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Caph 142 0053
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Introduction
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 142 / 3e trimestre 2015
L’image d’une science faisant autorité de cette manière est le plus souvent
avancée pour caractériser le point culminant du positivisme, dans les
années 1950. Dans une interview datant de 2008, le sociologue des sciences
Harry Collins parlait ainsi de cette période :
■■ 1. J. R. Minkel, “Scientists Know Better Than You–Even When They’re Wrong”, Scientific American, 9 mai 2008.
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La science mise en valeur dans les disciplines
académiques de la première moitié du xxe siècle
La première moitié du xxe siècle a vu l’essor d’une philosophie des sciences
imprégnée d’un positivisme issu du siècle précédent et développé notamment
au sein du Cercle de Vienne. Ce « positivisme logique » a constitué le socle
d’une large part des écrits philosophiques portant sur la science en affirmant
notamment son détachement par rapport à la métaphysique. Plus générale-
ment, c’est l’idée selon laquelle la science est une institution exceptionnelle
reposant sur une méthodologie bien distincte qui sous-tend les analyses sur
la science à cette époque, que ces analyses soient philosophiques, historiques
ou sociologiques. C’est d’ailleurs de l’un des fondateurs de la sociologie des
sciences, Merton, qu’émane l’une des caractérisations des sciences les plus
marquantes des années 1940, à l’apogée du positivisme. Selon Merton 2,
quatre normes regroupées sous l’acronyme CUDOS régissent la science :
le communalisme, l’universalisme, le désintéressement et le scepticisme
organisé (organized skepticism 3). Une telle caractérisation est représentative
d’une conception présentant la science comme une activité (1) supérieure,
première notamment vis-à-vis du social ; (2) régie par ses propres normes
tout en n’étant pas influencée de manière déterminante par des facteurs
extérieurs ; et (3) pouvant gérer la société de manière rationnelle 4.
Les conceptions de la science qui ont cours jusqu’au milieu du xxe siècle
reposent sur des approches normatives. Il s’agit en général de défendre
la supériorité de la science par rapport à d’autres entreprises prétendant
avoir une portée épistémique. Merton, en pleine période de lutte contre
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■■ 2. R. K. Merton, “Science and Technology in a Democratic Order”, reproduit sous le titre “The Normative
Structure of Science”, in R. K. Merton, The Sociology of Science, Chicago, University of Chicago Press, 1973,
p. 267-280.
■■ 3. Ces termes sont définis ainsi : le communalisme est la possession en commun des découvertes scientifiques,
sans propriété intellectuelle. L’universalisme défend l’idée selon laquelle la vérité des énoncés est évaluée selon
des critères universaux et impersonnels, faisant notamment abstraction de toute question de race, classe sociale,
genre, religion ou nationalité. Le désintéressement affirme la valeur d’actions entreprises sans escompter de
bénéfice personnel. Enfin, le scepticisme organisé revient à soumettre toutes les idées à des tests rigoureux.
■■ 4. C. Bonneuil, P.-B. Joly, Sciences, techniques et société, Paris, La Découverte, 2013, p. 6.
■■ 5. R. Carnap, Philosophical Foundations of Physics, New York, Basic Books, 1966, p. 12-16.
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■■ 6. K. Popper, “Science: Conjectures and Refutations” in M. Curd, J. A. Cover, Philosophy of Science: the
Central Issues, New York, 1988, p. 3-10.
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pas à s’immuniser contre la critique ; elle accepte au contraire la révision
des croyances et se doit même de l’encourager en promouvant dans ses
méthodes la mise à l’épreuve des théories par les faits. C’est de là que naît
sa supériorité, précisément parce qu’elle ne prétend pas avoir raison a priori.
On le voit, en dépit de critères variables pour caractériser la science,
et de cibles différentes par rapport auxquelles la science est mise en valeur
(métaphysique, religion, « science » nazie, etc.), les auteurs des disciplines
académiques qui étudient la science s’entendent sur une approche normative
jusqu’au milieu du xx e siècle. Par la suite, plusieurs facteurs contribuent à
affaiblir cette approche. D’une part, les philosophes des sciences identifient
des problèmes internes à la science, qui vont à l’encontre du respect des
normes édictées pour la science. D’autre part, à mesure que la sociologie
et l’ethnographie des sciences se développent, ces disciplines révèlent une
intrication entre science et société qui rend beaucoup plus difficile la
démarcation de la science. Je présente maintenant ces deux sources d’une
perte d’autorité de la science, interne et externe.
consensus est plus difficile à établir. D’autre part, et c’est cet aspect qui
sera particulièrement développé ici, la justification de l’autorité de certains
résultats a souffert de nombreux problèmes.
De manière générale, pour expliquer ce que l’on peut appeler les « succès
de la science », c’est-à-dire l’obtention de résultats non controversés et féconds,
on a mis en avant deux thèses. La première, qui est au fondement de la
tradition empiriste en philosophie, insiste sur le rôle que joue l’expérience
pour fournir les données de base d’une investigation, les faits. Ceux-ci ne
servent pas seulement de briques élémentaires venant soutenir de complexes
édifices théoriques, ils servent aussi à l’occasion de boules de démolition
pour frapper certains pans de ces édifices et remettre la théorie dans le
droit chemin, pour qu’elle colle toujours aux faits. La seconde thèse est la
confiance que l’on peut placer dans la rationalité humaine, pour peu que
l’on se donne la peine de suivre certaines règles de l’esprit. Aujourd’hui
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encore, il n’est pas rare de trouver des défenseurs de la science qui parlent
de « la méthode scientifique » au singulier, et pour qui une telle méthode,
inculquée à tous les scientifiques de profession, conduit ceux-ci de manière
relativement peu problématique de l’observation du monde à la formulation
de théories vraies.
La critique de ces deux thèses n’est pas récente puisqu’elle remonte au
moins à Duhem au début du xxe siècle 7. Mais il aura fallu attendre environ
un demi-siècle pour qu’elle trouve suffisamment d’écho, de soutien et de
reformulations chez d’autres auteurs, notamment dans le monde anglophone,
et qu’elle puisse véritablement mettre à mal le dogme positiviste. Duhem a
d’abord présenté toute expérience menée dans le cadre d’une investigation
en physique comme étant interprétée à la lumière des théories. Il s’est ainsi
opposé à la thèse selon laquelle l’expérience pourrait servir de guide neutre,
objectif et direct à la connaissance empirique. À la toute fin des années
1950, c’est Hanson qui popularisera l’expression « charge théorique de
l’observation 8 » pour exprimer la même idée, radicalisée au-delà du seul cadre
de la physique, et reprise par plusieurs auteurs du courant postpositiviste 9.
Ce type d’arguments a conduit à profondément reconsidérer les rapports
hiérarchiques qui avaient été établis entre la connaissance observationnelle
et le reste de la connaissance scientifique et à perdre l’image présentant la
science comme une entreprise qui repose sur des comptes rendus d’obser-
vation objectifs et faisant autorité. La conclusion, qui rejoint celle déjà
formulée par Quine et avant lui par Neurath 10 et Duhem est qu’on ne peut
accorder de primauté à la connaissance observationnelle en raison du fait
que la connaissance scientifique est un système profondément interdépendant
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■■ 7. P. Duhem, La théorie physique : son objet, sa structure, Paris, Marcel Rivière, 2e éd. revue et augmentée, 1914.
■■ 8. N. R. Hanson, Patterns of Discovery, Cambridge, Cambridge University Press, 1958.
■■ 9. Voir notamment T. S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008 ; S. Toulmin,
Foresight and Understanding, New York, Harper and Row, 1961 ; P. Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse
d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, Paris, 1979.
■■ 10. O. Neurath, “Protocol Statements”, in R. Cohen, M. Neurath, Philosophical Papers 1913-1946, D. Reidel,
1983, p. 91-99.
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domaine de phénomènes, plusieurs théories empiriquement équivalentes
peuvent être formulées. Déjà formulée par Duhem, la sous-détermination
de la théorie par l’expérience a acquis une visibilité bien supérieure après
la publication du célèbre article de Quine, et l’on s’y réfère désormais
souvent par le nom « thèse de Duhem-Quine 11 ». La Structure des révolu-
tions scientifiques aborde également ce problème de sous-détermination
et Kuhn précisait dans un article ultérieur que les critères sur lesquels les
scientifiques fondent leur choix théorique (l’adéquation empirique mais
aussi la cohérence interne de la théorie ainsi que sa cohérence vis-à-vis
des théories acceptées dans d’autres domaines, sa fécondité, c’est-à-dire
sa capacité à mettre en évidence de nouveaux phénomènes et de nouvelles
relations parmi ceux déjà connus, ou encore sa simplicité) peuvent bien
engendrer des choix différents 12. En effet, différents individus ont tendance
à attribuer des poids variables à ces différents critères en fonction des
connaissances qu’ils possèdent ou de leur sensibilité. Il n’existe donc pas,
selon Kuhn, de méthode ou d’algorithme qui pourraient être appliqués pour
déterminer un unique choix rationnel en faveur d’une théorie. Il s’agit d’un
choix sous-déterminé, empreint vraisemblablement d’éléments subjectifs, et
au cours duquel les capacités de jugement des scientifiques jouent à plein
sans pouvoir être pleinement expliquées 13.
En plus de ces deux thèses désormais classiques, celle de la charge
théorique de l’observation et celle de la sous-détermination de la théorie
par l’expérience, c’est la nature collaborative de l’entreprise scientifique qui
a récemment remis en cause une autre thèse rassurante pour l’autorité de la
science, selon laquelle l’investigation scientifique est placée sous le contrôle
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■■ 11. W.V.O. Quine, « Deux dogmes de l‘empirisme », in Du point de vue logique. Neuf essais logico-philo-
sophiques, Paris, Vrin, 2003.
■■ 12. T. S. Kuhn, “Objectivity, Value Judgment, and Theory Choice” in The Essential Tension: Selected Studies
in Scientific Tradition and Change, Chicago, University of Chicago Press, 1977, p. 320-339.
■■ 13. S. Yearley, “The Changing Social Authority of Science”, Science Studies, vol. 11, 1997, p. 65-75.
■■ 14. H. Andersen, “Joint Acceptance and Scientific Change: A Case Study”, Episteme, vol. 7, 2010, p. 248-265.
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Influences extérieures
et problèmes institutionnels
Dans son livre Science, vérité et démocratie, Kitcher rappelle que l’un des
idéaux de la science le plus souvent mis en avant est l’objectivité, garantie
par le désintéressement de chercheurs en quête de vérité mais détachés des
passions personnelles ou des intérêts politiques 16. C’est ainsi que la Royal
Society avait été fondée pour n’accueillir que des individus « bien nés »,
ce qui impliquait notamment une richesse personnelle suffisante pour ne
pas être engagé dans des activités commerçantes qui seraient susceptibles
d’orienter les décisions en matière de connaissance. Nous avons appris
depuis que la recherche de la vérité détachée de toute influence est une
entreprise beaucoup plus complexe que ce que l’on pourrait imaginer. C’est
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■■ 15. Voir par exemple K. B. Wray, “Who Has Scientific Knowledge?”, Social Epistemology, vol. 21, 2007,
p. 337-347 ; K. Rolin, “Science as Collective Knowledge”, Cognitive Systems Research, vol. 9, 2008, p. 115-24.
■■ 16. P. Kitcher, Science, vérité et démocratie, Paris, PUF, 2010, p. 49.
■■ 17. M. Gibbons, C. Limoges, H. Nowotny, S. Schwartzman, P. Scott, M. Throw, The New Production of
Knowledge: The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies, Londres, Sage, 1994.
■■ 18. C. Bonneuil, P.-B. Joly, op. cit.
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organismes de recherche qui financent en fonction d’un certain programme
jugé prioritaire et une agence d’évaluation qui valorise la publication plutôt
que la « recherche désintéressée de la vérité ».
Sans tenter ici d’établir une typologie des différents facteurs de biais
possibles qui pèsent sur les sciences, mentionnons aussi ceux qui sont
d’ordre culturel. Par exemple, la philosophie des sciences féministe a suggéré
que le préjudice contre les hypothèses scientifiques allant à l’encontre des
rôles traditionnels féminins et masculins était important, notamment en
biologie 19. Quant aux exemples de biais dans l’observation et l’interprétation
du comportement des espèces animales, ils sont presque inévitables tant
est naturelle en éthologie la tendance à la projection anthropomorphique.
Enfin, des biais culturels peuvent également conduire à un dénigrement
systématique des travaux produits par certains groupes. Ainsi, les travaux
de l’écologiste et anthropologue japonais Imanishi sur la culture animale
(la transmission de comportements par voie sociale et non génétique) ont-ils
été reçus très froidement par ses collègues occidentaux, certains d’entre
eux allant jusqu’à interdire à leurs étudiants de citer ses articles, sans que
l’on trouve beaucoup d’autres raisons qu’Imanishi faisant lui-même partie
d’une culture trop éloignée. Imanishi recevra d’ailleurs en 1984 la visite
d’un paléontologiste britannique venant lui révéler que sa théorie écologique
était « japonaise dans son irréalité 20 ».
Prise entre les agendas politiques, les plans de financement, les biais
culturels, le travail des lobbyistes ou encore la malhonnêteté de certaines
firmes qui préfèrent promouvoir leurs produits que de réellement évaluer
leur efficacité et leurs dangers, la science n’est plus toujours perçue comme
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■■ 19. K. Okruhlik, “Gender and the Biological Sciences”, Biology and Society, Canadian Journal of Philosophy,
vol. 20, 1994, p. 21-42. Voir aussi H. Longino, “In Search of Feminist Epistemology”, Monist, vol. 77, 1994
p. 472-485 et S. Harding, The Science Question in Feminism, Ithaca, Cornell University Press, 1986.
■■ 20. F. B. de Waal, “Silent Invasion: Imanashi’s Primatology and Cultural Bias in Science”, Animal Cognition,
vol. 6, 2003 p. 293-299.
■■ 21. B. Barnes, D. Bloor, “Relativism, Rationalism, and the Sociology of Knowledge”, in M. Hollis et S. Lukes,
Rationality and Relativism, Cambridge, MIT Press, 1982.
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■■ 22. B. Latour, “Why Has Critique Run Out of Steam? From Matters of Fact to Matters of Concern”, Critical
Inquiry, University of Chicago Press, vol. 30, 2004 p. 225-248.
■■ 23. H. Collins, R. Evans, “The Third Wave of Science Studies: Studies of Expertise and Experience”, Social
Studies of Sciences, vol. 32, 2002, p. 235-296.
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n’étaient non seulement pas respectées, mais qu’elles étaient probablement
impossibles à respecter étant donné les enjeux de carrière et la pression de
la publication par exemple. La troisième vague définit donc un projet de
réévaluation positive du rôle de la science dans la société qui ne retombe
pas dans l’ornière du positivisme et de ses idéalisations. Elle se doit donc
de prendre en compte l’ensemble des critiques de la deuxième vague pour
bâtir une image de la science réaliste.
thèses réfutables mais non encore réfutées, Popper accorde une autorité
qui dépend d’une part des tests déjà passés avec succès, et d’autre part
du risque que prennent leurs prédictions. Moins il y a de configurations
du monde qui leur seraient favorables, plus la réalisation de l’une de ces
configurations conférera de la valeur à l’hypothèse. Nous aboutissons donc
à une classification en pseudoscience, science réfutée et science réfutable
mais non encore réfutée, pour juger de nos hypothèses et de leur autorité.
Un champ qui ne parvient pas à se constituer en science n’a pas d’autorité ;
un champ qui a constitué une science mais se trouve dépassé par un autre
a mérité l’autorité qu’il a pu avoir ; et un champ constitué en science et qui
ne souffre pas de crise majeure possède la plus grande autorité. Le cadre
poppérien, par sa simplicité et sa portée apparente, n’est pas cantonné au
seul lectorat philosophe comme le prouve l’immense succès des écrits de
Popper, notamment auprès des scientifiques.
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Ce dernier aspect est aussi sans doute le plus grand défaut du traitement
du problème de la démarcation par Popper. Les critiques ont été nombreuses
à pointer l’idéalisation que constitue ce schéma. A-t-on par exemple jamais
vu une théorie scientifique rejetée parce qu’elle aurait succombé à un seul
test empirique rondement mené ? La science présentée comme domaine du
falsifiable, n’est-ce pas précisément ce genre d’approches, trop simplistes et
trop réductrices, qui a été fortement mis à mal par les différentes critiques
(voir p. 55) ? Est-il possible de reconnecter le cadre poppérien à la
science telle qu’elle se fait ou en tout cas telle qu’elle a été décrite dans les
travaux académiques postérieurs ? La réponse est à mon avis positive mais
elle demande à revenir en détail sur les différentes critiques énoncées à
l’encontre des approches normatives.
Reprenons tout d’abord celle qui porte sur la sous-détermination de
la théorie par l’expérience. Elle énonce l’impossibilité de formuler des
théories par une méthode inductive à partir de la connaissance acquise
par l’expérience et pointe donc une difficulté à démarquer la science par
une méthodologie spécifique. Après que Duhem puis Quine ont formulé ce
problème, Feyerabend a véritablement fondé sa philosophie des sciences sur
l’absence de méthode scientifique, affirmant au contraire que les scientifiques
peuvent faire feu de tout bois et faire preuve d’une créativité sans limites
pour formuler leurs hypothèses et théories 24. Si aujourd’hui un vaste accord
est établi parmi les philosophes des sciences pour accepter une version
plus ou moins radicale de la thèse de la sous-détermination de la théorie
par l’expérience, cela ne représente pas une menace insurmontable pour
le cadre poppérien. En effet, sa caractérisation de la science repose sur la
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une méthodologie scientifique inductive. Je reviendrai plus loin sur les limites
de cette approche qui exclut le contexte de découverte de l’enquête philoso-
phique et de la tâche visant à caractériser la science de manière normative.
Les travaux postpositivistes qui ont attaqué la conception positiviste
des sciences se sont également appuyés, on l’a vu, sur une notion d’obser-
vation affaiblie car dépendante d’un cadre théorique déjà établi. La charge
théorique de l’observation marque donc la difficulté à établir une hiérarchie
dans la connaissance scientifique qui accorderait une priorité aux énoncés
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l’observation 27 est peu orthodoxe en philosophie générale des sciences
puisqu’on y présente en général l’observation comme un commencement,
et non comme l’aboutissement d’un travail expérimental souvent long et
fastidieux. Elle entre néanmoins fortement en résonance avec les travaux
des philosophes de l’expérimentation, et plus généralement des philosophes
attentifs à la pratique 28. Elle est en outre attentive à la nature dynamique
de la science, aux évolutions matérielles et aux révisions des croyances et
concepts, s’inscrivant dans la lignée des travaux en histoire des sciences
consacrés à l’expérimentation 29, et aux travaux de Shapere sur l’observa-
tion 30. Ces travaux aboutissent donc à la possibilité de trouver une source
d’autorité pour la connaissance scientifique dans l’expérience, lorsque les
conditions de stabilité sont réunies pour atteindre le stade observationnel
d’une investigation.
Ces quelques éléments d’une conception de l’observation permettent
d’entrevoir un dépassement du conventionnalisme de Popper. Les énoncés
d’observation ne sont pas acceptés par simple convention mais à mesure que
la phase expérimentale d’une investigation aboutit à des conclusions fermes
et invariables. Cela n’implique pas que ces énoncés soient vrais, ni que leur
acceptation soit définitive, mais ils représentent, à un moment donné, ce que
les scientifiques ont de plus solide sur quoi s’appuyer pour faire évoluer la
connaissance scientifique. Le schéma poppérien est ainsi complété : l’autorité
de la science émerge des aspects évolutifs de la connaissance scientifique qui
permettent d’aboutir à des rectifications des théories qui sont bénéfiques ; et
les théories évoluent parce que l’observation scientifique possède elle-même
une autorité susceptible de maintenir ces théories sous pression.
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■■ 27. Les détails de cette conception de l’observation scientifique sont donnés dans V. Israel-Jost, L’observation
scientifique : aspects philosophiques et pratiques, Paris, Classiques Garnier, 2015.
■■ 28. Voir I. Hacking, Representing and Intervening, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 et A. Franklin,
The Neglect of Experiment. Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
■■ 29. H. Chang, Inventing Temperature: Measurement and Scientific Progress, New York, Oxford University
Press, 2004.
■■ 30. D. Shapere, “The Concept of Observation in Science and Philosophy”, Philosophy of Science, vol. 49,
1982, p. 485-525.
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Vincent Israel-Jost
Chercheur postdoctorant à l’université catholique de Louvain
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