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itzaiit
ש
ש
8e
1
complet
.
12 lamine
!
10
HISTOIRE
DE L'ADMIRABLE
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE.
DE L'ADMIRABLE
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE ,
NOUVELLE EDITION,
A PARIS ,
Chez MOUCHET , grand'Salle du Palais ,
à la Juftice .
M. D C C. XL L
AVEC PRIVILEGE DUROL
49
t
TABLE
DES CHAPITRES
LIVRE SEPTIE'M E.
CHAP . E la converſation
. de la Ducheffe &
XXXIII..D
de fes Demoifelles avec Sancho
Pança , digne d'être lue avec
attention. page 1.
CHAP. XXXIV. Des moyens
57.
CHAP . XXXIX . Suite de l'éton
nante & mémorable hiftoire de
"
la Comteffe Trifaldi. 70 .
CHAP . XL. Suite de cette avan
allaprendrepoffeffion du Gouver
DES CHAPITRES.
nement de l'Ifle & de l'étrange
avanture qui arriva à Don Qui
chotte dans le château. 131 .
is
TABLE
ment de Sancho Pança. 239 .
CHAP . LII. Avanture de la fe
conde Doloride autrement la
Dame Rodrigue. 255.
LIVRE HUITIEM E.
HISTOIRE
DYTYS
IRE
HISTO
DE L'ADMIRABLE
DON QUICHOTTE
DE LA MANCH E.
6-6.5 **********
CHAPITRE XXXIII .
De la Converfation de la Ducheffe
& de fes Demoifelles avec San
cho Pança , digne d'ètre lue avec
attention.
V.LS buy
HISTOIRE
DE L'ADMIRABLE
DON QUICHOTTE
DE LA MANCH E.
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LIVRE SEPTIE'M E.
CHAPITRE XXXIII .
De la Converſation de la Ducheffe
& de fes Demoifelles avec San
cho Pança , digne d'ètre lûe avec
attention.
Cij
RE
28 HISTOI
LIV. VII.
CH. XXXV.
CHAPITRE XX X V.
Mefure que la
A choit ,
> ils virent venir un char de
triomphe attelé de fix-mules couvertes
de blanc : & fur chacune une maniere de
pénitent vêtu de la même couleur , &
portant à la main un grand flambeau de
Sujet de la cire allumé. Ce char étoit deux ou trois
gure,
fois plus grand que les autres , & il
y avoit deffus douze autres pénitens
blancs avec leurs torches allumées. Sur
le dernier étoit un trône fort élevé , ou
l'on voyoit une Nymphe habillée de
gaze d'argent , fi brillante de papillot
tes d'or , que la vûe en étoit éblouie.
Une toile de foye lui couvroit le vifa
ge : mais de telle forte qu'on ne laiffoit
pas de voir au travers qu'elle étoit ex
trêmement belle , & tout au plus de l'â
ge de quinze à feize ans. Tout auprès
d'elle il y avoit une figure vêtue d'une
longue robe de frife noire , la tête cou
verte d'un voile de deuil , & qui fem
bloit immobile. Si-tôt que le char fut
DE DON QUICHOTTE . 29
devant le Duc , la Mufique ceffa , & LIV. VII.
cette figure s'étant levée de bout , elle CH. XXXV.
ouvrit la robe , & rejetta fon voile , &
fit voir un fquelet décharné , qui repre
fentoit la Mort avec tout ce qu'elle a
de plus affreux. Sancho en penfa mou
rir de peur , & le Duc & la compagnie
en parurent effrayés : & la mort d'un
ton languiffant parla en ces termes :
Ciij
30 HISTOIRE
LIV. VII. Dans la caverne de Letée >
CH. XXXV. Où mon ame étoit enfermée ,
Les triftes cris de Dulcinée
M'ont tiré du travail où j'étois arrêté.
J'ai feu fon changement de Princeſſe en
païfanne ;
Que toute fa beauté n'étoit plus que lai
deur ;
Pour comble de difgrace & pour dernier
malheur,
Qu'elle étoit enchantée auprès du Gua
diane.
Touché de tant de maux , je pars vite , je
cours,
Je cherche par-tout du remede ?
J'appelle tout l'Enfer à l'aide ,
Et couvert de ces os je viens à fon Se
cours .
O toi ! de la Chevalerie
L'honneur , lagloire & l'ornement ,
Qui loin de dormir mollement ,
Paffes toutes les nuits au bois , à la prai
rie!
Chevalier fans pareil , indomptable Hé
ros ,
Don Quichotte , en un mot , qui pleures
cette Dame !
Je viens exprès ici pour foulager ton
ame ,
DE DON QUICHOTTE. 31
finir tous
T'apprendre les moyens de finir fes Liv. VII .
tousfes
maux , CH. XXXV .
Trois mille & fix cens coups donnés fur
chaire nue ,
In
DE DON QUICHOTTE. 35
mour de Dieu , Monfeigneur , que votre L1 v. VII.
Grandeur me laiffe en patience ; je fuis CH. XXXV.
bien en état de m'amufer à ces fubtilités ;
vraiement il m'importe bien d'une let
tre plus ou moins quand il eft queſtion
de quatre ou cinq mille coups de fouet.
Vous vous trompez , Sancho , repartit
le Duc , il n'y en a que trois mille fix
cens. Grand-merci , Monfieur , dit San
cho , voilà le compte bien diminué ; qui
trouve le marché bon , n'a qu'à le pren
dre. Mais je voudrois bien fçavoir de
notre Maîtreffe Dulcinée du Toboſo ,
où elle a appris à prier ainfi les gens ?
Elle vient pour me prier de me mettre
le corps en lambeaux pour l'amour d'el
le , & en même tems elle m'appelle bête
farouche , tigre abominable , avec une
enfilade d'injures que le diable ne fouf
friroit pas. J'ai la chair de bronze peut
être , oùje gagne quelque chofe àla dé
fenchanter. Encore fi elle y venoit avec
une douzaine de chemifes à la main
quelques coeffes de nuit ou feulement
des eſcarpins , quoique je n'en mette
pas , pardi je ne fçaurois que dire : mais
pour m'adoucir , elle me dit un boiffeau
d'injures , & on diroit qu'elle me va dé
vifager. Ne fçait-elle point encore qu'un
âne chargé d'or n'en monte que plus lé
gerement fur la montagne , & que les
36 HISTOIRE
LIV, VII. préfens ramolliffent les pierres , & qu'un
CH. XXXV. tiens vaut mieux que deux tu auras , &
qu'il ne faut pas craindre de donner un
œuf pour avoir un boeuf ? D'un autre
côté, voilà Monfieur mon Maître , qui
au lieu de me flatter , lui qui devroit être
le premier à me foutenir , me menace
de me pendre à un arbre , & qu'il dou
blera la dofe de l'ordonnance du Sei
gneur Merlin. Pardi celui-là eft bon.
Ces Mellieurs devroient bien confiderer
que ce n'eft feulement pas un Ecuyer
qu'on prie de fe fouetter , mais un Gou
verneur ; & encore faut-il regarder à
qui on parle , & comment on prie. Qu'ils
apprennent la civilité , & à prendre
mieux leur tems ; tous les jours ne ſe
reffemblent pas , & les hommes ne font
pas toujours de bonne humeur. Ils me
voyent affligé de mon habit vert qui eft
tout déchiré ; & ils me viennent prier
de me déchirer moi-même , quoique je
n'en aye pas plus d'envie que de me faire
Turc. En vérité , ami Sancho , dit le
Duc , vous y faites un peu trop de fa
çon ; mais en un mot comme en cent ,
ou il faut vous rendre , ou renoncer au
Gouvernement . Vraiement , ce feroit
un chofe admirable , que je donnaſſe à
mes Infulaires un Gouverneur cruel &
farouche , qui n'eft touché ni des larmes
DE DON QUICHOTTE. 37
des Dames affligées , ni des prieres & LIV. VII.
des confeils des plus fages Enchanteurs . CH. XXXV.
Encore une fois , Sancho , ou il faut
qu'on vous fouette , ou que vous vous
fouettiez vous- même , ou vous ne ferez
point Gouverneur. Monfeigneur , ré
pondit Sancho , ne me donneroit - on
point deux jours pour y penfer ? Nulle
ment , repartit Merlin , il faut conclure
cette affaire fur le champ , ou Dulcinée
retournera fur l'heure à la caverne de
Montefinos , changée en païfane , ou
elle fera enlevée en l'état où elle étoit
dans les champs Elifées en attendant
que le nombre des coups de fouet ſoit
accompli. Hé , allons , courage , Sancho,
dit la Ducheffe , ou eft le cœur , mon
cher ami , vous qui êtes fi raiſonnable ?
Il faut avoir un peu plus de reconnoif
fance du pain que vous avez mangé dans
la maiſon du Seigneur Don Quichotte ,
que tout le monde confidere, & que nous
fommes tous obligés de fervir à cauſe
de fon honnêteté , & de fes grands ex
ploits de Chevalerie. Il faut méprifer
ces coups de fouet , mon enfant , com
me des chofes indignes de la fidélité
d'un bon Ecuyer ; ce font des tentations
du démon qu'il faut rejetter ; la peur
n'eft que pour les miférables , & un bon
38 HISTOIRE
LIV. VII. cœur ne trouve rien de difficile. Par ma
CH XXXV. foi , ma bonne Madame , répondit San
cho , vous avez peut-être raiſon ; mais
je fuis fi troublé , que je ne fçai ce que
je fais , & un autre y feroit bien embar
raffé. Mais , Seigneur Merlin continua
t-il , le diable qui eft venu ici en pofte , a
dit à mon Maître d'attendre le Seigneur
Montefinos , qui alloit venir pour, par
ler ave lui du défenchantement de Ma
dame Dulcinée ; & jufqu'à cette heure
nous n'avons point encore vu Montefi
nos , ni rien qui lui reſſemble. Ami San
cho répondit Merlin , ce diable eft un
étourdi , & unfranc veillaque : c'eft moi
qui l'envoyois vers votre Maître , &
non pas Montefinos , qui n'a pas parti
de fa caverne , où il attend la fin de fon
enchantement , qui n'eft pas prête à
venir ; mais s'il vous doit de l'argent ,>
ou fi vous avez quelque chofe à lui de
mander , je vous l'amenerai où vous vou
drez. Pour l'heure , je vous conſeille de
vous réfoudre à cette petite difcipline ,
que nous vous avons ordonnée : con
fentez-y , il ne faut que dire un mot
pour obliger tout le monde , & croyez
moi que cette difcipline vous fera utile
pour l'ame & pour le corps ; pour l'ame ,
parce que vous ferez une action charita
DE DON QUICHOTTE, 39
ble; & pour le corps , parce que je con- Liv. V 11.
nois que vous êtes d'une complexion CH, XXXV.
fanguine & chaude , & qu'il n'y a pas
de danger de vous tirer un peu de fang.
Ah , ah , ma foi , celui-là eft bon , re
pliqua Sancho , il n'y a pas affez de Mé
decins au monde , il faut que les Enchan
teurs s'en mêlent. Or çà donc , puifque
tout le monde le juge à propos , en
core que pour moi je ne le trouve pas de
même , je fuis content de me donner
les trois mille fix cens coups de fouet ,
mais à condition que je me les donnerai
quand je voudrai , fans qu'on me vien
ne dire , il faut que ce foit aujourd'hui
ou demain , & je tâcherai de fortir prom
tement de cette affaire - là , afin que le
monde jouiffe bien-tôt de la beauté de
Madame Dulcinée , qui eft effective
ment beaucoup plus belle que je n'a
vois penfé. Je veux encore mettre une
autre condition dans mon marché , qui
eft que je ne ferai point obligé de me
fouetter jufqu'au fang , & que s'il y a
des coups qui ne portent pas , on ne laif
fera pas de tes compter ; & encore , que
fi je viens à me tromper au nombre , le
Seigneur Merlin y prendra garde , lui
qui fçait tout , & il me dira fi je m'en
fuis trop donné ou non. Il n'y aura rien
40 HISTOIRE
LIV. VII. à dire pour le plus , répondit Mer
CH. XXXV. lin , parce que dès que le nombre ſera
complet , auffi - tôt Madame Dulcinée
fera défenchantée , & ira trouver le
Seigneur Sancho pour l'en remercier , &
pour lui en témoigner fa reconnoiffance
par des préfens confidérables . N'ayez
donc point de fcrupule pour le trop ou
le moins : je le prens fur ma confcience ;
& Dieu ne permet pas que je trompeja
mais qui que ce foit , quand ce ne ſe
roit que d'une épingle . Alors donc , dit
Sancho , il faut que je confente moi
même à ma mauvaiſe avantute , je fe
rois homme à me pendre pour faire
plaifir aux autres. Hé bien , Meffieurs ,
j'accepte la pénitence , aux conditions
que j'ai dites , s'entend .
Sancho n'eut pas plûtôt prononcé ces
dernieres paroles , que la mufique re
commença avec deux ou trois déchar
ges d'artillerie , & Don Quichotte s'al
la pendre au coup du pieux Ecuyer, qu'il
baiſa cent fois au front , & à lajoue. Le
Duc & la Ducheffe , & le refte des chaf
feurs lui témoignerent la joye qu'ils
avoient de ce qu'il s'étoit mis à la rai
fon : & le char commençant à marcher ,
la belle Dulcinée baiffa la tête devant le
Duc & la Ducheffe & fit une profonde
révérence
DE DON QUICHOTTE. 41
révérence à fon libérateur. Cependant LIV VII.
l'aurore ayant déja commencé à redorer CH. XXXVI.
les fommets des montagnes , le Duc &
la Ducheffe , fort fatisfaits de leur chaffe ,
& d'avoir fi heureuſement réuffi dans
leur deffein , retournerent au château ,
avec intention de continuer des plaifan
teries qui les divertiffoient fi bien.
CHAPITRE XXXVI.
L
62 HISTOIRE
LIV. VII. qui m'aim e bien , & fur - tout à cette
c. XXXVIII . heure , qu'il a befoin de moi pour cer
taine chofe , qu'il vous favorife & vous
Avanture
de Doloride, aide en tout ce qu'il pourra. Allez , ma
chere Madame , déchargez feulement
votre cœur , & nous apprenez ce qui
vous embarraffe , & vous verrez ce que
nous fçavons faire.
Le Duc & la Ducheffe étoient ravis
de voir que leur deffein réuffiffoit fi bien
de tous côtés ; car Don Quichotte &
Sancho prenoient la chofe le plus fé
rieuſement du monde , & la Dame Tri
faldi faifoit merveilles. • La Comteffe
s'affit à la priere du Duc , & après que
tout le monde eut fait filence , elle
commença ainfi fon hiftoire du même
ftile à peu près qu'elle avoit fait fa ha→
rangue. La Reine Magonce , veuve du
feu noble Roy Archipiela, fon Seigneur
& mari , demeura après fa mort Maî
treffe du fameux Royaume de Can
daya , qui eft fitué entre la grande Ta
probane & la mer du Sud , fix mille
lieues au-deffus du cap de Comorin. De
ce mariage étoit iffue l'Infante Antono
mafie , qu'ils avoient enfemble procréée,
& laquelle demeura fous ma charge
comme étant la plus ancienne , & la pre
miere Dame d'honneur de la Reine Ma
DE DON QUICHOTTE. 63
gonce , fa mere. Aprés biens des Soleils;
LIV. VII.
c'eft ainfi qu'on compte les jours en no- c. xxxvIII .
tre pays, la petite Antonomafie fe trou
va avoir quatorze ans & plus de beau- ,le Avantur e
Doloride.
té que la nature n'en a jamais départi à
celles qu'elle a le plus gratifiées. Toute
jeune qu'elle étoit , à cet âge là , elle ne
laiffoit pas d'avoir le jugement mûr.
Elle étoit auffi difcrete que belle , & la
plus belle du monde , & l'eſt affurément
encore,fi le deftin jaloux & les Parques
au cœur de bronze n'ont point coupé le
fil délié de fa délicate vie : mais ils ne
l'auront pas fait fans doute , les hauts
Cieux n'auront jamais confenti qu'on
fit ce tort infigne à la mere du Genre
humain , que de couper les grapes tou
tes vertes de la plus belle vigne qui foit
dans tout le contour de fa vaſte éten
due. De cette beauté nompareille , &
dont ma langue groffiere ne fçauroit
jamais affez dignement célébrer les
louanges devinrent amoureux un nom
bre infini de Princes , tant du pays, qu'é
trangers ; & parmi tous ces grands Sei
gneurs , un fimple Chevalier de la Cour
ofa lever les yeux jufqu'au neuviéme
Ciel de cette Beauté , porté fur les aîles
rapides de fon ambition démefurée ,
fondé fur les agrémens de fa jeuneffe
64 HIST
OIRE
IV. VII. & de fa galanterie , & fe confiant en fa
C. XXXVIII gentilleffe , fa bonne mine , & la viva
ble de ſon eſprit , & tout en
Avanture cité admira
de Doloride. flé de fes défirs exorbitans , il conçut &
enfanta des efpérances téméraires . Et
fans mentir , je puis bien dire à vos Ex
cellences magnanimes que ce jeune Che
valier avoit des qualités merveilleu
fes , & non feulement capables d'é
mouvoir le cœur d'une jeune fille , mais
encore d'ébranler des montagnes . Il ne
jouoit pas de la guitarre , comme les au
tres hommes , il la faifoit parler en tou
tes langues ; il faifoit des Vers comme
Demofthene , & danfoit comme Pyta
gore . Et entoutes chofes on eût dit qu'il
enchantoit les yeux & les oreilles . Ce
pendant toutes ces habiletés n'auroient
pas été batantes pour fubjuguer la for
tereffe dont j'étois Gouvernante , fi ce
cauteleux Ulyffe , fi ce perfide Sinon ne
s'étoit avifé de me dreffer à moi-même
des embûches , & à force de ftratagêmes
de me vaincre la premiere . Il commen
ça , le rufé vagabond , par captiver ma
bienveillance ; & par fes difcours em
miellés , & fa rhétorique , plus dange
reufe que celle de Mercure , il me vou
lut perfuader de lui mettre entre les
mains les clefs du tréfor dont on m'a,
voit
DE DON QUICHOTTE. 65
voit rendue dépofitaire. En un mot , il Liv. v1 .
fit tant par fes paroles , à force de ca- c.XXXVIII.
joleries qu'il me fit , & d'affiquets Avanture
qu'il me donna , que je ne pus réfifter de Doloride.
, davantage. Mais ce qui me fit le plu
tôt , rendre , & à quoi il n'y eut pas
moyen de réſiſter , ce fut des quatrains
qu'il vint chanter une nuit à ma fené
tre , dont en voici un , fi je m'en ſou
viens bien :
C6622
ઉપ 3
HISTOIRE
ི་ ༡༠
Liv. VII.
CH. XXXIX.
CHAPITRE XXXIX.
Bonard . inv. ce
་
.
1
DE DON QUICHOTTE. 75
plutôt que de nous rendre ainfi diffor- LIV. VII.
mes & velues comme des chevrepieds CH. XXXIX.
& d'immondes Satyres. Car Enfin , fi
Avanture
vos Excellences y font réflexion , où de Doloride.
eft-ce qu'une Dame ofera fe préfenter
avec de la barbe ? Quelle opinion au
ra-t-on d'elle ? Que n'en diront point les
mauvaiſes langues ? qui font le pere &
la mere qui voudront l'avouer ? & qui
fera affez charitable pour en avoir com
paffion ? & puiſqu'une Dame qui a la
peau délicate , qui fe martyrife le vifa
ge à force de drogues , de fards , & de
pommades , pour s'embellir le teint , a
tant de peine à trouver quelqu'un qui
l'aime , que fera-ce de celles qui font
velues comme des ours ? Mes yeux ,
mes yeux , c'eſt à vous que je parle ,>
comment eft-il poffible que vous n'ayez
point de reffentimens de mes difgraces ,
& que vous m'en laiffiez faire le récit
fans verfer des pleurs ? Mais j'ai tort de
vous faire ce reproche : vous avez ver
fé mille torrens de larmes , & il faut
croire que vous manquez d'humeur , &
non pas que vous êtes infenfibles.. O
mes cheres compagnes , que les Aftres
qui ont préfidé aux momens que nous
fâmes formées , verferent fur nous de
malignes influences : que les peres qui
Gij
7.6 HISTOIRE
LIY. VII. nous ont engendrées , connoiffoient
CH, XL, mal les heureux inftans , & que les
Avanture malheureuſes meres qui nous mirent
de Doloride . au monde , en furent preffées à une
heure fatale & dangereuſe : En ache
vant ces paroles la Comteffe tomba
comme évanouie,
CHAPITRE XL .
DE DON QUICHOTTE. 85
de nos meres que les autres , & puifque L I V. VII.
Dieu nous a miſes au monde , il fçait CH. XL.
bien pourquoi , & je m'attens à fa mi Avanture
fericorde , & non à la charité de qui que de Doloride.
ce foit. Madame Rodrigue a raiſon , dit
Don Quichotte ; pour vous , Madame
la Comteffe & votre illuftre compa
gnie , vous devez efperer que le Ciel
aura pitié de vos malheurs ; & ne dou
tez pas que Sancho ne faffe ce qui fera
néceffaire , quand je lui ordonnerai . Je
voudrois que Chevillard fût déja venu,
& me voir aux mains avec Malanbrun ,
je lui apprendrois , au prix de fa téte , à
perfécuter des Dames , & à défier des
Chevaliers errans. Que le Ciel , s'écria
}
la Doloride , regarde avec des yeux be
nins votre grandeur , valeureux Che
valier , & que toutes les étoiles des re
gions celeftes puiffent influer fur votre
valeur, toute la force & toute la profpe
rité qu'elles enferent ; foyez le bouclier
& le rempart des malheureuſes Da
mes d'honneur aujourd'huifi deshono
rées ; de ces infortunées victimes du mé
pris des Apoticaires , que les Ecuyers
anathématifent , queles Pages accablent
d'injures & d'opprobres , & que l'injuſti
ce a mifes en abomination devant tout
le genre humain. Il leur eft bien dû , aux
L
86 HISTOIRE
11 v. VII. miferables , il leur eft bien dû ; que ne
CH. XL.
fe jettent-elles dans les Repenties dans
Avanture la fleur de leur âge , plûtôt que de traî
de Doloride.
ner une vie rampante & abjecte dans
la condition des Suivantes, où on nefon
ge non plus à elles que fi elles avoient
fait tous les vœux du Couvent. Difgra
ciées Suivantes que nous fommes ! fuf
fions-nous venues en ligne directe de
måle en mâle du fang d'Hector de
Troye ! trouverons-nous une Maitreffe
qui ne nous traite avec mépris , quand
toute leur fortune dépendroit de no
tre conduite ? O geant Malanbrun , tout
enchanteur que tu fois ; tu ne laiffes pas
d'être fidéle en tes promeffes , envoyes
nous promtement le nompareil Chevil
lard , afin que nous voyions dans peu la
fin de mes difgraces ; car àprefent , files
chaleurs nous furprennent avec tant de
barbe , malheur fur nous & fur notre ra
ce ; & qui , mille diables , Dieu me par
donne, y pourra fubfifter ? La Trifaldi ,
en proferans ces triftes paroles , parut
touchée d'une douleur fivive , qu'il n'y
eut perfonne qui n'en fût attendri. San
cho en pleura tout de bon , & réfolut en
fon cœur d'accompagner fon Maître :
dût-il le mener jufqu'aux Antipodes , au
sas que cela fervit de quelque chofe
DE DON QUICHOTTE. 87
pour éclaircir , dit-il , ces broffailles ; L1 v. VII.
que ces bonnes Dames avoient fur le CH- XLI.
viſage. Avanture
de Doloride
CHAPITRE XLI.
L
104 HISTOIRE
X
108 HISTOIRE
LIV. VII.
CH. XLII.
CHAPITRE XLII.
XX
DE DON QUICHOTTE. 119
LIV. VII.
CH. XLIII.
CHAPITRE XLIII.
CHAPITRE XLIV.
e
1
S
I
Tom.4.p.135
LIV. VII.
J'ai bien de quoifaire pitié, CH. XLIV.
Je fuisjeune , amoureuse & belle ;
Et ce n'eft-là que la moitié ;
Sur mon honneur je fuis pucelle.
CHAPITRE XL V.
CHAPITRE XLVI.
1
166 HISTOIRE
LIV. VII.
CH. XLVI. Mais quand on eft dès le matin
Et tout le jour bien occupée ,
Il rôde vainement , & fe retire enfin ,
Trouvant de tous côtés la place fans
entrée ,
A
t
1
2
Tom.4.pag.171
CHAPITRE XLVII.
CHAPITRE XLVIII.
B 2* •
+9
&
B
1
"
DE DON QUICHOTTE. 203
coups de poing, & le combat ayant duré LIV. VII
près de demie-heure , & toujours dans CH . XLIX.
un filence admirable , les fantômes s'é
vanouirent. La Dame Rodrigue fe rele
va , & reprit fa juppe & fon voile , & gé
miffant douloureuſement de fa difgrace,
s'en alla fans rien dire à Don Quichotte.
Pour lui il demeura dans fon lit , triſte
& mélancolique , & fi fatigué qu'il ne
pouvoit fe remuer , & avec tout cela
mourant d'envie de fçavoir qui étoit
l'enchanteur qui l'avoit mis en cet état.
Nous verrons cela une autre fois , il
faut retourner à Sancho , comme l'or
• dre de l'hiftoire le demande,
CHAPITRE XLIX.
CHAPITRE L.
CHAPITRE LI
Pança.
11v.
CH. LL. VII. eft auprès de toi , ait quelque chofe de com
mun aveclaTrifaldi, & donne-moi généra
lement avis de tout ce quife paffe à l'égard
de ton Gouvernement , & de ta perfonne ,
puifqu'on enpeut avoir desnouvellesà toute
heure. Entre nous , je pense à quitter cette
vie oifive queje fais ici , elle ne m'accom
mode nullement , & je nefuispas ne pour
cela.Je mefuis engagé dans une affaire que
je crains bien qu'elle ne me brouille avec
Monfieurle Duc ; maisje nefçaurois qu'y
*faire , quelque déplaifir que j'en aye ; car
après tout , quoique je leur puiſſe devoir ,
je dois encore plus à ma profeffion ; & com
me on a accoutumé de dire , amicus Plato,
fed magis amica veritas. Je ne crains pas
de te dire ces trois ou quatre mots de latin >
parce queje m'imagine bien que depuis que
tues Gouverneur,tu n'auras pas manqué de
l'apprendre. Je te recommande à Dieu , &
lefupplie de tegarder de toute forte de dé
plaifir.
.Ton ami Don Quichotte de
la Manche , Chevalier des
Lions.
Cette Lettre fut trouvée admirable
& de bon fens ; & Sancho l'ayant bien
écoutée , il fe leva de table , & s'alla ren
fermer dans fa chambre avec fon Secre
taire , à qui il dit qu'il vouloit faire ré
DE DON QUICHOTTE. 249
ponſe fur le champ , & qu'il lui écrivit Liv.CH . LI .VII.
tout ce qu'il lui alloit dire , fans ajouter
ni diminuer. Et voici ce qu'il lui dicta.
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pag.255.To. 4º
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DE DON QUICHOTTE. 255
LIV. VII.
CH. LII,
CHAPITRE LII.
1
266 HISTOIRE
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V.LS 20
HISTOIRE
DE L'ADMIRABLE
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE.
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LIVRE HUITIEME.
CHAPITRE LIII.
1
270 HISTOIRE
LIV. VIII.
CH. LII . & une révolution perpetuelle. Mais la
feule vie de l'homme fe reffent de cette
inconftance , fans fe renouveller jamais
fi ce n'eft dans l'autre monde , où il n'y
a plus de changement. Cette reflexion
morale de notre Auteur , par laquelle il
femble qu'il ait deffein de nous donner
des idées d'une étendue infinie , n'a d'au
tre objet que la fin du Gouvernement
de Sancho , qui avec de fi heureux com
mencemens , s'en alla fi-tôt en fumée .
qu'il femble que ce n'ait été qu'un fon
ge , tant il y a peu de fondement à faire
fur les préfens de la fortune. Notre
Gouverneur étant dans fon lit la feptié
me nuit de fon Gouvernement , & con
tre l'ordinaire des Gouverneurs , plus
raffafié de procès que de bonne chere ,
& plus fatigué de faire des Statuts &
Ordonnances , & de vifiter la Ville , que
de tout autre divertiffement , il penfoit à
fe refaire de tant de fatigues dans le fom
meil , & commençoit à fermer les yeux ,
quand il ouit un bruit épouvantable de
cris & de cloches , qui lui firent croire
que fon Ifle abîmoit. Il fe mit à fon
féant fur fon lit , & prêta l'oreille pour
voir fi dans cette confufion il ne démê
leroit point ce que ce pouvoit être. Et
non feulement il ne le devina point ,
mais un nouveau bruit de trompettes &
DE DON QUICHOTTE. 271
de tambours fe joignant à celui des Lv. VIII.
cris & des cloches , augmenta de beau- CH. LIII .
coup fa frayeur & fon étonnement. Il
fe leva comme en furfaut , & courant
tout en chemiſe à la porte de ſa cham
7 bre il vit venir par une galerie plus de
vingt perfonnes avec des flambeaux al
lumés , & l'épée à la main , qui criérent :
Aux armes , aux armes , Monfieur le
Gouverneur , les ennemis font dans
l'Ifle , & nous fommes tous perdus fi
vous ne nous fecourez de votre valeur
& de votre prudence. Avec ces cris ils
abordérent le Gouverneur, & l'un d'eux
le reconnoiffant : Armez-vous prompte
ment , Monfeigneur , qui dit-il, ou vous
êtes perdu , & tout ce qu'il y a de gens
dans votre Ifle. A quoi bon m'armer
répondit Sancho ? Eft-ce que je fçai ce
que c'eft que d'armes ? Il faut garder
cela pour Monfeigneur Don Quichot
te de la Manche , qui vous dépêchera
les ennemis dans un tournemain ;
mais moi , qu'eft- ce que je ferai là ?
de l'eau toute claire : car par ma foi je
n'y entens rien. Hà ! Monfieur le Gou
verneur , repartit l'autre , & qu'eft- ce
que ceci ? Nous abandonnerez-vous au
befoin ? nous vous apportons des armes
offenfives & défenfives ; armez-vous ,
Z iiij
272 HISTOIRE
LIV. VII. & vous mettez à notre tête , comme
CH. LIII.
notre chef & notre Gouverneur. Que
l'on m'arme , à la bonne heure , dit San
sujet de la cho. Auffi-tôt on lui mit deux boucliers
figu.c. fur la chemife , l'un devant , l'autre der
Xxx
280 HISTOIRE
LIV. VIII.
CH. LIV.
CHAPITRE LIV.
CHAPITRE LV.
De cequiarrivaàSancho en chemin.
OUR avoir été trop long- tems à
P s'entretenir avec Ricote , Sancho
Bb iij
294 HISTOIRE
LIV. VIII. ne put arriver de jour au château du
CH. LV.
Duc , & il en étoit encore à demie lieue
quand la nuit le furprit , & plus obſcu
re qu'il n'y avoit fujet de le craindre.
Comme c'étoit en Eté , il ne s'en mit
pas en peine , & il fe retira feulement à
l'écart pour attendre le retour du jour:
mais comme il marchoit à tâton pour
chercher un lieu commode à paffer la
nuit , il fut fi malheureux qu'il tomba
avec le Grifon dans une foffe affez pro
fonde, qui étoit au pied de quelque vieil
le mafure. Le pauvre homme ne fentit
pas plutôt tomber fon âne , qu'il com
mença à fe recommander à Dieu >
croyant qu'il alloit jufqu'au fond des
abîmes ; néanmoins il en fut quitte à
meilleur marché, & à trois toifes de pro
fondeur il fe trouva fur la terre ferme &
debout fur fa monture , fans s'être fait
le moindre mal. Il fe raffura un peu fe
voyant arrêté , & après s'être tâté tout
le corps il retint fon haleine pour voir
s'il n'avoit aucune bleffure : & fe trou
vant enfin bien fain de tous fes mem
bres , il ne pouvoit fe laffer de rendre
graces à Dieu de l'avoir préfervé de ce
danger , où il ne doutoit pas qu'il ne fe
dût mettre en piéces. Il porta fes mains
de tous les côtés de la foffe pour voir
DE DON QUICHOTTE. 295
s'il n'y avoit pas moyen d'en fortir fans LIV. VIII.
le fecours de perfonne ; mais il la trou- CH. LV.
va efcarpée de toutes parts , & les mu
railles fi droites , qu'il étoit impoffible
d'y grimper. Cependant le Grifon ſe
plaignoit douloureufement , & ce n'é
toit pas fans raiſon , car il étoit en affez
mauvais état. Hé mon Dieu ! s'écria
alors Sancho , qu'il arrive d'accidens fâ
cheux à quoi on ne s'attend pas , dans ce
miférable monde ! Qui auroit dit que
celui qui étant hier affis fur le trône
d'un Gouverneur d'Ifle , commandoit
quantité de domeftiques & de vaſſaux à
dut fe trouver aujourd'hui enfeveli dans
une foffe , fans avoir ni ferviteurs , ni
vaffaux pour le fecourir ? Faudra-t-il ,
mon pauvre Grifon , que nous mou
rions ici de faim , ou peut-être toi de tes
bleffures, & moi d'ennui !Il n'y a qu'heur
& malheur en ce monde , mon cher ami ,
& nous ne ferons pas auffi heureux
que Monfeigneur Don Quichotte le fut
dans la caverne de Montefinos où il
trouva d'abord la nappe mife. Il y fut
mieux régalé que dans fa maifon , fon
lit étoit prêt , & il eut des vifions agréa
bles mais moi que trouverai-je ici
fi-non des couleuvres & des crapaux ?
Miférable que je fuis ! où eft- ce que ma
Bb iiij
296 HISTOIRE
LIV. VII, folie & mes fottes imaginations m'ont
C. LV. conduit ? Encore , fi nous mourions
dans notre pays & parmi nos amis , nous
aurions trouvé qui nous eût fermé les
yeux à l'article de la mort , & on nous
eût mis dans la fépulture. O mon en
fant , mon cher compagnon , que tu es
mal payé des bons fervices que tu m'as
rendus ! Mais pardonne-moi , car ce
n'eft point ma faute ; prie la fortune
le mieux que tu pourras qu'elle nous ti
re tous deux d'ici , & tu verras fi je fuis
ingrat. Sancho fe plaignoit de la forte ,
& fon âne l'écoutoit fans lui répondre
une feule parole tant la pauvre bête fe
trouvoit mal du rude faut qu'elle avoit
fait. Le jour revint enfin , & Sancho re
connoiffant vifiblement qu'il ne pou
voit fortir de la foffe fans que quelqu'un
l'aidât , il commença à fe lamenter , &
à crier de toute fa force pour appeller
au fecours ; mais ce fut inutilement
parce qu'il n'y avoit point de maiſon-là
au tour. Voyant donc qu'on ne l'enten
doit point , il acheva de croire qu'il étoit
perdu ; & il penfa mourir de déplaifir de
voir fon âne couché , les oreilles abbat
tues , & faiſant une fort triſte mine. Il
lui aida à fe lever , mais ce fut avec bien
de la peine , car il ne pouvoit fe foute
DE DON QUICHOTTE. 297
nir , & ayant tiré un morceau de pain LIV. VIII,
CH. LV .
de fon biffac il le lui donna en difant :
Tiens , mon enfant , avec le pain tous
maux font bons. Pendant que le pauvre
homme étoit dans cette inquiétude , re
gardant de toutes parts s'il n'y avoit au
cun remede à fon malheur , il apperçut
au bas de la foffe un trou affez grand
pour paffer un homme. Il s'y fourra vîte
à quatre pieds , & vit que l'efpace étoit
beaucoup plus grand par dedans, & qu'il
alloit toujours en s'élargiffant. Ayant
fait cette découverte , il retourna dans
la foffe , & avec une pierre il creuſa ſi
bien , & remua tant de terre , qu'il fit
une ouverture à paffer fon Grifon & le
prit en même tems par le licou , le ti
rant après lui dans la caverne pour voir
s'il ne trouveroit point moyen d'en for
tir. Tantôt il marchoit dans l'obſcurité ,
tantôt il revoyoit la lumiere , mais ce
n'étoit jamais fans frayeur ! Hé mon
Dieu , difoit-il , que n'ais -je un petit de
cœur ; fi c'étoit mon Maître , il pren
droit ceci pour la meilleure avanture du
monde: & moi miférable , il m'eft avis
que la terre me va fondre à tous mo
mens fous les pieds. Avec ces lamenta
tions , & après avoir fait à ce qu'il crut ,
près de demie lieue , il commença à dé
298 HISTOIRE
LIV VIII. couvrir tout-à-fait le jour , qui entroit
CH. LV. par quelque endroit , & il efpera enfin
de revoir encore une fois le monde.
Mais Benengeli le laiffe là pour repren
dre Don Quichotte.
Notre valeureux Chevalier attendoit
avec autant d'impatience que de joye le
jour qu'il devoit combattre ce perfide
qui avoit deshonoré la fille de la Dame
Rodrigue ; & comme il n'avoit pas ce
pendant beaucoup d'occupation ,il exer
çoit Roffinante pour le tenir en haleine ,
il fourbiffoit fes armes , & préparoit
tout ce qui lui étoit néceffaire pour pa
roître avec avantage dans une journée
de cette importance. Un jour qu'il étoit
forti du matin , & qu'il manioit fon che
val pour le difpofer au combat qu'il
croyoit faire le lendemain , il arriva
qu'en faifant une paffade , Roffinante
mit les deux pieds de devant fur le bord
d'une caverne , & fans la vigueur du Ca
valier qui lui tint fortement la bride , &
l'abbatit fur le derriere , ils auroient iné
vitablement tombé dedans. Don Qui
chotte fauvé de ce péril eut la curiofité
de voir de plus près ce que c'étoit. Il
s'approcha fans defcendre de cheval ; &
comme il confidéroit la caverne , il en
tendit fortir du dedans une voix qui di
DE DON QUICHOTTE. 299
LIV. VIII,
foit :Helas ! n'y a-t-il point là-haut quel- CH. LV.
que Chrétien qui m'entende , ou quel
que Chevalier charitable qui ait pitié
d'un miférable pécheur , enterré tout vif,
d'un malheureux Gouverneur qui n'a
pas fçû fe gouverner , & eft tout diflo
qué ? Il fembla à Don Quichotte que c'é
toit la voix de Sancho Pança , & pour
s'en affurer mieux , il cria de toute fa
force : Qui eft-ce qui eſt là- bas , qui ſe
plaint de la forte ? Et qui peut- ce être ,
répondit-on , finon le malheureux San
cho Pança , que Dieu pour fes péchés ,
& pour fa mauvaiſe fortune fit Gouver
neur de l'Ifle Barataria : ce pauvre San
cho autrefois Ecuyer du fameux Che
valier Don Quichotte de la Manche ?
Ces paroles redoublérent l'étonnement
de Don Quichotte , & il lui vint en pen
fée , que Sancho devoit etre mort , &
que fon ame faifoit-là fon purgatoire.
Je te conjure , cria -t-il dans cette ima
gination , par toutes les puiffances du
Ciel , de me dire qui tu es ; & fi tu es
une ame en peine , apprens-moi ce que
tu fouhaites que je faffe pour te foula
ger; car ma profeflion étant de fecourir
en ce monde tous les affligés , je puis
auffi fecourir ceux de l'autre monde ,
qui ne fçauroient s'aider eux-mémes.
300 HISTOIRE
LIV. VIII. Vous êtes donc fans doute , répondit-on,
LV. Monfeigneur Don Quichotte de la Man
che ? au ton & à la voix ce ne peut
pas être un autre. Oui , je fuis Don
Quichotte , repliqua le Chevalier , &
celui qui fait profeffion de foulager les
vivans & les morts. Dis-moi donc qui
tu es toi-même , j'en ſuis en peine ; car
fi tu es Sancho , mon Ecuyer , & que tu
fois mort , pourvû que tu ne fois pas au
pouvoir des Démons , mais que la mife
ricorde de Dieu te retienne en purga
toire , notre mere ſainte Egliſe a des fuf
frages & des remedes ſuffiſans pour fai
re finir tes peines , & de ma part j'y em
ployerai tout ce qui dépend de moi.
Acheve donc de me dire qui tu es , &
déclare - le fincerement . Je jure par tout
ce que vous voudrez , Seigneur Don
Quichotte , répondit la voix , & je fais
ferment que je fuis Sancho Pança , vo
tre Ecuyer, & que je ne fuis encore point
mort depuis que je fuis en vie , mais
qu'après avoir quitté mon Gouverne
ment pour des raifons qui feroient trop
longues à dire , je tombai l'autre nuit
dans cette caverne où je fuis encore
avec le Grifon , que voila pour me dé
mentir. On eût dit en même tems que
l'âne entendoit Sancho , & vouloit lui
DE DON QUICHOTTE. 301
rendre témoignage ; il fe mit à braire L. v. VIIL
de toute fa force , & fit retentir tous CH. LV.
les lieux d'alentour. Voilà un témoin
irréprochable , répondit Don Quichot
te , au bruit je connois l'âne , & le maî
tre à fa parole. Attens , mon pauvre
ami , je m'en vais au château , qui n'eſt
pas loin d'ici , & j'amenerai des gens
pour te retirer. Allez vîte , je vous prie ,
Monfieur , dit Sancho , & retournez
promptement , car je fuis au défefpoir
de me voir ici enterré , & je me meurs
de peur & d'ennui. Don Quichotte alla
conter l'accident du pauvre Sancho au
Duc & à la Ducheffe , qui connoiffoient
bien cette caverne , qu'on voyoit là de
tout tems : mais ils furent furpris d'ap
prendre qu'il avoit quitté le Gouverne
ment fans qu'on leur en eût donné avis.
Enfin on alla avec des cordes & des
échelles , & à force de gens & de tra
vail on tira Sancho & le Grifon , qui fu
rent ravis de revoir la lumiere. Un jeune
Ecolier qui fe trouva préſent , voyant
Sancho dont il n'avoit jamais oui par
ler : Il feroit bon , dit - il , que tous
les mauvais Gouverneurs fortiffent de
leurs Gouvernemens , comme ce mal
heureux fort dé cet abîme pâle & mou
rant de faim , & fije ne me trompe , fort
302 HISTOIRE
LIV. VIII, mal dans fes affaires. Monfieur le mé
CH. LV. difant , repartit Sancho , il y a environ
huit jours que j'entrai dans l'Ifle qu'on
m'avoit donnée à gouverner , & durant
tout ce tems-là je n'ai pas mangé une
feule fois monfou de pain. J'ai été per
fécuté par les Medecins ; les ennemis
m'ont foulés aux pieds , & je n'ai pas eu
le loifir de piller ni de voler. Et puifque
cela eſt , je ne méritois point d'en fortir
de la forte , & par une porte qui reffem
ble à celle d'enfer. Mais l'homme pro
pofe , & Dieu difpofe , & quand Dieu
fait quelque chofe , il fçait bien pour
quoi. Il faut prendre le tems comme il
vient , & perfonne ne peut dire , je ferai
ceci , ou ne le ferai pas ; car on penſe
qu'il y ait des lardons , que ce font des
chevilles ; mais c'eft affez , & Dieu
m'entend . Ne te fâche point , mon ami ,
dit Don Quichotte , laiffe parler le mon
de fans t'en mettre en peine ; repoſe-toi
feulement fur ta bonne confcience , &
qu'on dife ce qu'on voudra . Qui vou
droit attacher les langues des médifans ,
n'auroit jamais fait , & l'on mettroit
auffi-tôt des portes aux champs . Si un
Gouverneur eft riche , on dit qu'il a volé ;
& s'il eft pauvre , que c'eft un fou & un
mauvais ménager . Ah ! pour l'heure , ré
DE DON QUICHOTTE. 303
pondit Sancho , ils peuvent bien dire que Liv. VIII.
je fuis un fou , mais non pas un larron, CH. LV.
Avec ces difcours ils arrivérent au châ
teau , environné de quantité de gens , &
de la canaille qui s'étoit ramaffée , &
trouvérent le Duc & la Ducheffe qui les
attendoient dans une galerie. Sancho ne
voulut point monter qu'il n'eût mis fon
Grifon à l'écurie ; après cela , il alla fa
luer leurs Excellences , à qui il dit le
genou en terre : Meffeigneurs , j'ai été
pour gouverner votre Ifle Barataria ,
parce que vos Grandeurs l'ont voulu
& non pas que je l'euffe mérité : j'y ai
entré nud , & nud j'en fors ; je n'y ai ni
perdu ni gagné , & fi j'ai gouverné bien
ou mal , voilà des témoins qui en peu
vent dire la vérité. J'ai éclairci des dif
ficultés , & jugé des procès , & toujours
mourant de faim , Dieu merci au Doc
teur Pedro Rezio , naturel de Tirtea
fuera , affaffin de l'Ifle & des Gouver
neurs. Les ennemis nous attaquérent
de nuit ; & après nous avoir bien tenus
en preffe, ceux de l'Ifle criérent que nous
étions victorieux par la force de mon
bras ; & Dieu le leur rende , comme ils
difent la vérité. Pendant ce tems-là j'ai
fongé aux peines & aux fatigues qui fe
trouvent dans les Gouvernemens ; &
HISTOIRE
304
LIV. VIII. j'ai trouvé au bout du compte , que mes
CH. LV. épaules ne font pas affés fortes pour la
charge ; que le fardeau eft trop pefant
pour mes reins , & que je ne ſuis pas du
bois dont on fait les Gouverneurs. Auffi,
avant que le Gouvernement me perdît ,
j'ai mieux aimé perdre le Gouverne
ment , & hier de bon matin je laiffai
l'Ifle où je l'avois trouvée , avec les mê
mes maiſons & les mêmes rues , fans y
avoir changé une obole. Je n'ai rien em
prunté de perfonne , n'y n'ai fait de pro
fit fur quoique ce foit , & quoique j'euffe
fongé à faire des Ordonnances profita
bles , je n'en ai pourtant fait aucune , de
peur qu'on ne les gardât pas ; car en ce
cas c'étoit tout un que de les faire , ou
ne les pas faire. Je fortis donc brave
ment fans autre compagnie que de mon
Grifon ; nous tombâmes tous deux
dans une foffe , lui deffous & moi def
fus ; & après avoir marché là-dedans
toute la nuit , j'ai tant fait , que ce ma
tin , à la clarté du jour , j'ai découvert
une fortie , mais non pas fi aifée , que
je n'y fuffe bien demeuré jufqu'à la fin
du monde , fans le fecours de Monfei
gneur Don Quichotte. Voici donc ,
Monfeigneur le Duc & Madame la Du
cheffe , votre Gouverneur Sancho Pan
ça
DE DON QUICHOTTE . 305
ça , qui en dix jours qu'il a gouverné a Liv. VIII .
appris à mépriſer le Gouvernement , & CH. LV.
non - feulement d'une Ifle , mais encore
de tout le monde. Et cela étant , je baiſe
très - humblement les pieds de vos Ex
cellences ; & avec votre permiflion je
repaffe au ſervice de Monfeigneur Don
Quichotte , avec qui je mange au moins
mon fou de pain , quoique fouvent à la
fueur de mon corps ; mais enfin j'en
mange. Et pour moi , pourvû que je fois.
plein , je fuis auffi content que fi j'avois
mangé trente coqs-d'Inde. Sancho fi
nit-là fa harangue , au grand plaifir de
Don Quichotte , qui mouroit de peur
qu'il n'allât dire mille extravagances . Le
Duc embraffa Sancho , lui difant qu'il
avoit un extrême déplaifir de ce qu'il
quittoit fi-tôt fon Gouvernement , mais
qu'il feroit en forte qu'on lui donneroit
quelqu'autre emploi dans fes Etats , dont
il tireroit plus de profit , & avec moins
de peine. La Ducheffe l'embraſſa auſli ,
& ordonna qu'on eut foin de lui faire
bonne chere ; & Sancho ravi de ce bon
accueil , lui dit fort galamment qu'il
aimoit mieux les bonnes graces de fa
Grandeur que toutes les Ifles de la
terre , & tous les Gouvernemens du
monde.
Tome IV Cc
E
306 HISTOIR
LIV. VIII.
CH. LVI.
CHAPITRE L VI.
K
DE DON QUICHOTTE. 315
LIV. VIII.
CH. LVILA
CHAPITRE LVII.
ON de cette
Dvie oifive qu'il menoit dans le châ
teau . & qu'il trouvoit fi oppoſée à la
profeffion de la Chevalerie errante , &
craignant enfin de rendre un jour un
compte à Dieu d'un tems qu'il perdoit fi
inutilement , & qu'il devoit aux befoins
des miférables , fe réfolut de partir , &
demanda congé à leurs excellences . Ce
ne fut pas fans témoigner du déplaifir
que le Duc y confentit ; mais enfin il fe
rendit aux raifons du Chevalier , & lui
dit qu'il ne les retenoit plus. La Ducheffe
donna à Sancho la lettre de ſa femme
& la lui ayant fait lire : Qui eft-ce qui
auroit jamais cru , dit-il la larme à l'œil ,
que les efpérances que mon Gouverne
ment donnoit à ma femme , s'en iroient
en fumée , & que je me verrois encore
une fois à la quête des miferables avan
tures de mon Maître ? Mais il faut fe
D dij
OIRE
316 HIST
LIV. VIII. Confoler de tout , & encore fuis-je bien
CH LVII.
aiſe de voir que Thereſe a fait fon de
voir en envoyant du gland à Madame la
Ducheffe ; fi elle ne l'eût pas fait , je ne
l'aurois jamais régardée de bon œil , &
au moins ne dira-t-on pas que le préfent
vienne des monopoles que j'ai fait , puif
qu'il vient de chez nous , fans que j'en
fçûffe rien ; & encore qu'il foit petit , il
fait toujours voir que nous ne fommes
point ingrats. Car enfin à petit mercier
petit panier. En effet , j'ai entré nud dans
le Gouvernement , & nud j'en fors , & je
puis dire en confcience qu'on n'a rien à
me reprocher encore une fois je fuis
né tout nud , & tout nud je me trouve ; fi
je n'ai rien perdu , je n'ai rien gagné ,
& hors la barbe & les dents , me voilà
comme ma mere m'a mis au monde .
Voilà le difcours que faifoit Sancho le
jour de fon départ : & je le rapporte ,
non tant à caufe de la gravité des paro
les , que parce qu'un Hiſtorien ne doit
rien oublier. Don Quichotte qui avoit
la nuit pris congé du Duc & de la Du
cheffe , voulut partir de grand matin ;
& à Soleil levé , il parut tout armé dans
la cour du château , dont les galleries
étoient pleines de gens qui le regar¬
doient , jufqu'au Duc même qui le vou
DE DON QUICHOTTE. 317
lut voir partir. Sancho étoit fur le Grifon L 1 v. VIII.
avec fa malette & fon biffac , & l'efprit CH. LVII.
plus content qu'on ne croyoit , parce
que l'Intendant du Duc lui avoit don
né deux cens écus d'or pour fournir
aux frais de leur voyage , ce que Don
Quichotte ne fçavoit point encore.
Comme tout le monde étoit là à re
garder Don Quichotte , la gaillarde Al
tifidore jettant les yeux fur lui , lui dit à
haute voix , & d'un ton amoureux &
plaintif, les paroles fuivantes :
(6429
DE DON QUICHOTTE. 323
LIV. VIII.
CH. LVIII.
CHAPITRE LVIII.
Comment Don Quichotte rencontra
CHAPITRE LIX.
1
HISTOIRE
350
LIV. VIII. languir. Voulez-vous fçavoir ce que
CH. LIX.
j'ai , répondit l'hôte , j'ai deux pieds de
bœuftout prêts , avec de l'oignon & de
la moutarde , qui font un manger de
Prince. Des pieds de bœuf, dit Sancho ,
je les retiens pour moi , que perfonne
n'y touche , je les payerai mieux qu'un
autre. Mardi , il n'y a rien au monde que
j'aime tant. Je vous les garderai , répon
dit l'hôte , parce que mes hôtes qui font
des gens de condition , ont ici leur cui
finier , leur fommelier & bien des pro
vifions. Pour la condition , dit Sancho ,
j'ai un Maître qui n'en cede rien à per
fonne ; mais fon Office ne veut pas
qu'il ait ni de cuifiniers ni tant de train ;
nous mangeons franchement dans le
milieu d'un pré , & bien fouvent des
noiſettes & des nefles. Ce diſcours finit
là ; & quoique l'hôte eût demandé à San
cho quel office avoit fon Maître , il s'en
alla fans répondre. L'heure du fouper
venue , l'hôte porta le ragoût tout tel
qu'il étoit , dans la chambre de Don
Quichotte , & comme il fe fut mis à
manger , il ouit dans une chambre qui
n'étoit féparée de la fienne , que d'une
H
cloifon : Je vous prie , Seigneur Don
Geronimo , lifons encore un chapitre
de la feconde partie de l'hiftoire de
DE DON QUICHOTTE. 351
Don Quichotte , en attendant le fouper. Liv
CH. . LIX.
VIII,
Notre Chevalier ne s'entendit pas plû
tôt nommer , qu'il fe leva de la table ,
& alla écouter ce qu'on difoit ; & il ouit
que Don Geronimo répondit : Pourquoi
avez-vous fi grande envie de voir ces
impertinences , Seigneur Don Juan ?
Après en avoir lû la premiere partie ,
quel plaifir peut-on prendre à lire cette
feconde ? fort peu , repliqua Don Juan ;
mais il n'y a point de fi mauvais livre
qui n'ait toujours quelque chofe de bon :
ce qui me fâche le plus en cette fecon
de partie , c'eft de ce que Don Qui
chotte n'eft plus amoureux de Dulcinée
du Tobofo. A ce mot Don Quichotte ,
plein de colere , cria tout haut : Qui
conque dit que Don Quichotte de la
Manche a oublié , ou eft capable d'ou
blier Dulcinée du Tobofo , il ment par
fa gorge , & je lui ferai voir avec armes
égales ; car la nompareille Dulcinée du
Tobofo ne peut point être oubliée, & un
tel oubli eft indigne de Don Quichotte
de la Manche : la fermeté eft fa devife ,
& fa profeffion eft de la garder incor
ruptible jufques à la mort. Qui eſt- ce
qui parle-là , demanda-t'on de l'autre
chambre ? Et qui peut-ce être , répondit
Sancho , finon Don Quichotte de la
352 HISTOIRE
L. VIII. Manche , lui-méme , qui ſoutiendra
CH. LIX,
fort bien tout ce qu'il a dit , & tout ce
qu'il a à dire ? car un bon payeur ne
craint point de donner des gages. A pei
ne Sancho avoit achevé de parler , que
deux Gentils-hommes entrérent dans la
chambre de Don Quichotte, & l'un d'eux
lui jettant les bras au cou : Votre pre
fence , lui dit-il , ne dément point votre
réputation , ni votre réputation votre
prefence , Seigneur Chevalier ; vous êtes
fans doute le veritable Don Quichotte
de la Manche , le nort & l'étoile de la
Chevalerie errante, en dépit de celui qui
a ofé prendre votre nom , & qui tâche
d'effacer l'éclat de vos grandes actions ,
comme il paroît par ce livre que je vous
apporte. Don Quichotte prit le livre
fans rien dire , & après l'avoir quelque
tems feuilleté , il le rendit. Dans le peu ,
dit-il , que j'ai lû de ce livre j'y trouve
trois chofes dignes de repréhenfion ; la
premiere , quelques paroles qui font
dans la préface ; l'autre , que le langage
eft Arragonois ; car il oublie fouvent les
articles ; & en troifiéme lieu , & ce
qui fait voir que c'eft un ignorant , il fe
trompe & manque dans le principal de
l'hiftoire , en difant que la femme de
Sancho Pança mon Ecuyer s'appelle
Marie
DE DON QUICHOTTE. 353
Marie Guttierres , au lieu de Therefe LIV. VI
CH. LIX.
Pança , qui eft fon nom ; & il y a bien à
craindre qu'un Auteur qui fe trompe
dans une chofe de cette importance , fe
trompe auffi dans le refte de l'hiftoire.
Par ma foi il eftjoli garçon , Monfieur
l'Hiftorien, dit Sancho , c'eft bien à lui à
fe mêler de parler de nos faits , puis qu'il
appelle ma Therefe , Marie Guttierres .
O relifez encore un peu ce livre ,
Monfieur , je vous en prie , que je voye
s'il y eft parlé de moi , & s'il n'a point
auffi changé mon nom. A ce que je vois ,
mon ami , repartit Don Geronimo , vous
êtes Sancho Pança , l'Ecuyer du Sei
gneur Don Quichotte ? Oui , c'eft moi ,
Monfieur , & je ferois bien fâché que ce
fût un autre. En verité , dit le Cavalier *
cet Auteur nouveau ne vous traite pas
comme il me paroît que vous le meri
tez. Il vous fait un gourmand & fimple
& nullement plaifant , & en un mot tout
autre que le Sancho de la premiere par
tie de l'hiftoire de votre Maître. Dieu
lui pardonne , repartit Sancho ; mais il
eût mieux fait de ne fe pas fouvenir de
moi : c'eft à celui qui lefçait , à en jouer ,
& faint Pierre.eft bien à Rome. Les Ca
valiers priérent Don Quichotte d'aller
dans leur chambre , & de vouloir fou
Tome IV. G.g
354 HISTOIRE
LIV. VIII. per avec eux , parce qu'ils fçavoient
C. LIX bien qu'il n'y avoit rien qui fût digne de
fa perfonne dans cette hôtellerie. Don
Quichotte qui étoit complaifant , &
honnête , ne ſe fit pas prier davantage
& alla fouper avec les Cavaliers. Pour
Sancho , fe voyant maître du ragoût , ſe
mit au haut bout de la table ; & l'hôte
s'étant affis , ils mangérent avec appetit
leurs pieds de boeuf, qu'ils trouvoient
admirables , bûvant & riant comme
s'ils euffent fait la plus grande chere du
monde. Pendant qu'ils foupoient , de
l'autre côté Don Juan demanda à Don
Quichotte quelles nouvelles il avoit de
Madame Dulcinée du Tobofo ? Si elle
étoit mariée , fi elle avoit des enfans , ou
fi elle n'étoit point groffe ; & enfin fi
elle penfoit à récompenfer un jour la
conftance du Seigneur Don Quichotte ?
Dulcinée , répondit Don Quichotte ,
eft encore fille , mes deffeins font plus
fermes quejamais , & fa vigueur eft tou
jours la même ; mais fa beauté a été
transformée en laideur d'une païfane
difforme. Et tout de fuite il leur conta
l'enchantement de Dulcinée , ce qui lui
étoit arrivé dans la caverne de Montefi
finos , & le remede que lui avoit enfei
gné Merlin , pour défenchanter fa Da
DE DON QUICHOTTE. 355
me , qui confiftoit dans les coups de Liv. VII.
fouet que fe devoit donner Sancho, CH. LIX.
Les Cavaliers furent ravis d'apprendre
de Don Quichotte lui-même les étran
ges avantures de fa vie , & également
étonnez de tant d'extravagances , & de
la maniere élegante dont il les racon
toit , tantôt ils le prenoient pour un fou ,
& tantôt pour un homme de bon fens ,
& ne fçavoient préciſement qu'en dire.
Sancho acheva de fouper , & laiffant
l'hôte en affez bon état , il paffa dans
la chambre des Cavaliers , à qui il dit
en entrant : Ma foi , Meffieurs , celui qui
a fait ce livre , n'a pas envie que nous
foyons long-tems coufins : mais je vou
drois bien qu'après m'avoir appellé
gourmand , il dît auffi que je fuis un
yvrogne. Aufſi fait-il , je vous en affure ,
répondit Don Geronimo , mais je ne me
fouviens pas bien de l'endroit ; il me
fouvient feulement que c'eft un mé
chant plaifant, & qui le fait toujours
mal-à-propos ; & la feule phyfionomie
du Seigneur Sancho fait bien voir que
celui qui en parle en de fi mauvais ter
mes eft un impofteur. Croyez -moi ,
Meffieurs , dit Sancho , le Sancho & le
Don Quichotte de votre livre doivent
être d'autres gens que ceux de l'hiftoire
Gg ij
356 HISTOIRE
LIV. VII . de Beneng eli , qui fait mon Maître fa
CH. LIX
ge, vaillant & amoureux , moi & fimple
& plaifant , & non pas gourmand &
yvrogne. Je le crois comme vous , ré
pondit Don Juan , & il auroit falu faire
défenfe à tout autre qu'à Cides Hamet ,
qui en eft le premier Auteur, de fe mê
ler d'écrire les faits du grand Don Qui
chotte , de même qu'Alexandre défen
dit que qui que ce foit fut affez ofé pour
faire fon portrait , hormis Appelles.
Faffe mon portrait qui voudra , dit Don
Quichotte ; mais qu'il prenne garde
comme il s'y prendra ; car enfin la pa
tience échape. Qu'eft- ce , dit Don Juan,
que l'on peut faire contre les interêts
du Seigneur Don Quichotte , dont il ne
foit en état de prendre vengeance , fice
n'eft lui-même qui veuille fe parer du
bouclier de fa patience , qui , à ce que je
crois , n'eft pas la moindre de fes vertus ?
Une partie de la nuit fe paffa en fem
blables difcours : & quelque chofe que
pût faire Don Juan pour obliger Don
Quichotte de continuer à lire ce livre
pour voir s'il n'y avoit pas d'autres im
pertinences , il n'y voulut jamais con
fentir , difant qu'il le tenoit pour lû , &
le confirmoit en tout & par tout pour
impertinent & menteur. Et que fi par
DE DON QUICHOTTE. 357
hazard l'Auteur avoit un jour connoif- LIV. VIIL
fance qu'il lui fût tombé entre les CH. LIX
mains , il ne vouloit pas qu'il eût la joye
de croire qu'il s'étoit amufé à le lire ;
parce qu'un honnête homme doit non
feulement ne point arrêter fes penfées
fur des objets fales & défagréables , mais
encore en détourner fesyeux. Don Juan
lui demanda quel deffein il avoit pour
l'heure , & où tendoit fon voyage ? Il
répondit qu'il alloit à Sarragoffe pour
fe trouver aux joûtes que l'on y fait
tous les ans. Don Juan lui dit que ce
livre racontoit que fon Don Quichotte
s'étoit trouvé dans la même ville à une
courſe de bague , comme un miferable ,
fans invention , fans efprit , ridicule &
chiche en fes livrées ; mais abondant en
fottifes & en extravagances. Quand il
n'y auroit que cela , repartit Don Qui
chotte , l'Hiftorien moderne en aura le
démenti , je ne mettrai pas les pieds dans
Sarragoffe , & tout le monde verra bien
que je ne fuis pas le Don Quichotte
qu'il dit. Vous ferez très-bien , dit Don
Geronimo , il y a un tournoi à Barce
lone , où votre Seigneurie pourra fi
gnaler fa valeur. C'eft juftement mon
deffein , répondit Don Quichotte , &
comme il eft tems de repofer , je vous
358 HISTOIRE
LIV. VIII. donne le bon foir , & vous fupplie de me
CH. LX.
tenir au rang de vos meilleurs amis & de
vos plus fidéles ferviteurs. Faites-moi
auffi cet honneur , Meffieurs, ajoûta San
cho peut-être ferai-je bon à quelque
chofe. Le Maître & le valet ſe retirérent
en leur chambre , laiffant nos Cavaliers
en admiration de ce mêlange de folie &
de fageffe , & ne doutant point que ce
fût-là le véritable Don Quichotte & le
vrai Sancho dont la premiere partie de
leur hiftoire faifoit tant de bruit. Le
jour venu , Don Quichotte entra dans
leur chambre , & prit congé d'eux , pen
dant que Sancho comptoit avec l'hôte
qu'il paya liberalement , lui confeillant
de vanter un peu moins fon hôtellerie à
l'avenir , & de la tenir mieux fournie.
CHAPITRE LX.
CHAPITRE LXI.
. Liv. VIII.
CH. LX I., te , engendrent des courtoiſies, la vôtre,
Seigneur Cavalier , doit être fille , ou
proche parente de celle du grand Ro
que ; allons où il vous plaira , je vous
fuivrai par tout , & particulierement fi
vous me voulez faire l'honneur de
m'employer à votre ſervice. Le Cava
lier fit à Don Quichotte un compliment
non moins obligeant ni moins étudié
que le fien , & lui & fes amis l'enfer
mant aumilieu d'eux , ils prirent le che
min de la Ville , au fon des tambours &
des hauts-bois. On eût dit que les En-
chanteurs attendoient notre Chevalier
à l'entrée de la Ville. Deux jeunes fri
pons pouffés de je ne fçai quel efprit, eu
rent bien la hardieffe de percer jufqu'à
lui , au travers de cette troupe de Cava
liers qui l'environnoient , & mirent fous.
la queue de Roffinante & du Grifon un
gros paquet de chardons. Les pauvres
bêtes tourmentées de ces nouveaux ai
guillons , ferrérent la queue , & en fouf
frirent davantage ; de forte que ne pou
vant fe délivrer de ce tourment , elles fe
mirent à fauter & à ruer de toute leur
force , &jettérent enfin leurs Maîtres par
terre . Don Quichotte tout honteux &
plus en colere qu'il n'en faifoit fem
blant , fe leva , & délivra Roffinante , &
pag.387.to.4
CHAPITRE LXI I.
}
388 HISTOIRE
LLY VIII. qui répondoit fur une des principales
CH..LXIL
rues de la Ville , où tout le peuple s'arrê
toit comme pour régarder un finge. En
fuite les Cavaliers de livrées firent des
courſes & des jeux devant lui , comme
fi ç'eût été pour lui feul & non à cauſe
de la fête , qu'ils fe fuffent mis en dé
penfe. Sancho étoit fort joyeux , & ti
roit de bons préfages de tout ce qu'il
voyoit , fe repréſentant de nouvelles nô
ces de Gamache , une maifon comme
celle de Don Diego de Miranda , & un
château où tout le trouvoit en abon
dance comme chez le Duc. Il dîna ce
jour- là avec Don Antonio , cinq ou fix
de fes amis , qui rendirent tant d'hon
neur à Don Quichotte , le traitant tou
jours en Chevalier errant , & avec tant
de refpect & de cérémonie , qu'il ne ſe
fentoit pas de joye. Sancho dit tant de
chofes plaifantes , qu'il réjouit tout le
monde , & tous les gens de la maiſon
n'avoient d'yeux que pourlui , & rioient
à gorge déployée. Monfieur l'Ecuyer ,
lui dit Don Antonio pendant qu'on dî
noit , on nous a dit en ce pays- ci que ·
vous aimez fi fort le blanc-manger , &
les petites andouilles , que quand vous
en avez de reſte , vous les ferrez dans vo
tre poche pour lejour ſuivant , Cela n'eſt
DE DON QUICHOTTE. 389
pas vrai , Monfieur , répondit Sancho Lrv. vrr .
je ne fuis ni gourmand ni fale , & Mon- CH. LXIL
feigneur Don Quichotte , que voilà dé
vant vous , vous dira lui-même que nous
nous paffons fouvent lui & moi , huit
jours entiers , d'une poignée de noiſet
tes , ou de demie douzaine d'oignons.
Veritablement , fi on me donne la va
che , j'y cours avec la corde , je veux dire
que je mange ce que l'on me donne , &
que je prens le tems comme il vient : &
quiconque a dit que je fuis mal-propre
& gourmand , qu'il fe tienne pour dit ,
qu'il a mal rencontré , & je le dirois
d'une autre façon , fans le refpect de l'a
bonne compagnie. Affurément, dit Don
"
Quichotte , la propreté de Sancho , en
mangeant , mériteroit d'être gravée fur
des lammes de bronze , pour fervir d'é
xemple à la pofterité. Tout ce qu'on
peut dire fur cela , c'eft que quand il a
faim , il mange un peu avidement , & un
morceau n'attend pas l'autre ; mais pour
ce qui eft de la propreté , il n'y manque
jamais ; & dans le tems qu'il étoit Gou
verneur , il fit bien voir qu'il n'étoit pas
fort fur fa bouche , & il mangeoit fi dé
licatement , qu'il prenoit les raifins &
les grains de grenade avec une fourchet
te. Comment , s'écria Don Antonio ,
Kk iij
390 HISTOIRE
1. VIII. le Seigneur Sancho a été Gouverneur !
CH. LXII.
Oui, Monfieur, répondit Sancho, j'ai été
Gouverneur , & d'une Ifle qu'on appel
le Barataria , je l'ai gouvernée dix jours
durant , à bouche que veux-tu ; j'y ai
perdu le repos , l'efprit , & l'embon
point , & j'y ai appris à méprifer tous les
Gouvernemens du monde. Auffi enfor
tis-je en courant : je tombai en chemin
faifant , dans une grande foffe avec mon
Grifon , nous nous crûmes morts l'un
& l'autre , & ce fut un miracle de ce
que nous en fortîmes vivans. Don Qui
chotte conta lors tout ce qui étoit arri
vé à Sancho dans fon Gouvernement ;
& toute la compagnie en reçut beau
coup de plaifir , riant de tems en tems.
de bon cœur. Le dîner achevé , Don
Antonio prit Don Quichotte par la
main , & le mena dans une chambre ,
où il n'y avoit pour tout ornement , &
pour tout meuble , qu'une table qui pa
roiffoit de jafpe , pofée fur un pied de
femblable matiere, & deffus , un bufte
qui fembloit de bronze , reprefentant un
Empereur Romain. Ils fe promenérent
quelque tems par la chambre & autour "
de la table ; & après cela Don Antonio
dit à Don Quichotte : A prefent que je
fuis für que perfonne ne nous écoute „
DE DON QUICHOTTE . 391
je fuis bien aife de vous apprendre une Liv. VII..
CH. LXIL
des plus rares avantures dont on ait ja
mais oui parler , à condition , s'il vous
plaît , que ce fera un fecret entre vous
& moi. Vous pouvez vous y fier , Sei
gneur Antonio , répondit Don Qui
chotte , & je vous en donne ma parole .
Celui à qui vous parlez , a des yeux &
des oreilles , & point de langue ; & quand
vous m'aurez ouvert votre cœur , croyez
que c'eſt comme fi vous aviez enfeveli
votre penſée dans les abîmes du filence.
Après cette affurance , repartit Don
Antonio , je vais vous dire des chofes
qui vous raviront en admiration , & me
foulager moi-même de l'ennui que j'ai
depuis long-tems de ne fçavoir à qui
confier des fecrets qui ne font affuré
ment pas pour tout le monde. Cette tête
que vous voyez -là , Seigneur Don Qui
chotte , ajouta-t'il , lui portant la main
deffus & lui faifant manier la table &
fon pied de tous côtés , a été faite par un
des plus habiles Enchanteurs qu'il y ait
jamais eu, qui étoit, à ce queje crois, Po
Ionois & difciple du fameux Lefcot , de
qui on raconte tant de merveilles . Je le
gardai quelque tems chez moi , &
moyennant mille écus que je lui donnai ,
il me fit cette tête , qui a la vertu de ré
Kk ij
392 HISTOIRE
LV. VIII
CH. LXI I.. pondre à tout ce qu'on lui demande à
l'oreille. Il obferva le mouvement des
aftres,les retrogrades & les afcendans ;
grava mille caracteres ; choiſiſſant bien
les points de la conftellation néceffaire ,
il la mit enfin dans la perfection que
nous verrons demain ; car pour les Ven
dredis elle eft muette , & il feroit inutile
de lui rien demander d'aujourd'hui.
Vous n'avez qu'à fonger entre ici & de
main aux queſtions que vous lui vou
drez faire , & l'experience vous fera voir
fi je ne dis pas vrai. Don Quichotte fort
étonné de ce que Don Antonio lui difoit
de cette Tête , eut bien de la peine à l'en
croire , ne pouvant s'imaginer qu'elle
eût une telle vertu ; mais comme il lui
faloit fi peu de tems pour en faire l'é
preuve , il n'en témoigna rien , & fit
leulement de grands remercimens à fon
hôte , de lui avoir confié un fecret de
cette importance. Ils fortirent de la
chambre , que Don Antonio ferma à
la clef, & ils retournérent dans la fale
où ils avoient laiffé la compagnie , à qui
Sancho avoit cependant conté une par
tie des avantures de fon Maître. Sur le
foir ils allérent tous enſemble ſe prome
ner par la Ville , Don Quichotte fans
armes , mais couvert d'un balandran de
DE DON QUICHOTTE. 393
drap tanné , capable de faire fuer un La- Liv. VII .
pon au milieu de l'hiver. Sancho de- CH. LX I
meura chez Don Antonio , avec ordre
aux valets de l'entretenir & de l'amufer ,
de forte qu'il ne fortît point de la mai
fon. Don Quichotte n'étoit pas fur Rof
finante , mais fur un grand mulet de
bas , bien en ordre ; & on lui avoit atta
ché fur fon balandran , fans qu'il le vît ,
un parchemin , où il y avoit écrit en
grandes lettres : Voilà Dan Quichotte de
la Manche. Cet écriteau arrêtoit les yeux
de tous ceux qui le voyoient , & comme
ils lifoient , Voilà Don Quichotte de la
Manche , notre Chevalier étoit bien
étonné de voir que tous ceux qui le re
gardoient , difoient fon nom , comme
s'ils l'euffent connu. Monfieur , dit-il , à
Don Antonio qui marchoit à côté de
lui , n'avouez-vous pas que la Cheva
lerie errante enferme en foi je ne ſçai
quoi de grand & d'excellent , puifqu'elle
rend ceux qui en font profeffion , con
nus & fameux par toute terre. N'enten
dez-vous pas qu'on parle de moi , &
que jufqu'au peuple & aux petits en
fans , tous me connoiffent fans m'avoir
jamais vû ? Je m'en apperçois bien ,
Seigneur Don Quichotte , répondit
Don Antonio ; comme le feujette tou
394 HISTOIRE
Liv.
CH. VIII. jours quelque lumiere qui le fait décou
vrir , auffi la vertu a-t-elle un éclat qui
ne manque jamais de la faire connoître.
& fur-tout la vertu qu'on acquiert dans
la profeffion des armes , qui brille en
core par-deffus toutes les autres. Pen
dant qu'ils alloient de la forte , un Caf
tillan qui venoit de lire l'écriteau , fe
mit à crier tout haut : Le diable t'em
porte , Don Quichotte de la Manche ;
comment eft-il poffible que tu fois en
core en vie , après les coups de bâton
que tu as reçûs? Tu es un fou fieffé ; &
fr tu l'étois feul encore , ce ne feroit pas
grand dommage ; mais tu as une folie
contagieufe qui fe communique à tous
ceux qui te regardent ; & il n'en faut
point d'autre exemple , que ceux qui
t'accompagnent. Va , va , retourne
chez toi prendre foin de ton bien , de ta
femme & de tes enfans , fans te creuſer
davantage le cerveau que tu n'as déja
que trop endommagé. Mon ami , dit
Antonio au Caftillan , paffez votre che
min fans vous mêler de donner des
confeils à qui ne vous en demande pas.
Le Seigneur Don Quichotte eft très
fage , & nous qui l'accompagnons , ne
fommes pas des bêtes ; & la vertu doit
être honorée en quelque endroit qu'elle
DE DON QUICHOTTE. 395
fe rencontre. Adieu , tirez païs : & ne v. villa
me le faites pas dire davantage. Pardi , CH . LXII.
Monfieur vous avez raifon , répondit
le Caftillan , auffi bien eft-ce perdre
fon tems & fa peine que de donner des
confeils à ce pauvre fou ; mais c'eft pi
tié que le bon fens qu'on dit qu'il fait
voir en tant de chofes , fe perde tou
jours dans les rêveries de la Chevalerie
errante. Mais , Monfieur , queje meure
tout prefentement , moi & tous mes.
defcendans , fi je m'avife jamais , quand
je, devrois vivre autant que Mathufa
lem , de donner des confeils à perfonne ,
m'en dût-on prier à genoux. Le Caftil
lan s'en alla , & les Cavaliers continué
rent leur promenade ; mais la foule des
gens qui le fuivoient pour lire l'écri
teau , les importuna tellement , que
Don Antonio fut obligé de l'ôter , fai
fant croire à Don Quichotte que c'é
toit toute autre chofe. La nuit étant
venue , ils retournérent tous chez Don
Antonio , où fa femme qui étoit bien
faite & d'une humeur agréable , avoit
invité de fes amies , pour faire honneur
à fon hôte , & leur donner leur part de
fes extravagances inouies. Il vint donc
quantité de Dames , on y foupa magni
fiquement, & fur les dix heures on com
396 HISTOIRE
LIV. VIII. mença le bal. Parmi ces Dames il y en
CH. LXII.
'avoit deux entr'autres , d'une humeur
libre & fort enjouée , & qui avoient
beaucoup d'efprit . Pour réjouir la com
pagnie , elles priérent Don Quichotte à
danfer , l'une le prenant auffi -tôt que
Pautre l'avoit quitté , & elles lafférent fi
bien le pauvre Chevalier , qu'il fuoit à
groffes gouttes , & ne pouvoit prefque
Portrait de plus fe remuer. C'étoit une chofe admi
chotte.Qui Fable à voir que fa figure ; ce corps
Don
long, maigre & efflanqué ; ce teint jau
ne & enfumé , ces yeux creux , & ces
mouftaches longues & abbattues , avec
un habit fi jufte que les coutures cre
voient de tous côtés , & lui fans air , fans
contenance, & nullement agile. Des
Dames l'agaçoient & le cajoloient à la
dérobée , l'une après l'autre , comme fi
elles en euffent été amoureufes , & lui les
méprifoit à la dérobée , craignant de
leur faire honte ; mais enfin fe voyant
importuné de leurs careffes : Fuyez ,
démons , cria-t'il tout haut , laiffez-moi
en paix , ſentimens deshonnêtes ; vous
prenez mal votre tems , mes cheres Da
mes , la nompareille Dulcinée du To
bofo , l'unique Reine de mon cœur , ne
fouffre point que d'autres en triom
phent. En diſant cela , il s'alla affeoir à
DE DON QUICHOTTE. 397
belle terre au milieu de la fale , tout Liv. VIL
rompu & tout en eau d'avoir tant dan- CH. L X 11.
fé. Don Antonio , le pria de s'aller cou
cher , & fit venir des gens pour le porter
àſa chambre. Sancho fut le premier qui
l'aida à fe lever , & il lui dit en le pre
nant : En bonne foi , vous avez danfé
ce coup ici , notre Maître. Croyez-vous
que tous les braves étoient des danfeurs.
& tous les Chevaliers errans des bala
dins ? Pardi, fi vous le croyiez , vous
étiez bien trompé , il y a tel homme
qui aura le courage d'attaquer le
Geant , & qui feroit bien empêché à
faire une cabriole ; dame cela ne ſe fait
pas de même. S'il étoit queftion de fau
ter , en fe frappant le derriere avec les
talons , il ne falloit que me le dire , j'au
rois fauté pour vous : car Dieu merci
nous l'entendons, & fans vanité, c'eſt no
tre métier ; pour d'autre danſe , verita
blement ce n'eſt pas mon fait , auffije ne
m'en pique point , & il feroit bon que
chacun ne fit que ce qu'il fçait faire ;
car on ne gagne rien à vouloir aller fur
le marché des autres , & il y a des en
droits où il ne fert de rien de faire le bra
ve. Il y a de la marchandiſe à tout prix :
mais ma foi , il y a des étoffes qui ne font
pas de durée; quand on voit cela , il faut..
E
398 HISTOIR
LIV. VIII, les épargner ; car de les porter tou
CH. LXII. jours , on en voit bien-tôt la fin ; & le
pis de cela , c'eft qu'il y a des étoffes
qu'on ne trouve point chez les Mar
chands , & quand elles font ufées , bon
foir & bonne nuit , il n'y a plus rien à
faire. Toute la compagnie rit des fot
tifes de Sancho : & lui aidé d'un autre ,
alla mettre Don Quichotte au lit , le
couvrant bien chaudement , afin que la
fueur le guerît de fa laffitude.
Le lendemain Don Antonio deman
da à Don Quichotte s'il ne vouloit pas
faire l'experience de la Tête enchantée ;
& il mena dans la chambre où elle étoit ,
lui & Sancho , deux Gentils-hommes de
la Ville , & les deux Dames qui avoient
fi bien fait danſer notre Chevalier. Si
tôt qu'ils furent entrés , Don Antonio
ferma la porte aux verroux , apprit à la
compagnie les vertus de la Tête en
chantée , leur recommanda le fecret , &
leur dit que c'étoit-là le premier jour
qu'on en pouvoit faire l'épreuve. Per
fonne ne fçavoit affurément le fecret de
la Tête , fi ce n'étoit les deux Gentils
hommes à qui Don Antonio l'avoit dit ,
& fans cela ils n'auroient pas été moins
furpris que les autres , tant l'artifice
.en étoit admirable , & bien conduit .
DE DON QUICHOTTE. 399
Don Antonio s'approcha le premier de LIV VIII.
la Tête , & lui dit d'une voix baffe , de CH. LXII.
telle forte pourtant que tout le monde
pouvoit l'entendre. Dis-moi , Tête, par
la vertu que tu enfermes , qu'est-ce que
je pense à l'heure qu'il eft? En même
tems la Tête , fans remuer les lévres ,
mais d'une voix claire & diftincte , ré
pondit ces paroles , qui furent entendues
de toute la compagnie : Je ne juge point
des pensées. Tout le monde parut éton
né, & les Dames furent bien effrayées ;
car au tour de la table , ni dans toute la
chambre , il n'y avoit perfonne qui pût
faire cette réponſe , & on voyoit bien
qu'elle venoit directement de la Tête.
Combien fommes-nous , lui demanda
encore Don Antonio ? Toi & tafemme
répondit la Tête , avec deux de tes amis ,
& deux de tes amies , & un Chevalierfa
meux, appellé Don Quichotte de la Man.
che , & fon Ecuyer , qui fe nomme Sancho
Pança. L'étonnement fut plus grand que
jamais , & il y en eut plus d'un à qui les
cheveux fe herifférent fur la tête.En voilà
affez,dit DonAntonio en fe retirant.Pour
me faire voir que je n'ai point été trom
pé par celui qui t'a vendue , Tête fage ,
Tête parlante , Tête merveilleufe & in
comparable ; qu'un autre s'approche ,
RE
400 HISTOI
LIV. VIII. ajouta-t'il , & demande tout ce qu'il
CA. LXII. voudra. Comme les femmes font d'or
dinaire les plus curieufes , & les plus
empreffées , ce fut une des danfeuſes
qui s'approcha , & elle dit : Dis- moi ,
Tête , que faut-il que je faffe pour être
très-belle ? Sois très -fage , répondit la
Tête. Je n'en demande pas davantage ,
dit la Dame , faifant place à fa compa
gne. Je voudrois bien fçavoir , fçavan
te Tête , demanda l'autre , fi mon mari
m'aime , ou non. La Tête lui répondit ,
Regarde comment il vit avec toi , & tu le
connoîtras. C'eft fort bien répondre , dit
la Dame. En effet les actions font voir
la difpofition du cœur de celui qui les
fait. Un des amis de Don Antonio de
manda : Qui fuis je moi ? Il lui fut ré
pondu , tu le fçais . Ce n'eft pas ce que.
je demande , repartit le Cavalier , je
veux fçavoir fi tu me connois. Je te con
nois fort bien, répondit la Tête, tu es Don
Pedro Noris. C'eft affez , ô Tête admi
rable , ajouta le Cavalier, pour me fai
re voir que tu n'ignores rien. L'autre
ami s'approcha , & demanda , quel def
fein a l'aîné de mes enfans ? J'ai déja dit ,
répondit la Tête , que je nejuge point des
penfees ; mais j'ai à te dire , que tonfils ne
fenbaite que de t'enterrer. Je le connois
bien ,
DE DON QUICHOTTE . 40T
viii.
bien dit le Cavalier , & n'en veux pas Liv. LXI I.
fçavoir davantage. La femme de Don
Antonio s'approcha comme les autres "
& dit à la Tête : Je ne fçai que te de
mander ; je voudrois feulement fçavoir
fi je vivrai long-tems avec mon cher
mari ? Oui , répondit la Tête : car fa bon
nefanté & fa maniere de vivre lui promet
tent une longue vie , que laplupartaccour
ciffent par la débauche & l'emportement.
Don Quichotte s'approcha enfuite , avec
fa maniere grave & d'un ton à conful
ter l'Oracle : Dis-moi , demanda-t’il ,
toi qui répons fi bien , eft-ce une verité
ou un fonge que ce que j'ai rencontré
dans la caverne de Montefinos ? San
cho , mon Ecuyer fe donnera-t'il les
coups de fouet qu'il a promis ? & ver
rons-nous le défenchantement de Dul
einée ? Quant à ce qui eft de la cavèrne 2
dit la Téte , il y a bien des chofes à dire ,
Eavanture tient de la verité , & dufonge :
Les coups defouet deSanchoferont effectifs .
& l'enchantement de Dulcinée finira. Je
n'ai autre chofe à fçavoir , repliqua Don
Quichotte ; pourvû que je voye Dulci
née défenchantée , je me tiens bien für
J
1 de toutes les avantures que je voudrai
entreprendre. Le dernier, qui interro
gea la Tête , ce fut Sancho, & il lefic
Tome V.. L.A
1
402 HISTOIRE
LIV. VIII en ces termes : Dis-moi , Tête , n'aurai
CH. LXII.
je point par hazard un autre Gouverne
ment ? quitterai-je une fois en ma vie le
miferable métier d'Ecuyer errant , & re
verrai-je ma femme & mes enfans ? I
lui fut répondu : Tu gouverneras en ta
maifon , fituy retournes : tu pourrasy re
voirtafemme & tes enfans , s'ils yfont : &
quand tu ne voudras plusfervir , tu neſe
ras plus Ecuyer. Pardi celui-là n'eft pas
pourri , répartit Sancho , il ne faut pas
être Sorcier pour me dire cela , & je le
fçavois bien fans qu'on me le dit. Et
que veux-tu donc qu'on te dife , animal ,
dit Don Quichotte ? n'eft-ce pas affez ,
que les réponſes de la Tête s'accordent
avec les demandes ? C'eft bien affez ,
puifque vous le voulez , répondit San
cho , mais je voudrois qu'elle fe fut un
peu mieux expliquée , & qu'elle m'en
dît davantage .
Ce fut-là la fin des demandes & des
réponſes ; mais l'étonnement de la com
pagnie ne finit pas pour cela , & ils
étoient tous en admiration , hors les
amis de Don Antonio , qui fçavoient le
fecret. Cid-Hamet Benengely qui fait
fcrupule de laiffer le Lecteur en fufpens ,
craignant qu'il ne s'imagine qu'il y ait
de la magie dans une chofe extraordi
DE DON QUICHOTTE. 403
naire , le veut auffi reveler. Don Anto- LIV. VIII
LXII.
nio , dit il , qui étoit curieux , fit faire CH.
cette Tête à l'imitation d'une autre, qu'il
avoit vûe à Madrid , pour fe divertir
aux dépens des ignorans. La table avec deDefcription.
la Tête.
fon pied , d'où fortoient quatre griffes
d'aigle , étoit debois peint en jafpe , & la
Tête qui étoit la figure d'un Empereur
Romain , & de couleur de bronze ,
étoit toute creuſe auffi-bien que la table
fur laquelle on l'avoit enchaffée fi pro
prement qu'on croyoit que le tout fût
d'une piece. Le pied de la table étoit
creux auffi, & répondoit par deux
tuyaux à la bouche & à l'oreille de la tê
te, & ces tuyaux defcendoient dans une
chambre au deffous , où étoit caché ce
Jui qui devoit répondre, & qui mettant
l'oreille auprès d'un tuyau , & la bou
che fur l'autre , entendoit les demandes ,
- & rendoit les oracles , la voix coulant
de hauten bas , & de bas en haut par ces
tuyaux , fi bien articulée , qu'on n'en
perdoit pas la moindre parole , & à
moins que de le fçavoir , il étoit comme
impoffible d'en reconnoître l'artifice.
Un neveu de Don Antonio , jeune hom
me plein d'efprit , & bien inftruit par
fon oncle , fut celui qui fit les réponſes ;
& comme il fçavoit les gens qui de
L1 ij
404 HISTOIRE
LIV. VIII, Voient être dans la chambre où étoit la
CH. LXII. Tete , & une partie de leur vie & de
leurs avantures , il n'eut pas beaucoup
de peine à ajufter les réponſes aux de
mandes , tantôt directement , & tantôt
par conjecture , & toujours aſſez à pro
pos. Cid-Hamet ajoute que la Tête
parlante répondit encore douze ou
quinze jours ; mais que le bruit de
cette nouvelle s'étant répandu par la
Ville , Don Antonio fçachant qu'on
difoit qu'il avoit chez lui une Tête en
chantée qui répondoit à tout ce qu'on
lui demandoit , & craignant que cela ne
parvint jufqu'à l'Inquifition , alla lui
même dire ce qui en étoit aux Inquifi
teurs , qui lui ordonnérent de rompre la
machine , de crainte de fcandalifer un
peuple fot & ignorant. Quoiqu'il en
foit, la Téte ne laiffa pourtant pas de
paffer pour enchantée dans l'efprit de
Don Quichotte & de Sancho , le Che
valier fut fort fatisfait de la réponſe
qu'il avoit eue , & l'Ecuyer affez mal
content de la fienne.
Des Cavaliers de la Ville , en confi
deration de Don Antonio , & pour pro
fiter de la prefence de Don Quichotte ,,
& fe divertir de fes folies , avoient ré
folu de faire une courfe de bague de là
DE DON QUICHOTTE. 405
à fix jours , mais cela ne réuffit point Liv. VII .
pour les raifons que nous dirons dans CH. LXI..
la fuite. Cependant il prir envie à Don
Quichotte de voir la Ville , mais à pied
& comme incognitò , pour ne fe plus voir
fuivi de la canaille : ainfi il fortit ac
compagné de Sancho , & de deux valets
que lui donna Don Antonio. Comme il
par
fe promenoit dans les rues , il vit
hazard fur une porte en grandes lettres :
Iciil y a Imprimerie. Cela lui donna de De l'Impr
meric.
la joye & de la curiofité , parce qu'il n'en
avoit jamais vû ; & il y entra avec tou
te fa fuite pour voir comment on im
primoit. Il vit d'abord des gens qui ti
roient des feuilles de deffous la preffe ,
d'autres qui corrigeoient les formes ,
d'autres qui compofoient ; & tout ce
qu'il y a à remarquer dans une Impri
merie. Il alloit de côté & d'autre , s'in
formant aux Compagnons de tout ce
qu'ils faifoient , & il admiroit tout ce
qu'il voyoit. Il s'approcha d'un Compo
fiteur , à qui il demanda ce qu'il faifoit ?
Monfieur , lui répondit cet homme , ce
Gentil-homme que vous voyez -là , lui
montrant en même tems un homme de
bonne mine , & qui avoit l'air fort fe
rieux , a traduit un livre Italien en Ef
pagnol , & je fuis après à compofer fur
406 HISTOIRE
Ev
Сн . . LXII.
VII. la copie , pour la mettre fous la preffe..
Et qu'est-ce que le titre du livre , de
CHAPITRE LXIII .
ON QUICHOTTE penfoit in
ceffamment à la Tête enchantée ,
cherchant à en pénétrer le fecret , fans
en pouvoir venir à bout avec tous fes
raifonnemens ; mais il fe réjouiſſoit en
lui-même de la réponſe qu'elle lui avoit
faite , touchant le défenchantement de
Dulcinée , qu'il croyoit voir dans peu.
( Sancho de fon côté faifoit auffi des ré
flexions ; & quoiqu'il eût de l'averfion
pour le Gouvernement comme nous
avons dit, il eût pourtant bien fouhaité de
DE DON QUICHOTTE . 411
commander , & de fe voir obéi , tant ily Liv. VIII .
CH. LXIII.
a de plaifir à fe voir au-deffus des autres ,
quand ce ne feroit même que par jeu.
Incontinent après dîner , Don Anto Don Qui
nio , fes deux amis , Don Quichotte & voir chotte
les va
Ga
Sancho allerent voir les galeres , & ils leres.
ne furent pas plûtôt fur le bord de la
mer , que le Commandant qui étoit
averti de leur venue , fe prépara à les
recevoir. Aufli-tôt on abbattit les tentes
& couvertures de toutes les galeres , les
hautbois jouerent de toutes parts ; on
jetta vîte en mer un efquif couvert de
tapis & de carreaux de velours cramoi
fi , & d'abord que Don Quichotte y
eut mis le pied , le canon de la capitane
fit une falve de toute fon artillerie , &
toutes les autres galeres enfuite. Il arri
va à la Capitane , & comme il commen
ça à monter l'échelle , toute la Chiorme
le falua , comme c'eft la coutume quand
un homme de qualité entre dans une ga
lere , criant trois fois leur hou , bou ,
bou. Le Géneral qui étoit un Chevalier
de Valance , & homme de confidéra
tion , lui donna la main , & lui dit en
l'embraffant : Je marquerai ce jour avec
une pierre blanche , comme le plus
agréable de ma vie , puifque j'ai l'hon
neur de voir le Seigneur Don Qui
Mm ij
412 HISTOIRE
LIV. VIII . chotte de la Manche dont la valeur com
CH. LXIII. prend en elle toute celle de la Chevale
rie errante. Don Quichotte répondit à
ce compliment avec toute la courtoifie
dont il fe put avifer , ne fe fentant pas
de joye de fe voir traité en homme
d'importance. Ils entrerent tous dans
la chambre de poupe , qui étoit pro
prement accommodée , & s'affirent fur
les bandinez ou plats bords , qui font
les côtés du gouvernail. Le Comte paſſa
en même tems fur la courfie , & d'un
coup de fiflet fit dépouiller tous les for
çats. Sancho fut épouvanté de voir tant
de gens nuds , & plus encore quand il
leur vit faire tente avec tant de vîteſſe ,
qu'il luifembloit que ce fut autant de dé
mons qui travailloient. Mais ce fut bien
pis ; Sancho étoit affis fur l'eftenterol
ou pillier qui eft près de la poupe de
la galere , tout proche de l'Efpalier de
la main droite , l'Efpalier inftruit de ce
qu'il avoit à faire , le prit entre fes bras ;
& le levant en haut , tous les forçats
étant déja debout , & bien préparés , ils
le firent paffer de main en main , & de
banc en banc , lui faiſant faire tout le
tour de la galere avec tant de vigueur
& de vîteffe , que le pauvre homme en
avoit l'imagination & la vûe troublée ,
DE DON QUICHOTTE. 413
& croyoit que tous les diables l'empor- LIV. VIII.
toient après quoi ils le mirent fur la CH. LXII.
poupe , fuant à groffes gouttes , & fi fa
tigué d'efprit & de corps , qu'il ne pou
voit s'imaginer ce qu'il lui étoit arrivé.
Don Quichotte qui regardoit voltiger
fon Ecuyer , demanda au Géneral fi c'é
toit-là une céremonie qu'on eût accoû
tumé de pratiquer fur ceux qui entroient
pour la premiere fois dans les galeres ?
& que fi cela étoit , lui qui n'avoit
pas intention de faire ce métier , il ne
vouloit pas non plus faire de femblables
exercices , ajoutant avec un bon fer
ment , que fi quelqu'un étoit affez har
di pour mettre la main fur lui , il lui
tireroit l'ame du corps à coups de pieds
dans le ventre : & en difant cela il fe le
va fur ces pieds , & mit la main fur la
garde de l'épée. Cependant on abbat
tit les couvertures , & au même inftant
on laiffa choir l'antenne avec un bruit
épouvantable. { Sancho crut que le ciel
tomboit fur lui ; & plein de frayeur , il
fe mit la tête entre les jambes comme
pour ſe fauver. Don Quichotte ne fut
pas exempt de peur , il tréffaillit , & pâ
lit , & eut bien de la peine à ſe raffurer.
Les forçats releverent l'antenne avec le
même bruit , & autant de promptitude
Mm iij
414 HISTOIRE
LIV. VIII.
CN. LXIII. qu'ils l'avoient abaiffée , & tout cela
dans le même filence que s'ils euffent été
muets. Le Comte donna le ſignal pour
lever l'ancre , & fautant auffi-tôt fur la
courfie ; il étrilla les épaules des forçats ,
& la galere commença peu à peu à en
trer en mer. Quand Sancho vit remuer
tout d'un coup tant de pieds colorez ,
car pour tels il prit les rames ; Hé , que
diable eft-ce que ceci , dit-il , en voilà à
ce coup , des chofes enchantées , & non
pas ce que dit mon Maître. Mais qu'eft
ce qu'ont fait ces pauvres malheureux .
pour les traiter ainfi ? & comment cet
homme qui s'en va là fiflant , eft-il affez
hardi pour fouetter tout feul tant de
gens ? Par ma foi, fi ce n'eft pas ici l'En
fer , je jurerois bien que nous n'en fom
mes pas loin : &je ne m'y connois pas ,
ou il faut que ce foit pour le moins le
Purgatoire. Don Quichotte qui vit avec
quelle attention Sancho regardoit tour
ce qui fe paffoit , prit occafion de lui
dire : Ami Sancho, hé mon enfant ! fi
tu avois voulu te dépouiller de la cein
ture en haut , & te mettre parmi ces
Meffieurs pour te fouetter de compa
gnie , que tu aurois achevé à bon mar
ché le défenchantement de Dulcinée !
La peine que tu as à voir fouffrir les
DE DON QUICHOTTE. 415
autres , auroit de beaucoup diminué la Lv. VIII .
tienne : & peut-être que le fage Merlin CH. LXIII.
t'auroit paffé un coup pour dix , te les
voyant donner par une fi bonne main.
Le Géneral vouloit demander à Don
Quichotte ce que c'étoit que ces coups
de fouet & le défenchantement de Dul
cinée , dont il parloit ; mais il en fut
empêché par le Pilote , qui lui cria que
la fentinelle de Montjoui faifoit figne
qu'il y avoit un Bâtiment à rame vers
la côte du côté du Couchant. Le Gé
neral fauta vîte fur la courfie , en
criant : Courage , enfans , qu'il ne nous
échape pas ; il faut que ce foit quel
que brigantin de corfaire d'Alger , que
la fentinelle découvre. Les autres ga
leres fe joignirent en un moment à la
capitane , pour recevoir les ordres du
General , qui en commanda deux pour
tenir la mer ; pendant qu'avec l'autre
il iroit terre-à-terre , afin que le brigan
tin ne pût le fauver. Les forçats fer
rerent les rames & firent voguer les ga
leres avec tant de furie , qu'il fembloit
qu'elles volaffent. A peine celles qui
avoient pris le large ; avoient-elles fait
deux mille , qu'elles découvrirent le bri
gantin , & virent qu'il étoit de quatorze
ou quinze bancs ; & le brigantin n'eut
M m iiij
OIRE
416 HIST
I IV. VIII. pas plûtôt apperçû les galeres qu'il prit
CH. LXIII. la chaffe , croyant les éviter par fa légere
té. Mais ce fut inutilement , parce que
la capitane qui étoit un des plus légers
vaiffeaux quifût à la mer , lui gagna le
devant ; de telle forte que ceux du bri
gantin connoiffant qu'ils ne pouvoient
échaper , le Patron vouloit qu'on quit
tât les rames , & fe rendre pour ne pas
irriter notre Géneral. Mais dans le mê
me tems qu'il leur crioit auffi de la Ca
pitane qu'ils fe rendiffent , deux Torla
quis , c'est-à-dire , deux Turcs yvro
gnes , de douze qu'il y avoit fur le vaif
feau , tirérent deux coups de moufquet
dans la galere , & tuérent deux foldats
fur la rambade ; ce qui irrita fi fort le
Général , qu'il jura qu'il en couteroit
la vie à tous ceux du brigantin , & il
l'attaqua de furie . Le brigantin efquiva
par deffous les rames ; mais la galere lui
coupa chemin , & le devança d'un bon
efpace. Ceux du brigantin , fe jugeant
perdus firent voile pendant que la Ca
pitane reviroit , & fe mirent à fuir à
force de voiles & de rames. Toute leur
diligence ne fervit qu'à éloigner de
quelques momens leur perte ; la Capi
tane les joignit en moins de rien , leur
paffa les rames par-deffus , & on les prit
DE DON QUICHOTTE. 417
tous en vie. Les autres galeres arrivant LIV. VIII.
en même-tems , toutes quatre avec leur CH. LXII.
priſe , retournérent à la côte , où un
nombre infini de gens les attendoient ,
pour voir le butin qu'elles avoient fait.
Le Général ancra près de terre , & fça
chant que le Viceroi étoit fur le rivage
il fit jetter l'efquif pour l'aller querir ,
pendant qu'il faifoit baiffer l'antenne ;
réfolu de faire pendre fur le champ le
Patron du brigantin , avec tous les
Turcs , qui étoient au nombre de tren
te-fix , tous gens bien faits , & des meil
leurs arquebufiers. Le Général deman
da qui étoit le Capitaine du brigantin ,
& un des Efclaves qu'on fçut depuis
être un Renegat Efpagnol , répondit en
Caftillan : Voilà notre Patron ', Mon
feigneur , ce jeune homme que vous
voyez-là , lui montrant de la main un
jeune garçon d'environ vingt- ans &
admirablement beau. Dis-moi , chien ?
lui dit le Général , qui t'a obligé de fai
re tuer mes foldats , voyant bien qu'il
t'étoit impoffible d'échaper ? Eft- ce-là.
le refpect qu'on doit à la capitane ?
Ne fçais-tu pas que ce n'eft point étre
vaillant que d'être téméraire , & que
c'eft tout ce qu'on peut faire que de ha
zarder quelque chofe quand l'efpérance
IRE
418 HISTO
LIV. VIII. eft douteufe ? Le Patron alloit répondre ,`
C. LXIII. mais le Général le quitta pour aller re
cevoir le Viceroi qui entroit dans la ga
lere avec quelques gens de fa maiſon ,
& des perfonnes de la Ville. La chaffe
a-t-elle été bonne ; Monfieur le Géne
ral , demanda le Viceroi : Si bonne ,
Monfieur , répondit le Géneral , que vo
tre excellence va la voir pendre tout à
l'heure au haut de cette antenne. Hé
pourquoi cela , repliqua le Viceroi ?
Parce que fans raifon , contre tout droit
& tout ufage de guerre , ils m'ont tué
deux des meilleurs foldats qui fuffent
fur ma galere , & j'ai juré de faire pen
dre tous ceux qui fe trouveroient dans
le brigantin , principalement ce jeune
étourdi , qui en eft le Patron. Il lui mon
tra en même tems le garçon qui avoit
déja les mains liées & n'attendoit plus
que la mort..Le Viceroi jetta les yeux
fur lui , & en eut compaffion. Sa beauté ,
fa jeuneffe , & un certain air modefte
fembloient demander fa grace , & il ré
folut de lui fauver la vie. Patron , lui
demanda-t-il , es-tu Turc de nation ,
More , ou Renégat ? Je ne fuis rien de
tout cela répondit-il en Caftillan . Qu'es
tu donc , repliqua le Viceroi ? Je fuis , "
dit - il , fille & Chrétienne. Fille &
DE DON QUICHOTTE. 419.
Chrétienne , repliqua le Viceroi , en cet Liv. V IL
équipage , & en tel lieu ! En vérité , CH. LXII.
c'eft une chofe admirable ; mais le faut
il croire ? Meffieurs , dit le Patron , fi
vous voulez fufpendre pour quelque tems
l'Arrêt de ma mort , vous fçaurez tou
te mon hiſtoire , & vous ne differerez
pas de beaucoup votre vengeance. Il
n'y avoit perfonne qui ne fût touché
des paroles du jeune homme , & de l'air
dont il les difoit : cependant le Général
toujours irrité lui dit fort rudement ;
Racontez ce que vous voudrez mais
n'efperez pas que je vous pardonne la
mort de mes foldats. Meffieurs , dit le
jeune homme , je fuis fille d'un pere &
d'une mere Mores , & née en Eſpagne
parmi cette Nation imprudente & mal
heureuſe , fur qui il a tombé depuis
quelque tems un torrent de difgraces.
Pendant le cours de nos malheurs , deux
de mes oncles m'emmenérent en Bar
barie ; & il ne me fervit de rien de dire
que j'étois Chrétienne , comme je la fuis
effectivement , & réfolue de vivre &
mourir telle. Ceux qui avoient charge
de faire exécuter les ordres du Roi , ne
fe fouciérent point de ce que je diſois ,
& mes oncles croyant que ce ne fût
qu'une défaite pour demeurer dans le
420 HISTOIRE
LIV. VIII païs où j'étois née , m'entraînérent avec
CH. LXIII. eux malgré moi . Ma mere étoit Chré
tienne , & mon pere qui étoit un homme
avifé , faifoit auffi profeffion de l'être :
fi bien que je fuçai avec le lait la foi Ca
tholique , & je ne croi pas avoir jamais
témoigné , ni dans mes paroles ni dans
mes actions , aucune inclination con
traire. Quoique je fuffe fort refferrée
dans la maifon de mon pere , & que
je me retiraffe affez de moi-même , un
peu de réputation que j'avois d'être bel
le , ne laiffa pas de m'attirer un jeune
Gentilhomme appellé Don Gafpar Gre
gorio fils aîné d'un Chevalier qui avoit
une maiſon proche de notre village .
Il feroit trop long de vous dire com
ment il me vit , l'adreffe dont il fe fer
vit pour me parler , & les marques
qu'il me donna de fapaffion , auffi bien
que la joye qu'il eut de croire que je ne
le haïrois pas. Je n'ai pas affez de tems
& je ne veux point abufer de la permif
fion que vous m'avez donnée . Je vous
dirai feulement que Don Gregorio , ré
folu de nous accompagner dans notre
baniffement , ſe mêla parmi les Mores
qui fortirent de quelques villages voi
fins , & dont il entendoit bien le langa
ge. Pendant le voyage il fit amitié avec
DE DON QUICHOTTE. 421
mes oncles qui étoient chargez de moi ; L1v. VIII.
parce que dès la premiere proclamation CH. LXIII .
du baniffement des Mores , mon pere
avoit paffé dans un autre Royaume ,
pour nous chercher un lieu de retraite
après avoir auparavant enterré quantité
d'or & de perles , & quelques pierreries
précieuſes , dans un lieu dont j'ai feule
connoiffance , me défendant d'y tou
cher , fi par fortune on nous chaffoit
avant qu'il fût de retour. Je laiffai donc
là le tréfor , & paffai en Barbarie avec
mes oncles , & d'autres de nos parens &
de nos amis. Le premier endroit où nous
nous arrêtâmes , fut Alger , & ce fut un
Enfer pour nous. Le Roi d'Alger ayant
entendu dire que j'étois fort belle , & ap
prenant en même tems que j'étois ex
trêment riche ( ce qui fut en partie cau
fe de mon bonheur ) il m'envoya auffi
tôt chercher , & me demanda de quel
endroit d'Eſpagne j'étois , & fi j'appor
tois beaucoup d'argent & de pierreries ?
Je lui dis le lieu de ma naiffance , & que
mes richeſſes y étoient enterrées , mais
qu'il ne feroit pas difficile de les avoir ,
pouvû que j'y allaffe moi- même ; tâ
chant ainfi de l'éblouir par l'efpérance
de les poffeder , de crainte qu'il ne fût
tenté par ce peu de beauté qu'on lui
422 HISTOIRE
IIV. VIII, avoit tant vantée. Pendant qu'il s'entre
CH. LXIII, tenoit de la forte avec moi , me faifant
plufieurs autres queſtions , on lui vint
dire que nous avions en notre compa
gnie unjeune homme des plus beaux &
des plus agréables qu'on eût jamais vû.
Je vis auffi-tôt qu'on vouloit parler de
Don Gafpar , qui eft affûrément d'une
beauté peu commune , & je fus toute
effrayée du péril qu'il courroit , ayant
oui dire que cette Nation barbare & dé
teftable fait plus de cas de la beauté des
hommes , que de celle des femmes. Le
Roi témoigna de l'impatience de le voir,
& commanda fur le champ qu'on le lui
amenât , me demandant fi ce qu'on en
difoit étoit vrai. Alors comme infpirée ,
je lui répondis qu'oui , mais que c'étoit
une fille auffi bien que moi ; & que je
le fuppliois de me permettre de l'aller
habiller comme elle devoit l'étre , afin
que fa beauté fe fît voir dans le naturel ,
& qu'elle n'eût pas de honte de paroître
déguiſée en ſa préſence. Le Roi me dit
que j'y allaffe , & que le jour fuivant il
verroit avec moi comment je pourrois
aller en Eſpagne prendre le tréfor que
j'y avois caché. Cependant j'entretins
Don Gafpar des rifques qu'il courroit
d'être reconnu , & l'ayant habillé en
DE DON QUICHOTTE. 423
Morifque , je le menai dès le foir meme CH. VIIL
Liv.LXII I.
devant le Roi , qui fut fi furpris de ſa
beauté , qu'il ordonna , qu'on le gardât
pour en faire préfent au Grand-Sei
gneur. Et pour le mettre à couvert du
peu de fûreté qu'il y avoit dans le ferail
de fes femmes , & craignant auffi d'en
être tenté lui-même , il le donna en
garde à une Dame More , des princi
pales de la Ville , lui recommandant d'en
avoir grand foin , & de lui en répondre.
On nous fépara auffi l'un de l'autre : &
je laiffe à juger à ceux qui s'aiment , ce
que nous fentîmes tous deux en cette
féparation.
Par l'ordre du Roi je partis le lende
main dans ce brigantin , accompagné
de deux Turcs , qui font ceux qui ont
tué vos foldats , & de ce renégat Efpa
gnol , montrant celui qui l'avoit fait
connoître pour le Patron , qui eft Chré
tien dans fon ame , & a plus d'envie de
demeurer en Eſpagne que de retourner
en Barbarie. Le refte de la Chiorme , ce
font Mores & Turcs , qui ne fervent
qu'à la rame. Ces deux Turcs avares &
infolens , contre l'ordre qu'ils avoient
de nous mettre à terre , le renégat &
moi , en habit de Chrétiens au premier
endroit de l'Espagne , que nous décou
HISTOIRE
424
LIV. VIII. vririons , ont voulu premierement cou<
CH. LXIII. vrir cette côte & tâcher de faire quel
que prife , craignant que s'ils nous met
toient à terre auparavant , nous ne dé
couvriffions peut être que le brigantin
étoit à la mer , que s'il y avoit des ga
leres à la côte , elles ne vinffent l'atta
quer. La nuit paffée , nous avons décou
vert cette plage , & fans avoir connoif
fance de vos galeres , nous avons été
nous-mêmes découverts , & il nous eft
arrivé ce que vous fçavez . Enfin le pau
vre Don Gregorio eft demeuré en habit
de femme parmi des femmes , &à toute
heure en grand danger de fa vie. Pour
moi , je ne fçai fije dois me plaindre de
l'état où la fortune m'a réduite : après
tant de malheurs , je commençois à me
laffer de la vie , & je n'aurai pas beau
coup de regret de la perdre. Tout ce
que je vous demande , Meffieurs , c'eſt
que vous me faffiez la grace de me laiffer
mourir Chrétienne , puifque je fuis in
nocente de la faute oùfont tombés ceux
de notre miférable Nation . En achevant
de parler la belle More verfa quelques
larmes, & la pitié enffit verſer à plufieurs
des affiftans. Le Viceroi auffi touché de
compaflion que les autres , s'approcha Tr
d'elle fans lui rien dire , & lui délia
lui
DE DON QUICHOTTE . 425
lui - même les mains. Pendant tout le LIV. VIII.
CH. LXIII.
tems que cette belle fille avoit mis à
conter fon hiftoire , un vieux pélerin ,
qui étoit entré avec les gens du Vice
roi , avoit toujours eu les yeux attachés
fur elle ; & fi-tôt qu'elle eut fini , il s'al
la jetter à ſes pieds , les mouillant de fes
larmes , & d'une voix tremblante & mê
lée de foupirs & de fanglots : ô Anne
Felix , lui dit-il , ma chere fille , ne re
connois-tu point Ricote ton pere ? je
t'allois chercher , parce que je ne fçau
roisvivre fans toi ? A ce nom de Ricote,
Sancho qui rêvoit au mauvais tour qu'on
lui avoit fait dans la galere , leva la tête ;
& confiderant le pélerin ; il reconnut que
c'étoit véritablement Ricote , qu'il avoit
rencontré en chemin le même jour qu'il
quitta fon Gouvernement ; & regardant
deux ou trois fois la fille , il affura que
c'étoit-là la fille de fon ami. Cependant
la pauvre fille fe jetta att col de fon pere ,
l'embraffant tendrement , & y demeura
long-tems attachée , mélant fes larmes
avec les fiennes. Meffieurs , dit Ricote ,
s'adreffant au Général & au Viceroi
c'eft là ma fille , qui eft plus malheureuſe
qu'elle ne mérite de l'être. Elle s'appelle
Anne Felix Ricote , & fon bien & fa
beauté la font affez connoître dans no
Tome IV. Nn
426 HISTOIRE
L1 v. VIII . tre païs . J'étois forti d'Eſpagne pour
CH. LXIII. chercher parmi les étrangers quelque
lieu pour nous retirer ; & en ayant trou
vé un en Allemagne , je revins en cet
habit avec d'autres pélerins , pour cher
cher ma fille , & reprendre quantité d'or
& d'autres chofes que j'avois enterrées.
Je ne trouvai point ma fille , je trouvai
feulement montréfor que j'apporte avec
moi : & aujourd'hui après bien des tours
& de la fatigue , je retrouve par un étran
ge accident cette chere fille , qui eft
mon vrai tréfor , & que j'aime plus que
tous les biens du monde . Si notre in
nocence , fes larmes & les miennes font
capables de vous donner de la compaf
fion : ayez pitié de deux malheureux
qui ne vous ont jamais offenfés & qui
n'ont nullement trempé dans le mauvais
deffein de ceux de notre Nation , qu'on
n'a que trop juftement bannis. Mef
fieurs , dit alors Sancho , je reconnois
bien Ricote , & je vous répons qu'il dit
vrai quand il dit qu'Anne Felix eft ſa
fille :pour toutes ces allées & ces venues ,
& ces bons ou mauvais deffeins qu'il dit ,
je ne m'en mêle point . Tous les affiftans
étoient émerveillés de tant de chofesfur
prenantes , & le Général des galeres re
prenant un vifage moins fevere , dit à
DE DON QUICHOTTE. 427
la belle More : Vos larmes ont fait leur L VIII.
effet , belle Anne Felix , mon ferment CH. LXII.
n'a plus rien qui vous regarde : vivez
en paix une heureuſe & longue vie , &
que les téméraires qui vous ont fait cou
rir tant de riſques portent feuls la pei
ne de leur imprudence. Il commanda
en même tems qu'on pendît les deux.
Turcs à l'antenne. Mais le Viceroi de
manda leur vie avec tant d'inftance , re
montrant qu'il y avoit eu dans cette ac
tion moins de réfiftance que de folie ,
que le Général fe rendit , confidérant
lui-même que c'eft une vengeance bru
tale que celle qu'on prend de fang froid.
On parla auffi-tôt des moyens de tirer
1
Don Gafpar Gregorio du péril où il
étoit ; & Ricote offrit pour cela deux
mille Ducats , qu'il avoit fur lui en pier
reries & en perles. De tous les moyens
qu'on propofa , il ne s'en trouva point
de meilleur que celui du renégat Eſpa
gnol , qui s'offrit de retourner à Alger ,
dans quelque petite barque de fix bancs,
équipée de rameurs Chrétiens ; parce
qu'il fçavoit bien où il pouvoit débar
quer, & en quel tems il le falloit faire ,
outre qu'il connoiffoit auffi la maiſon
où étoit Don Gregorio. Le Général &
le Viceroi faifoient quelque fcrupule de
Nnij
OIRE
428 HIST
Liv. vi . ſe fier à un renégat , & de lui remettre
CH. LXIV. entre les mains les Chrétiens qui doi
vent ramer. Mais Anne Felix en répon
dit , & Ricote, fe chargea de payer la
rançon des Chrétiens , fi par hazard ils
venoient à être pris. Cela étant ainſi ar
rêté , le Viceroi prit congé du Général ,
& Don Antonio Moreno emmena avoc
lui Anne Felix & fon pere , le Viceroi
le priant d'en avoir tous les foins ima
ginables , & offrant lui-même tout ce
qui dépendoit de lui ; tant la beauté & la
fageffe de la belle More lui avoient don
né d'eftime & de confidération pour elle.
"
CHAPITRE LXIV.
CHAPITRE LXVI.
X
CHAPITRE
DE DON QUICHOTTE. 457
Liv. VIII.
CH . LXVII.
CHAPITRE LXVII.
1
DE DON QUICHOTTE . 461
rafraichiffemens délicieux ; la lune & les L1v. VII .
CH. LXVI11 .
étoiles une lumiere temperée. Nous
trouverons du plaifir à chanter , & du
foulagement à nous plaindre. Apollon
nous infpirera des vers , & l'Amour des
fentimens. Ainfi nous nous ferons une
deftinée digne d'envie , & nous nous ren→
drons fameux , non feulement dans no
[
tre fiecle , mais encore dans la mémoire
des hommes. Par ma foi , Monfieur >
je fuis enchanté de cette maniere de
vivre , dit Sancho ; il faut que Carraf
co , & Maître Nicolas le Barbier ne s'en
foient jamais avifés. Je m'en vais pa
rier qu'ils feront ravis de venir avec
nous ; & je ne jurerois pas que la fan
taifie n'en prît à Monfieur le Curé ; car
il eft brave homme , & aime bien la
joye. Tu dis fort bien , Sancho , repar
1
tit Don Quichotte : & fi le Bachelier
Samfon veut être de la partie , comme
il n'y manquera pas , il pourra s'appel
ler le berger Sanfonio , ou le berger
Carrafcon : Maître Nicolas , Nicolofo ,
à l'imitation de l'ancien Bofcan , qui
s'appelloit Nemerofo. Pour le Curé , je
ne fçai pas bien quel nom nous lui don
nerons , fi ce n'eft quelqu'un qui dérive
du fien , l'appellant le berger Curiam
bro. Quant aux bergeres que nous avons
Qq iij
462 HISTOIRE
LIV. VIII. àaimer,les noms ne feront pas difficiles à
CH. LXVII. trouver , nous ferons à même ; puifque le
nom de Dulcinée convient auffi- bien
à une bergere qu'à une Princeſſe , je
n'ai que faire de me travailler à lui en
chercher un autre : & toi , Sancho ,
tu donneras à la tienne celui que tu
voudras. Je n'ai pas envie , répondit
Sancho , de lui en donner un autre que
celui de Therefona qui s'accorde bien
à fa taille ronde , & au nom qu'elle
porte , puifqu'elle s'appelle Thérefe ,
outre qu'en la nommant dans les vers
que je ferai pour elle , tout le monde
la connoîtra , & on connoîtra auffi que
je fuis fidele , puifque je ne vais point
moudre au moulin des autres. Pour
Monfieur le Curé , il ne faudra point
qu'il ait de bergere , afin de donner bon
exemple ; & fi le Bachelier en veut
avoir une , à lui permis. Hé bon Dieu ,
s'écria Don Quichotte , quelle vie nous
allons mener , ami Sancho ! de
que
flageolets , que de cornemufes , que
de hautbois , & de tambours de baf
que ! que de fonnettes & de violons !
& fi avec cela nous pouvons encore avoir
des Albogues , qu'eft-ce qui nous man
quera de tous les inftrumens qui entrent
dans la mufique paſtorale ?
DE DON QUICHOTTE. 463
Qu'appellez -vous donc Albogues , Liv. VIII.
Monfieur , demanda Sancho ? je n'en CH. LXVIL
ai jamais vû , ni n'en ai oui parler en Albogurs
toute ma vie. Ce font répondit Don ce que c'eit.
Quichotte deux inftrumens de cuivre
en mode de chandeliers , qu'on frappe
l'un contre l'autre par le vuide , & il
en fort un fon qui ne déplaît pas , &
qui s'accorde bien avec la cornemufe &
le petit tambour. Ce nom- là eft morif
que , comme le font tous ceux que nous
avons en notre langue , qui commen
cent par Al. Par exemple , Almoaca ,
Almorcar , Albombra , Alguafil , Alu
cema , Almançor , Alcanzia , & autres
femblables , qui ne font pas en grand
nombre , & notre langue en a feule
ment trois morifques , qui finiffent en
I, qui font , Borcegui , Zaquicami , &
Maravedi : Car Alheli , & Alfaqui ,
autant pour l'al , qui eft au commen
cement que pour l'i de la fin , font
bien connus pour être Arabes. Je t'ai
dit ceci en paffant , parce que le nom
d'Albogues m'en a fait reffouvenir , &
que je fuis bien aife de t'apprendre tou
jours quelque choſe.
Sçais-tu qui nous fervira bien , San
cho , à faire paroître notre exercice en
ſa perfection ? C'eſt comme tu le ſçais ,
Qq iiij
HISTOIRE
464
Liv. VIII . que je me méle tant foit peu de poëfie ,
CH. LXVII. que le Bachelier Carraſco eft un des
meilleurs Poëtes : pour le Curé je n'en
dis rien ; mais je jurerois pourtant bien
qu'il en fçait plus qu'il ne dit , & Maî
tre Nicolas même , car les barbiers
pour la plupart , jouent de la guittarre ,
& fe mêlent de rimer. Pour moi je me
plaindrai de l'abſence : toi tu te vante
ras de ta perféverance & de ta fidelité :
le berger Carrafcon fe plaindra des mé
pris de fa bergere : le berger Curiam
bro dira tout ce qu'il voudra ; & de
cette forte la chofe ira à merveilles.
Monfieur , dit Sancho , je fuis fi mal
heureux , que je ne verrai jamais l'heu
re que nous devons commencer une
telle vie. Bon Dieu que je ferai de jo
lies cuilliers de bois , fi je me vois une
fois berger ! que de crême , que de fro
mages , que de cailles , que de guirlan
des pour moi & pour ma bergere ! que
de houlettes , que de bâtons enjolivés ?
Hé qu'est- ce qui me manquera de tou
tes les droleries que fçavent faire les ber
gers ? & fi je ne fais pas dire que je fuis
fçavant , au moins dira-t-on que j'ai de
l'invention. La petite Sancha ma fille ,
viendra aux champs nous apporter à dî
ner. Mais pourtant quand j'y fonge ,
DE DON QUICHOTTE. 465
elle n'eft point trop déprife , & il y a Liv. VIII.
des bergers qui ont plus de malice qu'on CH. LXVII.
ne croiroit : je ne prendrois pas plaifir
qu'on me la vînt muguetter , & que la
pauvre fille qui n'y entend point de
mal , en eût pour fon compte ; car l'a
mour & les mauvais deffeins fe fou
rent auffi-bien aux champs que dans la
Ville , & dans les chaumines comme
5 dans les grands Palais : & en ôtant l'oc
cafion , on ôte le péché : c'eſt l'occafion
qui fait le larron : quand on ne voit pas ,
on ne penſe pas : & il vaut mieux fau
ter le foffé , que de s'attendre aux prie
res des gens de bien. Hé plus de pro
verbes , Sancho , je t'en prie , dit Don
Quichotte en voilà plus qu'il n'en faut
pour faire entendre ta penſée ; & je
t'ai déja averti plufieurs fois de n'en
être pas fi prodigue ; mais c'eft prêcher
au défert ; ma mere me châtie , & moi
je fouette le fabot. Par ma foi , Mon
fieur , repartit Sancho , vous me faites
fouvenir de ce qu'on dit communé–
7 ment. Ote-toi de la , dit la poële au
chaudron , tu es noir comme la che
mine : vous me dites que je dis trop de
proverbes , & vous me les enfilés deux à
deux. Il faut que tu confideres , Sancho,
dit Don Quichotte , que ceux que je
466 HISTOIRE
Liv. VIII. dis font toujours à propos ; mais toi ,
CH. LXVII. tu les tires fi fort par les cheveux qu'il
n'y a pas moyen de les entendre. Je t'ai
dit fouvent, fi je ne me trompe, que les
Des prover- proverbes font autant de braves fenten
bcs.
ces , tirées de l'expérience & des obfer
vations des plus fages de l'antiquité :
mais un proverbe qu'on ne met pas en
fa place , eft plutôt une fottife qu'une
fentence. Mais en voilà affez , le jour
finit ; éloignons - nous du chemin , &
cherchons quelque endroit à paffer la
nuit ; nous verrons demain ce que Dieu
nous garde . Ils s'écartérent donc , &
foupérent tard & affez mal , au grand
déplaifir de Sancho , à qui la chicheté
de la Chevalerie errante faifoit inceffam
ment regretter l'abondance de la maifon
de Don Diego de Miranda , les nôces
de Gamache , & tous les endroits où il
avoit fait bonne chere. Mais enfin con
fidérant qu'il n'étoit pas toujours fete ,
il ſe laiſſa aller au fommeil , & fon Maî
tre s'aban donna à fes penfées ordinaires .
DE DON QUICHOTTE. 467
LIV. VIII.
CH. LXVIII .
CHAPITRE LXVIII.
CHAPITRE LXX.
{
DE DON QUICHOTTE. 495
: leurs bales étoient des livres enflés de LIV. VIII.
vent & de bourre ; je fus encore beau- CH. LXX.
coup plus étonnée de voir que contre
l'ordinaire des joueurs , parmi lesquels
il y en a toujours qui fe réjouiffent ,
tous ceux là grondoient , peſtoient , re
nioient , & fe donnoient mille malédic
tions , comme s'ils euffent tous perdu.
Il n'y a pas là de quoi s'étonner , dit
Sancho , car les diables , qu'ils jouent
ou non , qu'ils gagnent ou qu'ils per
dent , ils ne peuvent jamais être contens.
J'en demeure d'accord , répondit Alti
fidore ; mais il y eut encore une chofe
qui me donna bien de l'admiration ;
c'eft que du premier coup de raquette ,
ils mettoient la bale en tel état , qu'elle
ne pouvoit plus fervir , fi bien qu'ils mi
rent en piéces tant de livres vieux &
nouveaux , que c'étoit merveille. Il y
en avoit entre autres un , tout flambant
neuf, à qui ils donnérent un fi rude
coup , qu'ils en jettérent toutes les
feuilles au vent. Alors un des démons
dit à un autre : Regarde quel livre c'eſt
là ? C'eft répondit-il , la feconde par
tie de Don Quichotte de la Manche :
non pas celle qui a été compofée par
Cid-Hamet , l'auteur de la premiere ,
mais par un certain Arragonnois , qu'on
496 HISTOIRE
1
CHAPITRE LXXI.
fenchanter Dulcinée.
CHAPITRE LXXII.
ON QUICHOTTE demeura là
DOtoutN le jour , attendant la nuit ,
pour donner à Sancho moyen d'ache
ver fa pénitence. Il arriva cependant à
l'hôtelerie un Cavalier fuivi de trois
ou quatre hommes : & l'un d'eux dit
au Cavalier Seigneur Don Alvaro
Tarfé , vous pouvez vous arrêter ici
ce foir , cette maiſon me paroît affez
propre. A ce nom de Tarfé, Don Qui
DE DON QUICHOTTE. 513
chotte regarda Sancho , & lui dit : Ne L. VII.
CH. LXXII .
te fouvient-il pas , Sancho , qu'en li
fant le livre qu'on a fait de la feconde
Partie de Don Quichotte de la Manche ,
j'y trouve le nom d'Alfaro Tarfé? Je
penfe qu'oui , répondit Sancho. Laif
fons defcendre ces Meffieurs , & nous
leur demanderons fi ce n'eft point ce
lui-là. Ces gens mirent pied à terre , &
on leur donna une chambre tout auprès
de celle de Don Quichotte ; & le Cava
lier , après avoir quitté fes bottes , & s'é
tre mis plus legerement , vint prendre
le frais à la porte de l'hôtellerie , où
C Don Quichotte fe promenoit. Monfieur,
lui-dit-il , oferois -je vous demander où
vous allez ? A un village ici près où j'ai
une maison , répondit Don Quichotte :
& vous , Monfieur , quel chemin pre
nez-vous ? Pour moi , Monfieur , repar
tit le Cavalier , je m'en vais à Grenade ,
d'où je fuis. C'eft une bonne Ville , dit
Don Quichotte , & où il y a quantité
d'honnetes gens ; mais , Monfieur , me
pardonnerez-vous bien , fi je vous de
mande votre nom ; le cœur me dit que
j'ai quelque interet de le fçavoir. Je
m'appelle Alvaro Tarfé , répondit le
Cavalier. Je m'imagine , Monfieur , dit
Don Quichotte , que ce pourroit bien
HISTOIRE
514
I v. VIII . étre vous dont il eft parlé dans la ſe
Ch. LXXII , conde partie de l'hiftoire de Don Qui
chotte de la Manche , que certain Au
teur a fait imprimer depuis peu. C'eſt
moi -même , répondit le Cavalier , &
ce Don Quichotte , qui eft le Heros du
Livre , étoit fort de mes amis . Ce fut
moi qui l'obligeai de fortir de chez lui ,
au moins qui lui infpirai le deffein de
venir aux Joûtes de Sarragoce où j'al
lois , & en verité il m'a quelques obli
gations ; car j'empêchai qu'aufortir de
la prifon , on ne lui fit un traitement
indigne par les rues , y ayant été con
damné par la Juftice , à caufe de fes in
folences. Et dites - moi , je vous prie ,
Seigneur Don Alvaro , demanda Don
Quichotte , trouvez-vous que j'aye de
l'air de ce Don Quichotte , que vous di
tes ? Non affurément en nulle maniere ,
répondit Don Alvaro. Et ce Don Qui
chotte , dit notre Chevalier , avoit-il
un Ecuyer appellé Sancho Pança ? Oui,
répondit le Cavalier , il en avoit un de
ce nom , qu'on diſoit qui étoit extrê
mement plaifant ; mais je ne lui ai ja
mais rien oui dire de bon. O! je crois
bien celui-là , dit alors Sancho ; car il
n'eft pas permis à tout le monde de dire
de bonnes chofes , & cela eft plus mal
DE DON QUICH OTTE. 515
aifé qu'on ne penfe. Ce Sancho que CH.
Liv.LXX
VIII.
II .
vous dites , Monfieur , doit être un
franc veillaque & un veritable pendart.
C'eft moi qui fuis le vrai Sancho Pan
ça , & qui fçai dire des plaifanteries à
tout bout de champ. Si vous ne m'en
croyez pas , faites- en l'experience , &
fuivez-moi feulement un an durant , &
vous verrez qu'elles me fortent de la "
CHAPITRE LXXIII.
E
pag.523 To.4
120
1001988624
Cary , 17- I -
Res 13874