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TAO TE KING

Le Livre de la Voie et de la Vertu

Traduit et présenté par

Stéphane Monnot-Boudrant
Stéphane Monnot-Boudrant

Tao Te King
Le Livre de la Voie et de la Vertu

2021
MENTIONS LEGALES

• Titre de l'oeuvre : Tao Te King (Dao De Jing)


• Titre secondaire : Le Livre de la Voie et de la Vertu
• Auteur : Lao Tseu
• Traducteur : Stéphane Monnot-Boudrant
• Date de première publication : 05/02/2021
• Copyright déposé : 00071113-1
• Licence : CC by-nc-sa 4.0
• ISBN1 : 978-2-9576362-0-4 (livre papier)
• ISBN2 : 978-2-9576362-1-1 (livre électronique)
• Indicatif éditeur : 978-2-9576362
• N° de déclaration BnF : 10000000612734
• Site de publication : https://taoteking.fr
• Contact de publication : contact@taoteking.fr
Auteur, coach, formateur et conférencier,
Stéphane Monnot-Boudrant étudie en autodidacte
les traditions mystiques et philosophiques
depuis plus de vingt ans.

Contacter l’auteur :

contact@taoteking.fr
https://taoteking.fr
La Voie
I

La voie est ineffable

Éternité sans origine


Origine de l’éternité

Elle est le germe de ciel et terre

La voie est innommable

Infinité sans origine


Origine de l’infinité

Elle est la mère de l’univers

Qui tient le germe


L’être sans être
Voit la vérité

Qui tient la mère


L’être de l’être
Voit ses effets
L’être et le sans-être
Deux faces de l’être

Mais un seul mystère


Mystère des mystères

Porte du secret
II

À décréter le beau
Advient le laid

À décréter le bien
Vient le mauvais

Tant naissent
L’un par l’autre
Être et non-être

De même

L’âpre répond à l’aisé


Le haut pose sur le bas
L’après relève l’avant

Ainsi l’âme simple

Œuvre sans rien faire


Instruit sans rien dire
Sert sans rien attendre

Elle produit les êtres


Et ne s’approprie pas
Elle nourrit les êtres
Et ne s’accapare pas

Elle s’acquitte de sa tâche


Et n’en tire pas de mérite

Elle ne s’y attache pas


Et ainsi garde son mérite
III

Si le sage n’est plus exalté


Le peuple cesse de disputer

Si le précieux n’est plus exhibé


Le peuple cesse de dérober

Si le rare n’est plus estimé


Le peuple cesse de se troubler

Ainsi l’âme simple


Pour gouverner

Allège le cœur du peuple


Et comble son intérieur

Épuise les volontés


Et accroit la vitalité

Libre de tout savoir


Le peuple n’ose vouloir

Libre de tout désir


Le peuple n’ose agir
Par la vertu du non-agir

L’ordre naturel
Peut se maintenir
IV

La voie

Tel vide inépuisable


Tel abîme insondable

Sans cesse jaillit


Jamais ne s’emplit

Ancêtre de l’être

Sans racine
Ni origine

Elle émousse l’aigu


Démêle tout nœud
Fond toute lumière
Lie toute poussière

À jamais profonde
À jamais présente

De qui es-tu fille


Aïeule des dieux
V

Ciel-et-terre est sans affection


Le monde lui est chien de paille

L’âme simple est sans affection


Le peuple lui est chien de paille

L’espace entre ciel et terre


N’est-il pas tel un soufflet

Qui quoique vide


Point ne s’essouffle

Tant plus on l’actionne


Tant plus il exhale

Plus j’en parle


Plus je m’en éloigne

Mieux vaut garder le centre


VI

L’âme de la vallée
Ne connaît pas de fin

C’est le mystérieux féminin

L’huis du mystérieux féminin


Est racine de ciel et terre

Sans cesse s’amenuise


Et jamais ne se brise

Sans cesse on y puise


Et jamais ne s’épuise
VII

Le ciel est infini


Et la terre sans fin

Si le ciel et la terre
Existent sans limites

C’est de s’oublier
En eux-mêmes

Et de ne pas vivre
Pour eux-mêmes

Ainsi vivent-ils
Infini et sans fin

Tout à leur exemple


Dit-on l’âme simple

S’efface du monde et paraît


Se met en arrière et précède
S’omet en elle-même et parfait

Exempte de toute fin égoïste


Toutes ses fins s’accomplissent
VIII

La vertu parfaite descend d’en haut


A la manière de l’eau

L’eau se plaît à vivre aux lieux bas


Dédaignés par chacun

Elle sert tous les êtres ici-bas


Et n’en rejette aucun

L’eau en vertu de cela


Est à l’image de la voie

Elle vit à même le sol


Enfouit sa profondeur
Et ne s’oppose à rien

En harmonie avec la mère


Elle suit le cours naturel

Elle fait tout sans rien faire


Et se laisse couler vers elle
Ainsi l’âme simple

Vit proche de la terre

Elle aime avec fidélité


Elle aide avec humanité
Elle parle avec sincérité
Elle gouverne avec équité
Elle œuvre avec capacité
Elle agit avec opportunité

Comme elle ne rivalise avec rien


Rien ne peut rivaliser avec elle

Qui ne lutte pas va sans blâme


IX

Tenir plein ce qui va déborder


Mieux vaut savoir s’arrêter

Un tranchant trop souvent affûté


Ne peut rester affilé

Un trésor trop longtemps amassé


Ne peut être bien gardé

Richesses et honneurs
Accablent de malheur

Ta renommée acquise
Et ton œuvre acquittée

Retire-toi

Tel est le sens de la voie


X

Peux-tu lier le corps-esprit


Et t’établir dans l’unité

Peux-tu apaiser tes esprits


Et revenir au nouveau-né

Peux-tu modérer tes élans


Et rétablir la pureté

Peux-tu guider les braves gens


Et proscrire l’habileté

Peux-tu affronter les remous


Et tenir la passivité

Peux-tu être savant en tout


Et chérir la naïveté

Prêter vie et faire grandir


Prêter vie sans asservir
Œuvrer sans escompter
Mener sans subjuguer

Telle est la vertu mystérieuse


XI

Rayonner un moyeu
Pour former une roue

C’est de son vide


Que naît l’usage

Pétrir la terre glaise


Pour former un vase

C’est de son vide


Que naît l’usage

Creuser une roche


Pour former un abri

C’est de son vide


Que naît l’usage

La raison d’être en tout


Naît de ce qui n’est pas

Fais le vide dans ton cœur


Et découvre ta raison d’être
XII

Les cinq couleurs


Aveuglent l’œil

Les cinq notes


Assourdissent l’ouïe

Les cinq saveurs


Gâtent le goût

Traque et chasse
Aliènent le cœur

Perles et joyaux
Égarent l’esprit

Ainsi l’âme simple

Retourne ses sens


S’installe en silence
Et fuit toute influence
Elle a cure du ventre
Et néglige son œil

Elle rejette cela


Et adopte ceci
XIII

Pas de faveur sans peur


Pas de ferveur sans corps

Que signifie
Pas de faveur sans peur
La faveur est sans valeur
La gagner fait peur
La perdre fait peur

Ignore le gain et sa perte

Que signifie
Pas de ferveur sans corps
La ferveur est sans valeur
Qui affecte l’être
Non pas le non-être

Ignore l’être et le non-être

Qui observe le monde


Comme son propre corps
Fait corps avec le monde
Qui estime le monde
Comme son propre corps
Se fait le corps du monde
XIV

La regardant je ne la vois pas


Son nom est sans-forme

L’écoutant je ne l’entends pas


Son nom est sans-bruit

L’effleurant je ne la sens pas


Son nom est sans-corps

Trois qualités
Entremêlées
Dans l’unité

Au-devant pas de face


À l’arrière pas de dos

Ni brillante en son haut


Ni obscure en son bas

Sans cesse s’écoule


Sans cesse sans nom

Et retombe au néant
Forme sans forme
Image sans image

Comme elle est fuyante


À jamais insaisissable

C’est le chaos
Primordial

Qui s’attache à la voie


Tient le fil de la voie

Qui démêle son fil


Remonte à l’origine

Qui connaît l’origine


Rencontre l’harmonie
XV

L’âme parfaite d’autrefois

Était si subtile
Si pénétrante

Si mystérieuse
Si insignifiante

Profonde
Si profonde

Qu’impossible de la dire

Qui peut décrire


L’indicible

Elle était hésitante


Comme qui traverse un gué

Craintive
Comme qui flaire un danger

Réservée
Comme peut l’être un invité
Étale comme la glace devenue eau

Rude comme le bois brut


Vide comme la vallée
Trouble comme de la vase

La vase au repos peu à peu


Du trouble vient à la clarté

L’âme immobile peu à peu


De l’inerte vient à s’éveiller

Qui se donne à la voie


Ne désire plus d’être comble

Libre du désir d’être comble

S’use sans s’altérer enfin


Et se renouvelle sans fin
XVI

Assis en silence
L’esprit plein de vide

Je contemple

Le ballet des êtres


Et leur va-et-vient
Se perpétrer

Les allées et venues


Les fins et les débuts
Se renverser

Tout fleurir et tout flétrir


Tout à la racine revenir
Se reposer

Être au repos
C’est suivre sa destinée
Suivre sa destinée
C’est s’ouvrir à l’éternité

Qui connaît l’éternel est éclairé


Qui l’ignore s’aveugle au danger
Connaître l’éternel
C’est être éveillé

Éveillé je suis juste


Juste je suis royal
Royal je suis céleste
Céleste je suis la voie

Je suis la voie
Je suis éternel
XVII

Le grand roi d’autrefois


Le peuple ignorait qu’il exista
Puis vint celui qu’il aima
Puis celui qu’il redouta
Enfin celui qu’il méprisa

Lorsque le roi se méfie du peuple


Le peuple en retour se défie du roi

Un grand roi ne palabre pas


Il œuvre et ne s’attache pas

Ainsi son œuvre s’attache au peuple

Humble il s’efface en silence


Grave il inspire en silence
Discret il guide en silence

Son œuvre accomplie le peuple dit


C’est grâce à nous qu’il en est ainsi
XVIII

Lorsque la voie est abandonnée


Naissent bonté et humanité

Lorsque la sagesse est décrétée


S’ensuit une vaste duplicité

Lorsque se brouillent les six parentés


Amour et devoir filial sont édictés

Lorsque l’état en peine est divisé


Paraissent les fonctionnaires zélés
XIX

Délaisse la sainteté
Abhorre la sagesse

Le peuple en tirera
Le meilleur avantage

Proscris la moralité
Rejette la justice

Le peuple reprendra
La voie du partage

Abdique l’habileté
Écarte la richesse

Le peuple cessera
Rapines et pillages

Est sage qui ignore la sagesse


Est juste qui ignore la justice
Est riche qui ignore la richesse
Ces adages connus de toi
Tâche de les oublier

Tant ils ne sont qu’apparat


Et simulacres de bonté

L’âme simple
Montre au peuple
La voie naturelle

Et renonce à tout cela

Elle fuit les artifices


Elle réduit l’égoïsme
Elle réfrène ses désirs

Elle se garde humble


Et fidèle à elle-même

Ainsi s’ouvre la voie


XX

Abandonner l’étude
Libère de l’inquiétude

À peine diffèrent
Un oui et un ouais
Beaucoup diffèrent
Le beau et le laid

Ce que d’autres craignent


Dois-je le craindre aussi

Futiles péripéties

Tous les hommes vont riants


Comme au grand sacrement
Ou sur les tours au printemps

Moi seul je reste indifférent


Pareil au tout jeune enfant
Innocent et sans sentiment

Sans but le cœur plein de vide


Sans lieu l’esprit impavide
Je m’éloigne vers ailleurs
Où je ne réside pas

Tous ont du superflu


Moi seul ai tout perdu

Tous semblent clairvoyants


Moi seul je suis hésitant

Tous semblent lumineux


Moi seul je suis taiseux

Tous semblent éclairés


Moi seul je suis léger

Vague comme l’eau calme


Et la brise vagabonde
Je me laisse emporter
Par les torrents du monde

L’âme simple s’ébat


Dans l’eau de la mère

Et vénère sa nourricière
XXI

La vertu est à la forme


Ce que la voie est en germe

La voie est subtile elle est abstraite


En son sein se forment les germes

La voie est profonde elle est secrète


En son sein germent les formes

Si obscure et discrète soit-elle


Ces germes sont très réels
Tant le potentiel est en elle

De jadis à aujourd’hui
Son nom n’a point flétri

D’elle jaillissent tous les êtres

Comment puis-je connaître


Le germe de tout être

Par cela
XXII

Qui se plie sera entier


Qui se courbe sera droit
Qui se vide sera comble
Qui s’use rajeunira

Qui peu possède sera riche de peu


Qui beaucoup a beaucoup perdra

L’âme simple

Embrasse l’unité
Et montre la voie

Éclairée elle brille


Discrète elle éveille
Humble elle étincelle
Calme elle fourmille

Comme elle ne rivalise pas


Elle ne connaît pas de rival
L’ancien adage
Qui se plie sera entier
Est parole sage

Tout revient à l’entier


XXIII

Parler peu est naturel

Le grand vent ne dure


Plus qu’une matinée

La pluie torrentielle
Plus qu’une journée

Qui pourtant produit


Le vent et la pluie

Le ciel et la terre

Si même la terre et le ciel


Ne peuvent rien d’éternel

Comment frêle créature le pourrait-elle

Ainsi l’âme simple

Fait corps avec la voie


Et la voie l’accueille
Fait corps avec la vie
Et la vie l’accueille

Fait corps avec le vent


Et le vent l’accueille

La foi est totale


Ou elle n’est pas
XXIV

Qui trop se dresse


Sur la pointe des pieds
Ne tient pas debout

Qui trop allonge


L’ampleur de sa foulée
Ne va pas au bout

Qui trop estime sa valeur


Ne se hausse pas

Qui trop estime ses vues


Ne s’impose pas

Qui trop estime ses talents


Ne se parfait pas

Qui trop estime sa gloire


Ne se maintient pas

Pour la voie ce sont là viles tumeurs


Que toute créature tient en horreur
Qui se livre à l’excès
S’inflige le mal

Qui se livre à la voie


S’épargne le mal
XXV

Il est une chose indistincte


Bien avant le ciel et la terre

Onde incorporelle
Principe immortel

Racine de l’éternité
Aux limites illimitées

Elle est la mère de l’univers

Faute d’un nom je l’appelle la voie


Si je la nomme c’est l’immensité

Immense elle se voile sans fin


Immobile elle s’étend sans fin
Fuyante elle s’en revient sans fin

Immense la voie
Immenses le ciel et la terre
Et immense aussi le roi
Quatre également immenses

Le roi imite la terre


La terre imite le ciel
Le ciel imite la voie

La voie suit sa propre voie


XXVI

Le grave est la racine du léger


Le constant est maître de l’agité

L’âme simple marche la voie


D’un cœur grave et constant

Elle va de l’aube au soir


L’esprit vide et indifférent

Inepte à la magnificence
Insensible à l’opulence

Elle n’est que silence


Et profonde absence

Comment se pourrait-il qu’un grand roi


Au peuple finisse par se préférer soi

Trop léger il perd la racine


Trop agité il perd la maîtrise
XXVII

Qui marche la voie va sans traces


Parle juste et ne blâme pas
Compte juste et ne calcule pas

Verrouille sans verrou


Et nul ne peut ouvrir

S’enchaîne sans chaîne


Et nul ne peut délier

Ainsi l’âme simple

Prend soin de tous les êtres


Et ne rejette pas
Prend soin de toutes choses
Et ne néglige pas

C’est ce que l’on appelle


Être lumière dans la lumière

Qui des hommes se dit lumière


Et fait d’eux sa propre matière
Se rend aveugle à la lumière
L’âme simple
Tout au contraire

Se maintient en arrière
Et s’abstient de rien faire

Elle laisse tout être


Et tout disparaître
XXVIII

Qui connaît le fort


Et garde le faible
Est ravin du monde

Qui se fait le ravin du monde


Et sans cesse s’abaisse ainsi
Tient la simplicité native

Qui connaît le blanc


Et garde le noir
Est norme du monde

Qui se fait la norme du monde


Et sans cesse s’ignore ainsi
Tient la pureté primitive

Qui connaît l’éclat


Et garde l’opprobre
Est vallée du monde
Qui se fait la vallée du monde
Et sans cesse s’oublie ainsi
Tient la nature instinctive

L’âme simple pure et naturelle


Telle souche de bois informelle
Contient tout à l’état potentiel
XXIX

Vouloir le monde convertir


Et le plier à son désir
C’est là s’exposer au pire

Le monde est un vase sacré


Que nul ne saurait modeler

Qui le façonne l’abîme


Qui s’en empare le perd

Ainsi l’âme simple

Ne produit rien
Lors n’abîme rien

Ne retient rien
Lors ne perd rien

Parmi les êtres

Certains conduisent quand d’autres suivent


Certains prospèrent quand d’autres s’atterrent
Certains s’élèvent quand d’autres s’achèvent
C’est pourquoi l’âme simple

Pratique le non-agir
Réprime le superflu
Rejette tout excès

Elle laisse tous les êtres


Suivre leur cours naturel

Ainsi les êtres d’eux-mêmes


Parviennent à se convertir
XXX

Le stratège du roi est fidèle à la voie


Qui prêche la clémence et désarme son bras
Tant qui inflige le mal s’afflige du mal

Et qui vainc par la violence


Encourt autant de violence

Que voit-on dans le sillage des armées


Sinon champs de ruines et terres dévastées

Que voit-on dans le sillage des guerres


Sinon disettes et siècles de misère

Ainsi un bon stratège

Fait ce qu’il faut et s’arrête aussitôt


Conquiert sans force et préserve sa force
Vainc sans gloire et abdique tout pouvoir

S’il combat c’est toujours par nécessité


Et s’il l’emporte c’est toujours sans cruauté
Résolu il avance sans insolence
Sans suffisance
Sans arrogance
Sans en tirer de jouissance
Sans volonté de puissance

Qui trop se prévaut de sa puissance


Brûle ses forces et son existence

S’écarte de la voie
Et périt par là
XXXI

Les armes sont instruments de malheur


Que toute créature tient en horreur

Qui vit dans la voie


Point ne les emploie

En temps de paix
La gauche est à l’honneur
En temps de guerre
L’honneur vient à la droite

Les armes sont instruments de ravage


Dont l’âme simple ne fait pas usage
Sinon avec regret et l’esprit sage

Tant valent pour elle


Le calme et la paix

Si elle parvient à l’emporter


C’est toujours sans plaisir

Tant il faudrait pour se réjouir


Prendre plaisir à tuer
Qui se réjouit de tuer
Se fait l’apôtre du pire

En temps de joie
La gauche est à l’honneur
En temps de peine
L’honneur vient à la droite

Quand sonne l’heure de la guerre


Le lieutenant se place à gauche
Le général se place à droite
Selon les rites mortuaires

La guerre se célèbre comme un deuil


Et la victoire comme des funérailles
XXXII

La voie innomée est infime

Infime tel un vide immense


Elle est le rien et son absence

Nul au monde ne peut l’asservir

Si princes et rois savaient s’y tenir

Les dix mille êtres se soumettraient


D’eux-mêmes à leur autorité

Le ciel et la terre distilleraient


Le suc d’une douce rosée

Le peuple enfin se pacifierait


Sans contrainte ni décret

Mais sitôt qu’apparaît


Un ordre organisé

Surgissent des noms


Et encore plus de noms
Là où il y a des noms
Se créent des divisions

Toujours plus de divisions

Là où se créent des divisions


Il faut apprendre à se limiter

Qui a appris à se limiter


Est libre de tout danger

Comme les rivières


Vont à la mer

Tout sous le ciel


Retourne à la mère
XXXIII

Connaître les autres


C’est être sage

Se connaître soi
C’est la sagesse

Maîtriser les autres


C’est user de force

Se maîtriser soi
C’est être fort

Qui accepte son destin


Et se contente d’être
Est satisfait

Qui accueille son destin


Et se contente d’agir
Est intègre

Ainsi l’âme simple

Se plie au destin
Et se suffit à elle-même
Se tient à sa place
Et suit l’ordre naturel

Qui sait rester à sa place


Connaît le constant

Qui connaît le constant

Ni ne vit ni ne meurt
La voie est sa demeure
XXXIV

La grandeur de la voie
Rayonne en tous sens

À tous les êtres


Elle confère l’existence

À tous les êtres


Elle dispense son essence

Elle prête la vie


Et jamais ne s’approprie

Sa tâche accomplie
Elle n’en tire aucun prix

Elle nourrit les êtres


Sans les traiter en maître

Libre de tout désir


On peut la dire infime

Puisque sous son aile


Tous s’en reviennent
Sans être souveraine
On peut la dire immense

Ainsi l’âme simple


À l’image de la voie

S’accroît en infimité
Et ignore l’immensité

Ignorant l’immensité
Elle est toute immensité
XXXV

Qui se fait à l’image de la voie


Attire tout le monde à soi

Qui vers elle accourt


Aucun tort n’encourt

Mais goûte joie paix et sérénité


Tant sa présence assure sûreté

Musique et mets alléchants


Arrêtent en chemin le passant

Mais les mots de la voie indicible


Comme ils sont fades et insipides

Qui cherche à la regarder


Ne la voit pas

Qui cherche à l’écouter


Ne l’entend pas

Qui cesse de la chercher


Ne la quitte pas
Qui est à l’image de la voie
La voie ne l’abandonne pas

Qui agit selon elle


Est éternel
XXXVI

Ce qu’il te plairait de réduire


Tu dois d’abord le laisser grandir

Ce qu’il te plairait d’affaiblir


Tu dois d’abord le laisser forcir

Ce qu’il te plairait d’abolir


Tu dois d’abord le laisser fleurir

Ce qu’il te plairait d’acquérir


Tu dois d’abord le laisser ravir

Telle est la loi naturelle

Le tendre vainc le dur


Le faible vainc le fort

Qu’un poisson brillant


Enfouisse sa brillance
Dans l’eau profonde
Qu’un état puissant
Éclipse sa puissance
Au fond de l’ombre

Telle est la vertu obscure


XXXVII

La voie laisse tout imparfait


Et pourtant rien ne se parfait

En dehors d’elle

Si princes et rois y adhéraient


Tous les êtres s’accompliraient

D’eux-mêmes

Suivant les rythmes naturels

Qu’en eux naissent des désirs


Et le souci du bon renom

Par la simplicité du sans nom


Au sans désir fais-les revenir

La simplicité sans nom


Crée l’absence de désir
L’absence de désir
Confère l’harmonie

Quand règne l’harmonie

L’univers est en paix


La Vertu
XXXVIII

La grande vertu ignore sa vertu


Par-là elle connaît la vertu

La petite vertu s’attache aux vertus


Par-là elle manque de vertu

La première n’a ni agir ni dessein


Quand la seconde agit à dessein

La bonté suprême agit sans dessein


L’équité suprême agit à dessein

La coutume suprême
Agit par elle-même

Et faute de réciprocité
Matraque son autorité

Lors quand la voie se perd


La vertu apparaît

Quand la vertu se perd


La bonté apparaît
Quand la bonté se perd
L’équité apparaît

Quand l’équité se perd


La coutume apparaît

La coutume est écorce de foi


Et source d’indigence

Le savoir est fleur pour la voie


Et source d’ignorance

Ainsi l’âme simple

Prise le tronc
Plus que l’écorce

S’attache au fruit
Plus qu’à la fleur

Elle laisse celle-ci


Et garde celui-là
XXXIX

De toute éternité
Puisent à l’unité

Le ciel en sa pureté
La terre en sa fermeté
L’esprit en sa subtilité
La vallée en sa fertilité
L’être en sa fécondité
Le roi en sa dignité

Vertus de l’unité
De toute éternité

Que l’une vienne à se perdre


Et c’est l’unité qui est perdue

Le ciel alors si pur se fend


La terre alors si ferme s’émiette
L’esprit alors si subtile se meurt
La vallée alors si fertile s’assèche
L’être alors si fécond s’éteint
Le roi alors si digne s’effondre
L’humilité est racine du noble
Et le bas fondement de l’élevé

Ainsi les plus grands dirigeants


Se disent eux-mêmes indigents
Et méprisent l’ennoblissement

Prendre racine dans l’infime


Telle est la sagesse ultime

Tant le suprême honneur


Est absence d’honneur

Et la suprême valeur
Absence de valeur

Ainsi l’âme simple

Fixe l’impartialité
Et traite à égalité
Pierre de jade taillée
Et vulgaire gravier
XL

Revenir
Est le sens de la voie

Amoindrir
Le moyen qu’elle emploie

L’univers nait de ce qui est


Ce qui est de ce qui n’est pas
XLI

Qu’une âme simple s’instruise de la voie


Elle l’embrasse de toute sa sagesse

Qu’une âme savante s’instruise de la voie


Tantôt l’embrasse tantôt la délaisse

Qu’une âme frivole s’instruise de la voie


Tout juste s’en amuse et la délaisse

Si elle ne s’en amusait pas


La voie ne serait pas la voie

Ainsi disent les adages

Qui est avancé sur la voie


Paraît ignorant

Qui progresse selon la voie


Paraît déficient

Qui s’est fait l’égal de la voie


Paraît indigent
Par suite

L’âme d’une vertu supérieure


Paraît vide comme la vallée

L’âme d’une pureté supérieure


Paraît entachée d’indignité

L’âme d’un mérite supérieur


Paraît frappée d’incapacité

Grand carré sans angles


Grand vase sans fond
Grande mélodie sans son
Grande image sans forme

La voie cachée n’a pas de nom

Elle qui tout achève


Et tout parachève
XLII

La voie produit l’unité


L’unité la dualité
La dualité la trinité
La trinité l’infinité

Tout être enlace la clarté


Et porte à dos l’obscurité

Le souffle indifférencié
Tient tous les êtres unifiés

Ce que tous les hommes ont en effroi


C’est d’être seuls et méprisés de tous

Tandis que même les plus grands rois


Eux-mêmes se disent plus bas que tous

Tant qui s’abaisse s’élève


Et qui s’élève se rabaisse

Après tant d’autres j’ajoute cela

L’âme qui trop puise à sa lumière


D’entre toutes s’épuise la première
XLIII

Le plus tendre sur terre


Surpasse le plus ferme

Ce qui est sans substance


Traverse toute substance

Et par vertu du non-être


L’impénétrable pénètre

Seul ce qui est sans corps


Peut infiltrer le sans faille

Et il n’est rien que le rien


Qui puisse combler le vide

Telle est la vertu du non-agir

Tout enseigner sans un mot dire


Et sans rien faire tout accomplir

Rien qui puisse égaler sur terre


Vertus du non-dire et du non-faire
XLIV

De l’être ou du paraître
De l’avoir ou de l’être
Du gain ou de sa perte

Lequel est le plus mal


Lequel est le meilleur

L’amour exige le sacrifice


Le désir exige la souffrance
La réserve exige la dépense
La richesse exige la perte

Plus je m’en affecte


Et plus je me perds

Qui sait se satisfaire


N’encourt aucun revers

Qui sait se réfréner


N’encourt aucun danger
Savoir s’arrêter
Et se contenter

C’est d’être éternel


XLV

L’âme simple

Voile sa plus parfaite perfection


Sous des dehors imparfaits

Et sert sans jamais s’altérer

Cache sa plus haute élévation


Sous des dehors incomplets

Et donne sans jamais s’épuiser

Parfaitement droite
Elle semble vide de rectitude

Parfaitement apte
Elle semble vide d’aptitude

Parfaitement sage
Elle semble vide de quiétude
La vivacité vainc la froideur
L’immobilité calme l’ardeur

Ainsi l’âme simple

Ne cherche pas à se parfaire


Et se garde parfaite

Ne cherche pas à se complaire


Et se garde complète

Pureté et tranquillité
Sont normes de l’univers

Qui se fait pur et tranquille


Est le modèle de l’univers
XLVI

Lorsque la voie paraît

Les chevaux de traits


Prospèrent aux labours

Lorsque la voie se perd

Les chevaux de guerre


Pullulent aux faubourgs

Il n’est rien pire


Que céder aux désirs

Il n’est rien pire


Que ne pas se suffire

Il n’est rien pire


Que toujours acquérir

Connaître qu’assez est assez


Promet d’avoir toujours assez
Ainsi l’âme simple

Se contente du suffisant
Se suffit du contentement
XLVII

Sans même t’en aller au dehors


Parcours les voies sous le ciel

Sans même regarder au dehors


Suis la grande voie du ciel

Plus tu vas loin


Moins tu en sais

Ainsi l’âme simple

Contemple avant même d’avoir vu


Comprend avant même d’avoir su
Achève avant même d’avoir vécu
XLVIII

Qui s’adonne à l’étude


S’accroît de jour en jour

Qui s’adonne à la voie


Décroît de jour en jour

Décroît et décroît toujours


Jusqu’à s’abstenir toujours

Et revenir au non-agir

Lors qui s’abstient d’agir


Laisse tout s’accomplir

Tant rien qui ne puisse se faire


Sinon en vertu du non-faire

C’est en vertu du non-faire


Que l’on gagne l’univers

Tant qui s’affaire


Perd l’univers
XLIX

L’âme simple n’a pas un cœur à elle


Son cœur est le cœur de tous les êtres

Aussi vaste que l’univers


Aussi profonde que la mer

Elle traite avec une égale bonté


L’homme de bien comme le mauvais

Telle est la suprême bonté

Elle traite avec une égale fidélité


L’homme de foi comme l’égaré

Telle est la suprême fidélité

Elle adopte l’âme du monde

Et fait batte son cœur


À l’unisson du monde
Tous les êtres sur terre
À elle seule se réfèrent

L’âme simple

Toujours à sa joie
Vierge de l’émoi
Le cœur aux abois

S’émeut face aux êtres


Comme le jeune enfant

Et traite tous les êtres


Comme son propre enfant
L

Sortir et vivre
Entrer et mourir

Un tiers des hommes


Souples et faibles
Prolongent leur vie

Un tiers des hommes


Puissants et raides
Abrègent leur vie

Un tiers des hommes


Trop épris de la vie
Commettent leur vie

Celui qui sait se détacher de la vie


Chemine sans redouter pour sa vie

Qu’il traverse une contrée hostile


Il ne craint ni buffles ni tigres

Qu’il traverse une armée hostile


Il ne porte ni casque ni fusil
Le tigre ne trouve où le griffer
Le buffle ne trouve où l’encorner
L’épée ne trouve où le percer

Comment peut-il en être ainsi

Car vivant détaché de la vie


La mort n’a sur lui plus de prise
LI

La voie produit
Sa vertu nourrit

Par elle

Tout prend forme


Et tout se façonne

Ainsi les êtres

Vénèrent la voie
Honorent sa vertu

Voie si vénérable
Vertu si honorable

Sont telles par nature


Fidèles à la nature

La voie produit
Sa vertu nourrit
Elle élève protège et grandit
Elle parfait soutient et mûrit
Elle abrite soigne et fleurit

La voie produit
Et ne s’approprie pas

La voie agit
Et ne revendique pas

La voie régit
Et ne dirige pas

Son œuvre accomplie


Elle ne s’y attache pas

Comme elle ne s’y attache pas


Son œuvre ne disparaît pas

Telle est la vertu mystérieuse


LII

L’univers et son origine


C’est la mère universelle

Qui révère la mère


Découvre son fils

Qui connaît le fils


Revient à la mère

Et s’y tient

Tout au long de sa vie


Vit ainsi préservé

Qui sait garder le silence


Et museler ses sens

Au terme de sa vie
Ne sera pas épuisé

Qui s’agite en tous sens


Et disperse ses sens
Au terme de sa vie
Ne sera pas délivré

Qui s’émerveille de l’infime est grand


Qui s’en tient à la faiblesse est puissant
Qui sait se rendre simple est pénétrant

Lors sauf de toute calamité


Revêt tunique d’éternité
LIII

Si j’osais vivre avec la voie en harmonie


Je ne craindrais rien tant que d’en dévier

La grande voie est simple et toute unie


Mais les hommes préfèrent les sentiers

Quand à la cour abondent les titres


Dans les champs abondent les friches
Et dans les greniers abonde le vide

Que l’on se vête d’habits opulents


Que l’on se pare de sabres tranchants
Que l’on se gave de mets succulents
Que l’on regorge de biens abondants

Au regard de la voie

Tout cela ne vaut rien


Sinon pour le vaurien
LIV

Celui qui sait œuvrer dans l’oubli de soi


Son œuvre à jamais lui survivra

Celui qui sait garder sans penser à soi


Jamais il ne perdra ce qu’il a

En son nom rites et libations


Perdureront sans interruption
Sur plus de mille générations

Qui cultive la voie en soi-même


Sa vertu est sincérité
Qui cultive la voie en famille
Sa vertu est fécondité
Qui cultive la voie au village
Sa vertu est prospérité
Qui cultive la voie dans l’état
Sa vertu est intégrité
Qui cultive la voie dans l’empire
Sa vertu est immensité

Considère l’autre comme toi-même


Sa famille comme ta propre famille
Son village comme ton propre village
Son pays comme ton propre pays
Son empire comme ton propre empire

Comment sais-je qu’il en est ainsi


De l’homme et de son empire

Je le vois en moi-même
LV

Qui embrasse la voie en totalité


Est pareil à l’enfant nouveau-né

Les insectes venimeux ne le piquent pas


Les fauves féroces ne le déchirent pas
Les oiseaux rapaces ne l’agrippent pas

Ses os sont frêles


Et ses muscles faibles
Mais sa poigne est ferme

Il ignore l’union des deux sexes


Mais son membre viril se dresse
Tant sa virilité est parfaite

Il hurle jour et nuit à tue-tête


Mais sa force vitale est intacte
Tant sa vitalité est parfaite

Et l’harmonie à son faîte

Connaître l’harmonie
S’appelle être constant
Connaître la constance
S’appelle être éclairé

A l’opposé

S’attacher à la vie
S’appelle être fort

Forcer sa vitalité
S’appelle être raide

Qui se fait raide et fort vieillit


Rompt l’harmonie et dépérit

Tant force qui culmine


A bout de force décline

Qui s’oppose à la voie


Est l’ennemi de la vie
LVI

Celui qui parle ne sait pas


Celui qui sait ne parle pas

Mais garde le silence


Et muselle ses sens

Il agit sans rien faire


Et se tient solitaire
Il voile sa lumière
Et se mêle au vulgaire

Si semblable aux êtres


Si supérieur au paraître
Nul ne peut le connaître

Il est un avec la voie

C’est là l’union secrète


Ou l’étreinte première
Ou l’identité suprême
Libre de la faveur et de sa perte
Libre de l’honneur et de sa perte
Libre de la grandeur et de sa perte

Rien ne le surpasse sur terre


Il est plus grand que l’univers
LVII

Gouverner c’est agir


Et être droit

Guerroyer c’est agir


Et être adroit

Mais agir sur l’empire


C’est ne pas agir

Avec le non-agir
On gagne l’empire

D’où sais-je ceci


Par cela qui suit

Multipliez les interdits


Et le peuple s’appauvrit

Multipliez les bons outils


Et le désordre sévit

Multipliez les industries


Et le superflu régit
Multipliez les grands édits
Et la fraude multiplie

L’âme simple dit ainsi

Si je n’agis pas
Le peuple de lui-même se convertit

Si je ne guide pas
Le peuple de lui-même se rectifie

Si je ne m’occupe pas
Le peuple de lui-même s’enrichit

Si je ne désire pas
Le peuple de lui-même s’assagit

Et redevient simple en esprit


LVIII

Devant un pouvoir indulgent


Le peuple redouble de vertu

Devant un pouvoir inclément


Le peuple bafoue toute vertu

Le bonheur repose sur le malheur


Le malheur couve sous le bonheur

Nul ne peut en prédire l’issue

Si princes et rois
Ne se montrent pas droits
Le peuple de bon droit
Se fait scélérat

Dès lors la droiture


S’achève en fioriture
Et ainsi perdure
La funeste imposture
Ainsi l’âme simple

Inspire sans influer


Aiguille sans orienter
Rectifie sans redresser
Éclaire sans aveugler

Sans jamais rien violenter


Sans imposer sa volonté

Elle sert de modèle à l’humanité


LIX

Mener le peuple et servir la nature


Appelle soi-même à la retenue

Qui tôt s’adonne à la retenue


Augmente sans cesse sa vertu

Qui augmente sa vertu


Atteint le parfait agir

Qui atteint le parfait agir


Nul ne connait ses limites

Qui ne connaît ses limites


Peut posséder le monde

Qui tient la mère du monde


Peut le conserver sans fin

Cela on l’appelle la voie


Qui possède la voie

Profondément ancré
Fermement enraciné

Jouit d’une vie longue et éclairée


LX

Un grand état doit se régir


Comme friture doit se frire
En se gardant d’intervenir

Quand la voie mène le monde

Les démons ne montrent pas leur force


Non seulement les démons ne montrent pas leur force
Mais les esprits eux-mêmes ne blessent pas les hommes
Non seulement les esprits ne blessent pas les hommes
Mais le souverain lui-même ne nuit pas aux hommes

Si peuple et roi ne se nuisent pas


Chacun des deux en bénéficiera
Et sur le monde la vertu affluera
LXI

Un grand état
Se tient en aval des courants

C’est le lieu bas


Où se rejoignent les courants

La femelle de tout-sous-le-ciel

La femelle conquiert dans la passivité


Passive elle s’abaisse dans la tranquillité

Qu’un grand état s’abaisse devant un petit


Il le conquiert et s’agrandit

Qu’un petit état s’abaisse devant un grand


Il est conquis et sort grandi

L’un passif s’agrandit en s’abaissant


L’autre passif grandit en s’abaissant

Ce qu’un grand état désire


C’est de pouvoir s’élargir
Et tous les hommes nourrir
Ce qu’un petit état désire
C’est de pouvoir s’unir
Et tous les hommes servir

Lors si le grand se fait plus bas que le petit


Tous deux peuvent y trouver matière à profit
LXII

La voie est le centre de tous les êtres

Trésor de l’homme de bien


Elle est le salut du vaurien

Par de belles paroles l’on peut


S’acheter le respect des hommes

Par de belles actions l’on peut


S’élever au-dessus des hommes

Mais rares sont les hommes


À estimer l’homme de peu

Quand un fils du ciel est instauré


Et que trois ducs sont installés

Si l’on exhibe des disques de jades majestueux


Si l’on se montre dans des attelages somptueux

Mieux vaut se tenir coi


Et cheminer sur la voie
D’où vient qu’il se voit
Tant de cas pour la voie

N’est-ce pas que la voie

Source de tout le bien sur terre

Donne à qui suit la voie


Et habite tous les êtres

Remède à tout le mal sur terre

Pardonne qui suit la voie


Et rachète tous les êtres

Rien de plus précieux sur terre

Que la voie
LXIII

Agir sans agir


Faire sans faire
Goûter l’insipide
Magnifier l’infime

Voir du même œil

Le grand et le petit
Le beaucoup et le peu
La grâce et la disgrâce

Entreprends un art noble


Par le plus simple

Accomplis un grand œuvre


Par le plus mince

Dans l’univers

La difficile a le facile pour racine


Et le sublime le minime
Ainsi l’âme simple

Ne fait rien de grand


Lors tout se fait grand

Telle est la vraie grandeur

Qui promet à la légère


Néglige sa peine

Qui s’engage à la légère


Endure la peine

L’âme simple

Accueille pleinement la peine


Ainsi ne connaît pas de peine
LXIV

Ce qui est au repos


Est facile à maintenir
Ce qui n’a pas éclos
Est facile à prévenir

Ce qui est ténu


Se brise aisément
Ce qui est menu
Se tranche aisément

Agis sur ce qui n’est pas encore là


Et préviens le chaos avant qu’il ne soit

L’arbre géant naît d’une graine infime


La grande tour sort d’une motte infime
Un long voyage part d’une trace infime

Qui saisit se fait dessaisir


Qui agit finit par détruire

L’âme simple

N’agit sur rien ainsi ne détruit rien


Ne s’attache à rien ainsi ne perd rien
Lorsque le vulgaire s’affaire
Il échoue à son ordinaire

Et manque de peu son but

Qui parvient à se garder prudent


A la fin comme au commencement

Ne manque jamais son but

Ainsi l’âme simple

Désire le sans-désir
Et se garde de ravir

Apprend à désapprendre
Et enseigne sans prétendre

Pratique la juste mesure


Et le retour à la nature

Elle se garde d’agir


Et laisse tout fleurir
LXV

Ceux qui jadis suivaient la voie

Ne cherchaient pas à éclairer les esprits


Mais à les rendre simples en esprit

Ainsi d’hier à aujourd’hui

Lorsque la sagesse est vénérée


Le peuple est difficile à gouverner

Lorsque la sagesse est méprisée


Le peuple est habile à se gouverner

Qui gouverne et s’arme de sagesse


Est un fléau pour l’état

Et la cause de grandes calamités

Qui gouverne affranchi de sagesse


Est un bienfait pour l’état

Et la source d’une grande félicité


Connaître ces deux règles
C’est connaître le modèle

S’en tenir au modèle


C’est la vertu secrète

La vertu secrète est profonde


Elle est lointaine

Elle semble aller à rebours des êtres


Mais par elle tous s’en reviennent

À la parfaite conformité
LXVI

Si fleuves et mers sont les rois des eaux


C’est d’être plus bas que toutes les eaux

Qui se fait à l’image de l’eau

S’abaisse en paroles devant le peuple


Et se hausse au-dessus du peuple

Se tient en retrait derrière le peuple


Et se hisse à la tête du peuple

C’est pourquoi l’âme simple

Se hisse à la tête du peuple


Et ne lui pèse pas

Se hausse au-dessus du peuple


Et ne l’ombrage pas

Elle se met au service du peuple


Et le peuple se réjouit de la servir

Ne disputant rien à personne


Nul ne peut rien lui disputer
LXVII

La voie dit-on est grande et sans équivalent


C’est d’être grande qui la rend sans équivalent

Si la voie d’unique s’était faite multiple


De longue date serait devenue petite

L’âme simple

Détient trois trésors et s’y tient

Le premier est charité


Le deuxième frugalité
Le troisième humilité

Avec la charité vient le courage


Et l’action magnanime

Avec la frugalité vient le partage


Et l’esprit équanime

Avec l’humilité vient l’avantage


Et l’ordre légitime
Qui se montre courageux sans charité
Se fait l’apôtre de la guerre

Qui se montre généreux sans frugalité


Se fait l’esclave de l’excès

Qui se montre ambitieux sans humilité


Se fait la proie de l’orgueil

Et court à sa perte

Qui s’arme de charité

Sort victorieux dans l’offensive


Et se préserve dans la défensive

Quiconque le ciel prétend sauver


Il le protège par la charité
LXVIII

L’âme en quête de perfection

Bien qu’elle sache guerroyer


Évite la guerre

Bien qu’elle sache batailler


Combat sans colère

Bien qu’elle sache triompher


Ne croise pas le fer

Bien qu’elle sache gouverner


Se tient en arrière

Elle s’abaisse sans cesse


Et s’élève en faiblesse

Telle est la vertu d’abnégation

L’art de servir sans asservir


De conduire sans nuire
D’accomplir sans agir
Qui tient la vertu d’abnégation

Se fait l’inférieur des hommes


Et devient leur meneur

Se fait serviteur des hommes


Et devient gouverneur

S’abstient de rivaliser
Et nul de lui résister

C’est ce qui s’appelle


S’unir avec le ciel

Et revenir à l’antique perfection


LXIX

Un stratège de l’antiquité a dit

Je n’ose au maître jouer


J’aime mieux être l’invité

Je n’ose d’un pouce avancer


J’aime mieux reculer d’un pied

C’est là ce qu’on appelle

Marcher sans qu’il y ait de marche


Empoigner sans qu’il y ait de bras
Dégainer sans qu’il y ait de sabre
Lutter sans qu’il y ait de rival

Il n’est plus grande misère


Que d’affronter à la légère

Qui ainsi méprise son adversaire


Voit son trésor réduit en poussière

Lors quand s’affrontent deux adversaires


Celui qui cède remporte la guerre
LXX

Mon enseignement

Si facile à comprendre
Si facile à pratiquer

Nul ne le comprend
Et nul ne le pratique

Ma parole a son principe (la voie)


Mon action sa direction (la vertu)

Comme il ignore la voie


Le peuple m’ignore moi

Si rares ceux qui me savent


Si nobles ceux qui me suivent

Ainsi l’âme simple

Recèle sous de vieux oripeaux


L’éclat merveilleux d’un joyau
LXXI

Tout savoir et croire que l’on ne sait rien


C’est la sagesse suprême

Ne rien savoir et croire que l’on sait tout


C’est la maladie humaine

S’affliger de la maladie
Préserve de la maladie

L’âme simple

Tient le mal pour un mal


Ainsi se soustrait au mal

Et n’en souffre pas


LXXII

Si le peuple ne craint pas


La majesté humaine

Sur le peuple régnera


La majesté suprême

Lors point ne sera à l’étroit


Dans sa maison

Et point ne se dégoûtera
De sa condition

Ne méprise pas ta condition


Et tu seras libre du mépris

De même l’âme simple

S’occupe à se connaître
Et ignore le paraître

S’occupe à s’épargner
Et ignore la renommée

Elle rejette le cela au profit du ceci


LXXIII

Qui a le courage d’agir


Agit contre autrui
Et se fait tuer

Qui a le courage de subir


Agit en harmonie
Et se garde entier

De ces deux manières d’agir


L’une profite et l’autre nuit

Mais l’ire du ciel


Qui peut la prédire

Ainsi l’âme simple


Hésite à agir

Et trouve tout difficile

De même la voie du ciel

Se fait obéir sans ordonner


Fait venir à elle sans appeler
Fait tout réussir sans batailler
Fait tout aboutir sans se forcer

D’un mot elle se garde d’intervenir

Vaste est le filet du ciel

D’entre ses mailles déliées


Nul ne parvient à s’échapper
LXXIV

Si le peuple ne redoute plus la mort


A quoi bon brandir la peine de mort

Même si l’on obtenait qu’il craignît la mort


Et qu’il s’en trouva pour oser braver la mort

Qui oserait s’en saisir et les sentencier à mort


Qui oserait se substituer au pouvoir de mort

Seul le ciel a pouvoir de mort

Jouer ce pouvoir de mort et tuer


C’est jouer au maître charpentier

Celui qui joue au maître charpentier

Et prend sa place à la taille du bois


Il est rare qu’il ne s’entaille les doigts
LXXV

Si le peuple meurt de faim


C’est qu’à sa tête on se gave trop
Pour cela il meurt de faim

Si le peuple est âpre à gouverner


C’est qu’à sa tête on se mêle trop
Pour cela il est âpre à gouverner

Si le peuple méprise la mort


C’est qu’à sa tête on se prise trop
Pour cela il méprise la mort

Ne prise pas tant de vivre


Et contente-toi de vivre
LXXVI

L’homme naît à la vie


Tendre et gracile
Il la quitte dur et raidi

L’arbre naît à la vie


Faible et fragile
Il la quitte sec et flétri

Ainsi dureté et rigidité


Sont disciples de la mort

Souplesse et faiblesse
Sont disciples de la vie

Une grande armée si elle ne sait pas céder


Point ne triomphera

Un grand arbre s’il ne sait pas plier


Tantôt se brisera

Le grand et le puissant tiennent le bas


L’humble et le délicat gardent le haut
LXXVII

La voie du ciel tel l’arc que l’on tend

Abaisse ce qui est en haut


Et élève ce qui est en bas
Réduit le superflu
Et pallie le manque

Ainsi la voie du ciel

Enlève à ceux qui ont du superflu


Et donne à ceux qui n’ont pas assez

Mais la voie de l’homme


Est bien différente

Qui enlève à ceux qui n’ont pas assez


Pour donner à ceux qui ont du superflu

Qui peut malgré cela s’offrir au monde


Qui peut malgré cela donner à la ronde

Celui-là seul qui possède la voie


Ainsi l’âme simple

Agit sans s’imposer


Œuvre sans escompter
Produit sans s’attacher
Parfait sans se targuer

Elle offre à tous sa richesse


Et sa richesse ne tarit point

Elle laisse son œuvre s’accomplir


Et son œuvre ne périclite point
LXXVIII

Rien n’est plus doux et faible


Que l’eau sous le ciel

Mais pour briser le dur et fort


Elle est sans pareil

Rien ne la surpasse
Et rien ne la remplace

Que le faible l’emporte sur le fort


Que le doux l’emporte sur le dur

Tout le monde en connaît la vérité


Mais nul au monde pour la pratiquer

L’âme simple dit ainsi

Qui prend sur soi les indignités du royaume


Intime aux dieux de la terre

Qui prend sur soi les calamités du royaume


Intime à tout sous le ciel
La parole droite semble comme retournée
La plus grande vérité passe pour fausseté
LXXIX

Une grande rancœur


Même apaisée
Laisse de la rancœur

Est-ce là œuvrer pour le bien

Ainsi l’âme simple

S’engage elle-même à devoir


Sans qu’on ne lui doive rien

Qui s’en tient à son devoir


Et fait fi du statut
Possède la vertu

Qui s’en tient à son droit


Et réclame son dû
Ignore la vertu

La voie du ciel sans préférer personne


Dispense son bien à tous les hommes
LXXX

C’est un mince royaume sans guère d’habitants

Où bien qu’il y ait des instruments


Travaillant plus que dix ou cent
On s’en refuse l’usage

Où les gens ne craignent rien tant


Que la mort et les grands voyages

Où bien que l’on y voie chars et barges


On les laisse hors d’usage

Et bien que l’on y voie lances et armes


On n’en fait point étalage

Où le peuple adepte de la simplicité


S’en revient aux cordelettes nouées

Se satisfaisant de repas simples


Se contentant d’habits rustiques
Se réjouissant de logis paisibles
Se cantonnant à une vie tranquille
Où les habitants de royaumes voisins
Vivent à portée de vue l’un de l’autre
Et bien qu’il s’entende de l’un à l’autre
Le chant des coqs et l’aboi des chiens

Meurent à un âge avancé


Sans s’être jamais visités
LXXXI

Les paroles vraies ne sont pas belles


Les belles paroles ne sont pas vraies

Qui fait le bien ne dispute pas


Qui dispute ne fait pas le bien

Qui connaît n’est pas savant


Qui est savant ne connaît pas

L’âme simple ne garde rien pour elle

Plus elle donne et plus elle reçoit


Plus elle se donne et plus elle a

L’âme simple toute à l’image du ciel

Se met au service de tous


Sans jamais nuire à aucun

Agit pour le bien de tous


Sans s’opposer à aucun
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