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LE DIPLÔME D'ÉTAT D'INGÉNIERIE SOCIALE.

ENJEUX ET PERSPECTIVES

Patrick Dubéchot

Érès | « Vie sociale »

2011/1 N° 1 | pages 61 à 78
ISSN 0042-5605
DOI 10.3917/vsoc.111.0061
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2011-1-page-61.htm
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Le Diplôme d’État d’ingénierie sociale
Enjeux et perspectives

Patrick Dubéchot∗

En hommage à Thierry Rivard


sociologue, directeur du LERFAS,
décédé le 7 mai 2010 à l’âge de 50 ans,
deux mois après la parution de notre ouvrage sur le DEIS1

L e Diplôme d’État d’ingénierie sociale (DEIS) est – parmi tous les


diplômes préparant à une profession sociale – celui pour lequel les
travailleurs sociaux et leurs employeurs ont quelques difficultés à se
61

représenter les types d’emploi auxquels il prépare. Le DEIS est en


avance sur son temps et peine, comme tous les précurseurs, à faire
coller ses ambitions de transformation de la réalité de l’intervention
sociale avec des fonctions ou des emplois correspondants.

UNE FORMATION EN AVANCE SUR SON TEMPS


À cela, Olivier Cany2 distingue trois raisons principales. Tout
d’abord, le DEIS a été envisagé par ses promoteurs comme l’un des
instruments d’accompagnement de l’évolution des modes d’inter-
vention sociale. Cet instrument – a priori pertinent – se révèle, encore
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aujourd’hui, en décalage avec les pratiques gestionnaires ou règlemen-
taires majoritairement en vigueur dans les collectivités territoriales et

∗ Responsable du Centre de recherche et d’études en action sociale (CREAS) à


l’ETSUP Paris.
1. Thierry RIVARD, Patrick DUBÉCHOT, Tout en un. DEIS, Paris, Vuibert, coll. Itiné-
raires Pro, 2010.
2. Olivier Cany a rédigé la préface de l’ouvrage sur le DEIS. Il fut directeur de
l’AFORTS, et il est aujourd’hui directeur général adjoint de l’ITS de Tours.

Vie Sociale – n° 1/2011


Patrick Dubéchot

dans les établissements et les services sociaux et médico-sociaux qui


favorisent les emplois liés à l’encadrement. Les responsables associa-
tifs, d’établissements ou de services préfèrent encore confier les activi-
tés d’ingénierie et les missions d’expertise à des cabinets extérieurs. Il
manque du côté de ces opérateurs une politique de gestion des emplois
et des compétences ayant pris la mesure des changements en cours et à
venir et de la nécessité de créer, comme dans d’autres secteurs
d’activité, un corps professionnel d’experts intégrés au fonctionnement
même des organisations.

Enfin, compte tenu de sa jeunesse, le DEIS ne bénéficie pas d’un


corpus autonome de savoirs et de méthodes qu’aurait pu légitimer une
activité spécifique de production de connaissances des établissements
de formation en travail social3 et donc les professions d’expert qui y
seraient afférentes. Sur le marché des diplômes, il se trouve en concur-
rence avec le foisonnement des masters pro qui s’inscrivent sur des
champs proches.

Et pourtant… un contexte favorable


Les politiques publiques en faveur de la cohésion sociale
s’efforcent en effet aujourd’hui d’inscrire l’action sur des réalités sin-
gulières relatives à des territoires. Cette inscription requiert une série
62 d’opérations nécessaires à la compréhension des questions sociales, à
la définition des actions visant à neutraliser les problèmes sociaux ou à
renforcer les atouts singuliers des populations de ces territoires. Les
travailleurs sociaux sont ainsi invités à dépasser les approches descen-
dantes et sectorielles pour inscrire leurs interventions dans un cadre
d’action collaboratif, explique Olivier Cany. Dans ces nouvelles con-
figurations (groupement de coopération…), les interrelations sont plus
souples, plus complexes, plus diverses, voire plus conflictuelles, parce
que négociées avec les parties prenantes de l’action et non plus préala-
blement mises en forme par des règlementations ou des normes
d’action.

Le contexte est désormais plus incertain, voire imprévisible, ce qui


donne sens à la nécessité de doter un certain nombre de professionnels
des compétences nécessaires à la compréhension de ces nouvelles
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formes d’intervention mais aussi et surtout développer chez ces pro-
fessionnels une capacité d’agir et de modeler cet environnement au
bénéfice de la cohésion sociale. Il s’agit dès lors – comme le dessine le
Cadre européen des certifications – de « former des professionnels
capables de gérer et transformer des contextes professionnels ou

3. Qui sont, rappelons-le, des établissements d’enseignement supérieur professionnel


et/ou universitaires.

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Le Diplôme d’État d’ingénierie sociale : enjeux et perspectives

d’études complexes, imprévisibles et qui nécessitent des approches


stratégiques nouvelles et de prendre des responsabilités pour contri-
buer aux savoirs et aux pratiques professionnelles et/ou pour réviser
la performance stratégique des équipes4 ».

Les organisations sociales et médico-sociales sont désormais inci-


tées à une sorte de transformation qui les rende capables de s’ajuster,
de se transformer dans un environnement instable auquel elles doi-
vent en permanence donner sens. Les dirigeants de ces nouvelles
organisations ne pourront à eux seuls produire l’intelligibilité de leur
environnement, prendre la mesure des atouts et faiblesses de leur
organisation et penser les réponses sociales que les équipes éduca-
tives et sociales mettront en œuvre. Les cadres titulaires du DEIS –
par les spécificités de leur formation structurée par les principes de la
recherche-action – constitueront sans aucun doute les nouveaux pro-
fessionnels de cette ingénierie capables tout à la fois d’apporter du
conseil aux équipes de direction, de manager des projets complexes,
de piloter les dispositifs d’évaluation, de concevoir des modes
d’organisation et de coopération, et aussi d’intégrer des écoles de
formation en travail social.

UN DÉVELOPPEMENT DU BESOIN D’INGÉNIERIE SOCIALE


63
La notion d’ingénierie sociale trouve une nouvelle expression en
France après la « crise économique » de 1973, à la fin des Trente Glo-
rieuses. Vincent de Gaulejac relève dans la seconde édition de son
ouvrage intitulé L’ingénierie sociale : « Lorsque nous avons écrit la
première édition de cet ouvrage, dans les années 1985, la notion
d’ingénierie sociale était peu utilisée. Nous avions un débat sur la
pertinence de ce terme au parfum technocratique. Nous étions cepen-
dant soucieux de crédibiliser les nouvelles démarches d’intervention
5
sociale . » Il est donc nécessaire de revenir sur cette évolution des
modes d’intervention, conséquences des mutations économiques et
sociales à l’œuvre dans notre société après le début des années 1980, à
travers les caractéristiques des politiques publiques qui se donnent
pour objet de faire face à une « nouvelle question sociale ». Si le terme
« ingénierie » est le même, l’objet et la finalité peuvent être sensible-
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ment différents. En tout état de cause, la notion ne recouvre pas la
même chose.

4. Olivier CANY, op.cit. p. 6.


5. Vincent de GAULEJAC, Michel BONETTI, Jean FRAISSE. L’ingénierie sociale,
Paris, Syros, coll. Alternatives sociales, 1995.

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L’approche globale des questions sociales


La transformation des politiques publiques, en France, et en parti-
culier dans le domaine des politiques sociales, est généralement située
à l’orée des années 1980, avec un changement de paradigme rompant
avec des logiques d’action qualifiées de traditionnelles6. La rupture
avec le modèle qui prévaut depuis la seconde guerre mondiale, s’opère
à partir des constats de la complexité des problèmes qui se présentent,
que ce soit celui de la délinquance, de l’habitat social ou encore de
l’insertion des jeunes... La conclusion des commissions7 qui ont été
installées entre 1981 et 1982 est que les interventions s’accordent dif-
ficilement d’un traitement séparé, sectoriel. Le mot d’ordre est de dé-
velopper une approche « globale ».

La recherche d’une globalité repose donc sur la critique d’une spé-


cialisation et préconise un élargissement des intervenants, en allant au-
delà des seuls professionnels patentés. Deux logiques d’action seront
constamment mobilisées : une logique de coordination des interven-
tions et la recherche d’une « transversalité ». Cette question trouvera
une traduction aussi dans les organisations.

Un développement de politiques publiques territorialisées


64 Cette émergence du paradigme d’approche globale a largement
contribué à l’émergence des logiques de développement territorialisé.
Les problèmes auxquels sont confrontés les groupes sociaux les plus
défavorisés, nécessitent de trouver des réponses adaptées à des pro-
blèmes collectifs comme le chômage, l’insertion professionnelle, le
logement, etc. Par ailleurs, les habitants, les usagers des services sont
des acteurs susceptibles d’intervenir dans les processus de décision des
interventions à mettre en œuvre.

Les principes du développement social territorial invitent les inter-


venants sociaux à placer leur action dans une dynamique participative.
La logique de ce modèle d’intervention soutient que « faire société »
ne peut se réduire à penser d’en haut la satisfaction des besoins et le
traitement des problèmes sociaux, sans que soit reconnue la capacité
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6. Pierre MULLER. « Entre local et l’Europe, la crise du modèle français des politiques
publiques », Revue française de sciences politiques, vol. 42, n° 2, 1992.
7. Installation de trois commissions qui vont donner lieu à trois rapports connus sous le
nom de leur auteur, publiés dans les années 1981 et 1983, abordant trois questions :
• Commission Hubert Dubedout pour le problème des quartiers d’habitat social, mise en
place le 23 décembre 1981 ; • Commission Gilbert Bonnemaison ayant pour objectif de
formuler des propositions nouvelles en matière de prévention de la délinquance (commis-
sion dites des maires, installée le 28 mai 1982) ; • Commission Bertrand Schwartz pour
l’insertion des jeunes de 16 à 20 ans dans la vie professionnelle (installée le 10 juin 1981).

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Le Diplôme d’État d’ingénierie sociale : enjeux et perspectives

de tout individu à être acteur des projets qui le concernent, ni sans que
soit assurée l’interaction population/environnement (ou population/
territoire).

Pour Jean-François Bernoux, « le développement social territorial


est à comprendre comme un processus participatif de production so-
ciale8 ». Il se construit, avec le plus grand nombre des acteurs d’un
même territoire (populations, institutions, pouvoirs publics), sur une
stratégie de définition négociée, à partir d’un diagnostic social territo-
rial « partagé », d’un projet d’amélioration de la situation rencontrée.

Dans un tel contexte, les « spécialistes », selon Vincent de Gaule-


jac, doivent être de « véritables chefs d’orchestre, qui doivent con-
naître les partitions des différents intervenants afin de les mettre en
synergie et produire une coopération d’ensemble9 ». En effet, pour ces
auteurs « face à la complexité et à la multi-dimensionnalité des enjeux
de développement social, on a besoin de spécialistes qui puissent tout
à la fois être reconnus compétents par les élus politiques, les finan-
ciers, les gestionnaires, les techniciens de l’urbain, du social, de la
santé, de l’éducation, et par les différents services des administrations
et des collectivités locales, mais aussi par les associations et surtout la
population concernée ». Une expression fréquemment utilisée par (et
pour) les chefs de projet politique de la ville consiste à se définir
comme « ensemblier » pour marquer ce rôle de construction de la 65
transversalité et d’interrelation.

Des évolutions organisationnelles et des modèles d’action


qui privilégient la transversalité, la coordination, la coopération
L’émergence d’emplois de chef de projet, chargé de mission, et
autres cadres développeurs se traduit par l’apparition dans les organi-
grammes de postes qualifiés de « fonctionnels ». Cette apparition est
quasi systématique lorsque, par exemple, se présente une nouvelle
politique à mettre en œuvre. Dès lors, il faut regarder ces emplois à la
lumière des modèles de fonctionnement des organisations et des mé-
thodes de management des ressources humaines. Un des enjeux, en
particulier pour les collectivités, est de penser une organisation de
leurs services qui soit « cohérente » avec les principes des politiques
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énoncées, et que l’organisation concoure à cette mise en œuvre. Ainsi,
se pose la question de l’agencement des services pour être en phase
avec la conduite de l’action. Il est question, nous l’avons vu, d’une
recherche de transversalité. Est-ce que l’organisation des services au-

8. Jean-François BERNOUX. Mettre en œuvre le développement social territorial. Mé-


thodes, outils, pratiques, Paris, Dunod, 2005.
9. Vincent de GAULEJAC et al. L’ingénierie sociale, op. cit. p. 10.

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torise cette transversalité ? Il est question d’une territorialisation de


l’action. Est-ce que l’organisation des services permet d’être en lien
avec les différents territoires concernés ? En bref, est-ce que
l’organisation est en phase avec les principes qui sont censés guider
l’action ? La question n’est pas vaine. Les postes observés consistent
ainsi à « mettre de l’huile dans les rouages ».

Dans de nombreux organismes, il y a une réflexion qui est menée


sur les modes d’organisation à développer. Il est même possible de
dire que cette recherche est permanente. Cette quête est d’autant fon-
dée que les organisations sont fortement marquées par le modèle bu-
reaucratique tel que Max Weber10 avait pu le systématiser. Ce modèle
a amplement structuré l’organisation de l’administration française –
mais aussi d’autres organisations – et s’accommode mal des principes
d’action évoqués dans les politiques publiques contemporaines. Dès
lors, les organisations sont à la recherche d’un modèle d’action (pas
forcément unique) qui privilégie des modes de coopération fonction-
nels. Les traits essentiels de cette réflexion consistent à rompre avec un
mode d’autorité qui ne procède plus seulement d’une logique de su-
bordination ou d’une structure d’autorité de type hiérarchique (sur le
plan des services, il y a une rupture avec une organisation « verticale »
au profit de formes de coopération entre les services), à penser une
temporalité de l’action publique se situant dorénavant dans la durée
66 déterminée du projet une révision d’un schéma d’organisation fondé
sur une segmentation, un cloisonnement... pour une organisation arti-
culant les différents registres dans une optique transversale11.

L’agencement des moyens, en particulier humains, était au cœur,


par exemple, de la mise en œuvre de la lutte contre l’exclusion. Com-
ment passer d’une organisation de services en « tuyau d’orgue » à une
organisation qui permet de traiter un problème (l’exclusion) qui sup-
posait précisément la mobilisation de tous, dans ces différents aspects.
À l’époque, le débat était contemporain d’une réflexion sur le projet
territorial de l’État. Il n’est sans doute pas sans lien avec la Réforme
générale des politiques publiques (RGPP).

Agencer les modes de coopération sur un plan organisationnel :


un découpage fonctionnel
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Coordination, transversalité… sont les maîtres mots qui ont pour fi-
nalité de développer la coopération entre les collectivités, les services.

10. Max WEBER, Le savant et le politique, Paris, Éd. Plon, 1959.


11. Un point d’observation réside dans la manière de penser les relations hiérarchiques/
fonctionnelles, verticales/transversales… et d’identifier, le cas échant, la coexistence de
différentes logiques organisationnelles.

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Le Diplôme d’État d’ingénierie sociale : enjeux et perspectives

Une réponse à cette question s’est concrétisée sous la forme de


« pôles ». En effet, dans de nombreuses organisations (hôpital, univer-
sité...) sont apparues des formes de regroupement dans des entités fonc-
tionnelles qui sont venues se greffer sur les organisations existantes.
Les pôles viennent rompre avec une vision de la structure de l’autorité
pour être des entités de coopération plus ample. Leurs périmètres sont,
par ailleurs, variables, établis en fonction de la nature du projet.

QUATRE AXES PROBLÉMATIQUES POUR PENSER L’INGÉNIERIE SOCIALE


L’ingénierie sociale n’est pas un concept nouveau, nous l’avons vu.
Mais, comme le soulignent les auteurs du préambule de la revue Pour
en 1988, « le sens des mots dépend de leur contexte et il y a des
risques à importer celui-ci sans inventaire dans l’espace actuel de
notre société12 ». Il y a donc nécessité d’inscrire dans une perspective
historique les conditions d’apparition et de réapparition du terme « in-
génierie » et plus particulièrement d’ingénierie sociale. Pour amorcer
notre réflexion sur cette notion, nous avons quelques axes probléma-
tiques susceptibles d’éclairer déjà quelques motifs du développement
de cette notion.

La professionnalisation du travail social


67
La compréhension du développement de la formation DSTS/ DEIS
et la question de la relation formation/recherche en travail social passe
par une réflexion sur la problématique de professionnalisation du tra-
vail social. La recherche d’une qualification doit se comprendre en
regard d’une stratégie de reconnaissance. Avec la création de ce di-
plôme, le travail social tente de gagner en légitimité et de se rappro-
cher du modèle envié des professions établies. Cependant, ce mouve-
ment s’opère avec l’introduction d’une nouvelle référence dans le
travail social. En effet, les orientations qui lui sont données (en regard
de besoins identifiés) ne sont pas sans venir faire débat au sein des
professions du travail social. Avec ce diplôme, il y a un étirement de
l’univers professionnel avec l’affichage de références inédites : ingé-
nierie, expertise... Il montre combien le secteur social est traversé de
références professionnelles différentes qui coexistent, ou qui peuvent
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être en tension. Il y aura donc à situer les orientations du DEIS, voir
comment elles s’inscrivent en regard d’autres références, qui ont pu
être dominantes dans l’histoire du travail social. Dès lors, sur le plan
de la formation, il s’agit de voir comment il est possible de passer
d’une référence à une autre en changeant de positionnement profes-
sionnel : de travailleur social à cadre fonctionnel et expert.

12. L’ingénierie à l’assaut du social, revue Pour, n°119, novembre-décembre 1988.

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Patrick Dubéchot

Une quête de rationalité


De longue date, les sciences sociales ont mis en évidence la quête
de rationalité qui caractérise la manière de penser l’action. Cette
quête s’applique à la conception des politiques publiques et au fonc-
tionnement des organisations. Le social n’échappe pas à ce mouve-
ment. Il y a, à travers cette quête, une recherche d’efficacité. Elle
trouve sa justification au regard de l’importance des questions à trai-
ter, et dans le fait que les publics destinataires sont vulnérables. Cette
quête de rationalité se lit également dans la démarche d’élaboration
des politiques publiques : la connaissance des besoins, la conduite de
diagnostics, la réalisation d’évaluations, etc., visent à essayer de
donner des éléments objectifs permettant de penser l’action d’une
manière rationnelle (en finalité) même si l’on sait que la relation
entre la connaissance et l’action n’a rien de systématique. Le DEIS
s’inscrit dans cette perspective.

Une formation en lien avec la recherche


Si l’ingénierie comporte une dimension technique, elle ne signifie
pas neutralité. Le croisement avec la recherche permet de pointer que
le travail d’analyse repose sur des points de vue. Par exemple, les opé-
68 rations de diagnostic ne sont pas de simples techniques détachées de
toute considération théorique. Il y a des choix, des options, des orienta-
tions. Pour distinguer ce diplôme des autres, il convient de mettre en
avant la notion de recherche. Dans les autres diplômes, il est fait réfé-
rence à la méthodologie de recherche, en particulier dans le cadre de la
production d’un mémoire. Dans le DEIS, la recherche occupe une place
centrale, tant dans la formation que dans le processus de validation.

Par ailleurs, la recherche côtoie d’autres formes de production de


connaissance : études, expertise, évaluation... Des liens existent sans
pour autant se confondre totalement. Quelles sont les finalités poursui-
vies ? Comment la recherche prend-elle corps ? Comment vient-elle
alimenter les logiques d’action ?

Le développement de coopérations
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Dans le même temps, et toujours en regard de la complexité des


problèmes que l’action sociale a à traiter, une question centrale appa-
raît à savoir celle de la coopération. Elle se pose à l’échelle des poli-
tiques publiques. La politique de la ville, la loi de lutte contre les ex-
clusions, le plan de cohésion sociale, etc., tentent de faire en sorte que
les politiques publiques s’interpénètrent. Cette question se pose éga-
lement à l’échelle des collectivités et des relations avec l’État. Il n’y a

Vie Sociale – n° 1/2011


Le Diplôme d’État d’ingénierie sociale : enjeux et perspectives

plus de politiques qui ne soient partenariales, c’est-à-dire interdépen-


dantes. Elle se pose aussi, enfin, à l’échelle des organisations.

Comment introduire de la transversalité dans des logiques d’action


fondées sur une segmentation ? Cette question paraît traverser toutes
les politiques, les dispositifs, les services. Produire de la coopération,
tel pourrait être l’objet de la profession à laquelle le DEIS prépare.

L’INGÉNIERIE SOCIALE : NOTRE DÉFINITION


On ne peut faire l’impasse d’une tentative de définition de ce que
recouvre le terme d’ingénierie sociale, cet « obscur objet » pour re-
prendre une partie du titre d’un article de Claude Martin. Parler
d’ingénierie sociale est une gageure explique-t-il en 1988 : « En effet,
cette notion emprunte à deux champs tout à la fois hétérogènes : le
génie, d’une part, qui évoque avant tout la technicité, la calculabilité,
la maîtrise de la matière et des incertitudes, la technologie, l’industrie,
etc. ; et de l’autre, le « social », concept particulièrement tentaculaire
et flou, insaisissable tant il est malléable, qui qualifie aussi un secteur
d’activité très éclaté. Partant de ce simple abouchement lexical, com-
ment aboutir à une définition ?13 »

Nombre de chercheurs se sont essayés à proposer une définition 69


dans les années 1980 et 199014. À notre tour, avec Thierry Rivard nous
nous sommes aventurés à fournir une définition qui nous semble reflé-
ter les enjeux d’aujourd’hui :

« Nous dirions que l’ingénierie sociale repose sur la maîtrise de


savoirs disciplinaires et méthodologiques (issus des sciences sociales),
et se propose de mobiliser ces outils de connaissance pour concevoir,
conduire, et évaluer les effets des dispositifs et des actions réalisées
dans le cadre des politiques sociales. Elle vise à alimenter une ap-
proche rationnelle des problèmes sociaux en vue d’aider à leurs
modes de résolution en favorisant, compte tenu de la complexité de
ceux-ci, une approche transversale et territoriale. Elle prend appui sur
les sciences sociales (sociologie, sciences politiques, mais aussi statis-
tiques...) et mobilise les méthodologies facilitant la participation de
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ceux qui sont directement concernés ou qui sont destinataires d’une
action sociale15. »

13. Claude MARTIN, « Cet obscur objet d’une ingénierie dite sociale », revue Pour
« L’ingénierie à l’assaut du social », n° 119, novembre-décembre 1988, p. 35.
14. Nous n’avons pas l’espace ici pour évoquer les multiples définitions et nous vous
renvoyons à l’ouvrage, p. 28-37.
15. Thierry RIVARD, Patrick DUBÉCHOT, Tout en un. DEIS, op. cit.

Vie Sociale – n° 1/2011


Patrick Dubéchot

Nous situons résolument l’ingénierie sociale dans une fonction


d’expertise. En cela, nous ne pouvons prétendre innover. En 1988,
Claude Martin notait : « Les questions sociales occupent aujourd’hui
le devant de la scène politique et médiatique : pauvreté, immigra-
tion, insécurité, délinquance, chômage, etc. L’intensification des
problèmes sociaux […] et la volonté de les résoudre sont suscep-
tibles d’expliquer, de prime abord, l’appel croissant aux spécialistes,
aux techniciens, ou le retour en force de notions comme celles d’
"expertise" ou d’ "ingénierie sociale"16. »

L’INGÉNIERIE SOCIALE : DES COMPÉTENCES SPÉCIFIQUES


Une « combinatoire » de compétences
Territorialiser, c’est aussi organiser autrement les compétences :
non plus d’après des logiques cloisonnées de métiers segmentés mais
selon des formes mutualisées et coordonnées propices à l’initiative et
à l’innovation. Pour cela, le passage « en mode projet » est néces-
saire : il offre de créer des dynamiques de partage et de co-portage en
même temps qu’il fonde une culture méthodologique commune de
l’approche territoriale. Transversalité, concertation, participation...
70 sont les maîtres mots de cette nouvelle organisation des compétences
qui requiert une pratique renouvelée du management (management
des ressources humaines, mais aussi management stratégique du
projet). Territorialiser implique par conséquent une aide à la re-
formation des compétences aux différents étages de l’organisation :
opérateurs de terrain, cadres et direction des organisations.

« Le processus d’ingénierie est présenté comme un processus itéra-


tif. Cela signifie que, contrairement à une démarche linéaire, il est
nécessaire de faire des allers et retours permanents entre les diffé-
rentes étapes identifiées : la définition d’hypothèses de recherche, la
formulation d’objectifs, l’identification des variables, la mise au point
d’instruments d’études ou l’observation sur le terrain ne sont pas des
opérations dont l’enchaînement serait fixé une fois pour toute dans le
temps et dans l’espace17. »
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16. Claude MARTIN, art. cit, p. 35-42.


17. Guy LE BOTERF, Pierre LESSARD. L’ingénierie des projets de développement.
Gestion participative et développement institutionnel. Montréal/Paris, Agence d’Arc
Inc./SDID/INFREP 1986.

Vie Sociale – n° 1/2011


Le Diplôme d’État d’ingénierie sociale : enjeux et perspectives

Un savoir faire-faire
Pour Vincent de Gaulejac, l’ingénierie sociale est avant tout « un
ensemble de méthodes et de compétences qui visent à aider les acteurs
locaux, les associations, les usagers des équipements et des services
publics à conduire des actions permettant d’améliorer les conditions
de vie, développer des réseaux de solidarité, gérer les conflits sociaux.
Plus qu’un savoir-faire, il s’agit d’un savoir-faire-faire. L’ingénierie
sociale recouvre des capacités de diagnostic, d’organisation, de négo-
ciation et d’évaluation mises à la disposition des acteurs locaux pour
favoriser le développement des initiatives et soutenir leur mise en
œuvre en vue de dynamiser la vie sociale. L’ingénierie proprement
dite ne consiste pas à réaliser ces actions, mais à créer les conditions,
mobiliser les moyens, construire ces dispositifs, pour exploiter les
potentialités économiques, sociales et urbaines d’un site, et dévelop-
per les capacités des acteurs. Il s’agit donc d’une fonction d’appui
logistique et d’assistance méthodologique aux acteurs. »

L’INGÉNIERIE SOCIALE COMME POSITION


À l’issue de ces analyses, il est possible de dégager un certain
nombre de traits caractéristiques de la définition professionnelle de ces
cadres que seront les détenteurs du DEIS. 71

Au-delà des tâches substantielles – qui n’épuisent pas pour autant


la position professionnelle –, il est possible de considérer les éléments
relatifs à la posture professionnelle, c’est-à-dire à la manière de se
situer, d’appréhender la mission, de penser les relations avec les
autres, et en particulier les élus… En bref, « l’art du métier ».

Une définition professionnelle de l’activité de développeur


La définition de la posture professionnelle est rapprochée de celle
des « développeurs ». Dans une publication intitulée « Impulser, con-
cevoir et animer un développement territorial », l’ARADEL18 s’est
attachée à préciser les conditions professionnelles de l’activité de dé-
veloppeur. Les différents aspects exposés trouvent échos dans les dis-
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cours et les argumentations des professionnels étudiés.

Un enjeu sera de voir comment ce « modèle » professionnel est


susceptible d’être endossé par les travailleurs sociaux et, par la suite,

18. Impulser, concevoir et animer une stratégie de développement territorial, Lyon,


ARADEL (Association de professionnels du développement économique en Rhône-Alpes),
1999, 78 p.

Vie Sociale – n° 1/2011


Patrick Dubéchot

comment la formation DEIS permet d’aller vers un tel positionnement


professionnel.

La relation avec les élus : proximité et distance


La relation avec les élus fait partie intégrante de l’univers des rela-
tions professionnelles. Plus exactement, il s’agit de la relation avec le
politique. La conduite de l’activité est proche tant sur le plan de
l’action que sur celui de la finalité. En tout état de cause, l’activité
s’enracine dans le portage politique.

Il s’agit de trouver le « bon » niveau de coopération avec les élus.


La relation est pensée en termes de proximité avec l’élu : « au coude à
coude », « au côté de l’élu », un « binôme indéfectible »… tout en
indiquant une nécessaire distance.

Indépendance
Un autre aspect concerne l’indépendance (sachant que l’autonomie
dans les modes opératoires est généralement acquise dans une logique
de mission) avec le souci de ne pas être en position de « subordination
directe ».
72 Neutralité
La neutralité est un enjeu, voire une condition de l’activité. Elle est
un critère mis en avant pour revendiquer un professionnalisme. Ce-
pendant une position neutre est impossible à imaginer. Elle oblige dès
lors à réunir les conditions permettant de trouver un certain équilibre.
Elle peut se traduire par une absence de « parti pris » ou parfois par un
rapport de force.

Une distance critique : l’huile dans les rouages et le poil à gratter


Un autre trait de la posture est repris de deux expressions utilisées
dans le discours d’un chef de projet : mettre de « l’huile dans les
rouages » et être le « poil à gratter ». Cette manière de se définir carac-
térise bien la vision d’une position interstitielle. Elle se retrouve dans
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l’un des « facteurs de succès » mentionnés par l’ARADEL : « Pratiquer
le "devoir d’impertinence" : expliciter les enjeux, tensions, conflits...
sans pratiquer la "langue de bois" ni la "provocation gratuite." Au-
trement dit oser poser tous les problèmes, même ceux qui fâchent en
organisant en parallèle un cadre de concertation19. »

19. Impulser, concevoir et animer une stratégie de développement territorial.


Op. cit.

Vie Sociale – n° 1/2011


Le Diplôme d’État d’ingénierie sociale : enjeux et perspectives

En fin de compte, la question est celle de la liberté de parole reven-


diquée par ces agents qui, tout en travaillant dans le cadre de missions,
veulent garder une distance critique, une capacité d’objection.

Donner du sens
À la question « à quoi servez-vous ? », la réponse d’un chef de pro-
jet, dans le prolongement de la section précédente, est : « Donner du
sens à l’action publique et être un élément qui interpelle, sans ména-
gement. » Dans le même temps, est souligné le souci d’une éthique
dans la conduite de l’activité professionnelle. Cette éthique se déve-
loppe en regard du destinataire de l’action : les gens, la population, les
habitants... Le professionnel travaille pour les autres.

Se définir comme interface


L’enjeu est bien celui d’un processus de professionnalisation. Il ne
s’agit pas simplement de s’afficher comme spécialiste, mais s’engager
dans ce processus, c’est faire référence à une certaine conception dans
la manière de se situer socialement et professionnellement. En réfé-
rence à un modèle20, se penser comme profession, c’est revendiquer :

– une autonomie dans les modes opératoires, le choix des tech- 73


niques ;
– défendre une indépendance par rapport à l’organisme employeur
(et au politique) ;
– vouloir une délimitation de son territoire d’action ;
– mettre en avant des principes éthiques fondant la pratique…

C’est donc bien de stratégie dont il s’agit.

Alors comment désigner ces professionnels ? Une difficulté tient


dans la manière de les nommer. Diverses expressions sont utilisées :
les professionnels du projet, de la globalité, de la transversalité, du
développement, du territoire, de missions… La notion « d’interface »
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peut être utile. Néanmoins, elle n’est pas totalement satisfaisante dans

20. Le modèle des professions dites établies (ou encore à statut), développé dans une
perspective fonctionnaliste, a fondamentalement contribué à l’organisation des professions
et structure fortement la manière dont les groupes se sont pensés tant sur le plan des condi-
tions d’exercice, par l’acquisition ou la reconnaissance de caractéristiques formelles, que sur
celui des dispositions ou des valeurs professionnelles. Le modèle a été dominant. Il a servi
aux groupes professionnels eux-mêmes dans leur stratégie de professionnalisation, mais
aussi aux pouvoirs publics pour organiser leurs activités.

Vie Sociale – n° 1/2011


Patrick Dubéchot

la mesure où elle traduit un idéal professionnel. Mais elle a cependant


l’intérêt d’indiquer la manière dont les professionnels se définissent.
Elle permet de rendre intelligible ce qui est difficilement cernable, ce
qui est « flou »21. Différents éléments permettent d’approcher les con-
tours de cette « configuration professionnelle » et de pointer la délicate
définition de la position professionnelle. La notion est utile à condition
de préciser « entre quoi et quoi » :

– sur un plan fonctionnel, il s’agit de se situer entre les institutions


(les politiques publiques) et le public (les destinataires). Il s’agit, d’un
côté, de faire remonter les besoins des uns (c’est un élément fort de la
justification : « on travaille pour les gens ») et, de l’autre, adapter les
logiques d’action pour y répondre ;
– sur un plan opérationnel, l’activité est située entre la décision poli-
tique (voire très en amont de celle-ci : « être à l’écoute des besoins »)
et la mise en œuvre (technique) ;
– sur le plan du savoir, l’activité se situe entre une expertise (une
maîtrise technique : des procédures, mais aussi un diagnostic) et le
sens donné à l’action (la finalité) ;
– sur un plan hiérarchique, la position est décrite entre indépendance
et subordination.
74 N’oublions pas non plus que sur le plan du statut social, ces activi-
tés relèvent de ce qui est généralement nommés les « professions in-
termédiaires22 ».

L’INGÉNIERIE SOCIALE ET LA RECHERCHE


Dans le numéro de la revue Forum de 1995, Joël Cadière23 précise
l’intérêt d’une formation à la recherche : elle introduit une autre lo-
gique que la seule logique professionnelle… « celle d’une construc-
tion, voire d’une reconstruction organisée et rigoureuse de la pensée
en vue de produire la connaissance […] La production, résultat d’un
parcours, doit répondre aux exigences attendues par l’université. La
recherche comme objet et parcours de formation vise l’apprentissage
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au modèle de production de connaissance […] La distanciation, la © Érès | Téléchargé le 20/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.23.250.89)
formulation d’une question, le traitement objectif et méthodique des

21. Gilles JEANNOT, Les métiers flous, travail et action publique, Toulouse, Octares,
2005.
22. Dominique MONJARDET, Georges BENGUIGUI, « L’utopie gestionnaire, les
couches moyennes entre l’État et les rapports de classe », Revue française de sociologie,
XXIII, 1982, p. 605-638.
23. Joël CADIÈRE, « Compétences et capacités en DSTS ? », Le DSTS a 18 ans : un
diplôme majeur, Forum, n° 74, décembre 1995, p. 24-25.

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Le Diplôme d’État d’ingénierie sociale : enjeux et perspectives

données, l’argumentation et la description, la rigueur de l’écriture et


la production des significations contribuent à structurer le rapport de
l’acteur à la réalité sociale. Le parcours de recherche, sans aucun
doute, a un effet structurant sur la personne qui se traduit par une
capacité à distinguer, à objectiver ses représentations et ses valeurs, à
innover, autrement dit à reconsidérer son positionnement et sa façon
de comprendre et d’agir. C’est l’acquisition d’une nouvelle posture,
qui est d’un effet majeur dans l’exercice professionnel ».

La recherche dans la formation a un double statut : produire de la


connaissance (le mémoire), et former à une démarche de raisonne-
ment. Elle est à la fois une finalité et un moyen pédagogique. Il s’agit,
pour reprendre la formule déjà utilisée pour le DSTS, une formation
« à la recherche » et « par la recherche ».

Formation par la recherche dans le DEIS : apprendre à produire


de la connaissance et acquérir une posture d’expertise
En quoi la formation DEIS participe-t-elle de la relation entre re-
cherche et intervention sociale ? Malgré les réserves évoquées précé-
demment, le travail social a l’ambition de produire de la connaissance,
en mettant en œuvre une démarche scientifique. Le lien peut être fait
avec l’argumentaire professionnel.
75
Les intervenants sociaux sont dans la position – par l’activité qu’ils
réalisent – de disposer d’une expérience sociale accumulée, d’une
richesse d’observations, d’un accès exclusif à des matériaux inédits...
qui sont autant d’éléments de connaissance du social, et donc de la
société.

Cette ambition légitime de production de connaissance sur le so-


cial ne se réalise pas sans conflit avec d’autres. Cette situation n’est
pas sans tension avec les professionnels de l’observation de la socié-
té que sont les chercheurs professionnels. La tension s’opère en re-
gard de la posture épistémologique. La finalité est différente : pro-
duire de l’aide versus produire de la connaissance, action versus
réflexion et analyse... Il y a toujours, du côté académique, la crainte
d’une confusion des genres. Par ailleurs, ce sont aussi des rapports
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ambigus ou ambivalents qui se nouent avec des « compagnons de
route » du travail social qui, tout en défendant le travail social, et en
contribuant à sa reconnaissance, conservent malgré tout une position
dominante.

C’est par rapport à une telle approche que le DSTS a représenté un


moyen de valorisation de cette expérience. Sur un plan pédagogique, il
s’agissait de partir de ce savoir expérientiel (cf. la pédagogie de pro-
duction de savoirs). Elle trouve pleinement son prolongement dans le

Vie Sociale – n° 1/2011


Patrick Dubéchot

DEIS. La démarche de recherche constitue un fil rouge pédagogique de


la formation. C’est une démarche intellectuelle et un raisonnement,
abordés tout au long des trois années qui fondent la mise en œuvre
d’une épistémologie.

Cependant, la formation vise à produire des experts dont la produc-


tion, tout en empruntant à la démarche de recherche, s’oriente vers des
genres différents – études, évaluation, audit, expertise, aide à la déci-
sion, conseil... – qui supposent, malgré tout, une rigueur, parfois une
démonstration, une mobilisation théorique et conceptuelle...

CONCLUSION : VERS UN MÉTIER


En conclusion, nous évoquerons quelques enjeux que cette notion
d’ingénierie soulève dans le secteur de l’intervention sociale, et les
éventuels points de tension qu’ils traduisent. Il est utile de les cerner
pour que la formation les prenne en considération et permette d’opérer
les ajustements nécessaires.

Positionner l’ingénierie sociale dans le registre de l’expertise


Le référentiel de compétences du DEIS soulève de nouveaux enjeux
76 de positionnement en matière d’« expertise ». Cette notion est en effet
centrale dans l’argumentaire du DEIS.

Construire un métier de l’interface


L’ingénierie sociale vient compléter la panoplie des logiques
d’action de l’intervention sociale par une dimension stratégique et
technique. Les notions de conception, de coordination, de transversali-
té, de développement, de management sont au cœur de l’action. Dès
lors, que signifie cette position d’interface. Plusieurs dimensions peu-
vent être retenues :

– une production de connaissances en vue d’une meilleure adéqua-


tion entre les situations locales, les besoins et les orientations des poli-
tiques publiques, les moyens mobilisés, les orientations politiques. La
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position d’interface représente le fait de se situer entre les orientations
politiques et leur mise en œuvre, leur traduction ;
– une production d’agencements institutionnalisés en vue de trans-
former les modes de gestion sociale et d’apporter aux groupes sociaux
en difficulté un ensemble d’outils et d’appuis à même d’améliorer leur
situation. La position d’interface représente le fait de se situer entre les
politiques publiques et les publics.

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Le Diplôme d’État d’ingénierie sociale : enjeux et perspectives

– une valorisation des ressources collectives et individuelles des


groupes visés par les politiques publiques, et en particulier les poli-
tiques sociales, dans une perspective de développement territorial. La
position d’interface représente le fait de se situer entre les acteurs et un
territoire.

Ainsi, l’ingénierie sociale repose sur une chaîne d’opérations qui


vont du diagnostic local à la conduite de projet d’action, en passant
par l’animation du partenariat ou du réseau d’acteurs, la programma-
tion, etc.

S’agit-il d’une fonction nouvelle que pourraient remplir les pro-


fessionnels de l’intervention sociale ? Ceux-ci ont-ils pour mission
de produire des connaissances, de coordonner des dispositifs ou des
politiques publiques, de proposer des réformes ?… Ce qui apparaît
nettement dans le nouveau diplôme est la disparition de la référence
à la dimension éducative auprès des personnes ou des groupes, des
populations.

Dès lors, il ne faut pas ignorer qu’un changement de position pro-


fessionnelle introduit des changements de posture pour les travailleurs
sociaux. Elle suppose d’intégrer des outils de mesure, de trouver la
bonne distance avec le politique, de travailler aux objectifs définis par
une organisation... 77
En fait, la fonction d’interface, est remplie aujourd’hui par les bu-
reaux d’études, les consultants, qui interviennent dans la production de
connaissances et dans le conseil ; la fonction d’interface est aussi oc-
cupée par des chefs de projets et autres chargés de développement,
emplois restés à la marge du travail social traditionnel.

Alors comment qualifier les emplois qui apparaissent sur un mar-


ché qui se structure autour des travaux d’études, de diagnostic, de
montage et de conduite de projets, d’évaluation, en particulier dans le
champ des politiques territoriales ? Peut-être est-il encore trop tôt pour
suggérer l’existence d’une profession de l’ingénierie sociale, tant sous
cette activité existent de nombreuses « figures d’emploi » plus ou
moins proches. Néanmoins, les observations conduisent à penser que
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l’on est en présence d’un véritable métier.

Mais il est certain que l’avenir du DEIS et de ses détenteurs se joue


dans la reconnaissance d’une spécificité de ce diplôme : il est ouvert à
de nombreux champs d’activités et à des emplois émergents. Si les
travailleurs sociaux ne s’en emparent pas, il est envisageable que
d’autres catégories d’acteurs professionnels (ou étudiants universi-
taires, en école d’ingénieur, en école de commerce, etc.) se position-
nent sur ce segment du marché du travail. Il y a là un enjeu majeur

Vie Sociale – n° 1/2011


Patrick Dubéchot

pour les travailleurs sociaux : dépasser leurs réticences quant à des


fonctions de l’interface avec les acteurs politiques.

Développer l’ingénierie sociale dans le champ


de l’intervention sociale
Cependant cette perspective pose question. Comment faire passer
les travailleurs sociaux du travail social à l’ingénierie sociale ? Est-il
possible de passer du travail social à l’ingénierie sociale ? Ces deux
questions méritent une grande attention pour au moins deux raisons.
La première est que le DEIS s’adresse principalement à des candidats
qui sont issus du travail social, même si les conditions d’entrée se sont
élargies. La seconde raison concerne la démarche de formation qui
débouche a priori sur des changements de position professionnelle, de
statut et d’activité.

Les questions posées en ces termes laissent entendre, a priori, qu’il


y a une réticence de la part des travailleurs sociaux et de leurs em-
ployeurs pour aborder ces nouveaux rivages professionnels. Le dis-
cours tenu jusqu’alors peut contrevenir à certaines visions profession-
nelles. Les termes de rationalisation, d’efficacité, d’évaluation... peu-
vent être vus comme allant à l’encontre des conceptions profession-
nelles du travail social, et surtout comporter des risques de « perdre
78 son âme ».

Il semble utile d’aller plus avant dans la compréhension de cette


tension qui s’exprime spontanément. Et puis surtout, dans la perspec-
tive de formation, il est nécessaire d’identifier ces points de difficulté.

Par ailleurs, si – comme nous avons essayé de le montrer – il y a


une évolution du secteur professionnel qui nécessite des compétences
spécifiques, l’hypothèse implicite est de considérer qu’il paraît souhai-
table que ces postes soient investis par des travailleurs sociaux et des
employeurs. Autrement, le risque serait que ces postes de cadres déve-
loppeurs et d’experts soient occupés principalement par des qualifica-
tions extérieures au secteur professionnel.
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