anne découvrit les portraits
de personnages devenus familiers des lecteurs d’Angélique : « Le
grand Coësre et ses drilles, je les ai kidnappés dans les chro-
niques des auberges et des hostelleries. »
Serge dénicha un livre sur les hobereaux, nobles miséreux
des campagnes au XVIIe siècle, souvent plus pauvres que leurs
paysans, en lutte quotidienne pour survivre et tenter de tenir
leur rang en cour et militairement, avec interdiction de travailler
d’une quelconque façon, ce qui les aurait promis à la déchéance
et au retrait de leurs titres. Anne décida d’en faire le milieu de
la famille d’Angélique.
Il étudia la guerre qui perdurait, encore vive, entre les « bar-
bares du Nord », ordonnateurs des bûchers de Montségur, et les
troubadours du Sud qui ouvraient la foi aux joies terrestres. Et

17
Anne imagina Joffrey de Peyrac, seigneur du Sud, héritier de
ces derniers. Le procès de Fouquet le lui révéla peu à peu. « En
Joffrey de Peyrac, je voyais un séducteur inquiétant, un origi-
nal hors du droit chemin », mais inconscient de la malignité des
esprits étroits. Et le spectre de l’Inquisition aussitôt obscurcit
l’horizon. Joffrey, la voix d’or du royaume, ne ferait pas amende
honorable. Il rendrait grâce à Notre-Dame en chantant.
Anne voulut « que rien ne leur soit donné d’emblée ». L’infir-
mité de Joffrey lui fut inspirée lors d’un voyage auprès d’un
couple amoureux dont l’homme était bossu. Peyrac serait boi-
teux, aurait le visage barré d’une cicatrice. Anne n’avait pas
oublié La Belle et la Bête de Jean Cocteau (1946). Sans s’en
rendre compte, elle y mit un peu de Serge, qui gardait une cica-
trice à la lèvre causée par une explosion dans une mine, ainsi
qu’une légère boiterie due à un tendon sectionné en fuyant une
éléphante dont des chasseurs en hélicoptère venaient de tuer
le petit. Et de savant à savant, Serge confia au comte de Peyrac
un processus de fabrication d’or qu’il avait autrefois imaginé…

Première publication d’Angélique

Depuis la remise du manuscrit en 1953, la publication


d’Angélique était sans cesse reportée. Anne et Serge avaient reçu
de M. Monier le mot suivant : « J’ai enfin décroché l’accord de
M. Lazareff pour Marquise des Anges. […] la publication com-
mencera le 15 octobre 1955. […] Après cela, j’ai vu Didier Fouret.
[…] La première partie sortira début décembre. » Mais toujours
rien. Combien de tractations pour la publication d’Angélique en
France ? Qui du journal ou de l’éditeur X ou Y allait l’emporter ?
Anne et Serge firent des piges pour plusieurs revues, elle
recevant trois sous de ses livres, lui poursuivant ses démarches
pour ses découvertes minières et autres projets en Afrique. Là
aussi, retards et tractations dans le marigot, mais entre croco-
diles plus dangereux.
Le Parisien libéré leur proposa d’écrire les textes d’une nou-
velle série en bandes dessinées contant la vie de personnages
célèbres, mais encore méconnus. Ainsi parurent les « Destins
hors-série » d’Anne et Serge Golon : Raspoutine, Savorgnan

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de Brazza, Surcouf, le marquis de La Fayette et d’autres, fruit
d’un gros travail de recherches historiques, principalement à
la Bibliothèque nationale. Cartouche est le seul sur lequel ils
ne trouvèrent pas grand-chose, hormis plusieurs dates de mort
dont l’une à l’âge de… huit ans ! Faute de temps, et le feuilleton
devant paraître malgré tout, Anne lui inventa une vie dont Phi-
lippe de Broca fit plus tard un film devenu célèbre.
Pendant que les éditeurs français hésitaient, un éditeur alle-
mand avait eu le temps de faire traduire Angélique, de l’impri-
mer, de le publier et de le diffuser dans toute la RFA. « C’était à
l’été 1956, après sept ans de misère totale prédite par le vieux
sorcier bembé. Nous vivions misérablement à Paris, sans toit,
d’expédients, lorsque soudain ce fut le télégramme de Blanva-
let, notre premier éditeur d’Angélique… en allemand. “Angé-
lique passe à la première place des ventes en Allemagne. Dix
presses tournent jour et nuit. Négocions pour l’Autriche et les
pays nordiques.” Je mis deux ans de plus pour comprendre
que le cadeau de l’Afrique, et bien dans sa tradition millénaire,
ç’avait été… ma femme ! […] Peut-être le succès d’Angélique
était-il écrit dans les astres, comme du temps des Rois Mages,
mais ni moi ni ma femme ne savions le lire, même après que le
sorcier nous l’eut verbalement transmis1. »
L’éditeur allemand débarqua un soir, triomphant, brandissant
d’une main le livre et de l’autre une bouteille de champagne. Il
tenait à l’apporter lui-même à l’auteur d’un chef-d’œuvre promis
à un miracle commercial sans précédent. La bonne humeur de
Lothar Blanvalet était communicative. Ce fut la fête dans le petit
pavillon de Villejuif. On y but joyeusement, même la jeune fille
au pair allemande que l’éditeur était allé entreprendre à l’étage,
où elle était remontée, un peu pompette, tenant le livre sur
son cœur. « Surtout, mademoiselle, je vous en prie, je vous en
charge personnellement : occupez-vous bien des enfants, faites
bien votre travail, pour que madame puisse écrire. Il faut que
Mme Golon ne s’arrête jamais d’écrire. Jamais ! »
Tout émue de se voir investie d’une mission aussi importante
et projetée à son tour en plein roman, la jeune fille, croyant avoir
été placée dans une famille ordinaire, promit solennellement,

1. Extrait du journal de Serge Golon.

19
ouvrit le livre et… on ne la revit plus de la soirée ! Elle traversa
les semaines suivantes la tête ailleurs, impatiente d’y replonger
chaque soir. « La maîtresse de maison fut obligée de débarrasser
elle-même la table, la fille au pair originaire de la Forêt-Noire
s’étant retirée dans sa chambre pour dévorer le livre… Voilà la
rançon d’avoir écrit un tel phénomène1 ! »
L’éditeur avoua toutefois à son « auteur préféré » qu’il avait
été « obligé » d’en supprimer quelques passages, en particulier
au début, lorsque la nourrice raconte aux enfants les crimes de
Gilles de Retz.
« Vous comprenez, expliqua-t-il candide, c’était trop affreux,
trop dur. Ces détails… ça aurait pu heurter la sensibilité des
Allemands !
— Je les trouve bien délicats pour des Allemands », répondit
Anne, laconique.
« Tout de même, commentera-t-elle plus tard, on sortait à
peine de la fin de la guerre ! »
Mais le brave Lothar n’y entendit nulle ironie. Il n’était plus
sur un Panzer entrant dans La Rochelle, mais un éditeur comblé
au-delà de toute espérance.

Anne, ou Anne et Serge ?

Pourquoi donc « Anne et Serge Golon » en France, un an après


la parution en Allemagne d’Angélique sous le nom d’« Anne
Golon » ? Ma mère, que j’interrogeai à ce sujet en 1992, me conta
l’anecdote.
Revenant un soir de l’agence Opera Mundi, mon père,
ennuyé, lui avait dit :
« Ils veulent un nom d’homme.
— Pourquoi ?
— Parce que ça fait plus sérieux. »
« J’ai trouvé ça idiot, disait souvent ma mère. Mais il ne m’a
pas laissée tomber. »
Ils avaient même exigé que le livre sorte en France sous le
seul nom de Serge Golon, déployant un tas d’arguments pour

1. Lothar Blanvalet, Buchmarkt, novembre 1975.

20
le convaincre de l’intérêt commercial de cette décision. Pauvres
et parents de jeunes enfants, Anne et Serge n’étaient pas en
situation de s’opposer aux « décideurs » desquels devait bientôt
venir leur subsistance. « Mettez au moins son nom, puisque c’est
elle qui écrit ! », avait répondu Serge. Grâce accordée au terme
d’une fastidieuse discussion.
Était-ce choquant en 1957 ? Non. Les œuvres de femmes
étaient considérées comme « mineures », même les brûlots de
Beauvoir que l’on disait écrits par Sartre ; et les femmes mariées
l’étaient aussi, n’ayant pas le droit de travailler, ni de percevoir
leur propre salaire, ni d’ouvrir un compte en banque ou de fran-
chir une frontière avec leurs enfants sans la permission formelle
de leur mari. Au moins mon père lui avait-il accordé par-devant
notaire ce que la loi lui permettait d’accorder à sa femme en
1950 : le droit de continuer d’exercer sa profession de « femme
de lettres » et de percevoir les revenus des livres écrits avant leur
rencontre. Il fallait faire avec les lois du temps.
« Demandez à ma femme, c’est elle qui écrit », disait vaine-
ment mon père aux journalistes qui l’interrogeaient dans les
années 1960. Mais, à part un autre verre, la plupart ne trouvaient
rien à demander à « celle qui écrit ». Certain jour de 1966 ou 1967,
on l’envoya même faire des courses avec ma petite sœur Marina
et un cameraman chargé de filmer la mère de famille dans ses
œuvres, tandis qu’on interviewait longuement « l’auteur d’Angé-
lique », qui tenta sans succès de parler de sa peinture1…
Angélique parut donc dans France-Soir sous le pseudonyme
d’Anne et Serge Golon. Dès cette première publication, la Mar-
quise des Anges augmenta les ventes quotidiennes du journal
jusqu’à 250 000 exemplaires supplémentaires. Angélique fran-
chit les mers. En Afrique, en Amérique du Sud, aux Pays-Bas, on
s’arrachait France-Soir. La passion d’Angélique réunit enfants,
parents et grands-parents. François Mauriac, à qui l’on deman-
dait son avis sur ce phénomène, répondit qu’il ne savait qu’une
chose : qu’il était obligé d’envoyer ce feuilleton tous les jours à
sa fille, à Caracas, et sans en omettre un seul !

1. Serge Golon fut peintre de 1961 jusqu’à sa mort en 1972. Il a exposé à


Montana, Jérusalem et Paris.

21
Sergeanne et Pierre Joffrey

« La mère d’Angélique met au monde un garçon, le jour où son


livre sort en librairie ! », titrait France-Soir le 5 avril 1957. « Ce n’est
pas au lecteur de France-Soir qu’il faut apprendre qui est Angé-
lique, marquise des anges. Ce feuilleton, que des centaines de
milliers de passionnés suivent depuis des mois, paraît aujourd’hui
en librairie, aux éditions Colbert. C’est un gros volume de
500 pages, et nul ne doute que le livre connaîtra le succès d’Au-
tant en emporte le vent et de Caroline chérie. Anne Golon qui,
avec son mari Serge, a écrit ce roman historique, plein d’amour,
de magie, d’aventure, n’a pu fêter la naissance de son livre. Elle
est en clinique, en raison d’une autre naissance, celle d’un fils.
L’enfant a été appelé Pierre Joffrey, en souvenir d’un personnage
de La Marquise des Anges […]. » Photo du nouveau venu dans les
bras de la maman souriante au côté de l’heureux papa, devant
l’exemplaire tout neuf d’Angélique, Marquise des Anges.
Au baptême de Pierre Joffrey, Paul Winkler informa Anne du
nouveau pseudonyme qu’on venait de leur trouver : Sergeanne
Golon ! « Vous comprenez, lui dit-il, il fallait un nom d’homme.
Pour le marché anglophone, c’était indispensable. »
Elle haussa les épaules : « Je trouve que ça fait plutôt asexué.
[…] On dirait une invention, quelque chose qui n’existe pas.
— Ça ne fait rien. De toute façon, c’est mieux… Et les livres
sont imprimés.
— J’avais compris.
— Vous verrez, les Anglais aimeront ce nom.
— Le principal, c’est qu’ils aiment Angélique !
— Ils l’aimeront, je peux vous le promettre. »
Ils l’aimèrent. Au point qu’en septembre 1958, à New York,
Angélique fit l’événement sur la 5e Avenue, immortalisé dans
Vogue, en inspirant toute une mode : parfums, coiffures, cha-
peaux de créateurs et robes du célèbre couturier Oleg Cassini
présentées par des mannequins ravissants devant de grandes
affiches du livre de Sergeanne Golon.

22
Fake news et romance

Leur premier interlocuteur fut remplacé par un dauphin de


Paul Winkler, Gérard Gauthier, doué en affaires mais incapable
de distinguer un texte d’auteur d’un mode d’emploi. Il fit bien-
tôt paraître une série d’articles le présentant comme l’inventeur
d’Angélique et de la recette du best-seller (pourquoi se gêner ?).
Il y racontait avoir « convoqué » Anne et Serge Golon afin qu’ils
mettent en œuvre ses géniales directives : l’histoire devait se
dérouler au XVIIe siècle, l’héroïne être belle, avoir des yeux
verts, aller plus tard en Amérique, etc.
Par cette légende, Opera Mundi s’autoproclamait créateur
d’Angélique, Anne et Serge Golon n’étant que des exécutants.
L’idée que le succès insolent du roman fût le produit d’une
fabrication plut. C’en fut fini en France de la réputation d’Angé-
lique, d’autant que Gérard Gauthier, certain de sa « recette », enga-
gea bientôt quelqu’un pour écrire sous ses ordres des imitations
d’Angélique qu’il imposa ensuite chez les mêmes éditeurs avec
des couvertures similaires ; puis une autrice américaine pour
une imitation d’Angélique aux États-Unis. D’autres suivirent, qui,
s’émancipant plus tard, furent à l’origine de ce que l’on appelle
aujourd’hui des « romances ». Le nombre croissant de ces œuvres
clonées submergerait bientôt l’œuvre littéraire d’origine, d’autant
qu’Angélique ne serait plus distribuée dans les librairies fran-
çaises dès la fin des années soixante.
En France, jusqu’en 2000 à peu près, hors un ou deux coura-
geux, critiques littéraires, faiseurs d’opinion et consorts ne par-
leraient plus d’Angélique que pour s’en moquer, englobant dans
leur mépris ses millions de lecteurs à travers le monde, qu’Anne
Golon gardait toujours dans son cœur. C’est pour eux qu’elle
écrivait. « Je suis heureuse d’avoir écrit une œuvre populaire, dit-
elle dans une interview. Parce que dans populaire, il y a peuple. »

Premiers pas au cinéma

Avril 1964. L’équipe de production du futur film Angélique


a invité Anne et Serge Golon pour « parler ». Plus exactement,
pour leur présenter le passage du scénario dont ils sont le plus

23
fiers, la sublime « scène du poignard » : lors de la nuit de noces,
Joffrey fend la robe d’Angélique avec un poignard, et celle-ci
tombe dans ses bras. Normal. Enfin, pour eux !
Cette scène fut l’objet de la plus âpre lutte.
D’un côté, ces messieurs – Francis Cosne, Daniel Boulan-
ger, Claude Brulé et Bernard Borderie – défendant leur idée ;
de l’autre, Anne Golon, soutenue par Serge, argumentant pour
sa suppression pure et simple. Et au milieu, Gérard Gauthier
s’efforçant d’offrir l’apparence de l’agent modèle agissant dans
l’intérêt de ses auteurs, sans tout à fait parvenir à cacher son
adhésion aux desiderata de ces gens importants avec lesquels il
s’est manifestement déjà entendu, à ce sujet comme à d’autres.
« En plus, c’est très dangereux, dit Anne, vous risquez de
blesser l’actrice !
— Mais non, mais non ! On trouvera un truc… On mettra
une fermeture éclair, suggéra le réalisateur.
— Mais ce n’est même pas la question ! Vous me dites
qu’après, Angélique doit tomber dans ses bras…
— Les femmes aiment ça, répondit le chœur.
Ce n’était pas le moment d’en débattre.
« Jamais les femmes ne pardonneraient un tel geste à Joffrey
de Peyrac, s’exclama Anne. Et ne parlons pas d’Angélique ! »
Angélique ? Mais qui lui demandait son avis, à celle-là ? Que
n’était-elle allée rejoindre ses semblables – les femmes de ces
messieurs – dans la cuisine, au lieu de faire perdre leur temps
à ces hommes sérieux ?
À ce moment, Daniel Boulanger se pencha vers la perturba-
trice, à laquelle il n’avait pas adressé un mot depuis le début de
la séance. La fixant de ses petits yeux porcins, il lui asséna cette
phrase inoubliable, expression de son haut degré de culture et
de distinction : « Écoutez, je vais vous dire, moi, qui est votre
Angélique : c’est une petite putain qui veut se farcir tous les
hommes ! » Ah mais ! Il était temps de remettre cette bonne
femme et sa créature à leur place !
Anne se leva et sortit aussitôt. Cette phrase, elle ne parvien-
drait à la rapporter à des journalistes qu’en… 2012.
« Voilà les barbares du Nord ! », jeta Serge Golon en balayant
l’assemblée d’un large geste, citant Joffrey de Peyrac lors de ses
joutes oratoires avec l’archevêque de Toulouse.

24
Ne comprenant rien à ses mots, puisqu’aucun d’eux n’avait
pu s’abaisser à lire un seul chapitre, on le regarda avec stupeur.
Comment osait-il s’adresser ainsi à Daniel Boulanger ? De ce
jour, mon père ne l’évoqua plus qu’en ces termes : « Le délicat
poète. »
Conclusion heureuse : la fameuse scène ne fut pas tournée.

Soir de première

8 décembre 1964. Effervescence au Moulin-Rouge. Ce soir a


lieu la première du film Angélique, Marquise des Anges. Remous
de photographes et de journalistes au fil de l’entrée des vedettes
dans leurs plus beaux atours : Michèle Mercier splendide,
Robert Hossein presque souriant… Et puis les vraies vedettes :
les producteurs, multipliés depuis le début du projet, pourtant
signé du seul Raymond Borderie, ainsi que les scénaristes-
dialoguistes Claude Brulé, Daniel Boulanger (le « délicat poète »)
et Francis Cosne, qui au titre de coproducteur s’est adjoint celui
de scénariste ; les représentants d’Opera Mundi accompagnés de
leur femme – Paul et Betty Winkler sans doute, Gérald Gauthier
et madame qui, paraît-il, fit grand effet en manteau de vison
blanc. Certains crurent qu’il s’agissait d’Anne et Serge Golon,
nul, dans cette foule joyeuse, ne pouvant imaginer que l’auteur
ou les auteurs du livre à l’origine du film ne soient pas présents.
Apparition du mot « FIN » sous les ovations.
Et les Golon ? À l’heure où le Moulin-Rouge crépitait sous
les flashs et les applaudissements, ils dormaient dans leur lit,
dans les sommets valaisans. Du moins Serge, car si rien n’aurait
pu l’empêcher de s’endormir après 21 heures, Anne, elle, passa
une nuit bien amère. L’invitation à la première ne leur était
parvenue que le jour même, vers midi, à une époque où une
journée ou une nuit de train était nécessaire pour se rendre de
Suisse en France. L’avion ? Il n’y fallait pas songer : de Montana-
Crans à l’aéroport de Genève, il aurait fallu prendre un taxi, un
funiculaire, un train et encore un taxi avant d’embarquer, soit
déjà une bonne demi-journée. Tout avait été bien pensé.
Le lendemain matin, le facteur de Montana leur apporta
un télégramme des producteurs : « Grand succès hier de votre

25
film… » À quoi les parias répondirent par un autre télégramme :
« Félicitations pour votre film… »
Ce film, Anne et Serge Golon voulaient le voir. Ils se ren-
dirent à Berne. L’affiche d’Angélique Marquise des Anges,
magnifique dans le style cape et épée, mentionnait son inter-
diction « aux moins de 22 ans » – âge de la majorité suisse à
l’époque. (Blanche-Neige avait bien été interdite aux moins
de dix ans !). Ils firent la queue parmi une foule dense et fer-
vente. C’était mieux de le découvrir ainsi, spectateurs parmi
d’autres, de partager les émotions de la salle – comble. Ils
furent emportés par les paysages, la musique, les costumes.
Les acteurs faisaient ce qu’ils pouvaient, réussissant parfois à
faire oublier l’indigence des dialogues qu’on leur avait donnés
et les marques au sol, invisibles à l’écran, mais qui bloquaient
toute spontanéité de mouvement.
Les seconds rôles étaient interprétés avec brio par des comé-
diens encore peu connus, dont la plupart deviendraient de
grandes vedettes.
Depuis la réunion, ma mère avait fait son deuil d’un film
fidèle à son œuvre, voire à l’Histoire. Sa suggestion de mettre
quelques perruques du XVIIe siècle aux acteurs coiffés à la mode
de 1964 avait par exemple reçu cette réponse édifiante : « Ah
non, ça fait pédé »… Mes parents ne voulaient plus s’arrêter
aux incohérences historiques et aux déformations de l’intrigue
et des personnages. L’affligeante scène de la statue leur laissa
cependant la pénible impression que le Joffrey de Peyrac du
film était un inquiétant pervers ; et Angélique, séduite au lieu
de s’enfuir, ne valait guère mieux… Mais son élan, juste et sans
chiqué, pour se jeter plus tard dans les bras de son mari à l’issue
du duel, rendit un instant Angélique à elle-même. Anne fut heu-
reuse que ce passage du film, au moins, s’approche, un peu, de
ses personnages.
À la scène du procès, assez bien menée, Anne se surprit à trem-
bler comme les autres pour l’accusé, se demandant ce qui allait
arriver ! Au moment du vote pour ou contre la mort de Peyrac, le
beau-frère d’Angélique, Me Talon, commençait à lever une main
hésitante, quand derrière mes parents une spectatrice s’écria :
« Non ! » Sur l’écran, Me Talon abaissa lentement son bras. « Eh ben !
dit son compagnon, épaté. Heureusement que t’as dit non ! »

26
La gloire d’Angélique

« Je me demande comment j’ai eu la force d’écrire tout cela


et de vivre en même temps, disait-elle. Il faut croire que Dieu
l’a voulu parce que c’était nécessaire. »
Il fallut bien qu’Il s’en mêle un peu, en effet, pour que ma
mère parvienne à écrire ces milliers de pages et à vivre une
telle vie : de créatrice, d’exploratrice, d’amoureuse, de mère, de
combattante, dans la misère et la richesse et inversement, dans
l’oubli et la notoriété. Elle dut attendre l’âge de soixante-dix-
neuf ans pour enfin rencontrer ses lecteurs du monde entier lors
d’une séance de signatures, ce qui n’était pas arrivé depuis…
1959, et celui de quatre-vingt-neuf ans pour recevoir le premier
hommage officiel de son pays1, en considération de son œuvre
et de son combat pour le respect du droit des auteurs, avant
de recueillir en ses dernières années la reconnaissance de ses
pairs, historiens et romanciers, et d’avoir enfin, lors de séances
de signatures, de conférences et d’interviews à Paris, Genève,
Lausanne, Prague, Versailles, Crans ou Moscou, touché du bout
du doigt l’éclair de la gloire.
La gloire d’Angélique.
La seule qui comptât pour Anne Golon.

Nadine Goloubinoff

1. Anne Golon a été nommée officier dans l’ordre des Arts et des Lettres en
janvier 2010. Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, a déclaré à cette
occasion : « Certains contempteurs ont pu voir dans votre succès unanime
la marque d’une facilité, mais vous traduisez admirablement l’idée selon
laquelle une œuvre prolixe peut aussi être une œuvre dense et exigeante.
Véritable Dumas des temps actuels, vous n’écrivez qu’après un travail de
recherche immense et vous ravivez l’histoire de France du souffle et de la
verve de votre plume en lui rendant toute son humanité, sa proximité, sa
grandeur également. En d’autres termes, Angélique ne serait peut-être pas
Angélique sans la grandeur… »
AVANT-PROPOS

Lorsqu’en 1953 j’entrepris d’une plume rapide le premier


tome des aventures d’Angélique, à Versailles, je ne doutais
pas, dès les premiers mots, de l’accueil fervent que lui ferait le
public. J’étais trop optimiste pour imaginer les avatars inouïs qui
attendaient mon œuvre !
J’avais déjà publié quelques livres. L’idée de raconter la vie
d’une femme, depuis l’enfance, dans son décor historique, me
séduisait. Le XVIIIe siècle me plaisait. Je ne le quittai plus. Les
tomes se succédèrent : Angélique Marquise des Anges, Angélique
Le Chemin de Versailles, Angélique et le Roy, Indomptable Angé-
lique, Angélique se révolte, Angélique et son amour, puis Angélique
et le Nouveau Monde qui, en 1964, partait à la découverte d’un
domaine alors ignoré, l’Amérique du XVIIe siècle, qui n’a jamais
cessé de me passionner. Six nouveaux livres révélèrent ce Nou-
veau Monde où mon mari et moi nous étions embarqués pour un
voyage de trois mois à la recherche de ses origines : La Tentation
d’Angélique, Angélique et le Complot des ombres, Angélique et la
démone, Angélique : la route de l’Espoir, La Victoire d’Angélique.
Depuis, traduite en plusieurs langues, Angélique a accom-
pagné des lecteurs de tous âges et de tous pays. La Victoire
d’Angélique, paru confidentiellement en 1985, fut annoncé
comme l’ultime tome de la série. Plus aucun volume ne parut
ensuite, laissant également orphelins les spectateurs des cinq
films de Bernard Borderie qui, presque chaque été, comblaient
encore les rêves de vacanciers en mal de capes et d’épées.
Les plus célèbres auteurs ont connu l’oubli, que l’on appelle
aussi « traversée du désert ». S’y ajoute parfois la pauvreté.

29
Angélique et son auteur ont souffert l’un et l’autre. Compren-
drai-je un jour les raisons de cet effacement, qui faillit bien être
définitif ? Entre deux tempêtes de sable et de découragement, on
voit cependant très clair et très loin. Au cours de cette traversée,
je n’ai jamais cessé d’espérer. Je voulais qu’un jour Angélique
renaisse dans son propre pays, elle qui avait fait aimer la France
à des millions de lecteurs dans le monde. Et, si j’ai souhaité
qu’elle reparaisse dans une version revue et augmentée, je ne
voulais pas priver pour autant le lecteur de la version d’origine,
parue en France en 1957, qui avait su conquérir plus de cent
cinquante millions de lecteurs dans le monde, et dont le pré-
sent volume constitue la réédition authentique. L’ensemble des
volumes de l’édition d’origine seront progressivement rendus à
nouveau disponibles.
Une vie a mille explications. Le mystère d’un être, lorsqu’il est
révélé, éclaire tout son passé. Une réalité que l’on croyait simple,
que l’on appelait accident, fatalité, justice ou complot, peut se
révéler dans toute son ampleur et sa complexité, à l’échelle des
peuples et du monde.
Angélique trouvera-t-elle des réponses à ces questions, sous-
jacentes tout au long de ses aventures ? Elles apparaissent dès
Angélique, marquise des Anges, où déjà s’inscrivent les thèmes
d’une vie passionnément liée à la « mouvance de l’événement »
et au « phénomène de l’âme », comme le désignait alors l’esprit
religieux qui en ce temps dominait tout.

ANNE GOLON
Première partie

Marquise des Anges


(1645)
I

— NOURRICE, DEMANDA ANGÉLIQUE, pourquoi Gilles de Retz


tuait-il tant de petits enfants ?
— Pour le démon, ma fille. Gilles de Retz, l’ogre de Mache-
coul, voulait être le seigneur le plus puissant de son temps.
Dans son château, ce n’étaient que cornues, fioles, marmites
pleines de bouillons rouges et de vapeurs affreuses. Le diable
demandait le cœur d’un petit enfant offert en sacrifice. Ainsi
commencèrent les crimes. Et les mères atterrées se montraient
du doigt le donjon noir de Machecoul, environné de corbeaux
tant il y avait de cadavres d’innocents dans les oubliettes.
— Les mangeait-il tous ? interrogea Madelon, la petite sœur
d’Angélique, d’une voix tremblante.
— Pas tous, il n’aurait pu, répondit la nourrice.
Penchée sur le chaudron où le lard et le chou mijotaient, elle
tournait la soupe quelques instants en silence.
Hortense, Angélique et Madelon, les trois filles du baron de
Sancé de Monteloup, la cuiller dressée près de leurs écuelles,
attendaient la suite du récit avec angoisse.
— Il faisait pis, reprit enfin la conteuse, d’une voix pleine
de rancune. Tout d’abord, il laissait amener devant lui le pau-
vret ou la pauvrette effrayée, appelant sa mère à grands cris. Le
seigneur allongé sur un lit se repaissait de son effroi. Ensuite
il obligeait d’accrocher l’enfant au mur à une sorte de potence
qui le serrait à la poitrine et au cou et qui l’étouffait, pas assez
cependant pour qu’il mourût. L’enfant se débattait, comme un
poulet pendu, ses cris s’étranglaient, les yeux lui sortaient de
la tête, il devenait bleu. Et dans la grande salle on n’entendait

33
que les rires des hommes cruels et les gémissements de la petite
victime. Alors Gilles de Retz le faisait décrocher ; il le prenait sur
ses genoux, appuyait le pauvre front d’angelot contre sa poi-
trine. Il parlait doucement, rassurait. Tout cela n’était pas grave,
disait-il. On avait voulu s’amuser, mais maintenant c’était fini.
L’enfant aurait des dragées, un beau lit de plume, un costume
de soie comme un petit page. L’enfant se rassurait. Une lueur de
joie brillait dans son regard plein de larmes. Alors subitement, le
seigneur lui plongeait sa dague dans le cou. Mais le plus affreux
se passait lorsqu’il enlevait de très jeunes filles.
— Que leur faisait-il ? demanda Hortense.
C’est alors que le vieux Guillaume, assis au coin de l’âtre, en
train de râper une carotte de tabac, intervint, grommelant dans
sa barbe jaunâtre :
— Taisez-vous donc, vieille folle ! Moi qui suis un homme de
guerre, vous arrivez à me retourner le cœur avec vos sornettes.
La lourde Fantine Lozier lui fit face avec vivacité.
— Sornettes !… On voit bien que vous n’êtes pas Poitevin,
tant s’en faut, Guillaume Lützen. Pour peu que vous remon-
tiez vers Nantes, vous ne tarderez pas à rencontrer le château
maudit de Machecoul. Cela fait deux siècles que les crimes ont
été commis et les gens se signent encore en passant aux alen-
tours. Mais vous n’êtes pas du pays, vous ne connaissez rien
aux aïeux de cette terre.
— Beaux aïeux s’ils sont tous comme votre Gilles de Retz !
— Gilles de Retz était si grand dans le mal qu’aucun pays,
hors le Poitou, ne peut se vanter d’avoir possédé un tel criminel.
Et lorsqu’il mourut, jugé et condamné à Nantes, mais battant sa
coulpe et demandant pardon à Dieu, toutes les mères dont il
avait mangé et torturé les enfants prirent le deuil.
— Voilà qui est fort, s’exclama le vieux Guillaume.
— Et voilà comme nous sommes, nous, gens du Poitou.
Grands dans le mal, grands dans le pardon !
Farouche, la nourrice rangea des pots sur la table et embrassa
le petit Denis avec fougue.
— Certes, poursuivit-elle, j’ai peu fréquenté l’école, mais je
sais distinguer ce qui est conte de veillée et récit des temps
passés. Gilles de Retz fut un homme qui exista vraiment. Il se
peut que son âme erre encore du côté de Machecoul, mais son

34
corps a pourri dans cette terre. C’est pourquoi on ne peut en
parler à la légère comme des fées et des lutins qui se promènent
autour des grandes pierres dressées dans les champs. Encore
qu’il ne faille pas trop se moquer de ces esprits malins…
— Et des fantômes, Nounou, peut-on s’en moquer ? demanda
Angélique.
— Il vaut mieux pas, ma mignonne. Les fantômes ne sont
pas méchants, mais la plupart sont tristes et susceptibles,
et pourquoi ajouter par des moqueries aux tourments de ces
pauvres gens ?
— Pourquoi pleure-t-elle la vieille dame qui apparaît au
château ?
— Le saura-t-on jamais ? La dernière fois que je l’ai rencon-
trée, il y a six ans, entre l’ancienne salle des gardes et le grand
couloir, je crois qu’elle ne pleurait plus, peut-être à cause des
prières que monsieur votre grand-père avait fait dire pour elle
dans la chapelle.
— Moi, j’ai entendu son pas dans l’escalier de la tour, affirma
Babette la servante.
— C’était un rat, sans doute. La vieille femme de Monteloup
est discrète et ne veut point déranger. Peut-être fut-elle aveugle ?
On le pense à cause de cette main qu’elle tend en avant. Ou
bien elle cherche quelque chose. Parfois elle s’approche des
enfants endormis et passe la main sur leur visage.
La voix de Fantine baissait, devenait lugubre.
— Peut-être cherche-t-elle un enfant mort ?
— Bonne femme, votre esprit est plus macabre que la vue
d’un charnier, protesta encore le père Guillaume. Possible que
votre seigneur de Retz soit un grand homme dont vous vous
honorez d’être payse… à deux siècles de distance et que la
dame de Monteloup soit fort honorable, mais moi je dis que ce
n’est pas bon d’affoler ces mignonnes qui en oublient de rem-
plir leurs petits ventres tant vous les effrayez.
— Ah ! cela vous va de faire le sensible, soldat grossier, gri-
vois du diable ! Combien de petits ventres de mignonnes sem-
blables n’avez-vous pas transpercés avec votre pique lorsque
vous serviez l’empereur d’Autriche sur les champs d’Allemagne,
d’Alsace et de Picardie ? Combien de chaumières n’avez-vous
pas fait griller en fermant la porte sur toute la famille à rôtir ?

35
N’avez-vous donc jamais pendu de manants ? Tant et tant que
les branches des arbres en cassaient. Et les femmes et les filles,
ne les avez-vous pas violées jusqu’à les faire mourir de honte ?
— Comme tout le monde, comme tout le monde, ma bonne.
C’est la vie du soldat. C’est la guerre. Mais ces petites filles que
nous voyons là, leur vie est faite de jeux et d’histoires riantes.
— Jusqu’au jour où les soldats et les brigands passeront
comme nuées de sauterelles sur le pays. Alors la vie des petites
filles devient la vie du soldat, de la guerre, de la misère et de la
peur…
Amère, la nourrice ouvrait un grand pot de grès plein de pâté
de lièvre et beurrait des tartines qu’elle distribuait à la ronde
sans oublier le vieux Guillaume.
— Moi qui vous parle… Moi, Fantine Lozier, écoutez, mes
enfants.
Hortense, Angélique et Madelon, qui avaient profité de la
discussion pour sécher leurs écuelles, levèrent le nez de nou-
veau, et Gontran, leur frère de dix ans, quitta le coin noir où
il boudait et se rapprocha. C’était maintenant l’heure de la
guerre et des pillages, des soudards et des brigands, les uns
et les autres confondus dans le même éclat rouge d’incendie,
de bruits d’épées, et de cris de femmes…
— Guillaume Lützen, vous connaissez mon fils qui est char-
retier de notre maître le baron de Sancé de Monteloup dans ce
château ici même ?
— Je le connais, c’est un fort beau garçon.
— Eh bien, tout ce que je puis vous dire de son père, c’est
qu’il faisait partie des armées de M. le cardinal de Richelieu
lorsque celui-ci se rendit à La Rochelle pour exterminer les pro-
testants. Moi, je n’étais pas huguenote et j’avais toujours prié
la Vierge pour demeurer sage jusqu’au mariage. Mais, lorsque
les troupes de notre roi très-chrétien Louis XIII furent passées
sur le pays, le moins qu’on puisse dire c’est que je n’étais plus
pucelle. Et j’ai appelé mon fils Jean la Cuirasse en souvenir de
tous ces diables dont l’un d’eux est le père et dont les cuirasses
pleines de clous m’ont déchiré la seule chemise que je possé-
dais en ce temps-là. Quant aux brigands et aux bandits que la
faim a jetés sur les routes tant de fois, je pourrais vous tenir
éveillés toute une nuit à vous conter ce qu’ils m’ont fait dans

36
la paille des granges tandis qu’ils rôtissaient les pieds de mon
homme sur l’âtre afin de lui faire avouer où était son magot. Et
moi, à l’odeur, je croyais qu’ils étaient en train de faire griller
le cochon.
Là-dessus, la grande Fantine se mit à rire, puis se versa de la
piquette de pommes pour rafraîchir sa langue desséchée d’avoir
tant parlé.

Ainsi la vie d’Angélique de Sancé de Monteloup commença


sous le signe de l’Ogre, des fantômes et des brigands.
La nourrice avait dans les veines un peu de ce sang maure
que les Arabes ont porté, vers le XIe siècle, jusqu’au seuil du
Poitou. Angélique avait sucé ce lait de passion et de rêves où
se concentrait l’esprit ancien de sa province, terre de marais et
de forêts ouverte comme un golfe aux vents tièdes de l’océan.
Elle avait assimilé pêle-mêle un monde de drames et de
féerie. Elle en avait pris le goût et une sorte d’immunité contre
la peur. Avec pitié, elle regardait la petite Madelon qui trem-
blait ou son aînée Hortense, fort pincée et qui, cependant, brû-
lait d’envie de demander à la nourrice ce que les brigands lui
avaient fait dans la paille des granges.
Angélique, à huit ans, devinait fort bien ce qui s’était passé
dans la grange. Combien de fois n’avait-elle pas conduit la vache
au taureau ou la chèvre au bouc ? Et son ami le jeune berger
Nicolas lui avait expliqué que pour avoir des petits, les hommes
et les femmes font de même. Mais ce qui troublait Angélique,
c’était que pour parler de ces choses, la nourrice prît tour à tour
un ton de langueur et d’extase ou de la plus sincère horreur.
Cependant, il ne fallait pas chercher à comprendre la nour-
rice, ses silences, ses colères. Il suffisait qu’elle fût là, vaste et
mouvante avec ses bras puissants, la corbeille de ses genoux
ouverte sous sa robe de futaine, et qu’elle vous accueillît comme
un oiselet pour vous chanter une berceuse ou vous parler de
Gilles de Retz.

Plus simple était le vieux Guillaume Lützen qui parlait d’une


voix lente à l’accent rocailleux. On le disait Suisse ou Allemand.

37
Voici bientôt quinze ans qu’on l’avait vu venir boitant et mar-
chant pieds nus sur la voie romaine qui va d’Angers vers Saint-
Jean-d’Angély. Il était entré au château de Monteloup et avait
demandé une écuelle de lait. Il était resté depuis, domestique
à tout faire, réparant, bricolant, et le baron de Sancé lui faisait
recevoir le sergent des aides quand celui-ci venait réclamer les
impôts. Le vieux Guillaume écoutait longuement le sergent,
puis lui répondait dans son patois de montagnard suisse ou
tyrolien, et l’autre s’en allait découragé.
Était-il venu des champs de bataille du Nord ou de l’Est ?
Et par quel hasard ce mercenaire étranger semblait-il des-
cendre de Bretagne lorsqu’on l’avait rencontré ? Tout ce qu’on
connaissait de lui, c’est qu’il avait été à Lützen sous les ordres
du condottiere Wallenstein et qu’il avait eu l’honneur de percer
la panse du gros et magnifique roi de Suède Gustave-Adolphe
lorsque celui-ci, égaré dans le brouillard, au cours de la bataille,
était tombé sur les piquiers autrichiens.
Dans le grenier où il habitait, on voyait luire au soleil, entre
les toiles d’araignées, sa vieille armure et son casque, dans lequel
il buvait encore son vin chaud et mangeait parfois sa soupe. Sa
pique immense, trois fois haute comme lui, servait à gauler les
noix à la saison.
Mais par-dessus tout, Angélique lui enviait sa petite râpe
à tabac, d’écaille et de marqueterie, qu’il appelait sa grivoise
selon la coutume des militaires allemands au service de la
France qu’on appelait eux-mêmes « grivois ».

Dans la vaste cuisine du château, tout au long de la soirée,


des portes s’ouvraient et se fermaient. Portes sur la nuit
d’où venaient, dans une forte odeur de fumier, des valets,
des servantes, et le charretier, Jean la Cuirasse, aussi noir que
sa mère.
Les chiens aussi se faufilaient, les deux longs lévriers Mars et
Marjolaine, les bassets crottés jusqu’aux yeux.
De l’intérieur du château, les portes livraient passage à
l’accorte Nanette qui s’exerçait au métier de chambrière en
espérant qu’elle apprendrait assez de bonnes manières pour
quitter ses maîtres pauvres et aller servir chez M. le marquis du
Plessis-Bellière, à quelques kilomètres de Monteloup. Allaient

38
et venaient également les deux chambrillons, la tignasse dans
les yeux, portant le bois pour la grande salle et l’eau pour les
chambres. Puis Mme la baronne apparaissait. Elle avait un doux
visage flétri par l’air des champs et par ses nombreuses mater-
nités. Elle portait une robe de serge grise et un capulet de laine
noire, car l’atmosphère de la grande salle où elle se tenait entre
le grand-père et les vieilles tantes était plus humide que celle
de la cuisine.
Elle demandait si la tisane de M. le baron était bientôt prête
et si le bébé avait tété sans se faire prier. Elle caressait au pas-
sage la joue d’Angélique à demi endormie et dont les longs
cheveux d’or bruni s’étalaient sur la table et brillaient à la lueur
du feu.
— Voici l’heure d’aller au lit, fillettes. Pulchérie va vous
conduire.
Et Pulchérie, l’une des vieilles tantes, se présentait, toujours
docile. Elle avait voulu assumer le rôle de gouvernante près de
ses nièces, n’ayant trouvé ni mari ni couvent pour la recevoir,
faute de dot, et parce qu’elle se rendait utile, au lieu de geindre
et de piquer de la tapisserie à longueur de journée, on la traitait
avec un peu de mépris et moins d’attentions que l’autre tante,
la grosse Jeanne.
Pulchérie rassemblait ses nièces. Les nourrices coucheraient
les plus jeunes, et Gontran, le garçon sans précepteur, irait
quand il le voudrait rejoindre sa paillasse sous les combles.
À la suite de la maigre demoiselle, Hortense, Angélique et
Madelon gagnaient la salle du château où le feu et trois chan-
delles dissipaient à peine des amas d’ombre, accumulés par les
siècles sous les hautes voûtes moyenâgeuses. Étendues sur les
murs, quelques tapisseries essayaient de les protéger de l’humi-
dité, mais elles étaient si vieilles et si mangées des vers qu’on
ne distinguait rien des scènes qu’elles représentaient, à part les
yeux hagards de livides personnages qui vous surveillaient avec
reproche.
Les petites filles faisaient leur révérence à M. leur grand-père.
Il était assis devant le feu, dans sa houppelande noire garnie
de fourrure pelée. Mais ses mains si blanches, posées sur le
pommeau de sa canne, étaient royales. Il portait un vaste feutre
noir, et sa barbe coupée carrée, comme celle de feu notre roi

39
Henri IV, reposait sur une petite collerette godronnée, qu’Hor-
tense jugeait, en cachette, absolument démodée.
Une seconde révérence à la tante Jeanne, dont la lèvre bou-
deuse ne daignait pas sourire, et c’était le grand escalier de
pierre humide comme une grotte. Les chambres étaient glaciales
l’hiver, mais fraîches l’été. On n’y pénétrait que pour se mettre au
lit. Celui où dormaient les trois fillettes régnait comme un monu-
ment dans le coin d’une pièce dévastée, dont tous les meubles
avaient été vendus au cours des dernières générations. Le dal-
lage, couvert de paille l’hiver, était cassé en maints endroits.
On montait jusqu’au lit par un escabeau de trois marches. Ayant
revêtu leurs camisoles et leurs bonnets de nuit, et après avoir à
genoux remercié Dieu de ses bienfaits, les trois demoiselles de
Sancé de Monteloup grimpaient jusqu’à leur couche de bonne
plume et se glissaient sous leurs couvertures percées. Angélique
cherchait aussitôt le trou du drap correspondant à celui de la
couverture par lequel elle passerait son pied rose et remuerait
les orteils pour faire rire Madelon.
La petite était plus tremblante qu’un lapin à cause des his-
toires que racontait Nounou. Hortense aussi, mais elle n’en
disait rien, car c’était l’aînée. Seule Angélique goûtait cette
crainte avec une joie exaltée. La vie était faite de mystères et
de découvertes. On entendait les souris grignoter dans les boi-
series, les chouettes et les roussettes voleter dans les combles
des deux tours en poussant des cris pointus. On entendait les
lévriers se plaindre dans les cours, un mulet de la prairie venir
frotter sa teigne au pied des murailles.
Et parfois, les nuits de neige, on entendait les hurlements
des loups descendant de la sauvage forêt de Monteloup vers
les lieux habités. Ou encore, à partir des premiers soirs du prin-
temps, parvenaient jusqu’au château les chants des paysans du
village qui donnaient quelque rigodon au clair de lune…

L’une des murailles du château de Monteloup regardait du


côté des marais. C’était la partie la plus ancienne, construite
par un lointain seigneur de Ridoué de Sancé, compagnon
de Godefroy de Bouillon au XIIe siècle. Elle était flanquée de
deux grosses tours aux chemins de ronde en tuiles de bois, et
quand Angélique en faisait l’escalade avec Gontran ou Denis,

40
ils s’amusaient à cracher dans les mâchicoulis par lesquels les
soldats du Moyen Âge avaient jeté des seaux d’huile bouillante
sur leurs assaillants. Les murailles prenaient racine dans un
petit promontoire de calcaire au-delà duquel commençaient
les marais. Jadis, au temps des premiers hommes, la mer s’était
avancée jusque-là. En se retirant, elle avait laissé un réseau de
rivières, de chenaux, d’étangs, maintenant encombrés de ver-
dure et de saules, royaume de l’anguille et de la grenouille où
les paysans ne circulaient qu’en barques. Les hameaux et les
huttes étaient construits sur les îles de l’ancien golfe. Pour avoir
parcouru cette province des eaux, M. le duc de La Trémoille,
qui fut l’hôte un été du marquis du Plessis et qui se piquait
d’exotisme, l’appela : Venise verte.
La vaste prairie liquide, le marais doux, s’étendait de Niort et
Fontenay-le-Comte jusqu’à l’océan. Elle rejoignait un peu avant
Marans, Chaillé et même Luçon, les marais amers, c’est-à-dire
les terres encore salées. Enfin c’était le rivage avec sa barrière
blanche de sel précieux, disputé âprement par les douaniers
et les contrebandiers.
Si la nourrice ne contait guère des histoires de gabelous et de
faux-sauniers, qui passionnaient tout le marais, c’est qu’elle était
du côté de la terre et se montrait fort méprisante pour ces gens
qui vivent les pieds dans l’eau et sont d’ailleurs tous protestants.
Du côté de la terre, le château de Monteloup ouvrait une
façade plus récente, percée de nombreuses fenêtres. À peine si
un vieux pont-levis aux chaînes rouillées garnies de poules et
de dindons séparait l’entrée principale des prairies où paissaient
les mulets. Sur la droite il y avait le pigeonnier seigneurial avec
son toit de tuiles rondes et une métairie. Les autres métairies se
trouvaient au-delà du fossé. Plus loin on apercevait le clocher
du village de Monteloup.
Et puis la forêt commençait dans un moutonnement serré de
chênes et de châtaigniers. Cette forêt pouvait vous mener sans
un trou de clairière jusqu’au nord de la Gâtine et du Bocage
vendéen ; presque jusqu’à la Loire et l’Anjou, pour peu que vous
eussiez le goût de la traverser de part en part sans peur des
loups ou des bandits.
Celle de Nieul, la plus proche, appartenait au seigneur
du Plessis. Les gens de Monteloup y envoyaient paître leurs

41
troupeaux de porcs et c’étaient des procès sans fin avec le régis-
seur du marquis, le sieur Molines aux mains rapaces. Il s’y trou-
vait aussi quelques sabotiers et charbonniers, et une sorcière, la
vieille Mélusine. Celle-ci, l’hiver, en sortait parfois et venait boire
une écuelle de lait au seuil des portes en échange de quelques
plantes médicinales.
À son exemple, Angélique cueillait des fleurs et des racines, les
faisait sécher, bouillir, les écrasait, les enfermait en sachets dans
le secret d’une retraite que seul connaissait le vieux Guillaume.
Pulchérie pouvait l’appeler des heures sans qu’elle reparût.
Pulchérie pleurait parfois lorsqu’elle songeait à Angélique.
Elle voyait en elle l’échec non seulement de ce qu’elle pensait
être une éducation traditionnelle mais aussi de sa race et de
sa noblesse perdant toute dignité pour cause de pauvreté et
de misère.
Dès l’aube, la petite s’enfuyait, cheveux au vent, à peine plus
vêtue qu’une paysanne d’une chemise, d’un corselet et d’une
jupe déteinte, et ses petits pieds aussi fins que ceux d’une prin-
cesse étaient durs comme de la corne, car elle expédiait sans
façon ses chaussures dans le premier buisson venu, afin de trot-
ter plus légèrement. Si on la rappelait, elle tournait à peine son
visage rond et doré par le soleil où brillaient deux yeux d’un
bleu vert, de la couleur de cette plante qui pousse dans les
marais et qui porte son nom.
— Il faudrait la mettre au couvent, gémissait Pulchérie.
Mais le baron de Sancé, taciturne et rongé de soucis, haus-
sait les épaules. Comment aurait-il pu mettre sa seconde fille
au couvent alors que déjà il ne pouvait y envoyer l’aînée, qu’il
avait à peine 4 000 livres de revenus annuels et qu’il lui fallait
donner 500 livres pour l’éducation de ses deux fils aînés chez
les augustins de Poitiers ?

Du côté des marais, Angélique avait pour ami Valentin, le fils


du meunier.
Du côté des forêts, c’était Nicolas, l’un des sept enfants d’un
laboureur et qui déjà était berger chez M. de Sancé.
Avec Valentin, elle allait en barque, en « niole », au long des
chemins d’eau bordés de myosotis, de menthe et d’angélique.
Valentin cueillait à pleins rameaux cette plante haute et drue

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à l’odeur exquise. Il allait ensuite la vendre aux moines de l’ab-
baye de Nieul qui en faisaient, avec la racine et les fleurs, une
liqueur de médecine, et avec les tiges de la confiserie. Il recevait
en échange des scapulaires et des chapelets dont il se servait
pour les lancer à la tête des enfants des villages protestants
qui s’enfuyaient alors en hurlant comme si le diable lui-même
leur eût craché au visage. Son père le meunier déplorait ces
étranges manières. Bien qu’il fût catholique, il affichait la tolé-
rance. Et qu’avait donc besoin son fils d’entretenir un commerce
de bottées d’angélique alors qu’il recevrait en héritage la charge
de meunier, et qu’il n’aurait qu’à s’installer dans le confortable
moulin, bâti sur pilotis au bord de l’eau ?
Mais Valentin était un garçon difficile à comprendre. Haut en
couleur et déjà taillé en Hercule pour ses douze ans, plus muet
qu’une carpe, il avait un regard vague et les gens qui étaient
jaloux du meunier le disaient presque idiot.
Nicolas, le berger bavard et hâbleur, entraînait Angélique à
la cueillette des champignons, des mûres et des myrtilles. Avec
lui elle allait ramasser les châtaignes. Il lui creusait dans le bois
de noisetier des pipeaux.
Les deux garçons étaient jaloux à s’entretuer des faveurs
d’Angélique. Elle était si jolie déjà que les paysans la regardaient
comme la vivante incarnation des fées qui habitaient le gros
dolmen du Champ sorcier.
Elle avait des idées de grandeur. « Je suis marquise, déclarait-
elle à qui voulait l’entendre.
— Ah ! oui ? Et pourquoi donc ?
— Parce que j’ai épousé un marquis », répondait-elle.
Le « marquis », c’était tour à tour Valentin ou Nicolas, ou l’un
des quelques garnements, pas plus méchants que des oiseaux,
qu’elle traînait derrière elle à travers prés et bois.
Elle disait encore si drôlement :
— Je suis Angélique, je mène en guerre mes petits anges.
D’où lui vint son surnom : la petite marquise des anges.
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