Vous êtes sur la page 1sur 11

See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.

net/publication/313249760

Conception d’un programme de recherche sur la formation professionnelle


des enseignants : fondements épistémologiques, développements théoriques
et choix de méthode

Conference Paper · August 2013

CITATIONS READS

7 192

2 authors, including:

Chaliès Sébastien
University of Toulouse
128 PUBLICATIONS   1,727 CITATIONS   

SEE PROFILE

Some of the authors of this publication are also working on these related projects:

Pédagogie universitaire View project

Etude d'impact d'une formation hybride sur l'activité professionnelle de l'enseignant View project

All content following this page was uploaded by Chaliès Sébastien on 27 June 2017.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

Conception d’un programme de recherche sur la


formation professionnelle des enseignants : fondements
épistémologiques, développements théoriques et choix de méthode

Sébastien Chalies
UMR ETFS – Université de Toulouse

Stéfano Bertone
EA DIMPS – Université de la Réunion

Mots clés : Epistémologie; méthodologie ; programme de recherche ; théorie de la formation ;


formation des enseignants novices.

Résumé: Cette communication cherche à interroger les dimensions épistémologiques,


théoriques et méthodologiques, ainsi que leurs mises en tension, des recherches sur la
formation des enseignants menées en sciences de l’éducation et de la formation. Pour ce faire,
elle rend compte du processus de conception d'un « programme de recherche » (Lakatos,
1994) technologique sur la formation établi à partir d'une théorie de l'action collective en
anthropologie culturaliste (Bertone, Chaliès & Clot, 2009 ; Chaliès, Amathieu & Bertone,
2013).
Dans une première partie, nous présentons les réflexions collectives menées autour d’une
question centrale : Comment mener un programme de recherche ayant des visées
épistémiques (liées à des enjeux théoriques et empiriques) et technologiques (liées à des
enjeux techniques) (Schwartz, 1997) codéterminées ?
Dans une deuxième partie, nous développons les trois principales conditions (condition de
négociation ; condition de compréhension et condition de transformation) à la mise en place
d’une méthodologie singulière au sein de ce type de programme de recherche technologique.
Dans une troisième partie, nous présentons les principaux choix de méthode retenus pour
construire et développer ce type de programme de recherche technologique (Chalmers, 1987).
Après avoir présenté les concepts centraux de « noyau dur » et d’« hypothèses
auxiliaires empruntés à la modélisation proposée par Lakatos (1994), nous détaillons
successivement le travail scientifique :
- de construction et d’affinement de nouvelles d’hypothèses auxiliaires à partir des
postulats constitutifs du noyau dur du programme ;
- de construction avec les professionnels de terrains d’étude transformatifs de leur
activité pour provoquer les données empiriques et tester le caractère plus ou moins
prédictif des hypothèses auxiliaires préalablement établies ;
- de recueil et traitement des données pour confirmer le caractère heuristique des
hypothèses auxiliaires ou faire émerger des « anomalies » nécessitant des ajustements
théoriques et la construction d’hypothèses auxiliaires nouvelles ou complémentaires ;
- d’optimisation des terrains d’étude professionnels pour les diffuser à la communauté
Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

de pratique considérée.
En conclusion, nous interrogerons la faisabilité de ce type de démarche méthodologique en
mettant en exergue deux des principales difficultés rencontrées lors de nos études.

1. Introduction
1.1. Constat de départ
Cette communication est extraite d’un programme de recherche mené dans le contexte de la
formation professionnelle d’adultes, et plus singulièrement des enseignants (pour plus de
détails voir notamment : Bertone et al., 2009 ; Chaliès et al., 2013). Plus exactement, elle fait
suite à des réflexions collectives menées autour d’une question centrale : Comment mener un
programme de recherche ayant des visées épistémiques (liées à des enjeux théoriques et
empiriques) et technologiques (liées à des enjeux techniques) (Schwartz, 1997)
codéterminées ?
Comme le note Y. Clot (2008), le contexte de la formation professionnelle d’adultes est, en
effet, souvent marqué par une « dialectique » entre, d’un côté, des recherches technologiques
à visée de conception et, d’un autre côté, des recherches empiriques à visée de production de
savoirs. Par cette assertion, l’idée n’est pas bien sûr ici de nier l’existence de propositions
épistémologiques, théoriques et/ou méthodologiques effectuées pour sortir de cette
dialectique. Les « recherches action », les « recherches intervention » ou encore les
« recherches technologiques » peuvent être ainsi par exemple associées à autant de tentatives,
notamment en sciences de l’éducation et de la formation, pour sortir de cette dialectique.
Pour autant, le constat peut être encore aujourd’hui fait que rare sont ces travaux qui rendent
compte de choix permettant de mener d’une véritable « recherche fondamentale de terrain »
(Wisner, 1995). Autrement dit, rares sont les travaux qui parviennent à maintenir sur
l’ensemble de leur déroulement une relation de codétermination entre, d’une part, leur
dimension empirique en lien avec la « production » théorique et, d’autre part, leur dimension
technologique ayant pour objet de répondre à des problèmes pratiques rencontrés par les
professionnels.
1.2. Une difficulté à surmonter
Cette dialectique entre, d’un côté, des recherches technologiques à visée de conception et,
d’un autre côté, des recherches empiriques à visée de production de savoirs peut être
assimilée à l’une des conséquences de ce que A. Ogien (2007) assimile au « casse tête » des
sciences humaines et sociales, c’est-à-dire à une des difficultés épistémologiques les plus
significatives les traversant.
En prenant appui sur l’auteur, il apparaît ainsi possible de postuler que l’adoption de telle ou
telle visée dans les travaux serait finalement la conséquence de choix épistémologiques
initiaux, notamment en matière de définition de l’activité de compréhension des activités
ordinaires de la communauté de pratiques étudiée.
Dans certains travaux, « comprendre » vaut pour les chercheurs à appliquer à la pratique
« ordinaire » des professionnels des critères scientifiques (externes) d’intelligibilité. En
Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

d’autres termes, comprendre correspond pour les chercheurs à s’engager dans une démarche
méthodologique d’extériorité au cœur de laquelle l’étude des pratiques ordinaires des
professionnels se réalise d’un point de vue théorique après les avoir assimilés à des objets
extérieurs. Cette démarche a d’ailleurs un certain nombre de conséquences. La plus
significative est sans nul doute celle relative à l’engagement des chercheurs dans une
approche technologique « applicationniste » c’est-à-dire à une démarche technologique
pensée de l’extérieur à partir des résultats empiriques obtenus en amont. A terme, ce type
d’engagement a pour effet d’accentuer le fossé entre les significations « scientifiques » et
« ordinaires » associées respectivement par les chercheurs ou les professionnels eux-mêmes
aux pratiques professionnelles, c’est-à-dire de concourir à les engager dans des « logiques
incommensurables » (Sensevy, 2009).
Dans d’autres travaux, « comprendre » vaut au contraire pour les chercheurs à se saisir
immédiatement du sens des pratiques ordinaires des professionnels par l’intermédiaire d’une
familiarisation à celles-ci, notamment en participant à la communauté de pratique
professionnelle considérée (Lave & Wenger, 1991). Comprendre vaut pour les chercheurs à
s’engager dans une démarche méthodologique d’intériorité au cœur de laquelle l’étude des
pratiques ordinaires des professionnels se réalise en y participant et en adhérant
progressivement aux conceptions « ordinaires » des professionnels (Rogoff, Matusov &
White, 1996). Tout en permettant aux chercheurs d’éviter de construire des significations
scientifiques étrangères à celles des professionnels, cette démarche les ampute néanmoins en
retour de la possibilité de produire des énoncés autres que ceux de ces derniers. Au final, ce
type de recherche n’apporte rien de plus que les connaissances qu’ont les professionnels sur
leur propre activité. Les propositions technologiques qui en découlent sont à ce titre pensées
de l’intérieur c’est-à-dire établies lentement par les professionnels eux-mêmes.

2. Choix d’une méthodologie


Compte tenu du constat dressé en amont, l’objectif de cette communication est de dresser les
grandes lignes d’une méthodologie singulière de sorte que les recherches menées au sein du
programme de recherche technologique puissent porter tout au long de leur déroulement des
enjeux épistémiques et transformatifs codéterminés. Pour se faire, trois conditions semblent à
respecter : condition de négociation ; condition de compréhension et condition de
transformation.
2.1. Une condition de négociation
La méthodologie déployée doit avant toute chose pouvoir s’appuyer sur la possibilité d’une
négociation entre les chercheurs et les professionnels afin qu’ils puissent s’engager dans la
construction d’une « communauté de pratique autonome » (Saury, 2009). Ce n’est en effet
qu’en acceptant de négocier, c’est-à-dire de faire momentanément un pas de côté conceptuel
« scientifique » pour les uns et « ordinaire » pour les autres, que respectivement chercheurs et
professionnels peuvent aboutir à la construction d’un objet d’étude « interfaciels » (Saury,
2009) intégrant tout ou partie des préoccupations de chacun. C’est effectivement la définition
de ce type « d’objets d’étude intermédiaires » qui ouvre la possibilité de viser au sein de la
Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

recherche des enjeux technologiques de conception et des enjeux épistémiques constitutifs


d’un programme de recherche empirique conçu sur des présupposés théoriques « forts ».
2.2. Une condition de compréhension
La deuxième condition à respecter comme fondement de la méthodologie déployée au sein du
programmes de recherche technologique est celle de la compréhension ou, plus exactement,
celle liée à la nécessité d’accorder un primat au point de vue des professionnels sur leur
travail pour le rendre intelligible et le transformer. En ce sens, observer le travail des
professionnels pour le comprendre (au sens de le signifier et de le juger) de l’extérieur ne peut
suffire.
Par voie de conséquence, la première étape de la production des données est donc celle de la
confrontation des professionnels aux traces de leur propre activité de travail. C’est en ce sens
qu’est exploité en termes de méthode de recueil des données, l’entretien d’autoconfrontation
c’est-à-dire un entretien permettant au chercheur de procéder à une remise en situation du
professionnel autoconfronté par une sorte d’ « immersion mimétique » (Durand, 2008). Lors
de ce type d’entretien, le chercheur invite en effet ce dernier par un jeu de questions
spécifiques à suspendre toute analyse de son expérience. Il cherche à le « dé-situer » de
l’expérience actuelle d’interlocution pour le « resituer » dans l’expérience professionnelle
passée (Theureau, 2010).
De ce fait, comme le suggère Ogien (2007), on pourrait considérer suffisant pour le chercheur
lors de cette étape d’accéder aux critères d’intelligibilité de l’action par le professionnel en se
faisant instruire par lui sur la signification de ses actions. Cette entrée passe alors
méthodologiquement par une sorte d’étayage à l’envers qui accapare une partie de l’activité
du chercheur en autoconfrontation (Bertone, 2011). Le professionnel autoconfronté, pour
ainsi dire, « instruit » le chercheur en lui apprenant à comprendre ce qu’il fait, c’est-à-dire en
lui apprenant à signifier « comme lui » et à faire « comme si » c’était à lui d’agir
conformément aux modes opératoires énoncés.
2.3. Une condition de transformation
La préoccupation étant de parvenir à articuler les deux visées épistémiques et transformatives
lors de l’ensemble de la démarche de recherche, il est évident que se limiter à placer
l’ensemble des activités du chercheur (par exemple lors de l’entretien d’autoconfrontation) au
seul service d’une démarche de compréhension de ce qui est observé fait courir au final le
risque d’hypotrophier toute activité de transformation et/ou de conceptions.
C’est à ce niveau que les fondements théoriques de la démarche proposée par Yvon et Clot
(2003) à propos du développement professionnel d’enseignants de philosophie chevronnés
apparaissent féconds. Selon ces auteurs, la présence du chercheur modifie en effet lors des
entretiens d’autoconfrontation les conditions de l’observation de l’activité des professionnels
et cela ne constitue pas un obstacle mais plutôt une ressource au développement de leur
activité. Les auteurs s’appuient à ce niveau sur le postulat vygotskien selon lequel la
conscience comme « liaison » entre expériences (Clot, in Vygotski, 2003) permettrait le
développement de l’activité au travers du dialogue. Ainsi pour les auteurs, « il s’agit de
“déformer” cette activité (activité de travail observée) pour lui donner la possibilité de suivre
Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

un autre cours (…) Ne pouvant l’observer pour elle-même, le principe est d’intervenir sur
l’activité du sujet et d’en étudier les transformations sous l’action de l’expérimentateur. De la
sorte on provoque ou crée artificiellement un processus de développement psychologique »
(Yvon & Clot, 2003, p. 21).
Dans le détail, trois niveaux de transformation peuvent être distingués. Le premier niveau est
celui relatif à la transformation de l’activité du professionnel qui s’efforce de rendre compte
de ce qu’il a fait à un observateur extérieur. A certaines conditions (notamment en matière de
nature de questionnement effectué) la présence du chercheur singularise en effet en quelque
sorte l’observation, la signification et la description de son activité par le professionnel. Le
deuxième niveau de transformation est celui des « fictions de 1er niveau » (Durand, 2008). Le
professionnel se saisit en effet de la situation d’entretien d’autoconfrontation pour, à partir des
significations antérieurement associées à son activité observée, s’engager dans la conception
d’actions et d’opérations professionnelles alternatives à celles effectuées. Enfin, lors d’un
troisième niveau de transformation, professionnels et chercheurs peuvent aussi s’engager en
cours d’entretien d’autoconfrontation dans une activité de conception d’environnements et
dispositifs nouveaux de travail (« fiction de 2nd niveau »).

3. Méthode
Sur la base des trois conditions préalablement définies, un choix de méthode récurent pour
chacune des études menées au sein du programme de recherche technologique peut être
décliné. La méthode adoptée peut ainsi être structurée en quatre étapes successives, chacune
intégrant de façon singulière ces conditions.
3.1. Etape 1 : Création des conditions scientifiques de l’étude
Au sein d’un programme de recherche technologique, les travaux réalisés ont pour principal
objet de stabiliser le « noyau théorique dur » du programme et d’étendre en quelque sorte la
« ceinture d’hypothèses auxiliaires » ayant pour fonction de le protéger en la soumettant à
l’épreuve du terrain (Lakatos, 1987). En retour, le programme rend possible l’ouverture de
nouvelles « hypothèses auxiliaires », autrement dit la délimitation de nouvelles questions de
recherche et l’engagement de travaux pour essayer d’y répondre.
C’est précisément avec la délimitation d’une nouvelle hypothèse auxiliaire pour étendre le
noyau dur du programme de recherche que s’ouvre cette première étape. Cette délimitation est
effectuée lors d’une discussion menée entre chercheurs. Pour chaque étude réalisée au sein du
programme de recherche, une nouvelle hypothèse est construire à partir d’une analyse
collective des points de discussions théoriques portés par les travaux réalisés jusqu’à lors dans
le cadre de l’hypothèse auxiliaire considérée. Suite à cette identification, une formalisation de
type « définition minimale » (Saury, 2012) de la question est réalisée. L’enjeu est alors qu’une
telle formalisation de la question de recherche permette tout à la fois d’aller à la rencontre et
d’échanger avec les professionnels et, d’inscrire et de faire dialoguer la recherche engagée
avec l’ensemble des autres travaux menés par la communauté scientifique du domaine.
L’hypothèse auxiliaire étant formalisée, la recherche d’un dispositif professionnel susceptible
de devenir un terrain potentiel d’étude est alors engagée. Dans la plupart des cas, cette
Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

recherche s’effectue sous la forme d’un recensement puis d’une appropriation fine des
dispositifs professionnels existants afin de parvenir à sélectionner le plus heuristique d’entre
eux compte tenu de l’hypothèse construite. Complémentairement, un travail de recensement
puis d’analyse de la littérature scientifique nationale et internationale du domaine
professionnel pressenti est mené.
En fin de cette première étape, le collectif de chercheurs aboutit à la formalisation d’une
hypothèse auxiliaire et à la prédélimitation d’un terrain professionnel d’étude potentiel.
3.2. Etape 2 : Création des conditions scientifico-professionnelles de l’étude
Lors de cette étape les chercheurs rencontrent à plusieurs reprises les professionnels impliqués
dans le terrain d’étude prédélimité en Etape 1.
Plusieurs objectifs sont poursuivis lors de ces rencontres. Tout d’abord, les chercheurs
présentent aux professionnels l’objet de l’étude envisagée et ses conséquences en termes de
participation à la recherche (par exemple le « coût » temporel de cette participation). Ils
décrivent aussi les modifications éventuelles de l’activité professionnelle en cas de
participation à l’étude. Ensuite, les chercheurs essayent de recueillir les préoccupations, voire
les « demandes d’aide », des professionnels qui sont eux-mêmes engagés au quotidien dans
des activités d’observation et d’interprétation de ce qu’ils vivent au sein du terrain d’étude
considéré. Après avoir validé le caractère volontaire de la participation des professionnels à la
recherche, les chercheurs s’efforcent ensuite de co-construire avec eux un objet d’étude
interfaciel. La construction de cet objet d’étude s’effectue plus précisément par une
contextualisation professionnelle de l’hypothèse auxiliaire prédéfinie en fin d’Etape 1.
Autrement dit, les chercheurs s’efforcent par la discussion avec les professionnels de
transformer l’hypothèse auxiliaire scientifiquement délimitée de sorte qu’elle intègre les
préoccupations des professionnels. Cette Etape 2 se conclut par la construction par les
chercheurs et les professionnels d’une transformation du terrain professionnel d’étude de sorte
que la validation ou l’invalidation de l’hypothèse préalablement définie puisse y réalisée.
3.3. Etape 3 : Recueil et traitement des données
Pour l’ensemble des études réalisées au sein du programme de recherche technologique, le
recueil des données s’effectue tout d’abord in situ, c’est-à-dire dans le terrain professionnel
transformé. Ce recueil est réalisé à partir d’enregistrements audiovisuels des comportements et
des communications des professionnels mais aussi par la prise de notes d’observation et la
récupération de traces de l’activité de ces derniers par les chercheurs.
En écho avec les conditions de compréhension et de transformation présentées en amont, le
recueil des données s’effectue aussi de façon complémentaire lors d’entretiens
d’autoconfrontation dont le déroulement et le fondement sont les suivants. Le chercheur
présente tout d’abord au professionnel interviewé la démarche relative au déroulement de ce
type d’entretien (par exemple, la possibilité à chacun d’arrêter et de revenir en arrière sur
l’enregistrement en fonction du caractère significatif des évènements visionnés). Il s’engage
ensuite dans un questionnement semi-structuré afin de recueillir le plus grand nombre
d’éléments possibles permettant de rendre intelligible l’activité observée du professionnel
interviewé, c’est-à-dire de reconstituer a posteriori les règles qu’il a suivies. Par ses questions,
il incite donc dans un premier temps le professionnel à l’instruire sur la signification qu’il
Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

convient en quelque sorte d’accorder à l’activité visionnée. Dans le détail, les questions posées
sont relatives :
- aux significations attribuées aux actions observées et aux jugements pouvant y être
associés (par exemple : « Qu’est-ce que tu fais là ? » « Qu’est-ce que tu penses de
ce que tu fais auprès des élèves à ce moment là ? ») ;
- à une demande d’étayage « à l’envers » des jugements préalablement portés sur les
actions signifiées. Cette demande se fait par des relances du chercheur effectuées
soit sous la forme d’une demande de précisions (par exemple : « Pourquoi
considères-tu que ton questionnement est trop précis ? »), soit par la mise en jeu
d’une controverse plaçant le professionnel interviewé face à des contradictions
apparentes (par exemple : « tu dis que cela ne relève pas de ton travail mais en
même temps tu le fais ? ») ;
- aux résultats attendus quant aux actions observées et aux jugements pouvant y être
associés (par exemple : « Au final tu t’attends à quoi lorsque tu mènes cette
action ? ») ;
- Aux actions et aux opérations professionnelles alternatives à celles effectuées (par
exemple : « Si tu devais faire autrement, tu changerais finalement quoi dans ce que
tu as fais ? ») ;
- A la transformation potentielle du terrain professionnel d’étude localement mis en
place (par exemple : « Dans le cas où on pourrait modifier le dispositif mis en
place qu’est ce que tu proposerais comme amélioration compte tenu de ce que tu
as pu concrètement constater sur le terrain ? »).
Le traitement des données est ensuite réalisé afin de formaliser les règles apprises et/ou suivies
par les professionnels au sein du terrain professionnel transformé. Il s’effectue en cinq étapes
successives.
- Lors de la première étape, les données recueillies (enregistrements audiovisuels des
comportements et des communications des professionnels et de leurs verbalisations
rétrospectives lors des entretiens d’autoconfrontation) sont dans un premier temps
retranscrites verbatim. Dans un second temps, elles sont réorganisées
temporellement dans un tableau permettant de mettre en correspondance (i)
l’enregistrement audiovisuel et la transcription des comportements et des
communications des professionnels, (ii) les principaux éléments contextuels
recueillis sous forme de notes et, (iii) la transcription des entretiens
d’autoconfrontation .
- Lors du deuxième étape, le découpage des corpus de données en unités
d’interaction est réalisé à partir de l’identification de l’objet des significations
attribuées par les professionnels aux évènements visionnés lors de leurs entretiens
d’autoconfrontation. En pratique, cette identification s’effectue en deux temps
successifs visant respectivement à identifier les jugements portés puis les objets de
signification auxquels ils sont associés. Par convention, une nouvelle unité
d’interaction est créée à chaque fois que l’objet de la signification attribuée par le
professionnel autoconfronté change.
- Lors de la troisième étape, pour chaque unité d’interaction, les éléments d’étayage
de la signification attribuée par le professionnel autoconfronté sont ensuite
identifiés. Par convention, ces éléments d’étayage correspondent à l’ensemble des
circonstances évoquées par le professionnel pour expliquer au chercheur la façon
Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

de s’y prendre pour signifier de la même façon que lui, c’est-à-dire en suivant la
même règle, les évènements de la situation de formation visionnés.
- Lors d’une quatrième étape, la règle suivie par le professionnel pour comprendre
son expérience et en juger est formalisée. Par convention, chaque règle est
étiquetée à partir (i) de l’objet de la signification attribuée par le professionnel, (ii)
de l’ensemble des circonstances évoquées par ce dernier pour étayer cette
signification et (iii) des résultats constatés et/ou attendus. Afin de minimiser les
interprétations du chercheur, chacune des règles a été étiquetée au plus près du
vocabulaire des professionnels.
- Lors d’une cinquième étape, la validité du traitement des données est testée. Une
partie de l’analyse des données est analysée en double aveugle. Alors que le
chercheur responsable de l’étude menée analyse l’ensemble du corpus, un second
chercheur traite ainsi de son côté une partie des données. Cette partie n’est pas
connue par le premier chercheur. Elle correspond généralement à environ un tiers
des données recueillies. Une comparaison et une discussion des traitements
effectués par chacun des deux chercheurs sont ensuite engagées. Successivement,
les unités d’interaction et les formalisations des règles sont précisément comparées
et discutées par ces derniers jusqu'à l’obtention d'un accord. En cas de désaccord
suite à cette discussion, les éléments de traitement considérés sont rejetés.
Généralement, moins de 5% des éléments identifiés sont source de désaccord et
écartés.
3.4. Etape 4 : Progression scientifique et technologique
A partir des résultats préalablement obtenus une double progression est étudiée.
Tout d’abord, la progression scientifique du programme de recherche technologique est
questionnée. Rappelons tout d’abord que chaque étude est effectivement menée au sein du
programme dans le but de valider ou d’invalider une hypothèse auxiliaire, c’est-à-dire une
hypothèse déployée à partir du « noyau dur théorique » afin de la consolider (Lakatos,
1970a). Pour ce faire, trois étapes permettant en quelque sorte de finaliser scientifiquement
chacune des recherches menées sont respectées :
- L’ensemble des résultats obtenus est tout d’abord ordonné compte tenu de
l’hypothèse auxiliaire délimitée. Certains résultats sont ainsi retenus car ils
permettent de valider et/ou d’invalider les prédictions de faits nouveaux qui avaient
été initialement proposés (en termes d’hypothèse) en début de recherche.
Autrement dit, certains résultats sont retenus car ils contribuent à la réponse aux
questions de recherche posées compte tenu de l’hypothèse auxiliaire formalisée ;

- A partir de la réponse aux questions de recherche préalablement donnée, une


(in)validation de l’hypothèse auxiliaire, à partir de laquelle elles avaient été
formalisées, est ensuite réalisée. Sur cette base, une ou plusieurs nouvelles
questions de recherche sont ensuite posées afin de compléter la (l’in)validation de
l’hypothèse auxiliaire considérée ;

- La formalisation d’une nouvelle hypothèse auxiliaire prédictive est finalement


réalisée. Cette nouvelle hypothèse auxiliaire vient soit compléter l’hypothèse
préalablement testée soit s’y substituer si celle-ci n’a pas été validée.
Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

Ensuite, la progression technologique du programme de recherche est questionnée. Alors que


la progression scientifique ne nécessite pas à proprement parler une implication des
professionnels, la progression technologique impose leur pleine participation. C’est là une
nouvelle fois la mise en jeu de la condition de négociation entre les chercheurs et les
professionnels. Chaque terrain professionnel d’étude transformé est en effet discuté par ces
derniers afin d’envisager collectivement la possibilité de leur diffusion au reste de la
communauté de pratique considérée. En fonction des résultats obtenus, leur aménagement est
plus précisément envisagé de sorte qu’ils puissent être diffusés au reste de la communauté
sous une forme optimisée et validée tant scientifiquement que professionnellement.

4. Conclusion : difficultés rencontrées

Deux principales difficultés rencontrées lors de la mise en place des choix de méthode
préalablement décrits peuvent être ici évoquées en guise de conclusion de cette
communication.
Tout d’abord, la construction de la « communauté de pratique commune » (Saury, 2009) n’est
pas sans poser des difficultés aux chercheurs et aux professionnels. Les raisons sont multiples.
Parmi les plus significatives relevons l’hétérogénéité des langages lors des séquences de
négociation, c’est-à-dire lorsque chercheurs et professionnels s’essayent à créer les conditions
scientifico-professionnelle de l’étude ; la diversité de leurs préoccupations respectives ; et
enfin le décalage entre la temporalité de la construction de la communauté (cette construction
nécessite du temps) et la temporalité scientifique (les contrats passés ne laissent en réalité que
peu de temps à ces phases considérées souvent comme seulement préparatoires au travail
scientifique).
D’autre part, les chercheurs rencontrent des difficultés, notamment en termes d’interprétation
des résultats obtenus, compte tenu de la diversité et de la simultanéité des différents niveaux
de transformation engagés dans le programme de recherche technologique. Transformation
théorique (l’hypothèse auxiliaire participant de l’heuristique positive du noyau dur du
programme de recherche technologique), transformation du terrain d’étude compte tenu de
l’hypothèse auxiliaire et de la négociation menée avec les professionnels, ou encore
transformation des professionnels eux-mêmes lors de leur implication au sein de ces terrains
d’étude modifiés ou lors des entretiens d’autoconfrontation… autant de transformations pour
ainsi dire jouées de concert qui, au final, rendent d’autant plus difficile l’interprétation des
résultats obtenus par les chercheurs.

Références
Bertone, S. (2011). La force des règles dans l’apprentissage du métier d’enseignant en
formation par alternance. Habilitation à Diriger des Recherches, Université de La Réunion.
Bertone, S., Chaliès, S., Clot, Y. (2009). Contribution d’une théorie de l’action à la
conceptualisation et à l’évaluation des pratiques réflexives dans les dispositifs de formation
initiale des enseignants. Le Travail Humain, 72(2), 104-125.
Actes du congrès de l’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation (AREF - AECSE),
Laboratoire LIRDEF – EA 3749 – Universités de Montpellier, Août 2013

Chalmers, A. F. (1987). Qu’est-ce que la science? Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend. Paris:
Edition La Découverte.
Chaliès, S., Amanthieu, G., Bertone, S. (2013). Former les enseignants pour accroître leur
satisfaction au travail : Propositions théoriques et illustrations empiriques. Le Travail
Humain, 76(4), 309-334.
Clot, Y. (2008). La recherche fondamentale de terrain : une troisième voie. Education
Permanente, 177, 67-78.
Durand, M. (2008). Un programme de recherche technologique en formation des adultes. Une
approche enactive de l’activité humaine et l’accompagnement de son
apprentissage/développement. Education et Didactique, 2(2), 1-25.
Lakatos, I. (1994). Histoire et méthodologie des sciences. Paris: PUF.
Lave, J. & Wenger, E. (1991). Situated learning: Legitimate peripheral participation.
Cambridge: Cambridge University Press.
Ogien, A. (2007). Les formes sociales de la pensée. La sociologie après Wittgenstein. Paris :
Armand Colin.
Rogoff, B., Matusov, E. & White, C. (1996). Models of teaching and learning: participation
in a community of learners. In Handbook of Education and Human Development (pp.389-
414). Oxford: Blackwell.
Saury, J. (2009). Une définition minimale des objets d’étude de l’activité comme interface
d’échanges entre visées épistémiques et pratiques. Symposium « Analyser l’activité en
formation ». Actes du colloque du REF « Pratiques et métiers en éducation et formation :
apports de la recherche. Nantes, 17-18 juin 2009.
Saury, J. (2012). Une « définition minimale » des objets d’étude de l’activité comme interface
d’échanges entre visées épistémiques et pratiques. In F. Yvon, & M. Durand. (Eds.),
Réconcilier recherche et formation par l’analyse de l’activité (pp. 115-127). Bruxelles: De
Boeck.
Sensevy, G. (2009). Contenus de savoir et gestes d’enseignement. Professeurs et chercheurs :
vers de nouveaux modes de coopération ? In J. Clanet, (Ed.). Recherche et formation des
enseignants. Quelles articulations ? Rennes : PUR, pp. 127-141.
Schwartz, Y. (1997). Reconnaissances du travail. Pour une approche ergologique. Paris :
PUF.
Theureau, J. (2010). Les entretiens d’autoconfrontation et de remise en situation par les traces
matérielles et le programme de recherche « cours d’action ». Revue d’Anthropologie des
Connaissances, 2, 287-322.
Vygotski, L.S. (2003). Conscience, inconscient, émotions. Paris : La Dispute.
Wisner, A. (1995). Réflexions sur l’ergonomie. Toulouse : Octarès.
Yvon, F., Clot, Y. (2003). Apprentissage et développement dans l’analyse du travail
enseignant. Pratiques Psychologiques, 1, 19-35.

View publication stats

Vous aimerez peut-être aussi