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L'INGÉNU,

HISTOIRE

VERITABLE.
EBILVEFE
H12LOIKE
ГТИСЕИТ
M
"". de Voltaire.

20 a FerneyparM.B

5.

L'INGÉNU,

HISTOIRE

VERITABLE

Tirée des Manuſcripts du Père Quefnel

Par

Monfieur de Voltaire.

Nouvelle Edition , corrigée.

A UTRECHT

1768
‫ܚ‬

‫‪.‬‬
TABLE

DES CHAPITRES.

CHAP. I, Comment le Prieur de Nô

tre Dame de la Montagne

& Mlle. Sa fœur rencontre

rent un Huron. Page 1

CHAP. II. Le Huron nommé l'Ingénu

connu de fes parenş 14

CHAP. III. Converti. 21

CHAP. IV. Batifé. 27

CHAP. V. L'Ingénu amoureux. 32

a 3 CHAP .
TABLE

CHAP. VI. Il court chez fa mai

treffe , & devient furieux.

Pag. 38

CHAP. VII. Repouffe les Anglais. 43

CHAP. VIII. Il va en Cour , foupe

en chemin avec des Hugue


nots. 49

CHAP. IX. Son arrivée à Verſail


les. Sa réception à la

Cour.
53

CHAP . X. L'Ingénu enfermé a la

Bastille avec un Fanfeni

fte. 59

CHAP . XI. Comment il dévelope fon

génie. 69

CHAP.
DES 1 CHAPITRES .

CHAP. XII. Ce qu'il penfe des piéces


de Théatre. Pag. 75

CHAP. XIII. La belle St. Yves va

à Versailles. • 78

CHAP. XIV. Progrès de l'efprit de

l'Ingénu. 87

CHAP. XV. La belle St. Yves ré

fifte à des propofitions délica

tes. · 91

CHAP. XVI. Elle confulte un Jefui

te. 97

CHAP. XVII. Elle fuccombe par ver

tu. IOI

CHAP. XVIII. Délivre fon amant &

un Fanfenifte. 104

CHAP.
TABLE DES CHAPITRES.

CHAP. XIX. L'Ingénu , la belle St.


Yves & leurs parens fons raf

femblés. Pag. III

CHAP. XX. La belle St. Yves meurt,

& ce qui en arrive. 124

L'IN.

+++

LINGENU.

CHAPITRE PREMIER.

Comment le Prieur de Nôtre Dame de

la Montagne & Mademoiselle fafæur.


rencontrèrent un Huron.

****

N jour St. Dunstan Irlandais de


JU
nation & Saint de profeffion , par
tit d'Irlande fur une petite mon
tagne qui vogua vers les côtes de Fran
ce , & arriva par cette voiture à la baye
de St. Malo . Quand il fut à bord , il
donna la bénédiction a fa montagne , qui

luifit de profondes révérences , & s'en re


tourna en Irlande par le même chemin
qu'elle était venue .
Dunstan fonda un petit prieuré dans
ces quartiers là , & lui donna le nom de
A pri
2 LINGEN U.

prieuré de la Montagne , qu'il porte en


cor, comme un chacun fçait.
En l'année 1689, le 15. Juillet au ſoir,
l'Abbé de Kerkabon , Prieur de nôtre Da
me de la Montagne , fe promenait fur le
bord de la mer avec Mademoiſelle de
Kerkabon fa fœur pour prendre le frais.
Le Prieur déja un peu fur l'àge était un
très bon eccléfiaftique , aimé de fes voi
fins , après l'avoir été autrefois de fes voi
fines. Ce qui lui avait donné furtout une
grande confidération , c'eft qu'il était le
feul bénéficier du païs qu'on ne fùt pas
obligé de porter dans fon lit, quand il avait
foupé avec fes confrères. Il favait affez
honnêtement de Théologie ; & quand il
était las de lire St. Auguftin , il s'amufait
avec Rabelais ; auffi tout le monde difait
du bien de lui..

Mlle. de Kerkabon , qui n'avait jamais


été mariée , quoiqu'elle eût grande en
vie de l'être , confervait de la fraicheur
à l'age de quarante - cinq ans ; fon cara
Єtère était bon & fenfible , elle aimait le
plaifir & était dévote.
Le Prieur difait à fa foeur en regardant
la mer : Hélas ! c'eft ici que s'embarqua
nótre
L'INGEN U. M.
3

nôtre pauvre frère avec nôtre chère bel


le - fœur Mlle. de Kerkabon fa femme
fur la frégate l'hirondelle en 1669 , pour
aller fervir en Canada. S'il n'avait pas
été tué , nous pourrions eſpérer de le re
2 voir encore .
Croyez - vous , difait Mlle. de Kerka
bon , que nôtre belle -four ait été man
gée par les Iroquois comme on nous l'a
dit ? Il eſt certain que fi elle n'avait pas
été mangée , elle ferait revenue au païs.
Je la pleurerait toute ma vie ; c'était une
femme charmante ; & nôtre frere qui
avait beaucop d'efprit aurait fait affuré
ment une grande fortune.
Comme ils s'attendriffaient l'un & l'au
tre à ce fouvenir , ils virent entrer dans
la baye de Rence un petit bâtiment qui
arrivait avec la marée ; c'était des Anglais.
qui venaient vendre quelques denrées de
leur pais. Ils fautèrent à terre fans re
garder Mr. le Prieur ni Mlle. fa fœur .
qui fut tres choquée du peu d'attention
qu'on avait pour elle.
Il n'en fut pas " de même d'un jeune
homme très bien fait , qui s'élança d'un
faut par deffus la tête de fes compag
A 2 nons ,
4 LINGEN U.

nons , & fe trouva vis - à - vis Mademoi


felle. Il lui fit un figne de tète , n'e
tant pas dans l'ufage de faire la révéren
cé. Sa figure & fon ajuftement attire
rent les regards du frère & de la foeur.
Il était nu téte , & nu - jambes , les pieds
chauffés de petites fandales , le chef or
né de longs cheveux en treffes , un pe
tit pourpoint qui ferrait une taille fine
& dégagée ; l'air martial & doux . Il
tenait dans fa main une petite bouteille
d'eau des Barbades , & dans l'autre une
efpèce de bourfe dans laquelle était un
gobelet & de très bon bifcuit de mer. Il
parlait Français fort intelligiblement. 11
préfenta de fon eau des Barbades à Mlle.de
Kerkabon & à Mr. fon frère ; il en but
avec eux ; illeur en fit reboire encor , &
tout celà d'un air fi fimple & fi naturel que
le frère & la four en furent charmés . Ils
lui offrirent leurs fervices , en lui de
mandant qui il était & où il allait . Le
jeune homme leur répondit qu'il n'en
favait rien , qu'il était curieux , qu'il
avait voulu voir comment les côtes de
France étaient faites , qu'il était venu ,
& allait s'en retourner. eulish ne do
on
Mr.
L' INGEN U. . 5

Mr. le Prieur jugeant à fon accent


7. qu'il n'était pas Anglais , prit la liberté
de lui demander de quel païs il était . Je
fuis Huron , lui répondit le jeune hom
me.
Mlle. de Kerkabon étonnée & enchan
tée de voir un Huron qui lui avait fait
des politeffes , pria le jeune homme à
fouper ; il ne fe fit pas prier deux fois,
& tous trois allèrent de compagnie au
prieuré de nôtre Dame de la Montagne.
La courte & ronde demoiſelle le re
gardait de tous fes petits yeux , & di
1 fait de temps en temps au Prieur : Ce
grand garçon là a un teint de lys & de
rofe! qu'il a une belle peau pour un Hu
ron ! Vous avez raifon , ma fœur , di
fait le Prieur , Elle faifait cent questions
coup fur coup , & le voyageur répondait

toujours fort jufte.


Le bruit fe répandit bientôt qu'il y
avait un Huron au prieuré. La bonne
compagnie du canton s'empreffa d'y ve
nir fouper. L'Abbé de St. Yves y vint
avec Mlle. fa foeur , jeune baffe bret
te , fort jolie & très bien élevée . Le
Bailly , le receveur des tailles &leurs fem
A 3 mes
6 L'INGEN U.

mes furent du fouper. On plaça l'étran


ger entre Mlle. de Kerkabon & Mlle.
de St. Yves. Tout le monde le regar
dait avec admiration ; tout le monde lui
parlait & l'interrogeait à la fois ; le Hu
ron ne s'en émouvait pas . Il femblait
qu'il eût pris pour fa dévife celle de My
lord Bolingbroke : nihil admirari. Mais
à la fin excédé de tant de bruit , il leur
dit avec un peu de douceur , mais avec
un peu de fermeté , Meffieurs , dans
mon païs on parle l'un aprés l'autre ;
comment voulez - vous que je vous ré
ponde quand vous m'empêchez de vous
entendre ? La raifon fait toujours ren
trer les hommes en eux - mêmes pour
quelques moments . Il fe fit un grand
filence. Mr. le Bailly qui s'emparait
toujours des étrangers dans quelque mai
fon qu'il fe trouvat , & qui était le plus
grand questionneur de la province , lui
dit en ouvrant la bouche d'un demi
' pied , Mr. , comment vous nommez -
vous? On m'a toujours appellé l'ingé
nu, reprit le Huron , & on m'a confir
mé ce nom en Angleterre , parce queje
dis toujours naïvement ce que je pen
fe ,
L'INGEN U. 7

fe , comme je fais tous ce que je


veux.
Comment étant né Huron avez - vous
pu , Monfieur , venir en Angleterre ?
C'eſtqu'on m'y à memé ; j'ai été fait dans
un combat prifonnier par les Anglais
après m'être affez bien défendu ; & les
Anglais qui aiment la bravoure , parce
qu'ils font braves & qu'ils font auffi hon
nêtes que nous , m'ayant propofé de me
rendre à mes parents , ou de venir en An
gleterre , j'acceptai le dernier parti ,
parce que de mon naturel j'aime paſſio
nément à voir du païs.

Mais , Monfieur , dit le Bailly , avec


fon ton impofant , comment avez - vous
pu abandonner ainfi père & mère ? C'eft.
que je n'ai jamais connu ni père ni mè
re , dit l'étranger. La compagnie s'at
f tendrit , & tout le monde répétait , ni pè
re ni mère ! Nous lui en fervirons , dit
la maîtreffe de la maifon à fon frère le
prieur ; que ce Monfieur le Huron eſt .
intéreffant ! L'Ingénu la remercia avec
une cordialité noble & fière , & lui fit
comprendre qu'il n'avait befoin de rien .

A 4 Je
8 L'INGEN U.

Je m'aperçois , Mr. l'Ingenu , dit le


grave Bailly , que vous parlez mieux
Français qu'il n'apartient à un Huron.
Un Français , dit - il , que nous avions
pris dans ma grande jeuneffe en Huro
nie , & pour qui je conçus beaucoup
d'amitié , m'enfeigna fa langue ; j'aprends
très vite ce que je veux aprendre . J'ai
trouvé en arrivant à Plimouth un de vos
Français réfugiés que vous appellez hu
guenots, je ne fais pourquoi ; il m'a fait fai
re quelques progrès dans la connaiffance
de vôtre langue ; & dès que j'ai pu m'ex
primer intelligiblement , je fuis venu
voir votre païs , parce que j'aime affez
les Français quand ils ne font pas trop de
queſtions.
L'Abbé de St. Yves malgré ce petit
avertiſſement lui demanda laquelle des
trois langues lui plaifait davantage , la
Hurone , l'Anglaiſe ou la Françaiſe ? La
Hurone , fans contredit , répondit l'In
génu. Eft il poffible ? s'écria Mlle. de
Kerkabon ; j'avais toujours cru que le
Français était la plus belle de toutes les
langues après le Bas - Breton.

Alors
L' INGENU. 9

1 Alors ce fut à qui demanderait à l'In


génu , comment on difoit en Huron dù
tabac , & il répondait Taya ; comment
on difait manger , & il répondait Effen
ten . Mlle. de Kerkabon voulut abfo
lument favoir comment on diſait, faire l'
amour, il lui répondit Trovander , ( * ) ,
& foutint non fans apparence de raiſon
que , ces mots la valaient bien les mots
Français & Anglais qui leur correfpon
daient. Trovander parut très joli a tous
les convives.
Mr. le Prieur qui avait dans fa biblio
thèque la grammaire Hurone dont le rè
vérend père Sagar Théodat récolet , fa
meux miſſionnaire , lui avait fait préfent,
fortit de table un moment pour l'aller
confulter. Il revint tout haletant de ten
dreffe & de joye . Il reconnut l'Ingénu
pour un vrai Huron . On diſputa un peu
fur la multiplicité dés langues , & on con
vint que fans l'avanture de la tour de
Babel toute la terre aurait parlé Français .
L'interrogant Bailly qui jufques la
s'était défié un peu du perfonnage , con
A 5 çut

(*) Tous ces noms font en eflet Hurons.


10 LINGEN U.

t;
çut pour lui un profond refpe& il lui
parla avec plus de civilité qu'auparavant,
de quoi l'ingénu ne s'aperçut pas. orde
Mlle. de St. Yves était fort curieufe
de favoir comment on faifait l'amour. au
païs des Hurons ? En faifant de belles n
actions , répondit - il , pour plaire aux
P
perfonnes qui vous reffemblent. Tous lu
les convives aplaudirent avec étonne de
ment , Mlle. de St. Yves rougit , & fut re
fort aife. Mlle. de Kerkabon rougit auffi, cab
mais elle n'était pas fi aife; elle fut un le
peu piquée que la galanterie ne s'adreffat
m'a
pas à elle , mais elle était fi bonne per man
fonne que fon affection pour le Huron
j'ai p
n'en fut point du tout altérée. Elle lui ne m
demanda avec beaucoup de bonté , com
M
bien il avait eu de maîtreffes en Huro
plaifi
nie? Je n'en ai jamais eu qu'une , dit l' vait e
Ingénu ; c'était Mlle . Abacaba la bonne ba n'e
amie de ma chère nourrice : les joncs ne la caufe
font pas plus droits , l'hermine n'eft pas fixait le
plus blanche , les moutons font moins beauco
u
doux , les aigles moins fiers , & les cerfs des de n
ne font pas fi légers que l'était Abacaba. L'impi
Elle pourfuivait un jour un liévre dans primer fa
notre voisinage , environ à cinquante enfinla d
no110115 lieues
9
L'INGEN U. II

lieues de nôtre habitation. Un Algon


quin mal élevé qui habitait cent lieues
plus loin , vint lui prendre fon liévre ;
je le fçus , j'y courus , je terraſſai l'Al
gonquin d'un coup de maffue , je l'ame
nai aux pieds de ma maîtreffe pieds &
' poings liés. Les parents d'Abacaba vou
lurent le manger ; mais je n'eus jamais
de goût pour ces fortes de feſtins ; je lui
rendis fa liberté , j'en fis un ami . Aba
caba fut fi touchée de mon procédé qu'el
le me préféra à tous fes amants . Elle
m'aimerait encor fi elle n'avait pas été
mangée par un ours. J'ai puni l'ours ;
j'ai porté longtemps fa peau , mais cela
ne m'a pas confolé .
Mlle. de St. Yves à ce récit fentait un
plaifir fecret d'aprendre que l'Ingénu n'a
vait eu qu'une maîtreffe , & qu ' Abaca
ba n'était plus ; mais elle ne démêlait pas
la caufe de fon plaifir. Tout le monde
fixait les yeux fur l'Ingénu ; on le louait
beaucoup d'avoir empéché fes camara
des de manger un Algonquin.
L'impitoyable Bailly qui ne pouvait ré
primer fa fureur de queftionner , pouffa
enfin la curiofité jufqu'à s'informer de
quel
12 L'INGEN U

quelle religion était Mr. le Huron ? s'il


avait choifi la religion Anglicane ou la
Gallicane , ou la Huguenote. Je fuis de +9
4
ma religion , dit - il , comme vous de la
vôtre. Hélas ! s'écria la Kerkabon , je
vois bien que ces malheureux Anglais
n'ont pas feulement fongé à le batiſer. *
Eh mon Dieu , difait Mlle. de St. Yves ,
comment fe peut - il que les Hurons ne
foient pas Catholiques ? eft - ce que les
RR. PP . Jéfuites ne les ont pas tous con
vertis ? L'Ingénu l'affura que dans fon païs
on ne convertiffait perfonne ; que jamais
un vrai Huron n'avait changé d'opinion ,
& que même il n'y avait point dans fa
langue de terme qui fignifiat inconſtance.
Ces derniers mots plurent extrêmement
à Mlle. de St. Yves.
Nous le batiferons , nous le batiferons ,
difait la Kerkabon à Mr. le Prieur , vous
en aurez l'honneur , mon cher frére , je
veux abfolument être fa mareine ; Mr.
l'Abbé de St. Yves le préfentera fur les
font ce fera une cérémonie bien bril
lante , il en fera parlé dans toute la baffe
Bretagne , & celà nous fera un honneur
infini . Toute la compagnie feconda la
mai
LINGEN U. 13

maîtreffe de la maifon ; tous les con


vives criaient , nous le batiferons.
L'Ingénu répondit qu'en Angleterre on
laiffait vivre les gens à leur fantaisie II
témoigna que la propofition ne lui plaiſait
point du tout , & que la loi des Hurons.
valait pourle moins la loi des bas Bretons ;
enfin , il dit qu'il repartait le lendemain.
On acheva de vuider fa bouteille d'eau des.
Barbades , & chacun, s'alla coucher.
Quand on eut reconduit l'Ingenu dans
fa chambre , Mlle. de Kerkabon & fon
amie Mlle. de St. Yves , ne purent fe te
nir de regarder par le trou d une large fer
rure pour voir comment dormait un Hu
ron. Elles virent qu'il avait etendu la

couverture du lit fur le plancher ; &
C qu'il repofait dans la plus belle attitude
du monde.

CHA
14 L'INGEN U.

CHAPITRE SECOND .

Le Huron nommé l'Ingénu reconnu de


fes parents.

'Ingénu , felon fa coutume , s'éveil


la avec le foleil au chant du coq ,
qu'on appelle en Angleterre & en Huro
nie , la trompette du jour. Il n'était pas
comme la bonne compagnie qui languit
dans un lit oifeux , jufqu'à ce que le fo
leil ait fait la moitié de fon cours , qui ne

peut ni dormir ni fe lever , qui perd tant


d'heures précieufes dans cet état mito
yen entre la vie & la mort , & qui fe plaint
encore que la vie eſt trop courte.
Il avait deja fait deux ou trois lieuës ,
il avait tué trente piéces de gibier à balle
feule , lorſqu'en rentrant il trouva Mr.le
Prieur de notre Dame de la Montagne &
fa difcrete fœur , fe promenant en bon
net de nuit dans leur petit jardin . Il leur
préſenta toute fa chaffe , & en tirant de
fa chemiſe une espèce de petit talifman
qu'il portait toujours à fon cou , il les pria
de l'accepter en reconnaiffance de leur
bonne
L'INGENU 15

bonne réception ; c'eſt ce que j'ai de plus


précieux , leur dit - il ; on m'a affuré que je
ferai toujours heureux tant que je porte
rais ce petit brimborion fur moi , ainti je
vous le donne afin que vous foyez tou
jours heureux,
Le Prieur & Mlle. fourirent avec at
tendriffement de la naïveté de l'Ingénu .
Ce préfent confiflait en deux petits por
traits affez mal faits , attachés enſemble
avec une courroie fort graffe .
Mlle . de Kerkabon lui demanda s'il y
avait des peintres en Huronie ? Non , dit i'
Ingénu , cette rareté me vient de manour
rice ; fon mari l'avait eu par conquête en
dépouillant quelques Français du Canada
qui nous avaient fait la guerre ; c'est tout
ce que j'en ai fçu .
Le Prieur regardait attentivement ces
portraits ; il changea de couleur , il s'é
mut , fes mains tremblerent ; Par notre
Dame de la Montagne , s'écria - il , je
crois que voilà le vifage de mon frère le
Capitaine & de fa femme. Mlle . après
les avoir confidérés avec la même emo
tion en jugea de même. Tous deux
étaient faifis d'étonnement & d'une joye

16 L'INGEN U.

mêlée de douleur , tous deux s'attendrif vie &


faient , tous deux pleuraient , leur cœur cent que

palpitait , ils pouffaient des cris , ils s'ar & fa foeu


rachaient les portraits , chacun d'eux les leur prop
verfa
prenait & les rendait vingt fois en une nt d
feconde ; ils dévoraient des yeux les por he p o u van
traits & le Huron ; ils lui demandaient neveu d'u
l'un après l'autre , & tous deux à la fois Toutela
en quel lieu , en quel temps , comment St. Yves q
ces mignatures étaient tombées entre les compara les
l'
mains de fa nourrice ; ils raprochaient , de Ingénu ,
ils comptaient les temps depuis le départ quer qu'il av
front & le ne
du Capitaine ; ils fe fouvenaient d'avoir
K
eu nouvelle , qu'il avait été jufqu'au païs de erkabon
des Hurons , & que depuis ce temps , de l'un & de l
ils n'en avaient jamais entendu parler. Mile , de St.
L'ingénu leur avait dit qu'il n'avait p
le ère ni la m
connu ni père ni mère . Le Prieur qui leur reffemblait
raient tous la p
était homme de fens remarqua que l'In
génu avait un peu de barbe ; il favait très ment des évén

bien que les Hurons n'en ont point. Son Enfin, on était fi
n
menton eft cotoné , il eft donc fils de la aiffance de
d'un homme d'Europe. Mon frère & fentitlui -même

ma belle- fœur ne parurent plus après Prieur , endifant

l'expédition contre les Hurons en 1669. pour fon oncle qu(


Mon neveu devait alors être à la mam Onallarendre g
melle ; la nourrice Hurone lui a fauvé la fe de notre Dame
vie
L'INGEN U. 17

vie & lui a fervi de mère ; enfin après


cent queftions & cent réponſes , le Prieur
& fa fœur conclurent que le Huron était
leur propre neveu. Ils l'embraffaient en
verfant des larmes ; & l'ingénu riait
ne pouvant s'imaginer qu'un Huron fût
neveu d'un Prieur bas Breton .
Toute la compagnie defcendit ; Mr de
St. Yves qui était grand phitionomiste ,
compara les deux portraits avec le vifage
de l'Ingénu ; il fit très habilement remar
quer qu'il avait les yeux de fa méré , le
front & le nez de feu Mr. le Capitaine
de Kerkabon , & des joues qui tenaient
de l'un & de l'autre .
Mile. de St. Yves qui n'avait jamais vu
le père ni la mere , affura que l'ingenu
leur reffemblait parfaitement. Ils admi
raient tous la providence & l'enchaine
! ment des événements de ce monde :
Enfin , on était fi perfuadé , fi convaincu
de la naiffance de l'Ingénu , qu'il con
fentit lui - même à être neveu de Mr. le
Prieur , en difant qu'il aimait autant l'avoir
pour fon oncle qu'un autre.
On alla rendre grace à Dieu dans l'Egli
fe de notre Dame de la Montagne , tan
B dis
18 L'INGEN U.

dis que le Huron d'un air indifferent s'a qu'un


mufait à boire dans la maiſon. ce n'a
Les Anglais qui l'avaient amené , & Le
qui étaient prêts à mettre à la voile , que li e
vinrent lui dire qu'il était temps de par veu n'a
tir. Aparemment , leur dit - il , que vous en baffe
n'avez pas retrouvé vos oncles & vos ins d'efpr
tantes ; je reſte ici , retournez à Plimouth, toutes fes
je vous donne toutes mes hardes , je nature l'av
n'ai plus befoin de rien au monde , puif côté pater
que je fuis le neveu d'un Prieur. Les On lui d
Anglais mirent à la voile , en fe fouciant mais lu quel
Rabelais trad
fort peu que l'Ingénu eût des parents ou
non en baffe Bretagne. morceaux de

Après que l'oncle , la tante & la compag cœur; qu'il a


nie eurent chanté le 1e deum , après que le Capitaine du
l'Améri
le Bailly eut encor accablé l'Ingénu de de que
était fort conte
queflions , après qu'on eut épuife tout ce
que l'étonnement la joye , la tendreffe pas de l'interrog
peuvent faire dire , le Prieur de la Mon avoue , dit l'Ing
tagne & l'Abbé de St. Yves conclurent viner quelque cho
entendu le refte
à faire batifer l'Ingénu au plus vite . Mais .
il n'en était pas d'un grand Huron de L'Abbé de St
.
vingt · deux ans comme d'un enfant réflexi
on
que c'et
qu'on régénère fans qu'il en fache rien. avait toujours lu
homme
Il fallait l'inftruire , & celà paraiffait diffi s ne lifaie
cile ; car l'abbé de St. Yves fuppofait Vous avez fans d
qu'un
L' INGEN U. 19

qu'un homme qui n'était pas né en Fran


ce n'avait pas le fens commun.
Le Prieur fit obferver à la compagnie ,
que fi en effet Monfieur l'Ingénu fon ne
veu n'avait pas eu le bonheur de naître
en baffe Bretagne , il n'en avait pas mo
ins d'efprit ; qu'on en pouvait juger par
toutes ſes réponſes , & que furèment la
nature l'avait beaucoup favorife , tant du
côté paternel que du maternel.
On lui demanda d'abord s'il avait ja
mais lu quelque livre ? il dit qu'il avait lu
Rabelais traduit en Anglais , & quelques
morceaux de Shakeſpear qu'il favait par
cœur ; qu'il avait trouvé ces livres chez
le Capitaine du vaiffeau qui l'avait amené
de l'Amérique à Plimouth , & qu'il en
était fort content. Le Bailly ne manqua
pas de l'interroger fur ces livres. Je vous
avoue , dit l'Ingénu , que j'ai cru en de
viner quelque chofe , & que je n'ai pas
entendu le reſte.
L'Abbé de St. Yves à ce difcours fit
réflexion que c'était ainfi que lui - même

avait toujours lu , & que la plupart des


hommes ne lifaient guéres antrement.
Vous avez fans doute lu la Bible, dit
B. 2 it
20 LINGEN U.

il au Huron. Point du tout , Monfieur


l'Abbé ; elle n'était pas parmi les livres
de mon Capitaine ; je n'en ai jamais en
tendu parler. Voilà comme font ces
maudits Anglais , criait Mlle . Kerkabon ;
ils feront plus de cas d'une pièce de
Shakeſpear ; d'un plumbpouding & d'une
bouteille de Rum que du Pentateuque .
Aufli n'ont - ils jamais couverti perfon
ne en Amérique . Certainement ils font
maudits de Dieu ; & nous leur prendrons
la Jamaïque & la Virginie avant qu'il foit
peu de temps.

Quoi qu'il en foit , on fit venir le plus


habile tailleur de St. Malo pour habiller
l'Ingénu de pied en cap. La compagnie
fe fepara , le Bailly alla faire fes queftions
ailleurs. Mlle . de St. Yves en partant
fe retourna plufieurs fois pour regarder
l'Ingénu , & il lui fit des révérences plus
profondes qu'il n'en avait jamais fait à
perfonne en fa vie .
1
Le Bailly avant de prendre congé pré
fenta a Mademoiſelle de St. Yves un
grand nigaut de fils qui fortait du collé
ge ; mais à peine le regardat - elle , tant
1. elle
1

LING EN U. 21

;
elle était occupée de la politeffe du
Huron.

CHAPITRE TROISIEME .

Le Huron nommé l'Ingénu , converti.

onfieur le Prieur voyant qu'il était


Monun peu fur l'âge , & que Dieu lui
envoyait un neveu pour fa confolation ,
fe mit en tête qu'il pourrait lui réſigner
fon bénéfice s'il réuffiffait à le batifer &
à le faire entrer dans les ordres.

L'Ingénu avait une mémoire excellen


te. La fermeté des organes des baffe
Bretagne fortifiée par le climat du Cana
da , avait rendu fa tête fi vigoureuſe ,
que quand on frapait deffus , à peine le
fentait - il; & quand on gravait dedans ,
rien ne s'effaçait , il n'avait jamais rien
oublié. Sa conception était d'autant plus
vive & plus nette , que fon enfance n'a
yant point été chargée des inutilités &
des fottifes qui accablent la notre , les
chofes entraient dans fa cervelle fans nua
B 3 ge
22 L'INGEN U.

ge . Le Prieur réfolut enfin de lui faire


lire le nouveau teftament. L'Ingénu le
dévora avec beaucoup de plaifir ; mais
1
ne fachant ni dans quel païs toutes les
avantures rapportées dans ce livre étai }
1
ent arrivées , il ne douta point que le
"
lieu de la fcène ne fût en baffe Breta
gne ; & il jura qu'il couperait le nez &
les oreilles à Caïphe & à Pilate , fi jamais
il rencontrait ces marauts là.
Son oncle charmé de ces bonnes di

fpofitions le mit au fait en peu de temps ;


il loua fon zele , mais il lui aprit que ce
zèle était inutile , attendu que ces gens 1
là étaient morts il y avaient environ fei
ze cent quatre - vingt - dix années, L'
Ingénu fçut bientot prefque tout le livre
1
par cœur. 11 propofait quelquefois des 1

difficultés qui mettaient le Prieur fort en


peine . Il était oblige fouvent de con
fulter l'Abbé de St. Yves, qui ne fachant
que répondre fit venir un Jéfu te bas Bre
ton pour achever la converfion du Hu
ron.
1
Enfin , la grace opéra ; l'Ingénu pro
mit de fe faire Chrétien ; il ne doutą pas
qu'il ne dût commencer par être circom
cis ;
L'INGEN U. 23

cis ; car , difait - il , je ne vois pas dans


le livre qu'on m'a fait lire , un feul per
fonnage qui ne l'ait été , il eft donc evi
dent que je dois faire le facrifice de mon
|
prépuce ; le plutôt c'eſt le mieux . Il
ne delibera point. Il envoya chercher
le chirurgien du village , & le pria de lui
faire l'opération , comptant rejouïr infi
niment Mlle. Karkabon & toute la com
pagnie , quand une fois la chofe ferait
faite. Le frater qui n'avait point encor
fait cette opération , en avertit la famil
le , qui jetta les hauts cris. La bonne
Kerkabon trembla que fon neveu qui pa
raiffait réfolu & expéditif , ne ſe fit lui
même l'operation très mal adroitement ,
& qu'il n'en réſultat de triftes effets ,
auxquels les Dames s'intéreffènt toujours
par bonté d'ame.
Le Prieur redreffa les idées du Hu
ron ; il lui remontra que la circoncifion
n'était plus de mode , que le batême était
beaucoup plus doux & plus falutaire , que
la loi de grace n'était pas comme la loi
de rigueur. L'Ingénu qui avait beaucoup
de bon fens & de droiture difputa , mais
reconnut ſon erreur , ce qui eſt aſſez ra
B 4 re
24 L'INGEN U.

reen Europe aux gens qui difputent, en


· fin il promit de fe faire batifer quand on
voudrait.
Il fallait auparavant fe confeffer ; &
c'était là le plus difficile. L'Ingênu avait
toujours en poche le livre que fon oncle
lui avait donné. Il n'y trouvait pas qu'un
feul Apôtre fe fut confeffe , & celà le
rendait très rétif. Le Prieur lui ferma
la bouche en lui montrant dans l'épitre
de st. Jaques le mineur ces mots qui font
tant de peine aux hérétiques , confeffex
vos péchés les uns aux autres. Le Huron
"
fe tut , & fe confeffa à un Récolet,
Quand il eut fini , il tira le récolet du
confeffional , & faififfant fon homme d'un
bras vigoureux , il fe mit à fa place , &
le fit mettre à genoux devant lui ; allons
mon ami , il eft dit , confeffez vous les uns
aux autres. Je t'ai conté mes péchés , tu
ne fortiras pas d'ici quetu ne m'ayes con
té les tiens. En parlant ainfi il apuyait
fon large genou contre la poitrine de fon $
adverſe partie . Le Récolet pouffe des
hurlemens qui font retentir l'églife . On
accourt au bruit , on voit le catéchumè̟
"
ne qui gourmait le moine au nom de St.
Ja
LINGEN U. 25

Jaques le mineur. La joye de batiſer un


bas Breton Huron & Anglais était fi gran
de , qu'on paffa par deffus ces fingulari
tés. Il y eut même beaucoup de théo
logiens qui penfèrent que la confeffion
n'était pas néceffaire , puisque le batême
tenait lieu de tout.
On prit jour avec l'Evêque de St. Ma
lo , qui flatté , comme on le peut croire,
de batifer un Huron , arriva dans un pom
peux équipage fuivi de fon clergé . Mlle ,
de St. Yves en béniffant Dieu mit fa plus
belle robe , & fit venir une coëffeufe de
St. Malo , pour briller à la ceremonie,
L'interrogant Bailly accourut avec toute
la contrée. L'églife était magnifique
ment parée. Mais quand il fallut pren
dre le Huron pour le mener aux fonts
baptiſmaux , on ne le trouva point.
L'oncle & la tante le cherchèrent par
tout. On crut qu'il était à la chaffe fe
lon fa coutume , Tous les conviés a la
fête parcoururent les bois & les villages
voisins ; point de nouvelles du Huron.
On commençait à craindre qu'il ne fût
retourné en Angleterre. On fe fouve
nait de lui avoir entendu dire qu'il ai
B 5 mait
26 L'INGEN U.

mait fort ce païs -la. Mr. le Prieur & fa


fœur étaient perfuadés qu'on n'y batiſait
perfonne , & tremblaient pour l'ame de
leur neveu . L'Evêque était confondu
& prêt à s'en retourner ; le Prieur & 1
Abbé de St. Yves fe défefpéraient ; le
Bailly interrogeait tous les paſſants avec
fa gravité ordinaire . Mlle. de Kerkabon
pleurait. Mlle. de St. Yves ne pleurait
pas , mais elle pouffait de profonds fou
pirs qui femblaient témoigner fon gout
pour les facrements. Elles fe promena…
ient triftement le long des faules & des
rofeaux qui bordent la petite rivière de
Rence , lorfqu'elles apperçurent au mi
lieu de la rivière une grande figure affez
blanche , les deux mains croifées fur la
poitrine. Elles jettèrent un grand cri &
fe détournèrent. Mais la curiofité l'em.
portant bientôt fur toute autre confidé
ration , elles fe coulèrent doucement en
tre les rofeaux , & quand elles furent bien
fures de n'être point vues , elles vou
lurent voir de quoi il s'agiffait.

*76 *

CHA
L'INGEN U. 27

CHAPITRE QUATRIEME .

L'Ingénu batife.

e Prieur & l'Abbé étant accourus ,


Ledemandèrent à l'Ingénu ce qu'il fai

fait là. Eh parbleu , Meſſieurs, j'attends


le batême. Il y a une heure que je fuis
dans l'eau jufqu'au cou , & il n'eſt pas
honnête de me laiffer morfondre,
Mon cher neveu , lui dit tendrement
le Prieur , ce n'eſt pas ainſi qu'on bati
fe en baffe Bretagne ; reprenez vos ha
bits & venez avec nous, Mlle . de St,
Yves en entendant ce difcours diſait tout
bas à ſa compagne , Mademoiſelle , cro
yez -vous qu'il reprenne fitôt fes ha
bits ?

Le Huron cependant repartit au Pri


eur, vous ne m'en ferez pas accroire
cette fois - ci comme l'autre ; j'ai bien
étudié depuis ce temps là , & je fuis très
certain qu'on ne fe batife pas autrement.
L'Eunuque de la Reine Candace fut ba
tifé dans un ruiffeau ; je vous défie de
me
28 LINGEN U.

me montrer dans le livre que vous m'a


vez donné qu'on s'y foit jamais pris d'u
ne autre façon. Je ne ferai point batifé
du tout , ou je le ferai dans la riviére.
On eut beau lui remontrer que les ufages
avaient changé. L'Ingenu était têtu ,
car il était Breton & Huron. Il reve
nait toujours à l'eunuque de la Reine
Candace. Et quoique Mlle. fa tante &
Mlle. de St. Yves qui l'avaient obfervé
entre les faules , fuffent en droit de lui
dire qu'il ne lui apartenait pas de citerun
pareil homme , elles n'en firent pourtant
rien ; tant était grande leur difcrétion.
L'Evêque vint lui - même lui parler , ce
qui eft beaucoup , mais il ne gagna rien ;
le Huron difputa contre l'Evêque .
Montrez moi , lui dit - il , dans le livre
que n'a donné mon Oncle ; un feul hom
me qui n'ait pas été batifé dans la riviére ,
& je ferai tout ce que vous voudrez.
La tante defefpérée avait remarqué
que la première fois que fon neveu avait
fait la révérence , il en avait fait une plus
profonde à Mlle. de St. Yves qu'à aucu
ne autre perfonne de la compagnie , qu'
il n'avait pas même falué Mr. l'Evêque
avec
L'INGEN U. 29

avec ce reſpect mêlé de cordialité qu'il


avait témoigné à cette belle demoiselle.
Elle prit le parti de s'adreffer à elle dans
ce grand embarras ; elle la pria d'inter
pofer fon crédit pour engager le Huron
à fe faire batifer de la même manière que
les Bretons , ne croyant.pas que fon ne
veu pût jamais être chrétien , s'il perſi
ftait à vouloir être batifé dans l'eau cou
rante .
Mlle. de St. Yves rougit du plaifir fe
cret qu'elle fentait d'ètre chargée d'une
fi importante commiffion. Elle s'apro
cha modeftement de l'Ingénu , & lui fer
ránt la main d'une manière tout - à - fait
noble , Eft - ce que vous ne ferez rien
pour moi ? lui dit - elle ; & en pronon
çant ces mots elle baiffait les yeux & les
relevait avec une grace attendriffante..
Ah ! tout ce que vous voudrez , Made
moiſelle , tout ce que vous me comman
derez , batême d'eau , batême de feu »,
batême de fang , il n'y a rien queje vous
refuſe . Mlle. de St. Yves eut la gloire
de faire en deux paroles ce que ni les .
empreffements du Prieur , ni les inter
rogations réitérées du Bailly , ni les rai
fonne
30 L' INGEN U.

fonnements même de Mr. l'Evêque n'a


vaient pu faire . Elle fentit fon triom
phe ; mais elle n'en fentait pas encortou
te l'étenduë.
Le batême fut adminiftré & reçu avec
toute la décence , toute la magnificence,
tout l'agrément poffibles. L'oncle & la
tante cédèrent à Mr. l'Abbé de St. Yves
& à fa fœur l'honneur de tenir l'Ingénu
fur les fonts. Mlle. de St. Yves rayon
nait de joye de ſe voir maraine. Elle ne
favait pas à quoi ce grand tître l'affervif
fait ; elle accepta cet honneur fans en
connaître les fatales conféquences.
Comme il n'y a jamais eu de cérémo
nie qui ne fût fuivie d'un grand diné ,
on fe mit à table au fortir du batême.
Les goguenards de baffe Bretagne dirent
qu'il ne fallait pas batiſer fon vin. Mr. le
Prieur difait que le vin , felon Salomon,
réjouït le cœur de l'homme . Mr. l'Evê
que ajoutait que le Patriarche Juda devait
lier fon ânon à la vigne , & tremper fon
manteau dans le fang du raifin , & qu'il
était bien triſte qu'on n'en pût faire au
tant en baffe Bretagne , à laquelle Dieu à.
dénié les vignes . Chacun tâchait de di
re
L'INGENU 31

re un bon mot fur le batême de l'Ingé


nu, & des galanteries a la maraine. Le
Bailly toujours interrogant demandait au
Huron s'il ferait fidèle a fes promeffes ?
Comment voulez - vous que je manque à

mes promeffes, répondit le Huron , puif


que je les ai faites entre les mains de Mlle.
de St. Yves ?
Le Huron s'échaufa ; il but beaucoup
à la fanté de fa maraine. Si j'avais été
batifé de votre main , dit - il , je fens que
l'eau froide qu'on m'a verfé fur le chig
non m'aurait brulé . Le Bailly trouva
cela trop poëtique , ne fachant pas com
bien l'allégorie eft familiere au Canada.
Mais la maraine en fut extrêmement con
tente.
On avait donné le nom d'Hercule au
batifé. L'Evéque de St. Malo deman
dait toujours quel était ce patron dont il
n'avait jamais entendu parler. Le Jéfui
te qui était fort favant lui dit que c'était

un Saint qui avait fait douze miracles. Il y


en avait un treiziéme qui valait les dou
ze autres, mais dont il ne convenait pas
à un Jéfuite de parler ; c'était celui d'a
voir changé cinquante filles en femmes
en
1

L'INGEN U.
32

une feule nuit. Un plaifant qui fe trouva


là , releva ce miracle avec énergie . Tou
tes les Dames baifferent les yeux , & ju
gérent à la phyfionomie de l'Ingénu qu'il
était digne du Saint dont il portait le
nom .

CHAPITRE CINQUIEME .

L'Ingénu amoureux.

faut avouer que depuis ce batême &


I ce diner , Mlle. de St. Yves fouhaita
paffionnément que Mr. l'Evêque la fit en
cor participante de quelque beau facre
ment avec Mr. Hercule l'Ingénu . Ce
pendant comme elle était bien élevée &
fort modefte , elle n'ofait convenir tout
à-fait avec elle - même de fes tendres
fentiments ; mais s'il lui échapait un re
gard, un mot , un gefte , une penſée ,
elle envelopait tout cela d'un voile de
pudeur infiniment aimable. Elle était

tendre , vive & fage.

&& Dés
LINGEN U. 33

Dès que Mr. l'Evêque fut parti , l'In


génu & Mile. de St. Yves fe rencontre
rent fans avoir fait réflexion qu'ils fe cher
chaient. Ils fe parlèrent fans avoir ima
giné ce qu'ils fe diraient. L'Ingénu lui
dit d'abord qu'il l'aimait de tout fon cœur,
& que la belle Abacaba dont il avait été
fou dans fon païs n'aprochait pas d'elle,
Mlle. lui répondit avec ſa modeſtie ordi
naire , qu'il fallait en parler au plus vite
à Mr. le Prieur fon oncle & à Mlle. fa
tante, & que de fon côté elle en dirait
deux mots à fon cher frère l'Abbé de St.
Yves , & qu'elle fe flattait d'un confen
tement commun.
L'Ingénu lui répond qu'il n'avait be
foin du confentement de perfonne , qu'il
lui paraiffait extrêmement ridicule d'aller
demander à d'autres ce qu'on devait fai
re ;que quand deux parties font d'ac
cord , on n'a pas befoin d'un tiers pour
les accommoder. Je ne confulte perſon
ne , dit - il , quand j'ai envie de déjeu
ner ou de chaffer , ou de dormir ; je fçais
bien qu'en amour il n'eft pas mal d'avoir
le confentement de la perfonne à qui on
en veut; mais comme ce n'eft ni de mon
C oncle
L'INGEN U.
34

oncle ni de ma tante que je fuis amou.


reux , ce n'eſt pas à eux que je dois m'a
dreffer dans cette affaire ; & fi vous m'en
croyez , vous vous pafferez auffi de Mr.
l'Abbé de St. Yves,
On peut juger que la belle Bretonne
employa toute la délicateffe de fon efprit
à réduire fon Huron aux termes de la bien
féance. Elle fe fàcha même , & bientôt
fe radoucit. Enfin , on ne fçait com
ment aurait fini cette converfation , fi le
jour baiffant Mr. l'Abbé n'avait ramené
fa fœeur à fon Abbaïe. L'Ingénu laiſſa
coucher fon oncle & fa tante , qui étaient
un peu fatigués de la cérémonie & de
leur long diné. Il paffa une partie de la
nuit à faire des vers en langue Hurone
pour fa bien - aimée ; car il faut favoir
qu'il n'y a aucun païs de la terre où l'a
mour n'ait rendu les amants poëtes.
Le lendemain fon oncle lui parla ainſi
après le déjeuner , en préfénce de Mlle.
Kerkabon qui était toute attendrie . Le
ciel foit loué de ce que vous avez l'hon
neur , mon cher neveu , d'être chrétien
& bas Breton ; mais celà ne fuffit pas ;
je fuis un peu fur l'âge ; mon frère n'a
laiffe
L'INGEN U. 39

laiffe qu'un petit coin de terre qui eft très


peu de chofe ; j'ai un bon Prieuré ; fi
vous voulez feulement vous faire fous
Diacre , commeje l'efpére , je vous reſig→
nerai mon Prieuré , & vous vivrez fort
à vôtre aife , après avoir été la confola
tion de ma vieilleffe .

L'Ingénu répondit , Mon Oncle , grand


bien vous faffe ; vivez tant que vous
pourrez. Je ne fçais pas ce que c'eft
que d'être fous - Diacre , ni que de réfig
her; mais tout me fera bon pourvu que
J'aye Mlle. de St. Yves a ma difpofition.
Eh mon Dieu ! mon neveu , que me di
tes -vous là ? vous aimez donc cette bel
le demoiſelle à la folie ? Oui , mon ou
cle. Hélas ! mon neveu , il eft impofli
ble que vous l'époufiez . Cela eft très
poffible , mon oncle ; car non feulement
elle m'a ferré la main en me quittant ;
mais elle m'a promis qu'elle me deman
deroit en mariage ; & affurément je l'e
pouſerai, Celà eft impoffible , vous dis
je , elle eft votre maraine ; c'eft un pê
ché épouvantable à une mariane de fer
rer la main de fon filleul : il n'eft pas per
mis d'époufer fa maraine ; les loix divi
C 2 nes
GEN
36 L'IN U.

nes & humaines s'y opofent. Morbleu ,


mon oncle , vous vous moquez de moi ;
pourquoi ferait - il défendu dépouſer fa
maraine quand elle eft june & jolie ? je
n'ai point vu dans le livre que vous m'a
vez donné qu'il fut mal d'épouſer les fil
les qui ont aidé les gens à être batifés.
Je m'aperçois tous les jours qu'on fait
ici une infinité de chofes qui ne font
point dans votre livre , & qu'on n'y fait
rien de tout ce qu'il dit. Je vous avoue
que celà m'étonne & me fâche. Si on
me prive de la belle St. Yves fous pré
texte de mon bâtême , je vous avertis
que je l'enlève & que je me débatiſe.
Le Prieurfut confondu ; fa foeur pleura.

10Mon cher frère , dit elle , il ne faut pas


que nôtre heveu fe damne ; nôtre fant
père le Pape peut lui donner difpenfe , &
alors il pourra être chrétiennement heu
reux avec ce qu'il aime . L'Ingénu em
braffa fa tante. Quel eft donc , dit - il ,
cet homme charmant qui favorife avec
tant de bonté les garçons & les filles dans
eurs amours ? je veux lui aller parler
tout - à - l'heure.

On
L'INGEN U. 37

On lui expliqua ce que c'était que le

Pape ; & l'Ingénu fut encor plus étonné


qu'auparavant. Il n'y a pas un mot de
tout ce à dans vôtre livre , mon cher
oncle ; j'ai voyagé , je connais la mer ;
nous fommes ici fur la côte de l'Océan ;
& je quitterais Mlle . de St. Yves pour
aller demander la permiſſion de l'aimer à
un homme qui demeure vers la Méditer
ranée à quatre cent lieuës d'ici , & dont
je n'entends point la langue ! celà eft
d'un ridicule incompréhenfible . Yeah Je vais
fur le champ chez Mr. l'Abbé de St.
Yves , qui ne demeure qu'à une lieuë de
vous , & je vous réponds que j'épouſe
raima maîtreffe dans la journée .
Comme il parlait encor entra le Bailly,
qui felon fa coutume lui demanda où il
allait ? Je vais me marier , dit l'Ingénu
en courant ; & au bout d'un quart d'heu
re il était déja chez ſa belle & chère baf
fe -brette qui dormait encore. Ah ! mon

frère , difait Mlle. de Kerkabon au Pri


eur , jamais vous ne ferez un fous - dia
cre de nôtre neveu.

Le Bailly fut très mécontent de ce


voyage ; car il prétendait que fon fils
C 3 epou
L'INGEN U. L'I
38

maitreffe; vous
épouſat la St. Yves ; & ce fils était encor
vous m'avez p
plus fot & plus infuportable que fon
ne voulez poin
pere,
manquer aux p
neur; je vous a
parole , & je v
CHAPITRE SIXIEME. min de la vertu
L'Ingénu po
intrépide , dig
L'Ingénu court chez ſa maitreſſe , &
dont on lui av
devient furieux.
tême ; il allait
étendue , lorf
Peine l'Ingénu était aurivé , qu'a» demoiſelle
A yant demandé à une vieille fervan plu
accourutle fa
te où était la chambre de fa maitreffe ,
gouver
fa nan
il avait pouffe fortement la porte mal fer
mée , & s'était élancé vers le lit. Mlle. dévot, & un

de St. Yves fe réveillant en furfaut , s' te vue mode


Eh mon Die
était écriée , quoi ! c'eſt vous ! ¡Ah ! c'eſt
l'Abbé qu
vous ! arrêtez vous , que faites - vous ? , e
repliq
il avait répondu , je vous époufe ; & en ua le
effet il l'époufait , fi elle ne s'était pas mes promef
débattue avec toute l'honnêteté d'une Mlle. de
gillant
perfonne qui a de l'éducation, . On
autre aparte
L'Ingénu n'entendait pas raillerie , il
l'enorm
trouvait toutes ces façons là extrême tra it
défendi
tfur
ment impertinentes, Ce n'était pas ainfi
qu'en ufait Mlle. Abacaba ma premiére relle qu'ilco
mai
L'INGEN U. 39

maitreffe ; vous n'avez point de probité,


exco
vous m'avez promis mariage , & vous
e fot
ne voulez point faire mariage ; c'eſt
manquer aux premiéres loix de l'hon
neur ; je vous apprendrai a tenir vôtre

parole , & je vous remettrai dans le che
min de la vertu.

L'Ingénu poffédait une vertu mâle &


intrépide , digne de fon patron Hercule
dont on lui avait donné le nom à fon ba
tême ; il allait l'exercer dans toute fon
étendue , lorfqu'aux cris perçants de la
demoiſelle plus difcrettement vertueuſe
accourut le fage Abbé de St. Yves avec
fa gouvernante , un vieux domestique
1.
dévot , & un prêtre de la paroiffe. Cet
te vue modéra le courage de l'affaillant.
Eh mon Dieu ! mon cher voiſin , lui dit
l'Abbé , que faites - vous là ? mon devoir,
repliqua le jeune homme ; je remplis
1
mes promeffes qui font facrés .
S
Mlle. de St. Yves fe rajufta en rou
e
giffant. On emmena l'Ingénu dans un
autre apartement. L'Abbé lui remon
1
tra l'énormité du procédé . L'Ingénu fe
défendit fur les privilèges de la loi natu
relle qu'il connaiſfait parfaitement. L'Ab
C 4 bé
40 L'INGEN U.

bé voulut prouver que la loi pofitive de


vait avoir tout l'avantage , & que fans les
conventions faites entre les hommes la

loi de nature ne ferait prefque jamais


qu'un brigandage naturel. Il faut , lui
difait il , des notaires , des prêtres , des

témoins , des contracts , des difpenfes.
L'Ingénu lui répondit par la réflexion que
les fauvages ont toujours faite , Vous êtes
donc de bien mal-honnêtes gens , puif

qu'il faut entre vous tant de précau


tions .

L'Abbé eut de la peine à réfoudre cet


te difficulté . Il y a , dit - il , je l'avoue ,
beaucoup d'inconftans & de fripons par
mi nous ; & il y en aurait autant chez
lesHurons,s'ils étaient raffemblés dans une

grande ville ; mais auffi il y a des ames


fages, honnêtes , éclairées , & ce font ces
hommes là qui ont fait les loix . Plus on
eſt homme de bien , plus on doit s'y fou
mettre ; on donne l'exemple aux vicieux
qui refpectent un frein que la vertu s'eft
donnée ellemême.
Cette réponſe frapa l'Ingénu . On a
déja remarqué qu'il avait l'efprit jufte.
1
On l'adoucit par des paroles flateuſes .
On
L' INGEN U. 41

On lui donna des efpérances ; ce font


les deux piéges où les hommes des deux
hémisphères ſe prennent ; on lui préfen
1 ta même Mlie. de St Yves quand elle eut
fait fa toilette . Tout fe paffa avec la plus
grande bienféance . Mais malgré cette
décence , les yeux étincélants de l'Ingé
nu Hercule firent toujours baiffer ceux
de fa maîtreffe , & trembler la com
pagnie.
On eut une peine extrême à le renvo
yer chez fes parents. Il fallut encor
employer le crédit de la belle St. Yves ;
plus elle fentait fon pouvoir fur lui , &
plus elle l'aimait . Elle le fit partir & en
fut très affligée : enfin , quand il fut par
ti , l'Abbé qui non feulement était le frè
re très ainé de Mlle . de St. Yves , mais qui
était auffi fon tuteur , prit le parti de fou
ftraire fa pupille aux empreffements de
cet amant terrible. Il alla confulter le
Bailly , qui deftinant toujours fon fils à
la fœur de l'Abbé , lui confeilla de met
tre la pauvre fille dans une communau
té. Ce fut un coup terrible ; une in
différente qu'on mettrait en couvent, jet
terait les hauts cris , mais une amante &
une
C 5
42 L'INGE NU

une amante auffi fage que tendre , c'était


de quoi la mettre au déſeſpoir.:
L'ingénu de retour chez le Prieur ra
conta tout avec fa naïveté ordinaire . Il
elfuia les mêmes remontrances , qui fi
rent quelque effet fur fon efprit & au
cun fur fes fens ; mais le lendemain quand
il voulut retourner chez fa belle maîtref
fe pour raiſonner avec elle fur la loi na
turelle & fur la loi de convention , Mr.
1
le Bailly lui apprit avec une joye inful
tante qu'elle était dans un couvent. Eh
bien , dit - il , j'irai raifonner dans ce cou
vent. Celà ne fe peut , dit le Bailly ; il
*
lui expliqua fort au long ce que c'était
qu'un couvent ou un convent , que ce
mot venait du latin conventus , qui fignifie
affemblée ; & le Huron ne pouvait com
prendre pourquoi il ne pouvait pas être
admis dans l'affemblée. Sitôt qu'il fut
inftruit que cette affemblée était une
eſpèce de prifon où l'on tenait les filles
renfermées , chofe horrible , inconnue
chez les Hurons & chez les Anglais , il
devint auffi furieux que le fat fon patron
Hercule lors qu' Eurite roi d'Oechalie
non moins cruel que l'Abbé de St. Yves
lui
L'INGE NU, 43

lui refufa la belle Iolé fa fille non meins


belle que la fœur de l'Abbé. Il voulait
aller mettre le feu au couvent , enlever
fa maîtreffe , ou fe bruler avec elle . Mlle.
de Kerkabon épouvantée renonçait plus
que jamais à toutes les efpérances de voir
fon neveu fous - diacre ; & difait en pleu
rant qu'il avait le diable au corps depuis
qu'il était batifé.

CHAPITRE SEPTIEME.

L'Ingénu repouffe les Anglais.

dans une fombre &


profonde mélancolie fe promena
vers le bord de la mer , fon fufil à deux
coups fur l'épaule , fon grand coutelas
au côté ,tirant de temps en temps fur
quelques oifeaux , & fouvent tenté de
tirer fur luimême ; mais il aimait encor
la vie à caufe de Mlle. de St. Yves.
Tantôt il maudiffait fon oncle , fa tante ,
& toute la baffe Bretagne & fon batème .
Tantôt il les béniffait , puifqu'ils lui ava
ient
44 L'INGEN U.

ient fait connaître celle qu'il aimait. II


prenait fa réfolution d'aller bruler le
Couvent , & il s'arrêtait tout court de
peur de bruler fa maîtreffe. Les flots de
la Manche ne font pas plus agités par les
vents d'Eft & d'Ouest que fon cœur l'etait
par tant de mouvements contraires,
Il marchait à grands pas fans favoir où,
lorfqu'il entendit le fon du tambour. Il
vit de loin tout un peuple dont une moi
tié courait au rivage , & l'autre s'enfu
yait.
Mille cris s'élèvent de tous côtés ; la
curiofité & le courage le précipitent à
l'inftant vers l'endroit d'où partaient ces

clameurs ; il y vole en quatre bonds. Le


Commandant de la milice qui avait foupé
avec lui chez le Prieur , le reconnut
auffi -tot ; il court à lui les bras ouverts ;
Ah ! c'eft l'Ingénu , il combattra pour
nous. Et les milices qui mouraient de
peur fe raffurèrent , 曹 & crièrent auffi ,
C'est l'Ingénu , c'eft l'ingénu.
Meffieurs , dit - il , de quoi s'agit - il ?
pourquoi êtes - vous fi effarés ? a - t- on
mis vos maîtreffes dans des Couvents ?
Alois cent voix confufes s'écrient , Ne
VO
L'INGEN U. 45

voyez -vous pas ' es Anglais qui abor


dent? Eh bien , repliqua le Huron , ce
font de braves gens ; ils ne m'ont jamais
propofé de me faire fous- diacre ; ils ne
m'ont point enlevé ma maîtreffe .
Le Commandant lui fit entendre que
les Anglais venaient piller l'Abbaïe de la
Mo tagne , boire le vin de fon oncle ,
& peut - être enlever Mlle . de St. Yves ;
que le petit vaiffeau fur lequel il avait
abordé en Bretagne n'était venu que pour
reconnaître la côte , qu'ils faifaient des
actes d'hoftilité , fans avoir déclaré la
guerre au Roi de France , & que la Pro
vince était exposée . Ah! fi celà eft.>
ils violent laloi naturelle ; laiffez moi fai
re ; j'ai demeuré longtemps parmi eux ,
je fçais leur langue , je leur parlerai ; je
ne crois pas qu'ils puiffent avoir un fi mé
chant deffein.
Pendant cette converfation l'efcadre
Anglaiſe approchait ; voilà le Huron qui
court vers elle , fe jette dans un petit
bateau , arrive , mont au vaiffeau ami
ral , & demande s'il eft vrai qu'ils vien
nent ravager le païs fans avoir déclaré
la guerre honnêtement. L'amiral & tout
fon
GEN
46 L'IN U.

fon bord firent de grand éclats de rire ,


lui firent boire du punch & le renvoyè
rent.

L'Ingénu piqué ne fongea plus qu'a


fe bien battre contre fes anciens amis pour
fes compatriotes & pour Mr. le Prieur.
Les gentilshommes du voifinage accou
raient de toutes parts , il fe joint à eux;
on avait quelques canons , il les charge ,
il les pointe , il les tire l'un après l'autre,
Les Anglais débarquent , il court à eux ,
il en tue trois de fa main , il bleffe mê
me l'amiral qui s'était moqué de lui . Sa
valeur anime le courage de toute la mi
lice ; les Anglais fe rembarquent , & tou
te la côte retentiffait des cris de victoire,
Vive le Roi , vive l'Ingénu . Chacun
l'embraffait , chacun s'empreffait d'étan
cher le fang de quelques bleffures légè
res qu'il avait reçuës. Ah! difait - il,
fi Mlle de St. Yves était là , elle me met
trait une compreffe .
Le Bailly qui s'était caché dans fa ca
ve pendant le combat , > vint lui faire com
pliment comme les autres. Mais il fut
bien furpris quand il entendit Hercule l'In
génu dire à une douzaine de jeunes gens
de
L'INGEN U 247

de bonne volonté dont il était entouré ,


Mes amis , ce n'eft rien d'avoir délivré
l'Abbaïe de la Montagne , il faut délivrer
une fille. Toute cette bouillante jeunef
fe prit feu à ces feules paroles . On le
fuivait déja en foule , on courait au Cou
vent. Si le Bailly n'avait pas fur le champ
averti le Commandant , fi on n'avait pas
couru après la troupe joyeuſe , c'en était
• fait. On ramena l'Ingénu chez fon on
cle & fa tante , qui le baignèrent de lar
mes de tendreffe .

Je vois bien que vous ne ferez jamais


ni fous- diacre ni Prieur , lui dit l'oncle ,
vous ferez un officier encor plus brave
que mon frère le capitaine , & probable
ment aufli gueux. Et Mile, de Kerka
bon pleurait toujours en l'embraffant &
en difant , il fe fera tuer comme mon
frère , il vaudrait bien mieux qu'il fût
fous - diacre.
L'Ingénu dans le combat avait ramaf
fé une groffe bourſe remplie de guinées,
que probablement l'amiral avait laiffé
tomber. Il ne douta pas qu'avec cette
bourfe il ne pût acheter toute la baffe
Bretagne , & furtout faire Mlle. de St.
Yves
48 L'INGEN U. L'I

Yves grande Dame . Chacun l'exhortade


faire le voyage de Verfailles pour y re
cevoir le prix de fes fervices. Le Com CHAPIT
manda nt , les princ ipaux offici ers le com
blère nt de certif icats. L'onc le & la tan L'Ingén
u va
te approuvèrent le voyage du neveu. Il min avec d
devait être fans difficulté préfenté au Roi.
Celà feul lui donnerait un prodigieux re In
' génu pr
lief dans la province. Ces deux bon L ' le coche
nes gens ajoutèrent à la bourſe anglaiſe alors d'autre
un préfent confidérable de leurs éparg a Saumur , il
nes. L'Ingénu difait en luimême , quand je prefque défer
verrai le Roi, je lui demanderai Mlle. de St. milles qui dém
Yves en mariage, & certainement il ne me fix ans aupara
refufera pas. Ilpartit donc aux acclama de quinze mil
tions de tout le Canton , étouffé d'em n'y en avait
braffements , baigné des larmes de fa P
pas d'en par
tante , béni par fon oncle , & fe re lerie. Plufieu
commandant à la 1 belle St. le; les uns
d'autr fr
Yves. es ém
difaie
nt en pl
arva , nos patr
ne favait pas
parol qu f
es i ig
d
nos ouces ca
tre patrie.

CHA.
L' INGENU. 49

CHAPITRE HUITIEME.

L'Ingénu va en Cour. Il foupe en che


min avec des Huguenots.

'Ingénu prit le chemin de Saumur par


le coche , parce qu'il n'y avait point
alors d'autre commodité. Quand il fut
a Saumur , il s'étonna de trouver la ville
prefque déferte , & de voir pluſieurs fa
milles qui déménageaient. On lui dit que
fix ans auparavant Saumur contenait plus
de quinze mille ames , & qu'à préſent il
n'y en avait pas fix mille . Ii ne manqua
pas d'en parler à fouper dans fon hortel
lerie. Plufieurs Proteftants étaient à tab
le ; les uns fe plaignaient amérement
d'autres frémiffaient de colère , d'autres
difaient en pleurant ; nos dulcia linquimus
arva , nos patriam fugimus. L'Ingénu qui
ne favait pas le latin , fe fit expliquer ces
paroles qui fignifient , nous abandonnons
nos douces campagnes , nous fuyons nô
tre patrie.

D Et
50 L'INGÉN U.

Et pourquoi fuyez - vous votre pa


trie , Meffieurs ? C'eft qu'on veut que
nous reconnaiflions le Pape . Et pour
quoine le reconnaitriez - vous pas ? vous
n'avez donc point de maraines que vous
vouliez époufer ? car on m'a dit que
c'était lui qui en donnait la permiſſion.
Ah ! Monfieur , ce Pape dit qu'il eft le
maître du domaine des Rois ! - Mais ,
Meffieurs , de quelle profeffion êtes
vous ? Monfieur , nous fommes pour

la plupart des drapiers & des fabriquants .


- Si vôtre Pape dit qu'il eft le maître
de vos draps & de vos fabriques , vous
faites très bien de ne le pas reconnaître ;
mais pours les Rois c'eft leur affaire ; de
quoi vous mêlez - vous ? ― Alors un pe
tit homme noir prit la parole , & expo
fa très favamment les griefs de la com
pagnie. Il parla de la révocation de l'édit
de Nantes avec tant d'énergie , il déplo
ra d'une manière fi patétique le fort de
cinquante mille familles fugitives , & de
cinquante mille autres converties par les
Dragons , que l'Ingénu à fon tour verſa
des larmes. D'où vient donc , difait - il,

qu'un ſi grand Roi , dont la gloire s'étend


juf
L'INGEN U. 51

jufques chez les Hurons , fe prive anfi de


tant 3 de cœurs qui l'auraient aimé , & de
tant de bras qui l'auraient fervi ?
C'eſt qu'on l'a trompé comme les au
tres grands Rois , répondit l'homme noir.
On lui a fait croire que dès qu'il aurait
dit un mot , tous les hommes penſeraient
ccmme lui ; & qu'il nous ferait changer
de religion , comme fon musicien Lulli
fait changer en un moment les décora
tions de fes opéra. Non feulement il
perd déja cinq à fix cent mille fujets très
utiles , mais il s'en fait des ennemis ; &
le Roi Guillaume qui eft actuellement
maître de l'Angleterre , a composé plufi
eurs régiments de ces mèmes Français qui
auraient combattu pour leur Monarque.
Un tel défaftre eft d'autant plus éton
nant que le Pape régnant à qui Louïs
XIV. facrifie une partie de fon peuple ,
eſt fon ennemi déclaré . Ils ont encor
tous deux depuis neuf ans une querelle
violente. " Elle a été pouffée filoin , que

S la France a espéré enfin de voir brifer le


joug qui la foumet depuis tant de fiècles
à cet éranger , & furtout de ne lui plus
donner d'argent , ce qui eft le premier
D 2 mo
52 L'INGEN U.

mobile des affaires de ce monde. Il pa


raît donc évident qu'on a trompé ce grand
Roi fur fes intérêts comme fur l'étendue
de fon pouvoir , & qu'on a donné attein
te à la magnanimité de fon cœur.
L'Ingénu attendri de plus en plus , de
manda quels étaient les Français qui trom
paient ainfi un Monarque fi cher aux Hu
rons? Ce font les Jéfuites , lui répondit
on , c'eft furtout le Père de la Chaiſe
confeffeur de Sa Majefte. Il faut eſpé
rer que Dieu les en punira un jour , &
qu'ils feront chaffés comme ils nous chaf
fent. Y a-t - il un malheur égal aux nô
tres ? Mons de Louvois nous envoye de

tous côtés des Jéfuites & des Dragons .


Oh bien, Meffieurs , répliqua l'Ingé
nu , qui ne pouvait plus fe contenir , je
vais à Versailles recevoir la récompenſe
due à mes fervices ; je parlerai à ce Mons
de Louvois ; on m'a dit que c'eſt lui qui
fait la guerre de fon cabinet. Je verrai
le Roi , je lui ferai connaître la vérité.
Il eft impoffible qu'on ne fe rende pas à
cette vérité quand on la fent. Je revien
drai bientôt pour époufer Mlle . de St.
Yves , & je vous prie à la noce. Ces
I
bon ¦
I

J
L'INGEN U. 53

bonnes gens le prirent alors pour un grand


Seigneur qui voiageait incognito par le
coche. Quelques - uns le prirent pour
le fou du Roi.
Ily avait à table un Jéfuite déguifé qui
fervait d'efpion au reverend père de la
Chaife. Il lui rendait compte de tout ,
& le père de la Chaiſe en inſtruifait Mons
de Louvois. L'efpion écrivit. L'Ingé
nu & la Lettre arrivèrent prefque en mê
me temps à Versailles ,

CHAPITRE NEUVIEME .

Arrivée de l'Ingénu à Verſailles. Sa ré


ception à la Cour,

'Ingénu débarque en pot de chambre


(*) dans la cour des cuifines. 11
demande aux porteurs de chaiſe à quelle
heure on peut voir le Roi ? Les por
teurs lui rient au nez tout comme avait
D 3 fait

(*) C'eſt une voiture de Paris à Verſailles ,


laquelle reflemble à un petit tombereau couvert.
LINGEN U. L'I
54

une Dame dela


fait l'Amiral Anglais. Il les traita de mé
de ne laiffer ent
me , illes battit ; ils voulurent le lui ren
dre , & la fcène allait être fanglante , s'il dit le garde, il
lons chez lepre
n'eût paffé un garde du corps Gentilhom
xandre; c'eft
me Breton qui écarta la canaille. Mon
fieur , lui dit le voiageur , vous me pa Mr. Alexandre
Le Huron to
raiffez un brave homme ; je fuis le ne
ftent enfemble
veu de Mr. le Prieur de nôtre Dame de
petite antichan
la Montagne. J'ai tué des Anglais , je
-- tout ceci? dit
viens parler au Roi Je vous prie de
le monde eft
me mener dans fa chambre. Le garde
il est bien plu
ravi de trouver un brave de fa province
Bretagne cont
qui ne paraiffait pas au fait des ufages de
contrer à Ver
la Cour, lui apprit qu'on ne parlait pas
affaire. Ilfe
ainfi au Roi , & qu'il fallait être préfen
— Eh amours à fon
té par Monfeigneur de Louvois.
bien , menez moi donc chez ce Monfeig en fonnant ra

neur de Louvois , quifans doute me con fon pofte.


le
le ndemain
duira chez Sa Majesté . Il eft encor plus
autre demi
difficile , repliqua le garde , de parler à
en rêvant à
Monfeigneur de Louvois qu'à Sa Maje difficul
fté. Mais je vais vous conduire chez té de p
miers Commi
Mr. Aléxandre le premier commis de la
guerre , c'eft comme fi vous parliez au Enfinle pa
l'Ingé
Miniftre. Ils vont donc chez ce Mr. Alé dit nu ,
pouffer le A
xandre premier commis , & ils ne purent s
être introduits ; il était en affaire avec vous m'avez
une 96
L'INGEN U. 55

une Dame de la Cour , & il y avait ordre


de ne laiffer entrer perfonne. Eh bien ,
dit le garde , il n'y a rien de perdu , al
lons chez le premier commis de Mr. Alé
xandre ; c'est comme fi vous parliez à
Mr. Alexandre lui - même.
Le Huron tout étonné le fuit ; ils re
ftent enſemble une demi - heure dans une

petite antichambre. Qu'est - ce donc que


tout ceci ? dit l'Ingénu , eft - ce que tout
le monde eft invifible dans ce païs- ci ?
il est bien plus aifé de ſe battre en baffe
Bretagne contre des Anglais que de ren
contrer à Verſailles les gens à qui on a
affaire. Il ſe défennuya en racontant fes
amours à fon compatriote . Mais l'heure
en fonnant rappella le garde du corps à
fon pofte. Ils fe promirent de fe revoir
le lendemain ; & l'Ingénu refta encor une
autre demi - heure dans l'antichambre ,
en rêvant à Mlle. de St. Yves , & à la
difficulté de parler aux Rois & aux pre
miers Commis.
1
Enfin le patron parut. Monfieur , lui
dit l'Ingénu , fi j'avais attendu pour re
pouffer les Anglais auffi longtemps que
vous m'avez fait attendre mon audiance,
D 4 ils
NU
56 L'INGE .

ils ravageraient actuellement la baffe Bre


tagne tout à leur aife. Ces paroles fra
pèrent le Commis. Il dit enfin au Bre
ton , Que demandez - vous ? Récompen
.
fe , dit l'autre , voici mes titres ; il lui
étala tous fes certificats. Le Commis
lut , & lui dit que probablement on iui
accorderait la permiflion d'acheter une
Lieutenance . Moi ! que je donne de
l'argent pour avoir repouffe les Anglais ?
Que je paie le droit de me faire tuer pour
vous , pendant que vous donnez ici vos
audiances tranquillement ? Je crois que
yous voulez rire . Je veux une com
pagnie de cavalerie pour rien. Je veux
que le Roi faffe fortir Mile. de St. Yves
du couvent & qu'il me la donne par
mariage . Je veux parler au Roi en fa
veur de cinquante mille familles que je
prétends lui rendre . En un mot , je
veux être utile ; qu'on m'employe &
qu'on m'avance .
Comment vous nommez - vous , Mon
fieur , qui parlez fi haut ? Oh ! oh ! re
prit l'Ingénu; vous n'avez donc pas lû
mes certificats ? c'eſt donc ainfi qu'on en
ufe ! Je m'appelle Hercule de Kerkabon,
je
L'INGEN U. 57

je loge au cadran bleu ;


je fuis batifé ,
& je me plaindrai de vous au Roi. Le
Commis conclut comme les gens de Sau
mur , qu'il n'avait pas la tête bien faine ,
& n'y fit pas grande attention .
Ce même jour , le révérend père La
Chaife confeffeur de Louis XIV. avait re

çu la lettre de fon efpion , qui accuſait


le Breton Kerkabon de favorifer dans fon
cœur les Huguenots , & de condamner
la conduite des Jéfuites. Mr. de Lou
vois de fon côté avait reçu une lettre de
l'interrogant Bailly , qui dépeignait l'In
génu comme un garnement qui voulait
bruler les couvents & enlever les fil
les.
L'Ingénu après s'être promené dans
les Jardins de Verſailles où il s'ennuia
après avoir foupé en Huron & en bas Bre
ton , s'était couché dans la douce eſpé
rance de voir le Roi le lendemain , d'ob
tenir Mlle. de St. Yves en mariage , d'a
voir au moins une compagnie de cavale
rie & de faire ceffer la perfécution con
tre les Huguenots. Il fe perçait de ces.
flateufes idées quand la Maréchauffée en
tra dans fa chambre . Elle fe faifit d'a
Ꭰ 5 bord
58. L'INGEN U.

bord de fon fufil à deux coups & de fon.


grand fabre.
On fit un inventaire de fon argent
comptant , & on le mena dans le chateau
que fit conftruire le Roi Charles V. fils
de Jean II. auprès de la rue St. Antoine
à la porte des Tournelles.
Quel était en chemin l'étonnement de
l'Ingénu , je vous le laiffe à penfer. Il
crut d'abord que c'était un rêve . Il re
ſta dans l'engourdiffement ; puis tout à
coup tranſporté d'une fureur qui re
doublait fes forces , il prend à la gorge
deux de fes conducteurs qui étaient avec
lui dans le caroffe , les jette par la por
tière , fe jette après eux , & entraine le
troifiéme qui voulait le retenir. Il tombe
de l'effort , on le lie , on le remonte dans
la voiture. Voilà donc , difait - il , ce
que l'on gagne à chaffer les Anglais de
la baffe Bretagne ! Que dirais - tu , belle
St. Yves , fi tu me voyais dans cet état ?
On arrive enfin au gîte qui lui était
deſtiné . On le porte en filence dans la
chambre où il devaît être enfermé , com
me un mort qu'on porte dans un cime
tière. Cette chambre était déja occupée

par
L'INGENU 59

par un vieux folitaire de Port - royal nom


mé Gordon , qui y languiffait depuis deux
ans. Tenez , lui dit le chef des Sbires,
voilà de la compagnie que je vous amène.
Et fur le champ on referma les énormes
verroux de la porte épaiffe , revétue de
larges barres. Les deux captifs reſtė
rent féparés de l'Univers entier.

CHAPITRE DIXIEME.

L'Ingénu enfermé à la Bastille avec un

Fanfénifte.

onfieur Gordon était un vieillard frais


Monfi & ferein , qui favait deux grandes
chofes , fuporter l'adverfité & confoler
les malheureux. Il s'avança d'un air ou
vert & compatiffant vers fon compag
non , & lui dit en l'embraffant , Quique

vous foyez qui venez partager mon tom


beau , foyez für que je m'oublierai tou
jours moi - même pour adoucir vos tour
ments dans l'abîme infernal où nous fom
mes
60 L'INGEN U.

mes plongés. Adorons la Providence


qui nous y a conduits . Souffrons en

paix , & efpérons . Ces paroles firent


fur l'ame de l'Ingénu , l'effet des gou
tes d'Angleterre qui rapellent un mou
rant à la vie , & lui font entr'ouvrir des
yeux étonnés .
Après les premiers compliments , Gor
don fans le preffer de lui apprendre la
caufe de fon malheur , lui inſpita par la
douceur de fon entretien , & par cet in
térêt que prennent deux malheureux l'un
à l'autre , le défir d'ouvrir fon cœur &
de dépofer le fardeau qui l'accablait,
mais il ne pouvait déviner le fujet de fon
malheur ; celà lui paraiffait un effet fans
cauſe , & le bon homme Gordon était
auffi étonné que luimême.
Il faut , dit le Janfénifte au Huron ,
que Dieu ait de grands deffeins fur vous ,
puifqu'il vous a conduit du Lac Ontario
en Angleterre & en France , qu'il vous
a fait batifer en baffe Bretagne , & qu'il
vous a mis ici pour votre falut. Ma foi ,
répondit l'Ingénu , je crois que le Diab
le s'eft mêlé feul de ma deſtinée . Mes
compatriotes d'Amérique ne m'auraient
jamais
L'INGEN U. 61

jamais traité avec la barbarie que j'éprou


ve ; ils n'en ont pas d'idée. On les ap
pelle fauvages ; ce font des gens de bien
groffiers ; & les hommes de ce païs - ci
font des coquins rafinés. Je fuis à la vé
rité bien furpris d'être venu d'un autre
!
monde pour être enfermé dans celui
ci fous quatre verroux avec un prêtre ;
mais je fais refléxion au nombre prodi
gieux d'hommes qui partent d'un hémiſ
phère pour aller fe faire tuer dans l'au
tre , ou qui font naufrage en chemin , &
quifont mangés des poiffons. Je ne vois
pas les gracieux deffeins de Dieu fur tous
ces gens là.
On leur aporta à diner par un guichet.
La converfation roula fur la Providence,
fur les lettres de cachet , & fur l'art de
ne pas fuccomber aux diſgraces auxquel
les tout homme eft expofé dans ce mon
de. Il y a deux ans que je fuis ici , dit
le vieillard , fans autre confolation que
moi - même & des livres. Je n'ai pas eu
un moment de mauvaiſe humeur.
Ah ! Mr. Gordon , s'écria l'Ingénu ,
vous n'aimez donc pas vôtre maraine !
Si vous connaiffiez comme moi Mlle. de
St.
62 L'INGEN U.

St. Yves , vous feriez aut defeſpoir : à


ces mots il ne put retenir fes larmes , &
il fe fentit alors un peu moins oppreffe.
Máis , dit - il , pourquoi donc les larmes
foulagent - elles ? Ils me femble qu'elles
devraient faire un effet contraire . Mon

fils , tout eft phyfique en nous , dit le


bon vieillard ; toute fecrétion fait du bien
au corps , & tout ce qui le foulage, fou
lage l'ame ;nous fommes les machines
de la Providence .
L'Ingénu, qui , comme nous l'avons dit
plufieurs fois , avait un grands fonds
d'efprit , fit de profondes reflexions fur
cette idée , dont il femblait qu'il avait la
femence en lui- même. Après quoi il
demanda à fon compagnon , pourquoi fa
machine était depuis deux ans fous qua
tre verroux ? Par la grace efficace , re
pondit Gordon: je paffe pour Janfénifte,
j'ai connu Arnaud & Nicole : les Jêfuites
nous ont perfécutés. Nous croyons que
le Pape n'eft qu'un Evèque comme un
autre , & c'est pour celà que le pére de
la Chafie a obtenu du Roi fon pénitent
un ordre de me ravir , fans aucune for
malité de juſtice , le bien le plus pré
cieux

1
L'INGEN U. 63

cieux des hommes , la liberté. Voilà qui


eſt bien étrange , dit l'Ingénu ; touts les
malheureux que j'ai rencontrés ne le font
qu'à caufe du Pape.
A l'égard de vôtre grace efficace , je
vous avoue que je n'y entends rien ;
mais je regarde comme une grande gra
ce que Dieu m'ait fait trouver dans mon
malheur un homme comme vous , qui
verfe dans mon cœur des confolations
dont je me croyais incapable ,
Chaque jour la converfation devenait
plus intéreffante & plus inftructive. Les
ames des deux captifs s'attachaient l'une
à l'autre. Le vieillard favait beaucoup,
& le jeune homme voulait beaucoup ap
prendre. Au bout d'un mois il étudia
la géométrie , il la dévorait. Gordon
lui fit lire la phifique de Robault qui était
encor à la mode , & il eut le bon efprit
de n'y trouver que des incertitudes.
Enfuite , il lut le premier volume de
la recherche de la vérité . Cette nou
velle lumière l'éclaira. Quoi ! dit - il ,
nôtre imagination & nos fens nous trom
pent à ce point ! quoi les objets ne
forment point nos idées , & nous ne pou
vons
64 L'INGEN U.

vons nous les donner nous - mêmes !


Quand il eut lû le fecond volume , il ne
fut plus fi content , & il conclut qu'il
eft plus aifé de détruire que de bà
tir.
Son confrère étonné qu'un jeune ig
norant fit cette réfléxion qui n'apartient
qu'aux ames exércées , conçut une gran
de idée de fon efprit , & s'attacha à lui
davantage.
Vôtre Malebranche , lui dit un jour
l'Ingénu , me parait avoir écrit la moitié
de fon livre avec fa raiſon " & l'autre
avec fon imagination & fes préjugés.
Quelques jours après Gordon lui de
manda , Que penfez - vous donc de l'a
me , de la manière dont nous recevons
nos idées ? de nôtré volonté , de la gra
ce , du libre arbitre ? Rien , lui repartit
l'Ingénu : Si je penfais quelque chofe ,
c'eſt que nous fommes fous la puiffance
de l'Etre éternel comme les aftres & les
éléments ; qu'il fait tout en nous , que
nous fommes de petites roues de la ma
chine immenfe dont il eft l'ame , qu'il
agit par des loix générales & non par
des vues particulières ; celà ſeul me
parait
L'INGEN U. 65

parait intelligible , tout le refte eft pour


moi un abîme de ténébres.
M
Mais , mon fils , ce ferait faire Dieu
auteur du péché ! Mais , mon père , vô
tre grace efficace ferait Dieu auteur du
péché auffi ; car il eſt certain que tous
ceux à qui cette grace ferait refuſée pé
cheraient , & qui nous livre au mal n'eft
il pas l'auteur du mal ?
Cette naïveté embaraffait fort le bon
homme ; il fentait qu'il faifait de vains
efforts pour ſe tirer de ce bourbier ; &
il entaffait tant de paroles qui paraiffaient
avoir du fens & qui n'en avaient point
( dans le gout de la prémotion phifique, )
que l'Ingénu en avait pitié . Cette que
ftion tenait évidemment à l'origine du
bien & du mal ; & alors il fallait que le
pauvre Gordon paffat en revue la boête
de Pandore , l'oeuf d'Orofmade percé par
Arimane , l'inimitié entre Tiphon & Ofi
ris , & enfin le péché originel ; & ils cou
raient l'un & l'autre dans cette nuit pro- -
fonde fans jamais fe rencontrer. Mais
enfin , ce roman de l'ame détournait leur
vue de la contemplation de leur propre
mifére ; & par un charme étrange la fou
E le
66 LIN
GEN U.

le des calamités répandues fur l'univers


diminuait la fenfation de leurs peines ;
ils n'ofaient fe plaindre quand tout fou
frait.
Mais dans le repos de la nuit l'ima
ge de la belle St. Yves effaçait dans
l'efprit de fon amant toutes les idées
de métaphifique & de morale. I fe

réveillait les yeux mouillés de larmes ,


& le vieux Janfénifte oubliait fa grace
efficace , & l'Abbé de St. Ciran , &
Janfénius , pour confoler un jeune hom
me qu'il croyait en pèche mortel.
Après leurs lectures , après leur rai
fonnements , ils parlaient encor de leurs
avantures , & après en avoir inutile
ment parlé ils lifaient enſemble ou fé
parément. L'eſprit du jeune homme
fe fortifiait de plus en plus. Il ferait
furtout allé très loin en mathématique
fans les diftractions que lui donnait Mlle.
de St. Yves.
Il lut des hiftoires , elles l'attriftêrent.
Le monde lui parut trop méchant & trop
miférable. En effet , l'histoire n'eft que
le tableau des crimes & des malheurs.
Lafoule des hommes innocents & pailib
les
LINGEN U. 67

lés difparait toujours fur ces vaftes théa


tres. Les perfonnages ne font que des
ambitieux pervers . Il femble que l'hi
ftoire ne plaife que comme la tragédie
qui languit, fi elle n'eft animée par les
paffions , les forfaits & les grandes in
$ fortunes. Il faut armer Clio du poi
gnard comme Melpomene .
Quoique l'histoire de France foit rem
plie d'horreurs ainfi que toutes les au
tres , cependant elle lui parut fi dégou
tante dans fes commencements , fifeche
dans fon milieu , fi petite enfin , me
me du temps de Henri IV , toujours
fi dépourvue de grands monuments ,
fi étrangère à ces belles découvertes
qui ont illuftre d'atitres nations , qu'il
était obligé de lutter contre l'ennui
1 pour lire tous ces détails de calami
tés obfcures refferrées dans un coin du
} monde.
Gordon penfait lui.
comme lui. Tous

F deux riaient de pitié quand il était que


ftion des Souverains de Fezenfac , de
Fefanfaguét , & d'Aftarac. Cette étude
en effet ne ferait bonne que pour leurs
héritiers s'ils en avaient. Les beaux
E 2 fie
68 L'INGEN U..

fiècles de la république Romaine le


rendirent quelque temps indifférent
pour le reste de la terre . Le fpe
Etacle de Rome victorieuſe & légiffatri
ce des nations occupait fon ame entie
re. Il s'échaufait en contemplant ce peu
ple qui fut gouverné fept - cent - ans par
l'entouliafme de la liberté & de la gloire.
Ainfi fe paffaient les jours , les femai
nes, les mois ; & il fe ferait cru heu-.

reux dans le féjour du defefpoir , s'il


n'avait point aimé.
Son bon naturel s'attendriffait encor
fur le bon Prieur de notre Dame de la
Montagne , & fur la fenfible Kerkabon ;
Que penferont - ils , répétait - il fouvent,
quand ils n'auront point de mes nouvel
les ? Ils me croiront un ingrat. Cette
idée le tourmentait ; il plaignait ceux qui
l'aimaient , beaucoup plus qu'il ne fe
plaignait lui - même.

Tos
60
CHA
x
L'INGEN U. 69

CHAPITRE ONZIEME .

"
Comment l'Ingénu dévelope fon génie.

a lecture agrandit l'ame , & un ami


éclairé la confole . Nôtre captif jou
iffait de ces deux avantages qu'il n'avait
pas foupçonnés auparavant. Je ferais
tenté , dit - il , de croire aux métamor
I
phofes , car j'ai été changé de brute en
homme . Il fe forma une bibliothèque
choiſie d'une partie de fon argent dont
on lui permettait de difpofer. Son ami
l'encouragea à mettre par écrit fes réfle
xions. Voici ce qu'il écrivit fur l'hiſtoi
re ancienne .
,, Je m'imagine que les nations ont
"" été longtemps comme moi , qu'elles ne
‫ ور‬fe font inftruites que fort tard , qu'el
" les n'ont été occupées pendant des
" fiècles que du moment préfent qui
,, coulait , très peu du paffé & jamais
"" de l'avenir. J'ai parcouru cinq ou
23 fix cent lieuës du Canada , je n'y ai
E 3 >> pas
70 L'INGEN U.

„ pas trouvé un feul monument ; per


29 fonne n'y fait rien de ce qu'a fait fon
‫ر‬,,‫ د‬bifayeul. Ne ferait - ce pas là l'état
" naturel de l'homme ? L'eſpèce de
ce continent - ci me parait fupérieure
99 à celle de l'autre. Elle a augmenté
" fon être depuis plufieurs fiècles par les
,, arts & par les connaiffances. Eft - ce
,, parce qu'elle a de la barbe au men
,, ton , & que Dieu a refufê la barbe aux
92 Américains ? Je ne le crois pas ; car
" je vois que les Chinois n'ont pref
» que point de barbe , & quils culti
,, vent les arts depuis plus de cinq mil
" le années. En effet , s'ils ont plus de
+ ,, quatre mille ans d'annales , il faut bien
., que la nation ait été raffemblée & flo
, riffante depuis plus de cinq cent fie
" cles,
"" Une chofe me frape furtout dans cet
" te ancienne hiftoire de la Chine , c'eft
" que prefque tout y eft vraisemblable
"> & naturel. Je l'admire en ce qu'il
,, n'y a rien de merveilleux,
,, Pourquoi toutes les autres nations
29 fe font - elles donné des origines fa
» buleufes ? Les anciens chroniqueurs

> de
"
L'INGEN U. 7!

" de l'hiftoire de France qui ne font


" pas fort anciens , font venir les Fran
çais d'un Francus fils d'Hector. Les
" Romains fe difaient iffus d'un Phri

" gien, quoiqu'il n'y eût pas dans leur


,, langue un feul mot qui eut le moindre
„ raport à la langue de Phrigie. 1 Les
3 " dieux avaient habité dix mille ans en
"
" Egypte , & les diables en Scythie où
"" ils avaient engendré les Huns. Je
,, ne vois avant Thucidide que des ro
,,
"" mans femblables aux Amadis , & beau
" coup moins amufants. Ce font par

"" tout des aparitions , des oracles , des


" prodiges , des fortilèges , des méta
59 morphofes , des fonges expliqués ,
29 & qui font la deftinée des plus grands
-99 Empires & des plus petits états : ici
" des bêtes qui parlent , la des bêtes
,, qu'on adore , des dieux transformés
,, en hommes , & des hommes transfor
,, més endieux. Ah ! s'il nous faut des fab
"
"" les que ces fables foient du moins l'em
99 blême de la vérité . J'aime les fables
‫ در‬des philofophes , je ris de celles des en
99 fans , & je hais celles des impo
‫ دو‬fteurs .
E 4 II
L'INGEN U.
72

Il tomba un jour fur une hiftoire de


'Empereur Juftinien . On y lifait que
des Apédeutes de Conftantinople avaient
donné en très mauvais Grec , un Edit
contre le plus grand Captaine du fiè
cle , parce que ce héros avait pronon
cé ces paroles dans la chaleur de la con
verfation.
La vérité luit de fa propre lumière , &
on n'éclaire pas les efprits avec les flammes
des buchers. Les Apédeutes affurèrent
que cette propofition était hérétique ,
fentant ' hérélie , & que l'axiome con
traire était catholique , univerfel & grec :
on n'éclaire les efprits qu'avec la flamme des
bucbers , la vérité ne faurait luire de fa pro
pne lumière. Ces Linoftoles condamné
rent ainfi plufieurs difcours du Capitai
ne , & donnèrent un Edit.
Quoi ! s'écria l'Ingénu , des Edits ren
du par ces gens là ! Ce ne font point
des Edits , repliqua Gordon , ce font
des contredits , dont tout le monde fe
moquait à Conftantinople , & l'Empe
reur tout le premier ; c'était un fage
Prince qui avait fçu réduire les Apé
deutes Linoftoles à ne pouvoir faire que
du

$
LINGEN U. 73

du bien. Il favait que ces Meffieurs là


& plufieurs autres Paftophores avaient
laffé de contredits la patience des Empe
reurs fes prédéceffeurs en matière plus
grave. Ifit fort bien , dit l'Ingénu ; on
doit foutenir les Paftophores & les con
tenir.
Il mit par écrit beaucoup d'autres ré
flexions qui épouvantérent le vieux Gor
don. Quoi ! dit - il en lui - même , j'ai
confumé cinquante ans à m'inftruire , &
je crains de ne pouvoir atteindre au bon
fens naturel de cet enfant prefque fua
vage ! Je tremble d'avoir laborieuſement
fortifié des préjugés ; il n'écoute que la
fimple nature .
Le bon homme avait quelques - uns de
ces petits livres de critique , de ces bro
chures périodiques où des hommes in
capables de rien produire dénigrent les
productions des autres , où les Vifé in
fultent aux Racine , & les Faidit aux Fe
nelon . L'Ingénu en parcourut quel
ques -uns. Je les compare , difait - il , à
certains moucherons qui vont dépofer
leurs œufs dans le derrière des plus
beaux chevaux : celà ne les empêche
E S pas
LINGEN U. *
74

pas de courir. A peine les deux philo


fophes daignérent jetter les yeux fur ces
excréments de la littérature .
Ils lurent bientôt enſemble les élé

ments de l'aſtronomie ; l'Ingénu fit ve


nir des fphères : ce grand fpectacle le
raviffait. Qu'il eft dur , diſait - il , dene
commencer à connaître le Ciel que lorf
qu'on me ravit le droit de le contempler !
Jupiter & Saturne roulent dans ces efpa
cas immenfes ; des millions de foleils
éclairent des milliards de mondes ; &
dans le coin de terre où je fuis jetté il
ſe trouve des êtres qui me privent moi
être voyant & penfant de tous ces mon
des où ma vue pourrait atteindre , & de
celui où Dieu m'a fait naître ! La lumiè
re faite pour tout l'univers eft perdue
pour moi. On ne me la cachait pas dans
l'horifon feptentrional où j'ai paffé mon
enfance & ma jeuneſſe. Sans yous ,

mon cher Gordon , je ferais ici dans


le néant.

CHA
L'INGENU 75

CHAPITRE DUOZIEME.

Ce
que l'Ingénu penfe des pièces de
Théatre.

e jeune Ingénu reffemblait à un de


L ces arbres vigoureux qui nés dans

un fol ingrat étendent en peu de temps


leurs racines & leurs branches quand ils
font tranfplantés dans un terrein favo

rable ; & il était bien extraordinaire
qu'une prifon fût ce terrein.
Parmi les livres qui occupaient le loi
fir des deux captifs , il fe trouva des
poëfies , des traductions de Tragédies
Grecques , quelques piéces du théatre
Français. Les vers qui parlaient d'a
mour portèrent à la fois dans l'ame de
l'Ingénu le plaifir & la douleur, Ils lui

parlaient tous de fa chére St. Yves. La


fable des deux pigeons lui perça le cœur ;
il était bien loin de pouvoir revenir à
fon colombier,
Molière l'enchanta. Il lui faifait con
naître les mœurs de Paris & du genre
hu
76 L'INGEN U.

humain. A laquelle de fes comédies


donnez - vous la préférence ? Au Tartuf
fe fans difficulté . Je penfe comme vous,
dit Gordon ; c'eft un Tartuffe qui m'a
plongé dans ce cachot , & peut - être ce
font des tartuffes qui ont fait vôtre mal
heur.
Comment trouvez -vous ces Tragé
dies Grecques ? Bonnes pour des Grecs,
dit l'Ingénu . Mais quand il lut l'Iphigé
nie moderne , Phedre , Andromaque ,
Athalie , il fut en extafe , il foupira ,
il verfa des larmes " il les fçut par
+
cœur fans avoir envie de les apren
dre .
Lifez Rodogune , lui dit Gordon , on
dit que c'eft le chef d'œuvre du théa
tre ; les autres pièces qui vous ont fait
tant de plaifir font peu de chofe en com
paraifon. Le jeune homme dès la pre
miére page lui dit , Celà n'eft pas du mé
-
me auteur. A quoi le voyez - vous ?
Je n'en fçais rien encor ; mais ces vers
là ne vont ni à mon oreille ni à mon cœ
ur. Oh! ce n'eft rien que les vers , re
pliqua Gordon. L'Ingénu répondit ,
Pourquoi donc en faire?

Après
L'INGEN U. 77

Après avoir lu très attentivement la


pièce , fans autre deffein que celui d'a
voir du plaifir , il regardait fon ami avec
des yeux fecs & étonnés , & ne favait
que dire. Enfin , preffé de rendre comp
te de ce qu'il avait fenti , voici ce qu'il
répondit : Je n'ai guères entendu le com
mencement , j'ai été révolté du milieu ;
la derniére fcène m'a beaucoup ému ,
quoiqu'elle me paraiffe peu vraisemblab#1
le ; je ne me fuis intêreffé pour perſon
ne , & je n'ai pas retenu vingt vers
moi qui les retiens tous quand ils me
plaifent.
E Cette pièce paffe pourtant pour la
meilleure que nous ayons. Si celà
A eft , repliquail , elle eft peut - être
comme bien des gens qui ne méritent
pas leurs places. Après tout , c'est ici
1 une affaire de goût , le mien ne doit pas
encor être formé ; je peux me trom
per ; mais vous favez que je fuis accou
tumé à dire ce que je penfe , où plu
tôt ce que je fens. Je foupçonne qu'il
1
y a fouvent de l'illufion , de la mode ,
1 du caprice dans les jugements des hom
mes. J'ai parlé d'après la nature ; il
1 fe
peut
78 L' INGENU.

peut que chez moi la nature foit très


imparfaite ; mais il fe peut auffi qu'elle
foit quelquefois peu confultée par la plu
part des hommes . Alors il récita des
vers d'Iphigénie dont il était plein , &
quoiqu'il ne déclamat pas bien , il y mit
tant de vérité & d'onction , qu'il fit pleu
rer le vieux Janfénifte. Il lut enfuite
Cinna ; il ne pleura point , mais il ad
mira.

****** ****

CHAPITRE TREIZIEME.

La belle St. Yves va à Versailles.

endant que notre infortuné s'éclairait


Pend
plus qu'il ne fe confolait , pendant
que fon génie étouffé depuis fi longtemps
fe deployait avec tant de rapidité & de
force , pendant que la nature qui fe per
fectionnait en lui , le vengeait des outra
gés de la fortune ; que devinrent Mr.
le Prieur & fa bonne fœur , & la belle
reclufe St. Yves ? Le premier mois on
fut inquiet , & au troisième on fut plon

L'INGEN U 79

gé dans la douleur. Les fauffes conje


Etures , les bruits mal fondés allarmé
rent. Au bout de fix mois on le crut
mort. Enfin , Mr. & Mlle. de Kerka
bon aprirent par une ancienne lettre qu'
un Garde du Roi avait écrite en Bretag
ne , qu'un jeune homme femblable à l'In
génu était arrivé un foir à Versailles
mais qu'il avait été enlevé pendant la
nuit, & que depuis ce temps perfonne
n'en avait entendu parler.
Hélas ! dit Mlle. Kerkabon , nôtre ne
veu aura fait quelquè fottife , & fe fera
attiré de facheufes affaires. 11 eft jeu
ne , il est bas Breton , il ne peut favoir
comme on doit fe comporter à la cour.
Mon cher frère , je n'ai jamais vu Ver
failles ni Parîs , voici une belle occafion ,
nous retrouverons peut - être nôtre pau

vre neveu ; c'eſt le fils de nôtre frère ,


nôtre devoir eft de le fécourir. Quifait
fi nous ne pourrons point parvenir en
fin à le faire fous- diacre quand la fou
gue de la jeuneffe fera amortie ? Il avait
beaucoup de difpofition pout les fcien
1 ces. Vous fouvenez - vous comme il
raiſonnait fur l'ancien & fur le nouveau
Te
80 L'INGEN U L'I

Teftament ? Nous fommes refponfables Le Prieur fe


de fon ame ; c'eft nous qui l'avons fait rend père de laC
batifer ; fai chère maîtreffe St. Yves Du Tron , & ne
paffe les journées à pleurer. En veri ce à des Prieurs.
l'Archev
té il faut aller à Paris. S'il eft caché êque ;
dans quelqu'une de ces vilaines maifons avec la belle Ma
de joye dont on m'a fait tant de récits , pour les affaires
nous l'en tirerons. Le Prieur fut tou à la maifon de ca
ché des difcours de fa foeur. Il alla Meaux; celui
M
trouver l'Evêque de St. Malo qui avait de auléon l'am
batifé le Huron , & lui demanda fa pro me Guyon. Ce
tection & fes confeils. Le Prélat aprou fin à fe faire ent
va le voyage. Il donna au Prieur des lats; tous deux
pouvaie
lettres de recommandation pour le Pè ntfe mél
re de la Chaife confeffeur du Roi , qui du 'il n'était p
q u
avait la premiére dignité du Royaume, Enfin , il vit
pour l'Archevêque de Paris Harlai , & çut à bras ouvert
pour l'Evêque de Meaux Boffuet. toujour
s eu pou
lière , ne l'ayant
-Enfin le frère & la foeur partirent ;
ils que la Societé
mais quand ils furent arrivés à Paris , chée aux bas B
feltrouverent égarés comme dans un va
votre neveu n'
fte labirinthe , fans fil & fans iffue. Leur h
d'être uguenot
révéren ?
fortune était médiocre , illeur fallait tous
dpère
les jours des voitures pour aller à .
nifte?
la découverte , & ils ne découvraient
renc qu' Jpeeipnuei
rien, deve envie oà
ron nze moi
Deagol of aut
Le
ST
G EN 81
' IN
L ta Uz
eur e réſen é
Le Pri f p che le rév
d e i f e t c e
ren pèr de la Cha ; itl étai ave Mll .
u o n u v ai n n er dien
D Tr , & nes po do au
ueeur te e
ce à dheesvê Prqi . Il ala à la por dé
A r c l at ait erm
l' ; le Pre é ét enf iéres
u
c le adam dig
ave la bel Mes de fLeef t
ur es ffai r gl . Il couru
i
po l a de l'Ee
n g n u e
iſo de campa vêq
à la ma x ndaeitl'E de
a u l u i a m i e c lle
M e e
; con - c er i x a v M .
é mou que a
de Ma
ul l'a m it
n fti d e Mad
a t
Oas yo
n end vin
me Gu . Cep dre , il par en
re en t x é
ܵ‫ܕܬ‬ fin à fe fai ent dercéersendeu pr
t s u s u x i c l a ' i l s
la ; te ont de lu dé qu ne
ai er e on eveu en
o uv f me ê l d f n , a t t
p
t ste iacre ci
'i l tai
du qnuf in n'é l itpaes f oui -d .i
E , i v t ls Jéfu ; cefllua le re
s uver ui prote u'il avait
çuit à bra o , l q
rs
jou r me articu
tou eu pou lui une efti p
a
Il Jur
r e i eytaént ati s o u
n us
r
l è
qiu e ,lane Solc' a ajvaami toc uoj n . été atta
i s
Ma , dit - il ,r
r e e u r ait eu
vóéet nxe v n ' a
tret
u o n s - i l p a s l e nmtalh
h
c trea u bea s
n o B . m e
u n uré
d'ê hug ? No aff , mon
a i t n t é
Ser - il poi Janf
e i s f u rer t r e v é
J pu af à vô n ré
n cr eend à
' i n e é t ie
re é qnu pe e - eft - il chr . Il y a
rév iro père . s s 'avons
v z i e u
e n o n m o q u n o l ba
t e A tiſé .
nil ?
F
82 L'INGEN U.

r
tifé. Voilà qui eft bien , voilà qui eft
bien , nous aurons foin de lui. Vôtre bé
néfice eft - il confidérable ? - Oh fort
peu de chofe ; & mon neveu nous cou
te beaucoup . - Y a-t- il quelques Jan
féniftes dans le voisinage ? prenez bien
garde , mon cher Monfieur le Prieur ,
ils font plus dangereux que les hugue
nots & les athées. - Mon révérend pé

re , nous n'en avons point ; on ne fçait


ce que c'eft que le Janfénifme à Nôtre
Dame de la Montagne. - Tant mieux ;
allez , il n'y a rien que je ne faffé pour
vous. Il congédia affectueufement le
Prieur , & n'y penfa plus.
Letemps s'écoulait , le Prieur & la bon
ne fœur fe desespéraient ,
Cependant , le maudit Bailly preffait
le mariage de fon grand benêt de fils avec
la belle St. Yves qu'on avait fait fortir
exprès du couvent. Elle aimait toujours
fon cher filleul autant qu'elle déteftait le
mari qu'on lui préfentait. L'affront d'a
voir été mife dans un couvent augmen
tait fa paſſion. L'ordre d'époufer le fils
du Bailly y metrait le comblé. Les re
grets , la tendreffe & l'horreur boulever
faient
L'INGEN U
83

faient fon ame. L'amour , comme on


fçait , eft bien plus ingénieux & plus har
di dans une jeune fille que l'amitié ne l'eft
dans un vieux Prieur & dans une tante

de quarante - cinq ans paffés. De plus


elle s'était bien formée dans fon cou

vent par les romans qu'elle avait lus à la


dérobée .
La belle St. Yves fe fouvenait de la
lettre qu'un garde du corps avait écrite
en baffe Bretagne , & dont on avait par
lé dans la province . Elle réfolut d'aller
elle - même prendre des informations à
Verſailles , de fe jetter aux pieds des Mi
niftres fi fon mari était en priſon comme
on le difait , & d'obtenir juſtice pour lui.
Je ne fçais quoi l'avertiffait' ſecretement
qu'à la cour on ne refuſe rien à une jolie
fille . Mais elle ne favait pas ce qu'il en
coutait.
Sa réfolution prife , elle eft confolée ,
elle eft tranquille , elle ne rebute plus
fon fot prétendu ; elle accueille le déte
ſtable beaupére , careffe fon frère , ré
pand l'allégreffe dans la maiſon ; puis le
jour deſtiné à la cérémonie elle part fe
crettement à quatre heures du matin avec
F 2 fes
84 L'INGEN U.

ſes petits préſents de noce , & tout ce


qu'elle a pu raffembler. Ses mefures étai
ent fi bien prifes qu'elle était déja à plus
de dix lieues lorfqu'on entra dans fa cham
bre vers le midi. La furpriſe & la con
fternation furent grandes. L'interro
gant Bailly fit ce jour là plus de que
ftions qu'il n'en avait fait dans toute la
femaine ; le mari refta plus fot qu'il ne
l'avait jamais été . L'Abbé de St. Yves
en colère prit le parti de courir après fa
fœur. Le Bailly & fon fils voulurent l'ac
compagner. Ainfi la deftinée condui
fait à Paris presque tout ce canton de la
baffe Bretagne .
La belle St. Yves fe doutait bien qu'on
la fuivrait. Elle était à cheval ; elle s'in
formait adroitement des couriers s'ils n'a
vaient point rencontré un gros Abbé ,
un énorme Bailly & un jeune benêt qui
couraient fur le chemin de Paris. Ayant
apris au troifiéme jour qu'ils n'étaient
pas loin , elle prit une route différente , I
& eut affez d'habileté & de bonheur pour
arriver à Verfailles tandis qu'on la cher
chait inutilement dans Paris.

Mais
L'INGEN U. 85

Mais comment fe conduire à Verfail

les ? Jeune , belle , fans confeil , fans


apui , inconnue , expofée à tout , com
ment ofer chercher un garde du Roi ?
Elle imagina de s'adreſſer à un Jéfuite du
bas étage ; il y en avait pour toutes les
conditions de là vie ? Comme Dieu , di
faient - ils , a donné différentes nourritu
res aux diverfes eſpèces d'animaux ; Il
avait donné au Roi fon confeffeur , qué
tous les foliciteurs de bénéfices appella
ient le chef de l'églife Gallicane . Enfui
te venaient les confeffeurs des Princef
fes ; les miniftres n'en avaient point , ils
n'étaient pas fi fots. Il y avait les Jéfui
tes du grand commun , & furtout les Jé
fuites des femmes de chambre , par les
quelles on favait les fecrets des maîtref
fes , & ce n'était pas un petit emploi. Lä
belle St. Yves s'adreffa à un de ces der
niers qui s'apellait le pére Tout à tous. Elle
fe confeffa à lui , lui expofa fes avantures,
fon état , fon danger , & le conjura de la
loger chez quelque bonne dévote quila
mit à l'abri des tentations.
Le père Tout à tous l'introduifit chez
la femme d'un officier du gobelet , l'une
F 3 de
86 L'INGEN U.

de fes plus afidées pénitentes . Dès qu'


elle y fut , elle s'empreffa de gagner la
confiance & l'amitié de cette femme ;
elle s'informa du garde Breton , & le
fit prier de venir chez elle , Ayant fçu
de lui que fon amant avait été enlevé après
avoir parlé à un premier commis , elle
court chez ce commis ; la vue d'une bel
le femme l'adoucit , car il faut conve
nir que Dieu n'a créé les femmes que
pour apprivoifer les hommes.
Le plumitif attendri lui avoua tout,
Vôtre amant eft à la Baftille depuis près
d'un an , & fans vous il y ferait peut
être toute fa vie . La tendre St. Yves
s'évanouit. Quand elle eut repris ſes
fens , le plumitif lui dit ; Je fuis fans cré
dit pour faire du bien , tout mon pou
voir ſe borne à faire du mal quelquefois.
Croiez - moi , allez chez Mr. de St. Pou 1
ange qui fait le bien & le mal , coufin &
1
favori de Mgr. de Louvois. Ce mini
ftre a deux ames , Mr. de St, Pouange
+
en eft une , Madame de Belloy l'autre ;
mais elle n'eſt pas à préſent à Verſailles ;
il ne vous reste que de fléchir le prote
&teur que je vous indique .
La
L'INGEN U. 87

La belle St. Yves partagée entre un


peu de joye , & d'extrêmes douleurs , en
tre quelque efpérance & de triftes crain
tes, pourſuivie par fon frère " adorant
fon amant, effuiant fes larmes & en ver
fant encore , tremblante , affaiblie , & re
prenant courage , courut vite chez Mr.
de St. Pouange.

CHAPIT. QUATORZIEME .

Progrès de l'efprit de l'Ingénu.

L'Ingénu faifait des progrès rapides


dans les ſciences , dans la
ſcience de l'homme. La caufe du déve
lopement rapide de fon efprit était due
à fon éducation fauvage prefque autant
qu'à la trempe de fon ame. Car n'ayant
rien apris dans fon enfance , il n'avait
point apris de préjugés. Son entende
ment n'ayant point été courbé par l'er
reur était demeuré dans toute fa rectitu
de. Il voyait les chofes comme elles
font , au lieu que les idées qu'on nous
F 4 don
88 L'INGEN U.

donne dans l'enfance nous les font voir


toute notre vie comme elles ne font pɔ
int. Vos perfécuteurs font abominab
les , difait - il à fon ami Gordon. Je vous
plains d'être opprimé , mais je vous pla
ins d'étre Janfenifte . Toute fecte me
paraît le ralliement de l'erreur. Dites
-
moi s'il y a des fectes en géométrie ?
Non , mon cher enfant , lui dit en fou
pirant le bon Gordon , tous les hommes
font d'accord fur la vérité quand elle eſt
démontrée , mais ils font trop partagés fur
les vérités obfcures. - Dites fur les fauf

fetés obfcures. S'il y avait eu une feule


vérité cachée dans vos amas d'arguments
qu'on reffaffe depuis tant de fiècles , on
l'aurait découverte fans doute ; & l'uni
vers aurait été d'accord au moins fur ce
point llà. Si cette vérité était néceffai
re comme le foleil l'eſt à la terre , elle fe
rait brillante comme lui. C'est une ab
furdité , c'eſt un outrage au genre hu
main , c'eſt un attentat contre l'Etre in
-fini & fuprême de dire : il y a une vé
1
rité effentielle à l'homme , & Dieu l'a
cachée .

Tout
L'INGENU 89

Tout ce que difait ce jeune ignorant


inftruit par la nature faifait une impref
fion profonde fur l'efprit du vieux favant
infortuné. - Serait - il bien vrai , s'é
cria-t- il , que je me fuffe rendu réelle
ment malheureux pour des chimères ? je
fuis bien plus für de mon malheur que
de la grace efficace. J'ai confumé mes
jours à raiſonner fur la liberté de Dieu
& du genre humain , mais j'ai perdu la
mienne ; ni Saint Auguſtin ni St. Pro
fper ne me tireront de l'abime où je
fuis.
L'Ingénu livre àfon caractère , dit en
fin, Voulez - vous que je vous parle avec
une confiance hardie ? Ceux qui ſe font
perfécuter pour ces vaines difputes de
l'école me femblent peu fages : ceux qui
perfécutent , me paraiffent des mon
ftres.
Les deux captifs étaient fort d'accord
fur l'injuſtice de leur captivité. Je fuis
cent fois plus à plaindre que vous , di
fait l'Ingénu ; je fuis né libre comme l'air ;
j'avais deux vies , la liberté , & l'objet
de mon amour , on me les ôte . Nous
voici tous deux dans les fers , fans pou
F 5 voir
90 L'INGEN U.

voir la demander. J'ai vécu Huron vingt


ans ; on dit que ce font des barbares , par
ce qu'ils fe vengent de leurs ennemis ;
mais ils n'ont jamais oprimé leurs amis.
A peine ai - je mis le pied en France que
j'ai verfé mon fang pour elle ; j'ai peut
être fauvé une province , & pour récom
penſe je fuis englouti dans ce tombeau
des vivants où je ferais mort de rage fans
vous. Il n'y a donc point de loix dans
ce païs ! on condamne les hommes fans
les entendre ! Il n'en eft pas ainſi en An
gleterre . Ah ! ce n'était pas contre les
Anglais que je devais me battre. Ainfi
fa philofophie naiffante ne pouvait domp
ter la nature outragée dans le premier
de fes droits , & laiffait un libre cours à
fa jufte colère.
Son compagnon ne le contredit point.
L'abfence augmente toujours l'amour qui
n'eſt pas fatisfait , & la philofophie nele
diminue pas. Il parlait auffi fouvent de
fa chére St. Yves que de morale & de
métaphysique. Plus fes fentiments s'é
puraient & plus il aimait. Il lut quel
ques romans nouveaux ; il entrouva peu
qui lui peigniffent la fituation de fon ame.
Il
L'INGEN U. 91

Il fentait que fon cœur allait toujours au


delà de ce qu'il lifait. Ah ! diſait - il ?
prefque tous ces auteurs là n'ont que de
l'efprit & de l'art. Enfin , le bon prê
tre Janféniſte devenait infenfiblement le
confident de fa tendreffe. Il ne connaif
fait l'amour auparavant que comme un
péché dont on s'accuſe en confeffion . Il
aprit à le connaître comme un fentiment
auffi noble que tendre , qui peut élever
l'ame autant que l'amollir , & produire
même quelquefois des vertus. Enfin ,
pour dernier prodige , un Huron conver
tiffait un Janféniſte .

बस्ट्रॉलइस्टेटहै हाल हैलहैलहैलहैलडेस्टलहर

CHAPITRE QUINZIEME .

La belle St. Yves refifte a des propofi


tions délicates.

a belle St. Yves plus tendre encor


L que fon amant , alla donc chez Mr.

de St. Pouange accompagnée de l'amie


chez qui elle logeait , toutes deux ca
chées dans leurs coëffes. La premiére
chofe
92 L'INGEN U.

chofe qu'elle vit à la porte ce fut l'Abbé


de St. Yves fon frère qui en fortait . Elle
fut itimidée ; mais la dévote amie la raf
fura. C'eft précisément parce qu'on a
parlé contre vous , qu'il faut que vous
parliez . Soyez fure que dans ce païs les
accufateurs ont toujours raifon , fi on ne
ſe hâte de les confondre . Votre pré
fence d'ailleurs , ou je me trompe fort ,
fera plus d'effet que les paroles de vôtre
frère.
Pour peu qu'on encourage une aman
te paffionnée , elle eft intrépide. La St.
Yves fe préſente à l'audiance . Sajeun
effe , fes charmes , fes yeux tendres
mouillés de quelques pleurs attirèrent
tous les regards. Chaque courtisan du
fous - miniftre oublia un moment l'idole
du pouvoir pour contempler celle de la
beauté. Le St. Pouange la fit entrer
dans un cabinet ; elle parla avec atten
driffement & avec grace. St. Pouange
fe fentit touché. Elle tremblait , il la
raffura. Revenez ce foir , lui dit - il ,
vos affaires méritent qu'on y penfe , &
qu'on en parle à loifir. Il y a ici trop
de monde. On expédie les audiances
trop
L'INGEN U. 93

trop rapidement . Il faut que je vous


entre tienn e à fond de tout ce qui vous
regarde . Enfuite ayant fait l'éloge de fa
beauté & de fes fentiments , il lui re
commanda de venir a fept heures du
foir.
Elle n'y manqua pas ; la dévote amie
l'accompagna encore , mais elle fe tint
dans le falon , & lut le pédagogue chré
tien pendant que le St. Pouange & la
belle St. Yves étaient dans l'arriére - ca
binet. Croiriez - vous bien , Mademoi
felle , lui dit - il d'abord , que vôtre frè
re eft venu me demander une Lettre de
cachet contre vous ? En vérité j'en ex
pédierais plutôt une pour le renvoyer en
baffe Bretagne . — Hélas ! Monfieur
on eft donc bien libéral de Lettres de
cachet dans vos bureaux , puifqu'on en
vient foliciter du fond du Royaume com
me des penfions. Je fuis bien loin d'en
demander une contre mon frère . J'ai
beaucoup à me plaindre de lui , mais je
reſpecte la liberté des hommes ; je de
mande celle d'un homme que je veux
époufer , d'un homme à qui le Roi doit
la confervation d'une province , qui peut
le
94 L'INGEN U.

le fervir utilement & qui eft fils d'un of


ficier tué à ſon fervice. De quoi eft - il
accufé ? Comment a - t - on pû le traiter fi
cruellement fans l'entendre ?
Alors le fous - miniftre lui montra la

lettre du Jéfuite efpion & celle du perfi


de Bailly. ― Quoi il y a de pareils
monftres fur la terre ! & on veut me for
cer ainfi à époufer le fils ridicule d'un
homme ridicule & méchant ! & c'eft fur
de pareils avis qu'on décide ici de la de
ftinée des citoiens. Elle fe jetta à ge

noux , elle demanda avec des fanglots


la liberté du brave homme qui l'adorait.
Ses charmes dans cet état parurent dans
leur plus grand avantage. Elle était fi
belle que le St. Pouange perdant toute
honte lui infinua qu'elle réuffirait fi elle
commençait par lui donner les prémices
de ce qu'elle réfervait à fon amant. La
St. Yves épouvantée & çonfufe feignit
longtems de ne le pas entendre ; il fal
lut s'expliquer plus clairement . Un mot
laché d'abord avec retenue en produifait
un plus fort , fuivi d'un autre plus ex
preffif. On offrit non feulement la ré
vocation de la lettre de cachet , mais des
ré.
L'INGEN U. 95

recompenfes , de l'argent , des honneurs ,


des établiſſements ; & plus on promet
tait , plus le défir de n'être pas refufé
augmentait.
La St. Yves pleurait , elle était fuffo
quée , à demi renversée fur un fopha
croyant à peine ce qu'elle voyait , ce qu'
elle entendait. Le St. Pouange à fon
tour ſe jetta à fes genoux . Il n'était pas
fans agréments , & aurait pu ne pas effa
roucher un cœur moins prévenu . Mais
St. Yves adorait fon amant , & croyait
que c'était un crime horrible de le tra
hir pour le fervir. St. Pouange redou

blait les prières & les promeffes. Enfin ,


la tête lui tourna au point qu'il lui décla
ra que c'était fe feul moyen de tirer de
fa priſon l'homme auquel elle prenait un
intérêt fi violent & fi tendre. Cet étran
ge entretien ſe prolongeait. La dévo
te de l'antichambre en lifant fon pédago
gue chrétien , difait , Mon Dieu ! que
peuvent - ils faire là depuis deux heures ?
jamais Monſeigneur de St. Pouange n'a
donné une fi longue audiance , peut - être
qu'il a tout refufé à cette pauvre fille ,
puiſqu'elle le prie encore.
En
96 L'INGEN U.

Enfin fa compagne fortit de l'arrière -


cabinet toute éperdue , fans pouvoir par
ler , réfléchiffant profondément fur le ca
ractère des grands & des demi - grands
qui facrifient fi légèrement la liberté des
hommes & l'honneur de femmes .
Elle ne dit pas un mot pendant tout
le chemin. Arrivée chez l'amie elle écla
ta , elle lui conta tout. La dévote fit de
grands fignes de croix. Ma chère amie,
il faut confulter des demain le père Tout
à tous nôtre directeur ; il a beaucoup de
crédit auprès de Monfeigneur de St. Pou
ange ; il confeffe plufieurs fervantes de
fa maiſon , c'eſt un homme pieux & ac
commodant , qui dirige auffi des femmes
de qualité. Abandonnez vous à lui , c'eſt
anfi que j'en ufe ; je m'en fuis toujours
bien trouvée . Nous autres pauvres fem
mes , nous avons befoin d'être condui .
tes parun homme. ――― Eh bien donc, ma
chère amie , j'irai trouver demain
le père Tout à tous.

CHA
L' INGEN U. 97

CHAPITRE SEIZIEME .

Elle confulte un Jésuite.

es que la belle & défolée St. Yves


De fut avec fon bon confeffeur , elle
lui confia qu'un homme puiffant & volup-.
tuex lui propo´ait de faire fortir de pri
fon celui qu'elle devait époufer légitime
ment , & qu'il demandait un grand prix
de fon fervice ; qu'elle avait une répug
nance horrible pour une telle infidélité ,
I & que s'il ne s'agiffait que de fa propre
vie, ella la facrifierait plutôt que de fuc
Į
comber.
Voilà un abominable pécheur , lui dit
le père Tout à tous. Vous devriez bien
me dire le nom de ce vilain homme ; c'eft
1
à coup für quelque Janfenifte ; je le dé
noncerai à fa révérence le père de la Chai
fe , qui le fera mettre dans le gîte où est
à préſent la chère perfonne que vous de
vez époufer.

G
La
98 L'INGEN U.

La pauvre fille après un long embar


ras & de grandes irréfolutions lui nomma
enfin St. Pouange .
1
Monſeigneur de St. Pouange ! s'écria
le Jéfuite ; ah! ma fille , c'est tout autre
chofe ; il eft coufin du plus grand Mini
ſtre que nous ayons jamais eu , homme
de bien , protecteur de la bonne cauſe ,
bon chrétien ; il ne peut avoir eu une
telle penſée , il faut que vous ayez mal
entendu . -Ah! mon père , je n'ai en

tendu que trop bien ; je fuis perdue quoi


que je faffe ; je n'ai que le choix du mal
heur & de la honte ; il faut que mon
amant reſte enſeveli tout vivant , ou que
je me rende indigne de vivre . Je ne
puis le laiffer périr , & je ne puis le fau
ver.
Le père Tout à tous tâcha de la calmer
par ces douces paroles.
Premiérement , ma fille , ne dites ja
mais ce mot mon amant , il à quelque cho
fe de mondain qui pourrait offenfer Dieu,
dites mon mari ; car bien qu'il ne le foit
pas encore , vous le regardez comme tel,
& rien n'eft plus honnête.

Se
LINGEN U.
99

Secondement , bien qu'il foit vôtre


époux en idée, en efpérance , il ne l'eft
pas en effet. Ainfi vous ne commettriez
pas un adultère , péché énorme qu'il faut
toujours éviter autant qu'il eſt poſſible.
Troisièmement , les actions ne font
pas d'une malice de coulpe quand l'in
tention eft pure ; & rien n'eft plus pur
que de délivrer votre mari.
Quatrièmement , vous avez des ex
emples dans la fainte antiquité qui peu
vent merveilleufement fervir à votre
conduite. St. Auguftin raporte que fous
le Proconfulat de Septimius Acyndinus
en l'an 340. de nôtre falut , un pauvre
homme ne pouvant paier à Céfar ce qui
apartenait à Céfar , fut condamné à la
mort comme il eft jufte , malgré la ma
xime , Où il n'y a rien le Roi perd ſes droits.
$ Il s'agiffait d'une livre d'or : le condam
né avait une femme en qui Dieu avait
mis la beauté & la prudence. Un vieux
richard promit de donner un livre d'or
& même plus à la dame , à condition qu'il
commettrait avec elle le péché immon
de, La Dame ne crut point mal faire
en fauvant la vie à fon mari . St. Au
G 2 guftin
100 L'INGEN U.

guſtin aprouve fort fa généreuſe réſigna


tion. Il eſt vrai que le vieux richard la
trompa , & peut - être même fon mari
n'en fut pas moins pendu ; mais elle avait
fait tout ce qui était en elle pour fauver
fa vie.
Soiez fure , ma fille , que quand un
Jéfuite vous cite St. Auguftin , il faut bien
que ce Saint ait pleinement raifon. Je
ne vous confeille rien ; vous êtes fage ;
il est à préfumer que vous ferez utile à
vôtre mari. Monfeigneur de St. Pou
ange eſt un honnête homme , il ne vous
trompera pas , c'est tout ce que je puis
vous dire ; je prierai Dieu pour vous ;
& j'espère que tout fe paffera à fa plus
grande gloire.
La belle St. Yves non moins effraiée
des difcours du Jéfuite que des propofi
tions du fous - miniftre , s'en retourna
éperdue chez fon amie. Elle était ten

tée de fe délivrer par la mort de l'hor


reur de laiffer dans une captivité affreu
ſe l'amant qu'elle adorait , & de la honte
de le délivrer au prix de ce qu'elle avait
de plus cher , & qui ne devait aparte
nir qu'à cet amant infortuné.
CHA
L'INGEN U. IOI

CHAPIT. DIX - SEPTIEME .

Elle fuccombe par vertu.

lle priait fon amie de la tuer ; mais


Ellecette femme non moins indulgente
que le Jéfuite lui parla plus clairement
encore. Hélas ! dit - elle , les affaires
ne fe font guères autrement dans cette
cour fi aimable , fi galante & fi renommée.
J Les places les plus médiocres & les plus
3 confidérables n'ont fouvent été données
qu'au prix qu'on éxige de vous. Ecou
tez , vous m'avez infpiré de l'amitié &
de la confiance ; je vous avouerai qui fi
j'avais été auffi difficile que vous l'êtes ,
mon mari ne jouirait pas du petit pofte
qui le fait vivre ; il le fait , & loin d'en
être fàché il voit en moi fa bienfaictrice :
& il fe regarde comme ma créature. Pen
fez-vous que tous ceux qui on été à la
tête des provinces ou même des ar
mées aient dû leurs honneurs & leur for
tune " à leurs feuls fervices ? Il en eft
qui en font redevables à Mefdames leurs
femmes . Les dignités de la guerre ont
G 3 été
102 L'INGEN U.

été follicitées par l'amour ; & la placé à


été donnée au mari de la plus belle.
Vous êtes dans une fituation bien plus
intéreffante ; il s'agit de rendre vôtre
amant au jour , & de l'époufer ; c'eft un
devoir facré qu'il vous faut remplir. On
n'a point blamé les belles & grandes da
mes dont je vous parle ; on vous aplau
dira ; on dira que vous ne vous êtes permi
fe une faibleffe que par un excès de vertu.
-- Ah ! quelle vertu , s'écria la belle St.

Yves ; quel labirinthe d'iniquités , quel


païs, & que j'aprends à connaître les hom
mes ! Un père de la Chaife , & un Bailly
ridicule font mettre mon amant en prifon ;
ma famille me perfécute , on ne me tend
la main dans mon défaftre que pour me
deshonorer. Un Jéfuite a perdu un bra
ve homme , un autre Jéfuite veut me
perdre ; je ne fuis entourée que de pié
ges , & je touche au moment de tomber
dans la mifère ! Il faut que je me tue où
que je parle au Roi ; je me jetterai à ſes
pieds fur fon paffage quand il ira à la Mef
fe ou à la Comédie .
On ne vous laiffera pas aprocher , lui
dit fa bonne amie , & fi vous aviez le mal
heur
L'INGEN U. 103

heur de parler , Mons de Louvois & le


Révérend Père de la Chaife pourraient
vous enterrer dans le fond d'un couvent

pour le refte de vos jours .


Tandis que cette brave perfonne aug
mentait ainfi les perplexités de cette ame
defefpérée , & enfonçait le poignard dans
fon cœur , arrive un exprès de Mr. de
St. Pouange avec une Lettre & deux be
aux pendants d'oreille. St. Yves rejet
ta le tout en pleurant , mais l'amie s'en
3
chargea.
Dès que le meffager fut parti , nôtre
confidente lit la lettre dans laquelle on
1 propoſe un petit ſouper aux deux amies
pour le foir. St. Yves jure qu'elle n'ira
point. La dévote veut lui effayer les
deux boucles de diamants ; St. Yves ne
le put fouffrir , elle combattit la journée
entiére . Enfin , n'aiant en vue que fon
amant , vaincue , entrainée , ne fachant
où on la mêne , elle fe laiffe conduire
au fouper fatal. Rien n'avait pu la dé
terminer a fe parer de fes pendant d'ore
ille ; la confidente les aporta , elle les
lui ajufta malgré elle avant qu'on fe mit
à table. St. Yves était fi confuſe " fi
• trou
G 4
104 L'INGEN U.

troublée , qu'elle fe laiffait tourmenter ;


& le patron en tirait un augure très fa
vorable. Vers la fin du repas la confi
dente fe retira difcrétement. Le patron
montra alors la révocation de la Lettre
'de cachet , le brevet d'une gratification
confidérable , celui d'une compagnie ,
& n'épargna pas les promeffes. Ah ! lui
dit St. Yves , que je vous aimerais fi
vous ne vouliez pas être tant aimé ! 1
Enfin , après une longue réſiſtance ,
après des fanglots , des cris , des larmes,
affaiblie du combat , éperdue , languif
1 fante , il fallut ſe rendre . Elle n'eut
d'autre reffource que de fe promettre
de ne penfer qu'à l'Ingénu , tandis que
le cruel jouirait impitoyablement de la
néceffité où elle était réduite .

CHAPIT. DIX - HUITIEME.

Elle délivre fon amant & un Fan


fenifte

u point du jour , elle vole à Paris ,


A munie de l'ordre du Miniftre . Il 1

eft
L' INGENU. 105

eft difficile de peindre ce qui fe paffait


dans fon cœur pendant ce voyage. Qu'
on imagine une ame vertueuſe & noble ,
humiliée de fon opprobre , enivrée de
tendreffe , déchirée des remords d'avoir

trahi fon amant , pênétrée du plaifir de


délivrer ce qu'elle adore. Ses amertu

mes , fes combats , fon fuccès partageai


ent toutes ſes réfléxions. Ce n'était
plus cette fille fimple dont une éduca
tion provinciale avait rétréci les idées.
L'amour & le malheur l'avaient formée.
4. Le fentiment avait fait autant de progrès
en elle que la raiſon en avait fait dans
l'efprit de fon amant infortuné . Les fil
les aprennent à fentir plus aiſément que
les hommes n'aprennent à penſer. Son
avanture était plus inftructive que qua
tre ans de couvent.
Son habit était d'une fimplicité extrê
me. Elle voyait avec horreur les ajuſte
mens fous lefquels elle avait paru devant
fon funefte bienfaiteur ; elle avait laiffé
fes boucles de diamants à fa compagne
fans même les regarder. Confufe & char
mée , idolâtre de l'Ingénu & fe haïffant
elle mème , elle arrive enfin à laporte
G5 De
106 LI U.
NG
EN
De cet affreux château palais de la vengeance ,
Qui renferma fouvent le crime & l'innocence.

Quand il fallut deſcendre du caroffe ,


les forces lui manquèrent ; on l'aida ; el
le entra , le cœur palpitant , les yeux
humides , le front confterně. On la pré
fente au gouverneur ; elle veut lui parler,
fa voix expire ; elle montre fon ordre en
articulant à peine quelques paroles . Le
gouverneur aimait fon prifonnier ; il fut
très aiſe de fa délivrance. Son cœur
n'était pas endurci comme celui de quel
ques honorables géoliers fes confrères ,
qui ne penfant qu'à la rétribution atta
chée à la garde de leurs captifs , fondant
leurs revenus fur leurs victimes , & vi
vant du malheur d'autrui , fe faiſaient en
fecret une joye affreufe des larmes des in
fortunés.
Il fait venir le prifonnier dans fon apar
tement. Les deux amants ſe voient , &
tous deux s'évanouiffent. La belle St.
·
Yves refta longtemps fans mouvement
& fans vie : l'autre rappella bientôt fon
courage . C'eſt apparemment là Mada
me vôtre femme , lui dit le gouverneur ;
vous ne m'aviez point dit que vous fuf
fiez
LINGEN U. 107

fiez marié . On me mande que c'eſt à


fes foins généreux que vous devez votre
délivrance . Ah ! je ne fuis pas digne
d'ètre fa femme , dit la belle St. Yves
d'une voix tremblante , & elle retomba
encor en faibleffe.
Quand elle eut repris fes fens , elle
préfenta , toujours tremblante , le bre
vet de la gratification , & la promeffe par
écrit d'une compagnie. L'Ingénu auffi
étonné qu'attendri , s'éveillait d'un fon
ge pour retomber dans un autre . Pour
quoi aije été enfermé ici ? comment avez
vous pu m'en tirer ? où font les mon
ftres qui m'y ont plongé ? Vous êtes une
divinité qui deſcendez du ciel à mon fe
cours .
La belle St. Yves baiffait la vue , re
gardait fon amant , rougiffait , & détour
nait le moment d'après fes yeux mouillés
de pleurs . Elle lui aprit enfin tout ce
qu'elle favait , & tout ce qu'elle avait
éprouvé , excepté ce qu'elle aurait vou
lu fe cacher pour jamais , & ce qu'un
autre que l'Ingénu , plus accoutumé au
monde , & plus inftruit des ufages de la
cour , aurait deviné facilement.
Eft
108 L'ING EN U

Eft - il poffible qu'un miférable comme


ce Bailly ait eu le pouvoir de me ravir
ma liberté ! Ah ! je vois bien qu'il en eft
des hommes comme des plus vils ani
maux; tous peuvent nuire . Mais est - il
poffible qu'un moine , un Jéfuite confef
feur du Roi , ait contribué à mon infor
tune autant que ce Bailly , fans que je
puiffe imaginer fous quel prétexte ce dé
teſtable fripon m'a perfécuté . M'a - t - il
fait paffer pour un Janféniſte ! Enfin, com
ment vous êtes - vous fouvenue de moi?

je ne le méritais pas , je n'étais alors qu'un
fauvage. Quoi ! vous avez pu fans con
feil , fans fecours entreprendre le voya
ge de Verſailles ! vous y avez paru , &
on a brifé mes fers ! Il eft donc dans la
beauté & dans la vertu un charme invin
cible qui fait tomber les portes de fer , &
qui amoillit les cœurs de bronze !
A ce mot de vertu , des fanglots écha
pérent à la belle St. Yves. Elle ne fa
vait pas combien elle était vertueuse dans
le crime qu'elle fe reprochait.
Son amant continua ainfi.
Ange qui
avez rompu mes liens , fi vous avez eu
( ce que je ne comprends pas encor ) af

fez
L'INGEN U. 109

fez de crédit pour me faire rendre juſti


ce , faites la donc rendre auffi à un vieil
lard qui m'a le premier apris à penſer ,
comme vous m'avez apris, à aimer. La

calamité nous a unis ; je l'aime comme


un père , je ne peux vivre ni fans vous
ni fans lui.
Moi que je follicite le même homme
qui ! ... oui , je veux tout vous devoir,
& je ne veux devoir jamais rien qu'à
vous : ― écrivez à cet homme puiffant,
comblez moi de vos bienfaits , achevez
ce que vous avez commencé , achevez
vos prodiges. Elle fentait qu'elle devait
fairé tout ce que fon amant exigeait . El
le voulut écrire , fa main ne pouvait obéïr.
Elle recommença trois fois fa lettre , 3 la
déchira trois fois ; elle écrivit enfin , &
les deux amant fortirent après avoir em-
braffé le vieux martyr de la grace effi
cace .
L'heureuſe & défolée St. Yves favait
dans quelle maifon logeait fon frère , elle
y alla ; fon amant prit un apartement dans
la même maifou .

A peine y furent - ils arrivés que fon


protecteur lui envoya l'ordre de l'élar
1 giffe
110 L'INGEN U.

giffement du bon homme Gordon , & lui


demanda un rendez - vous pour le lende
main. Ainsi , à chaque action honnéte
& généreuse qu'elle falfait , fon deshon
neur en était le prix. Elle regardait
avec exécration cet ufage de vendre le
malheur & le bonheur des hommes. Elle
donna l'ordre de l'élargiffement à fon
amant , & refufa le rendez - vous d'un
bienfaiteur qu'elle ne pouvait plus voir
fans expirer de douleur & de honte . L'
Ingénu ne pouvait fe féparer d'elle que
pour aller délivrer un ami . Il y vola,
Il remplit ce devoir en réfléchiffant fur les
étranges événements de ce monde &
en admirant la vertu courageufe d'une
jeune fille à qui deux infortunés
devaient plus que la vie.

風味

CHA
L'INGENU. III

CHAPIT. DIX - NEUVIEME .

L'Ingénu , la belle St. Yves & leurs

parents font raffemblés.

a généreufe & refpectable infidèle


La était avec fon frère l'Abbé de St.
Yves , le bon Prieur de la Montagne &
la Dame de Kerkabon . Tous étaient
également étonnés , mais leurs fituations
& leurs fentiments étaient bien diffé
rents. L'Abbé de St. Yves pleurait fes
torts aux pieds de fa fœur qui lui pardon
nait. Le Prieur & fa tendre fœur pleu
5
raient auſſi , mais de joye ; le vilain Bail
ly & fon infuportable fils ne troublaient
point cette fcène touchante. Ils étaient
partis au premier bruit de l'élargiffement
de leur ennemi , ils couraient enſevelir
dans leur province leur fottife & leur
crainte.

Les quatre perfonnages agités de cent


mouvements divers , attendaient que le
jeune homme revint avec l'ami qu'il de
vait
112 L'INGEN U.

vait delivrer. L'Abbé de St. Yves n'o


fait lever les yeux devant fa fœur : la
bonne Kerkabon difait , je reverrai donc
mon cher neveu. Vous le reverrez ,

dit la charmante St. Yves , mais ce n'eſt


plus le même homme ; fon maintien , ſon
ton , fes idées , fon efprit , tout eft chan
gé ; il eft devenu auffi refpectable qu'il
était naïf & étranger à tout, Il fera
l'honneur & la confolation de vôtre fa
mille : que ne puisje être auffi l'honneur
de la mienne ! Vous n'êtes point non
plus la même , dit le Prieur ; que vous
eft - il donc arrivé qui ait fait en vousun
fi grand changement ?
Au milieu de cette converfation , l'In
génu arrive , tenant par la main fon Jan
fénifte.La fcène alors devint plus neu
ve & plus intéreffante . Elle commença
par les tendres embraffements de l'oncle
& de la tante. L'Abbé de St. Yves ſe
mettait prefque aux genoux de l'Ingénu,
qui n'était plus l'Ingénu. Les deux amants
fe parlaient par des regards qui exprimai
ent tous les fentiments dont ils étaient
pénétrés . On voyait éclater la fatisfa
tion , la reconnaiffance fur " le front de
l'u
L'INGEN U. 113

l'un , l'embarras était peint dans les yeux


tendres & un peu égarés de l'autre . On
était étonné qu'elle mélat de la douleur
à tant de joye.
Le vieux Gordon devint en peu de
moments cher à toute la famille . II
avait été malheureux avec le jeune pri
fonnier , & c'était un grand tître . Il
devait fa délivrance aux deux amants ,
cela feul le réconciliait avec l'amour ;
l'apreté de fes anciennes opinions fortait
de fon cœur , il était changé en homme,
ainfi que le Huron. Chacun raconta fes
avantures avant le fouper. Les deux
Abbés , la tante ecoutaient comme des
enfans qui entendent des hiſtoires de re
venants , & comme des hommes qui s'in
téreffaient tous à tant de défaftres. Hé
las ! dit Gordon , il y a peutêtre plus de
cinq cent perfonnes vertueufes qui font
à préfent dans les mèmes fers , que Mlle .
de St. Yves a brifés : leurs malheurs font
inconnus. On trouve affez de mains qui
frapent fur la foule des ma heureux , &
rarement une fecourable. Cette réfle
xion íi vrayé augmentait fa fentibilité &
fa reconnaiffance ; tout redoublait le tri
H omphe
114 L'INGEN U. ,
1

omphe de la belle St. Yves , on admirait


la grandeur & la fermeté de fon ame.
L'admiration était mêlée de ce refpect
qu'on fent malgré foi pour une perſon
ne qu'on croit avoir du crédit à la Cour. +
Mais l'Abbé de St. Yves difait quelque
fois : Comment ma fœur a - t - elle pu fai
re pour obtenir fi - tôt ce crédit ?
On allait fe mettre à table de très bon
ne heure . Voilà que la bonne amie de
Verfailles arrive fans rien favoir de tout
ce qui s'était paffe ; elle était en caroffe
à fix chevaux , & on voit bien à qui apar
tenait l'équipage . Elle entre avec l'air
impofant d'une perfonne de cour qui à
de grandes affaires , falue très légère
ment la compagnie , & tirant la belle St.
Yves à l'écart , Pourquoi vous faire tant
attendre ? fuivez - moi ; voilà vos dia
mants que vous aviez oubliés . Elle ne
put dire ces paroles fi bas que l'Ingénu
ne les entendit ; il vit les diamants ; le
frère fut interdit ; l'oncle & la tante
n'éprouvèrent qu'une furprife de bonnes
gens qui n'avaient jamais vu une telle
magnificence. Le jeune homme qui s'était
formé par un an de réflexions , * en fit
mal
L'INGEN U. 115

malgré lui , & parut troublé un moment.


Son amante s'en aperçut ; une pàleur
mortelle ſe répandit fur fon beau viſage,
un friffon la faifit , elle fe foutenait à pei
ne ; Ah! Madame , dit - elle à la fatale
amie , vous m'avez perdue ! vous me
donnez la mort. Ces paroles percèrent
le cœur de l'ingénu ; mais il avait déja
apris à fe poffeder ; il ne les releva point,
de peur d'inquiéter fa maîtreffe devant
fon frère , mais il palit comme elle .
St. Yves éperdue de l'alteration qu'
elle apercevait fur le vifage de fon amant,
entraine cette femme hors de la cham
bre dans un petit paffage , jette les dia
mants à terre devant elle. Ah ! ce ne

font pas eux qui m'ont féduite , vous


le favez , mais celui qui les a donnés.
ne me reverra jamais. L'amie les ra
maffait , & St. Yves ajoutait , qu'il les
reprenne ou qu'il vous les donne ; allez,
ne me rendez plus honteufe de moi
même. L'ambaffadrice enfin s'en re
tourna , ne pouvant comprendre les re
mords dont elle était témoin.
La belle St. Yves opreffée , éprou
vant dans fon corps une révolution qui
H 2 la
116 L'INGEN U.

la fuffoquait , fut obligée de fe mettre


au lit , mais pour n'allarmer perſonne
elle ne parla point de ce qu'elle fouffrait ;
& ne prétextant que fa laffitude , elle
demanda la permiffion de prendre du
repos ; mais ce fut après avoir raffuré
la compagnie par des paroles confolan
tes & flatteuſes , & jetté fur fon amant
des regards qui portaient le feu dans
fon ame.
Le fouper qu'elle n'animait pas , fut
trifte dans le commencement , mais de

cette triſteſſe intéreffante qui fournit des


converſations attachantes & utiles , fi fu
périeures à la frivole joye qu'on recher
che , & qui n'eft d'ordinaire qu'un bruit
importun .
Gordon fit en peu de mots l'hiftoire
du Janféniſme & du Moliniſme , des per
fécutions dont un parti accablait l'autre,
& de l'opiniâtreté de tous les deux. L'
Ingénu en fit la critique , & plaignit les
hommes qui non contents de tant de dif
corde que leurs intérêts alument fe
font de nouveaux maux pour des inté
rêts chimériques , & pour des abfurdités
inintelligibles . Gordon racontait , l'au
tre
L'INGEN U. 117

tre jugeait ; les convives écoutaient avec


émotion , & s'éclairaient d'une lumiére
nouvelle . On parla de la longueur de
nos infortunes , & de la briéveté de la
vie . On remarqua que chaque pro
feffion a un vice & un danger qui
lui font attachés ; & que depuis le Prin
ce jufqu'au dernier des mendiants , tout
femble accufer la nature . Comment fe
trouve - t - il tant d'hommes qui pour fi
peu d'argent fe font les perfecuteurs ,
les fatellites , les bourreaux des autres
257

hommes ? Avec quelle indifférence in


humaine un homme en place figne la
deftruction d'une famille , & avec quel

T le joie plus barbare des mercénaires l'exé


623

cutent !

J'ai vu dans ma jeuneffe , dit le bon


homme Gordon , un parent du Maréchal
de Marillac , qui étant pourſuivi dans fa
province pour la caufe de cet illuftre
malheureux , fe cachait dans Paris fous
un nom fuppofé. C'était un vieillard de
foixante & douze ans. Sa femme qui
l'accompagnait , était à peu près de fon
âge. Ils avaient eu un fils libertin qui
à l'age le quatorze ans s'était enfui de la
H 3 mai
$118 L'INGEN U. LIN

maifon paternelle ; devenu foldat, puis mords , mais de


1
déferteur , il avait paffe par tous les de trompépar le Jeft
grés de la débauche & de la mifère : en L'emploi de co
fin ayant pris un nom de terre , il était temps exerce m
rieur des familles
dans les gardes du Cardinal de Riche
lieu, ( car ce prêtre , ainfi que le Maza qui ne fuffent pl
rin , avait des gardes ; il avait obtenu tandis qu'au del
un bâton d'exempt dans cette compag que du bonheur
nie de fatellites . Cet avanturier fut char dans lajoye;
&
gé d'arrêter le vieillard & fon époufe , que les grands
& s'en acquitta avec toute la durété d'un notre cupidité
homme qui voulait plaire à fon maître. Pour moi ,
Comme il les conduifait , il entendit ces une ame nobl
deux victimes déplorer la longue fuite ble peut vivr
des malheurs qu'elles avaient éprouvés bien jouir d
depuis leur berceau. Le père & \a mè avec la bell
re comptaient parmi leurs plus grandes Car je meflat
infortunes les égarements & la perte de fant à fonfr
leur fils . Il les reconnut ; il ne les con tie, que vo
duifit pas moins en prifon , en les affu me l'année
rant que Son Eminence devait drai d'une
être fer
vie de préférence à tout. So bé fe confo
Eminen
ce récompenfa fon zèle. protefta
mory tion
J'ai vu un efpion du père de la Chai L'oncle
fe trahir fon propre frère , plus beau
dans l'efpé
rance d'un petit bénéfice q te en s'ext
'il n'eut po
int ; & je l'ai vu mourir , s'écriait
non de re :

mords ,
L'INGEN U. 119

mords " mais de douleur d'avoir été


trompé par le Jéſuite .
L'emploi de confeffeur que j'ai long
temps exercé m'a fait connaître l'inté
rieur des familles ; je n'en ai guères vu
qui ne fuffent plongées dans l'amertume,
tandis qu'au déhors couvertes du maf
que du bonheur elles paraiffaient nager
dans la joye ; & j'ai toujours remarqué
que les grands chagrins étaient le fruit de
nôtre cupidité effrénée .
Pour moi , dit l'Ingénu , je penfe qu'
une ame noble , reconnaiffante & fenfi
ble peut vivre heureufe ; & je compte
bien jouïr d'une félicité fans mélange
avec la belle & généreufe St. Yves.
Car je me flatte , ajouta - t - il , en s'adref
fant à fon frère avec le fourire de l'ami
tié , que vous ne me refuferez pas com
me l'année paffee , & que je m'y pren
drai d'une manière plus décente. L'Ab
bé fe confondit en excufes du paffe & en
proteftations d'un attachement éternel.
L'oncle Kerkabon dit que ce ferait le
plus beau jour de fa vie. La bonne tan
te en s'extafiant & en pleurant de joye,
s'écriait Je vous l'avais bien dit , que
H 4 Vous
120 L'INGEN U.

vous ne feriez jamais fousdiacre ; ce fa


crement ci vaut bien mieux que l'autre ;
plût à Dieu que j'en euffe été honorée !
mais je vous fervirai de mère . Alors ce
fut à qui rencherirait fur les louanges de
la tendre St. Yves.
Son amant avait le cœur trop plein de
ce qu'elle avait fait pour lui , il l'aimait
trop pour que l'avanture des diamants
eût fait fur fon cœur une impreffion do
minante . Mais ces mots qu'il avait trop
entendus , vous me donnez la mort , l'ef
frayaient encor en fecret & corrompai
ent toute fa joye , tandis que les élo
ges de fa belle maîtreffe augmentaient
encor fon amour. Enfin on n'était plus
occupé que d'elle ; on ne parlait que
du bonheur que ces deux amants méri
taient ; on s'arrangeait pour vivre tous
enfemble dans Paris , on faifait des pro
jets de fortune & d'agrandiffement , on
fe livrait à toutes ces espérances que la
moindre lueur de félicité fait naître fi
aifément. Mais l'Ingénu dans le fond de
fon cœur éprouvait un fentiment fecret
qui repouffait cette illufion . Il relifait
ces promeffes fignées St. Pouange , &
les
L'INGEN U. 121

les brévets fignés Louvois ; on lui dé


peignit ces deux hommes tels quîls éta
ient , ou qu'on les croyait être. Cha
cun parla des miniftres & du miniſtère
avec cette liberté de table regardée en
France comme la plus précieuſe liberté
qu'on puiffe gouter fur la terre.
Si j'étais Roi de France , dit l'Ingé
nu , voici le miniftre de la guerre que
je choitirais ; je voudrais un homme de
la plus haute naiſſance , par la raiſon qu'il
donne des ordres à la nobleſſe . J'éxi
gerais qu'il eût été lui - même officier ,
qu'il eût paffé par tous les grades , qu'il
fût au moins Lieutenant Géneral des ar
mées , & digne d'être Maréchal de Fran
ce. Car n'eft - il pas néceffaire qu'il ait
fervi lui - mème pour mieux connaître
les détails du fervice ? & les officiers
n'obéïront - ils pas avec cent fois plus
d'allégreffe à un homme de guerre qui
aura comme eux fignaléfon courage , qu'à
un homme de cabinet, qui ne peut que
deviner tout au plus les opérations d'une
campagne , quelque efprit qu'il puiffe
avoir? Je ne ferais pas fâché que mon
miniftre fût généreux , quoique mon
H 5 garde
122 L'INGEN U.

garde du tréfor royal en fût quelquefois


un peu embarraffe . J'aimerais qu'il eût
un travail facile , & que même il fe di
ftinguât par cette gaieté d'efprit , parta
ge d'un homme fupérieur aux affaires
qui plait tant à la nation , & qui rend
tous les devoirs moins pénibles . Il dé
firait qu'un miniftre eût ce caractère ,
parce qu'il avait toujours remarqué que
cette belle humeur eft incompatible avec
la cruauté.
Mons de Louvois n'aurait peut - être
pas été fatisfait des fouhaits de l'Ingénu ;
il avait une autre forte de mérite .
Mais pendant qu'on était à table , la
maladie de cette fille malheureuſe pre
nait un caractère funefte ; fon fang
s'était allumé , une fiévre dévorante s'é
tait déclarée , elle foufrait & ne fe plai
gnait point , attentive à ne pas troubler
la joie des convives.
Son frère fachant qu'elle ne dormait
pas , alla au chevet de fon lit ; il fut
furpris de l'etat où elle était . Tout le
monde accourut; l'amant fe préſentait
à la fuite du frère. Il était fans doute le
plus allarmé & le plus attendri de tous ;
mais
L'INGEN U. 123

mais il avait apris à joindre la difcrétion


à tous les dons heureux que la nature
lui avait prodigués , & le fentiment
prompt des bienféances commençait à
dominer dans lui.
On fit venir auffi - tôt un médecin du
voifinage . C'était un de ceux qui vifi
tent leurs malades en courant , qui con
fondent la maladie qu'ils viennent de
voir avec celles qu'ils voient , qui met
tent une pratique aveugle dans une fcien
ce à laquelle toute la maturité d'un dif
cernemeut fain & réfléchi ne peut óterfon
incertitude & fes dangers. Il redoubla
le mal par fa précipitation à preſcrire un
remède alors à la mode. De la mode
jufques dans la médecine ! Cette manie
était trop commune dans Paris.
La trifte St. Yves contribuait encor
plus que fon médecin à rendre fa mala
die dangereuſe. Son ame tuait fon corps.
La foule des penſées qui l'agitaient por
tait dans fes veines un poifon plus dan
gereux que celui de la fièvre la plus
brulante. 7

h
CHA
124 L' INGEN U.

CHAPITRE VINGTIEME.

La belle St. Yves meurt , & ce qui


en arrive .

n appella un autre médecin ; celui


On ci au lieu d'aider la nature & de
la laiffer agir dans une jeune perfonne ,
dans qui tous les organes rapellaient la
vie , ne fut occupé que de contrecarr
rer fon confrère. La maladie devint
mortelle en deux jours. Le cerveau
qu'on croit le fiége de l'entendement ,
fut attaqué aufli violemment que le cœur, 悲
qui eft , dit - on , le fiége des paſſions.
Quelle méchanique incompréhenſi
ble a foumis les organes au fentiment &
à la penſée ? comment une feule idée
douloureuſe dérange - t - elle le cours
du fang , & comment le fang à fon tour
porte - t - il fes irrégularités dans l'enten
dement humain ? quel eft ce fluide in
connu & dont l'existence eft certaine ,
qui plus prompt , plus actif que la lumière
vole
L' INGENU. 125

vole en moins d'un clin d'œil dans tous


les canaux de la vie , produit les fenfa
tions , la mémoire , la trifteffe ou la jo
ye , la raiſon ou le vertige , rapelle avec
horreur ce qu'on voudrait oublier , &
fait d'un animal penfant ou un objet
d'admiration ou un fujet de pitié & de
larmes ?
C'était là ce que difait le bon Gordon
& cette réflexion fi naturelle , que rare
ment font les hommes , ne dérobait rien
à ſon attendriffement ; car il n'était pas
de ces malheureux philofophes qui s'ef
forcent d'être infenfibles. Il était tou
ché du fort de cette jeune fille , com
me un père qui voit mourir lentement
fon enfant chéri. L'Abbé de St. Yvés
était deſeſpéré , le Prieur & fa fœur ré
pandaient des ruiffeaux de larmes . Mais
qui pourrait peindre l'état de fon amant?
nulle langue n'a des expreffions qui re
pondent à ce comble des douleurs ;
les langues font trop imparfaites.
La tante prefque fans vie tenait la tê A
te de la mourante dans fes faibles bras ,
fon frère était à genoux au pied du lit.
Son amant preffait fa main qu'il baignait
de
126 L'INGENU LIN
G
de pleurs , & éclatait en fanglots ; il la
Qui? vouscoupab
nommait fa bienfai&trice, fonefpérance, non,vous ne l'etes
fa vie , la moitié de lui- même, fa mai peutêtre que dansle
treffe , fon époufe. A ce mot d'épou àla vertu& àmoi.
con
fe elle foupira , le regarda avec une ten Il firmaitcefe
dreffe inexprimable , & foudain jetta un roles qui femblaien
cri d'horreur ; puis dansun de ces in belleSt.Yves. E
tervalles où l'accablement & l'oppreffion s'é
& tonnaitd'être
des fens & les fouffrances fufpendues vieux Gordon l'au
laiffent à l'ame fa liberté &fa force , el le temps qu'il n'e
le s'écria , Moi votre époufe ! Ah ! cher mais étant devenu
amant , ce nom , ce bonheur , ce prix pleura
it .
n'étaient plus faits pour moi ; je meurs, Au milieu de
& je le mérite. O Dieu de mon cœur ! craint penda
es, nt
ó vous que j'ai facrifié à des démons fillefi chère remp

infernaux , c'en eft fait , je fuis punie, que tout était co


c
vivez heureux . Ces paroles tendres & un ourier delac
terribles ne pouvaient étre compriſes ; dequi? & pourq
confe
du ffeur du
mais elles portaient dans tous les cœurs
Mon
tag
l'effroi & l'attendriffement ; elle eut le la ne; ce
C
courage de s'expliquer . Chaque mot fit la haife qui éc
Vad
r nneme nt , de douleur & de ble fo v
frémi d'éto d n a
impo
pitié tous les affiftants. Tous fe réunif très rtan
t
mand
faient à détefter l'homme puiffant qui n'a ait aux A
révè
du rendp
vait réparé une horrible injuftice que par
un crime , & qui avait forcé la plus re dian
ce,lui F
fpectable innocence à étre fa complice. lui qui faifq
ai
Qui?
L'INGEN U. 127

7 Qui ? vous coupable ! lui dit fon amant,


perance non , vous ne l'êtes pas ; le crime ne
famal peut être que dans le cœur , le vôtre eft

decou à la vertu & à moi.

Dreten Il confirmait ce fentiment par des pa


estaon roles qui femblaient ramener à la vie la
cesin belle St. Yves . Elle fe fentit confolée ,
& s'étonnait d'être aimée encore . Le

endues vieux Gordon l'aurait condamnée dans

,៩ le temps qu'il n'était que Janſéniſte ;


cher mais étant devenu fage il l'eftimait & il

prix pleurait.
de tant de • larmes & de
ki
Au milieu
craintes , pendant que le danger de cette
fille fi chère rempliffait tous les cœurs ,
que tout était coufterné , on annonce
un courier de la cour. Un courier! &
de qui ? & pourquoi ? c'était de la part
du confeffeur du Roi pour le Prieur de
la Montagne ; ce n'était par le père de
la Chaife qui écrivait , c'était le frère
de Vadbled fon valet de chambre , homme
très important dans ce tempslà , lui qui
mandait aux Archevêques les volontés
du révérend père , lui qui donnait au
diance , lui qui promettait des bénéfices,
lui qui faifait quelquefois expédier des
ice.
Let
u
Q?
128 L' INGEN U.

Lettres de cachet. Il écrivait à l'Abbé


de la Montagne ,, que fa revérence était
informée des avantures de fon neveu,
‫دو‬
„ que fa prifon n'était qu'une mépriſe ,
" que ces petites difgraces arrivaient
frequemment , qu'il ne fallait pas y fai
,, re attention , & qu'enfin il convenait
" que lui Prieur vint lui préfenter fon
,, neveu le lendemain , qu'il devait ame
,, ner avec lui le bon homme Gordon ,
"
, que lui frère Vadbled les introduirait

"" chez fa révérence & chez Monf. de


,, Louvois , lequel leur dirait un mot
dans fon antichambre .
‫در‬
Il ajoutait que l'histoire de l'Ingénu &
fon combat contre les Anglais avaient
été contés au Roi , que furement le Roi
daignerait le remarquer quand il pafferait
dans la galerie , & peut - être même lui
ferait un figne de tête. Laettre finif
fait par l'espérance dont on le flattait que
toutes les Dames de la Cour s'empreffe
raient de faire venir fon neveu à leurs
toilettes , que plufieurs d'entre elles lui
diraient , bon jour , Monfieur Ingénu , &
qu'affurément il ferait queſtion de lui aut
fouper du Roi. · La Lettre était fignée ,

LINGEN U. 129


· Vôtre affectionné , Vadbled frère Jé
fuite .
Le prieur ayant lu la Lettre tout haut,
fon neveu furieux , & commandant un
moment à fa colère , ne dit rien au por
teur : mais fe tournant vers le compag
non de fes infortunes , il lui demanda ce
qu'il penfait de ce ftile. Gordon lui ré
pondit , C'eft donc ainfi qu'on traite les
hommes comme des finges ! On les bat
& on les fait danfer. L'Ingénu repre
nant fon caractère qui revient toujours
dans les grands mouvements de l'ame ,
déchira la lettre par morceaux & les jet
ta au nez du courier : voilà ma réponſe.
Son oncle épouvanté crut voir le ton
nerre & vingt lettres de cachet tomber
fur lui. Il alla vite écrire & excufer
comme il put ce qu'il prenait pour l'em
portement d'un jeune homme , & qui
était la faillie d'une grande ame."
Mais des foins plus douloureux s'em
paraient de tous les cœurs. La belle &
infortunée St. Yves fentait deja fa fin
aprocher ; elle était dans le calme , mais
dans ce calme affreux de la nature affaif
fee qui n'a plus la force de combattre.
I O mon
130 L'INGEN U.

O mon cher amant , dit - elle d'une voix


tombante , la mort me punit de ma fai
bleffe , mais j'expire avec la confolation
de vous favoir libre . Je vous ai adoré
en vous trahiffant , & je vous adore en
vous difant un éternel adieu .
Elle ne fe parait pas d'une vaine fer
meté ; elle ne concevait pas cette mi
férable gloire de faire dire à quelques
voifins , elle eft morte avec courage.
Qui peut perdre à vingt ans fon amant ,
fa vie , & ce qu'on appelle l'honneur ,
fans regrets & fans déchirements ? Elle
fentait toute l'horreur de fon état & le
faifait fentir par ces mots & par ces re
gards mourants qui parlent avec tant
d'empire . Enfin , elle pleurait comme
les autres dans les moments où elle eut
la force de pleurer.
Que d'autres cherchent à louer les
morts faftueufes de ceux qui entrent dans
la deftruction avec infenfibilité . C'est
le fort de tous les animaux. Nous ne

mourons comme eux que quand l'âge ou


la maladie nous rend femblables à eux
par la ftupidité de nos organes . Qui •
conque fait une grande perte a de grands
re
* L'INGEN U. 131

regrets ; s'il les étouffe , c'eft qu'il porte


la vanité jufques dans les bras de la mort.
Lorfque le moment fatal fut arrivé ,
tous les affiftans jettèrent des larmes &
des cris . L'Ingénu perdit l'ufage de fes
fens. Les ames fortes ont des fenti

ments bien plus violents que les autres


quand elle font tendres. Le bon Gor

don le connaiffait affez pour craindre


qu'étant revenu à lui il ne fe donnat la
mort. On écarta toutes les armes ; le
malheureux jeune homme s'en aperçut ;
il dit à fes parents & à Gordon fans pleurer,
fans gémir, fans s'émouvoir : Penfez- vous
donc qu'il y ait quelqu'un fur la terre qui
ait le droit & le pouvoir de m'empêcher
de finir ma vie ? Gordon fe garda bien de
lui étaler ces lieux communs faftidieux ,
par les quels on effaie de prouver qu'il
n'eft pas permis d'ufer de fa liberté pour
ceffer d'être , quand on eft horriblement
mal , qu'il ne faut pas fortir de fa mai
fon quand on ne peut plus y demeurer ,
que l'homme eft fur la terre comme un
foldat à fon pofte : comme s'il impor
tait à l'être des êtres que l'affemblage de
quelques parties de matiére fût dans un
2. .I 2 lieu
1
132 L'INGENU. LIN
G
lieu ou dans un autre ; raifons impuiffan
quesgoutes d'eaub
tes qu'un defefpoir ferme & réfléchi dé oifivete , que d'au
daigne d'écouter , & auxquelles Caton chemin avec indi
ne répondit que par un coup de poig rentspleurent &
nard.
ne pas furvivre
Le morne & terrible filence de l'In
L'INGEN U. 133
1
ques goutes d'eau bénite fur la bierre par
oifiveté , que d'autres pourfuivent leur
chemin avec indifférence , que les pa
rents pleurent & que les amants croient
ne pas furvivre à leur perté , le St. Pou
ange arrive avec l'amie de Verfail
les,
Son goût paffager n'ayant été ſatisfait
qu'une fois était devenu de l'amour. Le
refus de fes bienfaits l'avait piqué. Le
pére de la Chaiſe n'aurait jamais penſé à
venir dans cette maifon ; mais St. Pouan
ge ayant tous les jours devant les yeux
l'image de la belle St. Yves , brulant d'af
fouvir une paffion qui par une feule jo
uiffance avait enfoncé dans fon cœur l'ai

guillon des défirs , ne balança pas à vé


nir lui - même chercher celle qu'il n'au
rait pas peut - être voulu revoir trois fois
fi elle était venue d'elle - même.
Il deſcend de caroffe ; le premier ob
jet qui fe préfenté à lui eſt une bière ; il
détourne les yeux avec ce ſimple dégout
d'un homme nourri dans les plaiſirs , qui
penſe qu'on doit lui épargner tout fpec
tacle qui pourrait le ramener à la con
templation de la mifère humaine. 11
1 3 veut
134 L'INGEN U

veut monter. La . femme de Verſailles

demande par curiofite qui on va enter


rer; on prononce le nom de Mlle. de
St. Yves. A ce nom elle pâlit & pouſ
fa un cri affreux ; St. Pouange ſe retour
ne ; la furpriſe & la douleur rempliffent
fon ame . Le bon Gordon était là les
yeux remplis de larmes. Il interrompt
ſes triftes prières pour aprendre à l'hom
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me de cour toute cette horrible catastro
phe. Il lui parle avec cet empire que
donnent la douleur & la vertu . St. Pou
ange n'était point né méchant ; le tor
rent des affaires & des amuſements avait
emporté fon ame qui ne fe connaiffait
pas encor. Il ne touchait point à la
vieilleffe qui endurcit d'ordinaire le cœur
des miniftres , il écoutait Gordon les
yeux baiffez , & il en effuiait quelques
pleurs qu'il était étonné de répandre ;
il connut le repentir.
Je veux voir abfolument , dit - il , cet
homme extraordinaire dont vous m'avez
parlé ; il m'attendrit prefque autant que
cette innocente victime dont j'ai caufé
la mort. V Gordon le fuit jufqu'à la cham
bre où le Prieur , la Kerkabon , l'Abbé
de
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de St. Yves & quelques voifins rapel


laient à la vie le jeune homme retombé
en défaillance .
J'ai fait vôtre malheur , lui dit le fous
miniſtre , j'employerai ma vie à le repa
rer. La premiére idée qui vint à l'In
génu fut de le tuer & de fe tuer lui- mé
me après. Rien n'était plus à fa place ;
mais il était fans armes & veillé de près.
St. Pouange ne fe rebuta point des refus
accompagnés du reproche , du mépris &
de l'horreur qu'il avait mérités , & qu'on
lui prodigua. Le temps adoucit tout.
Mons de Louvois vint enfin à bout de
faire un excellent Officier de l'Ingénu ,
qui a paru fous un autre nom à Paris &
dans les armées , avec l'aprobation de
tous les honnêtes gens , & qui a été à la
fois un guerrier & un philofophe intré
pide .
Il ne parlait jamais de cette avanture
fans gémir ; & cependant fa confolation
était d'en parler . Il chérit la mémoire
de la tendre St. Yves jufqu'au dernier
moment de fa vie . L'Abbé de St. Yves
& le Prieur eurent chacun un bon béné
fice ; la bonne Kerkabon aima mieux
voir
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veut monter. La . femme de Verfailles. deSt.Yves&q

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