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L’attribution d’autorité à la science

Approche néopoppérienne du problème


Vincent Israel-Jost
Dans Cahiers philosophiques 2015/3 (n° 142), pages 53 à 72
Éditions Réseau Canopé
ISSN 0241-2799
DOI 10.3917/caph.142.0053
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DOSSIER
Approche sociale
de la croyance
L’ATTRIBUTION D’AUTORITÉ
À LA SCIENCE
Approche néopoppérienne
du problème
Vincent Israel-Jost

Cet article vise à réévaluer quelle peut être l’autorité de la


science en société aujourd’hui. Partant de l’époque du posi-
tivisme, il retrace dans un premier temps l’évolution globale
des positions académiques sur la science et son autorité pour
identifier les principaux arguments qui, en philosophie, histoire
et sociologie des sciences, ont contribué à affaiblir l’autorité
de la science en société. Dans un second temps, il propose une
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approche inspirée de celle de Popper pour montrer que l’auto-
rité de la science peut se bâtir graduellement, en partant du
niveau observationnel pour se transmettre aux autres strates
de la connaissance scientifique.

Introduction
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

L’autorité de la science peut être définie en première analyse comme sa


capacité à imposer à la société les conclusions qu’elle atteint sur ses diffé-
rents domaines. Une science qui fait autorité est une science dans laquelle
la parole concordante des scientifiques est reçue et acceptée dans la société
sans contestation notable. Sur les domaines théoriques, cela signifie que
les connaissances scientifiques réunies et validées qui expliquent tel ou tel
domaine de phénomènes sont prises comme étant les meilleures disponibles
à ce jour, les plus susceptibles de nous éclairer pour la compréhension et la
prédiction de ces phénomènes. Dans les sciences appliquées, où la recherche
répond à certains problèmes pratiques, l’autorité traduit encore une voix
dominante pour la science, qui rendrait celle-ci apte à répondre seule à ces
problèmes. Les effets positifs et négatifs de différentes options auraient été
examinés par les scientifiques eux-mêmes et cet examen ne souffrirait pas
de contestation importante émanant d’acteurs non scientifiques.
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DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

L’image d’une science faisant autorité de cette manière est le plus souvent
avancée pour caractériser le point culminant du positivisme, dans les
années 1950. Dans une interview datant de 2008, le sociologue des sciences
Harry Collins parlait ainsi de cette période :

À cette époque, on pouvait voir dans des programmes télévisés de forte


audience un scientifique en blouse blanche prenant la parole et faisant
autorité sur presque n’importe quel sujet ayant trait à la science – et parfois
sur des sujets extérieurs à la science 1.

Cette situation n’a plus cours aujourd’hui et plusieurs raisons peuvent


être avancées pour expliquer que l’on puisse parler d’un déclin de l’autorité
de la science. L’une d’entre elles est que la perception du public a changé.
Mieux informé, averti de quelques grands scandales pharmacologiques
ou agroalimentaires, impressionné par l’explosion en plein vol de fusées,
le public est forcé de prendre en compte le fait qu’une blouse blanche ne
garantit ni le succès, ni même parfois l’honnêteté de celui qui la porte. Une
autre raison, ou plutôt un large ensemble de raisons, provient de l’infléchis-
sement important de l’ensemble des disciplines académiques qui prennent
la science pour objet d’étude depuis les années 1950.
Cet article vise à retracer dans un premier temps l’évolution globale des
positions académiques sur la science et son autorité, en partant de l’époque
du positivisme. J’y résumerai les principaux arguments qui, en philosophie,
histoire et sociologie des sciences, ont contribué à modifier l’image d’une
science à l’avancée implacable, en laquelle la société pouvait placer sa pleine
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confiance. Parmi les auteurs se plaçant en opposition avec le positivisme,
j’accorderai une place de première importance à Popper. Je m’appuierai en
effet dans la dernière partie de cet article sur ses positions pour apporter
une réponse à la question de l’autorité de la science aujourd’hui. Deux
raisons justifient cette place. La première est que le problème de l’attri-
bution d’une autorité aux résultats de la science passe forcément par une
réponse apportée au problème de la démarcation. Les deux problèmes
sont en effet fortement corrélés puisque sans critère de démarcation de la
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

science, il paraît difficile d’en défendre l’autorité spécifique. Popper ayant


fait du problème de la démarcation une pierre angulaire de son œuvre, et
sa conception ayant en outre eu un fort impact autant chez les philosophes
que chez les scientifiques, il est naturel de partir des textes dans lesquels il
aborde ce problème. La deuxième raison qui fait de Popper un bon point
de départ pour discuter de l’autorité de la science est qu’en se situant
d’entrée en opposition avec le positivisme en vogue à l’époque, ses analyses
ont échappé à certaines des critiques qui se sont abattues notamment à
partir des années 1950 sur les conceptions positivistes. En cela, l’image
poppérienne de la science est amendable à moindre coût pour concevoir
et expliquer l’autorité de la science.

■■  1. J. R. Minkel, “Scientists Know Better Than You–Even When They’re Wrong”, Scientific American, 9 mai 2008.
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La science mise en valeur dans les disciplines
académiques de la première moitié du xxe siècle
La première moitié du xxe siècle a vu l’essor d’une philosophie des sciences
imprégnée d’un positivisme issu du siècle précédent et développé notamment
au sein du Cercle de Vienne. Ce « positivisme logique » a constitué le socle
d’une large part des écrits philosophiques portant sur la science en affirmant
notamment son détachement par rapport à la métaphysique. Plus générale-
ment, c’est l’idée selon laquelle la science est une institution exceptionnelle
reposant sur une méthodologie bien distincte qui sous-tend les analyses sur
la science à cette époque, que ces analyses soient philosophiques, historiques
ou sociologiques. C’est d’ailleurs de l’un des fondateurs de la sociologie des
sciences, Merton, qu’émane l’une des caractérisations des sciences les plus
marquantes des années 1940, à l’apogée du positivisme. Selon Merton 2,
quatre normes regroupées sous l’acronyme CUDOS régissent la science :
le communalisme, l’universalisme, le désintéressement et le scepticisme
organisé (organized skepticism 3). Une telle caractérisation est représentative
d’une conception présentant la science comme une activité (1) supérieure,
première notamment vis-à-vis du social ; (2) régie par ses propres normes
tout en n’étant pas influencée de manière déterminante par des facteurs
extérieurs ; et (3) pouvant gérer la société de manière rationnelle 4.
Les conceptions de la science qui ont cours jusqu’au milieu du xxe siècle
reposent sur des approches normatives. Il s’agit en général de défendre
la supériorité de la science par rapport à d’autres entreprises prétendant
avoir une portée épistémique. Merton, en pleine période de lutte contre
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le nazisme, entend promouvoir la vraie science,
celle qui répond aux bonnes pratiques, contre la
science nazie imprégnée d’idéologie raciste. Chez
La métaphysique
les positivistes logiques, la comparaison critique
n‘aboutit qu‘à
s’effectue entre la science et la métaphysique qui
des propositions
n’aboutit selon eux qu’à des propositions vides de
vides de sens
sens. Carnap donne l’exemple de la voie, à son
avis très contestable, suivie par le biologiste Hans
  L’attribution d’autorité à la science

Driesch lorsque ce dernier prétend expliquer des


processus biologiques en introduisant la notion d’« entéléchie 5 ». Carnap
relate comment lui et Reichenbach s’attaquèrent dans les années 1930 aux
positions de Driesch, en dépit de l’estime qu’ils avaient pour la majeure
partie de son travail, parce que l’introduction de ce terme n’apportait rien,

■■  2. R. K. Merton, “Science and Technology in a Democratic Order”, reproduit sous le titre “The Normative
Structure of Science”, in R. K. Merton, The Sociology of Science, Chicago, University of Chicago Press, 1973,
p. 267-280.
■■  3. Ces termes sont définis ainsi : le communalisme est la possession en commun des découvertes scientifiques,
sans propriété intellectuelle. L’universalisme défend l’idée selon laquelle la vérité des énoncés est évaluée selon
des critères universaux et impersonnels, faisant notamment abstraction de toute question de race, classe sociale,
genre, religion ou nationalité. Le désintéressement affirme la valeur d’actions entreprises sans escompter de
bénéfice personnel. Enfin, le scepticisme organisé revient à soumettre toutes les idées à des tests rigoureux.
■■  4. C. Bonneuil, P.-B. Joly, Sciences, techniques et société, Paris, La Découverte, 2013, p. 6.
■■  5. R. Carnap, Philosophical Foundations of Physics, New York, Basic Books, 1966, p. 12-16.
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DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

selon eux, aux explications déjà disponibles. Il ne permettait pas de formuler


de nouvelles lois ou de nouvelles prédictions. Calquée sur les forces des
physiciens, la notion d’entéléchie n’en était pourtant qu’une imitation sans
fécondité, et finalement vide de sens. Quel que soit le domaine sur lequel porte
la comparaison – religion, métaphysique, mauvaise ou pseudoscience –,
la structure argumentative pour valoriser la science est la même. Il s’agit
d’énoncer des normes auxquelles répond la science mais ne répondent pas
ces autres domaines. Si la science est une activité supérieure, qu’elle fait
autorité, c’est parce qu’elle et elle seule se contraint à respecter des normes.
Ces normes peuvent varier d’un auteur à l’autre, mais elles sont toujours
pensées comme étant vertueuses, c’est-à-dire comme apportant une valeur
ajoutée lorsqu’elles sont respectées.
Un autre exemple de conception normative de la science nous est fourni
par Popper. Dans un texte devenu célèbre 6, Popper entreprend de revenir
aux sources de son intérêt pour la science, et plus particulièrement pour
le problème de la démarcation : sur quel(s) critère(s) peut-on fonder la
scientificité d’une théorie ? La réponse qu’il apporte et qu’il défendra tout
au long de sa carrière prend la forme d’un retournement par rapport aux
conceptions de la science qui mettent l’accent sur la vérité des théories
scientifiques ou sur leurs confirmations ou encore
leurs vérifications. Conscient que « la science est
souvent dans l’erreur tandis qu’il peut arriver que
la pseudoscience soit dans le vrai », Popper souhaite Si la science
rendre justice à une science qui avance souvent à fait autorité,
tâtons dans le noir, et la valoriser en dépit de ses c‘est parce qu‘elle
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possibles errements. Son critère de falsifiabilité se contraint
permet de concevoir la science comme un processus à respecter
au cours duquel les faits peuvent toujours imposer des normes
de corriger les théories, en ne considérant jamais
aucune d’entre elles comme absolument certaine. Il
s’agit d’une conception normative de la science parce
qu’elle donne une prescription : que toute hypothèse soit, pour pouvoir être
qualifiée de scientifique, réfutable. En cela, Popper apporte une réponse
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

au problème de la démarcation, mais qu’en est-il de l’autorité de la science,


considérée dans cette perspective ? D’où une science, dont les théories
doivent être considérées comme incertaines et sous constante menace de
réfutation, peut-elle tirer son autorité ? Ne sont-ce pas plutôt ces théories
pour lesquelles on trouve partout des confirmations – Popper mentionne
notamment la psychologie individuelle d’Adler ou la théorie psychanaly-
tique de Freud – qui font la plus forte impression ? En somme, en quoi la
falsifiabilité peut-elle apparaître comme une vertu qui justifierait que l’on
accorde une autorité particulière aux énoncés ou théories scientifiques ? La
réponse poppérienne est que la conception falsificationniste de la science
est un rempart contre le dogmatisme. Par nature, la science ne cherche

■■  6. K. Popper, “Science: Conjectures and Refutations” in M. Curd, J. A. Cover, Philosophy of Science: the
Central Issues, New York, 1988, p. 3-10.
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pas à s’immuniser contre la critique ; elle accepte au contraire la révision
des croyances et se doit même de l’encourager en promouvant dans ses
méthodes la mise à l’épreuve des théories par les faits. C’est de là que naît
sa supériorité, précisément parce qu’elle ne prétend pas avoir raison a priori.
On le voit, en dépit de critères variables pour caractériser la science,
et de cibles différentes par rapport auxquelles la science est mise en valeur
(métaphysique, religion, « science » nazie, etc.), les auteurs des disciplines
académiques qui étudient la science s’entendent sur une approche normative
jusqu’au milieu du xx e siècle. Par la suite, plusieurs facteurs contribuent à
affaiblir cette approche. D’une part, les philosophes des sciences identifient
des problèmes internes à la science, qui vont à l’encontre du respect des
normes édictées pour la science. D’autre part, à mesure que la sociologie
et l’ethnographie des sciences se développent, ces disciplines révèlent une
intrication entre science et société qui rend beaucoup plus difficile la
démarcation de la science. Je présente maintenant ces deux sources d’une
perte d’autorité de la science, interne et externe.

Problèmes internes à la science


Si l’on entend en général l’autorité de la science comme s’appliquant
dans un cadre sociétal, il n’en demeure pas moins que pour rejaillir sur
la société, cette autorité devrait déjà être constituée au sein même de la
science. Reconnaître une telle autorité interne revient à faire l’hypothèse
que certains résultats de recherches scientifiques s’imposent au détriment
d’autres pour être acceptés comme les fruits de bonnes pratiques scientifiques
de manière quasi unanime par la communauté des chercheurs compétents.
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On peut constater que dans de nombreux domaines, des résultats même
surprenants parviennent à s’imposer, fût-ce après des débats contradic-
toires et un temps relativement long, qu’il s’agisse de théories (relativité
générale, électromagnétisme, mécanique quantique, différentes branches
de la génétique, etc.) ou de résultats singuliers (présence d’eau sur Mars,
identification de nouvelles espèces animales, etc.) Mais cette autorité de
fait n’est pas toujours présente, notamment dans les disciplines les plus
récentes au sein desquelles les bases théoriques sont moins affirmées et le
  L’attribution d’autorité à la science

consensus est plus difficile à établir. D’autre part, et c’est cet aspect qui
sera particulièrement développé ici, la justification de l’autorité de certains
résultats a souffert de nombreux problèmes.
De manière générale, pour expliquer ce que l’on peut appeler les « succès
de la science », c’est-à-dire l’obtention de résultats non controversés et féconds,
on a mis en avant deux thèses. La première, qui est au fondement de la
tradition empiriste en philosophie, insiste sur le rôle que joue l’expérience
pour fournir les données de base d’une investigation, les faits. Ceux-ci ne
servent pas seulement de briques élémentaires venant soutenir de complexes
édifices théoriques, ils servent aussi à l’occasion de boules de démolition
pour frapper certains pans de ces édifices et remettre la théorie dans le
droit chemin, pour qu’elle colle toujours aux faits. La seconde thèse est la
confiance que l’on peut placer dans la rationalité humaine, pour peu que
l’on se donne la peine de suivre certaines règles de l’esprit. Aujourd’hui
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DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

encore, il n’est pas rare de trouver des défenseurs de la science qui parlent
de « la méthode scientifique » au singulier, et pour qui une telle méthode,
inculquée à tous les scientifiques de profession, conduit ceux-ci de manière
relativement peu problématique de l’observation du monde à la formulation
de théories vraies.
La critique de ces deux thèses n’est pas récente puisqu’elle remonte au
moins à Duhem au début du xxe siècle 7. Mais il aura fallu attendre environ
un demi-siècle pour qu’elle trouve suffisamment d’écho, de soutien et de
reformulations chez d’autres auteurs, notamment dans le monde anglophone,
et qu’elle puisse véritablement mettre à mal le dogme positiviste. Duhem a
d’abord présenté toute expérience menée dans le cadre d’une investigation
en physique comme étant interprétée à la lumière des théories. Il s’est ainsi
opposé à la thèse selon laquelle l’expérience pourrait servir de guide neutre,
objectif et direct à la connaissance empirique. À la toute fin des années
1950, c’est Hanson qui popularisera l’expression « charge théorique de
l’observation 8 » pour exprimer la même idée, radicalisée au-delà du seul cadre
de la physique, et reprise par plusieurs auteurs du courant postpositiviste 9.
Ce type d’arguments a conduit à profondément reconsidérer les rapports
hiérarchiques qui avaient été établis entre la connaissance observationnelle
et le reste de la connaissance scientifique et à perdre l’image présentant la
science comme une entreprise qui repose sur des comptes rendus d’obser-
vation objectifs et faisant autorité. La conclusion, qui rejoint celle déjà
formulée par Quine et avant lui par Neurath 10 et Duhem est qu’on ne peut
accorder de primauté à la connaissance observationnelle en raison du fait
que la connaissance scientifique est un système profondément interdépendant
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au sein duquel on ne peut considérer ni la justification, ni l’acceptation,
ni la signification d’un énoncé pris isolément. Cette thèse porte le nom de
« holisme » et correspond à une remise à plat des différents types de croyances
scientifiques, puisque aucun de ces types de croyances ne peut être mis en
avant. Dans sa version la plus radicale, elle exprime une dépendance des
énoncés d’observation par rapport à la théorie qui est si marquée que les
premiers ne peuvent plus guère peser de manière décisive sur la seconde.
Une théorie peut toujours être « sauvée » contre des observations qui vont
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

à son encontre en modifiant, en réinterprétant ou en rejetant ces derniers.


Penchons-nous à présent sur la deuxième thèse évoquée plus haut,
celle selon laquelle certaines règles de l’esprit – regroupées et formulées
explicitement pour former la méthode scientifique – pourraient expliquer
les succès de la science et justifier son autorité. À cette thèse s’oppose
notamment l’argument désormais classique de la sous-détermination de
la théorie par l’expérience, c’est-à-dire du fait que pour rendre compte
des observations et diverses données ayant été enregistrées sur un certain

■■  7. P. Duhem, La théorie physique : son objet, sa structure, Paris, Marcel Rivière, 2e éd. revue et augmentée, 1914.
■■  8. N. R. Hanson, Patterns of Discovery, Cambridge, Cambridge University Press, 1958.
■■  9. Voir notamment T. S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008 ; S. Toulmin,
Foresight and Understanding, New York, Harper and Row, 1961 ; P. Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse
d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, Paris, 1979.
■■  10. O. Neurath, “Protocol Statements”, in R. Cohen, M. Neurath, Philosophical Papers 1913-1946, D. Reidel,
1983, p. 91-99.
58
domaine de phénomènes, plusieurs théories empiriquement équivalentes
peuvent être formulées. Déjà formulée par Duhem, la sous-détermination
de la théorie par l’expérience a acquis une visibilité bien supérieure après
la publication du célèbre article de Quine, et l’on s’y réfère désormais
souvent par le nom « thèse de Duhem-Quine 11 ». La Structure des révolu-
tions scientifiques aborde également ce problème de sous-détermination
et Kuhn précisait dans un article ultérieur que les critères sur lesquels les
scientifiques fondent leur choix théorique (l’adéquation empirique mais
aussi la cohérence interne de la théorie ainsi que sa cohérence vis-à-vis
des théories acceptées dans d’autres domaines, sa fécondité, c’est-à-dire
sa capacité à mettre en évidence de nouveaux phénomènes et de nouvelles
relations parmi ceux déjà connus, ou encore sa simplicité) peuvent bien
engendrer des choix différents 12. En effet, différents individus ont tendance
à attribuer des poids variables à ces différents critères en fonction des
connaissances qu’ils possèdent ou de leur sensibilité. Il n’existe donc pas,
selon Kuhn, de méthode ou d’algorithme qui pourraient être appliqués pour
déterminer un unique choix rationnel en faveur d’une théorie. Il s’agit d’un
choix sous-déterminé, empreint vraisemblablement d’éléments subjectifs, et
au cours duquel les capacités de jugement des scientifiques jouent à plein
sans pouvoir être pleinement expliquées 13.
En plus de ces deux thèses désormais classiques, celle de la charge
théorique de l’observation et celle de la sous-détermination de la théorie
par l’expérience, c’est la nature collaborative de l’entreprise scientifique qui
a récemment remis en cause une autre thèse rassurante pour l’autorité de la
science, selon laquelle l’investigation scientifique est placée sous le contrôle
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d’un individu qui en comprend et en contrôle tous les aspects. Cette thèse,
fondée sur l’exemple des héros de la science et rendue plus solide encore
par les écrits de nombreux philosophes, notamment Descartes, donne un
cadre individualiste à la recherche scientifique et
ignore les difficultés soulevées par la collaboration
entre plusieurs chercheurs de spécialités souvent
La nature
radicalement différentes. Entre les spécialistes du
collaborative
domaine de phénomènes considéré, théoriciens
de l’investigation
  L’attribution d’autorité à la science

notamment, les spécialistes de l’instrumentation,


empirique
ou encore les spécialistes de la modélisation et du
traitement des données, la compréhension réciproque
peut n’être que très partielle, ce qui peut aboutir à
de sévères mésententes et des erreurs 14. Le fait que les énoncés scientifiques
naissent de plus en plus d’un travail collaboratif demande une analyse
différente du cas individuel, dans la mesure où les conclusions tirées par un
groupe peuvent différer de celles qui seraient tirées individuellement par les

■■  11. W.V.O. Quine, « Deux dogmes de l‘empirisme », in Du point de vue logique. Neuf essais logico-philo-
sophiques, Paris, Vrin, 2003.
■■  12. T. S. Kuhn, “Objectivity, Value Judgment, and Theory Choice” in The Essential Tension: Selected Studies
in Scientific Tradition and Change, Chicago, University of Chicago Press, 1977, p. 320-339.
■■  13. S. Yearley, “The Changing Social Authority of Science”, Science Studies, vol. 11, 1997, p. 65-75.
■■  14. H. Andersen, “Joint Acceptance and Scientific Change: A Case Study”, Episteme, vol. 7, 2010, p. 248-265.
59
DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

différents membres du groupe 15. Tenir compte de la nature collaborative de


l’investigation empirique est devenu crucial dans de nombreux domaines
scientifiques, car la manière de conduire l’investigation a été bouleversée par
une complexification croissante des méthodes et protocoles mis en œuvre.
Il ressort de ces différents problèmes que l’autorité des résultats scien-
tifiques, qu’ils soient de nature observationnelle, expérimentale ou théo-
rique, est fortement remise en cause, et ce de manière interne à la science.
Ces sources de problèmes internes ont des répercussions sur la crédibilité
de l’entreprise scientifique auprès des politiques et des citoyens. En outre,
cette crédibilité est encore diminuée par la mise en évidence au sein des
sciences d’influences sociopolitiques ou culturelles jugées indésirables.
Je rapporte à présent les critiques qui portent sur ces influences.

Influences extérieures
et problèmes institutionnels
Dans son livre Science, vérité et démocratie, Kitcher rappelle que l’un des
idéaux de la science le plus souvent mis en avant est l’objectivité, garantie
par le désintéressement de chercheurs en quête de vérité mais détachés des
passions personnelles ou des intérêts politiques 16. C’est ainsi que la Royal
Society avait été fondée pour n’accueillir que des individus « bien nés »,
ce qui impliquait notamment une richesse personnelle suffisante pour ne
pas être engagé dans des activités commerçantes qui seraient susceptibles
d’orienter les décisions en matière de connaissance. Nous avons appris
depuis que la recherche de la vérité détachée de toute influence est une
entreprise beaucoup plus complexe que ce que l’on pourrait imaginer. C’est
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même devenu à peu près impossible aujourd’hui, dans une science dont
l’organisation s’est en grande partie calquée sur le modèle néolibéral.
Le modèle néolibéral de la science avancé dans The New Production of
Knowledge 17 décrit une science plus que jamais en prise avec les applications,
au point que la production de connaissances serait désormais marquée par
la recherche de solutions à des problèmes concrets. Si les thèses précises
de Gibbons et ses coauteurs ont largement prêté à discussion, certaines
transformations de l’organisation de la recherche prennent incontestablement
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

un tour néolibéral. Bonneuil et Joly mentionnent trois aspects en particu-


lier : une recherche dont le financement est désormais majoritairement
assuré par le privé ; l’extension des droits de propriété intellectuelle sur la
connaissance scientifique (y compris sur le vivant et sur les médicaments) ;
et le développement des formes de management venant de l’entreprise, qui
inclut des évaluations fondées sur des indicateurs forcément réducteurs 18.
En cela, la science ne peut plus prétendre être à l’abri des influences
sociopolitico-économiques puisqu’en général elle se trouve prise entre les

■■  15. Voir par exemple K. B. Wray, “Who Has Scientific Knowledge?”, Social Epistemology, vol. 21, 2007,
p. 337-347 ; K. Rolin, “Science as Collective Knowledge”, Cognitive Systems Research, vol. 9, 2008, p. 115-24.
■■  16. P. Kitcher, Science, vérité et démocratie, Paris, PUF, 2010, p. 49.
■■  17. M. Gibbons, C. Limoges, H. Nowotny, S. Schwartzman, P. Scott, M. Throw, The New Production of
Knowledge: The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies, Londres, Sage, 1994.
■■  18. C. Bonneuil, P.-B. Joly, op. cit.
60
organismes de recherche qui financent en fonction d’un certain programme
jugé prioritaire et une agence d’évaluation qui valorise la publication plutôt
que la « recherche désintéressée de la vérité ».
Sans tenter ici d’établir une typologie des différents facteurs de biais
possibles qui pèsent sur les sciences, mentionnons aussi ceux qui sont
d’ordre culturel. Par exemple, la philosophie des sciences féministe a suggéré
que le préjudice contre les hypothèses scientifiques allant à l’encontre des
rôles traditionnels féminins et masculins était important, notamment en
biologie 19. Quant aux exemples de biais dans l’observation et l’interprétation
du comportement des espèces animales, ils sont presque inévitables tant
est naturelle en éthologie la tendance à la projection anthropomorphique.
Enfin, des biais culturels peuvent également conduire à un dénigrement
systématique des travaux produits par certains groupes. Ainsi, les travaux
de l’écologiste et anthropologue japonais Imanishi sur la culture animale
(la transmission de comportements par voie sociale et non génétique) ont-ils
été reçus très froidement par ses collègues occidentaux, certains d’entre
eux allant jusqu’à interdire à leurs étudiants de citer ses articles, sans que
l’on trouve beaucoup d’autres raisons qu’Imanishi faisant lui-même partie
d’une culture trop éloignée. Imanishi recevra d’ailleurs en 1984 la visite
d’un paléontologiste britannique venant lui révéler que sa théorie écologique
était « japonaise dans son irréalité 20 ».
Prise entre les agendas politiques, les plans de financement, les biais
culturels, le travail des lobbyistes ou encore la malhonnêteté de certaines
firmes qui préfèrent promouvoir leurs produits que de réellement évaluer
leur efficacité et leurs dangers, la science n’est plus toujours perçue comme
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devant être placée sur un piédestal. La section suivante expose les consé-
quences les plus importantes du déclin de l’autorité des sciences et les
réactions des analystes des sciences.

Problèmes posés par le déclin de l’autorité


de la science et réactions des analystes des sciences
La période couvrant les années 1960 et 1970 a été marquée par un essor
sans précédent des écrits critiques portant sur l’image de la science idéalisée
  L’attribution d’autorité à la science

que promouvait le positivisme. Les contributions de l’école d’Édimbourg


ont été particulièrement importantes à ce titre durant les années 1970,
lorsque les sociologues Barnes et Bloor défendirent le « programme fort de
sociologie des sciences », parmi les conclusions duquel on trouve un principe
de symétrie imposant de traiter toutes les croyances de la même manière,
quelles qu’en soient les causes et la crédibilité 21. La sociologie n’était alors
plus essentiellement destinée à révéler les biais culturels et économiques ou
les relations hiérarchiques pour expliquer les échecs de la science, elle traitait

■■  19. K. Okruhlik, “Gender and the Biological Sciences”, Biology and Society, Canadian Journal of Philosophy,
vol. 20, 1994, p. 21-42. Voir aussi H. Longino, “In Search of Feminist Epistemology”, Monist, vol. 77, 1994
p. 472-485 et S. Harding, The Science Question in Feminism, Ithaca, Cornell University Press, 1986.
■■  20. F. B. de Waal, “Silent Invasion: Imanashi’s Primatology and Cultural Bias in Science”, Animal Cognition,
vol. 6, 2003 p. 293-299.
■■  21. B. Barnes, D. Bloor, “Relativism, Rationalism, and the Sociology of Knowledge”, in M. Hollis et S. Lukes,
Rationality and Relativism, Cambridge, MIT Press, 1982.
61
DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

de manière identique échecs et succès, « mauvaise » et « bonne » sciences.


Ce faisant, elle tendait à démontrer que les mêmes facteurs étant souvent
à l’œuvre dans tous les cas, ces jugements de valeur venant caractériser
les croyances a posteriori méritaient d’être remis en question.
Les résultats des travaux critiques de tous ordres ont parfois donné
du grain à moudre à des lobbies ou des groupes religieux dont les intérêts
allaient à l’encontre de la tendance qui se dégageait chez les scientifiques.
Les notions de contingence, d’incertitude ou de biais étant devenues
courantes pour qualifier les produits de la science, il est possible de s’appuyer
sur les travaux académiques des analystes des sciences (sociologie, STS,
voire philosophie) pour disqualifier certains résultats. L’un des apôtres
d’une approche particulièrement critique vis-à-vis de l’image idéalisée de
la science, Bruno Latour, a fait état d’un malaise à la lecture d’un éditorial
du New York Times dans lequel on trouve le passage suivant :

« La plupart des scientifiques pensent que le réchauffement climatique est dû


en grande partie aux polluants fabriqués par l’homme, qu’il faut encadrer de
manière stricte. M. Luntz [un stratège républicain] semble reconnaître cela
lorsqu’il dit que “le débat scientifique se ferme devant nous”. Son conseil,
cependant, est de mettre en avant le fait que toutes les preuves ne sont pas
réunies. “Si le public devait arriver à croire que les questions scientifiques
sont réglées, écrit-il, leurs opinions sur le réchauffement global change-
raient en conséquence. Dès lors, vous devez continuer à faire du manque
de certitude scientifique une affaire majeure 22.” »
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Ce passage illustre le phénomène de récupération des travaux des STS
à des fins politiques et économiques. Bien conscients de l’existence de ce
problème, les acteurs des champs académiques qu’il concerne s’interrogent
depuis le début des années 2000 sur un moyen de l’endiguer. Chez Latour,
cela a abouti selon son propre aveu à une remise en cause de l’approche qui
a été la sienne, consistant à identifier dans les sciences des facteurs d’erreurs,
d’incertitudes ou encore de jugements partiaux. Il présente cela non comme
une rétractation mais comme une affaire de priorité. À l’heure actuelle,
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

il est devenu plus urgent de résister contre un scepticisme qui laisse


la porte grande ouverte aux groupes intéressés que d’alimenter ce scepticisme.
Latour rejoint en substance les partisans d’une « troisième vague » de
la sociologie des sciences, dont Collins et Evans se sont faits les avocats 23.
Ces auteurs ont analysé l’histoire récente de la sociologie des sciences
depuis Merton dans les années 1940 en une première vague édictant des
normes épistémiques et institutionnelles, dont le respect par la science devait
garantir son autorité, suivie d’une deuxième vague beaucoup plus descrip-
tive. C’est cette deuxième vague qui a démontré que certaines des normes
que l’on avait voulu associer à la science, le désintéressement par exemple,

■■  22. B. Latour, “Why Has Critique Run Out of Steam? From Matters of Fact to Matters of Concern”, Critical
Inquiry, University of Chicago Press, vol. 30, 2004 p. 225-248.
■■  23. H. Collins, R. Evans, “The Third Wave of Science Studies: Studies of Expertise and Experience”, Social
Studies of Sciences, vol. 32, 2002, p. 235-296.
62
n’étaient non seulement pas respectées, mais qu’elles étaient probablement
impossibles à respecter étant donné les enjeux de carrière et la pression de
la publication par exemple. La troisième vague définit donc un projet de
réévaluation positive du rôle de la science dans la société qui ne retombe
pas dans l’ornière du positivisme et de ses idéalisations. Elle se doit donc
de prendre en compte l’ensemble des critiques de la deuxième vague pour
bâtir une image de la science réaliste.

L’autorité de la science aujourd’hui :


approche néopoppérienne
Après avoir pointé le caractère urgent d’un réengagement normatif
de la part des acteurs des études sur la science, la question qui se pose
est essentiellement celle de la délimitation de la science. C’est en effet
en établissant le caractère distinctif de la science que l’on pourra d’un
même mouvement argumenter que les théories
à caractère religieux ou pseudo-scientifique ne
remplissent pas les critères de scientificité et que
La troisième
la science possède une valeur particulière.
vague définit
La conception poppérienne de la science, rapide-
un projet de
ment présentée précédemment (voir p. 55) présente
réévaluation
plusieurs caractéristiques qui sont attrayantes. Elle
positive du rôle
implique une fragilité des théories qui est histori-
de la science
quement acceptable puisqu’elle explique le rejet
dans la société
et le remplacement de théories par leur mise en
faillite par l’expérience. Elle est aussi logiquement
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recevable puisqu’elle tient compte de l’asymétrie
entre vérifiabilité et falsifiabilité qui résulte de la forme logique des énoncés
universels. Ceux-ci peuvent être invalidés par un énoncé singulier mais ne
peuvent pas être prouvés par une conjonction d’énoncés singuliers. Ensuite,
et c’est ce qui rend le traitement de Popper pertinent ici, elle rend compte
d’une autorité de la science d’une manière apparemment raisonnable. Aux
hypothèses infalsifiables, qui ne prennent pas de risque face à l’expérience,
Popper ne délivre aucun crédit ; elles font de la pseudoscience. Aux hypo-
  L’attribution d’autorité à la science

thèses réfutables mais non encore réfutées, Popper accorde une autorité
qui dépend d’une part des tests déjà passés avec succès, et d’autre part
du risque que prennent leurs prédictions. Moins il y a de configurations
du monde qui leur seraient favorables, plus la réalisation de l’une de ces
configurations conférera de la valeur à l’hypothèse. Nous aboutissons donc
à une classification en pseudoscience, science réfutée et science réfutable
mais non encore réfutée, pour juger de nos hypothèses et de leur autorité.
Un champ qui ne parvient pas à se constituer en science n’a pas d’autorité ;
un champ qui a constitué une science mais se trouve dépassé par un autre
a mérité l’autorité qu’il a pu avoir ; et un champ constitué en science et qui
ne souffre pas de crise majeure possède la plus grande autorité. Le cadre
poppérien, par sa simplicité et sa portée apparente, n’est pas cantonné au
seul lectorat philosophe comme le prouve l’immense succès des écrits de
Popper, notamment auprès des scientifiques.
63
DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

Ce dernier aspect est aussi sans doute le plus grand défaut du traitement
du problème de la démarcation par Popper. Les critiques ont été nombreuses
à pointer l’idéalisation que constitue ce schéma. A-t-on par exemple jamais
vu une théorie scientifique rejetée parce qu’elle aurait succombé à un seul
test empirique rondement mené ? La science présentée comme domaine du
falsifiable, n’est-ce pas précisément ce genre d’approches, trop simplistes et
trop réductrices, qui a été fortement mis à mal par les différentes critiques
(voir p. 55) ? Est-il possible de reconnecter le cadre poppérien à la
science telle qu’elle se fait ou en tout cas telle qu’elle a été décrite dans les
travaux académiques postérieurs ? La réponse est à mon avis positive mais
elle demande à revenir en détail sur les différentes critiques énoncées à
l’encontre des approches normatives.
Reprenons tout d’abord celle qui porte sur la sous-détermination de
la théorie par l’expérience. Elle énonce l’impossibilité de formuler des
théories par une méthode inductive à partir de la connaissance acquise
par l’expérience et pointe donc une difficulté à démarquer la science par
une méthodologie spécifique. Après que Duhem puis Quine ont formulé ce
problème, Feyerabend a véritablement fondé sa philosophie des sciences sur
l’absence de méthode scientifique, affirmant au contraire que les scientifiques
peuvent faire feu de tout bois et faire preuve d’une créativité sans limites
pour formuler leurs hypothèses et théories 24. Si aujourd’hui un vaste accord
est établi parmi les philosophes des sciences pour accepter une version
plus ou moins radicale de la thèse de la sous-détermination de la théorie
par l’expérience, cela ne représente pas une menace insurmontable pour
le cadre poppérien. En effet, sa caractérisation de la science repose sur la
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falsifiabilité d’énoncés indépendamment de la manière dont ces énoncés
ont été formulés. Popper reprend ainsi à son compte la distinction classique
entre contexte de découverte et de justification 25 et affirme que l’étude des
processus impliqués dans la stimulation et le jaillissement d’une inspiration
relève non de l’épistémologie mais de la psychologie. De fait, son critère de
scientificité, la falsifiabilité, porte sur les tests consécutifs à cette inspiration,
et non sur cette inspiration elle-même. La caractérisation poppérienne des
sciences absorbe donc les critiques qui énoncent l’impossibilité de formuler
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

une méthodologie scientifique inductive. Je reviendrai plus loin sur les limites
de cette approche qui exclut le contexte de découverte de l’enquête philoso-
phique et de la tâche visant à caractériser la science de manière normative.
Les travaux postpositivistes qui ont attaqué la conception positiviste
des sciences se sont également appuyés, on l’a vu, sur une notion d’obser-
vation affaiblie car dépendante d’un cadre théorique déjà établi. La charge
théorique de l’observation marque donc la difficulté à établir une hiérarchie
dans la connaissance scientifique qui accorderait une priorité aux énoncés

■■  24. P. Feyerabend, op. cit.


■■  25. Cette distinction apparaît dans les travaux des membres du Cercle de Vienne, voir notamment R. Carnap,
H. Hahn et O. Neurath, « La conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne », in A. Soulez, Manifeste
du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, PUF, 1985. Voir aussi H. Reichenbach, “Experience and Prediction:
An Analysis of the Foundations and the Structure of Knowledge”, Chicago, University of Chicago Press, 1938.
64
d’observation en cas de conflit avec des énoncés théoriques. Cette mise
à plat de la connaissance scientifique pose un problème plus sérieux à la
conception poppérienne de la science puisque celle-ci repose avant tout
sur la possibilité de falsifier des énoncés théoriques par l’observation.
Il convient cependant d’examiner plus en détail les positions de Popper
sur le sujet. Popper fait en effet partie des philosophes qui ont critiqué le
caractère définitif et incorrigible des énoncés d’observation. L’acceptation
d’un énoncé d’observation (un « énoncé singulier » ou « énoncé de base »
chez Popper) ne repose pas sur une justification rationnelle de cet énoncé
mais sur une convention 26. Par conséquent, la conception poppérienne
de la science demande à être analysée des deux points de vue, logique et
méthodologique. Du point de vue logique, les choses sont simples : si un
contre-exemple d’un énoncé à caractère général est observé, cet énoncé ne
peut pas être vrai ; on conclut qu’il est falsifié. Un tel énoncé à caractère
général, une loi scientifique par exemple, peut être
falsifié de manière définitive alors qu’il ne peut pas
être vérifié, seulement corroboré. Mais d’un point
Mettre en
de vue méthodologique, la situation est beaucoup
marche une
plus complexe du fait que nos observations ne
approche critique
sont pas entièrement concluantes. C’est donc ici
des cadres de
qu’intervient le conventionnalisme chez Popper,
connaissance
dans la liberté d’accepter ou pas les énoncés de
déjà établis
base. Popper ne donne cependant que peu d’élé-
ments pour comprendre la manière dont est régie
l’acceptation des énoncés de base (c’est d’ailleurs ce
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qui fait de lui un conventionnaliste sur cette question). Or, étant donné le
rôle crucial que joue l’observation dans sa conception de la science, puisque
l’observation est au fondement de la fasifiabilité des théories, cet aspect
doit être développé pour donner au cadre poppérien une meilleure assise.
L’autorité de la science, dans la perspective poppérienne explorée ici,
naît de la possibilité de toujours faire évoluer nos théories au gré de ce que
nous apprend l’observation. Comme je l’ai souligné précédemment (voir
p. 55), c’est essentiellement au dogmatisme que Popper prétend échapper
  L’attribution d’autorité à la science

en mettant en avant ce trait distinctif de la science. Le but de la science


n’est pas d’arriver à des théories figées et immuables qui ne présenteraient
ainsi que des apparences de vérité mais de mettre en marche une approche
toujours critique des cadres de connaissance déjà établis. C’est ce trait de
la science qui lui confère son caractère vertueux et son autorité car nous
pouvons avoir une meilleure confiance dans ses résultats actuels, fruits
d’une évolution déjà longue, et futurs, lorsque nous aurons encore corrigé
certaines de nos théories. Par conséquent, chez Popper, l’autorité de la
science naît de l’autorité de l’observation et c’est cette autorité que nous
devons maintenant chercher à affirmer. Une approche néopoppérienne
de la conception de la science se doit en effet de réconcilier l’autorité de

■■  26. K. Popper, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973, p. 109.


65
DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

l’observation avec la critique qui a affaibli l’observation, y compris celle


que Popper lui-même a formulée.
Avec Popper, mais aussi avec Kuhn, Hanson et une vaste majorité de
philosophes des sciences, notre point de départ est le rejet d’une conception
fondationnaliste de l’observation selon laquelle les énoncés d’observation
nous fourniraient une base parfaitement certaine et des fondations rocheuses
pour l’édifice de la connaissance. L’histoire des sciences nous a appris que
les théories n’étaient pas seules à être parfois rejetées ; l’observation aussi
nous conduit parfois à formuler des conclusions sous la forme d’énoncés
singuliers qui sont par la suite désavoués. L’observation ne nous délivre
pas des vérités sur le monde, d’autant que la science s’appuie de plus en
plus sur des instruments et des protocoles expérimentaux fort complexes.
Ainsi, tout test expérimental ne fait pas autorité chez les scientifiques. Par
exemple, lorsque les conséquences d’une théorie très bien corroborée sont
contredites par un seul résultat expérimental, celui-ci n’est pas purement
et simplement accepté par la communauté scientifique en négligeant toute
la crédibilité que la théorie avait acquise jusque-là. C’est bien plutôt le test
empirique que l’on soupçonne d’être erroné et au sujet duquel on entreprend
d’enquêter pour chercher les causes possibles d’une erreur. Un tel cas s’est
présenté récemment lorsque les scientifiques du CERN ont mesuré une
vitesse des neutrinos sensiblement supérieure à la vitesse de la lumière
prédite par la relativité générale au cours de l’expérience OPERA. Plutôt que
d’accepter ce résultat, les scientifiques ont redoublé d’efforts pour chercher
les causes possibles d’erreur de mesure et ils ont mis en évidence un bran-
chement défectueux qui expliquerait cette erreur. Ce genre d’épisode nous
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confirme dans le rejet d’une conception fondationnaliste de l’observation,
mais comment peut-on alors défendre l’autorité de l’observation ?
Les conditions sous lesquelles un énoncé singulier est accepté sont celles
d’une résistance de cet énoncé aux expérimentations qui sont pratiquées
pour le mettre en défaut. La recherche des causes d’une erreur n’est que
l’une des tâches qui sont entreprises par les scientifiques. Ceux-ci s’attachent
également à reproduire le même résultat, d’abord
dans les mêmes conditions, c’est-à-dire avec le
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

même dispositif, dans le même lieu, avec la même


C‘est la
équipe. Mais la reproductibilité d’un résultat par
robustesse
une autre équipe, en un lieu différent et sur un
d‘un résultat
autre dispositif expérimental, confère une autorité
expérimental qui
beaucoup plus grande à ce résultat. Ainsi, même
lui donne le statut
si un énoncé singulier est surprenant parce qu’il
d‘observation
va à l’encontre des prédictions d’une théorie bien
corroborée, si les conclusions atteintes par plusieurs
équipes, en différents lieux, sont toujours les
mêmes, l’énoncé finit par avoir une autorité telle qu’il est accepté et remet
en cause la théorie. C’est la robustesse d’un résultat expérimental qui lui
donne le statut d’observation et lui confère l’autorité qui rend rationnel
de lui accorder la priorité par rapport à la théorie. Cette conception de

66
l’observation 27 est peu orthodoxe en philosophie générale des sciences
puisqu’on y présente en général l’observation comme un commencement,
et non comme l’aboutissement d’un travail expérimental souvent long et
fastidieux. Elle entre néanmoins fortement en résonance avec les travaux
des philosophes de l’expérimentation, et plus généralement des philosophes
attentifs à la pratique 28. Elle est en outre attentive à la nature dynamique
de la science, aux évolutions matérielles et aux révisions des croyances et
concepts, s’inscrivant dans la lignée des travaux en histoire des sciences
consacrés à l’expérimentation 29, et aux travaux de Shapere sur l’observa-
tion 30. Ces travaux aboutissent donc à la possibilité de trouver une source
d’autorité pour la connaissance scientifique dans l’expérience, lorsque les
conditions de stabilité sont réunies pour atteindre le stade observationnel
d’une investigation.
Ces quelques éléments d’une conception de l’observation permettent
d’entrevoir un dépassement du conventionnalisme de Popper. Les énoncés
d’observation ne sont pas acceptés par simple convention mais à mesure que
la phase expérimentale d’une investigation aboutit à des conclusions fermes
et invariables. Cela n’implique pas que ces énoncés soient vrais, ni que leur
acceptation soit définitive, mais ils représentent, à un moment donné, ce que
les scientifiques ont de plus solide sur quoi s’appuyer pour faire évoluer la
connaissance scientifique. Le schéma poppérien est ainsi complété : l’autorité
de la science émerge des aspects évolutifs de la connaissance scientifique qui
permettent d’aboutir à des rectifications des théories qui sont bénéfiques ; et
les théories évoluent parce que l’observation scientifique possède elle-même
une autorité susceptible de maintenir ces théories sous pression.
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Dans cette conception, l’observation met en lumière la composante
sociologique de la validation de la connaissance scientifique déjà évoquée
précédemment (voir p. 62). Cette composante, très discrète chez Popper,
a été à l’origine de la critique de Kuhn à l’encontre du critère de démarcation
poppérien. Pour Kuhn, le propre de la science n’est pas la possibilité d’aboutir
à la disqualification de théories. Selon lui, seule la science extraordinaire,
celle des changements de paradigme, peut être caractérisée ainsi. Mais ces
épisodes sont trop peu nombreux pour être représentatifs de la science
  L’attribution d’autorité à la science

dans son ensemble et ils ne présentent pas la science dans sa composante


sociale. Celle-ci apparaît chez Kuhn notamment dans l’activité qui consiste
à résoudre des « microproblèmes » (les « puzzles » kuhniens, que l’on traduit
parfois par « énigmes ») de la science normale. Chez Kuhn, c’est le fait que
des scientifiques soient collectivement engagés dans la résolution de ces
problèmes qui naissent au sein de programmes de recherche bien établis

■■  27. Les détails de cette conception de l’observation scientifique sont donnés dans V. Israel-Jost, L’observation
scientifique : aspects philosophiques et pratiques, Paris, Classiques Garnier, 2015.
■■  28. Voir I. Hacking, Representing and Intervening, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 et A. Franklin,
The Neglect of Experiment. Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
■■  29. H. Chang, Inventing Temperature: Measurement and Scientific Progress, New York, Oxford University
Press, 2004.
■■  30. D. Shapere, “The Concept of Observation in Science and Philosophy”, Philosophy of Science, vol. 49,
1982, p. 485-525.
67
DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

qui caractérise la science 31. La réponse de Popper est que le critère kuhnien


ne pourra pas disqualifier l’astrologie comme science, les astrologues étant
engagés dans ce genre d’activités, et que la suggestion de Kuhn « conduit
à un désastre majeur : celui du remplacement d’un critère rationnel par un
critère sociologique 32 ».
En quoi le cadre proposé ici permet-il de résoudre la tension entre
un critère rationnel et un critère sociologique ? Il s’agit de conserver
la structure du cadre poppérien, fondée sur la constante remise en ques-
tion des hypothèses scientifiques par l’observation, mais de la compléter
par une conception de l’observation qui met en
avant une véritable composante sociologique de la
connaissance. Cette conception tient compte en effet
L’importance
du rôle de la reproductibilité des résultats et de leur
du travail
acceptation par différentes équipes de chercheurs.
expérimental
Notre critère de démarcation de la science demeure
collectif de
ainsi poppérien mais se développe dans une direction
la science
kuhnienne en marquant l’importance du travail
normale
expérimental collectif de la science normale, qui
joue à plein dans la compréhension des mécanismes
de validation des résultats d’observation. Nous
conservons par conséquent la logique de la science poppérienne selon
laquelle des énoncés à caractère général peuvent être invalidés par l’obser-
vation, tandis que l’observation elle-même est désormais comprise comme
une activité qui marque la réussite, socialement validée et stabilisée, de
la démarche expérimentale.
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Une telle approche conduit à penser la science par une structure réticulée
dans laquelle l’autorité d’un résultat est d’abord acquise au niveau obser-
vationnel. Cela signifie qu’un énoncé d’observation s’impose contre tous
ses concurrents du niveau observationnel, mais aussi contre des énoncés
à caractère théorique si ceux-ci sont infirmés par l’énoncé d’observation.
Pourtant, l’autorité de l’observation à laquelle sont soumis les énoncés théo-
riques ne doit pas être comprise comme une faiblesse de la théorie, toujours
incertaine et n’attendant que l’heure de sa réfutation. Nous en revenons là
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

à la notion de corroboration, selon laquelle une théorie qui résiste à l’obser-


vation acquiert elle-même de l’autorité. On peut donc véritablement parler
de transmission d’autorité entre observation et théorie ou entre énoncés
singuliers et à caractère général. L’autorité d’une théorie corroborée joue
cette fois contre des théories concurrentes portant sur le même domaine
de phénomènes, et elle permet aussi d’asseoir la légitimité d’un nouveau
champ théorique. Enfin, à mesure que nous continuons de « dézoomer »
pour avoir un point de vue plus général encore, c’est de l’établissement
de l’autorité de théories scientifiques dans toutes sortes de domaines que
peut naître l’autorité de la science, par opposition au non-scientifique ou
au pseudo-scientifique.

■■  31. T. S. Kuhn, op. cit.


■■  32. K. Popper, “Reply to my critics”, in P. A. Schilpp, The Philosophy of Karl Popper, The Library of Living
68 Philosophers, vol 14, livre 2, La Salle : Open Court, 1974, p. 961-1197.
La structure à plusieurs échelles, qui considère le niveau observationnel,
théorique, et par domaine de la science, n’aboutit pas à accorder un blanc-
seing aux résultats scientifiques en général puisque ceux-ci ne parviennent
pas toujours à acquérir de l’autorité. Elle demande plutôt que l’on décline
la notion d’autorité selon plusieurs cas. L’exposé de ces cas nous permettra
dans un premier temps d’identifier comment l’autorité se construit (ou se
refuse) au sein des sciences ou, selon la terminologie que j’ai employée
jusqu’ici, en interne. Dans un second temps, je reviendrai sur le problème de
l’attribution de l’autorité à la science en tenant compte du discours critique
qui s’appuie sur l’identification de biais extérieurs à la science.
Considérons un certain domaine de phénomènes que l’on prétend unifier
et expliquer à l’aide d’hypothèses théoriques. À partir de là, plusieurs
questions se posent, dont les réponses aboutissent à autant de cas distincts.
La première est celle-ci : nos hypothèses sont-elles soumises à des tests
empiriques (des observations) qui sont susceptibles de les infirmer ? À cette
classique question poppérienne, la réponse « non » aboutit à discréditer
une approche dogmatique qui n’a donc rien de scientifique puisqu’elle se
met à l’abri des falsifications. Mais si la réponse est « oui », la question
suivante porte sur ces tests. Sont-ils bien menés, concluants, stables et
permettent-ils vraiment d’infirmer nos hypothèses ? C’est ici qu’un travail
approfondi sur la notion d’observation peut porter ses fruits pour établir
une distinction entre des tests et des pseudo-tests. Il se pourrait par exemple
que, muni d’un instrument prototype assez rudimentaire et mal calibré,
les conclusions expérimentales varient fortement d’un expérimentateur à
l’autre. Dans ce cas, l’autorité de l’observation n’étant pas assurée, elle ne
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peut pas non plus se transmettre aux hypothèses alors même que celles-ci
ne sont pas infirmées. Une autre possibilité est que l’observation ait pu
acquérir toute son autorité mais que les énoncés d’observation ne portent
pas vraiment sur la même chose que l’hypothèse théorique que l’on prétend
tester. Si une inférence supplémentaire est requise pour passer du niveau
observationnel au niveau théorique, encore faut-il que cette inférence soit
valide au même titre que l’observation dont l’énoncé lui sert de prémisse.
Sans cela, l’autorité de l’observation n’est pas transmise à une hypothèse
  L’attribution d’autorité à la science

qui n’est pas véritablement corroborée. Enfin, le cas le plus favorable ne


se dessine que lorsqu’une réponse affirmative a déjà été apportée aux deux
questions qui précèdent. S’ensuit une nouvelle : notre hypothèse est-elle
corroborée par l’observation ? Si ce n’est pas le cas, l’hypothèse est très
certainement discréditée, mais la démarche a été jusqu’au bout scientifique.
L’hypothèse est certes réfutée mais elle trouvait sa place dans une approche
non dogmatique qui doit, chez un poppérien (ou un néopoppérien) être
saluée. Corroborée par le test dont nous savons qu’il pouvait la réfuter,
l’hypothèse acquiert de l’autorité, transmise du niveau observationnel au
niveau théorique.
Nous voici donc en mesure de justifier la construction de l’autorité
scientifique. C’est une autorité qui se diffuse graduellement des énoncés
singuliers (d’observation) à des énoncés généraux (théoriques), puis à des
champs scientifiques et à la science tout entière. Au fondement de cette
69
DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

autorité se trouve l’observation, mais une observation que l’on comprend


comme le résultat final, stabilisé et socialement accepté, d’un processus
d’investigation qui, lui, peut être tâtonnant. On comprend ainsi la tentation
d’un conventionnalisme portant sur les résultats de l’observation, mais qui
peut être dépassé si l’on étudie plus en détail la manière dont l’investigation
empirique peut devenir concluante. Il reste qu’à ce stade, nous n’avons levé
qu’une seule des idéalisations qui était à l’origine des critiques que l’on
pouvait adresser à l’image poppérienne de la science. Nous n’obtenons
qu’une autorité « interne » à la science, du point de vue de scientifiques de
bonne foi qui peuvent s’accorder sur l’autorité d’une observation, d’une
théorie ou d’un champ scientifique. Pour parler d’une autorité sociétale de
la science, c’est-à-dire d’une science dont les résultats sont directement utilisés
dans la prise de décision en société, encore faut-il s’assurer que les acteurs
qui contribuent à la production de ces résultats n’ont pas, volontairement
ou involontairement, introduit de biais culturels, politiques ou liés à des
enjeux de pouvoir et d’argent. Une deuxième étape de « désidéalisation »
est nécessaire pour tenir compte de la complexité qui entoure la présence
des acteurs d’un champ donné, ce qui est le projet de la « troisième vague »
des études sur la science (voir p. 61).
Dans le but de déterminer les bonnes pratiques et les bons acteurs
dans un champ scientifique, la distinction opérée par Popper entre le
contexte de découverte et le contexte de justification constitue un véri-
table danger puisqu’elle autorise à ne considérer que certaines hypothèses
pour en laisser d’autres inexplorées. Si seule compte la corroboration
ou la falsification des hypothèses, un domaine scientifique, qui se laisse
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fortement guider par des priorités politiques ou qui ne considère que
des hypothèses qui sont en accord avec un certain contexte culturel,
peut néanmoins acquérir son plein statut de scientificité et prétendre
à une autorité qu’il ne devrait peut-être pas posséder. Il demeure donc
un travail nécessaire à accomplir pour déterminer dans quelle mesure
un domaine d’enquête s’ouvre non seulement à l’examen critique des
hypothèses qui y sont formulées, mais aussi à l’exploration des « bonnes
hypothèses ». Parfois, cet examen pourra révéler que des hypothèses qui
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

devraient être explorées ne l’ont pas été. À d’autres occasions, il pourra


également révéler que des pressions sont exercées pour semer le doute
en introduisant artificiellement des hypothèses concurrentes à consi-
dérer alors qu’un large consensus existe déjà au sein de la communauté
scientifique pour rejeter ces hypothèses.
La science du climat nous a fourni un exemple récent des mesures
qui doivent être entreprises pour contrer ceux que Oreskes et Conway
ont nommé les « marchands de doute 33 ». Il s’agit de lobbies qui tentent de
contrôler l’opinion publique et les décideurs politiques en discréditant les
scientifiques et en semant le doute sur des résultats pourtant bien établis.
Ces lobbies peuvent s’appuyer sur de prétendus experts, parfois scientifiques
reconnus, dont la parole est souvent influencée par la corruption. Chez les

■■  33. N. Oreskes, E. M. Conway, Les Marchands de doute, Le Pommier, Paris, 2012.


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climato-sceptiques, il s’agit d’éviter une réglementation environnementale
qui irait à l’encontre d’intérêts économiques puissants, et pour cela, de nier
l’influence des activités humaines sur le changement climatique. D’autres
épisodes tels que la contestation des effets néfastes de la cigarette sur la santé
ont auparavant démontré la redoutable efficacité de ce genre de stratégies
pour contester les résultats scientifiques et proposer des hypothèses appa-
remment crédibles qui soient mieux en accord avec les intérêts de lobbies.
Il existe donc un problème lié à la détermination d’un ensemble
d’hypothèses qu’il est pertinent d’explorer, par opposition à celles qui
sont imposées par une vision biaisée de la science. La distinction opérée
par Popper entre contextes de découverte et de justification peut certes
être tenue en principe puisqu’elle devra conduire dans un premier temps à
considérer des hypothèses même possiblement biaisées avant de les rejeter.
Pourtant, en pratique, nous voyons que ce schéma joue précisément le jeu
des personnes mal intentionnées pour lesquelles le doute semé permet
avant tout de gagner du temps pour continuer à orienter les actions qui
découlent des débats scientifiques. Dans ces conditions, est-il raisonnable
de promouvoir l’image poppérienne de la science en mettant en avant
le rôle essentiel de la falsification et de la corroboration dans le contexte
de justification ?
La conception de la science néopoppérienne qui a été introduite jusqu’ici
ne fournit qu’un idéal car elle ne pose aucune protection contre les influences
extérieures qui viennent perturber le développement de la science. Elle rend
cependant compte de la valeur que l’on se doit d’attribuer à la connaissance
scientifique dans les conditions idéales d’agents non biaisés, honnêtes et
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rationnels. Lorsque nous pensons la science dans
toute sa complexité et que nous tenons compte des
enjeux sociopolitico-économiques, nous devons
Prémunir penser aussi aux moyens d’épauler la science pour
la science la prémunir au mieux des biais que nous jugeons
des biais jugés indésirables. Ce à quoi ce « nous » réfère pourrait
indésirables être la majorité des scientifiques, ou celle des
chercheurs engagés dans les études sur la science,
  L’attribution d’autorité à la science

comme il pourrait référer à la majorité de la société


civile ou d’une population concernée par la prise de
décision. De fait, beaucoup de mécanismes sont aujourd’hui à l’épreuve pour
servir de garde-fou à la science. En climatologie, ce sont les scientifiques
qui ont fourni l’effort de rassembler leurs forces au sein d’une institution
créée pour l’occasion, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat). Collins et Evans ont quant à eux défendu la thèse
selon laquelle les études sur la science sont à même de fournir une expertise
sur l’expertise scientifique, c’est-à-dire de faire le tri entre les arguments
recevables ou non, et entre les acteurs pertinents ou non pour s’exprimer
sur un domaine donné de la connaissance scientifique. Enfin, des débats
démocratiques pouvant être très ouverts sont également organisés dans le
but de faire participer la société civile à certains processus décisionnels en
prise avec la science. Une discussion approfondie sur l’autorité qui peut
71
DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE

émerger de ces différents moyens de protéger une certaine conception de


la science nous emmènerait trop loin ici, et pourrait difficilement échapper
à un traitement contextuel. Mais il demeure que l’objectif semble être à
chaque fois le même : pouvoir épauler une science qui, parce qu’elle est par
nature caractérisée par son ouverture à la critique et à la remise en question,
s’expose aussi à des attaques ou des pressions injustifiées. C’est ce caractère
d’ouverture qui mérite d’être récompensé par une confiance élevée dans la
science. C’est une confiance peut-être abstraite, parce qu’avoir confiance en
la science n’est pas la même chose que d’avoir confiance dans un nouveau
traitement contre une maladie, ou que d’avoir confiance dans la sécurité
d’une installation nucléaire, mais c’est une confiance qui peut guider notre
attitude de manière générale, pour voir en la science une institution qui
mérite de jouir d’une certaine autorité.

Vincent Israel-Jost
Chercheur postdoctorant à l’université catholique de Louvain
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  CAHIERS PHILOSOPHIQUES    n° 142 / 3e trimestre 2015

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