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Massilia

fantaisie à plusieurs voix

Jour 1/l’arrivée
Une femme, trente ans, une grosse valise à roulettes.

L’émigrante :

Je viens de Paris, aujourd’hui je suis à Marseille ; c’est là que je veux vivre. Avec toi, pour un
temps au moins.

La Gare Saint Charles m’est familière et étrange à la fois ; « ni tout à fait la même, ni tout à
fait une autre… ». Lorsque je venais, auparavant, il s’agissait de passage, de travaux
d’approche ; en ce premier jour d’octobre, c’est de rester qu’il est question. L’intention
change mon regard.

Porteuses d’une bannière exubérante, des jeunes filles hurlent leur joie d’accueillir une amie.
Ce pourrait être moi qui attends, moi qui descends. Dans quelque temps, peu de jours, je vais
repasser par ici et ne verrai rien de la même façon. Alors, j’aurai doucement commencé
d’entrer en toi.

Partout, la lumière, et partout ces gens qui vous regardent dans les yeux, répondent avec une
extrême courtoisie, pas véritablement chaleureux, prêts cependant à vous aider, à faire un bout
de chemin pourquoi pas si cela peut aider.

L’unique valise noire pèse au bout des mains, sans doute l’ai-je lestée de ce qui alourdissait
mon cœur ; voilà pourquoi nous nous sentons plus légers lorsqu’un bagage distend nos doigts.
Le fracas des chantiers, celui de la circulation font comme de seconds murs, accolés aux
façades haussmanniennes. Oui, tu es bruyante. C’est vrai, comme tout ce qu’ils disent de toi.

Sous le miroir si neuf du Vieux Port, les hommes vivent, ils font ce qu’on fait sur n’importe
quelle place, surtout quand la mer y joue le quatrième mur. Des adolescents se retrouvent ;
des types se battent les flancs. Il y aura des enfants, à chaque heure de soleil et même après la
tombée du jour. Je mange.

Les yeux cillent ; blancs les deux forts, blancs les bateaux et blanche l’eau au bout de la rade.

Sous mes semelles bafouillent des vaguelettes. Passent lentement un grand étron très sombre,
puis un préservatif, de forme similaire. Déchets de la vie ordinaire.
Intermède : la chanson du « Je-te-suis »/place de la Bourse
Ad libitum

Fais beau aujourd’hui

Bonjour, n’est-ce pas ? Qu’il fait beau

Où vas-tu ? On peut marcher ensemble ?

La vérité, c’est que tu me plais

On marche ensemble, un peu ?

Pas grave

Je m’appelle…

Moi, je suis tout seul ici

Je n’ai personne

Rien à faire en ce moment, aujourd’hui

Fait beau

Pas grave, mais on peut marcher

Boire un verre ensemble ?

Comment… quoi… ?

Je t’accompagne, je suis seul

Je vais par là aussi

Tu es très jolie

Tu aimes bien être seule ?

Pas grave pas grave

Au revoir, oui

Une belle journée


Jour 2/camper dans la ville

Un café qui vend des livres. S’y parlent : l’émigrante en cours d’acclimatation, une vieille
cliente très élégante, le libraire-cabaretier. Ils vont parler assez vite, avec passion, sans
toujours s’écouter ou se laisser finir leurs phrases. On voit ou on imagine les livres, les tasses
sur les tables, les cartons, un branle-bas tranquille.

L’émigrante :

C’est beau, ce son, j’aime beaucoup. Quelle musique ?

Le libraire-cabaretier :

Ah… ! Beau, oui, n’est-ce pas ? …de l’industriel des années quatre-vingt-dix… vous pouvez
prononcer ? ça se termine par…bauten.

L’émigrante :

Einstürzende Neubauten.

Le libraire :

Effectivement.

La vieille cliente :

Vous êtes allemande ?

L’émigrante :

Non. Je parle un peu seulement.

La vielle cliente :

Moi, je viens du sud-ouest. Mes parents étaient agriculteurs, des gens modestes.
L’émigrante :

Et il y a de bons endroits pour écouter de la musique, ici ?

Le libraire :

Oh oui ! Le Moulin. C’est un ancien cinéma, dans le 13ème… Ils passent pas mal de groupes
metal ; étonnant : les amateurs, ce n’est pas ce qu’on imagine… ils ont mon âge, la
quarantaine passée quoi… j’ai un pote banquier qui ne rate pas un concert, on a même fait la
Hellfest ensemble, l’an dernier ! Certains arrivent avec leur costume ; quelques uns ont bien
des blousons cloutés ou des tatouages jusqu’au front mais tout le monde vient pour la
musique ! Je ne sais pas vous, moi je ne pourrais pas vivre sans…

La vieille cliente :

Je vous comprends ! La musique et la danse, c’est indissociable… des jeunes filles à côté de
moi, l’autre soir, à l’opéra et je devais tout leur expliquer parce qu’elles n’entendaient pas la
musique ! Alors la chorégraphie les ennuyait, vous comprenez ? Il leur manquait un sens.
J’étais ballerine, ballerine aux ballets de Marseille pendant dix ans… ça ne plaisantait pas.

L’émigrante :

Vous vivez ici depuis longtemps ?

L’ancienne danseuse :

Quarante… non, quarante cinq ans ! Je ne suis plus sûre.

L’émigrante :

J’ai bossé une fois avec une fille des Folies Bergères, une ancienne meneuse de revue…
Magnifique, rigoureuse aussi ; un corps de gymnaste, un port de reine. Elle s’appelait Estelle.

L’ancienne danseuse :

Souvent, ce sont des gosses qui ont trop poussé, elles travaillent pour entrer dans un ballet et
puis à l’adolescence, elles se retrouvent avec un mètre soixante-quinze dont aucune maison ne
veut ; alors elles partent vers les revues. Ce n’est pas un métier facile, non, mais j’étais
passionnée ; pas un jour, je n’ai regretté.

Le libraire :

Un expresso. Et le thé… regardez cette couverture, on dirait du Blake !

L’émigrante :

Oui, tous les amateurs de metal idolâtrent Blake.

La vieille ballerine :

Alors, vous vous installez ici ?

L’émigrante :

Je visite un appartement tout à l’heure, pas loin. C’est un joli quartier, hein ?

Le libraire :

Le Panier, oui… un village, comme on dit !

La cliente âgée :

Cent dix villages, Marseille. Cent dix ! J’ai arrêté à la naissance de ma fille ; mon mari était
un méchant homme, un méchant homme ! A cause de lui j’ai du abandonner. Alors que mes
parents avaient tout fait pour moi, saignés aux quatre veines comme on dit. Remarquez qu’ils
ne sont jamais venus à un spectacle, mais ce n’était pas leur monde… j’avais construit tout
cela loin d’eux.

L’émigrante :

Ce livre, sur Miles Davis, je l’ai lu…

Le libraire :
Hun, hun… ce n’est pas la maison d’édition que nous distribuons normalement, mais tout ce
qui parle bien de musique, je prends ! Ils ont sorti ce volume sur Led Zep aussi… et celui-là
sur les Stones bien sûr… Pardon, je dois y aller, mon collègue a un foutu lumbago, et avec
son gosse qui veut toujours lui grimper sur le dos, ça ne s’arrange pas ; il faut que je le
soulage un peu ! C’est assez aussi notre boulot, porter des caisses de livres…
manutentionnaire quoi !

L’émigrante :

Je vois ; moi, c’était les pianos que je transportais… pas les vrais gros naturellement, les
numériques, les synthés, je travaillais dans un petit conservatoire ; les musiciens doivent tout
savoir faire ; y compris comment répartir le poids d’un instrument pour ne pas se briser les
reins !

La danseuse :

Regardez ! Ce soleil… rien que du soleil, partout !

L’émigrante :

Bon, il faut que j’aille le voir, cet appartement. Ravie d’avoir fait votre connaissance…

La vieille dame :

Je vous souhaite une heureuse installation, alors, et de la chance pour vos projets.

Elle reste seule à feuilleter un magazine de voyages.

Ah… la Toscane, c’est magnifique… les palais… je devrais aller là-bas, un jour, avec ma
fille…
Jour 3/ Les nuits de Marseille

Sur les murs, des projections d’un documentaire sur l’histoire des forts St Jean et St Nicolas
et le rôle de Vauban ; ambiance bleutée salle de MuCEM, musique « à la croisée des
cultures ».

La camée :

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