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La Théorie des Masques

Je rentre, j’allume mon lecteur CD. Le classique des Cramps, « Songs The Lord Taught Us »,
se lance aussitôt. Mon album préféré. L’intro de « TV Set », que je reconnaîtrais entre mille.
La batterie est la première à entrer en scène, elle impose son rythme. Bam-bam-bam-bam.
Bam-bam-bam-bam. Puis les premiers accords de guitare. Et toujours ce rythme inflexible.
Bam-bam-bam-bam. Bam-bam-bam-bam. Comme autant de coups sur mon cœur brisé. De
colère, j’appuie furieusement sur les boutons du lecteur CD, resté en mode aléatoire, pour
changer de morceau.

Les premières notes de «What’s Behind The Mask » résonnent dans l’espace exigu que
constitue mon appartement. Une histoire de masques, c’est bien le moment, tiens. On dirait
que mon lecteur CD a le sens de l’à-propos.

Je te revois encore nous exposer ta théorie. Une quelconque journée d’août, une de ces
journées affreusement calmes où le soleil brille pour personne (tout le monde étant soit parti
en vacances, soit calfeutré à l’intérieur, bien au frais). Ce jour-là, toute la bande était venue te
voir jouer, dans la pièce de ta troupe de théâtre amateur. Du théâtre en anglais : comme quoi,
on était vraiment venu pour te faire plaisir, pas pour s’amuser. Si encore vous aviez joué du
Shakespeare, quelque chose qu’on aurait pu connaître et reconnaître… Malheureusement pour
toi, aucun de nous n’avait lu ni vu cette vieille pièce dont j'ai aussitôt oublié le nom.
Malheureusement pour toi, on s’était presque tous déjà endormis quand tu as fait ta première
apparition à l’acte III, sous les traits de Charles Surface. Un nom qui te va comme un gant.
Impossible de me rappeler en quoi consistait cette foutue pièce. Mais je te revois encore, après
le spectacle, t’emballer sur le message porté par cette pièce, sur l’idée d’apparence, de faux-
semblants et de la fausse image que l’on peut parfois avoir des gens. Je te revois encore nous
déballer ta Théorie des Masques.

Elle aussi, je la revois. Laura… Je revois la toute première fois où j’ai posé mon regard sur
cette jolie rousse, assise dans le patio de la fac de lettres, discutant avec ses potes. Je revois
encore ce visage souriant, cette énergie dont elle semblait irradier. Cette attitude, cool et
rebelle, qu'elle a encore aujourd'hui. Son T-shirt "Punk's not dead", grâce auquel je l'ai
remarquée au milieu de la foule d'étudiants. Autant d'ingrédients, si séduisants à mes yeux,
qui se sont mélangés en un terrible philtre d'obsession, dans le chaudron sale et malsain qu'a
toujours été ma tête.

Et son regard, si triste… Une infinie mélancolie dissimulée derrière cette fragile coquille de
bonheur. Laura…

J’ai vu son Masque.

***

I know you’ve been hiding something


Secrets in your past

1
Baby, I just gotta know
What's behind the mask ?

***

J’ai fini par t’en parler. Rien d’anormal à ce que je parle de la fille qui me plaît à mon
meilleur ami, après tout. Et tu m'as dit de foncer.

"Si elle te plaît tant que ça, ne passe pas une éternité à attendre qu'un miracle arrive, pour au
final t'apitoyer sur ton sort quand il sera trop tard. Saisis les opportunités qui s'offrent à toi,
mon grand. D'autant plus qu'une fille comme ça, si tu ne te décides pas à faire un pas vers elle,
il y aura des tas d'autres mecs pour le faire." Voilà ce que tu m'as dit.

Tu savais très bien que je ne suis pas du tout du genre à foncer en amour, timide comme je
suis. Mais je t'ai écouté. J'ai pris sur moi, j'ai fait mon possible pour cacher le véritable Moi.

Le jour où je l'ai abordée, je n'étais pas moi-même. Je n'étais plus l'insignifiant étudiant en
histoire, le gars bizarre qui passe ses journées au fond de la classe à lire Edgar Allan Poe; je
n'étais plus le jeune homme rongé de doutes et de questions existentielles, mort de peur à
l'idée d'inviter une parfaite inconnue à faire connaissance autour d'une pinte au bar du
quartier. Ce jour-là, j'étais un homme confiant et affirmé, un explorateur des temps passés, un
amateur de littérature gothique, un guitariste confirmé, un spécialiste de la contre-culture
musicale américaine. J'étais un gars bien, intéressant, quelqu'un qu'elle aimerait mieux
connaître, quelqu'un qu'elle aimerait bien revoir plus souvent. Un mec qui embrassait bien,
selon ses dires. Pour elle, je pouvais être tout ça, et tellement d'autres choses encore…

Je pouvais même être un amant passionné.

A peine quelques semaines, et on était déjà si proches, Laura et moi, tout ça grâce à tes
conseils avisés. Toute la bande l'aimait bien, j'étais content de voir que mes potes
l'appréciaient. Même Vincent, ton pote de lycée, le mec le plus misanthrope que la terre aie
jamais porté. Même toi, tu aimais bien Laura. Surtout toi, d'ailleurs.

Et pourtant, je sentais encore son Masque. Son regard la trahissait, encore et toujours. Elle me
regardait avec un sourire, mais ses yeux contredisaient ses lèvres, exprimant une détresse
qu'aucun sourire ne pouvait masquer.

Si proches, et pourtant si éloignés… Pourquoi, Laura ? Pourquoi ces mensonges ? Pourquoi


me cacher tes malheurs ?

***

Please, baby, please please


Give me one quick glance
Now how come I can't see your face when I
See what's in your pants?

2
***

J'avais le plus grand mal à accepter le Masque de Laura. Elle me cachait des choses, peut-être
des choses importantes, des choses graves, des choses qu'un petit ami devrait savoir. Dès que
j'essayais d'en savoir plus, elle niait, elle me soutenait qu'elle n'avait rien à cacher, que je me
faisais des illusions. Mais je voyais son regard, je voyais son comportement, je la connaissais
assez bien pour savoir qu'elle mentait.

J'étais obsédé par le fait de ne pas être dans la confidence, et j'étais obsédé par ta Théorie des
Masques. Cette foutue théorie dont tu étais si fier que tu m'avais envoyé le texte intégral, une
reprise à la virgule près du discours que tu avais tenu après cette fameuse pièce de théâtre,
cette foutue pièce dont je n'arrive toujours pas à me rappeler le titre.

"On a tous au moins deux masques : celui que l’on choisit de mettre pour affronter les autres,
et celui que les autres vous mettent pour mieux vous ranger dans une case. Ces deux masques
se ressemblent rarement ; et ils ressemblent encore moins à ce qui se cache en-dessous…

Le Masque, c’est la facilité. C’est un visage simple, dépourvu de traits particuliers, un visage
qu’il est facile d’accepter dans son univers : un visage rassurant. Mais si tu retires le
Masque…
Retirer le Masque, c’est dévoiler la vérité nue, la mettre en pleine lumière dans son entièreté,
dans son infinie complexité, dans toute sa splendeur… ou dans toute son horreur. La vérité
pleine et entière est insoutenable, aussi on n’ose généralement pas chercher à savoir ce qu’il y
a sous le Masque. On se contente de ce Masque, de cet écran de mensonges faciles à avaler, et
on se persuade qu’ils sont vrais. On se persuade qu’il n’y a rien d’autre à voir chez un
individu que ce qu’il montre ou que ce qu’on veut bien voir chez lui. Le Masque du mensonge
apaise ; mais la Vérité ouvre des plaies béantes qui ne se referment parfois jamais."

Foutue Théorie. Foutus Masques. Ces Masques me rendaient fous : mais maintenant, j'ai
appris que les Masques finissent toujours par tomber. Et ce ne sont pas toujours ceux que l'on
s'imagine…

C'est à toi que je m'adresse, mon pote, mon meilleur ami, mon foutu théoricien de la duplicité,
parce qu'au final, on en revient toujours à toi. C'est toi qui m'as collé cette idée de Masques
dans le crâne. C'est toi qui m'as dit de foncer avec Laura. C'est même avec toi que j'étais
quand je l'ai vue pour la première fois… C'est toi qui m'as dit que des gars seraient prêts à se
battre pour elle. C'est toi, encore toi, toujours toi, qui, de toute la bande, a le plus sympathisé
avec elle. C'est toi qui m'as dit qu'en amour, il fallait se lancer, prendre des risques, oser sauter
sans parachute. C'est toi qui m'as répété inlassablement combien j'avais de la chance de sortir
avec une fille comme Laura.

3
C'est toi qui l'embrassais, cet après-midi, dans un couloir de la fac, que tu croyais à l'abri des
regards indiscrets. C'est toi qui as joué avec les Masques.

Et sur le visage de Laura, as-tu vu la même tristesse que moi ? As-tu senti l'hypocrisie de son
sourire, de ses lèvres si agiles, ses lèvres que tu as embrassées avec passion ? As-tu vu ce
Masque ? Ou n'était-ce là qu'une autre de tes illusions ?

***

What's behind that mask, girl ?


Sorry I ever asked.

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