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CAZA Y PODER (A propos de la lecture de Les Chasses à l’Homme)

Dans un essai aux arô mes de Foucault, Grégoire Chamayou1 nous propose un
voyage dans l’histoire de la Chasse. Chasse avec un C majuscule parce qu’elle se
réfère à l’humain en tant que proie. Mais je vous préviens: ne vous laissez pas
tromper par la dimension de cette œuvre, ni par l’apparente légèreté narrative, ni
même par l’arbitraire sélection du matériel historique qu’il inclut. En fin de
compte, ce n’est pas strictement un livre d’histoire, même s’il l’est aussi. Il s’agit
d’un guide gnoséologique sur l’exercice du Pouvoir au long de l’expérience
humaine. Exercice qui, dans ce cas, est examiné dans sa manifestation la plus
sidérante et totalitaire, c’est-à -dire la souveraineté sans appel pour décider qui vit
et qui meurt, qui chasse et qui est chassé. En même temps qu’il fait des recherches
sur les principes philosophiques, intérêts matériels des noyaux dominants,
paradigmes civilisatoires de chaque phase historique, qui interprétaient cette
chasse humaine comme une manifestation supplémentaire de “l’ordre naturel des
choses”.

Pour accomplir leur destinée héroïque, il était légitime pour les Spartiates de
s’entraîner à chasser et à tuer par razzias nocturnes les malheureux ilotes. Ou bien
il était aussi légitime que Voltaire “comprît” le futur des chaînes dans l’esclavage
qui attendait les hommes à la peau noire chassés en Afrique, conséquence de leur
propre faiblesse coupable (rappelons-nous de l’Histoire Naturelle de Buffon et la
faiblesse humaine intrinsèque à la « zone torride ») ou de son incapacité de
rébellion (Hegel). Ou que Le Bon s’efforçâ t à faire des recherches sur le fait
extrême, mais naturel, de la meute humaine à la chasse du bouc émissaire. Et bien
sû r, que Ginés de Sepú lveda dans le Débat de Valladolid soutînt face à Las Casas,
dans ce qui fut l’argumentation de plus grande densité théorique, bien que d’un
sophisme insoluble2, la puissance que notre supériorité morale et cognitive
concède à notre souverain pour chasser, réduire en esclavage ou exterminer
l’indien américain, le typifiant maintenant non en tant qu’esclave mais en tant
qu’ « inférieur par nature » (déshumanisation).

Avec les « peaux noires » (traite d’esclaves), la Chasse s’incruste dans une nouvelle
logique désormais dépourvue de références aristotéliciennes: celle de la rationalité

1
Chamayou, G. (2011) Las Cazas del Hombre. El ser humano como presa de la Grecia de Aristóteles a
la Italia de Berlusconi. Errata Naturae, Madrid
2
Identificado en la magistral Introducció n de García Pelayo en J. G. de Sepú lveda (1986) Tratado
sobre las causas justas de la guerra contra los indios. FCE, México

1
économique, opérée dans le contexte de l’accumulation originaire de capital.
Déployant des caractéristiques et ontologies qui, comme nous le verrons plus tard,
se maintiennent aujourd’hui avec une radicale vigueur. Effectivement,
actuellement, il n’y aurait rien à justifier, le nouvel appareil de production et de
lucre avait alors besoin de combustible humain et, si possible, qu’il ne fû t pas
visible. Que se passait-il, sinon, dans les infâ mes colonies productives du roi
Léopold de Belgique, dans sa réserve privée du Congo ? J. Conrad émit des chiffres,
R. Casement finit par payer de sa vie le fait d’avoir dévoilé le tabou des hommes
chassés, pressurés et mutilés, et un siècle dut s’écouler jusqu’’a ce que l’histoire
prît au sérieux la chronique de cette infamie (Hochschild 3). Pourquoi s’inquiéter
pour de petits détails si le résultat de cette véritable « colonie pénitentiaire »
(souvenons-nous de Kafka) alimentait la prospérité et le lucre d’une Europe allant
droit vers l’abîme ?

À cette époque-là , le Congo était une expérience de Chasse de plus dans l’archipel
plein de clos où cavalait le capitalisme global. Au Putumayo amazonien, des
dizaines de milliers d’indiens étaient chassés, contraints aux travaux forcés des
plantations de caoutchouc, où ils survivaient deux ou trois ans, et étaient chassés et
tués quand ils s’enfuyaient. Les battues que la Maison Arana 4 organisait pour
capturer les fugitifs étaient féroces, il s’agissait de safaris conduits par des guides
et des tueurs sanguinaires. La norme suivait la recommandation du dictateur
mexicain Porfirio Díaz : « les attraper vite et les tuer sur-le-champ, il faut être
inflexible quant à cela ». Si la Maison Arana était la principale fournisseuse
mondiale de gomme pour l’industrie automobile, les haciendas (grandes
propriétés) d’agave au Yucatá n approvisionnaient le commerce nord-américain et
européen en sacs et tissus grossiers. Le journaliste de Los Angeles J. K. Turner
témoigne dans son inestimable México bárbaro (Mexique barbare) (1908) de ce
qu’il avait vu pendant son périple d’un an à travers la géographie des haciendas
mexicaines. Leur description concorde, essentiellement, avec les rapports de
Casement sur le Congo ou les récits sur la chasse d’indiens dans les plantations de
caoutchouc.

De l’intelligent enchaînement de scènes que montre Chamayou, il se dégage l’idée


que la Chasse a été l’instrument par excellence pour discipliner la société
contemporaine. Et elle a été exercée par le gouvernement des maîtres, par le
pouvoir pastoral, par la souveraineté monarchique, par les puissances coloniales,
par le pouvoir esclavagiste, par la foule dominatrice (meute) ou par la mécanique
de l’É tat.

Avec un tel héritage, Auschwitz ne serait pas vraiment une surprise. Quand
l’historien J. Fest remarquait qu’en fin de compte, le nazisme pouvait seulement
être compris depuis les expériences de vie individuelles où la violence imprégnait
le foyer allemand hiérarchisé, il le situe dans le contexte d’un paradigme qui
normalise Sommations5 (Requerimientos), Congos, Aranas, progrom, ou battues
xénophobes. Ce que montre Auschwitz, c’est qu’à la différence de l’aspect physique

3
Les fantômes du roi Léopold (2007). Tallandier, Paris
4
Pineda Camacho, Roberto (2003) La Casa Arana en el Putumayo. El caucho y el proceso esclavista.
Biblioteca Virtual Banco de la Repú blica, Bogotá

2
de la Chasse dans la périphérie, lorsque celle-ci s’opère dans le centre civilisatoire,
elle le fait avec une profondeur technique et à une échelle cosmique, qui est une
variante de plus. Il convient donc de penser que la vocation de Nuremberg ne fut
pas d’anticiper un nouvel holocauste, mais plutô t d’affranchir le peuple allemand
de culpabilité en la concentrant seulement sur quelques personnes. Car, plus loin
que l’émotion post-Auschwitz, seuls les ingénus auguraient une sorte de « fin de la
Chasse ». C’est la raison pour laquelle la réponse que propose Chamayou à la
question  « comment la violence archaïque peut-elle encore être installée dans le
cœur de la civilisation ? » acquiert du sens : « si, en suivant un modèle
d’évolutionnisme mécanique et constant, nous établissons que la barbarie est
extérieure à la civilisation, nous ne captons plus ce que la barbarie peut avoir de
contemporain, la manière dont elle peut continuer d’exister dans la civilisation »
(Chamayou, 127).

Vingt ans après Auschwitz eut lieu en Indonésie une nouvelle tuerie massive, où
plusieurs techniques de chasse furent utilisées (1966). L’anthropologue C. Geertz y
était pour le raconter, il fut témoin de comment sur de petites îles de l’archipel, les
gens, qui se savaient condamnés à mort et sans aucune issue, attendaient, avec un
fatalisme résigné, le débarquement des milices d’assassins qui venaient les égorger.
Ils voulaient que tout fû t exécuté rapidement pour en finir avec l’angoissante
attente. Il y avait des îles où les civils eux-mêmes tuaient d’autres civils à la manière
de la meute (« plusieurs centaines de milliers de personnes furent tuées,
principalement des villageois tués par d’autres villageois6»). Leur excentricité
géographique ne peut cacher que les tueries en Indonésie étaient en rapport avec
les disputes géopolitiques entre puissances, c’est-à -dire qu’elles étaient en partie la
conséquence d’un conflit à l’échelle globale. Pour assurer le pouvoir du général
Suharto en Indonésie, après le coup d’É tat contre le nationaliste Sukarno, la mort
de près d’un million de personnes fut nécessaire, la majorité étant des membres du
Parti Communiste (le PCI avait obtenu près de 40% des votes aux précédentes
élections). En échange, les É tats-Unis obtinrent un allié dans l’arrière-garde du sud-
est asiatique qui permit le déploiement de troupes à grande échelle sur le territoire
du Vietnam.

Après l’Indonésie, nous ferons référence à trois expériences, peut-être les plus
encourageantes étant donné leur situation dans l’espace et le temps. Les Balkans, le
Rwanda et la Colombie, trois continents. Et un temps qui unifie deux siècles
(1990/2010), c’est-à -dire un passé qui devient présent, anticipant la probable
routine dans l’algorithme Chasse. L’écrivain croate S. Drakulic, observatrice
quotidienne des crimes en ex-Yougoslavie lors des séances du Tribunal de la Haye
(comme le fut H. Arendt précédemment, à Jérusalem), était toujours martelée par
l’éternelle question : comment est-il possible que des gens normaux se laissent
entrainer vers un abîme sanguinaire ? De politiciens endurcis assis maintenant sur
le banc des accusés (Milosevic ou Karadzic) ou de tueurs de profession (Arkan ou
Gotovina), on pouvait tout attendre, mais face au visage affable du jeune Goran
Jelisic, elle ressentait la même perplexité qui avait tourmenté autrefois Primo Levi.
Jelisic, à peine 25 ans, avait été un actif organisateur de la Chasse de prisonniers
pour Srebrenica (8000 victimes massacrées en juillet 1995), ainsi qu’un assassin
5
La Sommation, “El Requerimiento” était un texte en latin lu aux Indiens dans lequel, par mandat
divin, ils seraient réduits en esclavage s’ils n’acceptaient pas l’évangélisation.
6
Geertz, C. (2003) La interpretación de las culturas. Gedisa, Barcelona. Pag 240

3
consciencieux au commissariat de Brko et au camp d’internement de Luka. En
enquêtant sur l’histoire et l’entourage du jeune, elle découvrit dans sa vie
précédente un être affable et serviable. Et un contexte qui, en quelque sorte, le
conduisit vers un nouveau « moi » inséré dans un groupe nouvellement construit
(ses camarades miliciens) uni par une haine commune, elle aussi fabriquée peu de
temps avant, qui pourrait se traduire de la manière suivante : « Moi, à l’école, je ne
savais pas si j’étais serbe parce que ma mère était bosniaque, mais une fois que j’ai
décidé que je l’étais, je devais agir avec les miens ; c’était soit nous, soit eux » 7

Pour Chasser et tuer à grande échelle, il faut haïr : c’était la réflexion d’Alphonse, un
assassin hutu qui attendait dans une prison rwandaise le jugement qui le
condamnerait peut-être à perpétuité. Comme l’avouait le journaliste français J.
Hatzfeld, « pour tuer autant d’humains sans hésitation, il fallait haïr sans
indécision. La haine était l’unique sentiment permis. » Hatzfeld parla pendant des
semaines, à la prison de Rilima, avec dix bourreaux hutus reconnus, et leurs
témoignages sont recueillis dans ce qui, à mon avis, est le livre guide de notre
temps pour pénétrer dans le territoire connu comme celui de la banalité du mal,
celui où la Chasse se transforme en routine. « Pendant cinq semaines, dit Ignace,
nous allions chasser tous les jours aux marais pour couper des tutsis en tranches,
huit heures par jour », ensuite ils retournaient à leur village pour dîner et boire de
la bière jusqu’au jour suivant, « couper en tranches (tuer à coups de machette) était
devenu tout ce qu’il y a de plus naturel » 8 Une interprétation simple serait que le
sacrifice de 800.000 tutsis en avril 1994 fut le fatal dénouement d’une longue
chaîne de manipulations ethniques opérées par les anciens colonisateurs en
renforçant les archétypes hiérarchiques (hutus/tutsis), suivi de trente ans de
gouvernement hutu qui fit du discours anti tutsi l’axe de sa continuité. Mais un récit
plus dense établit des variables qui le relient à la globalité. Le général R. Dallaire,
chef des casques bleus au Rwanda en 1994 (MINUAR) confirma l’évidence, c’est-à -
dire que le génocide rwandais fut le produit (par action et omission) du sinistre jeu
des puissances au Conseil de Sécurité des Nations Unies pour obtenir le contrô le de
la région des Grands Lacs9. Clinton et Mitterrand savait ce dont il s’agissait car tous
deux jouaient leurs cartes comme de vieux joueurs invétérés.

Face aux épisodes précédents, en partie spasmodiques, d’assassinats à grande


échelle, la Colombie offre un exemple de la manière dont la violence soutenue et
calculée peut s’insérer dans le processus évolutif d’une nation au long de
décennies. Il modela des comportements individuels et collectifs, ce fut un
formidable instrument de discipline, il fonctionna comme levier d’un certain type
de modernisation productive, et il modela même la répartition démographique
dans son expansion territoriale. Pendant la première vague, entre 1948 et 1960,
connue comme La Violence, 250.000 personnes, paysans pour la plupart, furent
assassinées par d’autres paysans. Initialement, il assuma la forme d’un conflit

7
Drakulic, Slavenka (2008) No matarían ni una mosca. Criminales de guerra en el banquillo. Global
Rhythm, Madrid. Pages 83/99
8
Hatzfeld, Jean (2004) Una temporada de machetes. Anagrama, Barcelona. Témoignages d’Alphonse
et Ignace - pages 241 et 50
9
Dallaire, Romeo (2003) J´ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda. Libre
Expression, Montreal

4
politique, des conservateurs tuant des libéraux et vice versa, résultat d’un modèle
social pyramidal régi par des groupes qui, occasionnellement, réglaient leurs
différends en émettant auprès de la base des messages de guerre 10. Le premier
aspect à mettre en valeur est sû rement que, à cause de sa présence omni
territoriale, La Violence affecta toute la population du pays, devenant alors une
expérience articulant vies et relations sociales. Tenant compte, en plus, du fait que
des douzaines de milliers de personnes exercèrent la fonction de bourreaux (de
même qu’au Rwanda, le fait que les meurtres fussent à coups de machette générait
un plus au niveau de l’aspect physique et de la promiscuité bourreau/victime),
sous un format que Chamayou typifie comme Chasse meute, c’est-à -dire des
regroupements élémentairement armés, avec peu de hiérarchie interne, qui
chassent des opposants pour les tuer sur-le-champ 11.

La Violence généra des résultats qui s’exprimèrent en trois parcours. Au niveau


politique, une immuable discipline se consolida. Depuis 1960, les deux partis
(Libéral et Conservateur) se relayèrent au pouvoir, laminant (et illégalisant dans la
pratique) les autres options politiques jusqu’à aujourd’hui. De l’autre cô té, comme
Camilo Torres, le sociologue, fut le premier à le signaler, La Violence changea la
géographie productive en concentrant la richesse, en modernisant la production et
en expulsant la main d’œuvre de la campagne. Enfin, des millions de personnes
dépouillées de leurs terres et expulsées de leurs foyers se répandirent sur le
territoire sous forme d’exode, et colonisèrent d’immenses espaces forestiers vides
de Colombie. Dans ce contexte, les guérillas (essentiellement, les FARC) naissent
comme produit d’un conflit non résolu (« ils ne nous ont pas demandé pardon »
répéta toujours Marulanda), de l’obturation de chaînes à la participation politique
et de la non réparation aux victimes.

Les FARC furent justement le fil de continuité entre la Violence et la vague de


Chasse suivante qui arriva et éclata à partir de 1985. Au début, apparurent des
groupes civils armés (se nommant eux-mêmes Autodéfenses Paysannes) pour
affronter des guérillas qui, à ce moment-là , étaient présentes dans 70% du
territoire, mais en peu d’années, ces groupes devinrent des armées régulières
(Paramilitaires) dotées d’infrastructures similaires à celles des FFAA. Les FARC
étaient devenues importantes car l’absence d’É tat dans une bonne partie du pays,
avait poussé les paysans à se mettre sous la protection d’un acteur armé qui
assurait paix et justice. Mais si les FARC étaient un instrument adapté au cadre des
économies paysannes de petite taille, elles ne l’étaient pas tant à la nouvelle
économie rurale qui s’imposait en Colombie à partir des années quatre-vingts,
basée sur l’étendue de l’élevage, modèle qui, comme on le sait, croît grâ ce à l’hyper
concentration de terres et au dépouillement. Le conflit était servi.

Le paramilitarisme, dans sa facette armée, fut l’instrument de l’ample coalition qui


le soutint : en premier lieu, des deux partis dominants (Libéral et Conservateur)
par l’intermédiaire de leurs représentants régionaux, des élites locales d’éleveurs,
des forces armées qui leur fournirent et offrirent une protection, du pouvoir
judiciaire qui s’inhibait et de médias qui fabriquaient un récit « compréhensif ».
10
Dans un formidable essai, Herbert Braun a enquêté sur les relations complexes de clientélisme
dans la politique colombienne traditionnelle: “Aves de corral, whisky, toallas y algo mas” Revista
Número, 38. 2004 Bogotá
11
Voir le rapport La Violencia en Colombia, de Guzmá n, Umañ a Luna y Fals Borda (Bogotá 1965)

5
Mais l’appareil gigantesque en lequel ils arrivèrent à se transformer n’aurait pas
été possible sans la présence du noyau du trafic de stupéfiants, un nouvel acteur
qui, bien qu’il se mît au service des élites traditionnelles, entra dans la Chasse en
déployant ses propres logiques. Indépendamment de son armement moderne et de
son organisation technique, le paramilitarisme poursuivit les mêmes objectifs
accumulateurs qu’autrefois, utilisant les vieux styles de Chasse, c’est-à -dire
occuper des zones géographiques, concentrer les richesses, et exercer toute la
terreur possible de différentes manières. Dans ce sens, rien de neuf dans la longue
histoire de discipline/violence. En vingt ans (jusqu’en 2006), 200.000 personnes,
approximativement, furent assassinées, trois millions abandonnèrent leurs
maisons et devinrent des réfugiés internes (maintenant la destination de l’exode
était les périphéries urbaines), 36.000 obtinrent le statut de réfugiés politiques à
l’étranger. C’était une nouvelle fois l’économie ! Sept millions d’hectares changèrent
de mains dans un processus de concentration, dans ce cas au service de l’agro-
industrie, qui a fait de la Colombie la plus importante plate-forme occidentale dans
la culture de feuille de palme africaine 12. Avec une chose en plus : la vague
extractive d’aujourd’hui, qu’opèrent les géants de l’industrie minière mondiale,
allait se concentrer sur les territoires qui furent l’épicentre de la violence
paramilitaire (« on a fourni les conditions pour des investissements extérieurs
sû rs » selon les mots du président Santos).

Dans cette phase, les cadres de Chasse avaient inclus des villes et des zones de
haute concentration productive. Barrancabermeja, ville pétrolière du pays et
berceau d’une dense histoire syndicale, fut prise et son mouvement ouvrier
décapité en deux semaines (2000). Comme cela avait eu lieu à Urabá , centre agro-
industriel par excellence, où , moyennant des massacres sélectifs, le syndicat de
bananiers fut désarticulé (Sintainagro). Ou l’extermination d’organisations
paysannes avec de longs historiques de résistance face au cannibalisme des
éleveurs (Valle del río Cimitarra ou Paysans de Carare, par exemple). Le
déploiement de la violence eut alors un sens territorial marqué, d’abord les régions
de plus grande valeur agro-productive furent occupées (Có rdoba, Bolívar et Sucre),
puis les zones de production de coca (moteur économique pour le maintien des
appareils paramilitaires) et finalement, ils voulurent occuper les périphéries
amazoniennes, traditionnel sanctuaire des FARC. Dans le processus, les techniques
de Chasse les plus variées furent employées, toujours précédées de massacres à
impact élevé, cherchant l’effet terreur/fuite, certaines avec un symbolisme notoire :
Mapiripá n (1997), un village isolé qui attend la mort pendant une semaine ;
Chengue (2001), communauté obligée à assister à l’assassinat à coups de bâ ton de
plusieurs dizaines d’habitants ; El Aro (1997), El Salado (2000), La Gabarra (1999)
et d’autres centaines.

La guerre paramilitaire termina formellement en 2006 lorsque, ayant recours à une


loi bienveillante (975/05) de justice transitionnelle, plus de 30.000 irréguliers
rendirent les armes. Le paysage humain des bourreaux ne se différenciait en rien
de celui de leurs victimes, ils étaient tout comme eux fils des violences. Et tous
deux, survivants et exécuteurs, avaient vécu un autre formidable processus
disciplinant. Les civils, parce qu’ils avaient dû apprendre de nouveaux codes pour
survivre à la jungle des hommes armés de leurs nouveaux objectifs, et ceux-là parce
12
On peut voir des chiffres plus détaillés dans “Colombia y sus guerras”, en Los crímenes de Estado y
su gestión. Alejandro García (2009) La Catarata, Madrid. Pgs 70/79

6
que la terreur qu’ils avaient déployé finit par détruire leurs vies, abandonnés par
les intérêts qu’ils avaient servis et voués à une existence de parias (« le soutien que
l’É tat nous avait promis pour obtenir notre démobilisation fut un mensonge, nous
dû mes nous consacrer à nouveau à ce que nous connaissons tous, aux armes »
m’avouait John Javier Coy, alias Christopher, assassin paramilitaire démobilisé à
Puerto Boyacá (2008). Effectivement, en Colombie, la violence organisée n’a pas
terminé, elle a acquis une dimension plus horizontale, résultat de son atomisation
opérationnelle, avec l’apparition de groupes (ayant tendance à se fédérer) connus
comme BACRIM, ce sont les Rastrojos, les Urabeños ou les Aigles Noirs. Et les chiffres
des six dernières années indiquent leur enkystement, Medellín serait l’exemple d’
« une ville qui progresse en même temps que le crime organisé. » 13

Le paradigme Medellín, symbiose entre violence et normalité productive, aurait sa


réplique exacte, à échelle plus grande, dans le Mexique actuel. S’il l’examinait avec
soin, G. Chamayou confirmerait que le Mexique est actuellement le banc d’essai où
se confirment tant les diverses modalités de Chasse que leur support ontologique
et leurs représentations iconiques. Bien sû r, la vague de violence qui démarre en
2007 et qui a la frontière nord comme épicentre, a mis en évidence des pathologies
structurelles incubées pendant des décennies : corruption institutionnelle,
violences enfouies et exclusion sociale. Avec une particularité du temps : la
fabrication d’une nouvelle grammaire de la terreur qui cherche explicitement à
discipliner la citoyenneté dans l’acceptation d’un ordre nouveau.

Effectivement, la violence d’aujourd’hui, associée au trafic de stupéfiants,


commença à la frontière avec les É tats-Unis pour s’étendre plus tard au reste. Sa
situation initiale précise nous renvoie à la connexion avec la globalité, raison pour
laquelle Ch. Bowden14 intitula son livre à juste titre : Ciudad Juárez et les camps
d’extermination de l’économie globale. Et pas seulement parce que la frontière était
le passage naturel nord/sud de la drogue, mais parce qu’un capitalisme cannibale
vorace, sous l’apparence, ici, d’ une usine industrielle, avait dévasté préalablement
les tissus de la relation sociale. Les délocalisations industrielles opérées par les
entreprises globales convertirent Juá rez en un haut lieu de l’emploi (sous-emploi)
et un aimant de l’immigration pendant les années quatre-vingt dix. Mais de la
même manière, elles la transformèrent en un réservoir de chô mage (et une bombe
sociale) quand ils construisirent des entreprises et les déplacèrent au Bangladesh
ou au Pakistan15. Ce fut dans cette poche de marginalisation et de frustration que
les organisations criminelles trouvèrent leur « masse disponible ». Et ce fut le
schéma qui se répéta dans le reste des villes de la frontière (Tijuana, Matamoros ou
NuevoLaredo).

À la différence de la Colombie, où les organisations criminelles ont eu tendance à se


camoufler comme actrices du conflit armé national (n’oublions pas que des
groupes paramilitaires comme les AUC, sous l’alibi de la guerre antisubversive,
13
Les serveurs verdadabierta.com et cinep.org sont deux excellents observatoires des nouvelles
bandes organisées en Colombie et les indices de criminalité
14
Bowden, Charles (2010) Murder City: Ciudad Juárez and the Global Economy´s New Killing Fields.
Nation Book, New York 2010
15
Jusidman, Clar y Almada Mireles, Hugo (2007) La realidad social de Ciudad Juá rez (2 vol ).
Universidad Autó noma de Ciudad Juárez

7
étaient en réalité des organisations mafieuses recyclées), au Mexique les acteurs du
crime méprisent n’importe quelle justification de caractère religieux, ethnique ou
politique. Leur raison d’être, et c’est la manière dont ils le montrent, est la
conquête d’argent et de pouvoir moyennant une action prompte et la plus
meurtrière possible. Un archétype de ceci furent les Zetas qui viennent, non pas de
zones lointaines du Mexique profond où les violences étaient une expérience de
vie, mais qui naissent plutô t comme un projet conçu dans le domaine rural pour
conquérir des territoires et imposer un ordre nouveau, leur ordre, à travers le
crime. Une organisation pyramidale avec un groupe de commandement militarisé
et des centaines de franchises contrô lées grâ ce à la loi de la hache. Surgis comme
sous-produit militaire du trafic de stupéfiants, ils l’ont transcendé pour se
diversifier en de multiples facettes criminelles et patronales : ils contrô lent la vente
au détail, ils encaissent des impô ts grâ ce à l’extorsion, ils ont une lucrative section
d’enlèvements, ils assassinent sur commande, ils massacrent les immigrants
d’Amérique du Centre qui ne peuvent pas payer leur rançon. Crime à l’état pur qui,
à son tour, redistribue le capital aux politiciens, policiers et avocats qui terminent
par être inclus dans le réseau, avec pour objectif d’instaurer un gouvernement
parallèle. Ce que Grayson et Logan appellent une « zetanisation » du Mexique16.

La croissance de la pauvreté et l’exclusion, ainsi que la rupture institutionnelle et


l’impunité, constitueraient le lieu idéal, propice pour que ce type d’organisations
réalisâ t un travail silencieux et efficace, recrutant une armée de jeunes appauvris et
fâ chés qui offrent leur seule valeur : « courir des risques », un capital convoité par
le crime organisé, en échange de reconnaissance, mais aussi d’identité et de
sécurité. L’anthropologue Rossana Reguillo a contribué à donner un certain sens à
ce qui, en apparence, est inintelligible. Selon elle, plus qu’à la violence, il faudrait se
référer à la « grammaire des violences », car celle-ci ne peut pas être énoncée au
singulier puisque ses formes et langages sont multiples. C’est-à -dire que, malgré
son exhibition, la violence du trafiquant est seulement une violence de plus dans la
galaxie de violence qui habitent le Mexique : la violence domestique, celle du
machisme criminel, l’exhibition impudique de richesse, celle dérivée de la
corruption dans tous les domaines de l’institution publique, celle d’une armée
corrompue et répressive, celle d’une police au service du crime. Par conséquent, il
ne s’agit pas d’un phénomène extérieur à la réalité sociale, « il est dedans, ici,
donnant forme et constituant ce que nous appelons société  ». La nouveauté dans ce
cas est le message de son ergonomie, ce que Reguillo appelle violences
disciplinantes ou pédagogie de la peur. « C’est-à -dire celles qui déploient les signes
de leur pouvoir pour marquer sur des corps et des volontés, le dessein de leur
propre rationalité. Soumettre par la peur, moyennant une calligraphie brutale qui
signale un pouvoir total. Les codes du trafic opèrent bien cette économie
symbolique : je te martyrise pour que d’autres comprennent le langage. On peut
constater l’étroite relation entre ces violences disciplinantes et la nécessité des
jeunes de construire leurs biographies dans des contextes de plus grande stabilité,
avec des certitudes de lieux, loyautés et solidarités, des garanties (bien
qu’instables) et de la reconnaissance. Il est difficile de l’accepter mais le trafic de
stupéfiant est capable d’offrir tout cela » 17.

16
George Grayson et Samuel Logan ont écrit la narration la plus exhaustive sur Los Zetas en The
Executioner's Men: Los Zetas, Rogue Soldiers, Criminal Entrepreneurs, and the Shadow State They
Created. Transaction Publisher, New York 2012

8
C’est la raison pour laquelle la violence a émergé comme langue franche au
moment où le langage conventionnel, les systèmes de représentation et les
institutions s’effondrent, se transformant en narration que tout le monde
comprend, dans laquelle d’autres s’expriment et que les fabriques sémiotiques ont
contribué à normaliser. Un exemple de ceci serait le récit de violence que
produisent les médias, où l’on observe une sorte de narcissisme narratif qui les
amène à se distraire avec des détails sans importance mais ayant un impact
littéraire. Il est donc significatif d’observer, par exemple, la ridicule minutie
employée pour rendre compte des faits de violence : modèle et année de la voiture
impliquée, calibre de la munition, type d’armes utilisé ou marque de vêtements des
victimes, se désintéressant donc de l’essentiel : qui et quel était le passé de la
victime. Ou la routine banalisatrice des succédanés linguistiques qui transforment
l’assassinat en « exécution », l’enlèvement et disparition en « levantó n », ou bien les
décapités en « piñ atas » (panier de friandises).

Le volume de victimes pendant les six dernières années (probablement cent mille)
ne pourrait pas être accepté socialement sans la fabrication d’un « bouc
émissaire ». Selon cela, les victimes seraient les méchants, les trafiquants de drogue
des criminels, face à quoi la population « saine » n’aurait rien à craindre. Narration
apaisante qui a fonctionné avec succès dans une phase initiale mais qui aujourd’hui
montre de profondes failles, parce que les preuves indiquent que ceux qui meurent
ne sont pas seulement des délinquants ou des policiers, on trouve aussi des
maçons, des étudiants, des agriculteurs, des entrepreneurs ou des politiciens
locaux. Et ceux qui tuent (et surtout qui ordonnent de tuer) défendent des intérêts
économiques, politiques ou privés, le crime étant devenu un instrument pour
atteindre des objectifs. Tout démontre que (souvenons-nous de la Colombie), au
Mexique, la violence est arrivée pour rester, pour continuer. Et une prémonition : la
Chasse peut cohabiter, sans perspectives de fin, dans le cœur des sociétés ayant une
apparence de prospérité et avec l’aval de puissants alliés politiques. Ce n’est pas un
hasard si les deux axes stratégiques des É tats-Unis avec l’Amérique Latine ont
comme contrepartie la Colombie (PlanColombie) et le Mexique (Initiative Mérida).

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Rossana Reguillo “Juventud en exequias: violencias, precarizació n y desencanto”. Conspiratio, Nº
14, 2011

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