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Comprendre et construire la justice

environnementale
Understanding and building environmental justice

David Blanchon
Université de Paris Ouest, Laboratoire de Géographies Comparées des Suds et des Nords, GECKO
(EA 375)

Sophie Moreau
Université Paris-Est, Laboratoires Analyse Comparée des Pouvoirs, et Laboratoire de Géographies
Comparées des Suds et des Nords, GECKO (EA 375)

Yvette Veyret
Université de Paris Ouest, Laboratoire de Géographies Comparées des Suds et des Nords, GECKO
(EA 375)

Résumé Cet article examine l’émergence de la notion de justice environnementale


au niveau local et son articulation avec les politiques globales s’inspirant du
développement durable. Ce rapide tour d’horizon montre que les acteurs qui
se réclament de la justice environnementale n’emploient pas les mêmes mots,
ou alors n’y mettent pas le même sens, et de manière générale s’abstiennent
de les définir avec précision. Il s’agit en effet d’une notion plurielle, qui peut
être éclairée par les penseurs qui se sont intéressés à l’environnement ou à
la nature pour y fonder une éthique, et les théoriciens de la justice sociale.
L’application des politiques environnementales « justes » pose un certain nombre
de problèmes d’ordre géographique, tels l’identification et la cartographie des
injustices, l’articulation des différentes échelles et des acteurs impliqués, et la
définition des espaces concernés.
Abstract Environmental Justice (EJ) has been a highly discussed topic in the United States
and English speaking countries for at least twenty years, but discussions about
ecological inequalities emerged in France just a few years ago. The aim of
this paper, after a brief overview of EJ’s grass-root movements is to understand
the theoretical background of EJ, using both environmental and social justice
academic thought. On this basis, this paper underlines geographical issues created
by environmental policy based on EJ theory, such as the problematic identification
and cartography of injustice, the overlapping and often contradictory “scales of
justice” and finally the difficult definition of the right spaces in order to make EJ
effective.

Mots-clés Justice, équité, environnement, inégalités sociales et environnementales, dévelop-


pement durable, ségrégation environnementale.
Key words Justice, equity, environment, social and environmental inequalities, sustainable
development, environmental segregation.

Aux États-Unis, les mouvements sociaux défendant l’« environmental justice »


ont près de 30 ans, et dès 1994 l’EPA (Environmental Protection Agency)
eut pour mission officielle de détecter et si possible réduire les « injustices

Ann. Géo., n◦ 665-666, 2009, pages 35-60,  Armand Colin


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environnementales » qui recouvraient les discriminations raciales et sociales. A


contrario, en France, ce n’est qu’en 2003 que le Ministère de l’équipement
témoigne de son intérêt pour les « inégalités écologiques » définies par l’IFEN
en 2006. La justice environnementale apparaît ainsi en France comme un
objet méconnu dans la littérature académique et dans les politiques publiques,
et presque saugrenu, tant l’environnement est présenté comme un domaine
apolitique et consensuel.
Cet article se propose d’explorer les relations entre les inégalités sociales et
les inégalités environnementales à travers la notion de justice environnementale.
On abordera cette dernière de manière formelle, en examinant les différents
acteurs politiques qui s’en réclament, tout en lui accordant un sens différent. Se
juxtaposent en effet d’une part les mouvements sociaux dénonçant les injustices
environnementales, qui mêlent aux revendications sur la défense du cadre de
vie ou l’accès aux ressources, des revendications économiques ou culturelles, et
d’autre part les politiques environnementales qui, en poursuivant l’objectif du
développement durable, affichent l’équité, intra- et inter-générationnelle, comme
une préoccupation fondamentale.
Ce caractère polyphonique et flou de la justice environnementale s’explique
en partie par l’absence de cadrage théorique solide et d’outils dont souffre
la question des interrelations environnement-société, délaissée par les penseurs
de l’environnement, notamment en France. Les théories contemporaines de la
justice, bien que ne prenant pas directement pour objet l’environnement, éclairent
néanmoins les différents visages de la justice environnementale. Elles permettent
de comprendre les discordances et contradictions entre l’équité environnementale
des politiques, et la justice réclamée par les mouvements sociaux, pourquoi
les premières peinent à satisfaire les attentes des seconds, et éventuellement
reproduisent ou renforcent les inégalités sociales face à l’environnement.
La justice environnementale représente enfin un chantier ouvert pour la géo-
graphie qui peut mettre en évidence certains points théoriques et pratiques :
définir des injustices environnementales par le recouvrement spatial de discrimi-
nations, réfléchir sur les indicateurs pour mesurer et cartographier les inégalités
socio-environnementales, ou analyser des processus de « ségrégation environne-
mentale » créateurs d’enfers gris et paradis verts à différentes échelles. L’analyse
géographique permet également mettre en évidence les limites des politiques qui
se réclament de la justice environnementale.

1 L’émergence de la justice environnementale dans les champs


politiques et sociaux contemporains

La justice environnementale apparaît dans deux types d’approches : d’une part


des mouvements locaux, dénonçant des situations d’injustice en relation avec
les conditions environnementales, et d’autre part des initiatives globales et des
politiques publiques à l’échelle nationale ou macro-régionale, qui, avec la notion
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de développement durable, introduisent l’équité sociale dans la protection de


l’environnement.

1.1 Des mouvements bottom-up contre les injustices environnementales


Les mouvements politiques et sociaux locaux, populaires et pacifiques, voient
le jour dans des pays riches comme dans des pays en développement. Ils sont
inégalement actifs selon les régions du monde et émettent des revendications
diverses, car alimentées par des situations politiques, sociales, et environnementales
très hétérogènes. Ils associent donc de manière différenciée les préoccupations
de justice sociale aux préoccupations environnementales.
Les mouvements se réclamant de l’environmental justice apparaissent aux États-
Unis au début des années 1980, en étroite relation avec les mouvements des droits
civiques. Ils se situent dans la lignée des mouvements de protestation dits grass-
roots de défense des droits civiques et sont soutenus par les Églises, notamment
par l’United Church of Christ dirigée par le pasteur B. Chavis Jr. Ils dénoncent
les discriminations raciales, socio-économiques, environnementales et spatiales et
insistent sur le fait que « les lois et les politiques environnementales n’ont pas été
appliquées de façon équitable aux différents groupes de populations » (Bullard
1993). Il s’agissait alors de lutter contre la construction d’usines polluantes et
l’implantation de sites d’enfouissement des déchets toxiques dans les quartiers
populaires majoritairement peuplés d’Afro-américains (Ghorra-Gobin, 2005). Le
terme de racisme environnemental est avancé dès 1987 par Chavis dans un
rapport intitulé Toxic Waste and race in the United States. Ses conclusions, bien
que controversées, ont abouti à l’introduction de réglementations fédérales, et
à l’obligation de prendre en compte la justice environnementale au sein des
activités de l’Environnemental Protection Agency (EPA)1 .
La justice environnementale naît donc dans un cadre géographique bien
particulier, aux États-Unis, pays fortement urbanisé dont la société inégalitaire
est marquée par une forte ségrégation socio-spatiale. Les travaux fondamentaux
pour la justice ou l’environnement de I.M. Young (1990) et D. Harvey (1996)
font surtout référence à des mouvements urbains états-uniens et considèrent la
ville comme un espace privilégié pour cette problématique.
La préoccupation de justice environnementale est aussi présente au Sud, même
si elle prend des formes moins structurées qu’aux États-Unis. Les mouvements
sociaux se retrouvent notamment dans les pays émergents tels l’Afrique du Sud
(McDonald, 2002), l’Inde (Williams, Mawdsley, 2006) et le Brésil (différents
mouvements indigénistes, Mouvements des Sans Terre, mouvement de seringue-
ros au Brésil), États qui se caractérisent par des sociétés fortement inégalitaires,
une tradition de luttes politiques et sociales et un espace démocratique propice à
l’expression de ces revendications. Dans « la plus grande démocratie du monde »,
les mouvements qui s’apparentent à la justice environnementale peuvent prendre

1 Executive order 59. Fed. Reg 7629 (1994) Clinton 11/02/1994.


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des formes très diverses, tant au niveau des objets que par les formes de contes-
tation (procès contre Union Carbide à Bhopal, mouvements coordonnés avec
des ONG, associations de riverains en ville, associations paysannes). En Afrique
du Sud, à la faveur de la démocratisation du pays, des associations fondées sur
le modèle américain et souvent en lien avec des ONG nord-américaines ont vu
le jour dès 1994 avec pour but de réorienter des politiques environnementales,
ancrées dans une tradition conservationniste de défense de la faune et de la flore
dans le contexte d’apartheid (Giraut et alii, 2005). Il s’agissait alors de faire
prendre en compte les droits des populations africaines à un environnement sain
en ville et à l’accès aux ressources environnementales du pays qu’elles exploitaient
traditionnellement.
Dans ces pays émergents, par rapport aux États-Unis, la notion de justice
environnementale dépasse le simple cadre de vie et le milieu urbain pour
s’intéresser également à l’accès aux ressources (eau, terre, ressources forestières...)
envisagées comme fondement économique mais aussi comme valeurs culturelles
et identitaires. Ce groupe réagit à l’accaparement d’un espace sur lequel il se
reconnaît des droits et s’oppose à l’intervention d’acteurs extérieurs à la société
locale (grandes entreprises, États...).
Hors des pays émergents démocratiques, deux cas de figure se présentent.
Les controverses environnementales sont parfois un des rares espaces de débat
possible, mais à condition de rester « dépolitisées ». Dans les pays les plus pauvres,
les situations d’accaparement de ressources et de dégradation du cadre de vie
sont nombreuses, mais les mouvements qui les dénoncent ont des difficultés
à émerger et se faire entendre, sauf s’ils sont « pris en main » par des ONG
extérieures et/ou s’ils sont étroitement articulés avec des problématiques sociales
ou ethniques, comme les mouvements indigénistes en Bolivie.
En Europe, les mouvements locaux de défense du cadre de vie, de protection
de la nature sont plus ou moins actifs et nombreux selon les pays, mais les relations
entre inégalités sociales et environnement préoccupent surtout les institutions
politiques, comme au Royaume-Uni, qui connaît quelques mouvements très
minoritaires pouvant s’apparenter à la justice environnementale telle qu’on la
connaît aux États-Unis (Agyeman, Evans 2004).
En France, l’intérêt porté à de telles questions est tout récent et encore
limité (Emelianoff, 2006). L’appel à projet constitué en 2003 pour envisager les
« inégalités écologiques » dans les espaces urbains et littoraux par le ministère en
charge de l’environnement fait figure de pionnier en la matière. Les inégalités
écologiques telles qu’elles sont décrites par l’IFEN témoignent de la tendance à
dépolitiser le sujet : « écologique » plutôt qu’« environnemental », « inégalités »
et non « injustice ».
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QUATRE ASPECTS DES INÉGALITÉS ENVIRONNEMENTALES SELON L’IFEN2


* Les inégalités territoriales
* Les inégalités d’accès à l’urbanité et au cadre de vie
* Les inégalités par rapport aux nuisances et aux risques
* Les inégalités dans la capacité d’action et d’interpellation de la puissance publique
pour la transformation du cadre de vie.

Pourquoi ce décalage par rapport à d’autres pays ? On peut y voir la résultante


de la construction et de la diffusion du concept d’environnement en France et de
l’histoire des partis politiques écologistes (Theys, 2007). Il peut aussi provenir
d’une inadéquation entre la notion d’injustice environnementale telle qu’elle a
été développée aux États-Unis et le contexte institutionnel français marqué par
le droit romain (Laigle, 2007).
À partir de ce tour d’horizon des mouvements qui se réclament de la « justice
environnementale » synthétisé dans le tableau 1, il est possible de repérer des
récurrences et des singularités selon les grands types d’espaces concernés.

1.2 Du local au global


Ce tableau, volontairement simplificateur, ne doit pas masquer les liens qui
existent entre les mouvements de chaque continent ainsi que l’extrême diversité
des mouvements à l’intérieur de chaque espace considéré, et l’imbrication des
différentes échelles d’action.
Ainsi, pour infléchir les politiques publiques, les mouvements se réclamant
de la justice environnementale doivent obtenir des relais au niveau national ou
mondial, soit en se fédérant en réseau, soit en s’inscrivant dans les programmes de
grandes ONG mondiales. De leur côté, ces grandes ONG sont aussi à la recherche
de luttes emblématiques pour populariser leur action. Ainsi, dans le domaine de
l’eau, la lutte contre la construction du barrage Sardar Sarovar sur la Narmada
en Inde a été très fortement soutenue par l’International River Network, sous la
direction de P. MacCully, en fournissant des dossiers de presse, en soumettant
des pétitions auprès de la Banque Mondiale, et en servant parfois de relais
entre les activistes locaux et la communauté scientifique, à travers notamment
la World Commission on Dams. La ville bolivienne de Cochabamba a joué le
même rôle dans les luttes contre la délégation des services publics de l’eau aux
entreprises privées, et l’on retrouve cet exemple dans de nombreuses publications
scientifiques traitant de ce sujet (Petrella, 2003).
Ce phénomène d’aller-retour, non dénué d’ambiguïtés et d’incompréhensions
entre le local et le global, produit des alliances hétéroclites de type nouveau, qui
ont montré leur efficacité dans deux types d’actions. D’une part, les campagnes
médiatiques, parfois axées sur des figures emblématiques comme Vandana Shiva,
qui a participé au mouvement de résistance contre le barrage de la Narmada et

2 In A. Roy et G. Faburel (2006), disponible sur : http://www.ifen.fr/fileadmin/publications/les_syntheses/


PDF/inegalites_ree2006.pdf.
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Tab. 1 Typologie des mouvements pour la justice environnementale.


Classification of groups for environmental justice.

Lieux Contexte Marqueur Conception de Indicateurs Cas


concernés social des l’environnement environnementaux emblématiques
politique injustices
États-Unis système risques cadre de vie état de santé des Warren
politique industriels populations County
démocra- urbains
tique
fortes
inégalités
socio-
spatiales,
ségrégation
urbaine
Pays Société Risques cadre de vie état de santé des Thor Chemical
émergents démocra- industriels populations en Afrique du
tique et urbains Sud ; Bhopal
Très fortes en Inde
disparités Question de Accès aux absence de droit, Chico Mendes
socio- l’accès aux ressources pauvreté, au Brésil ;
économiques, ressources (économiques, exclusion Mouvement
Ségrégation culturelles, d’espaces Chipko en
urbaine identitaires) protégés ou/et Inde ;
appropriés Narmada
Bachao
Andolan en
Inde
Pays les Forte Question de Accès aux Peu de données Ogoni au
plus pauvreté l’accès aux ressources sur Nigeria
pauvres Peu de relais ressources l’environnement
politiques Exclusion
des aires
protégées
Pays non Absence de Contestation Problèmes de Non Chine
démocra- liberté écologique pollution communiqués
tiques d’expression naissante localisés généralement au
grand public

dont les activités vont aujourd’hui de la défense de l’agriculture paysanne aux


luttes contre le brevetage du vivant, ou encore Wangari Maathai, prix Nobel de
la Paix, qu’elle a obtenu pour « sa contribution en faveur du développement
durable, de la démocratie et de la paix » après avoir entre autres fondé un
mouvement pour la défense des arbres et des femmes au Kenya. Et d’autre part,
les actions légales intentées aux entreprises responsables, souvent de grandes
entreprises multinationales, ou à la puissance publique. Si ces procès connaissent
de multiples dysfonctionnements (Newell, 2004), ils aboutissent en tous les cas à
une diffusion croissante des questions environnementales dans le champ politique
et ceci à toutes les échelles, du local où se posent les crises environnementales, au
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global où interviennent les entreprises transnationales et apparaissent les premières


politiques vertes globales.
C’est en partie pour répondre aux demandes de ces nouvelles alliances que
les initiatives politiques top down, inspirées par le développement durable, se
multiplient, mais abordent la thématique de la justice environnementale d’une
manière fort différente.

1.3 Les initiatives top-down pour introduire l’équité sociale


dans la préservation de l’environnement
Les mouvements de la justice environnementale n’ont rencontré que tardivement
le courant de pensée structuré autour du concept de « développement durable »
apparu pourtant au même moment qu’eux. Celui-ci se définit par la prise
en compte simultanée dans les politiques publiques de ses « trois piliers » :
protection de l’environnement, développement économique et équité sociale.
Le développement durable déploie l’équité dans deux dimensions : une équité
verticale entre les générations, ce qui est nouveau dans les débats sur la justice
environnementale, et une équité horizontale, entre et dans les sociétés concernées.
Mais dans les textes et dans la pratique, les politiques s’inspirant du déve-
loppement durable n’accordent qu’une place relativement secondaire à la justice
sociale. Le développement durable s’inscrit ainsi dans une position paradoxale
par rapport aux mouvements de justice environnementale, puisqu’il introduit des
préoccupations éthiques dans le traitement des problèmes environnementaux,
mais qu’il affaiblit fortement la portée concrète de la notion de justice environne-
mentale. Cette situation s’explique par le double héritage dans lequel s’inscrit le
développement durable.
Il s’ancre en effet pour partie dans le courant « conservationniste », fondé
sur la dénonciation de la dégradation des ressources et de la nature, qui
traverse les XIXe et XXe siècles (Veyret, 2006). Dans la seconde moitié du XXe
siècle, émerge la notion d’une « crise » écologique globale qui insiste sur des
situations considérées comme critiques : pollutions, déforestation, désertification
puis réchauffement climatique. C’est dans cette perspective qu’a été proposé le
terme de développement durable, introduit par le World Wildlife Fund, l’Union
Internationale pour la Conservation de la Nature et le Programme des Nations-
Unies pour l’Environnement, dans le rapport sur « La Stratégie Mondiale pour
la Conservation » en 1980, repris ensuite dans le rapport Brundtland « Notre
avenir à tous » en 1987.
Cependant, le développement durable s’inspire également d’un courant de
pensée né à partir de la Conférence des Nations-Unies de Stockholm (1972) qui
innove en introduisant la notion d’écodéveloppement, définie par I. Sachs (1980)
comme le développement des populations par elles-mêmes, utilisant au mieux les
ressources naturelles, s’adaptant à un environnement qu’elles transforment sans
le détruire. L’écodéveloppement s’appuie sur trois principes :
– l’autonomie des décisions et la recherche des modèles propres à chaque
contexte historique, culturel, écologique ;
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– la prise en charge équitable des besoins de tous les hommes ;


– la prudence écologique, la recherche d’un développement en harmonie avec
la nature.
Cet « ancêtre » du développement durable présente la caractéristique de
s’intéresser aussi au niveau local.
L’opposition de pays du Nord et notamment des États-Unis aboutit lors de la
conférence de Rio en 1992 à faire émerger une vision du développement durable
axée sur la défense de l’environnement conçu dans un sens naturaliste, et qui
ne remet en cause ni les fondements de l’économie mondiale, ni le mode de vie
des pays riches. Ainsi, la « nature » retrouve sa place et sa légitimité à travers la
notion diffusée à Rio de biodiversité. Les ONG de protection conservent ainsi
leur rôle de leaders du secteur mondialisé de la conservation et continuent à
dicter les grandes orientations en matière de développement durable.
L’équité sociale reste ainsi marginale. Sur 27 principes de la Convention
élaborée à Rio par exemple, seul le 3e fait référence à la notion d’équité : « le droit
au développement durable doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les
besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes
et futures ». De même, dans les Agendas 21 locaux destinés notamment à la mise
en œuvre de villes durables, l’équité n’est envisagée qu’à travers des politiques
sectorielles, telles l’accès des handicapés ou l’égalité des sexes. Le développement
durable apparaît comme un nouvel habillage d’une problématique qui n’a guère
évolué, la préservation de la nature, mais qu’il est ainsi plus aisé de faire passer
auprès des acteurs institutionnels et politiques.
Il existe donc un hiatus entre l’équité telle qu’elle est conçue et proposée dans
les politiques environnementales et les aspirations des mouvements dénonçant les
injustices environnementales. Des auteurs comme Agyeman et Evans (2004) ont
réfléchi à la façon dont il serait possible d’articuler justice environnementale et
développement durable, autour de thèmes précis comme l’étalement urbain et les
transports, en proposant le terme de « durabilité juste » (just sustainability), qui
pourrait fournir un « discours commun pour les policy-makers et les activistes »,
pour le moment inexistant.
En effet, les acteurs des mouvements sociaux, et les politiques descendantes,
bien qu’ils semblent tous traiter de la justice environnementale, n’emploient
pas les mêmes mots (équité, justice, injustice, inégalité, qualifiées tour à tour
d’environnementale, sociale ou écologique), ou n’y mettent pas le même sens,
et s’abstiennent d’ailleurs de les définir avec précision. Ce flou, qui caractérise
aussi la notion de développement durable, a pour effet de rendre ces discours
mobilisateurs mais n’aide pas l’analyse des revendications et des politiques
environnementales. Ceci d’autant plus que le cadre théorique permettant de
croiser environnement et justice sociale demeure fragile, comme si les deux
champs de réflexion s’étaient mutuellement ignorés.
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2 Quels environnements ? Quelles justices ?

Nous chercherons néanmoins à définir la ou les justices environnementales en


nous référant à deux approches : celle des penseurs qui se sont intéressés à
l’environnement ou à la nature pour y fonder une éthique, et celle des théoriciens
contemporains de la justice sociale.

2.1 Quelle éthique pour quels environnements ?


Il est possible de distinguer actuellement trois grands types de positionnement
dans le rapport des hommes à la « nature ». Deux perçoivent un homme extérieur
à la nature, que ce soit pour dénoncer sa destruction (position de l’écologie
profonde) ou pour justifier son exploitation. Dans un cas comme dans l’autre,
il s’agit d’une conception écocentrée de l’environnement, qui ne s’intéresse
guère à la dimension sociale, ce qui n’exclut pas d’instrumentaliser la nature pour
résoudre des questions de société. Une troisième, plus marginale, tente de dépasser
la dichotomie homme/nature pour construire une éthique environnementale
élargie.
« Les détracteurs de l’écologisme partagent avec la majeure partie des écolo-
gistes militants une conviction, celle que l’homme est extérieur à la nature, qu’il
l’artificialise : ce sont des modernes » (Larrère, 1997). Cette position s’appuie sur
les travaux des chercheurs en écologie qui envisagent durant près d’un siècle des
chaînes trophiques et des flux d’énergie au sein de ces chaînes, sans s’occuper des
rapports entre sociétés et écosystèmes. L’homme « pénètre » dans les écosystèmes
dans les années 1970, sous la plume de P. Duvigneau (1974) et de F. Ramade
(1981) comme un perturbateur, un destructeur des écosystèmes.
Cette vision « dualiste » peut se décliner de deux manières. Soit cette nature
« sans l’homme » est investie de valeurs morales. Sa préservation est définie
comme un bien. Cette vision inspire le courant préservationniste « classique » qui
valorise les écosystèmes non perturbés et qui est représenté par les principales
ONG de protection de la nature. Il reste étranger aux questions sociales et
a fortiori aux revendications de justice en matière d’environnement. On peut
penser au contraire que la nature est un ensemble de processus physico-chimiques
dépourvus de valeur morale. Il serait donc impropre de parler de « justice » ou
« d’injustices écologiques ».
Mais par-delà ce dualisme théorique, une autre pratique est « d’en appeler
aux nécessités naturelles pour entraver la liberté politique des humains » (Latour,
1999), c’est-à-dire d’utiliser des hypothèses « scientifiques » sur le fonctionnement
de la nature comme argument pour trancher des questions sociales.
L’invocation des « limites naturelles » pour réguler la société est ancienne,
notamment pour rendre responsables les populations pauvres, mais nombreuses,
des « dégradations » de l’environnement et concevoir des politiques qui les
excluent. M.-F. Espinosa et A. Lipietz (2005) parlent d’« écologie de droite »
pour souligner à quel point les arguments « écologiques » sont mis au service d’un
discours de classe. Chez Malthus (1798), comme le souligne D. Harvey (1996),
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les lois naturelles justifient la limitation de la croissance des classes pauvres, mais ne
doivent pas s’appliquer aux plus riches : « la loi de la population est en fait scindée
en deux, soit une pour les pauvres et une pour les riches »3 . Dans cette lignée,
certains courants écologistes dénoncent les dégradations des écosystèmes dues aux
populations pauvres, parce qu’elles pratiquent des stratégies socio-économiques
à court terme, et qu’elles gaspillent ou détruisent des ressources naturelles. Un
certain nombre de démographes et d’écologistes ont considéré ainsi que pour
sauver la planète, il était nécessaire de ramener la population mondiale à un
niveau compatible avec « la capacité de charge » (Ehrlich, 1973) soit à 1 ou 2
milliards au cours du XXIe siècle.
L’argument de « limites naturelles » peut aussi être utilisé dans une optique
égalitaire de justice au niveau global. Le rapport du Club de Rome « The Limits
to Growth » préconise ainsi, à l’inverse de Malthus, « une décélération de la
croissance matérielle dans les pays développés » pour permettre celle des pays les
plus pauvres. Selon eux, « une société basée sur la justice et l’égalité a beaucoup
plus de chance d’évoluer vers un état d’équilibre global que la société en croissance
que nous connaissons actuellement »4 .
La vision dualiste fut plus profondément remise en cause par Aldo Léopold qui
dans Almanach d’un Comté de Sable en 1949, tente de définir une « land ethic »
valable à la fois pour l’homme et la « communauté biotique ». Cette éthique
« locale, circonstancielle, non universalisable » (Larrère, 1997), est fondée sur
une règle générale : « une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité,
la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle
tend à l’inverse. » Cette position semble difficile à traduire en termes de droits et
devoirs : les sociétés humaines peuvent-elles concevoir et appliquer un système
juridique qui les place à égalité avec les autres espèces végétales ou animales ? La
vision léopoldienne est également remise en cause par les progrès des sciences
écologiques qui rejettent la vision fixiste et naturellement harmonieuse du
fonctionnement des écosystèmes.
La géographie a également proposé des approches intégrées de la nature
et de la société, autour de la notion d’environnement. P. George (1971) en
fournit la définition la plus complète, celle d’un « système de relations entre
des dynamiques sociales, économiques, spatiales et un champ de forces physico-
chimique et biologique ». A. Dauphiné (1979) définit l’environnement : « comme
un donné, un vécu, un perçu ». C’est donc un objet social et politique, un
objet “hybride” qui intègre données sociales et éléments « naturels ». Cette
définition de l’environnement permet d’introduire la société et ses composantes,
y compris les inégalités socio-spatiales, et la question de l’équité. Les différents
mouvements bottom-up que nous avons envisagés précédemment se situent dans
cette conception de l’environnement, considéré selon le cas comme cadre de vie,

3 P. 144 : « The law of population is in effect disaggregated into one law for the poor and another law for
the rich ».
4 P. 175.
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comme ressource, comme marqueur identitaire. C’est dans ce type d’approche


que peut se fonder une éthique de l’environnement qui s’applique aux modalités
selon lesquelles les sociétés habitent la terre (Berque, 1996), c’est-à-dire aux
rapports sociaux produisant des conditions environnementales différentes.
En dépit des réflexions de certains géographes (Berque, 1996 ; Bertrand, 2002)
cette approche intégrée, en France notamment, reste marginale. Non seulement,
on manque de cadre conceptuel pour penser ensemble l’environnement et les
inégalités sociales (Theys, 2007), et définir une éthique de l’environnement, mais
pratiquement, la question des indicateurs et des mesures des inégalités sociales
face à l’environnement est extrêmement complexe, et de ce fait les méthodologies
d’études souvent lacunaires ou incomplètes (Cornut, 2007).
C’est pourtant probablement en creusant cette notion d’hybride nature-
société, que les problématiques environnementales examinées plus haut, celles de
la qualité du cadre de vie, de l’accès aux ressources, du partage des biens et des
maux de l’environnement, peuvent être posées comme des questions de justice
sociale et examinées à la lumière des théories contemporaines de la justice.

2.2 Les théories contemporaines de la justice appliquées à l’environnement


La théorie rawlsienne de la justice, l’analyse marxiste, ou la critique du post-
modernisme développée par I.M. Young, se sont peu intéressées aux questions
environnementales. Elles permettent toutefois de définir les injustices sociales, et
l’on peut tenter de les appliquer à l’environnement, alors considéré comme une
construction sociale.
L’approche rawlsienne (1971) ambitionne de construire une théorie universelle
de la justice. Elle se propose à travers l’expérience dite du voile d’ignorance,
de différencier inégalité et injustice : une inégalité est selon Rawls une injustice
quand elle ne bénéficie pas à tous, et en particulier pas aux plus pauvres5 ; elle
peut être juste et acceptable, si elle permet à une société donnée de tirer vers le
haut ceux qui ont le moins.
Ainsi, certaines inégalités environnementales peuvent être considérées comme
injustes. Par exemple, il existe des espaces pénalisés par des crises écologiques
naturelles. L’injustice ne peut résider dans la crise écologique elle-même, par
exemple les épisodes de sécheresse au Sahel, mais dans la manière dont elle
est gérée, ici l’insuffisante maîtrise des sécheresses et de leurs effets sociaux.
Ou encore, il est injuste que des sociétés prospèrent dans un environnement
maîtrisé, sans transférer cette prospérité au profit des sociétés défavorisées par
leur mauvaise maîtrise de l’environnement. Autre injustice environnementale :
l’existence d’espaces pollués, mettant en danger la santé humaine, qui réduisent
donc les capacités des vivants exposés à ces nuisances, mais aussi les capacités des
générations à venir. Mais s’ils profitent in fine aux plus défavorisés, et que les
populations les plus menacées par ces risques les considèrent comme acceptables,

5 Voir le texte de B. Bret dans ce numéro.


46 • David Blanchon, Sophie Moreau, Yvette Veyret ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 665-666 • 2009

par exemple grâce à des compensations, alors l’existence de ces nuisances localisées
peut être juste.
La théorie rawlsienne propose de construire une équité environnementale :
des inégalités injustes peuvent être réparées et transformées en « inégalités justes »
par des politiques adéquates, qui misent sur la redistribution des biens et
des maux, ou sur des compensations par des transferts financiers, des aides
sociales ou économiques. Il s’agit donc d’organiser une justice redistributive et
compensatoire.
L’approche néo-marxiste (Harvey, 1996) considère l’environnement comme
une production des forces sociales, politiques, économiques. Les inégalités
socio-écologiques sont regardées comme des formes d’oppression devant être
traitées par une remise en cause du système capitaliste, ce que ne propose pas
l’approche rawlsienne. Dans cette perspective, l’injustice environnementale est
aussi considérée comme un problème de distribution, et peut-être réparée par
un système de production qui produit un juste partage des ressources naturelles
(Dobson, 1998).
I.M. Young (1990) enrichit cette vision en insistant sur la multiplicité de la
justice selon les groupes sociaux et culturels considérés. Elle ne propose pas une
théorie universelle mais part de situations concrètes provoquant un sentiment
d’injustice. Young identifie ainsi cinq types d’oppression fondamentale, provo-
quant universellement un sentiment d’injustice6 . En s’inspirant de ces analyses,
nous pouvons proposer plusieurs formes d’oppression environnementale, toutes
interdépendantes, et qui décrivent assez bien les motivations des mouvements
populaires locaux évoqués plus haut.
– La non-reconnaissance des spécificités sociales et culturelles des groupes
sociaux, et en particulier de la singularité de leur relation à leur environnement,
clé d’un système d’oppression et débouchant sur :
– L’impuissance politique en matière d’environnement, soit l’incapacité à
faire entendre sa voix.
– L’accaparement d’un bien environnemental (ressource, cadre de vie valorisé)
par un groupe social et/ou la privation d’accès pour le groupe victime.
– Enfin, dernière forme d’oppression ajoutée par D. Harvey (1992) : les
dévastations écologiques pénalisant certains groupes sociaux plus que d’autres, et
menaçant pour les générations futures.
Selon cette approche, la justice peut être construite à travers des processus de
prise de décision qui reconnaissent la spécificité des groupes sociaux concernés
et leur accordent à tous un pouvoir de décision égal à travers la mise en place
de processus participatifs (Fraser, 2001). C’est par la négociation entre groupes
concernés que la justice se construit.

6 Ces cinq formes sont : l’exploitation capitaliste, la marginalisation, l’absence de pouvoir, l’impérialisme
culturel et la violence (Young, 1990, chap. 2).
Articles Comprendre et construire la justice environnementale • 47

2.3 Des politiques environnementales justes ?


Les politiques environnementales conduites depuis une trentaine d’années ont
adopté les idées écologistes « classiques » qui valorisent les écosystèmes non-
perturbés et une vision fixiste des environnements. On les retrouve dans la
focalisation du développement durable sur la préservation de la biodiversité, et
maintenant sur la lutte contre le réchauffement climatique, et dans le rôle privilégié
accordé aux grandes ONG de conservation de la nature pour la conception et
l’exécution de ces politiques. Elles s’appuient sur l’expertise scientifique de
sorte que l’écologie est ainsi devenue une science non de contestation mais de
gouvernement, utilisée pour calculer, prévoir, cartographier, et décider de ce qui
est bon pour les sociétés.
Ces politiques proposent également de construire de la justice environnemen-
tale en s’inspirant des théories évoquées plus haut. Réunies, elles permettent
de définir trois piliers de la justice environnementale (Schlosberg, 2003) : la
distribution des biens et des maux de l’environnement, la reconnaissance des
spécificités des acteurs et la participation, soit, d’une part une justice redistributive
et compensatoire, de l’autre une justice procédurale, issue de la confrontation
des acteurs.
Elles ont en effet intégré la vision rawlsienne de l’équité environnementale,
définie dans les textes fondateurs du développement durable en termes de besoins
à satisfaire, variables selon les sociétés, et devant s’accomplir sur un plan horizontal,
entre les sociétés et les espaces, et vertical, entre les générations. Au niveau global,
le terme d’équité est ainsi utilisé expressément dans l’article 3 de la Convention
des Nations-Unies sur le Changement Climatique qui institue le principe de
« Responsabilité Commune mais Différenciée », selon lequel « il incombe aux
Parties de préserver le système climatique dans l’intérêt des générations présentes
et futures sur la base de l’équité et en fonction de leurs capacités respectives. »
Les pays développés pollueurs peuvent payer leur droit à polluer en transférant
des technologies écologiquement propres, pour aider les pays émergents à réaliser
plus vite leur « transition écologique » (Okereke, 2006).
Parallèlement, des politiques de compensations des préjudices par des transferts
financiers, et des programmes technologiques ou sociaux ont été mises en place.
C’est le cas en matière de conservation de la biodiversité, où depuis le milieu
des années 1980, on cherche en principe à allier conservation et développement
(Castellanet, 2003) : les espaces mis en réserves sont soustraits à l’usage des
populations locales, mais doivent leur rapporter des avantages économiques et
sociaux à travers la mise en place de programmes locaux de développement, et
l’essor de l’écotourisme. Le commerce équitable, ou la certification du bois, sont
une autre illustration de ce principe où l’on fait payer plus cher aux consommateurs
du Nord un produit écologiquement et socialement propre.
Enfin la reconnaissance des acteurs locaux se trouve concrétisée dans les prin-
cipes directeurs des politiques environnementales. L’article 8j de la Convention
sur la Diversité Biologique reconnaît les savoirs locaux des peuples autochtones
48 • David Blanchon, Sophie Moreau, Yvette Veyret ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 665-666 • 2009

et leur capacité à gérer de façon durable la biodiversité. La gestion de l’environ-


nement fait de plus en plus appel aux processus communautaires ou participatifs,
comme le demande la convention d’Aarhus signée en 1998.
Les politiques environnementales contemporaines s’inscrivent ainsi dans le cou-
rant que D. Harvey nomme « modernisation écologique », qui sans remettre en
cause les fondements des systèmes économiques et politiques libéraux, intègrent
les préoccupations de justice environnementale, et cherchent à en réaliser certaines.
Toutefois, leur application laisse voir leurs limites.

3 Construire la justice environnementale

L’application de politiques qui aspirent à régler les « injustices environnemen-


tales » pose une série de questions d’ordre spécifiquement géographique, au
croisement des inégalités environnementales et spatiales. Comment définir les
inégalités et les injustices environnementales ? Quels outils techniques pour les
détecter, les qualifier et les cartographier ? Quels territoires pour les analyser et
les traiter ? Quels acteurs pour en débattre ? Quels mécanismes pour les réparer ?

3.1 Définir et repérer les inégalités socio-environnementales


Se pose d’abord le problème de la définition et du repérage des inégalités
environnementales et des inégalités sociales devant l’environnement, et donc
des critères et indicateurs adéquats pour les révéler. Ces critères sont multiples,
de natures fort diverses, et doivent être combinés pour mettre en évidence des
phénomènes de discrimination environnementale.
On peut s’interroger sur ce qui définit un « bon » environnement. Il n’est pas
seulement ici question des données physiques ou « naturelles », qui sont bien sûr
essentielles pour qualifier le milieu écologique (ainsi du climat, du relief, de la
végétation, de la composition du sol et du sous-sol, de la teneur de l’atmosphère
particules toxiques, du bruit, de la proximité par rapport à des nuisances...),
mais de la manière dont les sociétés qui y vivent le perçoivent, l’utilisent, et le
transforment. Il n’y a en effet pas d’avantage ou de désavantage écologique dans
l’absolu, mais seulement relativement à une société donnée. Le pétrole n’était
pas une ressource avant l’invention des forages, son importance était marginale
avant l’invention du moteur à explosion, il est source de prospérité en Norvège,
mais pas en Angola.
Ainsi, le terme d’inégalités « écologiques » nous semble plus approprié pour
définir des processus physiques de diversification du milieu, et nous réservons
celui d’inégalités environnementales lorsqu’il s’agit des inégalités introduites par la
relation des sociétés aux conditions écologiques. Pour appréhender ces inégalités
environnementales, on peut se demander si la maîtrise de cet environnement est
suffisante pour garantir la satisfaction des besoins essentiels des individus à savoir
préserver leur santé (respirer, boire, manger, se vêtir...), si cette maîtrise permet
à la société de perdurer dans le temps, si la biodiversité spécifique y est valorisée
Articles Comprendre et construire la justice environnementale • 49

par la société qui y vit, si cet environnement est considéré comme beau, ou laid,
dangereux ou non, par les sociétés qui y vivent, s’il est aimé, probablement pour
sa valeur patrimoniale...
De plus, la valorisation de l’environnement est plurielle, démultipliée par les
groupes qui composent cette société : leur éducation, leur culture, peut être
davantage que leurs revenus... Ainsi, les populations dont le cadre de vie est le
plus soumis à un risque (le nucléaire par exemple) ont tendance à minimiser ce
risque, et les populations les moins éduquées peuvent ne pas en être conscientes
(Zonabend, 1989). De même, les habitants qui choisissent de vivre en zone
inondable le font en connaissance de cause pour profiter des agréments des bords
de rivière : en Grande Bretagne, comme dans le Val de Marne, les populations
les plus aisées sont proportionnellement plus soumises au risque d’inondation
(Walker et alii, 2003 ; Beucher, Reghezza, 2008). Selon l’angle d’analyse, d’autres
indicateurs peuvent être sélectionnés et combinés (Kruize et alii, 2008) : la race
ou la couleur de la peau, comme aux États-Unis, pour mettre en évidence des
phénomènes de racisme environnemental, la fréquence de telle ou telle maladie,
l’éducation, le poids politique... En ce sens, l’existence de mouvements sociaux
en relation avec l’environnement peut être interprétée comme un indicateur
d’inégalités sociales devant l’environnement.
L’approche spatiale permet de croiser les inégalités sociales et environnemen-
tales, et de faire apparaître d’éventuels phénomènes de discrimination ou de
ségrégation environnementale, quand un groupe social concentre les avantages,
ou les désavantages liés à l’environnement, éventuellement quand des groupes
marginalisés sont soumis à un environnement défavorable. L’idée est alors de
détecter des espaces où se croisent des inégalités environnementales et des inéga-
lités sociales. C’est la méthode employée par l’Ifen (Roy, Faburel, 2006) pour
déterminer des zones en situation de cumul d’inégalité au niveau régional (les
DOM, le Nord-Pas-de-Calais) ou local (Plaine Saint Denis et Zones Urbaines
Sensibles).

3.2 Enfers gris et paradis verts : des inégalités territoriales à l’injustice


environnementale
Cette approche, par les inégalités territoriales produites par la gestion politique de
la société et de l’environnement, révèle les contrastes entre des espaces qui vont
cumuler les avantages sociaux et environnementaux, jardins d’Eden ou paradis
verts, tandis que les désavantages environnementaux et les populations marginali-
sées seraient relégués dans des « enfers gris ». Paradis et enfers environnementaux
sont deux métaphores simplificatrices, qui peuvent constituer une grille de lecture
des inégalités socio-environnementales territorialisées, ou de formes de ségréga-
tions environnementales. Ce schéma peut être utilisé à différentes échelles, de
façon à dépasser les analyses locales et urbaines que les recherches sur la justice
environnementale ont jusqu’à présent privilégiées.
À l’échelle globale, ces deux figures décrivent les inégalités Nord-Sud. Le
Nord se caractérise par une maîtrise efficace des milieux qui, certes dégrade
50 • David Blanchon, Sophie Moreau, Yvette Veyret ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 665-666 • 2009

considérablement la biodiversité et produit de nombreuses nuisances, mais permet


de réaliser l’autosuffisance alimentaire, de minorer les impacts des aléas naturels
et les risques sanitaires. Le Nord est capable d’exploiter le Sud sur le plan
environnemental : en consommant des produits primaires extraits au Sud, en y
créant ses propres paradis environnementaux dans les espaces éco-touristiques,
enfin, en dégradant des biens environnementaux communs non localisés (le climat,
par les émissions de gaz à effet de serre), ou en délocalisant ces nuisances au Sud.
Inversement le Sud connaît une double crise environnementale liée à la mauvaise
maîtrise des écologies (mauvaise gestion des sols et de l’eau, déforestation...),
mais aussi aux transformations causées par l’industrialisation, sans compter les
externalités négatives du Nord, ce qui a des répercussions sur la pauvreté. Les
effets à venir du réchauffement climatique, causés en large partie par le Nord,
seront plus douloureux au Sud. Le même raisonnement pourrait être tenu à
l’échelle régionale, au sein d’États où les contrastes territoriaux sont accentués,
comme au Brésil (Bret, 2002).
À l’échelle locale, des formes de ségrégations environnementales ont été mises
en évidences au sein des grandes métropoles comme à Los Angeles (Theys, 2000).
Cette lecture de l’espace fonctionne bien pour analyser les aires protégées, quand
elles sont fondées sur des modèles de conservation de la biodiversité stricts et
excluants, qui dans la pratique plus que dans les textes sont de nouveau en
vogue (Castellanet, 2003). Une aire protégée, excluant les populations locales
des processus de décisions, en réservant le territoire délimité à des fonctions
éco-touristiques, constitue un paradis vert au profit d’une élite du Nord. A
contrario, les régions voisines de l’aire protégée, qui échappent aux compensations
habituellement offertes aux zones périphériques, font figure d’enfer si on regarde
la pauvreté des populations et la précarité de la gestion des écologies. Ce genre de
doublets spatiaux ne se rencontre pas uniquement au Sud. En France, la création
d’un parc naturel du Vexin a favorisé la gentrification « écologique », parce que
fondée sur l’agrément du cadre de vie, des bourgs de la vallée de l’Oise, dont
sont exclues les populations les plus défavorisées des cités de Poissy.
Ces approches permettent de faire des constats. Mais on ne peut parler
d’injustice environnementale qu’en prenant en compte la production de ces
inégalités. Or, les inégalités territoriales sont révélatrices des processus politiques
qui les ont générées, notamment des rapports centres/périphéries : les premiers
s’octroyant les avantages environnementaux et sociaux aux dépens des seconds,
et ceci à différentes échelles spatiales (locales, régionales, globales) et temporelles,
les politiques contemporaines se superposant aux héritages des politiques passées
(Vandermotten, 2007).
On peut enfin proposer une définition minimale de l’injustice environne-
mentale, lorsqu’une politique conduit à aggraver une répartition inéquitable
des biens et des maux environnementaux, notamment au détriment des plus
démunis, et/ou qu’elle exclut des groupes sociaux des processus de décisions
à propos de la gestion de son environnement. Certaines politiques engendrent,
délibérément ou non, une forte différenciation sociale et/ou environnementale.
Articles Comprendre et construire la justice environnementale • 51

Elles favorisent ainsi une ségrégation environnementale, d’autant plus si elles


s’accompagnent d’un zonage, réservant telle fonction à tel milieu, au lieu de
préférer des gradients, ou encore qu’elles figent les fonctions et les milieux. Elles
peuvent être imposées de manière autoritaire, ou faire l’objet de négociation entre
les parties prenantes. Cette analyse critique des processus créateurs d’inégalités et
d’injustices environnementales peut être adressée aux politiques ou aux initiatives
qui se réclament de la justice environnementale.

3.3 De la théorie aux premières applications : l’exemple des États-Unis


Il n’est pas étonnant que cela soit aux États-Unis que la question de la mise en
œuvre concrète de la justice environnementale ait reçu le plus d’attention. Le but
à atteindre en matière de justice environnementale y a été fixé par l’Environmental
Protection Agency (EPA), en prenant en compte deux dimensions : atteindre le
même degré de protection face aux risques environnementaux quels que soient
la race, la « culture » ou le revenu des personnes concernées, et donner un égal
accès au processus de décision7 .
En pratique, l’EPA a défini des « Areas with Potential Environmental Justice
Concerns », à partir d’une série d’indicateurs répartis en quatre thèmes :
– (1) la santé (existing health vulnerabilities), qui comprend notamment la
prévalence des cancers, la surmortalité infantile ou encore l’asthme et le saturnisme
chez les enfants ;
– (2) La surveillance de l’environnement (compliance), ou plus exactement
la capacité de l’EPA à mettre en œuvre ses propres politiques de contrôle et
d’amélioration de la qualité de l’air, de l’eau,... ;
– (3) La démographie (social demographics), ce qui inclut des indicateurs
traditionnels comme la présence de minorités raciales, mais aussi des populations
présumées vulnérables comme les personnes âgées, les enfants ou les personnes
disposant de faibles revenus ;
– (4) Et enfin les conditions environnementales proprement dites (environ-
mental conditions), qui regroupent notamment le recensement des sites industriels
dangereux, des points d’émission des effluents toxiques dans l’air et dans l’eau
(Toxic Release Inventory), des lieux de stockage de déchets dangereux, etc.
Ces indicateurs sont cartographiés, et leur recoupement, à différentes échelles,
permet de localiser les zones où il peut potentiellement y avoir des injustices
environnementales, c’est-à-dire où une communauté vulnérable définie selon les
critères (3) pourrait être discriminée en fonction des critères (1), (2) ou (4). Un
inventaire devrait normalement être fait sur tout le territoire des États-Unis, mais
en pratique, selon l’EPA, les études sont menées à partir des points potentiels de
pollution existants. Dans les faits, l’EPA s’assure simplement qu’une source de

7 Selon l’EPA, « Environmental justice is achieved when everyone, regardless of race, culture, or income,
enjoys the same degree of protection from environmental and health hazards and equal access to
the decision-making process to have a healthy environment in which to live, learn, and work », in
http://www.epa.gov/compliance/resources/policies/ej/ej-seat-112905.pdf.
52 • David Blanchon, Sophie Moreau, Yvette Veyret ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 665-666 • 2009

pollution « n’a pas d’effets environnementaux négatifs disproportionnés »8 sur


une population définie comme vulnérable.
Selon un rapport publié en 2005, cette méthode « top-down » rencontre deux
principaux types de problèmes. Les premiers recoupent une question classique en
géographie : il s’agit de la détermination des seuils (de pollution, de pauvreté, de
mixité raciale) et de l’échelle de travail appropriée. Le second type de problème
tient à l’émergence de « Self defining communities », au sens de Young, c’est-à-dire
de groupes qui s’auto-constituent comme victimes d’injustices environnementales
et qui ne peuvent pas être détectés par une méthodologie « top-down » appliquée
uniformément. On retrouve ici une résurgence des premiers mouvements de
justice environnementale états-uniens et un problème récurrent qui se pose à
toute tentative de mise en pratique de la justice spatiale.
L’EPA propose pour contourner ce problème la mise à disposition du
public d’un outil informatique9 qui permet de cartographier à la fois des
données démographiques (ex : minorités, % de foyers sous le seuil de pauvreté)
et les sources potentielles de risque environnemental (décharge de produits
toxiques, eaux usées...), désignées par l’euphémisme Locally Undesirable Land
Uses (LULUs).
Sur les cartes ci-dessous représentant la ville de New Haven (Connecticut),
réalisées en utilisant simplement l’EPA toolkit, nous avons par exemple choisi
de figurer les effluents d’eaux usées et les déchets dangereux (hazardous waste),
superposés respectivement aux taux de population vivant sous le seuil de pauvreté
(fig. 1) et de population « minoritaire » (fig. 2).
L’analyse rapide de ces cartes montre qu’il est difficile de tirer des conclusions
sans faire appel à d’autres connaissances géographiques et historiques sur la localité
concernée. En l’occurrence pour New Haven, la présence de l’Université de Yale
créant un isolat en plein centre ville, qui s’oppose à d’anciennes zones industrielles
en périphérie, occupées essentiellement par des populations « minoritaires », elles-
mêmes entourées de banlieues pavillonnaires essentiellement blanches et aisées.
La concentration de décharges dangereuses près des anciennes zones indus-
trielles et des axes de circulation semble logique. Il apparaît aussi un net évitement
des installations dangereuses par les catégories les plus favorisées, notamment au
Nord et une surexposition des populations pauvres et appartenant aux minorités
à l’ouest du centre-ville. Mais l’examen de la situation actuelle ne peut suffire à
caractériser une situation d’injustice environnementale.
Comme l’écrit L. Laigle (2007), il faut en effet toujours considérer l’injustice
environnementale dans une dynamique — l’héritage de l’industrialisation ancienne
est ici manifeste — et non de façon statique. Il s’agit donc ici de comprendre les
trajectoires des populations concernées. Ainsi, V. Been a montré dès 1994, que

8 Executive Order 12898 : « disproportionately high and adverse environmental effects ».


9 http://www.epa.gov/compliance/whereyoulive/ejtool.html. Les cartes ont été réalisées à partir des chiffres
fournis par l’EPA, tirés du dernier recensement général de la population des États-Unis.
Articles Comprendre et construire la justice environnementale • 53

% de la population
sous le seuil de pauvreté
0-10
10-20
20-30
30-40
40-100
Eaux usées
Déchets dangereux

Routes principales
Rivières

N
1 km

Fig. 1 LULUs et seuil de pauvreté.


LULUs and poverty thresholds.

dans le contexte d’un marché immobilier très dynamique comme celui des États-
Unis, où 17 à 20 % des ménages déménagent chaque année, les LULUs placés
de façon « équitable » lors de leur construction font fuir les classes moyennes
blanches et affectent donc de façon préférentielle, au bout de quelques années,
les pauvres et les minorités.
Il ressort de ces documents l’évidence d’une définition trop restrictive de la
justice environnementale proposée par l’EPA, qui se résume à l’exposition aux
risques industriels et à la participation des populations, sans prendre en compte
ni l’accès aux « biens environnementaux » (en l’occurrence pour New Haven le
littoral ou les forêts qui bordent l’agglomération), ni l’inégal usage de l’espace
et des ressources. Comme le souligne V. Been (1994), « la distribution des
LULUs semble plus liée la conjonction de forces comme la discrimination face
au logement, la pauvreté et l’économie de marché. Les remèdes [à l’injustice
environnementale] devront prendre en compte ces forces »10 .

10 V. Been, p. 1406.
54 • David Blanchon, Sophie Moreau, Yvette Veyret ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 665-666 • 2009

% de la population
appartenant à
une « minorité »
0-10
10-20
20-30
30-40
40-100

Eaux usées
Déchets dangereux

Routes principales
Rivières

N
1 km

Fig. 2 LULUs et minorités.


LULUs and minorities.

3.4 La justice environnementale au niveau global : une difficile mise


en pratique
La prise en compte des forces qui dépassent le cadre strict des politiques
sectorielles de gestion des risques et des ressources élargit considérablement
le champ de la justice environnementale et permet notamment de réintroduire la
dimension globale.
Reprenant certaines idées présentes dans la notion de développement durable,
deux sources d’injustice entre le Nord et le Sud ont été identifiées :
– la surconsommation des ressources par les pays du Nord et l’appropriation
indue par ces mêmes pays riches de l’atmosphère, de l’océan mondial, de la
biodiversité d’une part ;
– l’exposition des populations du Sud à des risques causés par le mode de vie
de celles du Nord, dont elles ne tirent localement aucun bénéfice.
Ces deux thèmes ont donné naissance à la notion de « dette écologique »
calquée sur l’endettement financier des pays du Sud vis-à-vis des pays du Nord.
Il s’agissait pour des ONG essentiellement sud-américaines comme l’Instituto
de Ecologia Politica (IEP), au début des années 1990, d’affirmer que les pays
du Nord avaient une dette au moins aussi importante vis-à-vis du Sud. Cette
idée a été ensuite popularisée à Rio, lors de rencontres parallèles, où fut signé
Articles Comprendre et construire la justice environnementale • 55

un « traité alternatif de la dette »11 . Pour certains, cette dette doit en outre être
placée dans une perspective historique, puisque cela fait plusieurs décennies que
les pays du Nord ont consommé plus que leur juste part des ressources mondiales.
Le calcul de la dette écologique reste très problématique, mais cette idée permet
de prendre conscience des dimensions internationales des problèmes de justice
environnementale.
Ainsi, au niveau global, la question de l’équité environnementale entre le Nord
et le Sud demeure en suspens, en dépit des possibilités de traitement différentiel,
de transfert de technologies, ou de compensations financières. Comme le souligne
Okereke (2006), si le principe de responsabilité commune mais différenciée
« exprime des notions intuitives de justice globale », et prend en compte également
les inégalités passées, son application n’a pas généré de transferts de richesse ni
de technologie effectif du Nord vers le Sud. Il conclut même que « la notion
de justice environnementale globale a eu un succès très limité comme ressource
stratégique pour les pays en développement dans leur projet contre-hégémonique
pour assurer une équité intragénérationnelle globale » (p. 735).

3.5 Compensations et reconnaissance : les limites de la justice


redistributive et processuelle
En pratique les politiques top-down visant à l’équité environnementale échouent
à corriger certaines injustices voire peuvent en créer de nouvelles.
Ainsi le principe des compensations aux préjudices environnementaux et
la marchandisation de l’environnement qui en découle posent un ensemble
de problèmes. Éthiques d’abord, car on peut se demander si la privation des
biens environnementaux est « compensable » par des transferts financiers, de
technologies, d’aides sociales et économiques, et si les relations des sociétés à
leur environnement sont si aisément marchandables. Qu’en est-il des problèmes
de santé publique générés par l’exposition à des produits toxiques ? Qu’en est-il
de la confiscation des espaces inclus dans les aires protégées : les actions dites de
développement mises en place dans leurs périphéries suffisent-elles à compenser
la fin d’un « genre de vie » fondé sur l’utilisation de ces espaces ? Le système
de la marchandisation de l’environnement peut aussi contribuer à justifier le
maintien même des injustices environnementales. Ainsi de l’exportation des
déchets toxiques, ou de la délocalisation des activités nuisibles dans les pays
pauvres, encore sous-pollués, comme les désignait L. Summer dans un mémo de
la Banque Mondiale en 1991 (Harvey, 1996) et pouvant trouver dans le stockage
ou le traitement des déchets une source de revenus.
Face à ces travers des politiques environnementales, les mouvements sociaux
locaux pourraient constituer un contre-pouvoir. La justice environnementale
pourrait alors se concevoir comme une dynamique issue de la rencontre entre
une approche bottom-up, ancrée dans le local combattant les formes d’oppression

11 http://csdngo.igc.org/alttreaties/AT13.htm.
56 • David Blanchon, Sophie Moreau, Yvette Veyret ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 665-666 • 2009

environnementale, et les politiques environnementales descendantes. On peut


néanmoins douter des vertus de cette opposition constructive.
En effet, nous avons vu que les mouvements sociaux locaux sont extrêmement
disparates, car tournés vers la défense d’intérêts particuliers, divers et parfois
contradictoires. On soulignera à ce propos que les mouvements qui se réclament
de la justice environnementale ne partent pas d’où on aurait pu les attendre,
c’est-à-dire des défenseurs de la nature. Contrairement aux images véhiculées en
Occident, les mouvements pour l’accès aux ressources naturelles au Sud ne sont
pas nécessairement fondés sur la volonté de préserver un écosystème original ou
même des valeurs ancestrales ancrées dans des environnements particuliers mais,
de manière plus pragmatique, sur la conscience que les modifications écologiques
imposées par les acteurs extérieurs risquent d’affecter les moyens de production
essentiels à la survie du groupe. Le mouvement Chipko contre l’exploitation du
bois en Inde, sans doute l’un des plus célèbres des pays en développement, est
pour ses participantes, les femmes chargées de la collecte du bois de chauffe,
d’abord un mouvement de défense des droits paysans sur la forêt, avant d’être
un mouvement féministe ou écologiste.
Une dérive possible des mouvements pour la justice environnementale est
représentée par le phénomène NIMBY (Not in my back-yard) qui, au lieu de
lutter pour la réparation de discrimination ou d’oppression environnementale,
se mobilise pour la défense d’un cadre de vie privilégié, quitte à reporter les
nuisances environnementales dans d’autres espaces. Or le nimbisme est loin d’être
une particularité nord-américaine...
Autre versant des limites, voire des détournements, des politiques environne-
mentales « justes » : la reconnaissance des acteurs locaux, notamment au Sud. B.
Roussel (2005) montre combien la reconnaissance de principe des savoirs locaux
peine à se traduire concrètement, faute de représentation forte des communau-
tés. Elle se trouve en pratique gérée par les États et les systèmes de propriété
intellectuelle. Dans bien des pays du Sud notamment, les groupes sociaux locaux
sont souvent mal armés pour faire entendre leur voix, faute d’outils techniques
et culturels pour l’exprimer (Platteau, 2004). La participation reste souvent de
façade, masquant le fait que les pouvoirs de décision sont détenus par des acteurs
en position hégémonique : État, ONG occidentales, élite locale...

Conclusion

Au terme de cette analyse, il apparaît que la justice environnementale demeure


une notion plurielle et difficile à conceptualiser. Cette faiblesse théorique fait aussi
son intérêt, tout spécialement pour un regard géographique, parce qu’elle oblige
à penser l’environnement dans ses dimensions sociales, politiques, économiques
et culturelles, en relations avec de multiples acteurs, à différentes échelles et dans
des contextes différents.
Articles Comprendre et construire la justice environnementale • 57

Parler de justice ou d’injustice environnementale a ainsi le mérite de politiser


l’environnement, alors même que bien des écologistes le présentent comme un
terrain neutre, ou une cause suprême devant recevoir l’assentiment de tous. C’est
aussi pratiquer une géographie engagée, soucieuse non seulement de définir
et décrire les inégalités socio-environnementales et les formes de ségrégations
environnementales, mais aussi de mettre en évidence les processus en amont qui
produisent ces inégalités.
La critique géographique peut enfin contribuer à ce que la justice environne-
mentale, à l’instar du développement durable, ne devienne un nouveau « mythe
pacificateur », soit un affichage consensuel destiné à recueillir l’unanimité, alors
que les politiques environnementales, quand bien même elles recherchent l’équité
ou la justice, n’en posent pas moins de très nombreux problèmes sociaux et
politiques.

Université Paris Ouest


Département de géographie
200, av. de la République
92001 Nanterre cedex
david.blanchon@.fr
y.veyret@wanadoo.fr

Université paris-Est
Cité Descartes – Champs-sur-Marne
77454 Marne-la-Vallée cedex 2
sophie.moreau@univ-mlv.fr

Bibliographie

N.B. : Cette bibliographie a été réalisée avec la précieuse collaboration de Marie-José Cla-
verie de l’UMR ADES. Elle pourra être complétée avec la bibliographie proposée sur le
sujet par C. Emelianoff, B. Villalba et E. Zaccaï in « Inégalités écologiques, inégalités
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