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DOSSIER : Économie digitale et concurrence,

l’heure des choix


– « Algorithms and Competition » : un pas vers une doctrine économique
de la collusion par les algorithmes ?
Olivier SAUTEL
– Éloge de la confiance : la Blockchain, l’entreprise et le droit de la concurrence
Alexis BRUNELLE
– La régulation des plateformes digitales et les limites du droit de la concurrence
Michaël COUSIN et Adèle AZZI

89 MENSUEL
DÉCEMBRE 2019
Sommaire
Conseil scientifique
Véronique SÉLINSKY : L’INFOGRAPHIE DU MOIS ............................................P. 4
Conseiller scientifique
Frédéric de BURE :
Avocat, Cleary Gottlieb Steen
LES ESSENTIELS DU MOIS ............................................ P. 5
& Hamilton LLP Contrôle des concentrations P. 5
„„

sommaire
Sébastien BRAMERET :
Maître de conférences à l’Université Grenoble
Pratiques anticoncurrentielles P. 5
„„
Alpes, Membre du GRDPE Transparence et pratiques restrictives de concurrence P. 9
„„
Benjamin CHEYNEL :
Référendaire à la Cour de justice
Distribution P. 11
„„
de l’Union européenne Aides d’État P. 12
„„
Loraine DONNEDIEU de VABRES-TRANIÉ : Régulation P. 13
„„
Avocat, Jeantet Associés
Jean-Christophe GRALL : Commande publique P. 15
„„
Avocat, Grall & Associés En bref P. 17
„„
Pascale IDOUX :
Professeur de droit public à l’Université
de Montpellier I, CREAM/IUF ÉCLAIRAGE .................................................................... P. 19
Bruno LASSERRE : Distribution sélective, vente en ligne et obligation de remise
„„
Ancien Président de l’Autorité de la
concurrence en main propre, l’Autorité de la concurrence se penche sur
Gildas de MUIZON : les produits à haute technicité et les produits dangereux
Deloitte Economic Consulting Jean-Julien LEMONNIER
Gwenaël MUGUET-POULLENNEC :
Référendaire au Tribunal de l’Union
européenne DOSSIER ................................................................... P. 25
Cyril NOURISSAT :
Professeur agrégé des Facultés de Droit „ ÉCONOMIE DIGITALE ET CONCURRENCE, L’HEURE
Éric PAROCHE : DES CHOIX
Avocat, Hogan Lovells
„ « Algorithms and Competition » : un pas vers une doctrine
Alexandre RIÉRA :
Maître de conférences en droit privé à économique de la collusion par les algorithmes ? P. 26
l’Université de Perpignan Via Domitia, Avocat, Olivier SAUTEL
AARPI RGR Avocats
Jacqueline RIFFAULT-SILK : „ Éloge de la confiance : la Blockchain, l’entreprise et le
Conseiller à la Cour de cassation droit de la concurrence P. 31
Président, Directeur de publication : Alexis BRUNELLE
Hubert Chemla „ La régulation des plateformes digitales et les limites du
Directrice des rédactions :
Bernadette Neyrolles droit de la concurrence P. 37
Rédactrice en chef : Michaël COUSIN et Adèle AZZI
Chloé Mathonnière - 01 85 58 31 75
chloe.mathonniere@wolterskluwer.com
Chef de rubrique : Irène Baudu – 01 85 58 32 35
DÉCRYPTAGE ............................................................... P. 43
irene.baudu@wolterskluwer.com Affaire Facebook c/ Bundeskartellamt ou l’exploitation
„„
Ont participé à ce numéro :
Christine Emlek, Thibault Lainé [abusive] d’une double asymétrie d’information sur les
Éditeur : Wolters Kluwer France données cross platform P. 43
SAS au capital de 75 000 000 € Fayrouze MASMI-DAZI
Siège social : 14 rue Fructidor
75814 Paris Cedex 17 - Tél. : 01 85 58 30 00 Conclusions de l’avocat général Evgeni Tanchev dans
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RCS Paris 480 081 306 l’affaire Marine Harvest : l’illégalité de la sanction du
Siret : 48008130600023
TVA FR 55 480 081 306 gun jumping sur le double fondement de la violation de
Associé Unique : l’obligation de notification et de l’effet suspensif P. 47
Holding Wolters Kluwer France François BRUNET et Céline VERNEY
N° Commission Paritaire : 1221 T 85786
N° ISSN : 1770-9377
Dépôt légal : à parution ANALYSE ........................................................................P. 52
Abonnement annuel : 684,07 € TTC Droit d’opposition en matière de visites domiciliaires
„„
Prix au numéro : 62,18 € TTC
Service clients : contact@wkf.fr versus obligation de soumission aux inspections :
l’improbable conciliation à l’aune de l’obstruction
Jean-Michel VERTUT
Imprimerie BIALEC :
23 allée des Grands Pâquis, 54180
Heillecourt ÉTUDE
Origine du papier : Suède Décision de l’Autorité de la concurrence relative à la
„„
Taux de fibres recyclées : 0%
Certification : PEFC N°2011-SKM-PEFC-43
fusion entre D’Aucy et Triskalia n° 19-DCC-147 du
Eutrophisation : Ptot 0,01 kg / tonne 24 juillet 2019 P. 63
Cette revue peut être référencée de la Marine NOSSEREAU
manière suivante : RLC 2019/89, n° 3673
(année/n° de la revue, n° du commentaire) Les contrats de première commercialisation des produits
„„
agricoles écartés du régime du code rural P. 67
Odile SALVAT

2 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Édito

Big data et nouveaux modes de


consommation : la boîte à outils
de la politique de concurrence en
question Par Irène BAUDU
Fany Lalanne
Chef de rubrique

Q
Rédactrice en chef
u’est-ce qu’un prix juste ? Selon une étude de l’ObSoco (Observatoire société et consomma- Revue Lamy
tion, L’Observatoire du rapport au prix, oct. 2014), le prix juste – tel que perçu par les consom- de la concurrence
mateurs – n’est pas le prix le plus bas : c’est avant tout celui qui assure le meilleur
rapport qualité-prix, ou encore celui qui rémunère correctement son producteur… en tout cas,
le prix juste n’est certainement pas le prix « à la tête du client », c’est-à-dire un prix calculé
sur la base de ce que le consommateur est prêt à payer. Un tel prix est en effet perçu comme

édito
particulièrement inéquitable. et pourtant : le pricing est bel et bien un enjeu majeur, en
particulier pour les sociétés de services qui pratiquent depuis longtemps le yield management.
et à l’ère où le comportement des consommateurs n’a jamais été aussi scruté via les données
de masse, de nouveaux risques émergent. Les algorithmes de tarification dynamique peuvent-
ils par exemple prendre le large et commettre tout seuls une entente ? Une étude conjointe
de l’Autorité de la concurrence et du bundeskartellamt tente de faire la lumière sur cette ques-
tion, parmi d’autres (v. dans ce numéro, rLc 2019/89, n° 3694).
La question des plateformes, autre vaste sujet de remise en question de la politique de concur-
rence, mérite également d’être abordée. ces entreprises dont le modèle économique repose
sur la valorisation des données de masse générées par les échanges qu’elles permettent entre
offreurs et utilisateurs n’ont jamais autant posé question, par la puissance démesurée qu’elles
acquièrent grâce aux effets de réseau. et que dire de l’exploitation des données croisées entre
les différentes plateformes (v. dans ce numéro, rLc 2019/89, n° 3697) ? Au tour de la nouvelle com-
mission européenne de faire sienne la liste toujours plus abondante de propositions en faveur
d’une régulation (v. dans ce numéro, rLc 2019/89, n° 3696).
La très haute valeur des données : un enjeu décidément au cœur de notre nouveau modèle de
consommation… et de la (future) politique de concurrence.
La rédaction vous souhaite de très belles fêtes de fin d’année. bonne lecture !

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 3


L'infographie du mois

Deloitte Economic Advisory et la Revue Lamy de la concurrence publient leur infographie trimestrielle
consacrée à l’activité contentieuse de l’Autorité de la concurrence. ce volet retrace les plus importantes
sanctions de la pratique décisionnelle de l'Autorité en matière de transactions après son introduction dans
le code de commerce à l'article L. 464-2, III, par la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances
économiques, dite loi « macron », du 6 août 2015.

Pratique décisionnelle de l'Autorité de la concurrence


en matière de transactions (sanctions > 100 K€)

4 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Les essentiels du mois

CONTRÔLE DES CONCENTRATIONS


Modernisation du contrôle des
RLC 3673 Sont actuellement concernées toutes les opérations qui
ne sont pas susceptibles, en première analyse, de poser un
concentrations : lancement d'une problème de concurrence, à savoir :
procédure dématérialisée • les opérations dans lesquelles le ou les acquéreurs ne
sont présents ni sur les mêmes marchés que les entre-
Aut. conc., communiqué, 18 oct. 2019 prises rachetées, ni sur des marchés connexes, amont
ou aval ;
Dans une volonté affichée de réduire les contraintes, no- • les opérations notifiables relatives à la distribution ali-
tamment administratives, pesant sur les entreprises dans le mentaire et qui n’entraînent pas un changement d’en-
cadre d’opérations de restructuration (rachat, fusion, etc.), seigne du ou des magasins concernés ;
l’Autorité de la concurrence vient de mettre en place une • les opérations notifiables relatives à la distribution au-
procédure de notification en ligne pour certaines opéra- tomobile.
tions relevant du régime de contrôle simplifié. Grâce à l’ouverture de cette procédure dématérialisée, les
entreprises pourront déclarer leurs opérations en ligne sur
À l’heure actuelle, 50 % des opérations de restructuration sont le site demarches-simplifiees.fr.
éligibles à la procédure de notification simplifiée déjà en vigueur.
Pour rappel, de manière classique, les démarches déclara-
Pour mémoire, dans le cadre de cette procédure applicable aux
tives comprennent une phase de prénotification modifiable,
opérations les plus simples, les entreprises déposent un dos- même lorsque le formulaire a déjà été soumis au service
sier simplifié et l’Autorité doit rendre une décision dans un dé- en charge des concentrations, ainsi qu’une phase de noti-
lai raccourci de trois semaines au lieu de cinq. Désormais, les fication, cette fois définitive.
entreprises pourront accomplir leurs démarches directement
en ligne. L’Autorité prévoit par ailleurs l’adoption, dans les pro- Pour aller plus loin. Sur la notification des opérations de
chains moins, de nouvelles lignes directrices qui feront passer la concentration en droit interne, voir le Lamy droit écono-
part d’opérations bénéficiant du régime simplifié de 50 à 70 %. mique 2020, nos 490 et suivants. n

PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES
Retour sur la condamnation de
RLC 3674 Par ailleurs, la commission reproche à Google d’avoir mis
en place un dispositif d’incitations financières destinées aux
Google dans l’affaire Android fabricants de smartphones et opérateurs de réseau mobile
pour les encourager à installer exclusivement le système
Comm. UE, 18 juill. 2019, aff. AT.40099 – Google Android Android sur les produits qu’ils distribuent.
enfin, Google aurait empêché certains fabricants de smart-
La commission européenne a récemment rendu publique phones d’utiliser une autre version d’Android qui, elle, per-
une décision adoptée le 18 juillet 2018 dans laquelle elle mettait le téléchargement et l’utilisation de moteurs de re-
avait retenu l’abus de position dominante du géant Goo- cherche concurrents.
gle. en cause, Android, son système d’exploitation de smart-
Le leader mondial du secteur se serait ainsi rendu coupable
phones qui propose par défaut l’utilisation du navigateur
d’un abus de position dominante en restreignant l’accès au
de recherche Google chrome.
marché à une concurrence effective. L’entreprise bénéficiait
Les griefs que la commission européenne retient à l’en- en effet d’une position dominante sur le marché des logi-
contre du géant du numérique tiennent en trois points. ciels d’exploitation pour smartphones via son système An-
droid et a utilisé cette position avantageuse pour imposer
D’abord, Google est accusé d’imposer aux fabricants de
l’utilisation de son navigateur Google chrome, consolidant
smartphones d’installer par défaut le navigateur Google
ainsi sa domination sur le marché de la recherche internet.
chrome. en cas de refus, l’entreprise n’accorderait tout sim-
plement pas la licence d’utilisation de sa boutique d’appli- Si ces pratiques ne sont pas répréhensibles en soi, Goo-
cations en ligne. gle, en tant qu’acteur dominant, est tenu par une respon-

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 5


Les essentiels du mois

sabilité particulière qui l’empêche de se livrer à des stra- La commission européenne considère en tout cas que dans
tégies de ce type. cette perspective et compte tenu de la responsabilité parti-
Une position dominante avérée sur plusieurs marchés culière de Google, ces pratiques ont eu pour conséquence
La commission a retenu trois marchés pour l’analyse du directe et immédiate d’empêcher l’accès au marché des ac-
contexte concurrentiel de Google : le marché mondial des teurs concurrents. D’où la condamnation de Google à une
licences de systèmes d’exploitation pour smartphones, le amende historique de 4,34 milliards d’euros.
marché mondial des boutiques d’applications pour smart-
phones et le marché national de services et recherche gé- Pour aller plus loin. Sur les abus de position dominante,
néral dans l’espace économique européen. voir Le Lamy droit économique 2020, nos 934 et suivants. n
Pour caractériser la position dominante de Google sur les
marchés pertinents retenus, la commission fait valoir que
La cour d'appel de Paris suspend
RLC 3675

l’entreprise ne connait pas de pression concurrentielle suf- l’exécution d’une décision de l'Autorité
fisante, alors même qu’il existe d’autres acteurs suscep- polynésienne de la concurrence
tibles d’accéder au marché.
Le poids de l’entreprise Apple, autre géant du secteur, n’a CA Paris, 16 oct. 2019, n° 19/15773
étonnamment pas été retenu dans l’analyse de la réparti-
tion des parts de marché. Fait suffisamment rare pour être souligné, la cour d’appel
Pour justifier ce parti pris, la commission fait valoir qu’il a rendu, le 16 octobre dernier, une ordonnance de suspen-
n’aurait pas été pertinent en l’espèce de considérer Apple sion à l’encontre d’une décision de l’Autorité polynésienne
comme un facteur de pression concurrentielle. en effet, de la concurrence (APc). La décision en question présen-
Apple réserve son système d’exploitation IOS exclusive- terait en effet un risque sérieux d’annulation. en cause, un
ment à ses propres smartphones. L’entreprise n’est donc possible défaut d’impartialité du collège sur lequel la cour
pas présente sur le marché de la concession de logiciels d’appel devra prochainement statuer.
d’exploitation pour mobiles. Google, en revanche, four- Le groupe Wane, condamné à une amende de 235 mil-
nit à des fabricants extérieurs son système d’exploita- lions de francs pacifiques par l’Autorité polynésienne de la
tion Android. concurrence, a obtenu de la cour d’appel de Paris un sursis
en conséquence, puisqu’Apple n’est pas un concurrent sur à exécution de cette décision.
ce pan du marché, la position dominante de Google se Pour mémoire, le groupe avait été sanctionné pour l’exis-
trouve donc largement avérée, avec plus de 85 % de part tence d’une éventuelle discrimination tarifaire appli-
de marché. quée aux fournisseurs pour l’implantation de leurs bois-
Un abus caractérisé sons en meubles réfrigérés ainsi que des tarifs excessifs
Suivant le raisonnement de la commission, le caractère entre 2016 et 2018 sur le marché de l’approvisionne-
abusif de la position réside dans la préinstallation systé- ment en boissons.
matique du moteur de recherche Google chrome dans les Jugeant, d’une part, que l’impartialité de la décision pou-
smartphones produits par des fabricants tiers et qui fonc- vait être mise en doute et, d’autre part, que le montant de
tionne via le système d’exploitation Android. l’amende infligée aux sociétés du groupe Wane était très
cette technique permettrait à Google de s’assurer qu’une élevé voire disproportionné, la cour d’appel de Paris a es-
large partie des utilisateurs de smartphones utilisera Goo- timé qu’il existait un risque important d’annulation de la
gle chrome comme moteur de recherche dans la mesure décision. en conséquence, elle a accepté d’en suspendre
où le navigateur est préinstallé sur le mobile. l’exécution.
en effet, selon une étude commandée par la commis- Les juges vont maintenant devoir déterminer si la décision
sion européenne, 95 % des recherches qui proviennent était justifiée et impartiale ou, au contraire, si elle a été in-
de smartphones fonctionnant avec le système Android fluencée, notamment par m. Jacques merot, le président
se font depuis le navigateur Google chrome. Pourtant, ce de l’Autorité polynésienne de la concurrence.
chiffre tombe à 25 % seulement lorsque les utilisateurs
ce dernier se trouve en effet dans une position délicate
ont le choix de leur moteur de recherche et que le mo-
dans la mesure où il est à la fois à l’origine de la sanction
bile n’est pas équipé par défaut. Un constat à tempérer
du groupe mais également témoin à charge contre cette
néanmoins par la donnée suivante : près de 25 % des uti-
même entreprise dans une procédure prud’homale inten-
lisateurs de smartphones Windows mobile se détourne-
tée par l’un de ses anciens cadres dirigeants.
raient du moteur de recherche préinstallé (bing de micro-
soft) alors que seulement 5 % des utilisateurs de smart- Devant le potentiel conflit d’intérêt qui pourrait entacher la
phones Android renonceraient à Google Search. Aussi, la décision, la cour d’appel de Paris a estimé qu’elle encourait
préinstallation de l’application n’influencerait pas systé- « un risque sérieux d'annulation fondée sur le défaut d'im-
matiquement l’utilisateur. partialité du collège ».

6 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Les essentiels du mois

en deuxième lieu, la cour retient le caractère potentielle- conseil national a élaboré puis diffusé à ses membres un
ment inexécutable de la décision eu égard au montant de modèle-type de saisine des commissions disciplinaires ré-
l’amende qui, si elle devait être appliquée, pourrait avoir gionales pour faciliter la sanction des « contrevenants ».
des conséquences irréversibles pour le groupe Wane. Sur le fondement de l’article 101 §1 TFUe et de l’ar-
c’est dans ce contexte que la cour a décidé de suspendre ticle L. 420-1 du code de commerce, l’Autorité retient
l’exécution de la décision. donc l'existence d'une entente et condamne l’Ordre des
architectes à hauteur de 1,5 million d’euros, tout en pour-
À noter que des décisions de ce type sont très rares et que
suivant son enquête dans différentes chambres régionales.
ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’impartialité de
l’APc est remise en cause. La chaîne d’actualité Polynésie À noter : si l’Ordre des architectes supporte, à juste titre, la
la 1ère révélait ainsi la semaine dernière que l’Autorité po- sanction la plus lourde, des architectes et sociétés d’architec-
lynésienne de concurrence était soupçonnée de graves ir- ture se sont également vus sanctionnés par une condamna-
régularités procédurales dans un dossier concernant deux tion symbolique de 1 euro. Suivant le raisonnement de l’Auto-
sociétés de gardiennage. À suivre, donc ! rité, la responsabilité des architectes associés à ces pratiques
ne résulte pas tant du respect du barème illicite que de la dé-
Pour aller plus loin. À propos de cette affaire, voir « Une au- nonciation de leurs confrères réfractaires via le modèle-type
torité de concurrence doit-elle être impartiale ? À propos de de saisine des commissions disciplinaires régionales.
l’ordonnance du 1er mars 2019 rejetant une requête en sus- cette « police des honoraires » a eu pour conséquence im-
picion légitime contre l’Autorité polynésienne de la concur- médiate de multiplier les contentieux, ce qui a conduit cer-
rence » par le Professeur b. bouloc, à paraître (rLc janvier taines collectivités territoriales à refuser les services d’archi-
2020). Pour un bilan de l'activité de l'APc, voir F. Venayre, tectes proposant des taux en deçà du barème afin d’éviter tout
« Une brève synthèse de l'action de l'Autorité polynésienne litige avec l’Ordre. Dans le même esprit, certaines collectivités
de la concurrence » in rLc 2019/87, n° 3665. n ont tout simplement choisi de rompre préventivement leurs
relations en cours avec des architectes « contrevenants ».

Organisations professionnelles :
RLC 3676 À l’évidence donc, l’institution du barème par l’Ordre des
architectes a largement contribué à créer une restriction
attention au risque d’entente ! de concurrence sur le marché des prestations d’architectes
aux collectivités publiques.
Aut. conc., déc. n˚ 19-D-19, 30 sept. 2019
Ce qu’il faut retenir

Les décisions de l’Autorité de la concurrence qui sanctionnent En retenant la responsabilité des architectes et sociétés d'ar-
chitecture qui se sont livrés à des saisines des commissions dis-
des organisations professionnelles sont nombreuses. en effet,
ciplinaires, la décision met en valeur les risques pesant sur les
la tentation est grande de faire de ces associations le support membres d'un groupement professionnel. D'une part, les en-
de pratiques anticoncurrentielles, sous couvert de défendre treprises adhérentes peuvent être contraintes de contribuer
les intérêts d’une profession donnée. c’est à ce titre que l’Au- au paiement de l'amende si l'association ou l'organisation ne
torité de la concurrence a sanctionné, le 30 septembre 2019, peut la régler seule. D'autre part, les entreprises adhérentes
l’Ordre des architectes ainsi que tous les architectes et socié- peuvent voir leur responsabilité engagée du seul fait d'avoir
tés d’architecture qui se sont associés aux manœuvres an- respecté les consignes de l'organisation professionnelle à la-
ticoncurrentielles visées. en cause, la diffusion de consignes quelle elles sont rattachées.
de prix pour répondre aux marchés publics et lutter contre En tout état de cause, les entreprises doivent plus que jamais
une prétendue concurrence déloyale de certains architectes s'assurer du respect du droit de la concurrence par les groupe-
qui pratiqueraient des prix trop bas. ments professionnels dont elles sont membres. C'est à cette
condition qu'elles éviteront une condamnation conjointe, si
L’infraction commence en 2013. Quatre conseils régio- condamnation il devait y avoir. n
naux de l’Ordre ont diffusé à leurs membres une méthode
de calcul d’honoraires pour répondre aux appels d’offres
de marchés publics.
Selon le Président du conseil régional de l’Ordre centre-Val de
RLC 3677La victime, même indirecte, peut
Loire, il s’agissait de lutter contre les pratiques « anti-confra- saisir la juridiction du marché affecté par
ternelles » de certains architectes qui s’assuraient l’attribu- l'entente
tion de marchés publics en proposant des prix trop attractifs.
Parallèlement à la mise en place de ce barème, le conseil CJUE, 29 juill. 2019, aff. C-451/18, Tibor-Trans, ECLI:EU:C:019:635
national de l’Ordre a organisé un système de surveillance
via la mise en place d’un site internet permettant aux archi- La victime d’une entente, même non liée contractuellement
tectes dont l’offre a été écartée de signaler les taux, consi- avec le commettant, peut saisir la juridiction du marché af-
dérés comme trop bas, de leurs confrères. Par ailleurs, le fecté par cette infraction – étant entendu que le lieu où le

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 7


Les essentiels du mois

fait dommageable s’est produit ne se limite pas au marché est dirigée contre un participant à l’entente avec lequel la
dans lequel l’entente a été conclue. c’est ainsi que la cour victime n’a établi aucune relation contractuelle.
de justice de l’Union européenne a répondu à une ques-
tion préjudicielle qui lui était posée dans l’affaire du car- Une compétence étendue qui augmente considérablement
tel des camions. le nombre de victimes potentielles d’une entente… et donc
le risque indemnitaire !
Pour mémoire, par une décision du 19 juillet 2016 (comm. Ue,
19 juill. 2016, aff. AT.39824 – camions), la commission européenne Pour aller plus loin. Sur l’indemnisation du préjudice cau-
avait sanctionné l’existence d’une entente restrictive de sé par des pratiques anticoncurrentielles, voir le Lamy droit
concurrence entre 15 fabricants internationaux de camions, économique 2020, nos 2097 et suivants. n
dont la société DAF Trucks. en cause, des arrangements
collusoires sur l’augmentation des prix bruts de camions Le groupement de transporteurs
RLC 3678
dans l’espace économique européen entre 1997 et 2010.
Astre condamné pour entente
La société de transport Tibor-Trans, s’estimant victime de
ces pratiques, a saisi les juridictions hongroises d’une ac- Aut. conc., déc. n° 19-D-21, 28 oct. 2019
tion en dommages et intérêts contre DAF Trucks fondée
sur la responsabilité extracontractuelle – le dommage al-
légué résultant du fait qu’elle avait acquis des camions à L’Autorité de la concurrence a rendu, le 28 octobre 2019, une
un prix faussé par les arrangements collusoires auxquels décision de sanction à l'encontre du groupement de trans-
DAF Trucks avait participé. porteurs routiers Astre pour avoir mis en place une réparti-
tion de clientèle entre ses membres pendant plus de 20 ans.
Or, si elle avait progressivement investi dans l’achat de
camions neufs fabriqués par la société DAF Trucks, elle se L’Autorité fait grief au groupement d’avoir, d’une part, im-
fournissait en revanche auprès de concessionnaires agréés posé à ses membres une obligation de non-concurrence
en Hongrie et n’avait donc jamais acheté de camions di- qui les empêchait de démarcher un client identifié comme
rectement à la société DAF Trucks. celui d’un autre adhérent et, d’autre part, de ne pas trans-
mettre les appels d’offres à tous ses adhérents mais uni-
DAF Trucks contestait donc ici la compétence internationale quement à ceux travaillant déjà pour le client.
des juridictions hongroises. Les réunions collusoires ayant
eu lieu en Allemagne, seules les juridictions allemandes en parallèle, un système de sanctions avait été mis en
étaient, selon le cartelliste, compétentes. La société faisait place : chaque membre du groupement disposait d’un
également valoir que, dans la mesure où elle n’avait aucun permis de 12 points qui pouvaient lui être retirés en cas de
rapport contractuel avec Tibor-Trans, on ne pouvait rai- non-respect notamment de l’obligation de non-concurrence
sonnablement l’attraire devant les juridictions hongroises. et, le cas échéant, aboutir sur une exclusion du groupement.

en première instance, le tribunal hongrois se déclare incom-


Rappel : le droit de la concurrence interdit aux entreprises,
pétent. ce n’est qu’à l’occasion d’un appel à l’encontre que fussent-elles adhérentes d’un même groupement, de se
cette décision que la juridiction de renvoi décide de trans- mettre d’accord entre elles pour réduire la concurrence et se
mettre une question préjudicielle à la cour de justice. répartir les marchés.
Une appréciation large de la compétence Or, c’est précisément l’effet qu’ont pu avoir les pratiques du
juridictionnelle en matière de contentieux groupement Astre. La compétition a été amoindrie en choix et
indemnitaire en prix pour les clients et l’accès au marché de certaines en-
Sur le fondement de l’article 7, point 2, du règlement treprises adhérentes a été restreint, au titre de l’obligation de
n° 1215/2012, la cour répond que l’action en réparation non-concurrence.
d’un préjudice causé par une infraction au titre de l’ar-
ticle 101 TFUe ne se limite pas au lieu de l’évènement à Les pratiques relevées par l'Autorité n’ont pas été contes-
l’origine du dommage, à savoir le lieu où les arrangements tées par le groupement Astre, qui a souhaité bénéficier de
collusoires ont été mis en place. la procédure de transaction et s’est vu infliger une sanc-
Selon le règlement visé, la victime peut saisir « la juridiction tion de 3,8 millions d’euros.
du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se Une sanction qui rappelle aux groupements d’entreprises
produire ». Les juges européens précisent ici que le lieu où leurs obligations vis-à-vis du droit de la concurrence. Ainsi,
le fait dommageable s’est produit doit s’entendre comme le si les groupements inter-entreprises de commercialisation
lieu où les ententes collusoires ont été conclues mais égale- et de mutualisation de moyens peuvent permettre à des
ment comme le lieu du marché affecté par cette infraction, Pme d’être plus compétitives, cela ne doit pas être au dé-
c’est-à-dire le lieu où les prix du marché ont été faussés. triment de la liberté de leurs membres – au risque de com-
en conséquence, le marché hongrois ayant été affecté, ses mettre une entente. exit, donc, l’interdiction de démarcher
juridictions nationales sont compétentes pour statuer sur des clients « réservés » à d’autres adhérents... surtout quand
la demande de dommages et intérêts, ce même si l’action elle est assortie de mécanismes de surveillance !

8 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Les essentiels du mois

Autre point intéressant de la décision : les précisions ap- tion définie : il en découle qu’elles ne peuvent soutenir par
portées par l’Autorité en matière de transaction et, à cer- la suite que l’application de la sanction définitive excède
tains égards, le durcissement de cette procédure. leur capacité contributive. Seule exception à cela : que l’en-
Ainsi, l’Autorité estime que les parties qui s’engagent dans treprise démontre que sa situation a changé entre la déter-
une transaction doivent apporter se mettre rapidement mination de la fourchette et la séance devant le collège.
en conformité afin que le grief notifié cesse dans les meil-
leurs délais après la transaction, et ce avant même que le Pour aller plus loin. Sur les ententes et en particulier les
collège se soit prononcé sur le caractère anti-concurren- décisions d’associations d’entreprises, voir Le Lamy droit
tiel des pratiques en cause.
économique 2020, n° 729. Sur la procédure de transaction
en outre, l’Autorité précise que les parties ayant accepté la devant l’Autorité de la concurrence, voir Le Lamy droit éco-
transaction donnent leur accord sur la fourchette de sanc- nomique 2020, nos 1848 et suivants. n

TRANSPARENCE ET PRATIQUES RESTRICTIVES


DE CONCURRENCE
Rubrique rédigée par les avocats du département Distribution Concurrence du cabinet Fidal

Rupture brutale : condition


RLC 3679 Rupture brutale et groupe
RLC 3680
d'application à un contrat de gérance- de sociétés : absence de relation
mandat commerciale unique
Cass. com., 2 oct. 2019, n° 18-15.676, P+B
Cass. com., 16 oct. 2019, n° 18-10.806, D

La cour de cassation se prononce sur l’application de l’an-


cien article L. 442-6, I, 5° du code de commerce (rempla- Un commerçant avait conclu avec trois sociétés, membres
cé par l'article L. 442-1, II) en cas de rupture de contrat de gé- d’un même groupe, des contrats pour l’exploitation de
rance-mandat (c. com., art. L. 146-1 et s.). stands dans des magasins qu’elles détenaient.

Un mandant avait notifié à son gérant-mandataire le non- L’une des trois sociétés, agissant pour le compte des deux
renouvellement de son contrat. Pour rejeter la demande autres, avait résilié ces contrats d’exploitation. L’exploi-
de ce dernier pour rupture brutale de relation commer- tant de stands avait alors assigné les trois sociétés pour
ciale établie, la cour d’appel avait considéré que « l’ar- rupture brutale de relations commerciales établies en fai-
ticle L. 442-6, I, 5° du code de commerce ne s’appliqu[ait] sant valoir que la durée du préavis aurait dû être appréciée
pas à la cessation des relations liant un gérant-mandataire en tenant compte de la durée globale des relations com-
et son mandant, régies par les dispositions spéciales de l’ar- merciales qu’il avait nouées avec les trois sociétés. La cour
ticle L. 146-4 du code de commerce et qu’en l’espèce, un d’appel de Paris avait rejeté sa demande au motif de l’ab-
préavis contractuel a[vait] été convenu entre les parties en sence d’action concertée de ces dernières.
cas de non-renouvellement du contrat » (v. en ce sens cA Paris,
17 janv. 2018, n° 15/04973 ; cA Paris, 11 oct. 2018, n° 16/24228 ; cA Pa-
considérant « qu’un groupe de sociétés, dépourvu de la
ris, 12 déc. 2018, n° 16/22323).
personnalité morale, qui ne peut s’engager par contrat, ne
La décision est censurée par la cour de cassation au motif peut constituer un partenaire commercial au sens de l’ar-
que « si le régime institué par les articles L. 146-1 et suivants ticle L. 442-6, I, 5° du code de commerce, dans sa rédaction
du code de commerce prévoit, en son article L. 146-4, le paie- applicable à la cause », et que l’exploitant « qui a entrete-
ment d’une indemnité minimale au profit des gérants-man- nu des relations commerciales concernant quatre magasins
dataires en cas de résiliation du contrat sans faute grave de avec trois sociétés différentes ayant une personnalité morale
leur part, il ne règle en aucune manière la durée du préavis à distincte et autonome, en vertu de contrats distincts compor-
respecter, que le même texte laisse à la convenance des par- tant des conditions d’exploitation spécifiques, ne justifie pas
ties », ce dont il se déduit « qu’ont vocation à s’appliquer les de l’existence de la relation commerciale unique qu’elle au-
règles de responsabilité instituées par l’article L. 442-6, I, 5° rait nouée avec le groupe », la cour de cassation approuve
du même code lorsque le préavis consenti est insuffisant au les juges du fond et retient que l’action en responsabilité
regard de la durée de la relation commerciale établie entre engagée doit être examinée au regard des relations entre-
les parties et des autres circonstances ». n tenues avec chacune des sociétés. n

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 9


Les essentiels du mois

Rupture brutale : précarité d'un


RLC 3681 Conventions récapitulatives :
RLC 3683
« contrat renouvelable sur demande » absence d'obligation d'établir une
convention pour une activité accessoire
Cass. com., 2 oct. 2019, n° 17-24.135, D
CEPC, 19 sept. 2019, avis n° 19-10, relatif à une demande d'avis
d'un cabinet d'avocats sur l'applicabilité des articles L. 441-3
Dans le cadre d’un réseau de distribution de produits de et L. 441-4 du code de commerce
forme et de bien-être, deux sociétés avaient signé un
« contrat d'agrément, renouvelable, sur demande, chaque
Par un avis du 19 septembre 2019, la cePc s’est prononcée
année ». Suite à la mise en œuvre, par la tête de réseau,
sur l’applicabilité des articles L. 441-3 et L. 441-4 du code
de la clause résolutoire qui figurait dans le contrat, le dis-
de commerce dans le cadre de la relation entre un exploi-
tributeur s’estimait victime d’une rupture brutale de rela-
tant de complexes cinématographiques et ses fournisseurs
tions commerciales établies.
de produits alimentaires et boissons revendus en l’état.
La cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir Partant du fait que l’activité principale des exploitants de
retenu que le distributeur « qui entretenait depuis huit ans complexes cinématographiques est la vente de presta-
une relation commerciale avec [le fournisseur] savait que tions de services (visionnage de films dans une salle spé-
son contrat expirait le 31 décembre 2011 » et n’avait « pas cialement aménagée), la cePc considère que « la vente
demandé le renouvellement de son agrément à compter du de prestations de restauration et de produits alimentaires
1er janvier 2012, de sorte que ses relations commerciales ou boissons en l'état au sein du complexe (…) constitue en
étaient nécessairement devenues précaires » et d’avoir « en principe une activité accessoire ». elle considère donc que
l’état de ces appréciations » et « dans l’exercice de son pou- les exploitants de tels complexes « ne sauraient être quali-
voir souverain » estimé que « le délai de préavis de quatre fiés de distributeurs ou de prestataires de services au sens des
mois et onze jours (…) était suffisant » pour lui permettre articles L. 441-3 et L. 441-4 du code de commerce et n'ont
de se réorganiser. n donc pas à établir une convention annuelle ou pluriannuelle
avec leurs fournisseurs ». n

Déséquilibre significatif : absence


RLC 3682
Facturation : conséquence de
RLC 3684
de déséquilibre au regard de la nature l'erreur dans les mentions sur facture
des obligations stipulées (obligations
inhérentes à la mission) CEPC, 19 sept. 2019, avis n° 19-11, relatif à une demande d'avis
d'un professionnel portant sur des pratiques concernant des
factures dématérialisées
CA Paris, 17 oct. 2019, n° 17/08928
Par un avis du 19 septembre 2019, la cePc s’est prononcée
Un opérateur de transport avait confié l’exécution de cer- sur la légalité de la pratique qui consiste à rejeter le paie-
taines prestations (collectes et transport des colis) à un ment d’une facture en raison de l’absence ou d’une erreur
sous-traitant. Après avoir notifié à ce dernier la résiliation sur une information dite « donnée métier », « comme par
des contrats de transport moyennant un préavis de trois exemple : un numéro de commande, un numéro de bon de
mois, il avait été assigné par le sous-traitant éconduit no- livraison, un numéro de ligne dans une commande, un code
tamment pour déséquilibre significatif (c. com., art. L. 442- service, un nom de service ».
6, I. 2° remplacé par c. com., art. L. 442-1, I. 2°). Le sous-traitant
Après avoir rappelé les mentions obligatoires devant figurer
considérait en effet que certaines clauses des contrats de
sur les factures en application de l’article L. 441-3 du code
sous-traitance avaient eu pour effet de créer, à son détri-
de commerce applicable à l’espèce, qu’elles soient ou non
ment, un déséquilibre significatif. Il visait spécialement, à
dématérialisées, la cePc relève que si les données « mé-
cet égard, la clause permettant au donneur d’ordres de ne
tier » n’en font pas partie, elles peuvent néanmoins revêtir
pas régler la prestation de transport en cas de retard lors
un caractère obligatoire lorsque les parties en conviennent
de la collecte.
par contrat.
considérant que « l’exigence de ponctualité [était] en l'es- La cePc constate que, dans tous les cas, « lorsqu'une pre-
pèce inhérente à la mission confiée [au sous-traitant] comme mière facture est refusée par le débiteur [en cas d’absence
relevant de l'obligation de résultat qui s'impose [à lui] confor- ou d’erreur dans les mentions], le créancier de cette facture
mément aux [stipulations contractuelles] », la cour d’ap- se trouve en général contraint d'en émettre une nouvelle »,
pel rejette sa demande et retient que la clause de pénali- ce qui « a pour conséquence de retarder artificiellement le
tés n’est pas de nature à créer, à son détriment, un désé- point de départ du délai de paiement tel qu'il est plafonné
quilibre significatif. n par le code de commerce ».

10 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Les essentiels du mois

Au regard des règles en matière de délai de paiement, la noncé, s’agissant des résultats de la loi dite « eGalim »
cePc considère que la pratique consistant à rejeter ou re- (L. n° 2018-938, 30 oct. 2018) qu’« entre le 1er janvier et le 1er mars
fuser une facture pour inexactitude ou incomplétude de ses 2019 (…), 3 573 contrôles ont été effectués afin de veiller
mentions « ne doit pas avoir pour effet de retarder abusive- au respect des nouvelles modalités d'encadrement des pro-
ment le point de départ des délais de paiement tels que pla- motions. 438 avertissements ont été dressés ».
fonnés par le code de commerce, ou de permettre au débi-
teur de se soustraire au paiement, sous peine de sanctions ». Le 5 novembre 2019, le groupe de suivi de la loi eGalim a
On relèvera par ailleurs que la cePc rappelle que le défaut présenté son rapport au Sénat. Le rapport faisant état d’ef-
d’une mention obligatoire sur la facture pourra désormais fets inattendus, les sénateurs ont annoncé qu’une proposi-
être sanctionné par une amende administrative sur le fon- tion de loi serait déposée afin de « sauver l'esprit des États
dement du nouvel article L. 441-9, II du code de commerce. généraux de l'alimentation » comportant les 3 mesures
d’urgence suivantes :

EGalim : bilan un an après la


RLC 3685 • sortir de l’encadrement des promotions en volume les
produits les plus saisonniers et permettre l’examen, au
promulgation de la loi et proposition de cas par cas, de la situation des Pme en difficulté ;
mesures d'urgence
• expérimenter une clause de révision automatique des
Communiqué de presse du Ministère de l'Agriculture du 28 oc- prix, à la hausse comme à la baisse, pour les filières où
tobre 2019 ; cela est le plus nécessaire, notamment le porc ;
Communiqué de presse du Sénat du 5 novembre 2019 ;
Rapport d'information n°89 du Sénat ; • revenir à la volonté initiale du législateur concernant
Note de synthèse du rapport d'information n°89 du Sénat l’ordonnance sur les coopératives agricoles en suppri-
mant la possibilité pour le juge de sanctionner finan-
Lors du conseil des ministres du 21 octobre 2019, le mi- cièrement les coopératives ayant pratiqué une rému-
nistre de l’économie et le ministre de l’Agriculture ont an- nération des apports abusivement basse. n

DISTRIBUTION
Distribution sélective et vente
RLC 3686 timales (Aut. conc., déc. n° 18-D-23, 24 oct. 2018). écopant d’une
amende de 7 millions d’euros, Stihl avait fait appel.
en ligne : la cour d'appel réforme a
Une restriction de concurrence caractérisée
minima la décision de l'Autorité de la Selon la cour d’appel, en imposant à ses distributeurs une
concurrence dans l'affaire Stihl mise en main directe de ses produits considérés comme
dangereux, Stihl a bien contribué à restreindre la vente
CA Paris, 17 oct. 2019, n° 18/24456 par Internet, notamment au préjudice de ses distributeurs
agréés. Les juges relèvent d’ailleurs qu’il n’est pas démon-
Le 17 octobre 2019, la cour d’appel de Paris a confirmé tré en l’espèce que les accidents sont plus fréquents lorsque
pour l’essentiel la décision de l’Autorité de la concurrence l’utilisation n’a pas bénéficié d’une démonstration physique
ayant sanctionné la société Stihl pour avoir, de fait, inter- de l’outil en magasin. Facteur aggravant pour la cour, cette
dit la vente en ligne de ses produits au sein de son réseau interdiction de vente à distance s’applique indifféremment
de distribution sélective en imposant leur remise en mains aux profanes comme aux professionnels, sans considéra-
propres. Le caractère dangereux des produits invoqué par tion de la qualité et de l’expérience de l’acheteur. Aussi, elle
Stihl pour imposer cette remise en boutique n’a pas plus en conclut que l’impossibilité de vente en ligne de certains
convaincu la cour d’appel que l’Autorité... produits est disproportionnée et va au-delà de ce qui est
Le 24 octobre 2018, la société Stihl a été condamnée par nécessaire pour assurer une utilisation optimale et sécuri-
l’Autorité de la concurrence pour avoir interdit à ses distri- sée des produits, qui doit pouvoir être atteinte autrement
buteurs agréés de vendre certains produits à distance car que par une mise en main directe.
considérés comme dangereux, à savoir les tronçonneuses À titre d’exemple, elle cite la société Husquvarna, concur-
et autres débrousailleuses qui peuvent seulement être ré- rente directe de Stihl sur le marché de l’outillage de jardin,
servées en ligne. Une fois la réservation en ligne réalisée, qui dématérialise la mise en main et s’acquitte de la mise
les distributeurs restaient en effet tenus de faire une dé- en garde du consommateur via des vidéos disponibles sur
monstration, directement en magasin, des précautions à Internet et des guides d’utilisation que ses clients peuvent
prendre pour un usage dans des conditions de sécurité op- consulter. cette société permet donc à ses distributeurs

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 11


Les essentiels du mois

de vendre les produits en ligne, tout en offrant assistance Pareil raisonnement est écarté par la cour d’appel. elle sou-
et conseils aux acheteurs. Stihl aurait donc pu adopter un ligne que le système de distribution en cause n’a en aucun
procédé similaire et ainsi assurer une sécurité optimale à cas été validé par le bundeskartellamt, qui n’a rendu au-
ses utilisateurs. cune décision officielle en ce sens. et ajoute que si l’auto-
rité allemande n’a pas souhaité poursuivre la société Stihl
Sur le fond, la cour d’appel confirme donc le raisonnement compte tenu de ses efforts pour restreindre la liste des pro-
de l’Autorité. Néanmoins, prenant en compte les efforts de duits interdits à la vente en ligne, cela ne constituait pas
l'entreprise depuis 2014 pour réduire la liste de produits in- pour autant une assurance inconditionnelle de conformi-
disponibles à la vente en ligne, elle diminue la sanction infli- té des contrats de distribution.
gée, la faisant passer de 7 à 6 millions d’euros. La restriction
était en effet devenue moins importante dans la mesure où ce faisant, la cour rappelle avec force qu’en vertu du règle-
elle ne portait plus que sur les produits jugés dangereux. ment (ce) n˚ 1/2003, une entreprise ne peut se prévaloir,
devant une autorité nationale concurrence, d’une apprécia-
Un principe de confiance légitime inopérant en tion indirecte effectuée par l’autorité d’un autre état membre
l'espèce quant à la conformité d’un système de distribution. et d’ajou-
ter que, quand bien même cette appréciation serait directe,
Autre point intéressant de la décision, Stihl tentait de faire elle demeure indifférente dès lors qu’elle n’émane pas d’une
valoir le point de vue d’autres autorités de concurrence. elle autorité de concurrence compétente pour se prononcer – la
indiquait ainsi avoir eu l’occasion de faire valoir auprès du commission européenne en l’occurrence.
bundeskartellamt que l’obligation de mise en garde incom-
bant aux professionnels impliquait selon elle une mise en Pour aller plus loin. Pour une analysée plus détaillée de cet
main directe par les distributeurs aux utilisateurs, ce que arrêt, voir dans ce numéro, « Distribution sélective, vente en
l’autorité allemande ne semblait pas contester. ligne et obligation de remise en main propre, l’Autorité de
la concurrence se penche sur les produits à haute technicité
Dans cette perspective, en condamnant Stihl en dépit de et les produits dangereux », J.-J. Lemonnier, rLc 2019/89,
l’avis de cette autre autorité, le gendarme français de la n° 3693. Plus généralement, sur la vente en ligne au sein
concurrence aurait violé le principe général de confiance des réseaux de distribution sélective, voir Le Lamy droit
légitime. économique 2020, nos 3905 et suivants. n

AIDES D’ÉTAT
Aides d’État : la création d’une
RLC 3687 e-procurement platform TenderNed, c(2014) 9548 final) dans laquelle
elle jugeait que la mesure en cause n’impliquait pas d’aide
plateforme de passation électronique d’état au sens de l’article 107 §1 TFUe.
des marchés publics est-elle une activité
Le Tribunal de l’Union, saisi à son tour, avait également
économique ? rejeté la requête (Trib. Ue, 28 sept. 2017, aff. T-138/15, Aanbeste-
dingskalender et a. c/ commission, ecLI:eU:T:2017:675). Les requé-
CJUE, 7 nov. 2019, aff. C-687/17 P, Aanbestedingskalender
et a. c/ Commission, ECLI:EU:C:2019:932
rants ont alors demandé à la cJUe d’annuler cette décision.
Que prévoit la plateforme en question ?
Dans une décision rendue le 7 novembre 2019, la cour de La plateforme litigieuse propose des services allant de la
justice a considéré que le financement d’une plateforme publication de l’avis d’appel d’offres à l’attribution du mar-
dédiée à la passation électronique des marchés publics ne ché public.
relevait pas de la notion d’aide d’état, dès lors que l’activi-
Plus précisément, elle offre gratuitement aux pouvoirs ad-
té poursuivie n’était pas de nature économique mais de-
judicateurs et aux entités relevant de domaines particuliers
vait être considérée comme liée à l’exercice de préroga-
plusieurs fonctionnalités, dont :
tives de puissance publique.
en l’espèce, un financement avait été accordé par le • un module de « publication des avis de marchés publics
royaume des Pays-bas pour la création et l’introduction et des documents relatifs à ces marchés » ;
d’une plateforme de passation électronique des marchés • un module de dépôt d’offres « proposant des fonction-
publics. Plusieurs prestataires de services dans ce domaine nalités comme l'échange de questions et de réponses ainsi
affirmaient que ce financement constituait une aide d’état que le téléchargement d'offres et soumissions », accom-
illégale. Saisie par ces entités, la commission européenne pagné d’une rubrique dans laquelle les opérateurs éco-
avait adopté une décision (comm. Ue, 18 déc. 2014, aff. SA.34646, nomiques peuvent saisir et gérer leurs données.

12 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Les essentiels du mois

Acte de puissance publique ou activité économique ? par le ministère, est étroitement liée à l'activité de pas-
La commission avait jugé, contrairement à ce qu’alléguaient sation des marchés publics des entités adjudicatrices et
les requérants, que les mesures de financement accordées se rattache, dès lors, à l'exercice de prérogatives de puis-
par les autorités néerlandaises pour la création et l’intro- sance publique ».
duction de la plateforme ne relevaient pas de la notion Le critère du rattachement
d’aide d’état, dès lors que l’activité poursuivie « n'était pas Le jugement du Tribunal est validé par la cJUe dans cette
de nature économique ». en effet, la notion d’aide d’état, qui décision du 7 novembre 2019. La juridiction retient en ef-
ne s’étend qu’aux activités de nature économique, exclut fet que le Tribunal a correctement repris et appliqué le cri-
celles correspondant à l’« exercice de l’autorité publique » tère du rattachement des activités à l’exercice de préroga-
(v. en ce sens, not., cJUe, 18 mars 1997, c-343/95, Diego calì & Figli, tives de puissance publique, tel qu’issu de la jurisprudence
ecLI:eU:c:1997:160, cJUe, 12 juill. 2012, aff. c-138/11, compass-Daten-
bank, ecLI:eU:c:2012:449, ou encore cJUe, 28 févr. 2013, aff. c-1/12, Or-
de la cour de justice (v. arrêts précités).
dem dos Técnicos Oficiais de contas, ecLI:eU:c:2013:127). Pour rappel, pour l’appréciation de la qualification d‘aide
d’état, la cour a exclu du champ des activités présentant
Pour la commission, l’activité litigieuse devait être consi-
un caractère économique justifiant leur soumission au droit
dérée comme se rattachant à l’exercice de prérogatives de
de la concurrence les activités correspondant à l’« exer-
puissance publique, dès lors que les fonctionnalités offertes
cice de l'autorité publique ». Dans ce contexte, les acti-
par la plateforme constituaient les moyens par lesquels les
vités pouvant être « rattachées » à l’exercice de préroga-
entités adjudicatrices et le royaume des Pays-bas respec-
tives de puissance publique ne sont ainsi pas considérées
taient les obligations leur incombant en vertu des règle-
comme étant « de nature économique » et donc relevant
mentations européennes et nationales en matière de pas-
du champ des aides d’état.
sation des marchés publics.
Le moyen selon lequel aucune des fonctionnalités offertes
ce raisonnement avait été approuvé par le Tribunal en 2017, par la plateforme ne se rattachait, par sa nature, son ob-
dans les termes suivants : jet ou les règles auxquelles elle est soumise, à l’exercice de
« (…) par la nature et l'objet de son activité qui sont de prérogatives de puissance publique, est donc rejeté par la
mettre à la disposition des entités adjudicatrices, à titre cour au vu des développements précédents.
gratuit, des fonctionnalités allant de la publication à Pour aller plus loin. Pour des développements détaillés
l'attribution des marchés publics, en passant par la sou- en matière d’aides d’état sous l’angle public, voir Le Lamy
mission des offres, et en tenant compte des règles aux- droit public des affaires 2019, nos 775 et suivants. Pour des
quelles elle est soumise, à savoir les directives et la loi sur développements détaillés en matière d’aides d’état sous
la passation des marchés publics, l'activité de [la plate- l’angle privé, voir Le Lamy droit économique 2020, nos 2210
forme], qui a été créée et qui est directement exploitée et suivants. n

RÉGULATION
Nouvelles évolutions du cadre
RLC 3688 L’article 10 du décret modifie également la procédure d’éla-
boration des contrats de régulation économique, réfor-
de la régulation des redevances mant en profondeur l’article r. 224-4 du code de l’avia-
aéroportuaires tion civile. À ce titre :
• il fixe les conditions dans lesquelles l’ArT rend un avis
D. n° 2019-1016, 3 oct. 2019, JO 4 oct. de cadrage sur le coût moyen pondéré du capital en
amont de la procédure ;
Le décret n° 2019-1016, qui tire les conséquences de • il renforce la consultation des usagers sur les projets
la désignation de l’Autorité de régulation des trans- de contrat ;
ports (ArT) en tant que régulateur des redevances aé- • il prévoit la possibilité de valider en même temps que
roportuaires, a été publié au Journal officiel du 4 oc- ces contrats les tarifs de la première année de la pé-
tobre 2019. Il modifie plusieurs pans du cadre de la ré- riode qu’ils couvrent afin d’optimiser les délais de pro-
gulation dans ce secteur. cédure.
Tout d’abord, ce décret clarifie dans son article 5 les pou- Par ailleurs, l’article 4 du décret rend obligatoire la consul-
voirs dévolus au ministre chargé de l’Aviation civile en tation des usagers sur les investissements devant être
matière de définition du périmètre régulé applicable aux approuvés par l’état, autorité concédante. en effet, l’ar-
aéroports et de validation des règles d’allocation des ac- ticle r. 224-3 du code de l’aviation civile impose désor-
tifs, des produits et des charges entre périmètres régu- mais à l’exploitant cette consultation « sur tout pro-
lé et non régulé. jet d’investissement devant faire l’objet d’une approba-

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 13


Les essentiels du mois

tion du ministre chargé de l’aviation civile en vertu du ca- des parts détenues par l’état dans le capital de la société
hier des charges applicables à l’aérodrome au sens de l’ar- exploitant l’aéroport de Toulouse-blagnac. Une victoire de
ticle R. 223-2 ». Il doit ainsi soumettre aux usagers « un l’état face aux opposants à cette privatisation.
dossier précisant la nature et la consistance du projet, sa lo- La Haute juridiction a en effet jugé que cette décision de
calisation, les objectifs poursuivis, son impact sur l’exploi- désignation avait été rendue au terme d’une procédure ré-
tation de l’aérodrome et une estimation de son coût », puis gulière, sans erreur manifeste d’appréciation.
transmettre « un procès-verbal de cette consultation au
ministre chargé de l’aviation civile lors de la notification du Une privatisation contestée...
projet ». Aussi, lorsque l’aérodrome est doté d’une com- Pour rappel, un décret du 11 juillet 2014 (D. n° 2014-795, 11 juill.
mission consultative économique, cette consultation doit 2014, JO 12 juill.) avait autorisé la privatisation d’une partie du
s’effectuer dans ce cadre. capital de la société « Aéroport Toulouse-blagnac », conces-
sionnaire dudit aéroport. L’état français, jusqu’alors action-
enfin, le décret précise (article 15) que l’article r. 227-15 du naire majoritaire, cédait ainsi au secteur privé une partici-
code de l’aviation civile – qui précise les conditions de pu- pation majoritaire au capital de la société, en ne conser-
blication de la décision du ministre chargé de l’aviation ci- vant qu’une participation résiduelle de 10,01 %.
vile prononçant une mesure de restriction d’exploitation
liée au bruit de l’aéronef – ne s’applique qu’aux aérodromes en application de ce décret, une procédure d’appel d’offres
qualifiés d’aéroports coordonnés. avait été lancée par les ministres de l’économie et des
Finances. cette procédure avait abouti à la désignation,
Le texte, pris pour l’application de l’ordonnance n° 2019- en avril 2015, du consortium chinois Symbiose (désormais
761 du 24 juillet 2019 relative au régulateur des redevances société casil europe) en tant que nouvel actionnaire pri-
aéroportuaires, est entré en vigueur le 5 octobre 2019, len- vé de la société, à hauteur de 49,99 % des parts du capital
demain de sa publication. (Arr. 15 avr. 2015, NOr : FcPA1509044A, JO 17 avr.). Plusieurs syndi-
cats et particuliers opposés à cette privatisation avaient de-
Des dispositions déjà prises par l'ART mandé l’annulation de cette décision au juge administratif.
Pour rappel, l'ART, auparavant Arafer (Autorité de régula- … mais validée par la justice
tion des activités ferroviaires et routières), s'est substituée de- La dernière décision en date avait été rendue le 16 avril 2019
puis le 1er octobre 2019 à l’Autorité de supervision indépen- par la cour administrative d’appel de Paris (cAA Paris, 16 avr.
dante des redevances aéroportuaires prévue par la directive
2019, n° 17PA01605). celle-ci, faisant droit aux demandes des
2009/12/CE du 11 mars 2009, autorité anciennement placée
auprès du vice-président du Conseil général de l’environne- opposants, avait annulé la décision de cession des parts du
ment et du développement durable. capital à l’investisseur chinois.
À cette fin, elle avait modifié dès le 1er octobre son règlement Néanmoins, le conseil d’état, par son arrêt du 9 octobre,
intérieur (ART, déc. n° 2019-057, 1er oct. 2019, portant adoption du rè- annule cette décision de la juridiction d’appel pour deux
glement intérieur de l'Autorité de régulation des transports) en préci- raisons principales.
sant les modalités de sa saisine en matière d'homologation des
tarifs des redevances pour services rendus, d'avis conforme sur D’une part, il estime que la décision de sélection de l’ac-
les projets de contrat de régulation économique et d'avis mo- quéreur a été prise à l’issue d’une procédure régulière. Se-
tivé sur le coût moyen pondéré du capital à prendre en compte lon lui, et contrairement à ce qu’avait retenu la cour ad-
dans ces projets de contrat. Elle avait à cette même date adopté ministrative d’appel, l’évolution du groupement en cours
une décision relative aux éléments nécessaires à l'examen des de procédure n’était pas interdit par le cahier des charges.
demandes d'homologation de tarifs des redevances aéropor-
D’autre part, la décision désignant le consortium Symbiose
tuaires (ART, déc. n° 2019-058, 1er oct. 2019). n
comme acquéreur de la participation en cause n’est pas,
selon la Haute juridiction, entaché d’une erreur manifeste
d’appréciation. Tous les arguments soulevés par les requé-
rants (la participation majoritaire détenue au capital de la
Privatisation de l’aéroport de
RLC 3689 société gestionnaire de l’aéroport de Toulouse Francazal
par une société qui n’appartenait pas au consortium Sym-
Toulouse-Blagnac : la sélection du biose, « l'existence d'un pacte d'actionnaires entre l'État et
consortium chinois validée par le Conseil l'acquéreur », « la circonstance que le consortium Symbiose
d'État avait proposé le prix d'acquisition le plus élevé parmi les can-
didats », l’allégation, jugée infondée par le conseil d’état,
CE, 9 oct. 2019, nos 430538 et 431689, Aéroport de Tou- d’une « insuffisance de garanties financières du consortium »)
louse-Blagnac ont été considérés par le conseil comme n’étant pas de na-
ture à remettre en cause le choix des ministres.
Le 9 octobre 2019, le conseil d’état a validé la décision Le processus de privatisation de l’aéroport, qui avait été
des ministres de l’économie et des Finances sélectionnant considéré comme un « échec » par la cour des comptes
un investisseur chinois en tant qu’acquéreur de 49,99 % dans un rapport rendu public en 2018 (rapp. c. comptes,

14 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Les essentiels du mois

oct. 2018, Le processus de privatisation des aéroports de Toulouse, Lyon le domaine du ciblage publicitaire, pouvait bien être contes-
et Nice), peut donc se poursuivre après cette validation par té par les requérants.
les juges du Palais-royal. n
en effet, le conseil juge que cet acte constituait « une prise
de position publique de la commission quant au maniement
des pouvoirs dont elle dispose, en particulier en matière ré-
Recours contre les actes de
RLC 3690
pressive, pour veiller au respect des règles applicables au
soft law des autorités de régulation : recueil du consentement au dépôt de cookies et autres tra-
nouvelle illustration par le Conseil ceurs ». Par conséquent, cette prise de position « doit être
d'État regardée comme ayant pour objet d’influer sur le comporte-
ment des opérateurs auxquels elle s’adresse et comme étant
CE, 16 oct. 2019, n° 433069, associations La Quadrature du de nature à produire des effets notables tant sur ces opérateurs
net et Caliopen que sur les utilisateurs et abonnés de services électroniques ».
Plusieurs conditions remplies
Depuis 2016, il est admis que les actes de droit souple des en jugeant de la sorte, le conseil ne fait qu’appliquer les
autorités de régulation sont susceptibles de recours pour conditions de recevabilité du recours dégagées en 2016 sous
excès de pouvoir. Par un arrêt du 16 octobre 2019, le conseil les termes suivants : « Les avis, recommandations, mises en
d’état a affirmé l’applicabilité de cette jurisprudence à garde et prises de position adoptés par les autorités de régu-
l’égard d’une prise de position publique de la commission lation dans l’exercice des missions dont elles sont investies,
nationale de l’informatique et des libertés. peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils
Plus précisément, cette affaire portait sur une prise de posi- revêtent le caractère de dispositions générales et impératives
tion publique de la cNIL sur le maniement de ses pouvoirs, ou lorsqu’ils énoncent des prescriptions individuelles dont ces
notamment de sanction, pour veiller au respect des règles autorités pourraient ultérieurement censurer la méconnais-
relatives à la protection des données à caractère personnel. sance. Ces actes peuvent également faire l’objet d’un tel re-
cours, introduit par un requérant justifiant d’un intérêt direct
Un acte susceptible de recours ? et certain à leur annulation, lorsqu’ils sont de nature à pro-
Pour rappel, le conseil d’état avait ouvert en 2016 par duire des effets notables, notamment de nature économique,
deux arrêts d’Assemblée la possibilité de contester devant ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les
la juridiction administrative, dans certaines conditions, les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent ».
actes de droit souple adoptés par les autorités de régula-
tion dans l’exercice des missions dont elles sont investies en l’espèce, compte tenu de l’objet social des associations
(ce, ass., 21 mars 2016, n° 390023, Sté Numericable, et ce, ass., 21 mars requérantes (la défense des libertés sur Internet et la pro-
2016, n° 368082, Sté Fairvesta International ; sur ces arrêts, v. not. rLc tection de la confidentialité des données personnelles), les
2016/50, nº 2974, P. Idoux, Le nouveau recours en annulation des actes
juges du Palais-royal confirment que celles-ci sont rece-
de droit souple des autorités de régulation). cette jurisprudence a
vables à en demander l’annulation.
ensuite été étoffée par des arrêts successifs évaluant dif-
férents cas (v. par ex. rLc 2016/53, n° 3022 à propos de ce, 13 juill. Toutefois, si le conseil d’état juge ce recours recevable, il
2016, nº 388150, Sté GDF Suez ; rLc 2017/57, n° 3103 à propos de ce, rejette néanmoins le pourvoi sur le fond, en validant le plan
10 nov. 2016, nos 384691, 384692, 394107, mme L. et a.). d’action contesté.
La Haute juridiction, par ce nouvel arrêt publié au recueil, Pour aller plus loin. Pour des développements complets
poursuit cette ligne jurisprudentielle en jugeant que l’acte sur les actes de droit souple des autorités de régulation sus-
qui lui avait été déféré, à savoir la présentation par la cNIL, ceptibles de recours, se référer au Lamy Droit public des af-
via deux communiqués de presse, d’un plan d’actions dans faires 2019, nos 127 et suivants et nos 1236 et suivants. n

COMMANDE PUBLIQUE
Limitation de la sous-traitance
RLC 3691 cée le 26 septembre 2019 sur la possibilité de limiter le re-
dans les marchés publics : qu'en dit la cours à la sous-traitance dans un marché public.
CJUE ? La question posée à la cour était de savoir si une réglemen-
CJUE, 26 sept. 2019, aff. C-63/18, Vitali SpA c/ Autostrade per
tation nationale en vertu de laquelle la sous-traitance ne
l’Italia SpA, ECLI:EU:C:2019:787 peut pas excéder une certaine proportion du montant total
du marché est compatible avec le droit de l’Union (et no-
répondant à une demande de décision préjudicielle intro- tamment avec les principes de liberté d’établissement et de
duite par un tribunal italien, la cour de justice s’est pronon- libre prestation de services). La législation italienne limitait

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 15


Les essentiels du mois

en l’espèce la sous-traitance à 30 % maximum du montant Marchés publics : les nouveaux


RLC 3692
total du marché de travaux, de services ou de fourniture.
seuils européens dévoilés !
Pour la cour de justice, la directive 2014/24/Ue du 26 fé-
vrier 2014 sur la passation des marchés publics s’oppose à Règl. (UE) n° 2019/1827, 30 oct. 2019, JOUE 31 oct. ;
une telle limitation. Règl. (UE) n° 2019/1828, 30 oct. 2019, JOUE 31 oct. ;
Règl. (UE) n° 2019/1829, 30 oct. 2019, JOUE 31 oct. ;
en effet, elle rappelle au préalable que cette directive auto-
Règl. (UE) n° 2019/1830, 30 oct. 2019, JOUE 31 oct.
rise expressément, sous certaines conditions, la possibilité
pour les soumissionnaires de recourir à la sous-traitance.
elle ajoute qu’il est de l’intérêt de l’Union de renforcer la Les nouveaux seuils de procédure formalisée annoncés au
concurrence et que « le recours à la sous-traitance, qui est mois d’octobre par la commission européenne ont été pu-
susceptible de favoriser l’accès des petites et moyennes en- bliés au Journal officiel de l’Union européenne du 31 octobre
treprises aux marchés publics, contribue à la poursuite de cet 2019. ces seuils, applicables du 1er janvier 2020 au 31 dé-
objectif » (Dir. 2014/24/Ue, consid. 78, et cJUe, 5 avr. 2017, aff. c-298/15, cembre 2021, ont été revus à la baisse.
borta, ecLI:eU:c:2017:266, pt. 48).
Ainsi qu’elle l’avait annoncé (v. notre Actualité « marchés publics :
L’Italie justifiait le recours à cette réglementation par un les nouveaux seuils européens dévoilés ! », sur actualitésdudroit.fr), la
objectif de lutte contre l’infiltration du secteur des mar- commission a adopté ses quatre règlements délégués fixant
chés publics par la criminalité organisée. Si la cour affirme les seuils de procédure formalisée applicables aux marchés
que ce but constitue en effet un motif légitime suscep- publics et aux contrats de concession à compter du 1er jan-
tible de justifier une restriction aux règles de l’Union appli- vier 2020 pour deux années.
cables dans le cadre des procédures de passation des mar-
Les seuils passeront donc aux montants suivants :
chés publics (v. en ce sens cJUe, 22 oct. 2015, aff. c-425/14, Impre-
sa edilux et SIceF, ecLI:eU:c:2015:721, pts. 27 et 28), elle juge tou- • 139 000 euros (144 0000 euros actuellement) pour les
tefois qu’« une restriction telle que celle en cause au prin- marchés de fournitures et services des pouvoirs adjudi-
cipal va au-delà de ce qui est nécessaire afin d'atteindre cet cateurs centraux ;
objectif ». en effet, elle considère que la réglementation
• 214 000 euros (221 000 euros actuellement) pour les
italienne proscrivait de manière générale et abstraite le re-
marchés de fournitures et services des autres pouvoirs
cours à la sous-traitance excédant un pourcentage fixe du
adjudicateurs et pour les pour les marchés de fourni-
marché public concerné et que cette interdiction s’appli-
tures et services des pouvoirs adjudicateurs centraux
quait donc « quels que soient le secteur économique concer-
dans le domaine de la défense ;
né par le marché en cause, la nature des travaux ou l'identi-
té des sous-traitants ». Une telle interdiction générale ne • 428 000 euros (443 000 euros actuellement) pour les
laisse par conséquent pas de place à « une appréciation au marchés de fournitures et services des entités adjudi-
cas par cas par l'entité adjudicatrice » (v. par analogie arrêt bor- catrices et pour les marchés de fournitures et services
ta précité, pts. 54 et 55). de défense ou de sécurité ;
• 5 350 000 euros (5 548 000 euros actuellement)
Et en droit français ? pour les marchés de travaux et les contrats de
Le recours à la sous-traitance est soumis aux règles ins- concessions.
crites dans la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à
la sous-traitance ainsi que dans le code de la commande pu- Pour rappel, ces seuils, qui déclenchent les procédures for-
blique. L'article L. 2193-3 du code de la commande publique malisées pour la passation des marchés publics, sont rééva-
prévoit ainsi la possibilité, pour le titulaire d’un marché, de lués tous les deux ans par l’Union européenne afin de tenir
« sous-traiter l’exécution d’une partie des prestations de son compte de la fluctuation des cours monétaires.
marché » dans les conditions fixées par ce code (al. 1). L'ache-
teur peut néanmoins contraindre le titulaire à exécuter lui- L’annexe 2 du code de la commande publique (Avis relatif aux
même certaines tâches essentielles du marché (al. 2). seuils de procédure et à la liste des autorités publiques centrales en droit
de la commande publique) sera modifiée prochainement afin de
prendre en compte ces changements.
Pour des développements complets sur la sous-traitance
dans les marchés, se référer au Lamy Droit public des af- Pour aller plus loin. Sur les seuils de procédure, se référer
faires, nos 2384 et suivants de l’édition 2019. n au Lamy Droit public des affaires 2019, n° 2042. n

16 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Les essentiels du mois

En bref...
contrats dans lesquels étaient prévus DÉLAIS DE PAIEMENT
des clauses d’obligations d’achat ex-
Toujours plus haut
clusif ou quasi exclusif ainsi que des
GAFAS BEWARE avantages commerciaux subordonnés Le 18 novembre 2019, la DGccrF a
à l’achat de systèmes sur puce exclu- sanctionné SFr à hauteur de 3,7 mil-
Margrethe Vestager sivement ou quasi exclusivement au- lions d’euros pour manquements ré-
reconduite près de broadcom. itérés aux délais de paiement légaux.
Le 8 octobre 2019, celle que Donald Selon margrethe Vestager, commis- cela fait suite à une première condam-
Trump a surnommée la « Tax Lady », saire chargée de la politique de concur- nation en 2015 : une décision qui
a été auditionnée par les eurodépu- rence, ces clauses seraient de nature à illustre donc qu’une sanction ne met
tés. L’occasion pour elle de défendre renforcer la position dominante pré- pas à l’abri d’une sanction future, loin
son bilan et d’introduire les grands sumée de broadcom et sont suscep- s’en faut ! La DGGcrF relève que la
axes de sa seconde mandature. Dans tibles d’entraver gravement et irrémé- rétention de trésorerie illicite opérée
un esprit de continuité, margrethe diablement l’accès au marché d’acteurs par SFr est « la plus élevée jamais re-
Vestager a réaffirmé, devant le Parle- concurrents. D’où la nécessité de pré- levée dans le cadre d'une procédure
ment européen, sa volonté d’impulser server le marché par des mesures pro- de sanction administrative pour man-
une politique de concurrence efficace visoires : broadcom devra cesser ces quements aux délais de paiement lé-
qui soutiendra l’innovation et le dé- pratiques et en informer ses clients, gaux ». D’où cette amende record
veloppement de nouveaux produits. s’abstenir de convenir de clauses si- proche du plafond maximal de 4 mil-
c’est, selon elle, à cette condition que milaires des clauses litigieuses dans lions d’euros prévu en cas de réitéra-
l’Union européenne parviendra à dé- d’autres contrats conclus avec ses tion du manquement.
velopper des produits à des prix abor- clients et s’abstenir de recourir à des CENTRALES D’ACHAT INTERNATIONALES
dables qui représenteront une amé- pratiques punitives ayant un objet ou
lioration substantielle pour les mé- un effet équivalent. Une entente entre Casino
nages aux revenus les plus bas. Si la La commission a-t-elle été piquée au et Intermarché ?
bête noire des GAFAs affiche une vo- vif par les critiques concernant ses longs Dans un communiqué du 4 novembre
lonté de collaborer en bonne intelli- délais d’intervention sur les marchés 2019, la commission a annoncé ou-
gence avec les géants du web, elle n’a technologiques ? c’est en tout cas la vrir une enquête sur une possible
pas manqué de rappeler avec force sa première fois depuis 20 ans qu’elle a collusion entre les deux distributeurs
détermination à lutter contre les pra- recours à ce type de mesures ! français. Auraient-il outrepassé leur
tiques anticoncurrentielles des plate- OPEN DATA alliance aux achats ? Si margrethe
formes numériques. Vestager souligne que les regrou-
La question du renforcement des De nouveaux contenus mis pements à l’achat sont devenus es-
amendes pour les rendre plus dissua- à disposition par la Cour de sentiels pour les chaînes de distri-
sives sera donc débattue dans les pro- justice bution, elle rappelle que les avan-
chains mois, de même que celle des tages qui en découlent peuvent être
sanctions qui, potentiellement, pour- La cour de justice et les juridictions réduits à néant si les détaillants en
raient aller jusqu’au démantèlement participantes ont choisi de partager profitent pour s’entendre sur leurs
des acteurs du numérique s’inscri- tous les documents de nature non activités de vente. L’objectif de l’en-
vant en fraude du droit européen de confidentielle du réseau judiciaire de quête est donc de déterminer si oui
la concurrence. l’Union européenne (rJUe) avec le ou non casino et Intermarché ont
grand public, en ouvrant un espace coordonné leurs activités relatives
PUCES ÉLECTRONIQUES consacré sur le site curia. ce nouvel au développement de leurs réseaux
Les mesures provisoires espace permet d’accéder directement de magasins et leurs politiques de
aux affaires préjudicielles, de consul-
sortent du placard prix à l’égard des consommateurs.
ter les décisions des juridictions na-
La commission européenne a, dans une tionales sélectionnées par les juridic- TRANSFORMATION NUMÉRIQUE
décision rendue le 16 octobre 2019, tions constitutionnelles et suprêmes
Refonte du site internet de
imposé des mesures provisoires à l’en- des états membres en raison de leur
treprise américaine broadcom pour intérêt et de consulter certains docu-
l'Autorité
mettre un terme à un potentiel abus ments issus des travaux de recherche Depuis peu, l’Autorité de la concur-
de position dominante. Le gendarme ou de veille réalisées par les juridic- rence a refondu son site internet. Outre
européen de la concurrence reproche tions membres du rJUe (notes, études, une modernisation de la charte gra-
ainsi à l’entreprise d’avoir conclu, fiches thématiques, outils de veille ju- phique, le site propose de nouveaux
avec six de ses principaux clients, des ridique, ...). contenus et fonctionnalités : des vi-

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 17


Les essentiels du mois

déos, infographies et fiches pratiques, ture mises en œuvre dans le secteur dation judiciaire –, certaines se sont
un moteur de recherche avancée, un de l’installation de matériels de sé- vu proposer des règlements tran-
onglet spécifique pour les consulta- curité dans les débits de tabac, cette sactionnels. mais pas toutes ! Deux
tions publiques en cours ainsi qu’un fois dans la région centre-Val de Loire ont été épargnées par toute sanc-
espace dédié aux professions régle- (DGccrF, communiqué, 30 oct. 2019). Ici,
tion : à la lecture des lettres de déci-
mentées scénario habituel : cinq entreprises
sion les concernant, également pu-
PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES
s’étaient entendues pour établir des
bliées par la DGccrF, il semblerait
LOCALES devis de complaisance afin d’obte-
nir tour à tour les marchés convoi- qu’elles aient (contrairement aux
Encore du mauvais tabac tés grâce à des devis plus compéti- entreprises sanctionnées) fait l’ef-
dans la tabatière tifs. Toutes enjointes de cesser ces fort de présenter des observations
Pour la dixième fois, la DGGcrF a re- pratiques à l’avenir – à l’exception et des éléments comptables en ré-
levé des pratiques d’offres de couver- de l’une d’entre elles, mise en liqui- ponse à la DGccrF. n

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anticoncurrentielles : quels enjeux ?
plus marquantes du mois. La revue vous N° Siret : azzzzzzzzzzzze
Anne M. TERCINET, Dr. Avinash DADHICH et Alexandr SVETLICINII

– Prohibition des exclusivités d’importation à Tahiti : fin de la (discrète) période pédagogique


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sujets fondamentaux de la concurrence avec Code NAF : azzze  Siège  Établissement
Florent VENAYRE
– L’amendement par la Cour de cassation de sa jurisprudence met-il-fin aux difficultés liées au
contentieux de spécialisation de l’article L. 442-6 du code de commerce ?
Philippe VANNI et Alexandre LACRESSE
– De la distinction entre contribution propre et répartition des charges en matière d’aide à la
ses analyses, études, entretiens et réflexions
Nombre de salariés à mon adresse : ...................................................................................................................
restructuration
Cheik GALOKHO

croisées.
– De la liberté pour la tête de réseau de ne pas renouveler le contrat de distribution sélective
Hugues VILLEY DESMESERETS et François DAUBA

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18 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Éclairage
RLC 3693

Distribution sélective, vente en ligne


et obligation de remise en main
propre, l'Autorité de la concurrence
se penche sur les produits à haute Par Jean-Julien
LEMONNIER(1)

technicité et les produits dangereux Counsel, White &


Case LLP

En matière de distribution sélective sur Internet, dans les affaires Pierre Fabre(2) et
Coty(3), la Cour de justice de l’Union européenne a dégagé de grands principes qui
ont aidé les entreprises dans l’organisation de leur réseau de distribution.
La pratique décisionnelle de l’Autorité de la concurrence s’est récemment étoffée(4)
de deux nouvelles décisions de sanction, qui ont apporté d’intéressants éclairages sur
l’appréhension de l’Autorité de la concurrence de pratiques tendant à limiter la possibilité
pour un distributeur agréé de vendre sur Internet se rapportant à d’autres univers de
produits, à savoir les produits de motoculture potentiellement dangereux dans l’affaire
« Stihl »(5) et les produits à haut niveau de technicité dans l’affaire « Bikeurope »(6).
L’affaire Stihl a fait l’objet d’un recours devant la cour d’appel de Paris qui s’est
récemment prononcée(7) en réduisant sensiblement l’amende infligée, sans toutefois
remettre en cause l’essentiel de l’analyse juridique de l’Autorité de la concurrence.
Aut. conc., déc. n° 18-D-23, 24 oct. 2018, distribution de matériel de motoculture (Stihl) ;
CA Paris, 17 oct. 2019, n° 18/24456 ;
Aut. conc., déc. n° 19-D-14, 1er juill. 2019, distribution des cycles haut de gamme (Bikeurope)
(1)(2)(3)(4)(5)
(6)(7)

(1) Les opinions exprimées dans cet article n’en-


gagent que son auteur. L’auteur remercie Julien modifier ses contrats de distribution sélective et
chevy pour sa contribution dans la rédaction de d’en avertir ses distributeurs agréés sous trois
cet article. mois à compter de la décision, ainsi que de fournir
les contrats modifiés et la lettre d’avertissement
(2) cJUe, 13 oct. 2011, aff. c-439/09, Pierre Fabre des distributeurs à l’Autorité sous quatre mois.
Dermo-cosmétique, eU:c:2011:649 (ci-après, Aussi, une obligation de publication fut pronon-
« Pierre Fabre »). cée.
(3) cJUe, 6 déc. 2017, aff. c-230/16, coty Germany, cA Paris, Ord., 23 janv. 2019, n° 18/26546 : le premier
eU:c:2017:941 (ci-après, « coty »). président de la cour d’appel a prononcé le sursis à exé-
(4) La décision n° 12-D-23 du 12 décembre 2013 rela- cution de la décision, en particulier du versement de
tive à la distribution sélective de matériel hi-fi et l’amende et de l’injonction de modifier les contrats.
home cinéma (bang & Olufsen) n’est pas analy- (6) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc. : l’Autorité a
sée dans le cadre du présent article. sanctionné la société bikeurope à hauteur de
(5) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc. : l’Auto- 250 000 €. La décision est définitive.
rité a sanctionné la société Stihl à hauteur (7) cA Paris, 17 oct. 2019, n° 18/24456 : la cour d’ap-
de 7 000 000 € et lui a enjoint en substance de pel a réduit l’amende à 6 000 000 € et aménagé

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 19


I. – L’essence des pratiques mises en (l’acheteur disposait donc de la possibilité d’effectuer
œuvre un achat sur le site, mais pas de la faculté de se faire
livrer à distance) ;
A. – La politique de revente en ligne mise en • de 2010 à 2014, l’obligation est devenue celle de
œuvre par Stihl vendre les produits sur le lieu de vente(15) (les sites In-
Pour ce qui est du dispositif contractuel mis en place par ternet des revendeurs agréées ne pouvaient donc plus
Stihl, il convient de distinguer deux périodes. prévoir la possibilité d’effectuer un achat en ligne) ;
Tout d’abord, jusqu’à la fin de l’année 2013, les distri- • à compter de 2015, la politique de bikeurope a prévu la
buteurs agréés avaient l’obligation d’opérer une mise possibilité d’une autorisation expresse de revente en ligne
en main complète auprès du client de toute machine et d’expédition du produit entièrement assemblé(16).
distribuée par la marque, quel que soit son degré de dan-
gerosité intrinsèque(8). Les conditions générales de vente
prévoyaient que la délivrance pouvait s’opérer soit par II. – La qualification de restriction de
une prise en main dans le point de vente autorisé, soit par concurrence par objet
une livraison personnalisée, par le distributeur, au domi-
Dans ces deux affaires, l’Autorité de la concurrence a en-
cile de l’acheteur(9), l’une comme l’autre répondant à une
tendu transposer la jurisprudence Pierre Fabre précitée et
exigence de « contact direct entre l’utilisateur final et le
caractériser une restriction de la concurrence par objet, lui
revendeur »(10).
permettant ainsi de se dispenser d’une analyse des effets
À partir de 2014, les modifications apportées à ces condi- des pratiques en cause sur le marché.
tions générales de vente ont introduit une distinction se-
lon le type de produit proposé à la vente(11) : alors que les Dans l’affaire Stihl, selon l’Autorité de la concurrence, les
produits dits « dangereux » continuaient de faire l’objet modalités de livraison imposées au distributeur, impli-
d’une obligation de mise en main complète, les produits quant une remise en main propre, équivalent à une in-
« non-dangereux »(12) n’étaient plus concernés par cette terdiction de facto de la vente en ligne(17), et sont donc
exigence, la possibilité d’une livraison classique à distance susceptibles de constituer une restriction de concurrence
étant alors expressément admise. par objet(18).

Il convient par ailleurs de mentionner une seconde évolu- De même, dans l’affaire Bikeurope, l’Autorité de la concur-
tion du dispositif contractuel du fournisseur de matériel : rence a estimé que la politique mise en œuvre concernant
tandis que dès 2014, les produits dangereux pouvaient les deux premières périodes identifiées (au cours des-
seulement être commandés en ligne, mais payés et retirés quelles la livraison, voire le paiement ne pouvaient s’ef-
en magasin, ceux-ci ont à partir de 2015 pu être payés en fectuer qu’en magasin) équivaut à une interdiction de
ligne, seule l’exigence de retrait en magasin demeurant(13). revente en ligne(19), et donc une restriction de concurrence
par objet(20).
B. – La politique de revente en ligne mise en On peut toutefois s’interroger sur la pertinence de l’assi-
œuvre par Bikeurope milation des situations à laquelle semble procéder l’Auto-
Le dispositif contractuel de bikeurope peut être découpé rité de la concurrence, en particulier pour ce qui concerne
selon trois périodes distinctes : l’affaire Stihl.
• de 2008 à 2009, le promoteur de réseau avait contraint rappelons, pour mémoire que dans l’affaire Pierre Fabre,
ses distributeurs agréés de prévoir une livraison des il était question d’une interdiction générale et absolue
produits en personne sur le lieu de vente autorisé(14) rendant purement et simplement impossible pour l’ache-
teur de commander en ligne, le dispositif contractuel
« exigeant que les ventes de produits cosmétiques et d'hy-
les délais de réalisation des injonctions. giène corporelle soient effectuées dans un espace physique
(8) cA Paris, 17 oct. 2019, préc, pt. 15 : à l’exception des vêtements Tim- en présence obligatoire d'un pharmacien diplômé »(21).
bersports.
(9) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 35 : une telle livraison devant
impérativement être opérée par le revendeur, et non pas par un li-
vreur tiers. (15) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pt. 35.
(10) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 37. (16) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pts. 36 à 39.
(11) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 57. (17) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 225 ; ce que dément la société
Stihl (pt. 162).
(12) La liste limitative des produits pouvant faire l’objet d’une livraison
par un tiers était fournie en annexe des conditions générales de (18) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 244.
vente. (19) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pt. 138.
(13) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 25. (20) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pt. 151.
(14) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pt. 33. (21) cJUe, 13 oct. 2011, préc., pt. 47.

20 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Éclairage

en revanche, dans l’affaire Stihl, la restriction contenue des pratiques mises en œuvre par de 2008 à 2009 et de
dans le contrat de distribution sélective visait un amé- celles mises en œuvre de 2010 à 2014 peut paraître sé-
nagement des modalités de livraison de produits dan- vère. en effet, l’Autorité de la concurrence assimile ici une
gereux, à savoir l’impossibilité de livraison à distance des impossibilité pure et simple de commande en ligne (appli-
produits par un tiers au réseau(22) et qu’il était possible à cable de 2010 à 2014) à de simples ajustements dans les
l’acheteur dès 2015 de payer en ligne(23). modalités de livraison (qui prévalaient de 2008 à 2009(30))
alors que ces deux pratiques ne semblent pas présenter un
Stihl a sans succès attiré l’attention de la cour d’appel sur
même degré de nocivité sur le marché.
les difficultés posées par la simple application de la solu-
tion retenue dans l’affaire Pierre Fabre aux faits de son af-
faire, en prétendant que la qualification de restriction par
objet retenue par l’Autorité procède d’une transposition III. – La tentative de justification des
erronée de cette jurisprudence(24). restrictions de concurrence
Par ailleurs, relevons que le dispositif contractuel de Stihl La justification d’une pratique a priori restrictive de concur-
avait été porté à la connaissance d’autres autorités de rence est envisageable dès lors que certains critères sont
concurrence(25), lesquelles n’avaient pas engagé de pour- réunis(31). Dans les deux affaires, cela a conduit l’Autorité à
suites. Selon Stihl, les appréciations portées par lesdites analyser si les restrictions de concurrence découlant des
autorités empêchaient l’Autorité de concurrence de pou- stipulations contractuelles permettaient de « poursuivre
voir caractériser une restriction de concurrence, a fortiori d'une manière proportionnée les objectifs légitimes de pré-
par objet(26). La cour d’appel a écarté ce moyen, en s’ap- servation de la qualité des produits et de sécurisation de leur
puyant notamment sur l’absence de décision de la com- bon usage »(32).
mission européenne, seule autorité compétente pour Il est intéressant de noter que l’un des points communs
adopter une décision négative, c’est-à-dire concluant à aux deux affaires repose sur le fait que les entreprises ont
l’absence de violation de l’article 101 TFUe(27). cherché à justifier leur politique par l’existence de textes
compte tenu de ces éléments, on peut regretter que la normatifs faisant peser sur elles des obligations particu-
cour d’appel ait refusé de transmettre les questions pré- lières légitimant, selon elles, un aménagement des condi-
judicielles soumises par Stihl, estimant qu’il n’y avait pas tions de livraison des produits.
de doute sérieux sur la portée de l’article 101 en ce qui en effet, pour sa part, la société Stihl a rappelé que la di-
concerne les ventes passives sur Internet(28), alors que les rective « machines » du 17 mai 2006(33) lui impose une
questions posées portaient notamment sur le contour de obligation générale de prévention des risques(34), tan-
la notion d’objet anticoncurrentiel encore largement dé- dis que bikeurope fonde son argumentation sur un décret
battue, comme en témoignent les récentes conclusions du 24 août 1995(35), qui précise que « les bicyclettes ne
de l’avocat général bobek publiées le 5 septembre 2019(29). peuvent être livrées au consommateur final qu'entière-
Par ailleurs, en ce qui concerne l’affaire Bikeurope, le trai- ment montées selon les règles de l'art [et] entièrement
tement homogène opéré par l’Autorité de la concurrence réglées »(36).
Dans ce type de situation, il revient à l’Autorité de la
concurrence ou la cour d’appel d’analyser si les restric-
(22) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 37. tions instaurées en vue de répondre à ces exigences ré-
(23) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 59. glementaires sont « proportionnées au regard de l'objectif
(24) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 130.
(25) Il s’agit des autorités de concurrence allemande (pt. 99), suédoise et
suisse (pt. 100). (30) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pt. 104.
(26) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pts. 97 à 102. (31) À noter qu’il ne s’agit pas là d’une exemption catégorielle ou indi-
(27) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 125. viduelle sur le fondement de l’article 101 §3 TFUe, mais de consi-
(28) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 386. dérations permettant, au stade de l’analyse de la pratique illicite
sur le terrain du § 1 de l’article 101 précité, de justifier un accord
(29) concl. av. gén. bobek, 5 sept. 2019, aff. c-228/18, budapest bank
prétendument anticoncurrentiel à première vue.
e.a., eU:c:2019:678, pts. 40 à 51 se concluant par la métaphore
du poisson reproduite ci-après : « Pour employer une métaphore (32) cJUe, 13 oct. 2011, préc., pt. 41 ; v. aussi cA Paris, 31 janv. 2013,
quelque peu extrême, si ça a l'apparence et l'odeur d'un poisson, l'on n° 2008/23812 ; cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 200.
peut supposer qu'il s'agit bien d'un poisson. À moins qu'il y ait, à pre- (33) Dir. 2006/42/ce, 17 mai 2006, relative aux machines, transposée
mière vue, quelque chose de curieux à propos du poisson en question, par le décret n° 2008-1156 du 7 novembre 2008 relatif aux équipe-
par exemple il est dépourvu de nageoires, flotte dans les airs ou ex- ments de travail et aux équipements de protection individuelle.
hale un parfum de lys, aucune dissection du poisson n'est nécessaire (34) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 24.
pour le désigner comme tel. En revanche, si le poisson en question se
distingue par quelque particularité sortant de l'ordinaire, il se peut (35) D. n° 95-937, 24 août 1995, relatif à la prévention des risques résul-
également qu'il s'agisse en effet d'un poisson, mais ce ne sera qu'à tant de l’usage des bicyclettes, désormais abrogé mais en vigueur au
l'issue d'un examen détaillé de la créature que l'on pourra le désigner moment des pratiques en cause.
comme tel ». (36) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pts. 15, 123 et 124.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 21


poursuivi »(37), c’est à dire si les interdictions sont appro- rents et l’uniformité d’imposition de cette politique au-
priées(38), et si elles sont proportionnées(39). près des distributeurs agréés. (45) (46) (47) (48) (49)

A. – L’affaire Stihl • Le contexte règlementaire : Stihl a rappelé que se-


Selon la société Stihl, son obligation de répondre de ma- lon la cour de cassation « la seule remise de la no-
nière « réelle, effective et personnalisée »(40) aux exigences tice d'utilisation à l'acheteur d'un appareil qualifié
de sécurité, laquelle vise tout type d’acheteur quelle que de dangereux ne permettait pas au vendeur de satis-
soit sa qualité (professionnel ou non), justifie l’exigence faire de manière effective son obligation de mise en
de remise en main complète imposée. cela constitue, se- garde »(45). Pour autant, la cour d’appel, se fondant
lon Stihl, « le seul moyen approprié pour répondre aux obli- sur le fait que les normes relatives aux produits
gations de sécurité renforcées »(41), découlant notamment dangereux sur lesquelles se fonde la société Stihl
de la réglementation AFNOr et des réglementations en n’exigent pas que le fournisseur requiert de ses dis-
matière de droit du travail(42). tributeurs sélectifs une remise en main au client, a
estimé que le contexte réglementaire n’impose pas
Sur ce point, il convient de distinguer les périodes anté- un dispositif aussi restrictif de concurrence que celui
rieure et postérieure au 1er janvier 2014. déployé par Stihl(46).
en effet, dans un premier temps, les conditions générales de • La politique de vente en ligne des concurrents :
Stihl prévoyaient le même régime d’interdiction de livrai- la cour d’appel, contrairement à l’Autorité de la
son à distance pour les produits non-dangereux que pour concurrence, a estimé que « les clauses contrac-
les produits dangereux. c’est ce qui a conduit l’Autorité de tuelles de la société Stihl sont (...) proches de celles
la concurrence à considérer « qu’il ne saurait être question de ses concurrents »(47).
qu’une interdiction de vente en ligne puisse être considérée • L’imposition uniforme de la restriction : la cour d’ap-
comme proportionnée et nécessaire pour les produits (...) ne pel remarque que la restriction est imposée de façon
présentant aucun caractère de dangerosité »(43). Statuant sur uniforme au sein du réseau de distribution sélective,
le recours formé par Stihl, la cour d’appel de Paris n’a pas en s’appliquant notamment aux grandes enseignes de
remis en cause la position de l’Autorité en retenant que la bricolage(48) ; la société Stihl « fait respecter par l’en-
restriction générale « n’a pas servi un objectif de sécurisation semble de ses distributeur » l’obligation de livraison en
du bon usage des produits distribués ou, à tout le moins, n'a main propre(49).
pas satisfait l'exigence de proportionnalité »(44).
Au terme de cette analyse, la cour répond par l’affirma-
Pour la période postérieure au 1er janvier 2014, la situation
tive(50) (contrairement à l’Autorité de la concurrence(51)), et
diffère quelque peu puisque la restriction ne visait qu’un
retient ainsi le caractère approprié de la restriction mise
nombre limité de produits, présentant des propriétés
en œuvre par Stihl.
de particulière dangerosité (telles que des tronçonneuses
ou des débrousailleuses), ce qui a conduit l’Autorité de la ensuite, la cour d’appel a cherché à déterminer si l’obliga-
concurrence puis la cour d’appel à une analyse plus détail- tion de remise en main propre des produits dangereux était
lée du caractère approprié et de la proportionnalité de la proportionnée et conclut, comme l’Autorité de la concur-
restriction mise en œuvre. rence avant elle que la restriction mise en place va au-delà
de ce qui est nécessaire. À cette fin, elle analyse le périmètre
D’abord, la cour d’appel s’interroge sur le caractère ap-
de l’obligation imposée par Stihl et ses caractéristiques.
proprié de l’obligation de remise en main propre des pro-
duits dangereux, en se fondant sur l’analyse du contexte La cour d’appel relève d’abord que l’obligation de prise
règlementaire, la politique de vente en ligne des concur- en main s’impose indifféremment aux profanes et aux

(45) cass. 1re civ., 3 déc. 2014, n° 13-27.202.

(37) cJUe, 6 déc. 2017, préc., pt. 43. (46) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 220.

(38) c’est-à-dire « apte à atteindre l'objectif poursuivi de sécurisation du (47) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 241 : les concurrents dont le dispo-
bon usage des produits » (cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 208). sitif contractuel était analysé sont Husqvarna et Honda.

(39) c’est-à-dire si « d'éventuels moyens moins attentatoires au jeu de (48) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 256.
la concurrence ne pouvaient pas être mis en œuvre pour y parvenir » (49) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 260.
(cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 208). (50) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 260 : « contrairement à ce qu'a re-
(40) Audience du 6 juin 2019, plaidoirie de la société Stihl. tenu l'Autorité, l'obligation de prise en main, appliquée aux produits
(41) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 193. dangereux, qui est aussi imposée par les principaux concurrents de la
société Stihl et que celle-ci fait respecter par l'ensemble de ses dis-
(42) Audience du 6 juin 2019, plaidoirie de la société Stihl. tributeurs, peut être considérée comme appropriée et apte à garantir
(43) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 181. leur bon usage et la sécurité des utilisateurs ».
(44) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 206. (51) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pt. 221.

22 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Éclairage

professionnels. elle compare le dispositif contractuel mis Selon l’Autorité de la concurrence, il était possible pour
en place avec celui prévu par la société Husqvarna, qui bikeurope de respecter la réglementation en vigueur tout
prévoit la possibilité pour le distributeur agréé de « dé- en maintenant la possibilité de vendre sur Internet et de
montrer de manière satisfaisante [au promoteur] qu'un livrer les produits à distance.
client donné est utilisateur qualifié et expérimenté »(52),
permettant au distributeur d’être « exempté du respect elle estime, s’agissant de la préservation d’un modèle
des obligations [de remise en main propre] ». Selon la cour économique à forte valeur ajoutée, que cet objectif
d’appel, ce mécanisme apparaît « équilibré » et permet pouvait être atteint autrement qu’en neutralisant le canal
de « satisfaire l'objectif recherché »(53). elle poursuit son de distribution par Internet, par exemple avec un service
raisonnement en précisant que cette modalité permet de d’assistance spécialisé en ligne(57).
faire la distinction entre les profanes et les professionnels, Là encore, l’appréciation de l’Autorité de la concurrence peut
tandis que « l'obligation de prise en main imposée par la so- apparaître sévère puisqu’il n’est pas contesté que les cycles
ciété Stihl à ses distributeurs, en ce qu'elle s'applique indif- en question sont des produits haut de gamme et de haute
féremment aux profanes et aux professionnels, va au-delà technicité. Dans ces conditions, un contact physique en ma-
de ce qui est nécessaire pour préserver la sécurité de ces gasin, s’il n’est certes pas indispensable, est de nature à pro-
derniers »(54). mouvoir ces produits premium et améliorer les réglages des
appareils et donc les performances et la qualité de service
Par ailleurs, la cour a estimé qu’il existait des solutions
attendue d’un client qui acquiert ce genre de produit.
alternatives à l’exigence d’un contact physique avec le
distributeur permettant de satisfaire l’objectif de sécuri-
sation de l’usage du produit.
IV. – Les sanctions
en particulier, elle estime que cet objectif peut être at-
Dans ces deux affaires, l’Autorité de la concurrence a esti-
teint au moyen d’une assistance à distance, ce que prévoit
mé que l’application du communiqué sanction de 2011(58)
d’ailleurs le contrat Husqvarna(55). Sur ce dernier point, on
n’était pas opportune(59) en rappelant que le droit et la ju-
peut tout de même s’étonner de la position très ferme de
risprudence applicables en matière de licéité des interdic-
la cour d’appel, dans le prolongement de celle de l’Auto-
tions de vente sur Internet n’étaient pas clairement fixés
rité de la concurrence. Il semble en effet qu’un contact
avant l’arrêt Pierre Fabre de la cour de justice précité, ce
physique offre de meilleures garanties que les instructions
qui était un facteur d’atténuation de la sanction.
de sécurité seront comprises et assimilées. De même,
un tel contact permet plus facilement de vérifier que le De même, l’Autorité de la concurrence a tempéré la gravi-
client est effectivement apte à manipuler des engins de té des pratiques en cause en relevant(60) que le niveau des
motoculture potentiellement dangereux (notamment les ventes en ligne dans ces deux secteurs étaient relative-
débrousailleuses et les tronçonneuses). ment modestes.

compte-tenu de l’ensemble de ces éléments, l’Autorité a


B. – L’affaire Bikeurope
infligé des sanctions pécuniaires à hauteur de 250 000 €
bikeurope a tenté de justifier les pratiques mises en œuvre et 7 000 000 € respectivement à l’encontre de bikeurope
par des considérations de sécurité et de haute technici- et Stihl, laquelle s’est vu par ailleurs imposer des injonc-
té des cycles commercialisés. tions(61) de modification de ses contrats avec ses distri-
buteurs agréés afin, en substance, qu’il apparaisse clai-
L’Autorité n’a pas accueilli favorablement cette argu- rement que ceux-ci peuvent procéder à la vente en ligne
mentation, estimant sur les considérations de sécurité des produits sans exiger une « mise en main » auprès de
que le texte invoqué, à savoir le décret de 1995 précité, l’acheteur impliquant un retrait du produit au magasin du
« n’exigeait nullement, (…) d'une part que ces montages revendeur ou la livraison par ses soins(62).
et réglages soient effectués en présence de l'acheteur et,
d'autre part, que celui-ci doive se déplacer dans un espace
physique spécifique, tel que le magasin du distributeur, (57) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pt. 133.
pour prendre livraison du ou des cycles concernés, une fois (58) Aut. conc., communiqué relatif à la méthode de détermination des
ceux-ci montés et réglés »(56). sanctions pécuniaires, 16 mai 2011.
(59) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pts. 180 à 182 ; Aut. conc., déc.
n° 18-D-23, préc., pts. 300 à 302.

(52) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 271. (60) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pt. 193 ; Aut. conc., déc. n° 18-D-
23, préc., pt. 316.
(53) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 272.
(61) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pts. 321 et s.
(54) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 273.
(62) en outre, il a été imposé à Stihl de communiquer à l’Autorité de la
(55) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 276. concurrence un exemplaire du contrat modifié et de publier un ex-
(56) Aut. conc., déc. n° 19-D-14, préc., pt. 127. trait de la décision dans la presse.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 23


Seule l’affaire Stihl a donné lieu à un recours(63), qui a la vente en lignes dans ce secteur et de l’incertitude juri-
conduit la cour d’appel de Paris à réduire d’environ dique qui prévalait avant l’arrêt de la cour de justice Pierre
15 % le montant de l’amende infligée pour la ramener à Fabre précité(70).
6 000 000 €, et modifier les délais de mise en œuvre des
injonctions imposées par l’Autorité de la concurrence.
V. – Et demain ?
L’un des arguments soulevés tient à la singularité de la si-
tuation de Stihl, qui avait, suite à l’arrêt Pierre Fabre de L’un des points communs entre ces deux affaires est que
la cour de justice de l’Union européenne, élaboré son l’Autorité de la concurrence a souligné que l’incertitude
système de distribution par Internet en concertation juridique prévalant jusqu’à l’adoption de l’arrêt Pierre
avec l’autorité allemande de concurrence (le bundeskar- Fabre de la cour de justice de l’Union européenne devait
tellamt) et échangé avec les autorités suédoise (Konkur- conduire à une certaine mansuétude au moment de la dé-
rensverket) et suisse (commission de la concurrence) de termination du montant de l’amende(71).
concurrence sur la compatibilité de cette organisation. Il faut donc bien comprendre que compte-tenu du fait
Stihl considère que ces éléments étaient de nature à faire que cette clarification du cadre juridique de la distribu-
naître chez elle une confiance légitime de ce que son tion sélective et des ventes sur Internet est maintenant
comportement était conforme au droit européen de la relativement ancienne, l’Autorité de la concurrence aura
concurrence. tendance à considérer avec une sévérité accrue ces si-
Sur ce point, l’Autorité de la concurrence(64) et la cour tuations lorsqu’elles porteront sur des faits postérieurs à
d’appel(65), au terme d’une analyse détaillée des conditions cet arrêt.
à réunir pour que le principe de confiance légitime s’ap- De même, ces deux affaires montrent que les considéra-
plique, concluent que tel n’est pas le cas en l’espèce. tions tenant au haut niveau de technicité et de dangerosi-
ce qui peut paraître plus étonnant, c’est que ces circons- té des produits sont difficilement admises par l’Autorité
tances très particulières n’ont pas été prises en compte de la concurrence pour justifier des pratiques tendant à
par l’Autorité de la concurrence et ne l’ont été que mar- limiter la possibilité pour un distributeur agréé de vendre
ginalement par la cour d’appel au stade de l’appréciation sur Internet.
de la proportionnalité de l’amende. en effet, Stihl a pré- L’affaire Stihl illustre, à tout le moins, une certaine hétéro-
tendu devant la cour d’appel de Paris(66) que l’amende qui généité dans l’approche des autorités de concurrence de
lui a été infligée était disproportionnée notamment en ce type de pratiques(72). On peut effectivement considérer
raison du fait qu’elle avait agi de bonne foi en contactant que les critères de la confiance légitime n’étaient pas sa-
de manière proactive le bundeskartellamt afin de mettre tisfaits dans l’affaire Stihl ; il n’en demeure pas moins qu’il
en œuvre un nouveau dispositif contractuel tirant les en- ressort de ces apparentes divergences d’appréciation une
seignements de l’arrêt Pierre Fabre précité. forme d’insécurité juridique pour les entreprises.
La cour d’appel a accepté de tenir compte de cet élément Sur ce dernier point, on peut espérer que la réforme en-
mais de manière très modeste(67). en effet, si Stihl obtient gagée du règlement d’exemption n° 330/2010 sur les
une réduction d’amende(68), ce n’est que pour partie sur restrictions verticales et de ses lignes directrices, dont la
ce fondement puisque outre cet élément, la cour souligne consultation publique a connu un vif succès(73), favorisera
qu’il convient de prendre aussi en compte(69) la faiblesse l’émergence d’un cadre légal clair facteur d’harmonisation
du dommage à l’économie résultant du poids limité de de l’approche des autorités de concurrence. n

(63) rappelons que Stihl a obtenu le 23 janvier 2019 une suspension des
injonctions (cA Paris, Ord., 23 janv. 2019, préc.).
(64) Aut. conc., déc. n° 18-D-23, préc., pts. 109 et s.
(65) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pts. 319 à 342. (70) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 358.
(66) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 345. (71) elle avait d’ailleurs aussi mentionné ce point dans l’affaire Bang &
(67) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 372. Olufsen (Aut. conc., déc. n° 12-D-23, préc., pt. 118).
(68) cA Paris, 17 oct. 2019, préc., pt. 373. (72) bien que ce dernier exemple ne soit pas des plus pertinents, la Suisse
(69) On comprend, de manière plus importante que ne l’a fait l’Autorité n’étant soumise ni au TFUe, ni au règlement d’exemption.
de la concurrence qui avait pris en compte ces éléments. (73) La consultation a reçu pas moins de 164 réponses.

24 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Dossier
Économie digitale et concurrence,
l’heure des choix

E
n 2014, la Commission européenne publiait sa stratégie pour un marché unique
numérique en Europe(1). Elle y soulignait la puissance acquise par certains acteurs
de l’économie digitale. Puissance inédite dans son ampleur mais également dans ses
formes puisqu’elle se mesure bien plus à l’aune des effets de réseau, des données détenues et
de la capacité à les traiter (pour ne citer que les principaux critères), que du chiffre d’affaires.
Depuis, les rapports, colloques, discours ou autres prises de position se sont multipliés sur la
façon dont le droit de la concurrence devait appréhender ce phénomène. Ce mouvement a
culminé le 5 juin 2019 avec l’adoption, par les autorités de concurrence du G7, d’un « Common
understanding on "Competition and the Digital Economy" »(2).
Pourquoi donc ce nouveau dossier consacré au sujet ? Pour une raison bien précise qui tient
au moment où nous nous trouvons.
Nous connaissons en effet la fin d’un cycle qui a vu foisonner les analyses et les recommandations.
Les sujets les plus complexes n’ont pas simplement été explorés, ils ont été analysés en profondeur.
Ils ont, surtout, donné lieu à de nombreuses propositions, parfois divergentes, visant à faire évoluer
l’approche des autorités de concurrence.
Le moment est venu pour les autorités de concurrence de faire des choix parmi ces
propositions et de définir un modèle qui sorte de la confrontation paralysante entre
innovation et régulation.
Cette tâche attend en particulier la nouvelle Commission européenne entrée en fonction
SOmmAIre
le 1er décembre 2019. Pour y faire face, elle s’est notamment dotée d’une commissaire à la
« Algorithms and concurrence dont le cuir s’est déjà durci au contact des GAFA et dont le poste se cumule avec
Competition » : un
pas vers une doctrine celui de vice-présidente exécutive en charge du digital.
économique de la Il importe donc de porter un regard critique sur les analyses et propositions soumises aux
collusion par les autorités ou émises par elles. C’est l’objectif de ce dossier qui, sans prétendre à l’exhaustivité,
algorithmes ? .........P. 26
évoquera les plus structurantes. Pour ce faire, il se concentrera sur trois thèmes. Le premier
Par Olivier SAUTEL
concerne les algorithmes, qui ont fait l’objet d’une étude commune de l’Autorité de la
Éloge de la confiance : concurrence et du Bundeskartellamt le mois dernier et sur lequel Olivier Sautel portera un
la Blockchain,
l’entreprise regard économique. Le deuxième concerne la blockchain, technologie complexe parfois
et le droit de la présentée comme annonçant la fin du droit de la concurrence. Alexis Brunelle en éclairera les
concurrence ............ P. 31
enjeux. Le troisième et dernier thème concerne les plateformes digitales qui constituent sans
Par Alexis BRUNELLE
doute le terrain sur lequel les évolutions les plus immédiates sont attendues.
Michaël COUSIN
La régulation des
plateformes digitales et Avocat, Ashurst LLP
les limites du droit de la
concurrence ............P. 37
Par Michaël COUSIN et Adèle (1) COM(2015) 192 final, 6 avr. 2015.
AZZI (2) Disponible sur le site internet de l'Autorité de la concurrence.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 25


RLC 3694

« Algorithms and Competition » :


un pas vers une doctrine
économique de la collusion par
les algorithmes ? Par Olivier
SAUTEL
Deloitte Economic
Advisory
Cet article commente l’étude conjointe de l’Autorité de la concurrence et du
Bundeskartellamt sur les risques concurrentiels associés aux algorithme. Face
à l’incertitude concernant les capacités réelles de ces algorithmes, l’effort de
construction d’une doctrine est bienvenu, mais également risqué. Nous discutons
en particulier les risques d’échanges d’information ou de collusion tacite au travers
d’algorithmes vendus par un même fournisseur, qui pourraient faire peser une
contrainte significative sur l’usage d’algorithmes, à travers une utilisation extensive
du concept d’échange d’informations. L’article rappelle aussi qu’en l’absence
d’intention de collusion, il sera très délicat pour une autorité de concurrence de
distinguer empiriquement un équilibre de concurrence imparfaite – dans lequel
l’algorithme ne serait qu’un nouvel outil d’ajustement licite de l’entreprise à son
environnement – d’un équilibre de collusion tacite, imputable à l’algorithme. Quoi
qu’il en soit, l’attention portée aux algorithmes par les autorités de concurrence
obligent les entreprises à anticiper ce risque, en documentant les objectifs et les
effets des algorithmes qu’elles implémenteront.

Introduction Présentation de la démarche


de l'étude
Le 6 novembre 2019, l’Autorité de la
concurrence et le bundeskartellamt pu- Un périmètre restreint aux
bliaient conjointement une étude intitulée problématiques de collusion
« Algorithms and competition », ayant Alors que l’intitulé de l’étude embrasse tout le
pour but d’adresser les risques potentiels champ de la concurrence, l’étude se focalise
que fait peser l’usage des algorithmes sur quasi intégralement sur les risques de collu-
la concurrence. sion et évacue l’ensemble de ces autres consi-
dérations dans un seul encadré (p. 22-24).
cet article se veut un commentaire de cette Un développement plus conséquent sur les
étude sous l’angle économique. La pre- algorithmes de personnalisation et d’ajus-
mière partie présente la démarche générale tement des prix aux comportements de
de l’étude. La deuxième partie rappelle et consommation (p. 24) nous aurait paru
pertinent, pour au moins deux raisons.
commente les principales conclusions de
l’étude sur chacun des trois scénarios en- La première est que ces pratiques appa-
visagés. La troisième partie se focalise sur raissent plus proches des préoccupations
la question délicate de la caractérisation actuelles concernant les géants du numé-
rique. ces derniers sont davantage montrés
du caractère collusif de ces algorithmes. La
du doigt pour leur pouvoir de marché uni-
quatrième partie conclut quant aux consé-
latéral, plutôt qu’en raison d’un risque col-
quences prévisibles pour les entreprises, et lusif. Par ailleurs, la préoccupation sociale
en particulier les précautions à prendre en quant à la captation et l’utilisation des don-
termes d’analyse économique de leurs pro- nées personnelles est élevée. Développer la
jets d’algorithme. doctrine des autorités de concurrence sur

26 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Dossier
Économie digitale et concurrence, l’heure des choix

ce point aurait ainsi pu permettre d’articuler les préoccu- perçues à ce stade par les autorités de concurrence, ou-
pations de concurrence et de protection de la vie privée à vrant la voie à un débat économique et juridique sur la
travers le cas concret des prix personnalisés. question et permettant aux entreprises d’anticiper les
précautions à prendre.
La seconde raison est qu’il existe une incertitude doctrinale
concernant ces pratiques de prix personnalisés, qui méri-
terait d’être levée, ou à tout le moins discutée. comme
le rappelle l’étude, la théorie économique enseigne que Analyse critique de l’analyse des effets
l’effet sur le bien-être de ce type de discrimination tari- sur la concurrence des trois grands
faire est ambigu : l’effet sur le surplus des consommateurs scénarios de collusion par les algorithmes
est généralement négatif, mais avec des effets fortement
différenciés selon les consommateurs. Un développement L’étude distingue l’analyse en trois scénarios : les algo-
sur les modalités de personnalisation les plus probléma- rithmes comme facilitateur d’une entente préexistante,
tiques du point de vue du surplus du consommateur aurait les collusions induites par un algorithme impliquant une
donc contribué utilement à la clarification de la position partie tierce, et enfin les collusions générées par l’usage
des autorités de concurrence. parallèle d’algorithmes indépendants.

L'étude constitue un effort conséquent de Les algorithmes au support d’une pratique


doctrine existante
L’étude constitue indéniablement un effort conséquent Dans ce scénario, l’algorithme est mis en place par les par-
de formalisation et de clarification de la doctrine des au- ties à une entente préexistante, afin de renforcer la stabi-
torités de concurrence quant à l’analyse des effets de ces lité de celle-ci. Il intervient simplement comme un degré
pratiques collusives via les algorithmes – effort qui doit de sophistication supplémentaire des modalités d’optimi-
être salué. sation d’une collusion, en jouant sur les différents aspects
de la stabilité d’un cartel. L’algorithme diminue le risque
cet effort est d’abord un effort de clarification du sujet.
de déviation grâce à la baisse des coûts de surveillance,
L’étude débute par une discussion technique sur la ca-
ainsi que les coûts d’implémentation de l’entente en per-
tégorisation des algorithmes (selon le type de tâches
mettant un pilotage plus facile de prix collusifs. enfin, il
réalisées, les données d’entrées utilisées, la méthode
limite le risque de détection du cartel en facilitant des
d’apprentissage ou encore leur degré d’interopérabilité).
manœuvres de diversion, telles que le dépôt d’offres de
même si cette classification est peu mobilisée dans la
couverture ou la création d’écarts de prix « aléatoires » sur
suite de l’étude, elle a le mérite d’harmoniser ce que l’on
des marchés dont le résultat aurait été décidé d’avance.
entend par algorithme, et qui pourrait donc entrer dans le
champ d’analyse des autorités de concurrence. La démonstration de l’étude sur ce premier scénario ap-
L’effort est également théorique : l’étude mobilise en paral- pelle assez peu de commentaires et de débats. L’usage
lèle les résultats de la littérature théorique classique sur la d’algorithmes dans le cas d’espèce n’est pas différent de
collusion ainsi que les résultats plus récents et moins connus l’usage d’autres clauses de renforcement des ententes,
de la recherche expérimentale en économie sur l’effet des telles que par exemple le remboursement de la différence
algorithmes. Il est rare que les autorités de concurrence s’ap- ou la mise en place d’un échange d’informations sur les
puient sur ce type de littérature expérimentale. mais très peu prix. Les effets économiques de ces pratiques de renfor-
de cas jurisprudentiels existent sur cette question des algo- cement de cartels sont à la fois bien connus en jurispru-
rithmes et la question se pose de l’existence même des types dence et bien établis sur le plan économique.
d’algorithmes évoqués par l’étude(1). Dans ces conditions,
l’utilisation de ces résultats expérimentaux permet à l’étude L'atteinte d'équilibres collusifs par le
de ne pas s’en tenir uniquement à des considérations spécu- fonctionnement autonome d'algorithmes
latives sur les effets de ces algorithmes. indépendants
L’effort est enfin opérationnel. L’étude joue le jeu d’une À l’autre extrémité du spectre en termes d’intentionnali-
démarche systématique d’évaluation des effets potentiels té, l’étude discute en détail le scénario d’algorithmes de
sur la concurrence de chaque scénario. même si des zones prix propres à chaque acteur, mais dont le comportement
de flou considérables persistent, la démarche suivie par d’optimisation autonome pourrait les conduire à adopter
l’étude permet au moins d’identifier les zones de risques des comportements collusifs
L’étude aboutit à une position nuancée sur les risques
d’effets anticoncurrentiels de telles pratiques. Les études
(1) Not. : « there is a few algorithm-specific case law in relation to the
situation described » (p. 24); « the discussion on this scenario is mainly
expérimentales citées tendent à démontrer la propension
hypothetical as far there seems to be no case practice, and the rele- des algorithmes à tendre vers un prix de monopole. mais
vance of this scenarii is yet to be confirmed » (p. 42). dans le même temps, l’étude relève plusieurs éléments

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 27


qui relativisent le caractère tangible et immédiat de la un même prestataire à plusieurs concurrents, qui seraient
menace. conscients de cet usage commun (pp. 32-35).
en particulier, l’étude note que les travaux expérimentaux
obtiennent leurs résultats sur la base d’hypothèses fortes, L’étude souligne qu’un alignement peut intervenir au ni-
qui se rencontrent rarement dans des cas réels. c’est le veau du code et/ou au niveau des données d’entrées utili-
cas notamment des hypothèses sur la transparence et la sées. Un alignement au niveau du code pourrait conduire
complétude de l’information. à restreindre la concurrence par objet, en réduisant l’in-
certitude stratégique entre concurrents. Un alignement
Les doutes exprimés dans l’étude sont encore renforcés au niveau des données d’entrées renvoie selon l’étude à
si l’on considère l’ensemble des paramètres dont un mo- un cas potentiel d’échange d’informations.
dèle doit disposer pour parvenir à déterminer un équilibre
collusif et le chemin pour y parvenir. Il faudrait être en cette approche pourrait déboucher sur une approche très
mesure de fournir à l’algorithme un panorama complet et extensive du concept de réduction de l’autonomie straté-
fiable du nombre d’entreprises sur le marché, des capaci-
gique, tout comme celui d’échange d’informations.
tés de ces concurrents et de leurs coûts, ainsi que des ca-
ractéristiques fines de comportement de la demande pour
pouvoir anticiper et/ou comprendre des transferts de de- concernant le partage de code, le fait d’étendre l’analyse
mande imputable à la stratégie de prix de l’un ou l’autre à des algorithmes qui ne seraient pas identiques ou qua-
acteur. Lorsqu’un marché comporte de nombreuses en- siment identiques rend l’appréciation très incertaine. Il est
treprises et/ou des biens fortement différenciés, ces pa- évident que les programmes informatiques fournies par un
ramètres d’entrée sont difficiles à caractériser et à collec- prestataire partagent le plus souvent des parties plus ou
ter, et peuvent ainsi limiter la capacité des algorithmes à moins substantielles de code, par contrainte technique et/
atteindre des solutions jointes optimales de type collusif. ou par souci d’économies d’échelles. Apprécier dans quelle
mesure ces similitudes sont excessives constituera une
L’étude évoque également le risque que prendrait les entre- tâche très périlleuse, et pourrait remettre en cause des gi-
prises pendant la phase d’apprentissage du modèle, qui passe sements importants d’économies d’échelles. Plus générale-
par le test de très nombreuses stratégies pour en déduire la ment, il est courant que les entreprises partagent une large
meilleure. Durant cette phase de test, le risque de prix aber- partie d’informations et de technologies de manières indi-
rant entraînant des pertes pour l’entreprise est important, rectes via leurs fournisseurs (c’est le cas des programmes
ce qui pourrait dissuader les entreprises d’adopter de tels informatiques, mais on peut aussi penser aux conseils en
modèles (p. 47). en complément, on peut aussi penser aux stratégie qui s’adressent souvent à plusieurs entreprises
réticences du management d’une entreprise à abandonner d’un même secteur). L’exigence que l’étude semble faire
complétement la maîtrise des prix au profit de l’algorithme. porter sur le cas particulier des algorithmes fournis par un
Or, une utilisation non-systématique de cet algorithme, pour prestataire apparaît disproportionnée par rapport à d’autres
conserver une marge de latitude au management, remettrait
formes de recours à des prestataires communs.
en cause la capacité de l’algorithme à suivre un programme
de long-terme d’optimisation de type collusif.
concernant le partage de données, l’approche adoptée
Plusieurs obstacles d’ordres pratiques et techniques font conduit également à une vision très extensive du partage
donc douter que cette menace soit tangible et immédiate. d’information. c’est le cas lorsque l’étude considère que cet
À tout le moins, les conditions d’implémentation de tels al- échange d’informations pourrait se faire, au-delà d’un cas
gorithmes limitent leurs risques d’occurrence à un certain classique de mise à disposition directe des données, par l’in-
type de marchés. en l’occurrence, des marchés où les biens termédiaire du paramétrage de l’algorithme mis à disposition
seraient relativement homogènes, le nombre de références par le partenaire. La crainte est que ce paramétrage pourrait
et de prix limités, les ajustements de prix nombreux et peu permettre à un acteur utilisateur de l’algorithme de recons-
coûteux, et où les informations sur la demande et les prix truire les données d’entrées confidentielle de ses concurrents
des concurrents seraient aisément disponibles. Seuls cer- en observant le paramétrage construit à partir de ces données
tains marchés de distribution en b&c pourraient corres- (p. 34). L’échange d’informations considéré est ici très indirect,
pondre dès aujourd’hui à ce profil, et donc faire l’objet d’une et pourrait s’appliquer à bien d’autres actions d’intelligence
attention spécifique des autorités de concurrence. économique visant à déduire des informations sur les concur-
rents à partir de données et informations publiques.
Le risque de collusion via des algorithmes
fournis à plusieurs concurrents par un même
L’étude adopte également une approche extensive de
prestataire
l’échange d’information en considérant qu’un algorithme
La partie qui soulève potentiellement le plus de ques- uniquement fondé sur des données publiques pourrait
tions concerne les scénarios dans lesquels la collusion donner lieu à un échange d’informations anticoncurren-
pourrait intervenir au travers d’un algorithme fourni par tiel s’il mettait à disposition ces données publiques de

28 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Dossier
Économie digitale et concurrence, l’heure des choix

façon plus simple, rapide et directe(2). Ici, la défiance en- libre. comment parvenir à cette démonstration dans le cas
vers ce type d’algorithme apparaît contradictoire avec la des algorithmes de prix ? L’étude donne trois pistes.
volonté de stimuler par l’open data l’usage et la valorisa-
La première est celle des travaux expérimentaux. ces
tion des données publiques disponibles, au bénéfice d’une
derniers peuvent partir d’un état préexistant du marché,
meilleure efficacité de tous les acteurs.
parfaitement défini par le paramétrage du modèle, puis
Au bilan, le traitement par l’étude de ces scénarios d’al- tester l’effet incrémental de l’algorithme et ainsi démon-
gorithme partagé via un prestataire apparaît comme le trer la façon dont le prix tend vers le prix de monopole.
principal facteur de risque pour les entreprises. Les auto- mais les travaux d’expérimentation existant ne couvrent
rités de concurrence française et allemande développent évidemment pas tous les cas d’algorithme que les entre-
en effet une théorie des effets quelque peu vague, sur un prises auraient à cœur d’implémenter.
cas d’usage par ailleurs très commun (l’adoption d’une
Une deuxième piste est celle des simulations que peut mener
solution informatique non entièrement personnalisée).
l’entreprise (ou une autorité de concurrence). L’avantage est
L’étude précise qu’une approche au cas par cas sera né-
de pouvoir multiplier les cas, et de se placer dans des situa-
cessaire, et que l’ampleur du risque dépendra de la part
tions types telles que la répercussion d’une hausse de coûts,
du marché cumulée des acteurs concernés, mais le cadre
ou la réponse à une guerre des prix, pour comparer la réac-
dans lequel des effets anticoncurrentiels pourraient être
tion avec et sans algorithme. Une limite importante ici est
caractérisés reste problématique.
que la seule mise à disposition de l’algorithme d’une entre-
prise ne suffit pas. Il convient de pouvoir répliquer l’ensemble
des conditions de marché et des décisions stratégiques des
L'enjeu de la détermination des effets
acteurs pour déterminer avec suffisamment de robustesse
des algorithmes et de leur caractère le prix d’équilibre concurrentiel qui serait atteint sans l’algo-
effectivement collusif rithme, sur la base d’un comportement d’anticipation/ajus-
L’étude met largement en avant la question de l’inten- tement des acteurs par des outils alternatifs.
tionnalité des comportements, davantage que la caracté- Une troisième piste consiste à observer les équilibres pas-
risation de leurs effets économiques. Au risque de laisser sés, pour déterminer la présence historique d’opportu-
de côté une question majeure : comment déterminer si nités de déviation de court-terme qui n’auraient pas été
un algorithme a réellement des effets anticoncurrentiels, saisies par les entreprises. L’avantage de cette approche
sous la forme de l’atteinte d’un équilibre collusif ? est qu’elle utilise les données observées de marché, ce qui
en l’absence d’éléments de preuve sur l’intention, il évite les erreurs liées au paramétrage du marché. mais cela
convient de rassembler des éléments de preuves écono- implique de vérifier de manière rigoureuse si c’est bien
miques. Il faudrait alors être capable d’observer les com- l’action de l’algorithme qui explique le comportement de
portements en prix et les caractériser comme étant collu- prix « anormal » (absence de baisse de prix en réaction
sifs. Or, économiquement, cette démonstration n’est pas à une baisse du concurrent, absence de répercussion des
triviale : la différence de niveau de prix entre un équilibre coûts, …), et s’il n’y a pas de causes alternatives suscep-
de concurrence imparfaite et un équilibre collusif peut tible d’expliquer ce comportement autrement que par la
être très faible, et l’atteinte de prix et de marges élevés ne collusion tacite (par exemple, une contrainte temporaire
dit rien de leur caractère collusif. de capacité de l’un des acteurs, une évolution imprévue
de la demande ou de l’offre telle qu’un nouveau produit,
Le critère théorique qui caractérise un équilibre collusif est ou une campagne de promotion prévue de longue date).
celui de l’incitation à dévier : chaque acteur a unilatérale-
ment intérêt à baisser son prix, s’il cherche à maximiser son
profit à court terme. La démonstration empirique de ce test Conclusion : quelles conséquences pour
théorique est très délicate. Il faut en effet caractériser fi- les entreprises utilisant des algorithmes
nement l’état d’équilibre concurrentiel de marché, estimer
les réactions en cas de déviations, déterminer le périmètre
de prix ?
temporel pour apprécier les gains ou pertes à la déviation, L’étude prétend que ces cas ne soulèvent pas de problèmes
avant de pouvoir conclure au caractère collusif de l’équi- nouveaux en matière de standard de preuve (p. 61). ce
constat mérite d’être nuancé lorsqu’on observe les re-
commandations des autorités de concurrence aux entre-
(2) « Furthermore, even the exchange of publicly available information
prises mettant en place un algorithme. Les attentes des
(or information easily accessible via scraping software) can involve a autorités en termes de traçabilité des algorithmes de prix
restriction of competition, if the modalities of the exchange enable sont fortes (pp. 62 à 64) et paraissent supérieures à celles
the undertakings to become aware of that information more simply, traditionnellement attendues des programmes de pricing
rapidly and directly. Thus, it might suffice that the software provided
by a third party facilitates the gathering, processing and evaluation of
traditionnels des entreprises. ces attentes concernent le
publicly available information to constitute an anticompetitive infor- process d’implémentation de l’algorithme (avec la né-
mation exchange » (p. 39). cessité de renseigner les raisons et le process de mise en

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 29


place), le rôle et l’identité des personnes en charge de pourrait prendre la forme d’une analyse du code selon une
l’algorithme, ou encore des informations sur les relations perspective économique de collusion (i.e. les objectifs de
commerciales du prestataire avec les concurrents. mais maximisation donnés à l’algorithme sont-ils compatibles
elles s’étendent aussi aux données d’entrées et de sorties, avec un comportement concurrentiel ?), ainsi que de tests
ainsi qu’au fonctionnement lui-même de l’algorithme. empiriques sur les effets de l’algorithme, via des simula-
ces attentes créent un enjeu nouveau de compliance pour tions. Postérieurement à sa mise en place, l’effort de com-
les entreprises qui mettraient en place de tels algorithmes. pliance pourrait se poursuivre par la surveillance des équi-
en plus de documenter l’ensemble de la démarche, les en- libres en prix atteints par l’algorithme, en les comparant
treprises pourraient avoir à vérifier de manière préventive aux prix antérieurs, pour se préparer à d’éventuelles mises
les effets potentiels sur la concurrence. cette vérification en cause par une autorité de concurrence. n

30 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Dossier
Économie digitale et concurrence, l’heure des choix

RLC 3695

Éloge de la confiance :
la Blockchain, l’entreprise
et le droit de la concurrence
Par Alexis
BRUNELLE
Le principal défi posé par la technologie Blockchain au droit de la concurrence est Rapporteur,
lié à la suppression des rapports de confiance pour la validation des transactions, Autorité de la
ce qui entraîne une potentielle remise en cause de la notion d’entreprise. Toutefois, concurrence(1)
une analyse plus précise de la Blockchain et de ses succédanés montre que cette
évolution technologique permet l’apparition de nouveaux types de rapports de
confiance, que le droit de la concurrence se doit d’analyser pour pouvoir les traiter
de manière appropriée.

Introduction (1) Dans un tel univers, le droit de la concur-


rence fait alors figure de victime collatérale,
manifeste crypto-anarchiste, avène- et finalement anecdotique, de ce change-
ment du rêve hayekien de la concurrence ment de paradigme. en effet, les principes
monétaire ou encore promesse de nou- sous-jacents de la blockchain constituent
velles formes de solidarités numériques, un défi au droit de la concurrence en raison
la blockchain(2) concentre en un seul mot de son mode innovant de traitement et de
validation de l’information, qui supprime
l’ensemble des espoirs de renouveau liés
les tiers de confiance et même la nécessité
au développement des technologies de
d’exprimer un accord collectif.
l’information. De la création de bitcoin en
2008 à la frénésie actuelle des chaînes de ce mode de fonctionnement, dit trustless,
consortium et des start-ups d’états, cette peut poser des problèmes pour les autori-
technologie est passée du statut de curiosi- tés de poursuite, puisqu’il est alors difficile
té exotique à celui de héraut d’un nouveau d’identifier des opérateurs économiques
monde infiniment fluide, au sein duquel distincts ou l’existence d’accords explicites.
les distinctions habituelles entre état et ci- c’est donc avant tout parce qu’elle remet
en cause la figure de l’opérateur écono-
toyen, entre fournisseur et consommateur,
mique doué d’autonomie sur le marché
et finalement entre individu et communau-
que la blockchain nécessite de revenir aux
té n’auraient plus court.
origines de la notion d’entreprise comme
sujet du droit de la concurrence.

(1) Les opinions exprimées par l’auteur le sont à titre Toutefois, à y regarder de plus près, l’évo-
strictement personnel et ne sauraient engager lution actuelle de cette technologie et de
l’institution à laquelle il appartient. La plupart ses applications est loin d’être aussi uni-
des idées présentées dans le présent article ont
été développées dans le cadre d’une réflexion
voque. Le secteur de la blockchain forme
plus large menée conjointement avec Dr. ca- un archipel de cités grecques, parentes par
therine mulligan (University college London) et la langue et l’histoire, mais très différentes
Dr. Philip Godsiff (University of exeter). L’auteur dans leur fonctionnement institutionnel,
leur adresse ses sincères remerciements.
et même farouchement opposées dans
(2) Dans la suite de cet article, « blockchain »,
avec majuscule, sera utilisé pour faire réfé-
leur philosophie. Dans ce contexte, l’iden-
rence à la technologie dans son ensemble, et tification de comportements d’entreprise
« blockchain », sans majuscule, pour désigner une distincts de la simple validation des tran-
chaîne en particulier. en outre, le présent article sactions s’avère non seulement possible,
se concentre sur la technologie blockchain elle-
même et ses applications possibles, en laissant
mais nécessaire, afin de pouvoir contrôler
de côté les enjeux financiers liés aux crypto-mon- le fonctionnement de cette forme nouvelle
naies et aux IcOs (« Initial Coin Offerings »). de coopération.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 31


I. – Le défi de la Blockchain : une est affecté un numéro (hash) totalement déconnecté de
économie sans confiance son contenu. ce numéro permet de s’assurer que le bloc
en cours est cohérent avec les blocs de transactions déjà
Toute réflexion d’ordre juridique sur la blockchain se validés et donc de vérifier qu’un bitcoin n’est pas dépensé
heurte de prime abord à un problème de définition. entre plusieurs fois.
les descriptions techniques et les débats théologiques sur
les modes de gouvernance, il est en effet difficile pour le Les blocs de transactions sont ensuite vérifiés et enre-
néophyte(3) de comprendre en quoi consiste la nouveau- gistrés par le moyen d’un ensemble d’incitations éco-
té apportée par cette technologie. Plusieurs publications nomiques qui permettent d’aligner les intérêts de tous
précédentes ont déjà décrit dans le détail le fonctionne- les utilisateurs et d’éviter d’avoir recours à des tiers de
ment d’une blockchain(4). Pour les besoins du présent ar- confiance. Ainsi, le node qui valide (ou « mine ») un bloc
ticle, il sera donc uniquement fait référence aux caracté- est désigné au travers d’un mécanisme de mise en concur-
ristiques fondamentales de ce mécanisme. rence des capacités de calcul informatique (dit système
« proof of work »). Les « miners » potentiels doivent ainsi
La blockchain (terme anglais signifiant « chaîne de résoudre un problème complexe nécessitant une grande
blocs ») est avant toute chose une technologie de stoc- puissance de calcul. Le node ayant trouvé la solution en
kage de l’information fondée sur le principe de « base de premier mine le bloc et reçoit une rémunération en bit-
données distribuée » (en anglais « distributed ledger tech- coins.
nology » ou « DLT »). Dans une configuration en DLT, les
informations relatives aux transactions entre membres du en l’état de son développement, la technologie dévelop-
réseau ne sont pas stockées sur un ou plusieurs serveurs pée pour bitcoin consiste donc essentiellement en un
gérés de manière centralisée, mais sont enregistrées dans système d’enregistrement des transactions servant de
un registre qui est partagé et constamment mis à jour par support à une crypto-monnaie, qui est elle-même émise
chaque membre du réseau (ou « node »). Il existe donc pour servir d’incitation à la continuité de ce système d’en-
autant de copies du registre que d’utilisateurs. registrement. ce mécanisme circulaire est intrinsèque au
projet bitcoin, dont l’objectif principal est de créer une
La partie DLT de la technologie blockchain permet ainsi communauté monétaire autonome, indépendante des
d’assurer une intégrité quasi parfaite de l’information, états. Toutefois, une telle configuration ne permet que
dans la mesure où toute altération frauduleuse devrait des relations très limitées entre les nodes du système.
être effectuée non plus sur un seul serveur mais sur les
D’autres blockchains se sont donc créées, avec l’ambi-
postes de tous les nodes. Toutefois, dans une telle confi-
tion de proposer la plus grande richesse d’interactions
guration, se pose la question de savoir qui peut déterminer
possibles, tout en respectant les fondamentaux d’ori-
qu’un événement ou une transaction peut être enregistré.
gine, c’est-à-dire le caractère ouvert, la décentralisation,
en effet, si chaque node doit donner son accord avant
le pseudonymat, l’immutabilité et la validation trustless
toute inscription, il devient pratiquement impossible de
des transactions. Ainsi, ethereum propose d’utiliser la
faire évoluer le registre. cet enjeu est d’autant plus cru-
blockchain comme support à une série d’applications
cial que les blockchains dites « pures » sont également
(« Dapps » et « smart contracts ») et à la formation de
ouvertes, c’est-à-dire que toute personne peut y adhérer.
communautés décentralisées (« DAO »). ethereum émet
Les bases de données distribuées doivent donc prévoir des
également une crypto-monnaie, l’ether, qui est utilisé
modalités efficaces de validation.
comme « carburant » pour le fonctionnement des appli-
cela pourrait se faire notamment en faisant confiance à cations sur le système.
un nombre plus limité de nodes pour assurer l’intégrité du
L’originalité du projet d’ethereum est de ne pas cantonner
réseau. mais, c’est justement à ce stade que la technolo-
les principes fondateurs de la blockchain à la validation des
gie blockchain présente toute sa spécificité, qui est encap-
transactions mais de les transposer à des applications qui
sulée dans le terme trustless. Il s’agit en effet de mettre en
utilisent la base de données distribuée comme support à
place un système dans lequel aucun rapport de confiance
des programmes variés. Ainsi, une fois codés et lancés sur
ne serait nécessaire pour assurer la fiabilité du registre.
la chaîne, un smart contract ou une DAO continueraient
Les promoteurs de bitcoin ont donc développé un sys- de fonctionner selon leur code informatique d’origine,
tème de gestion des données fondé sur le principe d’une sans aucune intervention possible de parties tierces et ne
validation des transactions bloc par bloc. À chaque bloc pourraient être altérés ou stoppées. c’est ce qui conduit
certains observateurs à considérer que nous serions entrés
dans l’ère du « code as law »(5), dans laquelle l’application
(3) Au rang desquels se compte l’auteur de ces lignes.
(4) V. not. c. mulligan, « Still don’t understand blockchain? Let’s un-
tangle the wires », World economic Forum, 10 nov. 2017, et rapport (5) Not. P. de Filippi et A. Wright, « Blockchain and the Law – The Rule
d’information de l’Assemblée nationale sur les chaînes de blocs of Code » ; Th. Schrepel, presentation au World blockchain forum de
(blockchains), 12 déc. 2018, pp. 15 à 18. l’OcDe, 13 sept. 2019.

32 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Dossier
Économie digitale et concurrence, l’heure des choix

ex post du droit par les autorités de poursuite et les juges Ainsi, la notion d’entreprise est fondée sur une dichoto-
serait remplacée par une nécessaire intégration ex ante mie fondamentale entre le fonctionnement interne, mar-
des normes dans le code informatiques des applications. qué par la hiérarchie, et les relations externes, soumises
au marché. Afin d’exercer une activité économique auto-
cependant, en l’état actuel de la technologie, une telle
nome, une entreprise doit donc avoir recours à une coor-
affirmation semble excessive, dans la mesure où les smart
dination consciente par le chef d’entreprise, par opposi-
contracts ne sont « ni intelligents ni même des contrats »(6)
tion à la coordination inconsciente opérée par les forces
et ne permettent d’effectuer que des opérations simples
du marché.
de diffusion d’information ou de gestion de la gouver-
nance au sein de la chaîne. Surtout, ce qui distingue la cette définition économique de l’entreprise se retrouve
blockchain des technologies informatiques qui la pré- dans la jurisprudence en droit de la concurrence. Si le cé-
cèdent n’est ni son caractère opaque ni l’impossibilité lèbre arrêt Höfner de la cour de justice établit une défini-
de modifier les informations enregistrées, mais le fait de tion très large(8) de l’entreprise, permettant d’appliquer le
supprimer le rapport de confiance, et ce à deux stades cri- droit de la concurrence à tous types de structures, il est
tiques : l’enregistrement et la préservation des données (à cependant nécessaire de pouvoir identifier une activité
travers la mise en place d’une base de données distribuée) économique précise, consistant à offrir des biens ou des
et la vérification de l’intégrité de cette base (à travers le services sur un marché donné(9). en outre, l’entreprise au
remplacement du tiers de confiance par un mécanisme sens du droit de la concurrence n’est pas uniquement un
d’incitations économiques). objet conceptuel, ne tirant son existence que de sa pré-
sence sur le marché. Il doit s’agit d’un opérateur identi-
fiable disposant d’un pouvoir de direction sur un ensemble
II. – La confiance à l'origine de de moyens et de ressources lui permettant d’intervenir de
façon autonome sur l’ensemble du marché. cette concep-
l'entreprise tion se retrouve à la fois dans les notions juridiques d’en-
cette suppression des tiers de confiance porte atteinte à treprise « de plein exercice » (10) et de « successeur écono-
notre conception traditionnelle de l’entreprise et, par voie mique »(11).
de conséquence, peut constituer un défi pour l’application
du droit de la concurrence. Par conséquent, le défi posé par la blockchain à la notion
d’entreprise n’est pas uniquement lié à son mode de fonc-
en effet, l’entreprise, telle qu’elle est conçue par le droit tionnement collaboratif, mais à la suppression du tiers
de la concurrence, est issue d’un paradigme économique de confiance et son remplacement par une organisation
dont le contenu a été exprimée de la façon la plus claire qui ressemble, par bien des aspects, à un mécanisme de
dans l’article séminal de ronald coase « The Nature of marché. Il est alors difficile de distinguer entre l’interne et
the Firm », publié en 1937. ces travaux s’inséraient dans l’externe, et d’identifier la volonté autonome d’une entre-
une conception plus générale de l’économie, qui tenait prise qui existerait en dehors du fonctionnement interne
compte de l’existence d’entreprises dotées de pouvoir de de la blockchain elle-même(12).
marché dans le cadre d’une situation de concurrence im-
parfaite(7). Afin de circonscrire l’application du droit de la concur-
rence à la blockchain, il convient donc de se demander si la
en particulier, ronald coase cherchait à comprendre blockchain est véritablement un système sans confiance
pourquoi la rencontre des facteurs de production n’était ou bien si, au contraire, les blockchains ne font pas émer-
pas intégralement gérée par le marché mais, au contraire, ger de nouvelles activités nécessitant le développement
était en grande partie organisée au sein d’entreprises. Il de relations vis-à-vis du monde extérieur.
a montré que c’est parce qu’un certain nombre d’agents
économiques souhaitent éviter les coûts de transaction Or, sur une blockchain publique, la dimension trustless
et les risques liés au phénomène des contrats imparfaits n’est en réalité applicable que pour une petite portion
qu’ils font le choix de se réunir dans une entreprise. ces du fonctionnement interne, c’est à dire l’enregistrement
agents font donc le choix de s’en remettre aux instruc- et l’authentification des transactions. Par exemple, si la
tions d’un tiers de confiance disposant de pouvoirs de di-
rection au lieu de laisser leurs relations être organisées au
travers du mécanisme de coordination du marché. (8) cJce, 23 avr. 1991, aff. c-41/90, Höfner et elser, ecLI:eU:c:1991:161,
pt. 21.
(9) cJce, 18 juin 1998, aff. c-35/96, commission/Italie,
ecLI:eU:c:1998:303, pt. 36.
(6) rapport du Joint research centre de la commission européenne,
« Blockchain Now and Tomorrow », p. 20. V. égal. le tweet de (10) communication sur la compétence de la commission en matière de
Vitalik buterin, 13 oct. 2018, regrettant l’usage du terme « smart concentrations, § 94 et 95.
contract ». (11) TPIce, 17 déc. 1991, aff. T-6/89, enichem, ecLI:eU:T:1991:74, pt. 237.
(7) V. not. l’ouvrage pionnier de Joan Violet robinson, « Economie de la (12) Sur cette question cruciale des « frontières de l’entreprise »,
concurrence imparfaite », 1933. c. mulligan, « Blockchain will kill the traditional firm », 16 oct. 2017.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 33


chaîne conserve bien le registre des transactions, elle ne (fournisseurs d’accès, hébergeurs, éditeurs, etc.) auxquels
contient pas l’état des comptes des différents nodes. ces des obligations légales pouvaient être imposées(17).
informations sont stockées sur des « wallets », maintenus
Ainsi, les blockchains dites « pures » font malgré tout
à l’extérieur de la chaîne. cela suppose donc développer
émerger un certain nombre d’entités proposant une acti-
des systèmes de stockage de ces wallets, généralement vité économique spécifique, distincte du mode d’enregis-
sous forme de clés USb sécurisés, ce qui constitue une trement des transactions, et pouvant donc constituer des
activité économique distincte de la chaîne. La même sujets du droit de la concurrence.
approche est également valable pour des services aussi
variés que les places de « crypto-exchange », le conseil
en placement de crypto-monnaie, ou encore les services
de paiement et de transfert d’argent utilisant des cryp-
III. – La confiance au cœur de la
to-monnaie dédiées(13). Blockchain
Toutefois, il convient de relever que l’analyse des
Surtout, la plupart des smart contracts installés sur une blockchains s’est, jusqu’ici, essentiellement focalisée sur
chaîne publique nécessitent de pouvoir communiquer le fonctionnement des chaînes « pures » telles que bitcoin
avec des « oracles », c’est-à-dire des programmes jouant et ethereum. Si, en toute rigueur, il conviendrait d’appli-
le rôle d’interface avec le reste du monde en fournissant quer le terme de « blockchain » uniquement à des sys-
une information, une évaluation ou une décision qui ne tèmes ouverts ayant recours à la validation trustless des
transactions(18), force est de constater que la plupart des
peut être obtenue directement sur la chaîne. Il peut s’agir
usages envisagés de la technologie de base de données
d’une simple application fournissant une information sur
distribuée, au sens large, interviennent dans un contexte
le temps qu’il fait ou le prix d’un titre sur les marchés, ou
où les acteurs sont identifiés ou identifiables(19).
bien encore une ou plusieurs personnes humaines éva-
luant si un contrat a été bien exécuté(14). Par définition, Deux catégories majeures de blockchains « non pures »
les oracles ont besoin de détenir la confiance des usa- peuvent être distinguées : les blockchains privatives et
gers, puisqu’ils fournissent une évaluation extérieure à la les blockchains dites « de consortium ». Une blockchain
chaîne, qui est ensuite utilisée pour confirmer et enregis- privative est une blockchain gérée par un seul opérateur,
trer une transaction sur celle-ci. Par conséquent, non seu- en général pour des besoins internes à une même orga-
lement un oracle agit comme un service extérieur dans le nisation. Dans la mesure où un tel système relève plutôt
cadre d’un rapport de confiance mais, en outre, il permet de l’amélioration de processus internes à une entreprise,
d’enregistrer sur la chaîne une relation ou une transaction il ne modifie pas fondamentalement l’enveloppe et les
s’étant déroulée « IrL »(15). Il agit donc comme un lien frontières de celle-ci, et ne pose, a priori, aucun problème
entre l’interne et l’externe de la chaîne. nouveau en termes de droit de la concurrence.
La chaîne de consortium constitue quant à elle une or-
Il est donc possible d’identifier un certain nombre de relais ganisation plus complexe, et potentiellement plus pro-
et de points de contact qui permettent aux nodes d’une blématique, en ce sens qu’elle réunit plusieurs opérateurs
blockchain de sortir du cycle des validations trustless et autonomes, qui mettent en commun, au travers d’une
d’interagir avec le reste du monde. Sans cela, il n’est pas technologie DLT, un ensemble de fonctions techniques,
possible d’envisager une quelconque « scalabilité » du opérationnelles, voire commerciales. contrairement aux
modèle, c’est-à-dire le développement d’usages massifs chaînes publiques, les blockchains de consortium confient
dans le domaine économique(16). cette situation est com- la gestion effective de la base de données soit à un opé-
parable à l’histoire du développement de l’Internet, qui est rateur extérieur, soit à des nodes « administrateurs », qui
passé du statut de « Far West » incontrôlable à celui d’es- peuvent toujours vérifier une transaction ou l’installation
pace social fortement régulé qui est le sien aujourd’hui, d’un smart contract. en outre, ces chaînes sont générale-
précisément en raison de la présence d’intermédiaires ment « permissionnées », et ne laissent participer que des
opérateurs ayant, par ailleurs, une activité économique et
utilisant la chaîne pour les besoins de celle-ci(20).
(13) en particulier, il convient de relever que le lancement fortement
médiatisé du Libra par Facebook est accompagné de la mise en
place du service de paiement calibra, entièrement contrôlé cette (17) V. P. de Filippi et A. Wright, « Blockchain en the Law – The Rule of
dernière. Code », préc., p. 50.
(14) V. P. de Filippi et A. Wright, « Blockchain en the Law – The Rule of (18) rapport d’information de l’Assemblée nationale, préc., p. 22.
Code », préc., p. 76. (19) V. not. les cas d’usage proposés par le rapport précité « Blockchain
(15) « In real Life » : terme d’argot de l’Internet désignant le fait de Now and Tomorrow » ou encore par le livre blanc « An introduction
transposer une relation nouée en ligne dans le monde physique. to Hyperledger ».
(16) V. le rapport « Scalability, Interoperability and Sustainability of (20) Ainsi, le projet « Global Shipping business Network » dans le trans-
Blockchains”, eUblockchain Forum, pp. 10 et 11. port maritime.

34 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Dossier
Économie digitale et concurrence, l’heure des choix

ce type d’organisation, malgré son mode de fonction- qualité de la production(22). La lecture des cas d’usage pro-
nement en apparence plus classique par rapport à une posés par la plateforme Hyperledger en donne une bonne
blockchain « pure », présente également des questions illustration(23). Qu’il s’agisse d’améliorer les systèmes de
nouvelles s’agissant de la théorie classique de l’entreprise. paiement dans le secteur de la santé, de renforcer la traça-
bilité des produits alimentaires ou de ressources minières
en effet, dans le cadre d’une chaîne de consortium, la
ou encore de fiabiliser les chaînes logistiques, les applica-
summa divisio entre internalisation dans l’entreprise et
tions envisagées concernent l’amélioration de fonctions
externalisation vers le marché peut également être re-
internes aux entreprises. Dans une telle configuration, les
mise en cause dans la mesure où l’entreprise qui adhère
membres renoncent à contrôler directement certains de
à une blockchain de consortium le fait comme participant
leurs processus, mais conservent un pouvoir de décision
au système et non pas comme client. Une blockchain de
hiérarchique sur les déterminants essentiels de la concur-
consortium relève donc d’une forme d’organisation inter-
rence tels que les choix de production ou la politique
médiaire entre l’internalisation au sein de l’entreprise et
commerciale.
l’externalisation vers le marché. La chaîne crée ainsi une
forme d’écosystème dans lequel les entreprises sont, pour
certaines de leurs fonctions, reliées entre elles par un mé- Le guide le plus pertinent pour appréhender de tels sys-
canisme commun, auquel elles transfèrent leur pouvoir tèmes pourrait, à première vue, être la notion d’accord
de décision. Ainsi, même les technologies DLT qui ne res- de production, au sens des lignes directrices de la com-
pectent pas les principes initiaux de la blockchain peuvent mission européenne en matière d’accord horizontaux(24).
potentiellement constituer un véritable changement de Toutefois, une blockchain de consortium ne regroupe pas
paradigme dans la façon dont sont envisagés les rapports forcément uniquement des opérateurs situés à un même
de concurrence et de coopération dans le domaine éco- stade de marché. De nombreux projets en cours ont pour
nomique(21). particularité de regrouper l’ensemble de la chaîne de pro-
duction et de commercialisation d’une même industrie,
chaque blockchain de consortium se présente en effet en y incluant également des éditeurs de logiciels et des
comme un système organisé et structuré selon sa propre fournisseurs de services informatiques(25). ce type d’orga-
logique, une sorte de cité-état économique. Afin d’en nisation peut donc être rapproché des accords de norma-
comprendre la constitution et l’organisation, il est donc lisation s’appliquant à tout un secteur(26), mais présente un
nécessaire de l’étudier dans ses spécificités et notamment degré de complexité supplémentaire dans la mesure une
de distinguer, au sein de la chaîne, ce qui relève du code blockchain de consortium assure également une presta-
informatique préinstallé (smart contracts), ce qui est as- tion technique, qui constitue un service rendu pour l’en-
suré par le contrôle conscient des nodes administrateurs semble de l’écosystème(27).
ou validateurs et enfin de ce qui est laissé à l’action non
coordonnée des nodes usagers.
mais d’autres chaînes de consortium ne se contentent pas
en fonction du nombre et de l’importance des activités d’améliorer des processus existants, et sont créées afin de
mises en commun, du modèle de gouvernance choisi, et proposer un nouveau service, comme le stockage et la vé-
de l’équilibre trouvé entre la dimension « codée » de la rification de l’authenticité de certains documents(28). Dans
chaîne et le maintien de mécanismes explicites de gou- ce cas, la blockchain génère une activité économique
vernance, les blockchains de consortium peuvent impac- nouvelle. Se pose alors la question de savoir s’il s’agit d’un
ter fortement l’autonomie des entreprises participantes simple accord de production en commun, ou bien si la
et rendre complexe la détermination entre ce qui relève chaîne doit être considérée comme une entreprise com-
de la coopération et ce qui relève de la décision interne. mune de pleine exercice, soumise à ce titre au contrôle
Dans ce contexte, l’application pertinente du droit de la des concentrations. La réponse à cette question dépend
concurrence suppose, avant d’envisager éventuellement étroitement non seulement du mode de gouvernance de
une remise en cause radicale des concepts de la matière,
d’effectuer un travail d’analyse approfondie de chaque
projet de chaîne, tenant compte à la fois des types d’ac- (22) V. not. rapport de l’Assemblée nationale, préc., pp. 49 à 58.
tivités mises en commun et du mode de gestion du sys- (23) https://www.hyperledger.org/resources/publications#case-studies.
tème. (24) Lignes directrices de la commission sur l’applicabilité de l’article 101
du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux accords
Un grand nombre de projets de blockchains actuellement de coopération horizontale, pts. 150 à 186.
en cours concernent essentiellement des fonctions d’op- (25) comme par exemple le projet biTA dans le secteur du transport de
timisation des procédures internes ou d’amélioration de la fret.
(26) V. lignes directrices préc., pts. 257 à 332.
(27) V. not. l’importance du rôle des « notaries » dans le projet corda,
(21) Ph. Godsiff, « Disruptive potential », chapitre 5 du rapport destiné au secteur bancaire et financier.
« Distributed ledger technology : beyond block chain », UK Govern- (28) Par exemple le projet « Archipels » présenté par la Poste, la caisse
ment chief Scientific Adviser, 21 janv. 2016. des Dépôts, eDF et engie.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 35


ces projets, mais également des moyens propres qui leur sition classique entre entreprise et marché et nécessite de
sont alloués par leurs promoteurs. mieux appréhender les liens qui se nouent au sein de ce
type de blockchains.
enfin, poussé à l’extrême, le principe d’une blockchain de
consortium mettant en commun les principales fonctions
créatrices de valeur pourrait conduire à considérer que les
participants à une chaîne forment, en réalité, une seule Conclusion
unité économique intervenant sur le marché au travers
Loin d’annoncer la fin programmée du droit de la concur-
de simples façades commerciales. cette mise en commun
rence, la blockchain fournit donc l’occasion de revisiter
du pouvoir de direction de l’entreprise pourrait alors être
les concepts fondamentaux de la discipline à la lumière
envisagée par le droit des concentrations au moyen de la
de la notion de confiance. éther omniprésent et fugace,
notion de fusion de fait(29).
la confiance permet de fonder le principe de l’autonomie
Il résulte de ce panorama trop bref et nécessairement in- de la volonté des entreprises. c’est elle également qui
complet que la très grande majorité des applications de sous-tend l’univers visible du marché en état de concur-
la technologie blockchain dans le domaine économique rence imparfaite, au sein duquel les règles de concur-
reposent en réalité sur des relations fortes entre les parti- rence peuvent se déployer. Le défi posé par la blockchain
cipants à une même chaîne, et sur la mise en commun de au droit de la concurrence est donc de pouvoir suivre les
fonctions entières de l’entreprise. ce n’est donc pas l’ab- mouvements de ce corps subtil soumis non seulement
sence de confiance, mais la reconfiguration des rapports aux incitations et aux calculs rationnels, mais aussi, et
entre agents économiques qui questionne le plus l’oppo- surtout, aux fluctuations des affinités électives. n

(29) communication sur la compétence de la commission en matière


de concentrations, § 10.

36 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Dossier
Économie digitale et concurrence, l’heure des choix

RLC 3696

La régulation des plateformes


digitales et les limites du droit
de la concurrence
Par Michaël
COUSIN
Les propositions se sont multipliées au cours des dernières années pour faire Avocat, Ashurst LLP
évoluer le droit de la concurrence afin de mieux appréhender certaines pratiques
des plateformes digitales. À l'heure où les autorités de concurrence s'apprêtent à
faire un tri parmi ces propositions, il importe de les examiner en se demandant si
elles ne mettent pas en cause certaines garanties devant normalement profiter
aux entreprises. Ce travail laisse entrevoir les possibles limites du droit de la
concurrence en tant qu'outil de régulation des plateformes digitales.

Les plateformes digitales recouvrent un plement que ces mécanismes font appel
large éventail d’activités : publicité en ligne, aux effets de réseau qui peuvent conduire
places de marché, moteurs de recherches, à un phénomène de « basculement » par
réseaux sociaux, distribution d’applica- lequel les positions acquises par certains
tions, etc. elles facilitent les interactions opérateurs, au-delà d’un certain seuil de Et Adèle AZZI
en ligne entre leurs utilisateurs en mettant pouvoir de marché, deviennent difficile- Juriste, Ashurst LLP
en œuvre des techniques sophistiquées ment contestables. Le pouvoir de marché
d’information et de communication. Leur des plateformes est aussi étroitement lié
modèle d’entreprise repose en grande par- à leur capacité à collecter et à valoriser les
tie sur la valorisation des données issues de données de leurs utilisateurs.
ces interactions. compte tenu de leur ap-
titude à fédérer, à faire vivre et à connaître Nous nous intéresserons en revanche à la
si ce n’est prédire le comportement d’im- question de la régulation concurrentielle
menses communautés d’utilisateurs, elles des plateformes digitales. celle-ci fait au-
contrôlent désormais l’accès à de nom- jourd’hui l’objet d’importants débats nour-
breux marchés du commerce en ligne(1). ris par de nombreux avis, rapports et autres
ce n’est que récemment que les régula- études publiés par des organisations, des
teurs ont pris la mesure des défis que repré- groupes d’experts ou les régulateurs eux-
sentait, pour le fonctionnement concurren-
tiel des marchés, la puissance grandissante
de certaines plateformes(2). Nous ne décri- rethinking Antitrust Tools for multi-Sided Plat-
forms, rapport, 2018 ; Accc, Digital Platforms
rons pas dans cet article les mécanismes
Inquiry, Final report, juin 2019, page 30. Dispo-
qui expliquent cette puissance. Les études nible sur le site de l’autorité (www.accc.gov.au) ;
récentes consacrées à ce sujet contiennent Joint memorandum of the belgian, Dutch and
des développement suffisamment détaillés Luxembourg competition authorities on challen-
ges faced by competition authorities in a digital
et à jour sur cette question(3). Notons sim-
world, 2 oct. 2019 (disponible sur le site www.
abc-bma.be) ; Furman, J. et al., Unlocking digital
competition, report of the Digital competition
(1) La commission européenne estime que 60 % du expert Panel: An independent report on the state
commerce en ligne auprès des particuliers se fait of competition in digital markets, with proposals
via des plateformes. comm. eU, communication to boost competition and innovation for the be-
au Parlement européen, au conseil, au comité nefit of consumers and businesses, 2019 ; crémer,
économique et social européen et au comité des J., de montjoye, Y.-A. and H. Schweitzer, competi-
régions, Les plateformes en ligne et le marché tion policy for the digital era, european commis-
unique numérique, Perspectives et défis pour sion, bruxelles, 2019 ; ein neuer Wettbewerbs-
l’europe, cOm(2016) 172 final. rahmen für die Digitalwirtschaft, rapport de la
commission Wettbewerbsrecht 4.0, septembre
(2) comm. eU, communication précitée, note n° 3. 2019 (www.wettbewerbsrecht-40.de) ; Direction
(3) bundeskartellamt, Working Paper – market Power du Trésor, Plateformes numériques et concur-
of Platforms and Networks, juin 2016 ; OcDe, rence, Trésor-éco, n° 250, nov. 2019.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 37


mêmes(4). À l’heure où une nouvelle commission euro- marchés mais s’intéresser au premier chef à la theory of
péenne vient d’entrer en fonction, des choix vont devoir harm(7).
être faits quant à une possible évolution des règles. c’est
pourquoi il paraît utile de faire un inventaire critique des Une telle approche n’est ni nouvelle, ni réservée à l’éco-
principales propositions aujourd’hui sur la table. nomie digitale(8). Au cas présent, elle soulève deux types
d’objections.
Nous ne nous arrêterons pas, dans ce cadre, sur les ou-
tils de régulation déjà existants et dont certains ont déjà La première tient au fait que les difficultés évoquées sont
été mis en œuvre. L'on pense en particulier, au niveau largement surmontables. Il est ainsi admis qu’un marché
français, au cadre applicable aux pratiques restrictives de puisse être défini lorsque les biens ou les services sont
concurrence qui a récemment donné lieu à des condam- gratuits(9). De même, la pratique décisionnelle récente
nations(5). Le règlement dit « Platform to business » mé- de l’Autorité de la concurrence montre qu’il est possible
rite également d’être cité(6). Nous n’évoquerons pas non d’analyser le pouvoir de marché des opérateurs sur les
plus l’ensemble des problèmes de concurrence posés par marchés multifaces en définissant chacune des faces au
les plateformes et qui trouvent déjà une réponse dans les moyen des outils classiques de définition des marchés(10).
outils existants.
La seconde objection tient à l’importance de la définition
Il semble en revanche pertinent d’examiner les proposi- des marchés sur le plan juridique. La caractérisation de
tions visant à faire évoluer le contrôle des pratiques anti- certaines pratiques anticoncurrentielles dépend en effet
concurrentielles et le contrôle des concentrations. souvent d’une mesure précise de la part détenue par l’en-
treprise sur un marché qu’il convient de définir. en ma-
comme on le verra, l’objectif d’étendre la capacité d’ac-
tière d’abus de position dominante, mettre le doigt sur
tion des autorités de concurrence conduit parfois à mettre
une theory of harm sans définir au préalable le marché sur
en cause certaines garanties profitant aux sujets du droit
lequel elle intervient revient à caractériser un abus sans
de la concurrence que sont les entreprises, de sorte qu’il
se soucier de la position dominante à laquelle il se rat-
est possible de s’interroger sur les limites du droit de la
tache. Il ne faut pas non plus perdre de vue les safe har-
concurrence pour traiter certaines questions soulevées.
bours exprimés en parts de marché dans les règlements
d’exemption par catégorie en matière d’accords verticaux
ou horizontaux. S’écarter de la définition du marché, c’est
I. – Le contrôle des pratiques ainsi risquer de priver les entreprises d’un outil essentiel
anticoncurrentielles peut-il évoluer de prévisibilité et de sécurité juridique.
sans nuire à la sécurité juridique S’agissant de la caractérisation du caractère anticoncur-
et aux garanties procédurales des rentiel des pratiques, les différentes contributions au dé-
entreprises ? bat sur la régulation concurrentielle des plateformes sou-
lignent la difficulté et le temps nécessaire pour démontrer
A. – Évolutions proposées au stade de la nocivité de certaines pratiques des plateformes les plus
l’analyse concurrentielle puissantes (rappelons que la première condamnation de
certaines évolutions ont été proposées concernant la dé- Google par la commission européenne a été précédée de
finition des marchés et la mise en évidence des atteintes sept années d’enquête et d’instruction).
à la concurrence.
bien que les autorités de concurrence soulignent réguliè-
La difficulté de définir les marchés sur lesquels opèrent rement la plasticité du droit de la concurrence et sa capaci-
les plateformes est régulièrement évoquée, que ce soit en té à appréhender les problématiques nouvelles soulevées
raison du caractère innovant des services, de leur gratui- dans l’économie digitale(11), il a été suggéré que la tâche du
té ou du caractère multiface des marchés. Il est souvent
avancé que les autorités de concurrence ne devraient pas
perdre de temps à définir avec exactitude les contours des (7) rapport OcDe précité note n° 3, p. 13. rapport crémer et a. précité
note n° 3, p. 46.
(8) m. cousin, La concurrence potentielle : réflexions sur le traitement
(4) V. la note n° 3. juridique d’une variable économique, concurrences, n °1/2007, p. 38.
(5) V. dernièrement la condamnation d’Amazon à une amende civile de (9) rapport OcDe, p. 14. Sur ces marchés, la position des opérateurs
quatre millions d’euros par le tribunal de commerce de Paris, sur le peut être définie en utilisant d’autres critères que les parts de mar-
fondement du déséquilibre significatif, T. com. Paris, 2 sept. 2019, ché en valeur ou en volume.
n° 2017050625. (10) Aut. conc., déc. n° 18-Dcc-18, 1er févr. 2018, relative à la prise de
(6) règl. (Ue) n° 2019/1150, 20 juin 2019, promouvant l’équité et la contrôle exclusif de la société concept multimédia par le groupe
transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’inter- Axel Springer.
médiation en ligne, JOUe 11 juill. 2019, p. 57 et s. ; m. cousin, Vers (11) c’est l’un des quatre points faisant l’objet de la common Unders-
un droit européen des relations commerciales en matière digitale ?, tanding publiée le 5 juin 2019 par les autorités de concurrence du
rLc 2018/74, n° 3430. G7, v. note n° 3.

38 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Dossier
Économie digitale et concurrence, l’heure des choix

régulateur pourrait être facilitée par le recours plus large à ceci ne pourra qu’améliorer l’expérience des régulateurs
des présomptions fondées sur une nouvelle conception de et contribuer à réduire le risque de faux négatifs.
l’analyse du coût des erreurs(12). cette tendance se nourrit
de l’idée, de plus en plus répandue y compris au sein des B. – Évolutions proposées concernant les
autorités de concurrence, selon laquelle les faux positifs outils de mise en œuvre
seraient moins problématiques aujourd’hui qu’il y a dix
ans compte tenu de la puissance acquise par certains opé- certaines évolutions des outils de mise en œuvre sont
rateurs de l’économie digitale(13). proposées pour répondre à deux types de préoccupa-
tions : agir plus rapidement pour éviter la consolidation
c’est là se méprendre sur le rôle des présomptions en
des positions dominantes et défaire celles-ci lorsqu’elles
droit de la concurrence. celles-ci sont en effet destinées
sont constituées.
à faciliter le travail des autorités lorsqu’elles traitent des
atteintes les plus évidentes à la concurrence. Une pratique La nécessité d’une action rapide et efficace des autorités
est présumée illicite lorsqu’il a déjà été démontré, dans la est particulièrement prégnante dans le secteur digital.
théorie économique, la pratique décisionnelle ou la juris- Les opérateurs bénéficiant d’effets de réseau importants
prudence, qu’elle porte atteinte à la concurrence. peuvent en effet se trouver très rapidement en mesure
en revanche, il ne saurait y avoir présomption lorsqu’il d’acquérir des positions difficilement contestables sur le
n’existe précisément pas de démonstration de la nocivi- long terme.
té de la pratique, quand bien même le régulateur aurait
compte tenu de la durée des instructions en droit de la
l’intuition du coût très élevé que représenterait une non-
concurrence, de nombreuses contributions mettent ainsi
intervention si la pratique était effectivement anticoncur-
l’accent sur la nécessité pour les autorités de pouvoir agir
rentielle. en décider autrement reviendrait à méconnaître
sans avoir à aller jusqu’à la caractérisation d’une pratique
le caractère répressif du droit de la concurrence.
anticoncurrentielle. À cette fin, il est proposé, soit de faire
cette objection paraît d’autant plus justifiée lorsque l’on revivre des outils existants, soit d’en créer de nouveaux.
examine les cas dans lesquels, selon le rapport crémer,
ces nouvelles présomptions pourraient trouver à s’appli- Au titre des outils existants, les mesures conservatoires
quer. Le rapport évoque en effet le refus d’interopérabilité sont souvent citées. celles-ci permettent en effet à une
ou le fait, pour une plateforme de distribution, d’avanta- autorité de prendre d’urgence des mesures nécessaires
ger ses propres produits par rapport à ceux des tiers(14). Les au rétablissement d’une situation concurrentielle en se
autorités de concurrence ont précisément démontré leur fondant sur un constat prima facie d’infraction. cet ou-
aptitude à établir, au cas par cas, les effets anticoncurren- til, utilisé de façon bien plus fréquente au niveau français
tiels de telles pratiques(15). On ne voit pas pourquoi elles qu’au niveau européen, pourrait connaître un renou-
seraient à l’avenir dispensées de cette démonstration au veau pour deux raisons. La première pourrait tenir à un
motif qu’elles sont appliquées par des plateformes digi- usage plus volontariste de cette option procédurale par
tales. la commission européenne. rappelons que celle-ci en a
ainsi fait usage pour la première fois depuis l'adoption du
Plutôt que de s’engager dans cette voie pour le moins règlement n° 1/2003, en matière d’abus, dans la récente
radicale, il paraîtrait raisonnable de s’inspirer d’une des affaire Broadcom afin de faire cesser des exclusivités et
propositions du rapport Furman consistant à faire une des rabais fidélisants(17). La commission ne cache pas son
évaluation systématique des décisions dans lesquelles intention d’y recourir de façon plus large, particulière-
une infraction a été suspectée par une autorité de concur- ment dans le secteur digital. La seconde raison tient à la
rence mais n’a finalement pas donné lieu à une sanction(16). directive ecN+(18) qui entend doter les autorités nationales
de concurrence en europe d’une telle procédure, laquelle
pourrait être mise en mouvement sur auto-saisine, ce qui
(12) m. cousin, concurrence dans l’économie digitale : à qui doit profiter n’était pas le cas jusqu’ici en France.
le doute sur la nocivité d’un comportement ou d’une concentra-
tion ?, rLc 2019/83, n° 3574. Quelle que soit leur utilité pour remédier rapidement à
(13) c’est le sens de l’intervention de Kris Dekeyser lors de la 46e confé- des situations présumées anticoncurrentielles, les me-
rence de l’Institut Fordham, sept. 2019. V. le rapport crémer et a. sures conservatoires ne dispensent pas les autorités d’une
précité note n° 3, p. 50.
instruction au fond.
(14) Page 66.
(15) concernant le refus d’interopérabilité, l’affaire microsoft en fournit
une bonne illustration. Déc. comm. Ue, 24 mars 2004, microsoft,
aff. cOmP/c-3/37.792. Quant au fait, pour une plateforme, d’avan- (17) Déc. comm. eU, 16 oct. 2019, aff. AT.40608.
tager ses propres produits, l’affaire Google shopping est également (18) Dir. (Ue) 2019/1, 11 déc. 2018, visant à doter les autorités de concur-
topique : Déc. comme Ue, 27 juin 2017, Aff. AT.39740, Google rence des états membres des moyens de mettre en œuvre plus effi-
search (shopping). cacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionne-
(16) rapport précité note n° 3, p. 103. ment du marché intérieur, JOUe 14 janv. 2019, n° L 11.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 39


c’est pourquoi il a également été suggéré que la com- on sait qu’elles existent au niveau européen(23) et au ni-
mission fasse enfin usage du pouvoir qui lui est donné veau français(24). ces outils, jamais mis en œuvre, sont bien
par l’article 10 du règlement n° 1/2003 en publiant des évidemment soumis à des conditions trop strictes pour
orientations informelles sur certaines pratiques détermi- offrir la souplesse et l’efficacité recherchée en matière di-
nées mettant en jeu des questions nouvelles(19). cette piste gitale(25). Au vu des quelques prises de position prises à ce
présente certaines limites liées précisément au caractère sujet, l’on se rend compte qu’ils valent avant tout comme
sommaire de la procédure suivie, laquelle ne permettra instruments de dissuasion. Quant à l’idée de les faire évo-
sans doute pas à la commission de trancher de façon luer pour permettre leur usage dans les cas où aucune
nette les problématiques les plus complexes. infraction n’est caractérisée, elle se heurte à d’évidents
obstacles sur le plan des libertés fondamentales(26).
cette recherche de souplesse donne lieu, en outre, à des
propositions portant sur des outils nouveaux qui suscitent
une certaine réserve. Ainsi en est-il de la proposition, for-
mulée conjointement par les autorités belge, néerlan- II. – Le contrôle des concentrations
daise et luxembourgeoise, visant à doter la commission peut-il être étendu aux « killer
d’un pouvoir de prononcer, à l’égard des entreprises, des acquisitions » sans nuire à sa
orientations informelles assorties d’un pouvoir d’imposer prévisibilité ?
des remèdes(20). Les promoteurs de cette idée soulignent
qu’une telle procédure aurait le même avantage de sou- Le droit des concentrations est sans doute l’outil le plus
plesse qu’une procédure d’engagements, sans toutefois immédiatement disponible pour réguler les plateformes
obliger l’autorité à s’inscrire dans un projet de sanction à l’occasion des rapprochements auxquels elle se livrent.
comme le précise, pour la commission, l’article 9 du règle- La technique des engagements, qui a fait la preuve de son
ment n° 1/2003. en d’autres termes, il suffirait de consta- utilité dans le cadre de l’ouverture à la concurrence des
ter l’existence d’une dominance pour pouvoir prononcer anciens monopoles publics(27), est d’ores et déjà utilisée
ce type de remède, à l’image du cadre fixé en matière de pour favoriser l’ouverture de certains écosystèmes. On
régulation ex ante du secteur des communications élec- en trouvera un exemple récent dans la décision du 7 no-
troniques. vembre 2018 par laquelle la commission européenne a
autorisé la mise en commun, par bmW et Daimler, de
Qu’on le veuille ou non, une telle procédure aurait un leurs plateformes d’auto-partage en free floating. cette
caractère coercitif pour l’entreprise puisque, si l’on com- décision est en effet assortie d’un ensemble d’engage-
prend bien, celle-ci n’aurait pas le choix d’acquiescer ou ments comportementaux destinés à faciliter l’entrée
non à la mesure prise. On ne saurait donc l’accepter sans des concurrents potentiels sur ce marché, en leur assu-
qu’elle soit motivée par un constat d’infraction en bonne rant une visibilité suffisante, aux côtés des parties, sur
et due forme, à moins bien sûr qu’elle ne soit assortie les plateformes d’agrégation de services ainsi que sur la
d’aucune sanction en cas de non-respect. plateforme multimodale des parties(28).
À la lecture de ce qui précède, un constat s'impose : pour Les différentes études consacrées à la rencontre entre le
simplifier les conditions de mise en œuvre du droit de la droit de la concurrence et les plateformes digitales font
concurrence sans mettre en cause les droits fondamen- toutefois ressortir, en contrôle des concentrations, une
taux des entreprises, il n’y a pas d’autre choix que d’en problématique bien spécifique ayant trait aux « killer ac-
atténuer le caractère répressif. Sur ce point, il serait utile quisitions ». cette expression recouvre les opérations par
d’explorer la proposition, contenue dans le rapport Fur-
man(21), de mettre en place un code de conduite à destina-
tion des plateformes identifiées comme ayant un statut (23) règl. n° 1/2003, art. 7.
stratégique sur le marché(22). (24) c. com., art. L. 430-9.
La seconde préoccupation exprimée concernant la mise (25) Ils nécessitent en particulier l’établissement d’une pratique anti-
concurrentielle. L’article 7 du règlement n° 1/2003 exige en outre
en œuvre du droit de la concurrence concerne la façon que l’injonction soit le seul moyen de faire cesser la pratique.
dont il pourrait être mis fin à des situations de dominance. (26) rappelons que le conseil de la concurrence s’est opposé à l’exten-
cette réflexion renvoie aux injonctions structurelles dont sion, pour la France métropolitaine, du dispositif d’injonction
structurelle en matière de commerce de détail prévu par l’ar-
ticle L. 752-26 du code de commerce, lequel n’est pas conditionné
à la démonstration préalable d’un abus de position dominante ou
(19) V. le Joint memorandum des autorités belge, néerlandaise et luxem- de dépendance économique : cons. constit., déc. n° 2015-715 Dc,
bourgeoise précité note n° 3, p. 4. V. égal. le rapport crémer et a. 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances
précité note n° 3, p. 126. économiques.
(20) Joint memorandum précité note n° 3, p. 3. (27) m. cousin, regards sur le contrôle des concentrations dans les sec-
(21) Précité, note n° 3. teurs régulés en 2006, Petites Affiches, n° 239, 29 nov. 2007, p. 39.
(22) Page 61 du rapport. Une proposition similaire est contenue dans le (28) Déc. comm. Ue, 7 nov. 2018, Daimler/bmW/car Sharing JV,
rapport de l’Accc précité note n° 3, p. 32. aff. m.8744.

40 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Dossier
Économie digitale et concurrence, l’heure des choix

lesquelles les géants de l’économie digitale rachètent des de procéder à une auto-évaluation de leurs opérations. Le
entreprises jeunes et innovantes qui pourraient à terme résultat pourrait être une multiplication des notifications
représenter une menace concurrentielle. ce point est de- « préventives ».
venu central dans les réflexions sur la régulation concur-
rentielle des plateformes(29). La seconde objection concerne la charge administrative
supplémentaire qu’un tel contrôle pourrait faire peser sur
La difficulté de ces opérations, du moins telle qu’elle l’ensemble des entreprises, alors même qu’il a vocation à
est perçue, tient au fait qu’elles concernent souvent des régler une difficulté propre à un secteur économique, ce-
cibles dont l’activité, en termes de chiffre d’affaires, est lui du digital. Les autorités soulignent certes, en se référant
trop faible pour que les seuils de notification soient fran- aux systèmes juridiques étrangers où un contrôle ex post ou
chis. Le rapport Furman met clairement l’accent sur un en valeur de la transaction existe, que celui-ci ne s’applique
underenforcement sur les marchés du digital au royaume- effectivement que dans des cas très rares et ne conduit
Uni(30), préoccupation dont on sait qu’elle est partagée par qu’encore plus rarement à des interdictions(33). ce constat
la cmA elle-même. en France, l’Autorité de la concurrence ne rend toutefois pas compte du coût que peut représenter,
a lancée en 2017 un débat sur l’opportunité de créer un pour les entreprises, l’incertitude sur le caractère notifiable
nouveau cas de contrôle(31), suivi en 2018 d’une consulta- ou non de leurs opérations. On relèvera ainsi qu’entre 2017
tion sur l’introduction d’un contrôle ex post. L’Allemagne et 2018, sur 18 opérations notifiées au bundeskartellamt
et l’Autriche ont d’ores et déjà mis en place, afin de traiter sur le fondement de la valeur de la transaction, 7 ont finale-
le problème, un seuil de notification exprimé en valeur de ment été déclarées non notifiables par cette autorité.
la transaction.
ces difficultés ne sont pas sous-estimées par le rapport
Le traitement de ces opérations soulève deux types de dif- crémer qui propose de ne pas modifier le contrôle eu-
ficultés. L’une concerne la compétence des autorités de ropéen des concentrations tant que les nouveaux méca-
concurrence, l’autre le fond de l’analyse concurrentielle. nismes déjà mis en place au niveau national n’auront pas
été évalués(34).
A. – La difficulté de définir de nouveaux
critères de contrôle Il conviendrait en définitive de poser une bonne fois pour
toute le diagnostic de l’enforcement gap afin de détermi-
La mise en place d’un nouveau critère de contrôle des ner s’il justifie, par son importance, la mise en place de
concentrations destiné à appréhender les « killer acquisi- nouveaux critères de contrôle. Ainsi, à l’instar de certains
tions » soulève deux objections principales. régulateurs, on ne peut que plaider pour la conduite, au
La première tient au niveau de sécurité juridique et de prévi- niveau européen, d’une étude exhaustive sur les concen-
sibilité offert par des critères de contrôle dont la définition trations dans le secteur digital(35).
risque de manquer de précision. De nombreux débats, non
totalement résolus, concernent par exemple la notion de B. –– Les écueils des nouvelles « theories of
« valeur des ventes » utilisée en Allemagne et en Autriche harm »
pour contrôler les rachats à prix d’or de jeunes pousses. Le
La mise en évidence d’une atteinte à la concurrence
critère d’une activité « significative » sur un marché local,
s’agissant du rachat d’une cible réalisant peu ou pas de
qui accompagne celui qui a trait à la valeur de la transac-
chiffre d’affaires soulève d’évidentes questions quant à la
tion et assure un rattachement économique minimum de
robustesse de l’analyse prospective pouvant être menée
la transaction avec le pays qui la contrôle, n’est pas aisé à
par les autorités de concurrence.
établir lorsque la cible n’a pas de chiffre d’affaires.
Des préoccupations similaires entourent la notion d’« at- Sur ce point, le rapport crémer propose de revisiter cer-
teinte significative à la concurrence » qui pourrait déter- taines theories of harm afin d’appréhender le renforcement
miner la possibilité, pour l’Autorité de la concurrence, de la position de l’entreprise, non pas sur un marché, mais
de faire usage du contrôle ex post qu’elle a soumis à la sur un écosystème. Il s’agirait d’appréhender les acquisi-
consultation du public en 2017(32). Si ce critère n’est pas tions d’entreprises qui, sans être actives sur un marché
suffisamment précisé, il sera difficile pour les entreprises identique, ou situé en amont ou en aval de celui où opère
l’acquéreur, seraient susceptibles de renforcer l’écosys-
tème contrôlé par l’acquéreur car elles opèreraient dans
le même « espace technologique » ou le même « espace
(29) V. le rapport précité de l’Accc, note n° 5, p. 10. V. égal. le Joint me-
morandum précitée note n° 3, p. 1.
(30) Page 91.
(31) consultation publique du 20 octobre 2017. Le document de consul- (33) Le bundeskartellamt le confirme dans son rapport d’activité pour
tation est disponible sur le site internet de l’Autorité. 2017/2018, publié le 27 juin 2019 (disponible sur le site internet de
l’autorité allemande).
(32) V. sur ce point les observations de l’Association française d’étude de
la concurrence (AFec) disponibles sur le site internet de l’Autorité, (34) Page 115.
pts. 12 et s. (35) Joint memorandum précité note n° 3, p. 3.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 41


d’utilisateurs »(36). Il ne s’agirait pas d’un raisonnement Le rapport Furman va pour sa part plus loin et plaide
congloméral proprement dit mais d’un raisonnement pour une modification, en matière de concentrations, de
identique à celui mené en cas de fusion horizontale et vi- la balance of harms, laquelle permettrait d’interdire une
sant à déterminer si la cible, bien que n’étant pas active concentration en cas d’incertitude sur sa réelle nocivité,
sur le même marché que ceux sur lesquels l’acquéreur est au motif que si le risque concurrentiel s’avérait exister,
actif, ne représente pas une contrainte concurrentielle sur ses conséquences seraient particulièrement graves. On
l’écosystème ou la communauté d’utilisateurs de l’acqué- relèvera que cette proposition n’est pas éloignée de celle
reur. Tel serait le cas si elle était en mesure de s’attaquer à qui est formulée par le rapport crémer concernant cer-
une partie au moins de cet écosystème. taines pratiques présumées anticoncurrentielles. Nous
ne nous étendrons pas sur cette proposition, sur laquelle
cette proposition répond au constat de Jean Tirole selon
il a déjà été écrit(41) et qui soulevait d’évidentes difficultés
lequel la contestabilité du pouvoir de marché des plate-
en termes de prévisibilité et de sécurité juridique, sans
formes les plus puissantes se conçoit avant tout sur des
compter l’incertitude sur les conditions de sa mise en
segments de niche(37). L’autorité australienne de concur-
œuvre.
rence plaide de façon similaire pour une meilleure prise en
compte de la suppression d’une concurrence potentielle
dans les fusions impliquant des plateformes(38).
Conclusion
Le danger d’un recours à des scénarios d’atteinte à la
concurrence trop hypothétiques, que ce soit en droit an- Les propositions qui viennent d’être décrites conduisent
titrust ou en droit des concentrations, est évidemment, à se poser la question des limites de l’intervention des
pour les autorités de concurrence, d’ouvrir un nouveau autorités de concurrence. même si la « boîte à outils »
front avec les juridictions de contrôle. de ces autorités n’a cessé de s’élargir au fil du temps, leur
champ d’action demeure contraint par les textes qu’elles
c’est pourquoi la proposition du rapport crémer est em- mettent en œuvre sur le plan substantiel. L’autorité de
preinte de prudence. Le rapport insiste en effet sur le fait concurrence intervient pour empêcher ou faire cesser
que la theory of harm proposée n’est pas une nouvelle pré- des comportements ou des concentrations dont il lui ap-
somption (ce sur quoi il est néanmoins possible d’avoir des partient d’établir la nocivité ou du moins le risque qu’ils
doutes) et que les préoccupations qu’elle exprime sont li- font peser sur la concurrence. elle n’est ni un régulateur
mitées à un contexte de marché très particulier caractérisé sectoriel ni un législateur susceptible de s’affranchir d’une
par un degré élevé de concentration et des barrières élevées telle démonstration. Le débat sur l’adaptation des outils
à l’entrée d’où résultent d’importants effets de réseau(39). Le du droit de la concurrence en amène ainsi un autre, celui
rapport réserve également la possibilité pour l’acquéreur de sur la mise en place par la loi de principes de régulation
démontrer l’existence d’efficiences liées à l’acquisition(40). ex ante(42). n

(36) rapport crémer et a. précité note n° 3, pp. 112 et 117.


(37) A. Schrager, A Nobel-winning economist’s guide to taming tech mo-
nopolies, 27 juin 2018, entretien avec Jean Tirolle disponible sur le
site www.qz.com
(41) m. cousin, concurrence dans l’économie digitale : à qui doit profiter
(38) Accc, rapport précité note n° 3, p. 30. le doute sur la nocivité d’un comportement ou d’une concentra-
(39) Page 112. tion ?, rLc 2019/83, n° 3574.
(40) Page 123. (42) V. sur ce point Direction du Trésor, article précité note n° 3.

42 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Décryptage

RLC 3697

Affaire Facebook
c/ Bundeskartellamt ou
l’exploitation [abusive] d’une
double asymétrie d'information Par Fayrouze
MASMI-DAZI

sur les données cross-platform


Avocat Associée,
Frieh Associés

Dans une décision pointant un problème nouveau, appréhendé de manière


innovante mais controversée, l’autorité allemande de concurrence a sanctionné
Facebook pour abus de position dominante par l’imposition de conditions
contractuelles déséquilibrées à ses utilisateurs quant à l’utilisation croisée de
leurs données sur différents réseaux appartenant à Facebook et réduisant ainsi
la capacité concurrentielle des autres opérateurs. Suspendue par le Tribunal
de Düsseldorf dans le cadre d’un référé, son examen au fond est en cours et la
décision de suspension a fait l’objet d’un pourvoi devant la Cour suprême fédérale
allemande, laquelle pourrait envisager de poser une question préjudicielle à la
Cour de Justice de l’Union européenne. Les enseignements à tirer de cette affaire –
fortement ancrée dans le droit civil national et le droit européen de la protection
des données, s’étendront bien au-delà du sort qui sera réservé au fond à cette
décision. Elle interroge sur la nature et la haute valeur des données issues d’un
croisement cross platforms, le quasi-monopole d’accès d’un opérateur comme
Facebook sur l’exploitation de ces données croisées et sur une vision nouvelle de
l’application du droit de la concurrence à l’exploitation de la double asymétrie
d’information dans laquelle tant les utilisateurs individuels que d’autres acteurs
utilisateurs de ces réseaux et plateformes (éditeurs, annonceurs) se trouvent.

I. – Une décision innovante en lecte, le traitement et l’utilisation de leurs


sursis données partagées sur différentes applica-
tions et sites – ci-après les « données croi-
Après près de trois années d’enquête, l’au- sées ».
torité allemande de concurrence a annon- Pour mémoire, il ressortait des conditions
cé le 7 février 2019 avoir rendu une déci- d’utilisation de Facebook que les utilisa-
sion constatant l’exploitation abusive par teurs ne pouvaient utiliser le réseau social
Facebook de sa position dominante par qu’à la condition de consentir à Facebook
l’imposition de conditions contractuelles le droit de collecter et traiter leurs don-
déséquilibrées à ses utilisateurs individuels nées non seulement sur le réseau social
en ne leur permettant pas d’exprimer un lui-même, mais également en dehors du
consentement libre et éclairé sur la col- site internet Facebook ou depuis des appli-

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 43


cations sur smartphone et d’assigner ces données à leur et la violation du droit de la protection des données per-
compte utilisateur de Facebook. sonnelles n’était pas établi et qu’en tout état de cause,
l’autorité n’aurait pas démontré la réduction des possibili-
Il en découlait que toutes les données des utilisateurs col-
tés concurrentielles du fait de ce comportement.
lectées sur le site Facebook, par des services détenus par
Facebook notamment What’s App, Occulus, masquerade Le Tribunal insiste notamment sur la liberté d’utiliser les
et Instagram, ainsi que sur des sites tiers auquel l’utilisa- réseaux Facebook, sur l’absence d’interdiction en soi de
teur accédait via son compte Facebook, pouvaient être la possibilité de collecter, traiter et combiner les données
combinées et assignées à ce compte Facebook, et utili- utilisateurs par l’autorité allemande, sauf en l’absence de
sées par ce dernier, notamment à des fins de monétisation consentement, et sur le fait que la principale barrière à
auprès d’annonceurs, régies et éditeurs via de la publicité l’entrée serait en réalité l’effet de réseau lié au nombre
programmatique ciblée. d’utilisateurs.
L’autorité allemande n’a infligé aucune sanction financière chacune de ces décisions présente des mérites. mais la
à Facebook, mais lui a interdit de combiner des données contradiction qui en ressort génère un sentiment de frus-
utilisateurs entre différentes sources d’acquisition de ces tration sinon d’amertume car elle fait apparaître deux
données sans avoir recueilli préalablement un consente- visions qui ne semblent pas porter sur les mêmes faits.
ment libre, volontaire et éclairé de la part des utilisateurs. De nombreux commentaires sont déjà intervenus sur
en substance, l’autorité allemande a imposé les deux prin- l’application combinée du droit de la concurrence et de la
cipales restrictions comportementales suivantes à Face- protection des données, ou encore sur le caractère possi-
book : blement innovant de la théorie du préjudice retenue par
• les services détenus par Facebook tels que What’s App l’autorité allemande, enfin sur le respect du principe de
et Instagram peuvent continuer à collecter des don- convergence entre le droit national et le droit européen
nées utilisateurs. mais Facebook ne pourra plus assi- de la concurrence.
gner ces données sur le compte utilisateur Facebook, Dans la présente contribution, nous abordons un aspect
sauf s’il recueille l’accord volontaire de l’utilisateur lui- moins commenté mais d’une importance capitale dans
même. en l’absence d’accord, la donnée devra rester le contexte d’une possible régulation des plateformes, la
dans chaque service distinct et ne pourra être traitée question de l’utilisation de données croisées sous l’angle
en combinaison avec des données Facebook ; concurrentiel.
• la collecte de données utilisateurs à partir de sites tiers
pour les assigner au compte Facebook de l’utilisateur
ne pourra être permise que si ce dernier donne son
accord volontaire. en l’absence d’un tel accord, Face-
II. – L'utilisation de données cross-
book devra restreindre sa collecte et combinaison de platform au centre d'une
données. Facebook devra proposer des solutions à cet réflexion nécessaire en droit de la
effet. concurrence
Par un raisonnement qu'elle place précautionneusement Dans une allocution récente(1), mr makan Delrahim, chef
sur le terrain du droit national, tenant compte non seule- de la division antitrust du Département de la Justice amé-
ment du droit de la concurrence mais également du droit ricain, pointait la nécessité d’aborder la notion de données
civil allemand et de la réglementation applicable en ma- avec précision. en effet, il distinguait notamment les don-
tière de protection des données personnelles, l’autorité nées utilisateur (caractéristiques propres à l’utilisateur,
allemande considère à l’issue d’une démonstration im- données socio-démographiques, par exemple) et les don-
médiatement contestée par Facebook, qu’un tel compor- nées d’usage (données d’intention, de transaction, centres
tement constitue un abus de position dominante. d’intérêts). Un même utilisateur est porteur de différents
Le 26 août 2019, le Tribunal régional supérieur de Düssel- types de données qu’il est susceptible de partager sur un
dorf (Oberlandsgericht Düsseldorf) a prononcé le sursis à ou plusieurs réseaux. Ainsi, au-delà du nombre d’utilisa-
exécution de la décision de l’autorité allemande, estimant teur lui-même qui est un indicateur utile de la puissance
qu’il existait des doutes sérieux quant à la légalité des ré- d’un réseau et de la position éventuellement dominante
solutions adoptées en sections 1 à 3 et que l’annulation d’un acteur, la variété, voire l’exhaustivité des données
était donc probable au fond. concernant chaque utilisateur par leur croisement est
susceptible de conférer une valeur considérable à celui qui
en substance, le Tribunal a estimé que l’autorité alle- les détient ou les exploite.
mande n’avait pas démontré à suffisance que la pratique
en cause aurait causé un préjudice concurrentiel, que les
comportements vis-à-vis de l’utilisateur final auraient été (1) https://www.justice.gov/opa/speech/assistant-attorney-gene-
différents en situation de concurrence effective, que le ral-makan-delrahim-delivers-remarks-harvard-law-school-compe-
lien de causalité entre le pouvoir de marché de Facebook tition.

44 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Décryptage

Or, dans la décision de l’autorité allemande, c’est bien de s’ajoute que les réseaux détenus par Facebook figurent par-
l’accès à et l’utilisation par Facebook des données croi- mi les réseaux les plus puissants en nombre d’utilisateurs,
sées dont il est question. La combinaison des informa- en diversité d’usage et donc en qualité de données croisées.
tions propres à un utilisateur sur What’s App, Occulus,
Facebook, Instagram ou masquerade fournit des éléments Si l’accès à ces données est possible indépendamment les
sur l’utilisateur lui-même (ses caractéristiques propres) unes des autres car l’utilisateur peut en effet les fournir à
ainsi que sur ses usages et centres d’intérêts. L’arrivée pro- autant d’opérateurs s'il le souhaite, leur croisement n’est
chaine d’un mécanisme de cryptomonnaies comme Libra visible qu’à la plateforme qui détient plusieurs réseaux et,
viendrait d’ailleurs compléter le panel d’informations dis- dans le cas de Facebook, à Facebook ultimement. Aucun
ponibles jusqu’à l’acte d’achat dont la connaissance était opérateur tiers, éditeur, annonceur n’aurait accès à ces
jusqu’ici réservée aux banques et services de paiement. données croisées. Pourtant, la capacité de croisement a
d’autant plus de valeur qu’elle permet une connaissance
Il est utile de relever que l’autorité allemande n’interdit de l’utilisateur et de ses préférences, permet l’adaptation
pas en soi l’utilisation de données cross-platforms. elle des stratégies éditoriales, par exemple, ou le ciblage per-
précise bien et n’enjoint notamment pas à Facebook de tinent à des fins publicitaires ou de marketing.
ne pas collecter ou traiter les données mais uniquement
de ne pas les croiser entre ses différents réseaux sans avoir La circonstance que l’autorité allemande n’interdise pas le
recueilli un consentement libre et éclairé de l’utilisateur. croisement de données en soi mais exige un consentement
cette nuance est d’importance. Le Tribunal de Düsseldorf éclairé de l’utilisateur semble indiquer qu’il ne constitue-
en tire l’argument que la pratique de Facebook ne saurait rait une question de concurrence – en l’occurrence un abus
valablement générer d’effets d’exclusion vis-à-vis de ses d’exploitation et d’éviction –, que dans la mesure où il n’est
concurrents actuels et potentiels, car l’Autorité n’enjoin- de fait possible que pour un seul opérateur qui en retire ain-
drait en effet pas de collecter et traiter les données en soi si un pouvoir de marché certain dont il serait susceptible
et que ces dernières seraient disponibles. d’abuser en imposant des conditions déséquilibrées et en
réduisant la capacité concurrentielle d’autres opérateurs
Or, la décision de l’autorité allemande met précisément par une impossibilité d’accès aux données croisées.
en exergue deux facteurs qui semblent importants dans
le cadre d’une analyse concurrentielle de l’exploitation de
données croisées :
III. – La solution pourrait-elle être
• les utilisateurs individuels ne seraient pas pleinement différente si des opérateurs tiers
conscients de l’exploitation des données croisées qui
les concerne en acceptant les termes et conditions de
avaient un accès effectif à la
Facebook sur chaque réseau pris indépendamment. Il donnée croisée ou une capacité de
s’agirait là d’une première situation d’asymétrie d’in- croisement équivalente ?
formation que l’autorité juge exploitée au détriment Le pouvoir de marché que retirerait Facebook de sa ca-
de l’utilisateur individuel et en possible violation des pacité de croisement est notamment abordée en creux
dispositions en matière de protection des données per- dans le jugement rendu en référé-suspension sous l’angle
sonnelles ; de l’absence de démonstration à suffisance que des condi-
• Les utilisateurs professionnels (éditeurs de contenu, tions différentes auraient prévalu en situation de concur-
annonceurs, par exemple) ne disposeraient pas de la rence effective.
capacité de croiser et/ou d’accéder aux données croi-
sées collectées et traitées ultimement par Facebook Or, pour qu’une telle situation de concurrence effective
en cross-platform. cela constituerait une seconde si- existe, il faudrait qu’un concurrent actuel ou potentiel ait
tuation d’asymétrie d’information que l’autorité alle- non seulement une capacité et un accès à la collecte et
mande n’aborde pas en tant que telle (en tous cas, pas au traitement des données, mais surtout une capacité de
de manière approfondie), mais qu’elle évoquerait en croisement de ces données ou d’accès aux données croi-
considérant que l’exploitation de données croisées par sées. c’est bien la donnée issue du croisement dont il est
Facebook est un indicateur de son pouvoir de marché, question dans l’affaire allemande et non la collecte et le
que son exploitation ne serait permise qu’à raison de traitement de données éparses. en l’état, de telles don-
ce pouvoir et réduirait la capacité concurrentielle des nées issues de croisement ne seraient pas rendues acces-
autres opérateurs. sibles à des opérateurs tiers au groupe Facebook.
Sans préjudice des mérites de la démonstration fournie Si un opérateur tel que Facebook permettait l’accès à ces
par l’autorité allemande sur ces points précis dont il sera données croisées même brutes à des opérateurs tiers, dans
jugé au fond, il semble utile de souligner que la capacité de le cadre de data pools par exemple, on pourrait raisonna-
croiser des données entre plusieurs réseaux est l’apanage blement s’interroger sur la possibilité qu’un comporte-
d’un nombre très réduit d’acteurs. cela est en soi une ca- ment différent puisse être adopté vis-à-vis de l’utilisateur
ractéristique du marché dont il importe de tenir compte. Il individuel. en effet, si les conditions d’une concurrence

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 45


effective étaient réunies, l’utilisateur final bénéficierait De nombreux commentaires ont indiqué qu’il n’est
probablement d’une information plus précise, plus com- par ailleurs pas exclu que l’affaire donne lieu à une ou
plète par un nombre plus important d’opérateurs, que plusieurs questions préjudicielles posées à la cour de
celle dont il bénéficie de la part d’un seul opérateur. Justice de l’Union, en dépit rappelons-le de la précau-
De tels pools, et en tous cas un tel accès aux données tion prise par l’autorité allemande de ne se prononcer
croisées cross-platform ne remettraient par ailleurs pas en que sur le terrain du droit national de la concurrence.
cause l’attractivité et la valeur des réseaux de Facebook À l’instar des contentieux Pfleiderer en matière d’ac-
du point de vue de l’utilisateur individuel, pas plus que du tions en réparation de dommages concurrentiels, les
point de vue des opérateurs professionnels (éditeurs, an- juridictions allemandes se trouvent une nouvelle fois
nonceurs, etc.), car la capacité de collecte, de traitement en première ligne dans l’établissement d’une possible
et de croisement restera une force considérable. mais un nouvelle approche.
tel pool, en tous cas un tel accès aux données permettrait
de réduire les risques d’abus ou encore les situations de Parallèlement, le ministre allemand de l’économie Peter
dépendance en matière de données, de même qu’ultime- Altmaier a proposé un nouvel amendement à la loi re-
ment l’émergence d’éventuels concurrents efficaces. lative à la concurrence – le 10e amendement. contraire-
Il paraît surprenant que le Tribunal considère que la prin- ment aux autres amendements déposés sur ce texte qui
cipale barrière à l’entrée dont il faudrait tenir compte relèvent plutôt d’une nature technique, l’amendement
pour apprécier une situation de concurrence effective n° 10 ouvre la voie à une forme de modernisation du droit
serait l’effet de réseau lié au nombre d’utilisateurs. Au de la concurrence qui va bien au-delà de la seule transpo-
fond, le nombre d’utilisateurs ne fournit pas d’indication sition de la directive ecN+. D’après le ministre, le projet
sur la variété des données disponibles. Un réseau comme contribue à la création d’un cadre réglementaire pour le
LinkedIn par exemple ne fournirait des données que de digital.
nature « utilisateur » (profil professionnel, expériences,
centres d’intérêts professionnels). Les réseaux Facebook Parmi les mesures d’apparence mineure proposées, figu-
combinent eux des données utilisateurs et des données rerait notamment en section 19 une possible suppression
d’usage, dont le croisement constitue une donnée nou- du lien de causalité entre la dominance et l’abus selon les
velle particulièrement valorisable et non partagée. interprétations données sur la version allemande du do-
cument. en section 18, l’accès à la donnée serait reconnu
comme un indicateur de pouvoir de marché pour tous les
IV. – Quelles suites pouvons-nous opérateurs.
raisonnablement attendre ?
La décision de l’autorité allemande a été immédiatement Si un tel texte était retenu et était adopté avant la déci-
contestée par Facebook qui a connu un certain succès sion au fond dans l’affaire Facebook, on pourrait s’inter-
dans le cadre de son action en référé suspension. Néan- roger sur la place qu’il trouverait dans ce contentieux ;
moins, il a été formé un recours contre cette décision et son applicabilité pourrait en effet faire l’objet de discus-
l’instance au fond reste pendante. sions. n

46 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Décryptage

RLC 3698

Conclusions de l’avocat général


Evgeni Tanchev dans l’affaire
Marine Harvest : l’illégalité de la
sanction du gun jumping sur le
Par François
BRUNET

double fondement de la violation


Avocat, Associé,
Hogan Lovells

de l’obligation de notification et
de l’effet suspensif
Alors que les procédures pour gun jumping ne cessent de se multiplier en Europe(1), les
conclusions rendues par l’avocat général Evgeni Tanchev dans l’affaire Marine Harvest
pourraient, si elles étaient reprises par la Cour de justice de l’Union européenne, remettre
en cause un pan entier du raisonnement de la Commission en matière de gun jumping
et conduire à réduire substantiellement les amendes imposées jusqu’ici aux entreprises
accusées d’avoir mis en œuvre des acquisitions préalablement à leur autorisation.
Concl. av. gén., 26 sept. 2019, aff. C-10/18 P, Marine Harvest / Commission, ECLI:EU:C:2019:795 Et Céline
VERNEY
Avocate, Hogan
La décision de sanction rendue par la com-
(1) dans le capital de la société morpol. morpol Lovells
mission dans l’affaire Marine Harvest(2), qui étant alors cotée en bourse, cette acquisi-
remonte à plus de cinq années, constituait tion de bloc avait déclenché l’obligation
alors, après la décision Electrabel(3), la deu- pour marine Harvest de déposer une offre
xième sanction prononcée par la commis- publique d’achat sur les actions restantes.
sion européenne pour mise en œuvre d’une ce n’est qu’après la réalisation de l’acqui-
opération avant sa notification et son au- sition de bloc et le dépôt de son offre pu-
torisation. blique obligatoire d’achat début 2013 que
marine Harvest a procédé à la notification
L’opération réunissant les deux produc-
de sa prise de contrôle sur morpol auprès
teurs de saumons norvégiens était une
de la commission européenne.
acquisition en deux temps. La première
étape consistait dans l’acquisition par ma-
rine Harvest d’une participation de 48,5 % Tout en autorisant la prise de contrôle ex-
clusif de marine Harvest sur morpol dans
sa décision du 30 septembre 2013, la com-
mission a souligné que l’acquisition de bloc
(1) V. not. la sanction de 28 millions d’euros pronon-
cée par la commission européenne à l’encontre de décembre 2012 avait déjà conféré à ma-
de canon dans le contexte de son acquisition rine Harvest un contrôle exclusif de fait sur
de Toshiba medical Systems (Déc. comm. Ue, morpol et que sa mise en œuvre était dès
27 juin 2019, aff. m. 8179), l’amende récemment
lors susceptible de constituer une infrac-
imposée par l’autorité autrichienne de la concur-
rence à eurazeo pour défaut de notification ou tion à l’obligation de notification prévue à
encore la procédure en cours de l’autorité por- l’article 4, paragraphe 1 du règlement sur
tugaise de concurrence dans une affaire de gun les concentrations ainsi qu’à l’obligation
jumping concernant le fonds d’investissement
Hcapital.
de suspension prévue à l’article 7, para-
(2) Déc. comm. Ue, 23 juill. 2014, aff. cOmP/m. 7184,
graphe 1. Sans surprise, la commission a
marine Harvest/morpol. confirmé ses soupçons dans sa décision du
(3) Déc. comm. ce, 10 juin 2009, aff. cOmP/m. 4994, 23 juillet 2014 et a donc imposé à marine
electrabel/compagnie Nationale du rhône. Harvest deux amendes d’un montant res-

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 47


pectif de 10 millions d’euros pour chacune de ces deux conférer à marine Harvest le contrôle sur morpol. Or l’ac-
infractions(4). quisition de contrôle en l’espèce ne découlait pas d’une
pluralité d’opérations mais était la conséquence directe
Saisi par marine Harvest d’une requête en annulation, le
de l’acquisition de bloc de décembre 2012. Pour reprendre
Tribunal de l’Union européenne a confirmé en tous points
les termes de l’arrêt rendu par la cour de justice en ré-
la décision de la commission(5).
ponse à la question préjudicielle qui lui était posée dans
Dans le cadre de son pourvoi actuellement pendant de- l’affaire Ernst & Young / KPMG Danemark(6), l’acquisition
vant la cour de justice de l’Union européenne, marine de décembre 2012 doit être considérée comme une opé-
Harvest soulève deux moyens, le premier portant sur le ration qui a « contribué au changement de contrôle » de
champ d’application de l’exception prévue pour les offres la cible, contrairement à l’offre publique d’achat, qui, bien
publiques d’achat et le second, à notre sens plus intéres- qu’elle ait permis à marine Harvest d’acquérir des parts
sant et sur lequel nous nous attarderons davantage, relatif supplémentaires dans morpol, n’a pas eu d’impact sur le
à l’impossibilité de sanctionner la même pratique de gun contrôle déjà détenu sur morpol.
jumping sur le double fondement de l’infraction à l’obliga-
tion de notification et à l’obligation de respect de l’effet Partant, l’offre publique d’achat, qui a suivi ladite acqui-
suspensif. sition de bloc, ne contribuait pas à la prise de contrôle,
de sorte qu’elle n’avait pas à être considérée comme
participant d’une concentration unique avec la première
acquisition. Les circonstances de l’espèce étaient en cela
L’inapplicabilité de l’exception à l’effet différentes de celles de l’affaire Ryanair / Aer Lingus(7), dont
suspensif aux acquisitions de bloc marine Harvest cherchait à se prévaloir devant le Tribu-
emportant changement de contrôle qui nal et dans laquelle l’opération unique, qui aurait permis
précèdent une offre publique d’achat à ryanair de prendre le contrôle d’Aer Lingus, était consti-
Par son premier moyen, marine Harvest prétend qu’elle tuée par la prise de participation minoritaire, combinée à
bénéficiait de l’exception à l’effet suspensif prévue par l’acquisition des actions que ryanair espérait obtenir au
l’article 7, paragraphe 2 du règlement sur les concentra- moyen de l’offre publique d’achat. contrairement à l’opé-
tions pour les offres publiques d’achat ou d’échanges (ain- ration Marine Harvest/Morpol, la prise de participation
si que pour les opérations d’acquisition dites rampantes). minoritaire ne permettait pas, en elle-même, à ryanair
Plus précisément, l’entreprise soutient que l’exemption de d’acquérir le contrôle sur morpol. On notera d’ailleurs
l’obligation de suspension devrait s’appliquer à une struc- qu’il n’existe pas, à notre connaissance de précédent
ture d’opérations constituée d’une première acquisition de dans lequel plusieurs opérations auraient été considérées
bloc suivie d’une offre publique d’achat, y compris lorsque comme constitutives d’une concentration unique lorsque
le contrôle a été acquis par le biais de la première acquisi- l’acquisition de contrôle résultait de la première opéra-
tion et donc avant le lancement de ladite offre publique. tion.
marine Harvest considère à cet égard qu’elle a respecté Autrement dit, lorsqu’en présence de plusieurs opérations
les deux conditions qui président au bénéfice de l’exemp- successives, c’est la première opération qui suffit à elle
tion prévue par l’article 7, paragraphe 2, puisqu’elle a noti- seule à transférer le contrôle, c’est uniquement cette pre-
fié l’opération auprès de la commission européenne dans mière opération, qui constitue une concentration au sens
la foulée du dépôt de son offre publique d’achat et n’a pas de l’article 3 du règlement sur les concentrations. On voit
exercé les droits de vote attachés aux actions qu’elle a ob- mal, dès lors, comment l’exemption prévue par l’article 7,
tenues dans le cadre de son acquisition de bloc. paragraphe 2 aurait pu être appliquée en l’espèce.
cette argumentation ne suffit toutefois pas à convaincre L’argument de marine Harvest paraissait en réalité avoir
l’avocat général, qui, comme le Tribunal, refuse d’étendre bien peu de chances de prospérer. Appliquer l’exemption
le champ d’application de l’article 7, paragraphe 2 à une prévue par l’article 7, paragraphe 2 aux faits de l’espèce
opération d’acquisition privée conférant à elle seule le reviendrait en effet à étendre de façon déraisonnable le
contrôle sur la cible, quand bien même elle serait suivie champ d’application de cet article et ainsi à permettre
d’une offre publique d’achat. la mise en œuvre, avant notification et autorisation, de
L’argumentation de marine Harvest supposait de considé- toutes opérations entrainant un changement de contrôle
rer l’acquisition de bloc de décembre 2012 et l’offre pu-
blique d’achat de janvier 2013 comme constitutives d’une
« opération unique » dont le résultat aurait conduit à (6) cJUe, 31 mai 2018, aff. c-633/16, ernst & Young, ecLI:eU:c:2018:371.
Sur cet arrêt, v. notre article « Une première pierre à l’édifice préto-
rien de la définition de la notion de gun jumping : l’arrêt de la cour
de justice de l’Union européenne dans l’affaire ernst & Young, rLc
(4) Déc. comm. Ue, 23 juill. 2014, marine Harvest/morpol, préc. 2018/76, n° 3458.
(5) Trib. Ue, 26 oct. 2017, aff. T-704/14, marine Harvest / commission, (7) Trib. Ue, 6 juill. 2010, aff. T-411/07, Aer Lingus / commission,
ecLI:eU:T:2017:753. ecLI:eU:T:2010:281.

48 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Décryptage

pour autant qu’elles sont suivies par une offre publique tefois pas directement transposable à l’affaire Marine Har-
d’achat et que les deux conditions rappelées ci-dessus vest : l’affaire des assurances polonaises portait en effet
(notification sans délai après la réalisation de l’offre pu- sur la question de l’imposition de deux amendes fondées
blique d’achat et non exerce des droits de vote attachés chacune sur le droit national et le droit communautaire,
aux titres acquis) sont respectées. de sorte que la condition de l’unité de l’intérêt juridique
protégé requise pour l’application du principe non bis in
idem ne paraissait pas satisfaite. en outre, l’application
Confirmation de l’inapplicabilité du parallèle, par les autorités nationales de concurrence, du
droit de la concurrence national et de l’Union européenne
principe non bis in idem en l’absence de est expressément prévu par l’article 3, paragraphe 1, du
décision antérieure règlement n° 1/2003. Le seul fait que l’application de deux
Si les chances de marine Harvest de voir le jugement du amendes sur le fondement du droit national et du droit de
Tribunal annulé sur son premier moyen paraissent donc l’Union européenne ne contrevienne pas au principe non
plutôt minces, les espoirs d’une annulation partielle sur le bis in idem ne nous parait donc pas suffisant pour affirmer
fondement de son second moyen paraissent en revanche que ce dernier soit compatible avec l’imposition de deux
permis, à en juger par la position exprimée par l’avocat amendes, au sein d’une unique décision, au titre de la vio-
général Tanchev. Par ce second moyen, marine Harvest lation des obligations de notification et de l’effet suspen-
soutient que la mise en œuvre anticipée de l’opération ne sif. Il pourrait en effet être considéré que ces deux obliga-
pouvait être sanctionnée deux fois, une première fois au tions visent à protéger le même intérêt juridique, à savoir
titre de la violation de l’obligation de notifier (article 4, la préservation de l’efficacité du système de contrôle des
paragraphe 1 du règlement sur les concentrations) et une concentrations de l’Union européenne.
seconde fois au titre de la violation de l’effet suspensif (ar-
ticle 7, paragraphe 1 du règlement sur les concentrations). Le critère de l’absence de décision antérieure, également
rappelé par l’avocat général, nous parait en revanche
Pour l’avocat général Tanchev, l’illégalité de l’imposition difficilement contestable. L’existence d’une décision an-
d’une double sanction n’est toutefois pas contraire au térieure découle en effet non seulement des termes ex-
principe non bis in idem. L’argument de marine Harvest, près de l’article 50 de la charte des droits fondamentaux
selon lequel l’application ne serait pas conditionnée à de l’Union européenne, qui prévoit que « nul ne peut
l’existence d’une décision antérieure mais s’appliquerait être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infrac-
également lorsque plusieurs amendes sont imposées dans tion pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans
une seule et même décision, n’avait pas abouti devant le l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la
Tribunal et n’est pas non plus partagé par l’avocat général. loi », mais également de la jurisprudence qui requiert aus-
ce dernier rappelle en effet que le principe non bis in idem si l’existence d’une décision antérieure(9).
revêt deux composantes, d’une part, une composante
« idem », qui recouvre la triple condition d’identité des L’avocat général rejette également l’argument subsidiaire
faits, d’unité de contrevenant et d’unité de l’intérêt juri- de marine Harvest consistant à prétendre que, si l’appli-
dique protégé, et d’autre part, une composante « bis », cation du principe non bis in idem devait être rejetée, l’im-
qui recouvre l’exigence d’une décision antérieure. Or, en position d’une double sanction était en tout état de cause
l’espèce, la composante « bis » ne serait pas satisfaite inconciliable avec le principe d’imputation, qui exige qu’en
puisque les deux sanctions litigieuses ont été prononcées cas de sanction multiple il soit tenu compte des sanctions
dans une décision unique. déjà imposées pour le même comportement. ce principe,
qui suppose l’existence de procédures menées en parallèle
L’avocat général cite notamment à cet égard un arrêt ré- par la commission européenne et une autorité nationale
cent de la cJUe en matière préjudicielle à propos d’une de concurrence, ne peut toutefois s’appliquer au cas pré-
affaire d’abus de position dominante dans le secteur des sent, dans lequel la double sanction est imposée par une
assurances en Pologne, dans lequel la cour a repris à son seule et même autorité. À l’instar du Tribunal de l’Union
compte la position de l’avocat général Wahl selon lequel européenne (pt. 344), l’avocat général en conclut que
le principe non bis in idem vise spécifiquement la « répé- « lorsqu’un seul et même comportement relève de deux
tition » d’une procédure et a, par conséquent, dit pour dispositions qui appartiennent au même ordre juridique, la
droit que ce principe « ne s’oppose pas à ce qu’une autorité question de savoir si deux sanctions peuvent être imposées
nationale de concurrence inflige à une entreprise, dans le devrait être appréciée au regard des principes régissant le
cadre d’une même décision, une amende pour violation du concours d’infractions au sein de cet ordre juridique et non
droit national de la concurrence et une amende pour viola- au regard du principe d’imputation » (pt. 120).
tion de l’article 82 CE »(8). cette conclusion ne parait tou-

(9) V. not. cJce, 15 oct. 2002, aff. jtes. c-238/99 P, c-244/99 P, c-245/99
(8) cJUe, 3 avr. 2019, aff. c-617/17, Powszechny Zakład Ubezpieczeń na P, c-247/99 P, c-250/99 P à c-252/99 P et c-254/99 P, Limburgse
Życie, ecLI:eU:c:2019:283, pt. 39. Vinyl maatschappij e.a. / commission, ecLI:eU:c:2002:582, pt. 59.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 49


Consécration de l’article 7, paragraphe 1 tion notifiée avant l’obtention de l’approbation de la com-
du règlement sur les concentrations mission mais s’étant préalablement conformée à l’obliga-
tion de notification se verrait soumise à une prescription de
comme disposition principalement cinq années. Le Tribunal avait également relevé le fait que
applicable en matière de gun jumping la violation de l’interdiction de réaliser une concentration
Le principe non bis in idem et le principe d’imputation revêt un caractère continu (elle dure aussi longtemps que
étant exclus, c’est donc vers le concept de « concours l’opération n’est pas autorisée), tandis que la violation de
d’infractions » que l’avocat général invite la cour de jus- l’obligation de notification est une infraction instantanée.
tice à se tourner pour conclure à l’illégalité de l’imposition Par conséquent, l’entreprise ayant méconnu uniquement
d’une double sanction pour une pratique de gun jumping. l’obligation de suspension serait également pénalisée par
un point de départ de son délai de prescription plus tardif
Le concours d’infractions n’existant pas en droit de la
que celui qui s’appliquerait à l’entreprise ayant méconnu
concurrence de l’Union européenne, c’est dans la législa-
et l’obligation de notifier et l’interdiction de réaliser une
tion pénale des états membres que cette notion est la plus
concentration avant son autorisation.
développée, connue sous les expressions de « unechte
Konkurrenz » en droit allemand, de « concurso de leyes o L’avocat général prend donc le contrepied de la position
de normas » en droit espagnol et de « concours idéal d’in- de marine Harvest et affirme que c’est l’article 7, para-
fractions » en droit français. On rappellera à cet égard que graphe 1, qui englobe l’article 4, paragraphe 1, et non l’in-
la cour a, de longue date, admis que l’interprétation et verse. Il relève à cet égard que l’interdiction de la mise
l’application du droit de l’Union européenne puissent se en œuvre anticipée d’une opération telle que prévue par
faire « selon les méthodes d’interprétation généralement l’article 7, paragraphe 1 est constituée de deux branches :
admises, notamment en ayant recours aux principes fon- une première qui vise l’interdiction de mise en œuvre
damentaux du système juridique communautaire et, le cas avant la notification et la seconde branche qui vise l’in-
échéant, à des principes généraux communs aux systèmes terdiction de mise en œuvre avant l’autorisation : « une
juridiques des États membres »(10). ces principes régissant concentration (…) ne peut être réalisée ni avant d’avoir été
le concours d’infractions permettent d’éviter l’application notifiée [première branche] ni avant d’avoir été déclarée
de plusieurs qualifications à un même comportement sus- compatible avec le marché commun [seconde branche] ».
ceptible de plusieurs incriminations. en droit français, cela Il en résulte que l’article 4, paragraphe 1 (« les concentra-
se traduit par exemple par le principe specialia generalibus tions (…) doivent être notifiées à la Commission avant leur
derogant, selon lequel la qualification spéciale l’emporte réalisation ») ne contient en réalité aucune interdiction
sur la qualification générale. supplémentaire, qui ne serait pas déjà prévue par l’ar-
ticle 7, paragraphe 1. L’article 7, paragraphe 1, parait donc
Devant le Tribunal, marine Harvest prétendait que la vio-
bien englober l’article 4, paragraphe 1. en d’autres termes,
lation du défaut de notification constituait l’infraction la
c’est la qualification la plus large qui absorbe la qualifi-
plus spécifique, la violation de l’obligation de l’effet sus-
cation partielle pour l’avocat général(11). cela parait être
pensif constituant quant à elle l’infraction la plus générale
également confirmé par le fait qu’une infraction à l’ar-
de sorte que la violation de l’article 4, paragraphe 1 devait
ticle 4, paragraphe 1 implique nécessairement une infrac-
être considérée comme englobant la violation de l’article 7,
tion à l’article 7, paragraphe 1, tandis que l’inverse n’est
paragraphe 1. Le Tribunal avait alors mis en exergue les
pas vrai. Une entreprise ne peut en effet violer l’obligation
conséquences absurdes auquel ce raisonnement abouti-
de notification sans enfreindre l’interdiction de réalisation
rait (pts. 351 et s. de l’arrêt). Il avait en particulier souligné
l’opération avant son autorisation, alors qu’à l’inverse, elle
le fait que si la violation de l’article 4, paragraphe 1 devait
peut mettre en œuvre une opération après l’avoir notifiée
englober celle de l’article 7, paragraphe 1, cela reviendrait
mais avant qu’elle n’ait été autorisée.
à placer l’entreprise violant les deux obligations dans une
situation plus favorable qu’une autre entreprise violant uni- L’application exclusive de l’article 7, paragraphe 1, permet
quement l’interdiction de réaliser une concentration avant également d’échapper aux conséquences absurdes d’une
son autorisation. en effet, le délai de prescription pour les application exclusive de l’article 4, paragraphe 1, telles
infractions à l’article 4, paragraphe 1, est moins long (trois que mises en lumière par le Tribunal et décrites ci-dessus,
ans) que celui applicable aux violations de l’article 7, para- puisque l’infraction à cette disposition a le même point de
graphe 1 (cinq ans). Ainsi, une entreprise ayant méconnu départ que l’infraction à l’article 4, paragraphe 1 et elle se
son obligation de notification ainsi que, par voie de consé- poursuit tant que l’opération n’est pas autorisée.
quence, l’interdiction de mettre en œuvre l’opération avant Il est vrai que marine Harvest n’avait, dans le cadre de son
son autorisation, serait soumise à une prescription de trois moyen relatif au concours d’infractions, présenté qu’un
ans, tandis qu’une entreprise ayant mis en œuvre l’opéra-

(11) V. not. pour des applications de ce principe en droit pénal français :


(10) cJce, 5 mars 1996, aff. jtes. c-46/93 et c-48/93, brasserie du Pê- cass. crim., 3 oct. 1984, n° 83-92.880, bull. crim., n° 285 ; cass.
cheur, ecLI:eU:c:1996:79, pt. 27. crim., 21 févr. 2006, n° 05-81.561, bull crim., n° 47.

50 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Décryptage

seul cas de figure, à savoir celui d’une application exclu- son autorisation (point b), il n’indique nullement la possi-
sive de l’article 4, paragraphe 1, sans explorer le scénario bilité d’imposer une sanction sur chacun de ces deux fon-
décrit ci-dessus, de sorte que le Tribunal ne s’était pas pro- dements lorsque les deux interdictions ont été enfreintes.
noncé sur la question de savoir si l’article 7, paragraphe 1
englobait ou non l’article 4, paragraphe 1. L’avocat général L’avocat général propose donc à la cour d’annuler l’arrêt
considère toutefois que le Tribunal ne pouvait conclure, du Tribunal du 26 octobre 2017 et d’annuler l’amende de
au seul motif que l’article 4, paragraphe 1 ne l’emporte 10 millions d’euros imposée à marine Harvest sur le fon-
pas sur l’article 7, paragraphe 1, qu’« il n’existe pas une dis- dement de l’infraction à l’article 4, paragraphe 1, du règle-
position principalement applicable » : il aurait dû examiner ment sur les concentrations.
au préalable si l’article 7, paragraphe 1 était susceptible de
Si la position exprimée par l’avocat général devait être
l’emporter sur l’article 4, paragraphe 1.
entérinée par la cJUe, cela pourrait se traduire par une
Au total, l’avocat général considère donc que la mise en réduction de moitié des amendes imposées dans les af-
œuvre d’une concentration sans notification ni autorisa- faires Altice / PT Portugal et Canon / Toshiba. Altice, dont
tion préalable ne doit être considérée comme constitutive le recours en annulation est actuellement pendant devant
d’une infraction qu’au seul article 7, paragraphe 1. À la ques- le Tribunal de l’Union européenne et qui a soulevé de-
tion de savoir si une telle conclusion est possible sans qu’il vant ce dernier un moyen relatif notamment à l’interdic-
soit nécessaire de déclarer illégal l’article 14, paragraphe 2, tion d’une double sanction fondé sur les principes géné-
du règlement sur les concentrations, l’avocat général ré- raux communs aux ordres juridiques des états membres
pond par l’affirmative. Si l’article 14, paragraphe 2 prévoit (aff. T-425/18), pourrait ainsi devenir, après marine Har-
effectivement la possibilité d’imposer une sanction en cas vest, la première bénéficiaire du caractère illégal de la
d’infraction à l’interdiction de mettre en œuvre une opéra- sanction d’une pratique de gun jumping sur le double fon-
tion avant sa notification (point a) ainsi qu’en cas d’infrac- dement de l’article 4, paragraphe 1 et de l’article 7, para-
tion à l’interdiction de mise en œuvre de l’opération avant graphe 1. n

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 51


Analyse

RLC 3699

Droit d’opposition en matière


de visites domiciliaires versus
obligation de soumission aux
inspections : l’improbable Par Jean-Michel
VERTUT

conciliation à l'aune de Avocat au barreau


de Montpellier

l'obstruction
Chargé
d'enseignement
à l'Université

Lorsqu’elles font l’objet de visites domiciliaires inopinées à raison de suspicion


de pratiques anticoncurrentielles, les entreprises ont l’obligation de collaborer
avec les enquêteurs de l’Autorité de la concurrence ou ceux de la Commission
de l’Union européenne. À cette occasion, elles disposeraient néanmoins, à
s’en tenir à un récent arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation(1),
d’un droit d’opposition. Son domaine, aussi restreint qu’incertain, questionne
sur l’effectivité d’un tel droit, au regard notamment d’une affaire récente
ayant donné lieu à sanction au titre de l’obstruction à enquête par utilisation
inappropriée de l’outil informatique, en l’espèce une messagerie électronique,
durant l’investigation(2). Les développements qui suivent ont pour objectif
d’examiner si, en pratique et notamment à l’occasion des investigations
portant sur les supports numériques, il pourrait exister un réel point d’équilibre
entre le droit et l’obligation précités, notamment en considération du risque
d’obstruction à enquête, dont l’actualité récente nous a procuré quelques
illustrations.
Cass. crim., 13 juin 2019, n° 18-08.678, P+B+I ;
Aut. conc., déc. n° 19-D-19, 22 mai 2019

(1) (2)

(1) cass. crim., 13 juin 2019, n° 18-08.678, sur re- 2017 dans les locaux et dépendances sis à Vitry-
jet d’un pourvoi formé contre les ordonnances sur-Seine) et cA Paris, 17 janv. 2018, n° 17/11229
du premier président de la cour d’appel de Pa- (recours de Intermarché casino Achats contre les
ris du 17 janvier 2018 : cA Paris, 17 janv. 20148, conditions de visite domiciliaires et de saisies du
n° 17/06120 (recours de casino Guichard-Perra- 20 au 24 février 2017 dans les locaux et dépen-
chon et emc Distribution contre les procès-ver- dances sis à rungis, décision rendue le 9 février
baux de visite domiciliaire et de saisies du 20 au 2017 par la commission européenne).
21 février 2017 dans les locaux et dépendances (2) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, 22 mai 2019, relative
sis à Paris ; recours contre les procès-verbaux de à des pratiques d’obstruction mises en œuvre par
visite domiciliaire et de saisies du 20 au 24 février le groupe Akka.

52 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Analyse

Signalons à titre liminaire qu’à l’origine, il était question mériques, il pourrait exister un réel équilibre entre le droit
de compléter un bref commentaire(3) d’actualité, visant la (d’opposition) et l’obligation (de se soumettre aux inspec-
seule décision de l’Autorité de la concurrence n° 19-D-09 tions) précités.
du 22 mai 2019. L’affaire traitait de visites et saisies qui
Autrement présenté, les entreprises pourraient-elles en
avaient donné lieu à deux inconduites. La première consis-
pratique, sans trop risquer la sanction au titre de l’obs-
tait en un bris de scellés. Nous ne reviendrons pas sur ce
truction, faire sereinement valoir leur droit d’opposition,
comportement, à bannir par-dessus tout, qui conduit di-
voire adopter certains comportements qui ne seraient fi-
rectement à la sanction(4). La deuxième, moins radicale,
nalement que l’expression de ce droit ?
résidait dans l’altération du fonctionnement d’une messa-
gerie, plus précisément de la réception des courriels. Alors Pour tenter de répondre à cette problématique, intéres-
que les technologies de l’immatériel ont ouvert le champ sons-nous donc d’abord à l’intensité de ce droit, pour en-
des possibles aussi bien en matière de stockage, de traite- suite le confronter à la jurisprudence récente rendue en
ment, voire de manipulation de l’information, que d’accès matière d’obstruction à raison de manquements à l’obli-
pour les enquêteurs à des données névralgiques et parfois gation de soumission lors des inspections, essentielle-
compromettantes pour les entreprises visitées, cette deu- ment sur le terrain des saisies « informatiques ».
xième pratique méritait que l’on y dédie un commentaire.
Notons que les réflexions d’ordre général ici présentées,
mais, trois semaines plus tard, il y eut cet arrêt de la cour en ce qu’elles portent sur l’articulation entre droit d’op-
de cassation du 13 juin 2019 destiné à être publié au bul- position et obligation de soumission à visite sur fond de
letin. cette deuxième affaire, par association d’idée, nous risque d’obstruction, sont de notre point de vue transpo-
conduisit à élargir le champ de nos réflexions. La chambre sables au-delà des seules enquêtes menées sur supports
criminelle précise en effet à cette occasion que les per- numériques.
sonnes visitées sont dotées d’un droit d’opposition, dont le
simple exercice, dans un certain contexte et une certaine
mesure, n’est pas sanctionnable au titre de l’obstruction. I. – Droit d’opposition à visite
Nous décidions alors de réunir ces sujets interdépendants, domiciliaire : un droit affaibli par son
avec comme ambition celle d’examiner si, notamment à domaine interstitiel et incertain
l’occasion des investigations portant sur les supports nu- Apprécier la portée pratique de la solution de la cour de
cassation dans son arrêt du 13 juin 2019 implique quelques
rappels sur le contexte factuel et procédural de l’affaire.
(3) enquête et instructions P.A.c : appréciation extensive de l’obstruc- L’entame réside dans un recours contre des visites et sai-
tion, Lettre de la distribution, juin 2009. V. aussi, Visites et saisies : sies décidées par la commission européenne sur le fon-
l’Autorité de la concurrence adopte une définition non restrictive dement du droit de l’Union(5), puis autorisées sur le fon-
de la pratique d’obstruction durant une visite domiciliaire (Akka),
concurrences, N° 3-2019, n° 91670.
dement du droit national(6) par le juge des libertés et de
(4) S’agissant du bris de scellé, il est fait renvoi aux points 19 et sui-
la détention afin de permettre aux autorités nationales
vants de la décision 19-D-09 qui explique et illustre ce qu’est de d’apporter, à titre préventif, leur concours aux agents de la
fait un scellé. L’Autorité précisait que « le seul fait du bris de scel- commission, par la mise en œuvre éventuelle de pouvoirs
lé fait disparaître l'effet de sauvegarde de celui-ci et suffit donc à de contraintes en cas opposition des entreprises visitées.
constituer l'infraction » (pt. 63), ou qu’« un bris de scellé entraîne
nécessairement un risque de déperdition ou d'altération des preuves
mais revenons brièvement ci-après, sur ce mécanisme.
et l'Autorité n'est nullement tenue de démontrer une disparition ou en l’espèce, la commission européenne, ayant sus-
une manipulation de preuves dans le local placé sous scellé » (pt. 68).
L’efficacité des mesures diligentées et permises par l’effet de sur- pecté des échanges d’informations anticoncurrentiels
prise de la visite domiciliaire dans l’objectif de réunir des éléments entre l’entreprise Intermarché casino Achats (Incaa)(7) et
visant à établir des pratiques anticoncurrentielles ne saurait être d’autres entreprises, avait informé l’Autorité de la concur-
privée par la remise en cause de l’effet de sauvegarde (sur des rence de son intention de les inspecter. La commission
précédents de pratiques d’obstruction par bris de scellés lors de
procédures d’enquêtes communautaires, v. not. Déc. comm. ce,
30 janv. 2008, aff. cOmP/b-1/39.326, e.ON energie AG, confirmée
par Trib. Ue, 15 déc. 2010, aff. T-141/08, e.ON energie / commis-
sion, ecLI:eU:T:2010:516, et par cJUe, 22 nov. 2012, aff. c-89/11 P, (5) règl. (ce) n° 1/2003, 16 déc. 2002, art. 20 §1.
ecLI:eU:c:2012:738 : amende de 38 millions d’euros ; v. aussi Déc.
comm. Ue, 24 mai 2011, aff. cOmP/39.796, Suez environnement : (6) c. com., art. L. 420-4.
amende de 8 millions d’euros). Nous pourrons néanmoins être (7) Les fonctions de cette centrale ont cessé l’an dernier : « Casino met
amusés, voire attendris, par la tentative d’explication donnée par le fin à la centrale d'achat avec Intermarché et négocie avec Auchan »,
contrevenant sur ce bris de scellés et qui amène l’Autorité à préciser J. Parigi. LSA, 3 avr. 2018. À noter que, selon la presse spécialisée, les
qu’« il importe ainsi peu que le bris de scellé ait pu être commis par pratiques de cette centrale ont à nouveau donné lieu à des enquêtes
négligence par un salarié à la recherche de friandises, ainsi que le sou- initiées, comme dans l’affaire ici rapportée, par la commission eu-
tien le groupe Akka, dès lors qu'il appartenait à ce dernier de prendre ropéenne. V. not. « Bruxelles a perquisitionné les sièges de Casino et
toutes les mesures nécessaires afin de prévenir ce type d'incident » Intermarché », P. bertrand, Les echos, 21 mai 2019, ainsi que la fiche
(déc. préc., pt. 64). d’information du 22 mai 2019 de la commission (memO/19/2689).

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 53


a alors ordonné en février 2017 à Incaa, ainsi qu’à toutes l’entreprise visitée à l’enquête des agents de la commis-
les sociétés directement ou indirectement contrôlées par sion, ceux-ci n’avaient pas estimé nécessaire de s’assurer
elle, de se soumettre à une inspection conformément à du concours coercitif des agents de l’Autorité. ces derniers
l’article 20 §1 et 4 du règlement 1/2003(8). n’ont donc pas eu à mettre en œuvre les pouvoirs dont ils
étaient investis à titre préventif et à notifier et exécuter
en pareille situation, il s’agit de prévenir toute opposition l’ordonnance du juge. L’inspection s’est donc déroulée sur
éventuelle à l’enquête de l’entreprise visitée(9). Le rappor- le fondement de l’article 20 du règlement 1/2003, mais
teur général de l’Autorité a alors présenté par voie de re- non sur celui de l’article L. 450-4 du code de commerce.
quête au juge des libertés et de la détention, « à titre pré-
ventif » et conservatoire pour le cas où l’entreprise visée
critiquant le déroulement de l’inspection, les entreprises
refuserait de se soumettre à l’inspection des agents de la
visitées ont formé un recours devant le premier président
commission(10), des demandes d’autorisation de visites et
de la cour d’appel de Paris(11), qui devait le juger irrecevable
saisies dans les locaux de la société Incaa et des sociétés
à raison de ce que, faute d’opposition de la part des entre-
du même groupe en application de l’article L. 450-4 du
prises visitées, les pouvoirs de l’article L. 450-4 du code de
code de commerce. ces autorisations ont été obtenues
par ordonnance, rappelant que l’assistance des autorités commerce n’avaient pas été exercés.(12)
nationales peut être demandée à titre préventif.
Point besoin de souligner que l’absence d’opposition est
Après notification à Incaa de la décision d’inspection de rarement due au ravissement d’être visité, comme n’a pas
la commission, les opérations d’inspection ont pu avoir manqué de le rappeler un requérant dans son recours(13) :
lieu du 20 au 24 février 2017, sous l’égide des agents de le règlement n° 1/2003, outre le mécanisme d’assistance
la commission, mais sans l’assistance des enquêteurs de à l’enquête communautaire afin de garantir son efficaci-
l’Autorité de la concurrence : en l’absence d’opposition de té, réserve en effet de lourdes sanctions(14) aux entreprises
refusant de se soumettre aux inspections de la commis-
sion – d’ailleurs déjà mis en œuvre à différentes reprises
(8) Le §1 de l’article 20 du règlement 1/2003 est consacré au pouvoirs à raison de ces comportements désignés sous le terme
de la commission en matière d’inspection. Il dispose : « 1. Pour assez générique « d’obstruction ». Les ordonnances du
l’accomplissement des tâches qui lui sont assignées par le présent
premier président déclarant les recours irrecevables ont
règlement, la Commission peut procéder à toutes les inspections né-
cessaires auprès des entreprises et associations d’entreprises » ; le §4 alors fait l’objet d’un pourvoi.
du même article dispose quant à lui : « 4. Les entreprises et associa-
tions d’entreprises sont tenues de se soumettre aux inspections que
la Commission a ordonnées par voie de décision. La décision indique
l’objet et le but de l’inspection, fixe la date à laquelle elle commence (11) L’article L. 450-4 du code de commerce, qui encadre le régime de
et indique les sanctions prévues aux articles 23 et 24, ainsi que le l’autorisation à visite et saisies ainsi que celui de leur déroulement,
recours ouvert devant la Cour de justice contre la décision. La Com- dispose « le déroulement des opérations de visite et saisie peut faire
mission prend ces décisions après avoir entendu l’autorité de concur- l’objet d’un recours devant le premier président de la cour d’appel
rence de l’État membre sur le territoire duquel l’inspection doit être dans le ressort de laquelle le juge a autorisé ces dernières, suivant les
effectuée ». règles prévues par le code de procédure pénale ».
(9) cette situation est visée par le §6 de l’article 20 du règlement (12) L’ordonnance du premier président indique en effet : « Il y a lieu de
1/2003 qui dispose : « 6. Lorsque les agents ou les autres personnes relever que les pouvoirs de l'article L.450-4 du code de commerce
les accompagnant mandatés par la Commission constatent qu’une n'ont pas été exercés, que d’une part les ordonnances des JLD de PA-
entreprise s’oppose à une inspection ordonnée en vertu du présent RIS et de CRÉTEIL n’ont pas été notifiées et que les visites et saisies ont
article, l’État membre intéressé leur prête l’assistance nécessaire, été effectuées exclusivement par les agents de la Commission et non
en requérant au besoin la force publique ou une autorité disposant par ceux de l’Autorité de la concurrence qui n’ont procédé à aucune
d’un pouvoir de contrainte équivalent, pour leur permettre d’exé- audition, aucune saisie et qu’il n’existe au dossier aucun procès-verbal
cuter leur mission d’inspection ». Le §7 en complète les modalités : établi par l’Autorité. En conséquence, le déroulement des inspections
« 7. Si, en vertu du droit national, l’assistance prévue au paragraphe 6 s’étant réalisées sur la base de l’article 20 du règlement n° 1/2003 et
requiert l’autorisation d’une autorité judiciaire, cette autorisation doit non sur le fondement de l’article L. 450-4 du code de commerce, le
être sollicitée. L’autorisation peut également être demandée à titre droit national n’a pas vocation à s’appliquer, l’ensemble de ces ins-
préventif ». c’est sur cette base légale qu’une autorisation de visite pections étant régies par le droit de l’Union européenne » (cA Paris,
et saisies avait été sollicitée sur le fondement de l’article L. 450-4 du 17 janv. 2018, n° 17/11229, préc.).
code de commerce. (13) Dans ses conclusions d’appel, la société Incaa faisait ainsi valoir :
(10) Il s’agit d’une « assistance » des agents mandatés par la commis- « En pratique, une attitude d’opposition aux agents de la Commission
sion pour procéder aux inspections, par les autorités nationales du n’est donc pas une option sérieuse, sauf à se mettre en position d’in-
pays dans lequel déroule la visite (ici la France). Le principe de cette fraction au droit de l’Union et à risquer une amende très importante »
assistance est prévu au §5 de l’article 20 du règlement 1/2003 qui (cA Paris, 17 janv. 2018, n° 17/11229, préc.).
dispose : « 5. Les agents de l’autorité de concurrence de l’État membre (14) Le point c) du §1 de l’article 23 « Amendes » du règlement 1/2003
sur le territoire duquel l’inspection doit être effectuée ainsi que les dispose : « 1. La Commission peut, par voie de décision, infliger aux
agents mandatés ou désignés par celle-ci doivent, à la demande de entreprises et associations d’entreprises des amendes jusqu’à concur-
cette autorité ou de la Commission, prêter activement assistance rence de 1 % du chiffre d’affaires total réalisé au cours de l’exercice
aux agents et aux autres personnes les accompagnant mandatés par social précédent lorsque, de propos délibéré ou par négligence : (…)
la Commission. Ils disposent à cette fin des pouvoirs définis au para- c) elles (…) ne se soumettent pas aux inspections ordonnées par voie
graphe 2 ». V. aussi c. com., art. L. 490-9. de décision prise en application de l’article 20, paragraphe 4 ».

54 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Analyse

La cour de cassation profitera de ce pourvoi pour recon- règlement n° 1/2003 obéissent schématiquement en cas
naître l’existence d’un droit d’opposition, à propos du- d’assistance préventive par les autorités nationales, au
quel nous présenterons quelques observations quant aux séquençage suivant : d’abord, la notification à l’entre-
contraintes qui lui font face. prise de la décision d’inspection de la commission par ses
agents(16) ; ensuite et seulement en cas d’opposition de
A. – Un droit reconnu l’entreprise, assistance coercitive par les autorités natio-
Par-devant la chambre criminelle de la cour de cassation, nales par la mise en œuvre des ordonnances obtenues de
les entreprises soutenaient à nouveau qu’elles avaient été manière préventive(17). Une procédure à double détente en
tenues de se soumettre aux inspections ordonnées par la quelque sorte, mais seulement si nécessaire. Selon pareille
commission avec impossibilité de s’y opposer, afin de ne approche, ce ne serait qu’une fois l’ordonnance notifiée
pas s’exposer aux peines d’amendes. ce n’était pas la pre- que les pratiques d’opposition(18), en leurs formes diverses
mière fois qu’un tel débat se présentait devant la chambre et variées, ne seraient punissables en tant que pratiques
criminelle : dans un précédent arrêt de 2010(15) relatif à un d’obstruction visées à l’article 23 du règlement précité(19).
recours suite à des visites et saisies initiées par la com- mais que de conjectures, alors que ce règlement impose
mission, ayant aussi donné lieu à ordonnance d’autorisa- que la décision d’inspection rappelle formellement à l’en-
tion à titre préventif, il avait déjà été jugé de l’irrecevabi- treprise les sanctions auxquelles elle s’expose, en cas de
lité d’un tel recours aux fins d’irrégularité des opérations, refus de se soumettre à l’inspection, marquant ainsi la fer-
faute pour les ordonnances attaquées d’avoir été mises en meté du législateur européen!(20)
œuvre, en l’absence, là encore, d’une opposition à visite À l’occasion de son arrêt du 13 juin 2019, la cour de cas-
de la société visitée. sation va rejeter le pourvoi : il ne peut y avoir de recours
La cour ne s’était toutefois pas arrêtée sur l’existence contre des ordonnances du juge des libertés et de la dé-
éventuelle d’un droit d’opposition, dont il aurait alors tention non mises en œuvre par suite de la décision de
été aventureux de conclure au caractère implicite. Pour l’entreprise de ne pas s’opposer à l’enquête. c’est la même
autant, devait-on ipso facto considérer qu’une simple op- solution qu’en 2010 dans l’affaire « Bureau Veritas »(21).
position à une inspection ordonnée par la commission mais un motif retient toutefois plus particulièrement l’at-
pouvait à la fois déclencher la mise en œuvre de l’ordon- tention dans ce nouvel arrêt, à savoir que « le mécanisme
nance « préventive » pour contraindre l’entreprise à se de sanctions prévu par l’article 23 du règlement CE précité
soumettre à l’inspection et provoquer l’ouverture d’une ne peut être mis en œuvre qu’en cas d’obstruction évi-
procédure visant à la sanctionner pour obstruction ? dente ou d’utilisation abusive du droit d’opposition, et
Présenté différemment, l’entreprise était-elle fondée, non pour réprimer le simple exercice de ce droit ».
moyennant tout de même respect et courtoisie à l’égard
cet arrêt, tout en renouvelant la solution existante, va
des enquêteurs, à s’opposer à l’inspection, amenant ainsi
donc au-delà du précédent de 2010, par la précision qu’il
les autorités nationales à notifier l’ordonnance et à l’exé-
vient apporter en matière d’enquête décidée par la com-
cuter – lui ouvrant ainsi un droit à recours – sans risquer
mission : l’entreprise se voit ici expressément reconnaître
de se voir reprocher une pratique d’obstruction ? Une en-
un droit d’opposition, dans certaines limites et mesures
treprise visitée aurait-elle encore pu, par exemple, sans
que nous proposons de rappeler infra. Si l’on tente de tra-
risque et avant tout, exiger la notification de l’ordonnance
duire cette solution au plan pratique, la manifestation par
et, par la suite, coopérer comme il se doit avec les enquê-
l’entreprise d’une opposition à visite au point de devoir
teurs ? Voilà autant de questions, parmi d’autres, qui ne
amener l’autorité nationale d’enquête à mettre en œuvre
manquaient pas de se poser et qui conservent d’ailleurs
l’ordonnance obtenue à titre préventif, ne serait donc pas,
leurs intérêts pratiques.
ipso facto, constitutive d’une obstruction passible des
en guise de recadrage de nos propos et sous toutes ré- sanctions de l’article 23 du règlement. Il convient pour-
serves, nous pourrions à ce stade imaginer que les pou- tant de ne pas se griser de cette solution. À la réflexion et
voirs d’enquête de la commission visés à l’article 20 du à moins d’en apprécier ses effets sur le seul plan de l’ou-
verture du droit à recours(22) – donc en dehors d’une utilité

(15) cass. crim, 2 juin 2010, n° 08-87.326, bull. crim., n° 100 – affaire
plus connue sous le nom « Bureau Veritas ». Sur la problématique (16) règl. 1/2003, art. 20 §3.
de l’application des articles L. 450-4 du code de commerce et 20 du
(17) règl. 1/2003, art. 20 §6 et 7.
règlement 1/2003, il avait alors été jugé que « le juge des libertés et
de la détention (...) a justifié sa décision, dès lors qu'il a souveraine- (18) A distinguer des simples réserves sans entrave à l’enquête.
ment constaté que l'ordonnance d'autorisation n'avait pas été mise (19) règl. 1/2003, art. 23 §1, c). V. aussi c. com., art. L. 464-2, V, 2e al.,
en œuvre par les enquêteurs de la direction nationale des enquêtes et infra, II.
de concurrence, de consommation et de répression des fraudes en (20) règl. 1/2003, art. 20 §4.
l'absence d'opposition de la société Bureau Veritas aux opérations
de visite et de saisie effectuées par les agents de la Commission euro- (21) V. note 15.
péenne ». (22) ce qui d’un strict point de vue procédural n’est pas sans intérêt.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 55


au plan comportemental pendant l’enquête en vue par que les ordonnances objet du pourvoi aient entériné les
exemple d’attenter à la performance des mesures exécu- moyens présentés par la commission en sa qualité de par-
tées –, il est possible de considérer que la portée pratique tie intervenante, au stade de la procédure d’appel devant
de cette solution soit en fin de compte assez modique, au le premier président(25), il pourrait être audacieux, voire té-
regard des forces qui contraignent le droit en cause. méraire, d’affirmer pour le futur que la commission ou ses
juridictions de recours, en cas d’opposition, ne pourraient
B. – Un droit contraint que renouveler la solution de la cour de cassation(26).
ces contraintes sont de deux ordres. Les unes peuvent
être liées au droit en lui-même, les autres à des facteurs Par ailleurs, il était en l’espèce question d’une inspection
qui lui sont extérieurs. lourde (sur décision) de la commission avec sollicitation
d’assistance des autorités nationales, à titre préventif
➜ Contraintes endogènes et en amont de la visite, comme l’autorise le règlement
n° 1/2003. mais quid de l’hypothèse d’une enquête de
Il pourrait être pour l’heure imprudent de généraliser ce
même nature diligentée sans autorisation obtenue ex-
droit d’opposition et son exercice sans tenir compte du
ante par les autorités nationales(27) ? Si le cas peut appa-
contexte de l’affaire et donc, au-delà, à tout type d’en-
raître assez théorique au vu du risque de dépérissement
quête. Les constantes de cette procédure, à savoir une en-
des preuves recherchées par la commission lors de son
quête décidée par la commission, précédée d’une ordon-
enquête, n’existerait-il pas un réel péril à s’exposer aux
nance d’autorisation obtenue à titre préventif, invitent à
sanctions prévues par l’article 23 du règlement n° 1/2003
la modération dans la traduction pratique de la solution
pour l’entreprise qui, motif pris de l’exercice du droit d’op-
donnée par l’arrêt.
position que lui reconnait l’arrêt de la cour de cassation,
D’abord, l’arrêt procure une interprétation du mécanisme souhaiterait défier la commission en s’opposant à l’en-
de sanction prévu à l’article 23 du règlement de 2003, à quête à laquelle devait pourtant se soumettre ? en pareille
l’occasion d’un recours contre des inspections de la com- circonstance, différente de celle de l’arrêt, faut-il craindre
mission et dans ce seul cadre. L’existence d’un tel droit qu’un tel comportement puisse être qualifié d’« obstruc-
d’opposition pour des inspections menées sur le fonde- tion évidente » ou en « utilisation abusive » du droit d’op-
ment de l’article L. 450-4 du code de commerce, dans le position, tous deux répressibles ? mais alors, à quoi bon
cadre d’une enquête nationale, ne nous semble pas être le proclamer un droit d’opposition dont l’exercice ne saurait
sujet de l’arrêt. être envisageable, sauf peut-être et sous les réserves pré-
citées, si ce n’est pour amener les autorités nationales à
ensuite, la cour délivre une interprétation que nous di-
devoir mettre en œuvre, si elle existe, l’ordonnance solli-
rons « interne » (guillemets rajoutés) du mécanisme de
citée à titre préventif(28) ? Sur ce dernier plan, on se situe
sanction pour obstruction qui pourrait, à circonstance
identique, ne pas correspondre à celle qu’en donnerait
la commission ou les juridictions de recours de l’Union.
tiques restrictives de concurrence : cass. com., 29 mars 2017, n° 15-
cet éclairage jurisprudentiel peut au demeurant aussi in-
24.241, ou cass. com., 31 mars 2015, n° 14-10.016. ces deux arrêts
terroger au plan de la terminologie employée combinant ont fait l’objet d’une publication au bulletin. V. aussi, r. Amaro, Dé-
incompétence de la cour d’appel et irrecevabilité du re- faut de pouvoir juridictionnel du juge non spécialisé pour ordonner
cours. en effet, même si le premier président de la cour des mesures d’instruction in futurum / recevabilité de l’appel devant
la cour non spécialisée (arrêt Sud radio), in Le contentieux de la ré-
d’appel, dans ses ordonnances du 17 janvier 2018, par la
paration des pratiques anticoncurrentielles (sept. 2018 – juin 2019),
suite confortées par la cour de cassation, s’est dit « in- concurrences N° 3-2019, pp. 230-246, pts. 29 et s.
compétent pour connaître du recours », il juge ce recours (25) « En l’espèce, la requérante a accepté l’inspection en son principe et
littéralement « irrecevable », l’ordonnance obtenue à titre n’a, en tout état de cause, pas commis d’obstruction durant ladite ins-
préventif n’ayant pas été notifiée à l’occupant des lieux en truction. Aucune mesure de contrainte n’a été exercée, ce qui n’est
l’absence d’opposition, excluant de ce fait l’application du à aucun moment infirmé par la requérante. Par conséquent, c’est
l’article 20 du règlement n° 1/2003 ou, en d’autres termes, le droit
droit national(23). Pourtant, l’incompétence est en principe de l’Union européenne, qui a exclusivement régi le déroulement de
sanctionnée par une exception de procédure, alors que l’inspection litigieuse et il est donc exclu qu’une juridiction natio-
l’irrecevabilité traduit une fin de non-recevoir et un défaut nale puisse contrôler ce dernier au regard du droit national. Il est
de pouvoir juridictionnel, comme il semble que ce soit le par ailleurs rappelé que la Cour de cassation a déjà eu l’occasion de
confirmer la déclaration d’incompétence d’un juge des libertés et de
cas en l’espèce(24). ce point de vocabulaire souligné et bien la détention dans le cadre d’une affaire similaire (Cass. crim., 2 juin
2010, n° 08-87.326, Bureau Veritas). Dans ces conditions, le présent
recours est manifestement irrecevable » (cA Paris, 17 janv. 2018,
n° 17/11229, préc.).
(23) V. note 12.
(26) À rappr. Trib. Ue, 25 nov. 2014, aff. T-402/13, Orange, ecLI:eU:
(24) Le moyen tiré du pouvoir juridictionnel – pouvoir de juger – consti- T:2014:991, contrats, conc., conso. 2015, G. Decocq, Le national ne
tue une fin de non-recevoir et non une exception d’incompétence tient pas l’européen en état, comm. 41.
(cass. 2e civ., 21 avr. 2005, n° 03-15.607, bull. civ. II, n° 116 ; cass.
2e civ., 8 janv. 2015, n° 13-21.044, bull. civ. II, n° 3). À rappr. en ma- (27) règl. 1/2003, art. 20, §6 et 7. Pour le texte de ces deux §, v. note 9.
tière de pouvoir des juridictions spécialisées pour l’examen des pra- (28) A l’effet de voir le droit à recours ouvert.

56 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Analyse

déjà dans la perspective de « l’après-visite », entendre par à l’attention des entreprises qui, lors de leurs inspections,
cela le domaine de la procédure de recours, bien après que pourraient se sentir ragaillardies à l’excès par cette solu-
les visites et saisies aient été effectuées. tion.
De surcroît et sans vouloir nous perdre dans le traitement
de cette question au-delà des observations déjà formulées en droit national, nous songerons immédiatement au dé-
ou de celles infra consacrées à l’obstruction dans le cadre lit d’opposition à fonction réprimé par l’article L. 450-8 du
de saisies pratiquées sur supports numériques, il pourrait code de commerce qui, en cas d’obstruction à l’investiga-
être aussi intéressant que délicat de s’interroger sur la tion de fonctionnaires habilités par le ministre de l’éco-
qualification des comportements des entreprises visitées nomie ou d’agents des services d’instruction de l’Autorité
en contemplation du nouveau triptyque « obstruction de la concurrence dispose qu’« est puni d’un emprison-
évidente »(29), « utilisation abusive du droit d’opposition »,
nement de deux ans et d’une amende de 300 000 euros le
« simple exercice du droit d’opposition ». L’illustration des
cas d’obstruction au travers de quelques affaires, quoi que fait pour quiconque de s’opposer, de quelque façon que ce
pour l’heure en quantités non pléthoriques, donne déjà soit, à l’exercice des fonctions dont les agents mentionnés
quelques repères. à l’article L. 450-1 sont chargés en application du présent
livre »(32). mais il existe d’autres fondements à poursuites,
Finalement, il sera selon nous préférable de tempérer le pour des incriminations plus générales, tel le cas échéant
sentiment premier, assez favorable, que peut générer la
lecture de l’arrêt rapporté ou de ses abstracts. Il convient
donc – à notre avis – de faire preuve de discernement
(32) La loi Hamon a augmenté les peines pour de telles pratiques, qui
quant à la profitabilité de la solution pour les entreprises étaient auparavant de six mois d’emprisonnement et de 7 500 eu-
confrontées à des investigations, et ce d’autant plus que ros d’amende, dans le cadre d’une démarche de renforcement et
la portée pratique du droit d’opposition peut être encore d’harmonisation des pouvoirs et des moyens d’action communs à
atténuée d’autres facteurs contraignants, exogènes cette la protection économique du consommateur, à la conformité et à
la sécurité des produits et à la concurrence. Sur un cas d’opposition
fois-ci. à fonction lors d’une visite domiciliaire des agents de la DGccrF
autorisée par ordonnance, tiré d’un refus des prévenus de rester
➜ Contraintes exogènes dans l’entreprise et de désigner un mandataire pour les représenter,
faisant obstacle au droit de visite des enquêteurs qui ne peut s’exer-
cer, selon l’article 48 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 (devenu
À supposer – et nous le souhaiterions – que la solution de
L. 450-4 du code de commerce) qu’en présence de l’occupant des
l’arrêt du 13 juin 2019 ait une portée plus large que celle lieux ou de son représentant, v. cass. crim, 25 février 1992, n° 91-
que, pour l’heure, il paraît possible de lui prédire, celle-ci 82.731, bull. crim., n° 86. À rappr. cass. crim., 24 févr. 2009, n° 08-
risque encore de se heurter à des contraintes externes(30). 84.410. en l’espèce, au nombre des moyens développés, le prévenu
prétendait que le délit d’opposition aux fonctions prévu et réprimé
ces contraintes, selon le contexte de l’enquête, peuvent
à l’article L. 450-8 du code de commerce se caractérisait par une
ressortir de notre droit interne ou de celui de l’Union. elles attitude d’obstruction brutale et injustifiée mais qu’à l’inverse, ne
sont, elles aussi(31), de nature à doucher les espoirs que s’oppose pas à l’exercice des fonctions des agents habilités, la per-
l’arrêt de la chambre criminelle auraient pu précipitam- sonne qui refuse de leur communiquer les documents demandés en
motivant son refus, fût-ce par des motifs qui, à l’analyse, apparaî-
ment engendrer. Nous nous contenterons de les rappeler
traient comme erronés. ce moyen a été jugé inopérant, les juges
relevant que le refus de communiquer les documents contractuels
dans leur intégralité, ce qui a empêché les enquêteurs de vérifier
(29) Une obstruction « non évidente » serait-elle, par exemple, non pu- l’application de la réglementation en matière de démarchage à
nissable ? domicile, caractérise le délit prévu et réprimé par l’article L. 450-8,
lequel consiste en une obstruction, de quelque nature que ce soit,
(30) Nous nous contenterons d’une note de bas de page pour évoquer apportée aux demandes d’un fonctionnaire de contrôle tendant
le bris de scellés, ou de détournements d’objets placés sous-scellés, à l’empêcher de procéder aux enquêtes dont il est chargé. Sur ce
sanctionné en tant que tel par l’article 434-22 du code pénal qui dis- même arrêt, v. Le délit d’opposition à l’exercice des fonctions d’en-
pose : « Le bris de scellés apposés par l’autorité publique est puni de quêteurs des agents de la DGccrF ne porte pas atteinte au droit
deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. La tenta- au silence, AJ Pénal 2009, p. 226.À rappr. b. bouloc, Les infractions
tive de bris de scellés est punie des mêmes peines. Est puni des mêmes d’opposition à fonction au regard des droits fondamentaux, rLc
peines tout détournement d’objet placé sous scellés ou sous-main 2013/32, n° 2292. V. aussi c. com., art. L. 450-7 qui dispose que
de justice ». Le bris de scellés est en outre passible de sanctions au les agents mentionnés à l’article L. 450-1 peuvent, sans se voir op-
titre de l’obstruction au plan des enquêtes en droit interne (c. com., poser le secret professionnel, accéder à tout document ou élément
art. L. 464-2, V, al. 2). Le bris de scellés est même identifié en tant d’information détenu par les services et établissements de l’état et
que tel, dans la liste de telles pratiques, dans le cadre des enquêtes des autres collectivités publiques. Pour plus de détails sur les en-
de la commission : règl. 1/2003, art. 23 §1, point e). V. aussi note 4, quêtes sous contrôle judiciaire sur le fondement de l’article L. 450-
et Dir. 2019/1, 11 déc. 2018, ecN+, art. 13 §2, point b). 4 du code de commerce, Sanction pénale du délit d’opposition à
(31) V. par ex. Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 44, ou le commen- fonction et de délits voisins, in Les inspections de concurrence des
taire de la décision du conseil constitutionnel n° 2016-552 QPc autorités françaises, N. Jalabert-Doury, collection des ouvrages de
du 8 juillet 2016, Société brenntag (droit de communication de la revue concurrence, n° 305 et s. Dans ce même ouvrage, pour les
documents des agents des services d’instruction de l’Autorité de la inspections dites « simples » sur le fondement de l’article L. 450-1
concurrence et des fonctionnaires habilités par le ministre chargé de du code de commerce, v. Les sanctions encourues par l’entreprise et
l’économie), p. 6. ses membres, n° 706 et s.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 57


le délit d’outrage(33) ou celui de destruction ou dissimula- Sans qu’elles ne puissent constituer pour l’heure un in-
tion de preuves(34). La responsabilité de la personne morale ventaire abouti des cas d’obstruction, les procédures en
est aussi encourue pour les infractions commises, pour ce domaine, fondées sur les dispositions communautaire
leur compte, par leurs organes ou représentants, et peut ou du code de commerce(41), se sont multipliées ces der-
conduire à voir quintupler l’amende encourue par la per- nières années(42). Les décisions rendues, au travers des
sonne physique.(35) enseignements qu’elles délivrent sur les comportements
rencontrés, participent de la délimitation du domaine de
en droit de l’Union, il faut compter avec le risque de ma- l’obstruction.
joration de l’amende infligée par la commission à l’en-
treprise en cas d’infraction pour pratique anticoncurren- Ainsi, à titre de synthèse intermédiaire, nous ne pouvons
tielle, à titre de circonstance aggravante(36), à raison d’un qu’être réservé quant au caractère protecteur du droit
manque de coopération à l’enquête, outre celui d’une à opposition, quand bien même exercé de manière non
éventuelle limitation du bénéfice de la clémence(37) le cas abusive et/ou sans obstruction évidente, par référence à
échéant ou, plus factuellement, de voir les rapports avec l’arrêt du 13 juin précité. L’opposabilité aux enquêteurs
les enquêteurs devenir plus difficiles(38). de ce droit en méconnaissance des subtilités tenant à sa
mise en œuvre, à l’effet par exemple de s’opposer carré-
ces brefs rappels opérés, nous nous appesantirons davan-
ment à la visite, de la contrarier ou de distraire de son pé-
tage sur l’infraction procédurale(39) que constitue, tant en
rimètre certaines informations notamment sur supports
droit national que de l’Union, le comportement obstructif,
informatiques, nous semble alors comme une option des
dont la jurisprudence des autorités de concurrence, natio-
plus aventureuse au regard de l’obligation qu’ont les en-
nales ou communautaire, nous procure des exemples avec
treprises de se soumettre aux enquêtes.
une fréquence accrue. L’intérêt porté à cette infraction est
d’autant plus nécessaire que le domaine de l’obstruction car l’approche extensive de l’obstruction se confirme,
s’étend au même rythme que les prérogatives des enquê- notamment en droit national, comme à l’occasion de la
teurs et du domaine de l’enquête, dont elle donne lieu récente décision n° 19-D-09 de l’Autorité de la concur-
de corollaire, voire de gardienne. On songe, notamment, rence rapportée ci-dessous, qui réduit considérablement
aux saisies de fichiers ou documents dématérialisés opé- la marge de manœuvre des entreprises enquêtées et qui
rées sur les réseaux informatiques accessibles depuis les semble confiner le droit d’opposition dans un registre as-
ordinateurs présents dans les locaux visités, même si ces sez virtuel.
fichiers ou documents saisis sont stockés sur des serveurs
situés en dehors des locaux physiquement visités, y com-
pris hors de France(40).
II. – Obligation de soumission à visite
domiciliaire et risque d’obstruction
(33) c. pén., art. 433-5 ; à rappr. cass. crim, 25 févr. 1992, n° 91-82.731, L’appréciation de ce qui relève d’une correcte exécution
préc.
de l’obligation de soumission ne va pas toujours de soi,
(34) c. pén., art. 434-4.
alors que les pratiques d’obstruction aux investigations ou
(35) c. pén., art. 121-2 et art. 131-38.
à l’instruction de procédures ouvertes devant les autori-
(36) comm. ce, Lignes directrices pour le calcul des amendes infligées,
tés de concurrence sont de nature à les mettre en échec
2006/c 210/02, pt. 28 : « Le montant de base de l’amende peut être
augmenté lorsque la Commission constate l’existence de circons- et sanctionnables en elles-mêmes en tant qu’infractions
tances aggravantes, telles que : (...) – Refus de coopérer ou obstruc- procédurales, tant en droit de l’Union qu’en droit interne.
tion pendant le déroulement de l’enquête ».
(37) comm. ce, communication sur l’immunité d’amendes et la réduc- ce n’est toutefois pas, bien évidemment, l’aveu ou le mea
tion de leur montant, 2006/c 98/11, pt. 12 a) et c). culpa qui est attendu de l’entreprise visitée : les visites et
(38) À rappr. N. Jalabert-Doury, Les inspections de concurrence, collec- saisies inopinées auprès des entreprises suspectées d’avoir
tion bruylant, 2e éd., 2013, n° 465 et s. mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles ne pré-
(39) Sur ce terme, v. Aut. conc., déc. n° 19-D-09 préc., pt. 59. V. aussi le jugent pas de la culpabilité des entreprises concernées
terme « infractions aux règles de procédure » utilisé dans Aut. conc.,
déc. n° 17-D-27, 21 déc. 2017, pt. 21.
par les pratiques présumées, que seule une instruction au
fond permettra le cas échéant d’établir(43).
(40) À rappr. cass. crim., 14 déc. 2011, n° 10-85.293, bull. crim., n° 259,
rLDA 2012/67, n° 3833. V. égal. m. bombled, Saisie de supports
et documents informatiques par les agents de la DGccrF, Dalloz
actualités, 9 janv. 2012. en matière fiscale au titre des enquêtes (41) Sur l’obstruction au plan des inspections en droit de l’Union : règl.
fondées sur l’article L. 16 b du LPF, v. cA Paris, 31 août 2012, 1/2003, art. 23 §1, point c). Sur l’obstruction au plan des enquêtes
n° 11/13233, rLDA 2012/76, n° 4319, Legalis, brève 3 oct. 2012, en droit interne : c. com., art. L. 464-2, V, al. 2.
« Contrôle fiscal de Google France : l'administration peut contrôler les
serveurs à l'étranger ». Dans le même sens, voir cass. com., 26 févr. (42) même si certaines ont pu, comme récemment, se solder sans qu’une
2013, n° 12-14.772, F. Perrotin, Perquisitions fiscales et serveurs en amende ne soit prononcée. V. affaire ZSSK en note 46.
réseaux, LPA 22 mars 2013, p. 4. V. aussi et not. les considérants 30 (43) V. par ex., Aut. conc., communiqué « Opérations de visite et sai-
à 35 de la directive ecN+. sie dans le secteur des services d’ingénierie, de maintenance, de

58 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Analyse

Pourtant, sous le poids de la menace de possibles griefs et tion (courriels arrivés pendant l’inspection)(45), la com-
moyennant des comportements que l’on pourrait mettre mission a récemment ouvert, en septembre 2018, une
sur le compte d’un réflexe de protection ou de dissimu- procédure pour obstruction à l’encontre d’une entreprise
lation, certaines entreprises pourraient avoir tendance à du secteur ferroviaire slovaque. Il était reproché à cette
adopter des pratiques qui pourront par la suite leur être dernière d’avoir fourni, durant l’inspection, des informa-
reprochées, car constitutives de manquements à l’obli-
tions inexactes sur l’emplacement de l’ordinateur por-
gation de se soumettre aux exigences de la visite domi-
table de l’un de ses salariés, de même que de n’avoir pas
ciliaire. elles s’exposent ainsi et immédiatement à des
déboires au seul plan de la procédure d’enquête, avant fourni les données requises provenant de cet ordinateur
même tout traitement au fond de leur dossier. portable, du fait qu’elle aurait autorisé que ce dernier
fasse l’objet d’une réinstallation, ce qui avait conduit à
À défaut d’une délimitation précise et concrète du péri- une perte irrémédiable des données stockées(46). Un re-
mètre de l’obligation de soumission ou de coopération gard furtif sur les procédures engagées au-delà des fron-
à la charge de l’entreprise lors des visites, nous opterons tières de l’Union (ou de son futur territoire pour cause de
pour une approche de son périmètre adjacent ou d’un brexit) permet aussi d’enrichir le catalogue des pratiques
« co-périmètre ». entendre par cette expression assez peu qui pourraient probablement constituer, en France, une
heureuse le domaine de l’obstruction, qui stigmatise déjà
obstruction(47).
plus précisément les comportements à éviter. Quel est au
plan théorique ce domaine ? comment se voit-il abondé
en pratique ? Voyons cela.
(45) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 39.
(46) comm. Ue, communiqué de presse, 25 juill. 2019, n° IP/19/4671.
A. – Un domaine extensible La clôture de cette procédure est intervenue à l’issue d’un examen
approfondi de l’ensemble des éléments de preuve, y compris la ré-
Au niveau des enquêtes en droit de l’Union et bien qu’an- ponse de ZSSK à la communication des griefs et l’audition (v. sur
cien(44), le dispositif de sanction de l’obstruction s’est vu la communication des griefs, v. comm. Ue, communiqué de presse,
considérablement alourdi il y a une bonne quinzaine d’an- 25 sept. 2018, n° IP/18/5905).
née avec le règlement 1/2003. (47) bien que non fondée sur la règlementation européenne en matière
d’enquête et que la pratique incriminée ne mette pas en jeu les
supports informatiques, nous signalerons à titre d’illustration sup-
L’article 23 §1 de ce règlement a en effet prévu la possi- plémentaire de comportements qualifiables en obstruction, une dé-
bilité pour la commission de sanctionner les entreprises cision de mars 2019 de l’autorité nationale de concurrence britan-
qui ne coopèreraient pas dans le cadre d’inspections. Le nique (cmA), à raison de dissimulation de documents réclamés par
les enquêteurs (des carnets de notes plus anciens que ceux remis
point c) du §1 de l’article 23 « Amendes » du règlement
lors de la visite et dont il avait été indiqué qu’ils avaient été dé-
1/2003 dispose que « 1. La Commission peut, par voie de truits, alors que tel n’était pas le cas puisque ces documents avaient
décision, infliger aux entreprises et associations d’entre- été extraits des lieux visités, durant les inspections – en l’occur-
prises des amendes jusqu’à concurrence de 1 % du chiffre rence au domicile d’un autre employé – à la demande d’un salarié
visité) : https://www.gov.uk/cma-cases/musical-instruments-and-
d’affaires total réalisé au cours de l’exercice social précé-
equipment-suspected-anti-competitive-agreements-50565-3.
dent lorsque, de propos délibéré ou par négligence : (…) Dans cette même affaire, v. « Penalty notice under section 40A of
c) elles (…) ne se soumettent pas aux inspections ordon- the Competition Act 1998, Musical instruments and equipment: sus-
nées par voie de décision prise en application de l’article pected anti-competitive agreements, Case: 50565-3 addressed to:
Fender Musical Instruments Europe Limited – 20 March 2019 ». La
20, paragraphe 4 ». certaines entreprises ont eu depuis
dissimulation pourrait aussi probablement, en d’autres situations,
lors l’occasion d’expérimenter le dispositif en matière concerner des supports numériques, indépendamment du support
d’enquête visant, entre autres, les supports informatiques. sur lequel les informations sont stockées, qu’il s’agisse d’ordinateurs
portables, de téléphones mobiles, d’autres dispositifs mobiles ou de
Outre l’affaire EPH brièvement évoquée ci-dessous, trai- stockage en nuage. À rappr. Dir. ecN+, consid. 30.
V. aussi plus récemment une information diffusée le 12 août 2019 :
tant du refus d’immobilisation des messageries ou de dé- « Colombia fines Uber more than $629,000 for obstructing regulato-
tournements de courriels « entrants » pendant l’inspec- ry visit », J. Symmes cobb, L. J. Acosta, L. Adler : comportements obs-
tructifs de la société face aux demandes d’informations des enquê-
teurs (demande faite par l’entreprise Uber à ses employés de ne pas
communiquer d’informations aux enquêteurs et blocage de l’accès
démantèlement et de traitement des déchets d’installations nu- aux ordinateurs de la société, durant des visites intervenues en oc-
cléaires », 13 févr. 2019. tobre 2017). Deux employés du service juridique et un directeur se
(44) Sous l’empire du règlement 17/62, premier règlement d’application sont vus reprocher d’avoir collaboré à l’obstruction en l’ayant mise
des articles 101 et 102 (alors articles 85 et 86), le montant de la en œuvre ; ils se sont également vu reprocher une incomplétude
sanction au titre de l’obstruction était prévu par l’article 15 §1. Il dans l’exécution des demandes et des instructions formulées par les
était compris entre 100 à 5 000 écus (à ce jour euros), lorsque, de enquêteurs (déclarations évasives et incomplètes à propos de leurs
propos délibéré ou par négligence, les entreprises ou associations rôles et de leurs fonctions dans l’entreprise, de leur connaissance de
d’entreprises ne se soumettaient pas aux vérifications ordonnées la structure sociétaire de Uber colombia). ces derniers sont donc
par voie de décision prises en application de l’article 14 §3 du rè- personnellement sanctionnés, aux côtés de l’entreprise, en applica-
glement (i.e. aux inspections). Le montant des sanctions a donc été tion de la règlementation locale. V. aussi « Colombia antitrust regu-
considérablement revu à la hausse avec le règlement 1/2003. lator fines Uber for blocking probe », Associated Press.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 59


Au plan des investigations sur le fondement de notre droit d’obstruction visant le fonctionnement de la messagerie
national et jusqu’à l’intervention de l’ordonnance de 2008 électronique d’une entreprise visitée(52).
portant modernisation de la régulation de la concur-
rence(48), l’obstruction à instruction faisait l’objet d’une cette deuxième application du dispositif découle d’évène-
sanction de nature pénale dont les montants s’avéraient ments intervenus à l’occasion du déroulement de visites
peu dissuasifs(49). L’ordonnance précitée a alors modernisé et saisies ordonnées fin octobre 2018 sur le fondement de
l’article L. 450-4 du code de commerce, par le juge des
le dispositif applicable en cas d’obstruction prévu à l’ar-
libertés et de la détention du TGI de Nanterre. ce der-
ticle L. 450-8 du code de commerce, en le dépénalisant et
nier avait autorisé le rapporteur général de l’Autorité de
en l’alignant sur celui prévu par le droit communautaire.
la concurrence à faire procéder à des visites sur un site
Une telle approche a ainsi rendu possible un traitement
à boulogne-billancourt et, moyennant délivrance d’une
direct des cas d’obstruction, tout en proportionnant la
commission rogatoire au juge des libertés et de la déten-
sanction encourue à la nature du manquement commis,
tion du TGI de bordeaux, sur un site à mérignac. Les vi-
au lieu d’avoir à recourir en toute hypothèse à l’arme
sites autorisées ont été marquées par deux incidents : un
lourde du délit d’opposition à fonction, qui imposait au-
bris de scellés sur le site de boulogne et une altération du
paravant l’ouverture d’une enquête pénale et la saisine du
fonctionnement d’une messagerie, plus précisément de
parquet, le juge n’ayant dorénavant vocation à intervenir
la réception des courriels(53). L’Autorité y donne une déli-
que lorsque l’obstruction persisterait(50). Ainsi, le deuxième
mitation selon nous assez extensive de la pratique d’obs-
alinéa du point V de l’article L. 464-2 du code de com-
truction, ce qui ne va pas sans poser quelques fiévreuses
merce instaure une sanction pécuniaire pouvant atteindre
questions sur le comportement – adéquat ou non – des
1 % du chiffre d’affaires, « lorsqu’une entreprise a fait obs-
entreprises à l’occasion notamment d’enquêtes « infor-
truction à l’investigation ou à l’instruction, notamment
matiques ».
en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts,
ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénatu-
B. – Un domaine étendu
rées (...) ». À notre connaissance, il aura toutefois fallu
attendre fin 2017 pour voir ce dispositif appliqué par l’Au- Au plan des principes, l’Autorité rappelle en l’espèce que
torité de la concurrence. Sa mise en œuvre s’est d’abord l’infraction d’obstruction est une « infraction autonome »,
effectuée en dehors de visites domiciliaires et hors saisies définie par la loi, sanctionnant le non-respect des obliga-
informatiques(51) puis, en mai 2019, à raison de pratiques tions qui pèsent sur l’entreprise faisant l’objet d’une inves-
tigation ou d’une instruction. en cas de méconnaissance
de ces obligations procédurales, l’entreprise s’expose à
(48) Ord. n° 2008-1161, 13 nov. 2008, portant modernisation de la régu- une sanction qui tend à garantir l’efficacité des pouvoirs
lation de la concurrence. d’enquête dévolus aux services d’instruction par les ar-
(49) Dans sa version en vigueur avant l’ordonnance précitée, il était ticles L. 450-1 et suivants du code de commerce, aux fins
prévu : « Est puni d’un emprisonnement de six mois et d’une amende de rechercher et de constater, notamment, les infractions
de 7 500 euros le fait pour quiconque de s’opposer, de quelque fa- aux dispositions des articles 101 et 102 TFUe et L. 420-1 et
çon que ce soit, à l’exercice des fonctions dont les agents désignés à
l’article L. 450-1 et les rapporteurs du Conseil de la concurrence sont L. 420-2 dudit code(54).
chargés en application du présent livre ».
Selon l’Autorité, l’obstruction visée par l’article L. 464-2
(50) V. cons. conc., avis n° 08-A-05, 18 avr. 2008, relatif au projet de
réforme du système français de régulation de la concurrence, pt. 66. du code de commerce « (…) peut "notamment" résulter
Signalons néanmoins que l’article L. 450-8 du code de commerce de la fourniture par l'entreprise de renseignements incom-
n’envisage pas le délit d’opposition à fonction en tant que subsi- plets ou inexacts, ou de la communication de pièces incom-
diaire de l’infraction procédurale d’obstruction au point V de l’ar- plètes ou dénaturées »(55).
ticle L. 464- 2 du code de commerce. L’article L. 450-8 dispose en
effet qu’« est puni d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende mais, comme rappelé par l’Autorité, le domaine de l’obs-
de 300 000 euros le fait pour quiconque de s’opposer, de quelque fa-
çon que ce soit, à l’exercice des fonctions dont les agents mentionnés truction ne se réduit pas aux seules situations visées dans
à l’article L. 450-1 sont chargés en application du présent livre ». en l’article : « Dans un souci d'explicitation, le législateur a es-
outre, le dispositif de sanction de l’article L. 464-2, V s’applique aus- timé utile de préciser certains des cas dans lesquels une obs-
si dans le cadre d’enquêtes fondées sur l’article L. 450-3 du code de
commerce.
(51) Obstruction tenant au manque de coopération et de fourniture
des informations demandées par les rapporteurs en charge d’une ments dans le cadre des seules enquêtes simples ou sous contrôle
instruction. Aut. conc., déc. n° 17-D-27, 21 déc. 2017 (brenntag) ; judiciaire, mais visent l’ensemble des investigations et instructions
recours pendant devant la cour d’appel de Paris. La sanction avait diligentées dans le cadre des procédures ouvertes devant l’Autorité.
en l’espèce été lourde (30 millions d’euros). L’entreprise avait en (52) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc.
effet transmis, avec des retards et délais conséquents, des infor- (53) L’entreprise s’est vue infliger une amende de 900 000 euros. La
mations incomplètes ou imprécises avant de refuser de commu- décision fait l’objet d’un recours devant la cour d’appel de Paris
niquer les informations qui lui avaient été demandées à plusieurs (source : site de l’Autorité de la concurrence).
reprises et qui étaient indispensables à la réalisation de l’enquête.
cette affaire illustre le fait que les pratiques d’obstructions visées (54) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 36.
à l’article L. 464-2, V, alinéa 2, ne se limitent pas aux comporte- (55) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 48.

60 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Analyse

truction pourrait être, le cas échéant, constatée par l'Auto- entrants dans sa boite aux lettres électronique, ou qui
rité. Cette énumération n'est toutefois pas limitative et auraient dû y entrer s’ils y avaient été adressés en l’ab-
l'obstruction recouvre tout comportement de l'entre- sence des manœuvres(61), l’on peut toutefois s’inquiéter, au
prise tendant, de propos délibéré ou par négligence, à détour d’un passage de la décision, de relever qu’« il est
faire obstacle ou à retarder, par quelque moyen que ce par conséquent établi que ces comportements constituent
soit, le déroulement des investigations ou de l'instruc- une entrave volontaire au bon déroulement de l'OVS qui
tion. Tel est bien le cas, sans contestation possible, des pra- se déroulait sur le site de Mérignac »(62). La nécessité d’un
tiques visées en l'espèce, qu'il s'agisse du bris de scellé ou « bon déroulement de l'OVS (…) sur le site » et l’impératif
de l'altération de réception de courriels sur le compte d'un d’efficacité des pouvoirs d’enquêtes, combinés à une défi-
salarié au cours d'une OVS »(56). nition accueillante de la pratique d’obstruction, peuvent-
elles – voire doivent-elle – conduire à l’immobilisation par
Le domaine de l’obstruction est donc interprété de façon
ailleurs, durant toute la visite, de la totalité des moyens et
large, à partir d’un cas d’espèce de dissimulations qui,
ressources de l’entreprise, quand bien même ces derniers
selon l’Autorité, ont été constitutives d’une altération
n’auraient-ils pas été ciblés et jusqu’à ce qu’ils le soient le
du fonctionnement d’une messagerie qu’elle a d’ailleurs
cas échéant ?
qualifié de « manœuvres »(57). De quoi était-il question,
précisément, pour que l’Autorité en vienne à employer ce La question peut se poser sous l’angle de la protection du
qualificatif ? droit à ne pas s’auto-incriminer, à tout le moins s’agissant
du comportement des salariés émetteurs de courriels qui
Les agents de l’Autorité avaient relevé durant la visite que
ne seront pas parvenus à un collègue visité, faute de lui
des salariés avaient fait obstacle à la réception de cour-
avoir été adressés.
riels sur la messagerie d’un de leurs collègues, notamment
pendant la fouille sommaire de son ordinateur, le faisant Par transitivité, la notion « chaîne de courriels active au
ainsi sortir de la « chaîne de courriels active au moment de moment de l'opération » transforme ces salariés, pourtant
l'opération »(58) ou de « la chaîne active des destinataires au non personnellement concernés par la visite, en maillons
moment de l'opération », afin de ne pas attirer l’attention de ladite chaîne et ce faisant en acteurs, voire co-auteurs,
des agents sur ces messages(59). concrètement et sur les de l’obstruction. La sanction du détournement délibéré
consignes du salarié visité, responsable hiérarchique(60), il du « fonctionnement d’une messagerie dans le but avoué
avait été question pour un salarié présent dans les lieux vi- d'en limiter l'accès aux enquêteurs, alors même que cette
sités mais non personnellement visé par les recherches des messagerie était en cours d'investigation »(63), pour une
enquêteurs et autorisé à conserver et utiliser son ordina- « chaîne de courriel active au moment de l'opération »(64),
teur, de convenir avec d’autres salariés situés sur d’autres laquelle comprend tous les courriels échangés (expédiés
sites, de ne plus mettre en copie de leurs échanges la per- ou réceptionnés) par un groupe de salariés pendant la vi-
sonne dont l’ordinateur faisait l’objet d’une fouille som- site, ne conduit-il pas à devoir entendre qu’il y a aussi obs-
maire, alors que ce dernier l’avait été depuis le début des truction en cas de suppression de tout élément de cette
investigations. chaîne de courriels contenus dans la boite des courriels
envoyés depuis la messagerie « sortante » (voire même
À la différence d’un bris de scellé, le comportement des
ceux qui auraient été placés dans la boite des éléments
personnels de cette entreprise, bien qu’inapproprié avec
supprimés avant même la visite) ? Il y a là matière à pré-
le recul, pourrait se comprendre : on imagine mal ces
occupation.
salariés, en connaissance de cause, continuer à adres-
ser à leur collègue visité des messages à caractère le cas L’approche de l’Autorité ne va certes pas sans rappeler
échéant anticoncurrentiel. La coopération à l’enquête celle de la commission dans l’affaire EPH. Il était en l’es-
peut-elle tout de même avoir quelques limites ou faut- pèce question de pratiques de défaut du maintien des blo-
il commettre ou continuer à commettre, sous les yeux cages de comptes de messageries pour en garantir l’accès
mêmes des enquêteurs, ce qui pourrait le cas échéant, exclusif aux inspecteurs pendant l’inspection, mais aussi
après analyse au fond des données saisies, s’apparenter à de détournement des courriels entrants vers un serveur(65).
un flagrant délit de pratique anticoncurrentielle ? mais il
y eu là, tout de même, obstruction. en outre et si en l’es-
pèce l’incident d’altération s’est rapporté au seul compte (61) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pts. 18, 69 à 71.
de messagerie du salarié visité et donc aux seuls courriels (62) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 73.
(63) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 71.
(64) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 13.
(56) V. note ci-dessus. (65) Déc. comm. Ue, 28 mars 2012, cOmP/39793, ePH e.a., confirmée
(57) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 70. par Trib. Ue, aff. T-272/12, 26 nov. 2014, ePH e.a./commission,
(58) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 13. ecLI:eU:T:2014:995, pt. 53. Les pratiques constatées ont valu à
l’entreprise une amende de 2,5 millions d’euros. V. contrats, conc.,
(59) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 16. conso. 2015, G. Decocq, Sanction d’une entrave aux inspections,
(60) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pt. 70. comm. 42.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 61


Pourtant, la proximité des reproches adressés aux en- ception » des courriels par leur détournement (affaire
treprises impliquées dans les deux affaires, respective- EPH), alors que l’autre (affaire Akka) traite de la conti-
ment par la commission d’une part, l’Autorité d’autre nuité d’une « émission » à l’attention d’un destinataire
part, tient à des faits qui ne nous semblent pas si iden- donné. cette distinction est-elle si insignifiante au point
tiques. Dans cette précédente affaire communautaire, de devoir transposer la solution communautaire ou de
il était en effet question d’une obstruction au regard de ne pouvoir interrompre un flux d’émission afin de ne pas
la définition qu’en donne le règlement 1/2003. Le Tri- encourir l’obstruction ? Si l’on tentait le rapprochement
bunal de l’Union, rappelant le devoir de coopération de avec la solution de l’arrêt de la chambre criminelle de la
l’entreprise visitée lors d’une inspection, décidait qu’« il cour de cassation du 13 juin dernier(69), y aurait-il assuré-
suffit, aux fins de l’application de l’article 23, paragraphe 1, ment, dans l’affaire Akka une obstruction « évidente » ou
sous c), du règlement n° 1/2003, que les courriels détour- serait-il permis d’en douter ? Il y a matière à réflexion.
nés soient couverts par la décision d'inspection »(66). mais
Toujours est-il que l’affaire n° 19-D-09, s’agissant des in-
à mieux se pencher sur les pratiques relevées, celles de
vestigations menées sur les outils informatiques utilisés
l’affaire communautaire divergent de celles examinées
par les entreprises, traduit une approche extensive du do-
plus récemment par l’Autorité de la concurrence. en ef-
maine de l’obstruction en droit national. Pourtant, malgré
fet, dans la procédure de la commission, ce sont les flux
une définition qu’elle veut très accueillante des pratiques
« entrants » qui, après une émission vers les comptes
d’obstruction, l’Autorité cantonnera en l’espèce son re-
« saisis », en ont été distraits moyennant modification
proche à la réception des courriels sur le compte de mes-
des paramétrages de comptes de messageries temporai-
sagerie du salarié ciblé lors de l’engagement des visites(70).
rement mis sous le contrôle exclusif des inspecteurs de
en sera-t-il toujours ainsi ? L’infraction est, quoi qu’il en
la commission, afin que les courriels adressés à leur des-
soit, retenue.
tinataire ne soient plus mis à la dispositions des inspec-
teurs(67). Or, dans l’affaire ayant donné lieu à la décision
n° 19-D-09, les messages n’ont pas été adressés au sujet
personnellement désigné par les enquêteurs à l’occasion Remarques conclusives
de la recherche, suite à la décision des émetteurs des Les deux décisions visées en tête de commentaire, issues
messages de cesser de lui adresser des courriels(68). bien d’une actualité récente, donnent le sentiment de souffler
que l’Autorité n’ait pas manqué de souligner que « même le chaud et le froid sur l’épineuse question de la marge de
si l'infraction notifiée n'a pas pour fondement le règlement manœuvre dont disposent les entreprises – entendre par
n° 1/2003 mais le deuxième alinéa du V de l'article L. 464- cela leur degré de collaboration – à l’occasion d’investi-
2 du code de commerce, rien n’interdit de se référer à la gations visant notamment leurs supports informatiques
pratique de la Commission européenne, telle que validée ou ceux mis à leur disposition par leur groupe d’apparte-
par les juridictions européennes, celle-ci poursuivant les nance.
mêmes objectifs que l'Autorité », les deux affaires ne se
Droit d’opposition ou pas, la montée en puissance dans
distinguaient-elles pas suffisamment à raison de ce que
l’application du dispositif de lutte contre l’obstruction,
l’une traitait de l’altération de la continuité d’une « ré-
rapproché à des réactions inappropriées et non maîtri-
sées lors des visites domiciliaires afin de dissimuler des
éléments potentiellement compromettants et saisis-
(66) Arrêt EPH préc., pt. 53. sables, fera toujours craindre l’irritation des enquêteurs
(67) « En ce qui concerne le détournement des courriels entrants (courriels et une éventuelle qualification en comportement obs-
arrivés pendant l'inspection) depuis les comptes de messagerie vers le tructif.
serveur de J&T FG, la Commission estime que tant M. [J.] que M. [H.]
savaient qu'ils devaient garantir aux inspecteurs de la Commission un Pour l’heure, les entreprises souhaitant se préparer à
accès exclusif aux quatre comptes de messagerie indiqués et qu'ils l’éventualité d’une visite domiciliaire pourront, à la faveur
n'étaient donc pas autorisés à modifier les paramètres des comptes de la grille d’analyse procurée par les affaires ici évoquées,
de messagerie pendant la durée de l'inspection. Aucune exception
n'était prévue pour les courriels entrants qui seraient arrivés norma-
affiner la teneur des directives délivrées à leurs personnels
lement sur les comptes ; ces courriels entrants étaient soumis à l'ins- quant aux comportements à adopter en cas d’investiga-
pection en cours ainsi qu'aux instructions la concernant. M. [J.], qui a tions. Tenant la montée en puissance dans l’application du
demandé à M. [H.] de donner ordre au département informatique de dispositif, il semble à tout le moins qu’il soit souhaitable
détourner les courriels entrants adressés à certains comptes de mes-
sagerie, et M. [H.] lui-même devaient savoir que cet acte constituait
de rajouter dans la liste des réflexes à développer au sein
une violation des obligations qui incombaient à EPIA et à EPH pendant des entreprises, celui d’éviter de jouer au plus rusé avec
l'inspection. Les courriels entrants ont donc été détournés (du moins les enquêteurs. n
en ce qui concerne le compte de messagerie de M. [J.]) de propos déli-
béré » (arrêt EPH préc., pt. 57, par référence au pt. 75 de la décision
de la commission).
(68) Il aurait été, peut-être, simplement préférable entre les autres par-
ticipants à la chaîne de courriels et, au moins pendant la visite, de (69) V. I. ci-dessus.
cesser sur le champ tout échange. (70) Aut. conc., déc. n° 19-D-09, préc., pts. 70 et 71.

62 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Étude
RLC 3700

Décision de l’Autorité de la
concurrence relative à la
fusion entre D’Aucy et Triskalia
n° 19-DCC-147 du 24 juillet 2019 Par Marine
NOSSEREAU
Docteur en droit
Directrice juridique
Le 24 juillet 2019, l’Autorité de la concurrence (ci-après, l’ADLC) a autorisé la fusion Coop de France
entre les sociétés coopératives D’Aucy et Triskalia au titre de la règlementation relative
aux concentrations. Elle a ainsi donné son feu vert à la constitution de la nouvelle entité
Eureden moyennant des engagements importants de modification des taux d’apport des
coopérateurs et de cession de 20 silos et de commerces de libre-service agricole.
Aut. conc., déc. n° 19-DCC-147, 24 juill. 2019, relative à la fusion entre les coopératives
agricoles D’Aucy et Triskalia

Éléments de contexte treprises antérieurement indépendantes, il


s’agit d’une opération de concentration sou-
Dans un accord signé le 26 mars 2018, les
mise au contrôle de l’ADLc qui tend à éviter la
groupes coopératifs D’Aucy et Triskalia ont
constitution d’entreprises risquant de mettre
précisé leur volonté de se rapprocher par la
en péril les objectifs du droit de la concur-
constitution d’une union intégrée, eUreDeN.
rence que sont la libre fixation des prix ou le
ces groupes, qui comptent respectivement libre accès au marché.
9 000 et 16 000 associés, sont implantés en
région bretagne et marginalement dans les c’est dans ces conditions que l’ADLc a auto-
départements limitrophes et sont actifs : risé, sous réserve d’engagements, le rappro-
chement entre ces deux groupes coopératifs.
• pour D’Aucy : dans les secteurs des cé-
réales, oléagineux, protéagineux, des lé-
gumes, des œufs, de la transformation de La décision
ces produits, de la nutrition animale, de L’ADLc a analysé les effets du rapprochement
l’agrofourniture et de la distribution au entre les deux entreprises marché par mar-
détail d’articles de jardinage, bricolage, ché au niveau national, départemental mais
animalerie et aménagement extérieur ; aussi local. elle a notamment apprécié les
• pour Triskalia : des céréales, oléagineux, risques de réduction significative de concur-
protéagineux, du lait de vache, du porc, des rence dans le secteur de la collecte de grains
œufs, des bovins, des volailles, des légumes, en maintenant sa pratique antérieure sur les
de la transformation de ces produits, de la marchés locaux très restreints mais égale-
nutrition animale et de la distribution de ment au niveau des zones de chalandise dans
détail d’articles de jardinage, bricolage, ani- le secteur de la distribution au détail.
malerie et aménagement extérieur.
Si elle considère que les risques d’atteinte à la
La constitution de l’Union réalisant, au sens concurrence sont absents sur les marchés des
du droit des concentrations, une fusion d’en- œufs et ovoproduits, du porc, des légumes,

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 63


des semences et de la nutrition animale, l’analyse est dif- Portée de cette décision au regard du
férente en ce qui concerne les marchés de l’agrofourniture droit coopératif
d’outils destinés au travail de la terre, de la distribution au
détail et de la collecte de grains (céréales, protéagineux et comme dans la décision relative à la fusion entre les coo-
oléagineux). pératives cAm et Terrena en 2017(1), l’ADLc n’évoque pas
les considérations liées aux spécificités du droit coopératif
Dans le secteur amont de la collecte des grains, l’analyse dans son analyse. elle ne condamne pas en soi l’apport
au niveau local conclut que dans certaines zones, « les parts total, mais elle estime, au cas par cas, que dans les cir-
de marchés des parties sont trop importantes et ne peuvent être constances où les coopératives ont des parts de marché
contrebalancées par d’autres critères. Dans ces zones, l’opéra- localement importantes, celui-ci doit être écarté.
tion est donc susceptible de porter atteinte à la concurrence ».
cette analyse est renforcée, toujours selon l’ADLc, par le fait À titre préliminaire, il convient de rappeler que lorsque l’ADLc
que « les contrats conclus par D’Aucy ainsi que par Triskalia vis- examine une situation de concurrence, elle doit se livrer à une
à-vis de leurs adhérents, prévoient des obligations d’apport de appréciation in concreto et donc tenir compte des circons-
100 % des récoltes de céréales, de protéagineux et d’oléagineux. tances de fait et de droit. Ainsi, le fait que les coopératives
Ces obligations viennent ainsi renforcer la position des parties soient des entreprises particulières soumises à une réglemen-
dans les zones où l’opération est susceptible de porter atteinte à tation spécifique (article L. 521-1 du code rural et de la pêche
la concurrence, et de manière plus générale dans l’ensemble des maritime : sociétés « sui-generis » : ni civiles ni commerciales)
zones où elles sont présentes ». doit être pris en considération. De manière générale, dans
l’examen de la relation entre la coopérative et les coopéra-
Dans le secteur de l’agrofourniture d’outils destinés à la
teurs (quel que soit l’objet : collecte-vente ou approvisionne-
culture de la terre, l’ADLc note également, après avoir relevé
ment), on s’étonnera que l’ADLc ne tienne aucun compte du
l’existence dans les statuts d’une obligation pour les associés
caractère démocratique de la gouvernance des coopératives.
de se fournir en totalité auprès de la coopérative en fourni-
Qu’il s’agisse de Triskalia, de D’Aucy et ensuite d’eureden, les
tures nécessaires aux productions pour lesquelles ils ont
souscrit un engagement d’apport que dans certaines zones, coopératives sont gérées par un conseil d’administration,
« l’opération est de nature à porter atteinte à la concurrence constitué d’agriculteurs élus par leurs pairs, en assemblée
par le biais d’effets horizontaux sur les marchés de la distribution générale. Le conseil d’administration est pleinement respon-
de produits d’agrofourniture destinés à la culture des terres ». sable de sa gestion et en répond devant l’assemblée générale.
comment expliquer que ce conseil d’élus, dans l’exercice de sa
enfin, dans le secteur de la distribution au détail d’ar- compétence pour déterminer les rémunérations des associés
ticles de jardinage, de bricolage, d’animalerie et d’amé- coopérateurs (article L. 521-3-1, I du code rural et de la pêche
nagement extérieur, l’ADLc estime que l’opération, par le maritime) pourrait prendre des décisions contraires à leur inté-
rapprochement des enseignes de Triskalia et de D’Aucy au rêt et abuser de leur relation de dépendance à la coopérative ?
sein d’une même entité risque d’attenter à la concurrence
dans certaines zones où la présence de ces deux enseignes Il est important de relever que lorsque le gouvernement dans
n’est pas contrebalancée par la présence d’enseignes son ordonnance n° 2019-362 a entendu réformer le système
concurrentes (part de marché de la nouvelle enseigne su- coopératif en créant notamment une responsabilité pour ré-
périeur à 50 %). elle note de ce fait que dans certaines munération abusivement basse en coopérative, il a transposé
zones, le risque d’atteinte à la concurrence est significatif. l’article L. 442-7 du code de commerce dans l’article L. 521-
3-1, IV du code rural et de la pêche maritime. À cette occa-
sion, il a spécifiquement prévu d’ajouter que « dans la mise
Les engagements en œuvre de ces dispositions, la juridiction [saisie] devra tenir
Dans le secteur des grains, les parties ont souscrit les en- compte des spécificités des contrats coopératifs ».
gagements suivants : Or, l’ADLc n’intègre pas ces spécificités dans son analyse
de la relation entre la coopérative et les coopérateurs. Il en
• modifier les statuts des coopératives pour réduire
résulte un déni de la démocratie coopérative et de ses ob-
l’obligation d’apport de 100 % à 55 % ;
jectifs de mutualisation et de solidarité entre ses membres,
• supprimer l’obligation d’engagement à l’activité d’ap-
qui peuvent conduire à des comportements concurrentiels
provisionnement les productions pour lesquelles l’as-
différents de ceux des groupes non coopératifs.
socié a contracté un engagement d’apport ;
• céder 20 plateformes et silos de collecte. Sans doute l’ADLc s’est-elle déjà justifiée de sa position dans
son avis n° 18-A-04 du 3 mai 2018 sur la concurrence et l’agri-
Dans le secteur de l’agrofourniture, les parties ont souscrit
culture et repris dans son avis n° 19-A-05 du 24 avril 2019 sur
l’engagement de réduire l’obligation de fourniture en produits
l’ordonnance réformant le prix abusivement bas dans le code
d’agrofourniture à 55 % au lieu d’un engagement total et, donc,
à ne pas lier l’apport des adhérents en céréales, oléagineux, pro- de commerce : « plus la structure collective est importante, plus
téagineux à l’approvisionnement en produits d’agrofourniture.
enfin, en ce qui concerne la distribution au détail, les parties se (1) Aut. conc., déc. n° 17-Dcc-210, 13 déc. 2017, J. renouvin et m. Nos-
sont engagées à céder six magasins dans les zones dans les- sereau, L’apport total sous le regard de l’Autorité de la concurrence
quelles les risques pesant sur la concurrence ont été jugés élevés. rLc 2018/69, n° 3342.

64 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Étude

il existe un risque de décorrélation entre l’intérêt de l’Organisa- tive se caractérise par une double qualité d’associé et d’utilisa-
tions de Producteurs (OP) et les intérêts de ses membres. À cet teur de services de la coopérative, et donc écarte l’application
égard, l’Autorité attire l’attention des OP (…) sur la nécessité d’un simple prisme « commercial », l’ADLc s’attache, pour sa
de veiller au principe de fonctionnement démocratique des OP, part, à analyser l’associé coopérateur comme un agent écono-
et notamment à appliquer des règles transparentes à l’égard de mique qui ne doit pas se voir placé sous la dépendance écono-
leurs membres : ces règles doivent définir des conditions d’ap- mique de sa coopérative. Or, l’associé coopérateur apporte sa
port et de sortie claires, et expliciter les modalités de formation récolte à sa coopérative parce que c’est son outil de commer-
des prix. Le Médiateur des relations commerciales agricoles a cialisation. Il n’y a pas de dichotomie entre le coopérateur et la
ainsi estimé au cours de son audition, s’agissant des coopératives, coopérative. en toute rigueur, il ne devrait même pas y avoir de
structures qui s’apparentent à des OP et qui peuvent d’ailleurs marché analysé entre la coopérative et le coopérateur, l’acte
être reconnues en tant qu’OP, que "l’amélioration de la transpa- d’apport n’étant pas constitutif d’une vente commerciale. Les
rence dans les relations entre les coopératives et leurs adhérents coopératives sont des entreprises détenues par les coopéra-
est un véritable enjeu pour le bon fonctionnement des filières" ». teurs, et démocratiquement gérées. Ainsi, les associés coopé-
Toutefois, l’ADLc n’exprime ici qu’une opinion relative aux rateurs sont des coresponsables du projet de leur coopérative,
OP en général, dont on ne sait sur quoi elle est fondée des coauteurs et coopérateurs dans les activités.
hormis la consultation du médiateur des relations com- Toutefois, puisque que l’ADLc maintient son analyse de
merciales agricoles, qui n’était pas compétent jusqu’à marchés locaux de la collecte, elle devrait à tout le moins
présent pour intervenir dans les relations entre coopéra- tenir compte de la nature de la relation entre la coopéra-
tives et coopérateurs (rédaction de l‘article L. 528-1 du tive et le coopérateur et reconnaître que la dépendance
code rural et de la pêche maritime antérieure au 1er juillet économique est incompatible avec cette relation. Il
2019), et non une règle de concurrence. À ce titre, cette
convient de rappeler que, d’une part, l’associé coopéra-
affirmation peut être discutée.
teur est libre de ne pas renouveler son engagement en fin
cette opinion s’applique aux OP en général, sans distinguer de période d’engagement (ce que la coopérative ne peut
si elles sont sous forme coopérative ou non, ignorant ou pas faire(4)) et, d’autre part, qu’il participe à la gouvernance
niant ainsi que les coopératives agricoles, du fait de leurs de la coopérative par sa présence à l’assemblée générale,
statuts et de leurs règles de fonctionnement spécifiques, voire par son élection au conseil d’administration.
présentent des garanties de fonctionnement démocratique
qu’on ne retrouve pas dans d’autres formes de sociétés. L’engagement d’apport est un engagement réciproque, qui
contraint l’associé coopérateur à apporter tout ou partie
Par ailleurs, rien ne démontre que, si la démocratie
de sa production à la coopérative pendant 5 ans maximum
devait s’avérer dysfonctionnelle malgré ces garanties
au-delà de l’engagement initial (article r. 522-4 du code ru-
importantes, la conséquence serait l’abus de dépen-
ral et de la pêche maritime), mais qui contraint également
dance économique des associés coopérateurs puisque
la coopérative à recevoir cet apport, même partiel (55 %
la coopérative n’est qu’un outil de mutualisation à leur
de la production), quel qu’en soit le volume et à lui trouver
main. La cour d’appel de Paris(2) et la cour de cassa-
un débouché, quelle que soit la conjoncture. La coopéra-
tion(3) ont affirmé que la « double qualité » de l’associé
tive, elle, n’est pas déchargée par l’ADLc de son obligation
coopérateur, (article L. 521-1-1 du code rural et de la
pêche maritime) exclut l’idée que le coopérateur soit d’accepter tous les apports de ses associés coopérateurs
en situation de dépendance économique à l’égard de la (ce serait absolument contraire au droit coopératif). Dans
coopérative et justifie que soit écartée l’application du le cas des marchés en surproduction, cette règle a permis
droit des pratiques restrictives de concurrence au sein aux coopérateurs de conserver leurs débouchés car les coo-
de la coopérative. pératives n’ont pas la capacité de limiter les apports ni de
s’approvisionner en dehors de leur zone, à moindre coût. ce
L’ADLc applique donc son analyse standardisée aux coo- n’est d’ailleurs pas un hasard si l’ADLc dans le secteur du
pératives, comme l’illustrent les engagements demandés lait, notoirement en surproduction, a validé l’apport total,
aux parties concernant l’engagement des coopérateurs dans des circonstances toutefois où les parts de marché sur
envers elles, tant pour l’activité collecte-vente que pour les marchés locaux restaient modérées(5), en le justifiant par
l’activité approvisionnement. les contraintes légales que les coopératives assument.
Par ailleurs, le principe de l’exclusivisme contraint la
Mise en cause de l’apport total dans les coopérative à ne travailler qu’avec ses associés coopéra-
coopératives Triskalia – D’Aucy teurs (sous réserve de travailler, dans la limite de 20 % de
Si l’article L. 521-1-1 du code rural et de la pêche maritime pré- chaque branche d’activité, avec des tiers non associés, si
voit que la relation entre l’associé coopérateur et sa coopéra- les statuts le prévoient). Les coopératives ne sont donc
pas totalement libres dans la recherche de leur approvi-
sionnement et ne peuvent donc rentabiliser les investis-
(2) cA Paris, 29 sept. 2011 n° 08/06833.
(3) cass. com., 18 oct. 2017, n° 16-18.864, publié au bulletin ; cass. com.,
8 févr. 2017, n° 15-23.050, publié au bulletin, et par analogie mais rendue (4) cass. 1re civ., 13 déc. 2005, n° 02-20.397, publié au bulletin.
au sujet d’un GIe, cass. com., 11 mai 2017, n° 14-29.717, publié au bulletin. (5) Aut. conc., déc. n° 16-Dcc-54, 15 avr. 2016, SODIAAL / cLHN.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 65


sements qu’elles ont fait pour les coopérateurs (en vue du c’est la raison pour laquelle cette décision risque de re-
stockage, de la commercialisation et/ou de la transforma- mettre en cause l’objet même des coopératives agricoles
tion des récoltes) auprès d’autres agriculteurs. en ne reconnaissant pas le fait que certaines sociétés,
ni civiles ni commerciales, peuvent agir selon d’autres
Il se déduit de la pratique de l’ADLc qu’en cas de surpro- règles et principes que les sociétés commerciales qui ne
duction, les coopératives doivent prendre livraison des ré- connaissent que des relations fournisseurs-distributeurs
coltes quelles que soit les quantités livrées et trouver des basées sur le rapport de force libéral.
débouchés, mais qu’à l’inverse, si le coopérateur trouve
des opportunités, il doit pouvoir livrer jusqu’à 45 % de sa
production ailleurs. La désorganisation qui en résultera
est sérieuse pour les coopératives agricoles et la remise Mise en cause de l’engagement
en cause de l’apport total ne tardera pas à modifier to- d’approvisionnement dans les
talement l’équilibre de la relation entre les coopératives coopératives concernées
et les coopérateurs au désavantage des coopératives, qui De la même façon, l’ADLc n’appréhende l’obligation d’appro-
assument plus de contraintes avec moins de garanties. visionnement que comme un engagement unilatéral d’exclu-
sivité. Or, l’engagement d’approvisionnement a une raison
en analysant l’engagement au regard du seul droit de
d’être dont l’intérêt doit être mis en balance avec l’éventuelle
la concurrence et en contraignant les parties à modifier
restriction de concurrence pour en faire un bilan positif.
les niveaux d’engagement prévus par les statuts, dont
les modèles sont par ailleurs arrêtés par le ministère de À titre préliminaire, il faut rappeler que l’engagement
l’Agriculture, l’ADLc fait fi de ces principes spécifiques qui d’approvisionnement est également limité dans le temps
gouvernent les coopératives agricoles. (article L. 522-4 du code rural et de la pêche maritime) et
que son renouvellement est un droit pour le coopérateur.
comme corollaire de la diminution de l’engagement, l’ADLc
impose la session de 20 sites de collecte et silos des parties. De plus, la coopérative a l’obligation de collecter l’inté-
Dans cette logique, si les associés coopérateurs doivent gralité des récoltes auxquelles elle doit trouver des dé-
pouvoir vendre à des tiers près de la moitié de leur produc- bouchés. elle en assume la première commercialisation
tion, encore faut-il que des tiers aient pu acquérir des ca- ou la transformation sous son entière responsabilité.
pacités de collecte et stockage. ce remède au problème de Dès lors, elle doit pouvoir garantir ce qui a été utilisé comme
concurrence identifié par l’ADLc pourra se révéler pire que intrants ; elle doit aussi pouvoir garantir le respect d’un cahier
le mal et repose sur la certitude que le secteur des grandes des charges. On pourrait objecter que des engagements dé-
cultures est structurellement et durablement un marché où tachés de l’approvisionnement pourraient être adaptés, les
la demande est plus forte que l’offre. c’est ignorer la volati- agriculteurs s’engageant à produire d’une certaine façon cor-
lité des marchés agricoles. respondant aux engagements de la coopérative, mais sans
s’engager à acheter les produits auprès d’elle. en pratique,
Du point de vue de la politique agricole, on relève qu’alors cette libéralisation des approvisionnements aura des consé-
que la politique agricole, qu’elle soit commune (règlement quences importantes. elle nuit aux coopérateurs en rédui-
« Ocm » n° 1308/2013) ou nationale (article L. 1, I 2), 3) et sant la capacité de massification des achats de la coopérative
15) notamment du code rural et de la pêche maritime), insiste pour les coopérateurs, atomisant leur demande.
sur le fait que l’agriculture européenne comme française, pour
faire face à la mondialisation des marchés, doit présenter une en conclusion, comme l’indique son communiqué de
offre regroupée pour pouvoir peser. Ainsi, constater des po- presse, l’ADLc a souhaité ménager « une plus grande
sitions dominantes en bretagne alors que la concurrence est marge de manœuvre pour les exploitants agricoles pour
mondiale pose certainement la question de la finalité de cette leurs apports et leurs fournitures », en pensant rééquili-
concurrence locale rétablie et de son effet pervers. brer un rapport fournisseur – distributeur. ce faisant, elle
applique un paradigme commercial aux coopératives, au
Du point de vue du droit coopératif, la session de 20 sites de risque patent de modifier l’équilibre actuel de la relation
collecte et silos met la nouvelle coopérative en risque au re- avec les associés coopérateurs, équilibre qui résulte du
gard de ses engagements envers les associés coopérateurs. respect des statuts coopératifs réglementaires mettant
L’ADLc impose de mettre fin à l’apport total mais il n’est pas en œuvre les principes coopératifs reconnus par l’Alliance
mis fin à l’obligation de la coopérative de prendre la livraison coopérative Internationale, repris ci-après pour mémoire :
de toute la collecte qui lui est apportée. Ainsi, en la privant de la
• adhésion volontaire et ouverte à tous (principe dit « de
capacité de stockage, qu’elle aura dû céder, la coopérative sera
la porte ouverte ») ;
potentiellement mise en grave difficulté. Ainsi, si une année les
productions françaises se vendent mal, que les opportunités de • pouvoir démocratique exercé par les membres ;
commercialiser auprès de tiers sont faibles, les coopérateurs se • contribution économique des membres (engagement) ;
retourneront vers leur coopérative, seul acteur du marché qui • autonomie et Indépendance ;
sera obligé de prendre leurs productions. elle sera alors peut- • éducation, Formation et Information ;
être obligée de louer les capacités de stockage qu’elle aura dû • coopération entre les coopératives ;
vendre, au préjudice des associés coopérateurs. • engagement envers la communauté. n

66 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Étude

RLC 3701 Par Odile SALVAT

Les contrats de première Professeur émérite


de l’Université de
Caen Normandie
commercialisation des produits Membre
de l’Institut

agricoles écartés du régime du Demolombe

code rural
L’acuité des difficultés économiques du secteur agricole est à l’origine de la
modification par la loi Egalim(1) des textes du code rural et de la pêche maritime
relatifs à la première mise sur le marché des produits agricoles(2). Seulement les
règles sur les « contrats de vente »(3) en la matière ne régissent pas l’ensemble
des accords par lesquels les agriculteurs commercialisent leur production. Qu’en
est-il alors des conventions échappant à l’emprise de la « contractualisation » ?
Et risquent-elles d’être happées par les dispositions du code de commerce sur la
convention récapitulative ?

1. en vertu de l’article L. 631-24 du code


(1) (2) (3) les dispositions qu’il édicte. et la loi déclare
rural et de la pêche maritime, les contrats que les articles L. 631-24 à L. 631-24-2 sont
« de vente de produits agricoles » , lors- d’ordre public(5). Il ne s’en agit pas moins de
qu’ils sont conclus, obligatoirement ou textes spéciaux, qui n’ont pas vocation à
déborder du domaine qui leur a été assigné,
spontanément, par écrit(4), sont régis par
celui de la cession à leur premier « ache-
teur »(6) de produits agricoles figurant à
l’annexe I du règlement (Ue) n° 1308/2013
(1) L. n° 2018-938, 30 oct. 2018, pour l’équilibre des
du 17 décembre 2013(7). De fait, différentes
relations commerciales dans le secteur agricole
et alimentaire et une alimentation saine, durable situations sont soustraites à l’emprise de
et accessible à tous, A.-S. choné-Grimaldi, Loi la « contractualisation »(8), qui impose, au
egalim : un nouveau droit de la distribution des premier chef, une série d’éléments à pré-
produits agricoles et alimentaires, JcP e 2019,
voir dans les contrats (et leur proposition)
étude 1021 ; J. Foyer et alii, La loi egalim. Dossier,
rD rur., av. 2019 ; N. mathey, egalim : contrac- écrits(9), y compris la référence à plusieurs
tualisation des relations commerciales agricoles, indicateurs. Les exceptions recensées pa-
contrats, conc. conso. 2019, comm. 25 ; Ph. Vanni raissent se ranger sans véritable hésitation
et A.-c. martin, équilibre des relations commer-
sous l’empire du droit commun ou de telle
ciales dans le secteur agro-alimentaire : la nou-
velle donne « egalim », rLc 2018/78, n° 3495. législation spéciale imposée par la qualité
(2) c. rur., art. L. 631-24 et s. des parties. Pourtant, lorsque la cession des
(3) Les termes « vendeur », « acheteur », « contrat marchandises est faite par un producteur à
de vente » tels qu’ils figurent aux articles L. 631- un distributeur, surgit la question de la sou-
24 et suivants du code rural et de la pêche mari-
time sont sujets à caution. en réalité, les disposi-
tions sur la « contractualisation » impliquent des
conventions qui correspondent à des contrats- art. L. 631-24-2, I) ou, et c’est l’un des apports
cadres établissant les relations entre les produc- notables de la loi précitée, que les parties aient
teurs et les cessionnaires de denrées (J.-J. barbiéri, d’elles-mêmes fait usage de l’écrit, hypothèse
Négoce et filières, rD rur. 2010, étude 17, n° 7). dont l’occurrence s’accroît d’année en année.
Le législateur entend ainsi lutter, en particulier, (5) c. rur., art. L. 631-24-3, I.
contre la pratique des prix inconnus jusqu’au (6) V. note 3.
moment de la livraison. en revanche, les excep-
tions mentionnées à l’article L. 631-24, I, du code (7) c. rur., art. L. 631-24, II, renvoyant au règl. (Ue)
rural et de la pêche maritime (infra, n° 4 et 5), n° 1308/2013, 17 déc. 2013, portant organisation
recouvrent des ventes au sens du code civil. commune des marchés des produits agricoles, dit
règlement « Ocm ».
(4) Autrement dit, que la rédaction du contrat pro-
cède d’une obligation légale visant les produits (8) Sur la triple signification de l’expression dans la
en cause (du fait d’un accord interprofessionnel loi egalim, v. A.-S. choné-Grimaldi, op. cit., n° 10.
étendu ou d’un décret en conseil d’état, v. c. rur., (9) V. note 4.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 67


mission éventuelle aux règles du code de commerce sur la 4. Les ventes directes au consommateur(14). celles-ci
convention récapitulative. sont régies par le droit commun des obligations contrac-
tuelles, par le droit de la vente(15), mais aussi par le droit de
la consommation, en tenant compte de la nature le plus
souvent périssable des biens.
I. – Recensement des contrats écartés
par la loi De tels contrats, puisque passés par des professionnels,
sont incontestablement soumis aux obligations d’in-
2. Au préalable, il convient de rappeler que la législation formation des articles L. 111-1 et suivants du code de la
étudiée se rapporte à « la cession de produits agricoles consommation. Dans les hypothèses de vente sur les
à son premier acheteur »(10). cela n’inclut donc que les marchés de plein vent, il y aura lieu de considérer que ces
contrats en vertu desquels la propriété de la marchandise prescriptions sont observées, dès lors que l’étiquetage
est transmise(11). Sont entièrement exclues du champ de comporte l’identification de la marchandise et la précision
ces textes les formes de louage d’ouvrage où l’agriculteur, de son prix(16). Toutefois un grand nombre de ces ventes
par exemple, livre les animaux qui lui ont été confiés à la correspondent à celles qualifiées de manuelles par Jean
naissance pour être engraissés(12). carbonnier et « vont se perdre dans la nuit bienfaisante du
non-droit »(17). Il n’en va différemment, en pratique, qu’en
mais dans ce domaine des premières cessions de produits
ce qui concerne les achats en gros volumes, spécialement
agricoles, il est différentes hypothèses où le code rural et
au cas de choses futures.
de la pêche maritime, écarte expressément la « contrac-
tualisation ». Il y a lieu d’y ajouter le régime spécial prévu 5. Les ventes effectuées par certains producteurs di-
à l’article L. 443-2 du code de commerce. rectement dans les marchés d’intérêt national(18) ou
autres marchés physiques de gros. Il s’agit là de contrats
Nous laisserons toutefois de côté l’exception purement de ventes entre professionnels qui obéissent aux règles du
formelle(13) existant au profit des sociétés coopératives code civil, mais doivent aussi respecter les dispositions
agricoles ou autres organisations de producteurs dont les du code de commerce sur les pratiques restrictives de
statuts ou le règlement intérieur contiennent des règles concurrence(19).
dont l’effet ne diffère pas de celui des clauses prévues à
l’article L. 631-24, III, du code rural et de la pêche mari- ces deux premières exceptions mettront normalement
time. en jeu de simples contrats de vente(20). S’agissant des sui-
vantes, on y retrouvera le schéma des conventions-cadres,
A. – L’article 631-24, I du code rural et de la ces contrats qui s’inscrivent toujours dans la durée, et qui
pêche maritime constituent l’objet réel de l’attention du législateur rural.

3. Les exceptions issues de ce texte (infra, n° 4 et 5) B. – Article L. 631-24-3, III du code rural et de
touchent, en particulier, au processus de négociation, au la pêche maritime
contenu de l’accord, à la détermination finale du prix. Ain- 6. Les contrats passés avec les entreprises sucrières
si, de première part, il n’est nul besoin d’une proposition par les producteurs de betteraves ou de cannes à
initiale du producteur (système de l’« inversion »). De se- sucre. ces contrats échappent entièrement au régime de
conde part, l’écrit n’est pas obligatoire ou, s’il l’est, c’est commercialisation des produits agricoles établi par les
en vertu d’une autre législation et ce sont les mentions lois de 2010 et 2018.
éventuellement imposées par celle-ci qu’il faudrait y in-
troduire. De troisième part, il n’y a pas à faire application en ce qui concerne la commercialisation de la production
des contrats-types qui seraient prévus par des accords in- française de betteraves sucrières, les usines de transfor-
terprofessionnels valant pour le secteur en cause. enfin, mation et les planteurs de betteraves ont passé un accord
l’acheteur ne se trouve pas contraint, lors de la cession des avec l’association interprofessionnelle de la betterave et
marchandises à un sous-acquéreur, de faire référence aux
indicateurs qui figuraient dans la convention passée avec
le producteur. (14) La loi mentionne, à la suite, les cessions aux organismes caritatifs
en vue de la préparation de repas destinés aux populations défavo-
risées. La pression d’une puissance d’achat n’est ici pas à craindre,
mais, en outre, l’opération est généralement réalisée à prix bradé ou
(10) c. rur., art. L. 631-24-1, II, al. 1. à titre gratuit.
(11) Par conséquent, ne sont jamais visées les ventes par les sociétés (15) c. civ., art. 1582 et s. et spéc. les articles 1641 et suivants.
coopératives, les organisations de producteurs ou leurs associa- (16) Arrêté du 3 décembre 1987.
tions, opérant la commercialisation, après ou non transformation,
auprès de tiers (infra, n° 13). (17) J. carbonnier, Flexible droit, 5e éd., p. 276.
(12) H. bosse-Platière, F. collard, b. Grimonprez, Th. Tauran et b. Travely, (18) c. com., art. L. 761-1 et s.
Droit rural, LexisNexis 2013, n° 1945. (19) c. com., art. L. 442-1 et s.
(13) c. rur., art. L. 631-24-3. (20) c. civ., art. 1582 et s.

68 Revue Lamy de la concurrence Nº 89 Décembre 2019


Étude

du sucre (2017-2020), sur la base du règlement Ocm, commerciale », lato sensu, au profit du distributeur ou du
amendé par le règlement délégué (Ue) n° 2016/1166(21). prestataire de services. mais, à l’inverse des hypothèses
précédentes, la situation en cause rentre dans le giron du
C. – Article L. 631-24-2, I, alinéa 2 du code code rural et de la pêche maritime lorsque, en vertu de
rural et de la pêche maritime l’article L. 631-24-2 de ce code, un accord interprofes-
7. Les contrats conclus par des entreprises dont le sionnel étendu ou un décret en conseil d’état rend obli-
chiffre d’affaires serait inférieur à un seuil les en exo- gatoire la conclusion écrite de contrats de « vente » et ac-
nérant. La disposition en jeu a pour objet exprès de dé- cords-cadres. Il serait, en effet, inopportun d’appliquer le
roger à l’écrit pour la formation du contrat, lorsque ce régime spécial de cette disposition du code de commerce
formalisme a été rendu obligatoire par un accord inter- quand le code rural protège déjà fortement, sinon davan-
professionnel étendu ou par un décret. cela implique né- tage, le producteur.
cessairement la mise à l’écart du processus de formation
du contrat établi à l’article L. 631-24, I, du code rural et de en revanche, il convient de s’interroger sur la nécessité, au
la pêche maritime, ainsi que des clauses imposées au III cas de cession de produits agricoles soustraite au respect
du même article. des dispositions des articles L. 631-24 et suivants du code
rural et de la pêche maritime, de respecter les règles com-
Il y a là, si l’on veut, un hommage involontaire au principe merciales sur la « convention écrite ». encore la question
du consensualisme qui referait surface. mais l’origine de ne se pose-t-elle que si le cocontractant du producteur est
cette règle se trouve dans le règlement Omnibus du 13 dé- un professionnel et, plus précisément, un distributeur(25).
cembre 2017(22), qui exclut du droit pour un agriculteur
d’exiger un contrat écrit de son partenaire, les très-petites,
petites ou moyennes entreprises, pour la définition des-
quelles il est renvoyé à la recommandation 2003/361/ce. II. – L’applicabilité des articles L. 441-3
cette exception rejoint, pour partie, le refus d’une géné- et L. 441-4 du code de commerce
ralisation en droit français de l’écrit obligatoire pour la
formation des contrats agricoles(23), tout cela contribuant 9. La réforme du titre IV du livre IV du code de commerce
pour le moment à la survie des usages propres à tel ou issue de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019(26) a
tel groupe professionnel, ainsi ceux prévalant, dans les modifié le régime de la convention récapitulative(27). mais
rapports entre éleveurs et maquignons ou, dans certaines en ce qui concerne les cessions de produits agricoles sou-
zones, entre vignerons et négociants. mises à la « contractualisation », incontestablement les
dispositions du code rural et de la pêche maritime conti-
D. – L’article L. 443-2 du code de commerce nuent de l’emporter. Le contenu des conventions en est
fixé par l’article L. 631-24 de ce code, et non par les règles
8. Il soumet à la rédaction d’un écrit, contenant des men-
sur la convention unique(28). Toutefois, la question de l’ap-
tions déterminées (volumes, modalités de détermination
plicabilité de l’article L. 441-3 ou celle de l’article L. 441-
du prix, indication des avantages tarifaires consentis, sauf
4 du code de commerce pourrait se poser dans certaines
conformité à un contrat-type prévu par un accord inter-
situations où (par exception ou bien faute d’accord inter-
professionnel étendu), la vente de produits agricoles péris-
professionnel étendu ou de décret(29)), la « contractuali-
sables ou issus de cycles courts de production, énumérés
sation » du droit rural ne joue pas. La réponse se trouve
par décret(24), lorsque la convention prévoit des remises,
commandée par la nécessité de ne pas annihiler l’équilibre
rabais, ristournes ou services relevant de la « coopération
voulu par les pouvoirs publics en matière agricole.

(21) V. Y. Petit, rD rur. 2018, étude 9.


(25) c. com., art. L. 441-3, I.
(22) règl. (Ue) n° 2017/2393, 13 déc. 2017, modifiant règl. (Ue)
n° 1308/2013, 17 déc. 2013, art. 168, v. m. Dumarçay, Politique agri- (26) N. Dissaux et r. Loir, réforme d’ampleur du droit des relations
cole et droit de la concurrence dans le cadre du règlement Omnibus, commerciales, JcP G 2019, act. 589 ; m. behar-Touchais, Les diffé-
LPA 11 mai 2018, p. 26, p. 19. rentes pratiques restrictives de concurrence dans les ordonnances
du 24 avril 2019 ; JcP e, étude 1363 ; m. chagny, Quelle mise en
(23) « Les professionnels de l’amont et les micro-entreprises n’y étaient œuvre du Titre IV du Livre IV du code de commerce après sa refonte
pas favorables », étude d’impact jointe au projet de loi n° 627, dé- par voie d’ordonnance ?: ibid., étude 1365 ; J.-L. Fourgoux, La trans-
posé sur le bureau de l’Assemblée nationale, 1er févr. 2018. V. aus- parence des relations commerciales après la réforme du titre IV du
si b. Grimonprez, op. cit. n° 6, « beaucoup dans le corps agricole livre IV du code de commerce, rLc 2019/84, n° 3591 ; I. baudu, ega-
craignent que la « contractualisation » administrée soit synonyme lim : de nouvelles relations commerciales sur ordonnances, rLDA
d’intégration ». Le choix inverse aurait pu faciliter la preuve d’un 2019/149, n° 6723.
déséquilibre significatif, v. m. malaurie-Vignal et F. riem, D. 2018,
p. 608. (27) c. com., anc. art. L. 441-7 ; c. com., art. L. 441-3 et L. 441-4, nouv.
(24) c. com., art. D. 441-2, auquel renvoyait l’anc. article L. 441-2-1. (28) ces règles ne s’appliquent pas davantage aux contrats passés avec
Il s’agit des fruits et légumes (sauf les pommes de terre de conser- des entreprises sucrières par des producteurs de betteraves ou de
vation) vendus frais au consommateur, des viandes de volailles et de canne à sucre (c. rur., art. L. 631-24-3, III ; supra, n° 6).
lapins, des œufs, du miel. (29) Supra note 4.

Nº 89 Décembre 2019 Revue Lamy de la concurrence 69


A. – Position du problème B. – Des dispositions non applicables entre un
producteur et un commerçant
10. Il n’est pas de principe qui exclue du champ de la lé-
gislation commerciale sur la vente de marchandises, celle 11. Précisons, d’abord, pour quels contrats la mise en jeu
faite par un agriculteur des produits de son activité. Spé- des dispositions précitées du code de commerce serait
cialement, les textes qui traitent de la distribution com- envisageable, en pratique. ce seraient ceux conclus par
merciale, visent des catégories de professionnels, tels que de petits exploitants qui, bien qu’en droit de l’exiger(35),
les fournisseurs, sans s’attacher à leur statut juridique. se gardent de recourir à l’écrit ; ceux où, quoiqu’un ac-
Plus généralement, à partir du moment où les rapports cord professionnel étendu ou un décret impose la rédac-
se tissent entre professionnels, les conventions par les- tion du contrat par écrit, le « partenaire » est une petite
quelles des exploitants écoulent leur production auprès entreprise qui conserve la pratique des accords verbaux ;
d’industriels, de négociants, de détaillants, sont sujettes peut-être, marginalement, certains contrats passés sur
aux règles du code de commerce. Ainsi, les contrats de des marchés de gros.
vente conclus par des exploitations agricoles, qu’ils aient
été formés oralement ou par écrit, n’échappent pas aux ensuite, il ne fait pas de doute que l’agriculteur opérant
règles sur la facturation et sur les délais de paiement(30) ou une première cession de sa production est un fournisseur
à celles sur les pratiques restrictives(31). au sens des articles L. 441-3 et L. 441-4 du code de com-
merce. ces textes auraient alors vocation à jouer, dans
leurs champs respectifs(36), aux accords noués en vue de la
Les agriculteurs qui mettent sur le marché les produits de
vente de marchandises entre un fournisseur et un distri-
leur activité ne se trouvent soustraits aux règles sur les
buteur(37) ou éventuellement prestataire de service(38).
prix et la concurrence, en principe, que par des disposi-
tions expresses, dont la source varie(32) : règlements eu-
Quant à la nature des contrats objet de la réglementa-
ropéens, dispositions spéciales du code de commerce(33),
tion, son domaine est commun en matière de vente d’ob-
et enfin, ce qui nous occupe ici, code rural et de la pêche
jets mobiliers corporels, dans les deux corps de lois. D’un
maritime. cependant, s’agissant des rapports entre les côté, il s’agit de contrats destinés à préparer les ventes
articles L. 631-24 et suivants de ce dernier code et les qui s’étaleront dans le temps(39). De l’autre, le schéma qui
articles L. 441-3 et L. 441-4 du code de commerce, les appelle la « convention unique » est celui où le fournis-
situations non incluses dans le domaine du premier ne seur et le distributeur ou le grossiste se sont engagés l’un
tombent pas toutes et automatiquement dans le champ envers l’autre pour une certaine période, au minimum an-
des secondes. Les produits visés ne sont, en effet, pas iden- nuelle(40). Autrement dit, les intéressés s’entendent sur les
tiques. ces règles du code de commerce(34) ne s’appliquent modalités de la campagne annuelle ou pluriannuelle de
qu’aux cessions de marchandises en l’état, donc de biens fourniture de marchandises. cependant, compte tenu du
destinés à la revente, tandis que, l’article L. 631-24 (v. II) parti pris législatif entérinant le refus actuel par les petits
du code rural vise également les produits agricoles cédés exploitants et les transformateurs modestes d’engage-
en vue de leur transformation. Ainsi, lorsque certains de ments écrits inscrits dans la durée(41), il serait inconséquent
ceux-ci sont exceptés de la « contractualisation », il n’y a de faire retomber dans le « droit commun » de la légis-
pas à s’inquiéter des dispositions sur la convention unique.

cela précisé, la conclusion d’une convention obéissant au (35) règl. (Ue) n° 1308/2013, précité.
régime de l’article L. 441-4 du code de commerce pour (36) Le premier a un caractère résiduel, au regard du second, plus sé-
les produits de grande consommation, ou à celui de l’ar- vère, qui intéresse le commerce des denrées alimentaires de grande
consommation, sauf quand l’achat est le fait d’un grossiste.
ticle L. 441-3 s’agissant des autres biens, est-elle de règle
(37) La notion de distributeur, non définie par les articles L. 441-3 et
pour les contrats agricoles non soumis à la « contractua- L. 441-4, s’entend largement : il s’agit de tout professionnel qui
lisation » instituée par le code rural et de la pêche mari- achète pour revendre la marchandise en l’état, définition qui ressort
time ? implicitement, mais nécessairement de l’avis n° 13-01 rendu par la
cePc le 25 février 2013.
(38) cass. com., 9 févr. 2010, n° 09-81.574, appliquant l’ancien ar-
ticle L. 441-7 à une centrale de référencement.
(30) Toutefois l’article L. 441-11 du code de commerce amodie deux des
règles posées (v. II, 1° et 4°, b) par prise en compte du droit rural. (39) V. c. rur., art. L. 631-24, III.

(31) A.-S. choné-Grimaldi, op. cit., n° 8. (40) c. com., art. L. 441-3. V. cePc, avis n° 10-07, 1er avr. 2010 : « (…)
implique (…) une certaine permanence de la relation commerciale
(32) Nous laisserons de côté les régimes fiscaux propres à interférer avec dont les flux puissent être canalisés dans des engagements annuels et,
la législation civile et commerciale. d’autre part, qu’il soit d’usage de négocier dans ce type de relation ».
(33) Par exemple, est sanctionnée la revente à perte par « tout commer- (41) étude d’impact, op. cit., p. 43 : le principe d’une « contractualisa-
çant » (c. com., art. L. 442-5). tion » écrite générale à toutes les filières n’a pas été retenu, car « il
(34) Lesquelles excluent les produits destinés à être transformés (cePc, est apparu que les professionnels de l’amont et les micro-entreprises
avis 22 déc. 2008, et réponse de la DGccrF 08112801). n’y étaient pas favorables ».

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Étude

lation commerciale le contrat passé oralement, de façon propriété. Ils sont tenus de conclure dans le délai imparti
régulière au regard de la législation rurale. par l’actuel article L. 441-3, IV, du code de commerce, une
convention récapitulative. cette solution est inévitable et
12. Qui plus est, les dispositions des articles L. 441-3 et
acquise, parce que l’on ne se trouve plus dans l’hypothèse
L. 441-4 du code de commerce seraient imparfaitement
de première cession de produits agricoles. Les sociétés
adaptées à la situation. L’objectif principal desdites règles coopératives agricoles, ou autres organisations de produc-
consiste à éviter les « marges arrières » pratiquées par teurs(43), auxquelles leurs membres ont fait apport des pro-
les grands distributeurs. c’est pourquoi il est exigé que le duits de leur exploitation en sont devenues propriétaires.
prix soit énoncé, ainsi que les avantages de nature à le Les ventes qu’elles passent, ensuite, en vue de la revente
diminuer, spécialement en cours ou en fin d’exécution du des biens en l’état, entrent pleinement dans le domaine
contrat. bien que le second article prévoie, au surplus, la des articles L. 441-3 ou L. 441-4 du code de commerce.
mention du chiffre d’affaires prévisionnel, à quoi bon ap- Seules des cessions isolées, par exemple sur un marché de
pliquer les textes du code de commerce sur la convention gros, sortiraient du domaine d’application de la règle, mais
récapitulative aux contrats agricoles de première cession en raison du caractère normalement instantané de l’opé-
dès lors que la règle commerciale ne prescrit pas l’organi- ration. Il est vrai qu’un hiatus s’introduit selon la destina-
sation de l’ensemble des rapports entre agriculteur et dis- tion des marchandises ; en effet, si la vente par le groupe-
tributeur, jusques y compris la fréquence et les modalités ment devait s’effectuer au profit d’une usine agro-alimen-
de délivrance des produits ? cette cote mal taillée se jus- taire, et non d’un grossiste ou autre centrale d’achat, le
tifierait d’autant moins qu’elle serait écartée si la cession contrat échapperait au domaine des dispositions en cause.
se faisait au profit d’un transformateur(42)… en fait, cette incohérence sera bien souvent évitée, dans la
mesure où les sociétés coopératives et les organisations
13. en revanche, les groupements de producteurs se de producteurs assurent généralement la transformation
trouvent, eux, soumis aux articles L. 441-3 ou L. 441-4 des produits dont la propriété leur a été transférée par
du code de commerce, quand ils vendent à un distribu- leurs membres(44). Leur soumission à l’article L. 441-4 (ou
teur les produits dont leurs adhérents leur ont transféré la L. 441-3, si leur acheteur est un grossiste), s’impose. n

(43) Les sociétés coopératives agricoles représentent plus de 85 % des or-


ganisations de producteurs existantes : étude d’impact, op. cit., p. 19.
(42) Supra, n° 10. (44) Ibidem, p. 42.

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