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itzaiit
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8e
1
complet
.

12 lamine
!

10
HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE.

TOME QUATRIE ME.


U
HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE ,

Traduite de l'Eſpagnol de MICHEL


DE CERVANTES.

NOUVELLE EDITION,

Revue , corrigée & augmentée.

TOME QUATRIE ME.

A PARIS ,
Chez MOUCHET , grand'Salle du Palais ,
à la Juftice .

M. D C C. XL L
AVEC PRIVILEGE DUROL
49

t
TABLE

DES CHAPITRES

Contenus dans ce quatrième


Tome.

LIVRE SEPTIE'M E.

CHAP . E la converſation
. de la Ducheffe &
XXXIII..D
de fes Demoifelles avec Sancho
Pança , digne d'être lue avec
attention. page 1.
CHAP. XXXIV. Des moyens

qu'on trouva pour défenchanter


Dulcinée. 15 .
CHAP . XXXV . Suite des moyens
L qu'on prit pour défenchanter
Dulcinée , &c. 28.

CHAP. XXXVI . De l'étrange


& inouie avanture de la Dame
Doloride, autrement la Comteffe
Tome IV. a
1
TABLE
Trifaldi , avec une Lettre que
Sancho écrivoit àfa femme. 41 .
CHAP . XXXVII . Suite de la fa
meufe avanture de la Dame Do
Toride, T TRO * 53
CHAP . XXXVIII . Où la Dame
Doloride raconte fon avanture.

57.
CHAP . XXXIX . Suite de l'éton
nante & mémorable hiftoire de
"
la Comteffe Trifaldi. 70 .
CHAP . XL. Suite de cette avan

ture , avec d'autres chofes de mê


me importance... 76 .
CHAP . XLI. C De l'arrivée de Che

.I villard, & la fin de cette longue


& terrible avanture. 87.
CHAP . XLII. Des confeils que
Don Quichotte donna à Sancha
Pança , touchant le Gouverne
? ment de l'Ifle , &c. 108.
CHAP. XLIII . Suite des confeils
que Don Quichotte donna à Šan
cho. 119 .
CHAP . XLIV . Comment Sancho

allaprendrepoffeffion du Gouver
DES CHAPITRES.
nement de l'Ifle & de l'étrange
avanture qui arriva à Don Qui
chotte dans le château. 131 .

CHAP . XLV . Comment le grand


Sancho prit poffeffion de l'Ifle ,
& de la maniere dont il la gou
verna. 149 .
CHAP . XLVI. De l'étrange avan

ture qui arriva à Don Quichot


te , pendant qu'il rêvoit à l'a
mour d'Altifidore .. VI 4162)
CHAP . XLVII . Suite du Gouver
nement du grand Sancho Pan
ça. 1171)
CHAP . XLVIII . De ce qui arriva
à Don Quichotte avec la Dame
2
Rodrigue , avec d'autres chofes
auffi admirables. 187.·
CHAP. XLIX . De ce qui arriva
à Sancho Pança en faifaut la
vifite de fon Ifles sing 112a3 .
CHAP. L. Qui étoient les Enchan
teurs qui fouettéent la Dame
Rodrigue , & qui égratignerent
Don Quichotte T 1224 )
CHAP. LI. Suite du Gouverne

is
TABLE
ment de Sancho Pança. 239 .
CHAP . LII. Avanture de la fe
conde Doloride autrement la
Dame Rodrigue. 255.

LIVRE HUITIEM E.

CHAP . LIII. De lafin du Gouver


nement de Sancho Pança 269 .
CHAP . LIV . Contenant des chofes
qui fervent à cette Hiftoire , &
non à d'autres . 280.

CHAP . LV. De ce qui arriva à


Sancho en chemin. 293 :
CHAP. LVI . De l'étrange com
bat de Don Quichotte , & du La

quais Tofilos , fur le fujet de la


fille de Dame Rodrigue.306.
CHAP . LVII . Comment Don Qui

chotte prit congé du Duc , &


de ce qui lui arriva avec la belle
Altifidore , Demoiſelle de la Du
2 cheffe. 315..
CHA P. LVIII . Comment Don
Quichotte rencontra avantures
DES CHAPITRES.

fur avantures , & en fi grand


nombre , qu'il nefçavoit de quel
côté fe tourner. 323 .
CHAP . LIX. De ce qui arriva
à Don Quichotte , & que l'on
peut véritablement appeller avan
ture . 344 .
CHAP . LX. De ce qui arriva à
Don Quichotte en allant à Bar
celone. 358.
CHAP . LXI . De ce qui arriva à
Don Quichotte àfon entrée dans
Barcelone , avec d'autres cho

fes qui femblent plus vrayes que


381 .
raifonnables.
CHAP . LXII . Avanture de la Tê

te enchantée , &c. 387 .


CHAP. LXIII . De ce qui arriva
à Sancho Pança en vifitant les
Galeres , avec l'avanture de la
belle Morifque. 410.
CHAP . LXIV . De l'avanture

qui donna le plus de déplaifir à


Don Quichotte de toutes celles

qui lui étoient jufques-là arri


vées. 428.
T A BL E
CHAP . LXV . Qui étoit le Che
valier de la Blanche- Lune avec
les nouvelles de la liberté de Don

Gregorio , & autres avantures .


437 .
CHAP . LXVI. Qui traite de ce

que verra celui qui le lira. 447 .


CHAP . LXVII . De la refolution

que prit Don Quichotte defefai


re Berger , tout le tems qu'il étoit
obligé de ne point prendre les ar
mes . 457 .
CHAP . LXVIII . Avanture de

nuit qui fut plus fenfible à San


cho qu'à Don Quichotte. 467 .
CHAP. LXIX. De la plus étran—
ge avanture qui foit arrivée à
: Don Quichotte , & la plus fur
prenante de toute cette grande
Hiftoire. 478 .
CHAP . LXX . Qui traite de cho
"
fes néceffaires à l'intelligence de
cette Hiftoire. 488 .
CHAP. LXXI . Où Sancho fe
met en devoir de défenchanter
Dulcinée. 501.
DES CHAPITRES.
CHAP: LXXII . Comment Don
Quichotte & Sancho arrivérent
à leur Village. 512 .
CHAP. LXXIII . De ce que vit
Don Quichotte en arrivant , &

qu'il imputa à mauvais pré


fage. 522 .

Fin de la Table des Chapitres du


quatrième Tome.
1

HISTOIRE
DYTYS

IRE
HISTO

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCH E.

6-6.5 **********

LIVRE SEPTIE' ME.

CHAPITRE XXXIII .

De la Converfation de la Ducheffe
& de fes Demoifelles avec San
cho Pança , digne d'ètre lue avec
attention.

ANCHO ne penſa point à Liv. VII.


dormir cette après - dînée CH. XXXIII ,
pour tenir parole à la Du
cheffe , & il l'alla trouver
dans la fale où elle l'atten
doit. Si-tôt qu'il fut entré , la Ducheſſe
Tome IV. A
2 HISTOIRE
LIV. VII. lui dit de s'affeoir auprès d'elle : ce que
€4.XXXIII .
Sancho refufa , en homme qui fçavoit
vivre mais la Ducheffe lui dit qu'il de
voit s'affeoir comme Gouverneur , &
qu'il parlât en Ecuyer , & qu'en quali
té de l'un & de l'autre il meritoit d'être
fur le fiege même de Cid Ruïdias , ce fa
meux guerrier. Sancho baiffa la tête &
obéit , & auffi - tôt toutes les Dames &
les filles de la Ducheffe l'environnerent ,
& demeurérent dans un grand filence.
Ce fut la Ducheffe qui commença à par
ler. A prefent que nous fommes feuls ,
dit-elle , je voudrois bien que Monfieur
le Gouverneur m'éclaircît des chofes
que j'ai trouvées difficiles à entendre
dans l'hiftoire du grand Don Quichotte
de la Manche. Premierement , il paroît
que Sancho n'a jamais vû Madame Dul
cinée du Tobofo , & qu'il ne lui porta
point la lettre que le Seigneur Don Qui
chotte lui écrivoit de la Montagne noire ,
ayant oublié de prendre les tablettes :
cela étant , comment Sancho fut-il affez
hardi pour feindre une réponſe , & di
re qu'il avoit trouvé cette Dame criblant
de l'avoine : ce qui eft non feulement un
menfonge , mais une atteinte défavanta
geufe à la gloire de l'incomparable Dul
cinée , & une impofture indigne de la
DE DON QUICH OTTE. 3
fincerité d'un véritable Ecuyer. A ce Liv. VII.
difcours Sancho fe leva , fans répondre CH. XXXIII .

une feule parole , & fe mettant le doigt


fur la bouche , il s'en alla pas à pas re
gardant derriere les tapifferies & puis il
vint fe raffeoir. O ! à cette heure , dit
il , Madame , que j'ai vû que perfonne
ne nous écoute , je fuis prêt de répondre
à ce que vous me demandez , & à tout ce
qu'il vous plaira : mais motus , je vous en
prie. Premierement , je tiens Monfei
gneur Don Quichotte pour un fou ache
vé , quoiqu'il ne laiffe pas de dire quel
quefois des chofes fi bonnes , à mon avis ,
& à ce que difent ceux qui l'entendent ,
que le diable lui - même avec toute ſa
fcience n'en pourroit pas dire de meil
leures ; mais tout cela n'empêche pas
que je ne croye qu'il a l'efprit gâté , &
comme je me fuis mis cela dans la tête ,
je lui en baille à garder de toutes façons
comme la réponſe de la lettre , & puis
cela de l'autre jour , qui n'eft pas enco
re dans l'hiſtoire , j'entens l'enchante
ment de Madame Dulcinée , que je lui ai
fait accroire qui eft enchantée , quoi
qu'elle ne la foit pas plus que mon Gri
fon. La Ducheffe pria Sancho de lui fai
re le conte de cet enchantement , & il
raconta comme la chofe s'étoit paffée
A ij
HISTOIRE
S&

V.LS buy

HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCH E.

÷÷÷÷÷÷ Ó

LIVRE SEPTIE'M E.

CHAPITRE XXXIII .

De la Converſation de la Ducheffe
& de fes Demoifelles avec San
cho Pança , digne d'ètre lûe avec
attention.

ANCHO ne penfa point à


LIV.
dormir cette après - dînée CH. VII.
XXXIII ,
pour tenir parole à la Du
cheffe ,2 & il l'alla trouver
dans la fale où elle l'atten
doit. Si-tôt qu'il fut entré , la Ducheſſe
Tome IV.
A
2 HISTOIRE
I. IV. VII. lui dit de s'affeoir auprès d'elle : ce que
Ca.XXXIII. Sancho refufa , en homme qui fçavoit

vivre : mais la Ducheffe lui dit qu'il de


voit s'affeoir comme Gouverneur › &
qu'il parlât en Ecuyer , & qu'en quali
té de l'un & de l'autre il meritoit d'être
fur le fiege même de Cid Ruïdias , ce fa
meux guerrier. Sancho baiffa la tête &
obéit , & auffi - tôt toutes les Dames &
les filles de la Ducheffe l'environnerent ,
& demeurérent dans un grand filence.
Ce fut la Ducheffe qui commença à par
ler. A prefent que nous fommes feuls
dit-elle , je voudrois bien que Monfieur
le Gouverneur m'éclaircît des chofes
que j'ai trouvées difficiles à entendre
dans l'hiſtoire du grand Don Quichotte
de la Manche. Premierement , il paroît
que Sancho n'a jamais vû Madame Dul
cinée du Tobofo , & qu'il ne lui porta
point la lettre que le Seigneur Don Qui
chotte lui écrivoit de la Montagne noire ,
ayant oublié de prendre les tablettes :
cela étant , comment Sancho fut-il affez
hardi pour feindre une réponſe , & di
re qu'il avoit trouvé cette Dame criblant
de l'avoine ce qui eft non feulement un
menfonge , mais une atteinte défavanta
geufe à la gloire de l'incomparable Dul
cinée , & une impoſture indigne de la
DE DON QUICH OTTE. 3
fincerité d'un véritable Ecuyer. A ce Liv. VII
diſcours Sancho fe leva , fans répondre CH. XXXIII.
une feule parole , & fe mettant le doigt
fur la bouche , il s'en alla pas à pas re
gardant derriere les tapifferies & puis il
vint fe raffeoir. O ! à cette heure , dit
il , Madame , que j'ai vû que perfonne
ne nous écoute , je fuis prêt de répondre
à ce que vous me demandez , & à tout ce
qu'il vous plaira : mais motus , je vous en
prie. Premierement , je tiens Monfei
gneur Don Quichotte pour un fou ache
vé , quoiqu'il ne laiffe pas de dire quel
quefois des chofes fi bonnes , à mon avis ,
& à ce que difent ceux qui l'entendent ,
que le diable lui - même avec toute fa
fcience n'en pourroit pas dire de meil
leures ; mais tout cela n'empêche pas
que je ne croye qu'il a l'efprit gâté , &
comme je me fuis mis cela dans la tête ,
je lui en baille à garder de toutes façons
comme la réponſe de la lettre , & puis
cela de l'autre jour , qui n'eft pas enco
re dans l'hiſtoire , j'entens l'enchante
ment de Madame Dulcinée , que jelui ai
fait accroire qui eft enchantée , quoi
qu'elle ne la foit pas plus que mon Gri
fon. La Ducheffe pria Sancho de lui fai
re le conte de cet enchantement , & il
raconta comme la chofe s'étoit paffée
A ij
HISTOIRE
4
LIV. VII. fans oublier la moindre circonftance , ce
CH. XXXIII. qui - divertiffoit fort la Ducheffe & fes
femmes. De ce que m'a conté - là le Sei
gneur Sancho , dit la Ducheffe , il fe for
me un terrible ſcrupule dans mon efprit ;
Il me femble que j'entens crier à mes
oreilles une voix qui me dit : Mais s'il
eft vrai que Don Quichotte de la Man
che foit un fou fans reffource , pourquoi
Sancho Pança , fon Ecuyer , qui le con→
noît pour tel , ne laiffe-t- il pas de le fer
vir fur l'efperance de fes vaines promef
fes ? Il faut fans doute que l'Ecuyerfoit
encore plus fou que le Maître ; & cela
étant , feriez-vous bien , Madame la Du
cheffe , de donner une Ifle à ce Sancho
Pança , car celui qui ne fçait pas fe gou
verner , fçaura encore moins gouverner
les autres. Pardi Madame la Ducheffé,
cette voix n'a point tout le tort , repartit
Sancho , & vous pouvez lui dire de ma
part , que je connois bien qu'elle dit vrai .
Si j'avois été fage , il y a déja long-tems
que j'aurois quitté mon Maître , mais il
n'y a pas moyen de s'en dédire , là où la
chevre eft attachée , il faut qu'elle brou
te ; puis voulez-vous que je vous le diſe ,
nous fommes tous deux du même villa
ge , j'ai mangé de fon pain , il eft bon
Maître , & je l'aime , il m'a donné fes
DE DON QUICHOTTE. S
poulains , & je fuis fidele : ainfi il ne faut Liv. VII,
point efperer que jamais nous nous fepa
rions que quand la camarde viendra ha
per l'un ou l'autre , alors véritablement
bon foir & bonne nuit , il n'y a fi bonne
compagnie qui ne fe fépare , comme dit
le Roi Dagobert à fes chiens. Mais fi
votre Grandeur ne trouve pas bon qu'on
me donne le Gouvernement que Mon
feigneur le Duc m'a promis , ce fera un
Gouvernement de moins , je ne l'avois
point apporté du ventre de ma mere ,
& peut-être que ma confcience n'en ſe
ra que mieux quand je n'en aurai point.
Je ne fuis qu'une bête , mais j'ai appris
que ce ne fut que pour fon malheur qu'il
vint des ailes à la fourmi , & je m'ima
gine que Sancho Ecuyer ira bien aufli
vîte en Paradis , que Sancho Gouver
neur. On mange d'auffi bon pain ici
qu'enFrance , & la nuit tous chats font
gris ; il faut qu'un homme foit bien mal
heureux pour n'avoir pas déjeuné à deux
heures après midi , & il n'y a perfonne
qui ait l'eftomac deux fois plus grand
qu'un autre ; & tant grand foit - il , il y
aura toujours du blé de refte ; & c'eft
Dieu qui nourrit les petits oifeaux dans
les champs , & fix aunes de ferge font
auffi longues que fix aunes de velours ,
A iij
6 HISTOIRE
LIV . VII. & quand il faut déguerpir dé ce monde ,
CH. XXXIII.
le chemin n'eft pas plus beau pour un
Prince que pour un homme de journée ,
& il ne faut pas plus de terre pour le
corps du Pape , que pour celui de fon Sa
criftain , encore qu'il y ait bien à dire de
l'un à l'autre ; quand on entre dans la
foffe , on fe ferre , on fe ramaffe , ou l'on
vous fait bien ferrer & ramaffer malgré 74
vous & malgré vos dents : & quand cela
eft une fois fait ; il n'y a qu'à tirer le ri
deau , car la farce eft jouée . Je vous dis
donc , Madame la Ducheffe , que fi vo
tre Seigneurie ne me veut pas donner
cette Ifle , parce qu'elle croit que je fuis
un fou , je ferai affez fage pour ne m'en
pas foucier. Il y a long -tems que j'ai oui
dire que le diable eft derriere la croix , &
que tout ce qui reluit , n'eft pas or ; &
qu'on avoit autrefois tiré le laboureur
Bamba de fa chaumine pour le faire Roi
d'Espagne , & qu'au milieu des richeffes ,
de la bonne chere , & des paffe -tems , on
avoit attaché le Roi Rodrigue pour le
donner à manger aux couleuvres , fi la
chanfon ne ment point . Et pourquoi
mentiroit -elle , dit la Dame Rodrigue ,
puifqu'il y a un Romance qui dit qu'on
mit le Roi Rodrigue dans une foffe plei
ne de crapeaux , de ferpens & de lézards ,
DE DON QUICHOTTE. 7
à telles enfeignes que deux jours après Liv. V II,
CH. XXXI
on l'entendoit dire d'une voix dolente ?
ils me déchirent . ils me devorent , par
où j'ai le plus peché : & puifque cela eft ,
ce bon Monfieur a raifon d'aimer mieux
s'il faut que
être laboureur que Roi ,
ceux-ci foient mangez de la vermine. I.a
Ducheffe éclata de rire de la fimplicité
de la bonne Rodrigue , & elle dit à San
cho : Mon ami Sancho , vous ſcavez bien
que quand un Chevalier a une fois pro
mis , il tient fa parole ; lui en dût-il cou
ter la vie ; & quoi que Monfieur le Duc
n'aille pas chercher les avantures , il ne
laiffe pas d'être Chevalier , & il accom
plira affurément la promeffe qu'il vous a
faite , malgré l'envie & la malice du
monde. Prenez donc courage Sancho ,
Vous vous verrez bien · tôt en poffeffion
de votre Gouvernement , logé comme
un Prince , & couvert de velours & de
brocart. Tout ce que je vous recomman
de , c'eſt de bien prendre garde comment
vous gouvernerez vos vaffaux , qui font
tous gens de bien. Oh , pour ce qui eft
de les bien gouverner , repondit Sancho ,
je n'ai pas befoin qu'on me le recom
mande : car je fuis naturellement cha
ritable , & j'ai toujours eu pitié des pau
vres ,& je ne fçai point prendre un tour
A iiij
8 HISTOIRE
LIV. VII. teau à celui qui pétrit ; mais auffi par ma
CH. XXXIII. foi , il ne faut pas fe jouer à m'en faire
avaler , je fuis un vieux, drille qui en
tend le jargon , & je fçai un petit plus
que mon pain manger ; quoi qu'on en di
fe , il ne faut point me chaffer les mou
ches devant les yeux , je les chaffe bien
moi - même ; ce n'eft pas à moi à qui il
faut apprendre où le foulier me bieffe.
Je veux dire que les bons trouveront
leur compte avec moi , mais pour les
méchans , qu'ils ne s'y frottent pas , car
je veux qu'on aille droit en befogne ;
mais enfin il fuffit. Je m'imagine pour
moi qu'en matiere de Gouvernement le
tout eft de bien enfourner , & il pour
roit arriver qu'au bout de quinze jours
j'entendrois mieux le Gouvernement
que je ne fais le labourage où j'ai été
nourri. Vous dites fort bien Sancho , re
partit la Ducheffe , les hommes ne naif
fent pas tous d'extraction ? mais c'eſt des
hommes qu'on fait des Evêques & des
Papes. Mais pour retourner àl'enchante
ment de Madame Dulcinée, je me perfua
de & tiens pour affuré , que l'intention
qu'eut Sancho de tromper fon Maître
en lui faifant croire que Dulcinée étoit
enchantée , ne fut autre chofe qu'une
malice des Enchanteurs qui le perfécu
DE DON QUICHOTTE. 9
tent. Carje fçai de très-bonne part, que L. VIL
la paifane qui fauta fur l'âne , étoit la CH.XXXIII.
véritable Dulcinée du Tobofo , & ainfi
le bon Sancho , qui penfoit être le trom
peur , fut lui-même trompé ; & cela eft
fi vrai qu'il n'eft pas plus vrai qu'il eft
jour. Car il faut que vous fçachiez, mon
ami Sancho , que nous avons auffi des
Enchanteurs en ce païs- ci , qui ont foin
de nous avertir de tout ce qui fe paffe
dans le monde avec une fidelité exacte ;
& c'eft d'eux que nous fçavons que la
païfane eft Dulcinée , qu'elle eſt en
chantée , & que lorfque nous y penfe
rons le moins , nous la verrons dans l'é
tat où elle étoit auparavant , & vous ver
rez pour lors que c'eft vous qui vous abu
fez. Par ma foi, Madame , tout cela peut
bien être , dit Sancho, & je commence à
croire ce que mon Maître raconte de la
caverne de Montefinos , où il dit qu'il
vit Madame Dulcinée dans le même ha
bit & au même état que je lui dis que je
l'avois vûe quand il me prit fantaifie de
l'enchanter. Je vois bien à cette heure
que c'étoit tout le contraire , & que je
fus le premier trompé , comme dit vo
tre Grandeur. Et quand j'y fonge , il m'eſt
bien avis que je n'ai point affez d'efprit
pour forgerfur le champ tant de fubtili
10 HISTOIR É
LIV. VII. tez , & puis je ne crois point mon Mai
CH XXXIII.
tre fifou pour fe laiffer tromper de la for
te par un ignorant. Mais , Madame
pour tout ce que je vous ai dit , il ne
faut pas que vous croyez que je fuis ma
lin , car un idiot comme moi n'eſt pas ca
pable de ſe défendre de la malice des en
chanteurs. Je n'inventai cette bourde-là
que pour me délivrer des importunitez
de mon Maître , & non pas pour l'offen
fer. Si l'affaire a tourné autrement , Dieu
fçait qui en eft la caufe , & il en châtiera
les coupables. C'eſt bien dit , repartit la
Ducheffe ; mais dites - moi , Sancho ,
qu'eft ce que cette avanture de la Ca
verne de Montefinos ? je voudrois bien
le fçavoir. Sancho raconta tout ce qui
s'étoit paffé touchant cette avanture, &
la Ducheffe lui dit en même tems : Voilà
quifert à confirmer ce que je vous ai dit ",
mon ami Sancho : car puifque le grand
Don Quichotte dit qu'il vit la même
païfane que Sancho avoit trouvée à la
fortie du Toboſo , il eſt clair que c'eſt
Dulcinée, & nos Enchanteurs font , com
emen
me vous voyez , fort foigneux de nous
Terre
mander de bonnes nouvelles. Après
TaEcore
tout , dit Sancho , fi Madame Dulcinée
eft enchantée , tant pis pour elle , qu'eſt
ce que j'y ferois moi , je n'irai pas pren
DE DON QUICHOTTE. II
dre querelle avec tous les ennemis de Liv.
CH. XXXVIL
III.
mon Maître , il en a un petit trop , & je
vois bien qu'ils ne font pas aifez à gou
verner. Tant y a que celle que je vis ,
étoit une païfane , pour païfane je la
pris , & pour païfane je la laiffai ; & fi
cette païfane eft Madame Dulcinée ou
non , ce n'eft pas là mon affaire , cela ne
doit point tomber fur moi , & en bon
ne foi je ne prendrois pas plaifir à toutes
ces dites & redites : Sancho l'a dit , San
cho ne l'a pas dit , Sancho tourne , San
cho vire , & boute & tu en auras , com
me fi Sancho étoit un je ne fçai qui ,
& que ce ne fût pas ce même Sancho qui
eft couché tout de fon long dans une hif
toire , à ce que m'a dit Samfon Carraſco,
qui eft bachelier de falamanque , & qui
ne voudroit pas mentir pour tout l'or
du monde. Qu'on ne vienne donc pas fe
prendre à moi de cela , je m'en lave les
mains : fi je fuis pauvre , ce n'eft pas du
bien d'autrui , mais bonne renommée
vaut mieux que ceinture dorée , que le
Gouvernement , vienne feulement &
vous verrez merveilles. Celui qui a été
bon Ecuyer , fera encore meilleur Gou
verneur. En confcience , Sancho , s'é
cria la Ducheffe ; vous êtes un homme
incomparable , tout ce que vous venez
12 HISTOIRE
LIV. VII. de dire là font autant de fentences , &
CH . XXXIII .
comme nous diſons d'ordinaire en Ef
pagne , fous un méchant manteau il y a
fouvent un bon buveur. Par ma foi , Ma
dame la Ducheffe , répondit Sancho , en
ma vie je n'ai bû par malice , avec foif,
pourroit bien être ; car je ne fuis point
hypocrite , je les avale quelquefois fans
chanter , je bois quand j'en ai beſoin , &
bois bien quelquefois fans cela , pour
peu qu'on m'en préfente , parce que je
ne fçai point refufer , & je n'irai pas
faire un affront à un honnête homme,
En bonne foi , Madame , il faut avoir le
cœur bien dur pour ne pas faire raifon
à un ami quand il ne coûte que d'ouvrir
la bouche , & fur mon Dieu il ne le faut
point reprocher aux Ecuyers des Che
valiers errans ; ce n'eft point eux qui le
font renchérir ; les pauvres diables qui
font toujours dans les bois , par les dé
ferts , dans les forêts & fur les monta
gnes , boivent de l'eau plus qu'ils ne veu
lent ; & ils donneroient quelquefois bien
*
de l'argent fans trouver une goutte de
vin. Je le crois bien ainfi , répondit la Du
cheffe ; mais il eft tard , allez vous repo
fer , Sancho , une autrefois nous en di
rons davantage ; cependant je mettrai.
erdre qu'on vous donne ce Gouverne-
DE DON QUICHOTTE. 13
ment. Sancho baifa les mains de la Du- L1 v. VII .
cheffe , & après l'avoir remerciée , il la CH. XXXIII .
fupplia de commander qu'on eût foin de
fon Grifon , parce que c'étoit ce qu'il
avoit de plus cher au monde. Qu'est- ce
que ce Grifon , demanda la Ducheffe?
C'eſt mon âne , Madame , parlant par
révérence , répondit Sancho ; je l'appelle
toujours ainfi , pour ne pas dire fon au
tre nom. Je l'avois voulu recommander
à cette bonne Dame que voilà, en en
trant dans le Château , mais elle s'offen
ſa comme ſi je l'eûffe appellée vieille ,
ou laide ; comme fi on ne fçavoit pas bien
que c'eſt le fait de ces Dames de panfer
les montures des Chevaliers errans , plû
tốt que d'être dans une chambre à ne
rien faire. Eh bon Dieu ! il faudroit que
ces Dames-là ſe frotaffent à un Gentil
homme qui étoit dans notre village ,
comme il vous les eût menées. C'étoit
quelque vilain païfan comme toi , inter
rompit la Dame Rodrigue , & s'il avoit
été Gentil-homme , & bien élevé , il les
auroit honorées & refpectées. En voilà
affez , Madame Rodrigue , dit la Duchef
fe , n'en parlons pas davantage ; pour le
Seigneur Sancho , il n'a que faire de fe
mettre en peine de fon Grifon , je m'en
charge; puifque c'eft un des meubles de
14 HISTOIRE
LIV. VII. mon bon ami , je le porterois dans mon
CH. XXXIII.
giron pour en être plus affurée. Non pas ,
s'il vous plaît , Madame la Ducheffe , re
partit Sancho , il fuffit qu'il foit dans l'é
curie : pour le giron de votre Crandeur
ni lui ni moi ne fommes pas dignes d'y
être un feul moment , & je ne le confen
tirois pas pour tous les ânes du monde ,
quand on les ameneroit là tout fellez &
bridez. Mais Sancho , dit la Ducheffe ,
emmenez le Grifon à votre Gouverne
ment , vous le traiterez là à votre fantai 2
fie , & il n'aura plus rien à faire qu'à s'en
graiffer. Ne penfez pas railler , Mada
me , répondit Sancho , ce n'eft pas le
premier âne que j'ai vû mener à un
Gouvernement , & il y en a plus de trois
qui couchent entre deux draps ; mais le
mien n'a point tant d'ambition , il fe con
tente de l'écurie & de la paille . La Du
cheffe fourit de ce que dit Sancho , &
après lui avoir dit de s'aller repofer , elle
alla raconter au Duc la converfation
qu'elle venoit d'avoir. Ils concertérent
enſemble une avanture fameuſe ( & qui
eût entierement l'air de la Chevalerie
errante ) afin que le Chevalier & fon
Ecuyer ne s'appercûffent aucunement
de la tromperie , & affùrement ce font
les meilleurs avantures de toute cette
hiſtoire,
DE DON QUICHOTTE. Is
LIV. VII.
CH. XXXIV.
CHAPITRE XXXIV.

Des moyens qu'on trouvapour défen


chanter Dulcinée.

E Duc & la Ducheffe , qui prenoient


L un extrême plaifir avec leur hôte
ne penfoient qu'à trouver de nouveaux
moyens de s'en divertir. Ce que leur
avoit conté Don Quichotte de la ca
verne de Montefinos , leur en fournit
un ample ſujet ; & la fimplicité de San
cho , qui en étoit venu à croire que l'en
chantement de Dulcinée étoit une choſe
effective quoiqu'il en eût été lui-même
l'inventeur , leur firent croire qu'ils réuf
firoient dans leur deffein. Au bout de fix
jours qu'ils employérent à fe préparer à
inftruire leurs gens , ils menérent Don
Quichotte , & Sancho à la chaffe du fan
glier avec un grand nombre de chaffeurs,
&autant d'équipages que l'auroit pû faire
un grand Prince. On porta à notre Che
valier un habit de chaffe , & Sancho eut
auffi le fien , d'un beau drap vert. Don
Quichotte ne voulut point prendre ce
lui qu'on lui offroit , difant que ceux qui
étoient inceffamment fous les armes , ne
devoient point fe charger d'un porte
manteau ; pour Sancho , il fe chargea de
16 HISTOIRE
LIV. VII. bon cœur du fien , dans l'intention d'en
CH. XXXIV:
faire de l'argent à la premiere occafion.
Tout étant donc prêt , Don Quichotte
s'arma , & Sancho avec ſon habit vert ,
& monté fur le Grifon , qu'il préféra à
un bon cheval qu'on lui voulut donner ,
s'alla mettre parmi les chaffeurs. La Du
cheffe étant fortie en même tems riche
ment & galamment vêtue , Don Qui
chotte prit de bonne grace les rênes de
fa haquenée , quoique le Duc fit fem
blant d'avoir de la peine à le fouffrir ;
ils allérent de cette forte jufqu'au bois
qui eft entre deux grandes collines. Si
tôt que le Duc & la Ducheffe furent arri
vés , on tendit les toilles , on découpla
les chiens , [on fépara lès chaffeurs par
diverfes troupes , & on commença la
chaffe avec de grandes huées , & un ter
rible bruit de cerfs & de chiens . La Du
cheffe defcendit de cheval , & l'épieu à la
main ſe plaça dans l'endroit où les fan
gliers avoient acoutumé de paffer. Le
Duc & Don Quichotte tinrent auffi pied
àterre , & fe mirent aux côtés de la Du
cheffe ; & Sancho fe mit derriere eux
fans defcendre de deflus le Grifon de
crainte qu'il ne lui arrivât quelque acci
dent. A peine étoient-ils tous poftés &
rangés en haye avec une partie de leurs
gens ,
4
DE DON QUICHOTTE 17
gens , qu'ils virent vers eux un fanglier , L 1 v. VII.
effroyable preffé des chiens , & pourſui- CH. XXXIV.
vi par les chaffeurs. Auffi -tôt Don Qui
chotte , embraffant fortement fon écu ,
s'avança l'épée à la main pour le rece-.
voir , le Duc y courut auffi avec fon
épieu , & la Ducheffe les auroit devan
cés tous deux , fi le Duc ne l'en eût
empêchée. Pour le pauvre Sancho , il
n'eut pas plûtôt vû le terrible animal
avec fes longues deffenſes , la gueule fu
mante d'écume , & les yeux étincelans ,
qu'il fe jetta à bas , & fe mit à courir de
toute fa force devers un chêne pour tâ- tâ Fraveur de
Sancho,
cher d'y monter ; mais il fut fi malheu
reux qu'ayant grimpé jufqu'à la moitié ,
& faifant fes efforts pour aller jufqu'au
haut de l'arbre une branche rompit fous
lui , & en tombant il demeura accroché
environ à un pied de terre. Quand il fe
vit en cet état , & que fon habit vert fe
déchiroit , & qu'il le figura que le fan
glier pourroit bien le déchirer lui-même
en paffant , il fe prit à crier de telle
forte , que tous ceux qui l'entendoient ,
crurent affurément qu'il étoit dévoré par
quelque bête fauvage. Enfin le Sanglier
demeura fur la place , percé de plufieurs
coups d'épieux , & Don Quichotte ac
courant aux cris de Sancho , le vit pen
Tome IV. B
18 HISTOIRE

LIV. VII. du la tête en bas , & auprés de lui le fi


CH. XXXIV. déle Grifon , qui n'avoit pas voulu l'a
bandonner dans cette fâcheufe avantu
re. Il s'approcha & dégagea fon pauvre
Ecuyer , qui , avec la joye de fe voir en
fûreté , ne laiffa pas d'avoir un déplaifir
mortel de voir un grand trou à fon ha
bit de chaffe , qu'il n'eftimoit pas moins
qu'une métairie. Cependant on mit le
fanglier fur un mulet , & l'ayant couvert
de branches de romarin & de myrte , les
chaffeurs triomphans le firent porter de
vant eux dans une tente au milieu du
bois , où on trouva une grande table fom 2.
ptueufement couverte, & digne de la ma
gnificence de celui qui donnoit le plaifir
de la chaffe. Sancho tout chagrin , s'ap
procha auffi- tôt de la Ducheffe , & lui
montrant fon habit déchiré ; Si ç'avoit
été , dit-il , ici une chaffe aux liévres ou
aux ramiers , je ne ferois pas dans le bel
état où me voilà ; je ne fçai pas quel plai
fir on prend à attendre une bête qui d'un
coup de dent envoye fon homme à l'au
tre monde . Je me fouviendrai toute ma
vie d'une vieille chanfon qui dit , Sois
tu mangé des ours comme fut Fabila.Ce
fut an Roi des Gots , dit Don Quichot
te , qui fut dévoré d'un ours en chaf
fant aux betes fauvages. C'eft ce que je
DE DON QUICHOTTE. 19
veux dire auffi , répondit Sancho . Pour- Lv. VII.
CH. XXXIV.
quoi eft-ce que les Princes & les Rois
fe vont mettre à toute heure en danger
d'être dévorés , pour le plaifir de tuer
un pauvre animal , qui ne leur a jamais
fait de tort ? Vous vous trompez fort ,
Sancho, dit le Duc , l'exercice de la chaf De la Chaffe
fe des bêtes fauvages eft bien plus con
venable & plus néceffaire aux Rois &
aux Princes , que ne le font tous les au
tres , parce que cette chaffe a beaucoup
de chofes de la guerre. Il y faut employer
des rufes & des ftratagémes pour vain
cre l'ennemi , fans courre rifque ; on s'y
expofe au chaud & au froid , & on s'ac
coutume à le fouffrir ; on y dort fur la
dure , on s'endurcit au travail ; en un
mot c'eft un exercice qu'on peut faire
fans nuire à perſonne , & un plaifir qu'on
partage avec beaucoup de gens : & ce
qu'il y a de meilleur , c'eft que cette chaf
fe n'eſt pas pour tout le monde ; non
plus que la haute volerie , qui ne doit
être que pour les Princes & les grands
Seigneurs. Auffi , ami Sancho , quand
vous ferez Gouverneur , je vous confeil
le de vous occuper à la chaffe , & vous
verrez que cela n'eft pas inutile. Oh !
pour cela , non pas , s'il vous plaît ,
Monfieur le Duc , répondit Sancho ; un
Bij
20 HISTOIRE

LIV, VII. bon Gouverneur doit avoir la jambe


¿CH . XXXIV.
rompue. Il feroit beau voir que des gens
que des
preffés , & bien fatigués de chemin vinf
fent chercher Monfieur le Gouverneur
& qu'il fût à la campagne à fe donner du
bon tems ; les affaires iroient beau train
pardi , & on en diroit de belles choſes.
Ma foi , Monſeigneur , la chaffe eft , à
mon avis , plûtôt pour des fainéans , que
pour des Gouverneurs : & pour moi , je
ne penſe qu'à jouer à la triomphe , ou au
trut les Dimanches & les Fêtes : car tou
tes ces chaffes-là ne s'accommodent ni
avec mon humeur , ni avec ma confcien
ce. A la bonne heure , Sancho , dit le
Duc , mais entre le dire & le faire ily a
bien de la différence . Qu'il y ait tout ce
qui pourra , repartit Sancho , un bon
payeur ne craint point de donner des
gages ; celui que Dieu aide , fait encore
mieux que celui qui fe leve de bon ma
tin ; c'eſt le ventre qui fait aller les
pieds , & non pas les pieds le ventre. Je
veux dire que fi le bon Dieu m'affifte , &
que fi je vais droit le chemin , avec bon
ne intention , je gouvernerai comme il
faut & fans reproche ; & fi l'on ne m'en
croit pas , qu'on me mette les doigts dans
la bouche , & on verra fije ferre'bien , &
quand je ferai une fois à même , qu'on
DE DON QUICHOTTE.
me vienne faire des leçons , j'en défie les LIV. VIr.
CH . XXXIV .
plus habiles. Ma foi l'habit ne fait pas
le moine , & quand ..... Maudit fois-tu
de Dieu & de fes Saints , maudit San
cho , interrompit Don Quichotte , eſt
il poffible que je ne te verrai point rai
fonner un demi-quart d'heure fans dire
une foule de proverbes ? Je fupplie vos
Grandeurs d'impofer filence à cet étour
di , fi vous ne voulez pas qu'il vous ac
cable d'impertinences. Les proverbes
de Sancho , dit la Ducheffe , pour être
nombreux , n'en font pas moins agréa
bles ; & pour moi ils me divertiffent ex
trêmement , qu'il foient à propos ou
non , outre qu'entre amis on n'y doit
pas regarder de fi près.
Ce fut en s'entretenant de la forte
qu'ils rentrerent dans le bois pour aller
voir s'il y avoit quelque chofe de pris
aux filets. Dans cet exercice , la nuit les
vint furprendre , & un peu plus obfcure
qu'elle n'a accoutumé de l'être en Eté ,
parce que le tems fe trouva couvert ;
néanmoins elle en fut d'autant plus favo
rable aux intentions du Duc & de la Du
cheffe. Comme ils étoient-là , tout d'un
coup la forêt parut toute en feu, & on en
tendit auffi-tôt de tous côtés un grand
bruit de trompettes & autres inftrumens
22 HISTOIRE
Liv . VII. de guerre , & comme fiplufieurs troupes
CH. XXXIV.
de gens à cheval euffent paffé par le bois.
Cette grande lumiére & ce fon étonnant,
à quoi on ne s'attendoit pas , les furprit
tous ; & leur étonnement fut encore aug
menté par une infinité de ces inftrumens
dont les Mores fe fervent dans les ba
tailles . Le fon des trompettes & des clai
rons retentit de toutes parts , & les fif
fres , les hautbois , & les tambours mé
lés confufément avec le refte , firent un
fi grand bruit , qu'il eût falu être infen
fible pour n'en être pas ému. Le Duc &
la Ducheffe parurent fort furpris ; Don
Quichotte ne fut pas fans émotion. Le
bon Sancho ne put s'empêcher de té
moigner fa frayeur ; & il n'y eut pas juſ
qu'à ceux qui fçavoient la chofe , qui
ne fiffent voir quelque étonnement . Če
bruit ceffa tout d'un coup ; & un cour
rier , qui avoit de l'air d'un diable , paf
fa brufquement devant la compagnie ,
fonnant d'un cornet à bouquain , qui fai
foit un bruit épouvantable. Holà , cour
rier , dit le Duc , qui êtes-vous , à qui
en voulez-vous , & qu'eft-ce que ces
troupes qui paffent par ce bois. Je ſuis
le Diable , répondit le courrier d'une
voix horrible ; je cherche Don Quichot
te de la Manche ; & les gens que vous
DE DON QUICHOTTE. 23
' entendez font fix troupes d'Enchanteurs Liv. VII
CH. XXXIV .
qui emmenent Dulcinée du Tobofo en
chantée fur un char de triomphe. Elle
eft accompagnée du brave CavalierMon
tefinos , qui vient apprendre à Don Qui
chotte les moyens de la défenchanter. Si
! vous étiez le diable , comme vous dites ,
repartit le Duc , vous auriez déja recon
nu le Chevalier , puifque le voilà devant
vous. Sur mon Dieu & fur mon ame ,
je n'y prenois pas garde , répondit le
diable , j'ai tant de chofes dans la fantai
fie , que j'oubliois la plus importante.
Eh par ma foi s'écria Sancho , il faut
que ce diable feit homme de bien , &
bon Catholique : s'il ne croyoit rien , il
ne jureroit pas de la forte ; à ce que je
vois il y a de bonnes gens par-tout , &
en enfer comme ailleurs. En même tems
le diable tout à cheval , & fixant les yeux
fur Don Quichotte : A toi , dit- il , Che
valier des Lions , que je te puiffe voir
bien-tôt entre leurs griffes. C'eft à toi
que je fuis envoyé de la part du vaillant
& malheureux Montefinos , pour te di
re de l'attendre au même lieu que je t'au
rai trouvé , parce qu'il amene avec lui
une Dulcinée du Tobofo , dont il fçait
les moyens de défaire l'enchantement.
Voilà le fujet de mon ambaffade ; les
24 HISTOIRE
LIV. VII. diables comme moi demeurent en ta
CH. XXXIV . compagnie , & les bons Anges avec ces
Meffieurs . En difant cela ilfonna de fon
épouvantable cor , & difparut fans atten→
dre de réponſe. Les chaffeurs parurent
plus étonnés qu'auparavant , & plus que
tous , Don Quichotte & Sancho ; San
cho de voir qu'en dépit de ce qu'il en
fçavoit , on vouloit que Dulcinée fût en
chantée ; & Don Quichotte , de ce que
les vifions qu'il avoit eues dans la ca
verne de Montefinos fe trouvoient véri
tables . Pendant que le Chevalier rouloit
tout cela dans fon imagination , le Duc
lui dit : Eftes -vous réfolu de les atten
dre, Seigneur Don Quichotte ? Pour
quoi non , répondit-il ? Je les attens de
pied ferme , quand tout l'Enfer enſemble
devroit venir m'attaquer. Pour moi , dit
Sancho , s'il vient encore un autre dia
ble me corner aux oreilles , je demeure
rai auffi - bien ici qu'en Flandres . Cepen
dant la nuit étant déja avancée & fort
obfcure , on vit un nombre infini de lu
mieres qui couroient par les bois , de la
même maniere qu'on voit dans un tems
ferein des exalaifons féches voltiger
dans la moyenne région de l'air : & on
entendit auffi-tôt un bruit épouvanta
ble, comme d'un chariot chargé de chaî
nes ,
DE DON QUICHOTTE. 25
nes , dont les roues épaiffes faifoient un LIV. VIV ..
CH. XXXI
certain fon enroué de la même façon
que quand on veut donner la chaffe aux
ours , & à d'autres bêtes farouches . A ce
tintamarre fe joignit un autre, qui le
rendit encore plus horrible. Il fembla à
tout le monde , qu'en différens endroits
du bois on donnoit en même tems autant
de batailles. D'un autre côté on enten
doit le fon épouvantable de l'artillerie ;
d'un autre , un nombre infini de mouf
quetades. Il fembloit à la voix des com
battans , qu'ils fuffent tout proche , &
plus loin ce n'étoit qu'inftrumens , à la
maniere des Mores , qui ne ceffoient de
jouer , comme pour les animer au com
bat. En un mot , le bruit confus de tous
cés différens inftrumens de guerre , les
cris des combattans , & le tintamarre
des chariots donnoient de la frayeur aux
plus affurés : & Dom Quichotte lui-mê
me eut befoin de toute fon intrépidité
pour n'être pas épouvanté. Sancho n'eut
pas le loifir d'avoir de la réſolution ; car
la peur le fit tomber évanoui aux pieds
de la Ducheffe , & quelque chofe qu'on tombe Sancho
en
lui fit , il fut affez long-tems à revenir, défaillance
Il commençoit à ouvrir les yeux quand
il arriva un de ces chariots qui faifoient
tant de bruit , tiré par quatre bœufs ,
Tome IV. C
26 HISTOIRE

LIV. VII. tout couverts de drap noir , & portant à


CH, XXXIV. chaque corne une torche allumée. Au
haut du char on voyoit une espece de
trône , fur lequel étoit affis un Vieil
lard vénérable , avec une barbe blanche
comme neige , & fi longue qu'elle lui
paffoit au-delà de la ceinture : & fon ha
billement étoit d'une longue robe de
boucaffin noir , qui le couvroit entiere
ment. Le char étoit conduit par deux dé
mons extrêmement noirs , & qui avoient
des vifages fi effroyables , que Sancho
fut fur le point de retomber en défail–
lance , & il ferma les yeux pour ne les
pas voir davantage. Ce noir équipage
étant arrivé devant le Duc , le Vieillard
fe levant de deffus fon fiége , dit tout
haut : Je fuis le fage Lirgande , & auffi
tôt le char paffa outre. Il fut fuivi d'un
autre char tout femblable , avec un vieil
lard vétu comme le premier , qui ayant
fait arrêter le chariot , dit d'une voix
grave : Je fuis le fage Alquif , le grand
ami d'Urgande la déconnue , & pafla
comme l'autre. On vit enſuite arriver
un troifiéme char de même parure , avec
le même attelage & de femblables gui
des : mais celui qu'on voyoit fur le trô
ne , étoit un homme robufte , & d'un
air défagréable & fauvage , qui fe le
DE DON QUICHOTTE, 27
vant debout comme les autres , cria
LIV. VII.
d'une voix enrouée : Je fuis l'Enchanteur CH. XXXIV.
Arcalaus , ennemi mortel d'Amadis des
Gaules , & de toute fa race ; & cela dit ,
il fuivit les autres. A quelques pas de-là
les trois chars s'arrêterent , & le bruit
importun des roues ayant ceffé , on en
tendit une agréable muſique , dont San
cho tout réjoui tira un bon préfage.
Bon,Madame, dit-il à la Ducheffe, dont
il ne s'éloignoit jamais d'un pas , là où
eft la Mufique , il ne peut y avoir rien
que de bon ; non plus que là où eft la
lumiere , ajouta la Ducheffe. Madame ,
repliqua Sancho , la lumiere vient quel
quefois de la flamme , & la flamme
peut faire un embraſement ; & toutes
ces lumieres que nous voyons - là , font
capables de mettre le feu dans la fo
rêt , voire dans le monde ; mais la Mu
fique eft toujours figne de réjouiffance ,
& ne fçauroit nuire. Nous le verrons
bientôt , dit Don Quichotte , & nous
allons voir auffi ce qui en fera dans le
Chapitre fuivant.

Cij
RE
28 HISTOI
LIV. VII.
CH. XXXV.
CHAPITRE XX X V.

Suite des moyens qu'on prit pour


défenchanter Dulcinée , &c.

Mefure que la
A choit ,
> ils virent venir un char de
triomphe attelé de fix-mules couvertes
de blanc : & fur chacune une maniere de
pénitent vêtu de la même couleur , &
portant à la main un grand flambeau de
Sujet de la cire allumé. Ce char étoit deux ou trois
gure,
fois plus grand que les autres , & il
y avoit deffus douze autres pénitens
blancs avec leurs torches allumées. Sur
le dernier étoit un trône fort élevé , ou
l'on voyoit une Nymphe habillée de
gaze d'argent , fi brillante de papillot
tes d'or , que la vûe en étoit éblouie.
Une toile de foye lui couvroit le vifa
ge : mais de telle forte qu'on ne laiffoit
pas de voir au travers qu'elle étoit ex
trêmement belle , & tout au plus de l'â
ge de quinze à feize ans. Tout auprès
d'elle il y avoit une figure vêtue d'une
longue robe de frife noire , la tête cou
verte d'un voile de deuil , & qui fem
bloit immobile. Si-tôt que le char fut
DE DON QUICHOTTE . 29
devant le Duc , la Mufique ceffa , & LIV. VII.
cette figure s'étant levée de bout , elle CH. XXXV.
ouvrit la robe , & rejetta fon voile , &
fit voir un fquelet décharné , qui repre
fentoit la Mort avec tout ce qu'elle a
de plus affreux. Sancho en penfa mou
rir de peur , & le Duc & la compagnie
en parurent effrayés : & la mort d'un
ton languiffant parla en ces termes :

Je fuis Merlin , à qui l'histoire


A donné pour pere un démon ;
· Fondantfur mon fçavoir profond
Ce menfonge odieux, que les tems ontfait
croire,
Je regne abfolument fur tous les Magi
ciens ;

Je fçai tous les fecrets du fameux Zo


roaftres
Je commande aux démons , & je lis.dans
les Aftres
Le deftin des mortels & leurs maux &
leurs biens.
Des Chevaliers errans j'aime toujours la
gloire ,
Et leur fis toujours des faveurs ,
Contre l'humeur des Enchanteurs ,

Qui feulement pour nuire exercent le Gri


moire.

Ciij
30 HISTOIRE
LIV. VII. Dans la caverne de Letée >
CH. XXXV. Où mon ame étoit enfermée ,
Les triftes cris de Dulcinée
M'ont tiré du travail où j'étois arrêté.
J'ai feu fon changement de Princeſſe en
païfanne ;
Que toute fa beauté n'étoit plus que lai
deur ;
Pour comble de difgrace & pour dernier
malheur,
Qu'elle étoit enchantée auprès du Gua
diane.
Touché de tant de maux , je pars vite , je
cours,
Je cherche par-tout du remede ?
J'appelle tout l'Enfer à l'aide ,
Et couvert de ces os je viens à fon Se
cours .

O toi ! de la Chevalerie
L'honneur , lagloire & l'ornement ,
Qui loin de dormir mollement ,
Paffes toutes les nuits au bois , à la prai
rie!
Chevalier fans pareil , indomptable Hé
ros ,
Don Quichotte , en un mot , qui pleures
cette Dame !
Je viens exprès ici pour foulager ton
ame ,
DE DON QUICHOTTE. 31
finir tous
T'apprendre les moyens de finir fes Liv. VII .
tousfes
maux , CH. XXXV .
Trois mille & fix cens coups donnés fur
chaire nue ,

De ton nompareil Ecuyer,


Lui rendront fon état premier.
C'est l'unique fujet de ma prompte ve
nue.

Et oui-dà , je t'en pons , repliqua San


cho ; que le diable t'emporte avec ta ma
niere de défenchanter , & qu'eft- ce que
ma peaua àvoir avec les enchantemens ?
O pardi fi le Seigneur Merlin n'a point
meilleur moyen de délivrer Madame
Dulcinée , elle pourra bien s'en aller
enchantée en l'autre monde. Si je vous
prens , malotru , dit Don Quichotte ,
veillaque de païfan , je vous pendrai à
un arbre nud comme la main , & je vous
donnerai non feulement fix cens coups
de fouet mais cinquante mille , & fi
bien appliqués , qu'il vous en cuira tou
te votre vie ; & ne me repliquez pas
davantage , fi vous ne voulez que je
vous étrangle tout -à - l'heure. Tout
beau , tout-beau , dit Merlin , ce n'eſt
pas ainfi qu'il s'y faut prendre ; les
coups de fouet de l'Ecuyer doivent être
volontaires , & dans le tems qu'il vou
C iiij
32 HISTOIRE
LIV. VII. dra ; car il n'y en a point de tems limité :
CH . XXXV. il dépend même de lui d'en être quitte
pour la moitié , pourvu qu'il trouve bon
que les coups foient donnés par un au
tre main , tant rude puiffe- t- elle être.
Ni la mienne , ni une autre , ni pefante ,
ni légere , ni dure , ni molle , repartit
Sancho . Eft- ce que j'ai engendré Mada
me Dulcinée du Tobofo , qu'il faille que
je faffe pénitence pour elle ? Que Mon
fieur Don Quichotte ne fe fouette-t-il ?
c'eft fon affaire , lui qui l'appelle à toute
heure ſa vie , ſon ame , & fon plaiſir :
& c'eſt à lui à chercher tous les moyens
qu'il faut pour la défenchanter : mais
pourquoi me fouetter , moi qui n'y ai
point d'intérêt ? Sancho p'eut pas ache
vé de parler , que la Nymphe qui étoit
fur le Trône , fe leva , ôtant le voile qui
lui couvroit le vifage , & faifant voir
une beauté admirable. Elle s'adreffa à
Sancho , & lui dit d'un air plein de co
lere & de dépit : O Ecuyer malencon
treux , poltron , vrai cœur de poule , &
entrailles de roche : fi l'on fouhaitoit
de toi , fcélérat , que tu te jettaffes du
haut d'une tour en bas : s'il étoit quef
tion , tigre fans pitié , de manger des
crapaux & des couleuvres , & fi on
vouloit , ferpent venimeux , te perfua
DE DON QUICHOTTE. 33
der d'étrangler ta femme & tes enfans , LIV. VII.
il ne faudroit pas s'étonner de te voir CH . XXXV.
fi opiniâtre : mais que trois mille & fix
cens coups de fouet te faffent peur ,
quand il n'y a point de fi chétif enfant
de ladoctrine chrétienne qui ne s'en don
ne autant par mois , c'eſt une choſe ,
qui devroit te faire mourir de honte , &
qui doit animer contre toi non -feule
ment tous ceux qui t'écoutent , mais
encore tous ceux qui l'apprendront.
Contemple , miférable , contemple , bê
te farouche , regarde avec tes yeux de
poltron , la beauté des miens plus bril
lans que les plus brillantes Etoiles , &
qui par de chaudes larmes minent in
fenfiblement les campagnes fleuries de
mes belles joues , qui étoient aupara
vant un Paradis terreftre : meurs de
honte & de confufion , monftre malin
& abominable , de voir une Princeffe
de mon âge , qui perd fes beaux jours ,
& qui fe confume fous la figure d'une
défagréable païfanne : quoique je ne pa
roiffe pas telle à préfent , graces à l'obli
geant Merlin qui a cru que les larmes
d'une belle affligée feroient plus capa
bles de t'attendrir. Rens- toi , rens-toi ,
monftre inflexible , & ne fonges pas à
épargner cette écorce ridée qui renfer
34 HISTOIRE

Liv. VII. me ton cœur de marbre : Triomphe une


CH. XXXV. fois en ta vie de cette inclination glou
tonne , qui ne te fait fonger qu'à te far
cir la panfe ; & remets dans le premier
état la délicateſſe de ma peau , la dou
ceur de mon efprit , & l'incomparable
beauté de mon vifage : Et fi je ne fuis
pas capable d'adoucir ton humeur fa
rouche, fi tu ne me trouves pas affez
miférable pour te faire pitié ; aye pour
le moins compaffion de ce pauvre Che
valier que le déplaifir confume ; de ce
bon Maître qui t'aime fi cherement , &
qui feche fur pied dans l'incertitude de
ta réponſe. En cet endroit les foupirs
& les larmes empêcherent la Nymphe de
continuer. Don Quichotte fe tournant
vers le Duc : Sur mon ame , dit-il , Mon
feigneur , Madame Dulcinée voit ce qui
fe paffe dans mon cœur comme moi
même ; & fi je ne me réſervois pour la
venger de l'outrage qu'on lui a fait , je
ne crois pas que je ne mouruffe tout à
l'heure de douleur. Hé bien , Sancho ,
que dites-vous à tout cela , demanda la
Ducheffe ? Je dis , Madame , ce que j'ai
déja dit , répondit Sancho , que pour les
coups de fouet , apernontio. Abrenuntio ,
il faut dire , Sancho , dit le Duc. En voici
d'un autre , répondit Sancho, Pour l'a
pag.34.1

Bonnard inv. Care Sculp


.

In
DE DON QUICHOTTE. 35
mour de Dieu , Monfeigneur , que votre L1 v. VII.
Grandeur me laiffe en patience ; je fuis CH. XXXV.
bien en état de m'amufer à ces fubtilités ;
vraiement il m'importe bien d'une let
tre plus ou moins quand il eft queſtion
de quatre ou cinq mille coups de fouet.
Vous vous trompez , Sancho , repartit
le Duc , il n'y en a que trois mille fix
cens. Grand-merci , Monfieur , dit San
cho , voilà le compte bien diminué ; qui
trouve le marché bon , n'a qu'à le pren
dre. Mais je voudrois bien fçavoir de
notre Maîtreffe Dulcinée du Toboſo ,
où elle a appris à prier ainfi les gens ?
Elle vient pour me prier de me mettre
le corps en lambeaux pour l'amour d'el
le , & en même tems elle m'appelle bête
farouche , tigre abominable , avec une
enfilade d'injures que le diable ne fouf
friroit pas. J'ai la chair de bronze peut
être , oùje gagne quelque chofe àla dé
fenchanter. Encore fi elle y venoit avec
une douzaine de chemifes à la main
quelques coeffes de nuit ou feulement
des eſcarpins , quoique je n'en mette
pas , pardi je ne fçaurois que dire : mais
pour m'adoucir , elle me dit un boiffeau
d'injures , & on diroit qu'elle me va dé
vifager. Ne fçait-elle point encore qu'un
âne chargé d'or n'en monte que plus lé
gerement fur la montagne , & que les
36 HISTOIRE
LIV, VII. préfens ramolliffent les pierres , & qu'un
CH. XXXV. tiens vaut mieux que deux tu auras , &
qu'il ne faut pas craindre de donner un
œuf pour avoir un boeuf ? D'un autre
côté, voilà Monfieur mon Maître , qui
au lieu de me flatter , lui qui devroit être
le premier à me foutenir , me menace
de me pendre à un arbre , & qu'il dou
blera la dofe de l'ordonnance du Sei
gneur Merlin. Pardi celui-là eft bon.
Ces Mellieurs devroient bien confiderer
que ce n'eft feulement pas un Ecuyer
qu'on prie de fe fouetter , mais un Gou
verneur ; & encore faut-il regarder à
qui on parle , & comment on prie. Qu'ils
apprennent la civilité , & à prendre
mieux leur tems ; tous les jours ne ſe
reffemblent pas , & les hommes ne font
pas toujours de bonne humeur. Ils me
voyent affligé de mon habit vert qui eft
tout déchiré ; & ils me viennent prier
de me déchirer moi-même , quoique je
n'en aye pas plus d'envie que de me faire
Turc. En vérité , ami Sancho , dit le
Duc , vous y faites un peu trop de fa
çon ; mais en un mot comme en cent ,
ou il faut vous rendre , ou renoncer au
Gouvernement . Vraiement , ce feroit
un chofe admirable , que je donnaſſe à
mes Infulaires un Gouverneur cruel &
farouche , qui n'eft touché ni des larmes
DE DON QUICHOTTE. 37
des Dames affligées , ni des prieres & LIV. VII.
des confeils des plus fages Enchanteurs . CH. XXXV.
Encore une fois , Sancho , ou il faut
qu'on vous fouette , ou que vous vous
fouettiez vous- même , ou vous ne ferez
point Gouverneur. Monfeigneur , ré
pondit Sancho , ne me donneroit - on
point deux jours pour y penfer ? Nulle
ment , repartit Merlin , il faut conclure
cette affaire fur le champ , ou Dulcinée
retournera fur l'heure à la caverne de
Montefinos , changée en païfane , ou
elle fera enlevée en l'état où elle étoit
dans les champs Elifées en attendant
que le nombre des coups de fouet ſoit
accompli. Hé , allons , courage , Sancho,
dit la Ducheffe , ou eft le cœur , mon
cher ami , vous qui êtes fi raiſonnable ?
Il faut avoir un peu plus de reconnoif
fance du pain que vous avez mangé dans
la maiſon du Seigneur Don Quichotte ,
que tout le monde confidere, & que nous
fommes tous obligés de fervir à cauſe
de fon honnêteté , & de fes grands ex
ploits de Chevalerie. Il faut méprifer
ces coups de fouet , mon enfant , com
me des chofes indignes de la fidélité
d'un bon Ecuyer ; ce font des tentations
du démon qu'il faut rejetter ; la peur
n'eft que pour les miférables , & un bon
38 HISTOIRE
LIV. VII. cœur ne trouve rien de difficile. Par ma
CH XXXV. foi , ma bonne Madame , répondit San
cho , vous avez peut-être raiſon ; mais
je fuis fi troublé , que je ne fçai ce que
je fais , & un autre y feroit bien embar
raffé. Mais , Seigneur Merlin continua
t-il , le diable qui eft venu ici en pofte , a
dit à mon Maître d'attendre le Seigneur
Montefinos , qui alloit venir pour, par
ler ave lui du défenchantement de Ma
dame Dulcinée ; & jufqu'à cette heure
nous n'avons point encore vu Montefi
nos , ni rien qui lui reſſemble. Ami San
cho répondit Merlin , ce diable eft un
étourdi , & unfranc veillaque : c'eft moi
qui l'envoyois vers votre Maître , &
non pas Montefinos , qui n'a pas parti
de fa caverne , où il attend la fin de fon
enchantement , qui n'eft pas prête à
venir ; mais s'il vous doit de l'argent ,>
ou fi vous avez quelque chofe à lui de
mander , je vous l'amenerai où vous vou
drez. Pour l'heure , je vous conſeille de
vous réfoudre à cette petite difcipline ,
que nous vous avons ordonnée : con
fentez-y , il ne faut que dire un mot
pour obliger tout le monde , & croyez
moi que cette difcipline vous fera utile
pour l'ame & pour le corps ; pour l'ame ,
parce que vous ferez une action charita
DE DON QUICHOTTE, 39
ble; & pour le corps , parce que je con- Liv. V 11.
nois que vous êtes d'une complexion CH, XXXV.
fanguine & chaude , & qu'il n'y a pas
de danger de vous tirer un peu de fang.
Ah , ah , ma foi , celui-là eft bon , re
pliqua Sancho , il n'y a pas affez de Mé
decins au monde , il faut que les Enchan
teurs s'en mêlent. Or çà donc , puifque
tout le monde le juge à propos , en
core que pour moi je ne le trouve pas de
même , je fuis content de me donner
les trois mille fix cens coups de fouet ,
mais à condition que je me les donnerai
quand je voudrai , fans qu'on me vien
ne dire , il faut que ce foit aujourd'hui
ou demain , & je tâcherai de fortir prom
tement de cette affaire - là , afin que le
monde jouiffe bien-tôt de la beauté de
Madame Dulcinée , qui eft effective
ment beaucoup plus belle que je n'a
vois penfé. Je veux encore mettre une
autre condition dans mon marché , qui
eft que je ne ferai point obligé de me
fouetter jufqu'au fang , & que s'il y a
des coups qui ne portent pas , on ne laif
fera pas de tes compter ; & encore , que
fi je viens à me tromper au nombre , le
Seigneur Merlin y prendra garde , lui
qui fçait tout , & il me dira fi je m'en
fuis trop donné ou non. Il n'y aura rien
40 HISTOIRE
LIV. VII. à dire pour le plus , répondit Mer
CH. XXXV. lin , parce que dès que le nombre ſera
complet , auffi - tôt Madame Dulcinée
fera défenchantée , & ira trouver le
Seigneur Sancho pour l'en remercier , &
pour lui en témoigner fa reconnoiffance
par des préfens confidérables . N'ayez
donc point de fcrupule pour le trop ou
le moins : je le prens fur ma confcience ;
& Dieu ne permet pas que je trompeja
mais qui que ce foit , quand ce ne ſe
roit que d'une épingle . Alors donc , dit
Sancho , il faut que je confente moi
même à ma mauvaiſe avantute , je fe
rois homme à me pendre pour faire
plaifir aux autres. Hé bien , Meffieurs ,
j'accepte la pénitence , aux conditions
que j'ai dites , s'entend .
Sancho n'eut pas plûtôt prononcé ces
dernieres paroles , que la mufique re
commença avec deux ou trois déchar
ges d'artillerie , & Don Quichotte s'al
la pendre au coup du pieux Ecuyer, qu'il
baiſa cent fois au front , & à lajoue. Le
Duc & la Ducheffe , & le refte des chaf
feurs lui témoignerent la joye qu'ils
avoient de ce qu'il s'étoit mis à la rai
fon : & le char commençant à marcher ,
la belle Dulcinée baiffa la tête devant le
Duc & la Ducheffe & fit une profonde
révérence
DE DON QUICHOTTE. 41
révérence à fon libérateur. Cependant LIV VII.
l'aurore ayant déja commencé à redorer CH. XXXVI.
les fommets des montagnes , le Duc &
la Ducheffe , fort fatisfaits de leur chaffe ,
& d'avoir fi heureuſement réuffi dans
leur deffein , retournerent au château ,
avec intention de continuer des plaifan
teries qui les divertiffoient fi bien.

CHAPITRE XXXVI.

De l'étrange & inouie avanture de


la Dame Doloride , autrement
la Comteffe Trifaldi , avec une

Lettre que Sancho écrivit à fa


femme.

'INTENDANT de la maifon du Duc


étoit un homme fort plaifant , &
qui avoit de l'efprit & de l'imagination ,
& c'étoit lui qui avoit inventé l'avantu
re ; il en avoit compofé les vers , dreffé
tout l'appareil , & avoit lui-même re
prefenté Merlin. Pour Dulcinée , c'étoit
un jeune Page , qui avoit auffi de l'ef
prit , & qui étoit très-beau garçon . Par
l'ordre du Duc , cet Intendant compofa
une autre avanture d'un aufli étrange
artifice que la premiere , & pour le
Tome IV. D
142 HISTO
IRE
LIV. VII. moins auffi-bien imaginée. Le jour fui
CH. XXXVI . vant , la Ducheffe demanda à Sancho
s'il avoit commencé la pénitence qu'il
devoit faire pour le défenchantement
de Dulcinée ; il répondit qu'oui , & qu'il
s'étoit donné la nuit derniere cinq coups
de fouet fur & tant moins. La Ducheffe
demanda avec quoi il s'étoit fouetté , &
il répondit que c'étoit avec la main ,
Mais cela , dit la Ducheffe , c'eft plutôt
fe chatouiller , que fe fouetter , & je ne
fçai fi le fage Merlin en fera content ; je
penfe qu'il n'y auroit pas de mal que
Sancho fe fit une difcipline avec de bons
chardons , ou quelques cordelettes , qui
fe fiffent un peu mieux fentir. Car après
tout , la liberté d'une perfonne defigran
de conféquence , que la Princeffe Dulci
née , ne doit pas s'acheter à vil prix ; &
enfin je vous avertis , mon ami Sancho ,
que les œuvres de charité qu'on fait lâ
chement & par maniere d'acquit , n'ont
aucun mérite. Madame , répondit San
cho , que votre Excellence me donne
elle-même une diſcipline à ſa fantaiſie ,
& je m'en fervirai pourvû qu'elle ne
me faffe pas trop de mal ; car je fuis
bien - aife que votre Grandeur fçache
que tout paifan que je fuis , j'ai la peau
fort délicate , & pour vous montrer que
DE DON QUICHOTTE. 43
ce n'eft point une menterie. Hé , non , Liv. VII.
non , je le crois bien , ami Sancho , in- CH. XXXVI.
terrompit la Ducheffe . Enfin , reprit San
cho , il n'eft pas jufte que je me mette
en morceaux , pour le profit d'autrui.
Et bien dit la Ducheffe , je vous don
nerai demain une difcipline qui s'ac
commodera avec la délicateffe de votre
peau , & dont vous n'aurez point fujet
de vous plaindre ; mais je vous prie que
cela fe pafle dans l'ordre , & qu'il n'y
ait point de fupercherie. O Madame ,
je vous en répons , dit Sancho , quand
ce ne feroit qu'à caufe de la bonté que
vous avez de me le commander , & fi
vous ne vous en fiez pas à moi , pardi je
ferai la pénitence devant vous. Il faut
auffi que votre Alteffe fçache , ajouta
t-il , que j'ai écrit une lettre à Théreſe
Pança , ma femme , où je lui donne avis
de tout ce qui m'eft arrivé depuis queje
fuis parti d'auprès d'elle ; je l'ai ici fur
moi , & il n'y a qu'à mettre le deffus .
Mais je voudrois bien que votre Diſ
crétion eût l'honneur de la lire , parce
qu'il me femble qu'elle eft bien comme
les Gouverneurs doivent écrire . Et cui
l'a fignée , demanda la Ducheffe ? No
tre-Dame répondit Sancho , qui eft- ce
qui l'auroit fignée , fi ce n'eft moi ? Vous
Dij
HISTOIRE
44
LIV. VII. l'avez écrite , dit la Ducheffe ? Holà ,
CH . XXXVI. Madame , je n'y penſe feulement pas ,

1 répondit Sancho , car je ne fçai ni lire ,


ni écrire , encore que je fçache faire
mon ſeing. Voyons-là , dit la Ducheffe 2
je m'affure qu'elle eft digne de votre
entendement. Sancho mit la main dans
fon fein , & en tira la lettre , où la Du→
cheffe lut ces paroles .

Lettre de Sancho Pança à Théreſe


Pança fa femme.

Ien m'a pris d'avoir bon dos , femme ,

Gouvernement , il m'en coûte de bons coups.


Tu n'entendras pas cela pour l'heure , ma
Thérefe , mais une autre fois tu le fçau
ras. Il faut que je t'apprenne , Mamour
que j'ai réfolu que tu iras en carroffe ;
voilà de quoi il s'agit préfentement , car
aller autrement , c'eft fe mocquer de la
barbouillée. Enfin finale , tu es femme
de Gouverneur, regarde à cette heure fi
quelqu'un te taillera des croupieres. Je
"
t'envoye un habit vert de chaffe , que m'a
donne Madame la Ducheſſe ; accomode- le
de forte qu'il y ait un corps & une jupe
pour notre maraude. Don Quichotte mon
Maître, à ce que j'ai oui dire en ce païs .
DE DON QUICHOTTE. 45
ici , est un homme fage & plaifant , mais Liv. VII ,
fou ; &fans vanité , on tient que je ne lui Cн . XXXVI
en cedeguéres. Nous avons été à la caverne
de Montefinos , & lefage Merlin a jetté
les yeux fur moi pour défenchanter Dulci
née du Tobofo , qui eft celle qu'on appelle
vers chez nous Aldonça Loranço . Avec
trois millefix cens coups defouet , queje me
dois donner , moins cinq , que j'ai déja par
devers moi , elle fera défenchantée , com
me la mere qui l'a mife au monde . Bouche
clofe fur cela , femme ; car les uns diroient
que c'est du blanc , & les autres que c'est
du noir. J'irai dans quelques jours à mon
Gouvernement , où j'ai grande envie de me
voir pour amaffer de l'argent , car on m'a
dit que tous les nouveaux Gouverneurs

n'avoient point d'autre envie. Je ferai-là


laguerre à l'œil , & je te manderai s'il
faut que tu vienne avec moi , ou non.
Le Grifon fe porte à merveilles , & il
Je recommande à toi & à nos enfans. Je
veux l'emmener avec moi , & je ne le
laifferois pas , quand on m'emmeneroit
pour être le grand Turc. Madame la
Ducheffe te baife mille fois les mains ;
baille lui fon change avec deux mille au
tres, puifqu'il n'y a point de marchan
dife à meilleur marché, que le's compli
mens, à ce que j'ai oui dire à mon Maî
IRE
46 HISTO
LIV. VII. tre. Dieu n'a pas voulu que je trouvaffe en
CH. XXXVI, core une bourfe de cent écus , comme celle
de dernierement ; ce n'a pas étéfaute de la
chercher, mais que cela ne te mette pas en
peine, Therefe , celui qui met le feu aux
poudres eft en fureté , & le Gouvernement
pourvoira à tout. Il y a pourtant une choſe
qui m'embarraffe , c'est qu'on me dit quefi
j'en tâte une fois , je me mangerai les
doigts , tant la faulce eft friande ; masje ne
Scaurois qu'yfaire, & les eftropiés trouvent
bien moyen deferrer les aumônes. Tu vois
bien femme , que de façon ou d'autre tu
ne peux manquer d'être riche & en bon
nefortune. Dieu te la donne bonne comme
' il le peut , & qu'il me conferve moi pour
te fervir. Adieu , de ce Château le 20.
1614.
Ton mari , le Gouverneur
Sancho Pança.

Il me femble , dit la Ducheffe en ache


vant de lire, que Monfieur le Gouver
neur ſe trompe ici en deux choſes ; pre
mierement en ce qu'il dit ou donne
pour le moins à penfer , qu'il n'a eu fon
Gouvernement que pour les coups de

fouet qu'il fe doit , donner ; quoi qu'il


fçache bien cependant que quand Mon
fieur le Duc mon mari le lui donna , on
DE DON QUICHOTTE 47
ne fongeoit non plus aux coups de fouet, L L v. VII.
que s'il n'y en avoit jamais eu au mon- CH. XXXVI
de ; & d'un autre côté , il me paroît
trop attaché à ſon intérêt ; ce qui don
ne fort mauvaiſe opinion d'un homme ;
car on dit que la convoitife rompt le fac ,
& qu'un Gouverneur avare eft fort fujet
à vendre la Juftice . J'ai mis cela fans y
penfer , Madame , répondit Sancho ; &
fi cette Lettre ne vous plaît pas , il n'y
a qu'à la déchirer & en faire une autre ;
mais il fe pourroit bien faire qu'elle fe
roit encore pire , fi d'autre que moi ne
s'en mele. O non , non , repartit la Du
cheffe , celle- ci eft bonne , & je veux la
faire voir à Monfieur le Duc. La Du
cheffe s'en alla en même tems à un jar
din où ils devoient manger ce jour-là ;
& elle montra la Lettre au Duc , qui prit
plaifir à fe la faire lire deux ou trois fois.
Aprés avoir dîné , ils s'entretinrent quel
que tems avec Sancho , dont la con
verfation les divertiffoit merveilleuſe
ment ; & lorsqu'on y penfoit le moins ,
on entendit le fon languiffant d'une
flûte , mélé avec celui d'un tambour
mal tendu , qui faifoient enſemble une
trifte harmonie. Tous ceux qui étoient
là , furent fort étonnés , ou en firent
femblant . Don Quichotte en parut tout
penfif , & fon Ecuyer courut prom
E
48 HISTOIR
Liv. VII. tement auprès de la Ducheffe , fon re
CH. XXXVI. fuge ordinaire. Comme ils étoient ain
fi tous épouvantés de ce fon mélanco
lique & lugubre , ils virent entrer dans
le jardin deux hommes couverts de
longs manteaux de deuil , avec des
queues qui traînoient à terre ; ils bat
toient chacun un grand tambour cou
vert de noir ; & à côté d'eux étoit un
Negre qui jouoit de la flûte , ou du
fiffre. Ces trois étoient fuivis d'un hom
me de taille de geant , auffi en habit de
deuil , avec une foutane demefurément
grande , fur laquelle il portoit une échar
pe ou baudrier, où pendoit un large ci
meterre dont le fourreau & la garniture
étoient noirs comme le refte ; & il avoit
fur le vifage un voile de crêpe , au tra
vers duquel on voyoit une barbe blan
che comme la neige , qui lui paffoit la
ceinture . Sa démarche étoit grave &
lente , & il fembloit qu'il ajuftât fes
pas au fon des tambours , tant il mar
choit pofément. En un mot on ne voyoit
rien en lui qui n'eût quelque chofe de
furprenant , & qui ne promît quelque
étrange avanture. Ce grave Perfon
nage fit tant par fon allure modefte ,
qu'il arriva enfin auprès du Duc , devant
qui fléchiffant les genoux , il commen
çoit
DE DON QUICHOTTE. 49
Liv. VII.
çoit de haranguer ; mais le Duc ne vou CH.XXXVI ,
lut jamais permettre qu'il lui parlât de
Avanture
la forte. Il fe leva donc , & ayant manié de Doloride
Adeux ou trois fois fa lóngue & prodi
gieufe barbe , il tira de fon large efto
mac une voix forte & éclatante , & dit
au Duc , le regardant fixement : Très
haut & très-Puiffant Seigneur , je m'ap
pelle Trifaldin de la barbe blanche , &
je fuis Ecuyer de la Comteffe Trifaldi ,
autrement la Dame Doloride , de la part
de qui je fuis envoyé vers votre Alteffe ,
pour ſupplier votre Magnificence de lui
permettre de vous venir faire le recit
de fon infortune , qui eft affurément
la chofe du monde la plus admirable ,
auffi-bien que la plus inouie. Mais j'ai
charge de fçavoir auparavant fi le
grand , le valeureux , & non jamais
vaincu Chevalier Don Quichotte de la
Manche n'eft point dans votre Châ
teau ; car c'est lui que ma Maîtreffe
3
cherche ; & c'eft pour lui qu'elle eft ve
nue à pied & fans manger , depuis le
Royaume de Candaïe juſques dans vos
Etats , ce qu'on ne peut attribuer qu'au
miracle ou à la force des enchante
mens ; & elle attend à la porte du Châ
teau , que je lui porte de votre part la
permiffion d'y entrer. Il finit en touf
Tome IV. E
50 HISTOIRE
Liv. VII.
CH. XXXVI. fant , & maniant fa longue barbe du
haut jufqu'au bas , & attendit grave
Avanture ment la réponſe du Duc qui fut telle .
de Doloride . Il y a déja long-tems , noble Ecuyer
Trifaldin de la barbe blanche , que nous
fçavons la difgrace de Madame la Com
teffe Trifaldi , à qui les Enchanteurs
font prendre le nom de la Dame Dolo
ride. Vous pouvez lui aller dire , admi
rable Ecuyer , qu'elle fera la bien ve
nue , & que nous poffedons ici l'incom
parable Don Quichotte de la Manche ,
dont la générofité lui promet toute for
te de protection & de faveur. Dites-lui
auffi , je vous prie , de ma part , que fi
elle me juge capable de lui rendre fer
vice , elle y trouvera mon cœur auffi
bien difpofé , que j'y fuis obligé par la
qualité de Chevalier , qui nous ordon
ne particulierement de fecourir & pro
teger les veuves affligées , à qui on fait
injure , & fur-tout les perfonnes d'im
portance , comme elle. Trifaldin , fa ré
ponſe reçue , mit un genou en terre , &
au trifte fon des tambours & de la flû
te , il fortit du jardin avec fa démarche
ordinaire , laiffant toute la compagnie
en admiration de la grandeur de fa tail
le , & de fon air venerable & modefte.
Enfin , vaillant Chevalier , dit le Duc
DE DON QUICHOTTE. 51
fe tournant vers Don Quichotte , les te Liv. VII,
CH. XXXVI.
nebres de la malice & de l'envie ne fçau
roient obfcurir la lumiere de la valeur Avanture
& de la vertu. A peine y a-t'il fix jours de Doloride.
que vous êtes dans ce Château , qu'on
vous y vient chercher des pays les plus
éloignés , & non en caroffe , ni fur des
chevaux , mais à pied & fans manger ,
tant ces pauvres affligés ont d'empref
fement de vous voir , & de confiance en
la valeur de votre bras , & en la généro
fité de votre courage , grace à la repu
tation que vos grands exploits vous ont
acquife , & au bruit qui s'en eft répandu
dans tous les endroits de la terre. Je
voudrois bien , Monfieur, répondit Don
Quichotte , que ce bon Religieux qui
nous fit voir il y a quelques jours tant
d'averfion pour les Chevaliers errans ,
fût témoin de tout ce qui fe paffe , afin
qu'il vit de fes propres yeux fi ces Che
valiers font néceffaires au monde , &
le cas qu'on en fait : au moins verroit-il
que des perfonnes extraordinairement
affligées , que des gens accablés de mal
1
heurs & de difgraces ne vont point
chercher de remedes à leurs maux , ni
dans les Monafteres , ni parmi les gens
de Lettres ; qu'ils ne s'adreffent point
à des Chevaliers lâches & pareffeux .
É ij
52 HISTOIRE
Liv.
CH. XXXVI. qui contens
VII. n'en ont jamais nomlade
du fait Chevaliers
profeffion , ni

Avanture donné aucune marque de courage , &


de Doloride.
encore moins à des Courtiſans mols &
·
effeminés , qui cherchent plutôt à com
pter les actions d'autrui , qu'ils ne pen
fent à faire des actions qui meritent
d'être racontées , & qu'on les confacre
à l'éternité. Le vrai remede des affligés,
la fecours des malheureux , la protec
tion des jeunes filles , & la confolation
des veuves ne fe trouvent jamais ſi aſ
furément que parmi les Chevaliers er
rans. Auffi je rends au Ciel des graces
infinies d'avoir eu la bonté de m'appel
ler à ce noble exercice ; & je regarde
comme d'heureuſes avantures , tout ce
que j'y ai fouffert de travaux & de fa
tigues , & tout ce qui me reſte à fouffrir.
Que cette Dame affligée vienne , & de
mande ce qu'il lui plaira je tiens fon
remede tout prêt dans la force de mon
bras , & dans la réfolution inébranlable
du courage qui le guide,
DE DON QUICHOTTE. 53
LIV. VI.
CH.XXXVII.
CHAPITRE XXXVII.

Suite de la fameuse avanture de


la Dame Doloride.

E Duc & la Ducheffe avoient une Avanture


de
Ljoye extréme de voir que leur def de Dolor. .
fein réuffiffoit fi bien auprès de Don
Quichotte :& de leur côté ils jouoient ad
mirablement bien leur rôle . Cependant
Sancho qui obfervoit tout ce qui fe paf
foit , & qui ne s'étoit pas trop bien trou
vé de l'avanture précedente , ne fçavoit
ce qu'il devoit penfer de celle-ci. Cette
bonne Duegne , dit-il , m'a bien la mine
nt
de venir brouiller mon Gouverneme .
Par là mardi , je me fouviendrai tou
jours d'un Apoticaire de Tolede qui
parloit comme un Sanfonnet ; il difoit
que par tout où fe fourrent les Duegnes ,
il n'y a rien de bon à gagner . Eh gerni ,
qu'il les connoiffoit bien , auffi les haif
foit-il bien , ma foi ; & puifque toutes
les Duegnes font déja ennuyeufes & im
pertinentes5,, que faut -il attendre de ces
affligées , & de ces dolentes , comme on
dit qu'eft cette Comteffe de Trifaldi ?
Tout beau Sancho , dit Don Quichot
E iij
HISTOIRE
54
te , puifque cette Dame vient de filoin
LIV. VII.
CH.XXXVII . pour me chercher , il faut qu'elle ne foit
re ,
pas de celles que difoit ton Apoticai
Avanture & d'autant moins qu'elle eft Comteffe .
de Doloride.
Quand les Comteffes fervent de Sui
vantes , ce n'eft qu'à des Reines & à des
Imperatrices , car elles font elles - mê
mes fervies dans leurs maifons par d'au
tres Suivantes . Madame la Ducheffe 2
dit la Dame Rodrigue qui étoit là pré
fente , a des Suivantes qui pourroient
être Comteffes , fi la fortune avoit vou
lu ; mais les chofes vont comme il plaît
à Dieu ; & que perfonne ne dife mal des
Suivantes , fur-tout de celles qui font fil
les : car encore que j'aye été mariée , je
vois bien l'avantage qu'ont celles qui
font filles , fur les Suivantes qui font
veuves . Après tout , fi quelqu'un s'in
gere de tondre fur les Suivantes , je ne
fçais s'il y trouvera fon compte. Ce ne
fera toujours pas faute de trouver à ton
dre , à ce que difoit mon Apoticaire ,
répondit Sancho ; mais ne remuons
point le ris encore qu'il s'attache au pot.
Les Ecuyers , repartit la Dame Rodri
gue , font toujours nos ennemis ; com
me ils ne fçavent que faire dans les an
tichambres , ils employent le tems à
médire de nous , d'envie de voir que nous
DE DON QUICHOTTE. 55
entrons par-tout , & qu'on ne les regar- Lv . VI .
de pas. Ils nous déchirent & nous met- Cн.XXXVII ,
tent en piéces ; mais il faut renvoyer ces Avanture
beaux Meffieurs à l'Hôpital des fous , & de Dolone
en dépit d'eux nous ferons honorées
dans le monde , & dans les maifons des
Princes , encore que nous y ayons prou
de malaife , & qu'on ne nous donne
pour tout potage qu'une pauvre jupe
noire par an. Allez , allez, Meffieurs les
Ecuyers , Meffieurs les faineans , fi ç'en
étoit l'heure , je vous ferois bien voir à
vous , & à tout le monde , que les Sui
vantes n'en cedent à perfonne. Je fuis
de l'avis de ma chere Rodrigue , dit la
Ducheffe; mais il fera bon qu'elle remet→
te à une autre fois à défendre fa cauſe,
& celle des Suivantes , & à confondre
les difcours du malin Apoticaire ; & je
ne doute point qu'elle ne faffe revenir
le grand Sancho de la mauvaiſe opinion
qu'il lui en a donnée. Ma foi , Madame,
repartit Sancho , depuis que le Gouver
nement m'eſt monté à la tête , je ne me
fouviens plus d'avoir été Ecuyer ; &
que les Duegnes deviennent ce qu'elles
pourront , je m'en foucie comme des
neiges d'Entan , & je les donnerois tou
tes pour une épingle. Ils n'en dirent pas
davantage , parce que le fon des tam
E iiij
56 HISTOIRE
LIV. VII. bours & du fiffre fit connoître que la
c. XXXVII . Dame Doloride approchoit. La Du
Avanture cheffe demanda au Duc s'il ne falloit
de Coloride.
pas qu'elle allât au- devant d'elle , puiſ
que c'étoit une Comteffe , & une per
fonne de merite. Comme Comiteſſe, ré
pondit Sancho , ce feroit bien fait d'al
ler au-devant ; mais comme fuivante ,
je ne confeille pas à vos deux Excellen
ces de fe remuer d'un pas . Eh ! de quoi
eft-ce que tu te mêles , Sancho , dit
Don Quichotte ; qui te demande ton
avis? De quoi je me mêle , Monfieur ,
répondit Sancho , je me mêle de ce que
je puis me mêler , étant un Ecuyer nour
ri dans l'école de votre Seigneurie ,
yous qui êtes le Chevalier le mieux .
nourri , & le plus courtois qui foit dans
toute la Courtifannerie . Et dans ces
choſes-ci , je vous ai oui dire qu'on perd
auffi-tôt pour une carte de plus , que
pour une carte de moins , & à qui en
tend bien, ilne faut que demi mot. San
cho dit fort bien , dit le Duc ; il faut un
peu voir quelle mine a tout ceci ; &
nous verrons par-là comment il la faut
traiter. Sur cela entrérent dans le jardin
le tambour & le fiffre , avec leur dé
marche ordinaire , & toujours fur un
ton lugubre.
DE DON QUICHOTTE . 57
Liv . VII.
C.XXXVIII.
CHAPITRE XXXVIII.

Où la Dame Doloride raconte fon


avanture.

Es noirs & triſtes joueurs d'inftru- Avanture


mens furent fuivis de douze Dames de Dolonde.

féparées en deux rangs ; & marchant


deux à deux , toutes vétues d'habits ex
trémement larges , avec des voiles
blancs de toile fine , fi longs qu'on ne
voyoit que le bas de leurs robes. Après
elles venoit la Comteffe Trifaldi , me
née par Trifaldin de la barbe blanche ,
fon Ecuyer , & vêtue d'un frife noire
toute cotonnée , avec une longue
queue , féparée en trois pointes à angles
aigus , que portoient trois Pages habil
lés de deuil. Cette queue tripartie fit
croire à tout le monde que la Comteſſe
Trifaldi avoit pris fon nom de cette in
vention nouvelle , parce que Trifaldi ,
c'eft comme qui diroit trois pointes ; &
Benengeli en demeure d'accord , & dit
qu'elle s'appelloit ordinairement la
Comteffe Lobuna , à caufe de la quan
tité de loups qui naiffent dans fes ter
res. La Comteffe & fes Demoiſelles
E
OIR
8 H IST
5
Liv. VII. marchoient comme en proceffion , &
C. XXXVIII.
avant tout le vifage couvert avec des
Avanture Volles noirs fi épais qu'on n'en pouvoit
de Doloride. rien voir. Si-tôt que cette noire troupe
fut entrée , le Duc , la Ducheffe , &
Don Quichotte fe levérent , & les Sui
vantes fe mettant en haye , la Dame
Doloride paffa entre-deux , & marcha
vers le Duc , qui alla au- devant d'elle
pour la recevoir. J'ai honte de l'hon
neur que me font vos grandeurs , dit la
Comteffe fe jettant à genoux , & je vous
fupplie de ne paffer pas plus avant ; car
au point que je fuis affligée , je n'ai pas
l'efprit affez libre pour répondre à tant
de courtoifie , & j'ai entierement perdu
le jugement dans mes difgraces. Il fau
droit que nous l'euffions abfolument
perdu , Madame la Comteffe , répondit
le Duc , pour ne pas connoître votre
merite , & on ne vous fçauroit rendre
trop d'honneur. En même tems il lui ai
da à fe lever , & la fit affeoir auprès de
la Ducheffe , qui lui fit auffi de grands
complimens. Don Quichotte regardoit
tout cela fans rien dire : pour Sancho ,
il mouroit d'envie de voir le vifage de
la Comteffe Trifaldi , ou de quelqu'une
de fes Dames , & il faifoit tout ce qu'il
pouvoit pour cela ; mais il falut qu'il
DE DON QUICHOTTE. 59
s'en paffât jufqu'à ce qu'il leur prît à LIV. VII.
elles-mêmes l'envie de fe montrer. Les C.XXXVIII.
complimens finis de part & d'autre , la Avanture
Dame Doloride fit une profonde revé de Doloride.
rence , & parla ainfi à la compagnie. Je
ne doute point , très-haut , & puiffantif
fime Seigneur , très- belle & excellentif
fime Dame , & très-fages & illuftrif
fimes Auditeurs , que je ne trouve un
accueil favorable dans la générofité de
vos cœurs , puifque mon infortune eſt
capable de dulcifier les marbres , de
mollifier les diamans , & de tendrifier
l'acier & le bronze des cœurs les plus
endurcis. Mais avant que le recit de
mes inconcevables avantures parvienne
jufqu'à vos courtoifes oreilles , je vou
drois bien être certifiée fi le Magnanifli
me Chevalier Don Quichotte de la
Manche , & fon Illuftriffime Ecuyer
Pança ne font point dans cette excel
lentiffime compagnie ? Pança , dit San
cho prenant la parole , eft ici en perfon
niffime , & mon Seigneur Don Qui
chotte auffi ; Ainfi vous pouvez très
honneftiffime Dame , dire tout ce qu'il
plaira à votre agréabliffime fantaiſie ,
& vous nous trouverez diligentiffimes
à fervir votre dolentiffime beauté.· Ma
dame , dit Don Quichotte , s'appro
chant de la dolente Dame , fi vous
60 HISTOIRE
I. v. VII croyez trouver du remede à vos mal
C.XXXVIII .
heurs dans la valeur & la force de quel
Avanture que Chevalier errant , je vous offre ma
de Doloride. force & ma valeur , & telles qu'elles
puiffent être , je les confacre à votre ſer—
vice. Je fuis Don Quichotte de la Man
che , dont la profeffion eft de proteger
& défendre les malheureux ; & il n'eft
pas befoin avec moi de prendre des dé
tours , ni de chercher d'artifice pour
s'affurer de ma bienveillance ; vous n'a
vez donc qu'à raconter librement vos
difgraces , & ceux qui vous écoutent¸
ne vous refuferont pas les remedes
qu'ils vous peuvent donner, & que la
compaffion leur demande . A ces paro
les , la Dame Doloride ſe voulut jetter
aux pieds de Don Quichotte , & s'y jet
ta en effet , s'opiniâtrant à les lui em
braffer , malgré la réſiſtance du Cheva
lier. Je me jette à vos fuaviffimes pieds ,
s'écria-t'elle , invictiffime Chévalier ;
à ces pieds qui font les bafes & les fer
miffimes colonnes de la Chevalerie er
rante ; ces pieds que je ne fçaurois trop
digniffement revérer , puifque leurs
pas doivent effectuer le remede de mes
maux irrémediables par tout autre que
votre fereniffime Chevalerie. O vail
lantiffime Chevalier errant ! dont les
DE DON QUICHOTTE. 6t
exploits merveilleux obfcurciffent les Liv. VII.
fables des Amadis , réduifent en fumée c. XXXVIII.
les hauts faits des Belianis , & anéantif- Avanture
fent les actions imaginaires des Efplan- de Doloride. ,
dians ! De-là fe tournant vers Sancho ,
& le prenant par la main : Et toi , ajoû
ta-t-elle , le plus loyal Ecuyer qui ait
jamais fuivi la magnanimité des Che
valiers errans , dans les fiécles préfens
& à venir ; Ecuyer , dont la bonté a
plus d'étendue que l'amplitude de la
barbe de Trifaldin , mon Ecuyer , tu
peux bien te dire heureufiffime , puif
qu'en fervant le grand Don Quichotte ,
tu rends hommage à toute la valeur er
rante renfermée dans un feul Cheva→
lier. Je te conjure , nobiliffime Ecuyer ,
par la fidélité exorbitante de tes fervi
ces , que tu fois un Interceffeur bene
vole auprès de ton Maître , afin qu'il fa
vorife cette inféliciffime Comteffe , &
ta très-humbliffime fervante. Madame
la Comteffe , répondit Sancho , que ma
bonté foit auffi grande que la barbe de
votre Ecuyer , cela ne fait rien à l'affai
re , & ce n'eft pas de quoi je me foucie ;
mais fans que vous vous amuſiez à me
dorer la pilule avec toutes vos prieres
que je ne mérite point , je ne laifferai
pas de prier mon Maître , que je fçai

L
62 HISTOIRE
LIV. VII. qui m'aim e bien , & fur - tout à cette
c. XXXVIII . heure , qu'il a befoin de moi pour cer
taine chofe , qu'il vous favorife & vous
Avanture
de Doloride, aide en tout ce qu'il pourra. Allez , ma
chere Madame , déchargez feulement
votre cœur , & nous apprenez ce qui
vous embarraffe , & vous verrez ce que
nous fçavons faire.
Le Duc & la Ducheffe étoient ravis
de voir que leur deffein réuffiffoit fi bien
de tous côtés ; car Don Quichotte &
Sancho prenoient la chofe le plus fé
rieuſement du monde , & la Dame Tri
faldi faifoit merveilles. • La Comteffe
s'affit à la priere du Duc , & après que
tout le monde eut fait filence , elle
commença ainfi fon hiftoire du même
ftile à peu près qu'elle avoit fait fa ha→
rangue. La Reine Magonce , veuve du
feu noble Roy Archipiela, fon Seigneur
& mari , demeura après fa mort Maî
treffe du fameux Royaume de Can
daya , qui eft fitué entre la grande Ta
probane & la mer du Sud , fix mille
lieues au-deffus du cap de Comorin. De
ce mariage étoit iffue l'Infante Antono
mafie , qu'ils avoient enfemble procréée,
& laquelle demeura fous ma charge
comme étant la plus ancienne , & la pre
miere Dame d'honneur de la Reine Ma
DE DON QUICHOTTE. 63
gonce , fa mere. Aprés biens des Soleils;
LIV. VII.
c'eft ainfi qu'on compte les jours en no- c. xxxvIII .
tre pays, la petite Antonomafie fe trou
va avoir quatorze ans & plus de beau- ,le Avantur e
Doloride.
té que la nature n'en a jamais départi à
celles qu'elle a le plus gratifiées. Toute
jeune qu'elle étoit , à cet âge là , elle ne
laiffoit pas d'avoir le jugement mûr.
Elle étoit auffi difcrete que belle , & la
plus belle du monde , & l'eſt affurément
encore,fi le deftin jaloux & les Parques
au cœur de bronze n'ont point coupé le
fil délié de fa délicate vie : mais ils ne
l'auront pas fait fans doute , les hauts
Cieux n'auront jamais confenti qu'on
fit ce tort infigne à la mere du Genre
humain , que de couper les grapes tou
tes vertes de la plus belle vigne qui foit
dans tout le contour de fa vaſte éten
due. De cette beauté nompareille , &
dont ma langue groffiere ne fçauroit
jamais affez dignement célébrer les
louanges devinrent amoureux un nom
bre infini de Princes , tant du pays, qu'é
trangers ; & parmi tous ces grands Sei
gneurs , un fimple Chevalier de la Cour
ofa lever les yeux jufqu'au neuviéme
Ciel de cette Beauté , porté fur les aîles
rapides de fon ambition démefurée ,
fondé fur les agrémens de fa jeuneffe
64 HIST
OIRE
IV. VII. & de fa galanterie , & fe confiant en fa
C. XXXVIII gentilleffe , fa bonne mine , & la viva
ble de ſon eſprit , & tout en
Avanture cité admira
de Doloride. flé de fes défirs exorbitans , il conçut &
enfanta des efpérances téméraires . Et
fans mentir , je puis bien dire à vos Ex
cellences magnanimes que ce jeune Che
valier avoit des qualités merveilleu
fes , & non feulement capables d'é
mouvoir le cœur d'une jeune fille , mais
encore d'ébranler des montagnes . Il ne
jouoit pas de la guitarre , comme les au
tres hommes , il la faifoit parler en tou
tes langues ; il faifoit des Vers comme
Demofthene , & danfoit comme Pyta
gore . Et entoutes chofes on eût dit qu'il
enchantoit les yeux & les oreilles . Ce
pendant toutes ces habiletés n'auroient
pas été batantes pour fubjuguer la for
tereffe dont j'étois Gouvernante , fi ce
cauteleux Ulyffe , fi ce perfide Sinon ne
s'étoit avifé de me dreffer à moi-même
des embûches , & à force de ftratagêmes
de me vaincre la premiere . Il commen
ça , le rufé vagabond , par captiver ma
bienveillance ; & par fes difcours em
miellés , & fa rhétorique , plus dange
reufe que celle de Mercure , il me vou
lut perfuader de lui mettre entre les
mains les clefs du tréfor dont on m'a,
voit
DE DON QUICHOTTE. 65
voit rendue dépofitaire. En un mot , il Liv. v1 .
fit tant par fes paroles , à force de ca- c.XXXVIII.
joleries qu'il me fit , & d'affiquets Avanture
qu'il me donna , que je ne pus réfifter de Doloride.
, davantage. Mais ce qui me fit le plu
tôt , rendre , & à quoi il n'y eut pas
moyen de réſiſter , ce fut des quatrains
qu'il vint chanter une nuit à ma fené
tre , dont en voici un , fi je m'en ſou
viens bien :

De l'éclat des beaux yeux de la cruelle


Amynte,
Il fort des traits ardens qui confument
mon cœur,
Et parmi tant de maux elle a tant de ri
gueur s
Qu'il ne faut même pas qu'il m'échape
une plainte.

Ces Vers me charmérent , & fa voix


m'enchanta fi fort que j'en perdis pref
que la raifon ; & depuis ce tems-là tou
tes les fois que j'ai fait réflexion fur la
faute que je fis , j'ai conclu en moi-mê
me, que Platon avoit raiſon de vouloir
qu'on expulsât & bannît les Poëtes des
Républiques , tout au moins les Poëtes
qui ne parlent que d'amour , parce qu'ils
font des Vers , non pas comme ceux du
Tome IV F
66 HISTOIRE
LIV. VII . Marquis de Mantoue , qui divertiſſent
C.XXXVIII . & font pleurer les petits enfans & les
Avanture femmes ; mais qui font autant d'épines
de Doloride. qui percent le cœur , & qui tout de mê
me que le tonnerre fond une épée fans
gâter le fourreau , confument & déchi
rent l'ame fans toucher le corps. Une
autrefois il me chanta encore ceux -ci :

O Mort! vienspromptement contenter mon


envie ›
Mais viensfans te faire fentir ,
De peur que le plaisir que j'aurois à
mourir ,
Ne me rendit encore la vie.

Il m'en dit quantité d'autres de cette


forte , qui enchantent quand on les
chante , & raviffent quand on les lit ;
fur-tout une certaine maniere de Vers
par couplets qui étoient alors à la mo
de en Candaya , & qui faifoient pref
que tomber en convulfion à force de
rire. Et c'eft ce qui me fait dire , Meffei
gneurs , qu'on devroit releguer tous
ces Poëtes dans quelques Ifles vers les
Antipodes ; car c'eft une engeance , une
pefte qui infecte & qui corrompt tout.
Mais après tout il ne faut point s'en
prendre à eux , mais aux ignorans qui
DE DON QUICHOTTE. 67
les louent , & aux fots qui les croyent ; Liv. VII,
& fij'avois été fur mes gardes , comme C.XXAVI
le devroit une bonne gouvernante , je Avanture
n'aurois pas été touchée de leurs rêve de Doloride ,
ries , ni ne me ferois pas amuſée à ces
propos dangereux : Je vis en mourant ;
je brûle dans la glace je tremble au
milieu du feu , pendant qu'il me réduit
en cendre ; j'efpere fans efpoir , mon
cœur demeure , & mon ame s'en va , &
tant d'autres de cette nature , dont ils
farciffent leurs écrits , & qu'on ne trouve
beaux que parce qu'on ne les entend
point. Ces bons Meffieurs - là ne nous
promettent pas moins que le Phenix , la
toifon d'or , la couronne d'Ariadne ,
l'anneau de Gigés , les pommes du jar
din d'Hefperie , des montagnes d'or &
des monceaux de diamans ; & les fim
ples s'y fient , comme fi on leur en mon
troit des échantillons . Mais quoi , je
m'égare , miférable que je fuis ! quelle
folie me prend de raconter les imperti
nences d'autrui ayant de quoi faire des
livres entiers des miennes ? Hélas que
veux-je dire ? O trois ou quatre fois
malheureuſe , ce ne font point ces Vers
qui t'ont abuſée , ni ces beaux diſcours
qui t'ont perdue ; c'eft ta fimplicité im
prudente : c'eft ta foibleffe , ton ignoran
Fij
68 HISTOIRE

LIV. VII. ce , ton peu de précaution qui ont ou


C. XXXVIII, vert les fentiers & applani le chemin
Avanture aux intentions de Don Clavijo , qui eſt
de Doloride. le nom du Chevalier ! c'eft moi-même
qui l'ai introduit , non une fois , mais
plufieurs autres dans la chambre d'An
tonomafie ; plutôt par moi abuſée que
par l'adreffe de Don Clavijo , quoique
véritablement à titre d'époux légitime :
car fans cela , toute miférable que je
fuis , je n'aurois jamais confenti qu'il
eût feulement baifé le bord de fa robe.
Oh ! non , non , le mariage ira toujours
devant , quand je me mêlerai de fem
blables affaires ; & il ne faut pas s'atten
dre à autre chofe , quand on en devroit
créver. J'eus véritablement tort en ce
ci , que je paſſai trop légerement fur
l'inégalité des conditions , Don Clavijo
n'étant qu'un fimple Chevalier , & l'In
fante Antonomafie une Princeffe , &
comme je vous ai dit , l'héritiere d'un
grand Royaume. Cette affaire fut ca
chée quelque tems par mon adreffe ,
jufqu'à ce que je m'apperçus de certai
ne tumeur ou enflure au deffous de l'ef
tomac d'Antonomafie , qui étoit сара
ble de découvrir tout , & de nous perdre.
La crainte que nous eûmes , nous fit
tous trois confulter enſemble , & il fut
DE DON QUICHOTTE. 69
réfolu , qu'avant que l'apoftume cré- Liv. VII.
vât , Don Clavijo demanderoit Anto- c. xxxvIII.
nomafie en mariage pardevant le Juge ,
Avanture
en vertu d'une promeffe qu'il avoit d'el de Doloride.
le , & que j'avois moi-même dictée , en
bonne forme , & avec tant de force ,
que toutes celles de Samfon n'auroient
pas pû la rompre. On mit auffi-tôt la
main à l'œuvre , la promeffe fut pro
duite pardevant le Juge , il prit l'audi
tion de l'Infante , qui avoua tout d'elle
même ; & fur fa confeffion it ordonna
qu'elle feroit miſe en main tierce , &
fous la garde d'un Prévôt , homme de
bien & d'honneur. Ah , ah , s'écria San
cho , il y a aufli en Candaya des Pre
vôts , & des faifeurs de chanſons ; &
par ma foi tout le monde n'eft qu'un
à ce que je vois , fi ce n'eft que les Pre
vôts , ne font pas fi gens de bien en Ef
pagne : mais pouffez , Madame Trifal
di , & preffez-vous d'achever , il eft déja
tard , & je meurs d'envie de fçavoir la
fin de cette Hiftoire , " qui eft un peu
longue fans- reproche.

C6622
ઉપ 3
HISTOIRE
ི་ ༡༠
Liv. VII.
CH. XXXIX.

CHAPITRE XXXIX.

Suite de l'étonnante & mémorable


Hiftoire de la Comteffe
Trifaldi.
Avanture
de Doloride. ANCHO ne difoit pas une parole qui
ne réjouît la Ducheffe , & Don Qui
chotte fe déſeſpéroit toutes les fois qu'il
lui voyoit ouvrir la bouche : il lui or
donna brufquement de fe taire , & la
Comteffe pourſuivit ainfi . Enfin le Juge
ayant pris l'interrogatoire des parties ,
après plufieurs demandes , repliques &
dupliques , comme il vit que l'Infante
ne varioit point en fes réponſes , & per
fiftoit en ces dires , il fentencia en fa
veur de Don Clavijo , & par provifion
lui adjugea Antonomafie en qualité de
légitime épouſe , & dont la Reine Ma
gonce eut tant de déplaifir , que dans
trois jours l'affaire en fut faite , & il
falut l'enterrer. Elle en mourut donc à
ce compte, dit Sancho. Affurément , ré
pondit Trifaldin ; car en Candaya nous
n'enterrons perfonne qui ne foit atteint
& convaincu d'être mort. Monfieur l'E
cuyer, repartit Sancho , ce neferoit pas
DE DON QUICHOTTE. 71
la premiere fois qu'on auroit enterré LIV. VII.
une perfonne évanouie , croyant qu'elle CH . XXXIX.
fût morte ; & par ma foi , entre vous & Avanture
moi , je n'ai jamais vû mourir ſi vîte de Doloride.
que votre Reine Magonce ; il me fem
ble que ç'eut bien été affez de s'éva
nouir ; car encore remédie-t-on à bien
des chofes quand on eft en vie ; & la fo
lie de cette Infante n'étoit point fi gran
de , à mon avis , qu'il falût fe laiffer
mourir pour cela. Si elle s'étoit mariée
avec un de fes Pages , ou quelqu'autre
domeftique de la maiſon , comme j'ai
oui dire que beaucoup d'autres ont fait ,
cela auroit été fans remede ; mais pour
avoir épousé un Chevalier fi gentil &
fi habile que vous nous le faites , en
bonne foi ce n'eft pas une fi grande fo
lie qu'on diroit bien : & à ce que dit
Monfeigneur Don Quichotte , qui eſt
là pour me démentir , les Chevaliers
errans font du bois dont on fait des
Rois & des Empereurs ; auffi bien que
des gens fçavans on fait des Evêques.
Tu as raifon , Sancho , dit Don Qui
chotte ; pour peu qu'un Chevalier er
rant ait de fortune , il eſt toujours en
état de ſe voir le plus grand Seigneur
du monde. Mais que Madame la Com
teffe continue , s'il lui plaît ; il me fem
72 HISTOIRE
Liv. VII . ble que le plus défagréable de fon hif
CH. XXXIX toire reſte à raconter ; car ce que nous
Avanture avons vû jufqu'ici ne mérite pas qu'on
de Doloride. s'en afflige fi fort. Cerainement, répon
dit la Comteffe , c'eſt le plus défagréa
ble qui reste à vous dire , & fi déſagréa
ble que l'abfynte & les fruits fauvages
n'ont ni tant d'aigreur ni tant d'amer
tume. La Reine étant donc morte fans
reffource , nous la mîmes dans la biere ;
& à peine fut-elle enterrée, hélas ! pour
rai-je m'en reffouvenir fans mourir de
douleur ! à peine lui eûmes-nous dit le
dernier adieu , que nous vêmes fubite
ment paroître au-deffus de fon tom
beau , le geant Malambrun , coufin
germain de la défunte , monté ſur un
cheval de bois , qui lança fur tous
les alliftans des regards farouches &
plus perçans que des fléches acerées. Ce
géant , qui n'eft pas moins verfé dans
l'art de Négromance , qu'il eft cruel &
vindicatif , n'étoit là que pour venger
la mort de feue fa coufine ; & pour châ
tier la témérité de Don Clavijo , & fai
re dépit à Antonomafie , il les enchanta
tous deux fur la fépulture de la Reine.
Antonomafie fut changée en un finge
de bronze , & Don Clavijo converti
en un effroyable crocodile d'un métal
inconnu :
DE DON QUICHOTTE. 73
inconnu , avec un perron de métail en- LIV. VII.
tr'eux deux , au haut duquel il eſt écrit CH. XXXIX.
en Lettres Syriaques : Avanture
Ces téméraires Amans ne repren- de Doloride.
dront point leur forme premiere , que
le valeureux Manchegue ne fe foit trou
vé avec moi en combat fingulier ; car
c'eft pour lui , & à fa valeur incompa
rable que les immuables deftins réfer
vent une avanture fi extraordinaire . Ce
la fait il tira d'un large fourreau un dé
mefuré cimeterre : & m'ayant prife
aux cheveux , il fit mine de me vouloir
couper la tête. Je demeurai toute trou
blée , je n'ofaí ni ne pus crier , & la
frayeur me rendit prefque immobile ;
néanmoins faifant de néceffité vertu ,
& quelque effort pour l'attendrir , je
lui dis d'une voix tremblante , tant &
de fi pitoyables chofes , qu'il fufpendit
la rigoureuſe exécution de ce châtiment
rigoureux. En un mot , il fit traîner de
vant lui toutes les Dames du Palais ,
qui font les mêmes que voilà préfen
tes : & après avoir exagéré notre mau
vaife garde , vitupéré la condition des
Suivantes , impropéré leurs mœurs , &
leurs artifices , & attribuant à toutes le
malheur dont j'étois feule coupable , il
dit qu'il ne vouloit pas nous châtier
Tome IV. G
HISTOIRE
74
LIV. VII. d'une peine capitale , mais d'un long
CH. XXXIX. fupplice , qui nous fût comme une mort
Avanture civile & continuelle. Dans le même
de Doloride. inftant qu'il eut proféré la derniere pa
role , nous fentîmes toutes que les po
res de notre vifage fe dilatoient , avec
une démangeaifon piquante & vive ,
comme fi ç'eût été des pointes d'ai
guille ; il n'y en eut pas une , à qui l'im-.
patience n'y fît auffi-tôt porter la main ,
& nous y trouvâmes ce que vous allez
voir tout à l'heure. En difant cela , la
Doloride & fes compagnes ôtérent leurs
voiles , & découvrirent des vifages char
gés d'épaiffes barbes , les unes noires ,
les autres blanches , d'autres rouffes >
& d'autres mêlées. A cette vûe , le
Duc & la Ducheffe parurent fort éton
nés , & Don Quichotte & Sancho le
furent extrêmement , auffi-bien que les
autres. Et la Trifaldi continuant : Voi
là , dit-elle , de quelle maniere nous fup
plicia ce barbare , ce veillaque de Ma
lanbrun , défigurant avec cés crains , ru
des & inaccoutumés à notre fexe , la
douceur & la beauté de nos vifages ,
trop heureuſes , fi parmi tant de difgra
ces il nous eût fait voler la tête de def
fus les épaules , par le fil tranchant &
acéré de fon épouvantable cimeterre.
Tom.4.pag.74

Bonard . inv. ce

.
1
DE DON QUICHOTTE. 75
plutôt que de nous rendre ainfi diffor- LIV. VII.
mes & velues comme des chevrepieds CH. XXXIX.
& d'immondes Satyres. Car Enfin , fi
Avanture
vos Excellences y font réflexion , où de Doloride.
eft-ce qu'une Dame ofera fe préfenter
avec de la barbe ? Quelle opinion au
ra-t-on d'elle ? Que n'en diront point les
mauvaiſes langues ? qui font le pere &
la mere qui voudront l'avouer ? & qui
fera affez charitable pour en avoir com
paffion ? & puiſqu'une Dame qui a la
peau délicate , qui fe martyrife le vifa
ge à force de drogues , de fards , & de
pommades , pour s'embellir le teint , a
tant de peine à trouver quelqu'un qui
l'aime , que fera-ce de celles qui font
velues comme des ours ? Mes yeux ,
mes yeux , c'eſt à vous que je parle ,>
comment eft-il poffible que vous n'ayez
point de reffentimens de mes difgraces ,
& que vous m'en laiffiez faire le récit
fans verfer des pleurs ? Mais j'ai tort de
vous faire ce reproche : vous avez ver
fé mille torrens de larmes , & il faut
croire que vous manquez d'humeur , &
non pas que vous êtes infenfibles.. O
mes cheres compagnes , que les Aftres
qui ont préfidé aux momens que nous
fâmes formées , verferent fur nous de
malignes influences : que les peres qui
Gij
7.6 HISTOIRE
LIY. VII. nous ont engendrées , connoiffoient
CH, XL, mal les heureux inftans , & que les
Avanture malheureuſes meres qui nous mirent
de Doloride . au monde , en furent preffées à une
heure fatale & dangereuſe : En ache
vant ces paroles la Comteffe tomba
comme évanouie,

CHAPITRE XL .

Suite de cette avanture , avec

d'autres chofes de mêmě


importance,

OMME Sancho vit ainfi tomber


Co la Dame Doloride : Foi d'homme
de bien , dit-il , & par la vie de tous les
Panças , mes Ancêtres , je n'ai de ma
vie , ni vû , ni oui dire une avanture pa→
reille : Jamais mon Maître ne m'en a
conté de telle , & je ne penfe même pas
qu'il lui en ait jamais paffé de ſemblable
par la fantaiſie. Eh ! que mille Satans
t'entraînent dans le fond des abîmes , fi
cela n'eft déja fait , maudit enchanteur
de Malanbrun. Eh ! n'as-tu point trou
1
vé d'autre maniere de punir ces créatu
res, que de les rendre velues comme des
DE DON QUICHOTTE. 77
barbets?Pardi j'aurois mieux aimé leur LIV. VIL
fendre les nazeaux , quand elles euffent CH. XL .
dû parler du nez ; au moins en feroient Avanture
elles quittes à cette heure , & je gage- de Doloside,
rois mon âne qu'elles n'ont pas dequoi
payer un barbier. C'eſt la pure vérité ,
Monfieur , répondit une des Dames ,
que nous n'avons pas un fol pour nous
faire rafer., & nous fommes contraintes
la plupart d'ufer , par épargne , de cer
taines bonnes emplâtres de poix que
nous nous mettons fur le vifage , & en
les tirant tout d'un coup' , nous demeur
rons rafes comme la paume de la
main. Ce n'eft pas qu'il n'y ait bien au
Royaume de Candaya des femmes qui
vont de maiſon en maiſon faire la barbe
& les fourcils , & d'autres chofes com
me cela , dont les Dames font curieufes ;
mais nous autres , qui fommes Dames
d'honneur , n'avons jamais voulu nous
fervir de ces créatures , parce que la
plupart n'ont point bon bruit ; & file
Seigneur Don Quichotte ne nous don
ne pas du fecours , nous emporterons
nos barbes autombeau. Je me laifferois
plutôt arracher la mienne , poil à poil
par les Mores , repartit Don Quichot
te , que de manquer à vous foulager. En
cet endroit la Comteffe Trifaldi reprit
Giij
78 HISTOIRE
LIV. VII. fes efprits , & dit à Don Quichotte :
CH. XL.
L'agréable fon de vos promeffes va
Avanture leureux Chevalier , a retenti jufqu'à mes
de Doloride. oreilles au milieu de mon évanouiffe
ment , & rappelle mes fens & mes for
ces. Je vous fupplie donc de nouveau ,
glorieux & indomptable Seigneur , que
vos paroles fe convertiffent promte
ment en œuvres efficaces. Il ne tiendra
pas à moi , répondit Don Quichotte ;
voyez à quoi je puis vous être utile , &
vous me trouverez bien difpofé à vous
rendre fervice. Votre magnanimité
fçaura donc , invictiffime Chevalier ,
repartit la Dame Doloride , que d'ici au
Royaume de Candaya il y a cinq mille
lieues , peut-être une ou deux plus ou
moins à faire le chemin par terre , mais
fi on va par l'air & en ligne directe , il n'y
en a que trois mille deux cens vingt
fept. Et le Geant Malanbrun me dit
que fi-tôt que ma bonne fortune m'au
roit fait la faveur de me faire rencon
trer le Chevalier notre libérateur , il lui
enverroit une agréable monture , beau
coup meilleure , & pas fi mutine que
des mules de louage , puifque c'eft le mê
me cheval de bois fur lequel Pierre de
Provence enleva la belle Maguelonne ;
animal paiſible & qu'on gouverne avec
DE DON QUICHOTTE. 79
une cheville qu'il a dans le front;mais qui LIV. VII,
vole par l'air avec tant de légèreté & CH. XL.
de vîteffe , qu'on diroit que c'eft un dé Avanture
mon d'Enfer. Ce cheval , à ce que nous de Doloride.
apprenons par des traditions anciennes ,
eft un ouvrage du fage Merlin , qui le
prêta à Pierre de Provence fon grand
ami , & fur lequel il fit de grands
voyages par l'air , laiffant ceux qui le re
gardoient de terre tout émerveillés ; &
le bon Merlin ne le prêtoit qu'à ceux
qu'il aimoit , ou à qui le payoit mieux ;
auffi depuis le fameux Pierre juſqu'à
préfent , nous n'avons pas oui dire que
perfonne ait monté deffus. Malanbrun ,
par la force de fes charmes , a trouvé
moyen de l'avoir en fa poffeffion ; il s'en
fert dans tous les voyages qu'il fait , qui
font pour l'ordinaire par toutes les par
ties du monde. Aujourd'hui il eft ici , &
demain en France , & le lendemain il
fera dans l'Amérique , ou dans la Chi
ne. Ce qu'il y a de meilleur , c'eft que
le cheval ne boit , ne mange, ni ne dort,
ni ne gâte jamais de fers ; & il va un
amble fi doux dans l'air , que celui qui
eft deffus , peut porter une taffe pleine
d'eau à la main , fans en verfer une feu
le goutte , & c'eft ce qui faifoit que la
belle Maguelonne aimoit tant à s'ytrou
ver en croupe. G iiij
80 HISTOIRE
LIV. VII. Pour ce qui eft d'aller doucement ,
CH. XL. dit Sancho , vive mon Grifon ; hors
Avanture qu'il ne va point dans l'air , mais fur ter
de Deloride. re , par ma foi , j'en défierois tous les
ambles du monde. Quant au cheval ,
continua la Doloride , fi tant eft que
Malanbrun confente à voir finir nos
malheurs , nous l'aurons ici avant qu'il
foit une demie heure de nuit ; car il me
dit que la marque qu'il me donneroit
que j'aurois trouvé le Chevalier que je
fuis venu chercher ; feroit de me faire
venir promptement le cheval partout où
il en feroit befoin. Combien peuvent
tenir de gens fur le cheval , demanda
Sancho ? deux perſonnes , répondit la
Doloride , l'un dans la felle , & l'autre
en croupe ; & d'ordinaire ces deux per
fonnės font le Chevalier & l'Ecuyer ,
quand on n'a pas de Dame enlevée .
Comment l'appellez - vous ce cheval ,
Madame Doloride , demanda Sancho ?
Son nom , répondit- elle , n'eft pas com
me celui du cheval de Bellerofon , qui
s'appelloit Pegafe , ni comme celui d'A
lexandre le Grand , qu'il nommoit Bu
cephale , ni Bride d'or comme celui
de Roland , ni Bayard comme celui de
Renaud de Montauban , ni Frontin non
plus comme le cheval de Roger , en
DE DON QUICH OTTE. 81
core moins Bootés , ni Piritous , ainfi LIV. VII,
qu'on dit que s'appellent les chevaux du CH . XL.
Soleil ; il ne s'appelle pas auffi Orelie ,
Avanture
comme le cheval que montoit le mal- de Doloride.
heureux Rodrigue , le dernier Roi des
Goths , dans la bataille où il perdit fon
Royaume & fa vie. Je ne vous deman
de pas comme il ne s'appelle point , dit
Sancho , car j'en fçai là-deffus autant
qu'un autre. Mais enfin je gagerois bien ,
puifqu'on ne lui a donné aucun des
noms de ces beaux chevaux fi connus
dans le monde , qu'on ne lui aura pas
donné non plus le nom de Roffinante ,
le cheval de mon Maître , qui lui con
vient fort bien , & qui fans vanité n'en
cede rien à tous ceux qu'on vient de
nommer. Je le crois bien ainfi , repartit
la Comteffe , néanmoins le nom de celui
ci eft tout-à-fait convenable & figni
ficatif ; car il s'appelle Chevillard le lé
ger parce qu'il eft de bois , & qu'il a
une cheville au front , & à caufe de la
légereté dont il marche. Le nom me re
vient affez , dit Sancho , mais avec quoi
le gouverne-t-on ? eft-ce avec une bride
ou un licou ? Je vous ai déja dit , répon
dit la Trifaldi , que c'eſt avec la chevil
le : le Cavalier qui eſt deſſus , n'a qu'à
la tourner de côté ou d'autre , il le fait
82 HISTOIRE
LIV. VII. aller comme il veut , tantôt par l'air , &
CH. XL. tantôt rafant la terre , ou prenant un
Avanture milieu entre deux , qui eft ce que l'on
de Doloride. doit chercher dans toutes les actions bien
réglées. Je voudrois bien le voir , dit
Sancho ; mais non pas pour monter
deffus , non , car de penfer que je m'y
mette ni en felle , ni en croupe , ni de
bout , ni de travers , je fuis votre fervi
teur : il feroit bon , oui , qu'un homme
qui a prou de peine à fe tenir à cheval
fur fon âne , dans un bât douillet com
me de la foye , allât monter en croupe
fur un chevron fans coulin ni tapis. O !
que nenni , je vous remercie , je ne me
vais point écorcher pour le plaifir des
autres qui a de la barbe de trop , fe
rafe comme il l'entendra , pour moi ja
ne penſe pas accompagner mon Maître
dans ce voyage-là , auffi-bien ne lui
fuis-je pas néceffaire dans ce rafement
de barbe , comme je fuis dans le défen
chantement de Madame Dulcinée. Vrai
ment fi fait , vous lui êtes néceffaire ,
repartit la Trifaldi , & fi fort qu'on ne
peut rien faire fans vous. A d'autres ,
à d'autres , dit Sancho , qu'eft- ce que les
Ecuyers ont à voir avec les avantures
de leurs Maîtres ? ces Meffieurs en au
ront tout l'avantage , & nous toute la
DE DON QUICHOTTE. 83
peine : & oui ma foi , cela n'eſt pas pour- Liv. VII.
ri ; encore fi les faifeurs d'hiftoires di- CH. XL.
foient : Un tel Chevalier a achevé une Avanture
telle avanture ; mais avec l'aide d'un tel de Doloride.
fon Ecuyer, fans lequel il lui auroit été
impoffible d'en venir à bout ; mais oui ,
on n'a qu'à s'y attendre. Par là mardi ,
ils vous écrivent tout fec : Don Parali
pomenon des trois étoiles acheva l'a
vanture des fix lutins , fans faire men
tion de l'Ecuyer , pas plus que s'il n'eût
point été au monde , quoiqu'il fût pré
fent , & qu'il fuât à groffes goutes , &
qu'il y eût attrapé de bons horions : en
core une fois , mon Maître peut s'en al
ler tout feul , s'il veut , & grand bien
lui faffe pour moi , je ne lui porte
point d'envie , & je demeurerai ici en
compagnie de Madame la Ducheffe , &
il pourroit bien arriver , quand il fera
de retour , qu'il trouveroit l'affaire de
Madame Dulcinée en meilleur chemin :
car toutes les fois que je n'aurai rien à
faire , je prétens m'étriller d'importan
ce. Ecoutez , mon ami Sancho , dit la
Ducheffe , fi faudra-t-il bien que vous
accompagniez votre Maître , s'il en eft
befoin , & nous vous enprierons tous :
car après tout ce feroit fort mal fait ,
84 HISTOIRE
LIV. VII. que pour de vaines frayeurs on laiffât le
CH. XL.
viſage de ces Dames en l'état qu'il eft.
Avanture Voir , ma foi , repliqua Sancho , c'eſt
de Doloride. grand dommage : fi c'étoit une charité
qu'on fit pour de pauvres filles repen
ties , ou pour des enfans trouvés , en
core paffe : Pardi on pourroit hazarder
quelque chofe ; mais qu'on aille hazar
1 der de fe caffer bras & jambes pour ton -
dre des Duegnes , au diable qui en fera
rien , qu'elles cherchent d'autres ton
deux , mais ce ne fera pas Sancho Pan
ça, toujours. J'aime mardi mieux les
voir toutes barbues comme un bouc ,
depuis la plus grande jufqu'à la plus pe
tite, & depuis la plus mal chauffée juf
qu'à la plus pimpante. Vous en voulez
bien aux Suivantes , ami Sancho , dit la
Ducheffe , & vous les épargnez encore
moins que votre Apoticaire de Tolede ;
en vérité vous avez tort , il y a telle
fuivante avec moi qui peut fervir d'é
xemple à toutes les femmes du monde ,
quand ce ne feroit que la Dame Rodri
gue que voilà préfente , & je n'en veux
pas dire davantage. Votre Excellence
peut dire ce qu'il lui plaira , dit la Dame
Rodrigue , mais Dieu fçait la vérité de
tout : & bonnes ou mauvaiſes , barbues
ou non , nous fommes auffi bien filles
1

DE DON QUICHOTTE. 85
de nos meres que les autres , & puifque L I V. VII.
Dieu nous a miſes au monde , il fçait CH. XL.
bien pourquoi , & je m'attens à fa mi Avanture
fericorde , & non à la charité de qui que de Doloride.
ce foit. Madame Rodrigue a raiſon , dit
Don Quichotte ; pour vous , Madame
la Comteffe & votre illuftre compa
gnie , vous devez efperer que le Ciel
aura pitié de vos malheurs ; & ne dou
tez pas que Sancho ne faffe ce qui fera
néceffaire , quand je lui ordonnerai . Je
voudrois que Chevillard fût déja venu,
& me voir aux mains avec Malanbrun ,
je lui apprendrois , au prix de fa téte , à
perfécuter des Dames , & à défier des
Chevaliers errans. Que le Ciel , s'écria
}
la Doloride , regarde avec des yeux be
nins votre grandeur , valeureux Che
valier , & que toutes les étoiles des re
gions celeftes puiffent influer fur votre
valeur, toute la force & toute la profpe
rité qu'elles enferent ; foyez le bouclier
& le rempart des malheureuſes Da
mes d'honneur aujourd'huifi deshono
rées ; de ces infortunées victimes du mé
pris des Apoticaires , que les Ecuyers
anathématifent , queles Pages accablent
d'injures & d'opprobres , & que l'injuſti
ce a mifes en abomination devant tout
le genre humain. Il leur eft bien dû , aux

L
86 HISTOIRE
11 v. VII. miferables , il leur eft bien dû ; que ne
CH. XL.
fe jettent-elles dans les Repenties dans
Avanture la fleur de leur âge , plûtôt que de traî
de Doloride.
ner une vie rampante & abjecte dans
la condition des Suivantes, où on nefon
ge non plus à elles que fi elles avoient
fait tous les vœux du Couvent. Difgra
ciées Suivantes que nous fommes ! fuf
fions-nous venues en ligne directe de
måle en mâle du fang d'Hector de
Troye ! trouverons-nous une Maitreffe
qui ne nous traite avec mépris , quand
toute leur fortune dépendroit de no
tre conduite ? O geant Malanbrun , tout
enchanteur que tu fois ; tu ne laiffes pas
d'être fidéle en tes promeffes , envoyes
nous promtement le nompareil Chevil
lard , afin que nous voyions dans peu la
fin de mes difgraces ; car àprefent , files
chaleurs nous furprennent avec tant de
barbe , malheur fur nous & fur notre ra
ce ; & qui , mille diables , Dieu me par
donne, y pourra fubfifter ? La Trifaldi ,
en proferans ces triftes paroles , parut
touchée d'une douleur fivive , qu'il n'y
eut perfonne qui n'en fût attendri. San
cho en pleura tout de bon , & réfolut en
fon cœur d'accompagner fon Maître :
dût-il le mener jufqu'aux Antipodes , au
sas que cela fervit de quelque chofe
DE DON QUICHOTTE. 87
pour éclaircir , dit-il , ces broffailles ; L1 v. VII.
que ces bonnes Dames avoient fur le CH- XLI.
viſage. Avanture
de Doloride

CHAPITRE XLI.

De l'arrivée de Chevillard & de la


fin de cette longue & terrible
avanture.

A nuit arriva & avec elle l'heure


LAL
que le fameux Chevillard devoit ve
nir. Don Quichotte attendoit ſa ve
nue avec une extrême impatience , &
croyoit que puifque Malanbrun tardoit
tant à l'envoyer , ou qu'il n'étoit pas le
Chevalier à qui cette avanture étoit re
fervée , ou que le Geant évitoit d'entrer
avec lui en combat fingulier. Mais lorf
qu'on y penfoit le moins , voilà que tout
d'un coup on vit entrer quatre Sauva
ges tout couverts de lierre , & qui por
toient fur leurs épaules un grand cheval
de bois. Ils le poférent à terre fur fes
pieds , & un des Sauvages dit auffi-tôt :
Que celui qui en aura le courage , monte
fur cette machine. Pour moi , je n'y
monte pas , dit Sancho , je n'en ai point
le courage , & ne fuis , Dieu merci, point
Chevalier, Et que l'Ecuyer , s'il en a un §
88 HISTOIRE
L₁v. VII. continua le Sauvage , prenne la croupe ,
CH. XLI. & que le Chevalier s'affùre de la part
Avanture de Malanbrun qu'il eft à couvert de tou
de Doloride. tes fortes d'embuches , & qu'il n'a que
fon cimeterre à craindre. Au refte il n'y
a qu'à tourner la cheville que ce cheval
a au front , & il les portera de lui-mê
me au lieu où les attend Malanbrun ; &
afin que le vague de l'air & la longueur
de chemin ne leur donne point des
étourdiffemens , il faut qu'ils tiennent
les yeux bandez , jufqu'à ce que le che
val henniffe ; ce fera figne que le voya
ge eft achevé. Cela dit, les Sauvages fe re
tirent en gambadant par où ils étoient
venus. La Doloride confiderant le che
val avec des larmes de joye , dit à Dom
Quichotte : Vaillant Chevalier , la pro
meffe de Malanbrun eft accomplie , le
cheval eft arrivé , nos barbes croiffent
& nous fupplions toutes ta valeur extrê
me, par ce que tu cheris le plus & par au
tant de poils que nous en avons au viſa
ge, que tu nous décharges de cette bour
re importune qui nous défigure. Il n'y
a qu'à monter toi & ton Ecuyer fur
Chevillard , c'eft en cela que confifte l'a
vanture. Montez donc , hardi & franc
Chevalier , Ecuyer obligeant & benevo
le, & donnez un heureux commence
ment
DE DON QUICHOTTE. 89
ment à un voyage , dont la fin vous doit Lv. VII.
CH . XLI
être auffi glorieufe , qu'avantageufe pour
nous. Je le ferai de bon cœur , affligée Avanture
Comteffe , repartit Don Quichotte , & de Doloride.
fans m'amufer à prendre ni éperons ni
couffin , tant j'ai d'impatience de vous
donner du foulagement . Pour moi , je
n'en ferai rien , avec votre permiffion ,
Madame la Comteffe , dit Sancho ; & fi
la tonfure ne fe peut faire , fans qu'il y
ait un Ecuyer en croupe , mon Maître
n'a qu'à en prendre un autre , & ces bon
nes Dames a chercher un autre tondeux ;
je ne fuis point forcier pour m'en aller
courir par l'air. Hé ! qu'est-ce que di
roient les habitans de mon Ifle , s'ils fça
voient que leur Gouverneur donne ainfi
à tousvents ? Mais celui-là eft bon , oui ;
on dit qu'il y a trois ou quatre mille
Heuës d'ici à Candaya ; & file cheval fe
laſſe en chemin , ou qu'il prenne quel
que fantaifie au Geant , nous ferons des
fix ou fept ans à revenir ; & puis il n'y
aura ni Iſle ni vaffaux qui me recon
noiſſent. Il y a long-tems que j'ai cuf
dire que le danger gît dans le retarde
ment ; & quand on te donne la vache ,
cours y vîte avec la corde , que les pieds.
ne l'emmenent. Je baife les mains aux
barbes de ces bonnes Dames . Saint Pier
Tome IV Η
90 HISTOIRE
LIV. VII. re eft bien à Rome , & moi je me trouve
CH . XII.
bien ici , où l'on me fait un fi bon trai
Avanture tement , & dont le Seigneur a la bonté
de Doloride. de me faire Gouverneur d'une Ifle. II
faudroit que je fuffe bien fou de quitter
cela pour des barbes ; & que diable, eft
ce un fi grand malheur que d'en avoir ?
les bons hermites les portent juſqu'à la
ceinture. Ami Sancho , dit le Duc , l'Ifle
que je vous ai promife , fe trouvera tou
jours ; elle n'eft pas mouvante , & elle
tient en terre par de profondes racines
qui vont jufqu'aux abîmes , fi bien qu'il
ne faut pas craindre de la perdre. Et
puis , vous fçavez auffi bien que moi que
les dignitez de ce monde ne s'acquiérent
point fans quelque travail ; je vous prie
donc pour l'amour de moi & en faveur
du Gouvernement que je vous donne ,
d'accompagner le Seigneur Don Qui
chotte dans cette mémorable avanture ,
& foit que vous reveniez auffi prom
tement que vous le promet la vîteſſe de
Chevillard , ou que la fortune contraire
vous faffe retourner comme un pelerin
à pied , & mendiant de porte en porte ,
en quelque tems & à quelque heure que
vous reveniez , vous retrouverez tou
jours votre Ifle où vous l'aurez laiffée
& vos Infulaires auffi prêts à vous réce
DE DON QUICHOTTE. 91
voir pour Gouverneur qu'ils l'ont tou LI V. VII.
jours été. Pour moi , je puis bien vous CH , XLI.
jurer que je ne changerai pas de fenti Avanture
ment non plus ; n'en doutez nullement, de Doloride.
Seigneur Sancho , car autrement ce fe
roit mal reconnoître le deffein que j'ai
de vous fervir. En voilà trop , Monfei
gneur le Duc , dit Sancho , je fuis un
pauvre Ecuyer , qui n'a point la force
de fupporter le fardeau de tant de cour
toifies ; que mon Maître monte , qu'on
me bouche les yeux , & qu'on me re
commande à Dieu & à fes Saints. Mais ,
Monſeigneur , je voudrois bien qu'on
me dît fi , quand nous ferons là-haut ,
je ne puis pas bien moi-même me re
commander à notre Seigneur , & invo
quer le fecours des Anges ? Vous le
pouvez en toute fûreté , dit la Trifal
di ; quoique Malanbrun foit Enchan
teur ,
il ne laiffe pas d'être Chrêtien , &
il fait tous fes enchantemens en hom
me prudent , & qui ne veut pas s'atti
rer de reproches. Allons donc , dit San
cho , & le bon Dieu nous affifte & la
bonne Notre-Dame de Lorrete. Depuis
la memorable avanture des foulons ,
dit Don Quichotte ‫י‬, je n'ai jamais vû
Sancho plus effrayé qu'il l'eft à cette
heure; & fi je m'arrêtois aux préfages ,
Hij
92 HISTOIRE

. XLI.VII. comme beaucoup d'autres , je ne fçaifi


CHLIV.
je n'aurois point moi-même quelque
Avanture peur de le voir fi allarmé. Mais appro
de Doloride.
che-toi, Sancho, que je te dife deux mots
avec la permiffion de leurs Excellences.
En difant cela , il le mena d'un autre cô
té du jardin entre de grands arbres , &
lui prenant les mains. Tu vois bien , ami
Sancho , lui dit-il , le long voyage que
nous avons à faire , & qu'il n'y a que
Dieu qui fçache quand nous en pour
rons revenir , & les affaires que nous y
trouverons ; je voudrois donc, mon en
fant , que fous le prétexte d'aller pren
dre quelque chofe dont tu as befoin , tu
te retiraffes dans ta chambre , & que tu te
donnaffes vite quatre ou cinq cent coups
de fouet fur & tant moins des trois mille
fix cens à quoi tu es obligé ; ce fera tou
jours autant de fait , & une choſe bien
commencée eft à demi achevée. En voi
là d'un autre , répondit Sancho. Pardi ,
Monfieur , il faut que vous foyez fou !
Je vous demande pardon , il faut vous
répondre , comme dit l'autre , vous me
voyez en procès , & vous me demandez
ma fille. Et mort non pas du diable ,
❤ vous fçavez que je fuis fur le point de
monter un cheval de bois , affis fur fa
croupe dure ; & vous voulez que je
DE DON QUICHOTTE, 93
m'aille écorcher le derriere par avance.pLIV. VII.
Vous rêvez , Monfieur , par ma foi ; CH. XLI.
allons donner ordre à la tonfure de ces Avanture
bonnes Dames , puifque le diable nous de Doloride,
y appelle , & au retour je vous promets ,
foi d'homme de bien , que nous avife
rons au refte ; mais n'en parlons point
davantage pour l'heure . Je m'en fie à
ta parole , ami Sancho , repartit Don
Quichotte , je m'affure que tu la tien
dras. Qui , oui , dit Sancho , repofez
vous-en fur moi , & ne fongeons point
àentreprendre tant de befogne à la fois.
Ils retournérent auffi-tôt vers la com
pagnie ; & Don Quichotte fur le point
de monter fur le Chevillard : Bouche
toi les yeux, dit-il à Sancho . & mon
te hardiment : il n'y a pas d'apparence
que celui qui nous a envoyé chercher
de fi loin , ait deffein de nous tromper,
pour le peu d'avantage qu'il y a à abu
fer des gens quife fient en lui ; & quand
les chofes iroient tout au rebours de ce
que je m'imagine , la feule gloire d'a
voir entrepris cette avanture , eft affez
grande pour n'avoir pas à craindre de
la voir obfcurcie par les ténébres de
l'envie. Allons , Monfieur , allons ré
pondit Sancho , il me femble que j'ai
94 HISTOIRE
LIV. VII. le cœur chargé de toute la bourre de ces
CH. XLI
pauvres Dames " & je ne mangerai
Avanture morceau qui me faffe du bien que je ne
de Doloride. les renvoye en meilleur état. Montez
donc vous - même , Monfieur , conti
nua-t-il , car puiſque je dois aller en
croupe , il faut auparavant que vous
vous mettiez en felle. Tu n'as pas tout
le tort , repartit Don Quichotte , &
ayant tiré un mouchoir de fa poche , il
pria la Dame Doloride de le lui mettre
fur les yeux. Mais il l'ôta brufquement
lui-même , en difant , fije ne me trom
pe ; J'ai lû dans Virgile , quand il parle
du Palladium de Troye , que c'étoit
un cheval de bois que les Grecs of
frirent à la Déeffe Pallas , & qu'il ren
fermoit des Chevaliers armez , qui fu
rent depuis la ruine de cette Ville la
plus importante de toute l'Afie. Cela
me fait reffouvenir qu'il n'y a pas grand
mal d'examiner ce que Chevillard por
te dans ſes entrailles. Que cela ne vous
arrête point , dit la Doloride , je vous
en répons ; je connois affez Malanbrun
pour fçavoir qu'il n'eft ni malin , ni
traître. Montez fur ma parole , & s'il
vous en arrive du mal , je le prens fur
moi,, Dom Quichotte crut effective
DE DON QUICHOTTE. 95
ment que ce feroit faire tort à fa valeur L 1 v. VII.
que de prendre davantage de précau- CH. XLI.
tion , fi bien qu'il monta , fans s'amu Avanture
fer à contefter : & comme faute d'é- de Doloride.
triers il tenoit les jambes allongées , &
pendantes , il fembloit proprement unc
figure de ces tapifferies de Flandres , où
l'on reprefente un triomphe Romain.
Sancho fe prépara auffi à monter ; mais
ce fut fi lentement , qu'il étoit bien aiſé
de juger qu'il ne le faifoit qu'à contre
cœur. Si-tôt qu'il fut fur le cheval ,
dont il ne trouva pas la croupe molle
te , il commença àfe remuer pour pren
dre ſes aiſes ; mais il ne put jamais fe
mettre à fon gré , & il pria le Duc de
lui faire donner un couffin , quand ce
devroit être un de ceux de l'eftrade de
Madame la Ducheffe : parce que , dit
il, ce cheval a la mine de marcher fort
dur. La Trifaldi répondit que Chevil
lard ne fouffriroit rien de cette forte fur
lui : & que s'il vouloit , il pouvoit ſe
mettre à la maniere des femmes pour
être mieux à l'aife , ce qu'il fit : enfuite
on lui banda les yeux , & il dit adieu à
la compagnie. Il ne fut pas unmoment
en état qu'il fe découvrit , & regardant
triſtement tous ceux qui étoient dans le
jardin , il les conjura les larmes aux yeux
96 HISTOIRE
LIV. VII. de dire un Pater & un Ave , pour lui ,
CH. XLI, afin de meriter que Dieu leur fit trou
Avanture ver de bonnes ames qui les aſſiſtaffent
de Doloride. de leurs prieres , fi jamais il fe voyoient
en pareil état. Larron s'écria Don
Quichotte , es-tu par avanture au gibet
pour faire de femblables demandes?Pol
tron ! n'es-tu pas dans le lieu même où
fe vit autrefois la belle Maguelonne , &
d'où elle defcendit pour être Reine de
France , & non pas pour entrer dans le
tombeau? & moi qui te parle , ne fuis
je point capable de te raffurer , puif
qu'on m'a choifi pour remplir la même
place qu'occupa le fameux Pierre de
Provence? Couvre-toi , couvre-toi les
yeux , animal fans raifon & fans coura
ge, & qu'il ne t'arrive jamais de faire
voir de femblables frayeurs , au moins
en ma préſence. Qu'on me bouche les
yeux , repondit Sancho , & puifqu'on ne
veut pas queje me recommande à Dieu,
ni qu'on prie pour moi , allons à la mal
heure , & ne nous étonnons pas fi quel
que legion de diables nous jette entre
les mains des Mahometans.
Nos avanturiers fe couvrirent les
yeux : & Dom Quichotte voyant tou
tes chofes en état , commença à tour
ner la cheville : A peine y eut-il mis la
main ,
DE DON QUICHOTTE. 97
main , que toutes les Suivantes & ceux Liv. VII
qui étoient préfens , fe mirent à crier : CH. XLI.
Dieu te conduiſe , valeureux Chevalier ; Avanture
Dieu foit à ton aide , Ecuyer fans peur , de Doloride
puiffions-nous bien- tôt jouir du plai
fir de vous revoir , ce qui ne fçauroit
manquer , de la vîteffe dont vous fen
dez l'air , & puifque nous vous perdons
prefque de vue. Tiens -toi ferme , cou
rageux Sancho , tu ne fais que branler ;
prens garde de tomber , ta chûte feroit
plus lourde que celle de ce jeune étour
di , qui fe mela de vouloir mener les
chevaux du Soleil. Sancho fe ferra con
tre fon Maître , & l'embraſſant par la
ceinture : Monfieur , dit-il , pourquoi
difent- ils là bas que nous fommes fi
haut , puifque nous les entendons fi ai
fément , & qu'on diroit qu'ils nous par
lent aux oreilles. Ne t'arréte pas à ce
la , Sancho , répondit Don Quichotte ,
comme ces manieres d'aller font toutes
extraordinaires , tout ce qui s'y paſſe eſt
de méme , fans compter que la voix ne
trouvant aucun empechement , peut fa
cilement venir jufqu'à nous , l'air lui
fervant de vehicule ; mais ne me ferre
pas tant , je t'en prie , car tu me feras
cheoir. En vérité , je ne comprens pas
qui te tient , ni de quoi tu t'épouvan
Tome IV.
98 HISTOIRE
Liv. VII. tes : devant Dieu , fi j'ai monté de
CH. XL .
ma vie une monture plus douce ; je la
fens fi peu remuer , qu'il me femble
Avanture
de Doloride . qu'elle ne part pas d'un lieu. Défais-toi
de ces vaines frayeurs , mon ami , les
chofes vont comme elles doivent aller
& nous pouvons dire que nous avons le
vent en poupe. Auffi avons-nous , ma
foi , repartit Sancho ; car je fens de ce
côté-là une bife gaillarde qui fouffle à
Sujet de la merveilles. Il avoit raiſon de le dire ;
figure.
quatre ou cinq hommes l'éventoient
par derriere avec de grands foufflets ,
tant le Duc & fon Intendant avoient
bien difpofé les chofes , pour rendre l'a
vanture parfaite. Don Quichotte ayant
auffi fenti le vent : fans doute , dit-il , San
cho , nous fommes déja au-deffus de la
moyenne région de l'air , ou fe forment
la gréle , la pluïe , les vents & le ton
nerre ; & fi nous montons toujours de
la même vîteffe , nous ferons bien-tôt
dans la région du feu , & je ne fçai pas
trop bien comment modérer cette che
ville , pour ne pas aller dans un lieu où
nous ferions bien-tôt embrafés. En cet
endroit on commença à leur échauffer
le viſage avec des étoupes allumées &
des matieres aifées à s'enflammer , & à
s'éteindre , qu'on avoit attachées à de
Tom.4.pag. 98,

Bonard . inv . CON


1
DE DON QUICHOTTE. 99
longs rofeaux , pour les tenir de loin , LIV VII.
afin qu'ils n'entendiffent pas le moindre CH. XLI.
bruit. Je fuis pendu , s'écria Sancho , qui Avanture
fentit la chaleur , fi nous ne fommes de Doloride .
déja où vous dites , ou pour le moins
bien près ; j'ai déja la barbe demi gril
lée. Monfieur , je m'en vais me décou
vrir , pour voir où nous fommes . Don
ne-t-en bien de garde , dit Don Qui
chotte : ne te fouviens-tu pas de l'Hif
toire du Licentié Torralva , que les dia
bles enlevérent par l'air à cheval fur un
rofeau , & les yeux bandés ? Il fut en
douze heures à Rome , & defcendit fur
la terre de Nonne d'où il vit tout ce qui
fe paffa à la mort du Connétable de
Bourbon , & le lendemain à la pointe
du jour il fut de retour à Madrid , & ra
conta tout ce qu'il avoit vû. Il dit auffi ,
que comme il étoit dans l'air , le diable
lui dit d'ouvrir les yeux ; & il fe vit fi
proche du corps de la Lune , qu'il y pou
voit toucher avec la main ; mais qu'il
n'ofa regarder en bas de crainte que la
tête ne lui tournât. Ainfi , mon ami ,tu
vois bien que la curiofité feroit dange
reuſe contente-toi que celui qui s'eft
chargé de nous faire faire le voyage ,
répondra de nous , & peut-être qu'à
l'heure qu'il eft , nous fommes au-def
I ij
100 HISTOIRE
LIV. VII. fus du Royaume de Candaya , où nous
CH. XII. allons fondre , comme le Sacre fait fur
Avanture le héron : & encore qu'il ne nous fem
de Doloride. ble pas qu'il y ait demie heure que nous
fommes à cheval , crois-moi , mon ami ,
que nous avons bien fait du chemin, Je
n'ai rien à vous dire , repartit Sancho ,
mais je fçai bien que fi la Dame Mague
lonne ne s'ennuyoit pas fur cette chien
ne de croupe , il faloit qu'elle eut la
chair bien dure.
Le Duc , la Ducheffe & leur compa
gnie ne perdoient rien de ce beau dia
logue , & rioient comme des fous , s'em
péchant pourtant d'éclater , de peur de
gâter le myftere ; & pour donner enfin
la derniere main à une avanture fi heu
reuſement commencée , ils firent met
tre le feu fous la queue du cheval , & le
bon Chevillard qui avoit l'eftomac plein
de fufées & de grands pétards , s'enle
va dans l'air avec grand bruit , & re
tomba avec Don Quichotte & Sancho ,
l'un & l'autre flambés comme des co
chons. En ce tems-là , la Doloride & fa
troupe barbue étoient déja forties du
jardin , & tous ceux qui y reftérent , de
meurérent comme pâmés étendus par
terre. Don Quichotte & Sancho fe le
yérent tout étourdis de leur chute , &
SN
Y
DE DON QUICHOTTE. 101
ayant regardé de tous côtés , ils furent LIV. VII,
bien étonnés de fe revoir encore dans CH . XLI .
le même jardin , & de voir par terre tant Avanture de
de gens qui paroiffoient fans mouve- Doloride.
ment. Mais ils furent bien furpris ,
quand ils apperçûrent en un coin du
jardin , une lance fichée en terre , où
pendoit à deux cordons de foye verte
un parchemin , avec ces paroles en grof
fes lettres d'or.

L'illuftre & valeureux Chevalier Don


Quichotte de la Manche mitfin à l'avan
turede la Comtefe Trifaldi , autrement la
Dame Doloride , & de fes compagnes ,
Seulementen l'entreprenant. Malanbrunest
content & fatisfait , ces Dames ont perdu
leurs barbes , & le Roi Don clavijo & la
Reine Antonomafie ont repris leur pre
miere forme ; & fi-tôt que l'Ecuyer aura
accompli la pénitence des trois mille fix
cens coups , la blanche colombefe verra dé
livrée des Gerfauts importuns qui la per
Sécutent , & entre les bras de fon bien-ai
mé Gémiſſeur. Ainfi l'a ordonné lefçavant
Merlin, Proto-Magicien de tous les Ma
giciens.

Don Quichotte n'eut pas plutôt lu ces


paroles , qu'il comprit aifément ce qu'el
I iij
102 HISTOIRE
ITV. VII. les difoient du défenchantement deDul
Ch.XI.
cinée ; & après avoir rendu au Ciel mille
Avanture actions de graces de l'avanture qu'il ve
de Doloride. noit de finir avec fi peu de péril, & de
l'obligation que lui avoient ces pauvres
Dames barbues , qu'il ne voyoit plus ,
il alla du côté où étoient étendus le Duc
& Ducheffe qui paroiffoient encore
évanouis. Allons , Monfieur , allons , dit
il , prenant le Duc par la main , bon cou
rage , bon courage , tout ceci n'eft rien ,
l'avanture eft entierement finie , & iln'y
a plus de dangers , comme nous verrons
par l'écriteau qu'on a mis au haut, de
cette lance. Le Duc comme enfeveli
dans un profond fommeil , commença
peu à peu à revenir , & la Ducheffe ,
& tous ceux qui étoient par terre , fai
fant les mêmes grimaces , ouvrirent auffi
les yeux : ils feignirent fi bien les uns &
les autres & de la ſurpriſe & de l'éton
nement , qu'on auroit effectivement cru
qu'il leur étoit arrivé quelque chofe d'é
trange. Le Duc lut l'écriteau , les yeux
encore à demi fermés , & fe les frotant
à chaque mot, & fi-tôt qu'il eut achevé
de lire , il fe jetta les bras ouverts au
cou de Don Quichotte , lui difant qu'il
étoit le meilleur & le plus glorieux
Chevalier qu'il y eût eu jamais dans les
4
DE DON QUICHOTTE. 103
fiécles paffés . Sancho cherchoit des yeux Liv. VII .
la Doloride , pour voir quelle mine C. XLI.
elle avoit depuis qu'elle étoit fans bar
Avanture
be ; & fi elle étoit auffi belle qu'on le de Doloride.
jugeoit auparavant par les traits de fon
vilage. Mais on lui dit , que fi-tôt que
Chevillard avoit fondu du haut de l'air
fur la terre , tout en feu comme il
étoit , la Comteffe avoit difparu avec
toute fa troupe , & qu'elles n'avoient
plus le moindre poil de barbe , ni la
moindre apparence d'en avoir jamais ,
eu. La Ducheffe demanda à Sancho
comment il fe trouvoit de ce longvoya
ge , & s'il ne lui étoit rien arrivé d'ex
traordinaire. A quoi Sancho répondit :
Je metrouve affez bien , Madame , Dieu
´
merci , fi ce n'eft que je me fuis un peu
débauché une épaule en tombant ; mais
pour nous autres , cela n'eft rien. Pour
le refte , il faut que je vous dife que je
fentis que nous allions comme fi nous
euffions volé vers un endroit qui s'ap
pelle , à ce que dit mon Maître , la ré
gion du feu. Je voulus me découvrir ,
& mon Maître à qui je le dis , ne le J
vouloit pas ; mais moi qui fuis un peu
curieux de ma nature , & qui veux tou
jours voir ce qu'il y a dans mon che
min , je hauffai au-deffus du nez , mais
I iiij

L
104 HISTOIRE

Liv. VII: tout doucement , & fans que perfonne


CHXLI en vît rien , le mouchoir qui me bou
Avanture choit les yeux , & puis je me mis à re
de Doloude, garder la terre. Regardant fi nous étions
bien haut , elle ne me parut pas plus
groffe qu'un grain de moutarde , & les
hommes qui alloient deffus , gueres plus
grands que des noifettes. Ami Sancho ,
dit la Duchefe , prenez - vous bien
garde à ce que vous dites ? de la ma
niere que vous parlez , vous ne vîtes pas
la terre , mais feulement les hommes
qui étoient deffus : & cela eft bien clair ,
car fi la terre ne paroiffoit pas plus grof
fe qu'un grain de moutarde , & que
chaque homme fut auffi gros qu'une
noifette , un feul homme devoit couvrir
la terre toute entiere. Cela devroit étre
ainfi , répondit Sancho ; mais , avec tout
cela , je la découvris par un petit en
droit , & je la vis toute. Mais , Sancho ,
repartit la Ducheffe , on ne fçauroit
voir tout entier ce qu'on ne regarde que
par un petit côté. Je n'entens point tou
tes ces vifions & ces philofophies , re
pliqua Sancho ; mais il fuffit que votre
Seigneurie fçache que nous volions
alors par enchantement , & par enchan
tement nous pouvions voir la terre &
les hommes , de quelque côté que nous
DE DON QUICHOTTE. 105
regardafſions ; & fi vous ne croyez pas Liv. VII.
cela , vous croirez encore moins , que CH. XLI.
quand je baiffai mon mouchoir pour Avanture
regarder en haut , je me vis fi proche du de Doloride.
Ciel , qu'il ne s'en faloit pas un pied
que je n'y touchaffe , & je puis bien ju
rer , Madame , qu'il eft extremement
grand. Nous allions à l'heure devers
l'endroit oùfont les fept Chevres , qu'on
dit autrement la Pouffiniere , fur mon
Dieu & fur mon ame , je crois que nous
n'étions pas à deux lieues du Paradis ,
& je penfai mourir de joye quand je les
vis , parce que j'ai été autrefois Che
vrier dans ma jeuneffe ; & il me prit
fi grande envie de m'entretenir un peu
avec elles , que fi je ne l'euffe fait , j'en
aurois crevé. Ma foi donc , fans dire
mot à perfonne , pas même à mon Maî
tre , je defcendis tout bellement de def
fus le Chevillard , & je me mis à cauſer
environ trois ou quatre heures avec les
Chevres , qui font iuftement faites com
me des giroflées & de belles fleurs ; mais
elles n'entendent gueres bien notre lan
gage , quoique pourtant elles font fort
civiles, & cependant Chevillard ne bou
gea de-là. Et pendant que Sancho s'en
tretenoit ainfi avec les Chevres , que fai
foit Don Quichotte demanda le Duc ?
106 HISTOIRE
LIV. VII. Comme toutes les chofes qui m'arri
CH.XLI. vent fe font par des voyes extraordinai
Avanture res , répondit Don Quichotte , il ne
de Doloride. faut pas s'étonner de ce que rapporte
Sancho ; pour moi , tout ce que je puis
vous dire , c'eft que je ne me découvris
nullement , & je ne vis ni Ciel , ni ter
re , ni mer , ni montagnes ; je m'apper
çûs feulement , lorfque nous eûmes
paffé par la moyenne région de l'air
que nous approchions fort de la région
du feu ; mais que nous ayons été plus:
avant , j'ai de la peine à le croire ; car
la région du feu étant placée entre le
Ciel de la Lune & la derniere région de
l'air , nous ne pouvions arriver jufqu'au
Ciel des Pleïades , ou des fept Chevres ,
comme dit Sancho , fans être auffi-tôt
embrafés ; & puifque nous voilà , où il
faut que Sancho mente , où il faut qu'il
reve. Je ne mens , ni ne reves , repartit
Sancho , qu'ainfi ne foit , qu'on me de
mande ce qu'on voudra de ces Chévres ,
& on verra fi je me trompe. Dites-le
vous même , Sancho , dit la Ducheſſe ,
fans qu'on vous interroge. Il y en a
deux vertes répondit Sancho , deux in
carnates , deux bleues , & l'autre eft
mélée. Voila une maniere de chèvres
bien nouvelle , dit le Duc , nous n'en
DE DON QUICHOTTE. 107 2
avons point de ſemblables fur la terre. L 1 v. V 11.
Y a-t-il de quoi s'étonner , repartit San- CH . XLI.
cho , qu'ily ait de la différence entre les
Avanture
Chévres de la terre & celles du Ciel ? de Doloride.
Dites-moi un peu , ami Sancho , deman
da le Duc , ne vites-vous aucun Bouc
parmi ces Chévres ? Non , Monfeigneur,
répondit Sancho ; j'ai auffi oui dire que
ni Bouc ni Bélier ne paffent les cornes
de la Lune. On n'en voulut pas deman
der davantage à Sancho ; & on vit bien
de la maniere qu'il s'y prenoit , qu'il
étoit d'humeur à paffer par tous les
Cieux , & à raconter tout ce qui s'y fait.
Enfin voilà l'avanture mémorable de la
Dame Doloride , qui divertit fort le
Duc & le refte des fpectateurs , & leur a
donné à rire tout le tems de leur vie , &
à Sancho de quoi raconter tant qu'il a
vêcu. Ils fortirent tous du Jardin pour
rentrer dans la maifon , & pendant le
chemin Don Quichotte dit à Sancho à
l'oreille : Sancho puifque vous voulez
qu'on croye ce que vous dites que vous
avez vû au Ciel, je prétens auffi que
Vous croyez ce que je vis dans la ca
verne de Montefinos ; & je ne vous en
dis pas davantage.

X
108 HISTOIRE
LIV. VII.
CH. XLII.

CHAPITRE XLII.

Des confeils que Don Quichotte don


na à Sancho Pança touchant le
gouvernement de Pifle , &c.

PRES l'heureux fuccès de l'avan


A ture de Doloride , le Duc & la Du
cheffe voyant comme il s'y falloit pren
dre pour réuffir auprès de leurs hôtes ;
ne penférent plus qu'à inventer de nou
veaux fujets de fe divertir. Le jour fui
vant , leurs gens étant bien inftruits de
la maniere qu'il en falloit ufer avec
Sancho , le Duc lui dit qu'il fe préparât
à aller prendre poffeffion de fon gou
vernement , & que fes Infulaires l'atten
* doient avec autant d'impatience que la
terre feche demande la rofée. Sancho fe
baifa jufqu'en terre , & dit au Duc : de
puis que je fuis defcendu du Ciel , Mon
feigneur , & depuis que du plus haut de
fa voûte , j'ai confidéré la terre , & l'ai
vûe fi petite , l'envie m'a prefque paffé
d'etre Gouverneur . Hé ! qu'eft- ce qu'il
y a de fi grand à gouverner une petite
partie d'un grain de moutarde ? Quel
y à commander à une
DE DON QUICHOTTE. 109
demie douzaine d'hommes , gros com- Liv. V11.
me le bout du doigt ! car il me fembloit CH. XLII
qu'il n'y en avoit pas davantage fur
toute la terre. Si votre Excellence me
vouloit donner à gouverner une petite
partie du Ciel , quand elle ne feroit que
de demje lieue de long , je l'aimerois
mieux que toutes les Ifles du monde.
Mais , ami Sancho , répondit le Duc ,
ne fçavez- vous pas bien que je ne fçau
rois vous donner dans le Ciel feulement
auffi grand que l'ongle , & qu'il n'y a
que Dieu feul qui puiffe faire de ces
graces ? Ce que je puis vous donner , je
vous le donne , qui eft une Ifle belle &
droite comme un jonc , toute ronde &
bien proportionnée , fertile & abondan
te comme les champs Eiifées ; & fi vous
ufez bien des biens de la terre , vous
pourrez acquerir ceux du Ciel. Bon ,
bon , Monfeigneur , repliqua Sancho ,
que l'Ifle vienne feulement , & je m'ef
forcerai à gouverner fi bien , qu'en dé
pit de tous les veillaques qui y trouve
ront à redire , j'aurai ma part au Ciel ,
& ce n'eft point par avarice , que je fon
ge à quitter ma maiſon pour me voir
dans les Grandeurs , mais feulement
pour voir ce que c'eft que ces Gouver
nemens dont tout le monde eft ſi affa
110 HISTOIRE
LIV. VII. mé. En verité, dit le Duc , quand vous
CH. XL11. en aurez une fois goûté , ami Sancho,
vous vous en lêcherez les doigts , tant
il y a du plaifir à commander, & à fe
faire obéir ; & ne doutez pas , quand
une fois le Seigneur Don Quichotte ſe
verra Empereur , ce qui ne peut man
quer d'arriver bien-tôt , de la maniere
qu'il s'y prend , qu'il ne regrette tout le
tems qu'il aura manqué de l'être . Mon
feigneur , répondit Sancho , il eſt tou
jours bon de commander , comme vous
dites , quand ce ne feroit qu'un troupeau
de moutons. Je meure , Sancho , fi vous
ne ſcavez de tout , repartit le Duc , &
j'efpere que vous ferez un fort bon Gou
verneur, mais laiffons cela , & fongeons
au refte. Je vous avertis que c'eft de
main que l'on vous mene prendre pof
feffion de votre Ifle , & ce foir on pré
pare votre équipage & toutes les chofes
néceffaires. Qu'on m'habille & qu'on
m'équipe comme on voudra , répondit
Sancho , je n'en ferai pas moins Sancho
Pança. Cela eft vrai , dit le Duc , mais
cependant il faut que les habits foient
conformes aux conditions & à la digni
té. Il feroit ridicule qu'un homme de
Juftice fût vêtu comme un homme d'é
pée , & un foldat comme un Prêtre.
DE DON QUICHOTTE. 111
Pour vous , Sancho , il eft à propos que
votre habit tienne de l'homme de let- L1V. VII.
CH. XLII.
tres & de l'Officier de guerre , parce
que dans l'Ifle que je vous donne , la
fcience , & la valeur font également ne
ceffaires. Pour la fcience , repartit San
cho , je n'en ai pas à foifon , & fans fai
re le fin , je ne fçai ni A ni B ; mais je
fçai mon Pater nofter , & c'eft bien affez
pour être bon Gouverneur. Pour ce qui
eft des armes , je me fervirai de celles
qu'on me donnera , jufqu'à tant qu'el
les me tombent des mains , & Dieu
nous aide , s'il lui plaît. Avec ces fenti
mens-là , dit le Duc , il faut tout eſpe
rer de la conduite du bon Sancho. Don
Quichotte arriva là -deffus , & ayant ap
pris que Sancho devoit partir le lende
main , il le prit par la main , & avec la
permiffion du Duc , l'emmena dans ſa
chambre pour lui donner avant fon dé
part quelques leçons fur la bonne ma
niere de gouverner. Si-tôt qu'ils furent
entrés , Don Quichotte ferma la porte
par derriere , & ayant fait affeoir San
cho malgré lui ; il lui dit d'un ton grave
& ferieux :
Je rens graces au Ciel , ami Sancho ,
de ce que tu te reffens des prefens de là
fortune , avant qu'elle m'ait à moi-mê
112 HISTOIRE
LIV. VII.
CH. XLII, me fait aucune part de fes faveurs. Moi ,
qui ne penfois qu'à me mettre en état
de faire un établiffement confiderable ,
afin de te récompenfer de tes fervices ,
je me trouve encore dans l'attente ; &
toi , contre tout ordre , tu jouis déja par
avance du fruit de tes défirs. Les uns fe
fatiguent , ſe donnent mille inquiétu
des , & travaillent inceffamment fans ar
river au but de leurs prétentions ; &
d'autres qui n'y penfent prefque pas , &
fans faire la moindre démarche , ſe
trouvent en poffeffion des charges & des
dignités , qui doivent être le prix & la
recompenfe du travail & du merite. Il
n'eft que trop vrai ce qu'on dit , qu'il
n'y a qu'heur & malheur en ce monde.
Toi , qui à mon égard , n'es qu'un pa
reffeux & un miferable , qui ne te pi
ques ni d'être laborieux , ni vigilant ,
tu tevois Gouverneur d'une Ifle , feule
ment parce que tu as quelque odeur de 1
la Chevalerie errante , & que tu enfuis
de loin les traces . Je te dis ceci , mon
pauvre Sancho , non pour te faire au
cun reproche , ni parce que je te porte
envie , mais pour t'apprendre que tu ne
dois point attribuer ta bonne fortune à
ton mérite , & que tu en duis inceffam
ment remercier le Ciel , & après lui re
verer
DE DON QUICHOTTE. 113
verer la profellion de la Chevalerie Liv. V. VII.
errante , dont la vafte grandeur renfer- CH. XL11.
me en elle-même un nombre infini de
biens. Ayant donc difpofé ton cœur à
croire ce que je viens de te dire , mon
fils , écoute attentivement , & avec l'ap
plication d'un difciple qui veut profi
ter , les enfeignemens de ton Maître ,
les preceptes de ton Caton , qui te fer
viront d'étoile & de guide , pouréviter
les écueils de cette mer orageufe où tu
vas t'engouffrer , & qui te conduiront
fürement au port ; car enfin les grands
emplois & les charges d'importance ne
font autre chofe qu'un profond abime
de confuſion.
En premier lieu , mon enfant , tu dois
aimer Dieu & le craindre , parce que la
crainte de Dieu eft le commencement
de la fageffe , & celui qui eft veritable
ment fage, ne tombe point dans l'erreur.
Ce que tu dois faire enfuite , c'eft de
te fouvenir toujours de ta premiere
condition , & de t'examiner fincere
ment pour tâcher à te connoître toi
même car c'eft la principale choſe à
quoi on doit s'appliquer , & à laquelle
on réuffit d'ordinaire le moins . De cette
connoiffance tu apprendras à ne te pas
enfler comme la grenouille , qui jalouſe
Tome IV. K
114 HISTOIRE
LIV. VII. de la taille du bœuf, s'efforça de deve
CH. XLII. nir auffi groffe que lui , & en creva ;
fuis donc l'orgueil , cette fotte enflure
de cœur , qu'on ne peut même pardon
ner aux plus grands Seigneurs , & qui ne
manquera pas de te faire reprocher que
tu as autrefois gardé les pourceaux. Auf
fi eft-il vrai , répondit Sancho , que je
les ai gardés , quand j'étois tout petit ;
mais quand je fus plus grand , je gardois
les moutons , & puis les vaches. Mais
qu'eft- ce que cela fait à l'affaire ; tous
les Gouverneurs ne font pas venus
de Princes. J'en demeure d'accord ,
dit Don Quichotte ; & auffi ceux dont
la naiffance ne répond pas à la dignité
de leurs Charges , doivent fur-tout être
civils & honnêtes , pour ne fe pas attirer
l'envie & la médifance , qui en veulent
toujours à ceux qui ont de l'autorité,
Sancho, fais parade de la baffeffe de ta
naiffance , & n'aye point de honte d'a
vouer que tu viens de laboureur ; car
tant que tu ne t'éleveras point , perfon
ne ne fongera à t'humilier; & l'humilité
qui accompagne la vertu eft d'autant
plus agréable à tout le monde , qu'on ne
peut fouffrir un vicieux arrogant & fu
perbe. Ce n'eft pas d'aujourd'hui qu'il y
a un nombre infini de gens que la fortu
ne a tirés de la boue pour les élever fur
DE DON QUICHOTTE.` 115
le thrône , & je pourrois t'en donner LIV. VII.
mille exemples ; mais le tems preffe , CH. XLII.
& ce que j'ai à te dire eft plus impor
tant.
Vois-tu , Sancho , fi la vertu eft tou
jours la regle de tes actions , & que tu
ne te piques que d'être jufte , tu n'as rien
à envier à la condition des grands Sei
gneurs & des Princes : car on herite de
la nobleffe , mais la vertu eft un bien
d'acquifition , & elle eft bonne par elle
feule, ce que n'a pas la nobleffe.
Si donc par hazard quelqu'un de tes
parens te va voir dans ton Gouverne
ment , ne le mépriſe , ni ne le rebute ;
mais fais-lui le meilleur accueil que tu
pourras: tu accompliras ainfi la volonté
du Ciel , qui ne veut pas qu'on méprife
fon ouvrage , & tu fatisferas aux loix de
la nature , qui veut que tous les hom
mes ſe traitent comme fréres.
Si tu fais venir ta femme auprès de
toi , comme il eft raiſonnable qu'elle
partage & ton bonheur & ta mauvaiſe
fortune , donne-lui les inftructions ne
ceffaires , tâche de détruire en elle cet
te groffiereté naturelle qui fent le villa
ge , & apprens-lui à bien ufer de la prof
perité , parce que tout ce que peut ac
querir un Gouverneur prudent & avifé ,
K ij
116 HISTOIRE
LIV, VII. une femme fotte & indifcrete le diffi
CH. XLII. pe aifément .
Et fi tu deviens veuf, & que les foins
de ta famille & de ton emploi t'obli
gent de te remarier , donne-toi bien
de garde de prendre une femme qui te
foit une pierre d'achopement , de celles
qui prennent à toutes mains , & qui
croyent qu'il n'y a rien tel que de profi
ter de l'occafion : car affurément la fem
me du Juge ne prendra rien , dont le
mari ne rende compte au jour du Juge
ment , & à la mort il payera au quatru
ple des chofes dont il ne s'étoit point
chargé pendant fa vie.
Donne-toi bien de garde de te gou
verner par ta feule fantaiſie , c'eſt la fo
lie des ignorans , qui ont affez de pré
fomption pour ſe croire plus habiles que
les autres.
Que les larmes du pauvre trouvent
toujours en toi de la compaflion : Mais
qu'elles ne te faffent pas violer la juftice
qui eft due aux riches. Tâche de péné- .
trer la vérité à travers les promeffes &
les prefens du riche , comme dans les
fanglots & les prieres du pauvre ; car il
peut y avoir également de l'artifice dans
Ï'un & dans l'autre.

} Toutes les fois qu'il fe trouvera occa


DE DON QUICHOTTE. 117
fion de juger un coupable , ne l'aban- Liv. VII.
CH. XLII.
donne pas tout-à-fait à la rigueur des
Loix : car la réputation de Juge trop fe
vere n'eft pas plus avantageufe , que
celle de Juge trop indulgent: & fi quel
que chofe te fait pancher à la clemence,
que ce foit la mifericorde , & non pas
les préfens .
Si tu te trouves par hazard Juge de
quelqu'un de tes ennemis , défais - toi
de tout reffentiment , & n'examine que
la vérité de fon affaire : que la paflion
ne t'aveugle point dans la caufe de qui
que ce foit , afin que tu ne commettes
pas ta réputation par des jugemens in
tereffés , & que tu ne fois point obligé
de réparer ton injuftice aux dépens de
ta bourſe.
Quand quelque belle femme viendra
te demander juftice , ne te laiffe point
furprendre à fes larmes & à fes prieres ;
bouche-toi les yeux & les oreilles , &
t'arrête feulement à examiner ce qu'el
le demande ; car la beauté eft dangereu
ſe , & il n'y a point de venin plus capa
ble de corrompre l'integrité d'un Juge.
Ne traite point de paroles rigoureu
fes celui que tu condamneras au fuppli
ce ; car c'eft infulter un malheureux ,à qui
on doit bien plutôt de la confolation,
118 HISTOIRE
LIV. VII.
CH. XLII. Quand tu auras à juger quelque cri
minel , fais toujours réflexion fur la
miferable condition des hommes qui
naiffent avec de mauvaiſes inclinations ,
& font naturellement portés au mal , &
autant que tu pourras , fans faire tort à
fa partie, exerce envers lui la pitié & la
clemence ; car Dieu aime bien plus la
mifericorde que la juftice.
En fuivant exactement ces regles , tu
vivras , Sancho , de longues années fur
la terre , & perpetuellement dans la mé–
moire des hommes. Tu feras continuel
lement heureux , & le Ciel te comblera
de benedictions , qui paſſeront juſqu'à
ta poftérité. Tu vivras en paix & en
honneur, goûtant des plaifirs legitimes
& après avoir joui long - tems d'une
heureuſe vieilleffe , tu mourras regretté
de tout le monde , pour aller jouir au
Ciel des récompenfes éternelles. Voilà ,
mon ami , les préceptes que j'avois à te
donner , pour ce qui regarde ta réputa
tion & le falut de ton ame. Ecoute
maintenant ce que je vais te dire pour
ce qui concerne ta perfonne , & la ma
niere dont tu dois vivre dans ta maiſon,

XX
DE DON QUICHOTTE. 119

LIV. VII.
CH. XLIII.
CHAPITRE XLIII.

Suite des confeils que DonQuichotte


donna à Sancho,

L n'y a perfonne qui n'eût jugé à ce

non-feulement les intentions droites ,


mais encore que c'étoit l'homme du
monde de meilleur fens. Néanmoins ,
comme nous l'avons déja vû plufieurs
fois dans le cours de cette hiftoire , quoi
que le pauvre Gentil-homme fût rai
fonnable dans tout le refte , il avoit l'ef
prit abfolument perdu , quand il s'agif
foit de Chevalerie ; de forte qu'à toute
heure fes actions faifoient tort à ſon ju
gement , & fonjugement démentoit fes
actions. Pour ce qui eft des confeils que
nous allons voir , ils ne font pas de l'im
portance des autres ; ils font feulement
connoître que Don Quichotte étoit un
homme exact jufques dans les moindres
chofes, Sancho écoutoit attentivement
fon Maître , & tâchoit de bien imprimer
fes confeils en fa mémoire , dans le def
fein de s'en fervir , pour faire fa charge
avec honneur : & Don Quichotte con
tiaua ainfi ;
120 HISTOIRE
LIV. VII.
CH. XLIII Pour ce qui eft de la maniere dont tu
te dois gouverner dans ta maiſon &
pour ta perfonne , la premiere choſe
que je t'encharge , Sancho , c'eft d'etre
propre, & que tu te faffes les ongles ,
fans les laiffer croître , comme font
beaucoup de gens , qui font affez fots
pour croire que c'eft un ornement qui
embellit leurs mains : fale & défagrea
ble uſage , qui tient de la bete plutôt
que de l'homme. Ne parois point de
vant le monde débraillé & en défordre ;
cette maniere d'aller fent le negligent
& l'yvrogne , fi elle n'eft meme la mar
que d'un efprit diffimulé , comme elle
faifoit juger de Jules Cefar.
Examine avec prudence ce que tu
peux tirer de ton Gouvernement ; &
s'il te met en état d'avoir des gens de
livrée , habille-les proprement & à
profit , fans rechercher la magnificen
• ce , ni l'éclat , & employe l'épargne
que tu feras là-deffus à revêtir autant
de pauvres : c'eft-à-dire que fi tu as de
quoi entretenir fix Pages , prens en feu
lement trois , & habille trois pauvres ,
& tu auras trois Pages pour le Ciel ,
auffi-bien que pour la terre , ce que
n'ont jamais ceux qui ne cherchent que
la vaine gloire. Ne mange plus ni d'ail
ni
DE DON QUICHOTTE. 121
ni d'oignon , crainte que par l'odeur Liv. VII.
on ne juge de ton habitude , & par l'ha- CH. XLIII,
bitude de ta premiere condition . Mar
che gravement , & parle pofément ,
mais non pas de forte qu'il femble que
tu t'écoutes toi- même , car l'affectation
eft défagréable en tout.
Mange peu à dîner , & encore moins
le foir , car la fanté du corps confiſte à
ne ſe pas trop charger l'eftomac. Trem
pe ton vin , & en bois modérément :
quiconque s'enyvre , eft incapable de
garder un fecret , ni de tenir la parole.
Ne témoigne jamais d'avidité en man
geant , fur-tout devant le monde , &
tâche d'étouffer les rapports qui te vien
nent. Je n'entens pas cela , dit Sancho ;
étouffer des rapports. Je veux dire , re
partit Don Quichotte , que tu t'empê
ches de roter devant qui que ce foit ;
car c'eſt une grande incivilité , & qui
fent l'yvrogne. Je ne voulois pas dire ce
mot, parce que c'eſt un des plus vilains
de notre langue , & il feroit bon que
l'ufage en eût introduit d'autre , quand
il ne feroit pas fi fignificatif. Ma foi ,
Monfieur , vous me faites plaifir , dit
Sancho , & un des confeils dont je me
fouviendrai le mieux , c'eft de ne point
roter, car j'ai accoutumé de le fairefou
Tome IV L
I 22 HISTOIRE
LIV. VII. vent. Etouffer les rapports donc , & non
CH. XLIII.
pas roter , dit Don Quichotte. Etouffer
les rapports , répondit Sancho , je le di
rai déformais ; & en bonne foi je ne
penſe pas m'en oublier.
Donne-toi de garde auffi , Sancho ,
de mêler dans tes difcours cette foule
ordinaire de proverbes ; car quoique ces
manieres de parler foient bonnes , tu les
tires fouvent fi fort par les cheveux ,
qu'ils ont bien plus d'air d'extravagan
ces que de maximes. Pour cela , répon
dit Sancho , que Dieu y remédie ; car
j'en ai un million dans le ventre qui m'é
touffent , encore faut-il bien que je pre
ne haleine ; mais fi -tôt que je defferre
les dents pour en dire un , il en fort une
fi grande foule qu'il n'y a pas moyen
de les retenir. Je prendrai pourtant gar
de à l'avenir de n'en dire plus qui ne
conviennent à la grandeur de ma char
ge ; car dans une maifon opulente le
dîner eft bien-tôt prêt , & celui qui éta
le , ne brouille point ; en fureté eft ce
lui qui fonne le tocfin ; & à donner & à
prendre, on fe peut aifément mépren
dre ; & qui achete , ou vend en fa bourfe
le fent. Eh ! allons , Sancho , dit Don
V
Quichotte , courage , mon ami , enfile ,
enfile , perfonne ne t'en empêche , ma
DE DON QUICHOTTE. 123.
mere me châtie , & moi je fouette la Liv. VII.
toupie. Je fuis après à te corriger de la CH XLIII,
multitude de tes proverbes , & tu en re
cites une légende , qui viennent au fu
jet , comme je fuis More. Un proverbe
bien placé n'eft pas défagréable , mais
les dire ainfi à toute heure , fans rime
ni raifon , cela rend la converfation fa
de , & ne fait qu'importuner.
Quand tu iras à cheval , tiens-toi fer
me, la jambe tendue , & le corps droit ;
c'eft la maniere des bons Ecuyers , &
c'eft reffembler aux femmes que s'y te
nir nonchalamment .
Ne te laiffe pas appefantir au fom
meil , & n'en prens que modérément :
celui qui n'eft pas levé avec le Soleil , ne
jouit point du jour ; & je t'avertis , San
cho , que la diligence eft mere de la
bonne fortune , & que jamais la pareffe
ne vient à bout de rien,
Pour le dernier confeil que j'ai à te
donner je veux que tu l'imprimes forte
ment dans ta mémoire , & je crois qu'il
ne te fera pas moins utile que les autres :
c'eft de ne te point amufer à difputer
fur les races , au moins pour faire com
paraifon des unes aux autres ; car com→
me elles ne font jamais égales , tu te
feras hair de celui que tu auras ravalé ,
Lij
124 HISTOIRE
LI . VII. & l'autre ne te fçaura point de gré de
CH. XLIII, lui avoir rendu ce qui eft à lui.
Pour ton habillement , tu dois tou
jours être propre avec un manteau un
peu long , fans y rechercher l'éclat , ni
la magnificence. Il faut que tu prennes
un air modefte & férieux , particuliere
ment quand tu rendras juftice , & dans
toutes les occafions où ils'agira des de
voirs de ta charge : dans toutes les au
tres , fois affable , doux & civil , & fais
toi rendre le refpect qui t'eft dû , en inf
pirant pourtant plûtôt de l'amour que
de la crainte.
Voilà , Sancho , les avis que j'ai à te
donner; je t'en donnerai d'autres,fuivant
que le tems & les occafions le demande
ront, pourvû que tu ayes foin de m'in
former de l'état où tu te trouveras.
Tout ce que vous me venez de dire ;
Monfieur , eft fort bon , répondit San
cho , ce font des chofes profitables &
pour cette vie & pour l'autre ; mais à
quoi eft-ce que cela mè fervira , ſi je ne
m'en reffouviens point ; il eft vrai que
pour ce qui eft de me rogner les ongles ,
& de me remarier , fi le cas y échet , ce
la ne me fortira point de l'efprit ; mais
pour tout ce bagage que vous m'avez
dit , toutes ces autres fubtilités , ma foi,
DE DON QUICHOTTE. 125
je m'en fouviens , & m'en fouviendrai Liv. VII.
auffi -bien que des neiges d'Antan , fi ce CH. XLIII .
n'eft que vous me les bailliez par écrit ,
& je me les ferai lire par mon Confef
feur , afin qu'il me les enchaffe dans la
mémoire toutes les fois qu'il en fera be
foin. Haye , s'écria Don Quichotte , hé !
que c'eft une chofe terrible & malléan
te à un Gouverneur de ne fçavoir ni lire
ni écrire : Sçais-tu bien ce qu'on penfe ,
Sancho , d'un homme qui ne fçait pas
lire , & d'un gaucher ? Qu'ils viennent
de gens miférables & de la derniere con
dition , ou qu'ils ont eux-mêmes l'ef
prit fi groffier , qu'ils ne fe font pas
trouvés capables de correction. C'eſt
un grand défaut que tu as là , mon pau
vre ami , & je voudrois que tu appriffes
pour le moins à figner. Je fçai bien
mettre mon nom , repartit Sancho ;
quand je fus fait bedeau de la Confré
rie dans notre Paroiffe , j'ai appris à fai
re des marques comme celles qu'on
met fur des balots de march indife
qu'on me dit qui fignifioient mon nom,
Et puis ne ferai-je pas bien femblant
d'avoir la main droite eftropiée , & un
autre fignera pour moi ? car il y a reme
de à tout , fors à la mort ; & moi étant
le maître , & ayant la force en main ,
Liij
126 HISTOIRE
LIV. VII. ne ferai-je pas ce que je voudrai , auffi
CH. XLIII. bien que font les Juges , puifque je fuis

Gouverneur , qui eft plus que d'être Ju


ge ? Vraiment, vraiment , approchez
vous qu'on la voye , & qu'on la manie ,
voulez-vous qu'on achete chat en po
che ? laiffez -les faire feulement , ils
viendront chercher de la laine , & s'en
iront fans poil ; quand Dieu veut du
bien à un homme , il y paroît à fa mai
fon ; les fottifes que dit le riche , paffent
dans le monde pour des fentences ; &
moi étant riche , puifque je ferai Gou
verneur & auffi libéral comme j'ai en
vie de l'être , qui diable voudra ni ofe
ra me reprocher quelque chofe ? Sinon ,
faites-vous bête , & vous verrez que le
loup vous mangera. Tuvaux autant que
tu poffedes , difoit ma grand mere , &
tu n'auras jamais raifon d'un homme
plus riche que toi. Il n'y en a pas de
plus empêché que celui qui tient la
queue de la poele , mais il tâte de la
fauce quand ilveut ; encore n'y a t il fien
de tel que d'être à méme ; fauce d'ap
petit eft ma foi , la meilleure , & chat
échaudé .... Maudit fois tu de Dieu & de
fes Saints , Maroufle , interrompit Don ་
Quichotte , & que mille Démons puif
fent emporter toi & tes proverbes , &
DE DON QUICHOTTE. 127
celui qui te les a appris ; Il y a une heu- LIV.
CH. XLIVI
II . .
re que tu me tiens à la torture ; fi tes
proverbes ne te mennent un jour au gi
bet , dis que je fuis méchant Prophete.
Ils feront mille feditions parmi tes vaf
faux , & te coûteront à la fin ton Gou
vernement ; & où diable eft- ce que tu
les prens , enragé, vû que quant à moi
pour. en dire un à propos je fue à grof
fes gouttes ? Par ma foi , Monfieur mon
Maître , repartit Sancho , il ne faut pas
grand' chofe pour vous fâcher ; & à qui
diable fais-je tort en me fervant de mon
bien ? Je n'ai que des proverbes , mais
je ne les vole à perfonne , & en bonne
foij'en avois quatre tout préts , qui ve
noient-là à propos , comme la moutar
de avec une andouille. Mais je me don
nerai bien garde de les dire , car c'eft
Sancho , qu'on appelle bouche clofe. O !
parbleu , tu n'es pas ce Sancho-là , dit
Don Quichotte , mais Sancho le bavart
& l'opiniâtre. Avec tout cela je vou
drois bien fçavoir les quatre proverbes
que tu avois à dire , & que tu dis qui
viennent fi à propos ; car j'ai beau fon
ger, moi qui n'ai pas la mémoire mau
vaiſe , je n'en trouve pas un feut. Eh !
quels meilleurs proverbes voulez -vous ,
répondit Sancho , finon , ne mets point
Liiij
128 HISTOIRE
LIV. VII ton pouce entre deux dents machelie—
CH. XLIII.
res ; & hors de ma maifon , que deman
dez-vous à ma femme ? à cela il n'y a
que répondre ; & que fi la cruche don
ne contre la pierre , ou la pierre con
tre la cruche , tant pis pour la cruche :
Pardi , je crois que ceux-là font à pro
pos ; que perfonne ne fejoue à fon Maî
tre , ni avec celui qu'il envoye , parce
qu'il fera châtié comme celui qui met
fon pouce entre deux dents machelie
res , & quand ce ne feroit point des ma
chelieres , n'importe , toutes dents font
bonnes. Quand le Gouverneur com
mande , il n'y a pas à repliquer , non
plus qu'à Hors de chez moi , que voulez
vous a mafemme ! Pour celui de la cru-·
che & de la pierre , un aveugle y mor
droit. Auffi faut-il que celui qui voit le
fétu dans l'œil d'autrui , voye la poutre
qui eft dans le fien ; afin qu'on ne dife
pas de lui , la pelle fe moque du fourgon,
& votre Seigneurie fçait de refte qu'un
fat eft plus habile dans fa maifon qu'un
fage dans celle d'autrui . Oh ! non pas
cela , Sancho , repartit Don Quichotte ,
un fou n'eft habile en quoi que ce foit ,
ni chez lui ni ailleurs , parce qu'où il
1
n'y a plus de raifon , il ne s'y trouve
plus de prudence. Mais laiffons cela .
DE DON QUICHOTTE. 129
LIV. VII.
mon ami ; en un mot fi tu gouvernes CH. XLIIK
mal , ce fera ta faute , & moi j'en aurai
la honte ; cependant j'ai la confolation
de n'avoir rien négligé , & les confeils
que je t'ai donnez en homme d'honneur
& de confcience , m'acquittent de mon
devoir & de ma promeffe. Dieu te con
duife , Sancho , & fa providence te gou
verne , & me délivre moi , s'il lui plaît ,
de la crainte qui me refte , que tu ne
mettes tout fans - deffus - deffous dans
ton Ifle , & que tu n'abîmes avec elle.
Il ne tiendroit qu'à moi de me guérir
de cette frayeur tout à l'heure , je n'au
rois qu'à découvrir au Duc qui tu es ,
& que cette groffe panfe , dont tu es
chargé , n'eft qu'un magazin de pro
verbes & de malice. Monfieur , répon
dit Sancho , fi vous ne me croyez pas
capable de faire le devoir d'un bon Gou
verneur , je quitte les prétentions que j'y
ai fans aller plus loin. La plus petite
partie de mon ame , ne fut- elle pas plus
groffe que la pointe d'une épingle , m'eſt
plus chere que la panfe que vous me re
prochez ; & je viverai auffi -bien Sancho
tout fimple , avec un morceau de pain
& un oignon , que Sancho Gouverneur
avec des chapons & des coqs-d'inde :
car à la mort , & quand on dort , tout
130 HISTOIRE
II . VII. eft
CH. XLIII.. pareil , grands & petits , pauvres &
riches : & fi votre Seigneurie s'en veut
fouvenir , c'est vous qui m'avez mis le
Gouvernement en tête ; car moi , je ne
fçai ce que c'eft que d'Ile & de Gou
vernement. Et après tout fi vous croyez
que le diable doive emporter le Gou
verneur , j'aime mieux aller Sancho
en Paradis que Gouverneur en enfer.
En vérité , Sancho , dit Don Quichot
te , les dernieres paroles que tu viens
de dire , méritent toutes feules le Gou
vernement de cent Ifles. Tu as un bon
naturel , fans quoi il n'y a fcience qui
profite. Va recommande-toi à Dieu ;
& fur-tout aye l'intention droite en
toutes les affaires qui fe préfenteront ;
le Ciel ne manque jamais de favorifer
les bons deffeins. Et allons retrouver
leurs Excellences ; car je crois qu'on
nous attend pour manger.
DE DON QUICHOTTE. 131
LIV. VII.
CH. XLIV .

CHAPITRE XLIV.

Comment Sancho alla prendre pof


feffion du Gouvernement de l'Ifle ,
de l'étrange avanture qui ar
riva à Don Quichotte dans le
Château.

UELQUES-UNS difent qu'on trou


Q ve dans l'original de cette hiftoi
re , que Cid-Hamet voyant que fon In
terprete n'avoit pas traduit ce préfent
Chapitre comme il l'avoit écrit , prend
occafion de fe plaindre de foi- meme ,
pour avoir entrepris de mettre au jour
une hiftoire fi fade & de fi peu d'éten
due que celle de Don Quichotte , fans
ofer faire quelques difgreffions , & fans
y meler des épifodes agréables : Qu'il
difoit qu'avoir toujours l'efprit attaché
fur un meme fujet , & à faire parler peu
de perfonnes , eft un travail rude & in
fupportable , & qui ne tourne jamais
guéres à l'avantage de l'Auteur ; & que
pour éviter cet inconviénient , il avoit
mis dans la premiere partie , la nouvel
le du Curieux impertinent , & l'Hiftoire
du Capitaine eſclave , qui font comme
132 HISTOIRE
LIV. VII. féparées de l'Hiftoire de Don Quichot
CH. XLIV.
te , quoique tout ce qu'on raconte de
lui en même tems , lui foit effective
ment arrivé. Il croit pour tant , à ce qu'il
dit , que la plupart donnant toute leur
attention à lire les actions de Don Qui
chotte , n'en auroient pas affez pour de
nouvelles , & les pafferoient légere
ment , fans prendre garde qu'elles font
agréables & bien écrites , comme on le
pourra voir un jour quand elles feront
imprimées feules & détachées des folies
de Don Quichotte , & des fimplicités
de Sancho. C'eft donc ce qui l'oblige
d'écrire maintenant fans nouvelles , &
fans autres épiſodes , que quelques évé
nemens qui font proprement tirés du
fujet ; & encore avec des bornes fi
étroites , qu'il n'y employe fimplement
que les paroles qui font néceffaires pour
les raconter. Il prie après cela le lec
teur de ne pas méprifer fon travail pour
s'étre retenu dans les limites exactes de
la narration , puifqu'il ne manque ni
d'efprit ni de jugement pour parler de
toutes fortes de fujets ; & qu'on lui fça
che pour le moins gré des chofes qu'il
nous a voulu écrire , fi on ne veut pas
lui donner des louanges pour celles
qu'il a écrites,
DE DON QUICHOTTE. 133
Don Quichotte , après avoir diné , LIV. VII.
CH. XLIV.
écrivit les inſtructions qu'il avoit don
nées à Sancho , & les lui mit entre les
mains ; lui diſant qu'il n'avoit qu'à ſe
les faire lire quand il voudroit. Mais à
peine Sancho eut-il pris le papier, qu'il
le laifla tomber , & quelqu'un l'ayant
ramaffé , il fut auffi-tôt porté au Duc &
à la Ducheffe , qui ne cefférent d'admi
rer & l'efprit & la folie de notre Cheva
valier. Et pour continuer un jeu qui
leur donnoit tant de plaifir , ils envoyé
rent dès le même foir Sancho avec une
grande fuite de gens & un bel équipage
à fon Ifle prétendue. Celui qui avoit
charge de l'accompagner , étoit un In
tendant de leur maifon , homme d'ef
prit , & qui aimoit à rire , & le même
qui avoit fait la Comteffe Trifaldi , &
en avoit imaginé l'avanture , telle que
nous l'avons rapportée ; fi bien qu'avec
fes imaginations plaifantes , & fes in
ftructions qu'il avoit reçues du Duc , il
ne réuffit pas moins agréablement dans
celle- ci que dans l'autre. Cependant
Sancho , ayant confideré l'Intendant ,
s'apperçut qu'il reffembloit extrême
ment à la Trifaldi , & dit à fon Maitre ;
Parlez donc , Monfieur , il faut que
yous m'avouyez une chofe , quand vous
134 HISTOIRE
LIV. VII. en, devriez crever , qui eft que le vifage
CH. XLIV. de l'Intendant de Monfeigneur le Duc
eft le même que celui de la Doloride.
Don Quichotte regardant l'Intendant ,
& après l'avoir bien confideré : Je ne
vois pas , dit-il , Sancho , ce que tu
trouves-là de fi furprenant pour en par
ler comme tu fais ; il y a de la reffem
blance entre les vifages de la Doloride
& de l'Intendant ; mais pour cela l'In
tendant n'eſt pas la Dame Doloride , & 1
cela implique contradiction. Mais ce
n'eft pas trop le tems de fonger à s'en
affurer à l'heure qu'il eft , ce feroit nous
jetter dans un labyrinte fort embrouil
lé. Crois-moi feulement , mon ami ,
que nous avons bien befoin l'un & l'au
tre de prier fincerement le Seigneur
qu'il nous délivre tous deux des for
ciers & des malins Enchanteurs. Mon
fieur , repliqua Sancho , vous croyez
peut-être que je me moque ; ma foi
j'en fuis bien loin , il n'y a pas long
tems que j'ai oui parler cet Intendant ,
& fur mon Dieu , fi je ne m'imaginois
entendre la Doloride. Pour l'heure je
n'en dis pas davantage ; mais j'y pren
drai garde de près , & nous verrons fi je
ne découvrirai rien qui nous éclairciffe
davantage. C'eft ce que tu dois faire ,
e
с
c.
2

e
1
S

I
Tom.4.p.135

Bonard inv Care Foulp.


DE DON QUICHOTTE. 1-35
Sancho , dit Don Quichotte , & me don- Liv. VII.
CH. XLI V.
ner auffi-tôt avis de ce que tu auras pu
découvrir , auffi bien que de tout ce qui
t'arrivera dans ton Gouvernement.
Enfin l'heure du départ étant venue
Sancho fortit accompagné de quantité
de gens , & vêtu en homme de Juftice
avec un long manteau de camelot tanné
à ondes , une toque ou barrete de la
même couleur , & monté fur un mulet
à la genette. Il étoit fuivi de fon âne
magnifiquement caparaffonné , & paré
d'un harnois de cheval , d'une étoffe in
carnate ; & il tournoit de tems en tems
la tête pour confiderer le Grifon fi con
tent de l'état où il le voyoit , auffi- bien
que de celui où il étoit lui-même , qu'il
n'auroit pas changé fa fortune pour
l'Empire d'Allemagne. En prenant con
gé du Duc & de la Ducheffe , iHeur bai
fa la main , & s'en alla tout trifte em
braffer la cuiffe de fon Maître , qui lui
donna fa benediction , les larmes aux
yeux. Laiffons aller en paix notre nou
veau Gouverneur. Il ne manquera pas
de nous donner matiere de divertiffe
ment , de la maniere dont il va exercer
fa Charge. Cependant il eft bon de fça
voir comment Don Quichotte paſſa la
nuit après un fi trifte départ , & prépa
V HISTOIRE
136
LIV . VII. rons-nous à rire , ou pour le moins à ad
CH. XLIV.
mirer ; car tout ce que fait Don Quichot
te , outout ce qui lui arrive , ne manque
jamais de faire l'un ou l'autre effet.
A peine Sancho fut parti que notre
Chevalier commença à le trouver à di
re; & de telle forte que fi cela eût dé
pendu de lui , il l'eût rappellé tout à
l'heure , fans fe foucier de le priver d'un
Gouvernement qui faifoit la récom
penſe de ſes ſervices. La Ducheffe qui
s'aperçut de l'état où il étoit , lui de
manda ce qui le rendoit fi mélancoli
que: & que fi c'étoit l'abfence de fon
Ecuyer , il y avoit dans fa maifon des
Ecuyers & des Demoiſelles qui le fervi
roient en tout ce qu'il lui plairoit , &
avec tous les foins poffibles. J'avoue ,
Madame , répondit Don Quichotte ,
que je trouve Sancho à dire ; mais ce
n'eft pas feulement ce qui me rend tri
fte. Pour ce qui eft des offres que votre
Excellence a la bonté de me faire , j'ac
cepte feulement l'honnêteté qui vousy
oblige ; & du refte , je fupplie très-hum
blement votre Grandeur que perſonne
n'entre dans ma chambre, & de me
permettre d'être feul à me fervir. En
verité , Seigneur Don Quichotte , re
partit la Ducheffe , je n'y fçaurois con
fentir ,
DE DON QUICHOTTE. 137
fentir , & vous ferez fervi par quatre Liv. VII.
CH . XLIV,
de mes filles , qui font fleuries comme
le Printems. Ce feroit pour moi des
épines plutôt que des fleurs , dit Don
Quichotte ; auffi fuis-je bien réfolu ,
Madame , avec le refpect que je vous
dois , qu'elles n'entreront nullement
dans ma chambre , ni rien qui en ap
proche ; c'eft toute la grace que je vous
demande . Laiffez-moi , s'il vous plaît ,
fermer ma porte , & qu'elle ferve com
me de barriere & de rempart entre mes
défirs & mon honnêteté. Votre Excel
lence ne voudroit pas que j'en violaſſe
la coutume , pour répondre feulement à
la générofité de vos offres , il y aura de
meilleures occafions de vous en témoi
gner mon reffentiment ; en un mot , je
dormirai plutôt tout vêtu , que de con
fentir que qui que ce foit m'aide à me
déshabiller. C'eft affez , Seigneur Don
Quichotte , repliqua la Duchefſe , puis
que vous ne le voulez pas , non-feule
ment pas une de mes femmes n'entrera
dans votre appartement ; mais. pas mê
me une mouche , fi j'en fuis la maîtreffe;
je ne fuis pas femme à vous obliger de
choquer la bienféance , & j'ai déja af
fez reconnu qu'entre toutes les vertus
que votre Seigneurie poffede , iln'y en
Tome IV. M
OIRE
138 HIST
Liv. VII a pas une dont elle fe pique & fe pare
CH. XLIV.
tant que de la modeftie. Que votre Sei
gneurie s'habille & fe déshabille com
me il lui plaira ; vous en ferez toujours
le maître ; on aura feulement foin de
mettre dans votre chambre les chofes
neceffaires , afin que vous n'ayez pas la
peine de vous lever pour les demander,
Vive , vive mille fiecles la grande Dul
cinée du Tobofo , & que fon nom & fa
gloire foient répandus par toute la ter
re , puifqu'elle a merité d'être aimée &
fervie par un Chevalier fi honnête & fi
fidele ; & que le Ciel puifle bien-tôt fai
re naître dans le cœur de notre Gouver
neur Sancho Pança , le defir d'accom
plir l'heureufe difcipline qui doit faire
jouir l'Univers d'une fi excellente beau
té. C'eft votre Grandeur , Madame .
dit Don Quichotte , qui donne le der
nier trait au merite de l'incomparable
Dulcinée ; c'eft votre bouche qui en re
leve l'éclat , & qui met fa beauté dans
le dernier luftre ; & après l'éloge que
vient de lui donner votre Excellence ,
elle fera plus connue , plus fameuſe , &
plus revérée dans le monde , que fi les
plus éloquens hommes de la terre
avoient employé tout l'art de la rhéto
rique à en celebrer les louanges. Je n'en
DE DON QUICHOTTE. 139
ai pas dit affez , Seigneur Don Quichot- Liv VII.
CH. XLIV.
te , repartit la Ducheffe ; mais qui peut
affez louer celle que rien ne peut imi
ter ! cependant allons trouver Mon
fieur le Duc , il eft déja tard , & je m'af
fure qu'il nous attend pourfouper. Al
lons , Seigneur Chevalier, & après fou
per nous vous laifferons jouir du repos ,
dont vous avez fans doute befoin , après
1
la fatigue que vous donna hier le voya
ge de Candaya. Je vous protefte , Ma
dame , que je ne m'en reffens nullement,
dit Don Quichotte , & je puis bien ju
rer à votre Excellence , que de ma vie
je n'ai trouvé de cheval ni plus doux ni
de meilleur pas que Chevillard ; auffi ne
puis-je comprendre ce qu'a pu penfer
Malanbrun , en fe défaifant d'une fi
agréable & fi legere monture , & la met
tant ainfi en pieces fans en avoir appa
remment de fujet. Pour moi , je m'ima
gine , repartit la Ducheffe , que le re
pentir de l'ennui qu'il avoit donné à la
Comteffe Trifaldi , & à fa compagnie ,
& la honte qu'il a de la perfecution
qu'il a faite à tant d'autres , dans fon
art de Negromance , l'ont obligé de
fe défaire de tous les inftrumens qui
fervoient à fes malefices , & particulie
rement de Chevillard , qui en étoit le
Mij
140 HISTOIRE

LIV. VII. principal , & qui le fatiguoit inceffam


CH. XLIV. ment lui-même , en le promenant à
toute heure de Province en Province.
Et fans doute auffi a-t il cru qu'il ne de
voit plus fervir à perfonne , après avoir
porté le grand Don Quichotte de la
Manche , dont , avec fes cendres & le
trophée qu'on voit élevé dans le per
ron , il éternife à jamais la mémoire.
Notre Chevalier fit de nouveaux re
mercimens à la Ducheffe , de l'obligeant
difcours qu'elle venoit de faire ; & après
avoir foupé , il fe retira dans fa cham
bre, fans vouloir confentir que perfon
ne y entrât , tant il craignoit d'avoir
occafion de manquer à la fidelité qu'il
avoir confacrée à fa Dame Dulcinée , &
fe reglant toujours fur la conftance &
la fidélité du grand Amadis des Gaules,
la fleur & le miroir des Chevaliers er
rans. Il ferma donc la porte fur lui &
fe déshabilla à la clarté de deux bougies
qu'on lui avoit laiffées ; mais il lui ar
riva , en tiraat fes bas , une diſgrace
indigne d'un Chevalier de cette impor
tance , & qu'on ne remarque point qui
foit jamais arrivé à un autre : un de fes
bas fe déchira , & demeura avec une
ouverture de quatre bons doigts. Ce
fut là qu'il fentit encore plus vivement
DE DON QUICHOTTE. 141
l'abſence de fon Ecuyer ; & il eût don- LIV. VII,
né de bon cœur deux écus , d'une ai- CH. XLIV.
guillée de foye verte , car fes bas étoient
de la même couleur.
En cet endroit, Benengeli n'a pû s'em
pêcher de s'écrier : O ! Pauvreté , pau De la Pau
vreté , quelque chofe qu'on en dife , que vreté.
tu es de mauvais ufage ! & je ne com
prens point par quelle raiſon le grand
Poëte de Cordoue t'appelle un faint
prefent , dont on ne reconnoît pas le
prix. J'ai veritablement appris des
Chrétiens : que la fainteté confifte en

humilité , en foi , en obéiffance , en char


rité, & en pauvreté ; & quoique More ,
c'eft une verité , que je ne laiffe pas de
reconnoître ; mais il me femble que la
pauvreté qu'on doit mettre au rang des
vertus , c'eft la pauvreté d'efprit qui
nous fait uſer des richeffes comme fi
nous ne les poffedions pas , & non pas
une indigence de toutes chofes qui nous
fait à toute heure fentir la neceffité.
Cruelle pauvreté ! qui traverſe le repos,
& les plaifirs des Nobles , qui les obli
ge de recourir à l'induftrie , & de faire
bonne mine au dehors , pendant que
l'ennui les confume dans le cœur. Tou
tes ces réflexions entrérent dans l'efprit
de Don Quichotte , lorfque fon bas ſe
142 HISTOIRE
. VII.
LIVXLIV.
CH- déchira , & il fe feroit couché déſeſpe
ré , fans que Sancho lui avoit laiffé une

paire de botines , qu'il réfolut de pren


dre le lendemain pour cacher fa difgra
ce. Il fe coucha enfin tout rêveur & mé
lancolique , & ayant éteint la lumiere ,
il tâcha de s'endormir : mais il n'y eut
pas moyen : l'abſence de Sancho , & la
chaleur qu'il faifoit l'en empêchérent.
Il fe leva , & fe promena quelque tems ,
& ne trouvant pas encore affez de fraî
cheur , il ouvrit une fenêtre qui regar
doit fur un jardin ; & en même tems il
entendit des femmes qui parloient , &
dont l'une dit à l'autre , en faisant un
grand foupir : Ne t'opiniâtre point à
vouloir que je chante , Emerancie , de
puis que cet étranger eft entré dans le
château , & que mes yeux l'ont vû , j'ai
bien moins d'envie de chanter que de
verfer des larmes. D'ailleurs tu fçais
bien que Madame eft fort aiſée à éveil
ler , & je ne voudrois pas , pour tout l'or
du monde qu'elle nous trouvât ici . Mais
quand cela ne feroit pas , à quoi me fer
viroit de chanter , fice dangereux Enée,
qui n'eft venu ici que pour troubler mon
repos , dort tranquillement , & n'eft pas
en état d'entendre mes plaintes , & le
fujet de mon inquiétude ? Que rien de
DE DON QUICHOTTE. 143
tout cela ne t'arrête , ma chere Altifi- LIV. VIL
CH. XLIV .
dore , répondit une autre femme ; je te
répons que tout dort dans ce château , &
il y a apparence que l'objet de tes défirs
ne le fait pas ; car fi je ne me trompe , je
viens d'entendre ouvrir fa fenêtre. Ne
crains donc point de chanter , ma chere
foeur , peut être que la douceur de ta
voix & ton luth enchanteront tes dé
plaifirs , & feront un bon effet fur celui
qui les caufe: & fi Madame la Duchef
fe en entend quelque chofe , la chaleur
& le deffein de nous défennuyer nous
pourront fervir d'excufe. Ce n'eft pas-là
feulement ce qui m'embarraſſe , Eme
rancie, répondit Altifidore ; je crains plus
que tout le refte que mes plaintes ne dé
couvrent le fentiment de mon cœur , &
que ceux qui ne connoiffent pas la force
de l'amour , ne me prennent pour une
creature legere & indifcrete. Mais il
faut te contenter , & il vaut mieux qu'il
m'en coûte un peu de honte , & que je
cherche du remede à mes peines. En di
fant cela elle prit un luth , & le toucha
admirablement . Don Quichotte fut ra
vi de ce qu'il venoit d'entendre , ſe re
.préfentant au même moment tout ce
qu'il avoit lû d'avantures femblables
dans fes extravagans livres , & il ne
144 HISTOIRE
LIV. VI. manqua pas de s'imaginer que c'étoit
CH. XLIV. quelque Demoiſelle de la Ducheffe , qui
étoit devenue amoureuſe de lui , & que
l'honnêteté empechoit de découvrir fa
paffion. Et comme il craignit qu'il y eût
du péril pour fa fidelité , il fe prépara à
réfifter de toute fa force , en fe recom
mandant à fa Dame Dulcinée. Après ce
la il ne craignit plus d'entendre tout ce
qu'onpouvoit chanter , & il fit feinblant
d'éternuer pour faire connoître qu'il
étoit à la fenêtre. Les Dames , qui ne
demandoient pas mieux , en eurent bien
de la joye : Altifidore ayant accordé fon
luth , chanta ce romance :

Toi qui dors dufoir au matin ,


Dans ton lit àjambe étendue ,
Pendant que pleine de chagrin
Je fais ici le pied de grue.

Chevalier le plus glorieux ,


A qui la Manche ait donné vie ;
Et qui m'es bien plus précieux
Que le baume & l'or d'Arabie !

Ecoute le deuil ennuyeux


D'une trifte & dolente Dame ,
A qui le feu de tes beaux yeux
A confumé le corps & l'ame. •
Pendant
DE DON QUICHOTTE. 145
LIV. VII .
CH. XLIV .
Pendant que par monts & par vaux
Tu cours après les avantures ,
Tu nous viens faire mille maux ,
Sans vouloir guerir nos bleffures.

Dis-moi courage de lion,


Quel monftre t'a donné la vie ?
Es-tu néfous le Scorpion ,
Et dans les déferts de Lybie ?

Une ourfe t'a-t'elle enfanté?


Quelque dragonfut-il ton pere ?
Unferpent t'a-t'il alaité,
Ou lefein de quelque panthere :

Dulcinée ! comment fis-tu


Pour vaincre ce tigrefauvage ?
Si j'avois pareille vertu ,
Je ne voudrois rien davantage.

Tu peux bien te vanter par- tout


D'unefi fameufe conquête ;
Jamais chaffeur ne vint à bout
D'une pius dangereuse bête.

Si tu voulois troquer ton fort ,


Je te donnerois en échange ,
Ma hongreline , dont le bord
Eft tout chargé d'or & defrange.
Tome IV. N
146 HISTOIRE

LIV VII. Aimable & gentil jouvenceau ,


CH. XLIV.
Que je me trouverois heureufe !
De baifer la douillette peau
De ta main velue & nerveuse !

Mon cœur! tufais bien du chemin,


Arrête un défir témeraire ,
Crois-tu qu'un morceau fi divin
Ait étéformépour te plaire ?

Si tu voulois , mon Adonis ,


Avoirpitié de ta Captive ,
J'ai mille chofes de grand prix,
Queje te donne morte ou vive.

0 que de chapeaux de caftor,


De manteaux d'écarlatefine ,
Que de points , de perles & d'or
Releveront ta bonne mine !

Tuferas Antoine pour moi ,


Et je ferai ta Cleopatre , N
Je t'aimerai comme un vrai Roi ,
Etferai toujours idolâtre.

Ne regarde point mon tourment


Comme Neron vit brûler Rome
Il n'avoit point de fentiment ,
Et tu dois être un honnête homme.
DE DON QUICHOTTE. 147

LIV. VII.
J'ai bien de quoifaire pitié, CH. XLIV.
Je fuisjeune , amoureuse & belle ;
Et ce n'eft-là que la moitié ;
Sur mon honneur je fuis pucelle.

Jefuis auffi droite qu'un jonc


Et plus vermeille que l'Aurore ,
Mes cheveux , d'une aune de long ,
Sont d'argent , & plus beaux encore.

Mesyeux reffemblent du corail ,


Ainfi que de l'azure ma bouche ,
Et mes dentsfont d'un pur émail ,
Où l'on a mis d'ambre une couche.

Si ton oreille entend ma voix ,


Il ne faut point que je te die
Que je chante mieux mille fois ,
Que les roffignols d'Arcadie.

Le Ciel m'a fait mille autres dons,


Que je tais, peur d'être importune ;
Mais fi tu veux , je t'en répons ,
Altifidore eft tafortune.

L'amoureuſe Altifidore finit là fa


chanfon ; & l'indifferent Don Quichot
te , après avoir fait un profond foûpir ,
dit en lui-même : Pourquoi faut-il que
Nij
IRE
148 HISTO
je fois fi malheureux , que je n'ofe regar
LIV VII. der une femme , fans lui donner de l'a
CH. XLIV .
mour? & toi incomparable & infortunée
Dulcinée du Tobofo , qu'as-tu fait au
Ciel , qu'il ne puiffe te laiffer jouir en
paix de ma conftance & de ma fidelité :
Pourquoi la perfecutez -vous , Reines ,
Princeffes ? que ne la laiffez-vous en re
pos. Jeunes Demoiſelles , qui vous obli
ge à lui donner tant d'inquiétudes ? Laif
fez , laiffez-la triompher feule des pre
fens que lui a faits l'amour , en lui affu
jettiffant mon cœur & mon ame. Loin
de moi , troupe ennuyeufe & importune,
je vous déclare que je ne vis que pour
elle ; pour elle feule j'ai un cœur tendre
& embrafé , & pour tout le refte j'ai un
cœur de bronze & de glace. Je trouve
mille douceurs à penfer feulement en
elle , & vos foins & vos faveurs n'ont
ume . Dulcinée
pour moi que de l'amert
eft la feule belle , la feule fage & honnê
te , la feule difcrette , la feule illuftre &
la feule digne d'être aimée , & tout le
tion , &
refte n'eft que laideur , indifcre
baffeffe. C'eft pour elle feule que le Ciel
idore chante
m'a fait naître ; qu'Altif
e u r e 'e ll e ur ri ff e de vains de
ou pl , qu no
ie nn e nce ;
firs , qu'elle s'entret d'efpera
e fp oi r ; que les Dames
ou meur de défe
140.To.4

Bonard inv. Cars Sculp


DE DON QUICHOTTE. 149
qui m'ont ci-devant fait fouffrir tant de Liv. VII.
CH. XLV .
tourmens , arment encore une fois dans
leurs Châteaux enchantés , toutes les
puiffances de l'enfer pour leur vengean
ce ; je vis pour Dulcinée , & pour elle
je mourrai en dépit de tous les charmes
& de tous les enchantemens du monde.
Après avoir fait ce facrifice interieur à
fa Maitreffe , Don Quichotte ferma
brufquement fa fenêtre , & fe jetta au
lit avec autant de dépit que s'il eût reçû
un affront terrible. Nous le laifferons
repofer, parce que le grand Sancho nous
appelle pour être témoins de l'heureux
commencement de fon gouvernement ,
dont il prend poffeffion .

CHAPITRE XL V.

Comment le grand Sancho prit pof


feffion de l'Ifle & de la maniere
dont il gouverna

Toi qui parcours inceffamment


l'un & l'autre Hemifphere , flam
beau de l'Univers , œil du Ciel , qui vois
tout ce qui fe paffe fur la terre , lumi
neux Apollon , Tymbrius fi renommé
chez les Anciens , Phoebus adoré par
N iij
HISTOIRE
150
11v. VII. tant de Peuples , pere de l'excellente
CH. XLV . Poëfie
. & inventeur de la Mufi
que ! Toi qui te leves inceffamment
pour donner le jour aux mortels , & ne
te couches jamais pour prendre du re
pos , Soleil, pere de la Nature , dont les
rayons féconds engendrent l'or dans les
entrailles de la terre ; fource vivante de
lumiere , miracle toujours ſubſiſtant ,
viens échauffer ma poitrine & éclairer
l'obfcurité de mon entendement pour
me donner la force de raconter tout ce
qui fe paffe dans le Gouvernement du
grand Sancho Pança , qui merite lui
feul un Homere , un Virgile , un Taffe ,
un Ariofte , &c.
Notre excellent Gouvernenr , après
avoir quelque tems marché avec la fui
te & l'équipage que nous avons vu , arri
va enfin en une petite ville peuplée d'en
viron mille habitans , qui étoit une des
meilleures de la dépendance du Duc.
On lui dit que c'étoit- là l'Ifle Barataria ,
parce que le lieu s'appelloit Baratario ;
ou à cauſe du peu que lui en coûtoit le
gouvernement , Barato , fignifiant , bon
marché. Si-tôt qu'il arriva aux portes de
la ville , qui étoit fermée de bonnes mu
railles , les habitans vinrent le recevoir,
fous les armes , au fon des cloches de la
DE DON QUICHOTTE. 151
Paroiffe , & témoignant tous de lajoye LIV. VI .
& une fatisfaction générale ; on l'enleva CH. XLV.
en pompe comme un corps faint , & on
le porta fur les épaules à la grande Egli
fe; & après avoir rendu graces à Dieu
on lui preſenta les clefs de la Ville avec
des cérémonies dignes du fujet & de
Sancho Pança ; & il fut ainfi reçu pour
Gouverneur perpetuel de l'Ifle Barata
ria , & tous lui prêtérent le ferment de
fidelité. L'air , la mine , la barbe épaiffe,
la taille groffe & racourcie , & l'équipa
ge du nouveau Gouverneur furprirent
tous ceux qui ne fçavoient rien de l'af
faire ; & ceux mêmes qui en avoient oui
parler , ne furent guéres moins furpris
que les autres. Au fortir de l'Eglife on
le mena au lieu où fe rend la Juftice , &
après qu'il fe fut affis comme Juge fou
verain , l'Intendant du Duc lui dit :
C'eft ici , Monfeigneur , une coutume
ancienne , que le Gouverneur qui vient
prendre poffeffion de l'Ifle , eft obligé
de répondre à une queftion difficile
qu'on lui propofe pour éprouverla bon
té de fon efprit ; & par fa réponſe le peu
ple juge s'il a lieu de fe rejouir ou de s'af
fliger de fa venue.
Pendant que l'Intendant parloit , San
cho s'amufoit à confiderer quelque cho
N iiij
152 HISTOIRE

iv. VII. fe qu'on avoit écrit en groffes lettres fur


CH. XLV. la muraille vis-à-vis de fa chaire ; & com

me il ne fçavoit pas lire , il demanda ce


que vouloient dire ces peintures qui
étoient contre la muraille . Monfeigneur ,
lui répondit - on , on a marqué- là le
jour que vous êtes venu prendre poffef
fion de cette Ifle , & il y a ainfi dans l'é
criteau : Aujourd'hui tel jour d'un tel mois,
de telle année, leSeigneur DonSanchoPan
ça a pris poffeffion de cette Iſle ; puiſſe-t'il
en jouir de longues années en toutes profpe
rités. Et qui eft celui qu'on appelle Don
Sancho Pança , demanda Sancho ? C'eſt
votre Seigneurie , Monfeigneur , répon
dit l'Intendant , & jamais d'autre Pan
ça n'a occupé la place où vous êtes. Hé
bien , je vous avertis , mon ami , dit
Sancho , que je ne prens point le Don ,
& qui que ce foit de ma race ne l'a ja
mais pris ; je m'appelle Sancho Pança ,
tout court. Pança s'appelloit mon ayeul
& tous mes devanciers fe font appelés
Pança , fans Don ni Seigneurie. Je m'af
fure qu'il y a dans cette Ifle autant de
Dons que de Pierres , mais patience , &
Dieu m'entend ; & fi ce Gouvernement
me dure feulement quatre jours , je pré de
tens diffiper tous ces Dons comme au &
tant de mouches importunes.Pour l'heu to
DE DON QUICHOTTE. 153
re , qu'on me faffe telle queftion qu'on L1v. VII.
voudra , Monfieur l'Intendant , & je ré- CH. XLV.
pondrai le mieux qu'il me fera poffible
fans me foucier quele peuple s'en réjouif
fe , ou s'en attriſte. Au même inftant en
trérent deux hommes dans l'Audience
l'un vêtu en païfan , & l'autre qu'on re
connut pour tailleur d'habits aux ciſeaux
qu'il avoit à la main. Monfeigneur le
Gouverneur , dit le tailleur , moi & ce
laboureur venons devant votre Seigneu
rie pour le fait que voici ; ce bon hom
me vint hier à ma boutique ; car , fauf
correction de vous & de la compagnie
je fuis Maître tailleur juré , puifqu'il
plaît à Dieu , & me mettant un morceau
de drap entre les mains , il me dit : Mon
fieur , y auroit-il là affez d'étoffe pour
me faire un capuchon ? Je confiderai le
drap , & lui répondis qu'oui. Il s'imagi
noit , à ce que je m'imagine , & je penſe
que je m'imagine bien , quej'avois peut
être quelque envie de lui dérober une
partie de fon drap , fondé ſur ſa malice ,
& fur la mauvaiſe opinion qu'on a des
tailleurs ; & il me dit que je regardaffe
s'il n'y avoit point de quoi en faire
deux. Je vis bien la penfée du vieillard ,
& je lui répondis qu'oui , & lui fuivant
toujours fon intention , me demanda £
154 HISTOIRE
LIV. VII. on n'en pourroit point faire davantage.
CH. XLV. Je dis toujours qu'oui jufqu'à ce que
nous convinmes que je lui en ferois cinq.
Et à cette heure que la befogne eft fai
te, & que je demande la façon , lui
même me demande que je lui paye fon
drap , ou que je le lui rende. Tout cela
eft-il ainfi , bon homme , demanda San
cho ? Oui , Monſeigneur , répondit le
païfan , mais ordonnez , je vous prie ,
qu'il vous montre les capuchons qu'il
m'a faits. O de bon cœur , repartit le
tailleur. Il tira aufli-tôt la main qu'il
avoit cachée deffous fon manteau : & fit
voir cinq petits capuchons au bout des
.cinq doigts , en difant : Voici les capu
chons que le bon homme m'a deman
dez , & fur mon Dieu & fur ma conf
cience, fi je n'y ai employé toute l'é
toffe , & qu'on le faffe voir aux Experts.
Tout le monde fe prit à rire de voir ce
nombre de capuchons , auffi-bien que
de la nouveauté du procès. Pour San
cho , il fut quelque tems à rêver , & il
dit enfuite : Il me femble que ce procès
là ne merite pas qu'on l'examine long
tems , & il n'y faut pas tant de façon ;
j'ordonne donc que le païfan perdra fon
drap, & le tailleur fa façon , & que les
capuchons feront livrés aux prifon
DE DON QUICHOTTE. 155
niers ; & qu'on ne me replique pas da- Liv. VII.
vantage. Tous les affiftans rirent de la CH. XLV.
Sentence , & elle fut executée.
Après cela parurent deux vieillards ,
dont l'un avoit une groffe canne à la
main , fur laquelle il s'appuyoit , & l'au
tre dit à Sancho , Monfeigneur , il y a
quelque tems que je prêtai dix écus d'or
àcet homme , en fon befoin , à condition
qu'il me les rendroit à ma premiere re
quifition. Il s'eft paffé plufieurs jours ,
fans que je les aye demandés pour ne le
pas embarraffer ; mais comme j'ai vû
qu'il ne fongeoit point à me payer , je
lui ai demandé mon argent plufieurs
fois , & non feulement il ne me paye
pas , mais il nie la dette , & dit que je
ne lui ai rien prêté , ou que fi je l'ai fait ,
il me l'a rendu ; mais je n'ai point de
témoins du pret , & il n'en a point du
payement , & je vous prie , Monſei
gneur, de le faire jurer ; je l'en croirai
à fon ferment , & s'il jure , je les lui
donne de bon cœur dès- à- préfent & de
vant Dieu. Que répondez-vous à cela ,
bon homme , dit Sancho ? Monfei
gneur , répondit le vieillard , je confeffe
qu'il m'a prêté les dix écus d'or , & puif
qu'il s'en rapporte à mon ferment , je
fuis prêt à jurer que je les lui ai bien &
156 HISTOIRE
LIV. VII. loyalement rendus. Le Gouverneur
CH. XLV. lui ordonna de lever la main , & le vieil
lard donna fa canne à l'autre , comme
s'il en eût été embarràffé , mit la main
fur la croix , comme c'eſt la coutume
d'Eſpagne , & dit : J'avoue que j'ai re
çu les dix écus d'or , mais je jure que je
les ai remis entre les mains de ce bon
homme , & c'est parce qu'il ne s'en fou
·
vient pas , qu'il me les redemande de
tems en tems. Le grand Gouverneur
demanda au creancier , s'il avoit quel
que choſe à répondre à fa partie , & il
répondit , que puifqu'il juroit il faloit
qu'il dit la vérité , & qu'il le reconnoif
foit pour homme de bien & bon Chré
tien , quoi qu'affurément il ne fe fouve
noit point d'avoir été payé , mais que
dorénavant il ne lui demanderoit plus
rien. Le débiteur réprit fon bâton , &
fortit promptement de l'audience.
Sancho remarquant que cet homme
s'en alloit fans rien dire , & admirant la
patience du demandeur , fit quelques ré
flexions en lui-même , & tout d'un coup
fe mordant le bout du doigt , il ordon
na qu'on rappellât vîte le vieillard qui
s'en alloit. On le ramena auffi-tôt ; &
d'abord qu'il parut : Donnez-moi un
peu votre canne , lui dit Sancho , j'en ai
DE DON QUICHOTTE. 157
befoin. La voilà , Monfeigneur répon- LIV. VII.
dit le vieillard . Sancho la prit , & la don- CH. XLV.
nant à l'autre vieillard : Allez , bon hom
me , lui dit-il , vous étes payé mainte
nant. Qui moi ! Monfeigneur , répondit
le pauvre homme , eft- ce que cette can
ne vaut dix écus d'or ? Oui , oui , repli
qua le Gouverneur , elle les vaut , ou je
fuis le plus grand fot qui vive , & on
verra tout à l'heure fi je m'entens en fait
de Gouvernement ; qu'on rompe la
canne , ajouta-t-il. La canne fut rom
pue ; & il en fortit en même tems dix
écus d'or. Il n'y eut pas un des affiftans
qui ne regardât Monfieur le Gouver
neur comme un nouveau Salomon , &
on lui demanda comment il avoit con
nu que les écus d'or étoient dans la can
ne ? C'eft, dit-il , pour avoir vû que ce
lui qui la portoit , l'avoit mife fans né
ceffité entre les mains de fa partie pen
dant qu'il juroit , & qu'il l'avoit repriſe
auffi-tôt ; & que cela lui avoit fait croi
re , qu'il n'auroit pas juré fi affirmative
ment une chofe que l'autre dénioit , s'il
n'avoit ainfi été affuré de fon affaire ;
qu'il faloit auffi croire que les Juges ,
tout ignorans qu'ils puiffent être font
guidés par la main de Dieu , outre qu'il
avoit oui dire autrefois à fon Curé une
158 HISTOIRE
LIV. VII. chofe femblable , & qu'il avoit la mé
CH. XLV. moire fi bonne que s'il n'oublioit point
quelquefois les choſes , il n'en perdroit
jamais pas une. Les vieillards s'en al
lérent , l'un bien content , & l'autre con
fus : & celui qui avoit charge d'écrire
les paroles & les faits de Sancho , ne
fçavoit plus , après l'avoir bien exami
né , s'il en devoit parler comme d'un
fou , ou comme d'un homme fage.
Ce procès vuidé , on vit entrer une
femme qui tiroit de toute fa force un
homme vêtu en laboureur , & qui avoit
la mine d'être fort à fon aiſe . Juftice ,
s'écrioit- elle , Monſeigneur le Gouver
neur , juſtice , & fi on ne me la fait en
terre , je l'irai demander au Ciel. Ce
méchant homme m'a trouvé au milieu
d'un champ , & a fait de moi tout ce
qu'il a voulu , comme fi j'euffe été un
torchon de cuifine ; malheureuſe que je
fuis il m'a volé ce que j'avois défendu
depuis vingt-trois ans en ça , contre les
Mores & les Chrétiens , contre les gens
du pays , & les étrangers. J'avois tou
jours demeuré ferme comme un roc , &
auffi entiere que la Salamandre dans le
feu ; & maintenant falloit-il que ce ma
lotru , avec ces mains fales & vilaines ,
vint flétrir un bouquet que j'avois fi
DE DON QUICHOTTE. 159
chérement gardé ? C'eſt à fçavoir , ditLiv. VII.
Sancho , fi ce galant a les mains nettes CH. XLV.
ou fales ; & fe tournant vers le labou
reur , il lui demanda ce qu'il avoit à
répondre à la plainte de cette femme.
Monfeigneur , répond le miférable tout
troublé, je fuis un pauvre berger qui
garde ici près du bétail , & ce matin je
fortois de ce bourg , où j'étois venu ven
dre , fauf correction , quatre pourceaux
que j'ai donnés à bon marché , afin de
payer la taille ; & comme je m'en re
tournois au village , j'ai trouvé cette
bonne Dame en mon chemin , & le dia
ble qui fe mêle de tout , n'a point eu de
patience. Enfin je n'ai point fait le diffi
cile , ni elle la renchérie ; mais , Mon
ſeigneur , je lui ai bien payé ce qu'il fa
loit. Cependant elle ne s'en eft point
contentée , & cette enragée m'a pris par
le bras , & m'a traîné jufqu'ici ; & puis
elle dit à cette heure que je l'ai forcée ;
mais mardi , elle en a menti , faux com
me le diable , & voilà toute la vérité
fans qu'il en manque une miette. Avez
vous quelque argent fur vous , mon
ami , demanda le Gouverneur ? Mon
feigneur , répondit- il , j'ai environ une
vingtaine d'écus dans une bourfe. Don
nez votre bourfe telle qu'elle eft à la
LUP
160 HISTOIRE
LIV . VII. plaignante , repliqua le Gouverneur . Le
CH. XLV.
miférable tout tremblant , la tira de
fon fein , & la donna. La femme la prit ,
& priant Dieu pour la fanté du corps &
de l'ame de Monfieur le Gouverneur ,
qui avoit ainfi pitié des pauvres orphe
lines , fortit bien joyeufe de l'audience.
A peine étoit-elle dehors , que Sancho
dit au berger , qui étoit déja tout triſte
de voir en aller fa bourſe , Mon ami
courez après cette femme , & lui ôtez
la bourſe , de gré ou de force , & me l'a
menez ici. Le berger ne fe fit pas dire
deux fois ; il partit comme un éclair
pour exécuter les ordres du Gouver
neur ; & pendant que les fpectateurs
étoient en fufpens , attendant le juge
ment de cette affaire , le berger & la
femme revinrent fe tenant faifis l'un
l'autre pour ne fe pas laiffer échaper ;
elle fa jupe retrouffée , & tenant fa
bourſe entre les jambes , & lui faiſant
tous les efforts pour l'arracher ; mais il
n'y avoit pas moyen , tant cette femme
la défendoit bien. Cependant elle crioit
de toute ſa force justice , justice ; voyez ,
Monfieur le Gouverneur , voyez l'ef
fronterie de ce pitaut , qui au milieu de
la rue & devant tout le monde , me veut (

prendre la bourſe que vous m'avez fait


bailler.
DE DON QUICHOTTE . 161
bailler. Et vous l'a-t-il ôtée , demanda Liv. Vll.
Sancho ? Otée ! reprit la femme , il CH. XLV.
m'arracheroit plutôt la vie ; ha , il l'a
bien trouvée , la ſotte ; ma foi , non pas
dix autres comme lui , le pauvre beli
tre qu'il eft , c'eft pour fon nez ; tenez ,
Monfieur , ni marteaux , ni tenailles ,
ni feu ni flamme ne me feroient pas
lâcher prife , non pas les griffes des lions,
ni quand on me hacheroit en morceaux .
Monſeigneur , elle a raifon , dit le
païfan ; je confeffe que je n'en puis
plus , & qu'elle eft plus forte que moi ,
& en même temps il la laiffa aller. O
montrez-moi cette bourfe , ma mie ,
dit lors le Gouverneur. La femme la
donna auffi-tôt , & Sancho l'ayant pri
fe , la rendit au laboureur , difant à la
femme : Ma chere amie , fi vous vous
étiez défendue ce matin de cet homme
avec autant de courage & de force que
vous venez de défendre la bourſe , dix
hommes enſemble n'auroient pas été
capables de vous forcer. Adieu , tirez
pays , & de votre vie n'approchez de
cette Ifle de plus de fix lieues à la ronde ,
fous peine de deux cens coups de fouet.
Quoi ! vous êtes encore là ? allons tout
à l'heure , Madame la coureufe , & que
je ne vous le dife pas davantage , La
Tome IV. O
162 HISTOIRE
LIV. VII. bonne Dame fort étonnée , s'en alla la
CH. XLVI. tête baiffée , & affez mal contente : Et
le Gouverneur dit au païſan : Mon ami ,
retirez-vous à votre village avec votre
argent ; & donnez-vous garde une au
tre fois de vous réjouir avec perfonne ,
fi vous ne voulez le perdre , & quelque
chofe de plus. Le bon homme le remer
cia le mieux qu'il put , & s'en alla & tout
le monde demeura en admiration des
jugemens du nouveau Gouverneur , que
fon hiftorien ne manqua pas d'envoyer
promptement au Duc , qui les attendoit
avec impatience. Allons retrouver Don
Quichotte , que nous avons laiffé tout
troublé des plaintes d'Altifidore.

CHAPITRE XLVI.

De l'étrange avanture qui arriva à


Don Quichotte , pendant qu'il rè
voit à l'amour d'Altifidore .

Ous avons laiffé le grand Don


tout en
me des fentimens amoureux que lui
avoit témoignés la jeune Altifidore . Il
s'étoit mis au lit avec la même inquié
tude que
s'il eût reçu un affront , & le
DE DON QUICHOTTE . 163
reffouvenir de fon bas déchiré fe joi- LV. VIL
gnant aux penſées tumultueufes qui l'a- CH. XLVI.
gitoient , il lui fut impoffible de pren
dre un moment de repos. Cependant
le foleil ayant , avec fa viteffe ordinai
re , parcouru le tour de la terre , rame
na le jour & reparut fur l'horifon ; &
notre vigilant Chevalier ſe jettant auſſi
tôt hors du lit , s'habilla & prit fes bot
tes de campagne pour cacher la déchi
rure de fon bas : Il mit fur fes épaules
fon manteau d'écarlatte , & fur la tête
une toque de velours verd , garnie de
paffemens d'argent , fans oublier fa bon
ne épée avec fon large baudrier de buf
fle , & tenant à la main fon rofaire ,
qu'il portoit toujours fur foi , il s'en
alla gravement vers la Sale où le Duc
& la Ducheffe étoient déja en état de le
recevoir. Comme il paffoit par une gal
lerie , il trouva Altifidore & fa compa
gne , qui apparemment l'attendoient au
paffage. Si-tôt qu'Altifidore apperçut le
Chevalier , elle feignit de tomber en
foibleffe , & fe laiffà aller entre les bras
de fon amie , qui la délaffa promptement
pour lui donner de l'air. Alors Don
Quichotte s'approcha des Dames , &
fans s'émouvoir beaucoup : Ce ne fera
rien , dit-il , nous fçayons d'où pro
Oij
164 • HISTOIRE
LIV. VII. cedent de femblables accidens. Vous en
CH. XLVI.
fçavez donc plus que moi , repartit la
compagne , car je n'en fçai rien du tout ;
& Altifidore eft la fille du monde qui
fe portoit le mieux , & depuis que je la
connois je ne l'ai encore jamais oui
plaindre de quoi que ce foit au monde.
Dieu maudiffe tout ce qu'il y a de Che
valiers errans fur terre , s'ils font tous
- auffi ingrats & auffi difcourtois que je
me l'imagine. Pour l'amour de Dieu
ôtez-vous 'd'ici , Seigneur Don Qui
chotte , la pauvre fille ne reprendra
point fes efprits tant que vous y ferez.
Je vous prie, Mademoiſelle , répondit
Don Quichotte , faites mettre cette nuit
un luth en ma chambre , que je tâche
de confoler un peu cette pauvre Demoi
felle ; car dans les commencemens de l'a
mour c'eft un remede fouverain que de
faire voir que ce n'eft qu'abus & qu'er
reur. Là-deffus il s'en alla , de peur que
quelqu'un ne l'apperçût en ce lieu , &
avec des filles. A peine fut-il parti ,
qu'Altifidore qui n'attendoit que cela
revint à elle , & dit à fa compagne : Il
ne faudra pas manquer , ma fœur , de
donner à Don Quichotte le luth qu'il
demande : il veut fans doute nous don
ner la mufique , & Dieu fçait fi elle fera
DE DON QUICHOTTE. 165
bonne. En même temps elles allérent Liv. VII.
dire à la Ducheffe ce qui venoit d'arri- CH. XLVI.
ver , laquelle ravie d'avoir occafion de
fe bien divertir , concerta fur le champ
avec le Duc une plaifanterie pour rire
aux dépens de leur hôte. En attendant
la nuit ils s'entretinrent avec lui , & fe
trouvérent admirablement bien de fa
converfation ; & ils envoyérent le mê
me jour un Page à Thérefe Pança , pour
lui porter la lettre de fon mari , avec
un paquet de hardes qu'il avoit laiffé
pour elle , lui ordonnant de prendre
bien garde à tout ce qui fe pafferoit ,
pour leur en faire un fidéle rapport. Sur
les onze heures du foir Don Quichotte
fe retirant dans fa chambre , trouva une
viole fur fa table , il l'accorda , & ou
vrit la fenêtre , & s'appercevant qu'il
y avoit quelqu'un dans le jardin , il
chanta d'une voix un peu enrouée
mais affez jufte & méthodique , la chan
fon qui fuit , & qu'il avoit compofée
le jour même.

L'Amour est toujours dangereux


Pour une créature oifive ;
Il vient bien tôt à bout d'un efprit pa
reffeux ,
Et c'eft-là qu'il allume une flamme plus
vive.

1
166 HISTOIRE
LIV. VII.
CH. XLVI. Mais quand on eft dès le matin
Et tout le jour bien occupée ,
Il rôde vainement , & fe retire enfin ,
Trouvant de tous côtés la place fans
entrée ,

Celle que l'on voit afpirer


Aux facrés nœuds du mariage ,
Doit de l'honnêteté fans ceffe fe parer.
C'est tout fon ornement , & c'est fon
appanage.

Jamais les Chevaliers errans


N'ont fait aucun cas des coquettes ,
Et non plus qu'eux les fages Courtifans
Ne veulent époufer que des filles dif
crettes.

Il eft certain Amour marchant ,


Qu'on achete au prix de la bourſe ,
Mais à peine eft-il né qu'on le voit an
couchant ;
Il va fur un panchant , & finit tôt fa
course.

L'Amour que le hazard produit y


Auffi légerement s'efface ;
Un inftant le fait naître > un autre le
détruit,
Et le cœur en conferve à peine quelque 1
trace.
DE DON QUICHOTTE. 167

Qu'onfaffe un trait deffus un trait , Liv.XLVVII.


CH. I.
Ilfera prefque imperceptible ;
Et comme unfeul visage eft peint dans un
portrait ,
Un cœur plein d'un objet , à d'autres eft
infenfible.

Dulcinée dans mon efprit


Eft fi profondement gravée ,
Et mon cœur à tel point l'eftime & la
chérit ,
Qu'on ne sçauroit jamais en arracher
L'idée.

La confiance dans un Amant


Eft une vertu fans pareilles ;
L'Amour n'eft rien fans elle , & n'a nul
agrément ,
Et c'eft elle qui fait éclater ces merveilles.

Don Quichotte n'eut pas plutôt ache


vé fa chanfon , que le Duc , la Ducheffe
Altifidore & quantité d'autres écou
toient attentivement , qu'on entendit
dans un balcon au deffus de fa tête , le
bruit de plus de cent clochettes ; & tout
d'un coup on fecoua fur fa fenêtre un
grand fac plein de chats qui avoient
auffi de petites fonnettes attachées à la
168 HISTOIRE
Liv. VII. queue . Le miaulement de ces animaux ,
CH. XLVI. & le bruit des fonnettes firent un fi ter
rible tintamarre , que ceux qui avoient
inventé le tour ne laifférent pas d'en être
furpris. Don Quichotte en fut effrayé ,
& le malheur voulut que trois ou quatre
de ces animaux épouvantés entrérent
dans fa chambre , où courant de côté &
d'autre , & toujours criant , on eût dit
que c'étoit une légion de diables . Ils
éteignirent les chandelles , & renverſé
rent tout ce qu'ils trouvérent , cherchant
de tous côtés à s'échaper , & éviter le
bruit qu'ils faifoient eux-mêmes en cou
rant avec leurs fonnettes . Pendant cela
les fonnettes ne ceffoient de réfonner
fi bien que ceux qui n'étoient pas inf
truits de la caffade , en étoient tout
étonnés , & ne fçavoient ce que ce pou
voit être. Enfin Don Quichotte mit l'é
pée à la main , & ruant à droite & à
gauche des eftramaçons & des eftocades ,
il fe mit à crier à pleine tête : Sortez ma
lins enchanteurs , fortez canailles mau
dites , vous avez affaire à Don Qui
chotte de la Manche , contre qui tous
vos charmes font inutiles . De-là cou
rant après les chats qui fautoient par la
chambre, & qu'il diftinguoit à leurs yeux
étincelans , il les attaqua & les pour
fuivi:
DE DON QUICHOTTE. 169
fuivit fi vivement qu'il les obligea de fe
LIV. VII.
jetter par la fenétre . Il n'en reita qu'un CH. XLVI.
feul , qui trop preffé des coups & des
cris de Don Quichotte , & peut-être
bleffé , lui fauta au vifage , & s'y atta
cha avec les ongles & les dents , de telle
forte qu'il le fit crier de toute fa force.
Le Duc qui devina ce que ce pouvoit
étre , y courut auffi-tôt avec quantité
de gens & de la lumiere ; & ayant ou
vert la porte de la chambre avec une
maitreffe-clef, ils virent le pauvre Ca
valier qui faifoit tous fes efforts pour
faire lâcher prife au chat , mais fans en
pouvoir venir à bout. Le Duc alla pour
le fecourir , mais Don Quichotte lui
cria : Queperfonne ne s'en mêle, je vous
prie , qu'on me laiffe faire ; je fuis ravi
de le tenir entre mes mains , ce démon ,
ce forcier , cet enchanteur , & je lui veux
apprendre ce que c'eft que Don Qui
chotte de la Manche . Cependant le chat
qui ne s'étonnoit point pour le bruit , ne
ferroit que plus fort , & ne ceffoit de
gronder , comme pour défendre fa
proye : mais enfin le Duc l'arracha , & le
jetta par la fence. Don Quichotte
demeura fanglant & déchiré ; & encore
: plus irrité de ce qu'en lui ôtant des
mains ce veillaque d'enchanteur , on lui
Tome IV. P
170 HISTOIRE
LIV. VII , avoit ôté le plaifir d'en triompher. On
CH. XLVI. fit vite apporter une efpece d'onguent ;
& labelle Altifidore , elle-même avec fes
blanches mains , appliqua des emplâtres
fur les bleffures du Chevalier , lui difant
tout bas : Toute cette fâcheufe avan
ture , cruel & ingrat Chevalier , eft le
châtiment de la cruauté que tu as pour
les Dames ; & je prie Dieu que ton
Ecuyer oublie de fe donner les coups de
fouet qu'il a promis , afin que tu ne puif
fes jamais jouir des embraffemens de ta
chere Dulcinée , au moins pendant que
je ferai au monde , moi qui t'adore. A
tout cela , Don Quichotte ne répondit
que d'un profond foûpir , & s'alla met
tre au lit , après avoir remercié le Duc
& la Ducheffe , non pour la peur qu'il
eut de cette canaille d'enchanteurs dé
guifez , mais pour l'affection qu'ils lui
avoient témoignée , en le voulant fecou
rir. Le Duc & la Ducheffe le laifferent
repofer, & fe retirerent bien fàchés du
mauvais fuccès de leur plaifanterie , qui
obligea Don Quichotte de garder cinq
ou fix jours le lit & la chambre. Il lui
arriva dans ce tems là une avanture un
peu plus plaifante , mais il faut remettre
à une autre fois à la raconter. Il eft tems
de retourner à Sancho que nous trouve

A
t

1
2
Tom.4.pag.171

Bonard inv. Cars Soulp,


DE DON QUICHOTTE. 171
fons affés embaraffé dans fon Gouver- Liv. vil.
nement mais plus agréable que jamais. CH. XLVIL

CHAPITRE XLVII.

Suite du Gouvernement du grand


Sancho Pança.

finie " on San


Lcho dans un magnifique Palais , où
il trouva le couvert mis dans une gran
de fale richement meublée. Si -tôt qu'il
fut entré, quantité de haut-bois & d'au
tres inftrumens fonnerent des airs de
réjouiffance , pendant qu'on fervit le
dîner ; & quatre Pages vinrent lui don
ner à laver, ce qu'il reçut avec une gra
vité de Gouverneur. La mufique ceffa ,
& Sancho ſe mit à table ſeul , car il n'y
avoit qu'un couvert. Un homme qu'on
reconnut bien-tôt après pour Medecin
fe vint mettre debout , à côté de lui ,
tenant à la main une petite baguette de
baleine ; & en même tems on leva une
nape qui couvroit quantité de plats
chargez de fruits & de diverfes fortes
de viandes. Celui qui fervoit d'Aumo
nier , ayant fait la benediction , un Page
mit fur Sancho une ferviette toute bor
Pij
HISTOIRE
172
LIV. VII. dée de point ; & le Maître d'Hôtel mit
CH. XLVII. devant lui un plat de fruit. Le Gouver
neur y porta auffi-tôt la main ; mais il
n'en eut prefque pas goûté , que le Me
decin baiffa fa baguette , & on l'ôta
promtement. Le Maître d'Hôtel en mit
en même tems un autre à la place ; &
comme le Gouverneur en vouloit goû
ter , la baguette porta deffus, & un Page
le défervit avec la même promtitude
que l'autre. Sancho, fort étonné de cette
cérémonie , & regardant tout le monde,
demanda ce que c'étoit que cela ; & fi on
ne dînoit dans l'Ifle qu'avec les yeux.
Monfeigneur , repondit le Medecin , on
ne mange ici que felon la coûtume des
autres Ifles , où il y a des Gouverneurs .
Je fuis Medecin , Monfeigneur , pour
vous rendre ſervice , & je fuis gagé dans
cette Ifle pour être celui du Gouver
neur ; c'eft moi qui ai foin de fa fanté ,
& beaucoup plus que de la mienne ,
étudiant pour cela jour & nuit , & tâ–
chant de bien connoître fon tempera
ment , pour fçavoir comment je le dois
traiter quand il tombe malade ; & c'eft
principalement pour ce fujet que je me
trouve toujours à fes repas , pour l'em
pêcher de manger les chofes que je con
aois nuifibles à fa fanté. C'eft pourquoi
DE DON QUICHOTIE. 173
j'ai fait ôter le plat de fruit , parce qu'il LIV. VII.
eft trop humide , & l'autre viande pour CH. XLVII.
être extrêmement chaude & trop abon
dante en épiceries , qui font corrofives ,
& excitent à la foif ; car celui qui boit
beaucoup , confume & étouffe l'humidi
té radicale , qui eft le principe de la vie,
De cette façon , repliqua Sancho , il n'y
a pas de danger que je mange de ces per
drix , qui ne font que rôties . Non pas ,
s'il vous plaît , Monfeigneur , repartit
le Medecin : Dieu vous en préferve , &
moi de le fouffrir. Pourquoi ? dit San
cho. Parce que notre grand Maître Hy
pocrates , la lumiere de la Medecine ,
dit dans fes Aphorifmes : Omnis fatura
tio mala, perdicum autem peffima , c'eſt
à-dire , que toute repletion eft mau- «‹
vaife , & celle qui vient des perdrix , «
eft la pire de toutes. « Puifqu'ainfi eft ,
dit Sancho , que Monfieur le Medecin

voye donc de tout ce qu'il y a à man-`
ger , ce qui m'eft bon ou mauvais , &
qu'après il me laiffe faire , fans jouer
ainfi de fa baguette fur les plats ; car je
meurs de faim après tout , & n'en dé
plaiſe à la Medecine , c'eſt me vouloir
faire mourir , que de m'empêcher de
manger. Votre Excellence a raiſon , ré
pondit le Medecin , auffi fuis-je d'avis
Pij
174 HISTOIRE
LIV. VII. qu'on ôte ces lapreaux , parce que c'eft
CH. XLVII. une viande terreftre & melancolique .
Pour le veau de lait , s'il n'étoit point
rôti & mariné , on en pourroit goûter ;
mais de cette forte je ne vous le con
feille pas. Pour ce grand plat-là, dit San
cho , qui fume , & qui , fije ne me trom
pe , eft un pot pourri , il ne doit pas y
avoir de danger car ces pots pourris
étant faits de toute forte de viandes , je
ne fçaurois manquer d'en trouver quel
qu'une qui foit bonne pour mon efto
mac. Abfit , dit le Medecin ; c'eſt une
grande erreur que ces pots pourris, il n'y
a pas de plus dangereuſe ni plus groffie
re viande au monde ; il faut laiffer cela
aux Chanoines , aux Cordeliers, & pour
les nôces des païfans , qui digereroient
les pierres ; & pour Meffieurs les Gou
verneurs , on ne leur doit fervir que
des viandes délicates & fans affaifonne
ment. Et la raifon en eft , que les mede
cines fimples font toujours meilleures
que les compofées ; dans les fimples on
ne peut errer , dans les compofées beau
coup , à caufe de la quantité des chofes
qui les compofent , & qui en altérent
la qualité. Mais pour l'heure ce que doit
manger fon Excellence pour entretenir
& corroborer fa fanté , c'eft une dou
DE DON QUICHOTTE. 175
zaine de cornets d'oublies avec quel- Liv. VII.
ques legeres lâches de coins , qui font CH. XLVII.
admirables pour fa poitrine, & lui fe
ront faire une digeftion congruente.
Sancho ayant écouté tout ce difcours ,
& voyant que le Medecin ne parloit
plus , fe renverfa dans fa chaife , & con
fiderant attentivement Monfieur le
Docteur , il lui demanda froidement
comment il s'appelloit , & où il avoit
fait fes études. Monfieur , repondit- il ,
on m'appelle le Docteur Pedro Pezio
de Aguero , & je fuis natifd'un village
qu'on nomme Tirteafuera , qui eft en
tre Caraquel & Almodobar du champ ,
en tirant fur la droite, & j'ai pris le bon
net de Docteur dans l'Univerfité d'Of
fone. J'enfuis bien aife , dit Sancho , &
regardant le Medecin avec des yeux
pleins de colere : Eh bien , Monfieur le
Docteur Pedro Rezio de mal Aguero ,
natifde Tarteafuera , entre Caraquel &
Almodobar , vuidez-moi toute à l'heure
de la chambre ; finon je jure que fi je
prens une corde , je vous étranglerai fur
le champ , avec tout autant de Mede
cins qu'il y en a dans l'Ile au moins de
ceux que je connoîtrai pour ignorans ,
car pour ceux qui font fçavans & dif
crets , je les honore & je les eftime. En
P in
176 HISTOIRE
ZT. VII. core une fois , Meffire Pedro Rezio ,
C. X.VII . qu'on me décharge le plancher , ouje
7 vous coëffe de ma chaife , & vous en
voye exercer le métier dans l'autre
monde ; & s'en plaigne qui voudra ,
j'aurai fait un grand fervice à Dieu , en
affommant un affaffin de Medecin , un
boureau de la Republique ; & qu'on me
donne à manger , ou qu'on reprenne le
Gouvernement : de tout métier qui ne
nourrit pas fon Maître, je n'en paffe
rois pas la porte. Le Medecin , épou
vanté de la colere & des menaces du
Gouverneur , voulut effectivemeet ga
gner la porte , mais on entendit en mé
me tems dans la rue le bruit d'un cor
net de poſtillon ; & le Maître d'hôtel
ayantregardé par la fenêtre : C'eſt , dit
il , un courier de Monfeigneur le Duc, il
faut qu'il y ait quelque affaire d'impor
tance. Le courier entra tout fuant &
hors d'haleine , & tirant un paquet de
fon fein , le preſenta au Gouverneur , qui
le mit entre les mains de l'Intendant , &
lui dit de voir à qui il s'adreffoit. L'In
tendant , lut le deffus , qui difoit ainfi :
A Don Sancho Pança , Gouverneur de
l'Ifle Barataria , en main propre , ou celles
de fon Secretaire. Et qui eft-ce qui eft
mon Secrétaire, demanda Sancho ? C'eſt
DE DON QUICHOTTE. 177
moi , Monfeigneur , répondit un jeune
LIV. VII.
homme , je fçai lire & écrire , & fuis Bif CH. XLVII,
cayen pour vous rendre fervice . Avec
cette queue , dit Sancho , vous pourriez
être le Secretaite de l'Empereur même :
ouvrez ce paquet & voyez ce que c'eſt.
Le nouveau Secretaire lut la lettre , &
dit au Gouverneur que c'étoit une affai
re à l'entretenir en fecret. Sancho fit fi
gne que tout le monde fe retirât hors
I'Intendant & le Maître d'hôtel ; ce qui
fut fait auffi-tôt ,, & le Secretaire lut tout
haut ce qui fuit.
J'aien avis,Seigneur DonSanchoPança,
que quelques ennemis de votre Ile & des
miens , ont réfolu de vous furprendre une de
ces nuits;ilfaut veiller & vous tenirfur vos
gardes pour n'être pas pris au dépourvй.
J'ai encore appris par des Efpionsfurs, que
quatre hommes deguifez font entrez dans
votre ville pour vous poignarder , parce
qu'ils craignent votre efprit & votre con
duite. Faites doncfaire bonnegarde, obfer
vezfoigneufement tous ceux qui vous par
lent , & ne mangez de rien de ce que l'on
vousfervira,crainte defupercherie, j'aurai
foin de vous envoyer dufecours , s'il eft nè
ceffaire. Adieu ; je me remets à votre pru
dence de l'évenement de toute cette affaire.
Ce 16. d'Aoûtfur les 4. heures du matin.
Votre Ami le Duc.
178 HISTOIRE
LIV. VII. Sancho , fort étonné de la nouvelle ,
CH. XLVII. ( les autres ne le paroiffant pas moins )
dit à l'Intendant : Ce qu'il faut faire ,
Monfieur l'Intendant , toute à l'heure
& fans perdre de tems , c'eſt de mettre
le Docteur Rezio dans un cul de baffe
foffe , les fers aux pieds & aux mains ;
car fi quelqu'un a deffein d'entrepren
dre fur ma vie , ce ne peut être que lui ,
qui a déja affez fait voir qu'il me vou
loit faire mourir de faim. Il me femble
auffi , Monfeigneur , dit le Maître d'hô
tel , que vous ne devez rien manger de
tout ce que voilà , car ce font des pre
fens faits par des Religieufes , & d'or
dinaire le diable eft derriere la croix.
Vous n'avez pas tout le tort , répondit
Sancho , pour l'heure qu'on me donne
feulement un quartier de pain & un plat
de raiſin on ne ſe fera pas avifé de les
empoiſonner : car après tout , je ne
puis me paffer de manger ; & puifqu'il
faut fe préparer à la bataille , il eft bon
de fe nourrir , car c'eft la panfe qui fou
tient le cœur , & non pas le cœur la
panfe. Vous Secretaire , faites réponſe
à Monfeigneur le Duc , & mandez-lui
qu'on fera tout ce qu'il ordonne fans
manquer à rien. N'oubliez pas de faire
mes baife-mains à Madame la Du
DE DON QUICHOTTE . 179
cheffe , & de lui mander que je la prie LIV. VII.
de ſe ſouvenir d'envoyer , par un hom- CH. XLVI
me exprès , ma lettre , & le paquet de
hardes à Thereſe Pança , ma femme ;
qu'elle me fera plaifir , & que je me
donnerai l'honneur de lui écrire le
mieux qu'il me fera poffible . Fourrez
encore dans votre lettre des baife-mains
de ma part pour Monfeigneur Don
Quichotte de la Manche , afin qu'il
voye queje nefuis pas un ingrat. Vous
ajouterez tout ce que vous jugerez à
propos en habile Secretaire. Cependant,
ajouta-t'il, qu'on déferve ces viandes ,
& qu'on me donne à manger , & on
verra enfuite fi je me foucie d'efpions ,
ni d'enchanteurs , ni d'affaffins. Com
me il achevoit de parler , entra un Page
qui lui dit : Monfeigneur , il y a un
paifan qui demande à parler à votre
Seigneurie pour une affaire d'impor
tance. O pardi , ces gens d'affaires font
bien importuns , repartit Sancho ; eft-il
poffible qu'ils foient fi fots qu'ils ne
voyent pas bien que ce n'eft pas l'heure
de venir parler d'affaires ? Je crois qu'ils
s'imaginent que nous autres Gouver
neurs & Gens de Juftice , ne fommes
pas faits comme les autres , & que nous
180 HISTOIRE
LIV. VII . fommes des hommes de fer ou de mar
CH. XLVII. bre , qui n'avons pas befoin de repos.
Ces Meffieurs-là me lanternent , au bout
du compte ; & fi ce Gouvernement
continue encore quelque tems , ce que
je ne crois pas , je pourrois bien faire
donner les étrivieres à quelqu'un de ces
plaideurs. Qu'on aille pourtant dire au
païfan qu'il entre : mais qu'on prenne
garde auparavant fi ce n'eft point un de
ces efpions dont on me menace. O non ,
Monfeigneur , repartit le Page , pour
celui-là, fi je ne me trompe , il eft bon
comme le bonjour. Il n'y a rien à crain
dre , Monfeigneur , ajouta l'Intendant ,
pendant que nous fommes ici tous. N'y
auroit-il point moyen , Maître d'hôtel ,
dit Sancho , pendant que le Docteur
Rezio n'y eft pas , que je mangeaffe
quelque chofe , quand ce ne feroit
qu'un morceau de pain & un oignon ?
Nous réparerons ce foir , à fouper , le
défaut du dîner , Monfeigneur , répon
dit le Maître d'hôtel , & vous ferez fa
tisfait. Dieu le veuille , repartit San
cho. Sur cela entra le laboureur qu'on
jugea à fa mine un fort bon homme &
affez fimple. Il demanda d'abord en en
trant : Quf elt-ce qui eft ici , Monfei
DE DON QUICHOTTE, 181
gneur le Gouverneur ? Et qui eft ce qui Liv. VII.
doit l'être , répondit le Secretaire , fi CH. XLVII.
ce n'eft celui qui eft-là affis ? Je lui de
mande pardon , dit le laboureur , & fe
jettant à genoux devant lui , il lui de
manda la main à baifer. Sancho la re
fufa , & lui dit de fe lever , & de dire
promtement tout ce qu'il avoit à dire,
Le Laboureur fe leva , & dit : Monfei
gneur , je fuis laboureur , né natif de
Miguel-Turra , un village qui eſt à
deux lieuës de Ciudad- real. Voici un
autre Tirteafuera , dit Sancho ; conti
nuez , bon homme , je fçai bien ce que
c'eft que Miguel- Turras , je n'en fuis
pas fort éloigné.
L'affaire eft , Monfeigneur , pourfui
vit le païfan, que par la mifericorde de
Dieu je fuis marié en face de la fainte
Eglife Catholique , Apoftolique & Ro
maine ; j'ai deux enfans au College ,
dont le cadet étudie pour être Bache
lier , & l'aîné pour être Licencié. Je
fuis veuf, parce que ma femme eft mor
te ; ou pour mieux dire , parce qu'un
méchant Medecin , fauf correction , l'a
tuée en lui baillant une medecine : pen
dant qu'elle étoit enceinte , & fi Dieu
eût voulu qu'elle eut accouché d'un
182 HISTOIRE
LIV. VII. garçon , j'avois deffein de le faire étu
CH. XLVII. dier pour être Docteur , afin qu'il ne
portât point d'envie à fes freres le Ba
chelier & le Licencié. Si bien donc ,
bon homme , dit le Gouverneur , que fi
votre femme ne s'étoit point laiffé
mourir , ou qu'on ne l'eût point tuée ,
vous ne feriez pas veuf. Non , Mon
feigneur , pour tout certain , répondit
le païfan . Bon , bon , nous en avons
tout du long de l'aulne , repartit Sancho ,
achevez , mon ami , car il eft plus heure
de dormir que de parler d'affaires . Je
dis , mon bon Seigneur , continua le
laboureur , qu'un de mes enfans , celui
qui fera Bachelier , s'eft amouraché
dans notre village d'une jeune fille
qu'on nomme Claire Perlerin , fille
d'André Perlerin , qui eft un riche ༣
laboureur. Et ce nom de Perlerin
n'eft point le nom de la famille ;
mais parce qu'ils font tous paralitiques ,
& pour rendre le nom plus beau , ils fe
nomment Perlerins . Et en bonne foi ,
ce n'eft pas fans raifon , car la jeune
Perlerine eft une vraye perle d'Orient ;
quand on la regarde du côté droit , elle
eft belle comme un aftre ; ce n'eft pas de
même du côté gauche , parce que la pe
tite verole lui a ôté l'œil , & lui a laiſſé
DE DON QUICHOTTE. 183
en recompenfe de grands trous fur le LIV. VII.
viſage : mais on dit que cela n'eft rien , CH. XLVII.
& que ce font autant de fepulcres où
s'enfeveliffent les cœurs de fes Amans.
Elle n'a point le nez trop long , au con
traire il eſt un petit retrouffe , & il y a
trois bons doigts d'efpace jufqu'à la
bouche , qu'elle a fort bien fendue , &
les lévres auffi petites qu'on en puiffe
voir ; & s'il ne lui manquoit point une
douzaine de dents , elle feroit belle en
perfection. J'oubliois de vous dire la
beauté de fes lévres , & par ma foi je
lui faifois grand tort. C'eft bien la plus
belle couleur qu'on ait jamais vue , &
peut-être la moins commune ; elle ne
les a point rouges comme les autres ,
mais d'une couleur jafpée , où il y a du
bleu & du verd , & un violet qui tire fur
celui des figues qui font trop meures .
Je vous demande excufe , Monfeigneur
le Gouverneur , fi je m'amufe ainfi à
peindre & à vous conter par le menu
les beautez de cette fille, mais c'eſt que je
l'aime. Peignez tout ce que vous vou
drez , dit Sancho , j'aime affez ces pein
tures , & fi j'avois dîné , je ne trouve
rois pas de meilleur deffert que le por
trait que vous faites. Il eft à votre fer
vice & moi auffi , Monfeigneur , repar
184 HISTOI
RE
LIV. VII. tit le laboureur , mais un tems viendra
CH. XLVII .
qui n'eft pas venu. Je dis, Monfeigneur,
que fije pouvois peindre fa bonne mine
& fa taille , vous en feriez ravi : mais
j'y fuis bien embaraffé parce qu'elle eſt
fi courbée & fi ramaffée que les genoux
lui touchent au menton , mais on voit
bien que fi elle pouvoit fe lever toute
droite , elle toucheroit de la tête au
plancher. Elle auroit déja donné la
main à mon Bachelier , fans qu'elle ne
a les nerfs
la peut étendre , parce qu'elle à
tout retirez : avec tout cela , ce non
obftant , on voit bien à fes ongles re
courbez , qu'elle l'a fort bien compofée.
Voilà qui eft bien mon ami , dit San
cho , mais faites votre compte que vous
nous l'avez peinte depuis la tête juf
qu'aux pieds : Qu'eft- ce donc que vous
demandez à cette heure ? venons au fait
fans tourner tant au tour du pot , & fans
faire toutes ces peintures .
Je.voudrois , s'il vous plaît , Monfei
gneur , fi c'eft votre plaifir & bonne
volonté, que votre Excellence me don
nât une lettre pour le pere de ma brûe ,
où vous le fupplieriez de trouver bon
qu'on acheve ce mariage , puifque nous
fommes auffi riches l'un que l'autre , &
que nos enfans n'ont rien à fereprocher.
Car
DE DON QUICHOTTE. 185
LI . VI!
Car pour ne vous rien cacher , Mon CH. XLVII.
fieur le Gouverneur mon fils eft démo
niacle , & encore hier le malin efprit le
tourmenta par trois ou quatre fois , à
dire d'où venez -vous ; & pour avoir
tombé dans le feu , il a le vifage tout
retiré, comme fi c'étoit un morceau de
parchemin brulé , & les yeux qui lui
pleurent ni plus ni moins que s'il avoit
une fource dans la tête. Avec tout cela
il eft du meilleur naturel du monde , &
n'étoit qu'il fe vautre par terre , &
qu'il fe déchire lui-même à force de
coups , ce feroit un Ange. Souhaitez
vous autre chofe, bonne homme, deman
da Sancho ? Oui , Monfeigneur , j'au
rois bien encore quelque chofe à de
mander , repliqua le païfan , mais je,
n'ofe le dire de peur de vous déplaire
mais vaille que vaille , puifque je l'ai
fur le cœur , fi faut-il que je m'en dé
charge. Je voudrois donc bien , Mon
feigneur , que vous euffiez la bonté de
me donner cinq ou fix cens écus pour
le mariage de mon Bachelier , & pour
lui aider à fe mettre en ménage , j'en
tens pour fe meubler ; parce qu'enfin if
faut qu'ils vivent chez eux fans dépen
dre l'un ni l'autre de la fantaifie d'un
beau-pere. Voyez fi vous avez autre
Tome IV. Q.
186 HISTOIRE
L`₁v. VII, choſe à demander , dit Sancho , ne crai
CH. XLVII. gnez point , & que honte ne vous faffe
pas dommage . Nenni , Monſeigneur x
je n'ai plus rien à demander , répondit
le laboureur. Il n'eut pas achevé la pa
role , que le Gouverneur fe leva bruf
quement , & prenant la chaife fur la
quelle il étoit affis : Je jure Dieu , dit-il
tout en furie , double veillaque , ma
lotru de païfan , que fi tu ne fors tout
à l'heure de ma prefence , je te caffe la
tête . Voyez un peu ce belître , ce pein
tre de Belzebut , qui mevient demander
effrontement fix cens écus , comme il
demanderoit fix blancs , & où veux-tu
que je les prenne , dis lourdaut , &
quand je les aurois , pourquoi te les
donnerois -je , double étourdi ? Vraï
ment je me foucie bien que tu fois de
Miguel-Turra , ou d'ailleurs , ni qu'il
ait des Perlerins au monde . Hors d'i
y
ci encore une fois , & ne fois jamais
affez hardi pour t'y préfenter , ou je
jure par la vie du Duc , Monfeigneur ,
que je te cafferai bras & jambes. Tu 1
n'es point de Miguel- Turra , mais quel
que narquois que l'enfer envoye ici
pour me tenter. Il n'y a pas vingt- qua
tre heures que je fuis ici Gouverneur , &
tu veux que j'aye fix cens écus à te don
DE DON QUICHOTTE. 187
ner. Mort de ma vie ! il me prend fan LIV. VII.
taiſie de te fauter les deux pieds fur le . XLVIII.
ventre , & de t'arracher les entrailles. Le
Maître d'hôtel fit figne au laboureur de
fe retirer , & il s'en alla la tête baffe ,
faifant femblant d'avoir grand peur
que le Gouverneur n'exécutât fes mena
ces ; car le compagnon jouoit admira
blement fon rôle. Sancho eut bien de
la peine à s'appaiſer des difcours du la
boureur & de fon impertinente deman
de : mais laiffons-lui ronger fon frein ,
& retournons à Don Quichotte , que
nous avons laiffé couvert d'emplâtres ,
& en fi mauvais état qu'il fut plus de
huit jours à guérir. Pendant cetems - là
il lui arriva ce que nous allons voir dans
le Chapitre ſuivant , car Benengely n'a
pas voulu le raconter en celui- ci .

CHAPITRE XLVIII.

De ce qui arriva à Don Quichotte


avec la Dame Rodrigue , avec

d'autres chofes auffi admirables.

E pauvre Chevalier trife & mélan


colique de s'etre vû ainſi maltrai
té dans une occafion où ily avoit fi peu
de gloire à acquerir , fut fix jours fans
Q ÿj
188 HISTOIRE
LIV. VII. fortir de la chambre ; & une nuit com
CH. XLVIII.
me il faifoit reflexion fur fes difgraces ,
& aux perfécutions d'Altifidore , il en
tendit ouvrir fa porte , & il s'imagina
auffi-tôt que c'étoit l'amoureuſe De
moiſelle qui venoit donner un affaut à
fon honnêteté , & tâcher d'ébranler la
foi qu'il avoit folemnellement jurée à la
Dame Dulcinée du Tobofo. Non , s'é
cria-t'il affez haut pour être entendu ,
non , la plus grande beauté de la terre ne
fçauroit effacer dans mon cœur celle
que l'amour y a fi bien gravée. Non ,
non , aimable objet de mes vœux , Da
me fouveraine de mes penfées , en quel
que état que vous puiffiez être ou tranf
formée en défagréable païfane , ou em
ployée à un travail vil & penible : ou
foit que Merlin Ou Montefinos vous re
tienne & vous cache à ma vûe , enchan
tée ou libre , ma conftance eſt toujours
inébranlable : abſente & preſente vous
êtes toujours à moi , &je fuis toujours à
vous. Ayant dit ces paroles , il fe leva
debout fur fon lit , s'envelopant tout le
corps d'une couverture de fatin jaune ,
un de fes bas lui fervant de bonnet , le
viſage parfemé d'emplâtres , & la bigo
telle fur fa mouftache ; & pour dire la
verité , reffemblant proprement à un
DE DON QUICHOTTE. 189
lutin qui court le mafque. En cet état il LIV. VII.
CH. XLVIII.
tint les yeux attachez du côté de la por
te,& lorfqu'il croyoit voir entrer la do
lente Altifidore , il aperçut une venera
ble matrone couverte d'un voil blanc ,
tout pliffé , & fi long , qu'il lui cachoit
tout le corps , depuis la tête jufqu'aux
pieds. Elle tenoit d'une main un bout de
chandelle , & portoit l'autre au devant,
afin que la lumiere ne lui donnât pas
dans les yeux , fur lefquels elle avoit de
grandes lunettes , & elle marchoit tout
bellement & à pas comptez comme fi
elle eût été fur des épines. Don Qui
chottè la confidera du lieu où il étoit
comme en fentinelle ; & obfervant fa dé
marche lente , fon filence , & fon habil
lement de Prêtreffe , il la prit pour une
forciere , qui venoit exercer fur lui fes
malefices & fes charmes , & il eut vîte
recours au remede des Chrétiens. Ce
pendant cette femme s'avançoit vers fon
lit , & comme elle en fut affez proche ,
elle leva les yeux , & vit Don Quichot
te en l'état où il étoit , qui faifoit de
grands fignes de croix ; & fi le Cheva
lier fut étonné de voir une figure fi ex
traordinaire , cette femme fut encore
plus effrayée de voir celle du Chevalier ,
qui fembloit n'avoir rien d'humain,
190 HISTOIRE
LIV. VII. Sainte Vierge , qu'eft-ce que je vois ,
CH. XLVIII. cria t'elle ? De lafurpriſe qu'elle eut , la
chandelle lui tomba des mains , & s'é
teignit ; & comme elle voulut fe fauver
dans l'obfcurité , elle s'embaraffa dans
les longs replis de fon voile , & tomba
elle-même tout de fon long. Le bruit i
qu'elle fit , & les tenebres redouble
rent l'apprehenfion de Don Quichotte ;
& prefque en bégayant il commença à
dire : Je te conjure , fantôme , ou quoi
que tu fois , de me dire qui tu es & ce
que tu me demandes ? Si tu es une ame
en peine , tu n'as qu'à le dire , je ferai
pour te foulager tout ce que tu peux
attendre d'un bon Catholique ; car je
fuis Chrétien , & je prens plaifir à faire
du bien à tout le monde. C'eft auffi pour
cela que je me fuis mis dans l'Ordre de
la Chevalerie errante , dont la profef
fion & l'exercice s'étendent jufqu'à fou
lager les ames du purgatoire. La pauvre
Dame qui s'entendit conjurer de la ſor
te, jugea par fa propre frayeur de celle
de Don Quichotte , & répondit d'une
voix baffe & trifte : Seigneur Don Qui
chotte , au moins fi c'est vous , je nefuis ,
ni vifion , ni fantôme , ni une ame du
purgatoire , comme vous l'avez penſé :
Je fuis Rodrigue , Dame d'honneur de
DE DON QUICHOTTE. 191
Madame la Ducheffe , qui viens ici vous Lv. VII.
chercher pour vous demander du fe- CH. XLVIII .
cours dans une affliction, de celles à quoi
vous fçavez remedier. Dites-moi fran
chement Madame Rodrigue , repartit
Don Quichotte , n'êtes vous point ici
pour quelque ambaffade ? Si cela eft >
vous perdrez votre tems , la beauté dé
Madame Dulcinée du Tobofo s'eft fi
bien emparée de moi , qu'elle me rend
fourd & infenfible à toutes les prieres
de cette nature. En un mot , Madame
Rodrigue , pourvû que ce ne foit point
un meffage d'amour , vous n'avez qu'à
aller allumer votre chandelle , & revenir
auffi-tôt , nous verrons ce que c'eſt que
votre affaire , & nous y donnerons les
remedes néceffaires. Qui moi ! Mon
fieur le Chevalier , un meffage de la part
de quelqu'autre ! Vous me connoiſſez
mal dit la Dame Rodrigue , je ne fuis
point encore fi vieille ni fi défigurée,
pour m'amufer à ce métier-là ; je fuis ,
Dieu merci , bien faine , & j'ai toutes
mes dents hors quelques-unes qui me
font tombées de fluxions dans ce pais
ci , ou elles font fort ordinaires ; & fans
quelque accident comme cela , je les
aurois toutes. Mais attendez , je vous
prie , je m'en vais querir de la lumiere
192 HISTOIRE

Liv. VII. & dans un moment je fuis à vous : &


CH. XLVIII. puis , je vous conterai mes ennuis , com
me à celui qui fçait remedier à tous les
déplaifirs du monde. Elle fortit en di
fant cela ; & Don Quichotte penfant à
cette avanture , dont il ne fçavoit point
le fujet , s'alla figurer de fi étranges cho
fes , qu'il ne fe crut point en fûreté mal- ·
gré toutes fes réfolutions , & la vertu
que promettoit l'âge de la Dame Rodri
gue. Eh ! quifçait , difoit-il , fi l'ennemi
du genre humain ne me tend point ici
des piéges, & fi par fes dangereufes adref
fes il ne me fera point tomber avec cet
te Duegne dans les précipices que j'ai fi
fouvent évitez ? Quelle honte pour moi,
& quel affront à la gloire de Dulcinée ,
fi cette vieille femme alloit triompher
d'une fidelité , que les Princeffes , les
Imperatrices & les plus parfaites beau
tez du monde n'ont feulement pu ébran
ler? Non , non , ajoûta-t'il , en de fem
blables occafions, il n'y a rien de fi peril
leux que de faire tête à l'ennemi , & on
ne peut vaincre que par la fuite. Cepen
dant , difoit -il encore , je fuis bien in
jufte de faire ce tort à la fageffe de Ma
dame Rodrigue : Y a-t'il apparence
qu'une Dame fi venerable , avec ce long
yoile, fon vifage ridé , & fes lunettes ,
puiffe
DE DON QUICHOTTE. 193
puiffe nourrir dans fon cœur des penfées LIV . VII.
deshonnêtes , & former des deffeins fi CH. XLVIII.
contraires à la vertu ? Et moi-même
qu'ai-je à craindre de tant de chofes qui
impofent néceffairement du refpect , ou
qui ne peuvent donner que du dégout ?
Mais tout d'un coup , confidérant la
" grandeur du péril , & la honte qu'il y
auroit d'être vaincu , & prenant fa réfo
lution : Il n'y a point de Duegne , cria
t-il , qui ne foit impertinente , & point
de femme qui ne foit à craindre ; & il
n'y a point de moyen dont le démon ne
fe ferve pour faire trébucher l'homme.
En achevant de parler il fe leve brufque
ment du lit , en intention d'aller barrer
fa porte, & en refuſer l'entrée à la Dame
Rodrigue ; mais elle étoit déja prête
d'entrer ; & comme elle vit de plus près
Don Quichotte en l'état que nous l'a
vons dépeint , elle ſe retira deux pas en
arriére en difant : Y a-t-il fureté ici
Seigneur Don Quichotte ? car je ne fçai
ce que je dois penfer à vous voir debout.
Je vous demande la même choſe , Ma
dame Rodrigue , repartit Don Qui
chotte , & je voudrois bien être affuré
fi on ne me fera point de violence ? De
qui , & à qui demandez-vous fureté ,
Seigneur Chevalier , repliqua la Dame
Tome IV. R
194 HISTOIRE
Liv . VII. Rodrigue ? c'eft à vous , & de vous
CH. XLVIII.
même , répondit Don Quichotte , par
ce qu'enfin je ne fuis point de bronze ,
& vous n'en étes pas non plus ; & cette
heure eft un peu fufpecte , fur tout dans
une chambre éloignée de tout le monde,
& auffi fecrette que la caverne où le
perfide Enée jouit de la beauté & de
la foibleffe de la malheureuſe Didon .
Néanmoins donnez-moi , la main , Ma
dame , car après tout , je m'en fie à ces
marques d'honneur que vous portez, &
ne veux point d'autres affurances que
ma fidélité & ma difcrétion. Il lui offrit
en même tems la main , & Madame Ro
rigue lui donna la fienne galamment &
de bonne grace .
Cid - Hamet jure en cet endroit ,
qu'il auroit donné de bon cœur la meil
leure vefte qu'il eût , pour voir la gen
tille contenance du Chevalier & de la
Dame , & l'air galant dont ils marché
rent depuis la porte jufqu'au lit. Don
Quichotte fe recoucha , & fe couvrit
tout le vifage ; & Madame Rodrigue
s'aflit dans une chaife au chevet du lit ,
fans quitter fes lunettes ni fa bougie. Et
ayant demeuré tous deux quelque tems
fans parler , Don Quichotte dit enfin :
Vous pouvez maintenant , Madame Ro
DE DON QUICHOTTE. 195
drigue, décharger librement votre cœur, LIV. VII.
& m'apprendre le fujet de vos ennuis ; CH. XLVIII .
je vous donnerai toute l'attention né
ceffaire , & je vous offre enfuite tout le
fecours que vous devez attendre d'un
cœur généreux & charitable. J'en fuis
bien perfuadée , répondit la Dame Ro
drigue , auffi je n'attendois pas moins
de votre courtoifie & de la gentilleffe
de votre air , qu'une réponſe fi chrétien
ne. Or , Monfieur le Chevalier , quoique
vous me voyiez ici affife dans cette chai
fe , & au milieu du Royaume d'Arra
gon , en habit de miférable Suivante ,
& dans le mépris , je ne laiſſe pas d'ê
tre née dans les Afturies d'Aviedo , &
d'une des meilleures races de toutes cel
les qui font en cette Province : mais mon
pere & ma mere , qui par leur mauvais
ménage s'appauvrirent de bonne heure
fans fçavoir pourquoi ni comment , m'a
menérent à Madrid , où pour ne pou
voir mieux faire , ils me mirent chez
un grande Dame , en qualité de fille de
chambre , pour travailler en ouvrage :
Et afin que vous le fçachiez , Seigneur
Don Quichotte , pour ourler & pour
blanchir , je n'en cede à perfonne. Mon
pere & ma mere fe retirérent après m'a
voir mife en condition ; & de-là à peu de
Rij
196 HISTOIRE
LIV. VII. tems ils fortirent de ce monde pour al
CH, XLVIII. ler en paradis ; car ils étoient bons
Chrétiens . Je demeurai donc orpheline,
fans autre bien que les miférables gages
qu'on donne en ces fortes de conditions;
& dans ce tems-là un Ecuyer de la mai
fon s'amouracha de moi , fans que j'y
fongeaffe. C'étoit un homme déja avan
cé en âge , mais de belle taille & de
bonne répréſentation , & noble comme
le Roi , car il étoit Montagnard. Nos
amours ne purent être fi fecrettes que
ma maîtreffe n'en eût connoiffance , &
pour empêcher les contes , elle nous
maria en face de notre Mere fainte Egli
fe Catholique ; & de notre mariage na
quit une fille pour achever .nos mal
heurs ; non pas que j'en mouruffe , car
j'accouchai , Dieu merci heureuſement ;
mais mon pauvre mari , Dieu veuille
avoir fon ame , ne la fit pas longue de
puis ; il mourut d'une frayeur qu'il eut ,
& dont vous ferez tout étonné vous 4
même , fi j'ai le loifir de vous la racon
ter. En cet endroit la bonne Rodrigue
fe prit à pleurer amérement , & dit à
Don Quichotte : Pardonnez-moi , Mon
fieur le Chevalier ,je n'en fuis pas la maî
treffe , & je ne me reffouviens jamais de
ce malheur fans pleurer ; mon Dieu ,
DE DON QUICHOTTE. 197
qu'il avoit bonne mine , quand il me- Liv. VII.
noit ma maîtreffe en croupe fur une bel- CH. XLVIII.
le mule plus noir que du geais ! car
dans ce tems -là on n'avoit point de ca
roffe ni de chaiſe , comme on a préfen
tement , & les Dames alloient en crou
pe avec leurs Ecuyers ; pour ceci , au
moins ne dois-je pas oublier de le dire ,
afin de faire voir combien mon mari
étoit civile & bien né , & exact en toutes
choſes. Comme le pauvre homme en
troit unjour à Madrid , dans la rue ſaint
Jacque qui eft fort étroite , il vit ve
nir un Prévôt de Cour avec deux Ar
chers. Il tourna auffi-tôt bride , témoi
gnant qu'il vouloit l'accompagner ; mais
ma maitreffe qui étoit en croupe , lui di
foit tout bas : Que faites-vous donc ha
bile homme ? ne fçavez-vous pas bien
oùje veux aller ? Le Prévôt qui voulut
faire le civil , retint la bride de fon che→
val , & dit à mon mari : Continuez votre
chemin , Monfieur ; c'eſt à moi à ac
compagner Madame Caffilde , qui étoit
le nom de ma maîtreffe. Mais pour tout
cela mon mari , le chapeau à la main ,
ne laiffoit pas de s'opiniâtrer à fuivre
Monfieur le Prévôt . Ce que voyant ma
maîtreffe , elle tira de fon étui une grof
fe aiguille de tête , ou bien , je penſe un
Riij
198 HISTOIRE f
LIV. VII poinçon, & pleine de colere elle le four
CA XLVIII, ra dans le corps de mon pauvre mari ;
de forte que ce miférable en jettant un
grand cri, & fe démenant , s'en alla à
terre avec Madame Caffilde. Deux la
quais qu'elle avoit vinrent vîte pour la
relever , le Prévôt & les Archers y'ac
coururent auffi , & toute la porte de
Guadalajara en fut émue , je veux dire , 4
le peuple qui s'y trouva. Ma maîtreffe
s'en retourna à pied , & mon mari s'en
alla chez un Chirurgien , difant qu'il
avoit le ventre percé de part en part. On
ne parla plus dans Madrid que de la ci
vilité de mon mari , & tous les enfans le
couroient par les rues , mais pour cela
& parce qu'il avoit la vûe un peu cour
te , ma maîtreffe lui donna fon congé ,
dont il eut tant d'ennui , que je ne doute
point que ce ne fut -là la caufe de fa
mort. Il ne fut pas fi-tôt mort , que je
demeurai veuve , abandonnée , & char
gée d'une fille , qui alloit croiffant en
beauté tous les jours de plus en plus. Fi
nalement , comme j'étois en réputation
de travailler admirablement à l'aiguil
le , Madame la Duchefle , qui étoit
nouvellement mariée avec Monſeigneur
le Duc , m'amena avec elle en Arragon
& ma fille auffi. Les jours allant & ve
DE DON QUICHOTTE. 199
nant , ma fille crut & avec toute la beau LI . VII."
té du monde ; elle chante comme une ca- CH. XLVIII .
landre , danfe comme la penfée , & faute
comme une perdue , & elle lit & écrit
comme un ange , & compte comme un
banquier. Je ne dis rien de fa propreté ,
l'eau qui court n'eſt pas plus nette , &
elle a , à cette heure , fi je m'en fouviens
bien , feize ans , cinq mois , & trois
jours , quelques heures plus ou moins.
De cette petite créature , dont je vous
parle , devint amoureux le fils d'un ri«
che laboureur, qui tient ici près une
ferme de Monfeigneur le Duc. Effecti
vement je ne fçaurois bien dire com
ment cela s'eft fait : mais enfin il l'a fi
bien tournée & virée , qu'il en font ve
nus bien avant ; & fous promeffe de l'é
poufer il a abufé de la pauvre créature ,
& aujourd'hui il ne veut pas lui tenir
parole . Et encore que Monfieur le Duc
le fçache bien, parce que je m'en fuis
plainte à lui , non une fois , mais plu
fieurs , & que je l'ai fupplié de com
mander que ce garçon fe marie avec
ma fille , il fait la fourde oreille , à pei
ne veut-il fouffrir que je lui en parle ; &
à caufe que le laboureur , qui eft fort
riche lui prête de l'argent , & lui fert
quelquefois de caution , il ne veut pas
Riiij
200 HISTOIRE
LIV. VII. de défobliger en la moindre chofe.
CH. XLVIII.
Or je voudrois donc , Monfieur le
Chevalier , que vous priffiez le fait &
caufe de ma fille , & foit par prieres
ou par les armes , que vous fiffiez ré
parer le tort qu'on lui fait , puifqu'à ce
qu'on dit par tout ici , vous êtes venu
au monde pour redreffer les torts &
défendre les miférables. Jettez , s'il
vous plaît , les yeux fur l'orphelinage
\ de ma pauvre fille , fur fa jeuneſſe , ſa
gentilleffe , & toutes les autres bonnes
qualités qu'elle a ; car fur mon honneur
& fur ma confcience , de toutes les De
moiſelles que Madame a à fa fuite , il
n'y en a pas une qui en approche ; &
celle qu'on appelle Altifidore , qui fait
tant la fine , & qui fe dit la plus jolie
& la plus gaillarde de toutes , ma foi
elle n'en approche pas de deux lieues
loin. Voyez-vous , Seigneur Don Qui
chotte , tout ce qui reluit n'eſt pas or,
& cette belle Altifidore a plus de vanité
que de beauté , & fent plutôt fon éven
tée qu'un efprit bien fage , fans com
pter qu'elle n'eft pas trop faine ; elle a
l'haleine fi forte , qu'on ne fçauroit du
rer auprès d'elle , auffi-bien que Mada
me la Ducheffe qui .....mais il ne faut
rien dire , parce que , comme on dit ,
DE DON QUICHOTTE. 201
les murailles parlent. Qu'eft-ce donc Liv. vit.
VII.
qu'a Madame la Ducheffe , demanda CH. XLVIII.
Don Quichotte ? Je vous conjure par
tout ce que vous avez jamais aimé , de
me le dire , Madame Rodrigue. O !
après cela , je ne fçaurois vous le refuſer ,
répondit la Demoiſelle ; voyez -vous ,
Monfieur le Chevalier , la beauté de
Madame la Ducheffe , ce teint fi fleuri
qu'on diroit que c'eft une lamme d'épée
bien fourbie ces joues qui femblent de
lait & de vermillon , & cet air dont elle
marche , comme fi elle portoit la ſanté
partout , dédaignant prefque de tou
cher la terre , c'eft Dieu merci , à deux
fontaines , qu'elle en eft redevable , à
deux cautérés qu'elle a aux jambes , par
où coulent toutes les mauvaiſes humeurs
dont les Médecins difent qu'elle eft
remplie. Bon Dieu que dites-vous -là ,
Madame Rodrigue , s'écria Don Qui
chotte , eft- il poffible ? eft-il poffible
que Madame la Ducheffe ait de fembla
bles égouts ? en vérité , je ne l'aurois
jamais cru , quand tous les Capucins
me l'auroient dit ; mais puifque vous
le dites , je n'en doute plus : cependant
je fuis perfuadé que des fontaines qui
ont leurs fources en de tels endroits ,
doivent plûtôt répandre de l'ambre li
202 HISTOIRE
I IV. VII. quide que d'autres humeurs : & tout de
CH. XLVIII. bon je commence à croire maintenant
que ces fortes de fontaines font admi
rables pour la fanté. Don Quichotte
n'avoit pas achevé de parler , que tout
d'un coup la porte de la chambre s'ou
vrit avec grand bruit , & la frayeur qui
faifit la Dame Rodrigue , l'ayant fait
tomber avec fa chandelle , ils demeu-.
rérent en ténébres. En même tems la
pauvre Dame fe fentit prendre à la gor
ge par des mains qui la ferrérent fi vi
goureufement qu'elle ne pouvoit refpi
rer ; & une autre main lui ayant défait
fes robes , une quatriéme lui déchargea
tant de coups de pantouffle , que c'étoit
pitié. Don Quichotte , tout charitable
qu'il étoit ne fe remua pas de fon lit ,
fongeant en filence ce que fe pouvoit
être que cette avanture , & craignant
pour lui-même l'orage qu'il entendoit
fondre fur la défaftreufe Rodrigue . Le
bon Chevalier ne craignoit pas fans rai
fon. Après que les fantômes invifibles
eurent bien fatigué la Duegne , qui n'o
foit fe plaindre , ils fe jettérent fur lui ; &
lui ayant ôté la couverture dont il étoit
enveloppé, le pincérent & le nazardé
rent avec tant de hâte & fi cruellement ,
qu'il ne put s'empêcher de fe défendre à
Tom 4.pag. 202

B 2* •
+9
&
B
1
"
DE DON QUICHOTTE. 203
coups de poing, & le combat ayant duré LIV. VII
près de demie-heure , & toujours dans CH . XLIX.
un filence admirable , les fantômes s'é
vanouirent. La Dame Rodrigue fe rele
va , & reprit fa juppe & fon voile , & gé
miffant douloureuſement de fa difgrace,
s'en alla fans rien dire à Don Quichotte.
Pour lui il demeura dans fon lit , triſte
& mélancolique , & fi fatigué qu'il ne
pouvoit fe remuer , & avec tout cela
mourant d'envie de fçavoir qui étoit
l'enchanteur qui l'avoit mis en cet état.
Nous verrons cela une autre fois , il
faut retourner à Sancho , comme l'or
• dre de l'hiftoire le demande,

CHAPITRE XLIX.

De ce qui arriva à Sancho Pança ,


enfaifamt la vifite defon Ifle.

Ous avons laiffé notre grand Gou


verneur fort en colére contre le
narquois de païfan , qui inftruit par l'In
tendant , felon les ordres du Duc , fe
moquoit de lui , comme nous avons vû.
Cependant tout groffier qu'il étoit , il
ne laiffoit pas de leur tenir tête à tous ,
& ne paroiffoit même pas trop emba
raffé. Je connois bien à préfent , dit- il
204 HISTOIRE
LIV. VII. à ceux qui étoient dans la chambre , par
CH. XLIX. mi lefquels étoit encore Pedro Rezio ,
que les Gouverneurs & les Juges doi
vent être de bronze pour réfifter aux
importunités de ceux qui ont des affai
res , qui demandent à toute heure & en
tout tems qu'on les écoute & qu'on les
dépêche , fans confidérer que leur inté
rêt ; & qu'il arrive ce qui pourra du
refte , pourvû qu'ils foient contens , ils
ne s'en mettent pas en peine. Et fi un
pauvre Juge ne les écoute , ou qu'il ne
les expédie promptemeut , parce qu'il
eft heure de dîner , ou qu'il n'a pas loi
fir de donner audience , ils en difent le
diable , & ne manqueront pas de mé
dire de lui & de fa race. Plaideur , mon
ami , plaideur impertinent , ne te pref
fe pas fi fort , & prens mieux tes me
fures. Il y a un tems pour les affaires ,
mon ami , fans venir aux heures de dî
ner & de dormir.Nous fommes de chair
& d'os comme les autres , nous autres
Juges & Gouverneurs ; il faut que nous
donnions à la nature ce qu'elle nous de
mande. Et pour moi en vérité , je ne
donne point trop à manger à la mienne ,
Dieu merci & à Monfieur le Docteur
Pedro Rezio de Tirtea Fuera , que voi
là préfent ; il veut me faire mourir de
DE DON QUICHOTTE. 205
faim , & jure que c'eft pour ma fanté : LIV. VIL
Dieu la lui donne pareille , à lui & à tous CH. XLIX .
le's Medecins de fa forte. Tous ceux qui
connoiffoient Sancho Pança , étoient
émerveillés de l'entendre parler fi rai
fonnablement , & ne fçavoient plus que
penfer ; fi ce n'eft que les grands em
plois & les charges importantes don 1
nent quelquefois des lumiéres , com
me elles accablent fouvent l'efprit . Le
Docteur Pedro Rezio promit au Gou
verneur de lui faire donner un grand
fouper le foir , dût-il aller contre tous
les Aphorifmes d'Hyppocrate ; & cela
lui fit oublier toute l'averfion qu'il avoit
contre lui. Le foir venu , qui lui fem
bloit ne devoir jamais venir , on lui fer
vit un morceau de vache à l'oignon, avec
deux pieds de veau , un peu plus gros
qu'ils ne devoient être. Le bon Gouver
neur les regarda avec joye, & les attaqua
avec autant d'appetit que fi ç'eût été des
perdrix & des faifans , & au milieu du
repas , fe tournant vers Pedro Rezio :
Comme vous voyez , Monfieur le Doc
teur , lui dit- il , il ne faut point ſe met
tre en peine dorefnavant de me faire
fervir des chofes fi délicates ; parce que
ce feroit forcer mon eftomac , qui n'y
eft pas accoutumé , & qui fe trouve fort
206 HISTOIRE
LIV. VII. bien du bœuf , du lard , des navets , &
CH. XLIX.
des oignons ; & fi par avanture on lui
donne d'autres viandes de Cour , il les
reçoit avec dégoût & bien fouvent il
les rejette. Ce n'eft pas que s'il prend
fantaifie au Maître d'hôtel de changer
quelquefois , il peut bien me donner de
ces Soles , ou pots pourris , qui plus ils
font pourris , meilleurs ils font ; & là
dedans il n'a qu'à fourrer tout ce qu'il
voudra , pourvû que ce foit des chofes
bonnes à manger , il me fera plaifir , &
je m'en fouviendrai quelque jour. Mais
après tout , que perfonne ne s'avife de
venir faire ici le moqueur ; car enfin ,
ou nous fommes , ou nous ne fommes
pas. Vivons & mangeons tous en paix ,
puifque quand Dieu nous envoye le
jour, c'eft pour tout le monde. Pour moi,
je ferai en forte de gouverner cette Iſle ,
fans faire tort à perfonne , & fans rien
prendre à qui que ce foit ; mais auffi je
ne veux pas perdre mes droits , car il
faut que tout le monde vive . Que chacun
ait l'œil alerte , & qu'on aille droit en
befogne : autrement le diable eft aux va
ches , & fi on me fâche , on trouvera à
qui parler ; & fi on ne m'en veut pas
croire , qu'on l'effaye , on verra de quel
bois je me chauffe . Monfeigneur , dit le
DE DON QUICHOTTE. 207
Maître d'hôtel , votre Seigneurie a rai LIV. VII.
CH, XLIX .
fon en tout & par tout ; & je vous ré
pons auffi , au nom de tous les habitans
de cette Ifle , que vous ferez fervi &
obéï ponctuellement , avec amour &
reſpect. La douceur que vous leur faites
voir dans ces commandemens , ne leur
inſpire point de penfées qui aillent con
tre votre ſervice. Je le crois , repartit
Sancho , & ils feroient des extravagans
s'ils en ufoient autrement . Je vous dis
donc encore une fois , fans que j'aye la
peine de le redire davantage , que je pré
tens qu'on ait foin de moi & de mon Gri
fon : en un mot , voilà de quoi il s'agit ;
& de cette façon nous ferons tous con
tens. Cependant quand il fera tems de
faire la ronde , qu'on m'en avertiſſe ,
parce que mon intention eft de purger
cette Ifle de toutes fortes de vagabons &
de fainéans ; car vous favez , mes amis ,
que les gens oififs & les batteurs de pavé
font aux Etats , ce que font aux abeilles
les freflons , qui mangent & diffipent ce
qu'elles amaffent avec beaucoup de tra
vail. Je prétens protéger les laboureurs ,
& les gens dejournée ; conferver les pri
viléges des Nobles ; récompenfer ceux
qui font de bonnes actions ; & que tout
le monde ait du refpect pour la religion,
208 HISTOIRE
LIV. VII. & honore les gens d'Eglife . Que dites
CH, XLIX. Vous à cela , mes amis ? dis-je bien ou
mal , & ne me rompai-je point la tête
inutilement ? Vous dites fi bien , Mon
feigneur le Gouverneur, dit l'Intendant,
que je fuis tout étonné de voir qu'un
homme fans lettres & fans aucune fcien
ce , car je croi que vous ne vous en pi
quez point , puiffe dire de fi excellentes
chofes , & autant de fentences que de
paroles. Et affurément ceux qui vous en
voyérent ici , & ceux que vous y trou
vez ne s'y attendoient pas , quelque opi
nion qu'ils euffent de la bonté de votre
efprit ; auffi voit-on tous les jours des
chofes nouvelles . Le Gouverneur ayant,
avec la permiffion du Docteur Pedro
Rezio , foupé affez largement , fortit
pour faire la ronde, accompagné de l'In
tendant, du Secretaire , du Maître d'hô
tel , & de l'Hiftorien , qui avoit charge
d'écrire fes faits , quelques Huiffiers ,
Archers & d'autres , affez pour faire
une compagnie raiſonnable ; lui mar
chant au milieu de tous avec le bâ
ton de commandement à la main . Ils
n'avoient pas encore vifité deux rues ,
qu'ils entendirent un cliquetis d'épées.
Ils y coururent auffi-tôt , & virent que
c'étoit deux hommes qui fe battoient ,&
qui
DE DON QUICHOTTE. 209
qui reconnoiffant que c'étoit la Juftice , Liv. vlt.
s'arrêtérent ; & l'un des deux cria : Eft ce CH. XLIX.
qu'il faut fouffrir qu'on vole ici publi
quement , & que l'on affaffine au mi
lieu des rues ? Arrêtez-vous , homme de
bien , dit Sancho , & contez -moi le
fujet de la querelle ; c'eft moi qui
fuis votre Gouverneur. Monfeigneur le
Gouverneur , dit l'autre , je m'en vais
vous le dire en deux mots. Votre Ex
cellence fçaura que ce Gentilhomme
vient de gagner dans une académie ici
près plus de mille réales ; j'en ai été
témoin , & Dieu fçait combien j'ai jugé
de coups en fa faveur & contre ma con
fcience ; il s'eft levé avec fon gain , &
quand j'efpérois qu'il me donneroit
quelque écu , comme c'eft la coutume
de faire un préfent aux gens de condi
tion qui fe trouvent là pour juger les
coups & empêcher les querelles , il a
ferréfon argent , & eft forti fans me re
garder. J'ai couru après lui un peu en
colére de fon procedé , & avec des pa
roles civiles , je l'ai prié de me donner
cinq ou fix écus , parce qu'il fçait bien ..
que je fuis homme de qualité , fans Offi
ce , ni Bénéfice , n'ayant jamais rien eu
de pere ni de mere , & ce ladre-là ne
m'a jamais offert plus de quatre réales.
Tome IV. S
210 HISTOIRE
LIV. VII.
CH . XLIX, Je vous en fais juge , Monfieur le Gou
verneur , quelle honte & quelle villenie !
Mais en bonne foi , fi vous n'étiez pas
venu fi-tôt , je lui aurois bien fait rendre
gorge , & lui aurois appris à fe moquer
d'un homme d'honneur. Que répondez
vous à cela , demanda Sancho à l'autre ,
Il répondit que tout ce que fon adver
faire venoit de dire étoit véritable , &
qu'il n'avoit pas voulu lui donner plus
de quatre réales , parce qu'il lui en don
noit fouvent ; outre que , ajouta-t- il , il
me femble que ceux qui demandent ,
doivent être civils & recevoir agréable
ment ce qu'on leur prefente , fans mar
charder avec ceux qui ont gagné , à
moins qu'ils ne fçachent affurément
qu'ils ayent pipé. Et pour faire voir que
je ne fuis point pipeur , ni rien de tout
ce que dit cet honnéte homme , je n'en
veux d'autres preuves , fi non que je ne
lui ai rien voulu donner ; car les pipeurs
font toujours tributaires de ceux qui
les voyent tromper , & qui n'en veulent
rien dire. Cela eft vrai dit l'Intendant ;
Monfeigneur , que plaît-il à votre Ex
cellence qu'on faffe de ces deux hom
mes ? Ce qu'il y a à faire , le voici , dit
Sancho : Vous gagneur de bon ou mau
vais jeu , donnez toute à l'heure à votre
DE DON QUICHOTTE, 211
ennemi cent réales , & trente autres LIV. VII.
pour les prifonniers ; & vous qui n'avez CH. XLIX.
ni Office , ni Bénéfice , & qui rôdez la
nuit par cette Ifle , Dieu fçait pourquoi ,
prenez ces cent réales , 8 & demain du
matin vuidez d'ici , & n'y rentrez de dix
ans , fi vous ne voulez qu'il vous en
coute la vie ; car je vous jure quefije
vous y trouve je vous pendrai tout net
à une belle potence , ou pour le moins ,
le bourreau par mon ordre ; & que per
fonne ne me replique , où je lui donne
rai fur les oreilles. La Sentence fut exé
cutée fur le champ , autant qu'elle put
l'être , & le Gouverneur continua de la
forte ; Ou je n'y aurai pas de pouvoir ,
ou j'ôterai tous ces brélans , & il ne fe
ra pas dit qu'il y ait des maifons de dé
fordre , tant que je ferai Gouverneur.
Pour cette académie-là , Monfieur , dit
le Greffier , il feroit mal-aifé de l'em
pécher ; c'eſt un homme de grande qua
lité qui donne à jouer , & qui perd affu
rément beaucoup plus d'argent dans
l'année , qu'il n'en tire de profit. Mais ,
Monfeigneur , vous aurez de quoi exer
cer votre pouvoir contre un tas de gens
de moindre étoffe , qui donnent à jouer
à tous venans , & chez qui il fe fait mille
friponneries , car les filoux ne font pas
S ij
212 HISTOIRE
LIV. VII. affez hardis pour exercer leur métier
CH . XLIX, chez ces gens de qualité ; & puifqu'enfin
c'eft une néceffité de fouffrir lejeu , il
vaut mieux que l'on joue chez les gens
de condition , que chez des affamés ,
qui ne font ce commerce que pour vi
vre , & où il n'y a nulle fureté. Il y a
bien à dire à tout cela , Greffier , repli
qua Sancho ; mais nous y penferons à
loifir. Sur cela arriva un Archer qui traî
noit un jeune homme : Monfeigneur ,
dit-il , ce jeune compagnon venoit de
vers vous ; mais fi-tôt qu'il a apperçû
que c'étoit la ronde , le drôle a enfilé la
venelle , & s'eft mis à fuir de toute fa
force ; marque que c'eft quelque délin
quant qui craint la Juftice. J'ai couru
après lui , & s'il n'étoit pas tombé , je ne
l'aurois jamais attrapé. Pourquoi fuyez
vous , mon ami , demanda Sancho ?
Monfeigneur , répondit le jeune hom
me, pour éviter toutes les interrogations
de la Juftice. De quel métier êtes-vous ,
je vous prie?Tifferand . Et qu'eft-ce que
vous tiffez ? Des fers de lance par avan
ture. Ah , ah , repartit Sancho, vous êtes
donc un plaifant , & vous vous melez de
bouffonner ; j'en fuis bien aife : & où
allez-vous à l'heure qu'il eft ? Monſei
gneur, dit-il , je m'en allois devant moi,
DE DON QUICHOTTE. 213
Et quoi faire , demanda Sancho ? pren- LIV. VII.
dre l'air , répondit -il. Et où prend- on CH. XLIX,
l'air en cette Ifle , dit Sancho ? Là où il
fouffle , Monfeigneur. C'eft fort bien ré
pondre pour un jeune homme , dit San
cho , je vois bien que vous en fçavez
beaucoup. Imaginez -vous , Monfieur le
plaifant , que c'eft moi qui fuis l'air , que
je vous fouffle en poupe ; & que je vous
chaffe devers la priſon. Oh là , qu'on me
l'y mene tout à l'heure ; & j'empêche
rai bien qu'il ne dorme cette nuit à l'air ,
auffi-bien n'eft-il déja que trop éventé.
Pardi , Monfeigneur , dit le jeune hom
me , vous me ferez auffi bien dormir
dans la prifon , comme je fuis Turc. Et
pourquoi donc ne te ferai-je pas dormir
en priſon , infolent , repartit Sancho ?
eft- ce que je n'ai pas le pouvoir de t'y
faire mener, & de t'en tirer quand il me
plaira ? Ma foi , vous auriez cent fois
plus de pouvoir , que vous ne m'y feriez
point dormir , répondit le jeune homme .
Comment , répliqua Sancho , onfe mo
que ici de moi ! qu'on me l'entraîne en
prifon fur le champ , & qu'il voye de
fes propres yeux , fi je fuis le Maître ou
non : & file geolier eft affez fot pour le
ľ laiffer fortir , je le condamne dès-à- ·
préfent à deux mille ducats d'amende .
214 HISTOI
RE
I.1v. VII.
CH. XLIX. Vous dites cela pour rire , Monfieur , re
partit le bouffon , & je défie tous les
hommes du monde de me faire dormir
cette nuit en priſon , quand on me de
vroit écorcher. Es-tu le diable , dit San
cho en colére , & as-tu quelque efprit
familier , qui te vienne ôter les fers que
je te vais faire mettre ? Or ça , Mon
fieur le Gouverneur , dit le jeune hom
me , parlons par raifon , & venons au
fait : Je fuppofe que votre Seigneurie
m'envoye en prifon , qu'on me mette
dans un cachot , les fers aux pieds & aux
mains , & qu'on me garde à vûe ; avec
tout cela , fi je ne veux pas dormir , &
que je veuille paffer toute la nuit les
yeux ouverts , eft-ce que tout votre
pouvoir fera capable de me faire dor
mir?Non affurément , dit le Sécretaire ,
& le jeune homme a raifon. De forte
donc , ajouta Sancho , que vous ne vous
empêcherez de dormir que pour fuivre
votre fantaiſie , & non pas pour contre
venir à ma volonté ? Très-affurément ,
Monfieur, répondit le jeune homme , &
je ne le penfe pas autrement. Allez - vous
en donc à la bonne-heure , dit Sancho ,
allez-vous en chez vous dormir à votre
aife , je ne prétens pas l'empêcher ; mais
je vous confeille à l'avenir de ne vous
DE DON QUICHOTTE. 215
pas jouer avec la Juftice ; car vous pour- Liv. VII.
riez tomber entre les mains de quel- CH. XLIX.
qu'un qui n'entendroit pas raillerie , &
qui vous cafferoit la tête . Le jeune hom
me fe retira , & le Gouverneur conti
nua la ronde. Delà à quelque tems vin
rent deux Archers , amenant avec eux un
jeune garçon fort beau & très- bien vê
tu : Monfeigneur , dit l'un d'eux , nous
vous amenons une jeune fille déguiſée.
On la regarda à la lueur des lanternesS,,
,
& on vit que c'étoit une fille qui pou
voit avoir quinze à feize ans. Elle avoit
fes cheveux ramaffés dans un petit re
zeau de fil d'or & de foye verte , & pa
roiffoit extrêmement belle. On la confi
dera de la tête aux pieds , & on vit qu'el
le étoit habillée de brocart d'or à fond
verd , avec une cafaque de même étoffe ,
fous laquelle elle avoit un pourpoint de
toille d'or à fond blanc. Ses bas de foye
étoient incarnats , & fa jarretiére de taf
fetas blanc, bordée de franges d'or avec
des perles , & elle portoit des efcarpins
blancs à la maniére des hommes. Elle
n'avoit point d'épée , mais feulement un
riche poignard , & aux doigts plufieurs
bagues de prix. En un mot , cette fille
parut belle à tout le monde ; mais il ne
fe trouva perfonne qui la connût : Les
216 HISTOIRE
LIV. VII. habitans de l'Ifle même dirent qu'ils ne
H. XLIX. fçavoient ce que ce pouvoit être , & ceux
qui étoient informés des tours qu'on
vouloit jouer à Sancho , étoient plus
étonnés que le refte , parce qu'ils n'a
voient aucune part à cette avanture , &
ils attendoient tous à quoi cela abouti
roit. Sancho , ſurpris dela beauté de cet
te jeune fille , fur qui il avoit les yeux at
tachés , lui demanda qui elle étoit , où
elle alloit , & pourquoi on la voyoit ainſi
déguifée ? Elle , baiffant doucement les
yeux, répondit avec une honte modefte :
Je ne fçaurois , Monfieur , dire devant
tant de gens une chofe qu'il m'importe
fi fort qu'elle foit fecrette. Je puis feule
ment vous affurer que je ne fuis point un
voleur , & que je n'ai nul mauvais def
fein , mais une fille malheureufe , que la
jaloufie force à faire cette action contre
la bienféance. L'Intendant entendant
cela dit à Sancho : Monfeigneur le Gou
verneur , ordonnez à tous ces gens de
s'éloigner , afin que cette Dame puiffe
dire librement ce qu'il lui plaira. Ils fe
retirérent par l'ordre du gouverneur ,
avec qui il ne demeura que l'Intendant ,
le Maître d'hôtel , & le Sécretaire , & la
jeune fille leur parla ainfi : Meffieurs ,
je fuis fille de Pedro Perés Mazoca ,
le
DE DON QUICHOTTE. 217
le fermier des laines de cette Ville , qui LIV. VII.
a accoutumé de venir fouvent chez CH. XLIX,
mon pere. Qu'est- ce que vous dites-là
Mademoiſelle , dit l'Intendant ? cela fe
contredit en tout : je connois fort Pe
dro Perés , & je fçai bien qu'il n'a point
du tout d'enfans : outre qu'après avoir
dit que vous êtes fa fille , vous dites en
care qu'il va fouvent chez votre pere ;
cela n'a pas de raifon. Jel'avois déja re
marqué , dit Sancho . Meffieurs , je vous
demande pardon , continua la jeune fil
le , je fuis fi troublée que je ne fçai
que je dis ; mais la verité eft que je fuis
fille de Don Diego de la Lana , que tout
le monde connoît bien. Encore moins ,
dit l'Intendant , je connois bien le Sei
gneur Don Diego de la Lana : c'eft un
Gentil- homme de qualité & fort riche ,
qui a un fils & une fille ; & depuis qu'il
eft veuf, il n'y a perfonne en toute cette
Ville qui fe puiffe vanter d'avoir vû ſa
fille au vifage , tant il la tient refferrée ,
quoique cependant le bruit commun
dife qu'elle eft extrêmement belle. Vous
dites vrai , Monfieur , répondit la De
moiſelle : c'eſt moi-même qui fuis cet
te fille , & fi le bruit de ma beauté eft
vrai ou faux , vous en pouvez juger puif
que vous m'avez vûe . En difant cela , la
Tome IV. T
218 HISTOIRE
I. IV. VII . pauvre fille ſe prit à pleurer de toute ſa
Ca. XLIX. force : & le Secretaire dit à l'Intendant
à l'oreille : il faut qu'il foit arrivé quel
que chofe d'extraordinaire à cette De
moiſelle , pour être fortie de fa maiſon
en cet équipage , & à une telle heure. Il
y a apparence , répondit l'Intendant ; il
eft aifé d'en juger à fes larmes. Sancho
confola le mieux qu'il put cette belle
affligée , la priant de lui dire , fans crain
te , ce qui lui étoit arrivé ; qu'elle étoit
parmi fes amis , qui feroient toutes cho
fes de bon cœur pour lui donner fatis
faction. Il y a dix ans , Meffieurs , dit
elle , qui eft le tems que ma mere eft
morte , que mon pere me retient enfer
mée , & on nous dit la Meffe dans une
chapelle de la maifon . Depuis ce tems
là je n'ai vu d'homme que mon pere , un
frere que j'ai , & Pedro Perés , le fer
mier que je difois qui étoit mon pere ,
afin de ne pas nommer le mien. Cette
folitude fi refferrée , & la défenfe de for
tir de la maiſon , pas même pour aller
à l'Eglife , m'affligeoit au dernier point ,
& je mourois d'envie de voir le monde ,
ou pour le moins le lieu où je fuis née ,
ne croyant pas qu'il y eût là rien de fi
deshonnête. Quand j'entendois parler
de courfes de taureaux , de jeux de car
DE DON QUICHOTTE. 219
re , & de comedies , je demandois à mon Liv. VII.
CH. XLIX.
frere , qui eft plus jeune que moi d'un
an , ce que c'étoit que tout cela , & il me
le difoit le mieux qu'il pouvoit ; & cela
redoubla l'envie que j'avois d'y aller.
Enfin pour abreger je priai mon frere ,
& plût à Dieu que je ne lui en euffe ja
mais fait la priere.... En cet endroit la
pauvre fille fe remit à pleurer , de forte
qu'elle leur fir à tous grande compaffion .
Jufqu'ici il n'y a point lieu de s'affliger,
dit l'Intendant , raffurez-vous , Made
moiſelle , & continuez ; vous devez tout
efperer de Monfieur le Gouverneur. Je
n'ai prefque plus rien à vous dire , ré
pondit la Demoifelle ; mais j'ai beau
coup à pleurer de mon imprudence &
de ma curiofité. Le Maître d'hôtel qui
avoit été frappé tout d'un coup de la
beauté de cette jeune fille ne ceffoit de
la confiderer , & ne la regardant plus
avec indifférence , il craignoit mortel
tellement que le fujet de fa trifteffe , ne
fût aufi grand que le témoignoient fes
foupirs & fes larmes. Et apprehendant
fur-tout d'y trouver quelque chofe qui
intereffât les fentimens qu'il avoit pour
elle , il ne fçavoit s'il devoit fouhaiter
d'entendre le refle de l'avanture. Le
Gouverneur fe défefperoit de ce qu'elle
Tij
220 HISTOIRE
LIV. VII. étoit fi long-tems à raconter fon Hiftoi
H. XLIX . re ; & il lui dit de finir promtement ,
qu'il étoit déja tard , & qu'il y avoit en
core bien des quartiers à voir. La pau
vre fille d'une voie mal affurée , & mê
lée de foupirs & de fanglots. Voici
donc , dit-elle , la véritable hiftoire de
cette malheureuſe fortie. J'avois prié
mon frere de me prêter un de fes habits.
& que nous allaffions enſemble nous
promener par la Ville, pendant que mon
pere dormiroit. Mon frere , importuné
de mes prieres , m'a donné tantôt fon
habit , & a pris le mien qui lui fied à
merveille , & on le prendroit pour la
plus belle fille du monde. Il y a environ
une heure que nous fommes fortis de la
maiſon , & après avoir bien couru par
la Ville , comme nous nous en reve
nions , nous avons vû venir une grande
troupe de gens , & mon frere m'a dit :
"
Ma fœur , il faut que ce foit-là la ron
de tâche , de me fuivre , & fuyons le
plus vite que nous pourrons , afin que
nous ne foyons point reconnus , car on
en pourroit mal parler. Il s'eft mis à
fuir auffi-tôt , mais fi fort qu'on eût dit •
qu'il voloit. Pour moi , je n'ai pas été
7
loin , car je fuis tombée de la peur que
j'avois : & en même tems eft arrivé cet
DE DON QUICHOTTE. 221
honime qui m'a amenée ici , où j'ai la Liv. VII.
honte de paroître perdue d'honneur de- CH . XLIX.
vant tant de gens. Et ne vous eft-il
afſurément arrivé que cela , demanda
Sancho ? N'y a-t'il point de jaloufie ,
comme vous difiez d'abord , ou quel
qu'autre chofe qui vous ait fait fortir de
chez vous? Il ne m'eft rien arrivé que
cela , Dieu merci , & rien ne m'a fait
fortir que le deffein de voir le monde
& tout au plus les rues de cette Ville
que je n'avois jamais vûes. Tout ce
qu'avoit dit la jeune Demoiſelle , fut
confirmé par fon frere , qu'un des Ar
chers venoit d'amener , après avoir eu
bien de la peine à l'attraper. Le jeune
garçon étoit en deshabillé de femme
avec une fimarre ou robe de chambre ,
& pardeffus une manteline de damas
bleu , bordée d'une dentelle d'or : il n'a
voit point de voile fur la tête , ni rien qui
le parât que fes propres cheveux , qui
étoient d'un beau blond , & naturelle
ment frifez & il ne parut pas moins
beau que fa fœur l'avoit dit. Le Gou
verneur , l'Intendant , & le Maître d'hô
tel s'écartérent un peu du refte de la
troupe , & ayant demandé au jeune gar
çon , fans que fa fœur l'entendit , pour
quoi il étoit en cet équipage ? il répondit
Tiij
222 HISTOIRE
LIV. VII
CH. XLIX. tout ce qu'avoit déja dit fa fœur , & avec
la même naïveté & la même honte : ce
qui donna bien de la joye au Maître
d'hôtel qui prenoit déja grand interêt
aux actions de cette jeune Demoiselle.
Voici , dit le Gouverneur au frere & à la
four , un trait de jeunes gens ; & il n'é
toit pas befoin de tant fe lamenter , &
tant foupirer pour en faire le conte.
Etoit-il fi difficile de dire : Nous fommes
un tel & une teile , qui étions fortis de la
maifon pour nous promener fans autre
deffein , & feulement par curiofité ? Età
quoi bon tous ces gemiffemens & tou
tes ces pleurs ? Mellieurs , vous avez
raifon , je vous demande pardon, répon
dit la jeune fille , mais dans le trouble
où je fuis , je n'ai pû avoir affez de force
pour retenir mes larmes. Il n'y a rien de
perdu , dit Sancho , allons , venez avec
nous , nous vous remenerons dans la
maifon de votre pere ; & peut-être ne
vous aura t'il pas trouvé à dire ; mais
une autre fois n'ayez pas tant d'envie
de voir le monde ; une jeune fille doit
avoir la jambe rompue ; la poule & la
femme fe perdent pour vouloir troter ,
& celle qui a envie de voir , a aufſi en
vie d'etre vûe. Le frere & la fœur re
merciérent le Gouverneur de la bonté
qu'il avoit de les vouloir remener ; &
DE DON QUICHOTTE. 223
ils prirent tous le chemin de la maifon Liv. VII.
CH. XLIX
de Don Diego de Lana , qui n'étoit pas
éloignée. Quand ils furent arrivez , le
jeune garçon jetta une petite pierre con
tre une fenêtre , & auffi-tôt defcendit
une fervante qui leur vint ouvrir la por
te. Ils entrérent , après avoir fait un
compliment à Monfieur le Gouverneur,
& à fa troupe qui continuérent la ron
de , s'entretenant de la gentilleſſe du
frere & de la fœur , & de l'envie qu'a
voient ces pauvres enfans de voir le
monde de nuit , & fans fortir du villa
ge. Le Maître d'hôtel étoit devenu fi
amoureux , pendant les deux heures au
plus qu'il avoit vu la jeune fille , qu'il
réfolut de la faire demander à fon pere
dès le lendemain , ne doutant point
qu'on ne la lui accordât , étant un des
principaux domeftiques du Duc. San
cho fit auffi , dans fa tête , le deffein de
marier le jeune garçon avec fa petite
Sancha , fe réfolvant à l'effectuer quand
il feroit tems , perfuadé de refte qu'il n'y
a point de partis au deffus de la fille
d'un Gouverneur. Comme il étoit déja
tard , la ronde finit, & le Gouvernement
finiffant au bout de deux jours , tous les
deffeins de Sancho s'en allérent en fu
mée , comme nous verrons ci-après.
T inj
224 HISTOIRE
LIV. VII.
CHAP. L.

CHAPITRE L.

Des Enchanteurs quifouettérent la


Dame Rodrigue , & qui égrati
gnérent Don Quichotte.

OUR éclaircir ce myſtere il faut


fçavoir que dans le tems que la Da
Po
me Rodrigue fe leva pour aller à la
chambre de Don Quichotte , une de fes
compagnes , qui étoit couchée auprès
d'elle , l'entendit lever. Et comme tou
tes les Duegnes font curieuſes , & veu
leut tout fçavoir , celle- ci fuivit pas
pas la Dame Rodrigue , & l'ayant vûe
entrer dans la chambre de notre Cheva
lier , elle ne manqua pas , fuivant la bon
- ne coutume qu'ont aufli les Duegnes
d'êtregrandes raporteufes , d'aller auffi
tôt dire à la Ducheffe , que la Dame Ro
drigue étoit avec Don Quichotte. La
Ducheffe le dit au Duc , & le Duc ayant
témoigné de la curiofité de fçavoir ce
que ce pouvoit être , elle prit Altifidore
avec elle , & s'en alla tout doucement
écouter à la porte. L'infortunée Rodri
gue parloit affez haut pour être enten
due , & la Ducheffe & Altifidore n'en
DE DON QUICHOTTE. 225
perdirent pas une parole. Mais quand ce LIV. VII.
vint à parler des fontaines de la Du- CHAP. L.
cheffe , & de l'haleine d'Altifidore , ni
l'une ni l'autre ne le purent fouffrir ;
elles enfoncérent rudement la porte , &
traitérent Don Quichotte & Rodrigue
de la maniere que nous avons vû. La
Ducheffe s'en alla en même tems faire
l'hiftoire au Duc , & après avoir bien ri ,
ils penférent encore à de nouveaux
moyens de fe divertir de leur hôte . On
dépêcha auffi dans le même tems un ex
près à Thereſe Pança , femme de San
cho , avec une lettre de lui , une autre de
la Ducheffe, & une chaîne de corail dont
elle lui faifoit préfent. On choifit pour
cela un laquais qui avoit de l'efprit : &
c'étoit le même qui avoit fait le perfon
nage de Dulcinée dans le tems qu'on
fongeoit aux moyens de la défenchanter.
Il s'en alla après avoir été bien inftruit
par le Duc de ce qu'il avoit à faire ; &
comme il fut à l'entrée du village , il de
manda à des femmes qui lavoient du
linge , fielles ne pouvoient lui dire , s'il y
avoit dans le village une femme appel
lée Thereſe Pança , femme d'un certain
Sancho Pança, qui fervoit d'Ecuyer à un
Chevalier appellé Don Quichotte de la
Manche, A cette demande fe leva une
226 HISTOIRE
IJV. VII. jeune creature qui lavoit avec les autres
CHAP. L. & elle dit au Page : Cette Therefe Pan
ça eft ma mere , Monfieur , ce Sancho ,
c'eſt mon pere , & ce Chevalier eft no
tre Maître. Bon , dit le Page , venez
donc avec moi , la belle fille , & me fai
tes parler à votre mere , car j'ai une let
tre & un préfent à lui donner de la part
de votre pere. Je le veux de bon cœur ,
Monfieur , répondit la jeune fille , &
laiffant le linge qu'elle lavoit , à ſa voi
fine , fans fe chauffer , tant elle avoit
hâte , elle marcha gaillardement devant
le Page , en lui difant : Venez , Mon
fieur , venez , notre maiſon eſt à l'en
trée du village , & ma mere y eft ; elle
eft bien en peine , parce qu'il y a long
tems qu'elle n'a eu de nouvelles de mon
pere. Eh bien , bien , repartitle Page ,
je lui en apporte de fibonnes , qu'elles
la confoleront bien-tôt . Enfin la petite
Sancha fit tant par fes fauts , tantôt
danfant , tantôt courant , qu'elle arriva
à la maiſon ; & de fi loin qu'elle crut
pouvoir être entendue : Sortez , ma
mere , fortez , s'écria -t'elle , voici un
Monfieur qui apporte une lettre de mon
pere , & d'autres chofes qui vous ré
jouiront. Au cri de la fille , Therefe for
tit avec fa quenouille , vêtue d'une cotte
DE DON QUICHOTTE . 227
brune, fi courte qu'elle n'alloit pas à la LIV. VIL
moitié de fes jambes. C'étoit une fem- CHAP. L
me qui avoit quelque quarante ans ,
mais robufte & agiflante , & d'une hu
meur gaillarde. Qu'eft- ce donc que ce
la , Sancha , dit - elle à fa fille ; qui eft ce
Monfieur-là ? C'eft le très-humble fer
viteur de Madame Therefe Pança , ré
pondit le Page. En difant cela il fe jetta
à bas , & mettant un genoux en terre
devant Madame Therefe , il lui dit :
Que j'aye l'honneur de vous baifer la
main , ma très-honorée Dame , comme
à l'unique & legitime épouſe du Sei
gneur Don Sancho Pança , Gouverneur
Souverain de l'Ifle Barataria. Etfi , fi ,
Monfieur , levez-vous , je vous en prie ,
dit Thereſe , je ne fuis point une Mada
me , mais une pauvre païfane , fille
d'un bucheron , femme d'un Ecuyer er
rant , & non point d'un Gouverneur.
Votre Seigneurie , repartit le Page eft
la très-digne femme d'un très-digne
Gouverneur, & pour preuve de cela ,
Madame , lifez , s'il vous plaît , cette
lettre, & recevez ce préfent. Il lui don
na en même tems une lettre , & lui mit
au cou la chaîne de corail , dont les
grains étoient garnis d'or. Cette lettre ,
ajoûta-t'il , eft de Monfieur le Gouver
228 HISTOIRE
LIV. VII. neur , & cette autre que voici avec la
CHAP. L.
chaîne , c'eſt Madame la Ducheffe qui
vous l'envoye.
Jamais Thereſe ne fut plus furpriſe ,
ni fa fille plus joyeuſe. Par ma fi , dit la
petite , vous verrez que Monfieur Don
Quichotte , notre Maitre , a donné à
mon pere le Gouvernement qu'il lui
avoit fi fouvent promis. Vous avez rai
fon , Mademoiſelle , répondit le Page ,
c'eft à la confideration du Seigneur Don
Quichotte , que le Seigneur Sancho eft
Gouverneur de l'Ifle Barataria , comme
vous verrez par cette lettre. Lifez-la
moi donc , mon Gentil-homme , dit
Therefe ; je fçai bien filer , mais je ne
fçai pas lire. Vraiment , ni moi non
plus , ajouta Sancha ; mais attendez , je
trouverai bien qui la lira , ou Monfieur
le Curé, ou le Bachelier Samfon Carraf
co , qui feront bien aifes d'apprendre de
fi bonnes nouvelles de mon pere. Il n'eft
pas befoin de faire venir perfonne , dit
le Page ; je ne fçai point filer , mais je
ne laiffe pas de fçavoir lire & écrire. Il
la lut donc telle que Sancho , l'avoit fait
voir à la Ducheffe , & prenant celle
qu'elle écrivoit à Therefe ; il lut ce que
Voici.
DE DON QUICHOTTE. 229
Amie Therefe , les bonnes qualitez de Liv. VII.
Sancho , votre mari , & fongrand efprit CHAP. L.
m'ont obligé de demander pour lui à Mon
fieur le Duc , le Gouvernement d'une Ile de
plufieurs que nous avons. J'apprens qu'il
gouverne comme s'il n'avoit jamaisfait au
trechofe, dont jefuisfort contente,& Mon
fieur le Ducne fe laffe point de louer Dien
du bon choix qu'il afait ; car , comme vous
Sçavez, Madame Therefe , il n'y a rien
fi difficile au monde que de trouver un bon
Gouverneur , & Dieu veuille me rendre
auffi bonne que Sancho. Ce Page vous
rendra de ma part une chaîne de corail ,
dont les grains font garnis d'or. Je vou
drois , ma chere amie , que ce fut autant
de perles orientales , mais qui donne du
feu, ne voudroit pas te voir morte ; j'ef
pere qu'il viendra un tems que nous nous
connoîtrons davantage , & que nous nous
verrons. Je me recommande à la petite
Sancha ; dites lui de ma part qu'elle fe
tienne en joye , & queje la marierai à un
grand Seigneur , lors qu'elle y penfera le
moins. On m'a dit ici que vous avez dans
vos quartiers une belle espece degland ; en
voyez m'en deux douzaines , le prefent me
fera confiderable venant de vous , & écri
vez-moi bien au long de votre fanté, de
l'état où vous êtes , & de tout ce qui vous
230 HISTOIRE
11 v. VII. regarde , & fi vous avez besoin de quel
CHAP. L. que chofe , vous n'avez qu'à le dire , vous
ferez fervie à point nommé. Dieu vous
tienne enfagarde. De notre maifon un tel
jour.Votre bonne amie, qui vous aime bien.
La Ducheffe.

Eh bon Dieu ! s'écria Thereſe , la


bonne Dame que voilà , & qu'elle eſt
humble ! je prie Dieu qu'on m'enterre
avec de telles Dames , & non pas avec
celles de notre village , qui parce qu'el
les font Dames , ne veulent feulement
pas que le vent les touche , & vont à
I'Eglife , pimpantes comme fi c'étoit
des Reines. Elles croiroient fe faire
grand tort fi elles regardoient une paï
fane , & voilà Madame la Ducheffe qui
m'appelle fon amie , & me traite com
me fi j'étois fa pareille : que je la puif
fe voir auffi haute élevée comme le
plus haut clocher de la Manche. Pour
ce qui eft du gland qu'elle me demande,
vous lui direz , Monfieur , que je lui en
envoyerai un demi boiffeau , & elle ver
ra elle-même s'il eft beau & gros. Pour
l'heure , Sancha ayez foin de ce Mon
fieur , & qu'on traite fon cheval comme
lui-même cherche des œufs dans l'é
table , & coupe du lard , & le traitons
DE DON QUICHOTTE . 231
comme un Prince. Sa mine & les nou- L 1 v. VII.
velles qu'il nous apporte meritent bien CHAP. L.
qu'on lui faffe bonne chere : en atten
dant , je m'en vais dire la joye que nous
avons , à vos Voifines , à Monfieur le
Curé , & à Maître Nicolas le Barbier ,
qui font tant des amis de ton pere.
Allez , ma mere , répondit la petite , je
ferai tout ce qu'il faut. Mais dites donc ,
vous me baillerez la moitié de votre
collier au moins ; car je ne penſe pas
que Madame la Ducheffe foit affez mal
apprife pour l'envoyer à vous feule. Il
fera bien tout entier pour toi , ma fille ,
dit Therefe ; ma fille laiffe-le moi por
ter quelques jours , car cela me réjouit.
Vous vous réjouirez bien davantage
dit le Page , quand je vous ferai voir
le paquet que j'ai dans cette valife , qui
eft un habit d'étoffe verte, que Monfieur
le Gouverneur a porté feulement une
fois à la chaſſe , & il l'envoye tout en
tier à Mademoiſelle Sancha. Le bon
Dieu beniffe mon pere , dit la petite
Sancha , & celui qui m'a apportéle pré
fent. Therefe fortit incontinent de chez
elle le collier de corail au cou , & les let
tres à la main , & rencontrant par ha
zard le Curé & Samfon Carraſco , elle
fe mit à danſer & à fauter , en diſant :
232 HISTOIRE
LIV. VII. En bonne foi , c'eft à prefent que nous
CHAP. L.
n'avons plus de pauvres parens , nous
avons notre part des Gouvernemens
auffi bien que les autres ; & qu'elles y
viennent à cette heure nous méprifer ,
les Demoiſelles de village , elles trou
veront à qui parler. Quelles folies font
ce donc que ceci , Therefe , dit le Cu
ré ? d'où vient cette grande joye , &
quel papier avez-vous là ? Il n'y a au
tre folie , répondit Thereſe , finon que
voilà des lettres de Ducheffes & de
Gouverneurs , & le chapelet que j'ai au
cou , eft de fin corail , les grains font
de bon or , & je fuis Gouverneufe . Nous
vous entendrons quand il plaira à Dieu ,
dit Carrafco , mais pour l'heure il n'y a
pas moyen de deviner. Vous l'allez
voir tout à l'heure , repartit Thereſe ,
lifez feulement ces lettres. Le Curé les
lut tout haut , & lui & Samfon étoient
encore plus étonnez qu'auparavant , &
n'y pouvoient rien comprendre. Car
rafco demanda qui avoit apporté ces
lettres ? Venez vous-en à la maifon ,
dit Thereſe , & vous verrez le Meffager ,
qui eft un jeune homme plus beau que
le jour , & qui m'apporte bien d'autres
prefens. Le Curé prit le Chapelet , &
le confidera trois ou quatre fois , & re
connoiffant
DE DON QUICHOTTE. 233 .
connoiffant qu'il étoit bon & de prix , Liv. VII.
il ne pouvoit revenir de fon étonne- CHAP. L.
ment. Par l'habit que je porte , s'écria
t'il , je n'y comprens rien : le prefent
eft bon & de conféquence ; & voici une
Ducheffe qui demande du gland par fa
lettre , comme fi c'étoit une chofe rare ,
& qu'elle n'en eût jamais vu . Effective
ment cela eft bizarre , dit Carrafco :
mais allons voir le Meffager , nous ap
prendrons ce que cela veut dire. Ils s'en
allérent avec Therefe , qu'on eût dit que
lajoye avoit rendue fole , aux plaifantes
chofes qu'elle leur difoit. Ils virent en
entrant le Page qui cribloit de l'avoine
pour fon cheval , & la petite Sancha
qui coupoit du jambon pour en faire
une omelette. Le Page leur parut de
bonne mine , & en bon équipage , &
s'étant faluez les uns & les autres , Car
rafco lui demanda des nouvelles de Don
Quichotte , & de Sancho , difant que
les lettres qu'ils venoient de lire , ne fai
foient que les embarraffer , & qu'ils n'en
tendoient rien au Gouvernement de
Sancho , & fur-tout à cette Ifle qu'on lui
avoit donnée , puifque toutes celles de
la Mediterranée appartiennent au Roi
d'Efpagne. Meffieurs , répondit le Page ,
il n'y a rien de plus vrai que le Seigneur
Tome IV. V
234 HISTOIRE
LIV. VII. Sancho eft Gouverneur , mais que ce
CHAP. L. foit d'une Ifle ou d'autre chofe , je n'en
dirai rien : en un mot , c'eft une Ville
de plus de mille habitans. Pour ce qui
eft du gland que Madame la Ducheffe
demande à une païfane , il ne faut point
s'en étonner , elle n'eft pas orgueilleufe
.
& je l'ai vu une fois emprunter un pei
gne d'une de fes voifines. Les Dames
d'Arragon , de quelque qualité qu'elles
foient , ne font pas tant de façon que les
Dames de Caftille , & elles vivent bien
plus familierement avec tout le mon
de. Comme ils difcouroient ainsi , la
petite Sancha arriva avec des œufs dans
le devant de fa robe , & dit au Page :
Dites-moi , Monfieur , Monfieur mon
pere a-t'il fes chauffes attachées avec
des aiguillettes , depuis qu'il eft Gou
verneur ? Je n'y ai pas pris garde , ré
pondit le Page , mais il n'en faut pas
douter. Eh bon Dieu ! continua San
cha , que je ferai aife de voir mon pere
avec des chauffes retrouffées , je l'ai tou
jours demandé à Dieu , depuis que je
fuis au monde. Allez , allez , vous l'y
verrez bien-tôt , répondit le Page , & fi
le Gouvernement dure feulement deux
mois , vous le verrez auffi marcher avec
un parafol & des lunetes, Le Curé &
DE DON QUICHOTTE. 235
le Bachelier voyoient bien que le Page Liv. VII.
fe moquoit de la mere & de la fille ; CHAR. L..
mais ils ne fçavoient quejuger , après la
riche chaîne & l'habit de chaffe que
Therefe leur avoit déja montré . Cepen
dant ils rioient de bon cœur de la fim
plicité de Sancha. Mais ce fut bien pis
quand Therefe vint dire : Or ça , Mon
fieur le Curé , ne fçavez vous point ici
quelqu'un qui aille à Madrid ou à Tole
de , parce queje voudrois faire acheter
un vertugadin à la mode pour moi : car
en bonne foi je veux honorer le Gou
vernement de mon mari en tout ce que
je pourrai , & fije me fâche , je m'en irai
à la Cour , & j'aurai un carroffe comme
les autres : une femme qui a fon mari
Gouverneur , eft bien en état d'en avoir
un. Hé plût à Dieu , ma mere , ajouta
Sancha , que ce fut tout à l'heure, quand
ceux qui me verroient dedans, devroient
dire : Regardez la donc , la fille de ce
païfan , comme elle s'étend dans ce car
roffe ; ne diroit-on pas que c'eft la Pa
peffe Jeanne ? Mais qu'ils en enragent ,
s'ils veulent , & qu'ils en difent ce qu'ils
voudront , je me moque de toutes leurs
cauferies , pourvu que j'aille à mon aife.
N'ai-je pas raiſon , mamere ? Vraiment
oui , ma fille , répondit Therefe , & mon
Vij
236 HISTOIRE
LIV. VII. marime l'a toujours bien dit , que nous
CHAP. L. verrions venir le bon tems , jufqu'à me

voir un jour Comteffe. Cela ne fait en


core que commencer à venir ; mais il
n'y a que de commencer , & comme j'ai
oui dire à ton pere , qui fçait plus de
proverbes qu'un Docteur : Si on te don
ne la vache, cours-y vîte avec la corde ,
fi on te donne un Gouvernement, prens
le moi tout à l'heure ; & fi on te donne
une Comté , ne la laiffe pas échaper : ce
qui eft bon à prendre eft bon à rendre ;
& quand lafortune eft à la porte , il faut
lui ouvrir , fans la faire attendre . Et
qu'ils difent; s'ils veulent , quand ils me
verront paffer ; le lévrier s'eft bien re
fait , j'ai vu qu'il avoit le ventre bien
plat : qu'on dife tout ce qu'on voudra ,
dit Sancha , que m'importe , pourvu
que je dine?
En verité , dit le Curé , voyant ainfi
parler la mere & la fille , je crois que
toute cette race de Pança eft venue au
monde le ventre farci de proverbes je
n'en ai encore pas vu un feul qui n'en
dife toujours une douzaine. Il eſt vrai ,
dit le Page , qu'ils ne coûtent guéres à
Monfieur le Gouverneur , il en entaffe
de toutes fortes , tant de bond que da
volée : & il n'y a rien qui divertiſſe
DE DON QUICHOTTE. 237
davantage Monfieur le Duc & Madame Liv. VII,
la Ducheffe. Monfieur , dit Carrafco au CHAP. L,
Page , dites-moi , je vous prie férieuſe
ment , ce que c'eft que ce Gouverne
ment de Sancho , & quelle Ducheffe il
peut y avoir au monde qui écrive à fa
femme & lui envoye des préfens ? Car
quoi que nous voyions les préfens & les
lettres , nous ne fçavons qu'en croire , fi
non que c'eft une de ces chofes extraor
dinaires qui arrivent toujours au Sei
gneur Don Quichotte , & qu'il croit
qui fe font par enchantement . Pour ce
qui eft de moi , Meffieurs , répondit le
Page , tout ce que je vous puis dire ,
c'eft qu'on m'a férieufement envoyé ici
avec ces lettres & ces préfens ; que le
Seigneur Sancho Pança eft effective
ment Gouverneur , & que Monfieur le
Duc mon Maître lui a donné ce Gou
vernement , où il fait affurément des
merveilles s'il y a de l'enchantement à
cela , c'eft à vous à l'examiner, pour moi
je n'en fçai pas davantage. Cela peut
être ainfi, repartit Carrafco , mais vous
me permettrez bien d'en douter. Tant
qu'il vous plaira , dit le Page , vous êtes
le maître , mais je vous ai dit la verité :
& fi vous voulez venir avec moi , vous
le verrez de vos propres yeux. Moi ,
OIRE
238 HIST
LIV
CHA. P. L. moi , j'irai , cria Sancha , prenez-moi en
VII.
croupe fur votre monture , Monfieur , je
ferai bien aife d'aller voir Monfieur
mon pere. Les filles des Gouverneurs , V
repartit le Page , ne doivent point aller
ainfi feules , mais en carroffe ou en litie
re , avec quantité de gens qui les accom
pagnent. Holà , vraiment oui , dit San
cha , j'irai auffi-bien fur une jument ,
que dans un carroffe : vraiment vous l'a
vez bien trouvée vôtre délicate . Tais
toi , petite , dit Thereſe à ſa fille , tu ne
fçais ce que tu dis , & ce Monfieur a rai
fon: il y a tems & tems , quand c'étoit
Sancho , c'étoit la petite Sancha , &
quand c'eft le Gouverneur , c'eft Made
moifelle ; & qu'il t'en fouvienne. Mada
me Thereſe dit fort bien , ajouta le Pa
ge , mais qu'on me donne , je vous prie ,
un morceau à manger , & que je m'en
aille , car je prétens être de retour ce
foir. Monfieur , dit le Curé , vous vien
drez , s'il vous plaît , faire penitence
chez moi : Madame Thereſe a plus de
bonne volonté que de moyen de bien
traiter un homme de votre forte. Le
Page le remercia d'abord , mais il fe ren
dit à la fin ; & le Curé fut bien aife de le
pouvoir tenir en particulier pour ap
prendre de veritables nouvelles de Don
DE DON QUICHOTTE. 239
Quichotte & de Sancho . Le Bachelier Liv. VII.
Carrafco offrit à Therefe d'écrire fes CHAP. LI.
réponſes , mais elle ne voulut point qu'il
fe mélât de fes affaires , le connoiffant
pour un moqueur : & elle s'adreffa à un
enfant de cœur , qui écrivit les deux let
tres , l'une pour la Ducheffe , l'autre
pour Sancho , qu'elle dicta elle-même.

CHAPITRE LI

Suite du Gouvernement de Sancho

Pança.

E Maître d'hôtel comme nous


la fille
de Diego de la Lana , & à tel point qu'il
en paffa la nuit fans dormir , toujours
occupé à penſer à la beauté de cette De
moifelle. Pour l'Intendant, il l'employa
à écrire au Duc tout ce que faifoit & di
foit Sancho. Le jour venu , Monfieur
le Gouverneur fe leva , & de l'ordon
nance de Pedro Rezio , on le fit déjeû
ner d'un peu de conferve , & d'un verre
d'eau fraîche , ce que Sancho eût donné
de bon cœur pour un quartier de pain
bis. Mais enfin n'ayant pas à choifir , il
fit femblant d'être content de ce qu'on
240 HISTOIRE
LIV. VII lui donnoit. Le Medecin lui difant que
CHAP. LI.
mangerpeu , & des chofes délicates , re
veille l'efprit ; ce qui eft néceffaire à
ceux qui font dans les charges d'impor
tance , où on a bien plus befoin de pre
fence d'efprit , que des forces du corps.
Avec ces beaux raifonnemens , Sancho
mourut de faim , & maudiffoit en fon
ame & le Gouvernement , & celui qui
le lui avoit donné. Il ne laiffa pas cepen
dant de donner audience cejour-là ; &
le premier qui fe prefenta , ce fut un
étranger qui propofa cette queftion :
Monfeigneur , une grande riviere fepa
re en deux les terres d'un même Sei
gneur je fupplie votre Excellence de
m'écouter avec attention , car le fait eft
d'importance , & un peu difficile. Sur
cette riviere il y a un pont , à un des
bouts duquel eft une potence , & tout
auprès une petite maifon , où il y a d'or
dinaire quatre Juges établis pour faire
obferver la Loi du Seigneur de la terre ,
dont voilà la teneur : Tout homme qui
voudra pafer d'un bout à l'autre de ce
pont , doit , premierement , affirmer par
ferment d'où il vient , & où il va : S'il
dit la verité, qu'on le laiffe pafer , & s'.l
jure fauffement , qu'il foit pendu fans re
miffion à cegibet. Cette loi étant fçûe de
tout
DE DON QUICHOTTE. 241
tout le monde , ceux qui fe préfentoient LIV. VII.
pour paffer étoient interrogés : on les CH. LI.
faifoit jurer , s'ils difoient vrai , on les
laiffoit paffer librement. Un jour il ar
riva , qu'après avoir pris le ferment
d'un homme , il dit qu'il venoit d'un
certain endroit , & qu'il alloit mourir
à cette potence. Les Juges examinérent
ce que venoit de dire cet homme , & ils .
difoient : Si nous le laiffons aller , il fait
un faux ferment , & fuivant la Loi il
doit mourir ; mais fi nous le faifons
pendre , il aura dit vrai , & par la mê
me Loi on doit le laiffer paffer. On
vous demande , Monfeigneur , ce que
les Juges doivent faire de cet homme ;
car ils en doutent encore à préfent , fans
pouvoir fe déterminer ; ayant appris
par le bruit public combien vous êtes
clairvoyant dans les matieres les plus
difficiles , ils m'ont envoyé vers vous ,
Monfeigneur , pour vous fupplier de
dire votre fentiment fur une chofe fi
embaraffante. Pour vous dire vrai ,
répondit Sancho , ceux qui vous en
voyent ici , auroient bien pû s'en pa
fer ; je ne fuis pas fi fubtil qu'ils pen
fent, & ce qui paroît un homme au de
hors , n'eft bien fouvent qu'une bête au
dedans : néanmoins dites-moi encore
Tome IV. X
242 HISTOIRE
LIV. VII, une fois votre queftion , que je tâche de
CH. LÍ, la bien entendre , peut-être qu'à force
de vifer, nous donnerons au but. L'au
tre recommença la queſtion , & la pro
poſa le plus clairement qu'il put , & San
cho ayant un peu rêvé ; cet homme-là
eft un peu embarraffant , dit-il , que ne
paffoit- il d'un autre côté ? il me fem
ble pourtant continua-t-il , qu'on peut
éclaircir cela en deux mots , & voici
comment : Cet homme jure qu'il va
mourir à cette potence , & s'il y meurt ,
il a dit vrai ; or en difant vrai , par la
Loi on doit le laiffer paffer le pont ; &
fi on ne le pend point , il a menti , & il
doit être pendu , n'eft- ce pas cela ? Vous
l'entendez admirablement Monfei
gneur , répondit l'étranger , & voilà
entierement le fait. Voici donc ce qu'il
faut faire , dit Sancho , il faut laiffer
paffer la partie de l'homme qui a dit
vrai , & pendre celle qui a menti ; de
cette forte la loi fera pleinement accom
plie jufques à un mot. Mais Monſei
gneur , repartit l'étranger , il faudroit
donc féparer cet homme en deux par
ties , & cela ne fe pouvant faire fans qu'il
meure , la queftion ne fera pas vuidée.
Ecoutez , Monfieur , repliqua Sancho ,
ce paffant que vous dites , ou je fuis un
fot , ou il y a autant de raifon de le laiſſer
DE DON QUICHOTTE. 243
vivre que de le faire mourir , parce que L IV. VII.
fi le menfonge le condamne , la vérité CH. LI.
le fauve : ainfi donc , je fuis d'avis que
vous difiez à ces Meffieurs qui vous ont
envoyé , que puifqu'il eft auffi raiſon
nable de l'abfoudre que de le condam
ner , ils le laiffent aller ; car on loue tou
jours plus les Juges d'être doux que d'ê
tre rigoureux. Et cela , je le fignerois de
ma main , fije fçavois figner ; & je veux
bien vous apprendre que je ne le dis pas
de ma tête , mais je me fuis fouvenu
d'une chofe que Monfeigneur Don Qui
chotte me dit entre plufieurs autres , la
nuit avant que je partiffe pour venir
gouverner cette Ifle , qui eft , que quand
je trouverois un cas douteux , queje fif
fe miféricorde , & Dieu a voulu que je
m'en fuis reffouvenu ici tout à propos.
Monfeigneur , dit l'Intendant , ce juge
ment eft fi équitable , que ceux qui ont
fait les Loix , n'en fçauroient donner un
meilleur. En voilà affez s'il vous plaît ,
pour l'audience de ce matin , il n'eft pas
jufte qu'on vous fatigue fi fort dans les
commencemens , & je m'en vais don
ner ordre à vous faire bien dîner . Cela
eſt bon dit Sancho , qu'on me nourrif
fe bien , & qu'on me faffe queſtion ſur
queftion ; fi je ne vous les éclaircis com
X ij
244 HISTOIRE
11. VII me un crible , dites que je fuis une bête.
CH . LI . L'Intendant accomplit fa parole , fai
fant confcience de laiffer mourir de faim
un Gouverneur de cette importance , &
un Juge fi éclairé ; outre qu'il avoit en
vie de jouer la nuit ſuivante le dernier
tour qu'on avoit préparé à Sancho , fui
vant l'ordre qu'il en avoit eu de fon
Maître . Sancho ayant fort bien dîné ce
jour-là , en dépit des Aphorifmes du
Docteur Tirtea-Fuera , un courrier en
tra dans la fale & lui donna une lettre de
la part de Don Quichotte . Sancho or
donna au Secretaire de la voir & de
la lire tout bas , pour voir s'il n'y avoit
rien de fecret. Le Secretaire l'ayant
regardée , dit que non feulement on
la pouvoit lire devant tout le monde ,
mais qu'elle devroit être gravée en let
tres d'or : & il lut ce qui fuit.

Lettre de Don Quichotte de la Manche


à Sancho Pança , Gouverneur
de l'Ifle de Barataria.

Dans le tems que je craignois d'appren


dre des nouvelles de ta négligence & de tes
fottifes , ami Sancho, je n'entens parler que
de tesfoins & de taprudence, dont je rends
mille graces au Ciel , qui fçait élever les
pauvres de la pouffiere , &faire d'habiles
DE DON QUICHOTTE. 245
gens de ceux qui ont le moins d'efprit. On LIV. VIT
me dit que tugouvernes ton Ifle en honnête C. LI
bomme, & cependant qu'il y a toujours
quelque chofe de bas dans ta maniere . Il eſt
bon que tu fcaches , Sancho , qu'il eft fou
vent néceffaire , pourfoûtenir l'autorité de
fa charge , de s'élever au deffus defa condi
tion. Ceux que lafortune a fait monter à
des emplois confidérables , doiventfe regler
pour leur perfonne & en toutes chofes fui
vant la dignité de leurs charges, & nonpas
Suivant les inclinations que leur donne la
baffeffe de leur naiſſance. Mets toi bien &
proprement; car un pilierfaçonné & ajusté
ne paroît plus un pilier. Je ne dis pas que
tu te couvres de dentelles & de broderie, &
qu'étantJuge , tu t'habilles en Courtisan ;
maisfans t'écarter de ta profeffion , tiens
toi toujours propre & en bon équipage. Ily
a deux chofes que tu dois particulierement
faire pourgagner le cœur du peuple que tu
gouvernes : la premiere , de vivre honnê
tement avec tout le monde , ce que je t'ai
déja dit une autre fois ; & l'autre d'entre
tenir toujours l'abondance dans ton Ifle ,
n'y ayant rien qui faſſe tant murmurer le
peuple , ni qui le porte fifort à la révolte ,
que la mifere & la cherté des vivres.
Ne t'amufe point à faire tous les jours des
Ordonnances, & quand tu enferas , qu'el
X iij
246 HISTOIRE
LIV. VII. les foient juftes , & qu'on lesfuive exacte
CH. L I. ment.Carles Loix qui nefont point fuivies,
font commefi elles n'étoient pas Loix : au
contraire ellesfont dire, que ceux qui ont eu
l'efprit deles inventer , n'ont pas eu l'adreſſe
nilaforce deles établir. Etfur-tout lesLoix
feveres qu'on ne fçait pas faire exécuter ,
deviennent comme la poutre qu'on donna
pour Roi aux Grenouilles ; d'abord elles en
étoient épouvantées , mais n'y voyant ni va
leur niforce , elles la mépriférent , & Sau
toient deffus enfe moquant.
Récompenfe la vertu, & châtie les vices;
nefois nitoujours rigoureux , ni toujours dé
bonnaire;choifis le milieu entre deux chofes
fi oppofées ; c'est en cela que confifte la pru
dence. Vifite les prifons , les boucheries , &
les marchés publics ; c'eft-là particuliere
ment que l'œil duGouverneur est néceffaire.
carfi la police n'est bien obfervée , ce n'eft
plus que confufion & que défordre. Confole
Les prifonniers qui font dans l'attente du
fupplice : & regarde fi la faveur ou la
baine nefontpoint relâcher le fcélérat , &
perfécuter l'innocent . Regle les poids & les
mefures , & te rends redoutable par des châ
timens exemplaires à tous ceux qui vont
contre la Loi publique.
Ne paroisjamais quand tu leferois na "
turellement , ce que je ne veux pas croire ,
DE DON QUICHOTTE . 247
avare , ambitieux , débauché pour lesfem- Liv. VII .
mes , nipour le vin , car dès que le peuple CH. LI.
t'aura remarqué des inclinations fi mau
vaifes , il ne manquera pas de te tendre
des piéges que tu auras de la peine à évi
ter, & tapaffion fera ta perte.
Lis & relis inceffamment , & confidere
avec attention les confeils que je te donnai
par écrit , avant que tu allas dans ton Gou
vernement; & fi tu t'en fers bien , tu verras
de quel foulagement ilsfont dans les diffi
cultés qui fe préfentent à toute heure dans
une chargefi épineufe. Ecris à tes Maîtres ,
& ne perds point l'occafion de leur témoi
gner de la reconnoiffance ; l'ingratitude eft
une marque d'orgueil , & le plus injufte de
tous les vices ; & celui qui reconnoît le bien
qu'on lui a fait , témoigne qu'il nefera pas
ingrat envers Dien , qui lui fait desgraces
continuelles. Madame la Ducheffe a en-.
voyé un homme exprès à tafemme pour lui
porter ton habit , & un préfent qu'elle lui
fait , & nous attendons l'heure d'en voir
La réponse .
J'ai été unpeu indifpofe de certaines égra
tignures au nez & auvisage , mais ce n'a
pas étégrand-chofe : dans le même tems
qu'ily a desEnchanteurs qui m'en veulent,
ily en a d'autres qui me défendent.Mande
moifi tu crois toujours que l'Intendant , qui
X iiij
248 HISTOIRE

11v.
CH. LL. VII. eft auprès de toi , ait quelque chofe de com
mun aveclaTrifaldi, & donne-moi généra
lement avis de tout ce quife paffe à l'égard
de ton Gouvernement , & de ta perfonne ,
puifqu'on enpeut avoir desnouvellesà toute
heure. Entre nous , je pense à quitter cette
vie oifive queje fais ici , elle ne m'accom
mode nullement , & je nefuispas ne pour
cela.Je mefuis engagé dans une affaire que
je crains bien qu'elle ne me brouille avec
Monfieurle Duc ; maisje nefçaurois qu'y
*faire , quelque déplaifir que j'en aye ; car
après tout , quoique je leur puiſſe devoir ,
je dois encore plus à ma profeffion ; & com
me on a accoutumé de dire , amicus Plato,
fed magis amica veritas. Je ne crains pas
de te dire ces trois ou quatre mots de latin >
parce queje m'imagine bien que depuis que
tues Gouverneur,tu n'auras pas manqué de
l'apprendre. Je te recommande à Dieu , &
lefupplie de tegarder de toute forte de dé
plaifir.
.Ton ami Don Quichotte de
la Manche , Chevalier des
Lions.
Cette Lettre fut trouvée admirable
& de bon fens ; & Sancho l'ayant bien
écoutée , il fe leva de table , & s'alla ren
fermer dans fa chambre avec fon Secre
taire , à qui il dit qu'il vouloit faire ré
DE DON QUICHOTTE. 249
ponſe fur le champ , & qu'il lui écrivit Liv.CH . LI .VII.
tout ce qu'il lui alloit dire , fans ajouter
ni diminuer. Et voici ce qu'il lui dicta.

Lettre de Sancho Pança à Don


Quichotte de la Manche.
'Occupation que me baillent mes affai
res , eft fi grande , queje n'ai pas loisir
de megrater la tête , ni feulement de me
rogner les ongles; auffi les ai-jefi longs , qu'il
n'y a que Dieu qui y puiffe remédier. Je
vous dis cela, Monfieur mon cher Maître,
afin que vous ne vous étonniez pas de ce que
je ne vous ai encore point donné avisſije
me trouve bien ou mal de ce Gouvernement.
Je nefçai comment font faits les autres ;
mais s'il en faut dire la vérité , je fouffre
encore plus defaim , que quand nous allions
autrefois par lesforêts & les déferts.
Monfeigneurle Duc m'écrivit il y a deux
jours , pour m'avertir qu'il est entré dans
⋅ cette lle certainsEfpions qui ont deffein de
metuer.Jufqu'ici ils ne l'ont pas encorefait,
que je fçache , & je n'en ai fçû découvrir.
pas un , fice n'eft un certain Docteur , qui
eft entretenu du Village pour tuer tous les
Gouverneurs qui viennent. Il s'appelle le
Docteur PedroRezio , & nénatifde Tir
tea Fuera. Que votre Seigneurie regarde
quel nom voilà, & fi je n'ai pas raiſon de
250 HISTOIRE
LIV. VII. craindre de tomber entre fes mains. Ce
CH , LI
Docteur dit lui-même qu'il ne guérit point
le mal quand on l'a ; mais qu'il l'empêche
de venirparfes médecines , quifont diette
fur diette , jufqu'à rendre un homme plus
fec que du bois , commefi la foibleffe n'étoit
paspire que lafiévre. Enfin il me tue & me
fait mourir de faim , & moi , je m'en vais
mourant d'ennui de ce que m'étant imagi
né , quand je vins dans le Gouvernement ,
quej'y voirois tomber les allouettes toutes
roties , & que je me délafferois fur la plu
me entre des draps d'Hollande , j'yfuis vc
nufaire pénitence comme un hermite : com
me je ne lafais qu'en enrageant , j'ai bien
peur à lafin que le diable n'en profite, & ne
m'emporte décharné comme une esquelette.
Jufqu'àpréfentje n'ai encore touché niga
ges , nifait d'impôts ; & je nesçaurois de
vinerpourquoi , car on m'a dit ici , que les
habitans du lieu donnent ou prêtent de
grandesfommes de deniers auxGouverneurs
avant qu'ils entrent dans l'Ifle , & que c'est
auffi la coutume des autres Gouverneurs.
Une de ces nuitsfaiſant la ronde , je pris
unejeune Demoiselle , belle àravir , en ha
bit degarçon , & fonfrere en habit de fer
me. Mon Maître d'hôtel devint fur le
champ amoureux de la fille , & il la choifit
dansfon imagination pour fa femme , à ce
DE DON QUICHOTTE. 251
qu'il nous a dit ; & pour moi , j'ai réfoiu LIV. VII.
defaire mongendre du garçon , & aujour Cn . LI.
d'hui moi & le Maître d'hôtel en commu
niquerons avec le pere , qui eft un certain
Diego de Lana , des vieux Chrétiens , &
Gentil-homme ,fijamais il enfut.
Je vifite les marchés & les places publi
ques , comme vous me l'avez confeillé , &
hierje penfe .... oui , ce fut hier, jetrouvai
une revendeuse qui vendoit des noisettes
nouvelles, &je découvris qu'elle avoit mêlé
parmi un boiſſeau de vieilles : je confifquai
toute la marchandiſe au profit des enfans de
la doctrine , qui lesfçauront bien choiſir; &
puis , je lui deffendis d'entrer de quinze
jours dans le marché, & on m'a dit quej'a
voisfortbienfait. J'ai encore à vous dire
que l'on tient dans cette Ville , qu'il n'y a
pas de plus méchantes Nations , que ces
créatures qui vendent au marché , car elles
font toutes effrontées , menteufes , & fans
foi ni loi , & pour moi , je le crois bien 1
auffi , car je les ai vues par tout de
même.
Je fuis bien content de ce que Madame
la Ducheffe a écrit à Thérefe , & lui a en
voyé lepréfent que vous dites, & j'employe
rai le verd & lefec en tems & lieu pour
luifaire voir que je ne fuis pas ingrat.
Baifez lui les mains de ma part , & lui
252 HISTOIRE
Liv. VII. ditesque le bien qu'elle m'afait n'eftpoint
C ... II . tombé en mains de More.
Je voudrois bien que votre Seigneurie
n'eûtrien à démêler avec Monfieur le Duc
& Madame la Ducheſſe , Meſſeigneurs&
Maîtres ; carfi vous venez à vousfacher
les uns contre les autres, tout cela retombera
fur moi ; & ce ne fera pas trop bien fait à
• vous, qui me confeillez d'être reconnoiffant,
.de ne l'êtrepas vous-même envers des per
fonnes qui vous ont fi bien reçu & régalé
dans leur château. Pour ce qui eft de vos
égratignures,je nefçai pas ce que vous vou
lez dire ; maisje m'imagine bien que c'est
quelqu'une des diableries que les malins
Enchanteurs ont accoutumé de vousfaire ;
vous me direz ce qui en eft quand nous nous
verrons. Je voudrois bien vous envoyer
quelque chofe de ce païs-ci , mais je nefçai
quoi , fi ce n'eft des canons de feringue.>
qu'onyfait à merveille , avec des bouteil
les de verre dont on y est fort curieux : ſi
pourtant le Gouvernement dure , jefçaurai
bien que vous envoyer , ou cafque ou ron
dache. Si Thérefe Pança mafemme m'é
crit , payez le port , & m'envoyez vite la
lettre, carje meurs d'envie defçavoir com
ment on fe porte chez nous. Je prie Dieu
qu'il vous délivre des malins Enchanteurs,
moi qu'il me tire fain & fauf de ce
DE DON QUICHOTTE. 253
Gouvernement , dont je doutefort de la ma LIV. VII.
niere que le Docteur Rezio me gouverne , CH. LI .

Le très- humble ferviteur de


votre Seigneurie , Sancho
Pança , le Gouverneur.

Demon lle lemêmejour que je vous écris.

Le Sécretaire cacheta la lettre , & fit


partir le courrier ; cependant ceux qui
étoient-là de la part du Duc , réfolurent
de mettre fin au Gouvernement de San
cho ; & lui paffa l'après-dînée à faire
des ordonnances pour la police, & tou
chant le Gouvernement de fon Ifle. Il
défendit de tenir cabaret , mais il per
mit de faire venir du vin de quel côté
on voudroit , pourvu qu'on déclarât
d'où il étoit , afin qu'on y pût mettre le
prix fuivant la bonté & l'eftime qu'on
faifoit du crû ; ordonnant que celui qui
mêleroit de l'eau , ou le diroit d'un autre
endroit , feroit condamné à la mort. Il
modera le prix de toute forte de chauf
fûres , & principalement celui des fou
liers , qui lui fembloit exceflif. Il taxa
les gages des valets , à qui il trouvoit
qu'on donnoit trop. Il y eut de grandes
peines contre ceux qui chanteroient pu
254 HISTOIRE
LIV. VII. bliquement des chanfons trop libres. Il
CH. LI,
défendit qu'aucun aveugle fe mêlât de
chanter des miracles dans leurs chan
fons , à moins de produire des témoins
autentiques de la vérité du miracle ;
car il lui fembloit que la plûpart étoient
inventés , & faifoient tort aux vérita
bles. Il créa un Archer des pauvres ,
non pas pour les chaffer , mais pour
examiner s'ils l'étoient véritablement ,
parce qu'en feignant d'être eftropiés ,
ou de tomber du haut - mal , on ne
voyoit que des coupeurs de bourſe , &
des yvrognes : En un mot il fit des or
donnances fi équitables & fi utiles , qu'on
les obferve encore aujourd'hui dans ce
lieu-là , & on les appelle les Conftitutions
dugrand Gouverneur Sancho Pança.
a

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pag.255.To. 4º

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ምት

161

B... rece

P
DE DON QUICHOTTE. 255
LIV. VII.
CH. LII,
CHAPITRE LII.

Avanture de la feconde Doloride ,


autrement la Dame Rodrigue.
ON QUICHO T TE guéri de fes
D égratignures , & ennuyé de la vie
qu'il menoit dans ce château , vie trop
oifive , & indigne de la profeffion d'un
véritable Chevalier errant , fe réfolut de
prendre congé du Duc & de la Duchef
fe , & de s'en aller à Sarragoffe , pourfe
trouver au tournoi qui s'y devoit faire ,
& dont il prétendoit remporter tout
l'honneur avec les harnois , qui eft d'or
dinaire le prix de ces joûtes. Comme il
' étoit à table avec le Duc , dans la réfo
lution de lui témoigner fon deffein , &
qu'il avoit même déja commmencé à
faire un compliment fur ce fujet , on vit
entrer deux femmes toutes couvertes
de deuil , dont l'une fe jetta aux pieds
de notre Chevalier , & les lui baiſant .
pouffoit de fi profonds foûpirs , qu'il
fembloit qu'elle allât expirer de dou
leur. Il n'y avoit perfonne qui ne fût
étonné de ce fpectacle ; & quoique le
Duc & la Ducheffe s'imaginaffent que
c'étoit quelque nouveau tour que fes
256 HISTOIRE
Liv. VII. gens vouloient jouer à Don Quichotte ,
CH. LII.
néanmoins il paroiffoit une affliction fi
naturelle dans l'action de cette femme ,
qu'ils ne fçavoient qu'en penfer , & ils
n'étoient gueres moins furpris que les au
tres. Don Quichotte touché de compaf
fion , & courtois comme nous le con
noiffons , fit relever cette affligée , &
l'ayant priée d'ôter fon voile , elle fit
voir un vifage tout mouillé de larmes
dans lequel on reconnut tous les traits
de la vénérable Rodrigue , Dame d'hon
neur de la Ducheffe , comme ce l'étoit
· effectivement : Et on vit auffi que celle
qui l'accompagnoit étoit fa fille , celle
que le fils du riche laboureur avoit abu
fée. Cette vue redoubla l'étonnement
de tout le monde , & particulierement
du Duc & de la Ducheffe ; car quoiqu'ils
connuffent Rodrigue pour une créature
fimple jufqu'à la fottife , ils ne pou
voient pourtant s'imaginer qu'elle por
tât la fimplicitéjufqu'à faire des extrava
gances. Enfin laDameRodrigue fe tour
na du côté du Duc & de la Ducheffe ,
& après leur avoir fait une profonde
révérence : Je fupplie très- humblement
vos Excellences , dit-elle , de me donner
permiflion de m'entretenir un peu avec
ce Chevalier , parce que j'ai befoin de lui
pour
DE DON QUICHOTTE. 257
pour fortir à mon honneur d'un embar LIV. VII.
ras où m'a mis l'infolence d'un méchant CH. LII.
païfan. Vous le pouvez , lui répondit le
Duc ; & vous n'avez qu'à dire au Sei
gneur Don Quichotte tout ce que vous
voudrez. Alors la Dame Rodrigue s'a
dreffant à Don Quichotte : Il y a quel
ques jours , dit-elle , valeureux Cheva
lier, que je vous ai raconté la trahifon
qu'un malheureux garçon a faite à ma
chere fille , qui eft cette miférable que
vous voyez-là préfente ; & vous me pro
mîtes de prendre fa défenſe , & de re
dreffer le tort qu'on lui a fait. Mais j'ai
appris aujourd'hui que vous voulez fortir
de ce Château , & aller à vos avantures ,
que je prie Dieu de vous donner bonnes,
par fa fainte miféricorde : & je voudrois
bien , avant que vous vous miffiez en
chemin , que vous voulufliez défier ce
gros animal , & que vous le contraignif
fiez de fe marier avec ma fille , pour ac
complir la promeffe qu'il lui a faite
avant qu'il eût eu rien d'elle. Car de
penfer que Monfeigneur le Duc me faf
fejufti ce , je fuis bien affùrée que non ,
pour la raison que je vous ai déja dite.
Voilà , Monfieur le Chevalier , ce que
j'avois à vous dire , Dieu vous donne
profpérité , & à nous fa protection. Don
Tome IV. Y
E
258 HISTOIR
LIV. VII. Quichotte avec une gravité digne de
CH. LII. fa profeffion , répondit de la forte : Ma
chere Dame , effuyez vos larmes , & fai
tes tréves à vos foupirs. Je me charge
de faire faire raifon à votre fille , qui
auroit fans doute mieux fait de ne croi
re pas fi légerement aux fermens des
Amans , qui font d'ordinaire légers à
promettre , & tiennent rarement leur
parole. Mais enfin le mal étant fait , il
faut penfer aux remedes ; & je vous pro
mets , avec la permiffion de Monfei
gneur. le Duc , d'aller incefſamment
chercher ce téméraire jeune homme. Je
le trouverai , le defierai, & vous en ren
drai bon compte , & s'il eft affez info
lent pour refufer l'accompliffement de
fa parole , je vous le mets entre les
mains pour en faire ce qu'il vous plaira :
car le principal point de ma profeffion
eft de châtier les infolens & de pardon
ner aux humbles , de donner du fecours
aux affligés , & de détruire l'injuftice. Il
ne fera pas befoin , Seigneur Chevalier ,
répondit le Duc , que vous vous met
tiez en peine de chercherle païfan , dɔnt
fe plaint cette Dame , & vous n'avez que
faire non plus de me demander per
1 miffion de le défier , je vous le donne
pour défié , & je me charge de lui faire
DE DON QUICHOTTE. 259
fçavoir votre cartel , & de le lui faire LIV. VI.
accepter. Il viendra ici répondre pour CH. LII.
lui- même , & je vous donnerai à tous
deux le champ libre , & toute forte de
fûreté , obfervant toutes les conditions
accoutumées en de femblables occa
fions, & faifant à chacun une égalejuftice,
comme font obligés tous Princes qui
donnent le champ de bataille dans leurs
Etats. Avec l'affurance que me donne
Votre Grandeur , repartit Don Qui
chotte , je renonce pour l'heure aux
droits de la Nobleffe , & de la Cheva
lerie pour me rabaiſſer juſqu'à la con
dition de l'offenfeur : je me rens fon
égal , & le rens égal à moi , afin qu'il
foit en état de mefurer fa lance avec la
mienne. Ainfi donc tout abfent qu'il eft,
je le défie comme traitre , pour avoir
abufé cette Demoiſelle , & lui avoir ravi
l'honneur ; & il accomplira la parole
qu'il lui a donnée d'être fon mari , ou il
le payera de fon fang & de fa vie. En
même tems tirant un de fes gands , il
le jetta au milieu de la Sale , & le Duc le
releva , difant qu'il acceptoit le défi au
nom de fon vaffal , & qu'il affignoit le
terme du combat au fixième jour fui
vant , & pour champ de bataille la cour
du château , avec les armes ordinaires
Y ij
260 HISTOIRE
LV VII des Cheval iers , la lance & l'écu , le har
CH .LII .
nois à l'épreuve , & tout ce qui s'en
fuit, fans fraude ni fupercherie , & après
la vifite faite par les Juges du camp.
Mais , continua le Duc , avant toutes
chofes il faut fçavoir fi la mere & la
fille mettent leurs intérêts entre les
mains du Seigneur Don Quichotte de
la Manche , car autrement il n'y a dé
fi qui tienne. Oui , je les y mets , dit
la vieille Rodrigue : & moi aufli ajou
ta la fille toute épleurée & pleine de
confufion . Toutes ces précautions pri
fes , on arrêta , comme nous avons dit ,
le jour , & les Dames complaignantes
fe retirérent. La Ducheffe ordonna
qu'on ne les traitât plus dorénavant
comme domeftiques ; mais en Dames
avanturieres qui venoient demander
juftice dans fa maiſon. Ainfi on leur
donna un autre appartement dans le
château , où elles furent fervies com
me étrangeres , au grand étonnement
de toutes les autres , qui ne fçavoient à
quoi aboutiroit l'indifcrétion de ces
créatures.
Sur la fin du dîner , pour achever la
fête , entra le Page qui avoit porté le
préfent à Therefe Pança , femme de no
tre illuftre Gouverneur, Le Duc lui de
DE DON QUICHOTTE. 261
manda avec empreffement le fuccès de LIV. VII .
fon voyage , & il répondit qu'il avoit C H. LII.
beaucoup de chofes à dire , & qu'y en
ayant qui méritoient le fecret , il fup
plioit leurs Excellences qu'il les en pût
entretenir en particulier. Si bien que le
Duc ayant fait fortir la plupart de fes
gens , le Page mit deux lettres entre les
mains de la Ducheffe , une pour elle , &
l'autre pour Sancho , avec cette fufcrip
tion. A mon Mari Sancho Pança , Gou
verneur de l'Ifle Barataria , à quiDieu doit
bonne vie & longue. La Ducheffe ne ſe
donna pas un moment de patience , elle
ouvrit auffi-tôt fa lettre : & voyant
qu'elle pouvoit être lue devant tout le
monde , elle lut tout haut ce qui fuit.

Lettre de Thereſe Pança à la Ducheffe.

MAbonne Damej'ai reçû un grand


contentement de la lettre que votre
Grandeur m'a écrite , & en bonne foi je la
fouhaitois tant que rien plus. Le chapelet
de corail eft beau & bon , l'habillement de
chaffe de mon mari ne l'empire point. Tout
notre village eft enjoye de ce que vous avez
fait mon mari Gouverneur, encore qu'ils en
.
doutentpourtant,principalement Monfieur
262 HISTOIRE
leCuré, Maître Nicolas notreBarbier, & le
LIV. VII.
CH. LII. BachelierSamfonCarrasco ; mais pour moi,
je ne me fouciegueres qu'ils le croyent , ou
qu'ils ne lecroyentpas , pourvu que celafoit
comme je fçai qu'il eft. Je ne l'aurois pas
cru non plus que les autres, s'il enfaut dire
la vérité , à moins que de voir le collier de
corail & l'habillement de chaffe ; car tous
les habitans de ce village tiennent mon ma
ripourun benêt,& difent qu'un homme qui
n'a jamais gouverné que des chevres , ne
Sçauroit biengouverner autre chofe ? mais
qui Dieu aide eft bien aidé. Il faut que je
vous dife , ma chere Dame , que j'ai réſolu
de m'en aller un de ces jours à la Cour en
carroffe, pourfaire enrager les envieux, &
leurfermer la bouche. Et je vous prie pour
cela de demander à mon mari qu'il m'en ·
voye promtement de l'argent , & en bonne
quantité,parce que la dépenfe eftgrande à la
Cour, carunpain coute une reale, la viande
plusdequatre fols la livre , fuivant le tau;
& s'il ne veut pas que j'y aille , qu'il me
le mande bien-tôt ; carlespieds medéman_
gent de me mettre en chemin , & mes voi
fines medifent que fije m'en vais à la Cour
avec mes enfans & en grand' pompe , on
connoîtra mon mari par moi , plutôt que
moipar lui,parce que tout le monde deman
DE DON QUICHOTTE. 263
dera quifont les Dames du carroffe , & mon LIV. VIL
cocher répondra : La femme & la fille de CH. L11.
Sancho Pança , Gouverneur de l'Ifle
Barataria. De cette façon , mon marifera
connu , & moi eftimée partout , & juſqu'à
Rome. Je fuis fachée à mourirde ce que le
gland n'a pas bien donné cette année dans
notre village ;je vous envoye pourtant en
viron demi boiffeau , que j'ai ramaffé moi
même un à un dans la montagne. Ce n'est
pas mafaute , s'il n'eftgros comme des œufs
d'autruche. Je vous prie que votre Gran
deur ne s'oublie pas de m'écrire , je ne man
querai pas de vous faire auffi-tôt réponſe, &
de vous donner avis de mafanté de tout
ce quife paffe dans le village. Sancho mon
fils & la petite Sancha vous baifent les
mains , Dieu vous conferve ma bonne
Dame.

Celle qui a plus d'envie de vous voir que


de vous écrire. Votre affectionnée Ser
vante , Therefe Pança femme de San
cho Gouverneur.

La lettre donna beaucoup de plaifir


à la compagnie , & la Ducheffe ayant
demandé à Don Quichotte , s'il croyoit
qu'il n'y eût point de mal d'ouvrir celle
que Thérefe écrivoit à fon mari , il
264 HISTOIRE
LIV. VII. l'ouvrit auffi-tôt lui-même , & lut ce
CH. LII.
qui fuit.
Lettre de J'ai reçu ta lettre, mon cher ami Sancho
There fe Pan-, de mon ame, &je te promets qu'il ne s'en eft
ça à Sancho
fon mari. pasfalu deux doigts que je n'en fois deve
nuefole de joye. Vois-tu , mon enfant ,quand
j'entendis que tu étoisGouverneur,jefaillis
à tomber roide morte,tant j'étois transpor
tée ; cartu as bien oui dire que la joyefait
mourir auffi bien quela trifteffe . Notrepetite
Sancha étoitfi hors d'elle -même , qu'elle ne
pouvoit fe tenir en place .J'avois devant moi
P'habillement que tu m'as envoyé, & le collier
de corail deMadame laDucheffe à mon cou,
je tenois les lettres à la main, & leMeffager
étoit préfent,& fi ce nonobftant je m'imagi
nois que ce fut un fonge que tout ce que je
voyois ,& ce queje touchois . Car qui auroit
jamais crû qu'ungardeur de chevres pût de
venir Gouverneur d'Ifle ? Tu fçais bien ce
que difoit ma défunte mere, & elle avoit rai
fon , qui vit beaucoup , voit beauconp : Je le
dis, mon ami, parce que j'efpere de voir da
vantage , fije vis plus long-tems , & je ne
Serai point contente que je ne te voye Fer
mier ou Receveur ; & encore qu'on dife
que ce font des Offices qui appartiennent
au diable , toûjours font - ils venir de l'eau
au moulin. Madame la Ducheffe te dira
quej'ai envie d'aller à la Cour ; regardefi
cela
DE DON QUICHOTTE. 265
VII.
cela eft à propos , & me mande ta volonté , CH. LI .
car j'irai en carroffe pour ne te pointfaire
de deshonneur. Le Curé, le Barbier, le Ba
chelier, & jufqu'au Sacriftain même ne 1
peuvent croire que tufois Gouverneur , &
difent que tout cela eftfolie , ou enchante
ment , comme tout ce qui arrive à ton Maî
tre, & Samfon dit qu'il veut t'aller cher
cher, & t'oter le Gouvernement de la tête ,
& à MonfieurDon Quichotte lafolie qu'il
a dans fa cervelle. Pour moi, je nefais que
m'en rire , enconfiderant mon collier de co
rail ; & je nefonge qu'à l'habit que je veux
faire à notre fille de celui que tu m'as envo
yé. J'envoye dugland à Madame la Du–
cheffe , & je voudrois qu'ilfût d'or ; toi en
voyes-moi quelques colliers de perles , fion
en porte dans ton Ifle. Les nouvelles de ce
village font , la Berruca a mariéfafille a
vec un peintre de bale , qui étoit venu ici
pourpeindre tout ce qu'il rencontreroit. Mef
fieurs les Marguilliers lui ont commandé de
peindre les armoiries du Roifur les portes
de notre bourg; il a demandédeux ducats
pour la befogne ; ils les lui ont baillés par
avance. Il a travaillé huit jours , & au
bout de cela il n'en a pû venir à bout , &
a dit pour excufes qu'il ne s'amufoit point

à peindre des babioles ; il a rendu l'argent,


&puis il s'eft marié en Maître du métier:
Tome IV. Z
264 HISTOIRE
LIV. VII. l'ouvrit auffi-tôt lui-même , & lut ce
CH. LII.
qui fuit.
Lettre de J'ai reçu ta lettre, mon cher ami Sancho
There
ça à Sanch o , de mon ame, & je te promets qu'il ne s'en eft
fe Pan-
fon mari. pasfalu deux doigts que je n'en fois deve
nuefole de joye. Vois-tu , mon enfant ,quand
j'entendis que tu étoisGouverneur,jefaillis
à tomber roide morte , tant j'étois transpor
tée ;car tu as bien oui dire que la joye fait
mourir auffi bien quela trifteffe . Notrepetite
Sancha étoit fi hors d'elle-même , qu'elle ne
pouvoitfe teniren place .J'avois devant moi
P'habillement que tu m'as envoyé, &lecollier
decorail deMadame la Ducheffeà mon cou,
je tenois les lettres à la main,& leMeſſager
étoit préfent,& fi ce nonobftant je m'imagi
nois que ce fut un fonge que tout ce que je
voyois,& ce queje touchois. Car qui auroit
jamais crûqu'un gardeur de chevres pût de
venir Gouverneur d'Ifle ? Tufçais bien ce
que difoit ma défunte mere ,& elle avoit rai
fon , qui vit beaucoup , voit beauconp : Je le
dis, mon ami, parce que j'efpere de voir da
vantage ,fije vis plus long-tems , & je ne
Serai point contente que je ne te voye Fer
mier ou Receveur ; & encore qu'on dife
que ce font des Offices qui appartiennent
au diable , toûjours font- ils venir de l'eau
an moulin. Madame la Ducheffe te dira
quej'ai envie d'aller à la Cour ; regardefi
cela
DE DON QUICHOTTE. 265
LIV. VII.
cela eft àpropos , & me mande ta volonté , CH, LII.
car j'irai en carroffe pour ne te pointfaire
de deshonneur. Le Curé, le Barbier, le Ba
chelier, & jufqu'au Sacriftain même ne 1
peuvent croire que tufois Gouverneur , &
difent que tout cela eftfolie , ou enchante
ment , comme tout ce qui arrive à ton Maî
tre, & Samfon dit qu'il veut t'aller cher
cher, & toter le Gouvernement de la tête ,
& à Monfieur Don Quichotte lafolie qu'il
a dans fa cervelle. Pour moi, je nefais que
m'en rire , enconfiderant mon collier de co
rail ; &je nefonge qu'à l'habit que je veux
faire à notrefillede celui que tu m'as envo
yé. J'envoye dugland à Madame la Du
cheffe , & je voudrois qu'ilfût d'or ; toi en
voyes-moi quelques colliers de perles , fion
en porte dans ton Ifle. Les nouvelles de ce
village font , la Berruca a mariéfafille a
vec un peintre de bale , qui étoit venu ici
pourpeindre tout ce qu'il rencontreroit. Mef
fieurs les Marguilliers lui ont commandé de
peindre les armoiries du Roifur les portes
de notre bourg; il a demandé deux ducats
pour la befogne ; ils les lui ont baillés par
avance. Il a travaillé huit jours , & au
bout de cela il n'en a pû venir à bout , &
a dit pour excufes qu'il ne s'amufoit point
àpeindre des babioles ; il a rendu l'argent,
&puis il s'eft marié en Maîtredu métier:
Tome IV. Z

1
266 HISTOIRE

LIV. VII. il est vrai que depuis il apris la bêche ; &


CH. LII. il va tous lesjours aux champs, Lefils de
Pierre de Lobofe veut faire Prêtre,il porte
déja unefoutane & la couronne. Minguil
la l'a fçû, la petite fille de Mingo Silva
to , & elle le va mettre en procès, parce
qu'il lui a donné parole de l'époufer : les
mauvaises langues difent qu'elle est encein
te de fon fait , mais lui le niefort &fer
me. Il n'y a point d'olives cette année , &
on nesçauroit trouver unegoutte de vinai–
gre dans tout le village , quand on en don
neroit dixfols. Il a paffé ici une compa
gnie de gens deguerre , & ils ont emmené
avec eux trois filles du village ; je ne te
les veuxpas nommerparce qu'elles revien
drontpeut-être; & il ne manquera pas de
gens qui les épouferont , car tout le monde
n'eft pas dégouté. Notre petite travaille
à faire du rezeau , & elle a tous les jours
deux carolus derefle , qu'elle met dans une
bourfe , pouraider à s'habiller lejour defes
nôces : mais àcette heure , que tu es Gou
verneur , elle n'a qu'à fe repofer ; tu ne
la laifferas manquer de rien. Lafontaine de
la place ne vient plus, & le tonnerre atom
bé fur la potence ; je voudrois qu'il en eût
fait autantpartout . J'attendrai ta réponse
fur mon voyage à la Cour. Dieu te donne
bonne vie & longue , je veux dire autant
DE DON QUICHOTTE. 267.
qu'à moi ; carje ne voudrois pas te laifer L1v. V 11.
CH. LII.
Jans moi dans le monde.

Ta femme Thereſe Pança.

Les Lettres divertirent fort le Duc


& fa compagnie ; & pour comble de
plaifir , on vit entrer en meme tems le
courrier qui apportoit à Don Quichotte
la lettre de Sancho , qui fut lue devant
tout le monde , & fit prefque douter
de la folie du Gouverneur. La Ducheffe
s'alla renfermer avec le Page , qui avoit
été voir Thereſe Pança , & lui fit tout
compter jufqu'à la moindre circonftan
ce , dont elle rit comme une fole. Le
Page lui prefenta le gland , & un fro
mage que Therefe lui envoyoit par pre
fent , comme une chofe exquife , & bien
meilleure que ceux de Tronchon. Il eſt
tems de retourner à Sancho , la fleur &
le miroir de tous les Gouverneurs
d'Ifles .

Gen

Z ij
3
..

1
S&

you
V.LS 20

HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE.

*********

LIVRE HUITIEME.

CHAPITRE LIII.

De la fin du Gouvernement de San.


cho Pança .

L n'y a rien de ftable en ce Liv. VIIL


monde , s'écrie Cid Hamet , CH. LIII.
Philofophe Mahometan ; les
faifons fe détruifent l'une
l'autre : le tems paffe & fe
renouvelle inceffamment : le jour fuc
cede à la nuit , & les tenebres à la lu
miere : c'eft un changement continuel ,
Z iij

1
270 HISTOIRE
LIV. VIII.
CH. LII . & une révolution perpetuelle. Mais la
feule vie de l'homme fe reffent de cette
inconftance , fans fe renouveller jamais
fi ce n'eft dans l'autre monde , où il n'y
a plus de changement. Cette reflexion
morale de notre Auteur , par laquelle il
femble qu'il ait deffein de nous donner
des idées d'une étendue infinie , n'a d'au
tre objet que la fin du Gouvernement
de Sancho , qui avec de fi heureux com
mencemens , s'en alla fi-tôt en fumée .
qu'il femble que ce n'ait été qu'un fon
ge , tant il y a peu de fondement à faire
fur les préfens de la fortune. Notre
Gouverneur étant dans fon lit la feptié
me nuit de fon Gouvernement , & con
tre l'ordinaire des Gouverneurs , plus
raffafié de procès que de bonne chere ,
& plus fatigué de faire des Statuts &
Ordonnances , & de vifiter la Ville , que
de tout autre divertiffement , il penfoit à
fe refaire de tant de fatigues dans le fom
meil , & commençoit à fermer les yeux ,
quand il ouit un bruit épouvantable de
cris & de cloches , qui lui firent croire
que fon Ifle abîmoit. Il fe mit à fon
féant fur fon lit , & prêta l'oreille pour
voir fi dans cette confufion il ne démê
leroit point ce que ce pouvoit être. Et
non feulement il ne le devina point ,
mais un nouveau bruit de trompettes &
DE DON QUICHOTTE. 271
de tambours fe joignant à celui des Lv. VIII.
cris & des cloches , augmenta de beau- CH. LIII .
coup fa frayeur & fon étonnement. Il
fe leva comme en furfaut , & courant
tout en chemiſe à la porte de ſa cham
7 bre il vit venir par une galerie plus de
vingt perfonnes avec des flambeaux al
lumés , & l'épée à la main , qui criérent :
Aux armes , aux armes , Monfieur le
Gouverneur , les ennemis font dans
l'Ifle , & nous fommes tous perdus fi
vous ne nous fecourez de votre valeur
& de votre prudence. Avec ces cris ils
abordérent le Gouverneur, & l'un d'eux
le reconnoiffant : Armez-vous prompte
ment , Monfeigneur , qui dit-il, ou vous
êtes perdu , & tout ce qu'il y a de gens
dans votre Ifle. A quoi bon m'armer
répondit Sancho ? Eft-ce que je fçai ce
que c'eft que d'armes ? Il faut garder
cela pour Monfeigneur Don Quichot
te de la Manche , qui vous dépêchera
les ennemis dans un tournemain ;
mais moi , qu'eft- ce que je ferai là ?
de l'eau toute claire : car par ma foi je
n'y entens rien. Hà ! Monfieur le Gou
verneur , repartit l'autre , & qu'eft- ce
que ceci ? Nous abandonnerez-vous au
befoin ? nous vous apportons des armes
offenfives & défenfives ; armez-vous ,
Z iiij
272 HISTOIRE
LIV. VII. & vous mettez à notre tête , comme
CH. LIII.
notre chef & notre Gouverneur. Que
l'on m'arme , à la bonne heure , dit San
sujet de la cho. Auffi-tôt on lui mit deux boucliers
figu.c. fur la chemife , l'un devant , l'autre der

riere , lui paffant les bras entre deux ,


& les liant étroitement avec des cour
royes : de telle forte que le pauvre hom 1
me demeura enchaffé, fans fe pouvoir
remuer , ni ſeulement plier les genoux
pour marcher : & on lui mit une lance
à la main , fur laquelle il fut obligé de
s'appuyer pour ſe tenir debout , tant il
étoit contraint. L'ayant équipé de cette
maniere , ils le priérent de fe mettre à
leur tête , & de los mener contre les en
nemis , diſant qu'ils étoient affurés de
vaincre , tant qu'ils l'auroient pour gui
de . Et comment diable voulez -vous que
je marche, répondit Sancho , je ne fçau
rois feulement plier le jarret avec ces
tables où vous m'avez emboité ? Tout
ce qu'il y a à faire , c'eft de me porter à
force de bras dans quelque endroit que
je garderai avec cette lance , ou avec
mon corps. Vous n'avez qu'à marcher ,
Monfieur le Gouverneur , dit un de la
troupe , c'eſt plûtôt la peur que vos
armes qui vous en empêchent : mais
dépêchez-vous , le bruit augmente , &
le danger redouble. Ces reproches obli
t DE DON QUICHOTTE . 273
gérent le pauvre Sancho de tâcher à fe Liv. VIII.
remuer ; mais au premier pas il tomba CH. LIII .
tout de fon long , & il crut s'être mis
en pieces. Il demeura par terre étendu ,
reflemblant proprement à une tortue
avec fes écailles , ou comme une barque
qui donne fur le fable. Pour le voir tom
bé , ces impitoyales moqueurs ne lui
en firent pas plus de quartier : au con
traire ils éteignirent prefque tous les
flambeaux , & faiſant un tintamarre de
gens qui combattent , ils pafférent & re
pafférent cent fois fur le corps du pau
vre Gouverneur , donnant de grands
coups d'épées fur les boucliers , pendant
que le miferable fe ramaffant le mieux
qu'il pouvoit , pour éviter cet orage de
coups , fuoit d'angoiffe , & prioit Dieu
de tout fon cœur de le délivrer de ce
péril , & du métier de Gouverneur. Les
uns bronchoient contre lui , les autres.
tomboient deffus : un mauvais bouffon
fe campa tout debout fur lui , y demeu
ra quelque tems , & de-là comme du
haut d'une tour , il faifoit l'office de
General , commandant à fes camarades ,
criant tantôt , qu'on coure-là , les en-<<
nemis y donnent ; tantôt qu'on garde «
le guichet, qu'on ferme la porte. Rom-«
pez les échelles : vite , vîte , de la poix “
274 HISTOIRE
Liv. VIII. " & de la refine , qu'on apporte les boe
CH. LIII. tes , & de pleins chaudrons d'huile
» bouillante , & qu'on tende les chaînes.
Enfin celui-ci fe preffoit de nommer
tous les inftrumens de guerre , & tou
tes les chofes dont on fe fert dans une
Ville afliegée , & tous fe remuoient , &
crioient comme s'ils euffent été bien
embarraffés. Cependant le pauvre Gou
verneur , étendu par terre , foulé aux
pieds , & demi mort de peur , difoit de
votement en lui-même : Hé plût à Dieu
que l'Ifle fut déja prife , & que je me
viffe , ou roide mort , ou hors de cette
terrible angoiffe ! Le Ciel eut pitié de
lui , & lorfqu'il s'y attendoit le moins ,
il entendit crier : Victoire , victoire ,
courage , Monfieur le Gouverneur , les
ennemis font en fuite. Et que faites
vous-là , Monſeigneur, ajouta un autre ?
ne voulez-vous pas vous lever : & ve
nir jouir avec nous des fruits de la vic
toire? Encore eft il jufte que vous pre
niez part au butin que votre bras invin
cible a fait fur les ennemis. Levez-moi ,
dit dolemment le trifte Sancho ; & 1
1
quand on l'eut mis debout : l'ennemi que
j'ai tué, dit-il, qu'on me le cloue au front,
partagez entre vous les dépouilles , je
1
n'y prétens rien : mais fi j'ai ici un ami ,
DE DON QUICHOTTE. 275
qu'on me donne un doigt de vin ; car le Liv. VIII.
CH . lhi.
cœur me manque , & pour l'amour de
Dieu , effuyez-moi la fueur , je fuis tout
en eau. On l'effuya , on lui donna du
vin , il fut défarmé ; & fe voyant libre ,
il voulut s'affeoir fur fon lit , mais il y
tomba comme évanoui de la frayeur &
de la fatigue qu'il avoit eues. Les mo
queurs étonnés de cet accident , com
mençoient déja à fe repentir d'avoir
pouffé le jeu fi avant ; mais ils eurent
bien-tôt lieu de fe confoler , parce que
le Gouverneur reprit fes efprits. Il de
manda quelle heure il étoit , & comme
on lui répondit qu'il faifoit jour , il com
mença fans rien dire davantage à pren
dre fes habits , laiffant tous les affiftans
étonnés de la hâte qu'il avoit , & ne
fçachant que croire de fon filence. Il
s'habilla enfin , mais avec affez de pei
ne , tant il étoit fatigué ; & tout d'un
tems , fans dire mot , il s'en alla vers
l'écurie , fuivi de tous ceux qui étoient
préfens , & s'approchant du Grifon , il
T'embraffa , & lui dit les larmes aux yeux:
Venez , vous , mon cher ami , mon fi
déle compagnon , & le foulagement de
mes travaux & de mes miferes : quand
nous marchions tous deux enſemble
en bonne intelligence , je ne penfois à
276 HISTOIRE
LIV. ,
VIII. autre chofe qu'à avoir foin de vous &
CH. LIII.
de votre harnois : j'étois en joye & en
paix. Mais depuis que je vous ai laiſſé ,
& que j'ai mis le pied fur l'échelle de
l'ambition & de l'orgueil , il ne m'eſt
entré dans l'efprit que des foùcis & de
l'ennui ; je n'ai fouffert que travail &
que miferes. Pendant que Sancho en
tretenoit ainfi fon âne , il lui mettoit le
bât ; & étant enfin monté deffus , il s'a
dreffa à l'Intendant , au Maître d'hôtel ,
à Pedro Rezio , & à tous ceux de fa mai
fon , & leur dit ; adieu , Meffieurs , fai
tes-moi ouvrir la porte , & me laiffez
retourner à mon ancienne liberté : laif
fez-moi aller chercher ma vie paffée
pour me reffufciter de la mort que je
fouffre ici : je ne fuis point népour être
Gouverneur , ni pour défendre des Ifles
contre ceux qui les veulent attaquer :
mon fait eft de labourer , de tailler &
de bêcher la vigne , & non pas de don
ner des loix , ni défendre des Royaumes
& des Provinces. Saint Pierre fe trouve
bien à Rome , cela veut dire que cha
cun doit demeurer chez foi , & faire fon
métier. La faucille me fied mieux à la
main que le bâton de Gouverneur , &
j'aime mieux une foupe à l'oignon que
de me voir à la merci d'un impertinent
DE DON QUICHOTTE. 277
Medecin qui me fait mourir de faim , LIV. VIII.
dans l'attente de trouver quelque vian- CH. L.
de qui me foit propre. Je dors auffi
bien à l'ombre d'un chêne en Eté, & l'hi
ver envelopé dans une groffe couver
ture , qu'entre deux draps de hollande ,
couvert de vos martes fublimes dans un
château de Gouverneur. Adieu , Mef
fieurs , encore une fois ; dites de ma
part à Monfeigneur le Duc , que nud je
naquis , & nud je me trouve , & que je
n'y prens ni n'y mets ; je veux dire que
j'ai entré dans le Gouvernement fans
denier ni maille ; & fans denier ni mail
le j'en fors , tout à rebours de ceux qui
entrent dans les Gouvernemens. Bon
jour & bonne nuit , Meffieurs , laiffez
moi paffer, que je m'aille faire panſer ;
car je crois que j'ai toutes les côtes rom
pues , Dieu merci aux ennemis qui m'ont
paffé plus de cent fois fur le corps. Vous
ne nous ferez pas ce tort , s'il vous plaît ,
Monfeigneur le Gouverneur , dit Pe
dro Rezio , je vous donnerai un breu
vage contre ces douleurs , qui vous re
mettra auffi-tôt ; & pour ce qui eft de
vos repas , je vous laifferai manger tout
ce qu'il vous plaira , fans vous contrain
dre en quoi que ce foit. Vous y venez
trop tard , Monfieur le Docteur , dit
278 HISTOIRE
4 LIV. VIII. Sancho , je vous remercie de vos breu
CH. LIII.
vages , & vous m'empêcherez de m'en
aller comme je fuis Turc. Ce n'eft pas
moi qu'on attrape deux fois ; & s'il me
prend jamais envie d'être encore Gou
verneur , que je puiffe mourir de faim.
dès le premier jour que je mettrai le
pied dans le Gouvernement. Vous ne
connoiffez pas les Panças , mon pauvre
Monfieur , ils font tous têtus , & quand
une fois ils difent non pair il fera non
pair , quand tout le monde en devroit
crever. Allons , laiffons dans cette écu
rie les aîles de fourmis qui m'ont porté
dans l'air pour me faire manger aux
irondelles ; allons & marchons tout
doucement ; quand les fouliers de ma
roquin nous manqueront , au moins en
aurons-nous de vache : que chaque bre
bis cherche fa pareille & ne nous fai
fons plus bête que le loup ne nous man
ge. Laiffez-moi paffer une fois pour
toutes , Meffieurs , il eſt déja tard. Mon
fieur le Gouverneur , dit l'Intendant ,
nous vous laiffons aller , puifque vous
le voulez ; quoique ce ne foit pas fans
regret que nous confentons à perdre un
homme de votre merite , & dont le pro
cedé eft fi bon: mais vous fçavez bien
que tout Gouverneur qui fe démet de
DE DON QUICHOTTE . 279
fa charge eft obligé de rendre compte Liv. VIII.
de fon adminiſtration ; rendez s'il vous CH. LIII .
plaît le vôtre , & nous ne vous retenons
plus. Perfonne n'a droit de me faire ren
dre compte , repartit Sancho , s'il n'en a
le pouvoir de Monfieur le Duc ; je m'en
vais le trouver , & c'eft à lui que je le
rendrai , fans compter qu'un homme
qui fort nud , fait affez voir qu'il n'a
pas pillé. En verité , dit Pedro Rezio ,
le Seigneur Sancho a raiſon , il faut le
laiffer aller , auffi-bien Monfieur le Duc
aura-t'il beaucoup de joye de le revoir.
Tous furent de même fentiment , & le
laifférent partir , lui offrant de l'accom
pagner , & de lui fournir tout ce qui
feroit neceffaire pour faire commodé
ment & agréablement fon voyage. San
cho répondit à toutes leurs offres , qu'il
ne vouloit qu'un peu d'orge pour fon
âne , & pour lui du pain & du froma
ge , & que le voyage étant fi court , il
n'avoit befoin d'autre chofe. Tous l'em
brafférent , & lui les embraffa tous en
pleurant ; les laiffant auffi étonnés des
marques de bon fens qu'il venoit de
donner , que de la prompte réfolution
qu'il avoit prife.

Xxx
280 HISTOIRE
LIV. VIII.
CH. LIV.

CHAPITRE LIV.

Contenant des chofes qui fervent à


cette hiftoire , & non à d'autres.

E Duc & la Ducheffe qui ne de


mandoient pas mieux qu'à fe di
LE
vertir , ne voulurent pas que le défi de
Don Quichotte en demeurât-là ; & quoi
que le païfan accufé fût en Flandre , où
il s'en étoit fui pour ne pas être gendre
de la Dame Rodrigue , ils mirent en fa
place un laquais Gafcon , appellé Tofi
los , à qui ils donnérent auparavant les
inftructions neceffaires pour bien jouer
fon perfonnage. De-là à deux jours le
Duc dit à Don Quichotte , que fon ad
verfaire étoit fur le point d'arriver , &
que dans quatre jours il fe trouveroit
tout armé dans le camp , pour foutenir
que la Demoiſelle mentoit en affurant
qu'il lui avoit donné parole de l'épou
fer. Ce fut une grande joye pour Don
Quichotte d'apprendre cette nouvelle ,
& d'avoir occafion de faire voir en fi
bonne compagnie jufques où s'étendoit
fa valeur, & la force de fon bras , & il at
NS tendit ces quatre jours avec tant d'im
patience ,
DE DON QUICHOTTE. 28
patience , qu'il lui fembloit qu'ils du- Lv. VIII.
CH. LIV.
roient un fiecle. Pendant qu'il fe répo
fe malgré lui , prenons ce tems pour ac
compagner Sancho , & voyons ce qui fe
paffe. Il s'en alloit fon chemin avec des
penfées mêlées de joye & de trifteffe , &
pourtant plus content de fe voir fur fon
fidele Grifon , qu'il n'étoit affligé de la
perte du Gouvernement. Il n'étoit pas
encore bien loin de fon Ifle , de fa ville
ou de fon village ( car il n'a jamais bien
fçû ce que c'étoit ) qu'il vit venir vers
lui fix pelerins avec leurs bourdons , de
ces devots voyageurs qui demandent
l'aumône en chantant, Ils fe partagérent
en approchant de lui , en l'environnant ,
ils fe mirent tous à chanter à pleine té-
te , & dans un langage dont Sancho ne
put rien entendre que le mot d'aumône..
Il crut à ce mot que toute la chanſon
n'étoit faite que pour la demander ; &
comme il étoit affez charitable de fon:
naturel , il leur donna le pain & le fro
mage qu'il avoit dans fon biffac , les af
furant qu'il n'avoit rien autre chofe. Les
pelerins prirent de bon cœur l'aumône ,
& fe mirent à crier, guelte , guelte. Je:
ne vous entens point , C mes freres , dir
Sancho, qu'est- ce que vous demandez ?
Lors un d'eux tirant une bourfe de fon
Tome IV.. Aa
282 HISTOIRE
LIV. VIII. fein , la montra à Sancho , en la fé
CH. LIV.
couant , ce qui lui fit comprendre qu'ils.
demandoient de l'argent , & lui mettant
le pouce fur fa joue , en jouant de ſa
main étendue comme d'un éventail , leur
fit figne qu'il n'avoit pas le foû , & il
preffa le Grifon des talons pour s'en al
ler. Mais un des pelerins qui l'avoit re
connu , l'arrêta , & l'embraffant par le
milieu du corps , lui dit en Eſpagnol :
Hé mon Dieu ! qu'est-ce que je vois ?
feroit-ce bien mon cher ami , mon bon
voifin Sancho Pança ? Et par ma foi oui
ce l'eft , car je ne fuis pas encore yvre.
Sancho fut tout furpris de s'entendre
nommer & de fe voir embraffer par le
pelerin , & il le regarda quelque tems
fans dire une parole ; mais il eut beau le
confiderer , jamais il neput le reconnoî
tre. Le pelerin voyant l'étonnement de
Sancho : Et qu'eft- ce donc que cela , lui
dit-il , mon cher ami , tu ne connois
plus Ricote le Morifque , le Mercier du
village ? Sancho le confidera de nou
veau , & fe le remettant enfin , il lui jet
ta les bras au cou fans mettre pied à ter
re, & lui dit : Et qui diable t'auroit re
connu , Ricote , avec ton habit demaf
carade ? & comment ofes-tu revenir en

Eſpagne ? Par ma foi , mon pauvre ami ,


DE DON QUICHOTTE. 283
on te fera mal paffer le tems , fi onte LIV. VII.
reconnoît. Situ ne me découvres point , CH LIV.
Sancho , dit le pelerin , je ſuis bien afſu
ré qu'il n'y a ame vivante qui me recon
noiffe avec cet habit. Mais ôtons-nous
du grand chemin , & allons dans ce
bois , où mes camarades font réſolus de
s'aller repofer, tu dîneras avec eux : ce
font de bons enfans , & dont tu feras
content , & j'aurai là le loifir de te
conter ce qui m'eft arrivé depuis que je
fus contraint de fortir de notre village ,
à caufe de l'Edit que le Roi a fait pu
blier contre ceux de notre malheureuſe
Nation , comme tu as bien oui dire. En
même tems le pelerin ayant parlé à fes
compagnons , ils s'en allérent tous dans.
le bois , qu'ils crurent affez éloigné du
grand chemin , & ils jettérent auffi-tôt
leurs bourdons & leurs mantelets , &
demeurérent preſque nuds. C'étoit tous
jeunes gens , éveillés , & de bon appetit ;
il n'y avoit que Ricote qui étoit déja.
avancé en âge , & chacun portoit un fac
de cuir bien pourvû , au moins de vian
des qui excitent à boire. Ils s'affirent
fur l'herbe , qui leur fervit de nappe , &
chacun fourniſſant ce qu'il avoit , elle fe
trouva en un moment couverte de pain ,
de fel , de couteaux , de noix , de fro
A a ij
284 HISTOIRE
Liv. VIII mage , & de quelques os, où il y avoit
CH. LIV. encore à ronger , avec une espece de fau
ciffon qu'on appelle cavial , qui ſe fait
d'œufs d'efturgeon , & qui reveille fort
l'appetit . Il s'y trouva auffi des olives ,
& quantité , qui quoi qu'un peu feches ,
ne laiffoient pas d'etre de bon goût :
mais ce qui fit le plus l'honneur du re
pas , ce furent fix grandes bouteilles de
vin, dont chacun fournit la fienne , juf
qu'au bon Ricote , qui en avoit une ,
qui valoit elle feule toutes les autres.
Ils fe mirent à manger , rongeant les
os les uns après les autres , & enfuite
chacun buvant à fa bouteille , ils ne les
quittérent point qu'ils n'en euffent pris
un bon trait. Sancho admiroit cette
harmonie muette , fans fe fouvenir du
Gouvernement qu'il venoit de quitter :
& pour faire voir qu'il n'étoit pas inca
pable de tenir fa partie , il pria Ricote de
lui preter fa bouteille , & l'ayant embou
chée , il fit bien voir qu'il ne manquoit
ni de methode , ni d'haleine.. De tems
en tems quelqu'un des pelerins prenant
la main de Sancho , lui difoit , Efpagnol
& Allemand, tous deux bon compagnon
par ma foi. Bon compagnon pardi , ré
pondit Sancho , puis il éclatoit de rire ,
oubliant tout ce qui venoit de lui arri
DE DON QUICHOTTE. 285
ver , & qu'il y eût d'autres gens dans le Liv. VII .
CH. LIV
monde que ceux avec qui il fe trouvoit.
Ils recommencérent par quatre fois à
jouer de leurs mufettes ; mais à la cin
quiéme elles fe défenflérent , & il n'y
eut plus moyen de fouffler : mais au dé
faut du vin , le fommeil ne leur man
qua pas , & ils s'endormirent tous , ſans
fortir de leur place. Il n'y eut que Ri
cote & Sancho , qui fe trouvant plus
éveillés , pour avoir moins bû , laiffé
rent les autres endormis , & allérent
s'affeoir au pied d'une haye , où Rico
te parlant en Caftillan , dit à Sancho
les chofes qui fuivent :
Tu fçais bien mon cher ami , com
bien nous fumes tous allarmés de l'Edit
que le Roi fit publier contre les Mores.
Pour moi , j'en eus tant de peur , que je
croyois queje n'aurois jamais le loifir de
fortir d'Efpagne , & je m'imaginois déja
voir traîner & moi , & mes enfans au
fupplice. Dans cette épouvante ne fça
chant à quoi me refoudre , & ne trou
vant pas que les autres fiffent fagement
de fortir avec tant de hâte ; je me refo
lus enfin de laiffer ma famille dans le
village , & d'aller tout feul chercher
quelque endroit commode où je la puf
fe mettre en fureté ; car je vis bien ,
RE
286 HISTOI
LIV: VIII. ainfi que les plus habiles de notre Na
CH. LIV,
tion , que cet Edit étoit tout de bon , &
non pas une menace , mais une Ordon
nance qu'on executeroit dans le tems
préfix , parce que j'avois connoiffance
des mauvaiſes intentions des nôtres ,
qu'ils ne cachoient pas trop bien , & qui
étoient fi dangereufes , que je m'imagine
que ce fut Dieu qui mit dans l'efprit du
Roi une réfolution fi foudaine & fi ri
goureuſe : non pas que nous fuffions.
tous coupables ; car il y en avoit parmi
nous qui étoient fort bons Chrétiens ,.
mais en fi petit nombre , qu'ils n'étoient
pas capables d'empêcher les deffeins des.
autres. Et pour en parler franchement ,
c'étoit nourrir un ferpent dans fon fein ,
que de fouffrir tant d'ennemis dans le
cœur du Royaume . Enfin nous fûmes
châtiés juſtement & le banniffement ne
fut encore que trop doux pour quel
ques-uns ; mais il fut bien terrible pour
les autres qui , non plus que moi , n'a
voient pas de mauvais deffein. Depuis
ce tems-là , en quelque lieu que nous
nous trouvions , nous regrettons l'Efpa
gne qui eft le lieu de notre naiſſance , &.
nous ne trouvons point ailleurs le ſe
cours dont nous avons befoin dans no
tre malheur, Nous avions cru que dans
DE DON QUICHOTTE. 287
la Barbarie , & dans toute l'Afrique , LIV. VIII.
on nous recevroit à bras ouverts ; mais CH. LIV.
c'eft-là qu'on nous maltraite , & qu'on
nous méprife le plus. Pauvres mifera
bles nous n'avons connu notre bien
• qu'après l'avoir perdu , & nous avons
tant d'envie de retourner en Eſpagne ,
que la plupart qui fçavent fort bien la
langue , auffi-bien que moi , & quifont
en affez grand nombre , fe hazardent , &
abandonnent femmes & enfans pour y
venir , comme fi la Patrie leur devoit
être plus chere que la famille. Je fortis
donc, comme je dis , de notre village ,
& m'en allai en France avec quelques
autres , & quoique nous y fuffions affez
doucement , il me prit cnvie d'aller plus
loin. Je paffai en Italie , & de-là en Al
lemagne , où il me fembla qu'on vivoit
encore avec plus de liberté , parce que
le peuple ne regarde pas de fi près à de
certaines chofes : & chacun y vit pref
que à fa fantaifie , y ayant dans la plû
part des endroits liberté de confcience.
Je m'affurai d'une maiſon dans un vil
lage proche d'Aufbourg , & mejoignis
avec ces pelerins , parce que la plupart
d'entr'eux viennent d'ordinaire en Ef
pagne vifiter les lieux faints , qui font
pour eux comme le Perou . Ils la cou
2.88 HISTOIRE
Irv. VIII. rent toute , & il n'y a point de village
CH. LIV.
où ils n'attrapent , comme on dit , quel
ques repues blanches , & toujours quel
que monnoye ; & ils font fi bien , qu'à
la fin de leur courfe ils ont plus de cent
écus de refte , qu'ils changent en or &
en rempliffent le creux de leurs bour
dons , ou le coufent dans les replis de
leurs mantelets , & ne manquent jamais
d'induftrie pour fortir du Royaume
avec leur argent , malgré les gardes des
portes & paffages , qui ne laiffent pas de
les obferver. Or mon intention , San
cho , eft de venir ici prendre de l'argent
que j'y avois enterré en partant ; & com
me c'eft hors du village , je pourrai le
faire fans péril , puis j'écrirai , ou m'en
irai moi-même à Argel trouver ma
femme & ma fille , & nous pafferons en
quelque port de France , & de-là je les
emmenerai en Allemagne en attendant
ce que Dieu en voudra ordonner. Car
enfin je fuis bien certain que ma femme
& ma fille font bonnes Catholiques ;. &
pour moi , quoi qu'on en croye , je
fuis plus Chrétien que More , & je prie
tous les jours Dieu de m'ouvrir les yeux
davantage , & de m'apprendre com
ment il veut que je le ferve. Mais
ce qui m'étonne , Sancho , c'eft de
1 ce
DE DON QUICHOTTE. 289
ce que ma femme a mieux aimé aller en CH. Liv.LIV.
VIII.
Barbarie , qu'en France , où elle pouvoit
vivre comme Chrétienne. O ! cela n'a
pas dépendu d'elle , Ricote , dit Sancho ,
ce fut Jean Tiopieyo , ton beau-frere ,
qui les emmena ; & comme il eft franc
More , il n'a fongé qu'à ce qui l'accom
mode. Mais il faut que je te dife autre
chofe , Ricote , c'eft que je m'imagine
que tu vas en vain chercher ce que tu
avois caché , tu ne trouveras plus la pie
dans le nid ; car nous avons eu nouvelle
qu'on avoit pris des perles & beaucoup
d'argent que ton beau-frere & ta femme
alloient faire enregiſtrer. Cela peut bien
être , Sancho , repliqua Ricote , mais je
fçai bien pourtant qu'ils n'ont point tou
ché à mon tréſor , parce que je ne le
voulus découvrir à perfonne , de crain 1
te de quelque malheur. Et fi tu veux ve
nir avec moi , & m'aider à l'emporter ,
je te promets deux cens écus , dont tu
pourras te fervir dans tes affaires : car tu
ſçais bien , mon ami , que je n'ignore
pas que tu n'es point trop à ton aife . Je
le ferois de bon cœur , repartit Sancho ,
mais je ne fuis point avaricieux , com
me on pourroit bien croire ; & fi j'avois
aimé l'argent , je n'aurois pas quitté ce
matin un office , où je pouvois faire
Tome IV. Bb
290 HISTOIRE
Liv. VIII. les murailles de ma maifon d'or, & avant
CH. LIV.
qu'il fût fix mois , manger dans de la
vaiffelle d'argent. Et tant pour cela ,
que parce que je m'imagine que ce ſe
roit trahir notre bon Roi que de favo
rifer fes ennemis , je n'irois pas avec
toi , quand au lieu de deux cens écus
que tu me promets , tu m'en donnerois
quatre cens tout comptant. Et quel of
fice eft- ce donc que tu as quitté, Sancho,
demanda Ricote ? J'ai quitté le Gouver
nement d'une Ifle , répondit Sancho , &
d'une Ifle qu'en bonne foi je jure pis
bien qu'il n'y en a pas une pareille à un
quart de lieue à la ronde. Et où eft cette
Ifle , demanda Ricote ? Où elle eft ? à
deux lieues d'ici , répondit Sancho , &
elle s'appelle l'Iſle Barataria. Qu'eſt- ce
que tu dis-là , Sancho ? repartit Ricote ,
eft- ce qu'il y a des Ifles en terre- ferme ?
Pourquoi non Ricote , repliqua San
cho ? Je te dis mon ami , que j'en fuis
parti ce matin , & qu'hier encore je la
gouvernois à ma fantaifie : avec tout ce
la , je l'ai quittée , parce qu'il m'eft avis
que l'office de Gouverneur eft un peu
.dangereux. Et qu'as-tu gagné dans ton
Gouvernement , demanda Ricote ? Ce
que j'ai gagné , répondit Sancho , par
ma foi j'ai gagné , que j'ai appris que je
DE DON QUICHOTTE. 291
ne fuis point bon pour gouverner , fi ce Liv. VIII.
n'eft un troupeau de bétail , & que les CH. LIV.
richeffes qu'on gagne dans les Gouver
nemens , coutent le repos & le fommeil ,
voir même le boire & le manger. Car
dans les Ifles il faut que les Gouverneurs
ne mangent prefque rien , fur-tout s'ils
ont des Medecins qui prennent foin de
leur fanté. Je ne fçai ce que tu veux di
re , Sancho , dit Ricote ; & fi je ne me
trompe , tout cela n'eft que folie. Hé !
qui diable pourroit s'avifer de te bailler
une Ifle à gouverner à toi ? eft-ce qu'il
n'y a plus d'habiles gens au monde , qu'il
faille prendre des païfans pour en faire
des Gouverneurs ! Ma foi , mon pauvre
ami , tu rêves ; va , va , regarde feule
ment fitu veux t'en venir avec moi pour
m'aider à emporter mon tréfor , je t'af
fure qu'il vaut bien la peine qu'on l'ap
pelle ainfi , &je te donnerai ce que je
t'ai promis. Je t'ai déja dit , Ricote , que
je ne le veux pas , répondit Sancho ›
contente-toi que je ne te découvrirai
affurément point ; adieu , continue ton
chemin , & me laiffe aller le mien , bien
fouvent ce qui eft bien gagné ne laiffe
pas de fe perdre , & le bien mal acquis
ne manque jamais de fe perdre avec fon
maître. Je ne t'en preffe pas davantage ,
Bb ij
292 HISTOIRE
LIV. VIII. Sancho , dit Ricote , mais tu ne fçais ce
CH. LIV.
que tu refuſes. Dis - moi cependant ,
étois-tu dans le village quand mon beau
frere emmena ma femme & ma fille ?
Vraiment oui j'y étois , répondit San
cho , & tout le monde trouvoit ta fille
fi belle , qu'on fortoit en foule pour la
voir , & ils la fuivoient tous des yeux ,
difant que c'étoit la plus belle créature
d'Eſpagne. La pauvre fille étoit toute
en pleurs , & elle embraffoit toutes ſes
amies , priant tout le village de la re
commander à Dieu & à fa fainte Mere.
Elle faifoit pitié à tout le monde , tant
elle étoit triſte , & je ne pûs m'empê
cher d'en pleurer , moi qui ne fuis pas
un grand pleureux . Il y en avoit quan
tité qui avoient envie de la cacher , &
d'autres qui l'euffent été enlever fur les
chemins , s'ils n'euffent pas craint l'Or
donnance du Roi. Entr'autres Don Pe
dro Gregorio , ce jeune homme que tu
connois , & qui eft fi riche , fe démenoit
fort pour l'amour d'elle ; il l'aimoit
beaucoup , à ce qu'on dit ; auffi ne l'a
t-on pås vû dans le village depuis qu'elle
en eft partie , & nous crûmes tous qu'il
avoit couru après pour l'enlever , mais
on n'en a pourtant rien oui dire jufqu'à
cette heure. J'ai mordiable , dit Ricote ,
DE DON QUICHOTTE. 293
toujours eu quelque foupçon que ce Ca- LIV. V
CH. LV
valier étoit amoureux de ma fille ; mais
comme je me fiois bien en elle , je ne
me fouciois pas trop de fes amours ; car
tu fçais bien Sancho , que les Morif
ques ne fe marient jamais gueres par
amour avec les vieux Chrétiens , & àce 1
qu'il me femble , ma fille ne fongeoit
pas tant à l'amour , qu'à être bonne
Chrétienne , & je penfe qu'elle ne ſe
mettoit pas beaucoup en peine de la re
cherche de ce Gentil-homme. Dieu le
veuille , repartit Sancho ; car ils ne fe
roient pas bien ni l'un ni l'autre. Adieu ,
mon ami Ricote , laiffe -moi partir, pour
aller ce foir retrouver le Seigneur Don
Quichotte mon Maître. A la bonne
heure , dit Ricote , auffi-bien voilà mes
compagnons qui s'éveillent , & il eft
tems de continuer notre chemin ; Dieu
te conduife , mon pauvre frere. Ils s'em
brafférent tous deux ; Sancho monta
fur fon âne , Ricote prit fon bourdon ,
& ils fe féparerent .

CHAPITRE LV.

De cequiarrivaàSancho en chemin.
OUR avoir été trop long- tems à
P s'entretenir avec Ricote , Sancho
Bb iij
294 HISTOIRE
LIV. VIII. ne put arriver de jour au château du
CH. LV.
Duc , & il en étoit encore à demie lieue
quand la nuit le furprit , & plus obſcu
re qu'il n'y avoit fujet de le craindre.
Comme c'étoit en Eté , il ne s'en mit
pas en peine , & il fe retira feulement à
l'écart pour attendre le retour du jour:
mais comme il marchoit à tâton pour
chercher un lieu commode à paffer la
nuit , il fut fi malheureux qu'il tomba
avec le Grifon dans une foffe affez pro
fonde, qui étoit au pied de quelque vieil
le mafure. Le pauvre homme ne fentit
pas plutôt tomber fon âne , qu'il com
mença à fe recommander à Dieu >
croyant qu'il alloit jufqu'au fond des
abîmes ; néanmoins il en fut quitte à
meilleur marché, & à trois toifes de pro
fondeur il fe trouva fur la terre ferme &
debout fur fa monture , fans s'être fait
le moindre mal. Il fe raffura un peu fe
voyant arrêté , & après s'être tâté tout
le corps il retint fon haleine pour voir
s'il n'avoit aucune bleffure : & fe trou
vant enfin bien fain de tous fes mem
bres , il ne pouvoit fe laffer de rendre
graces à Dieu de l'avoir préfervé de ce
danger , où il ne doutoit pas qu'il ne fe
dût mettre en piéces. Il porta fes mains
de tous les côtés de la foffe pour voir
DE DON QUICHOTTE. 295
s'il n'y avoit pas moyen d'en fortir fans LIV. VIII.
le fecours de perfonne ; mais il la trou- CH. LV.
va efcarpée de toutes parts , & les mu
railles fi droites , qu'il étoit impoffible
d'y grimper. Cependant le Grifon ſe
plaignoit douloureufement , & ce n'é
toit pas fans raiſon , car il étoit en affez
mauvais état. Hé mon Dieu ! s'écria
alors Sancho , qu'il arrive d'accidens fâ
cheux à quoi on ne s'attend pas , dans ce
miférable monde ! Qui auroit dit que
celui qui étant hier affis fur le trône
d'un Gouverneur d'Ifle , commandoit
quantité de domeftiques & de vaſſaux à
dut fe trouver aujourd'hui enfeveli dans
une foffe , fans avoir ni ferviteurs , ni
vaffaux pour le fecourir ? Faudra-t-il ,
mon pauvre Grifon , que nous mou
rions ici de faim , ou peut-être toi de tes
bleffures, & moi d'ennui !Il n'y a qu'heur
& malheur en ce monde , mon cher ami ,
& nous ne ferons pas auffi heureux
que Monfeigneur Don Quichotte le fut
dans la caverne de Montefinos où il
trouva d'abord la nappe mife. Il y fut
mieux régalé que dans fa maifon , fon
lit étoit prêt , & il eut des vifions agréa
bles mais moi que trouverai-je ici
fi-non des couleuvres & des crapaux ?
Miférable que je fuis ! où eft- ce que ma
Bb iiij
296 HISTOIRE
LIV. VII, folie & mes fottes imaginations m'ont
C. LV. conduit ? Encore , fi nous mourions
dans notre pays & parmi nos amis , nous
aurions trouvé qui nous eût fermé les
yeux à l'article de la mort , & on nous
eût mis dans la fépulture. O mon en
fant , mon cher compagnon , que tu es
mal payé des bons fervices que tu m'as
rendus ! Mais pardonne-moi , car ce
n'eft point ma faute ; prie la fortune
le mieux que tu pourras qu'elle nous ti
re tous deux d'ici , & tu verras fi je fuis
ingrat. Sancho fe plaignoit de la forte ,
& fon âne l'écoutoit fans lui répondre
une feule parole tant la pauvre bête fe
trouvoit mal du rude faut qu'elle avoit
fait. Le jour revint enfin , & Sancho re
connoiffant vifiblement qu'il ne pou
voit fortir de la foffe fans que quelqu'un
l'aidât , il commença à fe lamenter , &
à crier de toute fa force pour appeller
au fecours ; mais ce fut inutilement
parce qu'il n'y avoit point de maiſon-là
au tour. Voyant donc qu'on ne l'enten
doit point , il acheva de croire qu'il étoit
perdu ; & il penfa mourir de déplaifir de
voir fon âne couché , les oreilles abbat
tues , & faiſant une fort triſte mine. Il
lui aida à fe lever , mais ce fut avec bien
de la peine , car il ne pouvoit fe foute
DE DON QUICHOTTE. 297
nir , & ayant tiré un morceau de pain LIV. VIII,
CH. LV .
de fon biffac il le lui donna en difant :
Tiens , mon enfant , avec le pain tous
maux font bons. Pendant que le pauvre
homme étoit dans cette inquiétude , re
gardant de toutes parts s'il n'y avoit au
cun remede à fon malheur , il apperçut
au bas de la foffe un trou affez grand
pour paffer un homme. Il s'y fourra vîte
à quatre pieds , & vit que l'efpace étoit
beaucoup plus grand par dedans, & qu'il
alloit toujours en s'élargiffant. Ayant
fait cette découverte , il retourna dans
la foffe , & avec une pierre il creuſa ſi
bien , & remua tant de terre , qu'il fit
une ouverture à paffer fon Grifon & le
prit en même tems par le licou , le ti
rant après lui dans la caverne pour voir
s'il ne trouveroit point moyen d'en for
tir. Tantôt il marchoit dans l'obſcurité ,
tantôt il revoyoit la lumiere , mais ce
n'étoit jamais fans frayeur ! Hé mon
Dieu , difoit-il , que n'ais -je un petit de
cœur ; fi c'étoit mon Maître , il pren
droit ceci pour la meilleure avanture du
monde: & moi miférable , il m'eft avis
que la terre me va fondre à tous mo
mens fous les pieds. Avec ces lamenta
tions , & après avoir fait à ce qu'il crut ,
près de demie lieue , il commença à dé
298 HISTOIRE
LIV VIII. couvrir tout-à-fait le jour , qui entroit
CH. LV. par quelque endroit , & il efpera enfin
de revoir encore une fois le monde.
Mais Benengeli le laiffe là pour repren
dre Don Quichotte.
Notre valeureux Chevalier attendoit
avec autant d'impatience que de joye le
jour qu'il devoit combattre ce perfide
qui avoit deshonoré la fille de la Dame
Rodrigue ; & comme il n'avoit pas ce
pendant beaucoup d'occupation ,il exer
çoit Roffinante pour le tenir en haleine ,
il fourbiffoit fes armes , & préparoit
tout ce qui lui étoit néceffaire pour pa
roître avec avantage dans une journée
de cette importance. Un jour qu'il étoit
forti du matin , & qu'il manioit fon che
val pour le difpofer au combat qu'il
croyoit faire le lendemain , il arriva
qu'en faifant une paffade , Roffinante
mit les deux pieds de devant fur le bord
d'une caverne , & fans la vigueur du Ca
valier qui lui tint fortement la bride , &
l'abbatit fur le derriere , ils auroient iné
vitablement tombé dedans. Don Qui
chotte fauvé de ce péril eut la curiofité
de voir de plus près ce que c'étoit. Il
s'approcha fans defcendre de cheval ; &
comme il confidéroit la caverne , il en
tendit fortir du dedans une voix qui di
DE DON QUICHOTTE. 299
LIV. VIII,
foit :Helas ! n'y a-t-il point là-haut quel- CH. LV.
que Chrétien qui m'entende , ou quel
que Chevalier charitable qui ait pitié
d'un miférable pécheur , enterré tout vif,
d'un malheureux Gouverneur qui n'a
pas fçû fe gouverner , & eft tout diflo
qué ? Il fembla à Don Quichotte que c'é
toit la voix de Sancho Pança , & pour
s'en affurer mieux , il cria de toute fa
force : Qui eft-ce qui eſt là- bas , qui ſe
plaint de la forte ? Et qui peut- ce être ,
répondit-on , finon le malheureux San
cho Pança , que Dieu pour fes péchés ,
& pour fa mauvaiſe fortune fit Gouver
neur de l'Ifle Barataria : ce pauvre San
cho autrefois Ecuyer du fameux Che
valier Don Quichotte de la Manche ?
Ces paroles redoublérent l'étonnement
de Don Quichotte , & il lui vint en pen
fée , que Sancho devoit etre mort , &
que fon ame faifoit-là fon purgatoire.
Je te conjure , cria -t-il dans cette ima
gination , par toutes les puiffances du
Ciel , de me dire qui tu es ; & fi tu es
une ame en peine , apprens-moi ce que
tu fouhaites que je faffe pour te foula
ger; car ma profeflion étant de fecourir
en ce monde tous les affligés , je puis
auffi fecourir ceux de l'autre monde ,
qui ne fçauroient s'aider eux-mémes.
300 HISTOIRE
LIV. VIII. Vous êtes donc fans doute , répondit-on,
LV. Monfeigneur Don Quichotte de la Man
che ? au ton & à la voix ce ne peut
pas être un autre. Oui , je fuis Don
Quichotte , repliqua le Chevalier , &
celui qui fait profeffion de foulager les
vivans & les morts. Dis-moi donc qui
tu es toi-même , j'en ſuis en peine ; car
fi tu es Sancho , mon Ecuyer , & que tu
fois mort , pourvû que tu ne fois pas au
pouvoir des Démons , mais que la mife
ricorde de Dieu te retienne en purga
toire , notre mere ſainte Egliſe a des fuf
frages & des remedes ſuffiſans pour fai
re finir tes peines , & de ma part j'y em
ployerai tout ce qui dépend de moi.
Acheve donc de me dire qui tu es , &
déclare - le fincerement . Je jure par tout
ce que vous voudrez , Seigneur Don
Quichotte , répondit la voix , & je fais
ferment que je fuis Sancho Pança , vo
tre Ecuyer, & que je ne fuis encore point
mort depuis que je fuis en vie , mais
qu'après avoir quitté mon Gouverne
ment pour des raifons qui feroient trop
longues à dire , je tombai l'autre nuit
dans cette caverne où je fuis encore
avec le Grifon , que voila pour me dé
mentir. On eût dit en même tems que
l'âne entendoit Sancho , & vouloit lui
DE DON QUICHOTTE. 301
rendre témoignage ; il fe mit à braire L. v. VIIL
de toute fa force , & fit retentir tous CH. LV.
les lieux d'alentour. Voilà un témoin
irréprochable , répondit Don Quichot
te , au bruit je connois l'âne , & le maî
tre à fa parole. Attens , mon pauvre
ami , je m'en vais au château , qui n'eſt
pas loin d'ici , & j'amenerai des gens
pour te retirer. Allez vîte , je vous prie ,
Monfieur , dit Sancho , & retournez
promptement , car je fuis au défefpoir
de me voir ici enterré , & je me meurs
de peur & d'ennui. Don Quichotte alla
conter l'accident du pauvre Sancho au
Duc & à la Ducheffe , qui connoiffoient
bien cette caverne , qu'on voyoit là de
tout tems : mais ils furent furpris d'ap
prendre qu'il avoit quitté le Gouverne
ment fans qu'on leur en eût donné avis.
Enfin on alla avec des cordes & des
échelles , & à force de gens & de tra
vail on tira Sancho & le Grifon , qui fu
rent ravis de revoir la lumiere. Un jeune
Ecolier qui fe trouva préſent , voyant
Sancho dont il n'avoit jamais oui par
ler : Il feroit bon , dit - il , que tous
les mauvais Gouverneurs fortiffent de
leurs Gouvernemens , comme ce mal
heureux fort dé cet abîme pâle & mou
rant de faim , & fije ne me trompe , fort
302 HISTOIRE
LIV. VIII, mal dans fes affaires. Monfieur le mé
CH. LV. difant , repartit Sancho , il y a environ
huit jours que j'entrai dans l'Ifle qu'on
m'avoit donnée à gouverner , & durant
tout ce tems-là je n'ai pas mangé une
feule fois monfou de pain. J'ai été per
fécuté par les Medecins ; les ennemis
m'ont foulés aux pieds , & je n'ai pas eu
le loifir de piller ni de voler. Et puifque
cela eſt , je ne méritois point d'en fortir
de la forte , & par une porte qui reffem
ble à celle d'enfer. Mais l'homme pro
pofe , & Dieu difpofe , & quand Dieu
fait quelque chofe , il fçait bien pour
quoi. Il faut prendre le tems comme il
vient , & perfonne ne peut dire , je ferai
ceci , ou ne le ferai pas ; car on penſe
qu'il y ait des lardons , que ce font des
chevilles ; mais c'eft affez , & Dieu
m'entend . Ne te fâche point , mon ami ,
dit Don Quichotte , laiffe parler le mon
de fans t'en mettre en peine ; repoſe-toi
feulement fur ta bonne confcience , &
qu'on dife ce qu'on voudra . Qui vou
droit attacher les langues des médifans ,
n'auroit jamais fait , & l'on mettroit
auffi-tôt des portes aux champs . Si un
Gouverneur eft riche , on dit qu'il a volé ;
& s'il eft pauvre , que c'eft un fou & un
mauvais ménager . Ah ! pour l'heure , ré
DE DON QUICHOTTE. 303
pondit Sancho , ils peuvent bien dire que Liv. VIII.
je fuis un fou , mais non pas un larron, CH. LV.
Avec ces difcours ils arrivérent au châ
teau , environné de quantité de gens , &
de la canaille qui s'étoit ramaffée , &
trouvérent le Duc & la Ducheffe qui les
attendoient dans une galerie. Sancho ne
voulut point monter qu'il n'eût mis fon
Grifon à l'écurie ; après cela , il alla fa
luer leurs Excellences , à qui il dit le
genou en terre : Meffeigneurs , j'ai été
pour gouverner votre Ifle Barataria ,
parce que vos Grandeurs l'ont voulu
& non pas que je l'euffe mérité : j'y ai
entré nud , & nud j'en fors ; je n'y ai ni
perdu ni gagné , & fi j'ai gouverné bien
ou mal , voilà des témoins qui en peu
vent dire la vérité. J'ai éclairci des dif
ficultés , & jugé des procès , & toujours
mourant de faim , Dieu merci au Doc
teur Pedro Rezio , naturel de Tirtea
fuera , affaffin de l'Ifle & des Gouver
neurs. Les ennemis nous attaquérent
de nuit ; & après nous avoir bien tenus
en preffe, ceux de l'Ifle criérent que nous
étions victorieux par la force de mon
bras ; & Dieu le leur rende , comme ils
difent la vérité. Pendant ce tems-là j'ai
fongé aux peines & aux fatigues qui fe
trouvent dans les Gouvernemens ; &
HISTOIRE
304
LIV. VIII. j'ai trouvé au bout du compte , que mes
CH. LV. épaules ne font pas affés fortes pour la
charge ; que le fardeau eft trop pefant
pour mes reins , & que je ne ſuis pas du
bois dont on fait les Gouverneurs. Auffi,
avant que le Gouvernement me perdît ,
j'ai mieux aimé perdre le Gouverne
ment , & hier de bon matin je laiffai
l'Ifle où je l'avois trouvée , avec les mê
mes maiſons & les mêmes rues , fans y
avoir changé une obole. Je n'ai rien em
prunté de perfonne , n'y n'ai fait de pro
fit fur quoique ce foit , & quoique j'euffe
fongé à faire des Ordonnances profita
bles , je n'en ai pourtant fait aucune , de
peur qu'on ne les gardât pas ; car en ce
cas c'étoit tout un que de les faire , ou
ne les pas faire. Je fortis donc brave
ment fans autre compagnie que de mon
Grifon ; nous tombâmes tous deux
dans une foffe , lui deffous & moi def
fus ; & après avoir marché là-dedans
toute la nuit , j'ai tant fait , que ce ma
tin , à la clarté du jour , j'ai découvert
une fortie , mais non pas fi aifée , que
je n'y fuffe bien demeuré jufqu'à la fin
du monde , fans le fecours de Monfei
gneur Don Quichotte. Voici donc ,
Monfeigneur le Duc & Madame la Du
cheffe , votre Gouverneur Sancho Pan
ça
DE DON QUICHOTTE . 305
ça , qui en dix jours qu'il a gouverné a Liv. VIII .
appris à mépriſer le Gouvernement , & CH. LV.
non - feulement d'une Ifle , mais encore
de tout le monde. Et cela étant , je baiſe
très - humblement les pieds de vos Ex
cellences ; & avec votre permiflion je
repaffe au ſervice de Monfeigneur Don
Quichotte , avec qui je mange au moins
mon fou de pain , quoique fouvent à la
fueur de mon corps ; mais enfin j'en
mange. Et pour moi , pourvû que je fois.
plein , je fuis auffi content que fi j'avois
mangé trente coqs-d'Inde. Sancho fi
nit-là fa harangue , au grand plaifir de
Don Quichotte , qui mouroit de peur
qu'il n'allât dire mille extravagances . Le
Duc embraffa Sancho , lui difant qu'il
avoit un extrême déplaifir de ce qu'il
quittoit fi-tôt fon Gouvernement , mais
qu'il feroit en forte qu'on lui donneroit
quelqu'autre emploi dans fes Etats , dont
il tireroit plus de profit , & avec moins
de peine. La Ducheffe l'embraſſa auſli ,
& ordonna qu'on eut foin de lui faire
bonne chere ; & Sancho ravi de ce bon
accueil , lui dit fort galamment qu'il
aimoit mieux les bonnes graces de fa
Grandeur que toutes les Ifles de la
terre , & tous les Gouvernemens du
monde.
Tome IV Cc
E
306 HISTOIR
LIV. VIII.
CH. LVI.
CHAPITRE L VI.

De l'étrange combat de Don Qui


chotte , & du laquais Tofilos >
fur le fujet de la fille de Dame
Rodrigue.

'INTENDANT qui avoit accom

ment , revint le même jour , & divertit


fort le Duc & la Ducheffe , en leur ra
contant toutes les actions du Gouver
neur , & jufqu'aux moindres paroles
qu'il avoit dites : & ce qui les fit le plus
rire , ce fut le feint affaut qu'on avoit
donné à la Ville , avec les frayeurs de
Sancho , & fon dégout pour la charge.
Cependant le jour marqué pour le com
bat , étoit fur le point d'arriver , & le
Duc ayant déja inftruit un laquais ap
pellé Tofilos , qui devoit jouer le per
fonnage du païfan , des moyens dont il
devoit fe fervir pour vaincre Don Qui
chotte fans le tuer ni le bleffer ; ordon
na qu'ils n'auroient point de fer à leurs
lances ; difant au Chevalier que la re
ligion , dont on fçavoit qu'il fe piquoit
plus qu'un autre , ne permettoit point
les combats à outrance , & qu'il devoit
DE DON QUICHOTTE. 307
fe contenter de ce qu'il lui donnoit le LIV. VII'.
champ libre fur fes terres , malgré les CH. LVI.
décrets des Conciles qui défendent ces
fortes de défis. Don Quichotte lui ré
pondit que fon Excellence en pouvoit
difpofer comme il lui plairoit , & qu'il
n'étoit-là que pour fuivre fes ordres , &
lui obéir en tout & par tout.
Ce terrible jour étant venu , le Duc
fit dreffer un échafaut dans une place
devant le château pour les Juges du
combat & pour les Dames qui deman
doient juſtice. On ne fçauroit croire
combien le bruit d'un combat fi nou
veau avoit attiré de gens , perfonne
dans le pays n'ayant oui parler d'une
chofe pareille : il en venoit de tous les
lieux circonvoifins , & il ne s'en trouve
pas plus à une grande Foire.
Le premier qui parut dans la barrie
re , ce fut le Maréchal de camp qui le
vifita d'un bout à-l'autre , pour voir s'il
n'y avoit point de fupercherie , ou quef
que piége caché pour faire tomber.
Après cela entrérent les Dames com
plaignantes , qui s'affirent dans leurs
places , couvertes de leurs voiles jufqu'à
la ceinture , & faifant voir à leur air
qu'elles étoient fort affligées. Quelque
tems après on vit entrer par un côté de
Ccij
RE
308 HISTOI

LIV. VIII , la place le grand Tofilos , accompagne


CH. LVI. de plufieurs Trompettes , armé de pied
en cap , de luifantes armes , la vifiere
baiffée , & montant un puiffant cheval
de Frife , qui fembloit en foulant or
gueilleufement la terre , vouloir faire
abîmer la place. Le valeureux cham
pion étoit bien informé par le Duc de
quelle maniere il devoit fe comporter ,
& fur-tout d'éviter la premiere rencon
tre , de crainte d'une mort inévitable ,
fi fon adverfaire l'atteignoit à plein.To
filos fit le tour de la place , & paffant
devant les Dames il confidéra quelque
tems celle qui le demandoit pour ma
ri. Le Juge du camp appella auffi-tôt
Don Quichotte , qui étoit déja dans la
barriere , & en préſence de Tofilos il alla
demander aux Dames fi elles confen
toient que le Seigneur Don Quichotte
de la Manche défendît leurs intérêts .
Elles répondirent qu'oui , & qu'elles
avouoient tout ce qu'il pouvoit faire en
cette occafion . Le Duc & la Ducheffe
étoient préfens à tout cela , affis dans
une gallerie au - deffus des barrieres ,
bordées d'un nombre infini de gens qui
attendoient l'évenement d'un combat fi
extraordinaire. La condition des com
battans fut , que fi Don Quichotte étoit
DE DON QUICHOTTE. 309
vainqueur , fon adverfaire épouferoit la L 1 v. VIII.
fille de la Dame Rodrigue , & que s'il CH. LVI.
étoit vaincu fon ennemi demeuroit
quitte de la parole qu'il en avoit don
née,fans autre fatisfaction de fa part. Le
Maréchal de camp partagea le Soleil ,
& leur affigna à chacun le lieu où ils
devoient être ; & s'étant allé mettre àfa
place , les tambours & les trompettes
donnérent le fignal , rempliffant l'air
d'un bruit épouvantable , qui faifoit
trembler la terre. Pendant que les
fpectateurs effrayés attendoient & crai
gnoient le commencement du com
bat , qui ne promettoit rien que de fu
nefte ;Don Quichotte fe recommandant
de tout fon cœur à Dieu , & à la Dame
Dulcinée , attendoit le dernier fignal en
bonne réſolution ; mais le laquais Tofi
los avoit des penſées bien différentes.
Quand le drôle s'étoit mis à confiderer
fon ennemie , elle lui avoit paru la plus
belle perfonne qu'il eût jamais vûe ; &
ce petit Aveugle qui ne fonge qu'à faire
des efclaves , & enchaîner indifférem
ment tout le monde , ne voulant pas
perdre l'occafion d'augmenter les tro
phées , lui avoit tiré invifiblement une
fléche , & triomphoit déja de lui. Si bien
que quand on donna le dernier ſignal
du combat , le pauvre laquais étoit déja
310 HISTOIRE

LIV. VIII, tout tranſporté , & ne fongeoit plus à


CH. LVI. autre chofe qu'à la beauté dont il étoit
fubitement devenu l'efclave . Pour Don
Quichotte il n'eut pas plutôt entendu
fonner la trompette , pour derniere mar
que du fignal , qu'il donna des deux à
Roffinante , & d'une vîteffe , qui ap
prochoit de l'amble , il fondit fur fon
ennemi , pendant que Sancho qui le vit
partir crioit de toute fa force : Dieu te
conduife la fleur & la crême de la Che
valerie errante : Dieu te donne la victoi
re comme tu la mérite. Tofilos vit venir
Don Quichotte , & ne fe mit feulement
pas en défenſe ; au contraire il appella
deux ou trois fois , à pleine tête , le Ma
réchal de camp. Et alors qu'il fut venu :
Monfieur , dit-il , ce combat ne fe fait-il
pas pour m'obliger de me marier avec
cette Demoifelle ? Oui , lui répondit le
Maréchal de camp . Puifque cela eft , re
partit-il , il n'eft pas befoin de paffer
outre , car il iroit de ma conſcience. Je
metiens pour vaincu , & je fuis tout prêt
de l'époufer. Le Maréchal de camp de

meura fort étonné des paroles de Tofi


los , & ne fçut que lui répondre. Cepen
dant Don Quichotte fe retint au milieu
de fa courſe , voyant que fon ennemi ne
fe mettoit point en défenſe. Le Duc étoit
en peine , & ne pouvoit deviner ce qui
DE DON QUICHOTTE. 311
empêchoit le combat : mais le Maréchal LIV. VIII.
de camp lui ayant été dire ce que c'é- CH. LVI ,
toit , il en fut bien furpris , & entra dans
une extrême colere contre Tofilos , fans
ofer pourtant le témoigner.Pendant que
cela fe paffoit ainfi , Tofilos s'approcha
de l'échafaut , & dit tout haut à la Dame
Rodrigue : Madame , je confens de me
marier avec votre fille , & je ne prétens
point avoir par procès , ni combat ce
que je puis avoir fans péril. Don Qui
chotte qui l'entendit , s'approcha en mê
me tems des Juges du camp & leur dit :
Puifqu'ainfi eft , Meffieurs , je fuis quitte
de ma parole ; ce Cavalier a pris le
meilleur parti , qu'il ſe marie à la bon
ne heure , & qu'il jouiffe en paix des
fruits de fon repentir. Le Duc , ayant
en ce tems-là defcendu dans la place ,
s'adreffa à Tofilos , à qui il dit : Eft-il
vrai , Cavalier , que vous vous tenez
pour vaincu , & que preffé des remords
de votre confcience vous voulez épou
fer cette Demoiſelle ? Oui , Monfei
gneur , répondit Tofilos , il eft ainſi.
Ma foi , il fait fort bien , dit Sancho :
Car on dit , donne au chat ce que tu
avois à donner au rat , & te tire de pei
ne. Tofilos fe preffoit de délacer ſon
cafque , & prioit triftement qu'on lui
312 HISTOIRE
LIV. VIII. aidât , parce qu'il ne pouvoit plus ref
CH. LVI.
pirer , tant il étoit ferré de ſes armes.
On le défarma promptement , & Rodri
gue & fa fille le reconnoiffant fe mirent
à crier : Tromperie , tromperie , c'eſt
là Tofilos , laquais de Monfeigneur le
Duc , qu'on a mis à la place du labou
reur. Nous demandons juſtice de cette
malice , & on ne doit point fouffrir cette
trahiſon. Ne vous fâchez point ; mes
Dames , dit Don Quichottte , ce n'eft
ni malice ni tromperie , & s'il y en a ,
ce n'eftpoint de la part de Monfeigneur
le Duc; mais de la part desEnchanteurs,
mes ennemis qui jaloux de la gloire que
j'allois acquerir dans le combat , ont
changé le vifage de votre partie en ce
lui de ce laquais. Prenez mon confeil ,
Mademoiſelle , ajouta-t- il , parlant à la
fille , & vous mariez avec ce Cavalier ;
car je vous repons que c'eft le même
que vous demandez , & vous pouvez
vous en fier à moi. Le Duc , malgré tout
fon dépit , ne put s'empêcher de fire
des paroles de Don Quichotte. En véri
té , dit-il , tout ce qui arrive au grand
Chevalier de la Manche , eft fi extraor
dinaire , que je n'aurai pas de peine à
croire que ce n'eft point ici mon laquais.
Mais pour ne vous y pas tromper diffé
rons
DE DON QUICHOTTE. 313
rons le mariage à quinzejours , & met- Liv. VIII.
tons en lieu de fûreté ce perfonnage qui CH . LVI.
vous embarraſſe , peut-être qu'il repren
dra pendant ce tems-là fa premiere for
me : car l'animofité que les Enchanteurs
ont contre le Seigneur Don Quichotte ,
ne peut pas toujours durer , & particu
lierement quand ils verront que toutes
leurs fineffes , & leurs transformations
font inutiles. O vraiment , Monfeigneur,
dit Sancho , ces diables d'Enchanteurs
font plus opiniâtres qu'on ne penfe ; &
ils n'en quittent pas mon Maître à ſi
bon marché. Dans toutes les chofes qui
le regardent , ils lui font changement
fur changement , celui- ci en celui-là ,
& celui-là en un autre : par là mardi ,
la mouche n'y a que voir. Il n'y a pas
encore long-tems qu'ils changérent un
Chevalier des Miroirs qu'il avoit vain
cu , en la figure du Bachelier Samfon
Carrasco , qui eft de notre village , & le
meilleur de fes amis : mais de Madame
Dulcinée , notre Maîtreffe , que croyez
vous qu'ils en ont fait ? Une belle paï
fanne de Dieu , fauf correction , plus
laide & plus puante que le diable. Et par
ma foi je fuis bien trompé fi ce laquais
n'eft laquais jufqu'à la fin de fes jours.
Il en fera tout ce qui pourra , ajouta la
Tome IV. Dd
HISTOIRE
314
LIV. VIII. fille de Rodrigue : mais qui que ce foit' ,
CH. LVI. celui-ci qui me veut époufer , je le re
çois de bon cœur. J'aime mieux être
femme d'un laquais , que la Maîtreſſe
de qui que ce puiffe étre. Enfin tous ces
difcours n'empêchérent point qu'on ne
renfermât Tofilos , fous prétexte de voir
ce que deviendroit la transformation
prétendue. On proclama de l'aveu de
tout le monde Don Quichotte vain
queur : & la plupart des fpectateurs fe
retirérent bien affligez de n'avoir pas
vû les combattans fe mettre en piéces
tout ainfi que la canaille eft au déſeſ
poir quand on donne grace à celui qu'ils
s'attendoient de voir pendre. Le Duc ,
la Ducheffe , & le victorieux Don Qui
chotte rentrérent dans le château : To
filos fut mis entre quatre murailles , &
Rodrigue & fa fille eurent au moins la
joye d'efperer qu'elles feroient fatisfai
tes d'une maniere ou d'autre , croyant
que cette avanture ne pouvoit finir que
par un mariage ; ce qu'elles fouhaitoient
plus que toutes choſes , auffi-bien que
Tofilos.

K
DE DON QUICHOTTE. 315
LIV. VIII.
CH. LVILA

CHAPITRE LVII.

Comment Don Quichotte prit con

gé du Duc , & de ce qui lui ar


riva avec la belle Altifidore ,
Demoifelle de la Ducheffe.

ON de cette
Dvie oifive qu'il menoit dans le châ
teau . & qu'il trouvoit fi oppoſée à la
profeffion de la Chevalerie errante , &
craignant enfin de rendre un jour un
compte à Dieu d'un tems qu'il perdoit fi
inutilement , & qu'il devoit aux befoins
des miférables , fe réfolut de partir , &
demanda congé à leurs excellences . Ce
ne fut pas fans témoigner du déplaifir
que le Duc y confentit ; mais enfin il fe
rendit aux raifons du Chevalier , & lui
dit qu'il ne les retenoit plus. La Ducheffe
donna à Sancho la lettre de ſa femme
& la lui ayant fait lire : Qui eft-ce qui
auroit jamais cru , dit-il la larme à l'œil ,
que les efpérances que mon Gouverne
ment donnoit à ma femme , s'en iroient
en fumée , & que je me verrois encore
une fois à la quête des miferables avan
tures de mon Maître ? Mais il faut fe
D dij
OIRE
316 HIST
LIV. VIII. Confoler de tout , & encore fuis-je bien
CH LVII.
aiſe de voir que Thereſe a fait fon de
voir en envoyant du gland à Madame la
Ducheffe ; fi elle ne l'eût pas fait , je ne
l'aurois jamais régardée de bon œil , &
au moins ne dira-t-on pas que le préfent
vienne des monopoles que j'ai fait , puif
qu'il vient de chez nous , fans que j'en
fçûffe rien ; & encore qu'il foit petit , il
fait toujours voir que nous ne fommes
point ingrats. Car enfin à petit mercier
petit panier. En effet , j'ai entré nud dans
le Gouvernement , & nud j'en fors , & je
puis dire en confcience qu'on n'a rien à
me reprocher encore une fois je fuis
né tout nud , & tout nud je me trouve ; fi
je n'ai rien perdu , je n'ai rien gagné ,
& hors la barbe & les dents , me voilà
comme ma mere m'a mis au monde .
Voilà le difcours que faifoit Sancho le
jour de fon départ : & je le rapporte ,
non tant à caufe de la gravité des paro
les , que parce qu'un Hiſtorien ne doit
rien oublier. Don Quichotte qui avoit
la nuit pris congé du Duc & de la Du
cheffe , voulut partir de grand matin ;
& à Soleil levé , il parut tout armé dans
la cour du château , dont les galleries
étoient pleines de gens qui le regar¬
doient , jufqu'au Duc même qui le vou
DE DON QUICHOTTE. 317
lut voir partir. Sancho étoit fur le Grifon L 1 v. VIII.
avec fa malette & fon biffac , & l'efprit CH. LVII.
plus content qu'on ne croyoit , parce
que l'Intendant du Duc lui avoit don
né deux cens écus d'or pour fournir
aux frais de leur voyage , ce que Don
Quichotte ne fçavoit point encore.
Comme tout le monde étoit là à re
garder Don Quichotte , la gaillarde Al
tifidore jettant les yeux fur lui , lui dit à
haute voix , & d'un ton amoureux &
plaintif, les paroles fuivantes :

Arrête , le plus dur des Chevaliers er


rans,
Retiens le mors , quitte la felle ,
Sansfatiguer en vain lesflancs
De ta maigre & lâche haridelle.

Prens garde , que tu ne fuis pas


Une vipere venimeuſe ,
Mais un petit Agneau , qui fe fauve en
tes bras ,
Et qui n'eft point brebis galenſe.

Monftre tu réduis aux abois


La plus gaillarde créature
Que Diane ait vu dans fes bois ,
Ni Venus dans fa grotte obfcure.
Birenne ingrat, Enéefugitif,
D diij
OIRE
318 HIST
LIV. VIII, Barabbas t'accompagne & t'étrangle touť
CH. LVII . vif.

Tu m'as ravi , cruel , oui , oui t


m'as ravi
Un cœur plein d'amoureuse rage ;
Et tu t'en es fi mal fervi ,
Qu'il ne peut fervir davantage :
Mais voler trois coeffes de nuit ,
Et me dérober ma jarretiere ,
Va , va te promener , & tout ce qui s'en
fuit,
Ce n'eft point là des tours à faire.
1

Tu m'as volé mille foupirs 2


Et des foupirs ardens de braife ,
Non pas de languiffans zéphirs ,
Mais de vrais foufflets à fournaife.
Birenne ingrat , Enée fugitif.
Barabbas t'accompagne & t'étrangle tout
vif.

Qu'à jamais le Pied-plat , qui te fers


d'Ecuyer >
Laiffe ton ame bourlée ,
Sans mettre enfon état premier
Ta ridicule Dulcinée :
Qu'ellefe reffente à jamais ,
L'impertinente créature !
Des rigueurs de ton cœur , des maux que
DE DON QUICHOTTE, 319
1
tu me fais , LIV. VIII.
CH. LVD
De tous les tourmens que j'endure.

Pour toi , que dans tes plus grands


faits
Tu n'ayes que mal avanture ,
Et qu'avec toi tous tes fouhaits
Soient bien-tôt dans la fépulture ,
Birenne ingrat , Enée fugitif,
Barabbas t'accompagne & t'étrangle tout
vif.

De Seville en Espagne , & d'Espagne


à Madrid ,
Puiffe-tu courirjambes nues ,
Et de tout le monde maudit
Eftre lapidé par les rues ;
Sois-tu toujours fans matadors ,
Quand tu voudras jouer à l'ombre ,
Et de ta Dulcinée au lieu du chien de
I corps ,
N'embraffe jamais rien que l'ombre,

Ne puiffe-t-il bien- tôt refter


Aucune dent dedans ta bouche ,
Et quand tu voudras tegîter,
N'ais que la terre pour couche ,
la terrepour
Birenne ingrat , Enée fugitif,
Barabbas t'accompagne & t'étrangle tout
vif.
Dd iiij
320 HISTOIRE
Liv. VIII. Pendant que la belle Altifidore faifoit
CH. LVII. ces lamentables plaintes ; Don Quichot
te eut toujours les yeux attachés fur elle
l'écoutant attentivement ; mais au lieu
de lui répondre il fe tourna vers Sancho ,
& lui dit : Ami Sancho dis-moi la vé
rité, je t'en prie ; emportes-tu les trois
coeffes de nuit & les jarretieres , dont
cette amoureuſe Demoiſelle fe plaint ?
Pour les coeffes de nuit , oui , répondit
Sancho , mais pour les jarretieres autant
que j'en ai dans l'œil. La Ducheffe qui
n'avoit point été avertie de ceci , fut
toute étonnée de la liberté d'Altifidore ,
car quoiqu'elle la connût pour une fille
plaifante & affez libre , elle ne croyoit
pourtant pas qu'elle la fût jufqu'à ce
point , & elle en fut d'autant plus fur
prife , qu'elle n'avoit pas été avertie du
tour qu'elle faifoit à Don Quichotte.
Pour le Duc à qui le jeu plaifoit , il fut
bien-aife de l'augmenter. En vérité , Sei
gneur Chevalier , dit-il à Don Quichot
te , cette action n'eft nullement de bon
ne grace , & fur-tout après le bon ac
cueil que je vous ai fait dans mon châ
teau , & cela marque une baffeffe de
courage qui eft bien contraire à ce que
la renommée publie de vous. Rendez
tout à l'heure les jarretieres de cette De
DE DON QUICHOTTE. 321
moifelle , finon nous en viendrons vous L 1 v. VIII.
& moi aux mains ; & dès-à préfent je C H. LVII ,
vous défie fans craindre que les Enchan
teurs faffent ici de leurs métamorphofes.
A Dieu ne plaiſe , Monfieur , répondit
Don Quichotte , que je tire l'épée con
tre votre illuftriffime perfonne , de qui
j'ai reçu tant de faveurs & de graces.
Pour les coeffes de nuit , je les ferai ren
dre , puifque Sancho dit qu'il les a. Mais
pour les jarretieres , ni lui ni moi ne les
avons vues , & que cette belle Demoi
felle les cherche bien dans fa toillette ,
elles les trouvera fans doute. Monfieur
le Duc , je ne fuis point un filou , ni n’ai,
Dieu merci , l'ame affez baffe pour le de
venir : & cette Demoiſelle parle , com
me on le yoit affez , avec le dépit d'un
cœur amoureux , que je n'ai jamais pen
fé à enflammer. Ainfi je n'ai point d'ex
cufe à lui faire , ni à votre Excellence
non plus , que je fupplie très- humble
ment d'avoir meilleure opinion de moi ,
& de me permettre de continuer mon
chemin. Continuez -le , Seigneur Don
Quichotte , dit la Ducheffe , & la fortu
ne vous puiffe accompagner fi bien , que
nous entendions toujours dire des nou
velles de vos grands exploits. Allez à la
bonne heure , auffi-bien votre préſence
322 HISTOIRE
LIV. VIII. n'eſt pas un remede aux bleffures que
Liv.
CH. LVII. l'amour a faites à ces Demoiſelles. Pour
celle- ci , je la châtierai fi bien , que je
ne crois pas qu'elle foit auffi imperti
nente à l'avenir. O valeureux Chevalier ,
cria alors Altifidore , pour toute grace ,
fais - moi celle d'écouter encore deux
mots ; je te demande pardon de t'avoir
accufé du larcin des jarretieres , je te fais
réparation d'honneur , car je les porte à
l'heure qu'il eft : mais je fuis fi étourdie ,
que je fais comme celui qui cherchoit
fon âne , pendant qu'il étoit deffus. Ne
vous l'avois-je pas dit , Monfieur , dir
Sancho : c'eſt bien à moi , oui , qu'il
faut s'adreffer pour receler un larcin ; ils
l'ont bien trouvé le receleur ! Eh mardi,
fi j'avois voulu voler , n'étois-je pas à
même dans mon Gouvernement ? Don
Quichotte ſe baiffa de bonne grace fur
les arçons , faiſant une grande révé–
rence au Duc & à tous les affiftans , &
tournant bride , il fortit du château
pour prendre le chemin de Sarragoffe.

(6429
DE DON QUICHOTTE. 323
LIV. VIII.
CH. LVIII.
CHAPITRE LVIII.
Comment Don Quichotte rencontra

avantures fur avantures , & en


fi grand nombre , qu'il ne fçavoit
de quel coté fe tourner.
ON QUICHOTTE fe voyant en
campagne , libre & à couvert des
importunités d'Altifidore , & fe trou
vant dans fon centre , tâchoit de renou
veller en fon cœur une vive ardeur de
chercher les avantures , & d'exercer plus
que jamais la profeffion de la Chevale
rie. La liberté , dit-il à Sancho , eft le
plus grand préfent que le Ciel ait fait
aux hommes ; & tous les tréfors qui font
dans les entrailles de la terre , ni tous
ceux qu'enferme la mer dans fes vaftes
& profonds abîmes , n'ont rien qui lui
foit comparable. On hazarde la vie pour
la liberté , & la fervitude eft le plus
grand de tous les maux. Tu es témoin ,
ami Sancho , des délices & de l'abon
dance qui fe trouvent dans ce château ,
d'où nous venons de fortir , & qu'il y
a de quoi flatter les plus difficiles . Mais
pour moi je t'avoue qu'au milieu de
ces banquets fomptueux , avec l'excel
324 HISTOIRE
Liv. VIII . lence & la délicateffe de tous ces breu
CH. LVIII. vages exquis , je m'imaginois être reſer
ré dans les bornes étroites de la faim.
Cette abondance de toutes chofes étoit
pour moi comme une indigence de tout;
je ne trouvois que de l'amertume dans
l'affaifonnement de tant de viandes :
j'étois dans une inquiétude perpétuelle
fur des lits fi mous ; & la volupté qui
fe mêloit parmi tout cela , m'étoit in
fupportable. Caraprès tout , je ne jouif
fois point de ces chofes avec la même li
berté que fi elles euffent été à moi ; &
l'obligation qu'on a de fe reffentir d'un
bienfait , eft un bien ferré de mille neuds
qui ne laiffent jamais une ame libre.
Heureux celui à qui le Ciel a donné du
pain , & qui n'eft point obligé d'en té
moigner de la reconnoiffance à d'autres
qu'au Ciel même ! Avec tout cela, Mon
fieur , interrompit Sancho, nous ne fçau
rions pas nous empêcher d'avoir obli
gation des deux cens écus d'or , que m'a
donné l'Intendant de Monfeigneur le
Duc , & que je porte ici dans une bour
fe au-devant de l'eftomac , comme une
relique contre la néceffité , & un cata
plafme qui préſerve des accidens qu'on
rencontre à toute heure : car pour un
château où on faffe bonne chere , on
DE DON QUICHOTTE. 325
trouvera cent hôtelleries où on fera roué Liv. VIII.
de coups. Le Chevalier & l'Ecuyer er- CH. LVII
rans marchoient en difcourant de la
forte ; quand après une lieue de chemin
ils virent une douzaine d'hommes qui
dînoient affis fur l'herbe , & il y avoit
auprès d'eux , d'efpace en efpace , de
grands draps blancs tendus , qui cou
vroient quelque chofe. Don Quichotte ,
s'approcha d'eux , & les ayant falués , il
leur demanda ce qu'ils avoient-là fous
ce linge. Monfieur , répondit un d'eux ,
ce font des figures pour mettre fur un
Autel que nous faiſons faire dans notre
paroiffe. Nous les portons fur nos épau
les , de peur qu'elles ne fe caffent , &
nous les couvrons , afin qu'elles ne ſe
gâtent point à l'air & par les chemins.
Vous me feriez plaifir , fi vous vouliez
me les faire voir dit Don Quichotte
car je m'imagine que des figures qu'on
garde avec tant de foin , doivent être
fort belles. Si elles le font , répondit
l'autre , je vous en répons , il ne faut
que fçavoir ce qu'elles coutent. Mon
fleur , il n'y en a là pas une qui ne re
vienne à plus de cinquante ducats ; vous
allez voir ce qui en eft , ajouta-t- il en fe
1 levant , & en méme tems il en découvrit
une toute dorée , qui étoit un faint Geor
IRE
326 HISTO
Liv. VIII.
CH. LVIII. ge à cheval , foulant aux pieds un ter
rible dragon à qui il tenoit la lance dans
la gorge ; & cela avec l'air qu'on a ac
coutumé de le repréfenter. Don Qui
chotte ayant confidéré la figure: Ce Che
valier, dit-il , fut un des meilleurs Che
valiers errans qui ait jamais combattu
fous l'étendart de la milice divine ; c'eft
S. George qui fut un grand protecteur
de l'honneur des Dames. Voyons l'au
tre , je vous prie. On la découvrit , & elle
parut être celle d'un ſaint Martin à che
val , qui donnoit la moitié de fon man
teau à unpauvre. Ce Cavalier , dit Don
Quichotte , fut auffi un des avanturiers
Chrétiens ; & je crois qu'il fut plus li
béral que vaillant , comme tu peux voir ,
Sancho , par la figure , qui le repréfente
partageant fon manteau avec un pauvre ,
& il falloit que ce fût en hyver › car au
trement il le lui auroit donné tout en
tier , charitable comme il étoit, Ce n'eſt
point cela , répondit Sancho , mais c'eſt
qu'il fçavoit le proverbe , qui dit que
pour donner & retenir , il faut avoir
bonne tête. Tu as raifon Sancho , dit
Don Quichotte , & il pria qu'on lui fît
voir le refte. On découvrit enfuite l'i
mage du Patron d'Efpagne , l'épée fan
glante,& foulant les Mores fous les pieds
DE DON QUICHOTTE. 327
de fon cheval. O voici un Chevalier Ce- LIV. VIII.
CH. LVII
lui- ci , dit Don Quichotte , & des plus
fameux avanturiers qui ayent fuivi l'é
tendart de la Croix. C'eſt ſaint Jacques ,
furnommé le Tueur des Mores , un des ,
plus grands Saints , & des plus vaillans
Chevaliers qu'il y ait jamais eu au mon
de , & qui foit maintenant dans le Ciel.
Après cela , on fit voir un faint Paul ,
tombant de deffus fon cheval , avec tou
tes les circonftances dont on a accoutu
mé de peindre fa converfion , & qui étoit
affurément une piece achevée. Ce Saint
là, dit Don Quichotte, fut quelque tems
le plus terrible ennemi qu'ait eu l'Egli
fe, & celui qui depuis a été le plus grand
défenfeur qu'elle aura jamais ; Chevalier
errant pour la vie , & un Saint inébran
lable dans la foi jufqu'à la mort , un ou
vrier infatigable dans la vigne du Sei
gneur , le Paſteur des Gentils , qui puifa
fa doctrine dans le Ciel ; & que le Maî
tre du Ciel prit lui-même foin d'enſei
gner. Enfans , couvrez vos images , dit
Don Quichotte. Mes freres ajouta-t-il ,
je tiens à bon préfage ce que je viens de
voir là : car ces Saints & ces Cavaliers
ont fait la même profeffion que je fais ,
qui eft celle des Armes. Mais il y a cette
différence , qu'ils font Saints , & qu'ils
E
328 HISTOIR
LIV. VIII. Combattirent ſuivant les regles de la mi
CH. LVIII. lice divine ; & moi pécheur , je combats
à la maniere des hommes. Ils ont pris
le Ciel par force , car le royaume des
Cieux fouffre violence , & moi , je ne
fçai ce que j'ai conquis jufqu'à cette
heure , quelques travaux qu'il m'en cou
te néanmoins fi ma chere Dulcinée du
Tobofo étoit délivrée de ceux qu'elle
fouffre , mon fort devenant meilleur , &
ne me trouvant plus l'eſprit embarraſſé ,
peut-être que je me metrois dans une
meilleure voye. Dieu le veuille , dit San
cho , & nous faffe la grace d'oublier les
vieux péchés. Les païfans admiroient la
figure & les difcours de Don Quichotte ,
& ne comprenoient rien ni à l'un ni à
l'autre. Après avoir achevé de dîner , ils
fe chargérent de leurs figures , prirent
congé de Don Quichotte , & continué
rent leur voyage. Sancho confideroit
fon Maître , comme s'il ne l'eût jamais
vû ; il admiroit avec étonnement com
bien il fçavoit de chofes , & croyoit qu'il
n'y eût point d'hiſtoire au monde , ni
quelque avanture que ce fût , dont il
n'eût une parfaite connoiffance . En vé
rité , lui dit- il , Monfieur mon Maître , fi
ce qui nous eft arrivé aujourd'hui, fe peut
appeller avanture , c'eft la plus douce
&
DE DON QUICHOTTE. 329
& la plus agréable que nous ayons euë L 1 v. VIII,
CH. LVIII.
dans toutes nos courfes. Nous en fom
mes fortis fans coups de bâton , & fans
la moindre frayeur ; nous n'avons point
mis l'épée à la main , perfonne ne nous
a dit pis que notre nom , & nous voilà
fains & faufs , fans avoir fouffert ni faim
ni foif. Dieu foit beni de m'avoir fait
voir cela de mes propres yeux ; car en
bonne foi je ne l'aurois jamais crû , qui
que ce fût qui me l'eût dit. Tu ne dis
pas trop mal , Sancho , répondit Don
Quichotte ; mais tu dois bien fçavoir
que tous les tems ne font pas fembla
bles ; & ce que le Vulgaire à accoutumé
d'appeller préfage , ne fe fondant fur au
cune raifon naturelle , celui qui eft fage,
l'appelle heureuſe rencontre. Un de ces fu
perftitieux , étant un jour de bon ma
tin forti de chez lui , rencontra un frere
de l'Ordre de faint François , & comme
s'il eût rencontré un dragon , il tourna
les épaules , & rentra vîte chez lui. Un
autre ne pouvoit fe confoler d'avoir vû
renverfer le fel fur la table , comme fi
des chofes de fi peu d'importance pou
voient être des fignes affurés de quel
ques malheurs à venir. Celui qui eft fa
ge & Chrétien , ne s'amufe point à pé
netrer dans les fecrets du Ciel , & fans
Tome IV. Ee
330 HISTOIRE

LIV. VIII . fe mettre en peine fi les ordres en font


CH. LVIII marqués dans les objets de la nature , il
en attend les effets avec foúmiffion &
patience. Scipion en arrivant en Afri
que , & en fautant à terre , fait un faux
pas , & tombe ; fes foldats étonnés tien
nent fa chute à mauvais préfage ; mais
lui étendant les bras comme s'il eût
voulu embraffer la terre , je te tiens ,
dit-il , Afrique , tu ne m'échaperas pas.
Auffi Sancho , mon ami , je tiens à bon
heur d'avoir rencontré ces images . Je le
crois comme vous dites , dit Sancho :
mais je voudrois bien , Monfieur , que
vous me difiez pour quoi quand les Ef
pagnols invoquent ce Saint Diego Ma
tomoros , avant que de donner quelque
bataille ; ils s'écrient : Santyago y crier
à Efpagna , l'Espagne eft-elle par avan
ture ouverte , qu'il foit beſoin de la fer
mer ? Quelle cérémonie eft-ce là ? Eh ?
que tu n'en fçais guéres , mon pauvre
ami, répondit Don Quichotte ? Ne fçais
tu pas bien que Dieu a donné à l'Efpa
gne ce grand Chevalier de la Croix-ver
meille pourprotecteur , & fur-tout dans
les dangereuſes batailles que les Efpa
gnols ont eues autrefois avec les Mores?
c'eft à caufe de cela qu'ils l'invoquent
dans leurs combats , & on l'a vû ſouvent
DE DON QUICHOTTE. 331
viſiblement en perfonne , frappant , ren- Liv. VIII.
verfant ,, foulant aux pieds , & détrui- CH. LVIII.
fant les efcadrons ennemis ; comme je.
t'en pourrois dire cent exemples qui font
marqués dans l'hiftoire d'Efpagne , San
cho , fans en demander davantage .
changea de difcours , & dit à fon Maî
tre : A propos , Monfieur , je fuis tout
étonné de l'effronterie de cette Altifido
re , Demoiſelle de Madame la Ducheffe.
Par là mardi , il faut que ce drôle qu'on
appelle Amour , l'ait diablement bleffée;
elle en a ma foi dans l'aîle , & tout du
long de l'aune : mort de ma vie , ce pe
tit Aveugle n'en manque point , & il
vous a plûtôt mis une fléche dans le
cœur qu'on ne fçauroit dire garre. J'a
vois pourtant oui dire que les fléches
d'Amour fe brifoient contre la fagefle
des filles ; mais c'eft tout au contraire
en cette Altifidore , on diroit qu'elles
s'aiguifent encore davantage. L'amour,
ami Sancho , dit Don Quichotte , n'a
ni confidération ni bornes. Il agit com
me la mort qui n'épargne pas plus les
Rois que les bergers , & lorfqu'il s'em -
paré d'une ame , la premiere chofe qu'il
fait , c'eft de lui ôter la crainte & la hon
te. Auffi vois-tu qu'Altifidore n'en a
plus , & qu'elle n'a pas craint de me
E eij
332 HISTOIRE
LIV. VIII. faire voir fes déſirs , qui me donnent
CH. LVIII.
beaucoup plus d'indignation que de pi
tié. Voilà une cruauté notoire , repartit
Sancho , une ingratitude inouie ; fi la
pauvre fille s'étoit adreffée à moi , je me
ferois rendu dès la moindre parole : il
faut que vous ayez un cœur de marbre ,
& des entrailles de bronze. Mais quand
j'y fonge ; qu'est-ce que peut avoir vû
en vous cette pauvre créature , pour
faire le faut comme elle a fait ? Quel air,
quelle bonne mine , & où diable eſt la
beauté qui l'a enchantée ; Je vous ai
confidéré cent fois depuis la tête juf
qu'aux pieds , &fans vous flatter , je n'y
vois rien qui ne foit plus capable d'é
pouvanter que de donner de l'amour.
Et s'il eft vrai , comme on dit , que c'eft
la beauté qui en donne , il faut que cet
te miferable ne voye goutte , ou qu'il
y ait encore ici de l'enchantement . Ne
De tx fortes fçais-tu pas , Sancho , qu'il y a de deux
de beauté. fortes de beauté , l'une de l'ame , & l'au
tre du corps ? Celle de l'ame paroît dans
l'efprit , dans l'honnêteté , dans le bon
procedé , & dans une agréable maniere
de vivre , & tout cela fe peut rencontrer
1 avec la laideur : & lorfqu'on jette les
yeux fur cette beauté , elle touche bien
plus vivement que toutes celles du
DE DON QUICHOTTE. 333
corps : elle fait des effets plus promts , L1 v. VII.
& les atteintes en durent bien davan- CH. LVIII.
ge. Pour moi , Sancho , je m'apperçois
bien que je ne fuis pas beau , mais auffi
je ne fuis pas difforme : & c'eft affez à
un honnête homme pour ſe faire aimer ,
que de n'être pas un monftre. Avec ces
difcours, ils fe trouvérent infenfiblement
dans une forêt qui s'écartoit du chemin,
& Don Quichotte , fans y prendre gar
de , fe trouvant envelopé dans des filets
de fil verd , qui étoient tendus entre des
arbres , il dit : Sancho , fi je ne me trom
pe , voici une des plus nouvelles avan
tures qu'on puiffe imaginer. Je jurerois
que les Enchanteurs qui me pourfui
vent , ont réſolu de m'empêtrer dans
cesfilets, & d'arrêter mon voyage , pour
venger Altifidore de la rigueur que j'ai
pour elle : Mais ils fe tromperont avec
toutes leurs rufes , & quand ces filets ſe
roient auffi-bien qu'ils ne le font pas ,
tiffus avec de durs diamans , & plus forts
que ceux que le jaloux Dieu du feu for
ma pour enveloper Venus & Mars , je
les romprai avec la même facilité que
s'ils n'étoient que de foibles joncs ou
d'étoupes. En difant cela , il alloit tout
rompre , & paffer outre , quand il vit
fortir de l'épaiffeur du bois deux fort
334 HISTOIRE
LIV. VI . belles bergeres , au moins vêtues de
CH. LVIII. même , avec cette différence que leurs
habits étoient de brocard d'or & très
riches. Elles avoient les cheveux pen
dans en mille boucles avec des guirlan
des entrelacées de laurier , de myrte &
de quantité de fleurs , & elles ne paroif
foient pas avoir plus de quinze à feize
ans. Cette vifion de Don Quichotte &
des bergeres fi peu attendue des deux
côtés , furprit également les uns & les
autres , & les retint quelque tems dans
le filence. Enfin une des bergeres le
rompit en difant à Don Quichotte : Ar
rêtez -vous , Seigneur Chevalier , & ne
rompez point fes filets , que nous n'a
vons fait tendre que pour vous diver
tir , & non pas pour vous tendre quel
que piege : & comme je m'imagine bien
que vous voudriez fçavoir quel eft notre
deffein , & qui nous fommes , je m'en
vais vous le dire en peu de paroles.
Dans notre village ,à deux lieux d'ici ,
où il y a quantité de Gentils-hommes
riches , on a fait une partie entre plu
fieurs perfonnes de même famille , pour
fe venir divertir en cet endroit , qui eft
un des plus agréables de tous ces envi
rons , repréfentant entre nous une nou
velle Arcadie paftorale , les jeunes gens
DE DON QUICHOTTE. 335
tous en bergers , & les Demoiſelles en LIV. VIII.
bergeres. Nous avons pour cela appris C H. LVIIL
par cœur des vers de Paftorales , les
uns de Garcilaffo , & les autres de ce
grand Camoëns , Poëte Portugais , qui
les a compofés en fa langue. Nous ne
fommes ici que d'hier , où nous avons
fait dreffer des tantes fous les arbres au
bord du ruiffeau qui arrofe tous les prés
d'alentour. Et la nuit paffée , on a ten-,
du ces filets pour prendre de petits oi
feaux , qu'on fait donner dedans à force
de faire du bruit. Si vous voulez , Mon
fieur , être des nôtres , vous ferez le
bien-venu , & vous êtes affuré que toute
la compagnie en aura de la joye auffi
bien que nous ; car la mélancolie n'en
tre point içi. En vérité , ma belle De
moifelle, répondit Don Quichotte, je ne
crois pas qu'Acteon fut plus furpris lorf
qu'il vit inopinément baigner la Déeffe
Diane , que je l'ai été en rencontrant
votre beauté. Je loue extrêmement le
deffein que vous avez de paffer le tems
fi innocemment , & je vous rens mille
actions de graces de vos obligeantes
offres. Si vous me jugez capable de
vous rendre quelques fervices, vous n'a
vez qu'à commander avec affurance d'ê
tre promtement & exactement fervie;
336 HISTOIRE
LIV. VIII, car ma profeffion eft de fuir l'ingratitu
GH. LVIII. de , & de faire du bien à tout le monde,
& particulierement aux perfonnes de
votre fexe , de votre qualité & de votre
mérite & je ne crains pas de vous dire
que fi ces filets qui n'occupent qu'un
petit efpace , étoient répandus fur toute
la furface de la terre , j'irois me faire un
paffage en de nouveaux Mondes , plûtôt
que de rompre l'Inftrument de vos plai
firs. Vous n'en douterez peut-être pas ,
quand vous fçaurez que celui qui vous
parle, eft DonQuichotte de la Manche,
fijamais ce nom eft parvenu à vos oreil
les. Eh mon Dieu , ma chere fœur , s'é
cria l'autre bergere : eh quelle bonne
fortune ! Vois-tu bien ce Monfieur-là ,
c'eſt le plus vaillant , le plus amoureux
& le plus honnête Cavalier qui foit au
monde , fi l'hiſtoire qui court de fa vie
ne ment point , je l'ai lûë , & je gage
que ce bon homme qui eft là avec lui ,
eft Sancho Pança fon Ecuyer , le plus
plaifant homme qu'on puiffe voir. Vous
ne vous trompez pas , Mademoiſelle , ré
pondit Sancho , c'eſt moi- même qui fuis
ce plaifant & cet Ecuyer que vous dites ,
& ce Monfieur eft mon Maître , le mê
me Don Quichotte de la Manche , qui
eft hiftorié dans un livre, Eft-il vrai,
ma
DE DON QUICHOTTE. 337
machere amie , dit l'autre bergere ? Ah ! LI v. VIII.
vraiment il les faut prier de demeurer CH. LVIII .
avec nous , toute la compagnie fera ra
vie de les voir ; j'en avois déja oui dire
tout ce que tu m'as dit ; & on dit enco
re que Monfieur le Chevalier eft le plus
fidele & le plus amoureux du monde ,
& que fa Maitreffe eft une Madame
Dulcinée du Tobofo , qu'ils difent qui
eft la plus belle de toute l'Eſpagne. Ôn
a raifon de le dire , ajouta Don Qui
chotte , fi toutefois votre beauté ne lui
en difpute point l'avantage ; mais , mes
belles Demoiſelles , ne perdez point le
tems à me vouloir retenir , parce que
les devoirs précis à quoi ma profeſſion
m'engage , ne me permettent pas de re
pofer en aucun endroit.
Sur cela arriva le frere d'une de ces
Demoiſelles , vêtu aufli en berger , &
galamment & richement comme elles.
Et fa fœur lui ayant appris que celui
qu'il voyoit-là , étoit le valeureux Don
Quichotte de la Manche avec Sancho
fon Ecuyer , dont il avoit déja lû l'hiſ
toire ; le jeune berger fit un grand com
pliment à Don Quichotte , & le pria
avec tant d'inftance de les vouloir ac
compagner à leur tente , que le Cheva
lier ne le put refufer. En même tems on
Tome IV. Ff
OIRE
338 HIST
Liv. VIII. entendit la huée , & mille oiſeaux diffe
CH. LVIII.
rens , trompez par la couleur des filets ,
tombérent dans le péril qu'ils croyoient
éviter. Cela fit affembler tous les chaf
feurs en cet endroit , & il y accourut
plus de cinquante perfonnes diverfe
ment habillées en bergers & en berge
res , qui ravis de fçavoir que c'étoit- là
Don Quichotte & Sancho, dont l'hif
toire couroit déja par-tout , les emme
nérent auffi-tôt vers les tentes , où le
dîner étoit prêt & fervi. On força Mon
fieur le Chevalier de prendre la place
d'honneur; ce qu'il ne fit qu'avec beau
coup de répugnance & de modeftie : &
tant que dura la dîner , il n'y avoit per
fonne qui n'eût les yeux fur lui , & qui
ne fût plein d'admiration. Après qu'on
eut deffervi , Don Quichotte regardant
honnêtement toute l'affemblée , dit à
haute voix & d'un ton grave : Le plus
grand peché de tous , à mon fens , eſt
l'ingratitude , malgré le fentiment de
plufieurs qui difent que c'eft l'orgueil :
mais j'ai cela pour moi , qu'on dit que
l'Enfer eft plein d'ingrats , & on ne le
dit pas des autres. Depuis que j'ai l'ufa
ge de la raifon , j'ai toujours évité de
me noircir de ce crime , & lorfque je ne
puis reconnoître les biens qu'on m'a
DE DON QUICHOTTE. 339
faits par d'autres biens, je paye autant LIV. VIII.
CH. LVIII.
queje puis , de bonne volonté ; & pour
marquer mon reffentiment , je les pu
blie devant tout le monde. Car quicon
que publie un bienfait reçu , témoigne
qu'il ne tient pas à lui qu'il ne le récom
penfe ; mais la plupart de ceux qui reçoi
vent , étant au-deffous de ceux qui don
nent , il eſt mal aifé qu'ils s'en acquit
tent que par des remercimens . Dieu qui
eft infiniment au-deffus de tout le mon
de , nous fait à toute heure des faveurs
& des graces , avec lesquelles toute la
reconnoiffance des hommes ne peut ja
mais avoir de proportion , à cauſe de
cette difference infinie qui eft entre le
Créateur & la créature ; néanmoins les
hommes ne font pas jugez abfolument
ingrats envers Dieu , quand au défaut
du pouvoir , ils y fuppléent par des dé
firs , par des louanges & par l'aveu de
leur propre impuiffance. Meffieurs , je
fuis à votre égard dans le même état ;
vous m'avez fait toutes les honnêtetez
poffibles & le meilleur accueil du mon
de ; & ne pouvant vous témoigner une
reconnoiffance égale à tant de biens , je
me retiens dans les bornes étroites de
mon pouvoir , & je vous offre ce que je
poffede ; qui eft , que je veux foutenir
Ff ij .
HISTOIRE
340
1.
CH.v. LVI
VIII.
I. deux jours entiers au milieu du chemin
qui va à Sarragoffe , que ces bergeres dé
guifées font les plus belles & les plus
courtoifes Demoifelles de l'Univers ,
excepté feulement l'incomparable Dul
cinée du Tobofo , l'unique Dame de mes
penfées ; ce qui foit dit fans offenfer per
fonne. Don Quichotte ſe tut , ayant fait
ce beau diſcours ; & Sancho prenant la
parole avant que qui que ce foit eût loi
fir de répondre : Eft-il poffible , s'écria
t'il , qu'il fe trouve au monde des gens
affez hardis pour dire que mon Maître
eft fou ? Dites-moi , Meffieurs & mes
Dames , y a-t'il Curé de village fi fça
vant & fi habile qu'il foit , qui puiffe
mieux parler , que vient de faire Mon
feigneur Don Quichotte , ni de Cheva
lier errant avec toutes fes rodomonta
des, qui ofe offrir ce qu'il a offert ? Don
Quichotte fe tourna brufquement vers
Sancho , & le regardant avec des yeux
pleins d'indignation & de colere : Se
roit-il poffible , ô Sancho , lui dit-il ,
qu'il y eût qui que ce foit fur la terre
qui fut affez fou pour nier que vous êtes
un étourdi & un fot plein de malice ?
Qui eft-ce qui vous fait affez hardi ,
Monfieur l'impertinent , pour vous mê
ler de mes affaires , & vous faire recher
cher fi je fuis fou ou fage ? En voilà affez,
1

DE DON QUICHOTTE. 341 ·


& vous m'entendez bien. Allez-vous Liv. VIII.
en feulement feller Roffinante , & j'irai CH. LVI ..
effectuer ce que j'ai promis ; & comme
j'ai la raifon de mon côté , comptez pour
vaincus tous ceux qui auront l'audace
de foutenir le contraire. Ayant dit cela ,
il fe leva de table en furie , laiffant les
affiftans tout émerveillés , & fans fça
voir prefque que juger de fa folie ou de
fa fageffe. Ils le priérent de ne vouloir
point pouffer le défi plus avant , difant
qu'ils fçavoient affez qu'il n'étoit pas
ingrat , fans qu'il en leur donnât de fem
blables preuves ; & que pour fa réputa
tion , il n'avoit pas befoin de figitaler
davantage fa valeur , après ce qu'en di
foit fon hiftoire. Cela ne détourna point
le deffein de Don Quichotte , il monta
fur Roffinante , & embraffant fon écu ,
& la lance au poing , il s'alla camper au
milieu du grand chemin, fuivi de Sancho
& de toute la troupe des bergers , qui
voulurent voir quel feroit le fuccès d'un
deffein fi téméraire. S'étant donc cam
pé dans le chemin , comme j'ai dit , il
poufla dans l'air les paroles fuivantes :
Ovous autres paffans qui que vous
foyez , Chevaliers errans, Ecuyers, gens
de pied & de cheval , qui paffez , ou qui
devez paffer ces deux jours- ci par ce
Ff iij
342 HISTOIRE
Ev
CH Vill. chemin , fçachez que Don Quichotte de
. . LVIII.
la Manche , le Chevalier errant , eftici
pour foutenir que les Nymphes qui ha
bitent ces prairies & ces bocages , fur
paffent en beauté & en curiofité toutes
les beautez de la terre , excepté la Mai
treffe de mon ame, Dulcinée du Tobofo.
Et quiconque voudra dire le contraire ,
il n'a qu'à venir , je fuis ici pour l'atten
dre. Deux fois il repeta les mêmes paro
les , & il ne fut pas une fois entendu d'au
cun Chevalier errant. Cependant la for
tune qui vouloit favorifer fes deffeins ,
fit paffer , de-là à quelque tems un
grand nombre de gens à cheval , mar
chand tous en troupe & en grande hâte ,
& la plupart portant des lances. Ceux
qui étoient avec Don Quichotte , ne les
eurent pas plutôt apperçûs , qu'ils s'écar
térent un peu loin , jugeant qu'il y avoit
quelque danger à demeurer dans le che
min. Le feul Don Quichotte les atten
dit de pied ferme avec un courage intré
pide , & Sancho fe mit derriere lui , fe
couvrant de Roffinante. Les Cavaliers
`arrivérent, & un qui étoit à la tête, com
mença à crier à Don Quichotte : Eh !
que diable ne t'ôtes-tu donc du chemin,
miſerable ? veux-tu que ces taureaux te
mettent en pieces ? Canailles , répondit
DE DON QUICHOTTE . 343
Don Quichotte , vraiment vous avez Liv. VIII .
bien trouvé celui qui s'épouvante pour CH . LVIII .
des taureaux ; confeffez , méchans , con
feffez que ce que j'ai publié ici , eft ve
ritable , ou préparez-vous à me combat
tre. Cet homme n'eut pas le loifir dẹ
repliquer , ni Don Quichotte de s'ôter
du chemin , ce qu'il ne vouloit pas non
plus , qu'une grande troupe de taureaux
& d'autres boeufs avec ceux qui les con
duifoient, heurtérent notre Cavalier &
fon Ecuyer , renverférent hommes &
montures , & leur pafferent fur le ventre
les laiffant moulus & froiffez , comme
on fe le peut imaginer. Don Quichotte
fe leva brufquement , mais tout étourdi
de la chute , & bronchant de pas en pas ,
commença à courir après le troupeau té
méraire , criant de toute fa force : Arrê
tez , canailles , attendez , c'est un feul
Chevalier qui vous défie , & quin'eft pas
d'humeur à faire pont d'or à l'ennemi
qui fuit. Don Quichotte ne fut pas en
tendu , ou perfonne ne fit cas de ſes me
naces , & le troupeau s'éloignant tou
jours , le Chevalier las & froiffé , & en
core plus fâché de perdre fa vengean
ce , fut contraint malgré lui de s'affeoir
à terre , en attendant Sancho , qui arriva
bien-tôt avec Roffinante & le Grifon ,
Ff iiij
HISTOIRE
344
LIV. VIII . tous deux fi foulez , qu'ils avoient bien
CH. LIX.
de la peine à fe foutenir. Nos avantu
riers montérent à cheval, & tout hon
teux de cette impertinente avanture , ils
fuivirent leur chemin , fans prendre con
gé des bergers de la nouvelle Arcadie.

CHAPITRE LIX.

De ce qui arriva à Don Quichotte


& que l'on peut veritablement
appeller avanture .

NE fontaine d'eau claire & fraî


UN
che , qui couloit dans un agréable
bocage , fut un puiffant remede à lá laf
fitude de nos avanturiers. Ils defcendi
4
rent au bord , & après avoir ôté la bri
de au Grifon & à Roffinante , ils fe
couérent la pouffiere dont ils étoient
pleins , fe lavérent les mains & le vi
fage , & fe rafraîchirent la bouche.
Cela fait , Sancho , le plus vigilant des
Ecuyers , vifita promptement le biffac ,
qu'il appelloit fon vademecon , & ayant
tiré les provifions , il les mit devant fon
Maître. Don Quichotte étoit fi las qu'il
ne fongeoit pas à manger ; & Sanchó
qui étoit civil , n'ofoit toucher aux vian
DE DON QUICHOTTE. 345
des que fon Maître n'eût commence ; Liv . VIIL
mais le voyant engouffré dans fes ima- CH. LIX.
ginations , la faim & les objets qui fça
vent mouvoir les puiffances , lui firent
oublier toutes confiderations , & il fe
mit à manger comme s'il ne l'eût fait de
quinze jours. Mange , ami Sancho , lui
dit Don Quichotte , mange , jouis du
plaifir de vivre , que tu goutes mieux
que moi ; & laiffe-moi mourir dans la
rigueur de mes difgraces. Je fuis né ,
Sancho, pour vivre en mourant , & toi
pour mourir en mangeant : & pour te
faire voir la verité de ce que je dis , con
fidere-moi fameux dans l'hiftoire qu'on
a imprimée de ma vie , plus fameux par
mes exploits , honnête dans mes actions ,
confideré des Princes , aimé & cheri de
toutes les Dames ; & avec tout cela lors
que j'avois fujet d'attendre des palmes ,
des lauriers , & les triomphes que me
rite ma valeur & mes hauts faits , je me
vois terraffé, & foulé aux pieds par des
animaux immondes , & en état d'être
méprifé par tous ceux qui fçauront mon
avanture. Crois -tu , mon ami , que l'ai
greur d'une fi terrible penſée ne foit
pas bien capable d'agacer les dents , d'ô
ter le goût , & d'affoupir les fens & les
membres ? Je t'affure , mon enfant ,
346 HISTOIRE
LIV. VIII. que je n'ai pas le courage de porter la
CH. LIX.
main à la bouche ; auffi fuis - je réfolu de
me laiffer mourir de faim , qui eft la
mort de toutes la plus cruelle . Vous êtes
donc bien éloigné , repartit Sancho , qui
ne ceffoit toujours d'avaller , du proverbe
qui dit ; meure la poule , pourvu qu'elle
meure faoule : pour moi , je ne fuis pas
fi fot que de me faire mourir moi-mê
me , & je prétens faire comme le cor
donnier , qui étend le cuir avec les dents,
& je poufferai ma vie en mangeant juf
ques à la fin. Ma foi , mon Maître, il n'y
a pire folie que celle de fe défefperer ,
& perfonne ne s'en eft encore bien trou
vé. Croyez-moi , mangez feulement , &
après avoir mangé , dormez deux heu
res fur l'herbe fraîche , & le ventre au
Soleil ; & quand vous vous réveillerez ,
fi vous n'êtes pas mieux , dites mal de
moi. Don Quichotte fe rendit aux diſ
cours de Sancho , connoiffant lui- mê
me que la philofophie naturelle vaut
bien tous les autres raifonnemens , & il
lui dit ; Sancho , mon fils , fitu voulois
faire pour moi ce que je te vais dire ,
tu accourcirois de beaucoup mes ennuis,
pendant que pour fuivre tes confeils &
pour me repofer je m'en vais un peu
dormir, Eloigne -toi d'ici , je te prie ,
DE DON QUICHOTTE. 347
& te donne trois ou quatre cens coups LIV. VIII .
de fouet avec la bride de Roffinante , CH. LIX .
fur & tant moins de trois mille fix cens
que tu te dois donner , pour le défen
chantement de Dulcinée ; car en verité
il y a de la honte , que cette pauvre
Dame demeure plus long-tems en l'état
où elle eft , & par ta pure negligence.
Cela vaut bien la peine qu'on y penfe ,
répondit Sancho ; dormons auparavant
tous deux , & après nous verrons de
quoi il eft queftion. Croyez-vous que
ce foit une chofe bien raisonnable ,
qu'un homme fe fouette ainfi de fang
froid , & fut-tout quand les coups doi
> vent tomber fur un corps mal nourri ?
Que Madame Dulcinée prenne patien
ce ; un de ces jours qu'elle y penfera le
moins , elle me verra percé comme un
crible de coups de fouet : jufqu'à la
mort tout eft vie , je veux dire qu'il n'y
a rien de perdu pour attendre , & je
n'oublierai pas ce que j'ai promis. Don
Quichotte remercia Sancho , & ils s'é
tendirent tous deux fur l'herbe , laiffant
à Roffinante & au Grifon la liberté
de paître & de faire tout ce qu'ils vou
droient.
Il étoit déja tard quand nos avantu
riers fe réveillérent , & ils fe prefférent
348 HISTOIRE
LIV. VIII. de monter à cheval pour arriver de
CH. LIX. bonne heure à une hôtellerie qui leur
fembloit éloignée d'une lieue ou envi
ron ; je dis une hôtellerie , parce que Don
Quichotte la nomma ainſi lui-même ,
contre fa coutume d'appeller toutes les
hôtelleries des châteaux ; ce qui donna
bien de la joye à Sancho. Y étant arri
vez , ils demandérent à l'hôte s'il y
avoit place pour eux. Il leur répondit
qu'oui , & qu'ils y trouveroient toutes
leurs commoditeż auffi-bien qu'en hô
tellerie d'Efpagne. Ils mirent pied à
terre , & Sancho , ayant ferré les hardes
dans une chambre, dont l'hôte lui donna
la clef, alla mettre Roffinante & le Gri
fon à l'écurie , & revint chercher ſon
Maître , qu'il trouva affis fur un puits.
L'heure de fouper venue , Don Qui
chotte monta à fa chambre , & Sancho
demeurant avec l'hôte , lui demanda ce
qu'il avoit pour fouper. Vous n'avez
qu'à dire , répondit l'hôte, en chair & en
poiffon vous ferez fervi à bouche que
veux-tu. Jamais les lévrauts , les la
preaux , les perdrix & les cailles , la ve
naifon ni la viande de lait ne manquent
ici. Il ne faut point tant de chofes , re
partit Sancho , deux bons poulets tout
au plus feront notre affaire, & il y en
DE DON QUICHOTTE. 349
aura de refte ; car mon Maître eft déli- LIV. VIIL
CH. LIX .
cat , & mange peu , & moi je ne fuis pas
le plus grand mangeur du monde. Pour
les poulets , répondit l'hôte , il n'y en
a plus , le milan les a tous mangez. Et
bien , Monfieur l'hôte , dit Sancho ›
faites-nous donner une poularde qui
foit graffe & tendre. Unepoularde , dit
l'hôte en frappant du pied , par ma foi ,
j'en envoyai hier vendre plus de cin
quante à la Ville. Mais hors ces poular
des voyez ce qu'il vous faut. Vous aurez
bien quelque morceau de veau ou de
chevreau , demanda Sancho . Il n'y en a
point ceans pour l'heure , répondit l'hô
te , ce matin on a mangé le dernier mor
ceau , mais je vous affure que la femai
ne qui vient il y en aura de refte. Cou
rage , dit Sancho , c'eſt bien ce qu'il
3 nous faut. Je gage que toutes ces gran
des proviſions aboutiront à du lard &
des œufs. Cela eft fort bien imaginé ,
s'écria l'hôte , je dis à Monfieur que je
n'ai point de poulets , & il veut que
j'aye des œufs. Voyez , Monfieur, s'il y
a autre chofe qui vous accommode , &
laiffons-là toutes ces délicateffes . Et
mardi , finiffons , Monfieur l'hôte , dit
Sancho , & dites-nous vîte ce que vous
avez pour fouper, fans nous faire tant

1
HISTOIRE
350
LIV. VIII. languir. Voulez-vous fçavoir ce que
CH. LIX.
j'ai , répondit l'hôte , j'ai deux pieds de
bœuftout prêts , avec de l'oignon & de
la moutarde , qui font un manger de
Prince. Des pieds de bœuf, dit Sancho ,
je les retiens pour moi , que perfonne
n'y touche , je les payerai mieux qu'un
autre. Mardi , il n'y a rien au monde que
j'aime tant. Je vous les garderai , répon
dit l'hôte , parce que mes hôtes qui font
des gens de condition , ont ici leur cui
finier , leur fommelier & bien des pro
vifions. Pour la condition , dit Sancho ,
j'ai un Maître qui n'en cede rien à per
fonne ; mais fon Office ne veut pas
qu'il ait ni de cuifiniers ni tant de train ;
nous mangeons franchement dans le
milieu d'un pré , & bien fouvent des
noiſettes & des nefles. Ce diſcours finit
là ; & quoique l'hôte eût demandé à San
cho quel office avoit fon Maître , il s'en
alla fans répondre. L'heure du fouper
venue , l'hôte porta le ragoût tout tel
qu'il étoit , dans la chambre de Don
Quichotte , & comme il fe fut mis à
manger , il ouit dans une chambre qui
n'étoit féparée de la fienne , que d'une
H
cloifon : Je vous prie , Seigneur Don
Geronimo , lifons encore un chapitre
de la feconde partie de l'hiftoire de
DE DON QUICHOTTE. 351
Don Quichotte , en attendant le fouper. Liv
CH. . LIX.
VIII,
Notre Chevalier ne s'entendit pas plû
tôt nommer , qu'il fe leva de la table ,
& alla écouter ce qu'on difoit ; & il ouit
que Don Geronimo répondit : Pourquoi
avez-vous fi grande envie de voir ces
impertinences , Seigneur Don Juan ?
Après en avoir lû la premiere partie ,
quel plaifir peut-on prendre à lire cette
feconde ? fort peu , repliqua Don Juan ;
mais il n'y a point de fi mauvais livre
qui n'ait toujours quelque chofe de bon :
ce qui me fâche le plus en cette fecon
de partie , c'eft de ce que Don Qui
chotte n'eft plus amoureux de Dulcinée
du Tobofo. A ce mot Don Quichotte ,
plein de colere , cria tout haut : Qui
conque dit que Don Quichotte de la
Manche a oublié , ou eft capable d'ou
blier Dulcinée du Tobofo , il ment par
fa gorge , & je lui ferai voir avec armes
égales ; car la nompareille Dulcinée du
Tobofo ne peut point être oubliée, & un
tel oubli eft indigne de Don Quichotte
de la Manche : la fermeté eft fa devife ,
& fa profeffion eft de la garder incor
ruptible jufques à la mort. Qui eſt- ce
qui parle-là , demanda-t'on de l'autre
chambre ? Et qui peut-ce être , répondit
Sancho , finon Don Quichotte de la
352 HISTOIRE
L. VIII. Manche , lui-méme , qui ſoutiendra
CH. LIX,
fort bien tout ce qu'il a dit , & tout ce
qu'il a à dire ? car un bon payeur ne
craint point de donner des gages. A pei
ne Sancho avoit achevé de parler , que
deux Gentils-hommes entrérent dans la
chambre de Don Quichotte, & l'un d'eux
lui jettant les bras au cou : Votre pre
fence , lui dit-il , ne dément point votre
réputation , ni votre réputation votre
prefence , Seigneur Chevalier ; vous êtes
fans doute le veritable Don Quichotte
de la Manche , le nort & l'étoile de la
Chevalerie errante, en dépit de celui qui
a ofé prendre votre nom , & qui tâche
d'effacer l'éclat de vos grandes actions ,
comme il paroît par ce livre que je vous
apporte. Don Quichotte prit le livre
fans rien dire , & après l'avoir quelque
tems feuilleté , il le rendit. Dans le peu ,
dit-il , que j'ai lû de ce livre j'y trouve
trois chofes dignes de repréhenfion ; la
premiere , quelques paroles qui font
dans la préface ; l'autre , que le langage
eft Arragonois ; car il oublie fouvent les
articles ; & en troifiéme lieu , & ce
qui fait voir que c'eft un ignorant , il fe
trompe & manque dans le principal de
l'hiftoire , en difant que la femme de
Sancho Pança mon Ecuyer s'appelle
Marie
DE DON QUICHOTTE. 353
Marie Guttierres , au lieu de Therefe LIV. VI
CH. LIX.
Pança , qui eft fon nom ; & il y a bien à
craindre qu'un Auteur qui fe trompe
dans une chofe de cette importance , fe
trompe auffi dans le refte de l'hiftoire.
Par ma foi il eftjoli garçon , Monfieur
l'Hiftorien, dit Sancho , c'eft bien à lui à
fe mêler de parler de nos faits , puis qu'il
appelle ma Therefe , Marie Guttierres .
O relifez encore un peu ce livre ,
Monfieur , je vous en prie , que je voye
s'il y eft parlé de moi , & s'il n'a point
auffi changé mon nom. A ce que je vois ,
mon ami , repartit Don Geronimo , vous
êtes Sancho Pança , l'Ecuyer du Sei
gneur Don Quichotte ? Oui , c'eft moi ,
Monfieur , & je ferois bien fâché que ce
fût un autre. En verité , dit le Cavalier *
cet Auteur nouveau ne vous traite pas
comme il me paroît que vous le meri
tez. Il vous fait un gourmand & fimple
& nullement plaifant , & en un mot tout
autre que le Sancho de la premiere par
tie de l'hiftoire de votre Maître. Dieu
lui pardonne , repartit Sancho ; mais il
eût mieux fait de ne fe pas fouvenir de
moi : c'eft à celui qui lefçait , à en jouer ,
& faint Pierre.eft bien à Rome. Les Ca
valiers priérent Don Quichotte d'aller
dans leur chambre , & de vouloir fou
Tome IV. G.g
354 HISTOIRE
LIV. VIII. per avec eux , parce qu'ils fçavoient
C. LIX bien qu'il n'y avoit rien qui fût digne de
fa perfonne dans cette hôtellerie. Don
Quichotte qui étoit complaifant , &
honnête , ne ſe fit pas prier davantage
& alla fouper avec les Cavaliers. Pour
Sancho , fe voyant maître du ragoût , ſe
mit au haut bout de la table ; & l'hôte
s'étant affis , ils mangérent avec appetit
leurs pieds de boeuf, qu'ils trouvoient
admirables , bûvant & riant comme
s'ils euffent fait la plus grande chere du
monde. Pendant qu'ils foupoient , de
l'autre côté Don Juan demanda à Don
Quichotte quelles nouvelles il avoit de
Madame Dulcinée du Tobofo ? Si elle
étoit mariée , fi elle avoit des enfans , ou
fi elle n'étoit point groffe ; & enfin fi
elle penfoit à récompenfer un jour la
conftance du Seigneur Don Quichotte ?
Dulcinée , répondit Don Quichotte ,
eft encore fille , mes deffeins font plus
fermes quejamais , & fa vigueur eft tou
jours la même ; mais fa beauté a été
transformée en laideur d'une païfane
difforme. Et tout de fuite il leur conta
l'enchantement de Dulcinée , ce qui lui
étoit arrivé dans la caverne de Montefi
finos , & le remede que lui avoit enfei
gné Merlin , pour défenchanter fa Da
DE DON QUICHOTTE. 355
me , qui confiftoit dans les coups de Liv. VII.
fouet que fe devoit donner Sancho, CH. LIX.
Les Cavaliers furent ravis d'apprendre
de Don Quichotte lui-même les étran
ges avantures de fa vie , & également
étonnez de tant d'extravagances , & de
la maniere élegante dont il les racon
toit , tantôt ils le prenoient pour un fou ,
& tantôt pour un homme de bon fens ,
& ne fçavoient préciſement qu'en dire.
Sancho acheva de fouper , & laiffant
l'hôte en affez bon état , il paffa dans
la chambre des Cavaliers , à qui il dit
en entrant : Ma foi , Meffieurs , celui qui
a fait ce livre , n'a pas envie que nous
foyons long-tems coufins : mais je vou
drois bien qu'après m'avoir appellé
gourmand , il dît auffi que je fuis un
yvrogne. Aufſi fait-il , je vous en affure ,
répondit Don Geronimo , mais je ne me
fouviens pas bien de l'endroit ; il me
fouvient feulement que c'eft un mé
chant plaifant, & qui le fait toujours
mal-à-propos ; & la feule phyfionomie
du Seigneur Sancho fait bien voir que
celui qui en parle en de fi mauvais ter
mes eft un impofteur. Croyez -moi ,
Meffieurs , dit Sancho , le Sancho & le
Don Quichotte de votre livre doivent
être d'autres gens que ceux de l'hiftoire
Gg ij
356 HISTOIRE
LIV. VII . de Beneng eli , qui fait mon Maître fa
CH. LIX
ge, vaillant & amoureux , moi & fimple
& plaifant , & non pas gourmand &
yvrogne. Je le crois comme vous , ré
pondit Don Juan , & il auroit falu faire
défenfe à tout autre qu'à Cides Hamet ,
qui en eft le premier Auteur, de fe mê
ler d'écrire les faits du grand Don Qui
chotte , de même qu'Alexandre défen
dit que qui que ce foit fut affez ofé pour
faire fon portrait , hormis Appelles.
Faffe mon portrait qui voudra , dit Don
Quichotte ; mais qu'il prenne garde
comme il s'y prendra ; car enfin la pa
tience échape. Qu'eft- ce , dit Don Juan,
que l'on peut faire contre les interêts
du Seigneur Don Quichotte , dont il ne
foit en état de prendre vengeance , fice
n'eft lui-même qui veuille fe parer du
bouclier de fa patience , qui , à ce que je
crois , n'eft pas la moindre de fes vertus ?
Une partie de la nuit fe paffa en fem
blables difcours : & quelque chofe que
pût faire Don Juan pour obliger Don
Quichotte de continuer à lire ce livre
pour voir s'il n'y avoit pas d'autres im
pertinences , il n'y voulut jamais con
fentir , difant qu'il le tenoit pour lû , &
le confirmoit en tout & par tout pour
impertinent & menteur. Et que fi par
DE DON QUICHOTTE. 357
hazard l'Auteur avoit un jour connoif- LIV. VIIL
fance qu'il lui fût tombé entre les CH. LIX
mains , il ne vouloit pas qu'il eût la joye
de croire qu'il s'étoit amufé à le lire ;
parce qu'un honnête homme doit non
feulement ne point arrêter fes penfées
fur des objets fales & défagréables , mais
encore en détourner fesyeux. Don Juan
lui demanda quel deffein il avoit pour
l'heure , & où tendoit fon voyage ? Il
répondit qu'il alloit à Sarragoffe pour
fe trouver aux joûtes que l'on y fait
tous les ans. Don Juan lui dit que ce
livre racontoit que fon Don Quichotte
s'étoit trouvé dans la même ville à une
courſe de bague , comme un miferable ,
fans invention , fans efprit , ridicule &
chiche en fes livrées ; mais abondant en
fottifes & en extravagances. Quand il
n'y auroit que cela , repartit Don Qui
chotte , l'Hiftorien moderne en aura le
démenti , je ne mettrai pas les pieds dans
Sarragoffe , & tout le monde verra bien
que je ne fuis pas le Don Quichotte
qu'il dit. Vous ferez très-bien , dit Don
Geronimo , il y a un tournoi à Barce
lone , où votre Seigneurie pourra fi
gnaler fa valeur. C'eft juftement mon
deffein , répondit Don Quichotte , &
comme il eft tems de repofer , je vous
358 HISTOIRE
LIV. VIII. donne le bon foir , & vous fupplie de me
CH. LX.
tenir au rang de vos meilleurs amis & de
vos plus fidéles ferviteurs. Faites-moi
auffi cet honneur , Meffieurs, ajoûta San
cho peut-être ferai-je bon à quelque
chofe. Le Maître & le valet ſe retirérent
en leur chambre , laiffant nos Cavaliers
en admiration de ce mêlange de folie &
de fageffe , & ne doutant point que ce
fût-là le véritable Don Quichotte & le
vrai Sancho dont la premiere partie de
leur hiftoire faifoit tant de bruit. Le
jour venu , Don Quichotte entra dans
leur chambre , & prit congé d'eux , pen
dant que Sancho comptoit avec l'hôte
qu'il paya liberalement , lui confeillant
de vanter un peu moins fon hôtellerie à
l'avenir , & de la tenir mieux fournie.

CHAPITRE LX.

De ce qui arriva à Don Quichotte


en allant à Barcelone.

A matinée étoit fraîche , & pro


<
une &
Quichotte partit de l'hôtellerie après
s'être informé du plus droit chemin de
Barcelone ; car il ne vouloit plus aller à
Sarragoffe pour faire mentir l'Auteur
DE DON QUICHOTTE. 359
e Arragonois qui le traitoit fi mal dans LIV. VIII.
fon hiftoire. Il marcha fix jours , fans CH. LX.
qu'il lui arrivât rien de confiderable ,
mais le feptiéme vers le foir s'étant
écarté du chemin , la nuit le furprit fous
des arbres épais , où ils furent contraints
de s'arrêter , ne connoiffant plus de che
min. Ils mirent pied à terre , & s'ap
puyant chacun contre le tronc d'un ar
bre , ils réfolurent d'y attendre le jour.
Sancho qui avoit ce jour-là un peu bû ,
s'endormit auffi-tôt ; mais Don Quichot
te que fes vifions tenoient toujours
éveillé, ne put jamais fermer les yeux ; au
contraire il repaffoit cent choſes dans fa
fantaifie , & fon imagination le portoit
en cent lieux differens. Tantôt il fe re
preſentoit la caverne de Montefinos , &
Dulcinée convertie en païfane , & fau
tant fur fon âne , & tantôt il croyoit en
tendre les paroles du fage Merlin , qui
lui apprenoient comme il faloit fe pren
dre pour la défenchanter . Dans cette
penfée il fe défefperoit de la lenteur de
Sancho , qui s'étoit donné , à ce qu'il
difoit , feulement cinq coups de fouet ,
ce qui ne valoit pas la peine d'être
compté fur le grand nombre de coups
qu'il avoit à fe donner. Cette penſée
lui donna tant d'ennui , qu'il fongea à
360 HISTOIRE
LIV. VII . y mettre ordre tout fur le champ. Si
CH. LX.
Alexandre le Grand , difoit-il coupa le
nœud Gordien , en difant qu'autant va
loit couper que délier , & ne laiffa pas
pour cela d'être maître de toute l'Afie ,
pourquoi ne réuffirois-je pas auffi pour
le défenchantement de Dulcinée , fi je
fouettois moi-même Sancho , malgré
qu'il en ait ? Car fi la vertu du remede
confifte en ce que Sancho reçoive les
trois mille & tant de coups de fouet ,
que m'importe-t'il qu'il fe les donne
lui-même , ou qu'un autre les lui don
ne , puifque toute l'importance eft
qu'il les reçoive ? Là-deffus prenant fa
·
réfolution , & fe muniffant des étri
vieres qu'il prit à la felle de Roffinan
te , il approcha doucement de Sancho ,
& commença à lui défaire l'aiguillette
de fes chauffes. Sancho s'éveillant en
furfaut : Qui eft- ce là , cria-t'il , qui eft
ce qui détache mes chauffes ? C'eſt- moi ,
répondit Don Quichotte , qui viens re 1
parer tes manquemens , & chercher du
remede à mes fouffrances : je viens te
fouetter , Sancho , & te décharger en
partie de la dette à quoi tu t'es obligé.
Miferable ! Dulcinée perit , tu vis fans.
inquiétude , & je meurs de défeſpoir & t
d'ennui. Détache-toi donc de bonne
volonté ;
;
pag.361.To.45

Bonardov. Cars Soujo.


DE DON QUICHOTTE. 361
volonté ; car la mienne eft de te donner LIV. VIII.
pour le moins deux mille coups de CH. LX.
fouet , pendant que nous fommes en
cette folitude. Non pas cela , dit San
cho , laiffez-moi en patience , je vous en
prie , ou par ma foi je crierai fi fort
que les fourds nous entendront. Les
coups , à quoi je me fuis obligé , doi
vent être volontaires , & non pas for
cés , & à l'heure qu'il eft , je n'ai nulle
envie d'être fouetté : qu'il vous fuffiſe
que je vous donne parole de m'étriller
fi-tôt que la fantaifie m'en prendra
mais il la faut laiffer venir. O ! que je n'ai
garde de m'en fier à toi , mon ami , ré
pondit Don Quichotte ; tu es dur de
cœur ; & tu crains ta peau. En difant
cela , il s'efforçoit de lui abbattre ſes
chauffes; ce quevoyant Sancho , il fe leva
debout , & ayant embraffé fon Maître ,
il lui donna la jambette , & le renverſa
fous lui , puis lui mettant un genou fur
l'eftomac , il lui prit les deux mains , le
tenant en état de ne pouvoir remuer >
ni feulement prendre haleine. Comment
traître , s'écrioit Don Quichotte , con
tre ton Maître , contre ton Seigneur
naturel , contre celui qui te donne du
pain ? Je ne trahis point mon Roi , ré
pondit Sancho , je n'en change point,
Tome IV. Hh
OIRE
362 HIST
fais que me ſecourir moi-même ,
L. v. VIII. je ne
CH. LX. qui fuis mon propre maître , & mon
vrai Roi . Que votre Seigneurie me prò
mette de me laiffer en paix , & de ne
fonger point à me fouetter pour l'heure ,
& je vous laifferai aller , finon tu mour
ras ici , traître ennemi de laDona Sancha .
Don Quichotte promit avec ferment ,
& jura par la vie de Dulcinée , qu'il ne
pafferoit pas outre ; & que déformais il
s'en remettroit à ſa bonne foi.
Sancho fe leva & alla chercher à
dormir dans un autre endroit affez loin
de fon Maître. Comme il fut deffous
un arbre , il fentit que quelque chofe
lui touchoit la tête ; il y porta les mains
& trouva deux pieds avec des fouliers &
des chauffes la frayeur le prit , il alla
fous . un autre , & il lui arriva la même
chofe. A moi , Seigneur Don Quichotte , 2
à moi cria-t-il , au fecours. Don Qui
chotte y alla , & lui demanda ce qu'il
avoit à crier. Ces arbres font pleins de
pieds & de jambes d'hommes , répon
dit Sancho. Don Quichotte y tâta , &
devinant d'abord ce que ce pouvoit
être Tu n'as que faire d'avoir peur ,
dit-il à Sancho ; ces pieds & ces jambes
d'hommes , ce font fans doute quelques
bandis & bandoliers qu'on a pendus à
DE DON QUICHOTTE. 363
ces arbres : car voici l'endroit où on a Liv. VIII.
.
accoutumé d'en faire juftice quand on CH. LX.
les attrappe , & on les attache parci-par
là, vingt à vingt, & trente à trente, & ce
la me fait croire que nous fommes tout
auprès de Barcelone : ce qui étoit vrai
en effet. De-là à quelque tems , le jour
commençant à poindre , ils apperçûrent
les arbresprefque tout chargés de corps
de bandoliers. Cet affreux fpectacle les
furprit ; mais ce fut bien pis quand ils
virent fondre fur eux tout à coup une
cinquantaine de femblables marauts ,
qui fortirent d'entre les arbres , & leur
criérent en Catelan , de demeurer &
d'attendre leur Capitaine. Don Qui
chotte fe trouvant àpied , & fon cheval
débridé , fa lance loin de lui , en un
mot fans aucune défenſe ; qu'auroit- il
pû faire ? Auffi ne fit- il que baiffer la
tête , ſe réſervant pour une meilleure
occafion. Les bandoliers déchargérent
le Grifon de tout ce qu'il portoit , & ne
laifférent rien ni dans le bifſac ni dans
la valife : & bien prit à Sancho d'avoir
fur lui les écus d'or qu'il eut du Duc , &
tout l'argent de fon Maître qu'il por
toit dans une ceinture fous fa chemiſe.
Encore ces honnêtes gens l'auroient-ils
bientrouyé, l'eût-il caché dans la moëlle
Hhij
HISTOIRE
364
Liv. VIII. des os , fi en même tems leur Capitaine
CH. LX. n'étoit arrivé. C'étoit un homme d'en
viron trente-cinq ans , vigoureux , de
bonne taille & de bonne mine , de cou
leur un peu brune , & avec un regard
affuré , où il y avoit je ne fçai quoi d'hon
nête & d'engageant. Il avoit une cotte
de maille , & quatre piftolets à la cein
ture ,de ceux qu'on appelle en ce païs-là
poitrinaux , qui font comme de petites
arquebufes , & montoit un puiffant che
val. Comme il vit en arrivant , que
ſes Ecuyers ( c'eſt ainfi qu'ils appellent
ceux qui font ce noble métier ) al
loient dépouiller Sancho , il leur dit
de n'en rien faire , & ils le laifférent
auffi-tôt & c'eft de cette forte que la
ceinture s'en fauva. Le Capitaine éton
né de voir une lance contre un arbre &
un écu par terre , & Don Quichotte
armé de pied en cap , comme il étoit ,
avec une mine trifte & mélancolique ,
s'approcha de lui , & lui dit : Raffurez
vous , Monfieur , vous n'êtes pas tom
bé entre les mains d'un ennemi dange
reux , mais en celle de Roque Cuinard ,
qui ne fçait point maltraiter ceux qui ne
l'ont jamais défobligé. Mon déplaifir ,
répondit Don Quichotte , ne vient pas
d'être en ton pouvoir , ô valeureux Ro
DE DON QUICHOTTE. 365
que , dont la renommée ne trouve point LIV. VI .
de bornes fur la terre ; mais de ce que cH. LX.
tes foldats m'ont pris au dépourvû &
en défordre , étant obligé par les loix
de la Chevalerie errante , dont je fais
profeffion , d'être dans une continuelle
vigilance , & de me fervir toujours de
fentinelle à moi-même. Car afin que tu
le fçaches , brave Roque , s'ils m'avoient
trouvé à cheval , la lance & l'écu au
poing , ils n'en feroient pas venus fi fa
cilement à bout. Tu fçais bien quelle eft
dans le monde la réputation de Don
Quichotte de la Manche. Il ne falut que
cela pour faire connoître à Roque Cui
nard quelle étoit la maladie de Don
Quichotte : il en avoit fouvent oui par
ler , mais il ne croyoit pas que ce qu'on
en diſoit fût véritable , ne pouvant fe
perfuader que de femblables imagina
tions puffent entrer dans. l'efprit d'un
homme. Il fut ravi de l'avoir rencon
tré , & de pouvoir juger lui-même fi l'o
riginal répondoit aux copies. Vaillant
Chevalier , lui dit-il , confolez-vous ,
& n'interprétéz point à difgrace l'état
où vous vous trouvez ; ce n'eſt pas ici
une chute , mais peut-être une crife qui
rétablira votre fortune abbatue & lan
guiffante. C'eſt par des voyes inconnues
Hhiij
OIRE
366 HIST
LIV.LX.
CH. VIII. aux hommes que le Ciel fait des mira
cles , & qu'il releve les humbles & en
richit les pauvres .
Don Quichotte alloit faire des remer
cimens dignes de lui , & du grand Ro
que , quand ils entendirent derriere eux
un grand bruit comme d'une troupe de
gens de cheval : il n'y avoit pourtant
qu'un Cavalier ; mais il étoit monté
fur un puiffant cheval , & courroit à
toute bride. Ils tournérent la tête , &
virent que c'étoit un jeune homme de
fort bonne mine , & d'environ vingt
ans , vêtu d'un damas vert avec de la
dentelle d'or ; le chapeau retrouffé à la
Valonne , les bottes juftes & tirées , l'é
pée , le poignard & les éperons dorés ;
& tenant un moufquet à la main avec
deux piftolets à la ceinture. Je te cher
chois , brave Roque , dit le Cavalier en
arrivant , pour trouver auprès de toi du
remede à mes maux , ou pour le moins
quelque foulagement . Et pour ne te te
nir pas plus long-tems en fufpens , car je
vois bien que tu ne me reconnois pas ,
je fuis Claudia Geronima , fille de Simon
Forte , ton meilleur ami , & l'ennemi
juré de Clauquel Torellas , qui eft dans
le parti de tes ennemis. Don Vincent
Torellas , fon fils , devint il y a quel
DE DON QUICH OTTE. 367
que tems amoureux de moi : il trouva L 1 v. VIII .
moyen de me le découvrir , & moi le C H. LX.
trouvant honnête & bien fait , je l'é
coutai favorablement. Enfin il me pro
mit de m'époufer , il m'en donna fa pa
role , & reçut la mienne : & fur la foi
l'un de l'autre nous attendions tranquil
lement que nos parens finiffent leur dé
mélés , & fuffent en état de confentir à
notre mariage. Cependant j'appris hier
que cet ingrat fe marioit avec une autre
& qu'il devoit l'époufer ce matin. Cette
nouvelle a fait fur moi l'effet que vous
pouvez croire , & mon pere n'étant
point à la maifon , je me fuis miſe en
l'équipage où vous me voyez , pour al
ler chercher Don Vincent. J'ai tant fait
que je l'ai attrapé à une lieue d'ici , &
d'abord fans m'amufer à lui faire des re
proches , ni lui donner le tems de s'ex
cufer , je lui ai tiré un coup de mouf
queton & deux coups de piſtolet , & j'ai
vangé fur fon fang l'affront qu'il me fai
foit , & il eft demeuré entre les mains de
fes gens , qui n'ont ofé ni pû fe met
tre en défenſe. Je vous viens prier de
me conduire en France , où j'ai des pa
rens ; & quand vous ferez de retour ,
de vouloir défendre mon pere , des in
fultes qu'il a à craindre du pere & des
Hh iiij
OIRE
368 HIST
v. VIII, amis de Don Vincent. Roque furpris
LIV.
CH . LX. de l'air & de la beauté de Claudia , auffi
bien que de fa réfolution , lui promit de
l'accompagner partout oùelle voudroit :
mais avant toutes choſes , dit- il , allons
voir fi votre ennemi eft mort , & nous
verrons après ce qu'il y aura à faire.
DonQuichotte voyant ce qui fe paffoit.
Il ne faut point , dit-il , que perfonne
fe mette en peine de protéger cette
Dame, c'eſt mon affaire, & je m'en char
ge ; qu'on me donne ſeulement mes ar
mes , que j'aille chercher ce Chevalier ,
& mort ou vif , je lui ferai bien tenir
fa parole. O pardi , cela eft hoc , cria
Sancho , puifque mon Maître s'en mêle :
il a la meilleure main du monde pour
les mariages. Il n'y a pas encore bien
long-tems qu'il fit tenir la parole qu'un
drôle avoit donnée à une Demoiſelle ;
& fi les Enchanteurs qui le pourſui
vent , n'avoient point changé cet hom
me en laquais , la pauvre fille feroit à
cette heure pourvûe.Roque qui ne pen
foit qu'à fatisfaire la belle Claudia , ne
s'amufa point au difcours du Maître &
du valet , ou n'en fit pas femblant ;
mais il fit rendre à Sancho tout ce que
lui avoient pris fes gens ; & après leur
avoir dit de fe retirer au même endroit
DE DON QUICHOTTE. 369
où ils avoient paffé la nuit , lui & LIV. VIII.
CH. LX.
Claudia partirent auffi - tôt pour alier
chercher Don Vincent. Il ne le trouvé
rent point où Claudia l'avoit laiffé , mais
feulement du fang fraîchement répan
du ; & regardant de toutes parts , ils
virent quelques gens qui montoient len
tement une colline , & ils jugérent que
c'étoit Don Vincent que fes valets em
portoient. Ils piquérent vers eux , & les
ayant bientôt atteints , ils trouvérent
Don Vincent entre les bras de fes gens ,
qui d'une voix foible & languiffante les
prioit de le laiffer mourir là ; parce que
⚫le fang qu'il perdoit , & la douleur de
fes bleffures ne lui permettoient pas d'al
ler plus avant. A cette vûe , Claudia ,
toute troublée , fe jettant à terre , s'ap
procha de Don Vincent , & également
partagée entre la tendreffe & le dépit ,
elle lui dit , en lui prenant les mains :
Si tu ne m'avois pas trahi , Don Vin
cent ,tu ne ferois pas en ce fâcheux état.
Le pauvre Cavalier ouvrit à demi les
yeux , & reconnoiffant Claudia : Je vois
bien , lui dit-il , chere Claudia , que
c'eft toi qui m'as donné la mort , je
ne fçai point ce qui t'y a obligé , mais
jamais ni mes actions ni mes defirs
n'ont mérité que tu me traitaffes de la
370 HISTOIRE
LIV. VIII. forte. Quoi ! il n'eft pas vrai ; dit
CH. LX.
Claudia , que tu allois ce matin époufer
Léonore , la fille de Balvaftre ; Moi !
répondit Don Vincent ; non affurément
& je n'y ai jamais penfé . C'eſt ma mau
vaife fortune qui te l'a fait croire , afin
qu'il m'en coutât la vie ; mais puifque je
la quitte entre tes bras , je ne meurs pas
fans confolation , & je me trouve trop
heureux d'être encore en état de te don
ner des marques finceres de mon amour
& de ma conftance. Serre ma main ,
chere Claudia , & reçois - moi pour
époux , je n'ai point fouhaité ni connu
d'autre bonheur dans la vie ; & toute la
joye que je puis avoir en mourant , c'eſt
de te détromper de l'erreur qui t'a obli
gée de me donner la mort. Claudia lui
ferra la main , & fe trouvant en même
tems le cœur pénétré d'une vive dou
leur , elle tomba évanouie fur le corps
fanglant de fon époux , qui rendit auffi
tôt avec un grand foupir les triſtes reſ
tes de fa vie. Les valets coururent prom
tement chercher de l'eau , & leur en
jettérent au vifage ; mais il n'y eut que
Claudia qui en revint , & cette pauvre
fille voyant fur le vifage de Don Vin
cent des marques infaillibles de la mort
qu'elle lui avoit donnée s'abandonna
DE DON QUICHOTTE. 371
entierement à la douleur. Elle s'arracha L1 v. VIII,
les cheveux , fe déchira le vifage ; & fit CH. LX.
bien voir à fon air & à fes paroles qu'elle
étoit incapable de confolation . Eh bien
cruelle , s'écrioit-elle , es-tu contente ?
Ta rage doit-être affouvie , ton Amant
ne fçauroit plus être à un autre ; mais
malheureuſe ! tu te prives toi-même de
ce que tu aimois , & ta jaloufie met au
tombeau celui qui ne vivoit que pour
toi. Meurs , miférable , meurs de hon
te de furvivre encore à un époux fidele ,
meurs de douleur & de défefpoir d'a
voir été deſtinée pour faire un coup fi
funefte , & d'être devenue l'objet de la
vengeance de Dieu & des hommes. Hé
las ! fidele Amant , ajouta-t-elle en em
braffant tendrement Don Vincent, faut
il donc que je te perde , & ne nous foin
mes - nous réunis , que pour avoir la
douleur de nous voir féparés pour ja
mais !
Pendant que l'infortunée Claudia fai
foit ces pitoyables plaintes , les valets de
Don Vincent fondoient en larmes : &
Roque lui-même , qui n'étoit pas accou
tumé à pleurer , en avoit les yeux tout 1
mouillés , & ne paroiffoit pas moins
affligé que les autres.
Enfin Roque ordonna aux valets de
HISTOIRE
372
Liv. VIII. Don Vincent de porter le corps de leur
CH. LX. Maître à la maiſon de ſon pere , qui étoit
tout proche. Et fi-tôt qu'ils furent par
tis , Claudia lui dit qu'elle avoit def
fein de ſe retirer du monde , & qu'elle
alloit fe renfermer dans un couvent ,
dont l'Abbeffe étoit fa tante. Roque la
loua du parti qu'elle prenoit , & voulut
l'accompagner , l'affurant qu'il défen
droit fon pere contre les parens de Don
Vincent , & contre tous les ennemis qu'il
pouvoit avoir ; mais elle le remercia
de fes offres , & partit toute épleurée.
Roque alla chercher fes gens où il leur
avoit dit de l'attendre , il trouva Don
Quichotte à cheval au milieu d'eux , qui
tâchoit par un ſage difcours de leur fai
re quitter une maniere de vie fi périlleu
Le pour le corps & pour l'ame. Mais
Des Gafcons. comme c'étoit la plupart des Gafcons ,
Nation groffiere & farouche , ils ne fai
2 foient pas cas de ce qu'il leur difoit , &
fe moquoient de lui. Roque demanda
à Sancho fi on lui avoit rendu tout
ce qu'on lui avoit pris : Il répondit
qu'oui , hormis trois coëffes de nuit , qui
valoient trois bonnes Villes. Eh que dia
ble eft-ce que tu dis-là , païfan, dit un des
bandoliers , c'eft moi qui les ai , & elles
ne valent pas dix fols. Cela eft vrai , dit
DE DON QUICHOTTE. 373
Don Quichotte , mais mon Ecuyer les Liv. vIII,
1 eftime beaucoup à caufe de la perfonne Cя. LX.
qui me les a données. Roque fit rendre
les coëffes comme le refte , & ordonnant
àfes gens de fe mettre en haye , il fit ap
porter devant lui tout ce qu'ils avoient
pris de pierreries , d'argent & de meu
bles depuis le dernier partage qu'il avoit
fait ; & après avoir examiné le prix ,
& reduit en argent ce qui ne fe pouvoit
partager , il diftribua le tout à fa com
pagnie , avec tant d'égalité & de pru
dence , qu'il n'y en eut pas un qui ne fût
content. Cela fait , il dit à Don Qui
chotte , Voyez-vous , Monfieur , fi on ne
gardoit pas cet ordre & cette exactitu
de avec ces gens - là , il n'y auroit pas
moyen d'y vivre un moment. Eh par ma
foi , dit Sancho , il faut que la juftice
foit une bonne chofe , puifqu'on la pra
tique même parmi les larrons ! Un des
bandoliers qui entendit Sancho , le cou
cha auffi-tôt en joue avec fon arquebu
fe , & lui alloit caffer la tête , fi Roque
ne l'en eût empêché à force de crier . San
cho eut belle peur , & fit ferment de
n'ouvrir pas la bouche , tant qu'il feroit
parmi des gens qui entendoient fi peu
raillerie. Sur cela il arriva un bandolier
) de ceux qui alloient épier fur le grand
HISTOIRE .
374
LIV. VIII. chemin les gens qui paffoient , pour en
CH. LX. venir rendre compte au Capitaine.
Monfieur , dit-il , il y a iciprès une gran
de troupe de gens qui vont à Barce
lone. Et as - tu remarqué , demanda
Roque , fi ce font de ceux que nous
cherchons , ou de ceux qui nous cher
chent ? C'eſt de ceux que nous cher
chons , repartit le bandolier. A cheval ,
enfans , dit Roque , & qu'on me les
amene ici tous , fans qu'il en échape
pas un. Tous les bandoliers partirent ,
& Roque , Don Quichotte & Sancho
étant demeurés feuls , Roque dit à Don
Quichotte : Cette maniere de vie pa
roît fans doute bien étrange au Seigneur
Don Quichotte , & je ne m'en étonne
pas , ce font toujours avantures nou
velles , & toujours nouveaux évene
mens , & tous périlleux ; & j'avouë
moi-même qu'il n'y a pas une vie plus
inquiéte & plus défordonnée que celle
que nous faifons. Pour moi , ajouta-t-il ,
je m'y trouve engagé par certains motifs
de vengeance , qui me troublent la fan
taifie, & dont je ne fçaurois revenir. Je
fuis naturellement d'une humeur douce
& pitoyable ; mais comme je vous dis ,
le défir de me venger d'une offenfe qu'on
m'a faite , renverfe toutes mes bonnes
DE DON QUICHOTTE. 375
réfolutions , & me retient dans ce mal LIV. VIII.
heureux métier malgré mon inclination CH. LX.
naturelle . Et comme un abîme en at
tire un autre , & que les péchés font
enchaînés , non feulement je fonge à me
venger, mais j'entreprens encore la ven
geance des autres. Avec tout cela j'ef
pere de la miféricorde de Dieu , qui a
pitié de la foibleffe des hommes , qu'il
ne me laiffera pas périr dans ce défordre,
& j'attens que fa bonté m'en retire ,
n'ayant pas la force de le faire moi-mê
me. Don Quichotte fut bien étonné du
difcours de Roque : il ne croyoit pas
que parmi des gens de fac & de corde
il fe pût trouver un homme qui eût de
fi bons fentimens ; & ravi de trouver
occafion de fignaler fa piété : il lui ré
pondit : Seigneur Roque, c'eft un grand
point pour la fanté , que de connoître
la maladie , & de voir le malade difpo
fé à prendre les remedes néceffaires.
Vous êtes malade , vous connoiffez vo
tre mal ; ayez recours à Dieu , qui eft
un Médecin infaillible , il ne manquera
pas de vous donner des remedes qui
vous guériront à la fin ; remedes qui
agiffent d'autant plus fûrement , qu'ils
trouvent une bonne nature , & une bon
ne difpofition. Un pécheur éclairé eft
E
376 HISTOIR
LIV. VIII, bien plus prêt de s'amender qu'un
CH. LX. idiot , parce que difcernant mieux le
bien d'avec le mal , il a honte de fes pro
pres vices , au lieu que l'autre aveuglé
de fon ignorance , n'agit que par inf
tinct , & ne craint pas de s'abandonner à
fes paffions , dont il ne connoît pas le
danger.Courage donc, Seigneur Roque,
vous avez de l'efprit & de la prudence,
fervez-vous de vos lumieres , & eſpérez
de l'entiere guérifon de votre ame . Mais
voulez-vous avancer facilement dans le
chemin du falut , quittez votre maniere
de vivre , & venez avec moi , je vous
enfeignerai le métier de Chevalier er
rant, C'eſt un abîme de travaux & de
mauvaiſes avantures , que vous n'aurez
qu'à offrir à Dieu , & les fouffrir par pé
nitence ; & vous voilà dans le Ciel . Ro
que fourit du conſeil de Don Quichot
te , & pour changer de difcours , il lui
raconta la trifte fin de l'avanture de
Claudia Geronima , dont Sancho qui
l'écoutoit ne put s'empêcher de témoi
gner de la douleur , parce qu'il avoit
trouvé cette Demoiſelle fort à ſa fantai
fie. Cependant les Bandoliers arrivérent
avec leur prife , deux Cavaliers affez
bien montés , deux pélerins à pied , &
un coche où il y avoit des femmes
avec
DEDON QUICHOTTE. 377 LIV . VIII.

avec fept ou huit valets , tant à pied qu'à cн. LX.


cheval , qui l'accompagnoient ; & enco
re deux valets montés fur des mules
& qui étoient à ces deux Cavaliers. Les
bandoliers environnérent cette troupe
de gens , gardant de part & d'autre un
grand filence , en attendant que le grand
Roque parlât. Il demanda aux deux Ca
valiers , qui ils étoient , & où ils al
loient ? Monfieur , répondit un d'eux
nous fommes deux Capitaines d'Infan
terie , nos Compagnies font à Naples ,
& nous allons nous embarquer à Barce
lone où on dit qu'il y a quatre galeres ,
qui ont ordre de paffer en Sicile . Nous
avons environ deux ou trois cens écus ,
avec quoi nous nous croyons affez ri
ches : car comme vous fçavez , le métier
ne nous met guéres en état de théfauri
fer. Et vous autres , demanda Roque aux
pélerins ? Monfeigneur, répondirent-ils ,
nous allons nous embarquer pour paffer
à Rome : & nous avons entre nous deux
quelque foixante réales. Roque deman
da pareillement qui étoient les gens du
coche : & un des Cavaliers qui l'accom
pagnoient , lui dit que c'étoit la Sefiora
Dona Guyomar de Quinonez , femme
du Regent de la Vicairie de Naples ,
avec Mademoiſelle fa fille , une autre
Tome IV. Ii
3-8 HISTOIRE

Liv. VII . Demoiſelle & une gouvernante ; qu'ils


CH. LX. étoient ſix qui la fuivoient , trois à che
val & trois à pied ; & que leur argent
alloit à fix cens écus. De forte donc , dit
Roque , que nous avons déja ici neuf
cens écus & foixante réales : & moi j'ai
foixante foldats ; comptez , Meffieurs ,
ce qui vous peut revenir à chacun , car
pour moi je ne fçai pas trop bien comp
ter. A ces mots les bandoliers s'écriérent ,
Vive le grand Roque Cuinard , en dépit
de tous les ladres qui fongent à le per
dre. Les Capitaines tenoient la téte baif
fée , & faifoient bien voir à leur conte
nance qu'ils déploroient leur argent. Ma
dame la Regente , & ſa compagnie n'a
voient guéres plus de joye , & les pau
vres pélerins n'avoient nulle envie de ri
re. Roque les laiffa un moment dans cet
te affliction ; & fe tournant enfuite vers
les Capitaines , Seigneurs Capitaines ,
leur dit- il , de courtoifie , pretez -moi
foixante écus ; & Madame la Regente
m'en donnera , s'il lui plaît , quatre
vingt ; c'eft afin de contenter mes fol
dats ; car chacunvit de fon métier. Après
cela , je vous laine aller librement où il
vous plaira , avec un faufconduit que je
vous donnerai , pour empêcher que les
troupes quej'ai ici autour , ne vous faf
DE DON QUICHOTTE. 379
fent d'infulte; car mon intention n'eft pas Liv. VIII.
CH. LX.
qu'on maltraite , ni les gens de guerre ,
ni les femmes , & particulierement cel
les qui font de qualité. Les Capitaines
firent à Roque des remercimens infinis
de fa courtoifie & de fa libéralité , éle
vant jufqu'au Ciel la générofité qu'il
avoit de leur rendre leur bien. Madame
Guyomar fe vouloit jetter en bas du
coche, pour lui embraffer les genoux ,
mais il ne le voulut pas fouffrir;au con
traire il lui demanda cent fois pardon
du tort que fon métier & la néceflité
de s'entretenir bien avec fes foldats , l'o
bligeoient de lui faire. La Regente &
les Capitaines donnérent ce qu'on leur
demandoit , & les pauvres pèlerins al
loient donner tout leur argent , voyant

qu'on ne parloit point de modération


pour eux. Mais Roque leur dit d'atten
dre , & s'adreffant à fes gens : De ces
cent quarante écus , leur dit-il , il vous
en revient deux à chacun ; des vingt
qui reftent , donnez-en dix à ces péle
rins , & les autres à ce bon Ecuyer ,
afin qu'il ait fujet de fe louer de cette
avanture. Puis fe faifant en même tems
donner du papier & de l'encre , il écri
vit un fauf- conduit , par lequel il ordon
noit à fes lieutenans de laiffer paffer li
Iiij
380 HISTOIRE
LIV. Vill brement toute la compagnie , qui s'en
CH. LX.
alla bien contente , admirant tout le pro
cédé du grand Roque , fa courtoifie &
fa bonne mine , & le traitant plûtôt de
galant homme que de corfaire. Un des
bandoliers qui ne s'accommodoit pas de
l'humeur obligeante de fon Capitaine ,
ne put s'empêcher d'en dire fon fenti
ment : Pardi , dit- il , en fon Catelan ,
notre Capitaine feroit meilleur pour
être Moine que bandolier : mais fi do
rénavant il a envie de fe montrer libé
ral , que ce foit de fon argent , non
pas du nôtre. Le malheureux ne parla
pas fi
fi bas.
bas , que Roque ne l'entendît ;
il tira fon épée & lui fendit prefque la
tête , en difant : C'eft ainfi que je châtie
les infolens & les parleurs. Pas un n'ofa
remuer, tant il fçavoit fe faire craindre
& obéir. Enfuite de cela , Roque fe
retira un peu à l'écart pour écrire à un
de fes amis à Barcelone , & lui donner
avis qu'il avoit avec lui le fameux Don
Quichotte de la Manche , cet illuftre
Chevalier errant , dont on parloit tant
en Eſpagne , l'affurant que c'étoit un
homme fort plaifant , & qui avoit beau
coup d'efprit ; & que dans quatre jours ,
à la fete de faint Jean-Baptifte , il le me
neroit fur la place de Barcelone armé de
DE DON QUICHOTTE. 381
pied en cap , & monté fur le fuperbe Liv. VIII.
CH . LX I
Roffinante , avec Sancho fon Ecuyer ,
monté fur fon Grifon : qu'il le prioit d'en
avertir les Niarros , fes amis , à qui il en
vouloit donner le plaifir ; & qu'il eût
bien fouhaité que fes ennemis les Ca
deils n'en euffent point leur part , mais
qu'il voyoit bien que cela étoit impoffi
ble, parce que les extravagances du Maî
tre , & les bouffonneries du valet étoient
trop grandes pour ne pas attirer & di
vertir tout le monde. La lettre fut por
tée par un des bandoliers déguifé en
païfan qui la rendit à fon adreffe.

CHAPITRE LXI.

De ce qui arriva à Don Quichotte


à fon entrée dans Barcelonne ,
avec d'autres chofes qui femblent
plus vraies que raisonnables.

QUICHOTTE demeura trois


Djours entiers avec Roque , & pen
dant ce tems-là il y vit toujours chofes
nouvelles. Ils n'étoient jamais en même
endroit , ils dînoient dans un lieu , &
• foupoient dans l'autre ; quelquefois il
fuyoient fans fçavoir pourquoi , & quel
IRE
382 HISTO
LIV. VIII. quefois ils s'arrétoient avec auffi peu de
CH . LXI . fujet , toujours alertes , & toujours en

allarmes ; tantôt dormant à cheval , &


tantôt couchez à terre , mais d'un fom
meil perpétuellement interrompu , &
changeant à toute heure de place. Il y
avoit inceffamment des efpions en cam
ई pagne , & les fentinelles faifoient bonne
garde , compaffant toujours la mêche
fur le baffinet , quoiqu'ils n'euffent pour
tant guéres d'arquebufes , mais ils por
toient tous des piftolets de ceintures.
Roque paffoit la nuit loin de fes foldats,
& fans qu'ils fçuffent où il étoit ; mais
dans une inquiétude continuelle n'ofant
s'en fier qu'à foi-même , à caufe des re
cherches du Viceroi de Barcelone , qui
avoit mis fa tête à prix ; & craignant que
fes gens memes n'entrepriffent fur fa vie ,
ou ne le livraffent à la Juftice . Enfin Ro
que , Don Quichotte , & Sancho accom
pagnez de fix bandoliers , & marchant
par des chemins détournés & des fen
tiers couverts , s'en allérent à Barcelone ,
où ils arrivérent de nuit , & fe trouvérent
fous le port , la veille de la faint Jean. Il 1
y eut de grands complimens entre Don
Quichotte & Roque & de grands re
mercimens de la part de Sancho , pour
les dix écus qu'il en avoit eus ; après quoi
DE DON QUICHOTTE. 383
Roque s'en retourna , les ayant embraf- LIV. VIIN
fez , & Don Quichotte attendit à che- CH. LXI.
val la venue du jour.
Peu à peu la blanche aurore recom
mença à paroître fur les balcons de l'O
rient , diftillant fes perles liquides , fur
les herbes & les fleurs ; & après avoir
fait fes préfens ordinaires , reprenant in
fenfiblement un vifage plus vermeil , elle
fit place au Soleil , qui vint dorer &
embellir tous les objets de la Nature .
En même tems on entendit un fon con
fus & agréable de hautbois , de trom
pettes , de tambours , de fiffres , & d'au
tres inftrumens de guerre & de réjouif
fance . Don Quichotte & Sancho , jet
tant la vûë de toutes parts , découvri
rent la mer qu'ils n'avoient jamais vûe.
Elle leur parut fort grande , & beau
coup plus large que le lac de Ruidera ,
qu'ils avoient vu dans la Manche . Ils vi
rent les galeres qui étoient au port , &
ce fut un agréable fpectacle pour eux ,
après qu'on eut abbattu les tentes , de
les voir couvertes de mille banderoles
de diverfes couleurs , qui flotoient au
& de tems en tems balayoient la
mer ; pendant qu'au dedans le bruit qui
fortoit des clairons , des hautbois & des
trompettes faifoit retentir l'air & tous les
384 HISTOIRE
LIV. VIII . lieux d'alentour d'un fon non moins
CH LXI. agréable que terrible. Elles commencé
rent à fe mouvoir faifant une espece
d'efcarmouche ; & un nombre infini de
Cavaliers fortant de la Ville , avec des
livrées galantes , & montez avantageu
fement , manioient leurs chevaux de
concert , ajuftant leurs pas aux différens
mouvemens des galeres , qui déchar
geoient en même tems leur artillerie,
à quoi celles de la Ville & du château
répondoient. Tout étoit en joye , &
tout en infpiroit ; la mer calme , & le
jour le plus beau du monde ; & un pe
tit vent frais raffraîchiffoit l'air , & dif
fipoit la fumée & la pouffiere que fai
foient les canonades. Sancho admiroit
tout ce qu'il voyoit , ne pouvant com
prendre comment les galeres avoient
tant de pieds , & comment ces pieds
pouvoient faire mouvoir fi vîte de fi
groffes machines. Il regardoit tout avec
étonnement , & ne pouvoit fournir à
baiffer de tems en tems la tête à chaque
coup qu'on tiroit. Cependant une trou
pe de Cavaliers , vêtus de livrées , arri
vérent au galop , & avec des cris de
joye tout auprès de Don Quichotte qui
étoit encore en admiration. Et l'un 1

deux , qui étoit celui à qui Roque avoit


écrit
A
DE DON QUICHOTTE. 385
écrit , commença à crier à haute voix : Liv. VII .
CH. EXI
Le Miroir , le Nort , & l'Etoile de la
Chevalerie errante foit le bien venu , le Reception
qu'on fit à
grand , le valeureux & l'inimitable Don Don Qui
Quichotte , le vrai Chevalier de la Man- chotte à Bar
celone.
che , dont le grand Cid- Hamet Benen
gely , la fleur des Hiftoriens , nous a
donné un fidele portrait , & non pas le
faux , le feint , & l'apocryphe qui a ufur
pé ce glorieux nom , pour autoriſer ſes
fables & fes impertinences . Don Qui
chotte , ne répondit rien , & n'en eut
pas le loifir , parce que les Cavaliers avec
tous ceux qui le fuivoient , l'entouré
rent en caracolant , & fe mêlant cent
fois les uns dans les autres , & faifant
autant de differentes figures , au fon des
inftrumens & en figne d'allegreffe ; ce
que voyant notre Chevalier , il dit à
Sancho : Ceux-ci nous ont reconnus ,
mon ami , je parierois bien qu'ils ont
lû notre hiftoire , & celle que s'eft mêlé
d'écrire depuis peu un Arragonois . Ce
Cavalier qui avoit déja parlé à Don
Quichotte , s'approcha plus près de lui
& lui dit : Faites- nous l'honneur de ve
nir avec nous , Seigneur Don Quichot
te , il n'y a ici que de vos ferviteurs , &
des amis intimes de Roque-Cuinard . Si
les courtoifies , répondit Don Quichot
Tome IV. Kk
386 HISTOIRE

. Liv. VIII.
CH. LX I., te , engendrent des courtoiſies, la vôtre,
Seigneur Cavalier , doit être fille , ou
proche parente de celle du grand Ro
que ; allons où il vous plaira , je vous
fuivrai par tout , & particulierement fi
vous me voulez faire l'honneur de
m'employer à votre ſervice. Le Cava
lier fit à Don Quichotte un compliment
non moins obligeant ni moins étudié
que le fien , & lui & fes amis l'enfer
mant aumilieu d'eux , ils prirent le che
min de la Ville , au fon des tambours &
des hauts-bois. On eût dit que les En-
chanteurs attendoient notre Chevalier
à l'entrée de la Ville. Deux jeunes fri
pons pouffés de je ne fçai quel efprit, eu
rent bien la hardieffe de percer jufqu'à
lui , au travers de cette troupe de Cava
liers qui l'environnoient , & mirent fous.
la queue de Roffinante & du Grifon un
gros paquet de chardons. Les pauvres
bêtes tourmentées de ces nouveaux ai
guillons , ferrérent la queue , & en fouf
frirent davantage ; de forte que ne pou
vant fe délivrer de ce tourment , elles fe
mirent à fauter & à ruer de toute leur
force , &jettérent enfin leurs Maîtres par
terre . Don Quichotte tout honteux &
plus en colere qu'il n'en faifoit fem
blant , fe leva , & délivra Roffinante , &
pag.387.to.4

Bonnard inv Cari Scule


DE DON QUICHOTTE. 387
Sancho en fit autant à fon Grifon ; pen-Liv. VIIK
dant que les. Cavaliers fe mettoient en CH. LXII,
devoir de châtier cette infolente canaille
qui avoit caufé le défordre ; mais il n'y
eut pas moyen d'en attraper aucun ; ils
fe perdirent tous deux dans la foule. En
fin Don Quichotte & Sancho remonté
rent à cheval ; & le Cavalier , ami de
Roque , qui étoit un des plus apparens de
Barcelone , les mena chez lui , où nous
les laifferons pour l'heure , parce que
Benengely veut finir ce Chapitre.

CHAPITRE LXI I.

Avanture de la tête enchantée, &c.

'HÔTE de Don Quichotte , s'appel


loit Don Antonio Moreno , Cavalier,
riche & plein d'efprit , & qui aimoit le
plaifir en galant homme. Comme il vit
Don Quichotte en fa maiſon , il fongea
à fe divertir de fes folies fans lui faire.
de déplaifir ; parce que la raillerie doit
avoir les bornes , & que le jeu qui of
fenſe , n'eſt plus une raillerie. La pre
miere choſe dont il s'avifa , ce fut de le
faire défarmer , & de l'expofer avec cet
habit que nous avons vu , furun balcon ,
Kk ij

}
388 HISTOIRE
LLY VIII. qui répondoit fur une des principales
CH..LXIL
rues de la Ville , où tout le peuple s'arrê
toit comme pour régarder un finge. En
fuite les Cavaliers de livrées firent des
courſes & des jeux devant lui , comme
fi ç'eût été pour lui feul & non à cauſe
de la fête , qu'ils fe fuffent mis en dé
penfe. Sancho étoit fort joyeux , & ti
roit de bons préfages de tout ce qu'il
voyoit , fe repréſentant de nouvelles nô
ces de Gamache , une maifon comme
celle de Don Diego de Miranda , & un
château où tout le trouvoit en abon
dance comme chez le Duc. Il dîna ce
jour- là avec Don Antonio , cinq ou fix
de fes amis , qui rendirent tant d'hon
neur à Don Quichotte , le traitant tou
jours en Chevalier errant , & avec tant
de refpect & de cérémonie , qu'il ne ſe
fentoit pas de joye. Sancho dit tant de
chofes plaifantes , qu'il réjouit tout le
monde , & tous les gens de la maiſon
n'avoient d'yeux que pourlui , & rioient
à gorge déployée. Monfieur l'Ecuyer ,
lui dit Don Antonio pendant qu'on dî
noit , on nous a dit en ce pays- ci que ·
vous aimez fi fort le blanc-manger , &
les petites andouilles , que quand vous
en avez de reſte , vous les ferrez dans vo
tre poche pour lejour ſuivant , Cela n'eſt
DE DON QUICHOTTE. 389
pas vrai , Monfieur , répondit Sancho Lrv. vrr .
je ne fuis ni gourmand ni fale , & Mon- CH. LXIL
feigneur Don Quichotte , que voilà dé
vant vous , vous dira lui-même que nous
nous paffons fouvent lui & moi , huit
jours entiers , d'une poignée de noiſet
tes , ou de demie douzaine d'oignons.
Veritablement , fi on me donne la va
che , j'y cours avec la corde , je veux dire
que je mange ce que l'on me donne , &
que je prens le tems comme il vient : &
quiconque a dit que je fuis mal-propre
& gourmand , qu'il fe tienne pour dit ,
qu'il a mal rencontré , & je le dirois
d'une autre façon , fans le refpect de l'a
bonne compagnie. Affurément, dit Don
"
Quichotte , la propreté de Sancho , en
mangeant , mériteroit d'être gravée fur
des lammes de bronze , pour fervir d'é
xemple à la pofterité. Tout ce qu'on
peut dire fur cela , c'eft que quand il a
faim , il mange un peu avidement , & un
morceau n'attend pas l'autre ; mais pour
ce qui eft de la propreté , il n'y manque
jamais ; & dans le tems qu'il étoit Gou
verneur , il fit bien voir qu'il n'étoit pas
fort fur fa bouche , & il mangeoit fi dé
licatement , qu'il prenoit les raifins &
les grains de grenade avec une fourchet
te. Comment , s'écria Don Antonio ,
Kk iij
390 HISTOIRE
1. VIII. le Seigneur Sancho a été Gouverneur !
CH. LXII.
Oui, Monfieur, répondit Sancho, j'ai été
Gouverneur , & d'une Ifle qu'on appel
le Barataria , je l'ai gouvernée dix jours
durant , à bouche que veux-tu ; j'y ai
perdu le repos , l'efprit , & l'embon
point , & j'y ai appris à méprifer tous les
Gouvernemens du monde. Auffi enfor
tis-je en courant : je tombai en chemin
faifant , dans une grande foffe avec mon
Grifon , nous nous crûmes morts l'un
& l'autre , & ce fut un miracle de ce
que nous en fortîmes vivans. Don Qui
chotte conta lors tout ce qui étoit arri
vé à Sancho dans fon Gouvernement ;
& toute la compagnie en reçut beau
coup de plaifir , riant de tems en tems.
de bon cœur. Le dîner achevé , Don
Antonio prit Don Quichotte par la
main , & le mena dans une chambre ,
où il n'y avoit pour tout ornement , &
pour tout meuble , qu'une table qui pa
roiffoit de jafpe , pofée fur un pied de
femblable matiere, & deffus , un bufte
qui fembloit de bronze , reprefentant un
Empereur Romain. Ils fe promenérent
quelque tems par la chambre & autour "
de la table ; & après cela Don Antonio
dit à Don Quichotte : A prefent que je
fuis für que perfonne ne nous écoute „
DE DON QUICHOTTE . 391
je fuis bien aife de vous apprendre une Liv. VII..
CH. LXIL
des plus rares avantures dont on ait ja
mais oui parler , à condition , s'il vous
plaît , que ce fera un fecret entre vous
& moi. Vous pouvez vous y fier , Sei
gneur Antonio , répondit Don Qui
chotte , & je vous en donne ma parole .
Celui à qui vous parlez , a des yeux &
des oreilles , & point de langue ; & quand
vous m'aurez ouvert votre cœur , croyez
que c'eſt comme fi vous aviez enfeveli
votre penſée dans les abîmes du filence.
Après cette affurance , repartit Don
Antonio , je vais vous dire des chofes
qui vous raviront en admiration , & me
foulager moi-même de l'ennui que j'ai
depuis long-tems de ne fçavoir à qui
confier des fecrets qui ne font affuré
ment pas pour tout le monde. Cette tête
que vous voyez -là , Seigneur Don Qui
chotte , ajouta-t'il , lui portant la main
deffus & lui faifant manier la table &
fon pied de tous côtés , a été faite par un
des plus habiles Enchanteurs qu'il y ait
jamais eu, qui étoit, à ce queje crois, Po
Ionois & difciple du fameux Lefcot , de
qui on raconte tant de merveilles . Je le
gardai quelque tems chez moi , &
moyennant mille écus que je lui donnai ,
il me fit cette tête , qui a la vertu de ré
Kk ij
392 HISTOIRE
LV. VIII
CH. LXI I.. pondre à tout ce qu'on lui demande à
l'oreille. Il obferva le mouvement des
aftres,les retrogrades & les afcendans ;
grava mille caracteres ; choiſiſſant bien
les points de la conftellation néceffaire ,
il la mit enfin dans la perfection que
nous verrons demain ; car pour les Ven
dredis elle eft muette , & il feroit inutile
de lui rien demander d'aujourd'hui.
Vous n'avez qu'à fonger entre ici & de
main aux queſtions que vous lui vou
drez faire , & l'experience vous fera voir
fi je ne dis pas vrai. Don Quichotte fort
étonné de ce que Don Antonio lui difoit
de cette Tête , eut bien de la peine à l'en
croire , ne pouvant s'imaginer qu'elle
eût une telle vertu ; mais comme il lui
faloit fi peu de tems pour en faire l'é
preuve , il n'en témoigna rien , & fit
leulement de grands remercimens à fon
hôte , de lui avoir confié un fecret de
cette importance. Ils fortirent de la
chambre , que Don Antonio ferma à
la clef, & ils retournérent dans la fale
où ils avoient laiffé la compagnie , à qui
Sancho avoit cependant conté une par
tie des avantures de fon Maître. Sur le
foir ils allérent tous enſemble ſe prome
ner par la Ville , Don Quichotte fans
armes , mais couvert d'un balandran de
DE DON QUICHOTTE. 393
drap tanné , capable de faire fuer un La- Liv. VII .
pon au milieu de l'hiver. Sancho de- CH. LX I
meura chez Don Antonio , avec ordre
aux valets de l'entretenir & de l'amufer ,
de forte qu'il ne fortît point de la mai
fon. Don Quichotte n'étoit pas fur Rof
finante , mais fur un grand mulet de
bas , bien en ordre ; & on lui avoit atta
ché fur fon balandran , fans qu'il le vît ,
un parchemin , où il y avoit écrit en
grandes lettres : Voilà Dan Quichotte de
la Manche. Cet écriteau arrêtoit les yeux
de tous ceux qui le voyoient , & comme
ils lifoient , Voilà Don Quichotte de la
Manche , notre Chevalier étoit bien
étonné de voir que tous ceux qui le re
gardoient , difoient fon nom , comme
s'ils l'euffent connu. Monfieur , dit-il , à
Don Antonio qui marchoit à côté de
lui , n'avouez-vous pas que la Cheva
lerie errante enferme en foi je ne ſçai
quoi de grand & d'excellent , puifqu'elle
rend ceux qui en font profeffion , con
nus & fameux par toute terre. N'enten
dez-vous pas qu'on parle de moi , &
que jufqu'au peuple & aux petits en
fans , tous me connoiffent fans m'avoir
jamais vû ? Je m'en apperçois bien ,
Seigneur Don Quichotte , répondit
Don Antonio ; comme le feujette tou
394 HISTOIRE
Liv.
CH. VIII. jours quelque lumiere qui le fait décou
vrir , auffi la vertu a-t-elle un éclat qui
ne manque jamais de la faire connoître.
& fur-tout la vertu qu'on acquiert dans
la profeffion des armes , qui brille en
core par-deffus toutes les autres. Pen
dant qu'ils alloient de la forte , un Caf
tillan qui venoit de lire l'écriteau , fe
mit à crier tout haut : Le diable t'em
porte , Don Quichotte de la Manche ;
comment eft-il poffible que tu fois en
core en vie , après les coups de bâton
que tu as reçûs? Tu es un fou fieffé ; &
fr tu l'étois feul encore , ce ne feroit pas
grand dommage ; mais tu as une folie
contagieufe qui fe communique à tous
ceux qui te regardent ; & il n'en faut
point d'autre exemple , que ceux qui
t'accompagnent. Va , va , retourne
chez toi prendre foin de ton bien , de ta
femme & de tes enfans , fans te creuſer
davantage le cerveau que tu n'as déja
que trop endommagé. Mon ami , dit
Antonio au Caftillan , paffez votre che
min fans vous mêler de donner des
confeils à qui ne vous en demande pas.
Le Seigneur Don Quichotte eft très
fage , & nous qui l'accompagnons , ne
fommes pas des bêtes ; & la vertu doit
être honorée en quelque endroit qu'elle
DE DON QUICHOTTE. 395
fe rencontre. Adieu , tirez païs : & ne v. villa
me le faites pas dire davantage. Pardi , CH . LXII.
Monfieur vous avez raifon , répondit
le Caftillan , auffi bien eft-ce perdre
fon tems & fa peine que de donner des
confeils à ce pauvre fou ; mais c'eft pi
tié que le bon fens qu'on dit qu'il fait
voir en tant de chofes , fe perde tou
jours dans les rêveries de la Chevalerie
errante. Mais , Monfieur , queje meure
tout prefentement , moi & tous mes.
defcendans , fi je m'avife jamais , quand
je, devrois vivre autant que Mathufa
lem , de donner des confeils à perfonne ,
m'en dût-on prier à genoux. Le Caftil
lan s'en alla , & les Cavaliers continué
rent leur promenade ; mais la foule des
gens qui le fuivoient pour lire l'écri
teau , les importuna tellement , que
Don Antonio fut obligé de l'ôter , fai
fant croire à Don Quichotte que c'é
toit toute autre chofe. La nuit étant
venue , ils retournérent tous chez Don
Antonio , où fa femme qui étoit bien
faite & d'une humeur agréable , avoit
invité de fes amies , pour faire honneur
à fon hôte , & leur donner leur part de
fes extravagances inouies. Il vint donc
quantité de Dames , on y foupa magni
fiquement, & fur les dix heures on com
396 HISTOIRE
LIV. VIII. mença le bal. Parmi ces Dames il y en
CH. LXII.
'avoit deux entr'autres , d'une humeur
libre & fort enjouée , & qui avoient
beaucoup d'efprit . Pour réjouir la com
pagnie , elles priérent Don Quichotte à
danfer , l'une le prenant auffi -tôt que
Pautre l'avoit quitté , & elles lafférent fi
bien le pauvre Chevalier , qu'il fuoit à
groffes gouttes , & ne pouvoit prefque
Portrait de plus fe remuer. C'étoit une chofe admi
chotte.Qui Fable à voir que fa figure ; ce corps
Don
long, maigre & efflanqué ; ce teint jau
ne & enfumé , ces yeux creux , & ces
mouftaches longues & abbattues , avec
un habit fi jufte que les coutures cre
voient de tous côtés , & lui fans air , fans
contenance, & nullement agile. Des
Dames l'agaçoient & le cajoloient à la
dérobée , l'une après l'autre , comme fi
elles en euffent été amoureufes , & lui les
méprifoit à la dérobée , craignant de
leur faire honte ; mais enfin fe voyant
importuné de leurs careffes : Fuyez ,
démons , cria-t'il tout haut , laiffez-moi
en paix , ſentimens deshonnêtes ; vous
prenez mal votre tems , mes cheres Da
mes , la nompareille Dulcinée du To
bofo , l'unique Reine de mon cœur , ne
fouffre point que d'autres en triom
phent. En diſant cela , il s'alla affeoir à
DE DON QUICHOTTE. 397
belle terre au milieu de la fale , tout Liv. VIL
rompu & tout en eau d'avoir tant dan- CH. L X 11.
fé. Don Antonio , le pria de s'aller cou
cher , & fit venir des gens pour le porter
àſa chambre. Sancho fut le premier qui
l'aida à fe lever , & il lui dit en le pre
nant : En bonne foi , vous avez danfé
ce coup ici , notre Maître. Croyez-vous
que tous les braves étoient des danfeurs.
& tous les Chevaliers errans des bala
dins ? Pardi, fi vous le croyiez , vous
étiez bien trompé , il y a tel homme
qui aura le courage d'attaquer le
Geant , & qui feroit bien empêché à
faire une cabriole ; dame cela ne ſe fait
pas de même. S'il étoit queftion de fau
ter , en fe frappant le derriere avec les
talons , il ne falloit que me le dire , j'au
rois fauté pour vous : car Dieu merci
nous l'entendons, & fans vanité, c'eſt no
tre métier ; pour d'autre danſe , verita
blement ce n'eſt pas mon fait , auffije ne
m'en pique point , & il feroit bon que
chacun ne fit que ce qu'il fçait faire ;
car on ne gagne rien à vouloir aller fur
le marché des autres , & il y a des en
droits où il ne fert de rien de faire le bra
ve. Il y a de la marchandiſe à tout prix :
mais ma foi , il y a des étoffes qui ne font
pas de durée; quand on voit cela , il faut..
E
398 HISTOIR
LIV. VIII, les épargner ; car de les porter tou
CH. LXII. jours , on en voit bien-tôt la fin ; & le
pis de cela , c'eft qu'il y a des étoffes
qu'on ne trouve point chez les Mar
chands , & quand elles font ufées , bon
foir & bonne nuit , il n'y a plus rien à
faire. Toute la compagnie rit des fot
tifes de Sancho : & lui aidé d'un autre ,
alla mettre Don Quichotte au lit , le
couvrant bien chaudement , afin que la
fueur le guerît de fa laffitude.
Le lendemain Don Antonio deman
da à Don Quichotte s'il ne vouloit pas
faire l'experience de la Tête enchantée ;
& il mena dans la chambre où elle étoit ,
lui & Sancho , deux Gentils-hommes de
la Ville , & les deux Dames qui avoient
fi bien fait danſer notre Chevalier. Si
tôt qu'ils furent entrés , Don Antonio
ferma la porte aux verroux , apprit à la
compagnie les vertus de la Tête en
chantée , leur recommanda le fecret , &
leur dit que c'étoit-là le premier jour
qu'on en pouvoit faire l'épreuve. Per
fonne ne fçavoit affurément le fecret de
la Tête , fi ce n'étoit les deux Gentils
hommes à qui Don Antonio l'avoit dit ,
& fans cela ils n'auroient pas été moins
furpris que les autres , tant l'artifice
.en étoit admirable , & bien conduit .
DE DON QUICHOTTE. 399
Don Antonio s'approcha le premier de LIV VIII.
la Tête , & lui dit d'une voix baffe , de CH. LXII.
telle forte pourtant que tout le monde
pouvoit l'entendre. Dis-moi , Tête, par
la vertu que tu enfermes , qu'est-ce que
je pense à l'heure qu'il eft? En même
tems la Tête , fans remuer les lévres ,
mais d'une voix claire & diftincte , ré
pondit ces paroles , qui furent entendues
de toute la compagnie : Je ne juge point
des pensées. Tout le monde parut éton
né, & les Dames furent bien effrayées ;
car au tour de la table , ni dans toute la
chambre , il n'y avoit perfonne qui pût
faire cette réponſe , & on voyoit bien
qu'elle venoit directement de la Tête.
Combien fommes-nous , lui demanda
encore Don Antonio ? Toi & tafemme
répondit la Tête , avec deux de tes amis ,
& deux de tes amies , & un Chevalierfa
meux, appellé Don Quichotte de la Man.
che , & fon Ecuyer , qui fe nomme Sancho
Pança. L'étonnement fut plus grand que
jamais , & il y en eut plus d'un à qui les
cheveux fe herifférent fur la tête.En voilà
affez,dit DonAntonio en fe retirant.Pour
me faire voir que je n'ai point été trom
pé par celui qui t'a vendue , Tête fage ,
Tête parlante , Tête merveilleufe & in
comparable ; qu'un autre s'approche ,
RE
400 HISTOI
LIV. VIII. ajouta-t'il , & demande tout ce qu'il
CA. LXII. voudra. Comme les femmes font d'or
dinaire les plus curieufes , & les plus
empreffées , ce fut une des danfeuſes
qui s'approcha , & elle dit : Dis- moi ,
Tête , que faut-il que je faffe pour être
très-belle ? Sois très -fage , répondit la
Tête. Je n'en demande pas davantage ,
dit la Dame , faifant place à fa compa
gne. Je voudrois bien fçavoir , fçavan
te Tête , demanda l'autre , fi mon mari
m'aime , ou non. La Tête lui répondit ,
Regarde comment il vit avec toi , & tu le
connoîtras. C'eft fort bien répondre , dit
la Dame. En effet les actions font voir
la difpofition du cœur de celui qui les
fait. Un des amis de Don Antonio de
manda : Qui fuis je moi ? Il lui fut ré
pondu , tu le fçais . Ce n'eft pas ce que.
je demande , repartit le Cavalier , je
veux fçavoir fi tu me connois. Je te con
nois fort bien, répondit la Tête, tu es Don
Pedro Noris. C'eft affez , ô Tête admi
rable , ajouta le Cavalier, pour me fai
re voir que tu n'ignores rien. L'autre
ami s'approcha , & demanda , quel def
fein a l'aîné de mes enfans ? J'ai déja dit ,
répondit la Tête , que je nejuge point des
penfees ; mais j'ai à te dire , que tonfils ne
fenbaite que de t'enterrer. Je le connois
bien ,
DE DON QUICHOTTE . 40T
viii.
bien dit le Cavalier , & n'en veux pas Liv. LXI I.
fçavoir davantage. La femme de Don
Antonio s'approcha comme les autres "
& dit à la Tête : Je ne fçai que te de
mander ; je voudrois feulement fçavoir
fi je vivrai long-tems avec mon cher
mari ? Oui , répondit la Tête : car fa bon
nefanté & fa maniere de vivre lui promet
tent une longue vie , que laplupartaccour
ciffent par la débauche & l'emportement.
Don Quichotte s'approcha enfuite , avec
fa maniere grave & d'un ton à conful
ter l'Oracle : Dis-moi , demanda-t’il ,
toi qui répons fi bien , eft-ce une verité
ou un fonge que ce que j'ai rencontré
dans la caverne de Montefinos ? San
cho , mon Ecuyer fe donnera-t'il les
coups de fouet qu'il a promis ? & ver
rons-nous le défenchantement de Dul
einée ? Quant à ce qui eft de la cavèrne 2
dit la Téte , il y a bien des chofes à dire ,
Eavanture tient de la verité , & dufonge :
Les coups defouet deSanchoferont effectifs .
& l'enchantement de Dulcinée finira. Je
n'ai autre chofe à fçavoir , repliqua Don
Quichotte ; pourvû que je voye Dulci
née défenchantée , je me tiens bien für
J
1 de toutes les avantures que je voudrai
entreprendre. Le dernier, qui interro
gea la Tête , ce fut Sancho, & il lefic
Tome V.. L.A
1
402 HISTOIRE
LIV. VIII en ces termes : Dis-moi , Tête , n'aurai
CH. LXII.
je point par hazard un autre Gouverne
ment ? quitterai-je une fois en ma vie le
miferable métier d'Ecuyer errant , & re
verrai-je ma femme & mes enfans ? I
lui fut répondu : Tu gouverneras en ta
maifon , fituy retournes : tu pourrasy re
voirtafemme & tes enfans , s'ils yfont : &
quand tu ne voudras plusfervir , tu neſe
ras plus Ecuyer. Pardi celui-là n'eft pas
pourri , répartit Sancho , il ne faut pas
être Sorcier pour me dire cela , & je le
fçavois bien fans qu'on me le dit. Et
que veux-tu donc qu'on te dife , animal ,
dit Don Quichotte ? n'eft-ce pas affez ,
que les réponſes de la Tête s'accordent
avec les demandes ? C'eft bien affez ,
puifque vous le voulez , répondit San
cho , mais je voudrois qu'elle fe fut un
peu mieux expliquée , & qu'elle m'en
dît davantage .
Ce fut-là la fin des demandes & des
réponſes ; mais l'étonnement de la com
pagnie ne finit pas pour cela , & ils
étoient tous en admiration , hors les
amis de Don Antonio , qui fçavoient le
fecret. Cid-Hamet Benengely qui fait
fcrupule de laiffer le Lecteur en fufpens ,
craignant qu'il ne s'imagine qu'il y ait
de la magie dans une chofe extraordi
DE DON QUICHOTTE. 403
naire , le veut auffi reveler. Don Anto- LIV. VIII
LXII.
nio , dit il , qui étoit curieux , fit faire CH.
cette Tête à l'imitation d'une autre, qu'il
avoit vûe à Madrid , pour fe divertir
aux dépens des ignorans. La table avec deDefcription.
la Tête.
fon pied , d'où fortoient quatre griffes
d'aigle , étoit debois peint en jafpe , & la
Tête qui étoit la figure d'un Empereur
Romain , & de couleur de bronze ,
étoit toute creuſe auffi-bien que la table
fur laquelle on l'avoit enchaffée fi pro
prement qu'on croyoit que le tout fût
d'une piece. Le pied de la table étoit
creux auffi, & répondoit par deux
tuyaux à la bouche & à l'oreille de la tê
te, & ces tuyaux defcendoient dans une
chambre au deffous , où étoit caché ce
Jui qui devoit répondre, & qui mettant
l'oreille auprès d'un tuyau , & la bou
che fur l'autre , entendoit les demandes ,
- & rendoit les oracles , la voix coulant
de hauten bas , & de bas en haut par ces
tuyaux , fi bien articulée , qu'on n'en
perdoit pas la moindre parole , & à
moins que de le fçavoir , il étoit comme
impoffible d'en reconnoître l'artifice.
Un neveu de Don Antonio , jeune hom
me plein d'efprit , & bien inftruit par
fon oncle , fut celui qui fit les réponſes ;
& comme il fçavoit les gens qui de
L1 ij
404 HISTOIRE
LIV. VIII, Voient être dans la chambre où étoit la
CH. LXII. Tete , & une partie de leur vie & de
leurs avantures , il n'eut pas beaucoup
de peine à ajufter les réponſes aux de
mandes , tantôt directement , & tantôt
par conjecture , & toujours aſſez à pro
pos. Cid-Hamet ajoute que la Tête
parlante répondit encore douze ou
quinze jours ; mais que le bruit de
cette nouvelle s'étant répandu par la
Ville , Don Antonio fçachant qu'on
difoit qu'il avoit chez lui une Tête en
chantée qui répondoit à tout ce qu'on
lui demandoit , & craignant que cela ne
parvint jufqu'à l'Inquifition , alla lui
même dire ce qui en étoit aux Inquifi
teurs , qui lui ordonnérent de rompre la
machine , de crainte de fcandalifer un
peuple fot & ignorant. Quoiqu'il en
foit, la Téte ne laiffa pourtant pas de
paffer pour enchantée dans l'efprit de
Don Quichotte & de Sancho , le Che
valier fut fort fatisfait de la réponſe
qu'il avoit eue , & l'Ecuyer affez mal
content de la fienne.
Des Cavaliers de la Ville , en confi
deration de Don Antonio , & pour pro
fiter de la prefence de Don Quichotte ,,
& fe divertir de fes folies , avoient ré
folu de faire une courfe de bague de là
DE DON QUICHOTTE. 405
à fix jours , mais cela ne réuffit point Liv. VII .
pour les raifons que nous dirons dans CH. LXI..
la fuite. Cependant il prir envie à Don
Quichotte de voir la Ville , mais à pied
& comme incognitò , pour ne fe plus voir
fuivi de la canaille : ainfi il fortit ac
compagné de Sancho , & de deux valets
que lui donna Don Antonio. Comme il
par
fe promenoit dans les rues , il vit
hazard fur une porte en grandes lettres :
Iciil y a Imprimerie. Cela lui donna de De l'Impr
meric.
la joye & de la curiofité , parce qu'il n'en
avoit jamais vû ; & il y entra avec tou
te fa fuite pour voir comment on im
primoit. Il vit d'abord des gens qui ti
roient des feuilles de deffous la preffe ,
d'autres qui corrigeoient les formes ,
d'autres qui compofoient ; & tout ce
qu'il y a à remarquer dans une Impri
merie. Il alloit de côté & d'autre , s'in
formant aux Compagnons de tout ce
qu'ils faifoient , & il admiroit tout ce
qu'il voyoit. Il s'approcha d'un Compo
fiteur , à qui il demanda ce qu'il faifoit ?
Monfieur , lui répondit cet homme , ce
Gentil-homme que vous voyez -là , lui
montrant en même tems un homme de
bonne mine , & qui avoit l'air fort fe
rieux , a traduit un livre Italien en Ef
pagnol , & je fuis après à compofer fur
406 HISTOIRE
Ev
Сн . . LXII.
VII. la copie , pour la mettre fous la preffe..
Et qu'est-ce que le titre du livre , de

manda Don Quichotte ? Monfieur , lui


dit l'Auteur , c'eſt le Bagatelé , en Ita
lien. Comment rendez-vous ce mot en
Eſpagnol , Monfieur , demanda Don
Quichotte ? Le Bagatelé , dit l'Auteur ,
c'eft ce que nous appellons parmi nous
les Jugutés, & ce que les François appel
lent les Bagatelles. Et quoique ce livre
ait pour titre un mot qui n'en donne
pas une grande idée , il ne laiffe pas d'ê
tre fort bon , & de renfermer des chofes
ferieufes & de bon goût. Je me pique ,
repartit Don Quichotte , de fçavoir un
peu l'Italien , & j'ai lû plufieurs fois.
mon Ariofte. Mais dites- moi , je vous
prie, Monfieur , ce que je vous deman
de fimplement par curiofité , & non
pour examiner votre fçavoir , n'avez
vous pas trouvé quelquefois dans le li
vre que vous avez traduit , le mat pin
nata ? Fort fouvent , répondit l'Auteur.
Et comment le traduifez-vous , deman
da Don Quichotte ? Comment le tradui
rois je , repliqua l'Auteur , autrement
que par le mot de marmite ? Vous avez
raifon , dit Don Quichotte , je vois bien
que vous l'entendez , je m'affure que
quand vous trouvez piaché , vous le ren
DE DON QUICHOTTE . 407
dez par il plaît , leur più par plus ; le fù LIV.
сн . WIR
LXII.
par deffus , ou en haut , & le giù , par en
C bas. Affurément , Monfieur , répondit
l'Auteur , car c'eft leur propre fignifica
tion. Je m'imagine , Monfieur, dit Don
Quichotte , qu'on ne vous connoît pas
bien dans le monde , & qu'on nevous y
fait pas trop de juftice. Hé , qu'il y a de
talens perdus , que de beaux Efprits
cachés , & que devertus mépriſées, fau
te d'en connoître le merite ! Avec tout Des Tradu

cela , je n'ai pas trop bonne opinion des &


tions.
traductions , fi ce n'eft de celles qu'on
fait du Grec & du Latin , qui font les
premieres Langues : il me femble que
c'eft regarder des tapifferies de Flandres
à l'envers , dont les figures ne laiffent
pas de paroître , mais avec tant de filets
qu'on ne les voit point diftinctement ,
& on diroit que ce ne font que de fim
ples ébauches . Il me femble encore que
les traductions qu'on fait des Langues
communes en des Langues de méme na
ture, ne témoignent ni beaucoup d'ef
prit , ni un grand genie , non plus que
les copies qu'on fait fur les originaux. Il
n'y a gueres d'invention à cela , non pas
que j'en trouve l'occupation blâmable ;
caron pourroit faire quelque chofe de
pire, & de moindre utilité. Etj'excepte
408
* HISTOIRE
LIV. VIII . encore de ces traductions , le celebre
CH. LXII. Criftophe de Figuera , qui a traduit le
Paftor fido , & Don Juan de Xaurigni ,
qui a fait une verfion de l'Aminte , & qui
ont tous deux fi heureuſement réuſſi ,
qu'on doute fi leurs ouvrages font les
traductions ou les originaux. Mais dites
moi , Monfieur , faites- vous imprimer
votre livre vous-même , ou-fi vous vous.
étes accommodé avec quelque Libraire?
Je le fais imprimer à mes dépens , répon
dit l'Auteur , & je prétens avoir mille du
cats au moins de la premiere édition ,
dont je fais tirer deux mille exemplai
res , qui feront bien-tôt débités à fix réa
les chacun. Je crains que vous n'y foyez
trompé, répartit Don Quichotte ; il pa
roit bien que vous ne connoiffez pas
encore l'adreffe des Libraires. Allez ,
mon pauvre Monfieur , vous ferez plus
embarraffé que vous ne penfez , quand
vous vous trouverez chargé de deux
mille volumes , & il faudra que votre
livre foit excellent ,.fr vous en trouvez
le débit. Hé que voudriez-vous que je
fiffe , Monfieur , répondit l'Auteur ? que
jallaffe donner ma copie à un Libraire
qui m'en offriroit la dixième partie de
ce qu'elle vaut , & croiroit encore me
faire trop d'honneur ?. Voulez-vous que
le
DE DON QUICHOTTE. 409
je vous diſe la vérité , je ne fais point LI v. VIII.
imprimer mes ouvrages pour acquérir CH. LXII.
de la réputation , je crois être affez con
nu, & le peuple ne vaut point la peine
qu'on le divertiffe. En un mot je cher
che le profit , qui eft de meilleur. ufage
que la réputation. Dieu veuille que vous
réuffiffiez , dit Don Quichotte. Il paffa
en même tems à une autre caffe , où il
vit qu'on corrigeoit une feuille d'un li
vre intitulé , La Lumiere de l'ame. Voi
là , dit-il , les livres qu'il faut impri
mer , quoiqu'il y en ait déja beaucoup
de ce genre ; mais il y a encore plus
de pécheurs , & on ne fçauroit avoir
trop de lumieres pour tant d'aveugles.
En paffant à un autre , il fe trouva qu'on
corrigeoit auffi un livre , & en ayant de
mandé le titre , on lui répondit que
c'étoit , La feconde Partie de l'admira
ble Don Quichotte de la Manche , com
pofée par un tel , habitant de Torde
fillas . Je fçai ce que c'eft que ce livre-là ,
dit Don Quichotte , & je croyois qu'on
l'eût déja fait brûler comme un impof
teur. Mais patience , fon heure vien
dra ; il ne fe peut qu'on ne ſe défabuſe
bien -tôt de tant d'impertinences , qui
n'ont nulle vraiſemblance , ni rien d'a
gréable. En difant cela , il fortit de l'Im
Tome I Mm
410 HISTOIRE
L. 1 v. VIII , primerie avec quelques marques de dépit.
CH. LXIII. Le même jour Don Antonio voulut
faire voir à Don Quichotte les galeres
qui étoient à la rade ; ce qui réjouit fort
Sancho , qui n'en avoit vû de fa vie ; &
il envoya auffi-tôt dire au Comman
dant qui avoit déja ouï parler de notre
Chevalier , qu'il le lui meneroit l'après
dîner. Nous verrons dans le Chapitre
ui vant ce qui s'y paſſa.

CHAPITRE LXIII .

De ce qui arriva à Sancho Pança


en vifitant les galeres , avec l'a
vanture de la belle Morifque .

ON QUICHOTTE penfoit in
ceffamment à la Tête enchantée ,
cherchant à en pénétrer le fecret , fans
en pouvoir venir à bout avec tous fes
raifonnemens ; mais il fe réjouiſſoit en
lui-même de la réponſe qu'elle lui avoit
faite , touchant le défenchantement de
Dulcinée , qu'il croyoit voir dans peu.
( Sancho de fon côté faifoit auffi des ré
flexions ; & quoiqu'il eût de l'averfion
pour le Gouvernement comme nous
avons dit, il eût pourtant bien fouhaité de
DE DON QUICHOTTE . 411
commander , & de fe voir obéi , tant ily Liv. VIII .
CH. LXIII.
a de plaifir à fe voir au-deffus des autres ,
quand ce ne feroit même que par jeu.
Incontinent après dîner , Don Anto Don Qui
nio , fes deux amis , Don Quichotte & voir chotte
les va
Ga
Sancho allerent voir les galeres , & ils leres.
ne furent pas plûtôt fur le bord de la
mer , que le Commandant qui étoit
averti de leur venue , fe prépara à les
recevoir. Aufli-tôt on abbattit les tentes
& couvertures de toutes les galeres , les
hautbois jouerent de toutes parts ; on
jetta vîte en mer un efquif couvert de
tapis & de carreaux de velours cramoi
fi , & d'abord que Don Quichotte y
eut mis le pied , le canon de la capitane
fit une falve de toute fon artillerie , &
toutes les autres galeres enfuite. Il arri
va à la Capitane , & comme il commen
ça à monter l'échelle , toute la Chiorme
le falua , comme c'eft la coutume quand
un homme de qualité entre dans une ga
lere , criant trois fois leur hou , bou ,
bou. Le Géneral qui étoit un Chevalier
de Valance , & homme de confidéra
tion , lui donna la main , & lui dit en
l'embraffant : Je marquerai ce jour avec
une pierre blanche , comme le plus
agréable de ma vie , puifque j'ai l'hon
neur de voir le Seigneur Don Qui
Mm ij
412 HISTOIRE
LIV. VIII . chotte de la Manche dont la valeur com
CH. LXIII. prend en elle toute celle de la Chevale
rie errante. Don Quichotte répondit à
ce compliment avec toute la courtoifie
dont il fe put avifer , ne fe fentant pas
de joye de fe voir traité en homme
d'importance. Ils entrerent tous dans
la chambre de poupe , qui étoit pro
prement accommodée , & s'affirent fur
les bandinez ou plats bords , qui font
les côtés du gouvernail. Le Comte paſſa
en même tems fur la courfie , & d'un
coup de fiflet fit dépouiller tous les for
çats. Sancho fut épouvanté de voir tant
de gens nuds , & plus encore quand il
leur vit faire tente avec tant de vîteſſe ,
qu'il luifembloit que ce fut autant de dé
mons qui travailloient. Mais ce fut bien
pis ; Sancho étoit affis fur l'eftenterol
ou pillier qui eft près de la poupe de
la galere , tout proche de l'Efpalier de
la main droite , l'Efpalier inftruit de ce
qu'il avoit à faire , le prit entre fes bras ;
& le levant en haut , tous les forçats
étant déja debout , & bien préparés , ils
le firent paffer de main en main , & de
banc en banc , lui faiſant faire tout le
tour de la galere avec tant de vigueur
& de vîteffe , que le pauvre homme en
avoit l'imagination & la vûe troublée ,
DE DON QUICHOTTE. 413
& croyoit que tous les diables l'empor- LIV. VIII.
toient après quoi ils le mirent fur la CH. LXII.
poupe , fuant à groffes gouttes , & fi fa
tigué d'efprit & de corps , qu'il ne pou
voit s'imaginer ce qu'il lui étoit arrivé.
Don Quichotte qui regardoit voltiger
fon Ecuyer , demanda au Géneral fi c'é
toit-là une céremonie qu'on eût accoû
tumé de pratiquer fur ceux qui entroient
pour la premiere fois dans les galeres ?
& que fi cela étoit , lui qui n'avoit
pas intention de faire ce métier , il ne
vouloit pas non plus faire de femblables
exercices , ajoutant avec un bon fer
ment , que fi quelqu'un étoit affez har
di pour mettre la main fur lui , il lui
tireroit l'ame du corps à coups de pieds
dans le ventre : & en difant cela il fe le
va fur ces pieds , & mit la main fur la
garde de l'épée. Cependant on abbat
tit les couvertures , & au même inftant
on laiffa choir l'antenne avec un bruit
épouvantable. { Sancho crut que le ciel
tomboit fur lui ; & plein de frayeur , il
fe mit la tête entre les jambes comme
pour ſe fauver. Don Quichotte ne fut
pas exempt de peur , il tréffaillit , & pâ
lit , & eut bien de la peine à ſe raffurer.
Les forçats releverent l'antenne avec le
même bruit , & autant de promptitude
Mm iij
414 HISTOIRE
LIV. VIII.
CN. LXIII. qu'ils l'avoient abaiffée , & tout cela
dans le même filence que s'ils euffent été
muets. Le Comte donna le ſignal pour
lever l'ancre , & fautant auffi-tôt fur la
courfie ; il étrilla les épaules des forçats ,
& la galere commença peu à peu à en
trer en mer. Quand Sancho vit remuer
tout d'un coup tant de pieds colorez ,
car pour tels il prit les rames ; Hé , que
diable eft-ce que ceci , dit-il , en voilà à
ce coup , des chofes enchantées , & non
pas ce que dit mon Maître. Mais qu'eft
ce qu'ont fait ces pauvres malheureux .
pour les traiter ainfi ? & comment cet
homme qui s'en va là fiflant , eft-il affez
hardi pour fouetter tout feul tant de
gens ? Par ma foi, fi ce n'eft pas ici l'En
fer , je jurerois bien que nous n'en fom
mes pas loin : &je ne m'y connois pas ,
ou il faut que ce foit pour le moins le
Purgatoire. Don Quichotte qui vit avec
quelle attention Sancho regardoit tour
ce qui fe paffoit , prit occafion de lui
dire : Ami Sancho, hé mon enfant ! fi
tu avois voulu te dépouiller de la cein
ture en haut , & te mettre parmi ces
Meffieurs pour te fouetter de compa
gnie , que tu aurois achevé à bon mar
ché le défenchantement de Dulcinée !
La peine que tu as à voir fouffrir les
DE DON QUICHOTTE. 415
autres , auroit de beaucoup diminué la Lv. VIII .
tienne : & peut-être que le fage Merlin CH. LXIII.
t'auroit paffé un coup pour dix , te les
voyant donner par une fi bonne main.
Le Géneral vouloit demander à Don
Quichotte ce que c'étoit que ces coups
de fouet & le défenchantement de Dul
cinée , dont il parloit ; mais il en fut
empêché par le Pilote , qui lui cria que
la fentinelle de Montjoui faifoit figne
qu'il y avoit un Bâtiment à rame vers
la côte du côté du Couchant. Le Gé
neral fauta vîte fur la courfie , en
criant : Courage , enfans , qu'il ne nous
échape pas ; il faut que ce foit quel
que brigantin de corfaire d'Alger , que
la fentinelle découvre. Les autres ga
leres fe joignirent en un moment à la
capitane , pour recevoir les ordres du
General , qui en commanda deux pour
tenir la mer ; pendant qu'avec l'autre
il iroit terre-à-terre , afin que le brigan
tin ne pût le fauver. Les forçats fer
rerent les rames & firent voguer les ga
leres avec tant de furie , qu'il fembloit
qu'elles volaffent. A peine celles qui
avoient pris le large ; avoient-elles fait
deux mille , qu'elles découvrirent le bri
gantin , & virent qu'il étoit de quatorze
ou quinze bancs ; & le brigantin n'eut
M m iiij
OIRE
416 HIST
I IV. VIII. pas plûtôt apperçû les galeres qu'il prit
CH. LXIII. la chaffe , croyant les éviter par fa légere
té. Mais ce fut inutilement , parce que
la capitane qui étoit un des plus légers
vaiffeaux quifût à la mer , lui gagna le
devant ; de telle forte que ceux du bri
gantin connoiffant qu'ils ne pouvoient
échaper , le Patron vouloit qu'on quit
tât les rames , & fe rendre pour ne pas
irriter notre Géneral. Mais dans le mê
me tems qu'il leur crioit auffi de la Ca
pitane qu'ils fe rendiffent , deux Torla
quis , c'est-à-dire , deux Turcs yvro
gnes , de douze qu'il y avoit fur le vaif
feau , tirérent deux coups de moufquet
dans la galere , & tuérent deux foldats
fur la rambade ; ce qui irrita fi fort le
Général , qu'il jura qu'il en couteroit
la vie à tous ceux du brigantin , & il
l'attaqua de furie . Le brigantin efquiva
par deffous les rames ; mais la galere lui
coupa chemin , & le devança d'un bon
efpace. Ceux du brigantin , fe jugeant
perdus firent voile pendant que la Ca
pitane reviroit , & fe mirent à fuir à
force de voiles & de rames. Toute leur
diligence ne fervit qu'à éloigner de
quelques momens leur perte ; la Capi
tane les joignit en moins de rien , leur
paffa les rames par-deffus , & on les prit
DE DON QUICHOTTE. 417
tous en vie. Les autres galeres arrivant LIV. VIII.
en même-tems , toutes quatre avec leur CH. LXII.
priſe , retournérent à la côte , où un
nombre infini de gens les attendoient ,
pour voir le butin qu'elles avoient fait.
Le Général ancra près de terre , & fça
chant que le Viceroi étoit fur le rivage
il fit jetter l'efquif pour l'aller querir ,
pendant qu'il faifoit baiffer l'antenne ;
réfolu de faire pendre fur le champ le
Patron du brigantin , avec tous les
Turcs , qui étoient au nombre de tren
te-fix , tous gens bien faits , & des meil
leurs arquebufiers. Le Général deman
da qui étoit le Capitaine du brigantin ,
& un des Efclaves qu'on fçut depuis
être un Renegat Efpagnol , répondit en
Caftillan : Voilà notre Patron ', Mon
feigneur , ce jeune homme que vous
voyez-là , lui montrant de la main un
jeune garçon d'environ vingt- ans &
admirablement beau. Dis-moi , chien ?
lui dit le Général , qui t'a obligé de fai
re tuer mes foldats , voyant bien qu'il
t'étoit impoffible d'échaper ? Eft- ce-là.
le refpect qu'on doit à la capitane ?
Ne fçais-tu pas que ce n'eft point étre
vaillant que d'être téméraire , & que
c'eft tout ce qu'on peut faire que de ha
zarder quelque chofe quand l'efpérance
IRE
418 HISTO
LIV. VIII. eft douteufe ? Le Patron alloit répondre ,`
C. LXIII. mais le Général le quitta pour aller re
cevoir le Viceroi qui entroit dans la ga
lere avec quelques gens de fa maiſon ,
& des perfonnes de la Ville. La chaffe
a-t-elle été bonne ; Monfieur le Géne
ral , demanda le Viceroi : Si bonne ,
Monfieur , répondit le Géneral , que vo
tre excellence va la voir pendre tout à
l'heure au haut de cette antenne. Hé
pourquoi cela , repliqua le Viceroi ?
Parce que fans raifon , contre tout droit
& tout ufage de guerre , ils m'ont tué
deux des meilleurs foldats qui fuffent
fur ma galere , & j'ai juré de faire pen
dre tous ceux qui fe trouveroient dans
le brigantin , principalement ce jeune
étourdi , qui en eft le Patron. Il lui mon
tra en même tems le garçon qui avoit
déja les mains liées & n'attendoit plus
que la mort..Le Viceroi jetta les yeux
fur lui , & en eut compaffion. Sa beauté ,
fa jeuneffe , & un certain air modefte
fembloient demander fa grace , & il ré
folut de lui fauver la vie. Patron , lui
demanda-t-il , es-tu Turc de nation ,
More , ou Renégat ? Je ne fuis rien de
tout cela répondit-il en Caftillan . Qu'es
tu donc , repliqua le Viceroi ? Je fuis , "
dit - il , fille & Chrétienne. Fille &
DE DON QUICHOTTE. 419.
Chrétienne , repliqua le Viceroi , en cet Liv. V IL
équipage , & en tel lieu ! En vérité , CH. LXII.
c'eft une chofe admirable ; mais le faut
il croire ? Meffieurs , dit le Patron , fi
vous voulez fufpendre pour quelque tems
l'Arrêt de ma mort , vous fçaurez tou
te mon hiſtoire , & vous ne differerez
pas de beaucoup votre vengeance. Il
n'y avoit perfonne qui ne fût touché
des paroles du jeune homme , & de l'air
dont il les difoit : cependant le Général
toujours irrité lui dit fort rudement ;
Racontez ce que vous voudrez mais
n'efperez pas que je vous pardonne la
mort de mes foldats. Meffieurs , dit le
jeune homme , je fuis fille d'un pere &
d'une mere Mores , & née en Eſpagne
parmi cette Nation imprudente & mal
heureuſe , fur qui il a tombé depuis
quelque tems un torrent de difgraces.
Pendant le cours de nos malheurs , deux
de mes oncles m'emmenérent en Bar
barie ; & il ne me fervit de rien de dire
que j'étois Chrétienne , comme je la fuis
effectivement , & réfolue de vivre &
mourir telle. Ceux qui avoient charge
de faire exécuter les ordres du Roi , ne
fe fouciérent point de ce que je diſois ,
& mes oncles croyant que ce ne fût
qu'une défaite pour demeurer dans le
420 HISTOIRE
LIV. VIII païs où j'étois née , m'entraînérent avec
CH. LXIII. eux malgré moi . Ma mere étoit Chré
tienne , & mon pere qui étoit un homme
avifé , faifoit auffi profeffion de l'être :
fi bien que je fuçai avec le lait la foi Ca
tholique , & je ne croi pas avoir jamais
témoigné , ni dans mes paroles ni dans
mes actions , aucune inclination con
traire. Quoique je fuffe fort refferrée
dans la maifon de mon pere , & que
je me retiraffe affez de moi-même , un
peu de réputation que j'avois d'être bel
le , ne laiffa pas de m'attirer un jeune
Gentilhomme appellé Don Gafpar Gre
gorio fils aîné d'un Chevalier qui avoit
une maiſon proche de notre village .
Il feroit trop long de vous dire com
ment il me vit , l'adreffe dont il fe fer
vit pour me parler , & les marques
qu'il me donna de fapaffion , auffi bien
que la joye qu'il eut de croire que je ne
le haïrois pas. Je n'ai pas affez de tems
& je ne veux point abufer de la permif
fion que vous m'avez donnée . Je vous
dirai feulement que Don Gregorio , ré
folu de nous accompagner dans notre
baniffement , ſe mêla parmi les Mores
qui fortirent de quelques villages voi
fins , & dont il entendoit bien le langa
ge. Pendant le voyage il fit amitié avec
DE DON QUICHOTTE. 421
mes oncles qui étoient chargez de moi ; L1v. VIII.
parce que dès la premiere proclamation CH. LXIII .
du baniffement des Mores , mon pere
avoit paffé dans un autre Royaume ,
pour nous chercher un lieu de retraite
après avoir auparavant enterré quantité
d'or & de perles , & quelques pierreries
précieuſes , dans un lieu dont j'ai feule
connoiffance , me défendant d'y tou
cher , fi par fortune on nous chaffoit
avant qu'il fût de retour. Je laiffai donc
là le tréfor , & paffai en Barbarie avec
mes oncles , & d'autres de nos parens &
de nos amis. Le premier endroit où nous
nous arrêtâmes , fut Alger , & ce fut un
Enfer pour nous. Le Roi d'Alger ayant
entendu dire que j'étois fort belle , & ap
prenant en même tems que j'étois ex
trêment riche ( ce qui fut en partie cau
fe de mon bonheur ) il m'envoya auffi
tôt chercher , & me demanda de quel
endroit d'Eſpagne j'étois , & fi j'appor
tois beaucoup d'argent & de pierreries ?
Je lui dis le lieu de ma naiffance , & que
mes richeſſes y étoient enterrées , mais
qu'il ne feroit pas difficile de les avoir ,
pouvû que j'y allaffe moi- même ; tâ
chant ainfi de l'éblouir par l'efpérance
de les poffeder , de crainte qu'il ne fût
tenté par ce peu de beauté qu'on lui
422 HISTOIRE
IIV. VIII, avoit tant vantée. Pendant qu'il s'entre
CH. LXIII, tenoit de la forte avec moi , me faifant
plufieurs autres queſtions , on lui vint
dire que nous avions en notre compa
gnie unjeune homme des plus beaux &
des plus agréables qu'on eût jamais vû.
Je vis auffi-tôt qu'on vouloit parler de
Don Gafpar , qui eft affûrément d'une
beauté peu commune , & je fus toute
effrayée du péril qu'il courroit , ayant
oui dire que cette Nation barbare & dé
teftable fait plus de cas de la beauté des
hommes , que de celle des femmes. Le
Roi témoigna de l'impatience de le voir,
& commanda fur le champ qu'on le lui
amenât , me demandant fi ce qu'on en
difoit étoit vrai. Alors comme infpirée ,
je lui répondis qu'oui , mais que c'étoit
une fille auffi bien que moi ; & que je
le fuppliois de me permettre de l'aller
habiller comme elle devoit l'étre , afin
que fa beauté fe fît voir dans le naturel ,
& qu'elle n'eût pas de honte de paroître
déguiſée en ſa préſence. Le Roi me dit
que j'y allaffe , & que le jour fuivant il
verroit avec moi comment je pourrois
aller en Eſpagne prendre le tréfor que
j'y avois caché. Cependant j'entretins
Don Gafpar des rifques qu'il courroit
d'être reconnu , & l'ayant habillé en
DE DON QUICHOTTE. 423
Morifque , je le menai dès le foir meme CH. VIIL
Liv.LXII I.
devant le Roi , qui fut fi furpris de ſa
beauté , qu'il ordonna , qu'on le gardât
pour en faire préfent au Grand-Sei
gneur. Et pour le mettre à couvert du
peu de fûreté qu'il y avoit dans le ferail
de fes femmes , & craignant auffi d'en
être tenté lui-même , il le donna en
garde à une Dame More , des princi
pales de la Ville , lui recommandant d'en
avoir grand foin , & de lui en répondre.
On nous fépara auffi l'un de l'autre : &
je laiffe à juger à ceux qui s'aiment , ce
que nous fentîmes tous deux en cette
féparation.
Par l'ordre du Roi je partis le lende
main dans ce brigantin , accompagné
de deux Turcs , qui font ceux qui ont
tué vos foldats , & de ce renégat Efpa
gnol , montrant celui qui l'avoit fait
connoître pour le Patron , qui eft Chré
tien dans fon ame , & a plus d'envie de
demeurer en Eſpagne que de retourner
en Barbarie. Le refte de la Chiorme , ce
font Mores & Turcs , qui ne fervent
qu'à la rame. Ces deux Turcs avares &
infolens , contre l'ordre qu'ils avoient
de nous mettre à terre , le renégat &
moi , en habit de Chrétiens au premier
endroit de l'Espagne , que nous décou
HISTOIRE
424
LIV. VIII. vririons , ont voulu premierement cou<
CH. LXIII. vrir cette côte & tâcher de faire quel
que prife , craignant que s'ils nous met
toient à terre auparavant , nous ne dé
couvriffions peut être que le brigantin
étoit à la mer , que s'il y avoit des ga
leres à la côte , elles ne vinffent l'atta
quer. La nuit paffée , nous avons décou
vert cette plage , & fans avoir connoif
fance de vos galeres , nous avons été
nous-mêmes découverts , & il nous eft
arrivé ce que vous fçavez . Enfin le pau
vre Don Gregorio eft demeuré en habit
de femme parmi des femmes , &à toute
heure en grand danger de fa vie. Pour
moi , je ne fçai fije dois me plaindre de
l'état où la fortune m'a réduite : après
tant de malheurs , je commençois à me
laffer de la vie , & je n'aurai pas beau
coup de regret de la perdre. Tout ce
que je vous demande , Meffieurs , c'eſt
que vous me faffiez la grace de me laiffer
mourir Chrétienne , puifque je fuis in
nocente de la faute oùfont tombés ceux
de notre miférable Nation . En achevant
de parler la belle More verfa quelques
larmes, & la pitié enffit verſer à plufieurs
des affiftans. Le Viceroi auffi touché de
compaflion que les autres , s'approcha Tr
d'elle fans lui rien dire , & lui délia
lui
DE DON QUICHOTTE . 425
lui - même les mains. Pendant tout le LIV. VIII.
CH. LXIII.
tems que cette belle fille avoit mis à
conter fon hiftoire , un vieux pélerin ,
qui étoit entré avec les gens du Vice
roi , avoit toujours eu les yeux attachés
fur elle ; & fi-tôt qu'elle eut fini , il s'al
la jetter à ſes pieds , les mouillant de fes
larmes , & d'une voix tremblante & mê
lée de foupirs & de fanglots : ô Anne
Felix , lui dit-il , ma chere fille , ne re
connois-tu point Ricote ton pere ? je
t'allois chercher , parce que je ne fçau
roisvivre fans toi ? A ce nom de Ricote,
Sancho qui rêvoit au mauvais tour qu'on
lui avoit fait dans la galere , leva la tête ;
& confiderant le pélerin ; il reconnut que
c'étoit véritablement Ricote , qu'il avoit
rencontré en chemin le même jour qu'il
quitta fon Gouvernement ; & regardant
deux ou trois fois la fille , il affura que
c'étoit-là la fille de fon ami. Cependant
la pauvre fille fe jetta att col de fon pere ,
l'embraffant tendrement , & y demeura
long-tems attachée , mélant fes larmes
avec les fiennes. Meffieurs , dit Ricote ,
s'adreffant au Général & au Viceroi
c'eft là ma fille , qui eft plus malheureuſe
qu'elle ne mérite de l'être. Elle s'appelle
Anne Felix Ricote , & fon bien & fa
beauté la font affez connoître dans no
Tome IV. Nn
426 HISTOIRE
L1 v. VIII . tre païs . J'étois forti d'Eſpagne pour
CH. LXIII. chercher parmi les étrangers quelque
lieu pour nous retirer ; & en ayant trou
vé un en Allemagne , je revins en cet
habit avec d'autres pélerins , pour cher
cher ma fille , & reprendre quantité d'or
& d'autres chofes que j'avois enterrées.
Je ne trouvai point ma fille , je trouvai
feulement montréfor que j'apporte avec
moi : & aujourd'hui après bien des tours
& de la fatigue , je retrouve par un étran
ge accident cette chere fille , qui eft
mon vrai tréfor , & que j'aime plus que
tous les biens du monde . Si notre in
nocence , fes larmes & les miennes font
capables de vous donner de la compaf
fion : ayez pitié de deux malheureux
qui ne vous ont jamais offenfés & qui
n'ont nullement trempé dans le mauvais
deffein de ceux de notre Nation , qu'on
n'a que trop juftement bannis. Mef
fieurs , dit alors Sancho , je reconnois
bien Ricote , & je vous répons qu'il dit
vrai quand il dit qu'Anne Felix eft ſa
fille :pour toutes ces allées & ces venues ,
& ces bons ou mauvais deffeins qu'il dit ,
je ne m'en mêle point . Tous les affiftans
étoient émerveillés de tant de chofesfur
prenantes , & le Général des galeres re
prenant un vifage moins fevere , dit à
DE DON QUICHOTTE. 427
la belle More : Vos larmes ont fait leur L VIII.
effet , belle Anne Felix , mon ferment CH. LXII.
n'a plus rien qui vous regarde : vivez
en paix une heureuſe & longue vie , &
que les téméraires qui vous ont fait cou
rir tant de riſques portent feuls la pei
ne de leur imprudence. Il commanda
en même tems qu'on pendît les deux.
Turcs à l'antenne. Mais le Viceroi de
manda leur vie avec tant d'inftance , re
montrant qu'il y avoit eu dans cette ac
tion moins de réfiftance que de folie ,
que le Général fe rendit , confidérant
lui-même que c'eft une vengeance bru
tale que celle qu'on prend de fang froid.
On parla auffi-tôt des moyens de tirer
1
Don Gafpar Gregorio du péril où il
étoit ; & Ricote offrit pour cela deux
mille Ducats , qu'il avoit fur lui en pier
reries & en perles. De tous les moyens
qu'on propofa , il ne s'en trouva point
de meilleur que celui du renégat Eſpa
gnol , qui s'offrit de retourner à Alger ,
dans quelque petite barque de fix bancs,
équipée de rameurs Chrétiens ; parce
qu'il fçavoit bien où il pouvoit débar
quer, & en quel tems il le falloit faire ,
outre qu'il connoiffoit auffi la maiſon
où étoit Don Gregorio. Le Général &
le Viceroi faifoient quelque fcrupule de
Nnij
OIRE
428 HIST
Liv. vi . ſe fier à un renégat , & de lui remettre
CH. LXIV. entre les mains les Chrétiens qui doi
vent ramer. Mais Anne Felix en répon
dit , & Ricote, fe chargea de payer la
rançon des Chrétiens , fi par hazard ils
venoient à être pris. Cela étant ainſi ar
rêté , le Viceroi prit congé du Général ,
& Don Antonio Moreno emmena avoc
lui Anne Felix & fon pere , le Viceroi
le priant d'en avoir tous les foins ima
ginables , & offrant lui-même tout ce
qui dépendoit de lui ; tant la beauté & la
fageffe de la belle More lui avoient don
né d'eftime & de confidération pour elle.

"
CHAPITRE LXIV.

De l'avanture qui donna le plus de


déplaifir à DonQuichotte de tou
tes celles qui lui étoient jufques
là arrivées.

A femme de Don Antonio fut ra


LA vie d'avoir Anne Felix auprès d'el
le ; elle la reçut avec une joye extrême ,
& lui fit toutes les careffes dont elle put
s'avifer , autant charmée de fa fageffe
que de fa beauté. Tout ce qu'il y avoit
d'honnêtes gens dans la Ville venoient.
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Test
pag. 428.10.4.
DE DON QUICHOTTE. 429
auffi pour la voir , & tous la regar- Liv. vin.
doient avec admiration . CH. LXIV
Dès le même foir , Don Quichotte
dit à Don Antonio que la réſolution
qu'on avoit prife pour la liberté de Don
Gregorio , ne lui revenoit pas y ayant
tout à craindre , & rien qui donnât ef
pérance de réuffir , qu'il feroit beau
coup plus fûr qu'on le paffât lui-même
en Barbarie tout armé, & à cheval ; &
qu'il en tireroit Don Gregorio en dépit
de tous les mores ; ainfi que Don Gaïfe
ros avoit tiré Mélifandre fon épouſe.
Oui , Monfieur , répondit Sancho : mais
vous ne fongez pas que quand Don Gaï
feros tira fa femme , ce fut en terre fer
me , & il la ramena en France par la
terre ferme ; mais ici il y a bien à dire s
fi par fortuue nous délivrons ce Don
Grégorio , par où diable le mener en Ef
pagne , puiſque la mer eft entre- deux ?
Il y a remede à tout , hors à la mort ,
répondit Don Quichotte , & notre vaif
feau étant à la côte , ne pouvons - nous
pas nous y embarquer quand toute la
t
terre s'y oppoferoit ? Cela ne coûte gue
res à dire , Monfieur , repartit Sancho ,
mais du dit au fait il y a un grand trait :
& pour moi , je m'en fie bien autant au
renégat , qui me paroît habile & hom
430 HISTOIRE
LIV. VIII, me de bien. Don Antonio dit que fi le
CH. LXIV. renégat ne réuffiffoit pas , on auroit re
cours à la valeur du grand Don Qui
chotte , & qu'on le paſſeroit en Barba
rie. Delà à deux jours , le renégat partit
dans une barque légere à fix rames par
banc , & équipée de braves rameurs.
Deux jours après , le Général ayant prié
le Viceroi de lui vouloir mander des
nouvelles d'Anne Felix , & tout ce qui
fe pafferoit dans la liberté de Don Gre
gorio , il prit congé de lui , & les ga
. leres prirent la route du Levant .
Sujet de la Un matin que Don Quichotte étoit
figure.
allé voir la mer , & fe promenoit fur le
rivage armé de toutes pieces , fes ar
mes, à ce qu'il difoit toujours, étant tou
te fa parure , auffi -bien que le combat
fon repos ; il vit venir un Cavalier armé
comme lui de pied en cap , avec un écu
où étoit peinte une lune éclatante . Le
Cavalier s'approcha affez près pour fe
faire entendre , & adreffant fes paroles
à Don Quichotte il cria à haute voix : Il
luftre Chevalier , valeureux Don Qui
chotte de la Manche ! je fuis le Cheva
lier de la Blanche Lune , dont les ex
ploits inouis feront fans doute parvenus
jufques à tes oreilles ; je viens ici pour
te combattre , & pour éprouver mes ་ །
DE DON QUICHOTTE. 43º
forces contre les tiennes , avec deffein LIV. VIII
de te faire avouer que ma Dame , qu'elle C H. LXIV.
qu'elle puiffe être , eft incomparable
(
ment plus belle que ta Dulcinée du To
bofo. Si tu veux confeffer librement cet
te vérité tu évites fûrement la mort ,
& tu me délivres de la peine que je pren
drois à te la donner ; & fi tu as envie de
combattre , je ne te demande autre cho
fe après t'avoir vaincu , fi ce n'eft que tu
ceffes de porter les armes , & de chercher
les avantures durant l'efpace d'un an ,
que je prétens que tu te retires en ta mai
fon , fans porter l'épée , & vivant dou
cement , & dans un repos utile à ta fanté
& à tes affaires. Et s'ilarrive par hazard
que tu me vainques , ma tête eſt à ta dif
crétion ; je t'abandonne mon cheval &
mes armes ; & la réputation de mes
hauts faits tournera entierement à ta
gloire.Regarde ce quetu trouves de meil
leur , & répons promptement ; car je n'ai
que ce jour-ci pour vuider cette affaire.
Don Quichotte fort étonné de l'arro
gance du Chevalier de la Blanche Lune ,
& du fujet de fon défi , lui répondit
d'un air fier & févere : Chevalier de la
Blanche Lune , dont les exploits ne font
point jufqu'ici venus à ma connoiſſance ,
2 je jurerois bien que vous n'avez jamais
E
HISTOIR
432
Liv. VIII. vú l'illuftre Dulcinée ; car fi vous l'a
CH. LXIV, viez vûe , vous ne voudriez pas vous
expofer témérairement à un combat
dont l'iffue eft fi douteufe , & vous
avouriez vous-même qu'il n'y a jamais
eu de beauté qui puiffe entrer en com
paraifon avec la fienne. Ainfi donc , fans
vous dire que vous mentez , mais ſeu
lement que vous vous trompez bien fort,
j'accepté le défi aux conditions que vous
avez dites ; & la main à l'œuvre, afin que
le jour ne fe paffe point fans décider l'af
faire. J'excepte feulement de vos con
ditions ce que vous avez dit de la réputa
tion de vos grands faits , qui vont retour
ner à ma gloire. Je ne fçai ce que c'eft
que cette réputation , & je me contente
de la mienne,tellequ'elle puiffe être.Pre
nez donc du champ ce que vous vou
drez , j'en vais faire autant de ma part ,
& le fuccès fera voir qui fçait le mieux
fe fervir de la lance. On avoit découvert
de laVille le Chevalier de laBlanche Lu
ne , & le Viceroi étoit déja averti qu'on
l'avoit vû parler à Don Quichotte ;
mais il croyoit que c'étoit quelque nou
velle avanture que Don Antonio , ou
quelqu'autre Cavalier de la Ville eût in
ventée ; & étant forti accompagné de
Don Antonio , & de plufieurs autres ?
pour
DE DON QUICHOTTE. 433
7 pour en avoir le plaiſir , il arriva jufte- Lv. VIII.
ment dans le tems que Don Quichotte C H. LXIV.
tournoit fon cheval pour prendrefa part
du champ. Comme il vit que les deux
Chevaliers retournoient pour fe rencon
trer , il fe mit entre deux , & leur de
manda ce qui les obligeoit d'en venir fi
brufquement au combat ? Le Chevalier
de la Blanche Lune répondit que c'étoit
fur la préference de la beauté , redifant
en peu de paroles ce qui s'étoit paflé
entre lui & Don Quichotte , avec les
conditions du défi acceptées de part &
d'autre. Le Viceroi s'approcha auffi-tôt
de Don Antonio , & lui demanda tout
bas , s'il connoiffoit le Chevalier de la
Blanche Lune ; ou fi c'étoit quelque tour
qu'onvoulût faire à Don Quichotte ; &
Don Antonio ayant répondu qu'il ne
fçavoit rien de toute cette affaire , il fut
quelque tems en doute s'il permettroit
aux combattans de paffer outre. Mais ne
pouvant pourtant fe perfuader que ce
pût être autre chofe qu'une plaifanterie ,
il fe retira en difant : Seigneurs Cheva
liers , s'il n'y a point ici de milieu , qu'il
faille mourir ou fe confeffer, & que le
Seigneur Don Quichotte ne veuille
point ceder , ni le Chevalier de la Blan
che Lune en démordre , le champ eft li
Tome IV.
434 HISTOIRE
LIV. VIII. bre , & Dieu vous conferve. Le Cheva
CH. LXIV. lier de la Blanche Lune remercia le Vi
ceroi avec des paroles pleines de cour
toifie de la permiffion qu'il leur don
noit, & Don Quichotte en fit autant ;
puis fe recommandant de tout fon cœur
à Dieu , & àfa Dame Dulcinée , comme
il avoit accoutumé de faire avant que
d'entrer au combat , il prit un peu plus
de champ qu'auparavant , voyant que
fon adverfaire en faifoit de même. Et
lors fans trompette ni autre inftrument
de guerre qui donnât le fignal de com
battre , ils tournérent tous deux en un
même inftant la bride de leurs chevaux ,
pour fondre l'un fur l'autre. Le Cheva
fier de la Blanche Lune étoit monté fur
un cheval , plus vif & plus vigoureux
que Roffinante ; fi bien qu'ayant fait lui
feul les deux tiers de la carriere , il ren
contra Don Quichotte avec tant de for
ce , fans fe fervir de la lance , qu'on crut
qu'il avoit levée de deffein , qu'il en
voya rudement homme & cheval par
terre , & tous deux en fort mauvais état.
Il ſe jetta auffi-tôt fur Don Quichotte ,
& lui mettant la pointe de la lance dans
la vifiere , il lui dit : Vous êtes vaincu ,
chevalier , & il vous en coutera la vie
fi vous ne demeurez d'accord des con
DE DON QUICHOTTE. 435
ditions de notre combat. Don Quichot- LIV. VIII.
CH. LXIV.
te , étourdi & froiffé de fa chute , fans
avoir la force de lever la vifiere , répon
dit d'une voix foible & fourde , comme
fi elle fut fortie d'un tombeau : Dulci
née du Tobofo eft la plus belle perfon
ne du monde ; & moi , je fuis le plus
malheureux de tous les Chevaliers de
la terre : il ne feroit pas jufte que mon
malheur démentit une verité fi genera
lement reconnue. Pouffe ta lance , Che
valier , & m'ôte la vie , puiſque tu m'as
déja ôté l'honneur . Non , non , repli
qua celui de la Blanche Lune , que la ré
putation de la beauté de Madame Dul
cinée du Tobofo demeure en fon en
tier ; je ferai content , pourvû que le
grand Don Quichotte fe retire chez lui
pour un an , ainfi que nous en fommes
convenus avant le combat ; ou pour le
moins juſques à ce que je lui rende la
liberté, Le Viceroi , Don Antonio , &
plufieurs autres étoient témoins de tout
cela ; & ils entendirent auffi que Don
Quichotte répondit à fon vainqueur ,
que pourvû qu'il ne lui demandât rien
contre les interêts & la gloire de Dul
cinée , il l'accompliroit ponctuellement
en veritable Chevalier. De quoi le Che
valier de la Blanche Lune s'étant con
O o ij .
IRE
436 HISTO
LIV. VIII. tenté , il tourna bride , & faluant de la
CH. LXIV. tête le Viceroi , il s'en alla au petit ga
lop dans la Ville. Le Viceroi pria Don
Antonio de le fuivre , & de fçavoir qui
il étoit à quelque prix que ce fût.
On releva Don Quichotte , on lui ôta
le cafque , & onle trouva pâle & abattu ,
avec une fueur froide , comme s'il eût
étéprét de rendre l'ame. Pour Roffinan
te , il étoit en tel état qu'il n'y eut pas
moyen pour l'heure de le faire lever.
Sancho , auffi étonné que trifte , ne fça
voit que dire ni que faire , & croyoit
prefque que tout cela fe faifoit par en
chantement. Il confideroit fon Maître ,
vaincu à la face de tout un peuple, fans
ofer porter les armes d'un an entier , &
en même tems qu'il croyoit la gloire de
fes exploits enfevelie pour jamais , il
voyoit auffi de fon côté toutes les eſpe
rances s'en aller en fumée. Il craignoit
encore que Roffinante ne fût eftropié
pour le refte de fes jours , & fon Maître
tout difloqué , fi ce n'étoit même pis.
Pendant qu'il faifoit ces triftes refle
xions , & qu'il étoit dans une confter
nation incroyable , le Viceroi fit empor
ter Don Quichotte à la Ville , dans une
chaife à bras , & il s'y en alla auffi-tôt
avec grande impatience de fçavoir qui
étoit le Chevalier de la Blanche Lune ,
DE DON QUICHOTTE. 437
LIV. VIII.
CH. LXV.
CHAPITRE LX V.

Qui étoit le Chevalier de la Blan


che Lune , avec les nouvelles de
། -
la liberté de Don Gregorio , &
autres avantures.

ON Antonio Moreno fuivit , com


DON vu , Chevalier
de la Blanche Lune ; & en même tems
quantité de petits enfans le fuivirent
auffi , & l'importunérentjufqu'à ce qu'il
fe renferma dans une maifon de la Ville.
Don Antonio qui étoit fur fes pas , y
entra un moment après lui , & le trou
va dans une falle baffe , où il fe faifoit
défarmer par fon Ecuyer. Il le falua d'a
bord fans lui rien dire autre chofe , atten
dant l'occafion de l'entretenir ; mais le
Chevalier voyant que Don Antonio ne
le quittoit point , Monfieur , lui dit-il ,
je voi bien ce qui vous amene , c'eſt
pour fçavoir qui je fuis ; je n'en ferai
point de façon avec vous , & je vais
vous donner contentement pendant que
mon homme me défarme. Vous fçaurez
donc , Monfieur , que je m'appelle le Ba
chelier Samſon Carrasco , & que je fuis
O o iij
RE
TOI
438 HIS
LIV. VIII. du même village que Don Quichotte de
CH. LXV.
la Manche. La folie de ce pauvre Gen
til-homme , qui fait compaffion à tous
ceux qui le connoiffent , m'a fait enco
re plus de pitié qu'aux autres , & m'é
tant perfuadé que fa guériſon dépend
de fe tenir en repos & en paix dans fa
maiſon , je me fuis mis en tête de l'y ra
mener , & il m'en a deja coûté bon . II
y a environ trois mois que j'endoffai le
harnois dans ce deffein ; j'allai chercher
Don Quichotte en équipage de Cheva
lier errant , & fous le nom de celui des
Miroirs , afin de le combattre & tâcher
de le vaincre fans le bleffer , mettant
auparavant dans nos conditions , que le
vaincu demeureroit à la difcretion du
vainqueur. Et j'avois deffein dès -lors ,
le tenant déja pour vaincu , de lui dé
fendre de fortir de fa maifon d'un an
entier , croyant qu'on pourroir le gué
rir pendant ce tems- là. Mais la fortune
en ordonna d'autre forte ; ce fut lui qui
me vainquit , me faifant rudement vui
der les arçons , & ainfi mon deffein n'eut
point de fuccès. Don Quichotte s'en alla
tout glorieux de fa victoire , & je m'en 2
retournai tout rompu , & en danger de
la vie. Cependant je n'ai pas laiffé de
le chercher encore avec la même inten
DE DON QUICHOTTE. 439
tion , & je l'ai vaincu. Et comme il eft Liv. VIII.
id fort exact à garder religieufement les CH. LXV.

loix de la Chevalerie errante , je fuis


perfuadé qu'il accomplira ponctuelle
ment les conditions de notre combat ,
puifqu'il m'en a donné fa parole. Voilà ,
Monfieur , tout ce que vous vouliez fça
voir. Jevous fupplié que Don Quichot
te n'en ait nulle connoiffance , afin que
mes foins & ma peine ne foient pas per
dus , & que le pauvre homme puiffe re
couvrer l'efprit , qu'il a excellent , s'il
n'étoit point troublé par les rêveries de
fon extravagante Chevalerie. Ah , Mon
fieur , repartit Don Antonio , je ne fçau
rois vous pardonner le tort que vous
faites à tout le monde , en lui volant le
plus agréable fou qu'on ait jamais vû.
Vous n'avez pas confideré que tout l'a
vantage qu'on peut tirer de la fageffe de
Don Quichotte , ne fçauroit égaler le
plaifir que donnent fes folies. Če n'eſt
pas que je ne m'imagine bien que tous
vos foins feront inutiles , car il eft pref
que impoffible de rendre la raifon à un
homme qui l'a fi entiérement perdue :
mais enfin cela peut arriver ; & fi je ne
croyois point pêcher contre la charité ,
je fouhaiterois que Don Quichotte ne
guérit jamais , puifque nous n'y perdons
Oo i
440 HISTOIRE
LIV. VIII.
feulement fes folies , mais encore
CH. LXV. pas
celles de Sancho , qui font capables de
réjouir l'efprit le plus mélancolique.
Avec tout cela je vous promets que je
ne dirai rien , quand ce ne feroit que
pour voir fi je me tromperai dans l'opi
nion que j'ai que les foins du Seigneur
Carrafco ne réuffiront pas comme il fe
l'imagine. Monfieur , repartit Carraf
co , l'affaire eft en bon train , & j'efpe
re qu'elle réuffira. Ils fe firent enfuite
quelques complimens ; & Don Antonio
étant forti, le Chevalier de la Blanche
Lune fit auffi-tôt lier toutes les armes
fur un mulet , & montant fur fon che
val de bataille , il prit le chemin de fon
village , où il arriva heureuſement . Don
Antonio alla rendre compte au Viceroi
de ce que lui avoit dit Carrafco : & le
(
Viceroi ne pût s'empêcher d'avoir quel
que regret de ce que la retraite de Don
Quichotte alloit priver tout le monde
de fes folies.
Don Quichotte fut fix jours au lit ,
fort incommodé de fa chute ; mais beau
coup plus trifte de fe voir vaincu , que
de tout le mal qu'il fouffroit. Sancho
fe tenoit toujours auprès de lui , tâchant
à le confoler , & lui difoit entr'autres
chofes : Allons , Monfieur , courage , il
DE DON QUICHOTTE. 441
: faut fe réjouir plutôt que de s'affliger ; CH.
LIV. LX
VIII.
V.
n'êtes vous pas bien heureux d'avoir
tombé fi lourdement , fans vous caffer
la téte ? & puis ne fçavez-vous pas bien
que les hommes ne font pas toujours
en chance , & qu'on ne trouve pas tou
jours du lard par tout où il y a des cro
chets ? Mais mocquez-vous du Mede
cin , puifque vous n'avez pas besoin de
la medecine ; mon petit maître , allons
nous - en bravement chez nous , fans
nous amuſer à chercher les avantures
en des lieux que nous ne connoiſſons
point. Après tout , il fe trouve que c'eft
moi qui perd le plus , encore que vous
foyez le plus foulé. En quittant mon
Gouvernement , j'avois bien quitté l'en
vie d'étre jamais Gouverneur , mais non
pas l'envie d'être Comte ; & cependant
m'en voilà revenu , fi vous n'êtes point
Roi , comme apparemment vous ne le
fçauriez être fi vous quittez vos Cheva
leries. Mon pauvre ami , répondit Don
Quichotte , il n'y a rien de déſeſperé ,
puifque ma retraite n'eft que pour un
an. Après cela rien ne me peut empê
cher de reprendre l'exercice des armes ,
& je ne manquerai pas de Royaumes à
conquerir, ni de Comtez à te donner.
Dieu le veuille , repliqua Sancho , une
442 HISTOIRE
LIV
CH. . LXV.
VIII. bonne eſpérance vaut toujours mieux
qu'une mauvaiſe poffeffion. Comme ils
en étoient- là , Don Antonio entra dans
la chambre , & d'un vifage gai , il dit a
Don Quichotte : Bonnes nouvelles , Sei
gneur Don Quichotte , bonnes nouvel
les : Don Gregorio & le rénegat font
arrivez , ils font au Palais du Viceroi ,
& vous les allez voir ici dans un mo
ment. Cette nouvelle me réjouit , dit
Don Quichotte , témoignant un peu de
joye ; mais en vérité , Seigneur Dən
Antonio , je fouhaiterois prefque que le
deffein n'eût pas réuffi , afin de paffer
moi-même en Barbarie , où j'aurois eu
le plaifir de délivrer , non -feulement
Don Gregorio , mais encore tout ce
qu'il y a de Chrétiens efclaves parmi
ces Infideles. Mais qu'eft- ce que je dis ,
miferable , continua-t'il , ne fuis-je pas
ce lâche qui s'eft laiffé vaincre , ce mal
heureux qu'on a porté par terre , & qui
d'une année entière n'oferoit porter les
armes ? de quoi eft- ce que je me vante ,
moi , qui fuis plus propre à porter la
quenouille , qu'à manier une épée ? Et
gerni , Monfieur , laiſſez cela , interrom
pit Sancho , vous me faites mourir avec
vos difcours : Hé ! que diable eft-ce que
ceci , voulez-vous vous enterrer tout
DE DON QUICHOTTE . 443
vif? Pardi ! vive la poule encore qu'elle LIV. VIII.
CH. LXV .
ait la pepie : Dame ! on ne peut pas
toujours vaincre ; ne faut-il pas que
M chacun ait fon tour? C'eft aujourd'hui
pour vous , ce fera demain pour un au
tre; ainfi va le monde. Voyez-vous , il
n'y a rien de fûr à ces batailles ; mais
celui qui tombe aujourd'hui fe relevera
demain , fi ce n'eft qu'il veuille garder
le lit ; je veux dire , fi ce n'eft qu'il ſe
laiffe fi fort abbattre le courage , qu'il
ne lui en refte pas pour faire un nou
veau combat. Levez-vous donc , mon
cher Maître , & allons recevoir Don
Gregorio. Il faut qu'il foit déja dans la
maifon , au bruit que j'entens , & de la
maniere qu'on fe remue. Il étoit vrai
comme Sancho le penfoit. Don Grego
rio après avoir falué le Viceroi , étoit
venu avec le renégat chez Don Anto
nio, impatient de voir Anne Felix , &
fans fe donner même le loifir de quitter
un habit d'efclave qu'il avoit pris en
s'embarquant à la fortie d'Alger. Mais
en quelque état qu'il fût , il n'en avoit
pas moins bonne mine , & il attiroit les
yeux de tout le monde ; auffi étoit-il
d'une beauté furprenante , & il avoit
tout au plus dix-fept ou dix-huit ans.
Ricotte & Anne Felix allérent le rece
444 HISTOIRE
LIV. VIII. voir
CH. LXV. avec, beaucoup
le pere pleurant de joye ,, &&la fans
de modeftie fille

s'embraffer les uns & les autres , fe con


tentant de la fincerité de leur affection ,
fans fe donner de ces fortes de témoi
gnages , qui ne fentent pas affez le ref
pect . Les deux amans ne fe parlérent
que par leurfilence ; & leurs yeux furent
les feuls interprêtes de leur joye , & de
la tendreffe de leurs fentimens. La beau
té de Don Gregorio fut un nouveau fu
jet d'admiration pour tous ceux qui le
voyoient. On ne ceffoit de le regarder
que pour confiderer Anne Felix , & plus
on les confideroit l'un l'autre , plus on
les trouvoit aimables . Le renégat ra
conta de quelle maniere il avoit déli
vré Don Gregorio : & Don Gregorio
fit le recit de ce qui lui étoit arrivé à
Alger , des perils où il s'étoit vû , & des
frayeurs qu'il avoit eues parmi les fem
mes avec qui on l'avoit mis ; mais il en
parla modeftement , & en peu de pa
roles , & de fibonne grace , qu'on ne lui
trouva pas moins d'efprit que de beau
té. Ricote paya liberalement les foins
& la peine du renégat , auffi bien que
les gens qu'il avoit employez pour ra
mer , & le renégat rentra dans le fein
de l'Eglife par le moyen de la peniten
DE DON QUICHOTTE. 445°
ce , que fes larmes firent juger verita- Liv. VIII.
CH. LX V.
ble & fincere.
De-là à deux jours le Viceroi & Don
Antonio fongérent aux moyens d'em
pêcher qu'on n'inquietât Ricotte &
Anne Felix , qu'ils fouhaitoient de fai
re demeurer en Eſpagne ; la fille étant
veritablement Chrétienne , & le pere
n'ayant apparemment aucune mauvaiſe
intention. Don Antonio s'offrit d'aller
à la Cour folliciter lui-même cette affai
re , faifant entendre qu'il y en avoit
d'autres qui l'y appelloient neceffaire
ment ; & qu'à force de préfens & d'a
mis , il efperoit d'en venir à bout. Mais
Ricotte qui étoit prefent , dit qu'il ne
faloit rien attendre ni de la faveur ni
des prefens , parce que le Comte de Sa
lazar , que le Roi avoit chargé de chaf
fer les Mores , étoit un homme inflexi
ble , avec qui les prieres & les offres
étoient abfolument inutiles ; que rien
n'échapoit à fa vigilance , & que quoi
qu'en toute autre chofe , il ne fût pas
fi fevere , néanmoins en cette occafion ,
connoiffant que toute la Nation étoit
mal intentionnée , il ne faifoit aucune
grace , & exerçoit la derniere rigueur ;
de forte que malgré toutes les rufes &
les fourberies des Mores , il en avoit
RE
446 HISTOI
LIV. VIII. déja nettoyé l'Eſpagne , fans qu'on pût
CH. LXV. craindre qu'elle en fut jamais troublée.
Quoi qu'il en foit , dit Don Antonio ,
quand je ferai fur le lieu , j'y ferai tous
mes efforts , & il en réuffira çe qu'il
plaira à Dieu. Don Gregorio viendra
avec moi pour confoler fes parens , qui
font fort affligez de fon abfence , &
Anne Felix demeurera ici avec ma fem
me' , ou dans un Couvent. Pour Ricot
te , je fuis affuré que Monfeigneur le
Viceroi ne lui refufera ni fa maiſon , ni
fa protection , juſqu'à ce qu'on voye
ce qui arrivera de cette affaire. Le Vi
ceroi approuva toutes les propofitions
de Don Antonio. Pour Don Gregorio ,
il dit d'abord , qu'il ne vouloit , ni ne
pouvoit en aucune maniere s'éloigner
d'Anne Felix ; néanmoins comme il
avoit envie de voir fes parens , & qu'il
crut qu'il pourroit faire quelque chofe
pour elle , il confentit à s'en aller. Quel
ques jours après ils partirent, & ce ne
fut pas fans foupirer, & verfer des lar
mes du côté de Don Gregorio & d'An
ne Felix , en fe féparant l'un de l'autre.
Ricotte offrit mille écus à Don Grego
rio , & le preffa fort de les prendre ;
mais il n'en voulut pas , & il prit feule
ment de Don Antonio l'argent dont il
DE DON QUICHOTTE. 447
crut avoir befoin. Deux jours après Liv. VIII.
CH. LXVI.
Don Quichotte qui fe trouva un peu re
mis de fa chute , fe mit auffi en chemin ,
défarmé , & fimplement en habit de
voyage ; & Sancho le fuivit à pied ,
parce que le Grifon étoit chargé des ar
mes de fon Maître.

CHAPITRE LXVI.

Qui traite de ce que verra celui


qui le lira.

U fortir de Barcelone , Don Qui


Α' chotte regardant triftement le
lieu où il avoit été abbattu : C'eſt là ,
dit-il , que fut Troye : c'eft là que mon
malheur, & non pas ma faute , enleva
toute la gloire que j'avois acquife ; c'eſt
là que la fortune me fit fentir fon in
conftance , & éprouver fes caprices ;
c'eft là que s'eft obfcurci l'éclat de mes
grandes actions , & que ma valeur a
fait nauffrage : & c'eft là enfin que ma
réputation est tombée pour n'en rele
ver jamais. Monfieur , lui dit Sancho ,
un brave courage doit avoir autant de
patience dans fon malheur qu'il a de
joye dansla bonne fortune ; voyez auffi
448 HISTOIRE
LIV. VII. comme je fais , fi j'étois joyeux quand
CH. LXVI.
j'étois Gouverneur , à cette heure que
je ne fuis qu'un Ecuyer à pied , je ne
fuis pas trifte. Car j'ai oui dire que cet
te créature qu'on appelle Fortune , eſt
une femme fantafque , toujours yvre ,
& qui ne voit goute ; auffi ne voir - elle
point ce qu'elle fait , & ne fçait qui elle
abbat , ni qui elle releve. Je te trouve
bien Philofophe , Sancho , dit Don Qui
chotte , tu parles en Docteur , je ne fçai
pas qui t'en a tant appris. Tout ce que
j'ai à te dire , c'eft qu'il n'y a point de
fortune au monde , & de tout ce qu'on
voit ici-bas bon ou mauvais , rien ne ſe
fait par hazard , mais toujours par une
providence particuliere du Ciel ; & c'eft
à caufe de cela qu'on dit que chacun eſt
ouvrier de fa fortune. J'ai été l'ouvrier
de la mienne , & parce queje n'y ai pas
travaillé avec affez de prudence , je me
fuis vû châtié de ma préfomption. Je
devois bien penfer que la foibleffe de
Roffinante n'étoit pas capable de fou
tenir la rencontre du puiffant courfier du
Chevalier de la Blanche Lune ; je m'a
vanturai cependant , & quoi que je fiffe
tout ce que je pouvois faire , j'eus la
honte de me voir porter par terre. Mais
quoi qu'il m'en coûte l'honneur , je n'ai
pourtant
DE DON QUICHOTTE. 449
pourtant pas perdu , & je ne puis ni ne L. VIII.
CH. LXVI.
dois perdre la vertu d'accomplir ma pa
role. Quand j'étois Chevalier errant ,
vaillant & hardi , mon bras & mes ac
tions rendoient témoignage de ma va
leur , & à prefent que je fuis un Ecuyer
démonté , mon obéiffance & l'accom
pliffement feront voir que je fuis hom
me de parole. Marche donc feulement ,
ami Sancho , & allons faire chez nous
notre année de noviciat , ou plutôt aç
complir notre banniſſement . Là nous
prendrons de nouvelles forces pour re
prendre enfuite avec plus d'éclat l'exer
cice des armes. Monfieur , répondit
Sancho , ce n'eft point une chofe fi plai
fante , que d'aller à pied , que cela me
donne envie de faire de grandes jour
nées : attachons ces armes à quelque
arbre , & quand je ferai fur le dos de
mon Grifon , que je ne toucherai plus
des pieds à terre , nous irons tant vite
que vous voudrez ; mais ma foi tant
que je marcherai à pied , il ne faut pas
ine preffer , s'il vous plaît. Tu as fort
bien dit , Sancho , dit Don Quichotte ,
que mes armes demeurent ici en tro
phée ; & nous graverons fur l'écorce
des arbres , ce qui étoit écrit au bas du
trophée des armes de Roland.
Tome IV. Pp
450 HISTOIRE
Liv. VIII.
CH. LXVI.
Que nul ne foit fi téméraire
Que de toucher ces armes-ci ,
S'il ne veut fe résoudre auſſi
D'avoir avec Roland à démêler l'af
faire.

Cela feraà merveilles , Monfieur , ré


pondit Sancho , & n'étoit le befoin que
nous pourrions avoir de Roffinante par
les chemins , je ferois bien d'avis qu'on
le pendît auffi avec les armes. Je ne pré
tens pas qu'on le pende , ni lui ni les ar
mes , repartit Don Quichotte , afin
qu'on ne puiffe dire : Bon fervice , &
mauvaiſe recompenfe. C'eft fort bien
dit , Monfieur , repliqua Sancho , car
felon le dire des Sages , la faute dé l'âne
ne doit point tomber fur le bât. Et puif
que c'eft vous qui avez letort , châtiez
Vous vous-même , & ne vous en prenez
point à vos pauvres armes , qui font déja
toutes rompues de vous avoir bien fer
vi , ni au malheureux Roffinante , qui
n'a pas beſoin davantage de fatigue , &
encore moins à mes pauvres pieds , en
les faifant marcher plus que de raifon.
Tout ce jour & trois autres encore fe
pafférent en difcours femblables , fans
qu'il leur arrivât rien qui en valût la
DE DON QUICHOTTE. 451
peine. Le cinquième jour ils entrérent Liv. VIII .
CH. LXVI,
dans un village , où ils trouvérent tous
les habitans dans la Place , qui s'étoient
affemblez pour ſe divertir , parce qu'il
étoit Fête. Comme Don Quichotte s'ap
prochoit d'eux , il ouit qu'un laboureur
de la troupe dit : Bon , voilà juftement
notre affaire ; ces Meffieurs que voici ,
& qui ne connoiffent point les parieurs ,
jugeront le differend. Qui dà & de bon
cœur , mes amis , répondit Don Qui
chotte , pourvu que je l'entende : de
quoi s'agit-il ? Le fait eft , mon bon
Monfieur , repartit le laboureur , qu'un
habitant de ce village , qui eft fi gros &
fi gras qu'il pefe près de deux cens qua
tre-vingt livres , a défié à courir un au
tre habitant , qui ne peſe pas la moitié
tant que lui , & ils doivent courir cent
pas , à condition qu'ils porteront auffi
pefant l'un que l'autre. Et comme on a
démandé à celui qui a défié , comment
il veut qu'on égale les poids , il a répon
du qu'il faut que l'autre fe charge de
cent cinquante livres de fer, & que par
ce moyen ils peferont également. Non
pas cela , dit Sancho , fans attendre que
Don Quichotte répondit ; & c'eft à moi
qui viens tout fraîchement d'être Gou
verneur & Juge , comme tout le monde
P p ij
452 HISTOIRE
LIV. VIII. le
CH. LXVI. la fçait
bonne heurecette
, à juger confens Juge-la
, j'y affaire. , à
, ami San

cho , dit Don Quichotte , auffi - bien ne


fuis-je pas en état de connoître le blanc
d'avec le noir , tant j'ai l'imagination
troublée. O bien , Enfans , dit Sancho ,
je vous dis donc , avec la permiffion de
mon Maître , que ce que demande le
défieur , n'eft pas jufte ; car c'eft à celui
qui eft défié, choifir les armes , à ce
que j'ai toujours oui dire , & ici c'eſt le
défieur qui les lui choifit , & il lui en
donne de fi embaraffantes , qu'il ne fçau
roit jamais vaincre : ni feulement fe re
muer. Mon avis eftdonc ; que celui qui
eft fi gros & gras , fe coupe cent cin
quante livres de chair , par- ci par-là ,
comme il lejugera à propos , & de cette
forte les deux parties auront un même
poids , & perfonne n'aura lieu de fe
plaindre. Par ma foi , s'écria un païfan ,
ce Monfieur a jugé comme un Avocat ;
mais pardi , le défieur ne ſera pas fi fou
que de fe couper cent cinquante livres
de chair , il ne voudroit mardi pas en
avoir perdu une. Le meilleur eft qu'ils
1
ne courent point , dit un autre , afin
que le maigre ne creve point fous le
faix , & que le gras né fe déchiquette
point le corps ? mais que la moitié de la
DE DON QUICHOTTE. 453
emmenons LIV. VIII.
gageure fe mette en vin , &
ces Meffieurs avec nous au cabaret , & CH. LXVI.
s'il en arrive mal , je le prens fur moi..
De ma part , je vous fuis fort obligé ,
Meffieurs, répondit Don Quichotte , &
il me fâche d'etre incivil ; mais je ne
fçaurois arrêter un moment ; j'ai des
affaires fâcheufes , qui m'obligent de
marcher , & plus vîte que le pas. En
difant cela il donna de l'éperon à Roffi
nante , & s'en alla , les laiffant tous
en admiration , tant de fon étrange fi
gure , que de l'efprit de fon valet.
Comme ils furent partis , un des la
boureurs dit aux autres : Si ce valet eft
auffi habile , que le Maître a la mine de
l'étre , je gage que s'ils vont étudier à
Salamanque , on les verra dans un tour
ne-main , Préfidens ou Evêques : car il
n'eft rien que d'étudier & avoir un pe
tit de fortune , & quand on y fonge le
moins , on fe trouve avec quelque bon
Office , ou la mître fur la tête. LeMaître
& le valet pafférent la nuit en pleine
campagne , & à la belle étoile. Le ma
tin comme ils continuoient leur che A
K
min , ils virent venir vers eux un hom
me à pied avec un biffac fur l'épaule &
un efpece de bâton ferré à la main. Cet
homme doubla le pas en approchant de
J
HISTOIRE
454
1v. VII. Don Quichotte , & lui allant embraſſer
CH. LXVI. la cuiffe : O Monfeigneur Don Qui
chotte , lui dit-il , que Monfeigneur le
Duc aura de joye quand il fçaura que
vous retournez au château ; car il y eft
encore avec Madame la Ducheſſe. Je ne
vous connois point , mon ami , répon
dit Don Quichotte , & je ne fçai qui
vous êtes , fi vous ne me le dites. Sei
gneur Don Quichotte , repartit-il , je
fuis Tofilos , laquais de Monfeigneur
le Duc ; & c'étoit moi qui devoit com
battre avec vous , au fujet de la fille de
Madame Rodrigue. Eft-il poffible , s'é
cria Don Quichotte , que ce foit vous
que les Enchanteurs > mes ennemis
transformérent en laquais , pour me
priver de la gloire de ce combat ? Ma
foi je vous demande pardon , repliqua
le laquais , il n'y eut ni changement ni
enchantement , j'étois auffi bien laquais
quand j'entrai dans la barriere que
quand j'en fortis ; & ce ne fut que pour
époufer la fille que je trouvai jolie , que
je ne voulus pas combattre ; mais il y
eut bien à déchanter après que vous fû
tes parti. Monfeigneur le Duc m'en fit
donner tout dulong de l'aune , pourn'a
voir pas fait ce qu'il m'avoit commandé ;
& tout cela a operé que la pauvre fille
DE DON QUICHOTTE. 45 $
<
E a été mife en Religion , & Madame Ro- CH.
Liv. LXVI
VII
drigue s'en eft retournée en Caftille.
Pour moi , je m'en vais à Barcelone por
ter un paquet à Monfeigneur le Vice
roi , da la part de mon Maître. J'ai ici
une gourde pleine , ajouta-t'il , fi vo
tre Seigneurie en vouloit prendre un
trait , il fera un peu chaud , mais il eſt
bon , & j'ai d'un fromage qui vous le
fera encore trouver meilleur. Je vous
prens au mot ; dit Sancho ; car pour
moi , je ne fais point de façon avec mes
amis : que Tofilos mette feulement la
nape en dépit de tous les Enchanteurs
qui font aux Indes , & nous verrons s'ils
nous empêcheront de hauffer le coude.
En vérité , Sancho , dit Don Quichot
te , tu es un vrai gourmand , s'il y en a
un au monde ; & tu es auffi le plus
ignorant homme qui vive , puifque tu
ne connois pas que ce Meffager-là eft
enchanté , & que c'eft un laquais con
trefait. Va , je te laiffe avec lui , puif
que tu en as fi grande envie ; farcis toi la
panfe, je m'en irai au petit pas ent❜at
tendant. Tofilos fourit , regardant par
tir Don Quichotte ; & ayant tiré la
gourde & le fromage , ils s'affirent fur
T'herbe l'un & l'autre , & ne felevérent
point que l'affaire ne fût entiérement
IRE
456 HISTO
LIV. VIII. vuidée , jufqu'à manger les pleures du
CH. LXVI. fromage , & fecouer deux ou trois fois
la gourde. Pendant qu'ils étoient encore
à table , Tofilos , dit à Sancho : En
bonne foi , ami Sancho , votre Maître
doit être un grand fou ! Comment ! il
doit , répondit Sancho , mardi il ne doit
rien , il n'y a point d'homme qui paye
mieux fes dettes , & tant qu'il ne faudra
que de la folie , il ne faut pas craindre
que celui-là demeure en refte. Jele voi
auffi-bien que les autres , oui , & je le
lui dis bien à lui-même ; mais que dia
ble fert cela , & fur-tout à cette heure
qu'il s'en va déſeſpéré , parce qu'il a été
vaincu par le Chevalier de la Blanche
Lune ? Tofilos pria Sancho de lui ap
prendre ce que c'étoit que cette affai
re ; mais Sancho répondit que ce feroit
mal fait de faire attendre plus long
tems fon Maître , & qu'il lui donneroit
contentement la premiere fois qu'ils fe
rencontreroient. En difant cela , Sancho
fe leva , fecoua les miettes qu'il avoit
fur la barbe, & après avoir dit adieu à
Tofilos , il monta fur le Grifon , & alla
rejoindre Don Quichotte qui l'atten
doit fous un arbre.

X
CHAPITRE
DE DON QUICHOTTE. 457

Liv. VIII.
CH . LXVII.
CHAPITRE LXVII.

De la réfolution que prit Don Qui


chotte de fe faire Berger , tout le
tems qu'il étoit obligé de ne point
prendre les armes.

I Don avant le com


S bat, avoit l'imagination pleine d'in
quiétude , il en étoit encore plus acca
blé depuis fa chute. Il étoit , comme j'ai
dit , couché au pied d'un arbre , & là
mille réflexions , & toutes facheufes ,
comme autant de mouches piquantes ,
venoient l'affaillir en foule , & ne lui
donnoient pas le loifir de refpirer. Pen
dant qu'il étoit en ce trifte état , Sancho
arriva , & il commença par louer l'hu- .
meur libérale de Tofilos , difant que c'é
toit le plus honnête laquais qu'il eût ja
mais vu. Eft-il bien poffible, s'écria Don
Quichotte , que tu croiras toujours que
ce foit un véritable laquais ? Peux-tu
avoir oublié que tu as vû Dulcinée trans
formée en païfane , & le Chevalier des
Miroirs devenu le Bachelier Carrafco ,
qui ne font que des rufes des Enchan
teurs qui me perfécutent ? Mais , dis
Tome IV. Qq
OIRE
458 HIST
LI . VIII. moi , n'as-tu point demandé à ce pré
€ H. LXVII. tendu Tofilos ce que fait Altifidore ? fi
elle pleure mon abfence , ou fi elle a
banni de fon efprit ces fentimens amou
reux qui la tourmentoient avec tant de
violence lorfque j'étois auprès d'elle ?
Ma foi , Monfieur , répondit Sancho ,
je fongeois bien à autre chofe qu'à de
mander ces bagatelles. Mais à quoi dia
ble fongez-vous vous- même de vous en
quérir des penſées d'autrui , & encore
des penfées amoureuſes ? Mon ami , dit
Don Quichotte , il y a bien de la diffé
rence entre les actions que l'amour fait
faire , & celles qu'on fait par reconnoif
fance. Un Chevalier peut bien ceffer d'ai
mer ; mais jamais il ne doit être ingrat.
Apparemment Altifidore m'aimoit beau
coup ; elle m'a fait le préfent que tu
fçais , elle pleura quand je partis , me
maudit , me dit mille injures , & n'eut
point de honte de fe plaindre devant
tout le monde ; toutes marques qu'elle
étoit éperduement amoureufe ; car les
dépits des amans finiffent ordinaire
ment par des malédictions . De ma
part , je ne pouvois lui donner nulle
efpérance , ni n'avois aucuns tréfors à
lui offrir ; car les tréfors des Chevaliers
errans font comme ceux qui font voir
DE DON QUICHOTTE. 459
les Démons , faux & imaginaires , & je Liv. VIII.
fuis entierement réſervé pour un autre. CH. LXVII.
Je n'ai donc rien à lui donner que quel
ques marques de mon fouvenir , fans
préjudice toutefois de ce que je dois à
Dulcinée , à qui tu fais grand tort , en
remettant toujours les coups que tu dois
te donner pour la tirer de peine. Et fans
mentir , mon ami , tu crains fi fort ta
peau , que je voudrois la voir mangée
des loups , puifque tu aimes mieux la
garder pour les vers , que de la rendre
utile à cette pauvre Dame. Monfieur
répondit Sancho , s'il en faut dire la vé
rité , je ne fçaurois croire que ces coups
de fouet puiffent fervir au défenchante
ment de perfonne. C'eft tout comme qui
diroit : Vous avez mal à la tête , frot
tez-vous les jambes. Au moins je jure
rois bien que dans tous les livres de
Chevalerie que vous avez pû lire , vous
n'avez jamais vû délivrer un enchanté à
force de coups de fouet. Mais à bien ou
à mal , je me les donnerai pour vous con
tenter , fi-tôt que l'envie m'en prendra ,
& que j'en trouverai l'occaſion. Dieu le
veuille , dit Don Quichotte & te faffe
bien-tôt connoître l'intérêt que tu as de
foulager ma Dame qui eft auffi la tien
ne , puifque je fuis ton Maître. En par
Qq ij
IRE
460 ' HISTO
JIV. VIII. lant de la force , ils fe trouvérent au mê
CH. LXVI me endroit où ils avoient été fi bien fou
lés fous les pieds des taureaux ; & Don
Quichotte s'en reffouvenant , dit à San
cho : Voilà le pré où nous rencontrâ
mes il y a quelque tems , ces bergers
galans & ces agréables bergeres qui vou
loient renouveller l'Arcadie paftorale :
Qui- deffein auffi nouveau que judicieux . Si
Donpropo
chotte
Le à Sancho tu veux m'en croire, Sancho , nous nous
de fe faite ferons auffi bergers à leur imitation ,
Berger.
au moins pour le tems que j'ai promis
de ne point porter les armes. J'ache
terai des moutons & toutes les chofes né
ceffaires pour un femblable exercice ; &
me faifant appeller le berger Quichotis,
& toi Pancino , nous irons par les bois
& les prés , chantant & jouant de la mu
fette , faifant des complaintes ; tantôt
buvant le criftal liquide des fontaines ,
& tantôt des eaux pures des ruiffeaux ,
ou de celles des fleuves. Les chênes
verds & les hêtres nous donneront li
béralement de leurs fruits : nous trou
verons des retraites dans le creux des
liéges , & de l'ombre fous les tillots : les
rofes nous embeaumeront de leurs par
fums ; les prés couverts de mille fleurs
différentes nous préteront une agréable
& molle couche ; l'air pur & ferein , des

1
DE DON QUICHOTTE . 461
rafraichiffemens délicieux ; la lune & les L1v. VII .
CH. LXVI11 .
étoiles une lumiere temperée. Nous
trouverons du plaifir à chanter , & du
foulagement à nous plaindre. Apollon
nous infpirera des vers , & l'Amour des
fentimens. Ainfi nous nous ferons une
deftinée digne d'envie , & nous nous ren→
drons fameux , non feulement dans no
[
tre fiecle , mais encore dans la mémoire
des hommes. Par ma foi , Monfieur >
je fuis enchanté de cette maniere de
vivre , dit Sancho ; il faut que Carraf
co , & Maître Nicolas le Barbier ne s'en
foient jamais avifés. Je m'en vais pa
rier qu'ils feront ravis de venir avec
nous ; & je ne jurerois pas que la fan
taifie n'en prît à Monfieur le Curé ; car
il eft brave homme , & aime bien la
joye. Tu dis fort bien , Sancho , repar
1
tit Don Quichotte : & fi le Bachelier
Samfon veut être de la partie , comme
il n'y manquera pas , il pourra s'appel
ler le berger Sanfonio , ou le berger
Carrafcon : Maître Nicolas , Nicolofo ,
à l'imitation de l'ancien Bofcan , qui
s'appelloit Nemerofo. Pour le Curé , je
ne fçai pas bien quel nom nous lui don
nerons , fi ce n'eft quelqu'un qui dérive
du fien , l'appellant le berger Curiam
bro. Quant aux bergeres que nous avons
Qq iij
462 HISTOIRE
LIV. VIII. àaimer,les noms ne feront pas difficiles à
CH. LXVII. trouver , nous ferons à même ; puifque le
nom de Dulcinée convient auffi- bien
à une bergere qu'à une Princeſſe , je
n'ai que faire de me travailler à lui en
chercher un autre : & toi , Sancho ,
tu donneras à la tienne celui que tu
voudras. Je n'ai pas envie , répondit
Sancho , de lui en donner un autre que
celui de Therefona qui s'accorde bien
à fa taille ronde , & au nom qu'elle
porte , puifqu'elle s'appelle Thérefe ,
outre qu'en la nommant dans les vers
que je ferai pour elle , tout le monde
la connoîtra , & on connoîtra auffi que
je fuis fidele , puifque je ne vais point
moudre au moulin des autres. Pour
Monfieur le Curé , il ne faudra point
qu'il ait de bergere , afin de donner bon
exemple ; & fi le Bachelier en veut
avoir une , à lui permis. Hé bon Dieu ,
s'écria Don Quichotte , quelle vie nous
allons mener , ami Sancho ! de
que
flageolets , que de cornemufes , que
de hautbois , & de tambours de baf
que ! que de fonnettes & de violons !
& fi avec cela nous pouvons encore avoir
des Albogues , qu'eft-ce qui nous man
quera de tous les inftrumens qui entrent
dans la mufique paſtorale ?
DE DON QUICHOTTE. 463
Qu'appellez -vous donc Albogues , Liv. VIII.
Monfieur , demanda Sancho ? je n'en CH. LXVIL
ai jamais vû , ni n'en ai oui parler en Albogurs
toute ma vie. Ce font répondit Don ce que c'eit.
Quichotte deux inftrumens de cuivre
en mode de chandeliers , qu'on frappe
l'un contre l'autre par le vuide , & il
en fort un fon qui ne déplaît pas , &
qui s'accorde bien avec la cornemufe &
le petit tambour. Ce nom- là eft morif
que , comme le font tous ceux que nous
avons en notre langue , qui commen
cent par Al. Par exemple , Almoaca ,
Almorcar , Albombra , Alguafil , Alu
cema , Almançor , Alcanzia , & autres
femblables , qui ne font pas en grand
nombre , & notre langue en a feule
ment trois morifques , qui finiffent en
I, qui font , Borcegui , Zaquicami , &
Maravedi : Car Alheli , & Alfaqui ,
autant pour l'al , qui eft au commen
cement que pour l'i de la fin , font
bien connus pour être Arabes. Je t'ai
dit ceci en paffant , parce que le nom
d'Albogues m'en a fait reffouvenir , &
que je fuis bien aife de t'apprendre tou
jours quelque choſe.
Sçais-tu qui nous fervira bien , San
cho , à faire paroître notre exercice en
ſa perfection ? C'eſt comme tu le ſçais ,
Qq iiij
HISTOIRE
464
Liv. VIII . que je me méle tant foit peu de poëfie ,
CH. LXVII. que le Bachelier Carraſco eft un des
meilleurs Poëtes : pour le Curé je n'en
dis rien ; mais je jurerois pourtant bien
qu'il en fçait plus qu'il ne dit , & Maî
tre Nicolas même , car les barbiers
pour la plupart , jouent de la guittarre ,
& fe mêlent de rimer. Pour moi je me
plaindrai de l'abſence : toi tu te vante
ras de ta perféverance & de ta fidelité :
le berger Carrafcon fe plaindra des mé
pris de fa bergere : le berger Curiam
bro dira tout ce qu'il voudra ; & de
cette forte la chofe ira à merveilles.
Monfieur , dit Sancho , je fuis fi mal
heureux , que je ne verrai jamais l'heu
re que nous devons commencer une
telle vie. Bon Dieu que je ferai de jo
lies cuilliers de bois , fi je me vois une
fois berger ! que de crême , que de fro
mages , que de cailles , que de guirlan
des pour moi & pour ma bergere ! que
de houlettes , que de bâtons enjolivés ?
Hé qu'est- ce qui me manquera de tou
tes les droleries que fçavent faire les ber
gers ? & fi je ne fais pas dire que je fuis
fçavant , au moins dira-t-on que j'ai de
l'invention. La petite Sancha ma fille ,
viendra aux champs nous apporter à dî
ner. Mais pourtant quand j'y fonge ,
DE DON QUICHOTTE. 465
elle n'eft point trop déprife , & il y a Liv. VIII.
des bergers qui ont plus de malice qu'on CH. LXVII.
ne croiroit : je ne prendrois pas plaifir
qu'on me la vînt muguetter , & que la
pauvre fille qui n'y entend point de
mal , en eût pour fon compte ; car l'a
mour & les mauvais deffeins fe fou
rent auffi-bien aux champs que dans la
Ville , & dans les chaumines comme
5 dans les grands Palais : & en ôtant l'oc
cafion , on ôte le péché : c'eſt l'occafion
qui fait le larron : quand on ne voit pas ,
on ne penſe pas : & il vaut mieux fau
ter le foffé , que de s'attendre aux prie
res des gens de bien. Hé plus de pro
verbes , Sancho , je t'en prie , dit Don
Quichotte en voilà plus qu'il n'en faut
pour faire entendre ta penſée ; & je
t'ai déja averti plufieurs fois de n'en
être pas fi prodigue ; mais c'eft prêcher
au défert ; ma mere me châtie , & moi
je fouette le fabot. Par ma foi , Mon
fieur , repartit Sancho , vous me faites
fouvenir de ce qu'on dit communé–
7 ment. Ote-toi de la , dit la poële au
chaudron , tu es noir comme la che
mine : vous me dites que je dis trop de
proverbes , & vous me les enfilés deux à
deux. Il faut que tu confideres , Sancho,
dit Don Quichotte , que ceux que je
466 HISTOIRE
Liv. VIII. dis font toujours à propos ; mais toi ,
CH. LXVII. tu les tires fi fort par les cheveux qu'il
n'y a pas moyen de les entendre. Je t'ai
dit fouvent, fi je ne me trompe, que les
Des prover- proverbes font autant de braves fenten
bcs.
ces , tirées de l'expérience & des obfer
vations des plus fages de l'antiquité :
mais un proverbe qu'on ne met pas en
fa place , eft plutôt une fottife qu'une
fentence. Mais en voilà affez , le jour
finit ; éloignons - nous du chemin , &
cherchons quelque endroit à paffer la
nuit ; nous verrons demain ce que Dieu
nous garde . Ils s'écartérent donc , &
foupérent tard & affez mal , au grand
déplaifir de Sancho , à qui la chicheté
de la Chevalerie errante faifoit inceffam
ment regretter l'abondance de la maifon
de Don Diego de Miranda , les nôces
de Gamache , & tous les endroits où il
avoit fait bonne chere. Mais enfin con
fidérant qu'il n'étoit pas toujours fete ,
il ſe laiſſa aller au fommeil , & fon Maî
tre s'aban donna à fes penfées ordinaires .
DE DON QUICHOTTE. 467
LIV. VIII.
CH. LXVIII .
CHAPITRE LXVIII.

Avanture de nuit , qui fut plus

fenfible à Sancho , qu'à


Don Quichotte.
A nuit étoit un peu obfcure , quoi
que la Lune fût pourtant au ciel ,
mais elle étoit dans un endroit où on
ne la pouvoit voir ; car la bonne Dia
ne va quelque-fois fe promener aux
Antipodes , & laiffe nos montagnes &
nos vallées dans une grande obfcurité.
Don Quichotte fatisfit un peu au beſoin
de la nature , fe laiffant d'abord aller
au premier fommeil ; mais il ne paſſa
pas plus avant , au contraire de Sancho,
qui avoit toujours accoutumé de dor
mir tout d'une piece depuis le foir juſ
qu'au matin , marque de fa bonne con
ftitution & du peu de fouci qui l'inquié
toit. Ceux de Don Quichotte le réveil
lérent de bonne heure , & il dit à San
cho , après l'avoir bien tiré & bien ap
pellé : Je t'admire, Sancho de la maniere
dont tu es fait ; on diroit que tu es de
marbre ou de bronze , fans mouvement
& fans fentiment ; tu dors pendant que
RE
468 HISTOI
IIV. VIII. je veilles ; tu chantes quand je pleure ;
CH.LXVIII. je fuis foible & abbatu , faute de don
ner à la nature les alimens néceffaires ,
& toi tu manges à toute heure , & la
graiffe t'ôte prefque la refpiration. Il eft
d'un ferviteur affectionné , de prendre
part aux déplaifirs de fon Maître , de
reffentir fes peines , & de lui donner
du foulagement . Cette nuit eft la plus
belle du monde , & le filence qui re
gne ici au tour & la douceur du tems ,
méritent bien qu'on fe prive du fom
meil pour profiter des beautés de la fo
litude. Leve-toi donc , je t'en conjure ,
& par pitié pour Dulcinée , & pour
moi , donnes-toi quatre ou cinq cens
coups de fouet de ceux que tu es obligé
de te donner pour le défenchantement
de cette pauvre Dame ; & fais-le de bon
ne grace , je t'en fupplie ; car je n'en
veux point venir aux mains avec toi ,
comme l'autrefois , que tu me fis voir
que tu les as fi rudes. Et quand tu au
ras fait , nous pafferons le refte de la
nuit à chanter ; moi , les maux que me
fait fouffrir l'abſence ; & toi , ta loyau
té , commençant ainfi dès aujourd'hui
la vie des bergers que nous devons faire
dans notre village Monfieur , répondit
Sancho , je nefuis pas Chartreux pour
DE DON QUICHOTTE . 469
me lever comme cela au milieu de la Liv. VIII,
CH. LXVIII
nuit , & me donner la difcipline ; &
par ma foi , vous êtes bon de dire qu'a
près cela nous chanterons toute la nuit ;
croyez - vous qu'un homme qui a été
bien étrillé , ait grande envie de rire ?
Laiffez-moi dormir , je vous en prie , &
ne me preffez point de me fouetter ;
autrement je ferai un bon ferment de
n'y fonger de ma vie. O cœur endurci !
s'écria Don Quichotte : Ecuyer ingrat ,
amitié & faveurs mal employées ! Eft
ce-là la récompenfe de t'avoir fait Gou
verneur & de t'avoir mis au point d'ê
tre à toute heure Comte ou Marquis ,
ou quelque autre chofe femblable ; ce
qui ne peut manquer d'arriver auffi-tôt
que j'aurai accompli mon exil ? Car en
fin poft tenebras fpero lucem. Je ne fçai ce
que cela veut dire , repliqua Sancho ;
tout ce que je fçais c'eft que quand je
dors , je n'efpere ni ne crains rien , je ne
fonge ni à la peine ni aux récompenfes ,
& beni foit celui qui a inventé le dor
mir ; manteau qui couvre tous les foucis
des hommes , viande qui ôte la faim ,
breuvage qui appaife la foif, feu qui ga
rantit du froid , froid qui rafraîchit l'ar
deur du chaud , finalement monnoye
générale pour acheter tous les plaiſirs du
470 HISTOIRE
LIV. VIII. monde & balance où on égale fans
CH. LXVIII. tricherie les bergers avec les Rois , &
les ignorans avec les fçavans. C'eſt une
bonne chofe que le fommeil , Monfieur,
& je n'y fçache rien de mal , que ce que
j'ai oui dire qu'il reſſemble à la mort.
Effectivement , il n'y a pas grande dif
férence , non , d'un homme endormi , à
un trépaffé , fi ce n'eft que quelquefois
le premier ronfle , & l'autre ne fonne
jamais mot. Sancho , dit Don Qui
chotte , de ma vie je ne t'ai oui parler
avec tant d'efprit , ni fi également qu'à
cette heure ; & le proverbe a raifon
quand il dit : Non pas celui avec qui
tu nais , mais celui avec qui tu pais ;
dis-moi qui tu fréquentes , & je te di
rai tes habitudes. Eh bien , Monſieur ,
repartit Sancho , eft - ce moi à préſent
qui les enfile les proverbes ? ma foi ,
Monfieur notre Maître , ils vous fortent
de la bouche deux à deux , & à grand
hâte ; tout ce qu'il y a à dire , c'eft que
les vôtres font toujours à propos , &
les miens la plupart du tems fans rai
fon ; mais ce font toujours des prover
bes au bout du compte.
Sancho n'eut pas plutôt achevé de
parler , qu'ils entendirent un certain
bruit fourd , qui rempliffoit toute cette
DE DON QUICHOTTE. 470
vallée . Don Quichotte fe leva brufque- LIV. VIII.
"' ment , & mit l'épée à la main ; & San- CH. LXVIII.
cho fe coula vîte fous fon Grifon , fe
faiſant un rempart à droite & à gauche
du paquet des armes de fon Maître , &
du bât de l'âne , & tremblant de toute
fa force , tout bien retranché qu'il étoit.
De moment en moment le bruit s'aug
mentoit , & plus il approchoit de nos
gens , plus il leur donnoit de frayeur ,
au moins à l'un ; car pour l'autre tout
le monde fçait affez ce que c'eft quela
vaillance. C'étoit des Marchands qui
menoient à une foire plus de fix cens
pourceaux , marchant à une telle heu
re pour aller plus commodément ; & le
bruit que faifoient ces animaux . avec
leurs grognemens , étoit fi grand , que
Don Quichotte & Sancho en avoient
les oreilles étourdies , & ne s'imagi
noient point ce que ce pouvoit être.
Les pourceaux non plus ne s'apperçu
rent point que Don Quichotte & San
cho étoient dans leur chemin , ou n'en
firent pas femblant , & fans aucun ref
pect pour la Chevalerie errante , ils
leur pafférent fur le corps , défaiſant
les retranchemens de Sancho , & con
fondant pêle-mêle le Chevalier & l'E
cuyer , Roffinante & le Grifon , le bât
1
472 HISTOIRE
LIV. VIII. & les armes. Sancho fe leva bien en co
CH. LXVIII . lere , & demanda à Don Quichotte , fon
épée , pour apprendre , dit-il , à Mef
fieurs les pourceaux , car il avoit recon
" nu ce que c'étoit , fic'eft ainfi qu'on trai
te les Chevaliers errans. Laiffe-les aller ,
mon ami , répondit Don Quichotte , je
mérite bien tout ce qui m'arrive , & il
eft jufte qu'un Chevalier errant vain
cu , foit mangé des mouches , & foulé
aux pieds par des pourceaux. Je n'ai rien
à dire à cela , Monfieur , dit Sancho :
mais eft-il jufte que les Ecuyers des Che
valiers vaincus meurent de faim , &
foient mangés des poux ? Si nous étions
nous autres Ecuyers les Enfans des Che
valiers que nous fervons , ou leurs pro
ches parens , je ne m'étonnerois pas
que nous fuffions châtiés de leurs fau
tes , dût-ce être juſqu'à la quatriéme
génération ; mais qu'eft- ce que les Pan
ças ont àvoir avec les Quichottes ? Mais
prenons courage , encore ne faut- il
pas jetter le manche après la cognée ;
tâchons de dormir le refte de la nuit ?
il fera demain jour , & nous verrons
de quoi il fera queſtion . Dors , Sancho
dors , toi qui es né pour dormir , ré
pondit Don Quichotte : pour moi qui
fuis né pour veiller , je vais fonger à
mes
DE DON QUICHOTTE. 473
mes malheurs , & tâcher de les foulager LI v. viii .
en chantant des vers que j'ai faits la nuit CH. LXVIII.
derniere , quoique je ne t'en aye rien
dit. A mon avis , dit Sancho , les mal
heurs qui ne m'empêchent pas de faire
des chanſons , ne doivent pas être bien
grands. Mais , Monfieur, chantez & bal
lez tant qu'il vous plaira ; pour moi , je
dormiraitant que je pourrai , & n'appré
hendez pas que je vous trouble. En di
fant cela , il s'étendit par terre , & dor
mit d'un profond fommeil , fans fon
ger à rien du monde. Don Quichotte ,
appuyé contre un hêtre , ou peut-être
un liege ; car Cid-Hamet ne dit point
quel arbre , mêlant fa voix à ſes fou
pirs , chanta ces vers :

Amour ! lorfque je penfe


Au terrible tourment que tu me fais fouf
frir ,
Je ne pense plus qu'à périr
Pour finirma fouffrance.

Mais au point de franchir le pas


Qui me doit affranchir des rigueurs de
la vie ,
Un excès de plaifirs , dont mon ame eft
ravie ,
Me dérobe au trépas.
Tome IV. Rr
HISTOIRE
474
LIV. VIII. Ainfi ne pouvant vivre & ne pouvant
CH. LXVIII. mourir ,

Je me trouve en toute heure en des peines


mortelles ,
Et le fort n'a rien à m'offrir
Qu'une vie , une mort également cruel
les.

Le pauvre Chevalier accompagnoit


chaque vers de foupirs & de larmes ;
comme celui qui avoit le cœur percé
de douleur & de défefpoir d'avoir été
vaincu , & de fe voir éloigné de Dul
cinée. Cependant le jour parut , & les
1
rayons du Soleil donnant dans les yeux
de Sancho , il commença à s'allonger &
s'étant bien tourné d'un côté fur l'au
tre , il s'éveilla tout-à-fait. La premiere
chofe qu'il vit ce fut le défordre qu'a
voient fait les pourceaux dans fon équi
page , & fes premieres paroles furent
une terrible malédiction fur eux & fur
ceux qui les menoient. Enfin ils mon
térent à cheval , & continuérent leur
chemin ; & après avoir bien marché ,
ils virent fur le foir venir huit ou dix
hommes de cheval , & cinq ou fix au
tres de pied. Don Quichotte fentit quel
que émotion à la vue de ces gens-là , &
Sancho en fut épouvanté , parce qu'a
DE DON QUICHOTTE. 475
vec les autres armes , ils portoient tous Liv. VIII.
des lances & des boucliers , & fem- CH. LXVIII.
bloient avoir quelque deffein. Ha ! San
cho , dit Don Quichotte , s'il m'étoit
permis de me fervir de mes armes , &
que ma parole ne me liât point les
mains , que cet efcadron ne me feroit
guéres de peur , & que je prendrois de
plaifir à exercer ma valeur , & la force
de mon bras , quoique pourtant il fe
peut faire que ce foit toute autre choſe
que ce que je penfe. Cependant les gens
de cheval arrivérent , & tous la lance
au poing , & fans rien dire , environné
rent Don Quichotte , & lui mirent la
pointe de la lance dans l'eftomac & dans
les reins , le menaçant de le faire mou
rir. Un des gens de pied , le doigt fur la
bouche >, pour lui faire figne qu'il fe
donnât de garde de dire mot , prit Rof
finante par la bride , & le tira du che
min ; & fes compagnons en tournant
Sancho , firent marcher le Grifon du
côté qu'on emmenoit Don Quichotte.
Il prit deux ou trois fois envie au pauvre
Chevalier de demander ce qu'on lui
vouloit , & où on le menoit ; mais
fi-tôt qu'il penfoit remuer les levres ,
fes féveres gardes d'un œil menaçant ,
& faifant briller la lance , lui fermoient.
Rrij
HISTOIRE
476
LIV. VIII. la bouche. Sancho n'en étoit pas quitte
C. LXVIII . à fi bon marché pour peu qu'il fit
mine de vouloir parler , on le piquoit
avec un aiguillon , & en même tems
fon âne , comme fi on eût appréhendé
qu'il eût la même envie. La nuit vint ,
ils doublérent le pas , & la frayeur aug
menta dans le cœur de nos avanturiers ,
fur-tout quand ils s'entendirent crier :
Marchez Troglodites , taifez -vous Bar
bares , fouffrez Antropophages , fermez
les yeux & la bouche , Scythes , Po
lyphemes meurtriers , lions enragés ,
tigres dévorans , & d'autres noms fem
blables , dont on leur étourdiffoit les
oreilles. Haye , difoit Sancho en lui
même , & encore avec grande peur
qu'on ne l'entendît , que tous ces noms
là ne fonnent guéres rien de bon ; mar
di , le mauvais vent qui fouffle ! tous
les maux nous viennent d'un coup , com
me les coups de bâtons fur les chiens ,
& plût à Dieu que cette avanture finît
par des coups de bâton ; mais elle com
mencetrop mal pour finir fi doucement.
Don Quichotte étoit tout troublé de
l'état où il fe trouvoit ; il ne pouvoit
comprendre pourquoi on les accabloit
d'injures & de reproches ; & quelque
raifonnement qu'il fit pour trouver un
DE DON QUICHOTTE. 477
jour dans une avanture fi extraordi- LIV. VIII.
naire , il voyoit feulement qu'il y avoit CH. LXVIII.
beaucoup à craindre , & rien à eſpérer.
Après avoir marché plus d'une heure
en ce trifte équipage , ils arrivérent en
viron à une heure de nuit à la porte
d'un château que Don Quichotte re
connut pour celui du Duc , où il avoit
demeuré quelques jours auparavant. Hé
qu'est-ce que tout ceci , dit-il alors ?
N'eft-ce pas ici le lieu où j'ai trouvé
tant d'honnêteté & de courtoifie ? Mais
pour les malheureux & les vaincus tout
fe tourne en mal , & la fortune prend
plaifir à accabler des miférables. Ils en
trérent dans la principale cour du châ
teau , & tout ce qu'ils y virent augmen
ta leur étonnement , & redoubla leurs
frayeurs , comme on le verra dans le
chapitre fuivant.
OIRE
478 HIST
Liv. VIII.
CH. LXIX.
CHAPITRE LXIX.

De la plus étrange avanture qui


foit arrivée à Don Quichotte ,
& la plus furprenante de toute
cette grande hiftoire.

Es gens de cheval mirent pied à


L terre , & eux & les gens de pied ,
prenant rudement Don Quichotte &
Sancho fur les chevaux , les firent en
trer dans la cour , où il y avoit tout au
tour cent flambeaux allumés ou envi
ron , & fur les galleries plus de cinq
cens lampes , qui ne donnoient pas
moins de lumiere qu'auroit pû faire le
plus beaujour. Au milieu de la cour étoit
un tombeau haut de fept à huit pieds ,
couvert d'un grand dais de velours noir,
autour duquel brûloient plus de cent
cierges de cire blanche dans des chande
liers d'argent ; & on voyoit fur le tom
beaule corps d'une jeune fille, mais avec
tant de reftes de beauté , qu'elle effa
çoit tout ce qu'on trouve d'affreux dans
la mort. Sa tête qu'elle avoit appuyée
fur un carreau de brocard, étoit couron
née d'une guirlande de diverfes fleurs .
DE DON QUICHOTTE. 479
& dans fes mains , qui étoient croiſées LIV. VIII.
fur la poitrine , elle tenoit une branche CH . LXIX.
de palme. En un des coins de la cour
étoit un théâtre , où on voyoit deux
hommes avec des couronnes ,fur la tête
& le fceptre à la main ; de la même
maniere qu'on repréſente Minos & Ra
damante. Et ce fut - là que ceux qui
avoient pris Don Quichotte & Sancho ,
les menérent , les faifant affeoir fur des
fiéges qui étoient à un des côtés du théâ
tre , & leur recommandant le filence.
avec un air farouche. Mais il n'étoit pas
beſoin de menaces > nos avanturiers
étoient fi étonnés qu'ils ne fçavoient que
dire. En même tems montérent fur le
théâtre deux perfonnes d'importance , à
qui Don Quichotte & Sancho firent de
profondes révérences , les reconnoiffant
pour le Duc & la Ducheffe , chez qui ils
avoient demeuré. L'un & l'autre les fa
luérent de la tête & prirent leurs places
dans des fieges fort riches , tout proche
de ceux qui portoient des couronnes.
Notre Chevalier regardoit tout cela
avec admiration , & ne fçavoit pas trop
bien qu'en penfer , voyant même que le
corps qu'on avoit mis fur le tombeau ,
し étoit celui de la belle Altifidore . On jetta
fur Sancho une robe de boucaffin noir ,
480 HISTOIRE
LIV. VIII . toute femée de flammes , & on lui mit
CH. LXIX. fur la tête un bonnet fait comme une
mître à la maniere de ce qu'on donne ,
par ignominie à ceux qu'on envoye au
fupplice ; & celui qui l'ajufta de la forte ,
lui dit à l'oreille que s'il defferroit les
dents pour dire un mot , on lui donne
roit les morailles , où on l'étrangleroit.
Sancho fe regardoit de la tête aux pieds,
& fe voyoittout en flammes ; mais com
me il ne fe fentoit point brûler , il ne
s'en mettoit pas en peine. Il ôta le bon
net , & le vit tout peint de diables ; il
le remit fur la tête , & dit en lui-même :
Encore eft-ce quelque chofe que ces
flammes ne me brulent point , & que
ces diables ne m'emportent pas. Don
Quichotte confideroit auffi Sancho , &
malgré toute fa frayeur , il ne put s'em
pêcher de fourire de le voir ainti équipé.
Pendant que tout le monde étoit atten
tif & dans le filence , on entendit de
deffous le tombeau un concert agréable
de flutes douces , qui jouérent quelque
tems des airs amoureux & tendres : puis
tout d'un coup on vit paroître à la tête
du tombeau d'Altifidore, un jeune hom
me vêtu à la Romaine , qui accordant
une très-belle voix avec une harpe , dont
il jouoit lui-même , chanta ces Stances :
Pendant
DE DON QUICHOTTE. 481
Pendant
W que l'amoureuse & trifte Altifi- Liv. VIII,
dore CH. LXIX .

Répofe en fon cercueil :


Pendant que nous voyons encore
Soupirer & gémir des compagnes en
deuil :

Je vais , ainfi qu'un autre Orphée


Chanterfon mérite en mes vers ,
Et pour l'apprendre à l'Univers ,
En informer la Renommée.

Je ne prétens feulement pas


Le publier pendant ma vie ,
Je veux même après le trépas
Que, libre de mon corps , mon efprit le
publie ;
Qu'on feache par- toutfes malheurs .
Que l'Univers entier en pleure ,
Etjufqu'en lafombre demeure
Que Pluton & fa Cour en répandent des
pleurs.

Il fuffit , dit lors un de ces deux Rois ,


il fuffit , divin Chantre , ce ne feroit ja
mais fait que de nous vouloir peindre
en détail les graces de l'incomparable
Altifidore , qui n'eſt pas morte comme
le penſe le vulgaire ignorant , mais qui
vit encore dans les cent bouches de
la Renommée , & reviyra parmi nous
Tome IV Sf
HISTOIRE
482
LIV. VII . fi-tôt que Sancho Pança l'aura rappellée
CH. LXIX. à la lumiere , par la peine qu'il eft defti
né àfouffrir. Ainfi donc , ô Radamante ,
toi qui juges avec moi dans les antres
obfcurs de Lethé , puifque tu fçais ce qui
eft arrêté dans les décrets immuables des
deftinées pour faire revivre cette aima
ble perfonne , déclare - le promptement ,
afin de ne pas différer davantage le bien
que nous attendons de fon retour. A
peine Minos eut parlé de la forte que
Radamante fe levant fur fes pieds : Ac
courez tous , s'écria-t-il , domeftiques
de cette maifon , grands & petits , forts
& foibles , hommes & femmes ; venez
les uns après les autres , donner fur le
vifage de Sancho vingt-quatre croqui
gnoles , & fur fes bras & fes reins douze
pincemens , & fix piquûres d'épingles ;
car c'eft de-là que dépend la réfurrection
d'Altifidore. Par là gerni , cria Sancho ,
fans fe foucier de rompre le filence , je
me laifferai auffi bien manier ainfi , com
me je fuis More : mort de ma vie , je
voudrois bien fçavoir quel rapport ma
peau peut avoir avec la réfurrection de
cette Demoiselle ? Dulcinée eft enchan
tée , il faut queje la défenchante à coups
de fouet celle-ci meurt du mal que
Dieu lui envoye , & il faut que je me
DE DON QUICHOTTE. 483
meurtriffe le vifage à coups de croqui- Liv. vit.
CH. LXIX.
gnoles , & que je me perce le corps
comme un crible pour la faire revenir.
A d'autres de par tous les diables , à d'au
tres , c'eft bien à moi à qui on vend
des coquilles ; je fuis un vieux routier
qu'on ne mene pas ainfi par le nez , &
que ces belles Dames attendent la ré
furrection fi elles veulent. Tu mourras ,
cria Radamante , adoucis-toi , tigre ; hu
milie-toi , fuperbe Nembrot , fouffre &
te tais , puifqu'on ne te demande pas
des chofes impoffibles , & ne te mets
pas en peine de vouloir pénétrer des fe
crets de cette importance : tu feras fou
ffleté , tu te verras égratigner , & tu gé
miras fous les poignantes piquûres des
aiguilles. Sus donc , miniftre de mes
commandemens , qu'on exécute la fen
tence , ou par la mort de Cerbere , je
vous ferai voir fi je fçai me faire fervir..
On vit auffi-tôt paroître dans lacour fix
duegnes , marchant comme en procef
fion , l'une après l'autre , quatre d'en
tr'elles portant des lunettes , & toutes ,
la main droite levée , avec le pognet dé
4
couvert , pour la faire voir plus longue.
Sancho ne les eut pas plutôt apperçues ,
qu'il ſe prit à mugir comme un taureau .
Je me laifferai , dit-il , manier par qui
Sfij
HISTOIRE
484
LIV. VIII. voudra , je fouffrirai que tout le monde
CH. LXIX. mette la main fur moi , mais pour des
duegnes , je n'y fçaurois confentir.Qu'on
me déchire le vifage comme les chats fi
rent à mon Maître dans ce château ;
qu'on me perce le corps à coups de da
gue ; qu'on me découpe les bras avec des
tenailles rouges , je fouffrirai comme je
pourrai : mais que des duegnes me tou
chent , je n'en ferai rien , quand tous les
diables d'Enfer me devroient emporter.
Hé , prens patience , mon enfant , dit
Don Quichotte , donne contentement à
ces Meffieurs , je t'en prie , & rens gra
ces au Ciel de t'avoir donné la vertu de
défenchanter les enchantés , & de reffuſ
citer les morts. Les duegnes étoient dé
ja tout proche de Sancho , & lui fe ren
dant aux paroles de fon Maître , ou plu
tôt à la néceflité de fouffrir ce qu'il ne
pouvoit empêcher , il commença à s'ar
ranger fur fon fiege , & tendit le viſage
à la premiere , qui lui appliqua une vi
goureufe croquignole fur la joue , &
lui fit une grande révérence. Eh mardi ,
point tant de civilité , Madame la due
gne , dit Sancho , & rognez -vous un peu
plus les ongles. Enfin toutes les due
gnes lui en donnérent autant avec les
mêmes céremonies , & il fut pincé par
DE DON QUICHOTTE. 485
tous les gens de la maifon. Mais ce qui CH L 1 . v.LXI
VIII.
X.
lui fit perdre patience , ce fut les coups
d'aiguilles ; au premier qu'il fentit , ilfe
leva brufquement de fon fiege , & pre
nant une torche allumée qu'il trouva au
près de lui , il commença à donner ſur
les duegnes , & fur fes autres bourreaux ,
criant de toute fa force : Hors d'ici , mi
niftres de Satan , croyez vous que je fois
de fer pour fouffrir le martyre ? A ces
mots , Altifidore , qui devoit être laſſe
d'avoir été fi long-tems en une même
pofture , fe tourna fur un côté , ce que
voyant les affiftans , ils s'écriérent pref
que tous en même tems , Altifidore eſt
en vie , Altifidore eft en vie. Radaman
te ordonna à Sancho de s'appaifer , puif
que ce qu'on fouhaitoit , étoit fait . Com
me Don Quichotte vit remuer Altifi
dore , il s'alla jetter aux genoux de
Sancho , & l'embraffant tendrement :
Eh mon enfant , lui dit-il , le bon mo
ment que voici , fi tu voulois te donner
quelques coups de fouet , de ceux qu'on
t'a ordonnez pour le défenchantement
de Dulcinée , voici , juſtement l'inf
tant que la vertu eft en état d'ope
rer , ne le pers pas , mon cher ami , fers
t'en pour le foulagement de cette pau
vre Dame ; donne-moi cette fatisfac
Sf iij
HISTOIRE
486
IV. VII . tion , & travaille pour ta propre gloire.
C. LXIX. Sçavez - vous bien , Monfieur , répondit
Sancho , que foye fur foye n'eft pas bon
à faire doublure ? Eft-ce que ce n'eft pas
affez d'etrefouffleté , pincé & égratigné ,
qu'il faille encore que je me fouette ?
Non , non , Monfieur , il n'y a autre
chofe à faire, finon de prendre une meu
le de moulin , me l'attacher au cou , &
me jetter dans un puits. Et fur mon
Dieu , je ne m'en foucierois pas trop ,
puifqu'aufli bien pour guérir les maux
d'autrui , il faut que je fois la vache de
la nôce. Allez , allez , vous devriez mou
rir de honte , de me parler de cela à
l'heure qu'il eft ; & par ma foi vous ferez
tant que je ferai ferment de ne guérir ja
mais perfonne , quand il ne m'en devroit
coûter qu'un poil de la barbe. Pardi ,
voilà un beau don , que j'ai apporté du
ventre de ma mere , je guéris les autres ,
& je deviens plus malade qu'eux ; je vou
drois bien que tous les Medecins en euf
fent un pareil. Altifidore avoit déja en
tierement repris fes efprits ; & dans le
moment qu'elle s'étoit mife à fon fant
dans le tombeau , on entendit de toutes
parts le fon des hauts-bois & des mu
fettes , & un nombre infini de voix , qui
croient : Altifidore eſt vivante ; Altifi
DE DON QUICHOTTE. 487
dore eft reffufcitée. Le Duc & la Du
Liv. VIII .
i cheffe , Minos & Radamante fe levérent , CH. LXIX.
& tous enſemblent avec Don Quichotte
& Sancho allérent vers Altifidore , &
lui aidérent à defcendre du tombeau.
Elle fit une profonde révérence au Duc ,
à la Ducheſſe , & aux Juges infernaux ,
& regardant Don Quichotte de tra
vers ; Dieu te le pardonne , dit-elle , in
grat Chevalier , il me femble que j'ai été
mille ans dans l'autre monde à caufe de
ta cruauté ; pour toi , ajouta-t- elle , fe
tournant vers Sancho , ô le plus pitoya
ble Ecuyer de tout l'Univers , je te rens
grace de la vie dont je jouis , reçois en
récompenfe fix de mes chemifes que je
te veux donner pour t'en faire fix au
tres. Si elles ne font pas bien entieres, au
moins puis - je t'affurer qu'elles font
propres. Sancho lui baifa la main pour
la remercier le genoux en terre , & le
bonnet à la main . Et comme le Duc dit
qu'on lui rendît fon manteau & fon
chapeau , & qu'on lui ôtat la robe ſe
mée de flammes , il le fupplia très-hum
blement de permettre qu'il emportât
chez lui la robe & le bonnet , en mé
moire d'une chofe fi extraordinaire.
Vous le pouvez garder , ami Sancho ,
dit la Ducheffe , vous fçavez bien que
Sf iiij
488 HISTOIRE

I.IV. VIII. je fuis de vos amies , & que je ne ſçau


CH. LXX. rois vous rien refufer. Comme il étoit
tard , le Duc ordonna qu'on débaraffat
la cour , & que tout le monde fe reti
rât ; & auffi-tôt on mena Don Quichot
te & Sancho dans leurs chambres.

CHAPITRE LXX.

Qui traite des chofes néceſſaires à


l'intelligence de cette Hiftoire.
ANCHO Coucha cette nuit-là fur un
lit qu'on lui avoit dreſſé dans la
chambre même de Don Quichotte ; ce
qui ne lui plut pas trop , parce qu'il étoit
fatigué de l'avanture paffée , & qu'il fça
voit bien que fon Maître le fatigueroit
encore à force de demandes & de ré
ponfes , fans lui laiffer un moment de
repos , & il eût donné quelque chofe
de bon pour coucher feul dans une écu
rie , plutôt que dans une chambre ma
gnifique. Il avoit raiſon de craindre , le
pauvre homme ; Don Quichotte ne fut
pas plutôt au lit , qu'il lui dit : Que te
femble , Sancho , de l'avanture de cette
nuit ? n'eft-ce pas une chofe étrange
que la force du mépris dans l'amour ?
Tu as vû de tes yeux propres Altifidore ,
DE DON QUICHOTTE. 489
au tombeau ; & ce n'eft aucune autre Lrv. Viit.
fleche ni d'autre épée ou venin qui l'a CH. LXX.
tuée , que le feul déplaifir de voir que je
la traitois toujours avec mépris. Qu'elle
C fût morte , à la bonne heure , de ce
qu'elle eût voulu , & quand elle auroit
voulu répondit Sancho , qu'elle m'eût
laiffé en patience ; puifque ce n'eft point
moi qui lui donnois de l'amour , ni qui
l'avois méprifée. Je ne fçai pas , comme
je l'ai déja dit une autre fois , ce que la
guérifon d'une folle peut avoir de com
mun avec le martyre de Sancho Pança :
mais je ne le connois que trop à cette
heure , qu'il y a dans le monde des En
chanteurs & des enchantemens , & Dieu
m'en délivre , s'il lui plaît , puifque je ne
m'en fçai point garantir . Mais , Mon
fieur , laiflez-moi dormir , je vous en
prie , fi vous ne voulez que je me jette
par la fenêtre. Dors Sancho , dors , mon
enfant , dit Don Quichotte , fi tant eft
que le mal que tu as fouffert te le puiffe
permettre. Hé mordi ! repliqua Sancho ,
je ne me foucierois guéres des chique
naudes , n'étoit l'affront de les avoir re
çûes par des duegnes ; mais encore une
fois , Monfieur , laiffez-moi dormir , il
n'y a que cela qui me puiffe racommo
der. Je le veux , mon enfant , dit Don
490 HISTOIRE
LIV. VIII. Quichotte , & Dieu foit avec toi . Ils s'en
CH.
LXX, dormirent tous deux ; & Cid- Hamet
Benengely prend ce tems-là pour nous
apprendre ce qui obligea le Duc à in
venter cette grande avanture que nous
venons de voir . Il dit que Carrafco
ayant toujours fur le cœur le rude faut
que lui avoit fait faire Don Quichotte ,
lorfqu'il lui fit vuider les arçons fous le
nom du Chevalier des Miroirs , ce qui
avoit renverfé tous fes deffeins , il s'é
toit réfolu de faire une feconde tenta
tative fi-tôt qu'il en trouveroit l'occa
fion. Il vit le Page qui avoit porté la let
tre de la Ducheffe à Thérefe Pança ; &
ayant fçû de lui où étoit Don Quichot
te , il chercha auffi -tôt un cheval & des
armes , & fe mit en chemin avec un mu
let chargé de fon équipage , que con
duifoit un laboureur qui lui fervoit d'E
cuyer , comme avoit fait Thomas Ce
cial. Etant arrivé chez le Duc il apprit
que Don Quichotte , en étoit parti , le
chemin qu'il prenoit , & qu'il avoit fait
deffein de fe trouver aux joûtes de Sar
ragoffe. Le Duc lui dit auffi tous les
tours qu'on avoit faits à notre Cheva
lier , avec ce qu'on avoit inventé pour
défenchanter Dulcinée ; ce qui fe de
voit faire aux dépens du pauvre San
DE DON QUICHOTTE. 491
cho ; que c'étoit Sancho lui- même qui Liv. VIII,
avoit fait croire à fon Maître qu'elle étoit CH. LXX.
enchantée & transformée en païſane ;
& que cependant la Ducheffe n'avoit
pas laiffé de faire croire à Sancho que
c'étoit lui qui fe trompoit & que Dul
cinée étoit véritablement enchantée.
Enfin on apprit au Bachelier tout ce
que nous avons déja Vû , & fur le point
de fon départ , le Duc le pria de le re
venir voir pour lui apprendre tout ce
qui lui feroit arrivé avec Don Quichot
te , qu'il le vainquît ou non . Carraſco
partit enfuitte , & fe mit en quête de
Don Quichotte , qu'il ne trouva point
à Sarragoffe. Il paffa plus avant , & le
trouva enfin à Barcelonne , où il eut fa
revanche , comme nous avons dit. De
là il repaffa chez le Duc , à qui il ra
conta le fuccès de fon voyage , & que
Don Quichotte , comme franc Cheva
lier , s'en retournoit chez lui pour acom
plir la parole qu'il avoit donnée de ne
porter les armes d'un an pendant lequel
tems , ajoûta Carrafco , il y a fujet d'ef
pérer qu'il guérira d'une folie qu'entre
tientfon extravagante profeffion , ce qui
eft l'unique but que je me fuis propofé
en des déguiſemens fi éloignés de ma
condition. Après cela il prit congé du
492 HISTOIRE
LIV. VIII. Duc , & s'en alla à ſon village attendre
CH. LXX. Don Quichotte . C'eft de- là que le Duc
prit occafion de ſe divertir encore une
fois de nos avanturiers , ne pouvant fe
réfoudre à perdre pour jamais deux fi
agréables fous , tant il prenoit de plai
fir aux vifions du Maître & du valet.
Par fon ordre il y eut quantité de gens
en campagne , tant à pied qu'à cheval ,
qui fe poftérent fur les avenues du châ
teau , & dans tous les endroits par où
l'on crut que Don Quichotte pouvoit
paffer. On le trouva , & on en donna
incontinent avis au Duc ; & comme tout
étoit déja préparé , fi-tôt qu'on fçut la
venue de Don Quichotte , on n'eut que
la peine d'allumer les flambeaux de la
cour , & Altifidore fe mit fur le tom
beau avec tout l'appareil qu'on vient de
voir , & le tout réuflit admirablement.
Cid -Hamet ajoute , que pour lui il
croit que les railleurs n'étoient guéres
moins fous que ceux qu'on railloit , &
qu'il ne fçauroit penfer autre choſe du
Duc & de la Ducheffe , qui employoient
tant de tems à fe jouer de deux mifé
rables.
Le jour furprit Don Quichotte & i
Sancho , celui- ci ronflant de toute fa
force , & l'autre comme englouti dans
DE DON QUICHOTTE. 493
fes rêveries ordinaires. Et comme Don LIV. VIII.
Quichotte penfoit à fe lever , car vain- CH. LXX.
cu & vainqueur , il fut toujours enne
mi de la pareffe , Altifidore reffuſci
tée , & avec la même guirlande qu'elle
avoit dans le tombeau , vêtue d'un fatin
blanc à fleurs d'or , les cheveux flotans
par boucles fur les épaules , & appuyée
fur un bâton d'ébene , entra dans fa
chambre ; & cette vûe le furprit fi fort ,
que fans fonger à faire aucune civilité à
cette Demoiſelle , il s'enfonça entiere
ment dans fon lit , s'envelopant des
draps & de la couverture . Àltifidore
s'aflit dans une chaife auprès de lui , &
après un grand foupir , elle lui dit d'une
voix foible & amoureuſe : Quand les
Dames foulent la honte aux pieds , &
qu'elles permettent à leur langue de dé
couvrir les fecrets de leur cœur , il faut
croire qu'elles fe trouvent dans un étran
ge état. Pour moi , Seigneur Don Qui
chotte , je fuis une de ces malheureuſes
amantes , preffée par ma paffion , & en
un mot , éperdument amoureuſe , &
cependant avec tant d'honnêteté & de
retenue , que le feul foin de cacher mon
martyre ma coûté la vie . Il y avoit
deux jours , cruel Chevalier ! que les
réflexions que je faifois fur la dure
494 HISTOIRE
LIV. VIII. té de ton cœur , que les plaintes n'ont
CH. LXX. jamais pû attendrir , & le reffentiment
que j'avois de tes rigueurs m'avoient
mife au tombeau ; au moins tous ceux
qui m'on vue , ont jugé que j'étois
morte : & n'étoit que l'Amour touché
de compaffion , m'a fait trouver du re
mede dans le martyre de ce pitoyable
Ecuyer , je ferois affurément demeurée
dans l'autre monde . L'amour dit San
cho , auroit bien pu faire à mon âne
l'honneur qu'il m'a fait , & je lui en au
rois eu obligation . Mais dites moi , Ma
dame , ainfi le Ciel vous donne un meil
leur amant que mon Maître ; qu'avez
vous vu dans l'autre monde ? & qu'eft
ce que l'Enfer , que ceux qui meurent
défefpérés , font obligés d'en prendre
le chemin ? Pour vous dire la pure vé
rité , répondit Altifidore , il faut que je
n'aye pas été tout- à-fait morte , puifque
je n'ai point été jufqu'en Enfer ; car fi
j'y avois entré , il m'y auroit bien falu
demeurer en dépit que j'en euffe. J'allai
feulement jufqu'à la porte , où je trou
vai une douzaine de Démons en cale
çons & en chemife , avec des colets
de refeau , qui jouoient à la paume , &
qui avoient à la main des raquettes de
feu, Ce qui me furprit le plus , c'eft que

{
DE DON QUICHOTTE. 495
: leurs bales étoient des livres enflés de LIV. VIII.
vent & de bourre ; je fus encore beau- CH. LXX.
coup plus étonnée de voir que contre
l'ordinaire des joueurs , parmi lesquels
il y en a toujours qui fe réjouiffent ,
tous ceux là grondoient , peſtoient , re
nioient , & fe donnoient mille malédic
tions , comme s'ils euffent tous perdu.
Il n'y a pas là de quoi s'étonner , dit
Sancho , car les diables , qu'ils jouent
ou non , qu'ils gagnent ou qu'ils per
dent , ils ne peuvent jamais être contens.
J'en demeure d'accord , répondit Alti
fidore ; mais il y eut encore une chofe
qui me donna bien de l'admiration ;
c'eft que du premier coup de raquette ,
ils mettoient la bale en tel état , qu'elle
ne pouvoit plus fervir , fi bien qu'ils mi
rent en piéces tant de livres vieux &
nouveaux , que c'étoit merveille. Il y
en avoit entre autres un , tout flambant
neuf, à qui ils donnérent un fi rude
coup , qu'ils en jettérent toutes les
feuilles au vent. Alors un des démons
dit à un autre : Regarde quel livre c'eſt
là ? C'eft répondit-il , la feconde par
tie de Don Quichotte de la Manche :
non pas celle qui a été compofée par
Cid-Hamet , l'auteur de la premiere ,
mais par un certain Arragonnois , qu'on
496 HISTOIRE

LIV. VIII. dit qui eft de Tordefilas. Ofte-le moi


CH. LXX. de là , dit le premier démon , & le jette
dans le fond des abîmes ; que jamais il
ne paroiffe devant mes yeux. Eft - il
bien fi mauvais , dit l'autre ? Si détefta
ble , repliqua le premier , que fi je l'a
vois fait moi-même tout exprès , il ne
feroit pas pire. Les démons continué
rent à jouer , & moi pour avoir oui feu
lement nommer le nom de Don Qui
chotte , qui m'eft fi cher , je me ſuis
toujours bien fouvenue de cette efpece
de viſion , & je ne l'oublierai jamais.
C'étoit une vifion fans doute , dit Don
Quichotte , car il n'y a point d'autre
Don Quichotte que moi dans le mon
de. Je fçavois déja que cette hiftoire
couroit de tous côtés de main en main ,
& qu'on n'en fait pas grand cas ; &
je ne me fuis pas offenfé d'y voir fi fort
maltraiter Don Quichotte , parce que
je ne fuis pas celui de l'Hiftoire , qui
n'eft qu'un phantôme fuppofé par l'Au
teur. Si fon Ouvrage eft bon & plein
de véritez , il réuffira toujours ; mais de
la maniere qu'on en parle , c'eft un
mouftre qu'on étouffera prefque dès fa
naiffance.
Altifidore alloit continuer ſes plaintes
contre les rigueurs de Don Quichotte
quand
DE DON QUICHOTTE. 497
quand il lui dit lui-même : Je vous ai Liv. VIII.
déja dit plufieurs fois , Mademoiſelle , CH. LXX.
que j'ai beaucoup de déplaifir de ce que
vous avez jetté les yeux fur moi , parce
que je ne puis vous payer que de re
mercimens fans vous pouvoir donner
d'autre remede. Je ſuis né pour Dulci
née du Tobofo : c'eft à elle que les def
tinées , s'il y en a , m'ont réſervé . Et de
s'imaginer qu'une autre beauté puiffe
prendre dans mon efprit & dans mon
cœur la place qu'elle occupe , c'eft une
rêverie. En voilà affez pour vous défa
bufer , & vous faire rentrer dans les
bornes de l'honnêteté ; car en un mot ,
nul n'eft obligé à l'impoffible. Par tous
les Incas du Perou , double tigre , s'é
cria Altifidore , feignant une colere ex
trême , je ne fçai qui me tient que je ne
t'arrache les yeux. Tu crois peut-être ,
Don vaincu Chevalier , Don roué de
coup de bâtons , que je me fuis laiffée
mourir d'amour pour ta maigre figure ,
Non , non , je ne fuis pas affez fotte ;
tout ce que tu as vu la nuit derniere ,

n'étoit qu'une feinte ; je ne fuis pas fille
à me défefperer pour un animal comme
toi , & je ne voudrois feulement pas
qu'il m'en coutât une larme , bien-loin
d'en vouloir mourir, Par ma foi , je le
Tome IV. Tt
RE
498 HISTOI
Liv. VIII. crois commevous dites , dit Sancho , que
CH. LXX. toutes ces morts d'amoureux ne font
que des contes ; ils difent bien qu'ils
font morts , mais au diable l'un qui dit
vrai. Sur ce difcours entra le Muficien
qui avoit chanté les deux Stances fur le
tombeau d'Altifidore. Il fit une grande
révérence à Don Quichotte , & lui dit :
je prie votre Seigneurie , Seigneur Che
valier , de me tenir au rang de vos plus
fideles ferviteurs. Il y a déja long-tems.
que j'ai pour vous une grande affection ,
& une eftime toute particuliere , tant
pour vos grands faits d'armes , que pour
la réputation que vous vous êtes acqui
fe. Apprenez-moi , je vous prie , qui vous
êtes , Monfieur , répondit Don Qui
chotte , afin que je proportionne mes
remercimens à votre mérite . Le Mu
ficien dit qu'il étoit le panégyrifte d'Al
tifidore , qui avoit chanté la nuit pré
cedente des Vers à fa louange. Vous
avez affurément la voix admirable , re
partit Don Quichotte ; mais je ne trouve
pas que ce que vous chantiez fut fort à
propos ; car quel rapport peut-il y avoir
entre les Stances de Garcilaffo , & la
mort de cette Demoifelle ! Que cela
ne vous étonne pas , Monfieur , repliqua
le Muficien , c'eſt une choſe affez en
DE DON QUICHOTTE. 499
ufage parmi les Poctes de ce tems, & me- Liv. VIII.
me parmi les plus hables : chacun écrit à CH. LXX.
fa fantaiſie , & pille par- tout où il peut ;
& que ce foit à propos ou non , on ne
laiffe pas de bien recevoir leurs ouvra
ges , & les plus grandes fottifes font
attribuées à licence poëtique. Don Qui
chotte vouloit répondre, mais il en fut
empêché par le Duc & la Ducheffe , qui
entrérent dans la chambre. Il'y eut en
tre eux une longue converfation , &
Sancho dit tant de plaifanteries , & la
plûpart malignes , que le Duc & la
Ducheffe ne ceffoient d'admirer , tantôt
la fimplicité , & tantôt la fubtilité de
fon efprit. Don Quichotte fupplia leurs
Excellences de lui permettre de partir
ce jour-là , parce , dit-il , que les Che
valiers vaincus comme moi ne doivent
habiter que des cabanes ou des caver
nes , & qu'ils deshonorent les maifons
des Princes. Ils lui dirent qu'ils ne vou
loient point le retenir malgré lui , &
qu'il étoit le maître. La Ducheffe lui
demanda fi Altifidore étoit dans fes
bonnes graces ? Madame répondit Don
Quichotte , tout le mal de cette jeune
Demoiſelle ne vient que d'oifiveté &
de pareffe ; & une occupation honnête
& continuelle en fera le remede . Elle
Ttij
500 HISTOIRE

LIV. VIII. vient de me dire qu'on porte du refeau


CH. LXX. en Enfer, & il y a apparence qu'elle en

fçait faire ; qu'elle ait toujours les fu


feaux à la main , & l'efprit à fon ou
vrage ; fans doute fon imagination ſera
bien - tôt libre , & elle perdra entiere
ment l'idée de celui qu'elle aime ; c'eſt
mon fentiment & mon confeil. Par ma
foi c'eft le mien aufli , ajouta Sancho ;
car auffi-bien n'ai-je jamais vû aucune
faiſeuſe de dentelle qui fut morte d'a
mour , & quand les filles font occupées ,
elles fongent plus à leur ouvrage qu'à
faire l'amour. J'en juge par moi- même ;
car quand je fuis après à labourer , je
ne me fouviens point de ma moricaude ,
je veux dire ma ménagere , que j'aime
comme la prunelle de mes yeux. Vous
dites fort bien , Sancho , diť la Duchef
fe , & déformais j'occuperai Altifidore ,
à faire du refeau ; car elle l'entend à
merveilles. Il ne fera pas befoin de ce
la , Madame , répondit Altifidore , le
feul fouvenir des cruautés de ce tigre
me fervira de remede , & avec la per
miffion de votre Excellence , je me re
tire pour ne voir pas davantage fa trifte
& défagréable figure. Je ne fçai fi ceci
n'eft point ce qu'on a accoutumé de di
re , dit le Duc que celui qui s'emporte
DE DON QUICHOTTE. 501
& dit des injures , eft tout prêt de par- LIV. VIII.
donner. Altifidore fit femblant de s'ef. CH. LXXI.
fuyer les yeux ; & après une grande ré
vérence , elle fortit de la chambre . Ma
pauvre Demoiſelle , dit alors Sancho en
branlant la tête , vous méritez bien ce
que vous avez , puiſque vous vous êtes
fi mal adreffée. En bonne foi , fi vous
étiez venue à moi , vous auriez trouvé
un coq qui chante bien d'une autre
forte. La converfation finie , Don Qui
chotte s'habilla ; il dîna avec le Duc &
la Ducheffe , & après le dîner il prit
congé d'eux , & partit.

1
CHAPITRE LXXI.

Où Sancho fe met en devoir de dé

fenchanter Dulcinée.

OTRE Chevalier s'en alloit fon


Nchemin, avec un efprit également
mélé de joye & de trifteffe : de trifteffe
parce qu'il fe voyoit vaincu , & de joye
pour avoir reconnu la vertu de Sancho
dans la réfurrection d'Altifidore ; quoi
qu'il doutât pourtant un peu qu'elle eût
été véritablement morte, Sancho ne
502 HISTOIRE
LIV. VIII. s'en alloit pas trop content , parce
CH. LXXI. qu'Altifidore ne lui avoit point donné
les chemiſes qu'elle lui avoit promiſes ,
& en penfant à cela , il dit à fon Mai
tre : Pardi , Monfieur je fuis un Me
decin bien malheureux. La plûpart
tuent leurs malades , & fi ils ne laiflent
pas d'être payez de leur peines , qui
au bout du compte ne va qu'à ordonner
une medecine qu'il faut encore payer à
l'Apotiquaire; & moi , à qui la fanté des
autres coûte du fang , des nazardes , &
des coups de fouet , au diable foit-il fi
on me fait préfent d'une obole. Par ma
foi , fi on m'amene jamais d'autre ma
lade , fi me graiffera-t-on la main avant
que je le guériffe : car le Moine vit de
ce qu'il chante , & je ne fçaurois croire
que Dieu m'ait donné la vertu que j'ai
pour mourir de faim . Tu as raifon , San
cho , répondit Don Quichotte , & Alti
fidore a très-mal fait de ne te pas tenir
parole. Car quoique la vertu que tu as
ne te coute aucune étude , le martyre
que tu as fouffert eft plus confidérable
que toute l'étude que tu aurois pû faire .
Pour moi je puis bien t'affurer d'une
chofe , que fi tu avois fouhaité quelque
récompenfe pour les coups que tu as à
te donner pour défenchanter Dulcinée ,
DE DON QUICHOTTE. 503 .
je te l'aurois déja donnée fi bonne que LIV. VIIL
tu en ferois content. Je ne fçai pour- CH. LXXI.
tant pas trop bien fi l'on peut fans
fcrupule promettre ici des récompen
1 fes , & je ne ferois pas bien aife que
cela empêchât l'effet du remede : mais
nous en pouvons faire l'épreuve. Re
garde , Sancho , combien tu deman
des , & te fouette tout à l'heure ; &
après cela tu te payeras par tes mains.
de l'argent que tu as à moi. A ces paro
les Sancho ouvrit les yeux & les oreil
les , & réfolut tout de bon de fe fouet
ter ,
puifqu'il y avoit quelque chofe à
gagner. Allons , Monfieur , dit- il , it
faut vous donner contentement : l'a
mour que j'ai pour ma femme & mes.
enfans , me fait fonger à leur profit , en
core que cefoit aux dépens de ma peau.
Or çà , combien me donnerez-vous
pour chaque coup de fouet ? Si la ré
compenfe , répondit Don Quichotte ,
devoit être égale à la qualité & à la
grandeur du remede , le tréfor de Ve
nife & les mines du Potofi ne feroient
pas affez riches pour te récompenſer.
Fais toi - même le prix , & compte à
combien cela peut aller. Il y a , repartit
Sancho , trois mille trois cens tant de
coups , dontje m'en fuis feulement don
HISTOIRE
504.
LIV. VIII, né cinq ; que ceux-là paffent pour ce
CH. LXXI. qui eft au-delà des trois mille trois cens ,
& comptons fur les trois mille trois cens
qui reftent. Il me faut un fou marqué
pour chacun , & je n'en rabattrois pas
un liard pour le Pape. Ce font donc
trois mille trois cens fous marqués , qui
font les trois mille quinze cens fois fix
blancs , qui font fept cens cinquante
pieces de cinq fous , & les trois cens
que je n'ai pas comptez , font trois cens
fous marqués , qui font cent cinquante
fois fix blancs , qui font feptante-cinq
pieces de cinq fous & les feptante
cinq pieces de cinq fous , jointe avec
les fept cens cinquante , font huit cens
vingt-cinq , qui font juſtement , atten
dez , 200... 206... 1. 5. f. Je retiendrai
cela fur l'argent que j'ai à vous , & je
m'en irai content comme un Roi , quoi
que véritablement bien fouetté ; mais
on ne prend pas les carpes fans apâter.
O mon cher ami Sancho , s'écria Don
Quichotte ! ô mon aimable Sancho !
Hé , que nous ferons obligés , Dulcinée
& moi , àte chérir tout le refte de no
tre vie ! Si cette pauvre Dame fe revoit
jamais en l'état où elle étoit , fa difgra
ce aura été heureufe , & ma défaite fera
un glorieux triomphe. Regarde , mon
fils ,
DE DON QUICHOTTE.
505
༨༠༨.
fils , quand tu veux commencer. Afin Liv. VIII .
= de te donne r courage , & que tu finiſſes CH. LXXI
plus vîte , je te donne encore deux pif
toles . Quand , repliqua Sancho ? ma
foi , dès cette nuit , faites feulement en
forte que nous couchions dehors , &
vous verrez fi je fçai m'étriller.
La nuit vint que Don Quichotte fou
haitoit avec tant d'impatience , crai
gnant à tout moment qu'une des roues
du char du Soleil ne fe rompît , & s'ima
ginant que le jour duroit plus que de
coutume , ainfi que le penſent toûjours
les Amans , qui ne croyent jamais voir
l'accompliffement de leurs fouhaits.
Enfin ils entrérent dans un bois , qui
étoit un peu éloigné du chemin ; & après
avoir ôté la felle & le bât à Roffinante

& au Grifon , pour les laiffer paître , ils


J s'étendirent fur l'herbe , & foupérent de
ce qui fe trouva dans le biffac , Sancho
ayant raifonnablement foupé , & voyant
qu'il n'y avoit plus rien de refte , voulut
tenir parole àfon Maître ; il prit le li
cou de Roffinante , & une fangle du bât
de fon âne , & fe retira dans le bois à
quelques vingt pas de Don Quichotte.
Mon enfant , lui dit fon Maître : le
voyant aller d'un air fi déliberé , prens
garde , je te prie , à ne te point mettre
Tome IV.
Vu
HISTOIRE
506
LIV. VIII. l'un
CH. LXXI. en pieces ; ,fais
l'autre & que
ne teles coupspas
preffe s'attendent
tant que

l'haleine ne te manque au milieu de la


carriere : je veux dire que tu ne charges
pas fi fort qu'il t'en coute la vie avant
que la pénitence foit achevée. Et de peur
que le remede ne devienne inutile , pour
avoir donné la doſe , ou trop forte, ou
trop foible , je me vais tenirici près , &
compter les coups fur mon Rofaire,
Courage , mon ami , le Ciel favorife tes
bonnes intentions , & les rende effica
ces. Le bon payeur ne craint point de
donner des gages , dit Sancho , & je
m'en vas me fouetter de maniere que
fans me tuer , il ne laiffera pas de m'en
cuire ; car je m'imagine que c'eft en cela
que doit être la vertu du remede. Il fe
dépouilla auffi-tôt de la ceinture en
haut ; & commença à s'étriller , & Don
Quichotte àcompter les coups. Sancho
ne s'en étoit encore donné que fept ou
huit , qu'il commença à s'ennuyer , &
trouvant la charge trop pefante pourle
prix : Ma foi , dit- il , Monfieur, j'en ap
pelle comme d'abus , & ces coups- là
valent fix blancs comme un double .
Continue, ami Sancho, & ne perds point
courage , lui dit Don Quichotte , qu'à
cela ne tienne , je double le prix , & de
DE DON QUICHOTTE. 507
bon cœur. A la bonne heure donc , dit LIV. VIII.
CH. LXXI.
Sancho ; que les coups de fouets tom
bent à prefent comme la grele. Mais le
pendart ne s'en donna plus fur les épau
les ; & il fe mit à fouetter les arbres de
toute fa force , fuifant de tems en tems de
grands foupirs , comme s'il eût été prét
de rendre l'ame.Don Quichotte qui étoit
naturellement pitoyable , craignant
que Sancho ne le tuât aux rudes coups
qu'il fe donnoit , & qu'ainfi par fon
imprudence le remede demeurât fans
effet : Arréte mon ami, lui cria- t'il, com
me diable tu y vas ; c'eft affez pour ce
coup , la Medecine me paroît un peu
forte ; il fera bon d'en faire à deux fois ,
& Zamora ne fut pas pris dans une heu
re. Si j'ai bien compté , voilà plus de
mille coups que tu t'es donnés ; il fuffic
pour l'heure ; l'âne comme on dit fouf
fre bien la charge , mais non pas la fur
charge. Non , non , Monfieur, répondit
Sancho , on ne dira jamais de moi , il eſt
payépar avance , & il a les bras rompus.
Eloignez-vous un peu & que je m'en
donne encore un millier , & en deux ve
nues comme cela l'affaire fera vuidée ,
& il y en aura méme de refte. Puifque
tu te trouves en fi bonne difpofition , dit
Don Quichotte , fais à ton aife , je vais
Vu ij
E
IR
S TO
508 HI

Liv. VIII. m'écarter. Sancho retourne à fa tâche ;


CH. LXX . & avec tant de courage , qu'il n'y avoit
déja plus d'arbre autour de lui , à qui il
reftât de l'écorce ; puis comme s'il eût
pris une nouvelle vigueur , il s'écria en
donnant un coup de toute fa force con
tre un chêne : C'eft ici que mourra Sam
fon, & tous ceux qui avec lui font. Don
Quichotte courut vîte au bruit de ce
coup , & fe faififfant du fouet de Sancho :
A Dieu ne plaife , mon fils , dit-il , que
pour m'obliger il t'en coûte la vie ; elle
eft trop néceffaire à ta pauvre famille :
que Dulcinée attende un peu ; pour moi,
je m'entretiendrai d'efperance jufqu'à
ce que tu ayes repris de nouvelles for
ces , & dans peu nous ferons tous con
tens. Puifque votre Seigneurie le veut
ainfi , répondit Sancho , à la bonne heu
re , jettez- moi donc , s'il vous plaît , vo
tre manteau fur les épaules , car je ſuis
tout en eau , & je pourrois me réfroidir ,
comme il arrive à tous les nouveaux
pénitens. Don Quichotte lui donna
bonnement fon manteau , lui demeurant
en pourpoint , & le compagnon dormit
jufqu'à foleil levé. Ils fe levérent auffi
tôt , & partirent : & ayant marché trois
heures , ils s'arrêterent à une hôtellerie ,
que Don Quichotte reconnut pour ce
DE DON QUICHOTTE. 509
qu'elle étoit , & non pas pour un châ- LIV. VIII.
C H. LXXI .
teau avec fes foffez & fon pont- levis ,
ainfi qu'il avoit accoutumé de faire ; car
depuis qu'il avoit été vaincu , il fembloit
que la raifon lui fût revenue. On le lo
gea dans une fale baffe , où il y avoit
pour tapifferies de vieilles toiles pein
tes , dont une piece répreſentoit le ra
viffement d'Helene , quand Pâris vio
lant les droits de l'hofpitalité , l'enleva
à Menelas. Dans une autre piece étoit
l'hiftoire de Didon & d'Enée : elle , au
H
haut d'une tour , remuant un grand voi
le blanc pour le rappeller , & l'infidele
Amant s'enfuyant fur mer à voiles dé
ployées. Don Quichotte remarqua
qu'Helene ne paroiffoit point fâchée de
la violence qu'on lui faifoit ; car elle
paroiffoit , quoique fort mal , avec un
vifage guai , & comme riant fous cap.
Pour Didon , elle étoit toute épleurée :
le Peintre qui avoit craint qu'on ne s'en
apperçût pas , avoit peint fur fes joues
des larmes auffi groffes que des noiſet
tes. Ces deux Dames , dit Don Qui
chotte , après avoir bien confideré la
tapiſſerie , ont été bien malheureuſes de
n'être pas nées de mon tems , & je fuis
encore plus malheureux qu'elles de n'ê
tre pas né dans le leur : j'aurois couru
V u iij
510 HISTOIRE
IV. VIII. après ces Chevaliers , Troyes n'auroit
CH. LXXI. pas été embrafée , ni Carthage détruite :

car par la feule mort de Pâris , j'aurois


empèché tous ces défordres. Je gagerois
bien , dit Sancho , que le Mardi-gras
vienne , il n'y aura ni cabaret , ni bouti
que de barbier , où l'on ne voye en pein
ture l'hiftoire de nos exploits : mais par
ma foi , ajoûta-t’il , il faudroit que ce fut
par un meilleur Peintre que ce barbouil
leur qui a peint ces Dames. Tu as rai
fon Sancho , dit Don Quichotte , ce
Peintre-là n'étoit pas excellent : & il
devoit faire comme Orbancia , qui étoit
à Ubeda : quand on lui demandoit ce
qu'il peignoit : Nous verrons bien-tôt ,
difoit-il : & s'il peignoit quelque chofe
qui approchât. d'un coq , il écrivoit au
deffous , c'eft un coq , afin qu'on ne s'y
trompât point. Ma foi , dit Sancho , je
m'imagine que l'Arragonois qui a fait
l'hiftoire de ce nouveau Don Quichot
te , n'en fçavoit guéres davantage :
quand il s'eft mis à écrire , il l'a fait au
hazard , & il en fera venu ce qu'il aura
plûà Dieu. Je croi ajoûta Don Quichot
te , qu'il en fçavoit autant que Mauleon,
ce Poëte qui parut il y a quelque tems
à la Cour, & qui fe vantoit de répon
dre fur le champ à toute forte de quef
DE DON QUICHOTTE. 511
tions , & ne répondit jamais jufte. Mais LIV. VII .
CH. LXXI.
laiffons cela , Sancho , & dis-moi , fi
tu as envie d'achever ta pénitence cet
te nuit , & fi tu veux que ce foit en
pleine campagne , ou à couvert. Par
di , Monfieur , répondit Sancho , pour
les coups que je fonge à me donner ,
il ne m'importe pas où je me les donne ,
cela m'eft égal. J'aimerois pourtant
mieux que ce fut dans un bois ; car
j'aime naturellement les arbres , & il
me femble qu'ils me donnent du fou
lagement. Non , non , ami Sancho , dit
Don Quichotte , il faut que tu repren
nes tes forces : gardons cela pour no
tre village , où nous arriverons au plus
tard après demain. Comme il vous
plaira , Monfieur , vous êtes le Maî
tre ; mais pour moi , fi j'en étois cru ,
je voudrois expedier cette affaire , &
battre le fer pendant qu'il eft chaud.
Il fait bon moudre quand la meule
vient d'être piquée : quand on eft en
haleine , on marche mieux ; & l'occa
fion perdue ne fe retrouve pas toujours ,
& le peril eft dans le retardement : un
tiens vaut mieux que deux tu auras ,
& le moineau à la main vaut bien la
grue qui vole. Alte-là de par tous les
diables , interrompit Don Quichotte :
Vu iiij
512 HISTOIRE
IV. VIII te voilà encore dans tes proverbes.
C. LXXII. Que ne parles-tu fimplement & fans
raffiner , comme je t'ai dit plufieurs
fois , & tu verras toi-même de com
bien cela eft plus commode , & pour
toi , & pour les autres. Je ne fçai
quelle malédiction j'ai là , repartit
Sancho , que je ne fçaurois raifonner
fans dire des proverbes , ni dire un pro
verbe qui ne me femble une raiſon.
Mais je me corrigerai fi je puis ; qui
pêche & s'amende , à Dieu fe recom
mande.

CHAPITRE LXXII.

Comment Don Quichotte & Sancho


arrivérent à leur village .

ON QUICHOTTE demeura là
DOtoutN le jour , attendant la nuit ,
pour donner à Sancho moyen d'ache
ver fa pénitence. Il arriva cependant à
l'hôtelerie un Cavalier fuivi de trois
ou quatre hommes : & l'un d'eux dit
au Cavalier Seigneur Don Alvaro
Tarfé , vous pouvez vous arrêter ici
ce foir , cette maiſon me paroît affez
propre. A ce nom de Tarfé, Don Qui
DE DON QUICHOTTE. 513
chotte regarda Sancho , & lui dit : Ne L. VII.
CH. LXXII .
te fouvient-il pas , Sancho , qu'en li
fant le livre qu'on a fait de la feconde
Partie de Don Quichotte de la Manche ,
j'y trouve le nom d'Alfaro Tarfé? Je
penfe qu'oui , répondit Sancho. Laif
fons defcendre ces Meffieurs , & nous
leur demanderons fi ce n'eft point ce
lui-là. Ces gens mirent pied à terre , &
on leur donna une chambre tout auprès
de celle de Don Quichotte ; & le Cava
lier , après avoir quitté fes bottes , & s'é
tre mis plus legerement , vint prendre
le frais à la porte de l'hôtellerie , où
C Don Quichotte fe promenoit. Monfieur,
lui-dit-il , oferois -je vous demander où
vous allez ? A un village ici près où j'ai
une maison , répondit Don Quichotte :
& vous , Monfieur , quel chemin pre
nez-vous ? Pour moi , Monfieur , repar
tit le Cavalier , je m'en vais à Grenade ,
d'où je fuis. C'eft une bonne Ville , dit
Don Quichotte , & où il y a quantité
d'honnetes gens ; mais , Monfieur , me
pardonnerez-vous bien , fi je vous de
mande votre nom ; le cœur me dit que
j'ai quelque interet de le fçavoir. Je
m'appelle Alvaro Tarfé , répondit le
Cavalier. Je m'imagine , Monfieur , dit
Don Quichotte , que ce pourroit bien
HISTOIRE
514
I v. VIII . étre vous dont il eft parlé dans la ſe
Ch. LXXII , conde partie de l'hiftoire de Don Qui
chotte de la Manche , que certain Au
teur a fait imprimer depuis peu. C'eſt
moi -même , répondit le Cavalier , &
ce Don Quichotte , qui eft le Heros du
Livre , étoit fort de mes amis . Ce fut
moi qui l'obligeai de fortir de chez lui ,
au moins qui lui infpirai le deffein de
venir aux Joûtes de Sarragoce où j'al
lois , & en verité il m'a quelques obli
gations ; car j'empêchai qu'aufortir de
la prifon , on ne lui fit un traitement
indigne par les rues , y ayant été con
damné par la Juftice , à caufe de fes in
folences. Et dites - moi , je vous prie ,
Seigneur Don Alvaro , demanda Don
Quichotte , trouvez-vous que j'aye de
l'air de ce Don Quichotte , que vous di
tes ? Non affurément en nulle maniere ,
répondit Don Alvaro. Et ce Don Qui
chotte , dit notre Chevalier , avoit-il
un Ecuyer appellé Sancho Pança ? Oui,
répondit le Cavalier , il en avoit un de
ce nom , qu'on diſoit qui étoit extrê
mement plaifant ; mais je ne lui ai ja
mais rien oui dire de bon. O! je crois
bien celui-là , dit alors Sancho ; car il
n'eft pas permis à tout le monde de dire
de bonnes chofes , & cela eft plus mal
DE DON QUICH OTTE. 515
aifé qu'on ne penfe. Ce Sancho que CH.
Liv.LXX
VIII.
II .
vous dites , Monfieur , doit être un
franc veillaque & un veritable pendart.
C'eft moi qui fuis le vrai Sancho Pan
ça , & qui fçai dire des plaifanteries à
tout bout de champ. Si vous ne m'en
croyez pas , faites- en l'experience , &
fuivez-moi feulement un an durant , &
vous verrez qu'elles me fortent de la "

bouche à chaque pas , & en fi grande


quantité , que je fais mourir de rire
tous ceux qui m'écoutent , encore que
bien fouvent je ne fçache pas moi-mê
me ce queje dis. Pour le vrai Don Qui
chotte de la Manche , le brave , le vail
lant , le fage , l'amoureux , le défaiſeux
de torts & griefs , le pere des orphe
lins , le foutien des veuves & des De
moiſelles , & celui qui aime unique
ment la nompareille Dulcinée du To
bofo , c'est mon Maître que voilà pré
fent devant vous. Tout autre Don Qui
chotte ; & tout autre Sancho Pança ,
font autant de menfonges. En verité ,
mon ami , j'en fuis très-perfuadé , re
pliqua Don Alvaro ; car vous m'avez
dit plus de chofes agréables en quatre
paroles , que je n'en ai jamais oui dire
Fire à l'autre Sancho Pança , dans tout le
al tems que je l'ai vû. Il fentoit bien plus
OIRE
516 HIST
1. I V. VIII, fon gourmand & fon étourdi , que fon
CH. LXXII. homme d'efprit ; & je crois prefque que
les Enchanteurs qui pourfuivent le vé
ritable Don Quichotte , font mes en
nemis auffi bien que les fiens , & qu'ils
ont eu deffein de me faire défefperer
avec le faux Don Quichotte. Cepen
dant je ne fçai que dire de tout ce que
je vois ; car après tout , j'ai vû de mes
propres yeux mettre Don Quichotte de
la Manche dans l'hôpital des fous ,
pour le faire traiter de fa folie ; & je re
trouve encore ici un Don Quichotte de
la Manche très-different du mien , &
qui ne le connoît feulement pas. Pour
moi , dit Don Quichotte , je ne vous
dirai pas que je fuis le bon , mais je puis
bien vous dire que jeje ne fuis pas le mau
vais ; & pour preuve de cela , Seigneur
Don Alvaro , je vous apprens que de
ma vie je ne fus à Sarragoce , & c'eſt
juſtement pour avoir oui dire , que le
faux Don Quichotte s'étoit trouvé aux
joutes de cette Ville , que je n'y vou
lus pas mettre le pied , afin d'en donner
démenti à fon Auteur , & je m'en al
lai tout droit à Barcelone , la mere de
la courtoifie , le refuge des étrangers ,
le lieu de toute l'Europe où l'on trouve
le plus à faire une amitié conftante &
DE DON QUICHOTTE. 517
fincere ; & la Ville du monde la plus C11H.v.LXXII
VIII.
belle & la mieux fituée. Et quoique les
chofes qui m'y font arrivées , ne foient
pas fort agréables , au contraire , la
plupart fâcheufes & déplaifantes , j'ai
pourtant une joye extrême de l'avoir
vûe , & cela me fait oublier tout le refte.
Enfin , Seigneur Don Alvaro Tarfé , je
fuis ce même Don Quichotte , dont
la renommée publie tant de chofes , &
non ce miferable qui ufurpe mon nom ,
& fe pare de la réputation que j'ai ac
quife ; & j'ai une grace à vous deman
der en faveur d'une verité qui vous eft
maintenant connue. Je vous fupplie,
par tout ce que vous devez à la pro
feffion de Chevalier , de faire une de
claration valable & autentique parde
vant le Juge de ce lieu , que jamais
vous ne m'avez vû , jufqu'à cette heure ,
& que je ne fuis point ce Don Quichot
te dont il eft parlé dans la feconde
Partie qu'on a depuis peu imprimée ;
comme auffi Sancho Pança, mon Ecuyer,
I n'eſt point celui que vous connoiffez. Il
1 eft jufte , Seigneur Don Quichotte , ré
pondit Don Alvaro , de vous donner
cette fatisfaction , & je le ferai de bon
cœur. Et fans mentir , c'eft une choſe .
admirable de voir en même tems deux.
OIRE
518 HIST
LIT. VIII. Dons Quichottes , & deux Sanchos ,
CH. LXXII. des perfonnes de méme nom , qui fe
difent de méme païs , & qui font fi
differens de viſages , d'actions , & de
manieres. Je doute prefque de ce que
j'ai vu; & peut s'en faut que je ne croye
que je l'ai fongé. Ne feriez-vous point
enchanté , Monfieur , dit Sancho, auflì
bien que Madame Dulcinée ! Pour moi
je le croirois bien ; & plut-à-Dieu qu'il
ne fallût pour vous défenchanter , que
de me donner trois mille fix cens au
tres coups de fouet , comme je me les
fuis donnés pour elle , par ma for l'affaire
en feroit bien-tôt faite , & fans qu'il
vous en coûtât rien. Qu'eft-ce que ces
coups de fouet-là , ami Sancho , de
manda Don Alvaro ? je n'en ai jamais
oui parler. O , Monfieur , répondit San
cho , cela feroit bien long à raconter ;
mais fi nous allons enſemble je vous
le dirai en chemin.
L'heure du fouper étant venue , Don
Alvaro & Don Quichotte foupérent
enfemble ; & comme ils étoient à ta
ble , il entra par hazard le Juge du
lieu avec un Notaire , à qui Don Qui
chotte demanda auffi-tôt acte de la dé
claration que faifoit le Seigneur Don
Alvaro Tarfé , qui étoit là prefent ,
DE DON QUICHOTTE. 519
qu'il ne connoiffoit nullement Don Liv. VIII.
Quichotte de la Manche , qui étoit CH . LXXII.
lui-même auffi prefent , & qu'il n'é
toit point celui dont il avoit vù l'hif
toire imprimée fous le titre de la fe
conde Partie de Don Quichotte de la
Manche , compofée par un certain
Abellaneda de Tordefillas . Le Juge y
proceda en homme de métier , & la
déclaration fut faite dans les formes ,
avec toutes les précautions qu'on a ac
coutumé de prendre en pareille occa
fion : ce qui réjouit extrêmement Don
Quichotte & Sancho , comme s'ils euf
fent eu beſoin d'un pareil acte pour fai
re voir la difference qu'il y avoit entre
les deux Dons Quichottes & les deux
Sanchos , & qu'elle ne fût pas affez
marquée dans leurs actions & leurs pa
roles. Il y eut de grands complimens &
de grandes offres de fervices entre Don
Alvaro & Don Quichotte ; où notre
Chevalier fit voir tant d'efprit & de
difcretion , que Don Alvaro revint en
tierement de fon erreur , jufqu'à dou
ter fi ce n'étoit point par enchantement
qu'il avoit cru voir un autre Don Qui
chotte. Sur le foir ils partirent tous
enfemble , & en marchant : notre Cava
lier apprit à Don Alvaro la difgrace de
520 HISTOIRE
LIV. VIII. fa défaite par le Chevalier de la Blan
A che Lune , & l'enchantement de Dul
CH. LXXIL
cinće , avec le remede que lui avoit en
feigné Merlin. Après quoi ils fe firent
de nouveaux complimens , & s'étant
embraffez , ils fe féparérent pour pren
dre chacun leur chemin. Don Quichot
te paffa encore cette nuit-là dans un
bois , pour donner moyen à Sancho
de continuer fa pénitence , ce que le

· bon matois d'Ecuyer fit aux dépens des


arbres , confervant fi bien fa peau qu'il
n'eut pas la moindre égratignure . Il
fembla que le Soleil s'étoit levé plûtôt
qu'à l'ordinaire , comme s'il eût été ja
loux de l'avantage qu'avoit la nuit d'af
fifter feule à ce grand facrifice : cepen
dant il n'eut pas le plaifir d'en être le
fpectateur , mais feulement de l'inter
rompre. Nos avanturiers continuérent
leur chemin fi tôt qu'ils virent le jour .
s'entretenant de l'adreffe qu'ils avoient
eue à défabufer Don Alvaro , & s'ap
plaudiffant d'en avoir fçû tirer une dé
claration fi autentique & fi avantageu
fe que celle qu'ils emportoient. Tout ce
jour-là , & la nuit fuivante fe pafférent
fans qu'il leur arrivât rien de confide
rable , fi ce n'eft que Sancho acheva ſa
pénitence , de quoi Don Quichotte ne
fe
DE DON QUICHOTTE . 521
fe fentoit pas de joye , & il attendoit LIV. VIII.
le jour avec impatience , pour voir s'il CH. LXXIL
ne trouveroit point en chemin Dulci
née défenchantée. Le jour venu ils par
tirent , & Don Quichotte ne voyoit
paffer aucune femme , qu'il n'allât vîte
voir fi ce n'étoit point elle , tenant
pour infaillibles les promeffes du grand
Merlin. Après avoir marché quelque
tems , ils fe trouvérent au haut d'une
coline , d'où ils découvrirent leur vil
lage ; & fi-tôt que Sancho le reconnuť ,
il fe jetta à genoux , criant avec tranf
port : Ouvre tes yeux , ma chere Patrie ,
& vois Sancho ton fils qui s'en retour
ne , finon bien riche , au moins bien
fouetté. Ouvre les bras , & reçois ton
fils Don Quichotte , qui s'en retourne
vaincu pour le bonheur d'un autre , mais
qui retourne vainqueur de lui-même "
qui eft, à ce qu'il m'a dit , la plus gran
de victoire du monde. Nous avons eu
prou de mal l'un l'autre , parce qu'on
ne trouve pas toujours ce qu'on cher
che ; j'ai pourtant un petit d'argent ;
car fi j'ai été bien étrillé, je n'ai pas
été mal payé . Laiffe- là ces folies , San
cho , dit Don Quichotte , & prenons
un autre efprit dans le lieu de notre
naiſſance , où nous devons penſer ſé
Tome IV. Xx
522. HISTOIRE
IV. VIII, rieufement à commencer l'exercice de
CH. LXXIII, la vie paftorale. En difant cela ils def
cendirent de la coline , & peu après ils
arrivérent à leur village .

CHAPITRE LXXIII.

De ce que vit Don Quichotte en


arrivant , qu'il impúta à
mauvais préfage.

L'entrée du Village , dit Cid Ha


AL
met , Don Quichotte vit deux
petits garçons qui ſe difputoient ; &
l'un difoit à l'autre : O ! que tu ne la
tiens pas , Periquillo , tu ne la verras de
ta vie. Entens-tu , ami Sancho , dit Don
Quichotte , ce que dit cet enfant ? Tu
ne la verras de ta vie. Et qu'importe ,
répondit Sancho , que ce petit garçon
ait dit cela ? Eh ne vois-tu pas , repli
qua Don Quichotte , que cela fignifie
que je ne verrai de ma vie Dulcinée ?
Sancho alloit repartir quand il entendit
du bruit qui l'obligea à tourner la
tête , & il vit un liévre pourfuivi par
un grand nombre de levriers & de
chaffeurs , qui fe vint, mettre entre
les jambes du Grifon. Il fe jetta def
?

E
pag.523 To.4

Bonard inv. Com


DE DON QUICHOTTE. 523
fus , & le préfenta à fon Maître. Mais LIV. VII .
il ne le regarda pas , tant il étoit trifte , Cu. LXXIII.
& ne fit que dire , Ah le mauvais figne
que voilà ? Ah le mauvais figne ! un
liévre fuit , des levriers le pourfuivent , 1
Dulcinée ne paroît point. Eh , mardi ,
vous êtes un étrange homme , dit San
cho : imaginez -vous que ce liévre eſt
Madame Dulcinée du Tobofo , & que
les levriers qui le pourſuivent , font les
malins enchanteurs qui l'ont changée.
en payfanne. Elle fuit , moi je la prens ,
je la mets entre vos mains , vous en êtes
le Maître , vous la careffez : quel mau
vais figne y a-t'il à cela , & qu'eft- ce
que cela vous peut faire craindre ? Sur
cela les deux petits garçons qui s'étoient
difputez , s'approchérent pour voir le
liévre , & Sancho leur ayant demandé
ce qu'ils avoient à fe quereller , celui
qui avoit dit à l'autre , tù ne la verras de
ta vie , répondit qu'il avoit pris à fon
compagnon une cage , & qu'il ne la lui
rendroit jamais. Sancho leur donna une
piéce de cinq fols pour la cage , & la
préfentant à Don Quichotte : Tenez ,
Monfieur ? dit-il , voilà tout le charme
défait , & je fuis une bête , ou il n'a pas
plus à avoir avec nos avantures , qu'a
vec les Neiges d'Antan. Et fi j'ai bonne
Xx ij
HISTOIRE
524
L1v. VIII . mémoire , il me fouvient d'avoir oui
CH. LXXIII.
dire à notre Curé , que des Chrétiens &
des gens fages ne doivent point s'arrê
ter à ces fignes. Et vous- même vous me
difiez encore ces jours paffez , que les
Chrétiens qui s'y amufent ,. font fous.
Allons , allons , Monfieur , entrons
dans le Village , cela ne vaut pas la
peine de vous arrêter. Sur ce diſcous
les chaffeurs arrivérent , & Don Qui
chotte leur fit rendre leur liévre .
Le Curé & le Bachelier Carrafco
étoient dans un pré , à l'entrée du Villa
ge , où ils difoient leur bréviaire , &
comme ils apperçurent Don Quichotte ,
ils s'en vinrent auffi-tôt à lui les bras
ouverts. Don Quichotte defcendit de
cheval , & les embraffa , & ils s'en allé
rent avec lui à fa maifon, Sancho avoit
mis fur fon Grifon , pardeflus le paquet
des armes de fon Maître ; la robe femée
de flames qu'on lui avoit donnée chez
le Duc , & il lui avoit couvert la tête de
la mitre peinte de diables , ce qui faifoit
le plus étrange effet & la plus nouvelle
transformation qu'on fe puiffe imagi
ner : fi bien que les petits enfans du Vil
lage s'en étant apperçûs , accourroient
de tous côtez, criant les uns aux autres
Eh venez ! Eh venez vîte , venez voir
DE DON QUICHOTTE . 525
l'âne de Sancho Pança , qui eft plus ga- Liv. VIII.
lant qu'une mariée, la monture de Mon- CH. LXXIIL
fieur Don Quichotte , qui eft plus maigre
qu'un harang foret. Don Quichotte ac
compagné du Curé & du Bachelier , &
entouré de cette canaille entra dans fa

20 maiſon , & trouva fa niéce & fa gou


vernante qui l'attendoient à la porte ,
ayant été averties de fa venue. La fem
me de Sancho Pança en avoit aufli ap
pris la nouvelle , & on la vit arriver tou
te échevelée & nues jambes , & tenant
la petite Sancha par la main. Elle regar
da fon mari , & ne le voyant pas en l'état
où elle s'imaginoit que devoit être un
Gouverneur : Eh , notre Dame , lui dit
elle , eft- ce ainfi que tu t'en reviens ,
mon mari , à beau pied , & las comme
un chien ? Tu as bien plutôt la mine d'un
gueux que d'un Gouverueur. Motus ,
Thérefe, répondit Sancho , on ne trou
ve pas du lard par tout où il y ades che
villes , allons-nous-en au logis , & je te
conterai merveilles . J'ai de l'argent , ce
qui eft le principal , & de l'argent que
j'ai gagné par mon induftrie , & fans
faire tort à perfonne. Ah ! tu apportes de
l'argent , mon mari , tant mieux , qu'il
foit gagné comme il pourra , vous n'en
avez point amené la mode, Sancha fe
HISTOIRE
526
LIV. VIII.jetta au cou de fon pere , en lui deman
CH. LXXIII.
dant s'il ne lui avoit rien apporté : puis
la mere & la fille le prenant chacune fous
le bras , & tirant le Grifon par le licou ,
ils s'en allérent chez eux , laiffant Don
Quichotte avecla compagnie.
Don Quichotte ne fut pas plutôt en
tré chez lui , que fans attendre davanta
ge , il tira le Curé & le Bachelier à part,
& leur ayant conté en deux mots fa dé
faite par le Chevalier de la Blanche Lu
ne , & l'obligation où il fe trouvoit de
ne porter les armes d'un an , ce qu'il
prétendoit accomplir au pied de la let
tre; il ajoûta qu'il avoit réfolu de fe fai
re berger pendant le tems de fon exil , &
d'aller dans les bois & les prez entrete
nir fes penſées amoureufes , & qu'il les
prioit s'ils n'avoient rien de meilleur à
faire , de le vouloir accompagner dans
un genre de vie fi tranquille & fi agréa
ble , qu'il fe chargeoit d'en faire toute
la dépenfe , & d'acheter des brebis , ce
qu'il en faloit pour les uns & les autres.
Au refte , que le plus important de l'af
faire étoit fait , parce qu'il leur avoit
déja trouvé des noms qui leur conve
noient admirablement. Le Curé deman
V
da ce que c'étoit que leurs noms ? Et
il répondit que pour lui il s'appelloit
T

DE DON QUICHOTTE. 5.27


le berger Quichotis , Monfieur le Curé L.v. VIII.
Į le berger Curiambro , &le fieur Bache- CH. LXXIII.
lier , le berger Sanfonino ou Carrascon
C & Sancho le berger Pańcino. Ils furent
K bien étonnez de la nouvelle folie du pau
vre Cavalier ; cependant ils firent fem
blant d'approuver fon deffein , afin qu'il
ne leur échapât plus , efperant qu'une
année de repos , & une vie fi paifible le
guériroient entierement. Ils s'offrirent
donc d'être fes compagnons ; & Sanfon
Carrasco lui dit encore qu'étant au fen
timent de tout le monde un Poëte cele
bre , il compoferoit à toute heure des
chanfons paftorales , & des vers galans
pour les defennuyer dans ces lieux cham
pêtres. Et ce que nous avons le plus be
foin defaire , ajoûta-t'il , c'eft que cha
cun de nous choififfe vîte le nom de la
bergere qu'il veut célébrer dans fes ou
vrages , & après cela qu'il n'y ait pas
un arbre , pour dur qu'il puiffe être , ou
3 nous ne gravions leurs noms , comme
c'eft la coutume des bergers amoureux .
Cela fera à merveilles , dit Don Qui
chotte. Pour moi , je n'ai pas beſoin de
feindre le nom d'une bergere , puifque
je fers déja la nompareille Dulcinée du
Tobofo , la gloire de ces rivages, l'or
nement de nos prairies , la fleur de la
E
528 HISTOIR
L1V. V111, beauté , la fource de la bonne grace , &
CH. LXXIII. en un mot un fujet digne des louanges
de tout l'Univers, à quelque point qu'on
les puiffe porter. Il faut demeurer d'ac
cord de tous ces avantages , repartit le
Curé ; pour nous autres , nous cherche
rons ici autour quelques petites berge
rottes , qui fans aller jufqu'à ce dégré de
perfection , ne laiffent pas d'être paſſa
bles. Quand nous n'en trouverons pas,
dit Carrafco , nous n'avons qu'à pren
dre les noms de celles qu'on trouve dans
les livres , ou, Philis , ou Amadis , ou
Diane ou Galathée : nous pourrons les
choifir felon notre goût. Puifque les
boutiques des Libraires en regorgent ,
la marchandiſe n'eft pas chere. Le Curé
loua encore une fois Don Quichotte du
deffein qu'il avoit , & lui & le Bachelier
lui ayant fait de nouvelles affres de l'ac
compagner tout le tems qu'il voudroit ,
ils fe retirérent , en le priant de fonger
à fa fanté, & de ne fe rien épargner. La
niéce & la gouvernante avoient écouté
toute la converfation paffée , & fi-tôt
qu'elles virent que Don Quichotte étoit
feul elles entrérent dans fa chambre ,
& la niéce lui dit : Qu'eft-ce donc que
ceci , mon oncle? quand nous croyons
que vous vous retirez dans votre maiſon
pour
DE DON QUICHOTTE. 529
pour vivre en paix , vous vous allez CH LXXIII,
encore jetter dans de nouveaux laby- Liv. VIIL.
rinthes , en vous faifant un petit ber
gerot. Vraiment , voilà un métier bien
digne de vous : Allez , allez mon On
cle , le bled eft déja trop dur pour faire
des chalumeaux. Et vraiment oui ajou
ta la gouvernante , vous êtes bien en
état de paffer tout le jour aux champs.
dans le grand chaud de l'été , & dans
le froid de l'hyver. Cela eft bon aux
Païfans qui font robuftes , & nourris à
cela dès le ventre de la mere , & mal
pour mal , il vaudroit encore mieux être
Chevalier errant , que Berger. Mais
voyez - vous , Monfieur , prenez mon
confeil , je vous le donne à jeun , & je
ne fuis plus enfant , faites valoir votre
bien tout doucement : prenez foin de
votre maiſon & de vos affaires , priez
Dieu , & donnez l'aumône , & s'il vous
en mefarive , je le prens fur moi. Bon ,
bon , mes amies , voilà qui eft bien , re
pondit Don Quichotte , mais je fçai bien
ce qu'il me faut , faites-moi feulement
un lit que je me cóuche ; il me femble
que je ne me trouve pas trop bien , &
foyez affurées que Chevalier ou Ber
ger , je ne vous manquerai jamais , vous
le verrez par les effets . Ces bonnes filles
Tome IV. Xy
530 HISTOIRE
11. VIH le mirent au lit , & lui dɔnnérent à man
CH. LXXIII. ger , ne fongeant qu'à le divertir & à
lui faire faire bonne chere.
Don Quichotte tomba effectivement
malade , ſoit que ce füt du déplaifir de
fe voir vaincu , foit que cela vint des
fatigues qu'il s'étoit données dans fes
courfes , ou que l'un & l'autre y euffent
contribué , Sancho fut toujours au che
vet de fon lit , tant que la fiévre lui du
ra : le Curé & le Bachelier y allérent
auſſi tous les jours , & croyant que l'en
nui de ne voir point Dulcinée défen
chantée , faiſoit tout ſon mal , ils fai
foient tout ce qu'ils pouvoient pour le
confoler , & le réjouir. Le Bachelier
lui difoit qu'il faloit prendre courage ,
& qu'il n'attendoit que le retour de ſa
fantépour commencer l'exercice paſto
ral , ayant déja compofé une Eglogue ,
qui damoit le pion à toutes celles de Sa
nazar , & ayant acheté d'un Berger de
Quintanar deux dogues pour garder le
troupeau , dont l'un s'appelloit Barci
no , & l'autre Butron. Tout cela ne re
mettoit point Don Quichotte en belle
humeur ; ce que voyant Sancho : Eh !
qu'eft- ce que ceci , lui dit-il , mon cher
Maître , à cette heure que nous avons
nouvelles du défenchantement de Ma
DE DON QUICHOTTE. 531
dame Dulcinée , voulez -vous demeu LIV. VIII.
rer au lit ? Ne vous allez pas laiffer CH. LXXIII ,
mourir , non , tout le monde vous en
prie , & il n'y a rien qui preffe. Ce n'eft
pas un fi grand mal que d'avoir été
vaincu , qu'il faille fe défefpérer , &
que feroit- ce fi tout le monde faifoit
cómme vous ? la moitié du monde fe
roit prou embarraffée à enterrer l'autre.
Après tout , vous n'êtes ni eftropié ni
contrefait , & vous ferez toujours en
état d'avoir revanche. Allons , fortez
moi de ce lit , nous voilà fur le point
d'être Bergers , & de paffer la vie à chan
ter comme des Chanoines , & vous êtes
trifte comme un hermite : faites com
me moi , je prens le tems comme il
vient , & je me confole de tout , par
ce quejufqu'à la mort tout eft vie. Pre
nez mon confeil , mon petit Maître , vi
vez le plus long-tems que vous pour
rez , car la plus grande folie du monde
c'eft de fe laiffer mourir , & fans fçavoir
pourquoi ; & vous ne me fçauriez mon
trer un feul homme qui fe foit bien trou
vé d'être mort de mélancolie. Allons
donc encore une fois , l'aiffez -là le lit &
la maladie ; & nous en allons par les
champs , jouant du flageolet , & faifant
des chanfons , peut - être trouverons
Yy ij
532 HIST. DE DON QUICHOTTE.
I IV. VIII, nous en notre chemin Dulcinée défen
CH. LXXIII. chantée. Après cela , je ne donnerois pas
de tous les chagrins du monde un dou
ble. Mais fi c'eft que vous mouriez de
déplaifir d'avoir été vaincu , jettez-en la
faute fur moi , en difant que vous étes
tombé à caufe que j'avois mal fanglé
Roffinante. Et puis , n'eft - ce pas bien la
coutume dans vos livres de Chevalerie ,
que les Chevaliers fe renverfent ainfi les
uns les autres ? On ne voit autre cho
fe à tout bout de champ. Eh mardi il
y a bien de quoi s'étonner , un âne qui
a quatre pieds , tombe bien . Sancho a
raifon , ajouta Carrafco , il ne faut pas
fe décourager , & il n'y a encore rien de
perdu. Ils eurent beau dire tous , Don
Quichotte n'en fut ni moins rêveur , ni
moins malade ; mais il guérit enfin , &
retourna dans fon bon fens , juſqu'à ètre
confulté & admiré de tous fes voifins :
fi bien qu'on eût dit qu'il n'étoit deve
nu fou , que pour faire voir que les
Livres de Chevalerie font de pures im
pertinences , & combien il eſt dange
reux de s'attacher à les lire.

Fin du quatrième Tome.


}
BIBLIOTECA DE CATALUNYA

120
1001988624

Cary , 17- I -

Res 13874

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