Remarquable analyse de la geste jarryque, cette biographie dresse aussi le portrait
d’une époque charnière, matrice des avant-gardes artistiques du XXème siècle.
Pistolet, bicyclette, chouettes et taudis parisiens : la biographie d’Alfred Jarry pourrait
aisément se transformer en un bazar d’anecdotes véridiques ou fantaisistes. Une partition fantastique orchestrée en partie par ses soins. L’artiste n’avait-il pas pris soin de payer un bataillon de siffleurs le soir de la première d’Ubu, afin de s’assurer le scandale ? Reprenant la distinction d’Albert Thibaudet, Simon Leys aimait à classer les écrivains en deux catégories : ceux dont l’existence nous inspire de la curiosité, et les autres. La vie entière de Jarry semble construite dans le but de susciter cette curiosité, au risque d’occulter une partie de son œuvre. Le vampire Ubu occupe en effet toute la scène. Il faudra attendre le colossal travail de recherche du Collège de ‘Pataphysique à partir du milieu du XXème siècle pour que soit enfin remis à sa place centrale le vrai grand œuvre peut-être de Jarry, Gestes et opinions du docteur Faustroll. Noël Arnaud avait tenté, en 1974, une première biographie, interrompue à mi- chemin ; Patrick Besnier s’était alors attaché, dans la somme d’érudition que constitue son Alfred Jarry, à ordonner une documentation tantôt pléthorique, tantôt lacunaire. Provéditeur du Collège de ‘Pataphysique, mais également grand connaisseur de Roussel, Satie ou Bataille qu’il a publiés en langue anglaise, Alastair Brotchie parvient dans sa biographie de Jarry à éclairer l’homme sans jamais le dissocier de son œuvre. Avec autant d’empathie que de minutie, il dédramatise une figure parfois mythifiée, mais pour mieux en révéler le vrai mystère, sa profonde pudeur, la délicatesse dont témoignent ses amis intimes ; la Pataphysique, science des solutions imaginaires et des exceptions en laquelle Jarry se fondit jusqu’à en disparaître, tisse la trame de l’ouvrage. Objet superbe, la version française de cette biographie bénéficie du magnifique travail éditorial effectué par les Presses du Réel. Sur le plan formel, le livre, déjà, est jarryque : la dédicace (« Pour Sa Magnificence Tanya Peixoto, Vice-Curatrice du Collège de ‘Pataphysique ») ; les choix typographiques évoquant les revues fondées par Jarry (L’Ymagier et Perhinderion) et sa passion pour le primitivisme, l’imagerie d’Épinal ; la présence en tant qu’éditeur de Thieri Foulc, graveur aux thèmes énigmatiques. Merdre et métaphysique Miroirs et figures du double reviennent à l’obsession chez Jarry. En incarnation de ces thèmes, Alastair Brotchie choisit de diviser sa biographie en chapitres pairs et impairs : le déroulé d’une chronologie relativement linéaire alterne ainsi avec l’étude des pulsations profondes qui animent l’œuvre du créateur d’Ubu. Chapitre 1, le rideau se lève : non sur la naissance de Jarry mais bien sur celle de Félix-Frédéric Hébert, enseignant misérable et monstrueux qui fascinera le futur auteur au point de lui inspirer le personnage du Père Ubu. D’emblée, le jeu, le labyrinthe. En 1891, le Paris où débarque le jeune Jarry est une ville foisonnante et paradoxale. Outre Bergson dont l’enseignement reçu au lycée Henri IV fournira à l’écrivain une armature conceptuelle qui lui permettra d’exploiter les thèmes du rapport au temps, à l’espace, à la finitude (très présents dans le Faustroll, dans le Commentaire pour servir à la construction pratique de la machine à voyager dans le temps, et, sur un mode plus proustien, dans L’amour absolu), le petit Breton va frayer avec le clan symboliste présidé par Mallarmé, ainsi qu’avec la bande du Mercure de France (Jules Renard, Marcel Schwob, Paul Fort, Octave Mirbeau). Mais les problématiques sociales portées par l’anarchisme travaillent également la société de l’époque : manifestations ouvrières, tirs de l’armée, Ravachol qui pose ses bombes et puis qu’on exécute. Dans ce climat houleux, le théâtre de l’Œuvre monte Ibsen (on parle même d’« arnacho-ibsénisme » !), Strinberg, Maeterlinck. Après la publication d’un Manifeste du théâtre radical et d’un article (De l’inutilité du théâtre au théâtre) qui l’est plus encore, Jarry adresse au directeur de l’Œuvre, concernant la mise en scène d’Ubu, des recommandations stupéfiantes de modernité en un temps où les drames bourgeois de Victorien Sardou font les beaux soirs des scènes parisiennes : les acteurs porteront des masques, les costumes seront contemporains ou intemporels, un mur uni tiendra lieu de décor, un seul individu symbolisera la foule ! Guignol et marionnettes, pour lesquels il écrira plusieurs pièces ou opérettes (Ubu sur la butte, Le moutardier du pape), nourrissent son univers au même titre que les gravures de Dürer et l’héraldique. Cette liberté insolente vis-à-vis d’une hiérarchie supposée des arts, on la retrouve à l’œuvre chez Jarry dans l’exercice même de l’existence. Adoptés la diction d’Ubu et le costume de cycliste du surmâle, il s’exile sur les rives de la Seine. Ses maigres phynances sont passées dans la publication des revues. Impécunieux jusqu’à la misère, étrange ascète, il vit dans une grange, se nourrit de sa pêche, ingurgite des litres d’alcool, écrit. Brotchie ouvrait son récit avec le Père Heb, il le clôt sur Charlotte, la sœur dévouée, aussi idéaliste à sa manière que son frère. Elle meurt sans plus rien à elle. Papiers de famille, lettres et photos se sont évaporés. Reste un vaste jeu de piste pour les biographes à venir.