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la liberté est morte, vive la liberté (mess pour le temps présent)

« Un monde où la justice des hommes n’est pas là pour reconnaître l’homme, mais pour
assurer la défense d’un état social. » Cette phrase de Bernard Charbonneau, extraite de son
Lexique du verbe quotidien, pourrait bien sûr figurer dans L’État, œuvre fleuve, mal aimée
sinon mal aimable, qu’entreprend d’éditer R&N quelques soixante-dix ans après sa rédaction
et sa sortie confidentielle en exemplaires ronéotypés. Écrites durant la seconde guerre, ces
cinq cents pages en feu parlent pourtant d’aujourd’hui ; avec une pertinence presque
insoutenable, elles s’adressent à nous. Si Charbonneau tenait au thème de L’État au point de
le disputer à Ellul, son frère d’élection, c’est qu’au centre de celui-ci gît le véritable sujet : la
liberté. On ne parle, au fond, que de cela, chez Charbonneau ; dans le Jardin de Babylone,
l’homme la perd en détruisant la nature ; au fil des chroniques publiées par les pionniers de
La gueule ouverte, même constat : le maillage incessamment resserré des lois asphyxie
l’homme à mesure qu’il racornit ses productions et son environnement. Pour dire le naufrage
de sa liberté chérie en ce XXème siècle « au mufle barbouillé de sang », l’auteur use d’une
langue débridée, au lyrisme quasi éhonté, qu’il passait au gueuloir flaubertien, ne tenant
jamais l’écrit que pour un échec de la parole. En prophète d’un Christ auquel il ne croit pas,
mais qu’il cite à l’envie, Charbonneau vomit les tièdes ; il ne laisse pas le choix à son lecteur,
sommé de soutenir la mise en accusation dont l’auteur ne s’exclue pas ; plutôt il ne lui laisse
qu’un choix : le « se reposer ou être libre » de Thucydide. L’ouvrage s’apparente à un voyage
au long cours, avec ses turbulences et parfois ses nausées ; un travail d’édition sans nul doute
titanesque en a éliminé par centaines les coquilles, mais s’il en demeure inévitablement
quelques une, c’est surtout la ponctuation lacunaire ou fantaisiste qui peut par endroits
entraver une lecture déjà exigeante. Qu’importe quand chaque page des cinq gigantesques
chapitres composant cette somme regorge d’intuitions et d’analyses proprement
foudroyantes : il faudrait pouvoir la citer entière. Sur la relation du citoyen à l’état législateur :
« Peu à peu l’individu perd le sens de l’initiative et prend l’habitude d’attendre l’impulsion de
la loi. S’il lui reste quelque esprit d’indépendance, il le dépense à critiquer l’inertie des
pouvoirs publics. » ; « dans le monde actuel, les individus sont d’éternels mineurs qui, jusqu’à
leur dernier jour ne cesseront d’être enseignés. » ; sur l’usage de sa liberté : « la tyrannie
menace […] lorsque, las de s’affirmer face à l’État, les hommes désignent du nom de Liberté
la nécessité : la contrainte politique. » ; sur le rôle ambigu tenu par de « beaux-arts »
dévitalisés : « cette culture héritée du passé, que la société du capital et de la machine porte
comme une prostituée pourrait porter ses bijoux de famille. » ; sur celui tenu par la police :
« l’État moderne doit assurer le respect d’un nombre grandissant de lois, donc réprimer des
délits de plus en plus nombreux ; les transports, l’industrie, l’hygiène deviennent affaire de
police ».
du bonheur dans l’esclavage
Nous ne sommes pourtant pas chez Paulhan, ni Sade, comme le souligne à diverses reprises
Charbonneau lorsqu’il évoque les épouvantes des univers totalitaires, mais bien chez
Machiavel. Une froide logique organisatrice se justifiant par soi-même a pris la place des
idéaux révolutionnaires ; le fait du Prince n’est d’ailleurs plus qu’un leurre, pointé du doigt
par un peuple qui voudrait croire que des passions humaines tiennent encore une place dans
les décisions de ses dirigeants. L’État est un être total, se nourrissant de sa propre substance,
n’ayant pour but que l’accroissement de son emprise sur le vivant jusqu’à une unification qui
« est l’envers de l’unité » et, in fine, une annihilation de toute diversité. Le livre de
Charbonneau est une tentative furieusement honnête d’en raconter l’histoire et les origines.
L’œuvre s’ouvre sur la description des cités grecques, dont on devine que la taille, ainsi que
l’organisation où le travail administratif reste considéré comme une tâche d’esclave, constitue
pour l’auteur une forme d’idéal ; l’action reste à la mesure de la pulsation humaine. Quelques
siècles plus tard, la ville médiévale retrouve cette forme de liberté, après purification par la
folie chrétienne ; « plus que les tribus germaniques, la barbarie c’était l’Église du Christ ».
Entre temps, Rome a créé l’État « et aujourd’hui elle le crée encore ». La séparation des
pouvoirs temporels et spirituels initiée par Philippe le Bel sera une seconde naissance pour la
bête au sang froid ; Charbonneau peint, ensuite, en des termes magistraux, l’échec programmé
de 1789, le XIXème siècle libéral, siècle de « la police et du service militaire obligatoire » qui
enfantera les boucheries du XXème. Des échos de Ellul, bien sûr, dans l’évocation d’une
société technicienne de plus en plus spécialisée, mais également de Ivan Illich lorsque le texte
traite des questions éducatives et de la mainmise de l’état sur l’enseignement, ou encore de
Castoriadis dont la notion de Chaos fertile ne paraît pas étrangère à l’idée de l’Homme que
défend Charbonneau. L’ouvrage se termine sur la question fatale, et cependant secondaire au
regard de la nécessaire et « insupportable autonomie de la conscience » prônée par l’auteur :
« Et maintenant que proposez-vous ? ».

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