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Alexithymie et état limite, une paix précaire

Cercle Hermeneutique (n°28-29 – p. 81-92) – 2017


Auteur : JOVER Frédéric

§ 1.L’alexithymie

Le concept d’alexithymie a été à l’origine d’une actualisation des données cliniques


s’intéressant au domaine d’importance des émotions, des affects et de l’imaginaire, catégories
affines aux approches phénoménologiques. Comme manière d’être au monde, l’alexithymie
témoigne d’une expérience nodale de la souffrance, celle du monde du silence, d’un monde en
creux, sans besoin et sans demande, où se fracasse un corps enraidi, forteresse fragile, vaine
protection de l’enjeu affectif de toute relation. A la mesure de la lassitude voire de la haine
projective qu’inspirent ces patients amorphes et peu gratifiants en réponse au sentiment
d’impuissance auquel nous confronte leur résistance. Cette distance tient d’une souffrance
vitale qui est de toujours se garantir d’être impassible devant l’événement dont l’occurrence
peut tout autant éclater l’horizon du quotidien qu’ébranler le sens. D’où cette rencontre d’un
sujet homologué, formaté sur un mode d’emploi revendiqué, replié sur un mode de sensations
clos sur lui-même. Si la chair unifie le corps et l’esprit, ils font ici une paix précaire sur le
fond d’une blessure de l’empathie qui est autant incapacité à l’autre que décorporation de la
réalité. La gangue alexithymique d’allure conformiste  recouvre en fait un volcan endormi1 2,
dénommé état limite dans la nosographie psychiatrique, où il s’agit de «surtout ne pas se
souvenir de cette chose oubliée, de dénier l’émotion du présent pour ne pas être confronté à ce
renoncement qui peut rendre fou », et qui marque un refus d’affronter le réel tissé d’absence,
ce creux essentiel de la chose qui n’est autre qu’une condition de possibilité de l’apparition
de sens.
L’Alexithymie est l’illustration moderne de la multiplicité des approches théoriques qui
sous-tendent les conceptions actuelles de la psychopathologie. Il est à l’origine d’un
renouvellement des données qui a permis une actualisation des théories psychanalytiques,
cognitives ou biologiques en s’intéressant à un domaine d’importance : celui des émotions et
1
Anne-Sophie Deborde, Raphaële Miljkovitch et Al, Alexithymia as a Mediator Between Attachment and the
Development of Borderline Personality Disorder in Adolescence, Journal of Personality Disorders, 26.5 (Oct.

2012): 676-88.
2
Gwenolé Loas, Mario Speranza et Al, Alexithymia in adolescents with borderline personality disorder, J
Psychosom Res. 2012 Feb;72(2):147-52.
des affects, de l’imaginaire, sujets qui ne sont pas nouveaux pour la littérature, la philosophie,
les approches phénoménologiques. Son émergence sous de multiples latitudes avec des
connotations différentes est un témoignage de la confrontation du savoir à l’œuvre en
psychiatrie et de son évolution.

§ 2. Rappel historique

Dès 1962, le concept de pensée opératoire avec les écrits de Pierre Marty, Michel de
M’Uzan, de l’Ecole Psychosomatique de Paris issue de la Société Psychanalytique de Paris 3
allait poser les jalons de cette aventure qui se poursuit sous la plume très moderne de Maurice
Corcos et Mario Spéranza, élèves de Philippe Jeammet, dans une approche synthétique
rassemblant les principaux travaux français et internationaux4.
Les auteurs évoquaient la naissance d’une référence relationnelle dès le premier
moment de la consultation: un échange imprégné d’un manque touchant aux capacités de
pensée avec une tonalité affective d’une relation blanche avec un patient présent mais vide. Ils
annonçaient la difficulté et le paradoxe d’une sémiologie en négatif, et riche à la fois, qui
allait transformer la clinique psychosomatique en regard de l’atteinte ou des douleurs
corporelles. L’expression d’une folie touchant à l’appréhension et à la gestion de la réalité par
le sujet. Une non-pensée assujettie à une pensée collective, à ses exigences ses codes, avec un
surinvestissement du factuel, de ce qu’il y de plus tangible dans le réel. Un surinvestissement
de la menace de l’irruption de l’hallucination dans la réalité imposant pour l’entraver, un
surinvestissement des contours de celle-ci, la matérialité.
En 1972, Sifnéos5 invente le concept d’Alexithymie issu d’un néologisme qui désigne le
fonctionnement de nombreux patients souffrant d’affections organiques à forte composante
psychosomatique, de a = absence, lexis = mot, thymos = humeur, affectivité, sentiment,

3
Pierre Marty, Michel de M’uzan, La pensée opératoire, Revue
française de psychanalyse, 27, 345-56
4
Maurice Corcos, Mario Speranza, 2003, Psychopathologie de
l’alexithymie, Ed. Dunod, 2003.
5
Peter E.Sifneos, 1972, The prevalence of « alexithymia »
characteristics in psychosomatic patient, Topics of psychosomatic
Research, Ed. Karger.
émotion. Il retrouve «  une vie fantasmatique pauvre avec comme résultat une forme de
pensée utilitaire, une tendance à utiliser l’action pour éviter les conflits et les situations
stressantes, une restriction marquée dans l’expression des émotions et particulièrement une
difficulté à trouver les mots pour décrire ses sentiments ». Sifnéos définit l’Alexithymie
comme « mal du siècle », « personnalité de notre temps », rassemblant un ensemble de traits
correspondant au « profil « socialement attendu des individus.
Des débats passionnés vont s’engager dès les années 1980 en regard de la vaste
résonance clinique de l’Alexithymie et des critiques qui en découlent tant sur la pertinence
conceptuelle que sur la validité empirique, pour aboutir à une définition selon quatre axes :
- une incapacité à identifier et à exprimer verbalement ses émotions et ses sentiments, 
- une limitation de la vie imaginaire,
- une pensée à contenu pragmatique, mode d’expression très descriptif abordant plus
volontiers les aspects triviaux des évènements vécus, sans véritable élaboration,
- un recours à l’action pour éviter les conflits ou exprimer les émotions.
Longtemps considérée comme pathognomonique du fonctionnement mental des
pathologies psychosomatiques, les données de la littérature révèle que la dimension de
l’alexithymie est trans-nosographique, et se retrouve aussi fréquemment dans les conduites
d’addiction (toxicomanies, alcoolisme, troubles des conduites alimentaires) que dans d’autres
troubles psychiatriques tels que les états de stress post-traumatique, les troubles anxieux, les
troubles dépressifs ainsi que lors des intervalles des troubles mentaux sévères limites 6, dont
les états.
Dans une perspective catégorielle il est opposé une alexithymie primaire, « trait » de
personnalité constituant un facteur de vulnérabilité d’origine neurobiologique et génétique en
regard d’une alexithymie secondaire liée à un état transitoire réactionnel à un traumatisme
avec développement de mécanismes de défense psychologiques marqués par l’usage majeur et
prévalent du déni et de la répression des affects, soit encore des facteurs socioculturels, les
trois pouvant être associés. Dans un cadre cognitif, le caractère secondaire (« état ») constitue
une « stratégie de coping » face à des évènements stressants ou à des affects traumatiques.
Le statut de l’Alexithymie reste un sujet de controverses compte tenu de l’hétérogénéité
des données qualitatives et quantitatives qui participent à sa complexification avec le risque
concomitant de toute homogénéisation réductrice. Elle n’est pas reconnue par les

6
Maurice Corcos, Mario Speranza, Op. cit.
classifications nosographiques internationales, elle n’est ni mentionnée dans la CIM 10, ni
dans le DSM V que ce soit comme un état, entité isolée ou comme trait.
« Style cognitif », elle n’est pas considérée comme une maladie, mais pourrait être une
forme de personnalité pathologique.
Les modèles actuels qui font reposer le concept d’alexithymie sur un substratum
anatomique et un déficit biologique comportent le risque de glisser de « l’insuffisance
émotionnelle primaire » à l’invalidité voire « l’idiotie affective. » dénoncée par les auteurs
français7. Il est à noter que même si l’hypothèse génético-biologique se vérifiait, il reste à
penser la métabolisation psychique par le sujet de son « hérédité vécue ».

§ 3. Intérêt des approches phénoménologiques

Il résulte du peu d’écrits sur ce concept en regard de l’abondante littérature de


phénoménologie psychiatrique sur des sujets classiques comme la mélancolie, la
schizophrénie et bien d’autres encore… et permet de mesurer l’ampleur des recherches à
venir.
Nous proposons dans ce chapitre quelques pistes sur la base des travaux en cours
énoncés précédemment et qui soulèvent plusieurs questions sur lesquelles les approches
phénoménologiques ont quelque chose à dire.
L’alexithymie au-delà de toute rigidification théorique univoque (et parfois utile, dans
une approche quantitative) pose la question comme toute manière d’être au monde de son
évolution, de son instabilité dans le temps et de sa dépendance aux évènements de vie, aux
rencontres, à fortiori se prétendant d’être thérapeutiques. Quel regard pouvons- nous avoir sur
ce constant éprouvé d’ennui du psychiatre face à un patient alexithymique ? Ce vécu jamais
neutre partagé par les investigateurs-épidémiologistes comme les psychanalystes. Ce vécu est
d’importance : la parole ou (le silence) « portent » au cours de l’entretien et agissent non pas
de façon « magique » mais par l’activation d’un circuit de neurotransmission et touchent le
patient. Les prises en charge en attestent dans leur dénouement heureux comme dans leurs
décompensations malheureuses.
Les approches phénoménologiques peuvent permettre de sortir des dualismes qui
enserrent notre réflexion dans un préalable quasi systématique, nos thématisations en miroir
de celles du patient : parole/silence, monde/corps, réel /imaginaire, travail du
négatif /création… et ceux dans leurs dimensions les plus originaires, par un retour à la

7
Ibid
phénoménologie de Merleau-Ponty prônée par certains auteurs. Tout ce qui participe d’une
émotion dans sa diversité, n’est pas totalement subordonné à un style cognitif général, une
cognition pure mais à une action incarnée liée à la corporéité comme le soulignaient les
travaux de Francisco Varéla8.

§ 4. L’alexithymie une  manière d’être au monde « en creux »

Le monde du sujet alexithymique est un monde en creux, sans demande, sans besoin, en
deçà du sentiment de manque avec un vécu d’insatisfaction qui s’affirme dans la négativité,
face à l’entourage, au thérapeute, lorsqu’il voudra bien le rencontrer, et le suivre alors
fidèlement et régulièrement, tout en gardant le silence. Dans un silence et une façon d’être-au-
monde qui relève du « je préfère ne pas9… à défaut de » ou « …comme vous voudrez… »,
pour lequel il ne faut pas conclure de façon rapide à l’absence de sentiments ou d’éprouvé,
mais considérer la non-valorisation de ceux-ci et les effets délétères de cet évitement. Une
douleur psychique indicible qui peut se somatiser, un existant corporel massif qui abrase le
sens pour en cacher l’ébranlement par une mentalisation précaire, d’où les corrélations
positives de l’alexithymie avec l’anxiété, la dépression, et l’autodépréciation et les
corrélations négatives avec la force du moi, la capacité de rêverie, et l’activité imaginaire.
Le sujet n’ignore pas ce creux qui s’affirme dans le négatif et dont peut jaillir quelque
chose. Un fracas du silence dans un passage à l’acte (seul acte autonome, un suicide ?) à
l’échelle d’une violence brute, archaïque qui s’est produite sans date et sans lieu. Une
violence qui à force de se brider et de s’organiser, s’est auto renforcée et s’est appauvrie à la
fois dans sa rigidité pour finalement constituer un schème de réponses automatiques coupées
de ses connexions psychiques. D’où une certaine syntonie et une reconnaissance des affects
dans l’approche thérapeutique. Ce qui a justement fait défaut, sous la forme d’une dystonie
relationnelle dans l’enfance, comme le soulignent les théories développementales de
l’attachement.
8
Francisco Varela & E.Thompson, E.Rosch, l’inscription
corporelle de l’esprit, 1993, Ed du Seuil
9
« C’est le nœud du refus que rend sensible l’inexorable je préfèrerais ne pas (le faire) de Bartelby l’écrivain,
une abstention qui n’a pas eu à être décidée, qui précède toute décision, et qui est plus qu’une dénégation, mais
plutôt une abdication, la renonciation ( jamais prononcée, jamais éclairée) à rien dire - l’aurorité d’un dire- ou
encore l’abnégation reçue comme l’abandon du moi, le délaissement de l’identité, le refus de soi qui ne crispe
pas sur le refus, mais ouvre à la défaillance, à la perte d’être, à la pensée, Maurice Blanchot, L’écriture du
désastre, Ed Gallimard, Coll. NRF, 1980, p.33
Il est important de reconnaître les affects exprimés en creux et être capable de mesurer
la lassitude voire la haine, projective, que peuvent inspirer ces patients amorphes et peu
gratifiants, en réponse au sentiment d’impuissance auquel nous confronte leur résistance.
Parfois de véritables forteresses à respecter, car nécessaires à leur équilibre, aux stratégies
adaptatives pathologiques, véritables gangues défensives permettant d’éviter face aux
sollicitations mondaines rapidement traumatiques la survenue d’une désorganisation
dépressive, psychosomatique ou psychotique. En prise sur ce vécu de rencontre qui est
toujours critique, traumatique comme le souligne Emmanuel Lévinas 10, le sujet ne peut faire
l’épreuve de la différence où tout langage sera d’abord affectivité en deçà de la dimension
cognitive, l’espace d’une affectivité tournée vers autrui.
Son silence est là pour recouvrir l’oubli, de façon syncopée au gré des rencontres.
Surtout ne pas se remémorer pour ne pas exhumer les mondes passés dans un nouveau
présent. L’important est d’éviter cette confrontation au souvenir qui n’a pas de date, pas de
lieu qui erre en soi-même comme un vide qui peut devenir pesant, d’allure mélancolique. Et
pour meubler le silence, reprendre le récit sans fin d’une remémoration orthopédique autour
d’un événement. Un cache-misère du vide, non pas ce pseudo langage dans son sens cognitif
mais un logos singulier dans une fausse assurance, sans balbutiement ou recherche, mais une
logique pour décrire le monde dans son fait le plus nu, dont tout aspect imaginaire et affectif
est évacué. Voilà ce que dit Meursault dans l’Etranger

Je n’ai jamais aimé être surpris. Quand il m’arrive quelque chose, je préfère être
là11…  

Surtout ne pas être pris au dépourvu quand l’événement apparaît. Chaque rencontre
parle de ce qui se dérobe à toute prise, de ce qui peut avoir lieu à l’impossible. Ici il faut
dormir le monde, mettre les possibles en sommeil, dénier leur contingence, leur aspect fortuit
qui d’ordinaire est essentiel et nécessaire pour celui qui raconte, configure son récit. Ici pas
de « mise en intrigue », où le prévisible comme l’imprévisible se voient pris dans la cohérence

10
Emmanuel Lévinas,  Autrement qu’être ou au-delà de l’essence,
1978, Ed.Martinus Nijhoff, Coll Le Livre de poche, biblio essais,
4121
11
Albert Camus, L’étranger, 1942, Coll. Le livre de poche, p.165
du récit, pas la trace d’une identité narrative au sens de Ricoeur 12. Comme un conteur de récit
vide qui se protègerait des émotions des protagonistes, des actions, de la « Befindlichkeit ».
Dans la rencontre dit Henri Maldiney13 :

Je suis passible de tout ce qui peut m’arriver, unique et non répétable, et qui ne répond
à aucun système à priori, ni de prévision, ni d’attente.

Par delà tout possible. Passible ? (passibilis, de passus, ayant souffert).


L’alexithymique est toujours souffrant, passible d’être impassible devant l’événement,
une « arrivance » qui peut faire éclater l’horizon, ébranlement du sens ou dislocation des
horizons. Comment se désespérer de ce qui n’a pas lieu d’être ?
Une situation antilogique par excellence d’une présence bloquée, comme le réalisent
l’enlisement mélancolique ou le maniérisme schizophrénique dans un autre style. Une
présence de ce qu’elle serait devenue une bonne fois pour toute, un sujet homologué, formaté
(avec le mode d’emploi lorsqu’il est là), l’idiolecte. Un poisson dans un bocal hermétique au
milieu de la mer qui regarde le monde des autres poissons derrière une paroi de verre. Non
déconnecté du monde mais ailleurs, dans son petit monde. Un monde de sensations (naturelles
ou non comme les addictions) clos, dans l’En-soi, qui ne cesse de s’éprouver et se parler,
comme le fait un enfant par les sensations, inconsciemment. Il ignore comment le dire, mais il
n’ignore pas qu’il ignore et qu’il est ignoré, c’est comme cela qu’il rencontre parfois le soin.

§ 5. L’Alexithymie, une paix précaire contre de déchainement de la chair du monde :

La notion de chair chez Merleau-Ponty apporte un éclairage sur l’unité du corps et de


l’esprit, de la conscience incarnée et du monde, de la conscience et du langage, et peut nous
aider à penser les cas de désunion  qui illustrent la psychopathologie. Husserl avait déjà mis
en place cette notion pour distinguer le corps propre vécu subjectif (Leib), du corps physique,
objectif (Körper). Lorsque toute ouverture de la conscience aux choses et à autrui par leur
participation à une même chair qui est «  la chair du monde » est vaine, comment alors penser
le sujet dans sa souffrance et dans son rapport au langage ?

12
Paul Ricoeur, Soi même comme un autre, 1990, Ed. du Seuil,
Coll. Points essais, 330
13
Henri Maldiney, Existence, Crise et Création, 1991, Ed.Encre
marine, p.103
Si en serrant la main de l’autre homme, j’ai l’évidence de son être-là, c’est qu’elle se
substitue à ma main gauche, que mon corps annexe le corps d’autrui dans cette sorte de
réflexion dont il est le siège […] autrui apparaît par extension de cette comprésence, lui
et moi sont comme les organes d’une seule intercorporéité 14

L’alexithymie ne doit pas être seulement pensée dans l’incapacité à se figurer des états
émotionnels, mais devrait être comprise dans l’articulation de cette incapacité à l’autre,
difficulté majeure qui est de se représenter les états affectifs d’autrui, autre qui est mal perçu
dans sa singularité et dans sa différence. Le résultat en est un véritable trouble de l’empathie.
Car l’émotion s’adresse toujours à quelqu’un.
La conscience se saisit d’emblée comme incarnée ; la conscience de soi est dans la
perception par exemple inséparable du « corps qui par une sorte de réflexion se rapporte à lui-
même. ». Par son corps le sujet incarné communique avec le monde et avec les autres sujets :
l’intersubjectivité repose sur une intercorporéité qui engage aussi la présence des choses «  en
chair et en os » (Leibhafitgkeit). Mon corps est la texture commune de tous les objets :

Le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l’organisme … il forme avec
un lui un système… La chose et le monde me sont donnés avec les parties de mon
corps ... dans une connexion vivante comparable ou plutôt identique à celle qui existe
entre les parties de mon corps lui-même.15

La conception Merleau-Pontienne de l’expressivité s’oppose au schéma classique de


l’expression, qui veut que la signification soit conçue avant que d’être exprimée. Elle dépasse
toute notion de symbolique préétablie pour l’expérience sensible d’une symbolisation
réciproque du corps et du monde. Elle suppose que toute signification linguistique voire
poétique s’élabore à partir d’une expression première corporelle. Ainsi les comportements
physiques sont expressifs : ils manifestent la vie de notre conscience et produisent un sens
incarné. Dans toute expression corporelle, l’exprimé est inséparable de ce qui l’exprime ; le
geste n’est pas la traduction seconde d’une intention de sens qui lui serait antérieure, il lui
donne corps à proprement parler. Celui de lever la main par exemple,

14
Maurice Merleau-Ponty, Le philosophe et son ombre in Signes,
1961, Ed.Gallimard, p.274
15
Maurice Merleau-Ponty, (1945) La phénoménologie de la
perception, Paris, Ed Gallimard, Coll TEL, 4, p.235, 237
ne me fait pas penser à la colère […]  il est la colère elle-même 16

L’émotion s’incarne dans une conduite corporelle qui lui donne forme et sens :

le sourire, le visage détendu, l’allégresse des gestes contiennent réellement le rythme


d’action, le mode d’être au monde qui sont la joie même17.

Il en va dans un sens restrictif contraire, comme le ton monocorde, la voix traînante


presque inaudible, la mimique et le corps figé du sujet mélancolique qui précède son discours
devenu paradigme : « je ne suis rien, je ne fais rien, tout ce que je veux c’est qu’on me laisse
tranquille ».
Chez le sujet alexithymique la gesticulation émotionnelle est bien pauvre et met autrui
dans l’embarras devant tant de silence, si peu de demande et de besoin. Alors que comme le
souligne Merleau-Ponty, c’est par elle que l’homme superpose au monde donné le monde de
l’homme, une des premières ébauches du langage. Le sujet alexithymique se trouve dans une
posture rigide (statuaire d’une présence bloquée) dont la superposition au monde donné
évoque le négatif, le retrait. Antonin Artaud parlait de momie !

Cette chair qui ne se touche plus dans la vie, cette langue qui n’arrive plus à dépasser
son écorce…18

Dès la parution de L’ombilic des Limbes en 1925, la critique soulignait «  que jamais la
chair n’était allée aussi loin dans l’exploration de la pensée. ». Artaud lui-même dès 1920 à
qui l’on déniait la souffrance comme aliénation au nom de la mystification du pur pouvoir de
création, avait eu recours à la notion de chair, elle était pour lui la réconciliation du corps et
de l’esprit, en regard de la dissociation à laquelle il devait faire face quotidiennement:

Je ne sépare pas ma pensée de ma vie ; je refais à chacune des vibrations de ma langue


tous les chemins de ma pensée dans ma chair. Il faut avoir été privé de la vie, de
l’irradiation nerveuse de l’existence, de la complétude consciente du nerf pour se
rendre compte à quel point le Sens et la Science de toute pensée est caché dans la
16
Ibid, p.215
17
Ibid, p.217
18
Antonin Artaud, Correspondance de la momie in l’Ombilic des
limbes, suivi de Le pèse-nerfs et autres textes, 1920-1927, Ed.
Gallimard, NRF, p.223
vitalité nerveuse des moelles, et combien ils se trompent ceux qui font un sort à
l’intelligence ou à l’absolue intellectualité19 .

Artaud brillait par sa vaillance comme le font les schizophrènes dans la reconstruction
active de l’évidence.
La souffrance de l’alexithymique est dans la confrontation à un système dont il se
détourne constamment, un monde auquel il ne peut prendre part en aucune façon et de
quelque gesticulation émotionnelle que ce soit : une blessure de l’empathie qui le mine.
L’évidence est là dans un autos, évidée asséchée, mais surtout… que les évidences de Soi et
des Autres ne dérangent pas ! C’est déjà bien assez, « on ne sait jamais ». Tout « sens
émotionnel » au sens de Merleau-Ponty, comme celui du geste où le contenu et la forme sont
indissociables, pourrait s’ébranler. Cette gesticulation émotionnelle est  une des « premières
ébauches du langage » dans laquelle l’expression est indissociable de l’exprimé. Chez le sujet
alexithymique, corps et esprit ne sont pas dissociés, ils font la paix. Au cas où…
Au cas où ils pourraient se déchaîner de cette chair du monde qui semble en sommeil,
mais au prix fort pour le sujet, de ne pouvoir se penser, penser l’autre. La pensée ne pouvant
faute de formulation prendre réellement corps.

Ce qui est au–dehors, c’est par le seul aspect de l’animal, que nous le connaissons ; car
le tout jeune enfant déjà, nous le forçons à contresens, nous le ployons à regarder en
arrière, dans l’Apparence, et non pas dans l’Ouvert, à la vision de l’animal, si profond 20

L’alexithymique n’ignore pas d’avoir renoncé à cette chair qui pourrait être bien trop
« subtile » (au sens étymologique de trompeuse). C’est bien ce qu’il évite au prix de se
réfugier dans un monde opératoire, la discontinuité, « être ailleurs » (dans le monde des
sensations) et « ne pas être présent » (à l’émotion présente). Ignorer plutôt que de se souvenir
pour ne pas vivre la possible dé-corporation de la réalité, de cette espèce de rupture appliquée
qu’évoque Artaud. La chair du monde est en sommeil mais le sujet en garde la trace. Surtout
ne pas se souvenir de cette chose oubliée qui laisse un vide constitutif, dénier l’émotion du

19
Ibid, position de la chair, pp.189-190
20
Rainer Maria Rilke, Huitième élégie, destinée à Rudolf kassner
in Les élégies de Duino,1912-1922, Ed du Seuil, Coll Points, 54,
p.75
présent pour ne pas être confronté à ce renoncement qui peut le « rendre fou » ou le pousser
au suicide.

§ 6.La guangue alexithymique contre la chair de l’imaginaire, volcan endormi

La pensée pré-dualiste de Merleau-Ponty n’envisage pas la vie perceptive et la vie


onirique comme radicalement séparées.

L’onirisme n’est pas non être de la conscience imageante mais en filigrane de la


conscience perceptive21 

En apparence, la gangue alexithymique d’allure conformiste recouvre un volcan


endormi, où le sujet doute de ce qu’il ressent et ne peut se confronter de nouveau au vide qui
pourrait surgir de ses évocations. L’alexithymique n’est pas prêt à affronter ce réel tissé
d’absence, ce creux essentiel de la chose qui est la condition d’apparition d’un sens, de même
qu’il est au dessus de ses moyens de parler un langage qui ne peut pas tout dire. Il rejoint cette
idée que de se confronter à des objets pleins dans une attitude isolante est au fond le chemin le
plus sûr pour ne pas être ébranlé, par les objets qui sont des « physionomies », des
« comportements »22.
Que faire des lacunes, des ellipses et des allusions ? Comment se satisfaire d’une
esquisse du monde  lorsque l’on est déjà confronté au chaos de l’informe et que l’on cherche
au dehors ce que l’on n’a pas au-dedans ? Que faire quand on est une « pleine présence » dans
tout son silence de cette haine projective qu’on inspire par le déni de l’autre, qui perçoit
derrière cette complétude toute faite, qui colle à l’objet, l’incomplétude d’un Soi.
La latence des choses du monde (qui ne sont pourtant pas rien, même si elles sont
reléguées à l’arrière plan va au-delà d’ « une potentialité de la conscience »:

C’est un nouveau type d’être, un être de porosité, de prégnance ou de généralité, et


celui devant qui s’ouvre l’horizon y est pris, englobé. Son corps et les lointains
participent à une même corporéité ou visibilité en général, qui règne entre eux et lui, et
même par delà l’horizon, en deçà de sa peau, jusqu’au fond de l’être.23

21
Maurice Merleau-Ponty, L’institution, La Passivité. Notes de
cours au collège de France (1954-1955), Ed . Belin, p.213
22
Ibid, p.167
Le Soi de l’alexithymique n’a rien de poreux, dans son hermétisme à l’absence qui siège
au cœur de la perception et de l’imagination. Il ne peut être ni dans la discordance, ni dans
l’« accordance » de cette absence commune qui fonde et tisse l’imaginaire et le réel. Il est
aliéné au jeu des deux transcendances de la présence et de l’absence qui a fait défaut à un
moment de son existence. Soit au début de son développement, face à cette présence tout en
absence des objets initiaux. Soit dans la trame de son histoire qui s’est arrêtée net face à la
massivité, la présence absolue d’un psychotraumatisme qui s’est érigé en monument
incontournable, dont il ne peut rien en dire sauf l’évènement lui-même. Dans les deux cas ce
qu’il craint, c’est l’actualisation dans le présent, le retour brutal de cette massivité. La latence
permet d’envisager un autre statut pour l’inconscient (phénoménologique ?) qui n’est pas
individuel ou collectif car le définir ainsi, c’est toujours le placer en nous. Il est en réalité
« devant nous » comme épaisseur et articulation de notre champ perceptif.
L’alexithymie nie l’inconscient24 qui est au cœur du paraître, qui est dans le monde ou
plutôt qui est le monde selon sa dimension propre. Le sujet alexithymique ne rêve pas son
monde, son discours, il méconnaît la latence et l’invisible qui double le visible, il
n’expérimente pas la réversibilité de la chair. Il est dépossédé de son histoire car il veut être à
tout pris en possession de son expérience perceptive, comme de sa parole. Toutes deux
procèdent au contraire d’un dessaisissement de la conscience qui n’est pas connaissance, mais
participation, reconnaissance aveugle : être à…fascination. Voir, c’est dire, penser sans
penser. La fascination (de fascinum, enchantement, sortilège) ne commence pas avec
l’imaginaire mais elle a lieu dès la perception. Avec la prégnance de l’invisible sur le visible
de la « Chair de l’imaginaire »25. Etre fasciné par la chair de l’imaginaire, c’est affirmer que
tout visible a une doublure d’invisible, que toute donation à la conscience ne va pas sans une
co-perception inconsciente.
Dans la perception le « comment » prévaut sur le «ce que »26. Une dune de sable et la
cheville d’une femme n’ont rien à voir devant l’entendement alexithymique. Réfuter « la
texture imaginaire du réel, c’est réfuter que ce que l’on imagine commande ce que l’on
23
Maurice Merleau-Ponty, le visible et l’invisible, 1964, Ed
Gallimard, Coll. TEL, 36, p.195
24
Guillaume Carron, Imaginaire, symbolisme et réversibilité, une approche singulière de l’inconscient chez
Merleau-Ponty, Revue philosophique de la France et de l’étranger, Ed. PUF, 2008/4, Tome 133, p.443-464
25
Maurice Merleau-Ponty, Notes de cours, 1959-1961, Ed
Gallimard, p.173
perçoit ». Son monde ne veut rien savoir de ces équivalences secrètes qui s’établissent entre
elles et sur un même axe, le dynamisme de leur courbe, leur vie perceptive spontanée,
appartenant à un même rayonnement spatial. Rayons de monde, « essence charnelle »,
« Wesen » sauvage, qui sont des unités de modulation de la chose au sens merleau-pontien,
sont autant d’enchantements qui le mettent en péril. Dans la perception de l’alexithymique
prévaut le « ce que » sur le « comment ». Sa perception et son imagination sont encombrées
d’êtres identiques.
Imaginer un ami absent n’est pas réactiver une apparence de lui qui serait figée dans la
mémoire à l’état de trace, c’est produire des apparences de lui, que sans doute je n’ai jamais
vues en tant que telles à partir de la modulation de son corps et de son visage, à partir de son
essence charnelle. Si tout visible a sa doublure d’invisible, si le comment de la vie perceptive
commande le quoi de l’apparition, toute cristallisation est illusoire.
Le drame de la perception alexithymique  c’est qu’elle est mystifiée, inversée, qu’elle
est atteinte de cécité au comment de l’imaginaire pour devenir pure conscience mystifiée
inversée indirecte, par principe elle méconnaît l’Etre et préfère l’objet et ne voit pas les choses
par l’autre bout, en un renoncement à toute réversibilité. La souffrance du sujet est alors
immense car toute cristallisation est illusoire. Il s’évertue comme un enfant perdu à vouloir
ressusciter ses morts comme ses objets. Seul le génie créatif peut dépasser une telle souffrance
en s’extirpant de cet être des objets, de cet En–Soi tyrannique, momifié comme disait Artaud.
Car le revenant dans ce qui ne peut être raconté, de ce récit, de cette histoire intérieure du
récit perdue, c’est l’enfant perdu.
Par la créativité, ultime sursaut, dans le corps de l’œuvre, c’est l’essence charnelle, qui
est le pivot de ce qui a été absent ou contemplé, son double invisible qui le rend possible.
Même si l’on on peut mourir d’exhumer ses morts en questionnant toute une vie le regard
qu’ils portaient sur nous enfant.
Les biographes (dont OlivierTodd) rapportent que Camus disait souvent à ses amis que
rien n’était plus scandaleux que la mort d’un enfant : « Aujourd’hui maman est morte » est la
première phrase de l’entrée en littérature d’Albert Camus, l’étranger à lui-même.
En exergue du « premier homme », le manuscrit trouvé dans sa sacoche le jour de sa
mort :

« A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ».


26
Fabrice Colonna, Merleau-Ponty penseur de l’imaginaire, in
Chiasmi International 5, Ed. Vrin, p.135
Dédicace à sa mère.

«  Quand l’ayant embrassé de toutes ses forces deux ou trois fois, le serrant contre elle
et après l’avoir relâché, elle le regardait et le reprenait pour l’embrasser encore une fois
comme si, ayant mesuré le plein de tendresse (qu’elle venait de faire), elle aurait décidé
qu’une mesure manquait encore et… (la phrase s’arrête là). Et puis, tout de suite après,
détournée, elle semblait ne plus penser à lui ni d’ailleurs à rien, et le regardait même
parfois avec une étrange expression comme si maintenant il était de trop, dérangeant
l’univers vide, clos, restreint où elle se mouvait ».
« Le premier homme », feuillet 1

«  Toi seule sauras que je me suis tué. Tu connais mes principes. Je haïssais les
suicides. A cause de ce qu’ils font aux autres. Il faut, si l’on s’y tient maquiller la
chose. Par générosité. Pourquoi je te le dis ? Parce que toi tu aimes le malheur. C’est
un cadeau que je te fais bon appétit ! »
Note, le premier homme

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