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SOUVENIRS

DU

MEXIQUE
PAR

L’ABBÉ ARISTIDE PIERARD


AUMÔNIER DIVISIONNAIRE,
OFFICIER DE L’ORDRE IMPÉRIAL DE LA GUADELOUPE,
DÉCORÉ DE LA MÉDAILLE COMMÉMORATIVE
ET CHEVALIER DE L’ORDRE DU SAINT SÉPULCRE
DE JÉRUSALEM.

- --------------c-oo^gooo-

Bruxelles
H. GÔEMAÉRE, IMPRIMEUR-ÉDITEUR,
RUE DE I.A MONTAGNE, S*. * * '

1867
A L’ARMÉE
Dü CORPS EXPÉDITIONNAIRE DU MEXIQUE,

POUR IMMORTALISER SON ABNÉGATION,

SON DÉVOUEMENT ET SON HÉROÏSME,

j’ai l’honneur d’offrir CET OPUSCULE

COMME UN FAIBLE HOMMAGE DE MON RESPECT,

DE MON AMOUR

ET DE MA RECONNAISSANCE.

cAouôt'ibc

5 AUMÔNIER DIVISIONNAIRE DU CORPS EXPÉDITIONNAIRE.

Charleroi, le 25 Juillet 1867.


SOUVENIRS DU MEXIQUE.

CHAPITRE PREMIER.

Mon départ de Charleroi pour New-York. — Motif qui


m’entraîne au Mexique.

Parti de Charleroi le lundi 27 juillet 1863


à 7 heures et 15 minutes, je me dirigeai vers
Lille, Calais et le lendemain, mardi, à 8 heu­
res le matin, j’arrivais à Londres. C’êst une
ville active, commercante avec 3 millions
d’habitants. Le port n’était pas extraordinai­
rement animé, mais le pont de la Tamise est
singulièrement élevé. Les maisons massives
en pierre pour la plupart et peintes d’une
couleur brune ne présentent pas à l’œil un
aspect agréable. Les chevaux sont hauts et
forts, et rien n’est ridicule comme ces voitu­
res grossières et lourdes, où le cocher se
trouve par derrière et le voyageur par devant.
La vie animale y est très chère ; même dans
un modeste hôtel, on ne peut guère vivre
moins d’une livre sterling ou 25 francs par
8 SOUVENIRS

jour. Les environs de la ville sont magnifiques


et pittoresques; les champs sont bien culti­
vés. On y voit beaucoup de moutons, et qua­
tre chevaux attelés l’un après l’autre pour le
labour, ou bien encore six bœufs disposés
deux par deux pour le même travail ; les va­
ches belles et grasses ont des cornes énormes.
C’est partout ordre et. symétrie, à la campa­
gne surtout; les jardins sont très agréables ;
les maisonnettes et les villas rivalisent de
charme, de graeieuseté et de bon goût; tan­
tôt le lierre tapisse la devanture de ces mai­
sons de plaisance ; tantôt la vigne ou la feuille
de poirier la. couvre de leur ombre. A droite
et à gauche, on rencontre de jolis petits
moulins à vent perchés sur des monticules,
et leur roue tournante nous donne une image
frappante du cours du temps et de l’instabi­
lité des choses humaines. On en rencontre
jusque dans le pays de Galles.
Le mercredi, 29 juillet, à 5 heures après-
midi, je m’embarquai à bord du navire le
Glascow pour New-York, où j’arrivai sain et
sauf, après une traversée de onze jours. Je
souffris fort peu du mal de mer; la société du
navire était assez agréable, et aucun événe­
ment remarquable ne signala notre voyage,
sinon la rencontre du grand Léviathan, que
nous aperçûmes à là distance de 8 à 10 milles
DU MEXIQUE. 9

en mer. Ce sont de ces amis que l’on préfère


voir de loin que de près. La moyenne de no­
tre marche sur les eaux était d’environ 200
milles par jour, à peu près-70 lieues; ce n’est
pas une vitesse extraordinaire.
Heureux d’avoir aidé mon vieux père à
mourir à Charleroi le 27 mai 1863, je comp­
tais reprendre mes travaux apostoliques à
l'église de S‘-André à New-York, où j’étais
auparavant. Le ciel en disposa autrement. Le
père Curran, curé de cette église, ne pouvant
rester seul pendant mon absence, avait de­
mandé et obtenu un assistant; de sorte qu’a-
près avoir.rendu à mon père le devoir le plus
sacré de la»reconnaissance et donné le viati­
que de mes propres mains à l'auteur de mes
jours, j’éprouvai le désagrément de devoir
attendre un autre poste, à mon retour à New-
York.
A cette époque les affaires du Mexique ap­
pelaient l’attention générale, et déjà le nom
de Maximilien, l’époux de la digne fille de
notre roi, était mis en avant comme l’homme
de cœur et de dévouement prêt à s’immoler
pour la cause de ce peuple. Alors je sentais
aussi battre fortement dans mon cœur la fibre
patriotique ; pour prouver à mon pays mon
abnégation ; à la fille de feu notre Souverain
mon attachement; au Mexique mon zèle et
10
SOUVENIRS

à la religion mon désir de la servir, je solli­


citai de l’Archevêque de New-York l’honneur
de partir pour cette mission lointaine. Il me
I accorda. Après la lecture de cet opuscule,
vous me direz si ma présence fut utile au
Mexique. En attendant, cher lecteur, je vous
donne l’histoire de ma traversée de New-York
à la Vera-Cruz. —
Le calendrier marque le 16 septembre
4863; le baromètre beau temps; le thermo­
mètre 70°; la boussole vent sud-est, et mon
directoire ecclésiastique la fête des stigmates
de S1 François.
— On dit que les Américains veulent s’op­
poser à l’établissement d’un empire au Mexi­
que.
— On dit que la fièvre jaune exerce de fu­
rieux ravages à la Vera-Cruz, et que sur 100
personnes, 98en sont atteintes.
— On dit.que de nobles voleurs, que l’on
doit appeler caballeros, sont cachés dans les
montagnes du Mexique, pour surprendre les
diligences et dépouiller les voyageurs.
Néanmoins, après avoir remercié les anges
du ciel pour les bienfaits reçus et invoqué les
anges de la mer pour une heureuse naviga­
tion, je monte à bord du navire le Rapide, qui
doit me conduire à la Vera-Cruz, distant de
New-York d’environ 600 lieues.
DU MEXIQUE. 11
L’équipage se compose de 13 matelots et le
vaisseau porte 20 passagers. Nous transpor­
tons une locomotive pour le chemin de fer de
la Vera-Cruz à Orizaba.
— Un danois nous sert de pilote ; un amé­
ricain de capitaine, un chinois est chargé du
service de table ; deux cerbères, attachés à la
roue de la locomotive forment notre escorte ;
un orgue de barbarie nous tient lieu de con­
cert et un coq renfermé dans une cage d’osier
veut bien nous dire l'heure au milieu de 1’0-
céan.
Des milliers de sardines étalent leurs
écailles étincelantes aux rayons du soleil ; des
poissons d’une grosseur énorme se jouent à
la surface des eaux ; des navires de différen­
tes nations nous saluent en passant.
ÿ»: Une dame coud; un passager lit; un
autre joue aux cartes; un autre pêche à l'ha­
meçon ; pour moi, après avoir appris l’anglais
à la gueule du canon dans le Nord de l’Amé­
rique en 1861, j’étudie l’espagnol en 1863,
assis sur ie mât renversé d’un navire mar­
chand.
Beau ciel de la patrie, à quelles privations,
à quels dangers et à quelles excursions péni­
bles et lointaines ne faut-il passe livrer, dans
l’espoir de jouir, après quelques’ années, de
tes douceurs et de ton repos !
12 SOUVENIRS

Le 17, le vent nous est contraire et nous


empêche d'avancer.
Le 18 et le 19, gros temps.
Le 20, je récite l’office de Notre-Dame des
Douleurs.
Il faut être à 2,000 lieues de sa patrie, bal­
lotté par les flots et séparé de l’abîme par une
légère planche de sapin, pour sentir le besoin
d’invoquer la Reine du ciel.
Que l’homme est petit au milieu de l’Océan !
« Du sein des vagues en furie,
« Un orphelin s’adresse à toi.
« Étoile de la mer, Marie,
« Taris mes pleurs ; exauce-moi.
« Dans les dangers, dans les orages,
« Guide mon fragile vaisseau ;■
« Que j’aille annoncer tes hommages
« Au milieu d’un peuple nouveau ! » A. P.

Le 21, des hirondelles de mer semblent


poursuivre notre navire, et de leurs ailes ta­
chetées elles effleurent légèrement la surface
des ondes courroucées.
Lé 22, vers les trois heures le matin, nous
passons le cap Hatteras, un des endroits les
plus dangereux de l’Océan par le grand nom­
bre de courants qui se croisent.
Le 23, les vents soufflent avec furie ; des
brasses d’eau d’un volume énorme jaillissent
sur l’entre-pont; les bancs, les plats et les
chaises tombent avec fracas, et peu s’en faut
DU MEXIQUE. 13

que nous ne soyons lancés en bas de nos ha­


macs au milieu de la batterie de cuisine en
désordre.
Le 24,. la violence de la pluie, lé roulis de
la mer, le mugissement des vents et le ba­
lancement irrégulier du navire nous empê­
chent pendant toute la nuit de fermer l’œil.
Le25, nous passons en face de Charlestown,
mais à une distance trop grande pour voir la
ville et craindre les boulets rouges de l’en­
nemi. *
Le 26, nous prenonsà l’hameçon plusieurs
poissons de 15 à 20 livres, et un petit moi­
neau, fidèle compagnon de voyage, eaché
dans les câbles, vient nous demander quel­
ques miettes de pain sur le pont.
Le 27, le vent du Sud-Ouest permet à peine
à notre navire d’avancer; peu à peu, le vent
se dirige au Sud, et nous passons vers le soir
en face de la ville de Savannah.
Le 28, le ciel est couvert de sombres nua­
ges; l’éclair sillonne la nue; il tonne avec
fracas; il pleut à verse; le capitaine est in­
quiet; les matelots vont, viennent, courent
et volent aux câbles; des vagues hautes
comme des montagnes s’élèvent à droite et à
gauche; le navire plonge si profondément
dans les eaux qu’on se croit à chaque instant
à deux doigts de sa perte.
14 SOUVENIRS,

Le 29, le vent prend la direction du Nord-


Ouest ; notre navire vole alors sur les ondes,
et nous retrouvons ici des poissons ailés, qui
nous annoncent le voisinage de Cuba.
Le 30, la rencontre des bancs de sable nous
oblige à jeter l’ancre jusqu'au matin; nous
admirons alors les eaux limpides, qui nous
permettent de voir jusqu’au fond de la mer,
et les grappes de raisin rouge des Tropiques,
qui, en forme de guirlandes, dansent à la
surface des eaux d’un bleu aussi vif que le
firmament.
Je recueille une de ces gracieuses branches
cpmme un souvenir de mon excursion sur
l’Océan mexicain et pour la montrer un jour
aux amis d’Europe.
Vers les quatre heures de l’après-midi, nous
entrons dans le golfe de la Eloride, et nous
laissons à l’Ouest, à une grande distance
toutefois , la Martinique, Sl-Domingue et
Sl-Thomas.
Le 1“ octobre, nous éprouvons une si forte
chaleur en mer que nous pouvons à peine
respirer.
Le 2 octobre, je remarque que l’on souffre
moins du mal de mer sur un vaisseau mar­
chand que sur un bateau à vapeur. Apparem­
ment que le mouvement de rotation et la vé­
locité de la marche influent puissamment sur
DD MÉX1QTE. 15

cetté indisposition maritime. Aucun de nous


n’est malade pendant cette traversée.
Le 3 octobre, nous passons près d’un en­
droit, où deux vaisseaux anglais périrent il
n’y a pas longtemps, suivant l’information du
capitaine qui parcourt ces eaux depuis 40
ans.
Le 4 octobre, un jeune matelot saisit un
aigle impérial réfugié à la hauteur du mât.
Le 5 octobre, nous entrons dans le golfe
du Mexique, dont les éaux roulent avec im­
pétuosité.
Enfin, le 6 octobre, à 4 heures après-midi,
le soleil darde d’ardents rayons ; des monta?
gnes apparaissent dans le lointain ; plus près
de nous des clochers surmontent la ville ; un
fort est surmonté du drapeau Français ; des
carcasses de navire sont tristement jonchées
sur le rivage; c’est la Vera-Cruz, le port le
plus important du Mexique, où nous débar­
quons, après 21 jours d’une traversée aussi
pénible que dangereuse.
Après avoir pris un repos de quelques jours
dans cette ville, je prends la diligence pour
Mexico, la capitale du pays. A la Solédad, je
retrouve un compatriote, Henri Gaufflot, char­
pentier de profession, qui pour avoir quitté
Marchiennes-au-Pont, il y a environ 40 ans,
et avoir parcouru la Californie<et les Antilles,
16 SOUVENIRS

n’est riche aujourd’hui que d’honneur et de


probité. Il m’a dit avoir renoncé pour tou­
jours à l’espoir de revoir le pays natal.
J’oublie de dire qu’entre la Vera-Cruz et la
Solédad,.on me montre le monticule couvert
de broussailles, d’où les handits firent, il y a
quelques mois, une vive fusillade et tuèrent
le directeur du chemin de fer et le curé de
Solédad, Corse de naissance.
A Pallo-Verde, on voit les débris d’une dili­
gence pillée, du maïs éparpillé, des papiers
blancs déchirés et des malles brisées au milieu
du chemin.
A Camaron, avant-poste français, on nous
rappelle que, dans le courant de l’année, des
troupes considérables de guérillas se jetèrent
sur une poignée de soldats de la Légion étran­
gère qui, après une résistance aussi longue
qu’héroïque, succombèrent tous dans celte
rude attaque, à l’exception d’un petit tam­
bour piémontais.
A la bifurcation d'un sentier voisin, nous
sommes témoins du triste spectacle .de trois
brigands'pendus chacun à un arbre, allongés
d’un tiers de leur taille et les chairs les plus
délicates déjà rongées par les oiseaux voraces
qu’on nomme Mopilotes, ils sont hideux avoir,
empestent l’air et nous représentent vivement
le coupable Jqdas après son déicide.
DU MEXIQUE. 17

A environ une lieue de Camaron, nous sa­


luons le maréchal Forêt, qui rentre en France
escorté' d’un brillant et nombreux état-
major. ■
Nous arrivons bientôt à Passo-Del-Machio,
où l’on remarque les terrassements du chemin
de fer faciles en cet endroit. :
A Salsipuedes, rien de bien remarquable,
mais à Chiquitte, nous jouissons d’un pano­
rama immense, qui s’étend à droite et à gauche
de la route. Perchés sur la hauteur, nous pou­
vons contempler à plaisir les forêts vierges
du,Mexique; ces lianes entrelacées, sur les­
quelles se promènent les singes ; ces ravins
boisés qui, à des profondeurs effrayantes, per­
mettent à peine aux eaux gonflées un libre
passage à travers des murs de broussailles et
des lits de cailloux.
La distance de là à Potrero n’est pas grande;
nous y acceptonsavec reconnaissance une gra­
cieuse hospitalité de M. Finck, consul prus-’
sien.
Nous sommes, dimanche soir, à Cordova,
où M. Sizos, Français d’origine, a toujours sa
maison ouverte aux Européens. C’est chez ce
riche et bienveillant propriétaire que le maré­
chal Forêt, le général Lorencez et le marquis
de Montholon ont mis pied à terre dans cette
ville. M. Sizos et le curé de la paroisse m’ont
s
18 SOUVENIRS

charmé par leur courtoisie. Un poste de la lé­


gion garde la ville, et l’on parle de l’un ou
l’autre cas de vomito negro, espèce de fièvre
pestilentielle difficile à guérir.
Le lundi, nous sommes à Orizaba, où une
compagnie française, commandée par son ca­
pitaine, escaléda, au milieu de la nuit, un
mont escarpé, appelé Serro Del Borrego, sur­
prit l’ennemi, s’empara de ses pièces de ca­
non, et culbuta dans les ravins cavaliers et
fantassins mexicains. Il faut avoir vu les hau­
teurs rocailleuses de ce poste, pour être auto­
risé à dire que, de toute la campagne .du
Mexique, cette entreprise peut être considérée
comme le plus hardi coup de main des sol­
dats français dans ce pays.
Nous apercevons devant nous les deux im­
menses pi«s de Popocatepec et de la Dame
Blanche, dont j’aurai occasion de parler plus
tard.
Amozoc est célèbre par la reddition d’un
grand nombre de soldats mexicains en 1863.
Puébla a subi deux sièges par les Français,
en 1862 et 1863. La première année, les Fran­
çais, en trop petit nombre, furent obligés de
battre en retraite ; mais un an plus tard, ils
s’emparèrent vigoureusement de la ville, dont
chaque maison était devenue un fort.
A-San-Lorenzo, qu'on rencontre en sortant
DO MEXIQUE. 19
de Puébla, le général Bazainé battit le général
mexicain Commonfort.
Le même général français entra triomphant
et vainqueur dans la ville de Mexico, le 10
juin 1863, au milieu d’une pluie de fleurs et
de pétards. Les balcons étaient pavoisés, et
l’enthousiasme fut à son comble.
Enfin, après un voyage de cinq jours en
voiture publique, je.suis à Mexico, belle et
grande ville, aux rues régulières, avec mai­
sons hautes et toits plats.
Mon devoir était de faire une visite de défé­
rence à M*r l’Archevêque de La Batisda, que
j’avais vu à l’église de Saint-Vincent de Paul
à New-York, en 1861. Mon désappointement
fut complet. Le Pontife me reçut avec bien­
veillance; mais que dire à la vue des biens
de l’Eglise confisqués, de 66 temples con­
vertis en hôpitaux, casernes, magasins et
cabarets dans la seule capitale du Mexique,
sans oublier 400 ecclésiastiques battant le
pavé sans place ni revenu? Malgré les pro­
messes bienveillantes de M«r l’Archevêque,
je ne me sentis pas la force de solliciter une
place dans le clergé ordinaire, au détriment
de 400 indigènes qui, en saine justice, avaient
plus de droits qu’un étranger aux faveurs
épiscopales.
Habitué depuis longtemps à porter le poids
20 SOUVENIRS bu MEXIQUE.

de la croix, et après plus de 2000 lieues de


voyage entrepris par zèle, si cruellement
désappointé, sans parents, sans amis, sans
protecteurs, je dois ajouter aussi sans bourse,
car un voleur de chemin venait de m’enlever
tout mon or, que faire à Mexico?
Le chapitre suivant, cher lecteur, vous le
dira.
CHAPITRE DEUXIÈME.

Ma nomination d’aumônier militaire à Tampico. Mes


travaux dans cette ville.

Alors je pris patience et je priai. — La pa­


tience et la prière sont toujours deux excel­
lentes conseillères au temps de l’adversité.
Après ma messe au couvent des bonnes sœurs
Brigittines, j’allai pendant un mois invoquer
avec confiance Notre-Dame de la Guadeloupe,
à la cathédrale de Mexico (î). La patronne du

(1) Je traduis de l’espagnol la petite notice suivante sur la


cathédrale de Mexico : « Cet édifice fut construit par Charles-
« Quint, en 1530. La grande cloche a coûté 52,000 francs. La
« chaire de vérité est composée d’une seule pierre deTécali.
« — Cette cathédrale renferme des objets précieux; les
« Ornements sacerdotaux sont très riches. Les ornements de
« l’autel sont d’or pur : six chandeliers, des bouquets de
« fleurs, des encensoirs, des navettes d’or ; une croix garnie
« de pierres précieuses, deux pupitres extrêmement beaux.
« La statue de la Vierge de l’Assomption, patronne titulaire
« de la cathédrale, d’or massif, enrichie de pierreries, a
« coûté 6984 doublons. La statue de la Vierge de la Concep-
.« tion, d’argent massif, pesait 68 marcs ; le marc vaut 8
« onces. La lampe d’argent du chœur et qui fut fondue,
« comme la plupart de ces autres objets, pesait 5473 marcs.
« La Remontrance pesait 88 marcs d’or pur; le devant
r • 3.
22 SOUVENIRS

Mexique me donna l’heureuse inspiration


d’aller me présenter à Son Excellence le géné­
ral Bazaine, commandant en chef des troupes
françaises. Cet illustre général m’accueillit
avec autant de simplicité que de confiance, et
me nomma immédiatement aumônier des
troupes franco-mexicaines, en me recomman­
dant d’aller montrer mes pièces et annoncer
ma nomination à l’aumônier en chef de la
guerre, M. l’abbé Testory, qui fut heureux dé
me rencontrer, alors que plusieurs places
d’aumônier militaire étaient vacantes, et il
sanctionna immédiatement le choix de Son
Excellence le Général en chef.
Si j’étais arrivé quelques mois auparavant

« était couvert de 5872 diamants et le revers de 2655 émé-


« raudes, de 1544 rubis, de 106 améthystes et de 28 saphyrs.
c<La cathédrale l’acheta 100,000 piastres; elle valait50,000
« piastres davantage. Le grand ciboire pesait 18 marcs d’or ;
« il était orné de 1676 diamants. Le calice pesait 10 4/2 marcs
« d’or pur; il était couvert de 122 diamants, de 143 émé-
« raudes et de 152 rubis. La remontrance, dite de la Minerva,
« était enrichie de 5400 diamants, de 1400 éméraudes et de
« 850 perles fines. Tous ces objets si riches et si splendides
« furent des dons de l’empereur Charles-Quint. La cathé-
« drale possédait en outre 20 calices d’or, plus ou moins
« chargés de diamants et de pierres précieuses, six plateaux
« d’or avec les buvettes et des sonnettes du même métal.
« Ces ornements, certes, étaient les plus beaux, et ces
« vases sacrés lés plus riches du Mexique, mais j’ai le regret
« d’ajouter que la cathédrale a été dépouillée d’une grande
« partie de ces richesses dans les révolutions du pays. »
DU MEXIQUE. 23

ou quelques mois plus tard, le but de ma dé­


marche n’eut pas été atteint, attendu que le
nombre des chapelains militaires était au
grand complet ; donc, graves et puissants
motifs de remercier ma chère Protectrice, No­
tre-Dame de la Guadeloupe, dont j’avais été
faire le célèbre pèlerinage au village du même
nom, en même temps que ce bon général et
ce vertueux ecclésiastique, qui m’honorèrent
de leur généreuse confiance, moi étranger et
inconnu, de préférence à 400 autres ecclésias­
tiques indigènes qui cherchaient d’heure en
heure une place dans les rues de Mexico.
Le nom de ces insignes bienfaiteurs restera
à jamais gravé dans ma mémoire, et aussi
longtemps que mes. faibles services seront
utiles à l’armée, fier de tant d’avantages si
flatteurs, je m’efforcerai de remplir mou mi­
nistère avec autant de zèle que d’empresse­
ment.
Je tiens à mettre sous les yeux du lecteur
l’acte même de ma nomination, émanée du
général en chef des troupes franco-mexicaines.
Le service d’aumônerie n’étant point consti­
tué dans la guerre comme dans la marine, on
remarquera que ma mission, comme celle des
autres aumôniers de la guerre, n’est que tem­
poraire, c’est-à-dire, pour la durée de l’expé­
dition seulement.
24 SOUVENIRS

« Corps expéditionnaire du Mexique.


Etat-Major général. N° 5856. »

« Le Général commandant en chef informe M. l'abbé


« Pierard Aristide-Edmond, que, par décision de ce jour,
« il l’a nommé aumônier à titre temporaire, pour remplir
« les fonctions de son ministère à Tampico.
« M. Pierard recevra la solde et les prestations allouées
« aux aumôniers divisionnaires (<).
« Il devra se rendre à son poste par la plus prochaine
« occasion.
« Au quartier général à Mexico, le 6 novembre 1863.
« Le général commandant en chef
BAZAINE. »

Le Généralen chef de l’armée française


avait bien voulu agréer mes, services, mais
pour exercer légitimement mon ministère
dans l’armée française au Mexique, j’avais
besoin de la juridiction écclésiastique, attendu

(1") L'aumônier militaire dans l’armée française, assimilé


au capitaine d’infanterie de première classe, reçoit en cam­
pagne 2400 fr. par an, une indemnité de 12 fr. par jour dans
les terres chaudes au Mexique, le logement, un cheval, l’écu­
rie et la nourriture du cheval, un mulet pour le transport de
ses bagages, le bois pour sa cuisine, sa nourriture person­
nelle comprenant 750 grammes de pain, 21 grammes de
sucre, 16 grammes de café, 16 grammes de riz, 16 grammes
de sel, 6 centilitres d eau-dè-vie ; toutes ces subsistances par
jour. Joignez-y la messe à raison de 5 fr.,et 3fr. pour chaque
enterrement ; tout cela compris forme un traitement annuel
équivalant sans exagérée à la somme- de 9,000 fr. Quand les
DU MEXIQUE. 25

que dans l’Église Catholique personne ne peut


s'ingérer dans les fonctions pastorales, sans
y être envoyé par un Pontife, successeur des
Apôtres. Or, en vertu des pouvoirs qui lui ont
été conférés par M*r Darbois, archevêque de
Paris, grand aumônier des troupes françai­
ses, l’aumônier en chef de la guerre au Mexi­
que, M. l’abbé Louis Testory me dépêcha la
circulaire suivante, que je rapporte. ici en
latin, comme elle a été écrite.

Corps expéditionnaire du Mexique. — Service religieux.


—> Aumônier en chef.

« Ego, Ludovicus Testory, primus exercitus Gallorum


«. in Imperio Mexicano capellanus, auctoritate mihi con-;
« cessa, ab Illustrissimo, nec non Reverendissimo Ar-
« chiepiscopo Parisiense, Supremo Gallorum Eleemosy-
« nario, Confero per annum presentem Domino Pierard,
« presbytero exercitus capellano, facultates necessarias
« parochialia sacramenta militaribüs Gallorum copiïs,

officiers sont dans les villes, ordinairement iis mangent à


l’hôtel, en remettant leurs vivres à l’hôtelier ; dans les
camps, au contraire, pour me servir de l’expression consacrée
par l’usage, ils mangent en popotte, c’est-à-dire, par groupe
d’officiers. Le vin dans ce pays est rare et cher : une demi- \
pièce vaut le prix d’une pièce en France, en comprenant les
frais extraordinaires pour s’en procurer. A Mexico et dans
l’intérieur du pays, le soldat ne reçoit point la ration de vin, •
mais seulement dans les terres chaudes et dans tous les hôpi­
taux des garnisons. La ration est de 50 centilitres pour chaque
homme par jour.
26 SOUVENIRS

« quæ sunt in imperio Mexicano, ac personis omnibus


« illarum servitio pertinentibus, administrandi eosdem-
« que milites atque officiales, nec non reliquas memo-
« ratas personas a qpibuscumque illorum peccatis, de
« quibus tamen ore confessi et corde contriti fuerint,
« absolvendi, juxta sacros canones Sanctæ Ecclesiæ.
« Insuper, celebrandi missam, si cogat nécessitas,
« extra ecclesiam, in quocumque loco dccenti, etiam sub
« dio, et; gravíssima urgente necessitate, bis in die, si
« tamen sacerdos in priori missa ablutionem non sump-
« serit et jejunus fuerit ; nec non super altari portatili et
« sine Sanctorum reliquiis.
« Celebrandi missam defunctorum, pro anima illo-
« rum, qui in dictis copiis pie decesserint, ut anima
« ipsa, a pœnis Purgatorii, si ita Deo placuerit, libe-
« retur.
« Datum Mexico, anno Domini millésime oclingente-
« simo sexagesimo quarto, die vero mensis julii vigesima
« secunda.
L. TESTORY,
« Primus Exercitus Gallorum capellanus. »

Avant de me rendre à mon poste; j’allai


voir quelques Belges, que je pus découvrir
à grand’ peine dans la capitale du Mexi­
que : M. Catoir, de Bruxelles, distillateur et
brasseur, parent de l’officier d’ordonnance du
roi des Belges; M. Beaurant, de Liège, mé­
canicien et Jean Joseph Francq, qui me tint
ce langage naïf et original : « Je demeurais al
« Brulotte, intre elle mogeon du calonier et
« elle Sienne de Biel Tiche. Je sùs d’après
DU MEXIQUE? 27

« elle bataille de Waterloo; j’ai quitté Jumet


« y igna à po près 14 ans; j’ai co em petit
« patrimoine que je lave à emme ma sœur. »
Intelligenti pauca.

Parti de Mexico le J î> novembre 1863, je fis


route avec un convoi militaire jusqu’à la Vera-
Cruz et n’arrivai que le 21 décembre, à Tam­
pico où j’étais impatiemment désiré.
Une besogne sérieuse m’y attendait. L’hô­
pital comptait un grand nombre de malades
graves : les uns affectés de la dyssenterie,
d’autres d’épuisement, d’autres de la fièvre
et d’autres du vomito negro. La mort frappait
avec furie ces pauvres soldats. Dans le mois
de janvierl864, je fis jusqu’à36 inhumations;
presque autant chaque mois, tellement que
les deux régiments d’infanterie de Marine,
débarqués à la Vera-Cruz en janvier 1862, au
moment du retour en France le 1er mars 1864,
ne comptaient plus que 800 hommes, les
autres ayant été frappés de l’épidémie ou ren­
voyés en Europe en convalescence. Beaucoup
de ces derniers périrent en mer. —
Je rendrai compte au chapitre suivant de
l’oraison funèbre que je prononçai dans l’é­
glise paroissiale de Tampico, lors de la cé­
rémonie spéciale que je célébrai à la demande
du général Hennique, pour rappeler la mé-
28 SOUVENIRS DU MEXIQUE.

moire de ces braves soldats décédés à plus


de 2,000 lieues de leur belle patrie.
L’église était tendue de deuil ; un catafal­
que imposant, orné de tous les décors mili­
taires : vêtements, armes, shakos,. rubans,
épées, etc., s’élevait à. une hauteur considé­
rable ; assisté du curé de la paroisse, je chan­
tai la messe solennelle de Requiem, à la­
quelle furent présents la garnison tout entière
et tous nos amis de la ville, et après l’Évan-
gile, je débitai le discours suivant, qui lut
accueilli avec une vive émotion.
CHAPITRE TROISIÈME.

Oraison funèbre, prononcée à Tampico (Mexique), le 4 fé­


vrier 1864, en faveur des soldats Français, victimes de la
guerre, en présence du général Reunique, de la garnison,
et des notabilités de la ville.

Général,
Vaillants Compagnons d’armes,
Ffr obediens loquelur victorias.
Un soldat bien discipliné ne par
lera que de victoires. Prov. 21. 28.

Pourquoi ce son lugubre des cloches? Pour­


quoi le temple du Seigneur revêt-il les symboles
delà douleur? Pourquoi ce catafalque imposant
dressé dans cette enceinté?.Pourquoi ces faisceaux
et ces insignes? Pourquoi les ministres du Très-
Haut portent-ils l’habit de deuil ? Pourquoi
voyons-nous briller aujourd’hui à nos yeux le dra­
peau, cet étendard sacré du courage, de la bra­
voure et du dévouement? Ah ! je vais vous le dire:
c’est que la mission de la France sur cette terre
lointaine va finir : les assauts sont terminés; les
villes sont prises ; l’opposition est réduite ; l’ordre
renaît ; la confiance reprend ; les communications
s’ouvrent, et bientôt il sera permis à ces vaillants
compagnons d’armes de saluer la terre de France,
s
30 SOUVENIRS

de fouler le sol de la patrie et d’aller revoir le


clocher qui les a vu naître et tant d’objets chers
à leurs cœurs. Mais avant de quitter son régi­
ment, si cruellement maltraité par l’épreuve et
qu’il commanda avec autant d’énergie que de di­
gnité, avant d’aller occuper le rang distingué, au­
quel la confiance de l’Empereur vient de l’appeler,
le vaillant et pieux général Hennique a voulu
payer une dette de reconnaissance envers ses bra­
ves enfants fauchés par la mort pendant la cam­
pagne du Mexique ; nous-mêmes avons compris
sa légitime douleur et nous venons nous y associer
avec empressement.
Mais pour que cette cérémonie, qui rappelle la
mémoire des défunts ne soit point perdue pour
les vivants ; pour que leurs vertus nous portent à
les imiter, nous suivrons la marche de ces géné­
reux soldats; nous étudierons leurs pensées et
nous parlerons de leurs victoires. Nous remar­
querons que leurs triomphes sont éclatants, et
que l’Esprit-Saint semble avoir prononcé tout ex­
près ces paroles : uir obediens loquetur victorias.
Le soldat bien discipliné ne parlera que de vic­
toires, L’Ecriture ne dit pas homo, homme ordi­
naire, mais vir, homme de caractère et d’énergie.
De l’aveu de tous, la vie militaire, qu’est-elle au­
tre chose, si non l’exercice de toutes les vertus ?
Oui, le soldat bien discipliné ne parlera que de
victoires. Victoires pendant la vie; victoires à la
mort ; c’est là tout le sujet de ce discours, pen­
dant lequel je réclame votre bienveillante atten­
tion.
DU MEXIQUE. 31
Dans cette courte esquisse je n’observe pas mi­
nutieusement l’ordre chronologique des événe­
ments; je me laisse emporter par la force des
choses, l’importance des faits et l’héroïsme de nos
guerriers.
Les soldats du 2e Régiment d’infanterie de Ma-
sine ont fait des prodiges en Océanie, à la Balti­
que, en Crimée, en Chine et en Cochinchine;
d’autres palmes leur sont réservées ailleurs. A
plus de 2, 000 lieues de la France, il est une con­
trée, vaste par son territoire, riche par son sol et
singulièrement favorisée de la nature ; un pays,
où suivant le savant Humbold, la monarchie uni­
verselle devait être centralisée, si un jour elle de­
vait être établie quelque part; on l’appelle le
Mexique; c’est la terre qui les attend.
Aussi, plus heureux que des rois, plus fiers que
des conquérants et plus rapides que des aigles;
ils quittent Brest et Cherbourg à la fin de novem­
bre 1861 ; ils ne touchent à Ténériffe, à la Havane,
à la Martinique, à la Jamaïque, que pour prendre
des hommes, des vivres et de l’eau. Si vous dési­
rez connaître le but de l’expédition,l’esprit qui
anime ces soldats et le terme de leurs efforts, lisez
les noms des navires que vous rencontrerez en
mer : le navire YEntreprenante vous dira que ces
soldats vont commencer une grande œuvre de ré­
génération ; le navire la Guerrière vous apprendra
qu’ils sauront combattre, et le navire Bayard vous
dira que, comme ce preux Chevalier, ils sauront
mourir sans peur et sans reproche.
Un mois plus tard, ils sont devant la Vera-Cruz.
32 SOUVENIRS

Vera-Cruz est le nom que Donozo Cortès donna à


ce rivage, quand il y mit pied à terre en 1519.
Ainsi, les Espagnols trouvèrent le nom et les
Français pratiquèrent la chose, et encore la vraie
chose : vera cruz. « Mais Vera-Cruz signifie
« vraie croix, observent spirituellement nos sol-
« dats partis, tout récemment des rives deFrance.
« Ce mot nous paraît digne de remarque. Les
« Croisés partant pour la Terre-Sainte se conten­
te taient de porter la croix sur leurs poitrines.
« Dans notre campagne de Crimée, en arrivant à
« Constantinople, le crqissant fut le premier éten-
« dard qui frappa nos regards au-dessus des mos-
« quées, et dans ja guerre du Mexique, au lieu
« de croix sur îà poitrine, ne serait-ce pas la
« croix dans le cœur ou les tribulations à sup-
« porter que cette ville nous présagerait? Avant
« de vous le dire, dignes soldats du 2““ régiment
« d’infanterie de Marine, permettez-moi de vous
« adresser une demande : « Etes-vous au Mexi-
« que ce que vous fûtes en France et ailleurs ?
« Etes-vous en arrivant ce que vous fûtes en par-
« tant? Etes vous toujours des soldats d’ordre et
« de discipline? Ne craignez-vous pas que l’excès
« des marches vous accable, que le climat des
« Terres-Chaudes vous amollisse et que les mines
« Del Real Del monte vous tentent? »
« Oui, nous sommes toujours les mêmes sol-
« dats, et non, nous ne faillirons jamais à notre
« devoir,» avez vous tous répondu parvotre noble
conduite, dignes victimes de la marine et de la
mort. Eh ! bien, c’est vrai, c’est par un dessein
DU MEXIQUE. 33
particulier de la divine Providence, qui conduit
tout avec sagesse et dispose les événements pour
le bien de ses enfants, que le premier signe que
vous apercevez, le premier port dans lequel vous
entrez et la première ville du Mexique dans la­
quelle vous débarquez, vous annoncent la croix.
Mais ne craignez pas, vaillants compagnons d’ar­
mes. Nolite timere. Ne craignez pas, disait le Sau­
veur à sa garde. Vous trouverez la croix à votre
arrivée ; la croix pendant votre séjour et la croix
à la fin de votre carrière; mais cette croix n’est
pas une croix hérissée d’épines ; c’est une croix
qui porte des roses ; c’est une croix qui produit la
feuille de laurier, symbole de la victoire ; car c’est
l’Esprit-Saint qui le dit : vir obediens loquetur
victorias. Le soldat bien discipliné ne parlera que de
victoires. J’en prends à témoin Notre-Dame de la
Solédad, que l’on invoque avec confiance dans
cette église. Pour vous, braves compagnons d’ar­
mes qui m’écoutez, et qui êtes avec les frères dont
nous célébrons aujourd’hui la mémoire, les régé­
nérateurs du Mexique par votre patriotisme et par
votre piété; par votre patriotisme, parce que vous
mourez d’envie de déployer votre zèle pour la
cause de l’ordre, et par votre piété, parce que les
colonnes de cette église vous connaissent depuis
longtemps, je n’ai pas besoin de vous indiquer
cet autel de Notre-Dame de la Solédad ; vous l’a­
vez connu même avant moi ; mais pour ceux qui
l’ignorent, parce qu’ils assistent rarement à nos
cérémonies saintes, je leur montre d’ici le sanc­
tuaire vénéré de Notre-Dame de la Solédad, placé
s.'
34 SOUVENIRS

précisément près du tribunal de la confession et


du bon Dieu de Pitié, comme si cette bonne Vierge
voulait nous dire que la France va poser un grand
acte et endurer de grandes douleurs.
Mais Solédad, observent encore nos spirituels
soldats, signifie « solitude. » Qui a baptisé l’église
et les quelques maisons qui l’entourent du nom
de Solédad ou solitude, je l’ignore ; mais, à mon
sens, jamais mot ne fut mieux choisi, et la signi­
fication de la chose plus fidèlement remplie. En
effet l’Espagne se retire, l’Angleterre guette, mais
la France reste.
La France, la France est toujours la même, et
vraiment je serais tenté de rappeler ici le mot d’un
bon paysan basque que je rencontrai dernièrement
sur la route de la Vera-Cruz tout couvert de croix :
« Vraiment, dit-il, il faut en . convenir, il n’y a
« qu’un Dieu au ciel, comme il n’y a qu’une
« France au monde ! » La réflexion de ce pauvre
exilé est pleine de sagesse et d’à-propos. En effet,
quand les autres puissances s’en vont, une seule
reste, et c’est la France ;
Quand il s’agit de porter le flambeau de la vé­
rité aux extrémités de la terre, c’est la France ;
Quand il s’agit de donner son sang pour l’expia­
tion, c’est la France,
Et quand il faut délivrer les opprimés accablés
du joug, c’est encore la France.
O bonne Notre-Dame.de la Solédad, nous vous
offririons volontiers l’hermine et le velours, la
dentelle et la soie pour orner votre autel, mais
nous savons que vous préférez l’intérieur à l’exté-
pu MEXIQUE. 3a

rieur, et c’est pourquoi nous nous efforcerons de


suppléer la pompe et la magnificence de nos céré­
monies par la pureté de notre intention, la solidité
de notre foi et surtout la sincérité de notre recon­
naissance. 0 bonne Vierge, bénissez ces soldats,
vos enfants ; soutenez-les dans leurs épreuves et
surtout donnez-leur la victoire.
Mais les soldats d’infanterie de marine, que
nous avons laissés àla Solédad, quevont-ilsfaire?
Io Ils élèvent alors des retranchements pour dé­
fendre le pays, comme on construit aujourd’hui
un chemin de fer pour l’enrichir. Déjà avant cela,
à Téjéria, ils avaient été occupés sans rélâche, au
chargement des voitures. A Borrégo, ils ouvrent
la route; ils protègent le génie dans la reconstruc­
tion des ponts. Ainsi, ces guerriers opèrent des
merveilles par leurs utiles travaux. Vir obediens
loquetur victorias. Le soldat bien discipliné ne par­
lera que de victoires.
2° Que vous dirai-je de leur patience, dans les
épreuves? Tantôt ils sont réduits à une légère por­
tion de maïs; tantôt ils n’ont pas de vin ; tantôt ils
n’ont pas d’eau, et souvent ils boivent de l’eau,
mais quelle eau, grand Dieu! Pleine de boue,
pleine de fange; une eau bourbeuse enfin. Ainsi,
ces malheureux avalent le poison. Je me rappelle
qu’un brave Breton me disait, il y a peu de temps,
à l’hôpital ; « Mon père, je remarque que ma ma­
te ladie date du jour, où j’ai bu de la mauvaise
« eau à Pallo-Verde. » Les mules tombent; les
chevaux sont harassés de fatigues et les chiens,
compagnons fidèles du troupier, demeurent en
36 SOUVENIRS

route ; ou bien ' c’est un soleil tropical qui as­


somme ces pauvres soldats ; ou bien ce sont des
pluies torrentielles qui les accablent, leur donnent
la fièvre, les maladies pestilentielles, les dyssente-
ries, les épuisements, le vomito-negro ; leurs sacs
sont pénétrés d’eau ; les cartouches sont hors de
service ; leurs tentes s’envolent ; les moustiques _
les piquent durant le jour et les scorpions et les
serpents leur enlèvent le sommeil si court et si
précieux de la nuit. On rapporte qu’un pauvre sol­
dat, mort il y a quelque temps dans mes bras
trouva un matin en s’éveillant sous son sac un
compagnon d’un nouveau génre: c’était un énorme
scorpion. Eh ! bien, ces soldats, loin de se plain­
dre au milieu de ces privations, remportaient de
nouvelles victoires par leur patience : Vir obediens
loquetur victorias. Le soldat bien discipliné, ne
parlera que de victoires.
3° Quels beaux lauriers sont réservés à leur
intelligence? — Le chef dévoué qui les guide, le
général Hennique comprend l’importance de Chi-
quitte; lisait qu’il faut assurer les communica­
tions avec la VerarCruz, et malgré les 2,000
fédéraux, qui défendent ce poste important du
plateau des Cordillères, et malgré la chaleur ex--
cessive qui épuise ses pauvres soldats, le général
ne tarde pas à se rendre maître du terrain, mais
non pourtant sans avoir à déplorer la perte de
plusieurs de ses braves-, F»r obediens loquetur
victorias. Le soldat bien discipliné ne parlera que de
victoires
4° — Les soldats du 2me régiment d’infanterie
DU MEXIQUE. 37
de Marine ont conquis des lauriers par leur intel­
ligence; d’autres palmes seront la récompense de
leur zèle.
Ces guerriers arrivent d’Orizaba, tout harassés de
fatigues ; le 99me vole au secours de Marquez, qui
rient offrir son épée à la France ; Saragosse s’y
oppose ; l’armée française est menacée ; c’est alors
que les soldats du 2me régiment d’infanterie de
Marine volent au secours de leurs compagnons
d’armes. Leur présence suffit pour conjurer le
danger. Vir obediens loquetur victorias. Le soldat
bien discipliné ne parlera que de victoires..
— Ces guerriers se sont rendus célèbres par
leur zèle, leur vigilance leur assure maintenant de
nouveaux triomphes.
C’est à eux qu’est confiée la garde des convois
qui ravitaillent les troupes ; c’est à eux qu’est re­
mise la protection. des courriers et de l’argent
pour les frais de la guerre; c’est entre leurs mains
surtout qu’est conservé intact le dépôt de 2,500 ■
prisonniers, parmi lesquels on compte 23 géné­
raux et 900 officiers. Aussi lé général en chef
adressa-t-il un ordre du jour spécial à l'armée
pour relever leur noble conduite en cette occa­
sion ; tant il est vrai qu’un soldat bien discipliné
ne parlera que de victoires. Vir obediens loquetur
victorias.
6° — Un soldat laborieux, un soldat patient, un
soldat intelligent, un soldat zélé et un soldat
vigilant est toujours un soldat brave et valeureux,
quand l’occasion s’en présente, et c’est pourquoi
il me tarde de vous entretenir de la bravoure des
38 SOUVENIRS

soldats du 2me régiment d’infanterie de Marine.


C'est à Puébla le 5 mai 1862, qu’une poignée de
soldats de l’infanterie de Marine, intrépides comme
les héros des Thermopyles, n’ayant que leurs poi­
trines et leurs baïonnettes à opposer à des mu­
railles et à des canons, exécutent la plus belle
retraite, et encore, fallut-il les ordres du général
en chef pour leur faire quitter le champ de bataille.
C’est alors que les Léris, les Crovisier et les Cour­
teau succombent avec gloire; ce dernier tenant
son sabre d’honneur à la main, et semblant,
même après sa mort, menacer un ennemi in­
solent.
C’est à Puébla, au second siège, que six compa­
gnies de l’infanterie de Marine, soutiennent avec
autant de courage que de constance le tiraillement
des ennemis embusqués. Oh ! que de dévouements
inconnus alors ! Oh ! que de • hauts faits ignorés
et cachés même par modestie !
C’est à Tampico que le 9 août 1862, le général
Hennique renverse les obstacles combinés de
l’ennemi et de la nature ; j’entends surtout parler
de cette barre ou entrée dans la rivière, si redou­
table aux courriers, aux commerçants et aux con­
valescents.
Enfin, c’est à Alta-Mira que nous pouvons hau­
tement admirer la rare bravoure du commandant,
des officiers et des soldats qui, au nombre d’envi­
ron trois cents, forcent les positions avantageuses
du lieu, poussent l’ennemi à 20 lieues au delà et
ramènent à Tampico «trente prisonniers, des fu­
sils, des clairons et des tambours. Je ne m’appe­
DU MEXIQUE. 39

santis pas sur ces faits, parce qu'ils sont trop ré­
cents, et je ne nomme pas ces hommes valeureux,
parce que chacun les connaît.
Si par hasard, chers habitants de Tampico, vous
me demandiez de quel œil vous devez regarder les
Français, aujourd’hui parmi vous, et comment
vous devez reconnaître les services de la généreuse
France, je me permettrais de vous dire que dans
cetté question délicate, le conseiller le plus sage
et le juge le plus intègre, c’est la conscience.
Ces vaillants représentants de la France ont été
remarquables pendant leur vie, nous venons de le
voir; j’ajoute qu’ils seront encore sublimes au
moment de leur mort. C’est la seconde partie de
mon discours qu’il nous reste à développer.
■ Ces dignes soldats qui ont succombé pendant le
cours de la campagne du Mexique sont morts
martyrs ; martyrs de la vérité ; martyrs de l'auto­
rité; martyrs de la liberté ; martyrs de la justice ;
martyrs du droit ; martyrs de la charité ; martyrs
de leur patrie et martyrs de l’étranger.
Ils avaientdeviné ces paroles de l’empereur dans
son dernier discours à l’ouverture de la Chambre
législative : Le Mexique nous devra sa régénération.
Ils avaient voulu accomplirà la lettreles promesses
du Ministre des affaires étrangères de France ad
général en chef de l’expédition du Mexique : « Nous
« avons la conviction de représenter au Mexique
« la cause du progrès et de la civilisation. » En effet,
le fléau les atteint, mais n'abat pas leur courage ;
la mort les frappe, mais ne détruitpoint leurs ver­
tus. C’est alors, au contraire, que la piété de ces
40 SOUVENIRS

dignes soldats brille de l'éclat le plus radieux.


L’un deux me dit : « mon père, je suis chrétien ;
« quand il sera temps, je vous appellerai. » Un
deuxième dira : « Je n’espère plus que dans le
« céleste medécin, qui me guérira, s’il le veut. »
Un troisième ajoutera : « Mon père, je suis perdu,
« je le sens, s’il vous plait, préparez-moi à mou-
« rir. » Un quatrième dira :. « Avant de partir
« pour l'autre monde, donnez-moi le viatique. »
Un cinquième ajoutera : « La médaille que j’at-
« tends, est celle du Père Éternel. » Enfin, un
sixième n’oubliera pas d'ajouter : « Quand je serai
« mort, mon père, écrivez à ma pauvre mère que
« je meurs loin d’elle et de la France, mais en bon
« chrétien. »
Si, par la rencontre de circonstances inatten­
dues, ces nobles régénérateurs du Mexique tom­
bent frappés par la mort, sans prêtre et sans sœur
de charité, sans sacrement et sans bénédiction,
ah ! ils n'en meurent pas moins pleins de foi, de
confiance et de repentir.
Ils n'en meurent pas moins les vrais serviteurs
de l’Évangile, qui nous annonce à tous que Dieu
ne frappe que ceux qu'il aime.
Us n’en meurent pas moins les fidèles imita­
teurs de Jésus. En effet, le Sauveur souffre trois
heures d’agonie, et ces soldats trois ans ; le Sau­
veur meurt abandonné, et ces soldats sans conso­
lation ; le Sauveur donne son sang pour sauver le
monde, et ces soldats donnent leur vie pour la
prospérité du Mexique.
Us n’en meurent pas moins enfin les chers en­
DU MEXIQUE. 41

fants de l’église, toujours mère douce et compatis­


sante, toujours tendre et généreuse, qui ne de­
mande qu’une volonté droite et sincère, et supplée
par le sang du Sauveur et les mérites des Saints
ce qui manque à la vertu des chrétiens, quand l'im­
possibilité physique ou morale devient une in­
surmontable difficulté ou une inexorable loi. Ah!
rassurez-vous donc, mères, épouses, sœurs et tan­
tes; vos fils, vos époux, vos frères ét vos neveux
chéris, appartenant au 21"®. régiment d’infanterie
de Marine, sont dignes de vous et de la France ;
ils sont dignes de la religion et de la foi ; ils sont
dignès del'Églisé et du monde. Un jour, et bientôt
vous recevrez quelque objet de leur insigne piété,
un chapelet, une, image, un livre ou un crucifix
que vous baiserez avec respect, en vous souve­
nant de leurs sacrifices et priant pour eux avec
amour.
Si même votre attachement sincère pour eux
s’inquiétait de savoir, si, à ce moment suprême,
les pensées de vos fils, de vos époux, de vos frères
et de vos neveux se sont reportées vers vous et
vers la France, Ah! pour bénir leur mémoire et
vous consoler vous-mêmes , je répéterais leurs der­
nières et touchantes paroles ; & Adieu, France, terre
« chérie! berceau de notre enfance! Ciel béni! Hon-
« neur! Salut! Amour! Adieu! Nous ne réverrons
« plus tes riantes montagnes et tes champs émaillés
« de fleurs. Nous ne reverrons plus tes Châteaux et
« tes chaumières; nous ne reverrons plus ni Paris,
« ni la Seine, ni Lyon, ni Bordeaux, ni Brest, ni
« Cherbourg, l’arrêt de l’Éternel est porté. Adieu!
s
42 SOUVENIRS

« Belle France! France chérie! il faut mourir! » Et


dans ces sentiments ils moururent.
Dignes fils de S. Louis, montez au ciel ; allez,
chercher la récompense de vos vertus. Pendant
que vos parents et vos amis viendront à Tampico,
au Mexique, comme on va à Waterloo, en Belgi­
que, vénérer des restes sacrés, comme on va à
Solferino,.en Italie, visiter des champs immortels,
vous, les Bienheureux habitants du ciel, goûtez
votre,ineffable bonheur. Prenez placé Sur des trô­
nes d’or; ceignez le bandeau royal ; agitez avec
bonheur les palmes de là victoire; chantez'avec
les Anges et les Saints, avec les Charlemagne et
les Clovis, avec lès Geneviève et les Clotilde, les
cantiques de l’Eternellé Cité. Nous, vos compa­
gnons et vos frères, nous offrons au Dieu de toute
sainteté la Victime pure et sans tache pour assu­
rer la félicité de vous tous, et effacer les foutes,
qui pourraient encore blesser en vous les yeux de
l’infinie Perfection.
Mexicains, vous surtout, par justice, par recon­
naissance et par amour, vous viendrez souvent dé­
poser avec des lys et des roses vos vœux et vos
prières sur ces tombés à peine fermées. Espagnols,
Américains, Allemands, vous tous étrangers à la
terre de France, mais non étrangers à ses nobles
aspirations; tous enfin, nous viendrons Souventà
l’autel de ces martyrs ranimer notre foi, notre espé­
rance et notre charité; nous viendrons apprendre
sur le tombeau de ces jeunes héros comment pour
la religion, l’honneur et la régénération d’un peu­
ple le soldat Français sait vivre, souffrir et mourir.
DÛ MEXIQUE. 43

J’avoue que ce discours me coûta quelque


peine, attendu que ces braves avaient com­
mencé la carrière avant moi et que je n’avais
pu conséquemment suivre tous leurs périls de
mes yeux ; je mis d’autant plus de soin à tirer
parti des renseignements que je reçus du
commandant delà garnison. Plusieurs parents
de ces soldats décédés me tirent l’honneur,
sans me connaître, de s’adresser directement
à moi, pour avoir des nouvelles de la mort de
leurs fils ou de leurs amis à Tampico; entre
autres, Madame Maressas de Napoléonville,
Madame Grobie de Genève et M. le curé de
Morville-sur-Nied; ce dernier désirant con­
naître les circonstances de la mort d’un de
ses anciens paroissiens, Ory François. Je ne
consultai pas mon devoir, mais mon cœur,en
mettant tout en œuvre pour apporter quelque
adoucissement à ces légitimes douleurs.
Les soldats de l’infanterie de Marine, arri­
vés au Mexique dès le début de l’expédition,
furent réellement soumis à des épreuves de
tout genre. Un tiers de ces hommes seul revit
la belle terre de France; le reste fut décimé
par la maladie surtout. Aussi, l’Empéreur Na­
poléon, informé des privations, des souffran­
ces et des pertes de ce régiment, communi­
qua l’ordre au ministre de la guerre de France
de le rappeler; la volonté impériale fut ponc-
44 SOUVENIRS

tiiellemenf suivie, ét dans les premiers jours


de Mars 1864, ces bïaves soldais s’embarquè­
rent à Tampico par Brest et Cherbourg. Quel­
ques jours auparavant, le digne Colonel Hen-
nique fut élevé au grade de général pour
récompense de son zèle, de son activité et de
ses services, et avant d’aller revoir sa belle
patrie et sa chère famille, il me fit l’honnetir
de m’adresser la lettre suivante :
■ « Commandement supérieur de Tampico.

« Tampico le 26 février 1864.

« Monsieur l’aumônier,
« Je considère comme un devoir, avant de me séparer
« de vous, de vous exprimer combien j’ai été satisfait du
« zèle et du dévouement que vous avez déployés depuis
« que vous êtes parmi nous.
« Le 2me Régiment d’infanterie de Marine et moi en
« particulier nous nous rappellerons long-temps les sér­
ie vices que nous a rendus M. l’abbé Pierard. Nous n’ou-
« blierons jamais que c’est lui qui a consolé nos pauvres
« soldats au moment de la mort et les à aidés à suppor­
te ter avec résignation cette dernière épreuve.
« Recevez, je vous prie, Monsieur l’aumônier, avec
« mes vifs remerciments, la nouvelle assurance de ma
« considération la plus distinguée.
« Le Général Commandant supérieur de Tampico.
< A. HENNIQUE. »

Les soldats de l’infanterie de Marine furent


vivement regrettés à Tampico, à cause de leur
DU MEXIQUE. 45

espritd’ordre et de discipline, à cause de leur


sollicitude à relever le commerce et de leur
vigilance à purger les routes des bandits pa­
resseux, habitués depuis longtemps à ne vivre
que de vols et de rapines. Le brave comman­
dant du 2“° régiment d’infanterie de Marine
reçut surtout les témoignages de sympathie
et de regret, lors de son départ, et fut accom­
pagné jusqu’au port par l’élite de la popula-
lation. En me serrant alors la main une der­
nière fois, ce bon général me donna encore
l’assurance de son attachement, en me répé­
tant que si, après la campagne du Mexique,
je désirais reprendre du service comme au­
mônier, en sa qualité d’Inspecteur-Général
de la Marine, il m’assurait une position hono­
rable en France (1).
Les soldats de l’infanterie de Marine furent
remplacés par les gardes du colonel Dupin,
composés d’anciens soldats de toute arme et
de tout pays. Quoique j'aie demeuré peu
de temps avec eux, j’eus cependant l’heureuse
occasion de prêter le secours de mon minis­
tère à différents Turcos, Arabes, Grecs, Hon­
grois, Bavarois, Tyroliens et Italiens appar­
tenant à ce corps de valeureux troupiers.
(1) Quelques temps après son retour en France l’intelli­
gent inspecteur-général de la Marine, Hennique, fut nommé
Gouverneur de la Guyane française.
4.
46 SOUVENIRS

Le 16 mars 1864, je remarquai un phéno­


mène de la nature aussi touchant que sensi­
ble. Comme dans leur instinct éclairé, les
oiseaux du printemps pressentent la fin de
l’hiver en Europe, il était curieux de voir les
charmantes hirondelles établir un quartier
général de rassemblement, se remuer, s’appe­
ler, se chercher, et après quelquesjours de
battue aux environs, partir en troupes vers
les pays de l’Europe, où comme; chacun sait,
elles arrivent ordinairement dans les premiers
jours d’Avril. A leur vue, je me rappelais in­
volontairement l’hirondelle de Béranger, et
si je n’ai point attaché à la patte de l’une
d’elles le morceau d’écarlate comme le trou­
badour prisonnier, assurément du milieu des
fièvres et des dangers de l’hôpital où j’étais
confiné alors, je les suivais avec une vive an­
xiété dans leur terre d’immigration.
Pendant que je me livrais à ces sentiments
de la belle nature, une lettre de Mexico vint
me tirer de mes rêveries. M. l’abbé Testory,
aumônier en chel de la guerre, m’appelait à
Cordova, pour prendre soin de l’hôpital et
de la garnison de la ville. Je cite ici cette cir­
culaire :
• DU MEXIQUE. 47

« Corps expéditionnaire du Mexique. » — Etat-Major


« Général. — N° 76.

« Monsieur l’aumônier,
« Sur ma proposition, le Général en chef a décidé au-
« jourd’hui même que vous seriez envoyé comme aumô-
« nier militaire à Cordova; dans la dépêche, qui', m’est
« adressée par le Général en chef, sous le N° 2066,
« je suis chargé de vous donner les ordres nécessaires
« pour assurer l’exécution de cette disposition. Je vous
î prie donc, M. l’aumônier, de vouloir vous rendre im-
« médiatement à Cordova, où vous prendrez immédiate-
« ment le service religieux de l’hôpital Mre et de la gar-
« nison française. »
« Recevez, je vous prie, l’assurance de mes sen­
te timents bien affectueux et bien dévoués.
•« L. TESTORY.
« Aumônier en chéf. »

« Mexico le 20 mars 1864. »


« M. l'abbé Pierard, aumônier militaire. »

Le 24 mars de bonne heure je quitte Tam­


pico sur le navire Emma ; j’arrive à la péril­
leuse barre du golfe; un chaland transporte
quelques officiers et 22 prisonniers de guerre;
bientôt le vent s’élève; les vagues mugissent
avec furie; un de nos matelots s’écrie: ils
sont perdus; à la distance de mille mètres,
je les absous; tous nos compagnons sont eii
alarme; la Drôme, à la distance de cinq cents
mètres dans le golfe, donne le signal de dé­
48 SOUVENIRS

tresse, et bientôt en effet nous voyons la bar­


que des prisonniers chavirer et tous ces mal­
heureux dans l’eau; heureusement qu’un banc
de sable se rencontre là. Trois heures plus
tard, nous faisons une nouvelle tentative de
passage. Croyant la mer plus calme que le
matin, les mêmes prisonniers, le colonel Char-
vet et moi nous confions notre destinée aux
vents. Bientôt des vagues d’un volume énorme
arrivent de .la droite et de la gauche du gouf­
fre; notre navire est le jouet de la mer; si
nous avançons cent mètres vers le Nord, nous
voilà à l’endroit du danger du matin ; c'est
la même barque; heureusement qu’à la vue
delà mort qui pendait sur nos têtes, nos douze
rameurs mexicains, par un coup de rame
adroit, réussissent à faire tourner le chaland,
et après un quart d’heure, nous voilà de re­
tour au navire Emma, où nos compagnons,
nous serrant dans leurs bras, joignent leurs
actions de grâces aux nôtres envers le Sei­
gneur et Notre-Dame de la Mer pour notre
heureuse délivrance.
C’était précisément le Jeudi Saint 1864, et
il est d’usage ce jour-là à Tampico de laver
les pieds de douze malheureux, qui, la tête
couverte de fleurs, assis en rang, reçoivent du
prêtre, après la cérémonie, du pain, de l’argent
et d’autres douceurs. Echappé d’un bain pé-
Dü MEXIQUE. 49

rilleux et même de la mort quelques heures


auparavant, on devine la ferveur et l’humilité
avec lesquelles je m’associai au curé delà pa­
roisse pour le lavement des pieds de ces pau­
vres, qui représentent les apôtres comme le
prêtre- rappelle Notre-Seigneur dans cette
solemnité qui précède la nuit de la Passion.
Le samedi saint, la mer étant devenue plus
calme, je peux franchir la barre. Le dimanche
de Pâques, je suis en pleine mer, et l’équi­
page étant sur le pont et les passagers pro­
fondément recueillis, je procède à la cérémo­
nie de l’inhumation d’un sergent français, que
j’avais administré la veille à 9 heures du
soir dans une cabine inférieure.
Le Ie' avril je quitte la Drôme et j’aborde
à la Vera-Cruz, d’où après quelques jours je
me dirigeai vers Cordova.
CHAPITRE QUATRIÈME.

Mes services d’aumônier à Cordova.

Le 5 avril j’arrivais à Cordova. C’est une


ville de 6,000 habitants environ, remarqua­
ble par son libéralisme outré et son indiffé­
rence à l’égard de l’intervention. Comme les
autres villes du Mexique, elle affiche haute­
ment sa haine de l’étranger. A environ 900
mètres au-dessus du niveau de la mer, sa tem­
pérature est néanmoins très élevée. Durant
toute l’année, on y est en transpiration, même
durant la saison des pluies qui commence or­
dinairement en Juin et* finit en Novembre.
Durant la sécheresse, de temps en temps un
léger brouillard couvre la ville et les alen­
tours. Chacun sait alors que c’est Nord cara­
biné à la Vera-Cruz et ouragan en mer. Quoique
l’on se trouve éloigné du Pic d'Orizaba de six
lieues, il semble que l'on est aux pieds de ce
volcan, dont le sommet est couvert de neiges
perpétuelles, bien que le.sol n’en soit jamais
chargé. Une grande partie de l'an, le ton-
Dtfîta'ïllftft:. 81

nerre gronde avec fracas, dans cette Idéalité


encaissée dans les montagnesdesCordillières.
La chaleur excessive y engendre une nuée d’in­
sectes des plus désagréables et des pltis im­
portuns. A moins d’avoir son lit recouvert
d’un moustiquaire le sommeil paisible ÿ est
impossible. '
Les fièvres ordinaires, les fièvres jaunes ra­
vagent la ville, et attaquent surtout les étran-
gers, qui ont séjourné un temps plus où moins
long à la Vera-Cruz et à la Solédad.
Durant là saison des pluies, qui ont été
vraiment torrentielles en 1864, la route im­
périale, surtout de Potrero à Orizaba, n’était
qu’un bourbier affreux de plusieurs pieds de
profondeur. Des Arrieros ou conducteurs de
chariots y perdirent la vie ; six mules furent
successivement employées pour sauver un
homme; cinquante mules furent attèléés pour
tirer une voiture de la fange ; aussi un em­
ployé des Finances de l’armée Française, ne
pouvant supporter ni le cahos de la voiture,
ni le pas du cheval, ne trouva pas d’autre ex­
pédient que de se faire porter à dos d’indiens
pour franchir ces mauvais passages.
Je fus logé chez un marchand mexicain, où
je n’avais ni agrément ni société. J’étais là
dans une véritable galère, et heureux de pren­
dre la clef des champs, je fis alors Une collée-
S2 SOUVENIRS

tipn des papillons du pays, qui sont.les plus


jolis du Mexique.,, -
J’habitais,cette ville depuis deux.mois, lors­
que ¡’Empereur Maximilien, accompagné de
sop aimable épouse,,l’impératrice Charlotte,
y arrivèrent le 29 Mai à 3 heures le matin. Les
équipages furent attardés; la voiture impé­
riale se brisa deux fois en route, de sorte que
nous fumes obligés d’attendre l’arrivée de ces
augustes personnages à la guarita de Cordova
depuis neuf heures du soir. Mon cheval jeune,
peureux et rétif alla me renverser dans un ra­
vin, où je faillis perdre la" vie. Avec le secours
du ciel, je pus me relever sain et sauf, remon­
ter achevai, et en ma qualité de belge, dé­
ployer tout le luxe de mon patriotisme par
mon empressement à saluer nos nouveaux
souverains et à les étourdir par la force de
mes vivats. A la vue d’un ecclésiastique, ac­
costant la voiture impériale et tirant le Som­
brero jusqu’à terre, à trois heures le matin,
l’impératrice m'honora d’un salut particulier
de bienveillance et voulut bien me montrer du
doigt à l’empereur saluant le peuple à la por­
tière de gauche. Le lendemain, à midi, le corps
d’officiers de la garnison fut reçu en audience
de Leurs Majestés impériales. L’Empereur te­
nant l’impératrice par le bras, passa devant
nous. Maximilien informé apparemment de
DU 'MEXIQUE. 53

ma nationalité, me fît l’honneur de m’adresser


quelques paroles. « Vous êtes belge, M. l’abbé?
« —A vous rendre'honneur et service, Sa
« Majesté, » répondis-je. — « J'ai vu le roi,
« il y a peu de temps, » continua-t-il: — Est-
il bien rétabli? continuais-je.—^«Parfaite­
ment, » ajouta-t-il. L’Impératrice à son tour,
avec cette grâce et cette bienveillance qui lui
sont naturelles, prononça à son tour ces mots :
« Nous demandons pardon à ces messieurs
« du trouble et du dérangement, que nous
« leur avons occasionnés par notre arrivée
« tardive à Cordova. »
Comprenant à qui ces paroles s’adressaient,
et l’impératrice Charlotte se trouvant précisé­
ment en face de moi, je lui adressai la ré­
ponse suivante:
« Sa Majesté, bien loin d’avoir été un en-
« nui, ça été pour nous, un devoir et un plai-
« sir que de voler à votre rencontre si
« désirée. » Leurs Majestés après mon compli­
ment, s’inclinèrent gracieusement et conti­
nuèrent leur tour de salon. Non content de
cette conversation particulière, j’adressai à
quelques jours de là un petit compliment écrit
à la cour de Mexico, pour être fidèle à mes
antécédents et pour remplir mon devoir de
patriotisme à l’égard de la lillç de mon roi et
s
S4 SOUVENIRS

de son auguste époux sur une terre étran­


gère. ,

Voici ma lettre adressée à l’empereur :


« A Sa Majesté Ferdinand-Maximilien Zer, Empereur du
ci Mexique.

« Quand la vertu paraît, c’est pour guérir nos maux ;


« Aussi souvent le Ciel l’accable de travaux.
« Venise a recueilli les fruits de ta sagesse ;
« Paris à ton passage a bondi d’allégresse ;
« Bruxelles t’a donné la fille de mon roi ;
« Astèque ranimé tourne les yeux vers toi ;
« Maître absolu des cœurs vaincus par ta prudence,
« Ton règne, c’est la paix, l’honneur et la puissance. »

J’adressai à l’impératrice la lettre suivante :


« A Sa Majesté Marie-Charlotte, Impératrice du Mexique.

« Madame,
« En ce moment tout l’univers a les yeux tournés vers
< votre immense Empire.
« Permettez à un ecclésiastique belge, qui vous a devancé
« de huit mois, sur cette terre lointaine, de vous offrir
« l’hommage de ses vœux ardents, pour l’ordre, la paix
« et la prospérité de votre Empire. .
« Daignez,
« Madame,
« agréer l’assurance du profond respect
« et du dévouement sans borne de Votre
« humble Sujet.
A. PIERARD.
Cordova, le 10 juin 1864. »
DU MEXIQUE. . 55

Pour avoir le droit de faire des compli­


ments aux souverains du Mexique, je devais
surtout m’efforcer de rendre service à mes
semblables. Aussi devenu bientôt l’ami du
digne curé de la paroisse, j’étais employé à
l’église presque tous les jours : chanter la
grand'messe, faire les fonctions de diacre et
de sous-diacre, distribuer la communion, bé­
nir l’eau, les chapelets et les médailles, assis­
ter aux processions, consacrer les mariages
furent des cérémonies auxquelles je me prê­
tais avec autant d’empressement que de joie.
A raison de la diversité des rites et de l’origi­
nalité de la langue indienne, dont un grand
nombre de mes lecteurs n’ont sans doute ja-.
mais lu de fragments, je rapporte ici les cir­
constances du mariage que je célébrai le 13
juin 1864 dans l’église de Sle Marie deCordova
entre un Mexicain et une Indienne des envi­
rons.
Les informations, les avertissements et la
formule du consentement réciproque des par­
ties sont les mêmes pour les Mexicains et les
Indiens conformément au rituel romain; mais
avant le mariage, les fiancés présentent quel­
ques pièces d’argent que le prêtre bénit, et
comme il est d’usage dans le pays d’entendre
la messe de mariage, au Sanctus du saint Sa­
crifice, pour rappeler aux époux l’indissolu-
86 SOUVENIRS

bililé du lien matrimonial, on les couvre tous


deux d’une écharpe en soie ou d’une chaîne
légère dont on les débarrasse après la commu­
nion du prêtre.
Pour la curiosité de mes lecteurs, je joins
ici un fragment de l’admonition aux Indiens
en langue propre aux tribus de Cordova, en­
tièrement différente de l’espagnol ou du cas­
tillan.
Xicmotilican, nocnitsitsiwan, ca ankiseliti, in teoyotica
patli Nenamictilistli, wel omoneki inic amo poliwiske in
in tbalticpactlaca, wan momakilia in saso akin kelewia
wan amo kipia tien kitsaciulis. Inin nenamictilistli oki-
moyectlalili in totecuyo Dios ompawel senca mawistic
ixtlawac itoca pavaiso terrenal, campa Dios okinmochiwili
in yancuic tlacalt itoca Adan, iwan in yancuic soalt, itoca
Eva icampia nochtin tikistiawi.

Voici la traduction de ce passage :

Considérez, mes frères, que vous célébrez le sacrement


de mariage, qui est nécessaire pour la conservation du
genre humain. Il a été établi par notre Dieu dans le Para­
dis terrestre, et il fut sanctifié par la présence réelle du
Christ notre Rédempteur.

Indépendamment des cérémonies à faire


dans le temple, j’étais quelquefois requis pour
la visite et la consolation des malades mexi­
cains, tantôt comme arbitre dans les différents,
tantôt comme conseiller dans les doutes et
DU MEXIQUE. S7

tantôt comme père à diriger les pauvres étran­


gers, français, anglais, irlandais, hongrois et
belges ignorant la langue espagnole, souvent
dépourvus des moyens d’existence et exposés
à commettre mille imprudences, soit dans l’a­
bus des fruits, l’excès des boissons ou les
voyages à entreprendre sans guide et sans
escorte. Lors du passage d’un détachement
européen se rendant à Puébla à la légion
étrangère, je revis avec joie bon nombre de
Belges, parmi lesquels J. B. Hanon, Louis Pi-
cart et Nistas, tous trois de Namur, et je m’em­
pressai d’aller leur serrer la main et leur don­
ner de sages conseils. Un prêtre espagnol,qui
avait habité Cordova quelques mois, se trou­
vant sans protection,et désirant aller à Haïti,
reçut de moi une lettre de recommandation
pour un de mes amis, missionnaire dans cette
ville.
Cet empressement à rendre service à l’église,
aux paroissiens et aux passagers de Cordova
me gagna les bonnes grâces de son digne pas­
teur; aussi lors de mon départ, il me fit l’hon­
neur de m’adresser le témoignage suivant
écrit en espagnol :
« Dn Felipe Neri Lopez Colegial antiguo del Eximio te-
« gurista de Sn Pablo de la cuilad de la Puebla y cura,
« proprio vicario foraneo de Cordova y su Dochina.
« Certifico en toda forma y en testknonio de verdad y
s.
58 ' SOOVENIRS

« gratitud que el Abate Aristides Pierard, capellán del


« ejercito francés, en el tiempo q. I ha recibido en esta
« chitad no solo ha observado la conducta mas. irrepren-
« cible y modérala, sino q. 1 ha ausiliado en esta parra-
« chía en cuanto ha podido y se le ha ocupado : guar-
« dando lasmajores consideraciones tanto alos sacerdotes
« como a los sacristanos y los fieles : demanera que a
« nadie le ha causado disgusto, dispensándome a mi toda
« clase de atenciones y buenos oficios.
* En testimonio, de lo cual le doy el presente en Cor-
« dova á 15 de Nre de 1864.
« Felipe N. LOPEZ. »

J’ai parlé plus haut des services rendus aux


habitants de Cordova, mais je n’ai rien dit
encore de mes travaux, comme aumônier de
la garnison de cette ville. Pour remplir mes
fonctions avec zèle et sollicitude, j’avais con­
tinuellement les yeux sur l’hôpital, et le visi­
tais plusieurs fois le jour, quand il y avait ur­
gence. Tantôt un soldat frappé d’insolation
perd subitement la tête; tantôt un autre de­
vient apoplectique après une maladie; l’un
fait une chute et s.e casse un membre; un au­
tre est transporté à l’infirmerie, le corps percé
de plusieurs balles; l’un se plaint des fièvres,
à la suite de courses, de fatigues et de priva­
tions ; un autre souffre des maux de tête, vo­
mit un sang noir et caillé; c’est le vomito ne-
gro, ce fléau des pays chauds, qui enlève en
deux fois vingt-quatre heures lès jeunes gens
DU MEXIRUE. 59

les plus robustes .comme les vieillards les plus


décharnés, souvent les pauvres Européens,
arrivés récemment d’au delà l’Océan, ou bien
ceux qui séjournent quelque temps dans des
endroits malsains, comme Tampico, la Vera-
Çruz et la Solédad. Pendant mon séjour à Cor-
dova, je rencontrai un assez grand nombre
de ces cas effrayants qui exigent de notre
part le mépris de la mort et un grand empres­
sement à administrer ces infortunés. Je me
souviens qu’un jour, étant occupé à entendre
la confession d’un soldat mourant de la fièvre
jaune, je dus interrompre la cérémonie pour
voler au lit d’un autre soldat vomissant avec
violence, et comme il y avait péril en demeure,
pendant que je soutenais la tête de ce dernier,
je faisais de la main droite le signe de la croix
pour absoudre le premier mourant de ce
fléau.
Dans mes derniers jours à Cordova, je vis
mourir de cette peste un jeune adjudant du
train d’artilerie, fort, joufflu, charmant, qui
n’eut pas le temps de maigrir, puis qu’il ne
tint le lit que deux jours. Mon attachement
sincère pour cet officier, son grade et ses
qualités personnelles, comme l’estime dont il
jouissait, m’engagèrent à prononcer dans l’é­
glise, après l’absoute, les paroles suivantes :
60 SOUVENIRS

« Chers compagnons d'armes, *

« Voilà donc encore un de ces cas fondroyants de la


« mort qui viennent défier les secours de Fart et nous
« prouver une fois de plus que le Mexique est plus re-
« d ou table à nos soldats par son climat pestilentiel que
« par l’épée des ennemis !
. « Chose désolante! En même temps qu’à Passo-Del-
« Machio nos compagnons et nos frères déplorent la perte
« cruelle du digne commandant supérieur de la localité,
« le capitaine Légaux, tombé à la fleur de l’âge, victime
« du devoir et de son zèle, Nous, à Cordova, nous pro-
« cédons à la cérémonie funèbre du brave adjudant du
« train, Jules Larticle, enlevé en deux jours à notre af-
« fection par un cruel fléau !
« Il faut avoir joui de l’intimité de ce jeune adjudant
« pour le connaître;'il faut l’avoir visité aussi souvent
« que j’ai fait pendant fe cours de sa courte maladie, pour
« avoir pu admirer sa douce piété, son respect profond
« à recevoir mes avis et les consolations de la religion et
« surtout sa résignation complète à la volonté du Três-
« Haut qui allait le frapper. Ni la nuit, ni le jour ; ni au
« commencement, ni pendant sa maladie, ni à sa der-
« nière heure, aucun mot de plainte n’est sorti de sa
« bouche; aucune idée de découragement n’est venue
« abattre son âme noblement trempée et franchement
« chrétienne.
« Espérons que le Seigneur, dont la miséricorde est
« infinie, a déjà reçu dans les tabernacles éternels ce
« vaillant officier, qui n’a quitté la France que par obéis-
« sance, a toujours été un modèle des vertus militaires,
« et est une victime de plus de l'ordre, de la paix et de
« la prospérité du pays.
« Pour nous ses chers compagnons -d’armes, ne notis
DU MEXIQUE. 61
« contentons pas de répandre sur sa tombe non encore
« fermée quelques larmes stériles ou quelques fleurs
« éphémères; présentons à Dieu une prière humble et fer-
« vente pour le repos de son âme, et méditant sur son
« tombeau les enseignements de la mort, jurons tous à
« Dieu une plus grande fidélité à nos devoirs ; jurons de
« combattre vaillamment les combats du’ Seigneur, cha-
« que fois surtout que nous faisons partie de quelque ex-
« pédition. S’il arrive même qu’au lieu de revoir la chère
«. patrie, dont nous sommes éloignés de plus de 2, 000
« lieues, notre vie soit aussi réclamée du Tout-Puissant
« pour la consolidation de ce pays, regardons la mort
« sans crainte et sans remords, acceptons-la, embrassons-
« la en vaillants soldats, en dignes enfants de la France
« et surtout en parfaits chrétiens.
« Encore une fois donc, dignes compagnons d’armes,
« avant de sortir de ce temple, renouvelons nos prières
« et nos vœux pour assurer le repos éternel aux âmes
« de nos amis et de nos frères, dont la mort est si noble,
« si glorieuse et si digne d’envie, puisque non-seule^-
« ment ils meurent au nom de la France, mais encore
« pour la régénération d’une hation étrangère, et entre-
« tenons-nous dans cette douce pensée que le Dieu de
« bonté et de justice ne peut laisser sans récompense
« tant de bravoure, d’abnégation, et de dévouement. »

Tous les officiers de la place furent sensi­


blement touchés pendant cette courte impro­
visation. Parmi eux, se trouvait le brave com­
mandant supérieur de Cordova, le capitaine
Davaux (t), du 2m* chasseurs légers d’Afrique,
(4) Le capitaine Davaux est un descendant de la famille du
digne Evêque de Tournai, Monseigneur Hirn.
62 SOUVENIRS

qui, quelques jours après, en m'adressant ses


sincères adieux, me remit la pièce suivan­
tes :
« Le commandant Supérieur de Cordova.

« Cordova le 15 novembre 1864.

« Monsieur l’aumônier,
« Avant de vous quitter, je viens vous exprimer tous
« les remerciements que vous méritez pour votre zèle
« empressé et votre dévouement à toute épreuve dans
« les circonstances difficiles où vous vous êtes trouvé,
« durant votre séjour à Cordova, où le vomito et la fièvre
« jaune ont fait tant de victimes.
« Chacun de nous se rappellera avec un sentiment de
« respectueuse admiration les actions si désintéressées
« et si pleines d’abnégation du vaillant soldat de la foi,
« qui n’a pas craint d’exposer ses jours au chevet de nos
« pauvres camarades frappés par l’épidémie et qui ont
« trouvé près de lui un adoucissement à leurs maux.
« Veuillez agréer, Monsieur l’aumônier, l’expression
« de mes sentiments les plus dévoués et les plus respec­
te tueux.
« A. DAVAUX.
« Commandant supérieur de Cordova.

« A Monsieur Pierard, aumônier au corps expédition-


z naire du Mexique. »

L’estimable commandant supérieur de Cor­


dova me donnait ainsi non-seulement une
marque d’estime, mais encore un motif d’en­
couragement au milieu des difficultés et des
DU MEXIQUE. 63

épreuvesque nous avions à traverser. En effet,


que d’alertes et de fausses nouvelles ! Tantôt
les guérillas vont surprendre Chiquitte ; tan­
tôt ils vont désarmer Amatlan; aujourd’hui
ils vont enlever le bétail des environs, et de­
main ils vont incendier Passo Del Machio.
Dans la nuit du 11 au 12 septembre. 1864,
la foudre tombe à plusieurs endroits de la
ville : des palmiers sont brisés; la croix de
l’église San-Antonio est arrachée et lancée
à distance; la famille dé mon voisinage voit
l’électricité parcourir la chambre, incendier
le lit et tournoyer au-dessus de la tête des
enfants réveillés en sursaut par ce visiteur
aussi inattendu que méchant.
Le 3 octobre de la même année, à 2 heures
cinq minutes du matin, un violent tremble­
ment de terre se fait sentir dans la ville : tout
le monde est dans la terreur : les maisons
tremblent, les murs s’écroulent, les tuiles dan­
sent, les tours tombent, et plusieurs person­
nes périssent,les unesde frayeur et les autres
ensevelies dans les décombres.
A l’église paroissiale, que je visitai le len­
demain de bonne heure, S. Joseph avait été
dépouillé de son bâton patriarcal; des chapi­
teaux avaient été détachés ; des colonnes ,
avaient été renversées et des chandeliers de
l’autel étaient jonchés par terre. Heureuse­
64 SOUVENIRS

ment que cette secousse ne dépassa pas 28


secondes, car comme elle était accompagnée
d’un mouvement de trépidation gradué, on
n’ose pas penser aux accidents graves et
multipliés qui s’en seraient suivis nécessaire­
ment, si ce tremblement, occasionné vraisem­
blablement par l’éruption de quelque volcan
des Cordillières, se fut prolongé dé quelques
instants.
Une visite d’un genre-bien différent vint
nous réjouir peu après : le prince Canino Bo­
naparte, capitaine de la légion étrangère et
cousin de Napoléon III, empereur des Fran­
çais, me fit l’honneur de m’inviter à sa table,
lors de son passage à Cordova. La conversa­
tion se prolongea jusqu’à dix heures du soir,
et ce qui me charma le plus dans ce proche
parent du régénérateur de la France, c’est son
excessive modestie. A le voir au milieu des
autres officiers et placé au coin d’une table
militaire, personne ne se fut douté rencontrer
là assis sur un banc un prince de sang impé­
rial.
C’est aussi pendant le courant du même
mois qu'ayant appris la nomination du gé­
néral de division Bazaine à la dignité de ma­
réchal de France, je m’empressai de lui adres»
ser la lettre de félicitation suivante ;
DU MEXIQUE. 65

« A Son Excellence le Maréchal Bazaine, Commandant


« en chef des troupes Françaises, au Mexique.

« Excellence,
« En vous voyant prendre en main le bâton de Maréchal,
« la France, le Mexique et les armées des deux pays ap-
« plaudissent chaleureusement à la noble inspiration de
« l’Empereur Napoléon III, qui à voulu récompenser vo­
te tre intelligence, votre énergie et votre dévouement.
« En osant prendre la liberté de venir vous féliciter
« aujourd’hui de cette flatteuse distinction, Excellence, je
« ne fais que vous payer une dette personnelle de recon-
» naissance.
« Daignez me permettre, Excellence, de vous donner
« une nouvelle preuve du profond respect de votre très
« dévoué serviteur.
« A. PIERARD,
« Aumônier militaire. »
« Cordova le 5 octobre 1864. »

Le Maréchal accueillit ma lettre avec sa


bienveillance ordinaire, et me donna, peu
après, une nouvelle marque de confiance, en
m'appelant à la direction de l’hôpital militaire
d’Orizaba. Je rapporte ici la pièce officielle qui
me fut envoyée à cette occasion par l’aumônier
en chef de l’armée française :
« Corps expéditionnaire du Mexique. — Service religieux.
«'— Aumônier en chef. — N° 107.

« Monsieur l’aumônier,
« D’après la décision de Son Excellence le Maréchal,
6
66 SOUVENIRS DU MEXIQUE.

« Commandant en chef le corps expéditionnaire du Me-


« xique, décision contenue dans la dépêche de l’État-Ma-
« jor-général n° 8125 du 6 Novembre 1864, vous êtes
« nommé aumônier militaire d’Orizaba, en remplacement
« de M. l’abbé Cléroin désigné aumônier de Puebla.
« Je vous prie de vouloir bien vous rendre sans retard
« à votre nouvelle destination.
« Recevez, je vous prie, Monsieur l’aumônier, l’assu-
« rance de mes sentiments bien sincères et bien affec-
« tueux.
« L. TESTORY.
« Aumônier en chef.

« Mexico le 6 novembre 1864.

« Monsieur l'abbé Pierard, aumônier milit. d'Orizaba. »

Fidèle à suivre les ordres de l’aumônier en


chef de la guerre, je recommandai au curé de
la paroisse de vouloir aider nos malades de son
mieux, et le 16 novembre je quittais Cordova,
où pendant sept mois et demi j’avais été sou­
mis à des épreuves de tout genre.
CHAPITRE CINQUIÈME.

Du Mexique en général.

J’adressai vers cette époque, sous le titre


du Mexique jugé sans passion, à un de mes
amis d’Europe la lettre suivante.
Sa situation. Le Mexique est un pays admirablement
situé, quatre fois grand comme la France, à cheval sur
les deux Océans, par son rivage oriental il est vis-à-vis
de l’Europe ; par l’océan Atlantique, et par son rivage oc­
cidental sur le Pacifique, il peut entretenir des relations
faciles avec l’Asie, l’Inde, la Chine et le Japon. 11 y a plus,
c’est que ce pays touche et commande à l’un des lieux les
plus visiblement prédestinés, dn monde, l’isthme de Pa­
nama, et si l’hydre des révolutions, qui dévore le Mexique
depuis 40 ans, a empêché l’union des deux Océans, espé­
rons que le règne du jeune empereur Maximilien Ier ne
finira point, avant que cet immortel ouvrage ne soit au
moins commencé.
Son étendue. Les Cordillières forment pour ainsi dire
l’épine dorsale du Mexique, qui comprend une étendue de
deux cent seize mille douze lieues carrées.
Son climat. Ce pays est divisé en 5 zones distinctes :
la tierra caliente, la terre chaude, la tierra templada,
terre tempérée et la tierra fria, terre froide. La terre
chaude est réduite aux terres basses du littoral, que j’ha­
68 SOUVENIRS

bite depuis 14 mois; la terre tempérée comprend les


terres au-dessous de 2,000 mètres, élévation moyenne qui
forme la terre froide. Dans les terres chaudes, onéprouve
une continuelle transpiration, et dans les terres hautes,
oh souffre d'une forte gène de respiration ; les poumons
se fatiguent beaucoup à cause de la rareté de l’air. Je
considère le climat des* terres Chaudes plus propre aux
animaux qu’aux hommes, et je redoute singulièrement
que notre jeune Impératrice ne répande un torrent de
chaudes larmes en traversant les terres chaudes. Je si­
gnale une autre bizarrerie de la nature : dans un pays où
il ne tombe jamais de neige, on rencontre des montagnes
couvertes de neiges perpétuelles, telles que la Dame
Blanche, le Popocatepelk et le Pic d'Orizaba, qu’on aper-‘
çoit de 40 lieues en mer et qui se dresse comme un énorme
Titan devant ma fenêtre, quand le brouillard ne l’enve­
loppe point tout entier.
Productions du règne végétal. ■ Le céiba au feuillage
épais, les palmiers au tronc svelte, le dragonnier aux
taches de sang, le cédrel odorant, le liquidambar-à la ré­
sine parfumée, le gaïac ,au bois dur, le grenadillo aux
branches flexibles, le coapinol à la gomme dorée s’élan-
çent à l’envi dans cette contrée. Le maguey, variété de
l’aloês, est une plante des plus précieuses du Mexique. Sa
racine forme le mescal, le pulque et une espèce de mé­
lasse. De ses feuilles on extrait le papyrus, sur lequel sont
écrits les anciens manuscrits astèques. La partie fibreuse
donne un chaume de toiture excellente, ou bien elle
fournit des cordes et des tissus grossiers. Une variété du
genre donne un fil très fin, dont les Indiens tissent les
étoffes les plus ravissantes.
Le cacao, le café, la canne à sucre, la vanille, le riz et
le maïs y croissent comme par enchantement.
Les bananes, les pommes de terre, les ignames, les ha­
DU MEXIQUE. 69

ricots noirs, les piments rouges, les melons, les pastè­


ques, les ananas, les oranges et les citrons y viennent
prodigieusement. Le coton, le tabac, l'indigo, la salsepa­
reille, le jalap et le maïs rapportent énormément. Les
terres du Bajio rendeht communément 50 grains de blé
pour un, sans jamais recevoir d'engrais. On peut se faire
une idée de cette prodigalité, en réfléchissant que l’on ne
récolte en France que 7 fois la semence, lerme moyen et
40 fois dans les meilleurs terrains. Les végétaux nourri­
ciers donnent si peu de peine à cultiver que deux jours de
travail suffisent à un seul homme pour fournir à la sub­
sistance d’une famille entière. Une plantation de bana­
niers se‘ perpétue d’elle-même, sans coûter d’autre soin
* à l’homme que celui de chausser deux fois par an le pied
des tiges, et de couper celles dont le fruit a mûri. Chaque
pied de cet arbre rapporte cent à cent et soixante fruits,
et pèse de cinquante à soixante-dix livres. D’où il résulte
que le marché de Mexico est réellement l’un des plus beaux
du monde. On y voit en effet le mango aux chairs jon­
quilles ; la chirimoye, qui contient une crème parfumée ;
les zapotes blancs, noirs et jaunes ; les sapotilles, les gre-
nadilles de Chine, les avocats (fruits), les oranges, les li­
mons, les bananes, les mameys, les goyaves, les baies de
coactus, les coings doux, les pommes de reinette, les
poires, les framboises, les grenades, les abricots, les pê­
ches, les aserolles, les marrons, les noix, les pistaches
de terre, les raisins, les cerises, les capoulines, les mû­
res, les prunes, etc.
Produits du règne animal. 1° Les animaux proprement
dits :
Le cheval mexicain, issu d’une race arabe et andalouse,
vit très vieux et sans demander grand soin. La mule et
l’âne rendent d’immenses services dans les terrains pier­
reux et escarpés. On trouve en outre dans ce pays les
6.
70 SOUVENIRS

lions sans crinière, les tigres, les jaguars, les sangliers,


les coyotes, les loups, les tatous cuirassés, les sapajous, les
dindons sauvages, les coqs d’Inde, les lièvres, les lapins
et les chiens de toute espèce. Les chevreuils et les singes
à queue retroussée se promènent à plaisir dans les forêts
vierges du Mexique.
2e Les oiseaux,— Le naturaliste peut faire en celte
contrée une collection facile et précieuse des oiseaux aux
formes les plus gracieuses et aux couleurs les plus vives.
Entre autres le magnifique ara rouge aux ailes bleues et
jaunes ; le toscan à l’aigrette blanche, et le hocco à la
huppe festonnée sont perdus dans les lianes épaisses. Les
perroquets volent en bande. Les colibris bourdonnent,
les perruches, les chachacalas couvrent les arbres de*
haute futaie. L’oiseau moqueur attend les premiers rayons
du soléil. La calandre soti de son nid suspendu. Le car­
dinal étale sa pourpre. Des myriades de vampires lumi­
neux couvrent les marécages et la spatule aux ailes roses
appuie une patte sur les roseaux.

3° Les insectes. — Que dirai-je des insectes, l’horrible


plaie du Mexique? Les chiques, espèce de puces imper"
ceptibles, entrent dans les chairs, particulièrement aux
pieds et y déposent des œufs, dont les larves croissent
prodigieusement. Les moustiques y causent un Supplice
perpétuel le jour et la nuit, tellement qu’on est obligé
d’entourer sa couche d’une cage de mousseline. Les tala-
ges laissent plus d’un mois une tache bleuâtre. Les gara-
pates s’attrapent par centaines en passant dans les bois
ou les herbes des savanes. Les scorpions se rencontrent
jusque dans les habitations. Les scolopendres apparaissent
dans les endroits humides. Enfin, les fourmis se mettent
partout et dévorent tout.
Les bogres, les bobos, les sarcelles, les gros ça-
DU MEXIQUE. 71

nards, les truies dorées, les tortues, les caïmans, les re­
quins et les crocodilles abondent dans les eaux du Mexi­
que.
La pêche des perles a donné de beaux résultats dans la
baie de Manzanillo. Comme les bancs d’huitres à perles
se trouvent à une profondeur qui fatigue les plongeurs, et
que la baie est pleine de requins et de raies féroces, on
ne s'en occupe guère depuis quelques années.
Passons maintenant aux produits du règne minéral. —
Io Or et Argent. C’est peut-être au Mexique que l’on rencon­
tre le plus de mines d’or. Le chemin qui conduit, à ces
mines traverse assez souvent des forêts de pins, de chê­
nes ou d’arbres des climats plus chauds, qui abondent
«aussi en fougères, entremêlées de verveines à fleurs bleues
et d’érétines à crête de coq. Quatre ou cinq filons courent
quelquefo s dans une même direction, séparés seulement
par quelques pouces d’argile. On trouve assez souvent ces
filons dans des roches quartzeuses contenant de l’oxyde
de cuivre, et plus communément de l’oxyde de fer.
Les montagnes de la Sonora, de Sinaloa, de Chihuahua
renferment des trésors inépuisables. Là, non-seulement
l’or et l’argent abondent à la superficie, mais les rivières,
les torrents charrient l’or, et le sable et la terre en con­
tiennent une grande quantité. Aussi, sur les 50 milliards,
auxquels on évalue la somme totale du numéraire en cir­
culation dans l’univers, le Mexiqne, à lui seul passe pour
en avoir fourni 20 milliards. Ce pays renferme surtouj
beaucoup d’argent ; il en a donné durant trois siècles jus­
qu’à cent millions par an. Les travaux de ces mines res­
semblent beaucoup à ceux des mines de charbon. On se
sert d’échelles, de cordes et de petits chevaux. On y fait
aussi usage de poudre. On y rencontre les mêmes obsta­
cles : manque d’air, abondance d’acide carbonique et tor­
rents d’eau. Le costume des ouvriers est le même.
72 SOUVENIRS

Après cela, n’allez pas pourtant vous imaginer qu’il


suffît de venir au Mexique pour ramasser l’ot à pleines
mains. Les frais d’exploitations sont énormes ; les taxes,
considérables, et le mercure, dont on se sert pour épurer
l’or, se vend ici très cher. Aussi, plusieurs sociétés an­
glaises et allemandes, après avoir bien commencé, ont
fini par se ruiner dans ces. entreprises.
Les Spéculations des mineurs sont de véritables jeux
de hasard : Mille se ruinent pour un qui s'enrichit.
2° Fer. Le fer abonde sur le sol mexicain.
5° Charbon. Malheureusement le charbon de terre y
est fort rare. On ne se sert que de charbon végétal dans
les familles et ailleurs; ce qui empêche les forges et les
usines de prendre un grand développement.
4° Salines. Cuyullan tire son nom d’une lagune salée.
Cette lagune déborde à la saison des pluies sur une éten­
due de dix lieues, et dépose une couche saline sur les
terrains, qui contiennent déjà du muriâte de soude en
quantité ; lorsqu’on les lessive avec de l’eau salée, la sau­
mure qui en résulte forme en peu d’heures par l’évapora­
tion des cristaux blancs comme la neige.
Sa population. La population du pays comprend au
delà de huit millions d’habitants, dont plus de la moitié
est de race indienne pure.
Caractère du peuple. Les Indiens du Nord sont cruels,
mais ceux de l’intérieur et des côtes sont pacifiques.
Le Mexicain est vif, spirituel, doué de tact, mais man­
quant d’énergie et surtout de sincérité; ennemi de l’é­
tranger et orgueilleux.
Physique des habitants. Le Mexicain est d'une santé
robuste. La. Mexicaine est d’une beauté remarquable :
chevelure noire et luisante, œil vif et pénétrant, teint
olivâtre forment le type universel. Mais cette beauté ne
DU MEXIQUE. 73

dure pas ; les rides arrivent de bonne heure se loger au


front et aux joues de ces superbes castillanes.

Modes du pays. Le costume du Mexicain est d’une


grande simplicité ; une chemise blanche, un pantalon ■
démesurément large ; un chapeau de paille sur la tête;
aux pieds des sandales et sur l’épaule une fresada pour
le garantir de la pluie. Le cavalier en costume de gala est
brillant. L’argent étincelle sur la bride, la selle, les étriers
èt les éperons. Il porte la veste ronde, chapeau gris ou
roux en feutre dur, très large, orné de galons et de to-
quilas, gros boudins en passementerie d’or, d’argent ou
de soie.
Il porte le sarape, couverture de laine fine attachée à
l’arçon de derrière. Dans le Nord du pays, les élégants
portent le dolman de drap bleu, vert, et culotte pareille.
Le dolman supérieurement galonné en argent ou en or
n’est jamais boutonné, et laisse voir une chemise de ba­
tiste brodée et une cravate à la Colin, dont les bouts sont
passés dans une bague à diamants. La culotte, retenue
par une ceinture de soie rouge à franges d’or est garnie
de deux rangées de boutons en argent.
Le costume de la Mexicaine est également simple. Les
femmes pauvres marchent nu-pieds. Quand elles sortent,
elles se couvrent les épaules d’une mantille de couleur
dans laquelle elles se drapent ; cette mantille est en coton
pour les pauvres et en soie pour les riches. L’usage du
chapeau est généralement inconnu, comme celui du bon­
net ou de la cornette. Vous rencontrez chaque jour sur
votre chemin des Mexicaines de bon ton, bravant fière­
ment les rayons du soleil, à l’heure de midi, la tête nue,
la chevelure ornée de flèurs et disposée entre deux lon­
gues tresses tombant sur les épaules et terminées par
deux bouts de ruban de couleur.
.74 SOUVENIRS

Les Indiennes se mettent dans les ' cheveux aux jours


de fêtes de petits insectes phosphorescents plus resplen­
dissants que les éméraudes, et des branches de vanille
derrière les oreilles pour se parfumer.
Depuis peu, les modes françaises prennent de la vogue
et la crinoline fait chaque jour de nouvelles conquêtes.
Le blanc est la couleur favorite de la riche et de la pau­
vre Mexicaine.

Habitations. Les cases indiennes sont de véritables ca­


ges en bambous. On y voit un hamac ou une simple natte
de jonc et quelques blocs de bois servant de siège ; dans
un coin, des harnais et des couvertures ; trois pierres
forment le foyer, où se consument quelques branches
sèches; de légères poteries en achèvent l’ornement ; des
ollas représentant notre pot au feu ; des jaros ventrus
renfermant la provision d’eau ou de maïs, et des cantaros,
petites cruches élégantes à deux et trois goulots. Ces ca­
banes sont pittoresques ; elles sont perdues au milieu des
orangers, des citronniers et des bananiers. Dans les villes
vous rencontrez les constructions espagnoles : les mai­
sons à un ou deux étages ; les solives du haut laissées à
nu ; un balcon à l’extérieur; une cour carrée, surmontée
d’une galerie garnie de fleurs ; le pavement des chambres
en carreaux rouges ; les portes lourdes garnies de clous
et la toiture en pannes.

Nourriture. — Les frijoles ou haricots avec force pi­


ments forment le ragoût principal du Mexicain : joignez-y
les tortillas faites de maïs et les fruits du pays. Les gens
riches y ajoutent la volaille, le bœuf, le porc et le mou­
ton. Tous font une grande consommation dé petits pâtés,
dont on compte jusqu’à 200 espèces.
Le Mexicain ne boit qu’apres avoir mangé et la plupart
DU MEXIQUE. 75

du temps de l’eau, mais il prend le chocolat plusieurs


fois le jour.
Divertissements. Le Mexicain, doué d’une oreille fine
et délicate, naît musicien ; aussi cultive-t-il avec succès
le chant, le piano et la guitare.
Les Mexicains ont un goût prononcé pour le jeu. La
foule afflue à ces lieux de plaisir dès 9 heures du matin
jusqu’à minuit. On trouve sur les tables publiques jusqu’à
3 à 4 mine onces d’or ; l’once fait 80 fr. On pose sur la
table deux cartes au hasard ; ces cartes représentent deux
couleurs, auxquelles les joueurs confient leur argent;
puis on lire d’autres cartes du jeu ; quand il eit arrive
une de la couleur choisie, c’est elle qui gagne. Un homme
de la classe moyenne perdit récemment 40,000 fr. en une
soirée.
Les combats des coqs sont aussi en grande faveur dans
ce pays.
Les courses des taureaux forment ordinairement la ré­
création des dimanches, et chose étonnante, dans ces
luttes cruelles, où le sang coule, on rencontre plus de
femmes que d’hommes. J’ai assisté une fois à ces sangui­
naires passe-temps ; j’y ai trouvé peu d’attrait.
Les riches Mexicaines sont folles d’une riche voiture
traînée par des mules. Aussi, de 4 heures après-midi à
9 heures du soir, vous rencontrez chaque jour à Mexico
un véritable Longchamps.
Les chasseurs trouvent dans les forêts les animaux et
les oiseaux dont j’ai parlé plus haut.
Les canards sauvages et les sarcelles sont tellement
communs dans les lacs de Texcoco, qu’au moyen d’une
batterie de vieux canons'de fusil, on en tue 7 à 800 d’une
seule décharge.
J’en ai vu par milliers dans les marais qui avoisinent
Mexico.
76 SOUVENIRS

Usages particuliers. Tout le monde fume ici la cigarette


odorante, depuis le bambin de cinq ans jusqu'au vieillard,
et depuis, la fille de service jusqu'à la dame décrépite.
Les Mexicains dans les églises, n'ont ni chaises ni bancs,
mais s'assoient simplement par terre, s'étendant molle­
ment, à la façon des tailleurs ; les Européens ne peuvent
se faire à cet usage. Dans la maison de Dieu, toutes les
statues des saints et des saintes sont vêtues à la forme hu­
maine : chevelure d’emprunt, faux favoris flancs,
chemisettes de dentelles, sandales véritables, bonnets
, carrés, etc.
Aux enterrements des jeunes personnes, les amies en
blanc couvertes de roses viennent couvrir la tombe des
fleurs, les plus fraîches.
L'éventail, entre les mains des Mexicaines, est d’une
grande utilité; elles s’en servent non-seulement pour
avoir de l'air, mais pour appeler, pour saluer. Aussi, le
manient-elles qyec une dextérité étonnante, et c’est un
coup d’œil curieux que cet exercice à l’éventail dans les
grandes assemblées et surtout dans les églises.
Conseils aux étrangers. Que dirai-je maintenant à mes
chers compatriotes d’Europe? —Les engagerai-je à venir
au Mexique ? C’est une question si délicate que je n’ose y
répondre, de crainte de faire des dupes. Je me borne à
recommander à mes amis de peser consciencieusement
dans la balance les avantages, et les désavantage^ du pays
que j’ai signalés plus haut; de considérer la distance de
plus de deux mille lieues, qui les sépare de l’Europe ; de
réfléchir attentivement aux désagréments du climat, aux
maladies multiples et cruelles .qu’il engendre, sans ou­
blier les frais énormes de passage, de douane, de trans­
port, le prix exorbitant de tout ce qui vient d’Europe^
De Charleroi à New-York, c’est un voyage de treize
jours et une dépense ordinaire de 500 fr. Un vaisseau
DU MEXIQUE. 77
marchand conduit le passager en 22 jours, de New-York à
Vera-Cruz, port du Mexique, pour une somme de 450 à
500 fr.
Si vous avez des bagages, la diligence ne s’en charge
pas ; il faut louer des mules ; 200 fr. par animal. Une
simple malle de voyageur, de Vera-Cruz à Mexico, la ca­
pitale du Mexique, doit être portée sur une mule, et si vous
prenez la diligence pour arriver à la capitale, vous avez à
payer en sus 400 fr. Ayez soin de ne point voyager sans
escorte militaire, parce que les voleurs guérillas pourraient
bien se donner la peine de vous dévaliser. J’ai rencontré
le long de ma route des pieds, des mains de ces malfaiteurs
attachés aux poteaux des télégraphes. J’ai vu des guérillas
desséchés pendus aux arbres pour effrayer les coupables.
Aussi, avant qu’on ne puisse placer sur les routes du
Mexique une dizaine de maréchaussées, de 4 kilomètres
en 4 kilomètres, il n’y a aucune sûreté à' se mettre en
chemin ici.
Le climat du Mexique, dans les terres chaudes surtout,
est très pernicieux aux Européens ; la mortalité y est
effrayante. Je n’exagère point en avançant qu’un 1/4 au
moins de l’expédition française trouvera son tombeau au
Mexique.
Pour moi, je suis affecté à la seule pensée que Guate­
mala, où tant de nos chers compatriotes sont allés ren­
contrer . la déception, la maladie et la mort, n’est distant
de Mexico que de. 400 lieues. — Depuis 60 ans, tant de'
projets de colonisation au Mexique ont avorté!!!....—Et le
jeune Empereur, Maximilien Ier, qui, en présence des
difficultés inouïes de son administration, a chancelé dans sa
résolution jusqu’au dernier moment, sera-t-il plus heureux
que ses devanciers, et réussira-t-il à retirer du bourbier le
char du Mexique enfoncé dans la fange jusqu*au moyeu,
depuis plus de 40 ans???
1
78 SOUVENIRS DU MEXIQUE.

Je reste ballollé entre la crainte et l’espoir...... L’avenir


dira si mes craintes étaient fondées ou frivoles. En atten­
dant que le Ciel veuille verser ses dons les plus précieux
sur ce couple martyr, qui, venu de Vétrangert soutenu par
des étrangers, consent à s’immoler en victime pour un
peuple étranger.

Le 19 juin 1867 donnera raison aux alar­


mes, aux inquiétudes qui agitaient mon âme
à la fin de l’année 1864.
Maintenant je continue l’histoire de mes
courses apostoliques au Mexique.
CHAPITRE SIXIÈME.

Deux mois à Orizaba.

Orizaba est une ville d’environ 13,000 ha­


bitants ; située au pied du mont Borrégo, que
les Français emportèrent d’assaut en 1862
par un hardi coup de main, elle jouit .d’un
climat très sain, quoiqu’à l’extrémité des
Terres-Chaudes. L’esprit de la population est
moins hostile ici à l'intervention que dans
bien d’autres villes du Mexique; aussi les
étrangers peuvent-ils y rencontrer quelques
familles affables et officieuses.
Malgré l’état affreux des chemins, qui,
comme je l’ai déjà dit, sont pitoyables ici du­
rant la saison des pluies,je me rendis, promp­
tement à Orizaba, où pour être plus à même
de visiter et de consoler nos pauvres malades,
je pris un modeste logement à l’hôpital mili­
taire. Je ne tardai pas à m’en féliciter ; car,
gagné par mes attentions et mes soins tout
particuliers, un ex-capitaine des grenadiers
français, alors ingénieur du chemin de fer,
mourait peu après entre mes bras muni des
80 SOUVENIRS

secours de la religion. La conversion de cet


ancien philosophe est une des plus frappantes
que j’aie rencontrées dans mon ministère.
Pendant mon séjour en cette ville, j’ai eu
occasion de rendre service à quelques Fran­
çais, qui s’adressèrent à moi pour la confes­
sion qui précède le mariage.
J’étais en garnison dans cette ville, quand
le premier détachement belge pour le Mexique
y arriva. L’état-major de la garnison française
de la place alla au-devant de ce corps de vo­
lontaires jusqu’à 3 lieues dé distance. Les
deux armées fraternisèrent de la manière la
plus cordiale. Le colonel Van der Smissen et
le capitaine adjudant-major Cbazal, fils du Mi­
nistre de la guerre de Belgique, me donnèrent
des marques de la plus haute sympathie. En­
voyé de la part de son colonel, M. Chazal me
fit l’honneur de m’offrir la place d’aumônier
du régiment de l’impératrice; je le remerciai
de cette confiance, remettant la décision de
cette affaire au jugement dn Maréchal com­
mandant en chef. Dans les longs et agréables
entretiens que j'eus avec ce brave capitaine
pendant son séjour à Orizaba, j’étais loin de
penser que quelques mois plus tard, ce digne
et vaillant guerrier, percé de plusieurs coups
de feu, devait rendre son âme à Dieu, à 2,500
lieues de sa patrie, pour soutenir l’empire
DU MEXIQUE. ' 81

mexicain et l'honneur du nom Belge. J’eus


aussi alors le plaisir de recevoir des nouvelles
d’un de mes excellents amis d’Europe, Mon­
sieur Auguste Anciaux-Robert de Lodelinsart
par l’entremise de son frère Gabriel.
Lors du passage du 2" détachement belge
à Orizaba, un mois plus tard, les capitaines
Loiseauet Delannoy et le docteur Lejeune me
témoignèrent la plus franche amitié. Quand
dans la compagnie de ces bons amis, nous
rappelions le souvenir de la patrie, certes,
tous alors nous étions loin de penser que dans
la triste surprise de Tâcambaro, ce généreux
médecin-militaire quittant la maison pour
aller chercher sa trousse, devait recevoir la
mort d’un lâche ennemi.
Un mois plus tard encore, le 3"e détache­
ment arrivant de Belgique séjourna deux jours
à Orizaba. Le major Tydgat, le capitaine Gau-
chin et le lieutenant Carlot me serrèrent affec­
tueusement la main. Dans le terrible combat
de Tacambaro, le premier de ces offieiers de­
vait recevoir une mort glorieuse; le second
devait être fait prisonnier et le troisième de­
vait avoir les cuisses percées d’une balle.
J’ai reconnu 13 soldats de ces différents dé­
tachements à l’hôpital d’Orizaba, et parmi eux
trois y succombèrent à l’affection typhoïde.
On comprend avec quelle douleur et avec
82 SOUVENIRS DU MEXIQUE.

quel regret je conduisis à leur dernière de­


meure ces soldats, tous trois nés à Gand, et
qui rendaient leur âme à leur Créateur, avant
d’avoir atteint le terme de leur voyage.
Peu après, je vis aussi arriver à Orizaba le
premier détachement d’Autrichiens comman­
dés par le général de Thun. Ces troupiers
sont remarquables par leurs forces muscu­
laires, leur énergie et leurs anciens services.
Si le Mexique pouvait compter 50,000 sol­
dats de cette trempe, je crois qu’alors il pour­
rait défendre avec succès son territoire.
La désignation de Cordova comme un point
de centralisation de l'armée française déter­
mina l’état-major général à m’envoyer dans
cette ville, que j’avais habitée au delà d’une
demi-année ; mais à peine y avais-je choisi un
quartier qu’un contre-ordre survint.
Le chapitre suivant donnera au lecteur les
détails de ma nouvelle expédition dans l’ouest
du Mexique.
CHAPITRE SEPTIÈME.

Expédition à Oajaca. — Retour à Mexico.

La ville d’Oajaca,capitale d’un des États du


Mexique les plus riches et les plus étendus, ne
voulant en aucune sorte se soumettre à l’au­
torité de l’empereur Maximilien,employa plus
d’une année à fortifier et à défendre ses forts,
ses églises et ses rues contre toute agression
étrangère. Le maréchal Bazaine, jaloux de
conquérir un état mexicain de plus, résolut
de faire le siège de cette ville. Non-content
d’avoir envoyé le général d’artillerie Courtois
d’Hurbal, le maréchal vint lui-même devant la
placé, pour stimuler les soldats par sa pré­
sence et hâter les opérations du siège. L’as­
saut de la ville était la dernière opération
militaire, qui, d’après les plans du chef expé­
rimenté, devait couronner le succès de l’en­
treprise.
Le service religieux pouvant devenir très
compliqué pour notre armée campée devant
la place, je reçus une dépêche télégraphique
84 SOUVENIRS

à Cordova du Maréchal, qui m’appelait immé­


diatement à Oajaca.
Je raconte les épisodes de çette excursion
guerrière.
Le 28 janvier 1868, je quitte Cordova, le
lendemain Orizaba, et je couche le soir à
Aculcingo. Il est curieux de voir dans les
champs le seigle blaric coupéet àquelquespas
d’autres seigles encore verts, à l’époque où
en Belgique on ne rencontre que de la neige.
En traversant les Cumbrès, mon attention
est arrêtée par ces immenses montagnes qui
serpentent en replis tortueux, et à la hauteur
desquelles on aperçoit des stalactites creusées
par l’eau, représentant des corniches, des
pyramides aux Cormes les plus gracieuses et
les plus bizarres. La vue jouit ici des panora­
mas les plus splendides, et pour gagner le
haut de la montagne, il faut marcher pendant
deux longues heures.
Le 27, j’arrive à Chapulco et je logea la
mairie. Les tours renversées, les colonnes
ébranlées et les murs lézardés, tout rappelle
encore les traces du terrible tremblement de
terre du 3 octobre de l’année dernière.
Le 28, je passe la journée à Téhuacan, où
trois déserteurs ont; été fusillés hier, et où
400 bandits ont fait leur apparition.
Le 29, je pars escorté d’un bataillon de
DU MEXIQUE. 85

zouaves, d’une compagnie du génie de la Mar­


tinique et d’un détachement de<cavaliers du
bataillon d’Afrique. Je récite mon bré­
viaire sous un palmier, dont les branches pa­
nachées me couvrent de leur ombre protec­
trice. A S heures du soir, nous arrivons à
San-Sébastian, où 1,000 guérillas ont logé
hier. Les cabanes sont pauvres dans les envi­
rons, mais les églises sont belles.
Le 30, nous sommes à Téotitlan ; les habi-
tans avaient fui dans la montagne, mais à la
vue de mon rabat, la confiance vient ranimer
ces pauvres gens, qui le soir, étaieqt rentrés
dans leurs chaumières couvertes defeuilles de
bananes. Sous un oranger, dont les zéphyrs
m’apportent les odeurs parfumées, je fais mon
humble et courte prière.
Le 31, à midi, nous gagnons Tecumavaca.
Je déjeune sous un frêne altier, au bord d’un
clair ruisseau.
Le 1er février, nous arrivons à Cuicatlan. La
route est pitoyable : ce n’est qu’une série de
ravins et de montagnes légèrement boisées;
nos chevaux fatiguent singulièrement tantôt
dans le sable, tantôt sur le gravier et le plus
souvent sur des pierres aigues. Les aloès, de
plusieurs pouces de largeur, dans les champs
et au sommet des montagnes, présentent la
forme d’énormes candélabres aux mille bran-
86 SOUVENIRS

ches. Nos soldats conviennent que cette étape


est une des plus fatigantes de leur carrière
militaire.
Le 2 février, nous sommes à Domeguillo à
9 heures du matin. Le frère de Porphyrio
Dias a fait ici une razzia des pauvres Mexi­
cains, qu’il a forcé de marchera coups de bâ­
ton A 4 heures après-midi, le jour de la
Chandeleur, je prends un bain dans les eaux
lièdes de la petite rivière de Tatlawca. L’église
est en ruine et la paroisse est sans curé. Il fait
plus chaud ici aujourd’hui qu’en Europe au
15 Août.
Le 3 février, nous traversons 53 fois en
quelques heures une rivière qui serpente en­
tre les chaînes de montagnes; le reste du
jour nous sommes hâtés par le soleil et dévo­
rés par les moustiques. A neuf heures du soir
nous arrivons fatigués à Cayacatlan.
Le 4 février, après avoir traversé la rivière
14 fois en une heure, monté sur un cheval
jeune et fougueux, je suis pendant deux heu­
res les sinuosités de la montagne, du haut de
laquelle l’œil plonge à une profondeur de plus
de 1400 mètres.
A quelques lieues de San-Juan l*el Rey,
nous entendons les premiers coups de canon.
— Nous passons la nuit dans un petit village
gai et propre.
OU MEXIQUE. 87

Le 5 février, j’arrive à l’Hacienda-Blanca à


10 heures le matin. L’aumônier en chef de
l’armée, M. l’abbé Testory, vient me serrer
la main et me remet le service de l’ambu­
lance. — On travaille aux tranchées; quel­
ques soldats blessés sont apportés à l’am­
bulance.
L’intendant est logé dans une pièce de la
ferme; le médecin dans la cour; l’officier
d’administration sous la tente; le pharmacien
dans un hangar et moi dans la chapelle, où
j’attends la visite des Anges et des Séra­
phins.
Le 6, toute la nuit, le canon des assiégés a
tiré sur nos travailleurs aux tranchées. Il nous
arrive quelques voitures du train qui nous
amènent un petit nombre de blessés. Nous
sommes à 300 mètres du fort, appelé en es­
pagnol Dominante, d’où l’on peut bombarder
la ville.
Le 7, des bandes de déserteurs de 30 à 40
sautent les parapets et viennent se rendre
dans notre camp.
Le 8 février, les travaux sont à 30 mètres
du fort principal de la ville.
La désertion augmente dans les rangs des
assiégés.
Le 9 février enfin, à 3 heures le matin,’ un
brigadier de gendarmerie, envoyé de l’é­
88 SOUVENIRS

tat-major, vient nous apprendre que Porphy-


rio Dias vient de se rendre à discrétion. En
effet, le même jour, à 4 heures après-midi,
4,000 Mexicains défilent devant nous sans
armes ni bagages comme prisonniers, pour se
rendre à Etla, et de là à Puebla, escortés par
le 3me régiment dé zouaves.
Ainsi, lâcha honteusement le pied cet offi­
cier considéré comme le type de la bravoure.
Ainsi finit ce siège, qui eut pu tenir nos sol­
dats en échec pendant plusieurs mois, si Por-
phyrio Dias n’eût été un traître, les Mexicains
des lâches et nos soldats les mêmes hommes
qu’à Oran, à Alma et à Magenta.
Le dimanche suivant, un Te Deum solennel
fut chanté dans la cathédrale d’Oajaca en ac­
tions de grâces de la victoire remportée par
l’armée Française sur les ennemis de l’Empire
Mexicain. Je servai de prêtre assistant à la
messe célébrée par l’aumônier en chef de l’ar­
mée, et avant de quitter la ville, M. le Maré­
chal Bazaine voulut me voir, et me donna les
instructions nécessaires à ma mission d’au­
mônier de la ville d’Oajaca.
A peine fixé dans cette capitale, je reçus, en
l’absence de l’Evêque, un témoignage de
haute confiance de la part du Vicaire Général
du diocèse, M. Salinas, qui me conféra le
pouvoir de prêcher en Espagnol et de confes­
DU MEXIQUE. 89

ser indistinctement toute espèce de personnes


du diocèse. J'eus, bientôt occasion d’user de
ces prérogatives, car un riche allemand de
Hambourg, établi à Oajaca, protestant de
naissance, marié à une Mexicaine catholique,
vint me prier instamment de donner l’ins­
truction religieuse à son épouse et à sa fa­
mille, composée de trois garçons : le premier
de 17 ans, le deuxième de 12 et le troisième
de 8 ; et de deux demoiselles âgées, la pre­
mière de 15 ans et la seconde de 13 ans. Pour
être utile à cette famille, qui m’honorait de
sa confiance, je ne consultai que mon zèle
pour vaincre les difficultés de la langue espa­
gnole,. que mes néophytes parlaient exclusi­
vement et avec laquelle jusque-là les occupa­
tions de mon ministère ne m’avaient point
permis d’être tout à fait familier. Néanmoins,
fidèle à la devise du sage : labor improbus om-
nia vincit : le travail triomphe de toutes les
difficultés, quelques mois plus tard, j’avais la
consolation de voir mes élèves suffisamment
instruits recevant de ma main pour la pre­
mière fois de leur vie le pain eucharistique.
Le même jour, par ma sollicitation, ils étaient
fortifiés du sacrement de confirmation parl’E-
vêque du diocèse, que nous reçûmes avec
grande acclamation à la fin de février, et avec
lequel j’entretins des relations de bonne ami-
s
90 SOUVENIRS

tié pendant mon séjour dans la capitale de cet


Etat.
Toutefois, le clergé inférieur de cette ville
est loin d’être aussi digne de respect et de vé­
nération que son excellent Evêque.
Vers cette époque, je reçus la visite de trois
Polonais, engagés dans la légion étrangère;
je les reçus avec bonté, leur offris quelques
rafraîchissements et les exhortai à supporter
avec courage et dévouement les rigueurs de
l’exil et les privations de la guerre.
Peu après j’eus l’occasion d’exercer l’ar­
deur et le zèle de mon ministère à l’égard de
23 prisonniers mexicains malades, blessés et
mutilés, qu’on avait transportés à notre hôpi­
tal. La maigreur de leurs membres, la gravité
de leurs blessures et la puanteur qui s’en ex­
halait étaient de nature à décourager les plus
résolus, mais quelque pénible que fut cette
mission, je ne voulus point reculer devant le
devoir, et la plupart d’entre eux reçurent les
derniers sacrements de ma main et furent in­
humés par moi au Panthéon de la ville, où les
cercueils placés dans des niches sont super­
posés les uns sur les autres.
Pendant mon séjour dans cette ville, je fus
deux fois appelé à accompagner au dernier
supplice deux soldats du bataillon d'Afrique,
vulgairement appelés les zéphyrs. Le premier,
DU MEXIQUE. 91

appelé Georges Fluch, était accusé d’avoir tiré


un coup de fusil sur le sergent de sa compa­
gnie, et le second fut condamné à la peine
capitale comme déserteur et chef de complot:
son nom est Jean Saut. Je ne parlerai point
de leur intrépidité devant la mort ni de leur
soumission à la volonté divine au moment du
terrible passage; je rappelle seulement que ce
furent pour moi deux missions extraordinai­
rement pénibles et Dieu veuille que ces rudes
devoirs ne se présentent plus dans le cours
de mon ministère. Il est impossible de sé faire
une idée des sentiments d’horreur et de tris­
tesse profonde qu’on éprouve à la vue de
deux pauvres troupiers, jeunes et vigoureux,
tués par leurs camarades par justice, et qui,
un instant auparavant, jouissaient de la santé
la plus prospère et de la plénitude de leurs
facultés. Toute la garnison ’stupéfaite vint
défiler devant les. cadavres étendus par terre,
et pendant que je récitais une dernière prière
pour le repos des âmes de ces victimes de la
vindicte des lois, on devait chasser les chiens
qui déjà buvaient avec rage le sang rouge et
bouillant de ces malheureux.
Pour aider avec fruit ces infortunés dans
ces terribles moments, j’avais besoin de la
grâce du Ciel; l’assistance divine ne m’était
pas moins nécessaire pour vaincre les tenta­
92 .SOUVENIRS

tions. Ce pays est sans contredit l’un.de ceux


où la vertu est singulièrement difficile.
La liberté des mises est effroyable; le lan­
gage y est saris retenue et le vice trône par­
tout: le riche comme le pauvre donnent
l’exemple d’une vie criminelle et licencieuse.
N'est-ce point pour châtier les coupables que
cette ville est si souvent sujette à de violents
tremblements de terre? Je ne suis pas éloigné
de le croire.
On rencontre pourtant dans la localité
des familles estimables et pleines d’attention
pour les étrangers. Je mentionnerai ici
M. Duncan, riche écossais, habitant Oajaca
depuis 35 ans; M. Finachio, propriétaire de
mines et M. Castro, ancien gouverneur de l’É-
tat, qui, en témoignage de leur amitié, me
firent cadeau de quelques jolis spécimens de
minerais d’or, d’argent et de cuivre, que je
réserve avec’soin pour nies amis d’Europe. Le
jardinier de ce dernier vint plusieurs fois me
faire la galanterie de me présenter au nom de
la famille quelques charmants bouquets avec
une corbeille de succulentes bananes des In­
des. Ces présents, matériellement parlant, sont
de peu de valeur, mais ils sont sans prixquand
ils sont présentés par une main amie à un
soldat missionnaire loin du ciel bleu de sa
patrie.
DU MEXIQUE. 93

j’eus la satisfaction de recevoir alors d’un


digne Belge,' comme moi au service du Me­
xique. le baron Van der Smissen, colonel des
gardes de l’ImpératriceCharlotte, la gracieuse
lettre qu’on va lire. J'ai parlé plus haut des
démarches du capitaine d’état-major, le baron
Chazal, au nom de son régiment, pour me
faire accepter les fonctions d’aumônier des
Belges-mexicains, mais. voilà qu’au moment
où l’on y pensait le moins, arrive de Belgique
un prêtre respectable envoyé par l’épiscopat
pour lés besoins spirituels de ce corps de vo­
lontaires. En me remerciant des services ren­
dus à sa troupe, le chef regrette de ne point
me voir avec elle.
« Mexico, le 15 avril 1865. »

« Mon cher Monsieur Pierard, »


« Le major Tydgat, contre mon attente, vient d’arriver
« avec un aumônier. Après toutes les démarches que
« nous avions faites auprès de vous, croyez-le bien, j’é-
« prouve tous les regrets du monde de ce contre-temps. »
« Je saisis cette occasion, mon cher Monsieur Pierard,
« pour vous remercier des soins que vous avez bien voulu
« donner aux hommes de. mon régiment restés à l’hôpital
« d’Orizaba, et vous serrant très affectueusement la main,_
« je suis votre dévoué
« Baron. VAN DER SMISSEN. »

Je reçus à cette époque à Oajaca la fiat-


8.
94 SOUVENIRS

toiise lettre suivante du commandant supé­


rieur d’Orizaba, qui u’avait pu uie la remettre
plus tôt, à cause de mon départ précipité de
cette dernière ville pour le siège dont-il a été
question plus haut.
« Commandement supérieur d'Orizaba. »

« Orizaba, le 25 janvier 1865.

« MonsieurTAumônier,
« Avant de me séparer de vous, permeltez-moi de vous
« remercier de l’activité et du zèle tout exceptionnel que
« vous avez déployé dans la mission qui vous a été confiée
« pendant votre séjour à Orizaba.
« Nos malades vous regretteront, car ils trouvent en
« vous un ami en même temps que le prêtre, toujours
« prêt à les consoler, et ne craignant ni les peines, ni les
« fatigues, ni les maladies contagieuses qui régnent dans
« ce pays.
« Par vos vertus et votre charité toute chrétienne, vous
« vous êtes attiré le respect et l’estime de tous.
« Vous allez sur un nouveau théâtre ; là, tout en con­
te solanl les malades et les blessés, vous aurez à partager
« leurs périls ; j’espère que Son Excellence le Maréchal,
« sous les yeux duquel vous allez être, saura apprécier
« votre mérite et vous donner la juste récompense de vos
« bons services.
« Recevez, Monsieur l’Aumônier, l’assurance de mon
« attachement.
« Le Commandant supérieur,
« D’ACHEUX. »
< Monsieur l'Aumônier Pierard de l'armée expédition­
naire du Mexique. »
DU MEXIQUE. 95

Cette récompense ne se fit pas attendre.


Pendant mon séjour à Oajaca, je reçus du
Maréchal Bazaine avec la médaille du Mexique
le diplôme, dont voici la teneur .-

Ministère de la guerre. — 7me Direction. — Archives et


Décorations.

EMPIRE FRANÇAIS.

Médaille commémorative de l’expédition du Mexique.

« Le Maréchal de France, commandant en chef le


« corps.expéditionnaire,certifie que M. Pierard Aristide-
« Edmond, Aumônier militaire, a fait partie de l’expédi-
« tion du Mexique et a obtenu la médaille instituée par
« Décret impérial du 29 août 1865.

« Mexico, le 15 décembre 1864.

« BAZAINE. »

« Vu et enregistré au Ministère de la guerre sous le


« N°477.
« Vu pour autorisation et enrégistré à la grande chan­
te cellerie de l’Ordre Impérial de la légion d’honneur sous
« le N° 52,777. »

Le Maréchal Bazaine venait de récompen­


ser mes services militaires. L’évêque d’Oajaca
informé de la nouvelle de mon départ, m’a­
dressa la lettre suivante, que je rapporte dans
l’idiome dans lequel elle a été écrite et qui
parle d’une amitié dont je suis fier :
96 SOUVENIRS

« Señor Capellán D. Aristides Pierard.

« Muy Señor mió,


« Tengo un verdadero sentimiento de la partida de lis­
te ted de la capital de mi diócesis, asi por la simpatía que.
« ü. me ha inspirado, como por los buenos ejemplos que
« déjà en esta cuidad de un sacerdote ejemplar y virtuoso.
« Quiero pues, que à su partida, lleve U. este testi-
« monio de la verdad, y de la amistad que le profesa
« este su servidor.
« José MARIA Obp° dé Oajaca »

« En Oajaca à 20 de Mayo de 1865. »

Suivant les dispositions du Maréchal, les


Autrichiens vinrent remplacer les français à
Oajaca, et je reçus l’ordre de l’aumônier en
chef de me rendre à Mexico.
Je rends compte jour par jour des incidents
de ce voyage.
Le 28 mai, à 6 heures le matin, nous quit­
tons Oajaca au milieu des regrets universels,
car depuis le riche propriétaire des mines
jusqu’à l’artisan, tous versent des pleurs.
A 10 heures, nous déjeunons à Etla.
Enfin, à 4 heures après-midi, nous arrivons
à San-Franciscó de Huitzo, où nôus nous re­
posons des fatigues du jour.
Le 29 mai, le temps est magnifique; une
brise légère frise la crinière de mon cheval et
rafraîchit la figure ; c’est une série continuelle
no MEXIQUE. 97

de montagnes et de vallées. — Pour déjeu­


ner je prends une aile de poulet et un verre
d’eau aux pieds d’un chêne noueux, qui me
sert de parasol. — C’est une rude étape. —
Nos soldats tombent exténués de fatigue. A la
nuit je dresse ma tente comme les Arabes et je
campe à deux pas de l’ambulance. Nous pas­
sons la nuit à Saloméi
Le 30 mai, vers les 6 heures le matin,
nous arrivons à l’endroit où il y a six semai­
nes, une mule dégringola au fond d’un pro­
fond ravin avec une charge de 200 paires de
souliers. — fl y a quelques mois, une troupe
de guérillas perchés sur un mamelon a tué
quelques-uns de nos soldats. — Nous arrivons
après-midi à Domipguillo, où nous dormons.
L’alcade, qui demeure sur la place,.est un
homme très obligeant. — L’église est sans
curé, et mon ami le capitaine Jockavel, bien
malade, est couché dans l’église entre l’autel
et le confessionnal.
Depuis trois jours, nous avons rencontré 20
cases indiennes faites de roseaux et couvertes'
de feuilles de palmiers.
Le 31 mai, vers les 9 heures le matin, nous
croisons un convoi de marchandises venant
de Puébla. — Nous traversons la rivière plu­
sieurs fois en ce jour. — Nous sommes à
Cuicatlan à midi, et mon hôte s’appelle Mo-
98 SOUVENIRS

réno, comme celui dOajaca, où je fus logé.


Figuéroa, fameux bandit, rôde dans les en­
virons.
Le 1" juin, la chaleur est extraordinaire.
A 10' heures, nous déjeunons dans un village,
aux pieds de redoutes construites par les
Mexicains; l’église pauvre est dans le voisi­
nage.
A 2 1/2 heures, nous arrivons à Tecumaca,
après avoir traversé la rivière plusieurs fois;
ce qui est très pénible aux fantassins.
Rien n’est ...curieux comme la formation
d’un camp : les soldats stationnent au mi­
lieu de la place; le capitaine malade est cou­
ché sur l’autel, je m’installe sous le hangar
d’une boutique-, où j’avale la poussière par
poignées. — J’ai peine à dormir, car toute la
nuit je reçois la visite des dindons, des pou­
lets, des abeilles et des colombes de la basse-
cour.
Le 2 juin, nous rentrons dans le rayon des
Terres-Chaudes. La chaleur est insupportable.
Les montagnes sont désertes et ne portent
que des coactus-organum, aux milles bran­
ches, aussi épaisses que celles d’énormes
chênes. — Nous voyageons des journées en­
tières sans rencontrer âme qui vive.
Nous arrivons vers les 10 heures le matin
à San Juan de Losguis; la route d’aujourd’hui
DU MEXIQUE. 99

est plus agréable. Aux pieds d'un chêne dont


les rameaux me servent d’éventail et le tronc
noueux de fauteuil, je savoure les douceurs
d'une eau claire et limpide.
Nous gagnons Téotitlan à 3 heures après-
midi, et nous y passons la journée du lende­
main, 4 juin, samedi de la Pentecôte, à nous
délasser des fatigues excessives occasionnées
par ces chemins pénibles à travers le sable,
les taux et les rochers sous un ciel de plomb.
A partir de Téotitlan, la route vers Té-
huacan est carossable.
Le 5 juin, à 7 heures le matin, nous
sommes en face de Stilapa, petit village, et
vers trois heures après-midi, nous gagnons
San-Sébastian ; c’est sans contredit une des
étapes les plus longues et les plus rudes de
' notre voyage.
Le 6 juin, vers les il heures le matin,
nous entrons dans Téhuacan, ville de 3œe or­
dre du pays; j’y arrive éreinté, démoli, souf­
frant la fièvre, plus un dérangement d’estomac.
Le 7 juin, nous traversons des plaines
arides pendant 5 heures, sans boire un verre
d’eau, sans rencontrer une case indienne, et
nous sommes de bonne heure heureusement à
San-Francisco de Tépinco, où nous passons la
nuit.
Le 8 juin, nous gagnons Clacotepec à
100 SOUVENIRS

9 heures le matin, et nous apercevons du


même, coup d’œil les énormes montagnes de
Popocatepelk, de la Dame Blanche et de Pé-
rote, dont les sommets sont couverts de neige
en tout temps, sans qu’on en voie jamais dans
la plaine, comme je l’ai déjà dit.
Nous passons devant trois humbles croix
de bois, qui nous rappellent la mort de
trois hommes assassinés dans le chemin. —
Partis de bonne heure de l’étape le 9, à 10
heures t/t le matin, nous gravissons une forte
colline, au haut de laquelle se trouve le vil­
lage de Técamachalco, et suis reçu avec bonté
du curé, vieillard aussi savant que respectable.
Le 40, j'arrive à Tipéaca, fatigué, rendu,
sans appétit.
Le 11, nous gagnons Amazoc, village de
4,000 habitants.
C’est le Dimanche de la Trinité; grande
fête ici; excellente musique; concours extra­
ordinaires l’offlcedivin. Nos malades souffrent
beaucoup de la chaleur, de la fatigue et du
continuel changement de nourriture. — Faire
un voyage aussi long et aussi pénible n’est
pas précisément la même chose que d’aller
en 18 minutes de Charleroi au jardinet de
Walcourt, le jour de la Trinité, pour s’y repo­
ser tout le jour à l’ombre de tilleuls fleuris en
face d’une corbeille remplie de mets exquis.
DU MEXIQUE. 101

Le 12, nous sommes à Puébla, et du quar­


tier où je suis logé, j’aperçois l’Empereur
Maximilien et l’impératrice Charlotte, qui oc­
cupent une aile du palais épiscopal. Dans la
pièce inférieure du bâtiment, un cordonnier
en guénillés aiguise sontranchet.
Il y a place pour tout le monde sous le ciel
du firmament.
Le 13, je rencontre le lieutenant Dufour,des
gardes belges, qui me raconte mille détails de
son régiment, et en particulier l’admirable
conduite du capitaine Timmerans, qui, à la
tête de sa compagnie, a renversé une troupe
de cavaliers dissidents sans perdre un seul
homme.
Le 14, nous reposons le soir à l’hacienda de
San-Bartolo.
Le 15, je rencontre deux menuisiers fran­
çais éreintés, qui roulent de village en village,
pour trouver de l’ouvrage.
Nous dormons dans une hacienda, à 3 lieues
de Rio-Frio; le froid du matin est insoute­
nable.
Le 16 au soir, à Buena-Vista, faute de
place, je repose dans une voiture du train
couverte d’une toile américaine; ma selle
croise le timon et ma mouture est attachée à
la roue de la voiture. Ce luxe me rappelle le
confortable des industriels delà foire qui vien­
102 SOUVENIRS

nent camper sur la place de la ville haute.


Un lit de ce genre est très avantageux, sur­
tout quand le vent pousse ses rafales et que la
pluie tombe par torrent.
Heureusement que le samedi, 17 juin, nous
arrivons à Mexico, où je vais loger à l’hôtel de
Paris, et passer un congé de six semaines, que
ma santé réclame, et que mes travaux, je
pense, m’ont bien mérité.
Ce fut peu de temps après mon arrivée à
Mexico, que le Maréchal Bazaine y contracta
mariage avec M"e Pèna de celte ville. Je crus,
à cette occasion, payer une partie de ma dette
de reconnaissance envers ce brave guerrier, en
lui adressant l’épithalame suivant :
A SON EXCELLENCE LE MARÉCHAL BAZAINE.

S arche dans le sentier où le ciel te conduit


> vec intelligence, avec zèle, avec fruit.
50 eçois avec transport pour essuyer tes larmes
w t soulager le poids de tes vives alarmes,
r> ette Ange d'ici-bas, au regard radieux,
a. eureuse de l’époux que lui choisit les Cieux.
> l’incarnat de l’âge, à l’humble modestie,
r e monde voit s’unir la valeur, l’énergie.

w énis, ô Dieu du ciel, ce fameux conquérant


> vec sa digne épouse, au cœur compatissant,
ts élé rétributeur des éminents services,
>■ ccorde à leurs vertus les biens lés plus propices :
—• Ilimite leurs jours, garde leur union;
z e laisse point périr cette illustre maison,.
w t donne leur bientôt un noble rejeton.
DU MEXIQUE. 103

Comme peu d'officiers envoyèrent des com­


pliments écrits au Maréchal, pour le féliciter
de son mariage, l’assemblée du jour des noces
voulut bien faire à mon humble pièce l’hon­
neur de la circonstance. Mais, hélas! dans
ce bas monde, la douleur suit de près la joie.
Le capitaine Jockavel, qui avait quitté Oa-
jaca bien malade, avait dû rester à l’hôpital
de Puebla, lors de notre passage dans cette
ville ; après quelques joursde repos se croyant
mieux, il désira venir à Mexico, où il était ar­
rivé’d’une heure, quandJl rendit son âme à
Dieu. Comme il se trouvait loin de son ba­
taillon, le Commandant de place de cette ville
prit soin de ses funérailles; les restes du
brave Jockavel furent transportés dans l’é­
glise contiguë à l’hôpital de San-Jeronimo,
dont je fus chargé pendant quelque temps, et
en présence de l’état-major de la garnison, je
prononçai l’allocution suivante :

« Mes Chers Compagnons d’armes,

« Je laisse à d’autres officiers plus capables que moi


« le soin de vous parler de la bravoure et des campagnes
« du jeune capitaine, dont nous déplorons aujourd’hui la
« perte précieuse ; pour moi, vaillants compagnons d’ar-
« mes, j’ai à vous dire un mot de sa piété sincère et so-
« lide.
« Le brave capitaine Jockavel, qui vient de nous quit-
« ter pour un monde meilleur,' comme nous nous plai-
104 SOUVENIRS

« sous à l’espérer, n’était pas pour moi un inconnu ; un


« officier dont les relations m’étaient étrangères il a été
« pour moi un ami fidèle. En qualité d’aumônier de l’ar-
« mée française, j’ai eu l’avantage de recevoir à Cordova
« il y a un an et demi le 2“e bataillon d’Afrique ; et de-
« puis cette époque, par une singulière disposition de la
« Providence, j’ai suivi ce corps dans les différentes et
« pénibles garnisons qu il a tenues : c’est à Cordova, c’est
« à Orizaba, dans les Terres-Chaudes ; c’est à Tehuacan,
« lors du fameux tremblement de terre le 5 octobre
« 1864 ; c’est à Oajàca, sous le feu ennemi; c’est laque
« sa santé a commencé à se délabrer notablement par
« les marches forcées, les alertes de nuit et les intempé-
« ries des saisons.
« Derniers pionniers du siège de cette ville, nous fûmes
« remplacés en cette garnison par les Autrichiens le 26
« mai 1865 ; le capitaine Jockavel voulut nous suivre, es-
« pérant se rétablir, continuer sa noble carrière et prêter
« son concours à la régénération du Mexique. Dieu ne l’a
« point permis. Pendant les 22 étapes et lès 5 semaines
« de ' marche d’Oajaca à Mexico, à travers ces sables et
« ces rochers, ces rivières quasi impraticables, que de
« force d’âme et de patience, quelle résignation et
« quelle soumission à la volonté divine ne montra point
« notre bien-aimé capitaine? Avec quel empressement et
« avec quel respect n’accueillit-il point mes courtes, mais
« vives exhortations, tantôt le long d'un rude chemin,
« tantôt sous l’ombre rare d’un arbre desséché, et quel-
« quefois reposant la tête sur une rude pierre? Avec
« quelle douceur ne réclamait-il point les services de
« son ordonnance? Avec quelle confiance il exposait son
« état au docteur et avec quelle ponctualité il accomplis-
« sait les prescriptions de la médecine? Avec quelle foi
« surtout il reçut les dernières consolations de l’Égliseet
c remit sa belle âme entre les mains de son Créateur,
DU MEXIQUE. IOS
« qui, nous l'espérons intimement, l’a déjà reçue dans
« les tabernacles éternels; néanmoins, comme les décrets
« de la Divine Providence nous restent cachés, adressons
« nos prières ardentes au Dieu de miséricorde et
« de bonté en faveur de notre bon et généreux cama-
« rade.
x.« Pour nous, vaillants compagnons d’armes, ne per­
te dons pas le fruit de ce sinistre événement ; exposés
« aux dangers des combats, succombant aux épreuves,
.« aux privations des camps, ou vivant au milieu des dis-
« tractions éphémères des villes, ah ! n’oublions jamais
« que si la bravoure fait les héros, la vertu seule fait les
« saints ! »

A quelque distance de là, une comtesse,


arrivée depuis peu au Mexique, cherchait de­
puis plusieurs jours un confesseur français,
lorsque me rencontrant dans la rue et devi­
nant ma nationalité à mon costume, elle me
pria de vouloir entendre sa confession. Nous
étions en face de l'église de Las Ninas ; nous
y entrâmes immédiatement et sa dévotion fut
satisfaite.
Sur les entrefaites, ma santé s’était refaite;
je fus désigné d’abord pour Monterey; mais
un contre-ordre survint, et le 24 juillet, je me
dirigeai vers Quérétaro, comme aumônier de
la réserve.

6.
CHAPITRE HUITIÈME.

Mon séjour à Quérétaro (1).

Vers les 2 heures 1/2 après-midi du 24 juil­


let, nous arrivons à Cuatitlan.
Pour la première fois je remarque des ar­
bres plantés le long du chemin et des haies
vives au Mexique. — Les Indiens se servent
.dans ces environs, en guise de tonneaux, de
peaux de porcs et de moutons tannées pour
« contenir le Pulqué, la boisson du pays.
Le 25, nous logeons à Tépéqui. — L’église
est convertie en fort; le cimetière qui entoure
le temple est un des plus vastes que j’aie ja­
mais rencontrés.
Le vent sèche les routes, quasi impratica­
bles.
Le 26, nous rencontrons une troupe de
700 porcs, venant de Zamora, où on les en-
graisseave,c succès.— Les terres sont fertiles;
les maisons sont grossièrement construites.
Ici on ne rencontre pas de gibier; mais le long
(1) Quérétaro, où l’infortuné Maximilien sera fusillé le
19 juin 1867, deviendra à jamais tristement célèbre.
SOUVENIRS DU MEXIQUE. 107

des routes, sur un arbre solitaire, la tourte­


relle tait entendre sou gémissement plaintif.
Demain nous avons la eôte de St.-Miguel à
gravir. »
Le 27, la pluie tombe à verse pendant plu­
sieurs heures; les chemins sont affreux; nos
chevaux enfoncent trois pieds dans.la fange;
nous passons la nuit à Arriocarco.
Le 28, nous arrivons de bonne heure à la
Solédad. — C’est dans, les environs de cette
localité que le courrier du Maréchal Bazaine
a été arrêté deux fois, et que deux officiers
suédois, du régiment des zouaves, oui péri en
se défendant vigoureusement dans l’attaque
de la diligence.
Le 29, le temps est sec, et vers les 9 h.
nous rencontrons un petit convoi.venant.de
Quérétaro, sur une hauteur, qu’on nomme la
Puerta de las Paltnillas. Le soir, nous arrivons
à San Juan del Rio, assez jolie petite ville,
mais pleine de mendiants. Je visite l’hôpital
tenu par une charitable jeune lilie, et je re­
connais deux soldats belges, qui s’y étaient ré­
fugiés après avoir quitté leur régiment.
Le 30, nous passons la nuit dans une ha­
cienda.
Le 31 juillet enfin, nous descendons une
rude pente, au bas de laquelle se trouve Qué-
rélaro.
108 SOUVENIRS

Située à 50 lieues de distance de Mexico et


environ 60 lieues de San-Luis-Potosi, cette
ville reçut le titre de très noWepar PhilippelV,
roi d’Espagne*en 1665. Son climat ressemble
à celui de Florence en Italie, et ses produc­
tions sont variées et abondantes. On y re­
cueille particulièrement le maïs, le froment,
l’orge, les fèves, les pois ; les fleurs y sont très
agréables et les fruits très succulents. Le gi­
bier à poil et à plumes y pullule. On compte
dans cet État 66 haciendas ou grandes fermes
et une quantité de ranchos, petites fermes.
C’est essentiellement une contrée agricole;
l’industrie y a aussi de l’importance. On con­
fectionne . annuellement dans la ville des
cischalls, des mantilles, des rebozos, pour une
valeur de plusieurs millions.
La fabrique, dite d'Hercule, appartenant à
M. Rubio, adossée au pied d’une montagne,
à une demi-lieue de la ville, a coûté un mil­
lion de piastres. On y dépense 3, 000 pias­
tres par semaine; on y occupe 500 personnes,
parmi lesquelles 200 femmes. Cette fabrique
soutient tout un village; une garde de 30 hom­
mes, splendidement, vêtus, veille à la sûreté
de l'établissement. La maison du maître a
tous les agréments, la grâce et le conforta­
ble de nos belles maisons de campagne Euro­
péennes.
DU MEXIQUE. 409

Mais il est à Quérétaro une œuvre d’art im­


portante : je veux parler du conduit d’eau qui
sert à alimenter la ville. Je rappelle ici le mé­
moire sur cet ouvrage, que j’ai adressé à la
société scientifique de Mexico.
« Cette œuvre est assurément une des plus remarqua-
« blés et des plus utiles du Mexique. On doit cette cons-
« truction d'utilité publique à la diligence, à l'activité et
« à la générosité de Don Juan Antonio de Urrutia y Arana,
« marquis de la Villa de la Aguilla.
« L'important était de rencontrer une source d’eau
« abondante.
« Précisément, à deux lieues de la ville, à un village,
« nommé Canada, on découvrit une source d’eau claire
« et salutaire. Le marquis commença son entreprise le
« 15 janvier 1728 et la-termina le 6 octobre 1738.
« A 200 mètres de la source, qui sourdit de terre,
« pour avoir une quantité d'eau suffisante à la ville en
« .tout temps, il fit construire un réservoir en pierre,
« long de 45 vares et profond de 8 vares.
« Sur les murs du réservoir, je lis l’inscription, sui-
« vante, que je traduis de l’espagnol :
« Ce réservoir construit l’an 1728, sous le règhe de
« notre catholique monarque Philippe V, à qui Dieu
« veuille accorder une longue vie, et sous le gouverne-
« ment de l’illustrissime Don marquis de Casa Fuerte,
« chevalier de l’ordre de S.-Jacques. Les habitants du
« voisinage et de la très noble 'cité de. Quérétaro contri-
« buérent à cette dépense. ».
« En effet, je trouve dans un document du pays que
« les riches comme les pauvres donnèrent la somme de
« 24,504 piastres pour la réussite de cette entreprise.
110 SOUVENIRS

« Le marquis Don Juan Antonio dépensa pour cet objet


« la somme de 82,906 dollards, sans parler d'autres va-
« leurs ; d’où il résulte que la dépense totale de l’œuvre
« s’éleva à la somme de 124,791 dollards.
« L’eau coule du réservoir dans un aqueduc fait de.
« pierre, et à quelque distance on a établi une écluse
« pour régler le cours de l’eau, dont le trop-plein vient
« tomber en dehors et à droite de l’écluse pour former
« la rivière qui amène ses eaux à Quérétaro.
« La source de l’eau est dans un lieu très bas ; suivant
« les sinuosités de terrain, elle arrive à une élévation
« considérable au côteau de la Canada, mais là, la pente
« s’arrête brusquement. Pour conserver le niveau d’eau
« jusqu’à la ville de Quérétaro, le marquis Don Antonio
« fit construire un aqueduc en pierre soutenu par 74 pil-
« liers, distants les uns des autres de 18 vares. Les pil-
« .liers atteignent la hauteur de 20 vares. — L’eau de l’a*
« queduc alimente la ville, les couvents, les commu-
« nautés qp’clle renferme et 22 fontaines placées avec
« intelligence dans les rues et les places publiques de
« Quérétaro.
« Quelques-unes de ces fontaines méritent une men­
te tion spéciale. Nous parlerons d’abord de celle qui se
« trouve au coin de la rue de San-Francisco; elle repré-
« sente Neptune en grandeur naturelle, le trident à la
« main ; il a les pieds sur un poisson de la gueule duquel
« l’eau coule dans le réservoir, où chacun peut puiser
« l’eau. — Sur la place de l’indépendance, on a érigé une
« colonne, et aux quatre coins on a placé quatre lévriers
« inclinés qui versent chacun par la bouche l’eau dans un
« réservoir public. A l’Alameda, on a construit une autre
« fontaine, surmontée d’un monument à la mémoire
« du marquis de. Urrutia, et on a ménagé quatre jets
« qui versent l’eau en gerbes dans un bassin. L’eau qui
DU MEXIQUE. 111

« découle de cette source est si abondante, qu'elle sert à


« alimenter plusieurs bains publics, deux moulins et plu-
« sieurs haciendas.
« Depuis 159 ans que cet aqueduc est construit, l'eau
« n’a jamais manqué à la ville de Quérétaro, et l’on es­
te père qu’elle ne manquera jamais à cause de la situation
« admirable de la source, au pied de deux hautes mon-
« tagnes. »

A ce premier mémoire sur l’aqueduc de


Quérétaro, j’en envoyai un second à la société
scientifique de Mexico sur un sujet historique.
Le voici :
« Procession indienne à Quérétaro le 20 avril 1680,
« à l'occasion de la Dédicace
« du, temple de notre-dame de guadalüpe. »

« Pour inaugurer dignement le temple consacré à


« Notre-Dame de Guadalupe, patronne du Mexique, les
« Indiens de Quérétaro avaient célébré des fêtes reli-
« gieuses splendidesj des feux d’artifice, des courses de
< chevaux et des combats ‘ de taureaux ; ce n’était pas.
« assez ; ils organisèrent encore une procession réelle-
« ment magnifique.
« A 5 heures après-midi, le défilé eut lieu; il était
« divisé en quatre groupes :
« Le lep\ comprenait une troupe d’indiens cbichimè-
« ques, la tète couverte de plumes d’oiseaux, portant sur
« le dos des arcs et des flèches, représentant les- satires
« de la fable et se livrant aux ébats les plus excentri­
ez ques.
« On.voyait ensuite une compagnie d’infanterie, forte
« de 108 jeunes gens, rangés en ligne de 16 ; tous cou-:
112 SOUVENIRS

« verts des plus riches ornements, la tête ornée de cha-


« peaux gracieux rehaussés par de brillantes plumes
« d’oiseaux. Leur dignité, leur régularité dans leurs évo-
« lutions les aurait fait prendre pour de vieux trou-
« piers.
« 4 Joueurs de clarinette, recouverts des plus riches
« vêtements, étaient montés sur des chevaux bien capa-
« raçonnés.
« Le général des Chichimecas, Don Diego de Tapia,
« l’homme heureux qui découvrit les mines précieuses
« de San-Luis-Potosi, apparaissait ensuite.
« L’ancien Xolotl, le premier empereur des Chichime-
« cas, était suivi de 4 autres personnages illustres de la
« nation ; ils étaient chargés d’or, d’argent et de pierres
« précieuses et vêtus d’habits propres à la majesté Impé-
« riale.
« Charles-Quint, revêtu des habits les plus somptueux,
« accompagnait le cortège.
« Un char triomphal, haut de 12 vares, long de 6 et
« large de 3, supportait une barque qui semblait flot-
« ter sur des ondes formées de feuilles d’or, d’argent et
« d’azur ; la proue était ornée de bandelettes flottantes,
« et les roues destinées à faire mouvoir la machine étaient
« entièrement cachées à la vue. A la poupe deux arcs-
« boutans formaient un trône soutenu par deux animaux.
« Divers degrés couverts de tapis et de fleurs condui-
« saient à la statue de la Vierge placée dans la niche.
« Six anges gracieux faisaient l’escorte de la Mère de
« Dieu.
« Derrière la niche, une jeune fille représentait la
« nation Anahuac encore païenne; elle tenait en main un
« cœur qu’elle offrait au nom de sa nation à la Reine du
« Ciel.
DU MEXIQUE. 113

« Un jeune enfant à ses côtés portait en main une cas­


te solette exhalant l’encens et les parfums les plus pré-
« cieux.
« Autour de ce char triomphal, une troupe d’indiens
« exécutait la danse du célèbre Toncotin.*
« Derrière le char, on voyait les anciens, qui aux sons
il de l'ayacazili, de l’omichicahicazlli, de teponaztli et
« d’autres instruments de, leur nation, célébraient à leur
« façon les louanges de la Reine des Anges.
« Cette procession parcourut pendant plusieurs heu-
« res les rues principales de la ville. »

M. Douterloigne, président de la Société


scientifique de Mexico m’adressa une lettre
de remerciement en son nom et au nom de la
Société scientifique de Paris, à qui il adressa
les deux documents qui précèdent.
Vers cette époque, j’envoyai à M. Auguste
Anciaux-Robert, de Lodelinsart, la lettre sui­
vante, pour être remise aux membres de la So­
ciété horticole de l'arrondissement de Char-
leroi.
‘Comme on lé verra, ce n’est qu’une lettre
de félicitation adressée à ces Messieurs pour
l’organisation de ce Comité éminemment utile.
Mes amis comprendront ainsi que le service
des hôpitaux, le fracas des sièges, l’odeur de
la poudre et l’éloignement du pays ne me
• rendaient point insensible à la prospérité de
ma ville natale.
«o
114 SOUVENIRS

« Quérétaro (Mexique), le 15 octobre 1865.

« A. Messieurs les membres du Comité horticole de l’àr-


« rondissemenl de Charleroi,

« Messieurs,
« Depuis mon départ de Charleroi, un Comité d’hôrli-
<( culture et de floriculture a été créé dans cette ville,
« et grâce à votre initiative aussi intelligente que dé-
« vouée, une seconde exposition des produits du pays
« et de l’étranger est maintenant ouverte à l’admiration
« publique.
« J’aime ma ville natale et je m’intéresse vivement à
« ses destinées ; j’ose même dire que mon désir de son
« bien-être et de sa prospérité s’accroît en moi en raison
« de la distance. Séparé que je suis aujourd’hui du ber-
« ceau de mon enfance par les deux Océans, si je ne
« puis, avec mes compatriotes, aller visiter les maguifi-
<i ques salons de T hôtel de ville, convertis en palais de
« Flore et de Pomone, et m’extasier devant les magnifi-
« ques productions du règne végétal, ah ! laissez-moi
« du moins, Messieurs, je vous prie, la douce consola-
« lion d’applaudir à votre bonne œuvre
« Qui en effet n’aime pas les fleurs* et où n’en rencon-
a tre-t-on pas? A peine les rayons de l’aurore ont-ils
« chassé les ténèbres de la nuit qu’ils me montrent les
« fleurs de la tapisserie de ma chambre ; si c’ést l’hiver,
« je trouve les dessins de fleurs peints sur les vitres de
« ma fenêtre ; mon couvre-pied me représente des bou-
« quels de toutes sortes ; si je m’assieds, la housse de
« mon fauteuil en est tout émaillée ; si j’écris, j’en trouve
« sur le tapis de ma table ; si je prends ma réfection, le
« linge dont je me sers en est tout chargé. On couvre le
« berceau de l’enfant de lys et de jasmins. Le jour de la
DU MEXIQUE. 115

« première communion, il faut nécessairement des


« fleurs. — L’humble ouvrière, dans soft obscur réduit,
« a pour compagnie le réséda et la violette. La fiancée
« n’est belle que quand la rose se cache dans sa cheve-
« lureetque les bouquets ornent ses falbalas. Le man-
« teau et le diadème de l’impératrice sont ornés d’émé-
« raudes et de pierres précieuses, dont la forme imite
« les fleurs les plus recherchées. Les riches fabricants
« de soieries et de dentelles mettent leur industrie et
« leur art à imiter le plus parfaitement possible les nar-
« cisses et les anémones. A la fête d’un ami, d’une mère,
« au baiser il faut joindre une fleur. A la cour d’assises,
« le défenseur de l’accusé attend avec plus de confiance
« l’indulgence des juges, s’il porte un œillet à la bouton-
« nière. Le guerrier, en témoignage de sa bravoure,
« porte avec fierté la rosette.
« Le Chartreux, qui a juré haine au monde, cultive
« avec soin les tulipes et les dahlias. Le prêtre, au jour
« des solennités, revêt les ornements tout chamarrés de
« fleurs artificielles, et l'autel n’est beau que si les lys et
« les bluets n’entrelacent les jonquilles et les roses dans
« un bouquet de verdure et de chèvre-feuille ; et nous-
« mêmes, quand conduits par la douleur et la recon-
« naissance, nous allons visiter les champs funèbres, où
« reposent nos affections les plus chères, après avoir
« longtemps pleuré, nous jonchons ces tombes vénérées
« de nos soucis et de nos immortelles. .
« L’attrait des fleurs est naturel à l’homme et se ren­
te contre chez tous les peuples; les Mexicains surtout
« aiment passionnément les fleurs. Chez le riche et chez
« le pauvre vous en trouvez à foison. Dès le malin, au
« coin des rues, les bouquets s’offrent sous la main, et
« les. savants même du pays ont donné un nom religieux
« à bon nombre d’entre elles. Ainsi, dans la guirlande
116 SOUVENIRS

« de la Flore Mexicaine, vous voyez figurer la fleur de


« la Passion (Ftor de la Pasion); la fleur de Pâques
« (Flor de Pascua) ; la rose Marie (Rosa Maria) ; la fleur
« de S. Jean, (Flor de San Juan); le manteau de la
« Vierge (manto de la Virgen); le manteau de S. Joseph
« (manto de San José) ; la palme de S. Antoine, (Palma
« de San Antonio) ; l’herbe de l’ange (yerba de Vangel) ;
« l’herbe du curé, (yerba del cura.) ; l’herbe du pasteur,
« (yerba del pastor) ; etc.
« L’attrait des fleurs est non seulement naturel à
« l'homme, mais il est aussi ancien que le monde. La
« colombe en rentrant dans l’arche, après le déluge,
« porte dans son bec un rameau fleuri. Salomon, dit
« l’Écriture, connaissait le nom et la vertu des plantes
« et des fleurs. Le Livre des Cantiques nous fait connaî-
« ire les roses de Jéricho, les palmes de Cadès et les
« cyprès de Sion. Le Sauveur lui-même, pendant son
« séjour sur la terre, se promène dans des champs cou-
«• verts de fleurs, nous parle des lys des champs, du
« grain de scnevé, et en entrant à Jérusalem, porte à la
« main un bouquet.
« Les fleurs ont d'autres avantages que de réjouir
« la vue ; elles flattent l’odorat, quand elles exhalent
« leurs parfums précieux ; l’industrie humaine sait en
« tirer des boissons rafraîchissantes et des remèdes efli-
« caces.
« Mais l’objet de la sollicitude du Comité horticole de
« l’arrondissement de Charleroi s’étend aux légumes et
« aux fruits de toute espèce. C’est chercher ainsi à favo-
« riser la santé et prolonger la vie le plus possible ; c’est
« travailler au bien-être du riche et du pauvre; c’est
« même préparer la lélicité des générations futures en
« leur laissant des jardins agréables, où croissent en
« abondance les fleurs les plus suaves, les fruits les plus
DU MEXIQUE. 117

« exquis et les légumes les plus savoureux. Où trouver,


« de grâce, une œuvre plus philanthropique et plus
« louable?
« L’arrondissement de Charleroi, au premier plan
« pour le commerce et l’industrie, ne pouvait manquer
« de soutenir une œuvre aussi importante. Aussi, j’ap-
« prends avec bonheur que les riches la soutiennent de
« leur obole ; les savants s’appliquent à pénétrer de plus
« en plus les secrets de la nature, et le Comité, chaque
« année, redouble de zèle et d'activité pour le succès de
« l’œuvre. Quant à moi, Messieurs, je vous accompagne
« de tous mes vœux et de mes souhaits, et je crois vous
« être agréable, en ce jour, en vous faisant connaître les
« fruits les plus recherchés du Mexique : ce sont les
« cocos, les citrons, les oranges, les zapotes, les ca-
« camotes, les grenades, les bananes, les melons, les
« ananas, les tunas, les papayas, les .mameys, les camo-
« tes, les.lim^s, les chirimoyas, les penons et les mo-
« ras.
« On y trouve aussi des herbes aromatiques de toutes
« espèces, depuis l’anis jusqu’au camphre. Parmi les
« plantes médicinales, on distingue l’artémise, le thé, le
« cacomille, le jalap, le marrube, la patte de lion, la
« pimprenelle, l’oregan, le pépin du diable, etc. On
« compte parmi les racines : le gingembre, la chicorée
sauvage, la guimauve, la pyrèthre etc.
« Au demeurant, je m’arrête, car je crains de vous
« fatiguer, et ne veux pas que ma lettre devienne une
« dissertation.
« Veuillez agréer, Messieurs, l’assurance de ma con-
« sidération distinguée,
'« L’abbé A. P1ERARD,
« Aumônier de la lre Division militaire du corps
«x expéditionnaire au Mexique. »
fO.
118 SOUVENIRS

Malgré mes souvenirs vivaces du pays na


tal, je dois convenir que je ne me trouvais pas
trop mal à Quérétaro.
_ Ma demeure y était charmante. J’entrais de
plein pied dans ma chambre ; un chien magni­
fique venait se coucher à mes pieds ; trois co­
lombes douces et tendres venaient se reposer
sur les barreaux de ma chaise; des lauriers-
roses me tenaient lieu de rideaux, les jasmins,
les œillets et les tulipes attendaient que j’ou­
vrisse ma fenêtre pour envahir mon quartier,
et les demoiselles de la maison me réga­
laient chaque matin de chant et de guitare.
L’amabilité des habitants est remarquable;
mais l’immoralité est notoire. Songez que
dans la première maison de cette ville où je
fus logé, je rencontrai une domestique avec
un enfant sans père ; dans mon second quar­
tier, je trouvai un mari, qui depuis 4 ans ne
parle plus à sa femme, et entretenait dans le
voisinage une femme séparée de son époux,
et dans mon troisième logement, il y avait
une femme de 30 ans, mère de 3 enfants
et vivant sans mari. Le préfet politique de la
ville, qui distribuait des billets aux officiers
pour les loger gratis, n’était pas très heureux
à mon endroit, mais que voulez-vous? En chan­
geant de maison, j'aurais peut-être quitté un
borgne pour un aveugle. Le mieux donc était
DU MEXIQUE. 119
de me contenter de mon bolleto mexicain et
d’accepter le logement qui m’était assigné par
l’autorité municipale.
La reconnaissance des habitants mérite
d’être signalée. Un ancien juge de la ville, qui
m’avait demandé à recevoir des leçons de
français avec quelques-uns de ses amis, ayant
été informé de mon départ, me fit l’honneur
de m’adresser la gracieuse lettre suivante,
écrite en Espagnol.
« Senor Abate A. Pierard,

« Oct® 11 de 1865.

« La carta que se digno U. escribirme el dia de cor-


« rien te, me impone de que ha sido U., nombrado limos-
« ñero de la Ia Division militar ; por cuyo motivo tendrá
« U. que salir p'. Sn Luis Potosí, y de que, en consecuen­
te cia, ya no tendra lugar intro proyecto de asociación,
« para recibir lecciones de francés.
« Mucho siento, mi querido abate, en verdad, perder
« la bella ocasión que senos presentaba para hacer aquel
« estudio, baco les auspicios de un preceptor tan virtuoso
« como ilustrado; pero debo confesar sin lisonja, que
« para dulcificar mi pena, spre recordare con gusto, que
« la ausencia de U. procede de un nuevo asenso en su
« carrera, obtenido sin duda alguna, por su relevante
« mérito.
« Sirvase U. recibir por ello mis mas cordiales felici-
« laciones : esté U. cierto, de que transmitiré à mis coni-
« paneros los benévolos sentimentos que con este objeto
« consigna U. en su carta à que me refiero : tenga U. la
120 SOUVENIRS

« bondad de disculpar el reurdo con que le envio mí


« contestación; pues, me he hallado y aun estoy enfermo,
« y de recibir las .seguridades de mi distinguido afectó y*
« consideración.
« Manuel MENDIOLA. »

Les habitants de Quérétaro, sensibles à la


reconnaissance, doivent connaître les devoirs
de la charité. Aussi, je me suis fait un plaisir
d’assister à une représentation théâtrale de
bon goût donnée par une famille généreuse de
la ville,au profit des orphelins et des orpheli­
nes de la localité. La salie fut comble, et tous
nos officiers soutinrent une aussi bonne œu­
vre, patronnée par le curé de la paroisse. ■
Les habitants de Quérétaro, si attentifs aux
besoins du pauvre, sont très assidus à visiter
le temple de Dieu. Chaque jour, à la messe, il
y a foule dans les églises. On trouve dans la
chapelle du couvent de Santa-Cruz une croix
de pierre, placée à l'atitel principal, et devant
laquelle, suivant la tradition, les Indiens chi-
chimèques et ottomites venaient abjurer le
paganisme.
Pendant mon séjour dans cette ville, le
14 septembre, jour de l’exaltation de la Sainte
Croix, je fus témoin d’une scène religieuse qui
rappelle les temps primitifs Les bonnes Ot­
tomites viennent surtout ce jour-là apporter
leurs plus jolies fleurs; à la lueur des cierges,
nu MEXIQUE. 121

vous voyez les larmes, comme les gouttes de ro­


sée, humecter leurs joues et leurs bouquets.
Durant le jour, pour engager les passants à ve-
niradorer la Sainte Croix,vous voyez une troupe
d’indiens, revêtus de l’ancien costume, la tête
couverte, de magnifiques plumes d’oiseaux, le
doschargéd’un carquois avec flèches, dansant
la vieille danse du pays,avec une imperturba­
bilité écrasante, au son du fifre et du tam­
bour.
Le couvent des filles de Sainte Térèse est
remarquable par sa belle situation, la magnifi­
cence de la chapelle et la propreté de l’inté­
rieur. Les pauvres sœurs de Sainte Claire, dé­
pouillées de leur couvent, sont réduites à
occuper un petit espace que leur offre l’hos­
pitalité des sœurs .capucines de la même ville.
Le cœur souffre profondément à la vue des
anciens établissements des Jésuites, des Au­
gustins, des Oratoriens, etc., aujourd’hui con­
vertis en magasins, en casernes, en hôpitaux
et en écuries.
Les citoyens de Quérétaro ne m’ont pas
paru enthousiastes de la liberté. Jamais je
n’ai vu au Mexique une fête plus triste et plus
pauvre que le jour de l’indépendance, qui
tombe en septembre : une illumination sans
goût, une musique déserte, des feux d’artifice
sans concours.
122 SOUVENIRS

Ces mêmes habitants ne m’ont guère paru


plus amis de la promenade. Leur alameda est
une des plus charmantes promenades que l’on
puisse rencontrer. C’est un parc d’une dizaine
d’hectares avec des bosquets et des prairies;
au milieu du parc on rencontre une magnifi­
que fontaine, qui lance l’eau par quatre jets
d’eau. Les plus jolis papillons du Mexique y
voltigent toute l’année et l’air que l'on y res­
pire est des plus frais et des plus suaves. Aussi
pendant mon séjour dans cetteville, j’y faisais
chaque jour ma promenade favorite.
Mais je m’aperçois que je n’ai rien dit en­
core de l’hôpital militaire de la ville, où j’al­
lais rendre ma visite quotidienne à nos pau­
vres malades. Le nombre de ces derniers
était d’environ 200, et peu rendirent leur
ânte à Dieu à cette époque.
Le 2 octobre, je reçus la communication
suivante de l’aumônier en chef, qui, pour me
récompenser de mes services à l’armée, me
faisait l’honneur de me nommer aumônier de
la lreDivision militaire : *'
« Mexico 2 octobre 1865.

« Monsieur l’aumônier,
« D’après la dépêche de l’État-Major général du 2 oc-
« bre, N° 7453, j’ai l’honneur de vous informer que sur
« ma proposition, son Excellence Monsieur le Maréchal
« Commandant en chef vous a désigné comme aumônier
DU MEXIQUE.

« dé la lre division, en remplacement de M. l’abbé Do-


« menée, qui a reçu une autre destination.
« Des ordres ont été donnés à M. le Commandant su­
ce périeur de Quérétaro, pour que vous soyez dirigé sur
« votre nouveau poste à San-Luis Potosi., parla plus pro-
« chaîne occasion. Je- vous prie, avant votre départ de
« Quérétaro, de vouloir bien assurer dans cette ville le
« service religieux de notre garnison française et des
« malades de uotre hôpital militaire.
« Recevez, je vous prie, Monsieur l’aumônier, l’assu-
« rance de mes sentiments les plus sincères et les plus
« dévoués.
« L’aumônier en chef.
« l. testory: »
Suivant cette circulaire, je réglai le service
religieux avant mon départ avec l’Évêque du
lieu, qui eut l’obligeance de me recommander
à son collègue de San-Luis Potosi, mais comme
cette lettre n’a été écrite que pour moi, je la
reproduis ici sans craindre de blesser la dis­
crétion sacerdotale ou sociale; pour l’intelli­
gence de mes lecteurs, je la rapporte traduite
de l’espagnol, idiome dans lequel elle a été
écrite :
« Quérétaro 17 octobre 1865.
« Mon très respectable frère, mon ancien
et très cher ami,
« Cette lettre a pour objet de vous saluer avec toute
« l’affection et l’amitié que j’ai toujours eues pour vous,
« et en même temps de vous informer du départ de notre
« ville de Monsieur l’abbé A. Pierard, aumônier des ar-
124 SOUVENIRS

« mées françaises, chargé du soin des malades qui sont


« en grand nombre à présent ; c'est un prêtre très recom-
« mandable par sa conduite irréprochable et son zèle ar-
« dent dans l’accomplissement de toutes les fonctions de
« son ministère.
« Que Dieu vous conserve bon, tranquille et pacifique
« au milieu des circonstances dans lesquelles nous nous
« trouvons, Ce sont là les sentiments qui animent votre
« humble frère et votre très dévoué ami qui vous baise la
« main.
« BERNARD, Évêque de Quérétaro.

« A Monseigneur le Docteur Pierre Barajas. »

Enfin, un convoi pour San-Luis étant orga­


nisé, je quitte Quérétaro le dimanche 29 oc­
tobre, à 6 heures le matin.
A H heures, j’arrive à Santa-Rosa; es­
corté d’un officier, épiscopalien de croyance,
au service du Mexique et assisté de mon or­
donnance, hollandais et luthérien, je loge chez
le curédu village. J’assisteau service religieux
de la paroisse.
Les. chemins s’aplanissent et les champs
sont fertiles.
Le 30 octobre, une poussière blanchâtre
no.us aveugle pendantô heures; nous gagnons
l’hacienda de San-Diégo.
Quatre taureaux attelés à des charriots gros­
siers, dont l’essieu et les roues sont en
DU MEXIQUE. 128

bois, transportent les denrées à Quérétaro.


Le 31, la route est belle et le temps magni­
fique; nous parvenons à 8 heures le malin à
San José, village gai et animé et à 40 heures
et demie, nous sommes à l’hacienda dé la
Noria.
On voit beaucoup moins d’églises dans cetie
direction.
Le 1er novembre, vers les onze heures de
la matinée, nous rencontrons les débris d’un
hameau, qui s’éleva à l’occasion d’une extrac­
tion de mines de fer, dont on voit encore les
fourneaux.—Vers midi, nous nous reposons
à San-Luis de la Paz, petite ville vivante et
animée.
Le 2 novembre, jour des morts, il est d’u­
sage que le prêtre dise trois messes pour les
pauvres âmes, mais nous partons à 5 heures
le matin, et je n’ai que le temps de faire une
courte prière pour les parents et les amis que
nous pleurons. Que Dieu leur fasse paix!
A 6 heures le matin il pleut; à 10 heures le
soleil chauffq.et à 3 heures et demie, par une
pluie battante, nous arrivons à l’hacienda
Saucéda.
Un courrier vient nous annoncer que des
guérillas se proposent d’arrêter notre convoi.
— Nous sommes sur le qui-vive.— A minuit,
un autre courrier vient nous apprendre que
u
126 SOUVENUS DU MEXIQUE.

les habitants des environs ont repoussé 400


bandits.
Le 3 novembre, tantôt le terrain est pier­
reux, tantôt il est sablonneux, ne produisant
que'des aloès rugeux, dont l’âge est écrit sur
l’écorce.
Nous logeons à l’hacienda de Villeta.
Le 4 novembre, la route est agréable; vers
H heùres le matin, nous apercevons le défilé,
d’où les guérillas vinrent un jour faire irrup­
tion sur le village de Marie-Del-Rio, et à midi
nous arrivons à cette localité perdue dans les
lauriers-roses et les orangers.
Nous rencontrons un convoi de 83 malades,
auxquels je m’empresse de prêter les secours
de mon ministère à l’hacienda de Pila, où nous
nous reposons des fatigues du jour.
Le 5 novembre, nous gagnons, après une
route monotone, une jolie hacienda entourée
d’un groupe de maisons.
Enfin, le 6 novembre, de bonne heure, nous
sommes à San-Luis Potosi, où de nouveaux
travaux m’attendent.
CHAPITRE NEUVIÈME,

Mes services à San-Luis Potosi, comme aumônier de la


1«* Division militaire, durant une aimée entière.

Quelque temps après mon arrivée à San-


Luis Potosi, nous eûmes une démonstration
religieuse favorisée par un tem'ps magnifique,
à l’occasion de la mort du capitaine Algand,
du 2“e bataillon d’Afrique, qui, après avoir
reçu mes soins à l'hôpital de San Luis, suc­
comba à une affection cérébrale. Le jour de
S1* Barbe, patronne de la bonne mort, fut le
jour choisi pour ses funérailles, auxquelles
assistèrent le général Douay, de la lre Di­
vision, son état-major, les officiers de la
garnison et les notables de la ville. Après la
messe et avant l’absoute, je montai en chaire
et prononçai le discours suivant, écouté avec
le plus profond respect et la plus sérieuse
attention.
128 SOUVENIRS

Extrema gaudii luctus occupât.


A l’extrême joie succède la dou­
leur. Prov. 14. 13. ‘

Mon général et vaillants compagnons


d’armes,
Fidèle aux ordres- du Ministre de la guerre, le
2"“ bataillon d’infanterie d’Afrique s’embarque à
Alger le 27 février 1864 et se rend au Mexique. Sa
traversée est favorable ; son arrivée à Vera-Cruz
est heureuse, et moi-même, après avoir donné
pendant cinq mois les soins de mon ministère à
Tampico en 1863, au 2mo régiment d’infanterie de
Marine ; après avoir assisté à rembarquement de
ces soldats pour la France, le lundi de Pâques de
l’année 1864, j’ai l’avantage d’arriver précisément
à Cordova, pour recevoir les défenseurs d’Alger et
de Blydah..
Composé d’officiers choisis et de soldats qui
ont fait leurs armes en Afrique, en Crimée et en
Italie, le 2“e bataillon d’infanterie d’Afrique com­
mande le respect et inspire la confiance. On pour­
rait même en quelque sorte dire que le nom du
navire YEntreprenante, qui les amène dans le Nou­
veau Monde, présage leurs futures destinées. En
effet, en attendant que S. E. le Maréchal Bazaine
envoie ces guerriers à Victoria, la Providence Di­
vine va se charger de les conduire comme par la
main à la victoire.
A Casauilan, ils franchissent la montagne et s’eh
emparent, malgré une pluie de pierres.
DU MEXIQUE. 129

A Colascla, ils défendent le fortin pendant plu­


sieurs mois avec une énergie admirable'.
A Chiquite, ils assurent la route.
A Coquite, ils prennent le village."
A Oméalca, ils passent le pont et volent à l’ha-
cienda.
A Cordova, ils rétablissent l’ordre sérieusement
compromis.
A Orizaba, ils soutiennent l’œuvre du brave
capitaine du 99me régiment de ligne.
A Téhuacan, ils repoussent les bandits.
A San-Antonio, ils sauvent une compagnie du
7me de ligne, réfugiée dans l’église du hameau.
Enfin, à Oajaca, je les vois s’offrir généreuse­
ment à monter les premiers à l’assaut, quand
effrayé de leur audace, l’ennemi abandonne lâche­
ment une position presque imprenable et se rend
à discrétion.
Pendant 14 mois, ce n’est doncqu’une série non
interrompue de faits d’armes, et c’est pour leur
noble conduite dans ces circonstances difficiles
que plusieurs soldats .de ce bataillon portent
maintenant sur la poitrine le signe de l’honneur
et de la bravoure. Mais, la scène hélas va changer :
la Providence Divine, qui a consulté sa bonté pour
conduire le 2me bataillon d’infanterie d’Afrique à
la victoire, va maintenant consulter sa justice pour
l’accabler par la défaite. Ce sont là, il faut en con­
venir, de ces coups qui attestent la souveraine
puissance ; ce sont là de ces revers qui foudroient
notre faiblesse, et ce sont là de ces leçons qui ins-
ib
130 ■ SOUVENIRS

truisent notre ignorance. Je le repète : la scène,


hélas ! va changer : le 2“e bataillon d’infanterie
d’Afrique va voir le laurier de la victoire se chan­
ger brusquement en ses mains en cyprès de la
douleur. Aussi, vaillants compagnons d’armes, si
j’ai rappelé avec bonheur les exploits de ces guer­
riers, je ne parlerai qu’avec amertume et avec lar­
mes de leurs cruelles épreuves.
Jusque-là les amis ne s’étaient pas séparés :
A Cordova, à Orizaba et à Oajaca, j’avais pu admi­
rer la valeur de ces soldats ; je peux même ajouter
ce me semble, que j’avais partagé leurs périls et
leurs travaux; mais voilà que des ordres supé­
rieurs m’appellent à l'hôpital de Tacubaya, à la
garnison de Quérétaro et à la division de San-
Luis, quand les vainqueurs d’Oajaca s’embarquent
à Vera-Cruz le 14 juin 1865 ; 48 heures plus tard,
ils sont devant Tampico, Chose vraiment digne
de remarque ! la barre, cette terrible barre, d’un
si difficile accès presqu’en tout temps, est fran­
chissable ce jour-là, et le drapeau qui flotte à la
tour du port, annonce au commerce le passage
des navires en même temps que l’arrivée du
2”” bataillon d’infanterie d’Afrique dans la ville.
Tout le monde s’en réjouit, mais Tampico n’est
point la destination définitive de nos soldats.
Après quelques jours de repos ils s’avancent à tra­
vers ces lagunes malsaines ; ils traversent ces che­
mins presque impraticables, ils s’engagent, acca­
blés par une chaleur tropicale, dans ces bois
sans ombre. C’est là que l’ennemi les guette et
les attend;... mais quel ennemi?... Mendez!!...
Dü MEXIQUE. 13'1
Oh ! non, vaillants compagnons d’armes, je ne
m’abaisse point à parler d’un lâche, qui fuit à
toute bride devant nos braves zouaves, nos géné­
reux chasseurs de France et nos valeureux com­
battants du 2“e bataillon d’infanterie d’Afrique. —
Un ennemi beaucoup plus redoutable les attend :
c’est la mort, la cruelle mort, qui, armée de sa
faux, frappe à coups redoublés et fait une quan­
tité de victimes.
Ceux même qui ne tombent pas sous les coups
de cet implacable ennemi, ont malheureusement
respiré le souffle empoisonné de sa fétide haleine,
et voilà pourquoi ces figures autrefois fraîches
et pleines de santé, aujourd’hui sont pâles et blê­
mes ; voilà pourquoi ces mains énergiques, habi­
tuées à manier le sabre et le fusil, sont devenues
froides et débiles, et voilà pourquoi enfin ces corps
autrefois si robustes, aujourd’hui sont chancelants
et exténués.
Parmi les victimes, nous comptons de vaillants
soldats, d’actifs caporaux, d’habiles musiciens et
d’intelligents sous-officiers.
Parmi les victimes, nous reconnaissons le cher
capitaine Jockavel, si distingué par sa simplicité
et ses services militaires.
Parmi les victimes, nous nous rappelons le jeune
capitaine Pomez, si remarquable par cette dignité
sans faiblesse, cette discipline sans raideur et cette
cordialité sans feinte.
Parmi les victimes, nous déplorons aujourd’hui
la perte sensible de l’infortuné capitaine Algand,
dont l’existence au Mexique ne fut qu’un long
132 SOUVENIRS

martyre, modèle d’abnégation à Cútasela, comme


il fut un modèle de bravoure à Oajaca. Il vient de
succomber à une cruelle affection, et hier, 3 dé­
cembre, à 6 heures t/2 le matin, il a rendu le der­
nier soupir, en baisant avec respect l’image du
Sauveur. Ses restes mortels reposent dans cette
bière, et nous sommes maintenant rassemblés
dans le temple du Seigneur, pour bénir la mé­
moire de ce brave, honorer ses vertus et élever
vers le ciel une prière humble, sincère et con­
fiante pour le repos de son âme ; en même temps
pour nous rappeler à nous-mêmes la rapidité du
temps, la brièveté de la vie et l’excellence de la
vertu.
Vaillants compagnons d’armes, la raison hu­
maine est impuissante à nous donner les causes
de semblables catastrophes ; il faut nécessaire­
ment s’élever sur les ailes de la foi et entrer dans
un ordre d’idées plus élevées, pour soulever tant
soit peu le voile de ces faits mystérieux.
Justice suprême, je crois saisir quelques-uns de
vos secrets. Pour rétablir l’ordre, pour consolider
l’empire, pour régénérer le Mexique, il faut du
sang. Il est vrai.que la légion a eu son Camarón ;
il est vrai que le 81™ régiment de ligne et le 2™
régiment d’infanterie de Marine ont offert leurs
holocaustes à Tampico ; il est vrai que Tile des
Sacrifices à Vera-Cruz renferme une quantité de
nos frères, et il est vrai encore que les Belges, à
peine débarqués dans le Nouveau-Monde, ont
perdu leur commandant, leur capitaine-major,
leur médecin principal, d’autres officiers et leur
Dû MEXIQTE. 133
aumônier, mon excellent ami. Justice adorable,
n’est-ce donc point assez? Non, puisque je vous
vois chercher de nouvelles victimes, et voilà que la
force de votre bras et le poids de votre colère
s’appesantissent rudement sur le 2me bataillon
d’infanterie d’Afrique; mais, Seigneur, avez vous
oublié que ces infortunés soldats ont déjà ressenti
toutes les rigueurs de la Justice humaine? sont-ils
donc encore condamnés à sentir toute l'inflexibi­
lité de la Justice divine? 0 Dieu des armées, cal­
mez-vous ! rentrez votre épée dans le fourreau. Au
nom de votre Fils unique immolé pour le salut du
monde; au nom des larmes de Notre-Dame de
Pitié, la mère des pauvres et des malheureux ; au
nom des privations, des fatigues et des maux de
ces braves .soldats, Justice suprême, calmez-vous!
Souvenez-vous, qu’à 2,300 lieues de leur chère
patrie, loin des embrassements de leurs parents
bien-aimés, ces infortunés tombent victimes d’un
climat meurtrier. Souvenez-vous qu’ils meurent
martyrs de l’ordre, de la civilisation et du progrès.
O Dieu des armées, assez longtémps vous avez sa­
tisfait les droits de votre justice; il est temps, me
permettrai-je de vous le représenter avec toute l’hu­
milité et la confiance de mon ministère, de prêter
encore une fois une oreille attentive aux supplica­
tions ardentes de votre Clémence. O Bonté ineffa­
ble, si vous n’avêz pas laissé entrer le 2”e bataillon
d’infanterie d’Afrique dans la Victoria (i) terres-
(1) On sait que le bataillon d’Afrique se dirigea de
Tampico vers Victoria, défendue par Mendez, général
mexicain.
134 SOUVENIRS

tre, au moins recevez le dans la Victoria céleste;


ouvrez à ces pauvres défunts les portes de vos
saints tabernacles ; couvrez leurs fronts de l'im­
mortel laurier ; faites-les asseoir sur des trônes
d’or, tenant en main les palmes qui ne se flétris­
sent point. Requiem æternam Dona eis Domine, et
lux perpétua luceat eis!
Le discours flni, le cortège passant par les
principales rues de la ville, se rendit au Pan­
théon, nom donné, aux cimetières mexicains,
où le corps fut déposé dans une niche. Aucun
des officiers ne prononça d’oraison funèbre
sur la tombe, pour ne pas répéter ce que j’a­
vais dit. Après avoir jeté l’eau bénite sur le
cadavre, le général Douay donna le signal du
départ, et chacun ensuite se retira morne et
silencieux en faisant ses réflexions sur les mi­
sères humaines.
Le même jour, en allant visiter nos mala­
des à l’hôpital, vers 2 heures après midi, un
soldat me remit la lettre suivante de la part
du commandant du bataillon d’Afrique,
M. Chopin, qui sous un dehors rude et peu
expansif, cache néanmoins de nobles senti­
ments, comme la lettre suivarÿe de ce chef de
çorps le prouve évidemment.
« San-Luis Potosi, le 4 décembre 1865.
« Monsieur l’abbé,
« Après le sermon, ou plutôt l’oraison funèbre que tous
DU MEXIQUE. 135
« avez prononcée ce mqtin, nous n’ayons qu'une crainte,
« c'est de ne pouvoir jamais nous montrer assez racon­
te naissants de tout ce que vous avez dit sur ie corps. Je
« sais que la bonté de votre caractère et une bienveillance
« naturelle vous engagent seules à dire le plus grand bien
« des personnes et des corps près desquels vous vous
« vous trouvez, et que vous agissez ainsi, sans en espérer'
« le moindre retour, poussé avant tout par une bonté et
« une générosité sans bornes.
« Cependant j’espère que vous voudrez bien recevoir
« nos témoignages de reconnaissance de nous tous, qui
« ne craignons rien tant que de passer pour des ingrats;
« et désirons par dessus tout, pouvoir vous prouver tous
« nos sentiments dévoués.
« Tels sont, Monsieur l’abbé, les sentiments dans les-
« quels je vous écris ces quelques mots, comme une bien
« froide expression des pensées de tous les officiers et
. « soldats du bataillon.
« Agréez, Monsieur l’abbé, l’assurance de ma haute
« • considération,
« Le Chef de bataillon, commandant le 2me d'inf.
• « d’Afrique,,
« CHOPIN. »

Vers cette époque je reçus d’une dame de


Paris, l’épouse Seigle, la lettre de reconnais­
sance qu’on va lire pour les soins donnés à
son fils mort comme soldat du 2'"e bataillon
d’infantêrie d’Afrique, et pour les renseigne­
ments donnés a cette mère désolée sur les
pieux et derniers moments de ce jeune mili­
taire, que j’avais administré en route pour
Quérétaro.
136 SOUVENIRS -

« Saint-Germain-en-Laye, rue de Paris, 15.

« Monsieur l’aumônier.
« Je m’empresse de vous adresser mes remerciements
« bien sincères pour l’extrême bonté que vous avez mise
« à soigner mon pauvre fils et à me donner des rensei-
« gnements circonstanciés sur ses derniers moments, et
« croyez bien que ma reconnaisance en saura conserver
« le souvenir, en consacrant à votre personne une place
« dans mes prières.
« Daignez agréer, Monsieur l’aumônier, l’expression du
« respect et de la reconnaissance de votre servante.
« Blanche SEIGLE, (i) »

Ce fut aussi vers cette époque qu’une mort


importante vint couvrir de deuil la Belgique
entière et affecter aussi les Belges à l’étranger,
je veux parler, de la mort du Roi des Belges,
décédé à Laeken le 11 décembre 1865, je
m'empressai d’adresser mes compliments de
doléance à l’impératrice du Mexique, la fille
unique et bien-aimée du roi Léopold Ier.
« A Sa Majesté Charlotte, Impératrice du Mexique.

« Madame,
« 11 a plu à la Divine Providence de retirer de ce monde
« votre père chéri, le bienfaiteur de la Belgique et le ton-
« seiller des rois.

(1) J’adressai aussi de cette ville une lettre à M«r Ponceau,


vicaire-général de Tournay, pour le prier de faire connaître à
la famille la mort d’un nommé Meurice né à Tournay, et que
j’accompagnai à sa dernière demeure, après l’avoir administré.
DU MEXIQUE. 137

« Belge, prêtre et aumônier de cette brave armée, qui


« soutient dans le Nouveau-Monde l’éclat de votre dia-
« dème.
« J’ai l’honneur de vous prier, Madame, de vouloir
« agréer mes vifs sentiments de condoléance pour cette
« perte sensible à votre piété filiale, mais que votre foi
« chrétienne vous fera supporter avec courage et résigna-
« tion.
« L’abbé A. PIERARD.
« Aumônier de la lre Division du corps
« expéditionnaire au Mexique. »

« San-Luis Potosi, le 28 décembre 1865.

L'année 186B vient de se fermer sur la mort


du roi des Belges; l’année 1866 s’ouvre, et
qui peut deviner les événements graves qu’elle
réserve au Mexique, à la fille chérie de ce mo­
narque, qui remplit l’univers entier de la re­
nommée de son nom? Laissons à la Divine Pro­
vidence le soin des choses, et remplissons un
devoir en commençant l’année par nos sou­
haits envers le digne Maréchal Bazaine, dont
la bienveillance pour moi fut toujours aussi
généreuse que sincère.

« A son Excellence, Monsieur le Maréchal Bazaine,


« commandant en chef du corpsexpédilionnaire.

« Monsieur le Maréchal.
« En 1863, j’ai eu l’honneur de vous remercier de la
« faveur que vous m’avez faite, en m’agréant comme au-
13
138 SOUVENIRS

« mônier de la guerre et en m'envoyant remplacer un au-


« mônier de Marine durant la cruelle épidémie de cette
« année à Tampico.
« En 1864, j'ai eu le bonheur de vous féliciter de votre
« haute dignité au Maréchalat dé France.
« En 1865, J'ai eu le plaisir de vous congratuler sur
« votre alliance avec Mademoiselle Penia de Mexico.
« Et en 1866 enfin, je prends la confiance de vous sou-
« haiter la naissance d'un fils aussi brave que son père et
« aussi bon que sa mère.
« Daignez me permettre, Monsieur le Maréchal, de
« vous donner l’assurance de mon respect.

« L’abbé A. Pierard.

« San-Luis Potosi, le 1er janvier 1866. »

Peu de temps après, son Excellence le Ma­


réchal Bazaine me faisait l’honneur de m’a­
dresser la lettre suivante :
« Corps du Mexique. —.Cabinet du Maréchal commandant
« en chef. — N° 1811.

« Mexico 31 mars 1866.

« Monsieur l’aumônier,
« Son Excellence le Maréchal me charge de vous accu-
« ser réception de votre lettre, en date du 18 mars, ainsi
« que du mémoire où vous défendez avec tant d'énergie
(( M. l'abbé Testory
« Agréez, Monsieur l’aumônier, l’assurance de mes sen-
« timents dévoués et respectueux.
’ « L’officier d’ordonnance,
« Ad. BAZAINE. »
DU MEXIQUE. 139
J’eus l’honneur d’entrer en correspondance
avez le chefde l’autorité militaire ; je ne devais
pas non plus négliger mes relations avec
l’autorité religieuse.
L’Evêque de Monterey, éloigné de son siège
par défaut de sécurité, résidait depuis long­
temps à San-Luis, quand informé de mon ar­
rivée il me pria de lui donner des leçons de
français pour occuper ses loisirs. Je m’em­
pressai de répondre à sa demande, et prenant
sur mon repos et mes distractions le temps
nécessaire, pendant un terme de quatre mois
environ, j’allai chaque soir de 8 h. 1/2, jusqu’à
10 h. 1/2, aider sa Grandeur à traduire l’espa­
gnol en français et m’entretenir avec elle de
quelquesujet de conversation familièreet utile.
Pour me témoigner sa reconnaissance, Mon-
seigneur Véréa, Évêque de Linarès ou Mon­
terey, avait bien voulu me présenter sponta­
nément à M. Sanchez Navarro, de Mexico,
grand chambeljan de la cour de l’Empereur
Maximilien, comme précepteur de la famille
de ce riche Monsieur, et tout était réglé pour
cette affaire, quand les troubles politiques
survenus au Mexique, le départ des troupes
françaises et par suite le manque de sécurité
pour les étrangers me déterminèrent à refuser
cet honneur et à décliner ces fonctions. Ce fut
pour moi une cause de regret, car cette place
140 SOUVENIRS

m’eut été honorable, et M. Sanchez Navarro,


sans me connaître, uniquement sur la recom­
mandation de Monseigneur de Linarès, avait
obtenu pour moi de l’Entyereur Maximilien
la croix de l’Ordre de la Guadeloupe par un
décret de Mexico du 11 avril-1866.
De plus l’Evêque de Monterey, reconnais­
sant à mon égard pour tout l’intérêt que je
lui avais porté, me nomma examinateur syno­
dal de son diocèse, comme l’atteste la pièce
suivante écrite en espagnol.
« Nos,el Dn Don Francisco de Paul Vérea, por la gra-
« cia de Dios y de la Santa Sede Obispo de Linares, ^re­
tí lado Domestico de S. Santidad, Asistente al Solio Pon-.
« lificio y Comendador de la Imperial Orden de Guadalupe
« en el Imperio mexicano.
« Por cuanto el presbitero Dn Aristides Pierard, nos ha
« manifestado sus deseos al que por nuestra parte tes-
« tifiquemos lo que nos paresca justo y conveniente, para
« acreditar en cualquiera tiempo à su prelado diocesano'
« y à los demas en cuyas diócesis hubiere de^permanecer
« por razón de su oficio y ministerio, la conducta que ha
« observado ; por tanta por estas nuestras letras certi-
« Acarnos que dicho presbitero no solamente ha obser-
« vado una buena conducta sacerdotal, cumpliendo con
« zelo y eficacia las obligaciones de su cargo, auxiliando
« à los párrocos y demas sacerdotes en cuanto lo ocupan
« y le es posible, llevando siempre en publico la sotana
« clerical. Certificamos igualmente que habiendo comu-
« nicado à dicho presbitero por mas de tres meses dià à
« dià con motivo de facilitarnos la pronunciación cor-
« recta de la lengua francesa, hemos tenido ocàsion de
DU MEXIQUE. 141
« conocer su sana y solida instrucción en la teologià
« docmalica y moral, versasion en las santas Escrituras,
« dedicación al pulpito, é instrucción en las bellas letras,
« manifestando siempre recto juicio, ciencia, prudencia
« y moderación ; por cuyas cualidades no dudaríamos en
« recibirlo en nuestra diócesis y ocuparlo en los impleos
« honoríficos de ella como Examinador sinodal y algún
« otro en los limites de la equidad y la justicia. Para
« los efectos antes dichos mandamos estender el pre-
« sente.
« En San Luis Pososi à los dias del mes de marzo de
« mil ochocientos sesenta y seis.
« F. de P. Obp° de LINARÈS. »

L’Évêque de San-Luis lui-même, non-seule­


ment m’accorda le juridiction ecclésiastique
dans tou^e l’étendue de son diocèse, mais de
plus me pria de donner l’enseignement fran­
çais au couvent des religieuses de St.-Joseph,
à San-Luis, et l’instruction chrétienne aux
pensionnaires de cette communauté et aux
400 enfants pauvres de l’école annexée au
couvent. Avant mon départ de la ville, ce
pieux Pontife voulut bien m’adresser la lettre
suivante :
« San-Luis le 18 octobre 1866.

« A Monsieur l'abbé Aristide Pierard.

« M. l’abbé,
« Depuis longtemps je connais votre dévouement pour
« notre jeunesse, et j’ai été bien satisfait d’apprendre que
12.
142 SOUVENIRS

« vous avez consenti à donner gratuitement un cours de


« français à mon petit et pauvre séminaire. Mais ce n’est
« pas seulement le séminaire qui vous doit sa reconnais*
« sance ; le pensionnat des religieuses de S'-Joseph vous
« est aussi redevable d’une part de l’instruction qu’on
« donne aux élèves, et j’espère que le bon Dieu vous ré**
« compensera de tous vos travaux, attendu que ce
« n’est pas un vil intérêt le mobile de vos actions.
« Agréez, Monsieur l’abbé, ma profonde reconnais-
« sance.
« PEDRO, Obp°. de San Luis de Potosi. »

La supérieure du couvent de S'-Joseph me


remercia à son tour dans les termes suivants :
« Collège de Notre-Dame de la Guadeloupe et de Notre
« Père Saint-Nicolas.

« A Monsieur l'abbé À. Pierard.

« M. l’abbé,
« Recevez ma reconnaissance la plus sincère pour
« l’ardeur, le zèle et l’assiduité avec lesquels vous avez
« bien voulu donner l’enseignement français à nos
« pensionnaires, et à celles-ci comme aux externes
« l’instruction religieuse,, pendant près d’une année
« entière.
« La distance qui va nous séparer ne vous empêchera
« pas, j’espère, de vous souvenir de .nous dans vos priè-
« res et au saint sacrifice de la messe.
« Je suis votre dévouée servante,
« MARIE-PÉTRONILLE DE JÉSUS.

« San-Luis le 8 Novembre 1866. »


DU MEXIQUE. 143

Ce n’est pas une exagération de dire que le


démon de l’oisiveté n’eut pas grand empire
sur moi pendant mon séjour à San-Luis.
Outre mes leçons à l’Evêque de Monterey et
mes soins assidus au couvent et au séminaire
de la ville, j’avais établi un cours public de
français chez moi, fréquenté par un grand
nombre d’élèves, dont plusieurs en peu de
temps ont fait de rapides progrès.
Je ne pouvais naturellement refuser les se­
cours de mon ministère à ceux qui les récla­
maient, particulièrement quand ils parlaient
ma langue naturelle. Aussi, tantôt c’était un
paysan des Alpes, qui venait me prier de le
disposer à recevoir le sacrement de mariage;
tantôt c’était un habitant des Vosges, qui
m’invitait à consoler son neveu malade; un
jour, c’était une dame de la Louisiane qui
me priait en grâce d’aller préparer son mari
à la mort ; le lendemain, deux sœurs, dont
l’une aveugle, venaient de 30 lieues de dis­
tance, pour se.confesser à un prêtre d’Europe,
tant ces pauvres exilés voulaient rester fidè­
les aux traditions du pays de leur enfance.
Aumônier de la lre Division du corps expé­
ditionnaire, je me devais surtout à nos sol­
dats. Aussi, tous les jours je m’empressais de
les visiter dans nos hôpitaux ; je fis faire un
drap mortuaire pour couvrir le cercueil des
SOUVENIRS

défunts, ainsi qu’une croix de bois à chaque


enterrement, et bien que le cimetière fut
éloigné de la ville d’une demi-lieue, j’accom­
pagnais à pied jusqu’à sa dernière demeure
le corps de.l’officier comme du soldat, pour
le bon exemple, et par devoir de ma charge.
Plusieurs fois j’accomplis cette cérémonie par
une pluie battante, et je me rappelle qu’un
jour la rivière à traverser en route ayant
grossi en peu de temps, force me fut, le sur­
plis sur le dos et le rituel à la main, de mar­
cher dans l’eau jusqu’aux genoux pour gagner
le cimetière à quelque distance de là. La
mortalité de nos soldats fut assez grande à
San-Luis, et je crois bien en avoir enterré une
centaine en l’espace d’un àn, sans parler de
ceux qui tombaient dans les excursions voi­
sines. . ’
Si je me devais aux Français parce que
j'étais leur aumônier, je ne pouvais point ne
pas préférer les Belges, puisqu’ils firent par­
tie pour un temps de la 1" Division et surtout
parce qu’ils sont mes compatriotes. Je m’em­
pressais de les visiter dans les hôpitaux et
les casernes, leur apportant mes consola­
tions accompagnées de quelques douceurs;
plusieurs fois j’invitai à ma table un bon
nombre d’officiers, et ma demeure était ou­
verte au moindre d’entre eux. J’eus l’occa­
DU MEXIQUE. 145
sion de rendre des services pécuniaires à
plusieurs, et quand Madame Kuypers, de
Charleroi, Madame Joly, épouse du docteur
du Roi des Belges, M. Gobière, de Montigny-
le-Tilleul, m’écrivirent pour avoir des rensei­
gnements exacts sur leur fils, ce fut pour moi
un plaisir plutôt qu’un devoir de travailler à
modérer de justes impatiences ou à calmer
de légitimes douleurs. — Nous allons voir
bientôt si le tumulte des camps et le bruit du
canon m’avait fait oublier la patrie.
CHAPITRE DIXIÈME.

Souvenir de bivouac.

CHARLEffOI OU MA TERRE NATALE A 2500 LIEUES


DE DISTANCE.

1.

Berceau de ma plus tendre enfance,


Témoin de mon premier soupir,
Objet de ma douce espérance,
Ah ! vivre sans toi,, c’est mourir !
2.
Quand gravirai-je la colline •
Qui mène au temple du bonheur,
Où lentement l’humble chemine
Pour aller prier le Seigneur?
3.
Reverrai-je le saint hospice,
Où de faibles et nobles sœurs
Par leur parole bienfaitrice
Savent adoucir les douleurs?
4.
Lorsque le pauvre en sa détresse
Présente la main au passant,
Voit-on le riche qui s’empresse
De secourir le suppliant ?
SOUVENIRS DU MEXIQUE. 147

5.
Voit-on la foule au sanctuaire
De la bonne Vierge du Bois,
Aller présenter sa prière
Au premier dimanche du mois ?

6.
L’aveugle aime Sainte Rolande ;
L’infirme se traîne à Walcour ;
La mère a-t-elle une guirlande
Pour la Reine du bel amour ?
7.
Pleurez-vous à la Madeleine
Pour avoir un bon Saini Mariin ?
Priez le patron de Fontaine
De vous envoyer de bon vin.

8;
L’univers entier glorifie
De Saint Antoine la douceur ;
Le treize juin, moi, je le prie,
De m’aocorder quelque faveur.

9.
Saint Jacques vient bénir la foire,
En plein été, fin de juillet ;
Enfants, honorez sa mémoire,
Présentez-lui votre bouquet.

10.

Saint Hubert, patron de la chasse,


Ne compte-t-il d’autres enfants
Que des amateurs de bécasse,
De lièvre» fins, de gras faisans?
148 SOUVENIRS

11.
Le palais de ¡’Hôtel-de-Ville
Présente un éclat enchanteur ;
Mais l’hôpital de l’Entre-Villo
Quand connaîtra-t-il la splendeur?
12.
A-t-on relevé les portiques
Des temples sacrés du Seigneur ?
Où l’on chante les saints cantiques
Il faut le respect, la grandeur.

13.
Que de prières, que de larmes
Partant de ces augustes lieux,
Au jour de deuil et des alarmes
Comme l’encens montent aux cieux !

14.
Parmi les martyrs du Mexique
Brillent les Chazal, les Lannoy ;
Mais je n’y vois de la Belgique
Que peu d’enfants de Charleroi !

13.
A la paume comme à la cible,
Au jour des combats nationaux,
Votre ville est-elle invincible,
Malgré ses très nombreux rivaux ?

16.
Vos forgés et vos verreries
N’arrétent-elles donc'jamais ?
Vos fabriques, vos clouteries
Obtiennent-elles plein succès ?
DU MEXIQUE. 149

17.
Mon bon ami Pierre Mayence,
Comment porte-t-il ses vieux ans ?
Que Dieu prolonge l’existence
Des cœurs humains et bienfaisants !

18.
A-t-on toujours le confortable
Le pomard et le chambertin,
Sans énormés frais, à la table
De mon ancien voisin Dourin ?

19.
Bertaudy l’agent de la police,
Kraentz, du temps le régulateur,
Accomplissent-ils leur service,
Comme Lahousse le sonneur? —

20.
Votre célèbre Académie
Pour l’art de flairer le bouchon,
Dans la fameuse épidémie,
À-t-elle aussi fait l»>plongeon ?

21.
Mais mon voyage, n’est qu’un songe ;
Grâce au télégraphe marin,
Je me réjouis, quand je songe
Combien s’abrège le chemin. A. P.

13
CHAPITRE ONZIÈME.

Des richesses du Mexique.

Pendant n.on séjour à San-Luis, j’envoyai


aussi à un de mes amis de Charleroi un tra­
vail sur les mines du Mexique, et pour inté­
resser mes lecteurs, je le rapporte ici.

Formation d'cs mines d'or et d'argent, etc. — Mode de ré­


duction du minerai. — Propriété du mercure. — Quels
en sont les auteurs? — Principales mines du. Mexique.
— Sal ¡ire des ouvriers des mines. — Richesses du
pays.

Qui ne sait que le capital monétaire de


l’univers est en masses immenses au
Mexique?
Lamartine. — (Entretiens littéraires.)

La science pose celte intéressante question : Comment


se forment les minéraux? Je ne dirai sur ce sujet que ce
qu’on enseigne à Mexico.
Les uns attribuent la formation des riches minéraux à
l'eau et d’autres au feu; les uns soutiennent que leur exis­
tence est aussi ancienne que le monde, et d’autres enfin
prétendent qu’ils se reproduisent sans fin. Il me semble
que si nous ne pouvons saisir le secret des choses qui
nous tombent sous la main, notre prétention d’expli-
SOUVENIRS DU MEXIQUE. 151

quer la production des choses cachées dans les entrailles


de la terre, est aussi ridicule qu’absurde.
Cependant la couleur de la terre sert d’ordinaire à faire
découvrir la qualité du métal enfoui. La terre jaunâtre et
rougeâtre est souvent l’indice de la mine d’or et la terre
verte et cendrée l’indice de la mine d’argent. Quelque­
fois les veines du métal se montrent à fleur de terre. Les
praticiens reconnaissent la qualité du métal à la première
vue. Quelquefois un torrent ou un courant d’eau, qui se
fraye un passage dans un défilé de montagnes, décèle le
métal ; quelquefois c’est un arbre déraciné, qui montre à
l’œil du passant les richesses souterraines. Une végétation
pâle et faible ; un terrain sur lequel la rosée disparaît
promptement le matin et la neige en hiver sont aussi la
marque de riches trésors. — Écraser et moudre un fra­
gment delà terre entre deux pierres est aussi un moyen
simple et vulgaire de découvrir l’existence du métal.
Mode de réduction du minerai. — Les minéraux que
l’on tire de la mine se transportent ordinairement à dos
de mules. Ensuite on les fait passer par trois moulins,
afin de les réduire en poussière la plus fine possible. De
cette farine on forme une pâte dans une cour pavée dé
briques rouges et fermée d’un mur, qui empêche l’écou­
lement de l’eau et du minerai. On fait marcher sur celle
pâte, pendant 3 à 4 jours, un nombre de mules propor­
tionné à l’espace de terrain et à la quantité de farine à
réduire. Quand le minerai est parfaitement réduit, on y
mêle du mercure en dose proportionnée, et ensuite les
mules recommencent leur travail de pulvérisation pendant
l’espace de 2 à 3 jours.
Propriétés du mercure. — Chacun sait que le mercure
jouit de la propriété de séparer l’or de l’argent ; que quand
une fois il les rencontre, il les tient si fortement que le
feu seul est capable de les lui arracher. Il est nécessaire
m SOUVENIRS

d'ajouter, qu’avant de faire cette pulvérisation, on répand


sur la pâte du sel, qui sert à ôter l’ordure et à la ren­
dre plus propre à l’action du mercure; l’amalgame étant
complet, on dépose la pâte, poignée par poignée, dans un
grand vase de pierre ou de bois ; on y verse de l’eau
suffisamment, et deux hommes, à l’aide de pelles, tra­
vaillent à remuer et à laver parfaitement la pâte ; la terre
se sépare du mercure et sort du vase par une ouverture
pratiquée à cet effet, et le mercure, au contraire, par son
poids, va se déposer dans le fond du réservoir. Comme
l’eau, dans le mouvement qu’on lui imprime, pourrait en­
traîner une partie du mercure, on a soin de pratiquer
dans le pavement quelques petites excavations dans les­
quelles il reste prisonnier. Les métaux se séparent de la
terre, se fondent et viennent former une masse qu’on est
convenu d’appeler pain.
Pour extraire de ce pain le métal précieux, il est néces -
saire de le passer au feu de la lampe. Les métaux com­
muns qui étaient mêlés à l’or où à l’argent ne peuvent
résister à l’action d’une grande chaleur, ils se trans­
forment en une espèce d’écume, surnagent à la superficie
du mélange, et à mesure que cette écume apparaît, on la
retire avec précaution. — Le métal précieux présente
bientôt à l’œil nu une couleur brillante, et c’est signe
qu’il est alors purifié ; on éteint ensuite le feu, et la lame
(pan) est réduite en lingot ou en barre.
Maintenant retournons au mercure que nous avons
laissé dans les vases. On le tire avec des cuillères de
métal. Remarquez ici qu’il est important de toucher le
moins possible le mercure, car c’est un ennemi de
l’homme; chaque pore du corps lui sert de passage
pour pénétrer jusqu’aux régions les plus intimes de l’or­
ganisme.
La pâte que l’on obtient alors n’a plus du mercure'que
nu MEXIQUE. 153
la couleur, et on peut lui imprimer toutes les formes à
souhait. On les dispose ordinairement en pyramides per­
cées par le milieu. Mais comment, me direz-vous, séparer
le minerai du mercure qui s’y attache avec tant de té­
nacité? On met les pyramides dans une petite cornue
de terre ouverte par le haut ; ou couvre cette cornue
d’une cloche démêlai, et on la soumet à l’action du feu ;
la chaleur ardente réduit le mercure en vapeur. Cette
fumée rencontre la résistance de la cloche et va descen­
dre au fond de l’eau, où le mercure reprend sa forme
primitive ; ses propriétés et son poids diminuent selon
l’habileté de l’opérateur.
Quand ces pyramides sont débarassées du mercure, il
importe de connaître la valeur véritable du métal que l’on
possède et la proportion dans laquelle l’or est uni à l’ar­
gent. Cette séparation se fait au moyen des opérations
chimiques ordinaires. Les Mexicains appellent cette opé­
ration el apartado, ce qui signifie la chambre écartée.
Le gouvernement tient un grand établissement de ce
genre dans la capitale et a des succursales en province.
Cette propriété du mercure est sans contredit l’un des
phénomènes les plus remarquables de la science.

Quels sont les auteurs de la découverte des propriétés du


mercure ?—Je laisse celte question aux disputes des savants,
et je me contente de dire que, suivant l’histoire mexicaine,
Don Pierre-Fernandez de Vélasco fit usage de ce magique
procédé en 1566 à Mexico et en 1571 au Pérou. Il parait
aussi qu’un nommé Cordova offrit ce secret à la cour de
Vienne en 1588.
Pour remonter à des «temps plus anciens, nous voyons
que Pline parle déjà d’un certain moyen de séparer l’or de
l’argent. Chose admirable ! Le plus pesant de tous les
jnétaux se convertit en vapeur en un instant, et lorsqu’il
154 SOUVENIRS

est dans cet état, le moindre choc lui rend ses qualités
primitives.
Principales mines du Mexique.—Les plus connues sont:
la mine de Pachuca, Réal del Monte, Santa-Rosa, Capula,
Zimapan, Atotonilco el Chico, Jacala et Cardonal. Les
unes sont abandonnées faute de capitaux; d’autres, riches
d’abord, ne répondent pas aux frais d’établissement,
et toutes en un mot se ressentent du défaut de sécurité et
de stabilité nécessaires pour mener abonne fin les grandes
entreprises.
Salaire des ouvriers des mines.— Les ouvriers qui tra­
vaillent dans les mines à Guanaguato aux plus forts
ouvrages, reçoivent 1 piastre le jour et 4 piastre la nuit.
Les ouvriers qui chargent les mines reçoivent 4 réaux.
Dans les mines de Frénillo, ces ouvriers reçoivent 6
réaux; en un mot, les prix varient suivant les lieux.
Richesses du Mexique.—Je vais établir à la page suivante
dans un tableau synoptique, la quantité d’or et d’argent
fabriquée dans les différents hôtels de monnaie du
Mexique :
DU MEXIQUE. 155
136 SOUVENIRS DU MEXIQUE.

Celte somme prodigieuse pourrait bien, ce me semble,


satisfaire les désirs des plus insatiables. En effet, avec
cette somme, on pourrait faire un chemin de Mexico à
Paris d’une vare de large, et pour compter ce numéraire,
il faudrait 24 ans, 6 mois, 18 jours, 9 heures, 28 minutes,
sans interruption, dans la supposition de compter 4000
dollards en 5 minutes. La vie d’un homme ne suffirait pas
à faire cette opération.
CHAPITRE DOUZIÈME.

De la Patronne du Mexique. — Usages religieux du pays.

Après avoir donné dans le chapitre précé­


dent une idée des richesses considérables du
Mexique, j’entreprends de faire connaître à
nos lecteurs dans celui-ci les usages religieux
de cette contrée, et je commence par le récit
delà légende de Notre-Damedela Guadaloupe,
la patronne du pays.

« L’an du Seigneur 1531, et l’an 12 de l’occupation


espagnole, un samedi, avant l’aurore, le 9 décembre, un
Indien pauvre et simple, nommé Jean Diégo, né dans la
bourgade de Cuantillon, distante de 4 lieues de Mexico,
marié à une Indienne nommée Lucie Marie, converti ré­
cemment à la foi, s’en allait à l’église de Saint-Jacques,
patron de l’Espagne, entendre la messe de la Sainte
Vierge chez les pères franciscains. Arrivé au haut de la
montagne qu’on nomme N.-D. de Guadaloupe, l’Indien
entendit un chant doux et suave qu’il prit pour un ga­
zouillement mélodieux d’oiseaux du printemps ; portant
la vue vers le lieu d’où le chant semblait partir, il vit
dans une nuée blanche et resplendissante un arc-en-ciel
magnifique. L’Indien resta en extase, enivré de saintes
158 SOUVENIRS

délices. Au milieu de ces divins transports, et quand le


chant eut cessé, la voix douce et tendre d’une dame pro­
nonça le nom de Jean et l’invita à s’approcher. L’homme
pieux, rempli de confiance, s’approcha. La Vierge, em­
pruntant le langage castillan, lui dit : « Mon fils Jean
Diégo, que j’aime tendrement, où vas-tu? » Celui-ci ré­
pondit : « Je vais, noble Dame et ma Souveraine, à
Mexico entendre la messe que vont célébrer les ministres
du Seigneur. » La très sainte Vierge reprit : « Sache, mon
fils très chéri, que je suis la Vierge Marie, mère du vrai
Dieu, l’auteur de la vie, le créateur de toutes choses et le
Seigneur du ciel et de la terre; c’est mon désir que l’on
érige un temple en ce lieu, où, comme Mère clémente et
miséricordieuse, je veux dispenser mes trésors à l’égard
de mes vrais enfants ; je veux exaucer ici les vœux de
tous ceux qui souffrent et pleurent ; pour la réalisation
de mon dessein, tu iras à Mexico trouver l’évêque, en lui
disant que c’est moi qui t’envoie, et que c’est mon désir
qu’on élève un temple en ce lieu; tu lui diras ce que tu
as vu et entendu ; tu nie seras infiniment agréable en rem­
plissant celte mission, et tu peux être assuré que je t’ai­
derai dans l’accomplissement de l’œuvre. Va en paix ;
hâte-loi et je récompenserai tes peines et tes travaux. »
L’Indien, la face contre terre, dit : « Ma très noble Dame
et ma Souveraine, je vais accomplir immédiatement votre
volonté. »
Jean Diégo se hâta donc de prendre la route de Mexico
et arriva bientôt au palais de l’évêque, qui s’appelait Don
François-Jean de Zumarraga. L’indien demanda aux ser­
viteurs la faveur de parler à sa Grandeur ; mais comme
le céleste envoyé était pauvre et que d’ailleurs il était
matin, les domestiques le firent attendre longtemps. A la
fin, pourtant, il fut admis à l'audience de l’évêque, à qui
il raconta tous les détails de l’apparition dé la Vierge.
DU MEXIQUE. 159

L’évêque entendit le récit avec admiration, mais, crai­


gnant les illusions de l'esprit de ténèbres à l’égard du
nouveau converti, il le renvoya à quelques jours de dis-;
tance, désirant consulter le Ciel par la prière et le re-,
cueillement. Jean Diégo sortit donc du palais épiscopal,
très triste et très déconcerté de n’avoir pu répondre aux
vœux de sa Souveraine.
Ce même jour, Jean Diégo retourna à l’endroit où la
Vierge lui avait apparu^ et quelle ne fut pas sa surprise
d’y rencontrer la Mère de Dieu, à qui il dit d’un ton hum­
ble et respectueux : « Ma Dame très chérie et ma très
noble Souveraine, j’ai accompli vos ordres; j’ai vu l’évê­
que, après avoir attendu longtemps ; mais il m’a dit de
revenir une autre fois ; comme je suis pauvre et grossier,
il parut surpris de ma mission; pardonnez donc, ma
Reine, à mon indignité, et veuillez je vous prie, envoyer
pour cette affaire une personne noble et plus digne de foi. »
La sainte Vierge entendit avec bonté la réponse de
son serviteur et lui dit : « Écoute, mon fils bien-aimé,
. sache qu’il ne me manque point de pieux sujets, mais je
t’ai choisi pour l’accomplissement de mes desseins ; aussi,
je te réitère l’ordre d’aller trouver l’évêque de nouveau
demain et de lui dire que je veux un temple sur celte
montagne. » Jean Diégo reprit : « Ma Reine et ma Dame,
excusez mon humble représentation ; certes, j’irai de très
bon cœur accomplir votre message, mais j’ai peur que
l’évêque n’ajoute pas foi à la parole d’un homme pauvre
comme moi Cependant, ma bonne Dame, puisque vous le
voulez, demain malin, de bonne heure, j’irai trouver l’é­
vêque de votre part. » Après avoir fait une profonde in­
clination à la Reine du ciel, il se rendit à sa demeure.
Le lendemain, 10 décembre, après avoir entendu la
messe et l’explication de la doctrine dans l’église de
Saint-Jacques, Jean Diégo se rendit à Mexico pour voir
160 SOUVENIRS

l’évéque. Après avoir attendu longtemps dans le corridor,


enfin admis à l’audience, l’Indien pleurant et gémissant
dit à Sa Grandeur, que la sainte Vierge lui avait apparu
une seconde fois dans le même lieu, et qu’il venait cher­
cher la réponse à son message de la veille. L’évéque, plus
disposé cette fois à le croire, chargea néanmoins le pau­
vre Indien de demander à la Vierge un signe certain de
sa mission. L’homme simple pria l’évêque de désigner
lui-même le signe extérieur qu’il désirait, et quand Jean
Diégo fut parti, l’évêque dépêcha ses domestiques pour
épier les démarches de l’envoyé du ciel. Arrivé au pied
de la montagne, près du pont construit sur la rivière, le
messager de la Vierge disparut, de sorte que les envoyés
de Monseigneur, l’ayant perdu de vue, s’en retournèrent
à Mexico, en traitant l’homme humble d’imbécile et de
fourbe.
Aussitôt que Jean Diégo atteignit le sommet de la mon­
tagne, il alla trouver la Vierge, qui l’attendait. Le pauvre
Indien, rempli d’un saint respect et d’une grande confu­
sion de lui-même, rendit compte de son message à la
Vierge et lui dit queTévêque désirait avoir un signe cer­
tain de sa céleste mission.
La sainte Vierge accueillit la demande de l’évêque et
dit à l’Indien de revenir le lendemain au même endroit
pour recevoir le signe demandé.
Le jour suivant, 11 décembre, Jean Diégo ne put se
rendre à l’invitation de la Vierge. Arrivé à sa bourgade,
il y avait trouvé bien malade Jean Bernardin, son oncle
et son bienfaiteur, et les soins qu’il lui prêta pour lui
procurer un médecin et un prêtre ne lui permirent point
de visiter la Vierge au temps prescrit.
' Le 12 décembre, l’Indien se rendit’ à l’endroit de l’ap­
parition de la Vierge, qui, au milieu de la nuée, lui dit :
« Où vas-tu, mon fils et d’où viens-tu? » Le pauvre
DU MEXIQUE. 161

homme resta couvert de confusion d’avoir tardé à suivre


les ordres de la sainte Vierge, et, les genoux à terre,
il ajouta : « Ma très bonne Dame, mon oncle, pauvre In­
dien, est tombé malade, et j’ai dû courir chercher le mé­
decin et le prêtre pour ie faire visiter. » La mère de. Dieu,
ayant entendu l’excuse de son serviteur, lui dit : « Mon
fils, sois sans inquiétude ; je suis ta mère et j’aurai soin
de toi; quant à ton oncle, déjà il est guéri. » Jean Diégo,
au comble de la joie, pria la Vierge de l’envoyer à l’évê­
que et de lui donner une preuve éclatante de sa mission.
La sainte Vierge reprit : « Va, mon fils, au haut de la
montagne ; cueille les roses que tu y trouveras ; place-les
dans ton manteau ; apporte-les ici, et puis je t’indiquerai
l’usage que tu dois en faire. » L’Indien obéit sans répli­
que. Arrivé au sommet de la montagne, il y trouva en
effet un rosier couvert de roses fraîches et odoriférantes,
et en porta un joli bouquet à la Vierge, qui l’attendait un
peu plus bas. Le serviteur de Marie avait à peine déposé
ses roses qu’elles se trouvèrent peintes sur le manteau.
La mère de Dieu lui dit : « Tu vois ici le signe certain
de la mission que je te confie ; tu vas maintenant trouver
l’évêque ; mais je te recommande de ne point montrer ces
fleurs, et de n’ouvrir ton manteau qu’en présence de l’é­
vêque; tu lui raconteras les merveilles qui viennent de
s’accomplir, et tu lui diras de m’élever un temple en ce
lieu. »
L’Indien, satisfait, enivré des délicieux parfums des
roses qu’il portail, s’empressa d’aller à Mexico. Arrivé au
palais de l’évèque, les domestiques, suivant leur habi­
tude, obligèrent le pauvre homme à attendre longtemps ;
s’étant aperçus que son manteau renfermait des roses,
ils tentèrent de les saisir, mais ils reconnurent qu’elles
n’étaient que peintes. Les domestiques, frappés de la
merveille, en informèrent Monseigneur, qui fil aussitôt
u
162 SOUVENIRS

introduire l’envoyé de la Vierge Marie. L’Indien annonça


à M*r le signe certain de sa mission, et ouvrant les pans
de son manteau, les roses tombèrent par terre et l’image
de la Vierge se trouvait toujours peinte sur le manteau.
L’évéque, à la vue de ces merveilles, ajouta foi à l’appari­
tion miraculeuse ; il prit avec respect le manteau du pieux
serviteur, le porta dans son oratoire et demeura long­
temps en admiration et en prière pour remercier Notre-
Dame d’une faveur aussi signalée.
Jean Diégo demeura au palais épiscopal tout ce jour,
comblé d’attentions et dé prévenances et le lendemain,
il alla indiquer à l’évêque l’endroit de l’apparition où le
temple devait être construit ; ensuite il demanda à Sa
Grandeur la permission d’aller visiter son oncle Bernar­
din, qu’il avait laissé bien malade. Celui-ci en effet avait
été guéri, précisément à l’heure où la Vierge était appa­
rue au pauvre Indien. L’évêque fut confirmé dans sa foi
en la céleste mission de l’Indien, et. s’empressa de divul­
guer les circonstances admirables de l’apparition. Tous
les Indiens des environs s’empressèrent de se rendre en
pèlerinage au palais épiscopal pour aller vénérer l’image
de la Vierge, et le concours fut si grand que l’évêque se
résolut à porter la sainte image à l’église au maître-autel,
où elle resta jusqu’à l’érection du sanctuaire de Notre-
Dame de Guadaloupe. »
Ici se termine la relation de l’apparition. Un fait bien
remarquable, c’est qu’aucune dévotion n’est plus en hon­
neur au Mexique que celle de Notre-Dame de Guadaloupe;
chaque église du pays renferme une image de la sainte ;
la maison du riche comme celle du pauvre en rappelle le
souvenir. Pour faire connaître en Europe cette dévotion,
j’ai fait photographier à Puebla un grand nombre d’images
qui représentent Notre-Dame de Guadeloupe et que je
tiens à la disposition de mes pieux lecteurs.
DU MEXIQUE. 163
Moralité du Mexicain. — La moralité, fruit de la reli­
gion bien comprise et surtout pratiquée avec fidélité,
laisse beaucoup à désirer dans ce pays. On peut dire que
réellement au Mexique le peuple ne connaît que ce qui est
extérieur.
Noms des rues.—Presque tous les noms des rues rap­
pellent quelque chose de sacré. On dit à Mexico Ja rue de
San-Francisco ; à Quérétaro, on rencontre la rue de Santa-
Veronica,de la Pasion, de Très Cruces (desTrois Croix);
et remarque singulièrement frappante, c’est près de cette
rue que l’infortuné Maximilien eut à subir les derniers
outrages de l’iiifâme Escobedo ; c’est dans le couvent de
la Croix, notre ancien hôpital militaire, où j’allai pendant
plus de deux mois visiter nos pauvres malades et blessés,
que le malheureux Maximilien eut à supporter à son tour
les horreurs de la passion.
Noms de baptême.—La plupart des noms donnés aux
fonts baptismaux nous sont inconnus: Concha; Chucha;
Guadalupe ; Lola; Lux ; Jovila ; Soledad ; Jesus ; Consuelo;
Natividad; Trinidad; Jesus-Maria; Edesinda, Pillar ; In-
nocencia; Gratia de Dios, etc.
Culte extérieur.—Dans certaines bourgades, rares toute­
fois aujourd’hui, on trouve encore quelques vestiges des
anciennes superstitions - païennes : des Indiens ignorants
allant dans des grottes cachées immoler des oiseaux, des
pigeons à la lune, au soleil, au dieu de la guerre. Mais la
dévotion générale est de brûler un cierge à Notre Dame
de Guadaloupe, à el Santo Nino, comme l'on dit au
Mexique. Ces cierges sont travaillés avec un goût vrai­
ment artistique, et ce n’est pas exagérer de dire que
la consommation des cierges dans ce pays s’élève chaque
année à plusieurs millions de piastres.
Le pauvre Indien ne retourne pas à sa chaumière, sans
164 SOUVENIRS

avoir fait en ville l'acquisition d’un cierge ; aux jours des


fêtes officielles du gouvernement, toutes les autorités re­
çoivent un cierge pendant la messe, et la jeune fille pieuse
n’assiste à aucune procession, sans porter avec elle son
cierge béni.
La sage direction manque au Mexique; le clergé n'ins­
truit pas suffisamment ; aussi, il n’est pas rare de voir des
jeunes personnes allier chaque jour la communion et le
théâtre. J’ai vu à San-Luis Potosi une dame d'un certain
âge passer toute la nuit dans un bal qu’ellé donnait à nos
officiers et aller immédiatement à la sortie de la fête mon­
daine se confesser et communier à l’église, à 6 heures le
matin.
Retraites religieuses chaque année.—Toujours conduit
par le même principe, le Mexicain aime les retraites reli­
gieuses de 8 jours. Dames, jeunes filles, jeunes garçons '
hommes mariés, prisonniers, chacun a son temps de récol­
lection. On n’est astreint qu’à apporter son pelaté (matelas
en espagnol), et à payer 25 francs pour lès frais de la
huitaine.
Images des saints. - On ne voit partout que des images
saintes, non-seulement dans les églises, mais dans chaque
maison, en dedans, en dehors, sur les portes, sur les fe­
nêtres, dans les cours, dans les jardins, on est sûr de ren­
contrer un Ecce homo, la patronne du pays, un petit Jésus
ou une sainte Véronique. Au bas de l’image, on lit une
prière pour obtenir quelque faveur temporelle ou spiri­
tuelle.
Manière d'habiller les saints. — Pour représenter le
Christ, on le revêt d’une longue robe d’écarlate avec une
large ceinture d’or. Quelquefois vous rencontrez un Bon
Dieu de pitié, appuyé sur le coude, portant une longue
chevelure véritable et des pantalons blancs.
A San-Suan Del Rio j'ai vu le Cyrenéen de la passion
DU MEXIQUE. 165
avec un col de chemise de la hauteur d’un doigt, une
cravate jaune, une blouse grisâtre, une ceinture verte, un
pantalon barriolé et des bottes à cap.
Dans la même église on voit saint François-Xavier avec
une figure de nègre, revêtu d’un énorme manteau bleu.
A l’hacienda Del Jarrol, on représente saint Isidore la­
boureur, avec un pantalon vert, une jacquette brune serrée
par une ceinture de, cuir, une colerette à la Henri IV, des
bottes à cap et une houlette à la main.
Saint Hombon porte à la main une aune, un ciseau et
une mesure qui se déroule.
Une autre fois j’ai vu dans le lieu saint un Saint Fran­
çois portant la Sainte Vierge sur les épaules et des an­
ges en crinoline effrayante, ornés de la toque à plumes, et
à la vue de ces singuliers accoutrements je me suis dit
que s’ils servent à entretenir la piété des Indiens igno­
rants, ils ne sont bon à coup sûr qu’à diminuer chez nos
soldats et les Européens l’esprit religieux. Ce sont là des
abus que je relève. Pour être juste, il faut dire que dans
lés villes néanmoins, la proprété, le bon goût, la délica­
tesse président à l’ornementation des autels.
Le son de la cloche. - Le tintement de la cloche annonce
aux fidèles l’angelus, la grand’messe, la messe du curé,
la prière des morts; la veille d’une grande solennité, les
cloches mises en branle à 4 heures du matin rappellent la
fête du lendemain ; le tintement plaintif de la cloche d’une
église appelle les chrétiens à venir y prier durant une
neuvaine ou une octave en l’honneur de quelque saint.
Les églises. - Les églises qu’on trouve en grand nombre
au Mexique sont presque toutes du style rococco. Les sa­
cristies sont sotlVenl grandes et renferment des tableaux
magnifiques. Ainsi, à l’église paroissiale de Quérétaro, on
voit saint Ignace en grandeur naturelle disant la messe ;
au-dessus la sainte Trinité et la sainte Vierge Marie.
W
166 SOUVENIRS

C’est un véritable chef-d’œuvre de peinture. Dans l’église


du Carmen de la même ville, les scènes principales de la
vie du prophète Elie sont admirablement représentées
sur une autre toile.
Dans l’église de Sanla-Maria Del Rio, un tableau de
trois mètres de hauteur sur six de large rappelle là pas-
sion du Sauveur et chacune de ses vertus sont symboli­
sées par un ange.
On place quelquefois à droite et à gauche du tabernacle
.deux anges gracieux qui, pendant le carême, tiennent l’un
la croiç et les clous et l’autre une couronne d’épines. Du­
rant l’année, ces anges portent, l’un une grappe de rai­
sins frais et l’autre un épi de froment bien mûr.
On a souvent l’excellente idée de faire peindre l’arche
de Noé flottant sur les eaux sur le vase contenant l’eau
pour se laver les mains à la sacristie.
Le verre qu’on place auprès du tabernacle où repose
le Saint Sacrement a la forme d’un calice.
Les chandeliers des enfants de chœur sont plutôt deux
gonfalons surmontés d’une corbeille, du centre de laquelle
s’élance la chandelle; c’est plus gracieux que nos lourds
chandeliers de cuivre.
On a l’habitude de laisser voler dans les églises des
oiseaux qui par leurs chants mélodieux portent les.fidèles
à la piété.
En général les églises conservent quelques restes de
leur ancienne splendeur. A Cordova, on trouve encore
un tabernacle d’argent massif ; à l’église du pèlerinage de
Notre-Dame de Guadaloupe des grillages d’argent, et à
la cathédrale de Mexico des bouquets de fleur d’or, des
navettes, des encensoirs, des vases fle même métal,
comme je l’ai dit au chapitre deuxième de cet opuscule.
. Célébration des fêtes. — A la Cornada, c’est-à-dire,
8 jours avant Noël, les familles mexicaines se réunissent ;
DU MEXIQUE. 167

après quelques prières, telles que les Litanies de la sainte


Vierge, l’invocation de saint Joseph, on danse jusqu'au
matin.
Durant l’avent, pendant la messe basse du prêtre, on
entend une musique des temps anciens avec tambour et
chalumeau.
Le jour de la Noël, on promène dans les rues un char
orné de verdure rappelant d’une manière frappante la
scène de Bethleem. Rien n’est oublié: le Sauveur, la
Vierge, saint Joseph, les Bergers, les moutons ont leur
représentation dans des êtres vivants.
Le dernier jour de l’an, on reçoit dans les couvents les
gens du monde pour passer saintement ce jour. - Dans
les résidences épiscopales, le même soir, les Evêques eux-
mêmes font un discours public, pour engager les fidèles à
remercier Dieu des bienfaits reçus.
Le jour de saint Biaise, on compte par milliers les cor­
dons qui sont bénis en l’honneur de ce saint pour être"
préservé des maux de gorge.
Mais on peut direavec assurance que la Semaine-Sainte
est célébrée d’une façon toute particulièreeau Mexique.
Le lendemain des Rameaux, commence la première
procession, qu’on nomme la procession du Seigneur du
refuge ; elle a lieu dans les rues, comme les autres qui
vont suivre pendant cette semaine. A la procession du
Lundi vous voyez apparaître un énorme crucifix qui ouvre
la marche ; un Jésus attaché à la colonne ; un Bon Dieu de
Pitié, suivi de la Vierge des Douleurs revêtue d’un voile
noir qui pend jusqu’à terre et de saint Jean portant en
main un calice destiné à conserver le sang’précieux du
Sauveur.
L’apôtre saint Pierre, qui pleure amèrement sa faute
ferme cette procession, à laquelle, assistent des milliers
d'indiens et d’Indiennes, tous un cierge à la main et mar­
468 SOUVENIRS

chant avec recueillement an son de musiques échelonnées


de distance en distance et dont les accords sont loin d’être
parfaits.
Le Mardi-Saint, vers les 4 heures après-midi, on voit
sortir la procession du Sauveur de la Miséricorde.
La croix ouvre la marche ;
Puis, le crucifix ;
La Vierge des Douleurs ;
Jésus attaché à la colonne ;
Jésus couronné d’épines ;
Jésus succombant sous le poids de la croix, assisté de
Simon le Cyrénéen, dont le costume bizarre n’inspire
point la piété.
Saint Jean ferme la marche.
Trois petites filles vêtues de blanc aux ailes d’oiseaù
chantent le long du chemin les cantiques de la passion du
Sauveur.
Les Indiens qui portent les statues ont la tête ceinte
d’upe couronne d’épines.
Le Mercredi-Saint pourrait s’appeler la procession des
crucifix. En effet, vous voyez passer devant vous au
moins une cinquantaine de cruficix de différentes dimen­
sions.
De distance en distance vous rencontrez des musiques
qui jouent des airs lugubres.
Jésus tombant sous la croix est aidé de Simon le
Cyrénéen et saint Jean portant le calice vient le dernier.
Le Jeudi-Saint cl le jour suivant sont observés avec le
plus profond recueillement dans le pays : les affaires ont
cessé; les boutiques sont fermées et la circulation des voi­
tures est interdite.
Ce jour et les deux suivants, vous rencontrez du matin
au soir des groupes d’hommes et de femmes qui vont
DU MEXIQUE. 169

d’une église à l’autre en priant à haute voix ; c’est un


spectacle vraiment édifiant.
Les prêtres vont communier à l’église principale, et
on leur présente, immédiatement après la communion, du
vin renfermé dans un calice d’or sur une soucoupe d’ar­
gent.
Il est d’usage, commeen Europe, d’élever des sépulcres
à la mémoire du Sauveur. Beaucoup manquent de goût et
sont trop surchargés de vases, de chandeliers et de
fleurs. Plusieurs de ces autels funèbres sont surmontés
d’une statue représentant la Foi, les yeux bandés,
une croix à la main ; aux côtés on voit Moïse, Aaron,
David, Isaïe, etc. Le piano durant tout le jour fait en­
tendre des variations plaintives. Des oiseaux dans des
cages cachées dans la verdure portent les fidèles à la dé­
votion.
L’église des religieuses d’Oajaca, en ce jour, rappelle
quelques scènes de la vie du Sauveur dignes de remarque.
A l’entrée du temple, la Samaritaine vêtue très élégamment
vient puisser de l’eau à la fontaine. Le puits est là, deja
profondeur d’un mètre, la corde est à la poulie; le vase
est au pied, et le Sauveur est assis dans un grand fau­
teuil.
Plus loin, c’est la Cène; les apôtres sont autour d’une
table en forme de fer à cheval ; ils portent l’étole et sont
représentés en grandeur naturelle ainsi que le Sauveur.
Judas au bout de la table est assis la bourse à la main ;
tous les autres sont debout. Le pain est coupé ; le pois­
son est prêt ; on distínguele persil et la salade; une carafe
de vin est à trois quarts pleine ; tout en un mot rappelle
lé dernier repas de Jésiis d’une façon saisissante.
Vers 5 heures, a lieu le lavement des pieds. On se
rappelle avec quel empressement et quelle ferveur j’as­
sistai à cette cérémonie, après avoir échappé au naufrage
170 SOUVENIRS

de Tampico, le Jeudi-Saint 1864, comme je l'ai dit au cha­


pitre deuxième de cet opuscule.
Dans les résidences épiscopales, douze pauvres, après
avoir dîné ce jour-là chez l’Evêque, viennent à l’Ëglise.
Sa Grandeur, la mître sur la tête, vient laVêr avec de
l’eau parfumée les pieds de ces douze représentants de
Jésus-Christ, la tête couverte d’une couronne de fleurs.
La procession du Jeudi-Saint s’appelle la procession de
Jésus de Nazareth. Elle est remarquable par sa simpli­
cité autant que par sa gravité.
Le Christ ouvre la marche.
Vient ensuite Jésus de Nazareth succombant sous le
poids de la croix, que Simon le Cyrenéen lui aide à
porter..
Notre-Dame des Douleurs suit son fils noyé dans une
mer d’amertumes.
La procession se ferme par saint-Jean qui porte le
calice du sang du Sauveur.
Je ne dois pas oublier de dire que l’échevin de la ville
porte en sautoir avec bonheur le ruban auquel est atta­
chée la clef du Tabernacle, qu’on lui confie jusqu’au Sa­
medi-Saint.
La piété des fidèles va toujours croissant.
Le Vendredi-Saint, dès six heures le matin, à l’ouver­
ture des églises, les groupes de la veille se reforment et
commencent de nouvelles processions.
On transporte Jésus chargé de la croix dans une église
voisine, où l’on remémore la première chute du Sauveur.
Ensuite on arrive à la bifurcation d’une rue, où deux
groupes différents venant à se rencontrer, on retrace
dans un discours en plein air la triste scène de la ren­
contre de Jésus et de sa mère.
On continue la marche vers une autre église, où l’on
rappelle la seconde chute du Sauveur.
DU MEXIQUE. 171

Après un discours en plein air, on se rend à une autre


église, où l'on rappelle la troisième chute.
Un discours à Ciel ouvert, à la sortie du temple, vient
faire ressouvenir les fidèles des douleurs de Jésus lors
de sa troisième chute.
Un grand nombrede chrétiens, pour imiterles souffran­
ces de Jésus, se chargent d’une pesante croix et portent
autour du front une couronne de verdure, image de la
couronne d’épines du Sauveur.
A 3 heures après-midi, le prêtre monte en chaire et
retrace les principales scènes de la passion. Deux ecclé­
siastiques dans le chœur, un marteau et des clous1 à la
main, procèdent au crucifiement de Jésus, au milieu des
cris et des sanglots de la multitude.
Au commencement du Sermon, ces mêmes ecclésiasti­
ques retirent du chœur la sainte Vierge couverte d’un
voile lugubre, et le reportent à la fin de l’instruction.
A 4 heures après-midi le Vendredi-Saint a lieu ce
qu’on appelle ici l’enterrement du Sauveur.
Une foule considérable dans laquelle le haut commerce
de la ville est représenté accompagne, un cierge à la
main, une châsse splendide, dans laquelle est couché le
Sauveur détaché de la Croix.
Sainte Marie Madeleine suit la châsse, portant dans les
mains le vase de parfums renversé qu’elle vient de ré­
pandre aux pieds de son Dieu.
A 8 heures du soir, a lieu le pesamé, en espagnol com­
pliment de condoléance à la Vierge ; les dames de la
ville, qui, la veille, pour aller faire la visite des églises,
ont revêtu la robe de satin blanc, portent aujourd’hui la
robe de velours noir ; elles tiennent à la main un cierge,
et suivent-tête nue, avec recueillement, le douloureux
cortège, dans lequel figure une musique qui par de sons
plaintifs augmente la douleur des assistants. Rien n’est
172 SOUVENIRS DU MEXIQUE.

imposant comme celle procession qui parcourt les prin­


cipales rues de la ville et ne rentre à l’église d’où elle
est sortie qu’à 10. heures le soir.
Le Samedi-Saint, les cérémonies ont lieu comme en
Europe, mais en certains endroits on brûle en effigie au
moment du Gloria de la messe un . mannequin qu’on
nomme Judas.
Pour rappeler le mystère de la Résurrection, dès l’aube
du Dimanche, on apporte d’une chapelle du voisinage, à
l’Église, la statue du Sauveur revêtue des insignes de la
gloire, au son d’une musique bruyante et joyeuse.
Le 2me Dimanche après Pâques, où le prêtre lit l’Évan-
gile du bon Pasteur, a lieu la communion paschale des
infirmes. Vers les 5 heures du matin, immédiatement
après la première messe, arrive la voiture spéciale des­
tinée pour cet usage. Cette voilure, traînée par deux
mules de couleur bariolée, est couverte de soieries* de
dentelles et de verdure.
Au jour de l’Ascension, en mémoire du mystère, j’ai
vu à Coco, près de la ville d’Oajaca, une troupe d’indiens
tirer par des cordes le Sauveur, qu’ils élèvent à une hau­
teur prodigieuse, pendant que les apôtres, représentés
par des statues de grandeur naturelle forment le cercle,
au milieu du chœur.
Voilà quelques remarques concernant la manière de
représenter les mystères et les fêtes au Mexique, et si je
les mentionne en ce lieu, c’est parce que dans certains
points la manière de célébrer les fêtes dans ce pays s’é­
carte du mode en usage en Europe.

De Tordre religieux je passe maintenant à


l’ordre militaire.
CHAPITRE TREIZIÈME.

De la bravoure des Français au Mexique.

Pressentant l’heure de notre prochain dé­


part du Mexique, et voulant payer ma recon­
naissance envers la France, qui avait bien
voulu accepter mes humbles services durant
le cours de la rude et cruelle expédition du
Mexique, je profitai de la fête des Trépassés,
le 2 novembre 1866, pour adresser aux troupes
le discours suivant :
Sancta ergo et salubris est cogitatio
Orare pro mortùis.
C’est une sainte et salutaire pensée
de -prier Dieu pour les morts.
(2 Iiv. des Mach. — Ch. 12 v. 46.)

Vaillants compagnons d’armes!


L’empereur Napoléon III, qui préside aujour­
d’hui avec tant de bonheur et de gloire aux des­
tinées de la France et de l’Europe, a prononcé ces
remarquables paroles : « Lorsque tous les Fran­
çais auront reçu dès l’enfance ces principes de foi
et de moralité, qui élèvent l’homme à ses propres
yeux, ils sauront qu’au-dessus de l’intelligence
îs
174 SOUVENIRS

humaine, au-dessus des efforts de la science et de


la raison, il existe un pouvoir suprême, qui gou- .
verne les individus comme les nations.
« Partout où je le puis, continue notre auguste
empereur, je m’efforce de soutenir et de propager
les idées religieuses, les plus nobles de toutes,
puisqu’elles guident dans la fortune et consolent
dans l’adversité.
« Mon gouvernement, je le dis avec orgueil, est
un des seuls qui ont soutenu la religion par con­
viction et par amour du bien qu’elle inspire comme
des vérités qu’elle enseigne. »
Aussi, c’est dans cet esprit que l’expédition du
Mexique a été conçue ; c'est dans ce dessein que
nos soldats supportent tant de fatigues et de dan- ■
gers; c'est dans ce but enfin; que tant de nos amis
et de nos frères ont répandu jusqu’à la dernière
goutte de leur sang.
L’Eglise, cette mère intelligente et sage, a des
remèdes à toutes les douleurs, comme elle a des
consolations à toutes les infortunes. Non contente
de nous recommander le culte des morts en gé­
néral, elle choisit un jour spécial dans l’année, le
lendemain de la Toussaint, pour le consacrer ex­
clusivement au culte des trépassés, et remarquons
en passant, comme cette époque est bien choisie.
C’est en automne, quand les feuilles tombent des
arbres ; c’est quand les premiers froids se font
sentir ; c’est à la fin de l’année, où l’homme acca­
blé de graves soucis, se recueille et pense. Ce
jour donc, elle revêt ses habits de deuil; elle fait
entendre à nos oreilles le son lugubre des cio-
DU MEXIQUE. 17S

ches ; elle entonne ses hymnes les plus touchantes


et pour nous instruire nous-mêmes, pour nous
convaincre de plus en plus de la rapidité du
temps, de la fragilité des choses humaines et de
la certitude de la mort, elle nous engage à aller
visiter les tombeaux, à aller jeter nos fleurs et à
répandre nos larmes sur ces cendres vénérées et
chéries.
Nous nous empressons donc tous en ce jour
d’arriver dans le temple du Seigneur, pour recon­
naître des services éminents; pour exaucer le
vœu des familles de nos frères et pour accomplir
nous-mêmes un acte de religion, car nous croyons
que la pierre du tombeau est la première marche
vers l’immortalité.
Notre empressement est d’autant plus vif cette
année, que bientôt l’heure de notre retour va
sonner, et avant d’aller revoir le beau ciel de la
patrie, nous savons que nous avons un devoir de
reconnaissance à remplir envers nos frères qui ne
sont plus.
Certes, nous n’avons pas besoin de consulter
l’histoire, l’antiquité, les Livres Saints et les tra­
ditions des peuples, pour connaître nos obliga­
tions envers nos frères moissonnés par la mort;
il suffit de suivre les nobles inspirations du cœur.
En effet, qui sont ceux que nous pleurons au- *
jourd’hui, vaillants compagnons d’armes? Ce sont
nos camarades portant le même nom, combattant
sous le même drapeau, aspirant aux mêmes ré­
compenses. Les uns, héritiers d’un nom illustre,
doués d’une imagination vive, ont vu leur carrière
176 SOUVENIRS

arrêtée au printemps de leur âge et les autres, à


laveille de recueillir les fruits de leurs campagnes
par une honorable retraite, ont vu leurs espéran­
ces se briser à leurs pieds. Les uns sont frappés
de la mort en poursuivant des bandits et les autres
en montant à l’assaut. Les uns périssent dans l’eau
et les autres dans le feu. Les uns rendent le der­
nier soupir dans un modeste hôpital, et les autres
au coin d’une fôret, dans un chemin désert, en
escortant de l’argent, un courrier ou un convoi de
vivres. Les uns succombent par épuisement, et les
autres enfin par excès de zèle dans cette campagne
du Mexique, qui par sa durée, ses privations, l’é­
tendue du territoire et la variété du climat, est
sans contredit, plus cruelle à nos soldats que les
expéditions de Crimée et de Chine, d’Afrique et
d’Italie, et où, pour me servir de l’expression d’un
illustre publiciste, le sang lé plus pur de nos frè­
res à été versé avec abondance. Depuis la fin de
1861 jusqu’à nos jours, que de nobles victimes en
effet ont été sacrifiées au salut du Mexique !
Dans l’état-major, je distingue les Capitan et les
Thdmas.
Dans l’intendance, je reconnais les Raoult et les
Bruneau.
Dans les finances, je rappelle l’éminént et actif
* conseiller d’Etat, M. Langlais.
Dans le service du Trésor et des Postes, je cite
les Oudeau et les de Bléville.
Dans le génie, je mentionne les Delmas et les
Friquet, dont la mort fut si malheureuse, lors de
l’attaque du chemin de fer à la Solédad.
DU MEXIQUE. 177
, Dans l’artillerie, je signale les Delaumière et les
Guinard.
Dans le train, je mentionne les Letouzet, les
Larticle, que j’ai vu mourir de la fièvre, jaune en
24 heures.
Dans la cavalerie, ce sont les Montarbÿ et les
De Foucault, les De Gilbon et les Archambault.
Dans l'infanterie, oh ! quelle phalange innom­
brable d’offlcier;' et de soldats volent avec ardeur
dans les bras de la mort ! Ce sont les Martin et les
Steclin ; ce sont les Duvallon et les Dupont; ce sont
les Halgand, les de Briant et ses inforunés com­
pagnons.
Dans le service médical, ce sont les Lallemand
et les Guenaud, dont le corps n’a jamais été -re­
trouvé.
Parmi les officiers de l’Administration des
hôpitaux, ce sont les Rousseau et les Raymond.
Parmi les pharmaciens, ce sont les Véret et les
Fabre.
Parmi les officiers des subsistances, ce sont les
Flandrin et les Labarbe.
L’aumônerie militaire elle-même ne voulut pas
rester en arrière dans ce mouvement général d’ab­
négation, et quatre de mes confrères, à force de
respirer le souffle fétide et empoisonné des pau­
vres malades, tombèrent aussi victimes de leur
zèle.
Dans les Terres Chaudes, au commencement de
l’expédition, les Maréchaussées ont eu 18 des leurs
emportés en quelques semaines par le fléau.
A l’île des Sacrifices, à Vera-Cruz, on compte
15.
178 SOOVENIRS

plusieurs centaines de nos braves couchés dans la


tombe.
A Camaron, la légion meurt et ne se rend pas.
A Tampico, l'infanterie de Marine a vu un tiers
de ses soldats enlevés par la fièvre jaune.
A Tanquesnequi, le 2e bataillon d’Afrique s’im­
mole .pour soutenir le nom français.
A Cordova, chacun s’arrête devant un monu­
ment élevé à la mémoire de M. Mazurier, directeur
des finances.
A Orizaba, à la hauteur du Borrégo, une mo­
deste croix de bois perdue dans les brouillards
rappelle le souvenir des soldats du 99"“, qui
s’immortalisèrent par leur habile et heureux coup
de main.
A Puebla, l’armée entière fait des prodiges de
valeur, mais avec des pertes considérables.
A Mexico, au nouveau cimetière français, on
voit se dresser cet imposant mausolée, qui redira
aux générations futures l’héroïsme du colonel
Tours, du lieutenant Labrousse et dû zouave
Schlinger.
A la Soledad, près d’Arriozarco, une humble
pierre couverte de mousse apprend au passant la
générosité de l’officier Suédois et des compagnons
de son dévouement.
A San-Luis Potosi enfin, plusieurs centaines
de nos frères reposent en paix à l’ombre de la
croix du Sauveur en attendant le réveil de l’éter­
nité.
Je le répète: de Saint-Nazaire à Vera-Cruz; de
Mexico à Tampico ; de Chihuaha à Matehualaetdu
DU MEXIRUE. 179

Michoacan à Mazatlan, que de nos soldats sont


morts martyrs ! Que faut-il, en effet, pour mériter
ce titre glorieux? Le dévouement; c’est le Sauveur
lui-même qui nous l’apprend.
Majorent charitatem nemo habet ut animant suam
ponat quis pro.amicis suis.
La plus grande charité est de donner sa vie
pour ses semblables. N’est-ce pas le comble de la
charité, en effet, que de quitter le beau ciel de sa
patrie, pour s’engager dans une expédition, à trois
mille lieues de la France? N’est-ce pas le comble
de la charité, que d’entreprendre de parcourir,
avec une poignée d’hommes, un pays de sept cents
lieues d’étendue ? N’est-ce pas le comble de la
charité, que de s’exposer aux variations de tem­
pérature, à la fièvre jaune, si funeste aux Euro­
péens dans cette contrée? N’èst-ce pas le comble
de la charité, que de travailler incessamment
pour un peuple miné par un demi-siècle de di­
visions intestines? N’est-ce pas le comble de la
charité enfin que de procurer, au prix de sa vie,
à une nation étrangère, la paix de son territoire,
la prospérité du commerce, la franchise des
ports, la liberté du culte.et le droit des associa­
tions !
Grati estote. Aussi Mexicains, soyez reconnais­
sants envers la France si prodigué du sang le plus
pur de ses chers enfants.
Soyez reconnaissants envers ces braves d’une
reconnaissance vraie et pratique, et non par de
vaines paroles, d’hypocrites protestations, et en­
core moins de sourdes et secrètes manœuvres con­
180 SOUVENIRS

tre l’ordre de choses établi ; que votre reconnais­


sance soit aussi sincère que le sacrifice de ces
braves a été héroïque ! Aimez la France ; aimez les
Français ; aimez ces braves, et sur leurs tombes à
peines fermées, venez souvent avec vos couronnes
et vos fleurs joindre vos prières et vos larmes. La
convenance, la reconnaissance et la justice vous
en font un devoir impérieux.
Et vous, nobles victimes, chers compagnons,
martyrs du devoir, de la civilisation et du pro­
grès... Adieu........!
Nous allons partir, mais nous partirons sans
vous. Non, vous ne reverrez plus la douce patrie,
la France chérie; non, vous ne reverrez plus
cette tendre épouse, ces sœurs chrétiennes, cette
mère adorée et ce père expirant sous le poids des
douleurs.
L’arrêt de l’Eternel est porté : votre sang et vo­
tre vie sont nécessaires pour la pacification du
Mexique et l’honneur de la France. Nous vous
donnons rendez-vous sur les rivages de l’éternité.
‘Encore une fois : paix ! repos ! bonheur ! adieu ! ! !
— Et vous, ô Dieu de miséricorde et de clémence,
au nom du sang précieux et adorable de votre
Fils bien-aimé; au nom des larmes de votre ten­
dre mère, Notre-Dame des Sept-Douleurs ; au nom
des privations, des fatigues et des souffrances de
nos amis et de nos frères décédés, veuillez par­
donner à ces derniers les fautes échappées à la
fragilité humaine ; jetez sur eux un regard de
bont, et recevez-les, ô mon Dieu, je vous en
supplie, dans cette autre patrie, dont la félicité
Dü MEXIQUE. 181
est sans mélange comme la durée en est sans
bornes.
Avant de descendre de cette chaire, permettez,
ô Dieu de puissance, qui tenez dans vos mains les
cœurs des Rois, les destinées des peuples et l’ave­
nir des nations ; permettez que je vous adresse
une prière humble et fervente pour notre bonne
Impératrice Charlotte, clouée aujourd’hui à Mira-
mar sur un lit de douleurs. Vous l’avez privée, ô
mon Dieu, de la consolation d’assister à l’agonie
de son illustre père ; vous venez de la rendre té­
moin des récents désastres de l’empereur d’Au­
triche, son auguste beau-frère ; justice suprême,
n’est-ce pas assez ? ô mon Dieu, bénissez ses efforts ;
bénissez ses démarches ; bénissez ses souffrances
et donnez-lui au plus tôt, je vous en supplie, le
rétablissement de la santé, le triomphe de sa cause,
la prospérité de l’empire et la paix du Mexique.
Ainsi soit-il ! .
CHAPITRE QUATORZIÈME.

De l'héroïsme des Belges au Mexique.

J’ai rappelé au chapitre précédent le dé­


vouement des soldats Français au Mexique;
j’entrçprends dans celui-ci de rehausser de­
vant l’Europe entière l’héroïsme de ces 1600
volontaires Belges, qui durant deux longues
années, sous un climat meurtrier, sont allés,
à 2,500 lieues de la chère patrie, faire l’épreuve
de la valeur, des marches, des veilles et des
privations de toute espèce.
La main sur la conscience, j’ose assurer au
nom de la vérité, que pendant cette campa­
gne aucun corps étranger n’a été soumis à
autant de souffrances; au nom de la justice,
je souhaite que les représentants du pays
défendent les droits de ces braves volontai­
res, et au nom de la reconnaissance, je suis
assuré que le jeune Roi des Belges, en qui
brillent à un aussi haut degré l’intelligence
et l’équité, s’empressera de payer une dette
sacrée envers ces vaillants soldats partis des
différents points de la Belgique, pour alLer,
SOUVENIRS DU MEXIQUE. 183

an prix de leurs sueurs et de leur sang, sou­


tenir au delà des mers la cause de l’infortu­
née Impératrice Charlotte.
Déjà nous apprenons que Sa Majesté Léo­
pold II a attaché à son auguste personne le
digne et valeureux commandant de l’expédi­
tion. A mes yeux, la munificence royale doit
s’étendre à chacun des volontaires du Mexi­
que, non-seulement pour récompenser leur
dévouement ; non-seulement pour relever
la mission de ces soldats, dont l’inspira­
tion est due à feu son illustre père, mais
même pour imiter la conduite du prince de
Galles, qui vient de décerner aux gardes civi­
ques belges une récompense honorifique pour
avoir seulement traversé la Manche.
Le digne Léopold Ier, pendant la longueur
dq son règne, a vu certes, la Belgique riche,
heureuse et prospère; mais avant de des­
cendre dans la tombe, le chef' de notre dy­
nastie, qui portait l’épée avec tant de dignité
et qui dans bien des combats de terre et de
mer avait lui-même rendu son nom redou­
table à ses ennemis, désirait savoir si la
Belgique par sa bravoure était' digne de son
roi ; si plus d’un quart de siècle de repos
n’avait pas énervé ce peuple, dont la valeur
étonnait les César, et si, le cas échéant, les
Belges eussent pu défendre l’intégrité de leur
184 SOUVENIRS

territoire, apporter un concours puissant à


de sages alliés et surtout opposer une résis­
tance sérieuse à de puissants ennemis.
Modèle des monarques, couvert du qua­
druple diadème de la majesté, de la sagesse,
du respect des peuples et de l’amour de tes
■sujets, bien-aimé Léopold 1er, si c’est là ta
plus vive inquiétude, calme toi; avant que
l’heure du trépas ne vienne à sonner pour
toi, les volontaires Belges du Mexique sau­
ront surpasser la bravoure de leurs aïeux.
On prétend que 300 officiers Belges avaient
sollicité l’honneur de venir au Mexique dé­
fendre le trône de la fille bien-aimée de feu
notre Roi. Toutes ces demandes ne furent
pas acceptées, sans doute, mais on ne peut
nier que le ministère de la guerre fit un choix
de ces chefs. Le colonel Van der Smissen,
ancien secrétaire de M. le baron Chazal, mé­
ritait par sa bravoure de commander ce régi­
ment de volontaires, que Bruxelles, Liège et
Gand envoyaient en grand nombre sur cette
terre lointaine.
Nos vaillants soldats ont quitté Audenaerde
et se rendent à Bruxelles. Là, la patrie recon­
naissante a consacré un champ clos, où repo­
sent en paix les pères de notre patrie, les dé­
fenseurs de nos droits, les colonnes de la
monarchie; en un mot, les glorieux martyrs
DD MEXIQUE. 185

de 4830. A l’ombre de ces lugubres cyprès,


plantés par la main de la dduleur ; sous ces
restes immortels, trophées d'honneur et de
bravoure; aux pieds de ces colonnes brisées
et de ces chapiteaux couverts de mousse, où
l’oiseau des nuits fait entendre ses gémisse­
ments plaintifs, à la place des Martyrs enfin,
nos soldats ont volé ; et à ce panthéon de la
gloire, ils ont puisé la force et l’énergie, le
courage et le dévouement, dont ils vont bien­
tôt donner des preuves éclatantes, les ups
par leur mort et les autres par leur vie.
Je parle d’abord des martyrs belges, qui
se sont immortalisés, au Mexique par leur
mort.
Je les rencontre surtout à Orizaba, à Tam-
cambaro et à Morélia.
A Orizaba, pendant le court séjour des sol­
dats belges de l’impératrice dans cette ville,
trois succombent de faiblesse et de lassitude ;
tous les trois sont jeunes; tous les trois sont
déGand, et j’ai eu la consolation de recueillir
leur dernier soupir et de les accompagner au
champ du repos.
J’arrive à vous parler des martys de Tacam-
baro.
Les soldats belges ont reçu le nom de Gar­
des de l’impératrice. A ce titre et par leur na­
tionalité, certes, ils pouvaient réclamer le
w
186 SOUVENIRS

privilège d’habiter tranquillement Mexico et


d’accompagner, à l’occasion, l’impératrice
dans ses excursions. Le public le croyait ; la
Belgique le désirait, mais les soldats belges
déclinent cet honneur; ils n’aspirent qu’au
baptême de feu.
A peine débarqués à Vera-Cruz, ils écrivent
au Maréchal pour prendre part au siège d’Oa-
jaca; les voilà en marche pour cette place,
mais la prompte reddition de cette ville les
fait rebrousser chemin. N’importe, ils sauront
se venger de ce contre-temps.
A l’entrée de Guerréro, célèbre par son in­
salubrité, on trouve l’Etat du Michoacan, plus
réputé encore par son brigandage et -son
indiscipline; c’est le pays que nos soldats
belges choisissent pour théâtre de leur pâ­
leur.
L’ennemi, de son côté, informé de l’arrivée
de ces vaillants guerriers par ces espions,
dont le pays regorge, redoublé de ruse, de
force et d’audace, et le journéfastedu H avril
18611, à 4 h. du matin, les dissidents du Mi­
choacan viennent dresser un guet-apens à
quatre de nos compagnies, séparées du gros
de l’armée. C’est dans ce jour illustre que les
Belges par leur nombre et par leur valeur
rappellent le brillant fait d’armes des Thermo-
pyles; — c’est dans ce jour, à jamais mémo­
ht' MEXIQUE. 187

rable, que sept de nos braves officiers, tom­


bent martyrs du Mexique et de la Belgique;
mais avant de mordre la poussière, ils font
payer à l’ennemi chèrement leur vie. On a vu,
en effet, ces fameux héros, couverts de sang
et de blessures, percés par le sabre et par la
lance, se jeter encore avec ardeur au miliev
des bandits ; avant de rendre le dernier sou­
pir, on les a entendus prononcer avec respect
ces paroles sacrées : O mon Dieu... 1! ô ma
patrie...! ô ma mère, et à la vue de tant d’hé­
roïsme, l’ennemi s’écria : quelle bravoure! —
Soudain, le cri de douleur échappé de nos poi­
trines a du retentissement dans la Belgique
et l’Europe entière. La cathédrale de Morélia
comme la collégiale de Sainte-Gudule; la ca­
thédrale de Mexico comme celle de Tournay
se couvrent de deuil, éclatent en sanglots, et
des voix éloquentes rappellent le baptême de
feu, exaltent le patriotisme et chantent les
gloires des héros belges du Mexique;
Le digne Ministre de la Guerre, trois fois
cher à tous par son autorité, son attachement
à ce régiment et la douleur qui l’écrase, écrit
au généreux colonel : « Le combat de Tacam-
baro a rempli tous les cœurs d’admiration et
de fierté. On comprend que le martyre de nos
enfants vient de glorifier le pays. Le peuple
et les ouvriers, la garde civique et les magis-
•188 SOUVENIRS •

trats, l’aristocratie et le clergé s’associent à


notre douleur. »
Pour répondre au Ministre de la Guerre, le
baron Chazal, et pour venger la mort de ces
soldats, trois mois et cinq jours plus tard, le
16 juillet de la même année, le valeureux co­
lonel, terrible comme un lion, à la tête de la
colonne qu’il frappe d’admiration, va écrire
avec la pointe de son épée à la hauteur de la
Loma son nom, le nom belge et le nom des
gardes de l’impératrice,
On a gravé sur la pierre les noms, les mé­
rites et les gloires des braves du 11 avril 1865
et désormais, on ira à Tacambaro comme on
va à Waterloo en pèlerinage s’agenouiller à
ces augustes lieux et y apprendre le courage
et la vaillance, l’héroïsme et la vertu.
Je m’arrête à Morélia devant ce mausolée
en marbre élevé par la générosité dans la cha­
pelle de l’église de laGuadalupe. Au milieu de
ces hommes utiles, qui ont succombé au
Mexique, quel est donc cet homme humble et
modeste, courageux et bienfaisant, frappé
d’une cruelle épidémie dans la capitaledu Mi-
choacan?C’est à vous, braves troupiers, pauvres
malades et jeunes mutilés, c'est à vous"à nous
dire les paroles, les actes et les vertus de votre
excellent aumônier ; c’est à vous à apprendre
au Mexique la régularité, la piété et le zèle du
DU MEXIQUE. 189

père de vos âmes ; c’est à vous à redire à la


Belgique entière les souffrances, l’abnégation
et l’héroïsme du digne abbé Coenegr^cht. As­
surément on peut dire qu'à Morélia les prières
du peuple, les regrets du clergé et les larmes
de tous ont fait sa plus belle oraison funèbre.
Monseigneur Deschamps, qui avait choisi ce
prêtre dans tout le clergé belge pour ce régi­
ment sera fier d’un tel choix ; - la mère de ce
pieux aumônipr bénira le ciel de la mort d’un
tel fils, et moi-même, son compatriote, son
collègue et son ami, à voir les respects, les
regrets et l’amour de tous pour une mémoire
aussi chère, j’apprendrai à mieux connaître
l’importance de ma mission ; je m’appliquerai
d’avantage à en remplir les devoirs, et je
m’efforcerai surtout à marcher sur les traces
d’un aussi beau modèle. La Belgique elle-
même, toujours reconnaisante, aux noms des
martyrs du 11 avril 1865 n’oubliera pas, j’en
suis sûr, le nom de votre digne abbé Coene-
gracht. Requiem æternam dona eis Domine.
Bonté ineffable, clémence divine, accordez, je
vous en supplie, à ces dignes enfants le repos
éternel.
Un an pliïs tard, à 700 lieuesde Vera-Cruz,
dans l’extrême Nord du Mexique, à Saltillo, à
Monterey, le régiment belge de l’impératrice
Charlotte va cueillir de nouveaux lauriers.
10.
190 SOUVENIRS

. Les témoins oculaires et l’autorité militaire


conviennent en ce jour, que si l’on ne put em­
pêcher le pillage du convoi de Matamoros, la
cause de cette perte ne peut nullement être at­
tribuée à nos compatriotes, qui, placés à un
endroit important d’observation, auraient châ­
tié rudement l’audace des ennemis ; mais mal­
heureusement, sur dix courriers envoyés de
l’état-major général, huit furent trouvés pen­
dus, avec cette inscription espagnole: Corheo
traidor (courrier traître). Ainsi, le manque
de communications officielles ne permit pas
au colonel Van der Smissen d’opérer un mou­
vement en jvant.
Avec les mules prises aux dissidentset avec
l’argent imposé aux ennemis de l’empiré dans
le district de Monterey, le maréchal Bazaine
fit former dans le régiment belge deux compa­
gnies montées, commandées, la première par
lebrave capitaine Fritz de Lannoy, fils de l’ins­
pecteur général du génie en Belgique, et la
seconde, par le digne capitaine baron Van
der Straeten, cousin du chambellan de la cour
de Bruxelles.
A-peine ses compagnies étaient-elles for­
mées, qu’elles signalaient leur valeur à Cirai vo,
au delà de Monterey, où 30 de nos hommes
culbutèrent 500 Chinacos et s’emparèrent
d’un convoi de maïs. Un de ces vaillants ca­
DU MEXIQUE. 191

valiers, le nommé Henri, de Gerpinnes, fut


blessé d'une balle à l’épaule dans cette ren­
contre.
A Ixmiquilpan, le colonel Van der Smissen
a3chevaux tués sous lui; le lieutenant Stassin
de Mons est frappé d’une balle en se baissant
pour arracher un drapeau ennemi, et le lieu­
tenant Adam de Namur tombe mort d’un coup
de revolver tiré par une femme à travers une
croisée.
Les épreuves des Belges au Mexique furent
à la hauteur de leur bravoure. Les marches
excessives, les climats les plus variés, les fiè­
vres intermittentes, le typhus, la captivité, la
réduction de solde, leur dépendance d’offi­
ciers supérieurs Mexicains et Français, tout
sembla conspirer la ruine de ce beau régi­
ment, dont les soldats sont infatués à leur
chef, pour me servir de l’expression du géné­
ral de division Douay au colonel Van der
Smissen lui-même.
. Compatriote de ces braves et aumônier de
la première division si heureuse de les voir
briller dans ses rangs, oh ! que j’étais fier
d’adresser ces consolantes paroles à ces mar­
tyrs vivants par leurs travaux et leurs souf­
frances :
« Vaillants compagnons d’armes, pourquoi donc avons-
« nous quitté notre belle et chère patrie? Libres comme
192 'SOUVENIRS

« l’oiseau des airs, animés du patriotisme le plus pur,


-« tous nous Sommes venus au Mexique pour défendre l’or-
ct dre contre le brigandage ; le progrès contre l’abrutisse-
« ment et la religion contre les abus. Nous y sommes
« venus surtout pour soutenir le trône de la digne fillede
« feu notre Roi, l’auguste Marie-Charlotte, reine par ses
« qualités physiques et morales, avant de l’être par le
« choix des Mexicains et le poids de son autorité. Nous
<C pouvons dire aujourd’hui avec orgueil que déjà ce trône
tt est cimenté du sang de nos frères.
« Vaillants compagnons d’armes, pour remplir une
« mission aussi noble et aussi sublime, nous n’oublierons
« pas nos devoirs envers Dieu, envers nos chefs et envers
« nous-mêmes.
« Chrétiens fervents, enfants de ce pays où la foi est
« ferme, la piété sincère et le dévouement classique, ja-
« mais nous n’oublierons nos devoirs religieux comme
« une mère douce et bonne savait nous les apprendre,
« comme votre pieux aumônier savait vous les recom-
« mander et par le charme de sa parole et par la force
« de ses exemples.
« Après avoir donné notre amour à Dieu, nous donne-
« rons l’obéissance à nos chefs. Par notre fidélité à rem-
« plir leurs ordres, nous allégerons le fardeau pénible
« qui pèse sur leurs épaules ; nous acquerrons en outre
« des titres à leur justice et à leur reconnaissance.
« En joignant à l’obéissance envers nos chefs le respect
« pour nous-mêmes, toujours nous serons fiers du nom
« de Belges et du titre de gardes de l'impératrice; tou-
« jours nous mettrons notre zèle à remplir nos obliga-
« tions; notre patience à souffrir ; notre sagesse à sup-
« porter l’ennui des villes comme les privations des
« camps, et pour le triomphe de nos principes et l’bon-
« nour de notre drapeau, s’il le faut même, comme nos
u frères, nous saurons mourir.
DU MEXIQUE. 193

« Chers compagnons d’armes, martyrs vivants, ô vous


« surtout, qui pendant huit grands mois, avez connu les
« privations de la nourriture, les rigueurs du travail, la
« chaleur du jour et l’insalubrité du climat, ah ! joignez
« vos prières aux nôtres pour remercier le Seigneur de la
« conservation de votre santé et votre heureuse déli-
«. vrance.
« A nos prières d’actions de grâces mêlons nos prières
« et nos vœux pour les glorieux martyrs, les Belges nos
« frères qui ne sont plus.
« Bien-aimés compatriotes, vaillants compagnons d’ar-
« mes. Ah ! n’oublions pas que l’avenir du Mexique est
« entre nos mains. L’Europe nous contemple, et pour
« récompenser ses généreux enfants, déjà la Belgique
«. prépare ses lauriers et ses roses. »

Mais voilà que l’heure du retour de ces


braves en Belgique va sonner : l’Empcreur
Maximilien vient de leur adresser l’ordre du
jour suivant :
« Orizaba, 6 décembre, 1866.

« Officiers, sous-officiers et volontaires


du corps Belge,
« Le souvenir des services que vous avez ren­
dus à mon gouvernement avec une fidélité à toute
épreuve restera éternellement gravé dans ma
mémoire.
« Les hauts-faits d’armes que vous avez con­
sommés enrichiront les annales militaires de la
nation à laquelle vous appartenez. Avec une sin­
cère satisfaction, je vous donne un témoignage
194 SOUVENIRS

éclatant de votre dignité militaire et de votre pro­


bité, qui vous ont grandi dans l’estime même des
Mexicains.
« En vous donnant aujourd’hui avec effusion
de cœur des éloges pour vos brillants exploits et
vos éminents services, je vous annonce que mon
gouvernement a résolu de procéder à la dissolu­
tion du corps des volontaires Belges, comme
formant un régiment en dehors de l’armée na­
tionale.
« Vous aviez contracté l’obligation de servir
mon gouvernement pendant six ans, mais je n’exige
pas de vous l’accomplissement de ce serment.
Je déclare que chacun de ceux qui parmi vous
désirent retourner dans leur patrie peuvent le
faire.
« En conséquence, et d'accord avec mes minis­
tres, j’ordonne :
1° Tous les officiers, sous-officiers et soldats
sont en liberté de retourner dans leur patrie ou
de prendre du service dans l’armée nationale.
« 2° Ceux qui désireront s’enrôler dans l’armée
nationale y seront incorporés avec le grade supé­
rieur à celui qu’ils possèdent, depuis le sergent
jusqu’au lieutenant-colonel.
« L’armée nationale devant former un tout ho­
mogène, tous les officiers, sous-officiers et soldats
seront déclarés Mexicains et indépendants de toute
autre nation quelle quelle soit. En conséquence,
ils devront accepter les usages et les coutumes des
corps respectifs de l’armée du pays.
Dl’ MEXIQUE. 195

« 3° A l’expiration du terme de service, chaque


officier, sous-officier et soldat recevra suivant le
grade des terrains à cultiver de la part du gou­
vernement.
4° Ceux qui désirent retourner dans leur patrie
seront envoyés en Europe aux frais du gouverne­
ment, et il leur sera donné une gratification pro­
portionnée à leur grade.
« 5“ Les officiers, sous-officiers et soldats qui
dans le cours de l’expédition deviendront inva­
lides, seront récompensés d’uné manière équi­
table, et le gouvernement s’occupera des mesures
nécessaires pour leur assurer des compensations.
« Vos commandants vous feront connaître au
nom du gouvernement tous les détails qui pour­
ront vous concerner dans cette affaire. »
Maximilien.

Avant la proclamation de l’ordre Impérial,


un certain nombre d’hommes pour cas de
réforme avaient été déjà repatriés.
22 officiers Belges avaient aussi quitté
Mexico pouf Bruxelles dans le mois de sep­
tembre 1866.
Enfin, le 10 janvier 1867, eut lieu la re­
mise des armes; le lendemain le co'nvoi mi­
litaire se mit en marche pour Orizaba, et le
23 du même mois rembarquement de nos
braves Belges pour la chère patrie s’opéra à
la Vera-Cruz au milieu des transports delà
196 SOUVENIRS DU MEXIQUE.

plus vive allégresse, qui ne put être égalée


que par la joie de leurs mères à les revoir.
Pour moi, ayant été avec la Division du
corps expéditionnaire le Jean-Baptiste pré*
curseur des Belges au Mexique, je dois de­
meurer le dernier enfant de mon pays pour
protéger leur retour contre tes bandits et les
assassins.
Avant de s’embarquer pour Anvers, le brave
colonel des Belges, lé baron Van der Smissen
voulut bien me remettre le témoignage sui­
vant que je conserve comme un des précieux
souvenirs de la campagne.-
« Je me plais à reconnaître et constater que l’abbé
« Aristide Pierard, aumônier de la première Division du
-« corps expéditionnaire, a prêté les secours dé son mi-
« nistère à mon régiment pendant mon séjour au Mexique
« avec un zèle et un empressement dignes de tout éloge.
« Par sa sollicitude et son patriotisme, il a contribué
V à faire rentrer en Belgique au moins soixante déser-
« leurs qui servaient dans la légion étrangère au Mexi-
« que. »
« Puébla, le 10 janvier 1867.
« Le colonel du régiment Belge de
« l’impératrice Charlotte,
Bon VAN DER SMISSEN. »
Z"

I
flf ■

I
CHAPITRE QUINZIÈME.

Départ de San-Luis. — Mon retour en Europe.

I
Pendant mon séjour à San-Luis, je reçus la
triste mission d'accompagner à la mort plu
g sieurs infortunés soldats de la légion condam-
I nésà la peine capitale pour motifde désertion.
| Au commencement de l’année, j’eus à consoler
| . les trois déserteurs allemands Amos, Marit et
Marthikau, accusés du chef de complicité et
exécutés tous les trois en même temps. Peu de
temps avant de quitter San-Luis, j’accompagnai
I au dernier supplice un jeune prussien de Sar-
B' velingen, soldat delà légion. Sa piété, sa rési­
gnation et son courage ont excité l’admiration
g; ■ de toute la troupe. Ayant l’exécution, il reçut
les Sacrements de l’Église et me demanda la
messe que je dis pour lui ce jour-là, à 4 h.
le matin, à l’église de S’-Francois.—
Nous quittons San-Luis le 9 novembre, et
nous arrivons à l'hacienda de Las Pilas vers
midi. Notre convoi est considérable : il com­
prend la gendarmerie, les prisonniers, les
WML.
198 SOUVENIRS

dépôts, l'artillerie, la cavalerie et l’infante­


rie.
Je loge dans une pièce, où il n’y a ni pla­
fond, ni plancher, ni fenêtre, ni tapisserie, ni
table, ni banc, ni chaise ; jugez du luxe qui
m’environne.
Le 10 novembre, nous arrivons au baile de
San-Francisco.
Le curé est amateur de photographies et
pour avoir montré de la mauvaise grâce à re­
cevoir nos malades, il voit le presbytère con­
verti en hôpital, où sont jonchés tous nos
pauvres souffrants.
Le 11 novembre, nous sommes à Jarral. Je
remarque ici pour la première fois des ruches
immenses en pierre de 60 pieds de haut pour
la conservation du maïs. Envoyé chez un pau­
vre prêtre mexicain, qui n’a qu’une pièce
pour lui et ses deux sœurs, je refuse ce loge­
ment.
Le 12 novembre, nous gravissons la fameuse
montagne de San-Bartholo. Nos voitures met­
tent plusieurs heures pour la franchir ; les
chariots se renversent; les essieux se brisent,
et une partie du convoi reste en route; l’au­
tre partie de la colonne arrive très tard àSan-
Félipe. 4-
Le 13 novembre, tout le jour nous arrivent
ne MEXIQUE. 199

des débris de notre convoi; une centaine de


nos malades a dû eamper.
Je trouve dans cette localité des chaises
tressées avec des cordes, peu élégantes, mais
plus solides que celles faites de jonc.
Dans la sacristie de cette église je trouve
une série de questions sur les lois proposées
aux ecclésiastiques de l’endroit, ce qui prouve
que dans le diocèse de Léon les conférences
des cas de morale sont établies comme en
Europe. —
Le 14 novembre, nous séjournons encore à
San-Felipe, pour attendre le raccommodage de
nos voitures; je travaillé toute la journée à
prendre des notes sur l’histoire d’Hidalgo, le
premier d’entre les Mexicains qui a jeté le cri
d’indépendance. J’entretiens le sonneur de la
paroisse, vieillard nonagénaire, qui, enfant,
a connu le sieur Hidalgo, curé dans cette pa­
roisse en 1795. Le curé de la paroisse me
montre les registres de baptême du prêtre
auteur de la révolution mexicaine tenus avec
beaucoup d’ordre et de soin.
Lé 15 novembre, nous arrivons à l’hacienda
de la Quemada occupée par un Anglais. En je­
tant un coup d’œil sur le journal mexicain,
je trouve traduite en espagnol la lettre que
j’ai adressée à Charleroi le premier août der­
nier sur l’état actuel de l’empire mexicain.
200 SOLVES) RS

Le 16 novembre, nous gagnons Dolores, pe­


tite ville sombre et triste ; les habitants crai­
gnent et se cachent. Le curé est occupé à ca­
cher sa bibliothèque au moment où je vais lui
faire visite. C’est dans ce lieu que le curé
Hidalgo, dans la nuit du 16 septembre 1810,
a jeté à la face du Mexique le cri d’indépen­
dance. Je visite la maison, d’où il a fait son
allocution au peuple à minuit. C’est au­
jourd’hui le bureau du télégraphe.
Le 17 novembre, nous nous arrêtons à l’ha-
cienda de la Venta, où nous avons encore des
voitures brisées.
Le 18 novembre, nous gagnons Sàn-Miguel,
jolie ville très animée. Je suis reçu à bras ou­
verts par l’Espagnol Obrégon, dont j’ai connu
les parents à Tampico en 1863.
Le 19 noyembre, nous séjournons à San-
Miguel.
Le 20 novembre, nous arrivons à l’hacienda
de Buena-Vista, où le préfet politique deSan-
Miguel, qui voyage avec nous, vient m’ap­
prendre qu’il a lu dans la Sociedad une de mes
lettres envoyées en Europe concernant la si­
tuation critique de l’empire.
Le 21 novembre, nous sommes à Quérétaro,
où je retrouve mes vieux amis et particulière­
ment le père Guisacola, qui de capitaine de
DU MEXIQUE. 201

Santa-Anna devint curé de l’église de Sanla-


Maria (1).
Huit jours plus tard, c’est-à-dire le 29 no­
vembre, nous arrivons à Mexico, où je me dé­
lasse peu de temps.
Pendant mon court séjour dans la capitale
du Mexique, je ne manquai pas de rendre lùa
visite à Son Excellence le Maréchal Bazaine,
le remerciant surtout de la confiance qu’il
avait bien voulu me montrer en acceptant
mes humbles services en 1863. Son Excel­
lence me reçut avec la franchise et la gra­
cieuseté qui le caractérisent, et avant de me
quitter, il promit de se souvenir de moi.
Le 6 décembre, je quitte Mexico, et après
quatre étapes, le 2œe dimanche d’Avent, j'ar­
rive à Puébla, où je demeurai quelques se­
maines.
J’eus la chance de rencontrer dans cette
ville M1 Eloin de Namur, employé à la cour
de Mexico, et pour qui j’avais reçu il y a trois
ans des lettres de recommandation de mes
amis d’Europe, Messieurs Auguste Anciaux et
Justin Michaux. Mr Eloin me fit l’effet d’un
homme charmant et eut l’amabilité demerete-
nirà dîner avec lui à l’hôtel des Diligences.
(1) Ce digne prêtre reçut de la munificence de l’Empereur
Maximilien, un local et la somme de 3000 ft1., pour créer un
hospice d’orphelins à Quérétaro.
17.
202 SOUVENIRS

Quand on a quitté sa patrie depuis neuf ans,


et qu’on en est éloigné de plus de 2,000 lieues,
le plaisir qu’on éprouve de voir un compa­
triote distingué et dévoué-ue peut être com­
pris que par ceux qui l’ont goûté eux-mêmes.
Mr Eloin n’était pas le seul Belge à cette
époque à Puébla ; le dépôt du régiment de
l’impératrice Charlotte composé d’un grand
nombre de mes compatriotes s’y trouvait,
aussi. Animé du désir d’être utile à ces infor­
tunés, qui, pour la plupart, regrettaient leur
expédition au Mexique, je m’empressai d’aller
leur communiquer la circulaire toute récente
de l’Empereur Maximilien concernant leur
licenciement. Impossible de décrire ici les
transports de joie de ces jeunes militaires,
qui, réunis gu régiment arrivé de Tulancingo
au commencement de janvier 1867, s’embar­
quèrent pour la Belgique à la fin de ce mois.
Huit pauvres prisonniers belges condam­
nés depuis le commencement de l’expédition
jouirent de la liberté et purent partir pour
l’Europe en vertu de la grâce que je leur ob­
tins de S. M. l’Empereur Maximilien à qui
j’adressai une pétition en leur faveur. Parmi
eux se trouvait un jeune baron plein d’esprit
et appartenant à une famille recommandable.
Le soir de sa sortie de prison, le noble mal­
heureux, ne sachant où aller passer la nuit,
Dü MEXIQUE. 203

m’attendait au coin de la rue pour recevoir


une aumône.
S. M. l’Empereur Maximilien, qui séjourna
environ deux semaines à Puébla à cette
époque, non-seulement voulutbien fa ire grâce
à ces prisonniers belges, mais encore, après
m’avoir créé chevalier de l’ordre de Guada-
loupe le 11. avril 1866, m’éléva à la dignité
d’officier du même ordre, le 28 décembre de la
même année, comme l’attestent la lettre
d’avis et le diplôme suivants écrits en espa­
gnol, et que je traduis en français pour la
facilité et l’agrément de mes amis ;
Gran Cancillería de la Ordenes Imperiales.

« México 30 de diciembre de 1866.

« S. M. el Emperador mi Augusto Soberano, se ha di-


« gnado nombrará U.—por decreto de 28 de diciembre
« oficial de la Imperial Orden de Guadalupe, á cuyo ho-
« ñor se ha hecho U. acreedor por sus méritos y servi-
« cios.
« De orden de S. M. I. lo participo á U. para su satis-
ce facción acompañándole el diploma correspondiente.

« Dios guarde á U. muchos anós.

«El Gran Canciller.

« PEZA.

’« Señor Presbítero D. Arisdides Pierard, Limosnero del


v. cuerpo expedicionario. —Puebla. »
204 SOUVENIRS

Le diplôme est ainsi conçu :

« MAXIMILIANO, EMPERADOR DE MEXICO.

« Queriendo dar una prueba de Nuestra benevolencia


« àl Presbítero A. Pierard, lismonero militar, lo nom-*
« bramos oficial de la Orden Imperial de Guadalupe.
« Dado en Puebla el 28 de diciembre de mil ochocientos
« sesente y seis.
« Maximiliano.
« Por el Emperador.
« El gran canciller.
« J. de D. PEZ A. »

Voici la traduction en Français de la lettre


d’avis :
Grande Chancellerie des Ordres Impériaux.

« Mexico, 50 décembre 1866.

« Sa Majesté l’Empereur, mon Auguste Souverain, a


« daigné vous nommer par décret du 28 décembre offi-
« cier de l’Ordre Impérial de Guadaloupe ; honneur qui
« vous est accordé en récompense de vos mérites et de
« vos services.
« Par ordre de S M. I, je vous informe de cette dis-
« position pour votre satisfaction, en joignant à la pré-
« sente le diplôme correspondant.
« Que Dieu vous garde de longues années.
« .Le grand Chancelier.
« PEZA.
« Au prêtre Monsieur Aristide Pierard, aumônier du
« corps militaire — Puebla. »
DU MEXIQUE. 205

Voici la traduction en Français du diplôme.


MAXIMILIEN, EMPEREUR DU MEXIQUE.

« Voulant donner une preuve de Notre bienveillance


« au prêtre A. Pierard aumônier militaire, Nous le nom-
« mons officier de l’Ordre Impérial de Guadaloupe.
« Donné à Puébla le 28 décembre 1866..
« Maximilien.
« Pour ¡’Empereur.
« Le grand Chancelier.
« J. De D. PEZA. »

Un peu plus tard, je reçus un témoignage


également flatteur du digne aumônier en chef
du corps expéditionnaire M. l’abbé Testory,
qui n’a cessé de me témoigner pendant la
campagne la confiance la plus sincère et le
dévouement le plus généreux.
Je le rappelle textuellement ici :
« Corps expéditionnaire du Mexique. — Service
« religieux. — Aumônier en chef.

« Mexico, lep février 1867.

« Je soussigné, aumônier en chef du corps expédition*


« naire du Mexique, certifie que M. l’abbé Aristide Pierard,
« prêtre du diocèse de Tournay (Belgique) a été nommé
« aumônier militaire de l’armée Française au Mexique le
« 6 novembre 1863; qu’il y a exercé le saint ministère
« jusqu’à la fin de l’expédition ; que toujours il s’est con­
te duit en bon et digne prêtre, qu il a montré beaucoup de
206 SOUVENIRS DU MEXIQUE.

« zèle, de dévouement et d'activité auprès de nos malades


« et de nos blessés, et je suis vraiment heureux de pou-
« voir lui donner un juste témoignage de ma reconnais-
« sauce et de mes remerclments pour tout le bien qu’il a
« fait dans notre armée.
;L’aumônier en chef,
« L. TESTORÏ. »

Commej’ai décritailleurs l’itinéraire dePué-


bla à la Vera-Cruz, de crainte de redites fas­
tidieuses; je rappelle seulement ici que l’em­
barquement général des troupes françaises
ayant été opéré en huit jours de temps, je
quittai le port de la Vera-Cruz le 3 mars 1867,
deux jours avant le Maréchal Bazaine, bénis­
sant le Ciel des bienfaits signalés que j’avais
reçus au Mexique et faisant les vœux les plus
ardents pour cette malheureuse contrée, des­
tinée à de nouvelles épreuves et qui allait
bientôt souiller sa mémoire du crime le plus
ignoble et le plus lâche des temps modernes.
Après un séjour d’une quinzaine à Paris
pour régler mes affaires au Ministère de la
Guerre et admirer les merveilles de l’exposi­
tion, je saluai la terre natale le 9 mai de la
même année, heureux de goûter un peu de
repos et de revoir tant d’amis chers à mes
premiers ans.
CHAPITRE SEIZIÈME.

L’Empereur Maximilien devant l’histoire.

L’empereur Ferdinand-Maximilien, se­


cond frère de l’empereur d’Autriche François-
Joseph, était né à Schœnbrünn, le 6 juillet
1832, et avait épousé, le 27 juillet 1857, la
princesse Charlotte, fille du roi Léopold, à
peine âgée de 17 ans, et dont tous les cœurs
partagent aujourd’hui la double infortune.
Deux fois l’archiduc avait été l’hôte de la
France, en 1856 et en 1861, et chacun avait
pu apprécier son caractère chevaleresque, son
instruction solide et variée et ses précieuses
qualités.
Le Magnifique ! C’était là le surnom qu’on
lui donnait à la cour d’Autriche, et il y avait
en effet en lui quelque chose de généreux,
d’élégant, qui semblait envelopper comme
d’un voile de grâce les plus profondes et les
plus énergiques de ses qualités. Il montrait
par-dessus tout une nature d’artiste, dans le
sens élevé et charmant qu’on donne aujourd’hui
à ce mot, et la délicatesse paraissait toujours
208 SOUVENIRS

dominer là même où il déployait les qualités


les plus viriles, la pénétration du politique,
la sereine sagesse de l’administrateur et la
tranquille bravoure de l’homme intelligent.
Depuis des générations, fils de roi n’avait
autant cultivé son intelligence, autant observé
les hommes, autant étudie les institutions. Il
était peu de langues européennes qu’il ne
connût commesa langue maternelle, et je puis
bien constater par moi-même que nulle des plus
imperceptiblesdélicatesses de notre malicieuse
et aristocratique langue française ne lui
échappait. Il avait couru toutes les mers sur
sa bellefrégate la Novate. Il alla étudier lali-
berté en Belgique, en Angleterre, en Hollande,
l’histoire, les grands paysages, les perspecti­
ves pittoresques en Asie commeen Afrique. Au
Brésil comme en Algérie, c’étaient les ques­
tions de colonisation qu’il voulait approfondir.
Quand il revint de ces voyages après
avoir approfondi toutes les branches de la
science et de la philosophie humaines, il ap­
portait à l’Autriche cette activité, ces con­
naissances spéciales et mathématiques dont
la conséquence fut la victoire de Lissa. Il ap­
portait surtout une maturité de jugement,
une élévation de pensées, une générosité d’ins-
tiucts libéraux qui brillèrent du plus vif
éclat pendant le temps où il gouverna le
DU MEXIQUE. 209

royaume Lombard-Vénitien. 11 faillit alors,


tant il était sage, intelligent et bon, tant il
était habile administrateur et politique sa­
gace, rallier les Lombards à l’Autriche et faire
avorter le mouvement italien.
On sait le mot de M. de Cavour: « L’ar-
« chiduc Maximilien est le seul adversaire
« que jeredoute; il est le seul qui puisse faire
« avorter l’unité italienne. » On sait aussi
quel éloge le représentant de la libre Angle­
terre, lord Loftus, faisait du gouvernement
libéral et conciliant de l’archiduc.
Les événements d’Italie et l’hostilité que
l’archiduc avait montrée constamment aux
chefs de la tyrannie bureaucratique de l’an­
cien régime autrichien, l’engagèrent à entrer
dans la vie privée II employa les quelques
années qui suivirent à compléter ses études,
à satisfaire sa passion pour les arts.
Ainsi la Providence et le labeur humain
le plus résolu que puisse rêver l’imagination
avaient passé huit années à former le prince
le plus noble, le plus généreux, le plus bien­
veillant.
’Après une longue et épineuse négocia­
tion habilement dirigée par le courageux^et
regrettable M. Gutierrez de Estrada, le prince
avsfit, avec l’assentiment de son auguste frère,
accepté, le 10 avril 1864, la couronne qui
îs
210 SOUVENIRS

lui avait été offerte le 3 octobre 1863, au châ­


teau de Miramar, par la commission envoyée
auprès de lui par l’assemblée des notables
réunie à Mexico, et qui lui apporta le résultat
du vote des populations.
Peu de jours après, l’Empereur et l’im­
pératrice Charlotte quittèrent Trieste sur la
frégate autrichienne la Novara; ils débar­
quèrent à Vera-Cruz le 24 mai et firent leur
entrée dans leur capitale le 12 juin 1864.
Pendant trois ans, l’empereur Maximilien n’a
cessé de s’occuper de la réorganisation de son
empire et, par de nombreux voyages, il avait
acquis une connaissance exacte des besoins
des provinces et son gouvernement ne négli­
geait rien pour les satisfaire.
Cependant, il est vrai de dire que l’empereur
Maximilien en arrivant dans ce pays a trouvé
non-seulement l’anarchie dans les idées, mais
un désordre complet dans chacune des bran­
ches de l'administration. Culte, finance, jus­
tice, jurisprudence etc. Quoique .porté sur le
trône de Montézuma parle parti conservateur,
le jeune souverain emporté par le courant des
idées modernes a adopté une politique libé­
rale nettement accentuée. De la sorte, il a
mécontenté singulièrement le parti de l’ordre,
sans cependant avoir attiré sous son drapeau
les libéraux, qui ne sont pas plus sincères par-
t>Ü MÉXIÛEE. 211

tisans ici de la République que de l’Empire.


La masse des populations, énervée par un
climat tropical, habituée depuis 50 ans aux
révolutions, est peu soucieuse de quitter l’or­
nière de l’anarchie et du désordre. Donnez au
Mexicain une banane, un verre de pulqué,
une guitare et une pétale pour dormir et sa vie
physique est satisfaite. Mettez-lui un cierge
en main; régalez-le d’une procession chaque
semaine, dispensez-le des obligations de la
justice, sa vie morale n’exige pas autre chose.
Un des autres graves embarras du jeune
souverain est l’organisation de l’armée, à
causedes éléments différents qui la composent.
Le français naturellement tient le premier
rang; le Belge réclame des officiers de son
pays; l’Autrichien ne veut pas souffrir le com­
mandement de l’étranger et le Mexicain est
traîné à la remorque detous lesautres. Comme
on le conçoit aisément, l’unité d’action de­
vient alors singulièrement difficile avec ces
différences de nationalité, de langage, de
principes, de coutumes et d’ambitions égoïs­
tes. Ainsi s’expliquent les changements con­
tinuels du ministère de la guerre qui, à
l’époque de l’entrée de Maximilien à Mexico,
avait une armée de 20,000 hommes, parmi
lesquels 41,000 officiers.
D’un autre côté, le clergé qui avait salué
212 SOUVENIRS

avec enthousiasme l'entrée de Maximilien à


Mexico, après les lois de réforme, le choix des
ministres du gouvernement, en un mot l’a­
doption de la politique libérale du souverain
hautement proclamée, ne tarda pas à se ran­
ger parmi les adversaires de l’empire.
L’Empereur à son tour, malgré l’état déplo­
rable des financesqui ont nécessité etabsorbé
deux emprunts considérables, accompagnés
de la dette écrasante du Mexique à la France
pour les frais de l’expédition, s’entoure d’une
cour brillante qui rappelle les beaux jours du
règne de Louis XIV. Chaque semaine on voit
arriver à Mexico d’élégants chambellans et de
gracieuses dames d’honneur, choisis parmi
l’élite de la nation. Ajoutez que Maximilien,
aristocratique au palais, démocratique dans
ses décrets, se montre très apathique dans
ses actes, de façon que les Mexicains, habitués
à voir leurs présidents antérieurs à la tête des
armées, très étonnés de voir le chef de l’Etat
passer son temps dans les promenades de
Mexico, à Cuernaca, à la chasse et dans les.
fêtes, exploitent encore ce nouveau chef d’ac­
cusation pour saper son autorité.
Le décret positif du 6 avril de l’empereur
Napoléon concernant le rappel des troupes en
France; l’insuccès des nouveaux recrutements
en faveur du Mexique dans les rangs de nos
bu MEXIQUE. 213

soldats éreintés et démolis; la perte d’un


convoi d’un million et demi de piastres, es­
corté par les impérialistes et la prise de la
ville et du port de Matamoras, la clef du Nord
du Mexique par les dissidents sont des faits
graves et récents qui embarrassent singuliè­
rement la marche des affaires.
A cette série de causés déplorables, ajoutez
le retard de la publication du concordat, l’in­
sécurité des routes et l’inquiétude du com­
merce.
En octobre 1865, la situation politique
était donc grave; l’embarras du souverain
était extrême et l’époque du départ des Fran­
çais approchait. Quelle résolution prit alors
Maximilien? Il revint sur ses pas; il aban­
donna le parti libéral qu’il n’avait jamais pu
rallier à sa cause et il se déclara hautement
l’avocat du parti conservateur; il nomma un
ministère de cette nuance; il compta sur des
promesses-exagérées ; il attendit mais en vain
l’argent qui lui était nécessaire ; il licencia
même les Belges et les Autrichiens, les seuls
soldats qui formaient la garde de sa personne
et le boulevard de son empire.
L’infortuné souverain ne tarda pas à recon­
naître son erreur; le lendemain du licencie­
ment des Belges, il écrivait au colonel Van
der Smissen pour favoriser l’entrée de ses ar­
es.
214 SOUVENIRS

dents soldats dans l’armée mexicaine; mais


ce digne chef comme les Belges alors au Mexi­
que, comme les Français eux-mêmes, comme
tous enfin comprenaient la situation de l’em­
pire entièrement désespérée et j’écrivais alors
à mes amis d’Europe ces paroles prophéti­
ques : « je conseille prudemment à l’empe­
reur Maximilien de hâter ses préparatifs de
voyage, car le 10 mars 1867 le corps expédi­
tionnaire entier sera embarqué, et l’après-
midi de notre départ, je ne voudrais pas plus
répondre de la vie de l’Empereur que de celle
du dernier étranger. »
Ces alarmes étaient-elles fondées? sans hé-
sister, je réponds : Oui. Il est vrai que cer­
tains politiques haut plafcés, que quelques
évêques, abattus et découragés engagaient
fortement Maximilien, âne pas les laisser
entre les mains de la révolution, mais au
Mexique la sincérité est-elle unevertu’Non.—
Le parti de l’opposition était-il mort? Non.—■
Le parti conservateur était-il unanime à em­
brasser chaudement la cause de l’empire?
Non, et on le dit sans hésiter, quand pendant
des années on a étudié et sondé le cœur du
Mexicain égoïste, lâche, qui, dès son berceau,
jure haine et mort à l’étranger.
On a beaucoup parlé du décret du 3 octobre
1865; dans l’intérêt de la vérité et de la jus­
DU MEXIQUE. 21S

tice, je me permets d’observer que personne


n’ignore au Mexique que le décret du 3 octo­
bre 1865 a été en quelque sorte imposé à
l’empereur Maximilien parle cri unanime de
tous les partis, libéraux ou conservateurs,
ralliés à la cause impériale.
Ce décret porte, en effet, la signature de
tous les ministres, dont le plus grand nombre
appartenait alors au parti libéral.
Maximilien avait résisté pendant plus de 6
mois à cette mesure de rigueur. Ce n’est que
lorsque le pouvoir légal de Juarez fut expiré,
et lorsque le chef dissident eut quitté le terri­
toire mexicain, que Maximilien se résolut a ne
considérer désormais les bandes juaristes que
comme des insurgés auxquels nepouvaientplus
s’appliquer les lois ordinaires de la guerre.
Cette situation fut définie dans une procla­
mation qu’auraient dû publier en même-temps
les journaux qui reproduisent avec tant de
complaisance le texte du décret du 3 octobre.
La voici :

« Mexico, 2 octobre 1865.

Mexicains,
« La cause qu’a soutenue avec tant de courage et de
« constance don Benito Juarez avait déjà succombé, non-
« seulement devant la volonté nationale, mais aussi de-
« vant la loi même que ce chef invoquait à l’appui de ses
216 SOÜVKNIftS

« litres. Celte cause avait dégénéré en guerre de bandes;


« aujourd’hui cette guerre même est abandonnée par le
« fait que son chef est sorti du territoire de la patrie.
« Le gouvernement national a été longtemps indulgent;
« il a prodigué sa clémence, pour laisser aux égarés, à
« ceux qui ne connaissaient pas les faits, la possibilité de
« s’unir à la majorité de la nation et de rentrer dans le
« chemin du devoir. Il a atteint son but : les honnêtes
« gens se sont groupés sous sa bannière et ont accepté
« les principes justes et libéraux qui guident sa politique.
« Le désordre n’est maintenu que par quelques chefs
« égarés par des passions 'qui n’ont rien de patriotique,
« et, avec eux par des hommes démoralisés qui ne sont
« pas à la hauteur des'principes politiques, ainsi que par
« la soldatesque sans frein, qui reste toujours comme
« dernier et triste vestige des guerres civiles.
« Désormais, la lutte ne sera plus qu’entre les hommes
« honorables de la nation et les bandes de criminels et
« d’aventuriers. L’indulgence cesse dès aujourd’hui,, car
« elle ne profiterait qu’au despotisme des bandes, à ceux
« qui incendient les villages, à ceux qui volent et qui as*
« sassinent des citoyens pacifiques, de malheureux vieil-
« lards et. des femmes sans défense.
« Le gouvernement, fort dans sa puissance, sera dé-
« sormais inflexible pour le châtiment, ainsi que le réèla-
« ment les droits de la civilisation, ceux de l’humaüitéet
« les exigences de la morale.
« Maximilien. »

Ce qu’on ne devrait pas oublier non plus,


c’est que, lorsqu’il prenait ces décisions éner­
giques, sous la pression de l’opinion publique
et de la gravité des circonstances, l’empereur
DU MEXIQUE. 217

Maximilien insérai tdans son décret la promesse


d’une amnistie sans conditions et sans limites
à tous ceux qui, dans un certain délai renon­
ceraient à porter les armes contre l’empire.
Cette faveur est consacrée par l’article 14 du
décret du 3 octobre, article que la plupart
des journaux dont nous parlons omettent ou
passent sous silence. En voici le texte:
« Art. 14. Amnistie est accordée à tous ceux qui ont
« appartenu ou appartiennent à des bandes armées, s’ils
« se présentent à l’autoriié avant le 15 novembre pro­
ie chain, pourvu qu’ils n’aient commis aucun autre délit à
« compter de la date de la présente loi.
« L’autorité recueillera les armes de ceuxîqui’se prê­
te senteront pour jouir des bénéfices de l’amnistie. »

Si l’empereur Maximilien qui n’écoutait que


l’impulsion de sa générosité et de sa débon ■
naireté, eut voulu, comme tous les soldats de
l’expédition étrangère, se défier du caractère
traître des Mexicains, après avoir vu plusieurs
chefs dissidents, comblés de biens, <fe faveurs,
de richesses et d’honneurs retourner, il y a
déjà deux ans, subitement dans le camp op­
posé à l’empire, le bon Souverain n’eut pas
reçu le lâche, qui, comme un autre Judas,
devait trahir son maître pour une poignée d’or
qu’on ne lui payera jamais.
Entre-temps, l’époque du départ des armées
étrangères arrive.
218 SOUVENIRS

On sait que le gouvernement français avait


employé tous les moyens possibles pour per­
suader Maximilien de revenir en Europe en
même temps que l’armée française. On sait
aussi maintenant que la cour de Vienne avait
agi auprès de Maximilien dans le même sens :
elle était allée jusqu’à lui rendre ces jours
derniers ses droits d’agnat.
Un moment, on le sait, Maximilien avait
cédé à ces instances; il avaitpris la résolution
d’abandonner le Mexique.
Ses bagagesétaientdéjà partis pourOrizaba.
On lui dépeignit la situation sous des couleurs
si brillantes qu'il changea d’avis et retourna à
Mexico qu’il fortifia pour résister aux jua-
ristes. Lui-même avec 10,000 hommes se di­
rigea sur Quérétaro; Miramon devait aller à
la rencontre des libéraux du côté de l’Est,
tandis que Marquez devait défendre Puebla.
Ce qui avait surtout déter.niné Maximilien à
revenir sur ses intentions de fuite, c’est qu’on
lui avait représenté que l’opposition du
pays était surtout dirigée contre les Fran­
çais et qu’eux partis, les Mexicains n’avaient
plus de motifs pour ne pas soutenir le nouvel
empereur.
« Non, répondit-il, je ne veux pas que ces
« gens-là disent qu’un Européen, un prince
« européen a fui devant eux. Je n’ai rien pu
DU MEXIQUE. 219
« faire jusqu’ici par moi-même. Je veux es-
« sayer. D’ailleurs, il y a ici des hommes qui
« ont suivi ma cause et dont ma personne
« est la seule prStection ; j’aventurerai ma
« personne et je défendrai la cause qu’on m’a
« confiée, quoi qu’il arrive. »
On sait ce qui est arrivé et comment il réa­
lisa le double jugement que portait sur'lui la
presse anglaise :
« Le prince qui, heureux et respecté chez
« lui, quitte son pays pour aller gouverner
« un peuple turbulent, rend, à notre avis,
« service au genre humain, mais non sans
« courir pour lui-même de grands hasards. »
Les hasards, nul ne les devinait si grands,
et quel service a-t-il rendu à l’humanité, sinon
de mettre au ban du monde civilisé, et de
confier au mépris de la postérité quelques
brigands de plus?
Malgré les périls de l’entreprise, il avait
tenu à honneur de tenter un suprême effort
pour sauver ceux qui s’étaient attachés à sa
personne et dévoués à sa cause.
Se mettant courageusement à la tête de ses
partisans, il avait réuni une armée assez nom­
breuse. Il se trouvait à Quérétaro dans une
position presque inexpugnable ; même en cas
de revers, il pouvait avec ses troupes se reti­
rer par les montagnes vers la mer.
220 SOUVENIRS

Mais il comptait sans la trahison, ün


homme du nom de Lopez, qui avait su capter
saconfiance, a odieusement livré l'Empereur
pendant son sommeil poift une somme d’ar­
gent.
L’assassinat de l’empereur Maximilien ex­
citera un sentiment universel d’horreur.
Cet acte infâme imprime au front des hom­
mes qui se disent les représentants de la ré­
publique mexicaine une flétrissure qui ne
s’effacera pas : la réprobation de toutes les
nations civilisées sera le premier châtiment
de ce gouvernement.
Honte! honte éternelle à ces bourreaux,
qui souillent la liberté, au nom de laquelle ils
commettent de tels crimes, et qui impriment
à notre civilisation cette tache de sang!
Q.ui donc pourrait se dire l’ami d’Escobedo
qui tue un roi désarmé, et de Lopez, le traî­
tre, qui livre un bienfaiteur endormi?
Car ils ne l’ont pas vaincu ce noble fils des
Habsbourg, ils l’ont acheté... Guidés par l’in­
fâme Lopez, ils sont venus la nuit, à l’heure
du sommeil; ils ont trompé les sentinelles,
et, comme de lâches voleurs, ils ont pris leur
butin, quand il n'y avait personne pour le
défendre. Ils ont mis la main sur un empereur
désarmé; ils ont cerné Ie3 braves officiers qui
l’entouraient, et sans un coup d’épée, avec
I)f MEXIQUE. 221

quelques onces d’or, la république mexicaine


a fait scn œuvre.
A une telle victoire, il devait y avoir un
lendemain digne, d’elle : c’est le carnage. Les
.généraux ont été fusillés sur l’heure. Quant à
cette vaillante cohorte de jeunes officiers bel­
ges, autrichiens et français qui l’entouraient,
que sont-ils devenus?
En face d’une telle perspective, notre cœur
se brise, notre raison se trouble. Nous avions
espéré que la Providence éviterait à notre
siècle de progrès de si grandes épreuves.
Hélas! nous nous trompions; il nous était
réservé de voir de près l’un des plus grands
crimes de l’histoire.
Une protestation ardente va s’élever du fond
de la conscience universelle. Elle sera le châ­
timent des meurtriers ; elle sera aussi la re­
vanche du droit éternel et de la sainte hu­
manité.
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.
Des épreuves de l’impératrice Charlotte.

Pour saisir toute l’horreur du drame de


Quérétaro, il faut regarder du côté de Mira-
mar. Il y a là une noble femme que le déses­
poir a rendue folle. Dieu lui a fait la grâce de
ne pas comprendre ce qui se passe. Son intel­
ligence, fermée à la vie réelle, se replie dans
ses souvenirs. Elle s’absorbe dans la pensée
de celui qu’elle a quitté et qu’elle attend. Elle
regarde vers l’Adriatique, espérant toujours
voir poindre à l’horizon le vaisseau qui doit
ramener son époux (1).
Quelle destinée que celle de cette héroïque
princesse, qui a du sang de Bourbon dans
les veines, et dont la raison brisée paie par
un malheur cent fois pire que la mort le dé­
sespoir de l’abandon.
Napoléon 1er a dit : respect au courage mal­
heureux, et quiconque a du sentiment, ne
trouvera pas assez d’éloges pour louer et con­
templer la fille unique et bien-aimée de no-
(1) Depuis l’auguste impératrice a été transportée en Bel­
gique, à Tervueren, où sa santé s’améliore.
SOUVENIRS l>U MEXIQUE. 223

tue Roi, renonçant aux douceurs de la vie,


aux splendeurs de Miramar, pour aller se dé­
vouer pour une cause désespérée.
On dit que l’impératrice Charlotte a poussé
son mari à l’acceptation du sceptre de Mon-
tezuma. Je ne répugne pas à le croire, et si
cela est, mon admiration et ma reconnais­
sance augmentent en raison de la grandeur
de l’œuvre, de la sublimité du motif et des
difficultés effrayantes de l'entreprise. Des es­
prits étroits et mesquins reprochent à la sou­
veraine du Mexique son ambition ; je leur
réponds que l’impératrice Charlotte avait
l’ambition des grandes âmes de régénérer un
peuple gangrené par la paresse, la fainéantise
et le libertinage, et de s’immoler pour des in­
dignes, des ingrats et des infâmes.
L’impératrice Charlotte a dû naître avec la
couronne impériale sur le front. Son port
noble et majestueux indique à première vue
la souveraine. Ses yeux vifs révèlent les
grandes pensées. Quand ses lèvres, où ses
yeux laissent percer le dédain, la fierté bles­
sée peut être remarquée mais n’éclate pas.
Elle est bonne et généreuse pour toutes les
infortunes; c’est pour cela qu’elle a fondé
cette association générale de charité dont
elle est la présidente; c’est pour cela qu’elle
a établi l’ordre de Don Carlos, qu’elle dé-
224 S0I1VÈNITS

cerne elle-même et qu’elle n’accorde qu’aux


dames qui, comme elle, brûlent du désir ar­
dent de secourir l’humanité souffrante.
On l’appelait au Mexique la Providence du
pays par les institutions de bienfaisance
qu’elle y a fondées et par l’entrain qu’elle
savait mettre dans les abus à réformer et les
œuvres nouvelles à créer en faveur des mal­
heureux.
Entière sans despotisme, elle est d'une,
fermeté inébranlable et parmi les officiers
belges de son beau régiment, il en est encore
aujourd’hui qui l'ont entendu prononcer ces
remarquables paroles : « l’échafaud serait
sur la place de Mexico, que je ne quitterais
pas mon cabinet. »
Elle tient à distance ceux qui l’approchent,
mais simple et bienveillante, elle permet à
tous de lui exposer leurs besoins.
Esprit droit, fin et loyal, l’impératrice juge
les questions les plus ardues et les plus éle­
vées. La Bibliothèque de son cabinet à Chapul-
tepec renferme le bulletin des lois et chaque
jour elle s’applique à étudier profondément
ce recueil dans l’intérêt de son peuple.
La pauvre Souveraine avait connu les
alarmes dès son débarquement à la Vera-Cruz.
Remarquant au port si peu de monde et en­
core moins d’enthousiasme, de grosses larmes
oti HEXtotiÈ. 22B

vinrent perler dans ses doux yeux bleus. —


Le jour de sondépartpour l’intérieur du pays,
sa belle voiture gala se brisa dans les or­
nières profondes des chemins affreux du Me­
xique, et les fourgons chargés des vivres et
des provisions faisant étape le long des routes
par l’abondance des pluies, l’infortunée Im­
pératrice eut faim et s’écria sur le chemin de
Potréro le dimanche 28 juin 1864 : « Du pain,
du pain. » — Au lieu d’arriver à 6 heures du
soir à Cordova, comme la garnison l’attendait,
elle arriva à 3 heures le matin éreintée, dé­
molie et désolée à l’excès. —
Quel zèle ne manifesta point l’auguste sou­
veraine pour visiter les départements les plus
éloignés et les plus nécessiteux! Quelle abné­
gation ne fit-elle point des sentiments les
plus délicats et les plus vifs en refusant de
quitter le Mexique pour aider son vieux père
à mourir! Quelle générosité d’âme ne pro-
clama-t-elle pas, quand les ressources pécu­
niaires étant épuisées, elle n’hésita pas un
instant à mépriser les dangers des chemins,
du vomito et des naufrages pour venir elle-
même à Paris, où personne ne l’attendait,
plaider la cause de son malheureux pays.
La surexcitation de cerveau causée par le
séjour dans les Terres-Chaudes et les contra­
riétés excessives de l’auguste Souveraine dans
à»'
226 SOUVENIRS

l’œuvre de la génération du Mexique, voilà la


cause physique et morale de la prostration
des forces dans laquelle se trouve aujour­
d’hui cette âme noble, ce modèle des épouses
et des reines. Aussi, Impératrice, grande, su­
blime et généreuse, daigne agréer d’un de tes
sujets les plus humbles, mais les plus dévoués,
cet hommage de cœur.

HOMMAGE'
A SA MAJESTÉ L’IMPÉRATRICE CHARLOTTE.

LE DÉVOUEMENT.

1.

Lorsque le Ciel en sa colère


Creusait du monde le tombeau,
La colombe, oiseau tutélaire,
Porta dans son bec un rameau.

2.
Lorsque l’infôme Mardochée
Tramait la perte d’ïsraèl,
La belle Esther, vierge inspirée,
Vainquit le lâche et le cruel.

Pour sauver son peuple en détresse


Judith prit le glaive sanglant,
Et dans l’excès de son ivresse
Abattit l’ennemi puissant.
DU MEXIQUE. . 227

4.

Geneviève, l’humble.bergère,
Gardant ses brebis sous l’ormeau,
Par les accents de sa prière
Guidait Paris en son berceau.
5.
Par son courage et sa vaillance,
Jeanney l’enfant de Vaucouleurs,
Sauva le drapeau de la France
Couvert d’insultes et d’horreurs.
6.
L’orgueil de la France^ Eugénie,
Met sa douce félicité
A suivre partout le génie
De la céleste charité.
7.
Louise, ta charmante mère,
Reine de toutes les vertus,
Dans ses bras t’apprit que bien taire
Est l’apanage des élus.
8.

L’ange de la reconnaissance,
A ton diadème impérial,
Charlotte, reine de souffrance,
Joindra le laurier triomphal.

L’abbé A. PIERARD,
aumônier de là lre Division du corps expéditionnaire.
CHAPITRE DIX-HUITIÈME.

De l’avenir du Mexique.

Le crime de lèse-majesté dont le Mexique


vient de se rendre coupable contre la personne
de l’empereur Maximilien, n’est pas le pre­
mier attentat de ce genre commis dans ce
malheureux pays. En moins d’un demi-siècle,
depuis sa soi-disant indépendance, l’ancienne
vice-royauté espagnole, si prospère, si tran­
quille sous le régime de la métropole, a teint
trois fois son sol du sang des chefs de son
gouvernement. En 1824, l’empereur Iturbide
fut honteusement livré ét fusillé à Tampico ;
en 1829, le président Guerrera, lâchement
vendu, subit un sort semblable à Acapulco.
Mais, quel que soit l'intérêt qui puisse s’atta­
cher à la mémoire de ces deux personnages,
rien dans leur origine, dans leur existence,
n’est comparable à l’illustre victime dont l’u­
nivers entier apprendra avec horreur là funè­
bre destinée. Descendant de ce glorieux em­
pereur Charles-Quint sous le règne duquel
Fernand Cortez et ses hardis compagnons
SOUVENIRS DU MEXIQUE. 229

fondèrent la monarchie mexicaine, l’empereur


Maximilien, archiduc d’Autriche, ancien lieu-
tenantde l’empereursonfrèredans le royaume
Lombardo-Vénitien, ce prince élevé dans les
idées modernes et dans la pratique du gou­
vernement semblait désigné par la Provi­
dence pour créer dans le nouveau monde un
établissement digne de sa maison et des sou­
verains qui s’étaient empressés de le recon­
naître dès son avènement au trône.
Depuis cinquante ans, le Mexique était en
proie à la plus affreuse anarchie, au pilla'ge et
à la guerre civile. Celui qui voulait consacrer
ses efforts à pacifier le pays, à combler l'abîme
des révolutions, à rétablir l’ordre et à tâcher
de rendre heureuses des contrées si favorisées
du cie], ce monarque, trahi par un de ses
sujets qu’il avait comblé de bienfaits; vient de
tomber sous les balles des assassins.
Les tyrans d’un peuple, les exploiteurs
d’une nation, les organisateurs d’une entre­
prise de brigandage, ont commis à froid ce
crime abominable. Ce n'est pas la liberté
qu’ils veulent consacrer; c’est la bravoure de
la France qu’ils insultent; c’est la haine de
l’étranger qu’ils proclament; c’est un défi à
la civilisation qu’ils jettent à la face du monde
entier. Non, rien n’a pu assouvir la rage de
ces tigres courroucés : ni la majesté du mal-
230 SOUVENIRS

heur; ni la représentation des cours, ni les


instances des amis, ni la voix de la démocra­
tie,'ni l’intérêt privé des coupables, rien n’a
pu comprimer leur colère ni arrêter l'effusion
d’un sang impérial.
Il n’y a qu’un mot pour peindre le senti­
ment universel en face de cette catastrophe :
c’est la consternation,
Devant cet attentat et devant cette in­
sulte, tout esprit de parti disparaît ; toute dis­
sidence s’efface et un seul cri s’élève de toutes
les consciences. Non, il n’est personne, ayant
l’ombre d’un sentiment d’honneur qui puisse
l'apprendre sans émotion, sans sympathie
pour ce noble et vaillant jeune prince, et sans
réprobation à l’égard des monstres qui ont
voulu assouvir leur vengeance dans le sang
d’un héros.
O Mexique, terre de barbarie et de cruau­
tés, il est temps que tu disparaisses du rang
des nations; il est temps que le sabre vienne
dompter ton orgueil ; il est temps que l’ange
d’infortune quidepuis cinquante ans plane au-
dessus de tes tours vienne au son de la trom­
pette retentissante proclamer la déchéance
et ta ruine; il est temps que justice soit
faite à l’indignation générale, il est temps que
le martyre des innocents soit vengé : il est
temps que la prière des justes soit exaucée; il
DU MEXIQUE. . 231

est temps que le châtiment soit à la hauteur


du crime; il est temps que la punition par­
tant de haut poursuive, renverse et écrase les
infâmes; il est temps,en un mot, même dans
l’intérêt des-deux mondes et de l’humanité en
général, que l’Amérique ferme et puissante
débarque à la Vera-Cruz, à Tampico où à
Matamoros, pour aller punir les lâches, en­
chaîner les rebelles et renouveler entièrement
la génération du pays;
Nul doute qu’à cette heure déjà l’anarchie
la plus complète règne dans le pays; nul doute
que les voleurs sont maintenant occupés à se
disputer les dépouilles de leur infortuné sou­
verain ; nul doute que les riches propriétaires
sont indignement soumis à d’onéreuses vexa­
tions; nul doute que les pauvres artisans, à
coups de bâtons et de lanières, sont forcés
de marcher à la suite de vils ambitieux; nul
doute que le commerce est entièrement para­
lysé. Nul doute que l’industrie est sérieuse­
ment comprimée dans son essor; nul doute
que la culture des champs est tristement aban­
donnée; nul doute que les écoles sont fer­
mées; nul doute que la religion est comme
auparavant persécutée; nul doute que le prê­
tre est honni, vilipendé; nul doute surtout
que l’étrangerest poursuivi, harcelé et traqué
comme une bête fauve.
232 . SOUVENIRS

Aussi c’est le vœu des gens de bien ; c’est le


cri du sens commun ; c’est ma conviction la
plus profonde, que l’Amérique et l’Amérique
seule est appelée dans les desseins éternels à
dompter l’hydre de la révolution- au Mexique.
Certes, l’Autriche, après ses échecs ré­
cents, ne sera nullement tentée d’aller venger
le malheureux Maximilien. L’Angleterre se
félicitera toujours d’avoir retiré du Mexique
son influence à temps. La France sera peu
disposée à aller accroître le chiffre de ses deux
millards de dette que, apparemment, le Mexi­
que ne lui payera jamais. La Belgique déplore
encore aujourd’hui la perte cruelle de ses 700
volontaires partis pour cette expédition loin­
taine.
Je le repète donc, l’Amérique ne tardera pas
à vaincre le Mexique. D’abord par raison de
voisinage.
Pour me servir de l'expression d’un géné­
ral américain à un officier belge supérieur :
« Nous continuerons le prolongement de la
« ligne du Texas, » et Humboldt, le fameux
historien, écrivait déjà en 1800: « Avant
« soixante-dix ans, vous verrez les diligences
« publiques descendre de New-York à Phila-
« delphie, suivre le cours du Mississipi, ar-
« river à la Nouvelle-Orléans, de là à Monte-
« rey, de Monterey à San-Luis de Potosi, de
DU MEXIQUE. 233

« Potosí à Quérétaro et de là à Mexico.» C’est


là une prophétie dont la réalisation résoud en
effet le problème énoncé si, usant des moyens
de locomotion plus en vogue aujourd’hui, au
lieu de diligences publiques, vous écrivez :
chemins de fer.
L’Amérique, en second lieu, est appelée à
écraser l’hydre de la révolution au Mexique
par le poids de son autorité. « Nous viendrons,
« disait un général américain, il y a un an, à
« un de mes amis, nous viendrons avec40,000
« soldats placer 20,000 de nos émigrants,
« tirés de ces 100,000 volontaires de l’Irlande,
« de la Bavière, du Tyrol, de la Suisse et
« d’ailleurs, qui, chaque année, viennent dé-
« barquer à New-York; nous diviserons ces
« haciendas mexicaines de vingt-cinq lieues
« carrées, comme j’en ai connu moi-même ;
« nous partagerons ces immenses montagnes
« où un Belge d’Anvers, que je connais, en-
« tretient sans frais quelque chose comme
« 10,000 chèvres, qui lui font une magnifique
« fortune; nous ferons la part de ces pro-
« priétés territoriales, comme au temps de
« Lycurgue et de Solon. Sera-ce la France
« ou l’Angleterre qui pensera seulement à
« venir combattre nos théories, nous dispu-
« ter le terrain et mettre le sabre devant nos
« charrues? »
10
234 SOUVENIRS

La troisième et dernière raison qui, à mes


yeux, doit faire désirer l’entrée immédiate de
l’Amérique du Nord dans le Mexique, c’est
l'abondance de ses bienfaits. Le bienfait d’une
liberté sage qui, respectant le libre arbitre de
chacun, permet à tous de se faire l’artisan de
ses bonnes œuvres sans entraver en quoi que
ce soit l'ardeur de son dévouement. Le bien­
fait du commerce à un peuple qui, comme le
Mexique, dort dans l’apathie, la paresse et le
désœuvrement. Le bienfait de l’industrie à un
peuple doué d’intelligence et de génie, qui
laisse enfouis les talents dont le Ciel l’a fa­
vorisé. Le bienfait de la religion surtout dans
ce Mexique où l’ignorance règne, où l’adoles­
cence est négligée, où la sincérité manque,
où le dévouement est inconnu, où le culte
n’est qu’extérieur, où le vol est une profes­
sion et où le catholicisme n’a pas à redouter
le moins du monde ni un gouvernement per­
sécuteur, ni des lois tracassières, ni des
sectes nombreuses et inoffensives.
Cinq années de missions au Texas et
dans l’Amérique du Nord, avant mon séjour
au Mexique durant cette dernière expédition,
m’autorisent à admirer et à vanter la sagesse
et les avantages du gouvernement des États-
Unis, et Dieu veuille qu’au moment où je ter­
mine ces lignes, les soldats de l'Amérique du
ntl MEXIQUE. 23S
Nord aient déjà mis le pied sur ces rivages où
il y a trois siècles Fernand Cortez allait im­
mortaliser sa gloire et cueillir d’impérissables
lauriers.
TABLE.

Dédicace à l’armée .' ...................................... S


Chapitre Ifc*’. Mon départ de Cbarleroi 'pour New-
York. — Motif qui m’entraîne au
Mexique . . 7
il. Ma nomination d'aumônier militaire à
Tampico. — Mes travaux dans cette
ville......................................................... . • 21
III. Oraison funèbre prononcée à Tampico
(Mexique), le 4 février 1864, en faveur
des soldats français, victimes de la
guerre, en présence du général Hen-
nique, de la garnison et des notabi­
lités de la ville. . .20
IV. Mes services d’aumônier à Cordova . 50
V. Du Mexique en général. « . . 67
VI. Deux mois à Orizaba .79
VII. Expédition à Oajaca.—Retour à Mexico. 83
VIII. Mon séjour à Quérétaro . . 106
IX. Mes services à San-Luis Potosi, comme
aumônier de la ln Division militaire,
durant une année entière. .127
X. Souvenir de bivouac 146
XI. Des richesses du Mexique 150
000 TABLE.

Chapitre XII. De la Patronne du Mexique, ür Usages


religieux du pays . . .157
— XIII. De la bravoure des Français au Mexique. 175
— XIV. De l’héroïsme des Belges au Mexique . 182
— XV. Départ de San-Luis. — Mon retour en
' Europe . .. . . 197
— XVI. L’empereur Maximilien devant l’his­
toire. . . . . ... 207
— XVII. Des épreuves de l’impératrice Char­
lotte. .222
— XVIII. De l'avenir du Mexique 228

Bruxelles, Imprimerie de R. Goemaere.

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