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N°01/Été 2020

REVUE Supplément
numérique
au N°01
La revue de www.touslesjourscurieux.fr

Mémoire vive Par Max Pam


16e édition
Promenades
Photographiques

04 juillet au VENDÔME

20 septembre
2020
Conception Graphique : Hugo Fermé
Photographie : Laura Bonnefous

PROMENADESPHOTOGRAPHIQUES.COM

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édito
Love
Quand nous avons appris que Max Pam serait exposé aux
Promenades photographiques de Vendôme, notre cerveau
n’a fait qu’un tour. Nous n’avions aucunes nouvelles de lui
depuis un moment déjà. Allait-il bien ? Était-il en voyage ? Que
devenait son œuvre ? Toutes sortes de choses qui excitaient
notre curiosité. Il faut le dire, son travail, sa démarche, sa façon
unique de photographier ses périples avaient produit sur notre
imaginaire son travail depuis longtemps. Fans nous étions, fans
nous demeurions. Dans la précipitation, nous lui avons envoyé
un mail qui demandait, en l’occurrence, s’il prendrait un peu
de temps pour répondre à nos questions écrites. La réponse fut
rapide et synthétique : « Oui, avec plaisir. J’ai droit à combien
de mots ? Love. » À cela nous répondîmes que nous n’avions pas
d’idées préconçues de calibrage. L’exercice était libre. Quelques
jours plus tard 710 000 signes nous attendaient dans notre
ordi. Couper ce texte ? Oui, car notre version papier n’est pas Gilles
extensible. Et non, car le numérique offre l’agilité nécessaire. Courtinat
Nous avons le plaisir de vous inviter à un moment de lecture, &
d’évasion, comme peu de photographes savent le faire. Vous
J.-J. Farré
Fondateurs
irez de Bells Beach en Australie à Londres, puis en Inde en
passant par la Yougoslavie de Tito. Bangkok vaut le détour
aussi… Paris n’est pas mal non plus. Max Pam nous fait revivre
une époque où tout était permis, où la jeunesse partait
– en équipage léger – à la découverte du monde et de l’autre.
Il aurait pu être ce « hippie » de base et se recycler dans la pub
ou la finance à son retour. Mais Max Pam est un artiste, un
photographe dans l’âme, un curieux qui grâce à son boîtier
6 X 6 imprime ses impressions et sublime la réalité. Au travers
de cadrages audacieux, il raconte une tout autre histoire :
celle de sa génération comme on ne l’avait jamais vue.
À la fois acteur et témoin, il est un narrateur impliqué
(et parfois impudique) qui vit dans l’innocence de ces 20 ans, tout
en affirmant avec détermination la maturité de l’artiste. Prenez
le temps, installez-vous confortablement et laissez-vous porter
par la plume de Max Pam, pour ce voyage littéraire et visuel.
On Like ? Non, on Love !

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t ête d’affiche

Pam
Max

Mémoire vive
Sa vie est un roman

Propos recueillis par Dominique Dechavanne et J.-J. Farré

Si vous étiez ados dans les années 1970, ce texte est fait pour vous. Si vous n’étiez
pas nés et cherchez encore à comprendre vos parents, ce texte vous éclairera. Max
Pam est l’enfant de cette époque. Il nous raconte le sexe, la drogue, le rock’n’roll
et la photo. Toute l’œuvre de cet artiste est ici relatée par l’auteur lui-même.
Goûtez ce récit fait de multiples anecdotes savoureuses mais qui n’oublie jamais la
réflexion sur la position de photographe dans ce tourbillon que fut sa jeunesse. L’on
savait de Max Pam que son travail recelait mille facettes. On découvre un écrivain
hors pair. Sa vie est un roman. Il fallait aussi savoir l’écrire. C’est chose faite.

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t ête d’affiche Max Pam

Londres, la musique, la route de l’Inde…


Vous aviez 20 ans en 1969, était-ce une chance d’avoir cet âge à ce moment-là ?
Max Pam : Pendant très longtemps, et dès que j’ai commencé à m’en servir dans
le monde extérieur, je n’ai pas compris que mon appareil photo pouvait se révéler
un allié primordial pour vivre la vie de mon choix. Il m’a notamment servi de filtre
quand je travaillais sur le combat quotidien qu’il me fallait mener : gérer le chaos en
évitant le banal. Est-ce qu’il m’est vraiment arrivé ce moment où la vie a détourné le
script, me l’a kidnappé et m’a donné quelque chose de complètement réel à la place
au cœur des vagues ? Ça se produisait assez souvent pour le jeune surfeur que
j’étais, en proie à ses fantasmes, à Bells Beach ou à Buiko Bay. Tout à coup, le gamin
surfeur squelettique et médiocre abandonnait le laborieux récit de l’éternel héros du
surf qu’il pourrait devenir. Je suis dans le bon spot, la houle vient à moi depuis Bass
Strait, énorme, froide, verte et bleue, rétroéclairée par le soleil couchant, ralentie par
les eaux profondes et transformant en point parfait le moment où elle va toucher les
bas-fonds. C’est Bulko Bay à son meilleur et je suis légèrement sur le mauvais côté
du pic, ce qui signifie que si tu te sors de l’entrée de la vague et que tu passes dans
le portail, tu deviens quelqu’un d’autre, le surfeur que tu devrais être, la personne
qui ne se trompe jamais sur une vague : les changements tranchants et rapides, les
virages bien nets, le ralenti soucoupe volante disco drain pipe en coulisse. C’est arrivé
quelquefois. Qui peut en témoigner ? Est-ce que mes amis s’en sont aperçus dans
l’eau ou depuis la plage ? Jamais ! Quand j’ai pu être assez autonome pour m’enfuir
au nord de l’équateur, je me suis démerdé pour que quelqu’un puisse témoigner
de mes énormes mercredis privés ; la plus magnifique fille du monde, naturellement
belle, accrochée à moi, le hadji dingue qui me pointe avec sa mitraillette ruskof, la
pipe de hasch défectueuse qui vient juste de mettre le feu à la barbe d’Abdullah. J’ai
compris en fin de compte que le domaine de ma recherche photographique était au
top quand je travaillais sur le moment où la vie se met en mode postcombustion et
m’emmène avec elle. Dans mon adolescence, je me suis senti à l’aise quand j’ai réa-
lisé que philosophiquement la vie de surfeur est résolument contre-culture. Dans
toute notre petite bande secrète de surfeurs, aucun ne voulait un boulot.

Nos parents, qui ont bien souffert, ont dû financer nos efforts déterminés à creuser
le fossé gigantesque qui nous séparait d’eux. Le travail acharné, les récompenses du
capitalisme et en réponse la belle vie, le cool fabriqué et plastifié de Frank Sinatra
ont fonctionné comme le répulsif absolu d’un idéal conformiste. Nombreux dans le
milieu des jeunes surfeurs ont esquivé l’appel (est-ce que quelqu’un est intéressé par
une petite guerre au Vietnam ?) et sont devenus des décrocheurs, fumeurs de dope
vivant tranquillement et sans problème sur la Sécurité sociale.
L’Australie mainstream et ses stéréotypes du passé présentaient peu d’intérêt pour
nous. À la fin de la décade, le monde du surf s’était dégradé en raison de sa propre
ambiguïté et de sa dépendance commerciale à la nouvelle culture jeune. Tout d’un
coup, il suffisait d’acheter la bonne vibe pour avoir presque l’air d’un surfeur cool.
La planche qui n’a jamais quitté le toit de la galerie de la voiture, le bermuda qui n’a
jamais dépassé les bords de la piscine, un coup de peroxyde sur la tête, et c’était

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t ête d’affiche Max Pam

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bon. Le cliché du surfeur Rip Curl avait débarqué. Dans la même courte période, des
centaines, puis des milliers de nouveaux passionnés sont venus infiltrer les spots, le
secret était éventé, et tous ces merveilleux spots que j’avais découverts récemment
étaient confisqués par une masse compacte de mauvais surfeurs. À 18 ans, je
me suis fait faire mon premier passeport. Je n’avais pas de projets de voyage en
tête mais il était devenu impossible d’avoir un passeport à 19 ans, sauf à prouver
aux autorités qu’on n’était pas enrôlé dans l’armée australienne. Le processus de
conscription était une loterie annuelle qui sélectionnait une personne sur sept par-
mi les hommes de 19 ans. Quand le premier ministre conservateur Robert Menzies
réintroduisit le service militaire en 1964, le leader de l’opposition Arthur Calwell le
surnomma « la loterie de la mort ».
En 1966, le premier ministre australien Harold Holt, alors en visite chez le président
Johnson à la Maison Blanche, déclara qu’en matière de guerre du Vietnam, il était
« à fond avec L.B.J. » [Lyndon B. Johnson. N.D.L.R.]. Une remarque désinvolte très mal
reçue ici. Mon plan était simple : si mon numéro sortait, j’avais un passeport pour
m’enfuir du pays. En fait, être sélectionné signifiait partir au Vietnam pour opprimer
la population locale. On pouvait aussi être tué, considérant la pugnacité manifestée
sur le terrain par le N.V.A. [armée nord-vietnamienne. N.D.L.R.] et le Viêt-Cong pour
s’opposer au gouvernement sud-vietnamien corrompu et à ses alliés américains. Il
est certain que la guerre du Vietnam et l’engagement spontané dans ce conflit que
la génération de nos parents nous a transmis sont à la base de la méfiance et de
l’aliénation qui ont donné naissance à la contre-culture et à tout ce qu’elle défendait.
La guerre mâchonnait nos vies à la façon d’un hachoir à viande lent et implacable.
Sa couverture télévisée montrait constamment des villageois écrasés par le lourd
fardeau d’un conflit qu’ils n’avaient jamais voulu. Les nouvelles de 18 h 30 diffusaient
en détail les images des troupes américaines en train de mettre le feu à des villages
aux toits de chaume. À quoi servait cette cruauté destructrice ? Jamais elle n’était
explicitée. On pouvait aussi être témoin de la terreur manifeste des civils, de l’arres-
tation d’hommes suspectés de sympathie Viêt-Cong, mains liées dans le dos, remis
aux militaires sud-vietnamiens à des fins d’interrogatoire et probablement voués à
une condamnation à mort. C’était vraiment moche, notamment quand on voyait aux
actualités l’usage aveugle du napalm que l’Amérique répandait sur ce qui apparais-
sait être des cibles civiles. Ce fut un énorme soulagement pour moi, et il faut bien le
dire aussi pour mes parents, quand mon numéro n’est pas sorti des urnes en 1969.
Je connaissais des mecs du club de surf d’Anglesea qui avaient été appelés dans
l’armée dans les années 1960. Parmi les jeunes gens heureux et bien équilibrés qui
sont partis, certains d’entre eux nous sont revenus malheureux et perturbés par leur
exposition directe à une guerre à la fois brutale et sans signification stratégique.
On pourrait argumenter que bien des gens de notre soi-disant contre-culture
n’étaient pas prêts à changer le monde. Est-ce que nous n’étions pas simplement une
cohorte de gamins pleins d’eux-mêmes cherchant juste à se défoncer, à baiser et à
éviter toute forme de responsabilités ? En gros. Les héros de mon enfance étaient
devenus des monstres. Le beau et jeune Elvis avait été aspiré et vidé par le système
pour en ressortir réincarné sur un poster vantant les acides gras trans.

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John Wayne, le vaillant cow-boy solitaire que j’aimais quand j’étais enfant pour
son jeu plein de bravoure dans La chevauchée fantastique et Rio Bravo, était sorti du
placard en redneck [plouc américain. N.D.L.R.] agressif arc bouté pour repousser sous
le lit une horde fantasmée de salauds gauchisants communistes. La Guerre froide
était détestable, inextricable et omniprésente. Le leadership de la planète tenait
dans les mains maladroites des commissaires Nikita Khrouchtchev et Leonid Bre-
jnev, des présidents Lyndon B. Johnson et Richard M. Nixon. Ils sont tous apparus
comme des espions affamés de pouvoir désireux de détruire la planète et tout ce qui
était à son bord. Nous savions tous qu’après l’holocauste, seules les élites en place
pourraient survivre en mangeant des hamburgers et des haricots au lard quelque
part au plus profond d’une grotte, sous la surface d’une planète morte pour des mil-
lénaires. Dans les années 1950, la course à l’armement était au cœur de la Guerre
froide. L’Amérique a expérimenté la bombe à hydrogène en 1952 et battu les Russes
dans la création d’une « super-bombe ». Une atmosphère politique dangereuse et
négative s’est dessinée clairement en janvier 1954 quand les États-Unis ont annoncé
leur doctrine, connue sous le nom de « représailles massives » : toute attaque so-
viétique déclencherait une riposte nucléaire massive. La réponse à ce défi a généré
l’arrivée du plus significatif sous-produit de la Guerre froide, le missile balistique
intercontinental (ICBM). Mon enfance a été hantée par chacun des tests de lance-
ment de l’ICBM. Les Russes ont d’abord fait ces essais nucléaires au Kazakhstan,
puis, quand leurs bombes sont devenues trop puissantes pour des déclenchements
terrestres, ils sont passés aux explosions dans les couches élevées de l’atmosphère.
Les Américains, de leur côté, ont choisi de dépeupler différents îlots idylliques du
Pacifique pour les anéantir. Dès 1970, les États-Unis stockaient 28 000 ogives à tête
nucléaire et l’Union soviétique 11 000. Des listes répertoriaient les villes-cibles poten-
tielles et au bout du compte il y avait suffisamment d’armements de destruction ran-
gés dans leur silo de lancement pour anéantir plusieurs fois la planète. Ce scénario
menaçant se jouait dans un climat d’anxiété général, avec en fil conducteur le mode
« une minute avant minuit » que l’on appelait MAD [destruction réciproque assurée ; le
sigle veut dire fou en anglais. N.D.L.R.]. La seule solution claire que j’ai pu trouver pour
répondre à cette situation, c’est de me désengager du système. Tout ce que je savais,
c’est que je voulais voir le monde avant qu’ils le fassent sauter.
Un beau jour du milieu de l’année 1969, j’étais dans la salle de réunion d’un syndicat
de l’université pour assister à un meeting contre la guerre du Vietnam. Comme je
m’ennuyais en écoutant Albert Langer, le radical du mois, ronronner sur le fascisme
américain et son insidieux complexe militaire industriel, je me suis tourné vers un
grand panneau couvert de milliers d’affiches étudiantes juste derrière moi. Tout ce
que j’avais à faire, c’était opérer une rotation à 180°. Et elle était là : une petite carte
blanche tapée à la machine juste à portée de vue. Tellement minuscule qu’elle était
ridiculement facile à manquer. Elle disait quelque chose du genre : « Je suis le Dr Aidan
Sudbury, numéro direct : XXXX. Je suis astrophysicien dans le département de mathéma-
tiques et je cherche un assistant pour conduire une camionnette Volkswagen de Calcutta à
Londres à partir du début janvier 1970. N’hésitez pas à me contacter si vous êtes intéressé,
merci. » Si incroyable que ça puisse paraître, j’ai été la seule personne à me présenter.
Peut-être que j’ai été la seule personne à voir l’annonce. Ou alors je devais être la
seule personne à qui elle était destinée. Sans conteste, je peux dire qu’à cette époque,
ce moment a été le plus important de mon existence. La perspective d’une vie d’aven-

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t ête d’affiche Max Pam

ture et de rébellion dans des endroits lointains offrait une sortie excitante de Dulls-
ville [littéralement ville morne. N.D.L.R.]. De plus, il n’y avait pas de guide Lonely Planet
d’Asie pour venir me rappeler les mornes certitudes morales de l’Australie.

Vos premiers voyages se sont consacrés au sexe, au rock’n’roll et à la


photographie, dans cet ordre-là ?
M. P. : La musique venait en tête de liste. Je suis né en septembre de l’année qui a
connu une révolution technologique essentielle, et qui a transformé l’écriture des
chansons pop. En 1949, RCA a lancé le nouveau 45 tours en vinyle qui a remplacé le
friable et fragile 78 tours en gomme-laque. Le nouveau disque ne pouvait contenir
que trois minutes de musique. Le single pop tel que nous le connaissons était né.
Quand j’ai commencé à suivre les cours d’une école d’art à Londres, les Pink Floyd
voguaient déjà loin des sixties vers le son des seventies. Si la ville avait une BO à
l’époque, alors pour moi c’était sur le tempo de Atom Heart Mother, leur formidable
album, si représentatif de la ville de la rivière mystérieuse, dont le tic-tac de métro-
nome a résonné durant les deux années suivantes avec la promesse que quelque
chose de nouveau pouvait se produire chaque jour.
Pour se familiariser avec la culture à laquelle je voulais m’associer, il fallait se fondre
dans la scène de la musique live. Soho était le terrain de chasse idéal pour écouter
ce qui était tendance. J’ai commencé mon parcours musical dans un club de folk
and blues, Les Cousins, situé dans le sous-sol d’un restaurant sur Greek Street.
Donovan avait joué là mais il était parti. Al Stewart avait joué là. Cat Stevens
y a donné son premier récital. Roy Harper aussi et en 1970 Roy était énorme.
J’ai compris pourquoi quand je l’ai entendu en concert à Queen Elizabeth Hall.
J’ai écumé tous les lieux du “club land” façon Monopoly, au sein du triangle for-
mé par les stations de métro, Oxford Circus, Tottenham Court Road et Leicester
Square. Le Flamingo : pour Georgie Fame et les Blue Flames avec John McLaughlin
à la guitare solo. Le Goings-On était connu à cause des Pink Floyd. Madame JoJo’s,
c’était un peu différent. David Bowie y a joué en 1964. Et puis il y avait le légendaire
Marquee, le plus célèbre de tous les clubs. Mick Jagger y a fait ses débuts en 1964.
Tant de dieux musicaux en cours d’ascension sont passés par le merveilleux temple
de papier argenté qu’était le Marquee : les Who, les Yardbirds, David Bowie et Led
Zeppelin. J’ai entendu jouer Soft Machine au Ronnie Scott’s Jazz Club et pour être
certain de ne rien rater, j’écoutais les conseils du merveilleux John Peel sur la radio
BBC 1 [célèbre DJ de l’époque, animateur de radio et journaliste spécialisé. N.D.L.R.] pour
connaître la prochaine étape. Les droits d’entrée dans les clubs étaient toujours
supérieurs à ce que je pouvais me permettre, les consommations aussi. La musique
live que j’écoutais dans ces toutes petites salles était tellement formidable que
je n’éprouvais aucun regret à payer pour l’entendre. Le métro fermait à minuit.
C’était à peu près l’heure où la musique passait à des trucs sérieux et irrésistibles.
Il fallait trancher. Succomber à la magie ou rentrer avec le dernier métro. Souvent
je choisissais de rester et je me retrouvais à faire du stop sur les neuf kilomètres
séparant la W1 et la SW6 dans le Londres le plus obscur. Pas les moyens de se payer
un taxi, qui aurait pu le faire à Londres ? Même en partageant la course en 3 ou 4,

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c’était bien trop cher et personne ne possédait de voiture dans le cercle de mes amis
qui allait en s’élargissant. L’été offrait un lever de soleil gratuit le long du chemin.
L’hiver, ça ne valait pas le coup. Le plus souvent, après avoir dormi toute la journée,
j’étais de retour à Soho la nuit suivante, j’en voulais plus.
J’ai essayé d’imaginer une histoire personnelle alternative, où je serais resté à
Londres. C’était une période tellement géniale pour moi, la ville du fleuve, mes mer-
veilleux amis et une évolution qui m’a permis de trouver ma voie en m’éloignant de
l’enfance. Il fallait partir. L’Inde, un monde en soi, se rappelait à mon souvenir. Cela
voulait dire qu’il n’était plus question de suivre le cursus de trois ans de l’école d’art.
Au bout des deux années suivantes, j’y aurais gagné un diplôme mais je n’aurais
pas été pour autant un meilleur photographe. Est-ce qu’il était juste question de
photographie, un domaine évidemment propice à la création artistique ? Même à
l’époque je savais qu’il s’agissait d’une expérience bien plus large que le seul acte
photographique. J’avais attrapé le virus de l’Inde et je devais comprendre exacte-
ment pourquoi je l’avais contracté lors de ce premier voyage. En 1970, je ne maîtri-
sais pas le langage visuel qui m’aurait permis de décrire la puissance chatoyante
de la planète Inde, qui tourne à un rythme et à une vitesse uniques. Cette fois-ci, je
saurais comment trouver le cadre et photographier le bouillonnement impalpable et
poétique des émotions amour-haine qu’elle faisait naître en moi.
Je décidais d’aller en Inde en stop depuis Londres en septembre 1971. Une autoroute
de dix mille kilomètres ouest-est s’ouvrait devant moi. La route sans nom est l’un
des parcours les plus anciens de la civilisation. C’était encore une route sauvage
et énigmatique en 1971. À la frontière entre l’Italie et la Yougoslavie (aujourd’hui
Italie-Slovénie), j’ai été pris par cinq jeunes hippies qui roulaient dans un van Ford
Transit peint à la main dans un violet mat. Il y avait un couple d’Américains, un
couple de Britanniques et un Canadien français, Michel, le seul nom dont je me sou-
vienne. Ils venaient du Maroc et se rendaient en Inde. En 1971, la Yougoslavie était
un pays en patchwork maintenu sous la forme d’une République populaire par Josip
Broz Tito, le héros charismatique socialiste. Sa Yougoslavie était une association
de six républiques autonomes (en fait, des nations spécifiques) de cinq nationalités,
trois langues dont deux avec des alphabets différents. Cette nation était une obs-
cure construction tribale dont chaque recoin de chaque région défendait un agenda
séparatiste et abritait des milices armées qui attendaient l’arrivée ultime d’une nuit
balkanique des longs couteaux. Le van regorgeait de drogues diverses qui étaient à
vendre. En fait, ces hippies étaient des délinquants aux petits bras. Ils considéraient
cependant que le simple fait d’être un hippy dépassait et venait à l’encontre de cette
description. Juste après qu’ils m’aient pris en stop, on s’est arrêté pour prendre de
la drogue. Le Britannique affirmait qu’il conduisait mieux quand il était stone. Après
cet arrêt, j’ai remarqué qu’il conduisait de façon plus irrégulière. Dans l’après-midi,
on s’est arrêté pour réparer un pneu crevé. À peu près au milieu de cette opération
compliquée, les cinq ont décidé de prendre des substances psychédéliques pour
alléger ce travail fastidieux. Personne n’a plus regardé le pneu durant les 48 heures
suivantes tellement nous étions intensément plongés dans le terrier du lapin [réfé-
rence à Alice au pays des merveilles. N.D.L.R.].

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Il fallait réparer le pneu car il n’y en avait pas de rechange. On avait fini par aban-
donner l’idée de le faire nous-mêmes car nous étions incapables de séparer le pneu
de la jante. On demanda de l’aide aux gens du coin. Personne ne parlait anglais et
leur réponse dans leur langue était la suivante : « Guma kaput, nix reservo » que
chacun entonnait, en souriant devant ce prodige. Finalement, le pneu fichu fut hissé
dans le large coffre d’une berline Volga Gaz 21 qui passait par là. Le conducteur,
Vlado, promit de nous rapporter le pneu réparé plus tard dans la journée à son re-
tour de Zadar, une ville côtière plus loin sur la route. Il fit un deal avec l’Américaine
et accepta une certaine quantité de drogue en paiement.
Ce voyage avec les cinq se révéla instructif dans le sens où il représentait et même
surpassait tout ce qu’on peut imaginer en matière d’auto-stop. Les histoires liées à
leur année passée à Marrakech étaient des souvenirs d’amitiés instantanées entre
arnaqueurs et Sheltering Sky – des misanthropes à la Paul Bowles [Sheltering Sky
est une nouvelle de 1949 de Paul Bowles, écrivain américain basé au Maroc, mort en 1999.
N.D.L.R.]. Michel sortait du lot, toujours en vitesse de croisière, glissant sans ef-
fort dans la vie. Il voyageait sous un faux nom grâce à un passeport donné par un
ami canadien qui assurait qu’il ne quitterait plus jamais le Canada. Michel laissait
entendre que la prison l’attendait s’il décidait de retourner au pays. Il affichait un
air raffiné et cool que la prise constante de substances contribuait à conserver. Sa
longue chevelure noire à la mode était assortie d’une barbe rousse qui descendait le
long de son kaftan marocain gris. Une magnifique paire de babouches ocre complé-
tait le tableau. Michel tenait le guichet de vente de la drogue, un rôle majeur puisque
l’Inde, destination finale du voyage, dépendait seulement de la vente de LSD, de
paquets de kiff et de blocs de hasch marocain. Les affaires ont extraordinairement
bien marché dès le début. De jeunes Yougoslaves sortaient d’un peu partout pour
récupérer la marchandise. Le président Tito dirigeait un État policier marxiste dont
les diktats commençaient à ne plus avoir d’effet sur la génération post-deuxième
guerre mondiale. Bien entendu, la jeunesse était plus intéressée par le sexe, la dro-
gue et la bonne musique que par l’hypocrite maxime « Les gens sont tous égaux
mais certains plus que d’autres » du moderne État marxiste. L’exubérant Michel
travaillait de concert avec l’Américaine, particulièrement attirante avec son bandana
noir qui mettait en valeur un regard langoureux souligné de khôl. À eux deux, ils
écoulaient une formidable quantité de produits. Quant aux autres, l’Américain ne
disait pratiquement rien sur rien et l’Anglais était trop agité pour faire un vendeur
convaincant tandis que sa copine se tenait éloignée de l’opération.

Nous dormions tous dans le van. Chaque soir on fumait des joints bien épais avant
de se coucher. Michel et moi, côte à côte sur le sol, les deux couples sur un lit qui se
dépliait sur toute la largeur disponible du van. En fait, nous nous trouvions sous leur
lit. La dynamique sexuelle qui liait les quatre au-dessus de nous était profondément
dérangeante. Toutes les nuits, le van commençait à bouger et je ne sais pas laquelle
de ces deux jolies jeunes femmes avait le répertoire de gémissements sexuels et
orgasmiques le plus bruyant. Peut-être qu’elles faisaient un concours.
L’Anglais agité était très volubile pendant l’amour, faisant part de chaque étape dont
il entendait jouir de sa compagne et la manière dont il allait y parvenir en lui fai-
sant ceci ou cela, demandant parfois à l’Américaine de lui donner un coup de main.
L’Américain catatonique s’exprimait peu mais grognait beaucoup. On était stone,

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ce qui accentuait la puissance du voyeurisme sexuel qui était à notre portée. Je


craignais parfois que le forage intensif au-dessus de nos têtes ne fasse sortir de ses
supports la base du lit en contreplaqué et ne déverse sur nous ce quartet copulant.
Je ne disais rien, Michel encore moins.
Le trajet du haut de la montagne vers les 800 kilomètres de l’autoroute côtière dal-
mate était extraordinairement beau. Je ne suis pas retourné en Croatie mais j’attends
toujours de presser le bouton replay de ce parcours, avec ses 413 péninsules, ses 59
îles et les arrêts réguliers pour déjeuner dans les cafés les plus typiques. Dès qu’on
s’installait à table, on allumait des joints avant même de regarder le menu dans les
deux alphabets. Nous mangions ce qui était proposé, des litres de soupe de poisson,
des calamars frits, du jambon fumé, des viandes grillées serbes et du homard. Dans
chaque café, les gens du coin parlaient de nous, ponctuant chaque phrase sur le sujet
par « drooga, drooga ». Le fait de fumer en public faisait monter mon niveau d’an-
goisse au plus haut. Je fis part de mes préoccupations au groupe. Michel, le porte-pa-
role de la campagne prônant l’usage ouvert de drogue en toute impunité en tous lieux,
répondait invariablement : « C’est notre devoir d’éduquer les gens sur la drogue, Baba,
et tu ne pourras jamais le faire en fumant dans les toilettes, man, c’est antisocial. »

Lorsque nous avons atteint Dubrovnik, le LSD, les pétards, la constante immersion
sexuelle nocturne comme autant de spectacles théâtraux avaient eu raison de la
colle qui me maintenait en un seul morceau. Mon angoisse, causée par la vente ou-
verte de drogue et l’éventualité que la police nous arrête à tout moment pour nous
jeter très longtemps en prison, montait de plus en plus. Les cinq violets trouvaient
excessivement négatif mon sentiment que nous risquions d’être rattrapés par l’État
totalitaire dont nous bravions ouvertement et manifestement la loi. Ils répondaient :
« Come on, maaaan, be cool, maaaan, n’envoie pas de mauvaises vibes, on aide ces gens
à réaliser quelque chose de grand, maaan. » J’essaye de ne pas caricaturer ces gens,
au fond très sympas, mais c’est difficile. Ils étaient exactement comme ça, c’était
l’impression qu’ils donnaient. Je cultivais un look particulier à l’époque, je me sentais
appartenir à une sous-culture. Je dirais que ma période hippy, dans sa phase aiguë,
va de mon départ de Londres en septembre 1971 jusqu’en septembre 1973 quand j’ai
quitté l’école de yoga du Bihar en Inde.

Quand je repense aux voyageurs qui partaient vers l’est et avec lesquels je voulais
vraiment entrer en contact, la reconnaissance visuelle comptait. Beaucoup de mecs
mettaient du khôl et arboraient une incroyable gamme de moustaches, une épaisse
ceinture, un bandana, la chemise d’époque trop large, des bottillons en daim et tout
le bling ethnique. Une mode à la Tintin. Pour ce qui est des tenues hippies, en général
les mecs surpassaient les femmes. Le tourisme de masse n’existait pas, c’était il y a
des années-lumière. Partir vers l’est, ça voulait dire se fondre dans un autre monde
et s’habiller comme les gens de là-bas. Certains d’entre eux étaient vêtus comme
des figurants de film de pirates. Il pouvait se passer des semaines sans qu’on voie
un Occidental, mais dès qu’il y en avait un qui surgissait, sa tenue le trahissait, un
joueur d’escape game.

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t ête d’affiche Max Pam

Après la Yougoslavie, les cinq avaient planifié de rouler jusqu’à Athènes où ils pen-
saient faire beaucoup d’argent en écoulant la drogue. Je leur fis remarquer qu’une
junte militaire particulièrement répressive était au pouvoir dans le pays. Ils me
trouvèrent paranoïaque. Michel me fit un tuto complet sur la culture policière telle
qu’il la voyait. « La police ne s’intéresse pas à nous, Baba. On est juste des freaks qui
passent, ils cherchent juste à emmerder leurs compatriotes. Je le sais, Baba. J’ai
été arrêté à Casablanca l’année dernière, une erreur sur la personne. Ils m’ont mis
sur un grill et m’ont enfoncé un aiguillon dans le cul et l’ont fait chauffer. Je n’ai plus
pu chier normalement pendant des mois après ça. Ils ont finalement réalisé qu’ils
n’avaient pas le bon mec. Ils ont trouvé l’homme qu’ils recherchaient, un Canadien
marocain, qui ne me ressemblait pas du tout et qui leur devait de l’argent. C’est
le problème quand tu es du coin et que tu fais du business avec la police. Quand
ils m’ont laissé partir, ils m’ont rendu ma dope. On sait comment éviter de se faire
prendre. » La description de l’épisode de l’aiguillon de Michel, c’était trop. J’ai com-
pris alors que le van violet n’atteindrait jamais l’Inde. Ils avaient raison de penser
que j’étais paranoïaque. J’ai commencé par dormir dans un jardin public de Dubro-
vnik. Un endroit magnifique avec une vue superbe sur la mer Egée à travers les pins
cyprès. Parfait pour soigner ma mauvaise vibe. Je ne suis pas retourné au van violet.
Quand je cherche sur mes planches contacts, je ne trouve qu’une seule photo du van
et aucune des cinq drogués. Je gardais probablement mes films pour ma période
indienne, ce n’était pas une bonne raison. En fait, comme j’étais constamment stone
en leur compagnie, j’en ai conclu que je ne pouvais tout simplement pas me servir
d’un appareil photo quand j’étais sous drogue. J’ai essayé. Michel me l’avait demandé
le premier jour où j’étais avec eux. « Hey man, putain, je suis intéressé par ton œuvre
[en français dans le texte. N.D.L.R.], fais des photos de nous. » J’ai sorti le Hasselblad de
mon sac à dos, cadré sur lui mais je ne suis jamais parvenu à faire la mise au point
parce que je n’arrêtais pas de rire.
J’ai fait du stop de Dubrovnik à la frontière grecque. Vendu 300 cl de sang à l’hôpital
de Kavalla [port de Macédoine. N.D.L.R.], 1 drachme pour 1 cl. À la sortie de la ville, j’ai
levé le pouce et suis monté immédiatement à bord d’un bus hippy encore plus gros.
Quatre dollars pour aller à Istanbul. Ça m’a semblé raisonnable.

Gamin, je pensais au sexe comme à une chose abstraite et vague, après tout j’avais
ma planche de surf, alors pas besoin de sexe alors qu’on pouvait surfer. Début 1970,
c’est à Bangkok que j’ai compris combien je n’étais pas prêt à aborder le voyage ma-
gique sur tapis volant que le sexe peut offrir. Le deuxième jour dans le café de l’hô-
tel, une fille, un peu plus âgée que moi, a poussé la petite table pour se rapprocher de
moi et s’est assise sur mes genoux. Elle louchait légèrement et ne s’est pas contentée
de s’installer sur mes genoux mais elle m’est littéralement rentrée dedans et m’a
enfourché en pressant son sexe sur le mien. Et comme si ce degré d’intimité n’était
pas suffisant, elle a mis ses bras autour de mon cou et vrillé ses seins sur moi. J’ai
failli m’évanouir. Elle tenait fermement le dos de la chaise, une petite chaise en métal
pour une personne et c’est ce qui nous empêchait de tomber en arrière. Mon visage

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était en feu, les gens du café arboraient un sourire narquois, les serveuses glous-
saient. La fille n’arrêtait pas de répéter dans mon oreille : « Come on baby G.I., deux
dollars pour un petit moment. » C’était quoi un petit moment ? Combien de temps
peut tenir un budget ? Bonne question, probablement toujours d’actualité. L’hôtel
était plein de soldats sur le départ pour la guerre du Vietnam, ce qui expliquait
qu’elle avait pu me confondre avec l’un d’entre eux. Good morning Bangkok ! Tout ce
que je voulais, c’était mon petit-déjeuner. Elle comprit mon insuffisance et se déta-
cha de moi avec grâce pour retourner en ondulant à l’étage du dessus à la recherche
d’un soldat équipé d’une libido et de 2 dollars. Moi, je n’y arrivais pas. Le fait même
de parler avec une travailleuse du sexe me terrorisait. Je n’avais tout simplement
pas la confiance nécessaire pour faire face. Plus tard, nous sommes descendus dans
un hôtel à l’intérieur du pays, à Mae Suriang, au nord-ouest de la Thaïlande. L’hôtel
était assez élégant et dans le style classique architectural thaï. Alignement des toits,
entièrement en teck naturel, tout était en teck. Au check-in, le manager de l’hôtel
qui ne parlait pas anglais discuta avec notre guide allemand qui parlait thaïlandais.
L’Allemand nous demanda : « Est-ce que vous voulez une fille pour la nuit, pour cou-
cher avec elle ? Ça fait partie des services de l’hôtel, un service traditionnel thaï. » Et
je me souviens avoir pensé avec grand regret que j’aurais aimé avoir suffisamment
confiance en moi pour suivre cette coutume. Je dormis seul. L’Allemand non.

De retour dans cette cité des rêves trois ans plus tard, l’alchimie insistante de mon
corps me poussa et me bouscula vers les services de l’industrie sexuelle qui sont si
visibles, si bien établis dans l’artère principale de Bangkok. Je me sentais libre aussi,
inspiré de goûter au commerce local de l’eau, à la manière du photographe John
Ernest Joseph Bellocq qui collabora avec des travailleuses du sexe dans le quartier
chaud de Storyville à la Nouvelle-Orléans au début du XXe siècle.
J’ai gardé son livre un an jusqu’en 1971 : E.J Bellocq Storyville Portraits, NY, Moma,
1970. Je l’ai prêté à un ami qui ne me l’a jamais rendu. Il est unique, ce livre, avec
ses portraits magnifiques de corps nus, parfois fétichisés des travailleuses du sexe
qui sont ici les clientes du photographe. Cela m’a incité à établir une méthodologie
de la collaboration entre le modèle et l’artiste. Ces travailleuses avaient commandé
Bellocq pour créer et reproduire leur nudité, dévoilant leur personnalité sexuelle
et leur dynamique. Elles utilisaient ces photographies pour se faire leur publicité,
sur leurs cartes de visite, etc. J’ai fini par choisir cette approche dans mon travail
figuratif. Je pouvais véritablement trouver une réponse photographique à ma per-
ception accrue de l’individu sexualisé que j’étais. À Bangkok, j’adoptais la stratégie
de la petite image pour découvrir et révéler une exploration, une vision macro, pro-
fondément personnelle de derrière les portes fermées du sexe commercialisé. Enfin
une quête se profilait et comme toujours la photographie allait être le cheval de
Troie qui me ferait secrètement entrer par sa porte principale.

Au cours de vos voyages, vous avez dû assister au développement du tourisme de


masse. Quand avez-vous constaté ce phénomène ?
M. P. : Singapour a été ma première expérience nouvelle de la décade. Je n’avais ja-
mais pris l’avion. Le hall d’embarquement de l’aéroport de Sydney était un immense
hangar rudimentaire, peint en beige. Durant le court trajet sur l’espace bétonné
séparant ce hall de la passerelle où l’air sentait le kérosène, ma conscience affamée

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de dopamine décrochait un laissez-passer. L’espace intérieur tubulaire du Boeing


707 comportait des rangées de deux sièges de chaque côté, ce qui en faisait, avec 140
passagers, l’avion commercial à la plus grosse capacité de voyageurs. Planer en lévi-
tation à 800 km/h, à des milliers de kilomètres de hauteur, et le miracle du paysage
de nuages au-dessus du monde, ça m’a toujours ravi depuis, à chaque fois que j’ai
pris l’avion. Le siège près d’un hublot, il me fallait toujours un siège près d’un hublot.
Plus tard dans l’après-midi, après des heures de regards fascinés au-dessus d’une
Australie septentrionale désolée, le paysage d’un brun rougeâtre s’est brusquement
transformé en bleu de cobalt. J’ai poussé Aidan qui avait le nez dans un livre, pour
lui dire que nous survolions un grand lac. Il a jeté un œil : « Ce grand lac, c’est l’Océan
Indien. »

Istanbul en 1971 ressemblait à la coquille vide d’une splendeur ottomane passée


avec une population dont la mémoire ne remontait pas plus loin que Kemal Atatürk
et la Première Guerre mondiale. Je ne parvenais pas à établir de contact avec les
gens et ça me dérangeait. Je gravitais autour du seul spectacle de la ville, le show
Allen Ginsberg [poète de la Beat generation. N.D.L.R.], qui soufflait depuis les quatre
points cardinaux. C’était un bizarre mélange de gens tout comme moi façonnés
par la puissance psychique qu’ils apportaient à la ville. Ils avaient autour de 20 ans
et constituaient le gros des touristes en visite à Istanbul. Nous avons vraiment dû
paraître étranges à ces gens qui vivaient dans un monde en voie de développement,
ce qu’on appelait « le tiers-monde ». Pour tout le tiers-monde du globe, aux cultures
puissantes si fascinantes, ma génération a représenté la première vague du nouveau
tourisme occidental. Nous formions l’avant-garde des voyageurs, en phase avec
des destinations obscures culturellement riches, au milieu de nulle part, car notre
autonomie nous permettait de suivre un itinéraire déstructuré et décousu. Les
hôtels vétustes et insalubres convenaient à nos moyens et notre calendrier restait
toujours ouvert. Évidemment, dans les années 1960 et 1970, les billets d’avion étaient
beaucoup plus chers que maintenant mais sur place, grâce au faible coût de la vie,
l’équilibre financier était vite rétabli. Le tourisme de masse vers des destinations
inusitées n’est pas apparu avant les années 1980, grâce aux avions qui ont pu trans-
porter beaucoup plus de passagers à des tarifs bien inférieurs. Les livres de voyage
ont commencé à circuler, qui expliquaient tout. On a construit des chaînes d’hôtels
et les packages des tours operators qui se sont mis à déverser des voyageurs dans les
Hilton, de Ouagadougou à Katmandou. En fait, le tourisme est devenu un vrai fac-
teur de mondialisation avant même que le terme ait été inventé. C’est devenu l’indus-
trie la plus importante de la planète.

Est-ce que vous pouvez voyager aujourd’hui de la même façon que vous le faisiez
il y a quarante ans ?
M. P. : Après la naissance de notre premier enfant en 1981, il était impossible de
voyager comme dans les années 1970. À l’époque je vivais avec ma femme, Jann
Marshall, dans une petite ville obscure, Kuala Belait, sur la côte nord-ouest de Bor-
néo. Quand notre fille Eko est née, je suis devenu homme au foyer. Ma femme était

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médecin et travaillait dans le service d’obstétrique de l’hôpital local. On a vécu une
période merveilleuse, dans un bungalow attribué par le gouvernement, entouré
d’une forêt de palmiers. Notre porte d’entrée donnait sur une plage de la mer de
Chine méridionale. Derrière la maison, un immense mur de verdure délimitait le
bord de la forêt tropicale qui couvrait la majeure partie de Bornéo. C’était avant
que les grandes exploitations forestières aient dépouillé cette énorme forêt, pour la
remplacer par des milliers d’hectares de plantation de palmiers à huile. Je ne dirais
pas que ça remplaçait parfaitement mon ancien style de vie, mais nous étions très
heureux à l’époque de Bornéo.

Il m’est vraiment impossible de retourner là où je suis allé dans les années 1970,
dans ces endroits qui ont un sens pour moi. C’est particulièrement vrai de l’Asie
du sud-est, je ne peux pas y retourner. Ce qui ne veut pas dire que ces lieux ne
sont pas restés merveilleux mais ils correspondent à la période où j’étais là-bas
et à la personne que j’étais à cette époque. À la fin du XXe siècle, je suis retourné
à Bangkok après dix ans d’absence et j’ai pensé qu’on avait volé la ville pour la
remplacer par une fausse, une métropole de parc à thème soumise à des touris-
tes exigeants. Dès la fin des années 1970, Singapour avait réussi à se lobotomiser,
en synchronisation avec la glissade de Hong Kong dans le cartel international
bancaire.

Y a-t-il une grande différence dans votre approche du voyage aujourd’hui ?


M. P. : Dans les années 1970, mes voyages pouvaient durer six mois, tout dépendait
de mes finances. Le temps n’avait pas d’importance. Le plus souvent, je me trouvais
dans un endroit où il était impossible d’acheter des films et de me réapprovisionner
si besoin. On trouvait bien sûr certains films 35 mm [24 X 36], 200 ASA, du négatif
couleur. Mais je ne pouvais pas acheter ce que j’utilisais : du 6 X 6 noir et blanc
Kodak TriX Pan, 400 ASA. Alors j’achetais 150 rouleaux avant de partir et je me
rationnais : un rouleau de film par jour maximum. Douze vues quotidiennes pen-
dant six mois, c’est une autodiscipline qui génère son propre editing. C’était rare
que je fasse deux fois la même photo. Sur les planches contacts de cette époque,
il y a souvent douze images complètement différentes. J’ai sans doute raté beau-
coup de bonnes photos en étant aussi économe, mais je suis également certain que
cette contrainte m’a obligé à beaucoup réfléchir avant de déclencher. Cette lenteur
clarifiait ce que le moment pouvait offrir. J’utilisais le carré du viseur au niveau
de ma taille comme une scène pour mettre en scène mes acteurs de la rue en me
déplaçant si j’avais besoin de plus d’espace à gauche ou à droite et en les découpant
verticalement droite/gauche. C’est très agréable de travailler comme ça chaque
image, dans une sorte d’intensité. Après chaque déclenchement, je n’avais jamais
l’impression de ne pas avoir accordé suffisamment d’attention à ce que le moment
pouvait offrir.

Plus le voyage avançait, plus je devenais paranoïaque au sujet des films que j’avais
déjà shootés. Les images latentes des moments photographiques captés sur mes
films des mois auparavant commençaient à peser dans mon esprit. J’étais obsédé
par la chaleur et l’humidité qui les menaçaient. Je voyageais toujours dans des
conditions acrobatiques et déstructurées, dans des trains archibondés. Après douze

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t ête d’affiche Max Pam

heures de trajet et 48 heures supplémentaires en perspective, le sommeil m’empê-


chait de veiller sur mon appareil et sur mes films. Dans les bus surpeuplés, c’était
encore pire. Tous les sacs devaient aller sur le toit qui accueillait aussi huit ou dix
passagers supplémentaires, en plus des bagages. Je ne me suis jamais fait voler
mon sac dans un pays du tiers-monde, mais je me suis fait piquer pas mal de trucs
en Europe. C’était toujours difficile de terminer correctement un travail de fond
sur le terrain parce que l’éventualité de tout gâcher à cause d’un seul incident
finissait par m’oppresser.
Je voyageais léger. Un jeu de vêtements de rechange, un sac de couchage, quarante
rouleaux d’Ilford HP4 120, mon appareil photo, un pied, deux livres : les œuvres
complètes de Rabindranath Tagore et le guide de voyage Murray’s Handbook of India,
Pakistan and Ceylon. Je lisais tout le temps, je finissais un bouquin que j’échangeais
avec celui d’un autre voyageur qui venait de terminer le sien. C’est comme ça
que des livres incroyables sont venus à ma rencontre : Le pavillon d’or de Mishima,
Le baron perché de Calvino et L’herbe du diable et la petite fumée, une voie yaqui de la
connaissance de Carlos Castaneda.

L’argent durait longtemps en Inde. Même le plus petit budget permettait des mois
de voyage et surtout de n’avoir de comptes à rendre à personne. Ce que je voulais,
c’était faire la route le plus longtemps possible. Le retour n’était pas un sujet.
J’ai shooté mon dernier rouleau de film en Italie en 2013. Depuis, je poursuis ma
période d’adaptation au digital. Je continue à chercher des moyens de me débarras-
ser de l’harmonisation qui se produit dès l’insertion de la carte mémoire.
Parfois ça marche, mais c’est moins satisfaisant comparé à un système analogique.
Avec l’arrivée de la technologie numérique au tournant de ce siècle, on travaille sans
pétouilles, sans impuretés dans le tissu de l’univers. Ce sont les imperfections de
l’argentique qui rendent la photographie moderne si pleine de qualités, si intéres-
sante quand elle se plante mais d’une façon qui donne l’idée d’un monde fascinant,
où les collisions de la vie demeurent intactes et ne viennent pas soutenir une nar-
ration commode qui explique notre/leur existence. C’est une façon très agréable de
travailler. On ne sait pas ce qu’on va obtenir, mais peu importe, ce qui compte, c’est le
moment, et l’investissement émotionnel qu’il implique. Quand on travaille en numé-
rique, l’immédiateté de l’expérience se délite. Le numérique transforme une impul-
sion chaotique et sauvage en simples détails de surface. Dès que tu presses replay,
tu as perdu le moment, parti pour toujours. L’attente imposée par l’argentique est
capitale dans l’évolution d’un photographe.
Quand on regarde l’écran juste après avoir déclenché, cela signifie qu’on n’a pas
confiance en soi. On reste au stade anal, on est moins inventif, au lieu de s’accrocher,
d’évoluer et d’apprendre en expérimentant et en faisant des erreurs. Si l’image n’est
pas parfaite, on peut la virer en dupliquant 52 versions d’un moment déjà disparu.
Toute intimité s’efface alors que les acteurs de la scène visionnent sur écran le résul-
tat génial de votre virtuosité. Il y a bien longtemps, dans une autre galaxie, j’ai connu
des gens qui se regardaient faire l’amour dans un miroir. Je suppose que mainte-
nant ils se filment en pleine action sur leur iPhone.

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t ête d’affiche Max Pam

Le covid-19 a stoppé temporairement le voyage de masse, la mondialisation.


Est-ce que c’est une bonne chose, à votre avis ? À partir de maintenant,
faudra-t-il fixer des quotas de voyageurs ?
M. P. : Ici, le confinement n’a pas eu d’effets aussi claustrophobes que dans d’autres
parties du monde. Il existe toujours un bon plan B pour le voyage et l’aventure hors
des limites de la ville. Aujourd’hui, le road trip demeure pour moi un stimulant
puissant pour de nouvelles productions. Ce que j’aime en Australie est symbolisé
par l’autoroute n° 1, dormir, dîner dans la rocaille asséchée, repartir le lendemain
matin. Toujours inventorier les millions de km2 qui constituent la masse terrestre
australienne. Une Australie du début du XXIe siècle, avec sa population, ses ani-
maux, ses petites villes cabossées, ses routes noires à voie unique vers l’infini, ses
stations-service isolées, un serpent sur la route, plusieurs océans (3), ses mers (3),
ses déserts (14), ses innombrables forêts primaires, des gens partout ou bien abso-
lument personne. Quand je m’interroge sur la manière de photographier l’Australie,
j’en conclus que c’est très difficile. Ce qui définit l’Australie ? Je ne sais pas. J’ai seu-
lement grandi et vécu une grande partie de ma vie ici. L’Australie aborigène a une
profonde connexion métaphysique au pays. Sans doute qu’il faut ces 40 000 années
pour la comprendre. J’ai grandi avec tous ces clichés de blancs sur le fonctionne-
ment du pays et ce qu’il signifiait pour nous, la chance que nous avions. Un pays où
on ne fait jamais assez de sport, avec le mythe de Crocodile Dundee, l’hypocrisie de la
camaraderie entre hommes et où les femmes gèrent cet étrange fantasme masculin.
En tant qu’Australiens, nous connaissions toute cette litanie, devions-nous l’aimer
pour autant ? Moi pas. Ce continent a quelque chose d’impénétrable. Une solitude
existentielle, immense, dépeuplée. Avec la société la plus urbanisée de la terre : 75 %
de la population vit dans sept villes. Parvenir à produire une photographie qui ait du
sens entre tous ces éléments incontournables était loin d’être facile pour moi, mais
c’était une opportunité passionnante. Je ne doute pas que l’industrie touristique
reviendra petit à petit à sa mondialisation habituelle. Elle est trop importante et
énorme pour nombre d’économies nationales pour s’effondrer. La question cruciale
pour moi, c’est de savoir si l’industrie de la création survivra au Covid-19. Le confine-
ment a marché, il était nécessaire mais à la base il a décimé l’industrie de la création
qui souffrait déjà de l’appauvrissement de ses revenus causé par la technologie nu-
mérique qui a absorbé tous les services intermédiaires exécutés encore récemment
par des créatifs. Ça me surprendrait que les gros gouvernements considèrent cette
industrie suffisamment importante pour lui accorder une aide post-Covid.

Parlons maintenant de votre travail. Quand et pourquoi avez-vous décidé


d’associer la photographie, le texte et le graphisme ?
M. P. : À l’école d’art, j’étais impressionné par mes amis peintres qui remplissaient
carnet de croquis après carnet de croquis relié avec leurs études de moments saisis
au crayon à papier et au fusain. On était dans un pub en train de discuter, un book
surgissait. Ces jeunes artistes étaient capables de boire, d’échanger des idées, de
dessiner, de rigoler, de boire un peu plus, de draguer, et tout se retrouvait dans ces
carnets noirs. À la fin du semestre, six mois de tranches de vie étaient réunis dans

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t ête d’affiche Max Pam

plus d’une dizaine de carnets, pleins d’expériences diverses. Dans leur enseigne-
ment du dessin, la tenue d’un journal en images venait en tête. On ne demandait
pas vraiment ce genre de choses aux étudiants en photographie. Une sélection de
tirages ou un photo-essai constituaient une fin en soi, la substance de notre pro-
duction, semestre après semestre, une boîte, un portfolio de tirages. Dès lors, j’ai
choisi le journal en images pour mon travail photo, des books textes-images, avec
leurs pages ivoire assoiffées de contenu. Mes tout premiers journaux contenaient
la photographie proprement dite, le choix d’un format de tirage de taille modeste,
un séquençage des pages et des textes faisant part de mes réflexions ainsi que des
illustrations. Beaucoup de mes amis étudiants en art se référaient à William Blake
(1757-1827), l’auteur et poète visionnaire. Dans les années 1970, la jeunesse artistique
en pleine quête culturelle subissait son énorme influence. Les chants de l’innocence et
de l’expérience, son ouvrage finement illustré, mère et déclic de tous les journaux
visuels, était un standard à posséder pour les apprentis en art sous acide de
l’époque, naviguant au plus près des eaux de la psychose. Ce livre a constitué une
source d’inspiration pour toute une génération qui voulait créer des images répon-
dant à une certaine vision de la nature et de la création, réelle ou imaginaire.

Twenty-six Gasoline Stations est le premier livre de l’artiste américain Ed Rusha,


publié en avril 1963 par sa propre maison d’édition National Excelsior Press. Il m’a
fait une impression énorme quand je l’ai vu pour la première fois il y a cinquante
ans dans une librairie près de Charing Cross Road. J’ai compris qu’un livre dont
l’angle était basé sur un sujet vraiment banal pouvait se révéler une œuvre d’art.
Son postulat de départ était tellement simple : une photo de station-service prise
dans le style d’un agent immobilier sous Mogadon n’a rien de remarquable. Vingt-six
stations-service shootées de la même manière et présentées dans un mince petit
volume devenaient un acte de génie. Il a d’abord été tiré à 400 exemplaires et il est
considéré par ses fans comme le tout premier livre d’artiste de la période moderne,
et j’ajouterais, sans conteste le meilleur. Sur plusieurs dizaines d’années, j’ai produit
quinze journaux. Ce sont des livres bruts, pas très raffinés qui servent de réceptacle
à mon écriture et à mes idées et qui débouchent par la suite sur une monographie
fait main beaucoup plus aboutie. Si l’idée du livre d’artiste s’est très tôt enracinée en
moi, elle a été secondée par mon envie constante de collectionner. C’est en partie de
cette manière que la photographie a commencé à fonctionner pour moi. Il s’agissait
de collectionner des expériences, en stoppant le continuum du monde durant un
soixantième de seconde, et d’en conserver les fragments pour les examiner plus
tard et peut-être rechercher la même sorte d’expériences encore et encore afin
d’amplifier profondément leur signification. Si collectionner engage à : rechercher,
localiser, acquérir, organiser, cataloguer, montrer et archiver, le livre d’artiste unit
et condense toutes ces actions en un assemblage créatif. Les livres que j’ai pu faire
par la suite racontaient une vie de toxicomane armé d’un appareil photo qui venait
valider et confirmer ce parcours à condition de garder le bon équilibre. Des dizaines
d’années de photographie ne peuvent être cautionnées que par ce qu’on retire
du processus. Si on en attend plus, on s’expose à une désillusion. La façon dont

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fonctionne l’art et comment il peut devenir rémunérateur dans l’industrie de la
création n’est pas plus compréhensible que la théorie de l’alchimie. Le respect pour
les livres et tout ce qu’ils représentent est au cœur de ce que j’ai toujours souhaité
que m’apporte la photographie. C’est le livre photo qui m’a permis de définir mon
évolution de photographe. La recherche de l’inspiration, la soif de nouvelles maniè-
res de voir sont toujours présentes dans le livre photo d’un artiste merveilleusement
original. J’ai toujours fait ces journaux visuels depuis que j’ai quitté l’Australie en
1970 et, oui, le journal n° 2 commencé en 1973 s’est achevé en 1977.
Ces journaux intimes m’ont également servi d’activité manuelle et m’ont empêché
de devenir dingue durant les longues nuits solitaires passées dans des hôtels à la
frontière de nulle part. En fait, ils m’ont également servi de comptes rendus que je
me faisais à moi-même après un voyage. Ces journaux sont surtout un outil permet-
tant de montrer les photos, donc ce sont elles qui ont le premier rôle. L’écriture et
l’illustration apportent les informations que la photographie, en tout cas celle que je
pratique, ne peut pas fournir. J’ai toujours eu une immense admiration pour le genre
journal intime d’artiste/livre, comme les scrapbooks de Gauguin, Turner, Dieter Roth
et Richard Hamilton. Au Victoria and Albert Museum [à Londres. N.D.L.R.], c’était
toujours excitant de naviguer dans les salles de la collection d’Asie du sud-est. Ces
salles, toujours ma priorité au V and A, resplendissaient d’objets d’art de Corée, de
Chine et du Japon – notamment des gravures sur bois pornographiques Ukiyo-e,
connues sous le nom de Shunga. Ces œuvres, presque photographiques, décrivent
en détails figuratifs la vie dans les quartiers de plaisir des villes de la période japo-
naise Edo (1603-1868). Les gravures réalisées par Hokusai, Utamaro, Kuniyoshi et
autres étaient exquises sous leurs vitrines, certaines présentées à plat, d’autres droi-
tes sous forme d’album en accordéon. Des hommes aux queues énormes survolaient
des courtisanes dévêtues aux coiffures élaborées et aux corps couverts d’Irezumi
[tatouages. N.D.L.R.]. Des scrotums poilus pénétraient des sexes parfaitement soi-
gnés. Des langues sorties, des joues rouges et des yeux plissés venaient suggérer de
façon plausible l’extase sexuelle dans un autre âge.

En m’appuyant sur la symétrie simple de l’album en accordéon, j’ai pu créer des


pages puisées dans la véritable matière de l’art. Pas besoin de technique de pliage
puisque les pages sont collées dos à dos de façon à ce qu’elles puissent se replier sur
elles-mêmes pour constituer un livre qui peut être feuilleté quand on l’a entre les
mains, ou bien étiré sur toute sa longueur pour le déployer en une seule séquence
de pages qui tiennent par elles-mêmes. J’utilise régulièrement cette formule vieille
de 2 000 ans dans mon travail. De ce fait, il est possible de revisiter et de rééditer un
livre quand on veut. On peut y ajouter de nouveaux travaux ou supprimer des pages
avec un minimum d’impact sur l’intégrité de l’ouvrage. […]
Cette forme très personnelle de diffusion de son art est très gratifiante pour l’artiste,
qui peut construire de nouvelles œuvres de manière autonome sans devoir faire
appel à un galeriste, à un éditeur ou à un comité d’éthique.

L’association de la photographie, du texte et du graphisme, c’est votre signature.


Pourriez-vous nous en dire plus sur vos références et sources d’inspiration ?
M. P. : Quand j’étais à l’école d’art, les galeries de Londres ouvertes au public me
fournissaient beaucoup d’éléments, et elles étaient gratuites. Les musées aussi. Une

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journée entière passée au British Museum ou à la Tate Gallery était pleine d’ensei-
gnement. La Tate ne collectionnait pas la photographie qu’elle ne considérait pas
comme une forme d’art pertinente.
Le Victoria and Albert Museum possédait des collections de photographies dont
une grande partie de l’œuvre de Bill Brandt. Début 1970, je suis allé voir la rétros-
pective Bill Brandt à la Hayward Gallery. L’authenticité et l’originalité si variée de
sa production étaient stupéfiantes. Entre autres, il a réinventé une forme de nu
féminin avec un incroyable brio et une intensité de science-fiction. Il y avait aussi les
expos de Sol Lewitt et Claes Oldenburg où on voyait émerger le mouvement de l’art
conceptuel. Les galeries privées proposaient bien sûr des artistes bankable, les stars
Francis Bacon et autres surdoués, Lucian Freud, Hockney, Warhol, Eduardo Palozzi
et Peter Blake. L’Institute of Contemporary Art sur le Mall offrait une large palette
d’événements surprenants et intéressants. Dans une atmosphère de club, c’était un
lieu où artistes, écrivains et scientifiques pouvaient avoir un débat d’idées hors de la
tradition confinée de l’ordre établi. J’ai assisté par exemple à une conférence dingue
du photographe William Klein, influent et provocateur, suivi de la projection de son
film tout aussi outrancier Mister Freedom, une satire de l’arrogance de l’impérialisme
américain, avec Delphine Seyrig et Serge Gainsbourg. Cet événement déprimant fut
suivi d’une nuit de projections des films de Glauber Rocha, le réalisateur brésilien,
également acteur et scénariste. Le Dieu noir et le diable blond, Terre en transe, Antonio
Das Mortes et Cabecas Cortadas se sont révélés si éprouvants qu’après ça Mister Free-
dom pouvait paraître léger et divertissant.
L’ élément perturbateur passionnant du monde de la photo, c’était la couleur.
Pour une nouvelle génération de photographes, l’utilisation du film couleur menait
à une frontière fascinante et désertée. « La couleur de la photographie, c’est le noir
et blanc », déclarait avec emphase le grand Robert Frank en 1961. Qui pouvait
le contredire sur ce point ? Pourtant dès 1970, beaucoup l’ont fait. « La photo couleur
est vulgaire », commentait Walker Evans en 1969. Cette assertion ridicule est
au cœur du travail de William Eggleston et à l’origine de ses images couleur. Des
photos férocement intelligentes de scintillants paysages de banlieue américaine
imaginaires éclairés avec une esthétique couleur vulgaire et criarde.
Il fallait encore que ce débat atteigne Harrow [l’école d’art de Londres. N.D.L.R.]
de manière significative.

L’un de mes professeurs me montra le livre Mexican Days d’Edward Weston. Weston
proposait, simplifiait. Il cassait les formes d’une manière sauvagement réductrice.
C’était vraiment instructif de comprendre clairement la façon dont il jouait avec
les lignes et les zones de densité et de beauté à l’intérieur du cadre. J’ai tenté de re-
monter à la source de la rhétorique claire et percutante de son langage visuel : une
forme fortement illuminée en plein soleil, shootée sur film grand format avec un
usage maximal de la profondeur de champ. Les signifiants de sa technique avaient
pour seul but d’accentuer un résultat esthétique en 3D. La plupart de mes tentatives
pour répliquer la sensibilité de Weston ont échoué. De temps à autre, ça marchait.
Le couloir donnant sur la cage d’escalier de ma porte d’entrée du 37 a été ma pre-

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mière photo d’une certaine valeur qui devait à l’influence de Weston. J’empruntais
constamment son livre à la bibliothèque. Sa façon de vivre à Mexico (1923-1927)
était racontée en détail dans Mexican Days. Son combat émotionnel et créatif y est
précisément décrit dans un style direct et captivant. Il avait de quoi écrire. Il traînait
avec la gauche radicale politisée et tout le beau monde de la création de l’époque, y
compris Frida Kahlo et Diego Rivera. Ce fut la première fois que j’ai lu ce qu’un pho-
tographe écrivait sur la photographie. Par-dessus tout, son attitude intransigeante
sur sa vie et son art et sur leur côté inséparable m’a poussé à mettre le même genre
d’intensité dans mon travail. Le premier mois de la nouvelle année, j’ai découvert le
travail de Diane Arbus à la bibliothèque de l’école d’art. Un moment déterminant.
Cela faisait cinq ans que je faisais de la photo. J’avais acquis une bonne maîtrise
technique sans avoir aucune idée du sens qu’avait la photographie, sur sa capacité
d’arrêter la marche du monde suffisamment longtemps pour révéler d’un moment à
l’autre la nature délicieusement complexe du chemin que nous suivons. Jusqu’à cette
révélation dans la bibliothèque, je n’avais pas saisi la signification de la photographie
et boum ! Subitement, après cette immersion dont je suis sorti transformé, j’ai com-
pris intuitivement ce qu’elle avait de formidable. C’est la brutalité du style clinique
d’Arbus et le poids énorme de son sujet, le tout parfaitement équilibré dans son for-
mat carré, qui m’ont fait faire un pas en avant. Le contenu original de son travail allié
à une fluidité d’exécution sont inscrits au plus profond de son œuvre, ce qui en fait sa
qualité. De plus, ce qui rend cette œuvre si authentique, c’est la loyauté de l’auteure
à sa propre bizarrerie et la façon dont elle l’a tellement utilisée dans son travail. À
force de visiter régulièrement les pages de ses livres pendant le restant de l’année,
et presque par osmose, j’ai développé une structure « arbusienne » en injectant ma
propre bizarrerie dans mon nouveau travail. Grâce à mes parents que j’avais solli-
cités dans une lettre, j’ai finalement rassemblé assez d’argent pour acheter un Has-
selblad 500C d’occasion. Dès que j’ai commencé à l’utiliser, je me suis senti à l’aise.
Avec le viseur à hauteur de taille, je pouvais composer. C’était juste parfait, l’appareil
photo de Boucle d’or. Quatre mois après cette rencontre, Diane Arbus se suicidait en
avalant un flacon de barbituriques et en se tranchant les veines. Diane figure parmi
les véritables grands artistes du XXe siècle.

À Rome, il y a presque 2 000 ans, Lucrèce utilisait l’image du voile de poussière fine
qui danse dans un rayon de lumière pour décrire l’espace-temps et le moment où
la lumière n’est plus une force invisible qui colore, façonne et souligne mais où elle
donne l’illusion d’être visible. Enfant, je m’émerveillais de ce prodige : des particules
de poussière flottant à travers un rayon de lumière oblique. C’est une perspective
extraordinaire qui vient trianguler l’espace permettant au spectateur de discerner la
qualité de la lumière, fluide, flottante et révélatrice. En fait j’ai appris à devenir pho-
tographe en Europe. Chaque continent suscite en moi une réaction au continuum
espace-temps qui se construit de façon très diverse.
Les régions et les villes européennes conservent une identité singulière qui en-
gendre un contact dense et puissant avec le Vieux Monde, la trace d’empires passés
et leur proximité avec celui qui marche, traque et parfois photographie.
Photographier le Vieux Monde implique une forme de témoignage suscité par l’es-
pace que les bâtiments occupent, l’histoire qu’ils racontent et la politique qu’ils rap-
pellent. En opposant le volume et l’échelle de la ville aux représentations figuratives

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t ête d’affiche Max Pam

des gens qui y travaillent et qui y vivent, je cherche à suggérer quelle sorte de vie
intérieure ils nous cachent. La vue traversante de ma chambre sur le grand boule-
vard, un sentiment d’Europe centrale. À l’école on nous encourageait à voir les gens
comme nos acteurs, la cité et les intérieurs comme une scène. L’essentiel de l’ensei-
gnement qui nous était proposé ne devait pas grand-chose au photojournalisme. On
nous poussait vers un processus de création de fictions parées de l’importance sym-
bolique du banal. J’avais fait une liste de ce que j’aurais aimé shooter : un homme se
coupant les poils du nez, une fille nue en train de se brosser les dents, une fille nue
accroupie sur le dos d’un homme nu allongé, un homme en train d’uriner dans un
lavabo. J’avais été témoin de ces scènes sans les avoir jamais photographiées. L’idée
de concrétiser cette liste bidon de Londres finit par perdre de son intérêt, il n’y avait
aucun amour dans cette esthétique de photo-fiction et j’étais bien décidé à ne pas
faire d’erreur fondamentale avec un médium que je venais tout juste de décrypter.
J’ai trouvé l’inspiration de ma première série de photographies après avoir vu une
sculpture de Mark Boyle à la Tate. Elle était en résine et en fibre de verre et recons-
tituait méticuleusement un morceau du trottoir londonien. Cette œuvre me poussa
à avoir une vue d’ensemble, de la taille vers le bas. J’ai compris presque tout de suite
l’intention de Mark Boyle, ce que ce trottoir avait de sculptural. Tout dans le viseur
s’aplatissait, se compressait devenant une masse contrainte et arrachée du contexte
à la fois par la gravité et par le poids humain/mécanique que devait supporter sa
surface.

Mon copain Steve vint partager avec moi l’appartement du 37, ce qui réduisit de
moitié les neuf livres de loyer hebdomadaire, une solution géniale à ma crise budgé-
taire. À la fin des années 1960, le sexe était une chose relax de la vie courante. Steve
ramenait une amie à l’appart et couchait avec elle dans le lit simple à côté du mien.
Ce n’était pas bizarre puisque nous étions des amis de l’école d’art qui partageaient
la liberté des règles d’attraction. Il n’était pas question que j’aille dormir sur le cana-
pé à l’étage en dessous. Cet arrangement était une sorte de cohabitation qui créait
une agréable tension sexuelle. Georgina était grande avec de très longues jambes
que soulignaient ses pantalons « tuyau de poêle » préférés. Elle avait une coupe de
cheveux si réussie que je ne l’ai jamais vue se servir d’un peigne ou d’une brosse. Sa
frange épaisse faisait une belle courbe oscillant sur son front. Comme elle avait une
peau blanche presque translucide, le réseau de ses veines affleurait en bleu indigo.
Je l’aimais pour sa franchise absolue concernant la vie personnelle et privée, et sa
façon de lancer une remarque explosive avec un violent sens de l’humour.
Elle me bloqua dans le couloir alors que je revenais de pisser et me pressa contre
le mur. J’étais en pyjamas, elle était nue. J’ai accepté ma défaite et nous avons subi
l’apesanteur de ce moment et échangé un seul long baiser éternel, le plus loin où
nous pouvions aller. Assez vite, j’ai découvert que mon nouvel appareil m’offrait un
terrain d’expérience stimulant ma quête d’identité. J’étais amoureux de la copine
de mon colocataire et elle est devenue le sujet de mon premier vrai portrait. Ça se
produit très rapidement, ce retour de service lors d’une rencontre : un échange de
regards et oui, un accord silencieux. J’étais dans mon labo ; le tirage dans le bac

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faisait doucement monter l’image latente de la fille. Elle est apparue sortie de la
blancheur flottante d’un univers inconnu pour rester dans ma vie pour toujours.
Quand j’ai attrapé le tirage et que je l’ai sorti pour le regarder dans la lumière jaune,
j’ai été submergé par le sentiment que cette image constituait une étape et validait
de futures versions de mobilité et de négociation déjà présentes dans ma première
bonne photo.

Paris en avril 1971 fut une expérience. Je faillis rater le vol charter qui me menait de
Gatwick au Bourget, en conséquence de mon incapacité à déchiffrer les horaires
du réseau ferré britannique et de prévoir une marge d’erreur pour le trajet jusqu’à
l’aéroport. Les employés avaient déjà retiré la passerelle, la porte était fermée et les
moteurs du jet De Havilland Cornet 4 vrombissaient. Il devait y avoir assez d’amour
dans l’air parmi l’équipage pour interrompre le processus du décollage et accueillir
à bord un imbécile analphabète incapable de lire un indicateur de chemin de fer.
J’avais des rendez-vous à Paris et nul doute que les pouvoirs qui contrôlent les vies de
jeunes dyslexiques d’une vingtaine d’années avaient décidé que je devais être à l’heure.
Enfin bouclé sur mon siège, dans un jet qui n’avait ni nom, ni marque de compagnie
aérienne, j’ai entendu : « Ici votre capitaine. Je vous prie d’excuser ce léger retard dû à
l’embarquement de dernière minute d’un retardataire. En route pour Paris ! » À mon
arrivée là-bas, j’ai ressenti que ma nouvelle caméra allait m’être utile. Cette semaine
de travail sur le terrain s’est révélée une réussite et a validé ma nouvelle capacité
d’avoir du plaisir en me baladant et en n’utilisant qu’un film par jour. Durant le reste
de ma carrière, c’est resté ma façon d’opérer. J’ai fait ma première bonne photo de rue
sur le quai des Tuileries, un homme et son chien sortant du champ à gauche, deux
ombres désincarnées sur un mur plein de graffiti prônant l’anarchie et la mort à la po-
lice antiémeute. Paris m’a donné une mission, m’a encouragé à opérer en photographe,
complice de mes efforts pour traquer et montrer sa culture. Les rues et bâtiments
s’éveillaient en ma présence. J’échangeais avec les gens, je me suis fait des amis, j’y ai
trouvé l’aventure et une sorte d’amoureuse. La voie à suivre paraissait claire. Contre
l’avis de ma sœur et de mes parents, je savais que la prochaine étape consisterait à
quitter l’école d’art pour partir voir le monde. L’Inde m’obsédait de plus en plus. Je li-
sais avidement sur son histoire, ses structures temporelles et la ballade métaphysique
de sa culture. Dès que j’avais les moyens de m’offrir un restaurant, c’était un restau-
rant indien. Portrait of India de Ved Mehta, Ramakrishna and His Disciples de Christo-
pher Isherwood et les célèbres œuvres complètes de Rabindranath Tagore étaient les
livres les plus marquants de cette époque.

Diriez-vous que vous avez inventé un genre ?


Plus précisément le carnet de voyage ?
M. P. : L’américain Peter Beard, récemment décédé, photographe, écrivain, dia-
riste, anthropologue, historien et mondain, n’a peut-être pas inventé le genre mais
je pense qu’il se l’est approprié à partir du moment où il est retourné pour la deu-
xième fois au Kenya en 1961. Son livre The End of the Game (1965) a été un énorme
succès.

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Est-il juste de vous appeler photographe ?


M. P. : C’est une épithète qui décrit faiblement les intentions. Des millions de gens
affirment avec raison qu’ils sont photographes. Très, très peu d’entre eux éprouvent
pour le restant de leur vie l’âpreté de l’addiction à ce médium nécessaire pour affir-
mer que oui, en effet, je suis photographe.
Pendant certains de mes voyages, j’éprouvais une terreur dépersonnalisante, à force
de me déplacer seul durant des mois, avec une santé branlante, et de résister au
choc émotionnel provoqué par des accidents de train. Difficile de décrire cela autre-
ment qu’un tourisme pour masochistes. De retour à l’hôtel, je m’administrais de la
drogue en guise de médicament, ce qui n’aidait pas, c’était comme jeter de l’essence
sur un incendie. C’est moche et il faut y faire face. Assez souvent, je me regardais
dans une glace et je demandais à mon reflet : « Qu’est-ce que je fous là ? » Ce n’est pas
une situation exceptionnelle. Ça fait des millénaires que des gens posent la même
question à cette glace. Je ne sais pas combien de fois j’ai fait ça dans une chambre
d’hôtel. Dans ces moments de crise personnelle, face à ma propre angoisse, j’arrivais
toujours à la conclusion, comme s’il pouvait y avoir une autre explication, que j’étais
photographe et que c’était la raison pour laquelle j’étais là. C’était la seule justifi-
cation qui marchait dans cette sorte de situation. C’est le prix à payer. En tant que
photographe, je devais vivre dans ma vingtaine cette vie émotionnelle, en monta-
gnes russes. Poursuivre loin, vraiment loin à travers les flammes une sorte de rêve,
c’est ce qui donne à mon travail le poids que je recherche.
J’ai cherché à investir la sensibilité du bizarre qu’Arbus a si magnifiquement trans-
mise. Mais je n’ai pas pu m’approprier sa façon de voir. On ne la trouve pas vraiment
dans mon travail, autre chose a émergé, la constante du banal dans une autobiogra-
phie de voyages, d’aventure, d’émotion, de grotesque, la nature douce et déprimante
de ce que nous sommes les uns pour les autres. L’Inde est une culture si complexe,
c’est plus facile de l’écrire que de la photographier. Peut-être qu’il faut la filmer. J’ai
passé beaucoup de temps là-bas dans les années 1970, j’en étais obsédé. Je devais y
rester le temps qu’il fallait pour pouvoir décrire l’emprise émotionnelle qu’elle avait
sur moi.

Votre dernier travail semble être plus personnel. Est-ce le bon moment pour
vous de « faire le point » sur le travail accompli au cours des dernières décennies,
ou plutôt la naissance d’une nouvelle vision ?
M. P. : Tout se rapporte à l’immense plaisir que j’ai éprouvé quand j’ai compris
qu’hier c’est hier et qu’aujourd’hui est nouveau. C’est simplement ça, amplifié par
le processus de changement d’appareil photo. Chaque heure, chaque minute sur le
terrain à observer le changement, à traquer de nouveaux moments inédits et d’en
mémoriser certains sur le film. L’Inde, c’était devenu une mission, une vocation, un
appel où je cherchais, pour en être transformé, ce qui restait à découvrir.
La vie dans laquelle je me suis immergé cette année-là a déclenché une longue
combustion lente alimentée par la collision subjective/objective des cultures que j’ai
rencontrées là où j’ai vécu. Cet état fluctuant était déformé et interprété par les va-

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riations sourdes et sensibles de mes émotions, de l’alchimie de mon corps et de l’in-
flexion de ses pics saisonniers aussi imprévisibles qu’infinis. Il m’a fallu des années
pour enfourcher ce beau dragon afin que tout ceci prenne un sens quelconque et
dépasse l’idée primaire et brute que j’étais tout simplement dépendant à ce genre
de vie. J’ai le sentiment que mon dernier livre The Sea of Love (2019) est l’alter ego de
mon premier livre Going East (1992). Chacun de ces ouvrages mesure le parcours
de cinquante ans de photographie sur le terrain. Ils se rencontrent quelque part au
milieu de cette période et contribuent à décrire la réconciliation paradoxale d’une
vie : les 20 ans d’un jeune garçon avec les 70 ans du grand-père de cinq petits-enfants
qu’il est devenu.

Festival
Promenades photographiques de Vendôme
Pour cette 16e édition, les organisateurs se tournent vers l’Asie et proposent
30 expositions réparties dans 10 lieux. Le pari est de changer notre vision de
l’Asie et d’en découvrir les mille facettes, à travers les regards de photographes
qui la documentent et le travail d’artistes venus d’Extrême-Orient. Les
Promenades sont, comme chaque année, un rendez-vous incontournable de la
saison. Tout y concourt. Les expos, bien sûr, mais aussi la déambulation à travers
la ville qui ne demande qu’à être découverte. Du 4 juillet au 20 septembre 2020.
www.promenadesphotographiques.com

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The sea of love
« Ceci n’est pas un livre, c’est une longue histoire d’amour. »

Cet album est un journal de bord « dessiné » par le photographe australien.


Avec un talent inouï, il mélange portrait, paysage, collage et photos intimes
au gré de sa mémoire. Le résultat est fascinant et hypnotique.

Éditions Bessard, 2019, 1re édition tirée à 1 000 exemplaires., 75 €.

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