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Droit Civil

REVUE LAMY

117e CONGRÈS DES NOTAIRES DE FRANCE :


LE NUMÉRIQUE, L’HOMME ET LE DROIT
Le smart contract et le droit de la défaillance
Par Laëtitia JOSSIER

– Retour vers le passé : de la rétractation de la promesse unilatérale de vente


Par Sarah FARHI
– Responsabilités consécutives à une situation d’entraide
Par Olivia ROBIN-SABARD
– Prescription de la créance garantie par une hypothèque : extinction de la créance ou de l’action en
justice ?
Par Marc MIGNOT
– Le dilemme de la violence économique en droit comparé : acceptation forcée du contrat ou mort
financière ?
Par Bruno ANCEL
– Règlement Bruxelles I bis et compétence internationale pour connaître d’une action
en responsabilité civile intentée contre un arbitre
Par Gilles CUNIBERTI

195 MENSUEL
SEPTEMBRE 2021
SOMMAIRE

CONSEIL SCIENTIFIQUE
Président Jacques MESTRE
1 ACTUALITÉ
Laurent Aynès : Professeur à l’Université Panthéon- LES ESSENTIELS ................................................................................................... 5
Sorbonne (Paris I)
Bernard Beignier : Professeur de droit privé, CONTRAT
Doyen honoraire de la Faculté de droit de
l’Université Toulouse 1 Capitole „„Retour vers le passé : de la rétractation de la promesse
Philippe Brun : Agrégé des facultés de droit,
unilatérale de vente
Avocat général en service extraordinaire Par Sarah FARHI .................................................................................................. 9
à la Cour de cassation RESPONSABILITÉ
Rémy Cabrillac : Professeur à la Faculté
„„Responsabilités consécutives à une situation d’entraide
de droit de Montpellier I
Par Olivia ROBIN-SABARD................................................................................. 13
Bruno Camille : Avocat
Pierre Crocq †: Professeur
: Professeurà àl’Université
l’UniversitéPanthéon-
Panthéon- PATRIMOINE
Assas (Paris II) „„La nature mobilière de l’action en réduction entraîne
Françoise Dekeuwer-Défossez : Agrégée l’incompétence des juridictions françaises lorsque la succession
des Facultés de droit, Doyen honoraire est ouverte à l’étranger
de la Faculté de droit de l'Université de Lille 2, Par Jean SAGOT-DUVAUROUX ........................................................................ 16
Professeur à la Faculté libre de droit de Lille
Philippe Delebecque : Professeur à l’Université SÛRETÉS
Panthéon-Sorbonne (Paris I) „„Prescription de la créance garantie par une hypothèque : extinction
Bertrand Fages : Professeur à l’Université de la créance ou de l’action en justice ?
Panthéon-Sorbonne (Paris I) Par Marc MIGNOT .............................................................................................. 20
Michel Giray : Notaire à Paris
PROCÉDURE
Jean-Pierre Gridel : Conseiller doyen
à la Cour de cassation „„Clarification des pouvoirs du conseiller de la mise en état en
Hervé Lécuyer : Professeur à l’Université matière de fin de non-recevoir
Panthéon-Assas (Paris II) Par Marie-Cécile LASSERRE ............................................................................... 25
Denis Mazeaud : Professeur à l’Université
Panthéon-Assas (Paris II)
Philippe Pierre : Professeur à l’Université de Rennes I 1 117e CONGRÈS DES NOTAIRES
Éditeur : WOLTERS KLUWER
de 75 000
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KLUWERFRANCE
000€€••Siège
Siègesocial
social
FRANCE••SAS
: 14,
: 7,rue
SASauaucapital
capital
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93400 Saint17
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RCS Paris Bobigny 480 081 306 
480 081 306 • Associé unique :
•Holding
Associé uniqueKluwer
Wolters : Holding Wolters Kluwer France
France LE NUMÉRIQUE, L’HOMME ET LE DROIT
Président, Directeur de publication : Hubert Chemla „„Le smart contract et le droit de la défaillance
Directeur scientifique : Jacques Mestre Par Laëtitia JOSSIER ........................................................................................... 28
Directrice des éditions : Sylviegénéral :
éditions, Droit Duras
Bernadette
ResponsableNeyrolles
du Marché Avocats, Notaires et
Huissiers de Justice
Responsable
Huissiers
RédactricedeenJustice
: Rachel
du Marché
Rachel
chef : :Élise
Mourier
Avocats,
Le Berre
Notaires et
Mourier
1 PERSPECTIVES
Rédacteur en chef : Pauline Fleury
elise.leberre@wolterskluwer.com DÉCRYPTAGE
pauline.fleury@wolterskluwer.com
Responsable de rubrique : Sabine Dubost
sabine.dubost@wolterskluwer.com
Responsable de rubriques : Julie Labasse „„Le dilemme de la violence économique en droit comparé :
julie.labasse@wolterskluwer.com
Avec la collaboration de :
acceptation forcée du contrat ou mort financière ?
Juliette Blanchet, Stavroula
Avec la collaboration de : Koulocheri Par Bruno ANCEL ................................................................................................ 32
Juliette
et Victoria
Blanchet,
MaurièsAude Dorange, Nathalie Lacoste „„Règlement Bruxelles I bis et compétence internationale pour
et
N°Donia Necib paritaire : 0224 T 84 333
Commission connaître d’une action en responsabilité civile intentée contre un arbitre
légal : à parution
N° Commission
Dépôt paritaire : 0224 T 84 333 Par Gilles CUNIBERTI ......................................................................................... 38
Dépôt : 1768-4099
N° ISSNlégal : à parution „„Fiducie, blockchain et smart contracts
N° ISSN : 1768-4099
Abonnement annuel : 604,43 € TTC
Par Sarah FARHI .................................................................................................. 42
Abonnement
Prix au numéro : 54,95: 559,50
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2 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


ÉdItORIAl

Par Jacques MESTRE


Directeur scientifique
de la Revue Lamy Droit civil

FESTINA LENTE !

E
st-ce le syndrome de Proust nous conduisant à  la re- tuelle jusqu’à fonder, sans toutefois le dire expressément, un nou-
cherche du temps perdu, toujours est-il que la Normandie veau devoir du contractant, débordant la simple obligation d’agir
m’aura offert, en l’espace de quelques années, de réfléchir dans les limites de la prescription, et que notre collègue Hugo Bar-
d’abord sur droit et réactivité, dans un rapport introductif présenté bier présente comme « l’exigence de tirer promptement toutes les
à Deauville à l’invitation de l’association Droit et Commerce, puis conséquences contractuelles ou procédurales d’une défaillance
sur droit et lenteur, à travers cette fois-ci un rapport conclusif, solli- de l’autre partie ou plus largement d’une situation contractuelle
cité par l’École doctorale de la Faculté de droit de Rouen. Comme illicite », sous peine d’encourir le plus souvent « la déchéance du
si, dans cette belle région où il est, dit-on, habituel de ne pas tran- droit né de ce dysfonctionnement et resté trop longtemps inex-
cher entre le oui et le non, la réponse se trouvait ici, une fois en- ploité »(4).
core, dans un sage milieu ou, peut-être plus exactement, dans le
meilleur de chacune de ces deux directions, à l’instar du fameux Mais la lenteur aussi, sera-t-on tenté d’ajouter en reprenant son
Hâte-toi lentement que nous ont légué les Romains… souffle et en savourant comme il se doit le bonheur d’approfondir
sa réflexion et celui, encore, de pouvoir bâtir des stratégies au long
La réactivité, évidemment, sera-t-on tenté de répondre… presque cours ! Car il est aussi, même en droit, des situations qui néces-
instantanément, tant notre monde s’accommode mal des hésita- sitent du temps, et s’inscrivent dans la durée, voire, car elle n’est
tions et des tergiversations, tant les technologies contemporaines pas toujours prohibée comme en matière contractuelle, dans une
privilégient le temps réel, tant l’hyper-concurrence mondiale perspective de possible éternité !
oblige à saisir au plus vite les opportunités qui se présentent, tant
encore la médiatisation des événements est une constante invi- La lenteur antonyme alors de la précipitation et de l’immédiateté,
tation à maîtriser au plus tôt les risques qu’ils peuvent emporter. qui peut devenir ainsi une qualité du Droit et, dans son sillage, des
Une réactivité qui transforme bien souvent le juriste, notamment juristes qui le construisent, l’appliquent ou l’enseignent. La lenteur
dans les entreprises, en un gestionnaire de crise conduit à apaiser qui permettra, notamment, de mûrir une réforme législative en la
au plus vite, selon les cas, les salariés, les partenaires financiers, préservant des contingences de l’instant, celle d’un juge qui se
les sous-traitants ou encore les redoutables marchés boursiers(1). gardera, par exemple, dans l’urgence d’un référé d’annuler une
Et que la juridiction des référés, toujours davantage sollicitée par délibération de société en préférant renvoyer ce débat substantiel
des avocats soucieux de satisfaire rapidement leurs clients, incarne au juge du fond(5), ou encore la lenteur d’un doctorant qui, sans
au plus haut point, avec une compétence qui ne cesse de s’élargir, pour autant s’enliser dans les méandres de sa recherche, s’accor-
ainsi qu’en témoigne toute une série d’arrêts de la Cour de cassa- dera suffisamment de temps d’évasion pour permettre à son cer-
tion rendus au début de cette année en droit des sociétés(2). veau de faire surgir progressivement l’essentiel de sa thèse !
Une réactivité dont l’Assemblée plénière vient elle-même de s’ins- Faudrait-il, dès lors, exprimer davantage cette légitime revendica-
pirer en décidant de prendre désormais en considération dans un tion de durée et partir cette fois à la recherche d’un temps gagné
procès en cours tout changement de norme, dont les revirements par son doux écoulement ? Le lecteur pensera peut-être que ces
de jurisprudence, dès lors qu’une décision irrévocable n’a pas en- mois d’été m’ont privé de quelque raison, mais n’est-il cependant
core mis un terme au litige(3), et qui va même en matière contrac- pas opportun de réfléchir très sérieusement à des institutions, pré-
rogatives ou pratiques permettant de combattre la précipitation,
à l’instar des délais de réflexion ou de rétractation connus du droit
(1) Durez A., Journ. sociétés, juill. 2018, p. 6 et s. de la consommation, et dont la mise en œuvre parfois artificielle
(2) Cass.  com., 13  janv.  2021, nos  18-25.713 et 18-25.730, publiés au Bulletin,
Bull. Joly Sociétés 2021, p. 7, note Heinich J. ; Cass. com., 13 janv. 2021, n° 19-
11.726, Rev. sociétés 2021, p. 243, note Poracchia D., Bull. Joly Sociétés 2021,
p. 21, note Tadros A. ; Cass. com., 13 janv. 2021, n° 13-24.853, publié au Bulletin ; (4) Obs. RTD  civ.  2016, p.  856 et s. sous CA  Paris, pôle  1, ch.  1, 12  avr.  2016,
Cass. com., 3 mars 2021, n° 19-10.086, publié au Bulletin. n° 14/14884, et Cass. 3e civ., 13 juill. 2016, n° 14-26.958, publié au Bulletin.
(3) Cass. ass. plén., 2 avr. 2021, n° 19-18.814, publié au Bulletin. (5) Cass. com., 13 janv. 2021, nos 18-25.713 et n°18-25.730, précités.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 3


ne doit pas faire oublier l’opportune protection contre certains em- certaines présomptions légales ou encore de certains secrets légi-
ballements… times, si utiles à la protection des personnes, et de leur honneur,
et qui, bien souvent, volent aujourd’hui en éclat à la première tem-
Par exemple, au développement de clauses contractuelles qui, pête médiatique. Ou encore - ne les oublions surtout pas – à la
lointaines cousines de la doctrine de l’estoppel, s’opposeront promotion de ces usages, nés de la tradition ou, à tout le moins,
à des changements par trop soudains de comportements ou d’exi- de la répétition, et auxquels notre ami Pierre Mousseron vient de
gences. Au maintien, à l’heure où l’arbitrage est souvent lui-même consacrer un magnifique Traité(6). Ces usages dont la force norma-
traversé par la volonté d’accélérer les procédures, de l’habituel tive est, d’une certaine façon, le fruit du long temps écoulé mais
double échange de mémoires entre avocats qui a le mérite de dé- aussi, à travers lui, de ces deux vertus dont le juriste contemporain
canter les conflits et, parfois, de permettre aux parties de mieux ne doit surtout pas se départir en cette époque d’immédiateté et
mesurer l’intérêt de rechercher l’apaisement. Au renforcement de d’incertitude : la patience et la confiance ! n

(6) Mousseron P., Droit des usages, éd. Institut des usages et Lexis Nexis, 2021.

4 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


les essentiels

CONTRAT PATRIMOINE

ÎRLDC 6967 ÎRLDC 6968

Clause pénale ou faculté de Communauté légale : quid de


dédit ? l’indemnité pour licenciement
La Cour de cassation revient sur la question de la sans cause réelle et sérieuse ?
délicate distinction entre une clause pénale et une L’indemnité pour licenciement sans cause réelle et
clause de dédit. sérieuse allouée par le conseil de prud’hommes à l’un
Cass. 1re civ., 30 juin 2021, n° 19-24.192, D des époux afin de réparer le préjudice résultant de la
Faits et procédure - Le 6 mai 2010, la société Le Set conclut avec perte de son emploi tombe en communauté.
la société Initial un contrat d’une durée de quatre  ans, renouve- Cass. 1re civ., 23 juin 2021, n° 19-23.614, B
lable par tacite reconduction. Les conditions générales du contrat
La communauté se compose activement des acquêts faits par les
prévoient notamment, en cas de rupture anticipée à l’initiative du
époux ensemble ou séparément durant le mariage, et provenant
client, que celui-ci devra alors s’acquitter d’une indemnité de rési-
tant de leur industrie personnelle que des économies faites sur les
liation égale à la moyenne des factures établies durant les douze
fruits et revenus de leurs biens propres (C. civ., art. 1401). Forment
derniers mois et multipliée par le nombre de mois restant à courir des biens propres par leur nature, quand même ils auraient été ac-
jusqu’à l’échéance du contrat. quis pendant le mariage, les vêtements et linges à l’usage personnel
La société Le Set prononce la résiliation anticipée du contrat par de l’un des époux, les actions en réparation d’un dommage corporel
lettre du 20 mars 2015, suite à quoi, la société Initial sollicite le paie- ou moral, les créances et pensions incessibles, et, plus générale-
ment de l’indemnité de résiliation prévue au contrat par lettre du ment, tous les biens qui ont un caractère personnel et tous les droits
21 avril suivant. La société Le Set fait opposition à une ordonnance exclusivement attachés à la personne (C. civ., art. 1404, al. 1er).
du 7  janvier 2016 lui enjoignant notamment de payer différentes Comme le rappelle en l’espèce la Cour de cassation, il résulte de
sommes, dont l’indemnité de résiliation. ces textes que les indemnités allouées à un époux entrent en com-
Résiliation anticipée : qualification de la clause - Les juges du fond munauté, à l’exception de celles qui sont exclusivement attachées
qualifient la clause de clause pénale et minorent le montant de à la personne du créancier.
l’indemnité convenue, ce que la société Initial leur reproche. Pour Au cas particulier, pour dire – dans une affaire de divorce d’un
contester cette limitation de la condamnation de la société Le Set couple marié sans contrat de mariage – que la communauté devait
à lui payer les sommes de 1 500 € et 172,96 €, elle fait valoir les récompense à l’ex-épouse de la somme correspondant aux dom-
conditions générales du contrat mettant en place l’indemnité de mages-intérêts auquel son ancien employeur a été condamné à lui
résiliation. Selon elle, la cour d’appel, en jugeant que cette clause verser en raison d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, la
était une clause pénale, alors qu’elle était uniquement destinée cour d’appel saisie avait retenu que cette somme était destinée
à  maintenir l’équilibre financier du contrat conclu pour une du- à indemniser un préjudice personnel.
rée déterminée en cas de résiliation anticipée par le client, a violé À tort, estime la Cour de cassation. En se déterminant ainsi, sans recher-
l’article 1134 du Code civil dans sa rédaction antérieure à l’ordon- cher, comme il le lui incombait, si cette indemnité avait exclusivement
nance du 10 février 2016. pour objet de réparer un dommage affectant uniquement sa personne
Solution de la Cour de cassation - Au visa des articles  1134 et et non pas le préjudice résultant de la perte de son emploi, la cour d’ap-
1126 du Code civil dans leur rédaction antérieure à celle issue de pel n’a pas donné de base légale à sa décision. n Sabine DUBOST
l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, la Cour de cassation
rappelle que la clause pénale, qui a pour objet de faire assurer par
l’une des parties l’exécution de l’obligation, se distingue de la fa-
SÛRETÉS
culté de dédit qui, elle, permet à l’une des parties de se soustraire
à cette exécution, et que cette faculté exclut le pouvoir du juge de
diminuer ou supprimer l’indemnité convenue. ÎRLDC 6969
Or, la cour d’appel, pour réduire l’indemnité de résiliation, se borne
à  retenir que, si une clause de résiliation anticipée répond à  une Cautionnement : besoin d’un seul
volonté d’équilibre économique entre les droits et obligations des original avec l’intégralité de la
parties, elle peut, lorsque le montant de l’indemnité est excessif,
constituer une clause pénale que le juge a la faculté de réduire, tout mention légale apposée par la
en conservant ses natures comminatoire et indemnitaire, et qu’en caution
l’espèce, la somme réclamée correspondant à 70 % des factures à ré-
gler jusqu’au 27 mai 2018, constitue, en raison de son montant, une Le cautionnement étant un contrat unilatéral, un
clause pénale, et qu’elle doit être ramenée à 1 500 €. seul original est requis. La mention manuscrite
Ces motifs étant insuffisants à caractériser l’existence d’une clause conforme aux prescriptions légales ne doit être
pénale, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt en ce qu’il apposée par la caution que sur l’exemplaire original
condamne la limitation de la société à payer les sommes de 1 500 € détenu par le créancier.
et 172,96 €. n Élise LE BERRE Cass. com., 2 juin 2021, n° 20-10.690, B

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 5


les essentiels i actualité

En l’espèce, par un acte du 7 novembre 2008, une banque a ac- 25 000 euros, une ouverture de crédit par billets à ordre de 75 000
cordé à une société un prêt, garanti par le cautionnement de M. L. euros, ainsi qu’une ligne d’escompte de 70 000 euros.
L’engagement de caution a été consenti dans un acte annexé au M. F., le gérant des deux sociétés, et Mme K. se sont rendus cau-
contrat de prêt, le tout étant établi en deux exemplaires originaux, tions solidaires des sociétés débitrices et ont affecté hypothécaire-
remis l’un à la banque, l’autre à la caution. ment en garantie un bien immobilier leur appartenant.
La société ayant été mise en redressement puis liquidation judi- Les deux sociétés ayant été mises en liquidation judiciaire, par des
ciaires, la banque a obtenu une ordonnance d’injonction de payer jugements du 25 novembre 2009, la banque a fait délivrer à M. F. et
contre la caution, à  laquelle celle-ci a  formé opposition, en fai- Mme K. un commandement de saisie immobilière, puis les a assi-
sant valoir que la mention manuscrite de l’acte de cautionnement gnés pour l’audience d’orientation.
n’était pas conforme à la loi. M. F. et Mme K. ont élevé plusieurs contestations. En particulier, ils
La cour d’appel a mis à néant l’ordonnance portant injonction de payer ont invoqué le manquement de la banque à son obligation d’infor-
du 29 janvier 2014 et prononcé la nullité du cautionnement, après avoir mation annuelle des cautions, demandant, en conséquence, que
relevé que l’acte produit par M. L. comportait une mention manus- les paiements effectués par la société débitrice principale soient
crite ne respectant pas le formalisme prévu par le texte précité, en ce affectés prioritairement au principal de la dette.
que le mot « caution » en a été omis, et que cette divergence avec la Pour rejeter cette demande de M. F. et Mme K., la cour d’appel, après
formule légale affecte le sens et la portée de la mention manuscrite. avoir relevé que M. F. et Mme K. avaient consenti deux garanties dis-
Elle retient également qu’il importe peu que la banque détienne un tinctes en remboursement des crédits accordés aux sociétés, à savoir
autre exemplaire de l’acte qui comporte, cette fois, l’intégralité de la un cautionnement personnel et solidaire et une sûreté réelle consis-
mention légale, dès lors que la mention est incomplète sur un des tant en l’affectation hypothécaire au profit de la banque du bien saisi,
exemplaires et que la différence qui en résulte avec la mention légale retient que seule cette seconde garantie est mise en œuvre dans le
est déterminante et n’a pas permis à M. L. de prendre la pleine mesure cadre de la présente instance. Elle ajoute que les dispositions de l’ar-
de la nature et de la teneur de son engagement. ticle L. 313-22 du Code monétaire et financier relatives à l’obligation
La banque a alors formé un pourvoi en cassation. d’information annuelle des cautions s’appliquent aux cautionnements
Elle a eu raison car la chambre commerciale de la Cour de cassa- donnés par une personne physique ou une personne morale mais non
tion censure l’arrêt d’appel au visa de l’article  L.  341-2 du Code aux sûretés réelles telles que la garantie hypothécaire, puisqu’une sû-
de la consommation, dans sa rédaction antérieure à celle issue de reté réelle consentie pour garantir la dette d’un tiers n’implique aucun
l’ordonnance du 14 mars 2016. engagement personnel à satisfaire à l’obligation d’autrui et n’est dès
La Haute juridiction cite d’abord entièrement le contenu de cet ar- lors pas un cautionnement, et en déduit que la banque n’était pas
ticle pour rappeler la mention manuscrite devant être apposée par tenue d’informer annuellement M. F. et Mme K.
la caution. M. F. et Mme K. ont alors formé un pourvoi en cassation.
Puis elle juge : « en statuant ainsi, alors que, le cautionnement étant La chambre commerciale de la Cour de cassation censure le raison-
un contrat unilatéral, un seul original était requis et que M. L. ne nement des juges du fond au visa des articles 1134, celui-ci dans
contestait pas avoir écrit de sa main les mentions conformes aux sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février
prescriptions légales sur l'exemplaire original détenu par le créan- 2016, et 2015, devenu 2292, du Code civil, et L. 313-22 du Code
cier, la cour d'appel a violé le texte susvisé ». n Victoria MAURIÈS monétaire et financier.
La Haute juridiction énonce d’abord : « Il résulte de ces textes que,
ÎRLDC 6970 lorsqu'une même personne se rend caution personnelle des enga-
gements d'un débiteur envers un établissement de crédit et lui af-
Cautionnement, garantie fecte aussi un ou des biens en garantie hypothécaire de ces mêmes
engagements, cet établissement lui doit l'information annuelle pré-
hypothécaire et information vue par le dernier texte ».
annuelle Puis elle juge : « En statuant ainsi, après avoir relevé qu'en sus de
l'affectation hypothécaire de l’immeuble, M. F... et Mme K... s'étaient
Lorsqu’une même personne se rend caution rendus cautions personnelles des crédits consentis aux sociétés dé-
personnelle des engagements d’un débiteur envers bitrices, de sorte que la banque était tenue à  l’obligation d’infor-
un établissement de crédit et lui affecte aussi un mation annuelle prévue par l'article L. 313-22 du Code monétaire et
ou des biens en garantie hypothécaire de ces financier, la cour d'appel a violé les textes susvisés ». n V. M.
mêmes engagements, cet établissement lui doit
l’information annuelle prévue par l’article L. 313-22
du Code monétaire et financier. PROCÉDURE ET VOIES D’EXÉCUTION
Cass. com., 2 juin 2021, n° 19-20.140, B

En l’espèce, par un acte notarié des 30 septembre et 1er octobre ÎRLDC 6971


2004, une banque a consenti à une société un crédit de 80 000 eu-
ros. Par un deuxième acte notarié, du 31  août 2006, la banque
Panne informatique d’un cabinet
a consenti à la même société une facilité de caisse en compte cou- d’avocat et irrecevabilité d’un
rant de 30 000 euros, une ouverture de crédit par billets à ordre de
70 000 euros, ainsi qu’une ligne d’escompte de 100 000 euros. Par
acte de procédure
un troisième acte notarié, du 10 octobre 2006, la banque a consenti L’intervention dans un cabinet d’avocat d’une
à  une autre société une facilité de caisse en compte courant de société d’informatique chargée de rechercher une

6 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


actualité i les essentiels

panne informatique justifie-t-elle une dérogation ÎRLDC 6972


à l’obligation de communiquer par voie électronique
un acte de procédure à la cour d’appel de sorte que Rappel des principes régissant la
son irrecevabilité peut être écartée ? procédure orale
Cass. 2e civ., 10 juin 2021, n° 20-10.522, P La Cour de cassation rappelle les principes régissant
Il ressort de l’article 930-1 du Code de procédure civile que si, dans la procédure orale quant à la recevabilité des
la procédure avec représentation obligatoire devant la cour d’ap- demandes formulées dans le cadre des écritures
pel, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie élec- déposées à l’audience et la tentative de conciliation
tronique, l’irrecevabilité sanctionnant cette obligation est écartée préalable.
lorsqu’un acte ne peut être transmis par voie électronique pour une Cass. 2e civ., 1er juill. 2021, n° 20-12.303, B
cause étrangère à celui qui l’accomplit, l’acte étant en ce cas remis
Un arrêt rendu le 1er juillet 2021 a constitué l’occasion pour que la
au greffe sur support papier.
deuxième chambre civile de la Cour de cassation rappelle certains
À  l’occasion d’un contentieux relatif à  un bail de locaux
principes régissant la procédure orale.
à usage commercial ayant impliqué deux renvois après cassa-
Recevabilité des demandes formulées dans le cadre des écri-
tion (Cass. 3e civ., 2 juill. 2013, n° 12-15.573 ; Cass. 3e civ., 5 oct.
tures déposées à l'audience - Il ressort du premier alinéa de l’ar-
2017, n°  15-25.018), une deuxième cour d’appel de renvoi
ticle 446-1 du Code de procédure civile que, dans le cadre d’une
après cassation a déclaré irrecevable la déclaration de saisine
procédure orale, les parties présentent oralement à  l’audience
remise au greffe le 22 mars 2018 sur support papier par l’avo-
leurs prétentions et les moyens à leur soutien et peuvent égale-
cat de la société bailleresse. Cette dernière a  formé pourvoi
ment se référer aux prétentions et aux moyens qu’elles auraient
contre l’arrêt. Elle précise qu’elle établissait qu’une panne de
formulés par écrit. La Cour de cassation souligne qu’en l’absence
l’installation internet de son avocat avait rendu impossible le
de formalisme particulier pour se référer à des écritures, satisfait
dépôt d’une déclaration par voie électronique pendant trois
aux prévisions de ce texte, la partie qui, hors le cas d’un refus op-
jours. Elle prétend que la cour d’appel a  violé l’article  930-1
posé par le tribunal, dépose un dossier comportant ses écritures
du Code de procédure civile, ainsi que l’article  6, §  1, de la
au cours d’une audience des débats à laquelle elle est présente
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ou représentée.
et des libertés fondamentales dès lors qu’elle n’a  pas retenu En l’espèce, une justiciable a  saisi un tribunal d’instance par dé-
l’existence d’une cause étrangère faisant obstacle au dépôt de claration au greffe. Le tribunal d’instance a  rejeté les demandes
la déclaration d’appel par voie électronique indépendante de formulées par écrit. Il a retenu que la procédure étant orale, l’oralité
la volonté ou du fait de son conseil. de la procédure impose à la partie de comparaître ou de se faire
À  cet égard, la Cour de cassation constate que la cour d’appel représenter pour formuler valablement ses prétentions et les jus-
a retenu que la déclaration de saisine après renvoi de la Cour de tifier. De nombreuses demandes de renvois ont été formulées et
cassation a été remise au greffe sur support papier sans qu’il ne soit accordées par le tribunal d’instance. Ce dernier a pu constater que
établi que le conseil de la société bailleresse ait été dans l’impos- le dossier de l’affaire a été déposé et que les demandes formulées
sibilité d’avoir accès au réseau professionnel virtuel des avocats, par écrit par la demanderesse n’ont pas été soutenues oralement. Il
dès lors qu’il n’est fait état d’aucune panne affectant sa clé RPVA, a ainsi déclaré irrecevables ces demandes. La demanderesse a for-
laquelle pouvait être utilisée sur tout autre poste informatique dis- mé pourvoi contre ce jugement.
posant d’un accès internet, notamment à  l’ordre des avocats ou La Cour de cassation juge que le tribunal d’instance a violé l’article
dans un cabinet d’un de ses confrères qu’il ne prétendait pas avoir susmentionné dès lors qu’il a déclaré les demandes irrecevables,
sollicités. La cour d’appel a ainsi déclaré irrecevable la déclaration alors qu’il a constaté que les parties avaient déposé à l’audience
de saisine. leurs écritures respectives.
La Cour de cassation ne suit pas ce raisonnement. Elle casse et Diligences entreprises en vue de parvenir à une résolution amiable
annule l’arrêt et juge que la cour d’appel a violé l’article 930-1 du du litige - L’article 4 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016,
Code de procédure civile. L’avocat justifiait qu’une société d’in- dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019
formatique était intervenue pendant trois jours, du 19 au 23 mars énonce qu’à  peine d’irrecevabilité, que le juge peut prononcer
2018, afin de rechercher une panne de son matériel informatique d’office, la saisine du tribunal d’instance par déclaration au greffe
rendant impossible la navigation sur internet et ayant pour origine doit être précédée d’une tentative de conciliation menée par un
la défectuosité d’un câble de la live box. conciliateur de justice, sauf si l’une des parties au moins sollicite
Dès lors, lorsqu’un acte ne peut être transmis par voie électro- l’homologation d’un accord, si les parties justifient d’autres dili-
nique pour une cause étrangère à  celui qui l’accomplit, il peut gences entreprises en vue de parvenir à une résolution amiable de
être établi et remis au greffe sur support papier. L’intervention leur litige et si l’absence de recours à la conciliation est justifiée par
dans un cabinet d’avocat d’une société d’informatique chargée un motif légitime.
de rechercher une panne justifie une dérogation à l’obligation de En l’espèce, pour rejeter les demandes formulées par écrit, le tri-
communiquer par voie électronique un acte de procédure à  la bunal d’instance a considéré que la demanderesse a fait un dépôt
cour d’appel de sorte que son irrecevabilité peut être écartée. La de dossier qui ne contenait pas la preuve du respect du formalisme
panne informatique d’un cabinet d’avocat est constitutive d’une nécessaire. La demanderesse prétendait avoir été empêchée de
cause étrangère qui rend impossible la communication d’un acte recourir à un médiateur en raison du comportement de son contra-
de procédure par voie électronique à la cour d’appel. n Stavroula dicteur. Selon le tribunal d’instance, ce moyen mentionné dans les
KOULOCHERI écritures était inopérant au regard du respect de l’obligation légale

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 7


les essentiels i actualité

opposable à  la saisine du tribunal par déclaration au greffe. De En l’espèce, une banque forme un recours contre une décision
plus, la demanderesse faisait état d’un médiateur de la consom- d’une commission de surendettement des particuliers ayant décla-
mation. Le tribunal d’instance a  considéré que la demanderesse ré recevable la demande d’une débitrice tendant au traitement de
ne justifiait pas de diligences entreprises en vue de parvenir à une sa situation financière.
résolution amiable du litige de sorte que ses demandes formulées Un jugement d’un tribunal d’instance du 19  décembre 2019 dé-
par déclaration au greffe étaient irrecevables. La demanderesse clare bien fondé le recours formé par la banque et irrecevable la
a formé pourvoi contre ce jugement. débitrice en sa demande de traitement des situations de surendet-
La Cour de cassation retient que le tribunal d’instance n’a pas ré-
tement des particuliers. Notamment en raison de la mauvaise foi
pondu aux écritures de la demanderesse faisant valoir et offrant
manifeste de cette dernière.
de prouver diverses tentatives de résolutions amiables et n’a pas
donné de base légale à sa décision. En effet, le tribunal souligne qu’à la suite de la vente de son bien
Dès lors, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt et renvoie l’af- immobilier, acquis avec emprunt auprès de l’établissement ban-
faire. n S. K. caire, la débitrice n’a  pas informé ni désintéressé son créancier.
Que les fonds ont par ailleurs servi à l’achat d’un véhicule et à des
éléments d’équipements et d’habillage de ses enfants.
ÎRLDC 6973
Le 10 juin 2021, la deuxième chambre civile vient conforter ce ju-
Surendettement : la bonne foi ne gement et rappelle qu’en matière de surendettement des particu-
se présume pas liers, l’appréciation de la bonne foi du débiteur relève du pouvoir
souverain du juge du fond. En aucun cas cette bonne foi ne saurait
Focus sur le pouvoir d’appréciation du juge en être présumée, à  l’inverse de ce que soutenait la débitrice. Et la
matière de recevabilité d’une demande de traitement Cour d’affirmer, que c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain
des situations de surendettement des particuliers. d’appréciation que le juge du tribunal d’instance a relevé l’absence
Cass. 2e civ., 10 juin 2021, n° 20-13.597, D de bonne foi de la requérante. n Juliette BLANCHET

En bref... ties communes de tous les objets mobiliers qu’il


y avait entreposés, sous astreinte de 20 euros par
de l’exécution de déterminer sans ambiguïté la
teneur de l’obligation qu’assortit cette astreinte.
jour de retard à l’issu du délai d’un mois suivant En l’occurrence, se trouvaient dans les parties
VOIES D'EXÉCUTION sa signification. Les bailleurs ont par la suite saisi
communes des objets appartenant à des tiers et
un juge de l’exécution aux fins de liquidation de
cette astreinte et de condamnation à une nou- le juge n’a pas déterminé sur quels objets portait
velle astreinte. la décision de condamnation.
Le juge de l’exécution a liquidé cette astreinte Le 17 juin 2021, la deuxième chambre civile est
à  la somme de 5  480 euros et prononcé la venue confirmer cette décision. En effet, il ap-
condamnation du locataire au paiement de cette
Liquidation d’astreinte : la somme à ses bailleurs, et assorti cette obligation
partenait au locataire de prouver qu’il avait bien
retiré le mobilier dont il était propriétaire, preuve
preuve incombe au débiteur d’une nouvelle astreinte provisoire de 50  euros
qu’il n’avait pas rapportée. Dès lors, le prononcé
de l’obligation par jour de retard à compter de la signification
de la liquidation de cette astreinte était bien jus-
de cette décision.
En l’espèce, un arrêt d’appel a  condamné un Le locataire conteste la liquidation de cette as- tifié. Juliette BLANCHET
preneur à bail d’un appartement à libérer les par- treinte, arguant du fait qu’il incombe au juge Cass. 2e civ., 17 juin 2021, n° 20-10.396, D

8 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


CONTRAT

Par Sarah FARHI


Maître de conférences
Faculté de Droit de l'Université de Toulon
Directrice adjointe du CERC (EA 3164)

ÎRLDC 6974

Retour vers le passé : de la rétractation


de la promesse unilatérale de vente
La rétractation de la promesse unilatérale de vente par le promettant avant la levée d’option
du bénéficiaire est sans effet et l’exécution forcée du contrat promis peut être ordonnée. Tel
est le revirement de jurisprudence que vient de réaliser la troisième chambre civile de la Cour
de cassation dans cet arrêt du 23 juin 2021.
Cass. 3e civ., 23 juin 2021, n° 10-17.554, B

1. Un revirement de jurisprudence. Depuis près de 30 ans, le droit bénéficiaires lèvent cependant l’option d’achat le 8  janvier 2011,
des contrats est le siège d’une saga qui ne cesse de passionner la une fois la précédente propriétaire décédée et assignent la pro-
jurisprudence, la doctrine et la pratique : la rétractation de la pro- mettante en réalisation de la vente.
messe unilatérale de vente. L’arrêt rendu par la troisième chambre
La cour d’appel de Grenoble considère que la rétractation de la
civile le 23  juin 2021 offre un rebondissement aussi spectaculaire promettante est inefficace et admet la réalisation de la vente. La
qu’inattendu à cette saga que les juristes pensaient pourtant ache- promettante forme alors un pourvoi. Dans un premier arrêt du 6 dé-
vée. Spectaculaire d’abord, tant cette décision rompt avec la cé- cembre 2018(3), la troisième chambre civile censure les juges du fond
lèbre jurisprudence « Cruz »(1) qui refusait, en cas de révocation de au motif que « la levée de l’option par le bénéficiaire de la promesse
la promesse unilatérale par le promettant, toute exécution forcée unilatérale postérieurement à la rétractation du promettant excluant
de la vente promise. Inattendue ensuite, tant le nouvel article 1124 toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir,
alinéa 2 introduit par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016(2) la réalisation forcée de la vente ne peut être ordonnée ». La cour
brisait cette jurisprudence pour toutes les promesses conclues d’appel de renvoi(4) refuse de se plier à la position de la Haute juridic-
à  partir du 1er  octobre 2016, satisfaisant ainsi aux critiques de la tion et prononce à nouveau la réalisation de la vente. La promettante
doctrine et des praticiens. À  la stupéfaction des commentateurs saisit donc une seconde fois la Cour de cassation.
donc, la troisième chambre civile vient d’abandonner sa position
trentenaire et considère désormais que la rétractation du promet- Les arguments tirés du moyen sont prévisibles car ils reprennent la
tant n’interdit pas la formation de la vente. position développée par la troisième chambre civile depuis l’arrêt
«  Cruz  ». Le pourvoi soutient ainsi que la rétractation de la pro-
2. Une espèce classique, pour une solution inédite. En l’espèce, messe unilatérale de vente antérieure à la levée d’option, empêche
deux époux ont consenti, le 1er avril 1999, une promesse unilatérale la rencontre des volontés du promettant et du bénéficiaire. En l’ab-
de vente. Les bénéficiaires ont obtenu la faculté de lever l’option sence de rencontre des volontés réciproques de vendre et d’ac-
d’achat à la date du décès de la précédente propriétaire du bien quérir, la réalisation forcée de la vente ne peut pas être ordonnée.
qui conservait un droit d’usage et d’habitation sur l’immeuble. Les
Dans son second arrêt, la Haute juridiction ne retient toutefois pas ce
promettants divorcent et l’épouse est attributaire de l’immeuble.
raisonnement et opère un revirement de jurisprudence surprenant en
Elle se rétracte de la promesse unilatérale le 17 février 2010. Les rejetant le pourvoi. La troisième chambre civile précise que le promet-
tant « s’oblige définitivement à vendre dès la conclusion de l’avant-
contrat, sans possibilité de rétractation, sauf stipulation contraire  ».
(1) Cass.  3e  civ., 15  déc. 1993, n°  91-10.199, Bull. civ.  III, n°  174, D.  1995, p.  87, Le promettant ne peut donc pas rétracter la promesse unilatérale de
obs.  Aynès  L., AJDI  1994, p.  384, étude Azencot  M., Defrénois  1994, p.  795, vente. Plus encore, la Cour de cassation ajoute que « la rétractation du
obs.  Delebecque  P., JCP  G  1995, II, 22366, note Mazeaud  D., RTD  civ.  1994,
p. 584, obs. Mestre J.
(2) Ord. n°  2016-131 du 10 févr. 2016, JO 11  févr., texte n°  26  ; Bénabent  A. et
Aynès  L., Réforme du droit des contrats et des obligations  : aperçu général,
D. 2016, p. 434 ; Guiomard P., Les nouveautés de la réforme du droit des obli- (3) Cass. 3e civ. , 6 déc. 2018, nos 17-21.170 et 17-21.171, JCP E 2019, 1109, note Main-
gations, D. Actualité, 15 févr. 2016 ; Molfessis N., Droit des contrats : que vive la guy D., D. 2019, p. 301, note Mekki M., RDC 2019, n° 1156, p. 22, note Laithier Y.-M.
réforme !, JCP G 2016, n° 7, 180. (4) CA Lyon, 19 mai 2020, n° 19/05653.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 9


CONTRAT I JURISPRUDENCE

promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la l’exécution peut éventuellement être forcée. Sans équivoque, cette
formation de la vente », et que les juges du fond en ont « exactement nouvelle disposition rompt avec la jurisprudence de la Cour de cas-
déduit que, les consentements des parties s’étant rencontrés lors de la sation issue de l’arrêt « Cruz ». La troisième chambre civile était d’ail-
levée de l’option par les bénéficiaires, la vente était parfaite ». leurs résignée à l’abandon de sa position trentenaire. En effet, dans
un arrêt du 17 octobre 2019(8), elle a refusé de transmettre au Conseil
3. La genèse du débat. Liberté contractuelle versus force obliga-
constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité relative
toire du contrat, voici les forces qui animent le débat relatif à  la
à la validité de l’alinéa 2 du nouvel article 1124 du Code civil(9).
rétractation de la promesse unilatérale avant l’expiration du délai
d’option offert au bénéficiaire. Malgré sa dénomination trompeuse, 5. Un revirement inattendu. La saga relative à la rétractation de la
la promesse unilatérale est une véritable convention préparatoire promesse unilatérale de vente aurait pu s’arrêter là. La troisième
grâce à  laquelle le promettant s’engage envers le bénéficiaire chambre civile aurait pu attendre l’application du nouvel article 1124
à conclure un contrat, souvent de vente. La promesse unilatérale aux promesses unilatérales conclues à  partir du 1er  octobre 2016.
permet ainsi au bénéficiaire de recueillir le consentement du pro- Mais quid des promesses conclues avant la date d’entrée en vigueur
mettant et de conserver un droit d’option pour former la vente ou de la réforme  ? La troisième chambre civile devait-elle continuer
non. Une discordance est néanmoins apparue entre la doctrine à appliquer sa position classique ? Dans son arrêt du 23 juin 2021,
et la jurisprudence quant à  la validité de la rétractation de cette la troisième chambre civile répond négativement à cette question et
promesse. Depuis l’arrêt « Cruz »(5), la troisième chambre civile in- opère pour le passé le revirement de jurisprudence attendu depuis
diquait que la rétractation du promettant était juridiquement opé- près de 30 ans (I). L’ordonnance de réforme du droit des obligations
rante et anéantissait sa volonté de former la vente. Étonnamment, va néanmoins réduire la portée de ce revirement tardif (II).
la Cour admettait la validité de la rétractation du promettant qui
avait pourtant irrévocablement donné son consentement à la vente
dans la promesse unilatérale. Il était alors impossible de forcer le I. UN REVIREMENT ATTENDU
promettant à former la vente qu’il ne souhaitait plus conclure. La
rétractation de la promesse était ainsi uniquement sanctionnée par 6. Une nouvelle définition de la promesse unilatérale. Dans son
l’octroi de dommages et intérêts au bénéficiaire déçu, jamais par arrêt du 23 juin 2021, la troisième chambre civile renonce à sa ju-
la réalisation forcée de la vente. La troisième chambre civile appli- risprudence relative à l’exclusion de l’exécution forcée de la vente
quait ainsi strictement le principe de liberté contractuelle. promise en cas de révocation de la promesse unilatérale avant l’ex-
piration du délai d’option offert au bénéficiaire. Pour justifier une
Cette solution a été abondamment critiquée par la doctrine(6). En solution inverse à  celle défendue pendant près de trente ans, la
autorisant le promettant à retirer son consentement définitivement Cour de cassation construit son argumentation en trois étapes.
donné dans la promesse unilatérale, la Cour de cassation réduisait
considérablement la force obligatoire de cet avant-contrat. La pro- La troisième chambre civile
messe unilatérale n’avait alors pas plus d’effet qu’une simple offre
de contracter, la rétractation de l’une ou de l’autre étant sanction- 1redonne ici de la vigueur au
née par l’attribution de dommages et intérêts(7). L’intérêt pratique principe de l’irrévocabilité des
de conclure une promesse unilatérale était restreint, la formation
de la vente ne dépendant plus de la levée d’option du bénéficiaire
conventions en considérant que
mais du bon vouloir du promettant et de son aptitude à  vendre la rétractation du promettant
le bien pour un prix plus élevé que celui prévu dans la promesse. est inefficace.
4. L’ordonnance du 10 février 2016. Le législateur n’est pas resté
sourd à ces critiques. À l’occasion de la réforme du droit des contrats Elle commence par livrer une nouvelle définition de la promesse
du 10 février 2016, un nouvel article 1124 alinéa 2 a été introduit dans unilatérale. La Haute juridiction précise qu’ «  à  la différence de la
le Code civil. Cette disposition énonce que « la révocation de la pro- simple offre de vente, la promesse unilatérale est un avant-contrat qui
messe pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche contient, outre le consentement du vendeur, les éléments essentiels
pas la formation du contrat promis ». Pour toutes les promesses uni- du contrat définitif qui serviront à l'exercice de la faculté d'option du
latérales conclues après le 1er octobre 2016, date d’entrée en vigueur bénéficiaire et à la date duquel s'apprécient les conditions de validité
de l’ordonnance, la rétractation intervenue pendant le délai offert au de la vente ». La définition légale de la promesse unilatérale conte-
bénéficiaire pour opter est inefficace. La rétractation du promettant nue à l’article 1124 alinéa 1 nouveau du Code civil(10) est ici reprise
n’empêche désormais plus la formation du contrat de vente dont par la Cour de cassation, bien que la référence au consentement du
bénéficiaire en soit absente. Malgré cette divergence mineure, le lé-

(5) V. supra, note 1.


(6) V. not.  : Aynès  L., Faut-il abandonner la promesse unilatérale de vente  ?, De- (8) Cass. 3e civ., 17 oct. 2019, n° 19-40.028, Farhi S., Clap de fin : pas de renvoi devant
frénois, 15  juin  2011, n°  40023, p.  1023  ; Mazeaud  D., Faut-il désespérer des le Conseil constitutionnel pour l’article 1124 du Code civil, Gaz. Pal. 2019, n° 43,
promesses unilatérales de contrat  ?, Bull.  Joly  Sociétés  2011, n°  344, p.  652  ; p. 19 ; Pellet S., Sanction de la violation d’une promesse unilatérale de vente :
Laithier Y.-M., La sanction de l’inexécution de la promesse unilatérale de vente : l’épilogue ?, RDC 2020, n° 1, p. 20.
retour (ou presque) à la case départ, RDC 2011, p. 1133 ; Wicker G., L’engage- (9) Fabre-Magnan M., De l’inconstitutionnalité de l’exécution forcée de la promesse
ment du promettant : engagement au contrat définitif, RDC 2012, p. 649. unilatérale de vente, D. 2015, p. 826.
(7) V. Cass. 3e civ., 7 mai 2008, n° 07-11.792, Bull. civ. III, n° 78, RTD civ. 2008, p. 474, (10) C. civ., art.  1124 al.  1 «  La promesse unilatérale est le contrat par lequel une
obs. Fages B., Laithier Y.-M. et Mazeaud D., La nature de la sanction : satisfaction partie, le promettant, accorde à l’autre, le bénéficiaire, le droit d’opter pour la
du bénéficiaire par des dommages-intérêts ou primauté de l’exécution forcée en conclusion d’un contrat dont les éléments essentiels sont déterminés, et pour la
nature ?, RDC 2012, p. 681. formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire ».

10 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


JURISPRUDENCE I CONTRAT

gislateur a inspiré les magistrats du Quai de l’Horloge. Et cette in- 8. Une nouvelle appréciation de l'engagement du promettant. La
fluence est d’autant plus prégnante que la troisième chambre civile Cour de cassation exprime finalement toutes les conséquences de
n’évoque pas l’obligation de faire du promettant dans sa définition(11). ces nouvelles interprétations et précise qu’« il convient dès lors d'ap-
Cet abandon n’est pas anodin. Pour étayer son ancienne solution, la précier différemment la portée juridique de l'engagement du promet-
Haute juridiction estimait que la promesse unilatérale de vente met- tant signataire d'une promesse unilatérale de vente et de retenir qu'il
tait à la charge du promettant une obligation de faire, dont la rétrac- s'oblige définitivement à vendre dès la conclusion de l'avant-contrat,
tation avant la levée d’option du bénéficiaire empêchait la rencontre sans possibilité de rétractation ». Le promettant ne peut pas renoncer
des volontés de vendre et d’acheter. L’obligation de faire constituait à la vente car le consentement donné dans la promesse unilatérale
le cœur de l’argumentation de la troisième chambre civile(12), dont les a un caractère définitif. Le promettant s’oblige donc irrévocablement
méandres ne seront pas explorés dans ce modeste commentaire. à vendre le bien promis au bénéficiaire, la promesse unilatérale conte-
Remarquons toutefois que la nouvelle définition de la promesse uni- nant à cet effet tous les éléments essentiels à la formation du contrat
latérale contenue dans l’arrêt du 23 juin 2021, expurgée de l’obliga- de vente. La levée d’option du bénéficiaire suffit alors à rendre la vente
tion de faire, témoigne d’une rupture nette de la Cour de cassation parfaite et la rétractation du promettant « ne constitue pas une circons-
avec son ancienne argumentation. Libérée de l’obligation de faire, la tance propre à empêcher la formation de la vente »(14). La rétractation
troisième chambre civile souligne alors que la promesse recueille le du promettant antérieure à la levée d’option du bénéficiaire n’interdit
« consentement du vendeur » ainsi que « les éléments essentiels du pas la rencontre des volontés de vendre et d’acheter, le consentement
contrat définitif » et distingue cet avant-contrat de la simple offre. Si du vendeur ayant été définitivement recueilli dans la promesse.
l’offre est un acte unilatéral qui exprime une volonté de contracter, le La troisième chambre civile redonne ici de la vigueur au principe de
pollicitant n’est pas engagé tant que son offre n’est pas acceptée. En l’irrévocabilité des conventions en considérant que la rétractation du
revanche, dans une promesse unilatérale, le promettant est d’ores et promettant est inefficace. En outre, l’exécution forcée de la vente peut
déjà engagé à former le contrat et doit attendre la levée d’option du être ordonnée dès lors qu’elle demeure possible, la nature de l’obli-
bénéficiaire pour savoir si la vente sera finalement réalisée ou non. gation du promettant n’exerçant plus d’influence sur la réalisation du
Le promettant ne peut donc pas se rétracter librement. La troisième contrat promis. La Cour de cassation rétablit dans cette décision la
chambre civile utilise d’ailleurs un terme éloquent pour désigner le fonction principale de la promesse unilatérale : offrir un droit d’option
promettant dans sa définition, celui-ci étant qualifié de « vendeur ». au bénéficiaire. La formation de la vente n’est désormais plus laissée
7. Une interprétation extensive de l’ancien article 1142. La rupture de au bon vouloir du promettant dont la rétractation est inopérante, mais
la Cour de cassation avec son argumentation trentenaire se manifeste bien à la volonté du bénéficiaire qui dispose d’un droit d’option.
ensuite par l’adoption d’une nouvelle interprétation de l’ancien ar- 9. Transition. Grâce à une argumentation en trois étapes, la Cour
ticle 1142 du Code civil. Dans la jurisprudence issue de l’arrêt « Cruz », de cassation redonne ses lettres de noblesses à la promesse unila-
la Cour de cassation appliquait strictement l’article 1142 qui disposait térale de vente et à la force obligatoire du contrat. Si le revirement
que « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dom- opéré par la troisième chambre civile dans cet arrêt du 23 juin 2021
mages et intérêts en cas d’inexécution de la part du débiteur ». La était aussi attendu que nécessaire, sa portée est pourtant réduite.
rétractation de la promesse ne pouvait être réparée que par des dom-
mages et intérêts, le promettant n’ayant qu’une obligation de faire.
Dans l’arrêt ici commenté, la troisième chambre civile écarte l’ap- II. UN REVIREMENT DE PORTÉE RÉDUITE
plication stricte de cet ancien article 1142. Elle précise qu’en appli- 10. Un revirement applicable aux promesses conclues avant le 1er oc-
cation de cette disposition, « la jurisprudence retient la faculté pour tobre 2016. Dans l’espèce présentée à  la troisième chambre civile
toute partie contractante, quelle que soit la nature de son obligation, dans l’arrêt du 23 juin 2021, la promesse unilatérale de vente a été
de poursuivre l'exécution forcée de la convention lorsque celle-ci conclue le 1er avril 1999. Cette promesse était soumise aux règles an-
est possible »(13). Elle adopte une interprétation extensive de cette térieures à la réforme du 10 février 2016, notamment à la jurisprudence
ancienne disposition. Nul besoin alors de déterminer la nature de issue de l’arrêt « Cruz ». Le revirement opéré ici par la Cour de cassa-
l’obligation du promettant issue de la promesse unilatérale. Nul be- tion ne peut d’ailleurs s’appliquer que pour le passé, que pour les pro-
soin d’entrer dans les arcanes de la distinction entre les obligations messes unilatérales de vente conclues avant le 1er octobre 2016, date
de faire, de ne pas faire et de donner. Peu importe la nature de l’obli- d’entrée en vigueur de l’ordonnance. Les promesses conclues après
gation violée par le promettant, l’exécution forcée de la vente peut cette date seront nécessairement soumises au nouvel article 1124 ali-
être demandée. Des conditions sont cependant imposées par la ju- néa 2 du Code civil et ignoreront le revirement réalisé. La portée de ce
risprudence pour obtenir l’exécution forcée. Il faut que l’exécution revirement de jurisprudence espéré est donc restreinte, tant les pro-
du contrat demeure « possible ». Tel est ici le cas, puisque le bien messes unilatérales concernées seront peu nombreuses.
n’a pas été vendu ou détruit. Plus encore, comme les « éléments es-
11. Un revirement inspiré par la réforme  ? Ce revirement appli-
sentiels du contrat définitif » sont contenus dans la promesse, l’exé-
cable à  peu d’espèces interroge pourtant  : procéderait-il d’une
cution forcée de la vente est « possible ».
application anticipée du nouvel article 1124 alinéa 2 du Code civil ?
Deux arguments plaident pour une réponse négative. D’abord, la
Haute juridiction n’évoque pas dans sa motivation enrichie « l'évo-
(11) Pierre P., Non bis repetita… Revirement sur la rétractation du débiteur d’une pro- lution du droit des obligations  » comme elle a  déjà été amenée
messe unilatérale de vente, JCP N 2021, n° 27, 1252.
(12) Collart-Dutilleul  F. et Delebecque  P., Contrats civils et commerciaux, Dalloz,
10e éd., 2015, n° 76.
(13) Cass. 1re civ. , 16 janv. 2007, n° 06-13.983, Bull. civ. I, n° 19. (14) Loiseau G., Chronique de droit des contrats, JCP G 2021, n° 28, doct. 737.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 11


CONTRAT I JURISPRUDENCE

à le faire dans d’autres décisions(15). Ensuite, si la troisième chambre cette question, le nouvel article 1124 alinéa 3 du Code civil issu de
civile avait appliqué à  la lettre le nouvel article  1124 alinéa  2 du l’ordonnance du 10 février 2016 précise que « Le contrat conclu en
Code civil, la solution retenue aurait peut-être été différente. Cette violation de la promesse unilatérale avec un tiers qui en connaissait
disposition précise en effet que « la révocation de la promesse pen- l’existence est nul  ». Mais pour les promesses unilatérales conclues
dant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la avant le 1er  octobre 2016, la troisième chambre civile ne peut pas
formation du contrat promis ». Or, en l’espèce, la rétractation de appliquer cette disposition. La Cour de cassation admettra-t-elle
la promesse unilatérale est intervenue avant que le délai d’option alors que la vente conclue entre le promettant et un tiers est nulle
du bénéficiaire ne débute(16). En s’en tenant strictement à la lettre afin d’assurer l’exécution forcée de la vente avec le bénéficiaire de
de l’article  1124 alinéa  2 du Code civil, dans une telle situation, la promesse violée ? Aucune indication ne permet de le déterminer.
la révocation de la promesse pourrait interdire la formation du Une telle décision permettrait cependant à la troisième chambre civile
contrat de vente(17). Certes, cette question relative à l’interprétation de poursuivre la construction de sa jurisprudence pré-ordonnance sur
de l’article 1124 alinéa 2 devra être tranchée par la Cour de cassa- l’exécution forcée de la vente prévue dans une promesse unilatérale.
tion dans un futur proche. Il demeure que dans cette décision, la La Cour de cassation rapprocherait ainsi la sanction applicable à  la
troisième chambre civile n’a pas appliqué l’article 1124 alinéa 2 du violation de la promesse unilatérale de vente, de celle applicable à la
Code civil. L’ordonnance du 10  février 2016 constitue néanmoins violation du pacte de préférence. Bien évidemment, des questions
un argument supplémentaire aux critiques de la doctrine et de la se poseront sur les conditions de cette nullité. À  l’instar des règles
pratique, ayant inspiré ce revirement de jurisprudence. relatives à  la violation du pacte de préférence(18), le tiers devra-t-il
avoir connaissance de l’existence de la promesse et de la volonté du
La portée de l’arrêt du 23 juin bénéficiaire de lever l’option ? Sans doute. Si les conditions de cette

1 2021 pourrait toutefois être


éventuelle nullité restent à définir, la Cour de cassation pourrait saisir
cette occasion pour esquisser un droit commun des avant-contrats.
élargie, car la perfection de la 13. Des inquiétudes fondées. Si le revirement de jurisprudence opé-
vente pourrait être appliquée aux ré dans l’arrêt du 23 juin 2021 était attendu, il suscite une inquiétude.
Certains auteurs évoquent très judicieusement une atteinte exces-
cas de violation de la promesse sive à la sécurité juridique des justiciables qui, depuis bientôt 30 ans,
unilatérale de vente. ne s’exposaient qu’au paiement de dommages et intérêts en cas de
révocation de la promesse unilatérale(19). Désormais, les promettants
12. La violation de la promesse unilatérale. La portée de l’arrêt du seront forcés à exécuter la vente promise dans la promesse unila-
23 juin 2021 pourrait toutefois être élargie, car la perfection de la vente térale, en contradiction avec les impératifs de sécurité juridique et
pourrait être appliquée aux cas de violation de la promesse unilaté- de prévisibilité du droit. Ce revirement pourrait justifier un recours
rale de vente. La réalisation forcée de la vente retenue par la Cour de devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur le fondement
cassation s’appliquera-t-elle en cas de cession du bien à un tiers ? Sur du droit à une jurisprudence établie et constante, qui sait ! n

(15) Cass.  soc., 21 sept. 2017, n°  16-20.103, RTD  civ.  2017, p.  837, obs.  Barbier  H., (18) Cass. ch. mixte, 26 mai 2006, n° 03-19.376, Bull. civ. ch. mixte, n° 4, JCP N 2006,
D. 2007, p. 2007, note Mazeaud D. n° 29, 1256, note Thullier B. ; Contrats, conc., consom. 2006, comm. 153, note Le-
(16) Mekki M., Actes courants et techniques contractuelles, JCP N 2019, n° 21, 1201, veneur L.
n° 14. (19) Mekki M., L’ambivalence de la force obligatoire des contrats, précité.
(17) Mekki M., L’ambivalence de la force obligatoire des contrats, JCP N 2021, n° 26, 4.

Texte (extrait) : vant ouvrir droit qu’à  des dommages-intérêts


(3e Civ., 28 octobre 2003, pourvoi n° 02-14.459).
11. Il convient dès lors d’apprécier différem-
ment la portée juridique de l’engagement du
9. Cependant, à la différence de la simple offre promettant signataire d’une promesse uni-
Réponse de la Cour de vente, la promesse unilatérale de vente est latérale de vente et de retenir qu’il s’oblige
7. En application des articles 1101 et 1134 du Code un avant-contrat qui contient, outre le consen- définitivement à  vendre dès la conclusion de
civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de tement du vendeur, les éléments essentiels du l’avant-contrat, sans possibilité de rétractation,
l’ordonnance du 10 février 2016, et 1583 du même contrat définitif qui serviront à  l’exercice de la sauf stipulation contraire.
code, la Cour de cassation jugeait jusqu’à présent, faculté d’option du bénéficiaire et à la date du- 12. La cour d’appel a  relevé que, dans l’acte
que, tant que les bénéficiaires n’avaient pas décla- quel s’apprécient les conditions de validité de la du 1er  avril 1999, Mme  (M) avait donné son
ré acquérir, l’obligation du promettant ne consti- vente, notamment s’agissant de la capacité du consentement à la vente sans restriction et que
promettant à contracter et du pouvoir de dispo- la levée de l’option par les bénéficiaires était
tuait qu’une obligation de faire.
ser de son bien.
8. Il en résultait que la levée de l’option, posté- intervenue dans les délais convenus.
10. Par ailleurs, en application de l’article 1142 du
rieure à la rétractation du promettant, excluait 13. Ayant retenu à bon droit que la rétractation du
Code civil, dans sa rédaction antérieure à celle is-
toute rencontre des volontés réciproques de promettant ne constituait pas une circonstance
sue de l’ordonnance du 10 février 2016, la jurispru-
vendre et d’acquérir, de sorte que la réalisation propre à empêcher la formation de la vente, elle
dence retient la faculté pour toute partie contrac-
forcée de la vente ne pouvait être ordonnée tante, quelle que soit la nature de son obligation, en a exactement déduit que, les consentements
(3e  Civ., 15  décembre 1993, pourvoi n°  91- de poursuivre l’exécution forcée de la convention des parties s’étant rencontrés lors de la levée de
10.199, Bull. 1993, III, n° 174), la violation, par le lorsque celle-ci est possible (1re  Civ., 16  janvier l’option par les bénéficiaires, la vente était parfaite.
promettant, de son obligation de faire ne pou- 2007, pourvoi n° 06-13.983, Bull. 2007, I, n° 19 ). Cass. 3e civ., 23 juin 2021, n° 10-17.554, B

12 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


RESPONSABILITÉ

Par Olivia ROBIN-SABARD,


Professeur de droit privé
Université de Tours
Membre de l’IRJI

ÎRLDC 6975

Responsabilités consécutives à une situation


d’entraide
Cet arrêt apporte des précisions importantes quant à la réparation du dommage causé
à l’occasion d’un acte d’assistance bénévole par un assistant à un autre assistant.
Cass. 1re civ., 5 mai 2021, n° 19-20.579, P

D
ans cette affaire, alors qu’une personne aide une autre roger sur l’existence d’une responsabilité du fait d’autrui à son en-
à  trier et ranger les affaires se trouvant au domicile de contre. Celui-ci contestait qu’une telle responsabilité puisse peser
celle-ci, elle est gravement blessée par un carton jeté de- sur l’assisté, car la faute commise par la personne aidante n’est pas
puis le balcon du deuxième étage par une troisième personne qui susceptible de déclencher la responsabilité de la personne aidée.
apportait également son aide. Après avoir alloué une provision à la La Cour de cassation ne donne pas de réponse à  cet argument,
victime et remboursé les prestations fournies par l’organisme de puisqu’elle ne revient pas sur la qualification de convention d’en-
sécurité sociale, l’assureur de la personne ayant sollicité de l’aide traide bénévole adoptée par les juges du fond, laquelle empêchait
assigne en responsabilité celui qui avait renversé le carton, ainsi dès lors, en raison du principe de non-option, de se placer sur le
que son assureur. terrain extracontractuel. Elle estime, comme les juges du fond, que
la personne aidée a commis une faute contractuelle de nature à en-
Les juges du fond ayant certes retenu la responsabilité du défen-
gager sa responsabilité.
deur mais en laissant une bonne part des conséquences domma-
geables à la charge du demandeur, l’assureur de la personne aidée Si le choix de la convention d’assistance bénévole n’avait pas été
forme un pourvoi en cassation dans lequel il estime que la respon- fait, la personne aidée aurait-elle pu être tenue de réparer le dom-
sabilité de l’assisté ne peut pas être engagée lorsque le préjudice mage causé par la personne qui l’a aidée sur le fondement de la
subi par l’assistant est causé par la faute d’un autre assistant. responsabilité du fait d’autrui ? Il est peu probable que la Cour de
cassation aurait recherché sa responsabilité au titre du principe gé-
La première chambre civile rejette ce pourvoi. Elle approuve, en ef-
néral de responsabilité du fait d’autrui, la personne assistée n’exer-
fet, à tous égards la solution retenue en appel puisqu’elle juge que
çant aucun pouvoir d’organisation, de contrôle et de direction du
« la cour d'appel avait déduit, à bon droit, que la faute commise par
mode de vie de la personne qui l’aide. Détient-elle, en revanche, le
l'assistant n'était pas exclusive de la responsabilité contractuelle de
contrôle de l’activité d’autrui ? On le sait, la jurisprudence est peu
l'assisté au titre de ses propres manquements à l'égard de la vic-
encline à aller sur ce terrain pour engager la responsabilité sur le
time et qu'en conséquence la réparation à la charge de l'assistant
fondement de l’article 1242, alinéa 1er du Code civil. Aujourd’hui,
devait être limitée dans la proportion qu'elle avait fixée ».
seules les associations sportives (et de majorettes) mettent en
Ainsi, la Cour de cassation considère que l’assisté engageait sa œuvre leur responsabilité sur ce fondement(1). Une telle responsa-
responsabilité contractuelle envers la victime (1) et que cette res- bilité a, en revanche, été exclue pour les associations de chasse(2)
ponsabilité s’ajoutait à la responsabilité extracontractuelle de l’as- et les syndicats(3). Même si, en soi, on pourrait considérer que la
sistant à l’origine du dommage (2). personne aidée encadre l’activité à laquelle participe la personne
qui l’aide, il est plus que douteux, compte-tenu du domaine res-
treint reconnu à la responsabilité générale du fait d’autrui, que la
I. MISE EN JEU DE LA RESPONSABILITÉ haute juridiction aurait été jusqu’à admettre une telle responsabi-
CONTRACTUELLE DE LA PERSONNE
ASSISTÉE (1) V. Cass. 2e civ., 22 mai 1995 (2 arrêts), nos 92-21.197 et 92-21.871, Bull. civ. II, n° 155.
La Cour de cassation, dans cet arrêt, statue dans le sens de la res- (2) Cass. 2e civ., 11 sept. 2008, n° 07-15.842, Bull. civ. II, n° 192.
ponsabilité personnelle de l’assisté. Le pourvoi l’invitait à  s’inter- (3) Cass. 2e civ., 26 oct. 2006, n° 04-11.665, Bull. civ. II, n° 299.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 13


RESPONSABILITÉ I JURISPRUDENCE

lité, d’autant plus que ce régime de responsabilité aura vocation du consentement des parties(7), la volonté de conclure un contrat
à disparaître si le projet de réforme du droit de la responsabilité est n’étant pas réelle.
adopté. Les articles 1246 à 1249 de celui-ci optent en faveur d’une
La qualification de contrat d’entraide bénévole retenue par la Cour
liste limitative des responsabilités du fait d’autrui et suppriment
de cassation est critiquable pour deux raisons. D’une part, parce
ainsi le principe général de responsabilité du fait d’autrui.
que l’intérêt de cette dénomination est de donner naissance à une
responsabilité de plein droit. Il est traditionnellement jugé que la
La qualification de contrat
1d’entraide bénévole retenue convention d’assistance bénévole emporte l’obligation pour l’as-
sisté d’indemniser le dommage subi par l’assistant ou par un tiers,
quand bien même celui-ci n’aurait pas commis de faute(8). Celle-
par la Cour de cassation est ci comporte une obligation de sécurité (de résultat), imposant
critiquable pour deux raisons. au bénéficiaire de l’aide d’indemniser l’auteur de l’acte bénévole
pour le préjudice que son action lui a occasionné. Or, les juges du
La responsabilité des commettants du fait de leurs préposés se- fond approuvés par la Cour de cassation ont retenu une faute à la
rait davantage envisageable. Le rapport de préposition exigé entre charge de la personne aidée. En d’autres termes, la qualification de
l’auteur du dommage et le répondant pour que puisse être mise convention d’entraide bénévole n’a pas eu pour but ici de faciliter
en œuvre la responsabilité de l’article 1242, alinéa 5 du Code civil la réparation du dommage. Une faute caractérisée de «  contrac-
est susceptible d’être caractérisé dans l’hypothèse de l’entraide tuelle » existait de toute façon.
bénévole. La jurisprudence admet, en effet, que le lien de préposi-
tion puisse exister dans d’autres situations que le salariat. Il existe D’autre part, la responsabilité contractuelle découlant de la qualifi-
cation de convention d’assistance bénévole n’était pas davantage
chaque fois que le civilement responsable a  le pouvoir de don-
nécessaire dans la mesure où le comportement reproché à la per-
ner des ordres à celui qui a causé le dommage, peu importe que
sonne aidée aurait pu tout pareil être qualifié de faute extracontrac-
ce rapport d’autorité découle d’un contrat de travail, d’un autre
tuelle. Il est fait grief à l’assisté d’avoir donné un ordre à celui qui
contrat ou d’une situation de fait. Une personne qui sollicite l’aide
l’assistait, dont les conséquences pouvaient être dangereuses pour
de quelqu’un pourrait en conséquence se voir attribuer la qualité
les personnes, sans l’accompagner d’une quelconque consigne de
de commettant si elle exerce sur lui une autorité.
sécurité. Un tel manquement est sans conteste constitutif d’une
Même si la responsabilité des commettants du fait de leurs prépo- faute au sens de l’article 1240 du Code civil, à savoir une violation
sés pouvait constituer un fondement pertinent, il n’était de toute du devoir général de prudence et de diligence. En conséquence,
façon pas nécessaire en l’espèce d’y recourir puisqu’une faute pou- il n’était pas utile de recourir à la responsabilité contractuelle pour
vait être retenue à l’encontre de la personne aidée. condamner la personne aidée à réparer le dommage. Le raisonne-
ment n’aurait pas été moins pertinent pour autant.
La Cour de cassation a décidé de suivre les juges du fond sur le
terrain de la responsabilité contractuelle. La cour d’appel avait, en Nous sommes d’avis que chaque fois que la qualification de
effet, reconnu l’existence d’une convention d’assistance bénévole convention d’entraide bénévole ne présente pas un intérêt particu-
entre la personne aidée et la personne qui avait offert son aide lier, il convient de l’écarter et de lui préférer l’application des règles
et estimé que la première avait commis une faute contractuelle de la responsabilité extracontractuelle, d’autant que le jeu de la
à l’origine du dommage subi par la victime. Il est fréquent, en ef- responsabilité contractuelle ou de la responsabilité extracontrac-
fet, qu’une convention d’entraide bénévole soit retenue en pareille tuelle est le plus souvent dépourvu d’incidence (pas de clause limi-
hypothèse(4). En l’espèce, l’échange des consentements entre l’as- tative ou exonératoire de responsabilité, pas de clause attributive
sisté et l’assistant ne prête pas à confusion. Selon toute vraisem- de compétence en l’absence d’un véritable contrat).
blance, soit une proposition d’aide avait été acceptée par celui qui
réalisait son déménagement, soit une suite favorable avait été don-
née à  une demande d’assistance. La qualification de convention II. ARTICULATION AVEC LA RESPONSABILITÉ
d’entraide bénévole n’est pas ici sujette à discussion contrairement EXTRACONTRACTUELLE DE L’ASSISTANT
à d’autres hypothèses où la qualification est plus contestable, no-
tamment lorsque le bénéficiaire de l’aide n’était pas en mesure, en La Cour de cassation a approuvé la cour d’appel d’avoir retenu la
raison de la situation de péril qui le frappait, de donner son consen- responsabilité extracontractuelle de l’assistant. Aucune responsa-
tement à l’aide qui lui a été apportée. Il n’en demeure pas moins bilité contractuelle de celui-ci à  l’égard de l’assistant victime ne
que l’artificialité de la convention d’entraide bénévole a  souvent pouvait, en effet, être reconnue. Si convention d’assistance béné-
été dénoncée. Création prétorienne(5) aux seules fins d’indemnisa- vole il devait y avoir, cela ne pouvait être qu’entre l’assisté et l’assis-
tion des dommages(6), celle-ci est souvent le résultat du « forçage » tant, les deux assistants n’ayant pas échangé ensemble de consen-
tement. La qualification de responsabilité extracontractuelle est,
par conséquent, satisfaisante. Celle-ci est fondée sur l’article 1240
(4) Cass. 1re civ., 1er déc. 1969, n° 68-12.140, Bull. civ. I, n° 375 ; Cass. 1re civ., 27 janv.
1993, n° 91-12.131, Bull. civ. I, n° 42 ; Cass. 1re civ., 16 juill. 1997, n° 95-17.880, Bull.
civ. I, n° 243 ; Cass. 1re civ., 16 déc. 1997, n° 95-18.593, Bull. civ. I, n° 376 ; Cass. (7) En ce sens, Bout R., La convention dite d’assistance in Études offertes à Pierre
1re civ., 13 janv. 1998, n° 96-11.223, Bull. civ. I, n° 15, 13 juin 2006, n° 04-19.344. Kayser, t. 1, PUAM, 1979, p. 157 et s., spéc. n° 26 et s. ; Hocquet-Berg S., Re-
(5) Cass. 1re civ., 27 mai 1959, JCP 1959, II, n° 11187, note Esmein P. marques sur la prétendue convention d’assistance, Gaz. Pal. 1996, 1, spéc. p. 34-
(6) Sériaux A., L’œuvre prétorienne in vivo : l’exemple de la convention d’assistance 36. V. aussi Viney G., obs. JCP G 1994, doct. 3809.
in Mélanges Michel Cabrillac, Litec-Dalloz, 1999, p. 299 et s., spéc. p. 300. (8) Cass. 1re civ., 17 déc. 1996, n° 94-21.838, Bull. civ. I, n° 463.

14 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


JURISPRUDENCE I RESPONSABILITÉ

du Code civil puisqu’une faute pouvait être reprochée à  l’auteur Il restait alors à déterminer dans quelle proportion le recours serait
du dommage, consistant à  avoir jeté un carton par-dessus le admis. Cette question relève du pouvoir souverain d’appréciation
balcon sans avoir pris la précaution de vérifier qu’il n’y avait per- des juges du fond(10). Ces derniers ont considéré que l’assistant de-
sonne en-dessous. Un tel comportement est sans le moindre doute vait prendre à sa charge 30 % des conséquences dommageables
constitutif d’un manquement au devoir général de prudence et de subies par la victime. Une plus grande part de responsabilité a ain-
diligence. À noter que la responsabilité de l’assistant aurait pu éga- si été laissée à  l’assisté. La cour d’appel ne s’est pas expliquée,
lement être retenue sur le fondement de l’article 1242, alinéa 1er du comme souvent, sur le critère qui a présidé à cette répartition. Elle
Code civil en tant que gardien de la chose qui a été l’instrument du a  dû comparer des comportements fautifs assez distincts  : d’un
dommage, sauf à reconnaître qu’il avait aussi la qualité de préposé côté, le fait pour l’assisté d’avoir donné l’ordre de jeter le carton
à l’égard de l’assisté, les qualifications de gardien et de préposé sans l’accompagner d’une consigne de sécurité alors qu’un tel
étant incompatibles(9). Le recours subrogatoire de l’assureur de res- ordre est susceptible d’avoir des conséquences dangereuses ; d’un
ponsabilité de la personne aidée contre l’assistant à  l’origine du autre, le fait pour l’assistant d’avoir jeté le carton sans s’assurer qu’il
dommage était dès lors fondé. pouvait le faire sans danger. Est-ce la gravité respective des fautes
ou leur rôle causal qui a été pris en compte ? La tendance générale
La tendance générale de la
1
de la jurisprudence est de répartir la dette de réparation entre les
coauteurs fautifs plutôt en proportion de la gravité des fautes res-
jurisprudence est de répartir pectives(11). En l’espèce, la gravité des fautes était équivalente, leur
la dette de réparation entre rôle causal aussi, si ce n’est que sans l’ordre qui a été donné à l’as-
les coauteurs fautifs plutôt en sistant, l’accident ne se serait sans doute pas produit. En présence
de fautes successives, il arrive qu’une plus grande importance soit
proportion de la gravité des donnée à la faute initiale(12). On ne peut pas non plus occulter le
fautes respectives. fait que celui qui a renversé le carton apportait son aide gracieu-
sement. Des considérations extra-juridiques empêchaient dès
Le pourvoi soutenait que la responsabilité extracontractuelle lors qu’une responsabilité trop lourde lui incombe. La recherche
de l’assistant faisait obstacle à  la responsabilité de l’assisté. Un d’équité est souvent à l’origine de la découverte de la convention
tel raisonnement n’avait pas de chance de prospérer. On le sait, d’assistance bénévole, elle peut encore jouer un rôle au stade de la
le concours de responsabilités est possible. La responsabilité de contribution à la dette. n
l’assisté n’aurait pu disparaître que si celui-ci avait bénéficié d’une
exonération totale de responsabilité. Il n’en est rien, la faute de
l’assistant ne pouvant pas constituer pour l’assisté un événement (10) Cass. 2e civ., 11 janv. 1979, n° 76-15.133, Bull. civ. II, n°19.
de force majeure à  défaut d’être imprévisible et irrésistible. Par (11) V. notamment Cass. req., 24 fév. 1886, S. 1886, 1, p. 460 ; Cass. civ., 11 juill. 1892,
suite, les fautes respectives de l’assisté et de l’assistant ayant toutes Grands arrêts de la jurisprudence civile, op. cit., n° 243, S. 1892, 1, p. 505, note
les deux concouru à la production du dommage coexistaient. Le Wahl A. ; CA Paris, 22 oct. 1982, Gaz. Pal. 1983, 1, som., p. 214. C’est aussi le prin-
cipe de solution retenu expressément par certains régimes législatifs spéciaux,
recours exercé contre l’assistant ne pouvait être que partiel. tels ceux qui régissent la réparation des dommages causés par l’exploitation de
navires nucléaires (loi n° 65-956 du 12 nov. 1965, art. 11) ou l’indemnisation des
dommages engendrés par l’abordage maritime ou fluvial (loi n° 67-545 du 7 juill.
1967 relative aux événements de mer, art. 4).
(9) Cass. 3e civ., 24 janv. 1973, n° 71-12.861, Bull. civ. III, n° 72. (12) Par exemple, Cass. 2e civ., 11 janv. 1979, n° 76-15.133, Bull. civ. II, n° 19.

Texte (extrait) : de-chaussée, ensuite, que M. P..., en tant qu’as-


sisté et organisateur des travaux entrepris dans
6. La cour d’appel en a déduit, à bon droit, que
la faute commise par M. B... n’était pas exclu-
son intérêt, a  commis une faute contractuelle sive de la responsabilité contractuelle de M. P...
Réponse de la Cour en donnant à M. B... un ordre dont les consé- au titre de ses propres manquements à ’égard
5. Après avoir constaté l’existence d’une quences pouvaient être dangereuses pour les de M. X... et qu’en conséquence la réparation
convention d’assistance bénévole entre M.  P... personnes, sans l’accompagner d’une quel- à la charge de M. B... devait être limitée dans la
et M.  X..., l’arrêt retient, d’abord, que M.  B... conque consigne de sécurité et, enfin, que ces proportion qu’elle a fixée.
a  commis une faute délictuelle en jetant le fautes ont toutes deux concouru à la réalisation
carton sans s’assurer qu’il pouvait le faire sans du dommage subi par M. X... à hauteur respecti- 7. Le moyen n’est donc pas fondé.
danger pour les personnes se trouvant au rez- vement de 70 % pour M. P... et 30 % pour M. B.... Cass. 1re civ., 5 mai 2021, n° 19-20.579, P

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 15


PATRIMOINE

Par Jean SAGOT-DUVAUROUX


Maître de conférences à l’Université
de Bordeaux

ÎRLDC 6976

La nature mobilière de l’action en réduction


entraîne l’incompétence des juridictions
françaises lorsque la succession est ouverte
à l’étranger
En présence d’une succession ouverte avant le 17 août 2015, la compétence internationale
des juridictions françaises doit être déterminée sur le fondement des règles françaises de
compétence directe. Selon celles-ci, les tribunaux français sont compétents pour statuer sur
une succession mobilière lorsque le défunt avait son domicile en France. Ils sont compétents
pour statuer sur une succession immobilière pour les immeubles situés en France. L’action
en réduction portant sur un immeuble localisé en France présentant un caractère mobilier,
les juridictions françaises doivent décliner leur compétence dès lors que le de cujus avait son
dernier domicile à l’étranger. L’application de la loi française à la succession est sans incidence
sur la compétence internationale des juridictions françaises.
Cass. 1re civ., 14 avr. 2021, n° 19-24.773, P

L
a nouvelle méthode de rédaction des arrêts instaurée à  la bénéficié d’une donation entre vifs excédant la quotité disponible
fin de l’année 2019 avait pour objectif de conférer aux arrêts et la condamnent au paiement d’une indemnité de réduction. Ce
de la Cour de cassation « une dimension à la fois explicative, jugement est confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Versailles
pédagogique et persuasive »(1). L’arrêt rendu le 14 avril 2021 à pro- en date du 15 octobre 2019.
pos de la compétence internationale des juridictions françaises en
L’association bénéficiaire de la libéralité se pourvoit en cassation.
matière successorale présente indéniablement les deux premières
Parmi les trois moyens développés par le pourvoi, seul le premier
vertus. En revanche, certains aspects de la motivation n’emportent
retient l’attention de la Cour de cassation(3). En substance, le de-
pas complètement l’adhésion.
mandeur reproche à la cour d’appel d’avoir déduit sa compétence
En l’espèce, une femme de nationalité suédoise décède en Suède internationale pour connaître de l’action en réduction de l’applica-
en 2013 en laissant pour lui succéder trois enfants. Auparavant, elle bilité de la loi française au fond du litige.
avait fait donation à une association d’un bien immobilier situé en
Dans un premier temps, la Cour de cassation suit l’argumentation
France. Le 26 novembre 2014, les héritiers assignent l’association
du demandeur au pourvoi et casse la décision de la cour d’appel
en réduction de la libéralité devant le tribunal de grande instance
de Versailles. En faisant œuvre de pédagogie, elle rappelle les
de Nanterre. Le jugement de première instance affirme la compé-
principes régissant la compétence internationale des juridictions
tence internationale des juridictions françaises pour connaître de
françaises en matière successorale. Lorsque, comme en l’espèce,
l’action en réduction et déclare la loi française applicable(2). En ap-
la succession a  été ouverte avant le 17  août 2015, date de l’en-
plication de celle-ci, les juges considèrent que l’association avait
trée en application du règlement « succession »(4), les juridictions
doivent établir leur compétence internationale sur le fondement

(1) Dossier de presse de la Cour de cassation : « Le mode de rédaction des arrêts de
la Cour de cassation change », https://www.courdecassation.fr/IMG///mode_de_
redaction_01.07.19_v2.pdf. (3) Les deuxième et troisième moyens étaient subsidiaires au premier.
(2) Voir les moyens annexés à l’arrêt. (4) Règl. (UE) nº 650/2012, 4 juill. 2012, JOUE 27 juill. 2012, nº L 201.

16 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


JURISPRUDENCE I PATRIMOINE

des règles françaises de compétence directe. Celles-ci sont en tuelle du droit international privé »(8). Autrement dit, la détermina-
principe déterminées par extension à l’international des règles de tion de la compétence internationale des juridictions françaises et
compétence territoriale internes(5). Ainsi, en matière successorale, il l’identification de la loi applicable au fond du litige constituent deux
résulte de l’article 45 du Code de procédure civile que les juridic- problèmes distincts l’un de l’autre. Comme l’énonce le moyen, la
tions françaises sont en principe compétentes lorsque la succes- première difficulté doit être résolue de manière préalable et au re-
sion a été ouverte en France. Toutefois, cette règle ne s’applique gard des seules règles de conflit de juridictions. C’est ce principe
qu’en matière mobilière. S’agissant des successions immobilières, que rappelle avec force la Cour de cassation en affirmant que « la
les juridictions françaises sont compétentes pour les immeubles détermination de la juridiction compétente ne dépend pas de la loi
successoraux situés en France même si le domicile du de cujus est applicable ».
localisé à l’étranger(6). À l’inverse, les juridictions françaises doivent
Cette indépendance du forum et du jus est principalement justifiée
se déclarer incompétentes en ce qui concerne les immeubles si-
par l’objet et les caractères différents des règles de conflit de juri-
tués à l’étranger, quand bien même la succession s’est ouverte en
dictions et des règles de conflit de lois. Les premières visent à défi-
France(7). Ainsi, comme le rappelle la Cour de cassation, «  la dé-
nir unilatéralement, pour chaque catégorie de question, le domaine
termination de la juridiction compétente ne dépend pas de la loi
d’intervention des juridictions du for. Si elles tiennent compte de
applicable au litige, mais de la nature de l'action successorale ».
la proximité avec l’ordre du for, elles sont également édictées en
C’est donc tout naturellement que la Cour de cassation censure
considération d’objectifs particuliers telles la bonne administration
l’arrêt de la cour d’appel qui énonce que « l’action en réduction est
de la justice, la satisfaction d’intérêts étatiques ou la protection
soumise à la loi française de situation de l'immeuble donné, que la
de certaines catégories de personnes privées impliquées dans
loi française est donc applicable et que le juge français a dès lors
des relations internationales (les nationaux, les consommateurs,
compétence pour connaître du litige ».
les employés…). Les règles de conflit de lois visent, quant à elles,
à  sélectionner parmi les lois en conflit celle qui a  la plus grande
Les successions
1internationales constituent vocation à  régir le litige. Elles ont ainsi une fonction répartitrice
et présentent en principe un caractère bilatéral. Par ailleurs, si le
contenu matériel des lois peut parfois influencer le choix de la loi
précisément l’une des seules applicable, la désignation se fait la plupart du temps à travers un
matières où la théorie du forum critère de rattachement qui traduit une proximité abstraite entre
legis a connu un écho en droit une catégorie de questions et un ordre juridique national.

positif. Il est dès lors logique que la compétence internationale des juridic-
tions françaises ne soit pas tributaire de l’application de la loi fran-
Dans un second temps, la Cour de cassation décide, comme l’y au- çaise au fond du litige. Elle obéit, en matière successorale comme
torisent les articles L. 411-3 du Code de l’organisation judiciaire et dans les autres matières de droit privé, à des critères qui lui sont
627 du Code de procédure civile, de statuer sur le fond. Après avoir propres et qui ne coïncident que de manière fortuite avec ceux qui
rappelé le principe de qualification lege fori, elle affirme l’incompé- permettent d’identifier la loi applicable.
tence des juridictions françaises du fait de la nature mobilière de Ce paradigme a toutefois été remis en cause par plusieurs études
l’action en réduction et de la localisation du dernier domicile du de qui ont mis en avant les liens de concordance ou de corrélation
cujus à l’étranger. entre les compétences juridictionnelle et législative(9). En observant
L’arrêt commenté fournit ainsi deux enseignements de portée dif- le droit positif, certains auteurs ont en effet montré que cette scis-
férente. D’un point de vue général, les juges consacrent le prin- sion entre le forum et le jus n’est pas aussi tranchée que le laisse
cipe d’indépendance des compétences juridictionnelles et légis- apparaître la présentation classique du droit international privé.
latives (I). De manière plus spécifique, ils affirment l’incompétence Nombreux sont en effet les exemples de parallélisme des critères
des juridictions françaises en raison de la nature mobilière de l’ac- de compétence, notamment en droit international privé européen.
tion en réduction (II). C’est ainsi qu’en matière successorale, le règlement du  12  juil-

I – L’AFFIRMATION DE L’INDÉPENDANCE (8) Batiffol H. et Lagarde P., Traité de droit international privé, T. II, 7e éd., Paris.
DE LA COMPÉTENCE JURIDICTIONNELLE LGDJ, 1983, p. 447, n° 668.

PAR RAPPORT À LA COMPÉTENCE (9) Voir notamment, Ehrenzweig A., La loi du forum compétent, L’harmonie ultime
des règles de conflit de lois et de conflit de juridictions, in Liber Amicorum Fre-
LÉGISLATIVE dericq L., éd. Story Scientia, 1966, p. 399 ; Hébraud P., De la corrélation entre la
loi applicable à un litige et le juge compétent pour en connaître, Rev. Crit. DIP
« La distinction des règles de compétence judiciaire et de compé- 1968, p. 23 ; Battifol H., Observation sur les liens de la compétence judiciaire et
de la compétence législative, Mélanges Kollewijn et Offerhaus, in Choix d’ar-
tence législative est (...) le fondement même de la conception ac- ticles, LGDJ, 1976, p. 312 ; Gonzales Campos J.-D., Les liens entre la compétence
judiciaire et la compétence législative en droit international privé, RCADI 1977, t.
156 ; Corneloup S., Les liens entre forum et ius, réflexions sur quelques tendances
en droit international privé contemporain, in Mélanges en l’honneur du Profes-
(5) Cass. 1re civ., 19 oct. 1959, Pelassa, D. 1960, p. 37, note Holleaux D. et Cass. 1ere seur Bertrand Ancel, LGDJ, 2018, p. 461 ; Reydellet C., Corrélations entre conflits
civ., 30 oct. 1962, Scheffel, Rev. Crit. DIP 1963, p. 387, note Franceskakis Ph. de lois et conflit de juridictions en droit international privé des obligations, thèse
dactyl., Lyon III, 2018 ; Pons C., La concordance des compétences juridictionnelle
(6) Cass. 1re civ., 14 mars 1961, Rev. Crit. DIP 1961, p. 774, note Batiffol H. et législative, Étude des liens entre forum et jus en droit international privé euro-
(7) Cass. 1re civ., 24 nov. 1953, Rev. Crit. DIP 1955, p. 698, note Mezger E. péen, thèse dactyl., Bordeaux, 2020.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 17


PATRIMOINE I JURISPRUDENCE

let 2012 fait de la résidence habituelle du de cujus à la fois le cri- bien, dans ce cas de figure, un alignement de la compétence juri-
tère de désignation de la loi applicable et de détermination des dictionnelle sur la compétence législative.
juridictions compétente. Par ailleurs, la solidarité des compétences
En second lieu, la théorie du forum legis a également connu une
résulte souvent de la mise en œuvre de mécanismes correcteurs ou
consécration en droit international privé européen des succes-
dérogatoires à la règle de conflit de lois bilatérale, comme l’ordre
sions. En effet, l’article 5 du règlement de 2012, permet aux par-
public international ou les lois de police du for. La liaison des com-
ties à  la procédure de donner compétence aux juridictions de
pétences est parfois encore plus explicite. Tel est le cas lorsque la
l’État membre de la nationalité du de cujus dès lors que ce dernier
règle de conflit de lois prescrit explicitement d’appliquer la lex fori.
a opté, comme l’y autorise l’article 22, pour l’application de sa loi
Le phénomène de concordance des compétences décrit par une nationale. Dans la même logique, l’article 6 a) du règlement prévoit
partie de la doctrine semble donc bien réel. Pour autant, lorsqu’elle que le juge normalement compétent peut décliner sa compétence
n’est pas purement fortuite, cette concordance résulte le plus sou- au profit des juridictions de l’État de nationalité du de cujus en cas
vent d’un alignement du jus sur le forum. Très rares sont en revanche d’exercice de la profesio juris. Dans de telles hypothèses, contrai-
les hypothèses dans lesquelles la compétence internationale des ju- rement à ce qu’énonce la Cour de cassation dans l’arrêt commenté,
ridictions est subordonnée à la loi applicable(10). Il n’y a, dès lors, rien la détermination de la compétence des juridictions est bien dictée
d’étonnant à ce que la Cour de cassation affirme l’indépendance de par la loi applicable au litige.
la compétence juridictionnelle par rapport à  la loi applicable. Elle
Il n’en demeure pas moins qu’en l’espèce la compétence inter-
l’avait d’ailleurs déjà fait de manière moins explicite dans l’arrêt
nationale des juridictions françaises devait être établie au regard
Monster Cable du 22 octobre 2008(11). En effet dans cette décision,
des seules règles de conflit de juridictions et non en fonction de
la Haute juridiction avait censuré la décision des juges du fond qui,
la loi applicable au litige. Or, selon la Cour de cassation, la nature
pour admettre la compétence des juridictions françaises, avaient
mobilière de l’action en réduction rendait les juridictions françaises
écarté une clause attributive qui désignait un juge étranger au motif
incompétentes pour connaître du litige.
que le litige relevait de dispositions du droit français constitutives de
lois de police(12). Le nouveau mode de rédaction des arrêts offrait à la
Cour l’occasion d’affirmer de manière encore plus explicite ce prin-
cipe d’indépendance du forum et du jus. On peut toutefois regretter II – L’INCOMPÉTENCE DES JURIDICTIONS
la généralité de la formule employée dans la mesure où les succes- FRANçAISES EN RAISON DE LA
sions internationales constituent précisément l’une des seules ma- NATURE MOBILIÈRE DE L’ACTION
tières où la théorie du forum legis(13) a connu un écho en droit positif.
EN RÉDUCTION
Tout d’abord, en droit international privé français, la compétence
Comme l’indique la Cour de cassation, le droit international privé fran-
des juridictions françaises pour statuer à propos d’immeubles suc-
çais prévoit, en matière successorale, deux règles de compétence in-
cessoraux localisés à  l’étranger résulte parfois de la compétence
ternationale distinctes. D’une part, s’agissant des biens meubles com-
de la loi française pour régir le fond du litige. Ainsi en est-il lorsque
pris dans la succession, les juridictions françaises sont compétentes
la loi étrangère du lieu de situation de l’immeuble opère un renvoi
dès lors que la France correspond au lieu d’ouverture de la succession,
au premier degré au profit de la loi française. Dans une telle hypo-
c’est-à-dire lorsque le de cujus avait son dernier domicile en France.
thèse, les juridictions françaises, normalement incompétentes au
D’autre part, en matière immobilière, les tribunaux français sont com-
regard des règles de compétence directe, acceptent de statuer sur
pétents lorsque les immeubles successoraux sont situés en France(15).
le sort des immeubles successoraux sis à l’étranger(14). Il y a donc
Par conséquent, dans la mesure où elle avait décidé de statuer sur
le fond, la Cour devait, afin de déterminer la compétence interna-
tionale des juridictions françaises, établir la nature de l’action en
réduction portant sur l’immeuble situé en France.
(10) Batiffol H., Le pluralisme des méthodes en droit international privé, RCADI 1973, Ce faisant, la Cour de cassation rappelle, dans un premier temps,
t. 139 p. 85. : « À la vérité on peut aussi concevoir que la compétence du juge soit
la conséquence de la détermination de la loi applicable, mais nous reverrons que le principe de qualification lege fori. En vertu de ce principe, bien
ce processus est beaucoup plus rare, et il supprimerait lui aussi le problème de établi en jurisprudence(16), la qualification des biens successoraux
l'application des lois étrangères. Or c'est un problème qui a toujours paru le plus
original du droit international privé ».
ou des actions successorales doit être effectuée conformément à la
(11) Cass. 1re civ., 22 oct. 2008, n° 07-15.823, Rev. Crit. DIP 2009, p. 1, note Bureau D. et
loi française et non selon les conceptions du droit étranger.
Muir Watt H., JCP G 2008, II-10187, note d’Avout L. ; D. 2009, p. 2384, note Bollée S.
(12) Cette solution a ensuite été confirmée par Cass. com., 24 nov. 2015, n° 14-14.924,
Lauterbach, JDI 2016, note Usunier L., qui affirme de manière plus explicite le
principe d’indépendance des compétences juridictionnelles et législatives  : (15) À l’inverse, les juridictions françaises sont incompétentes pour connaître du sort
« Seules les règles de conflit de juridictions doivent être mises en œuvre pour dé- des immeubles successoraux situés à l’étranger à moins que la loi de situation du
terminer la juridiction compétente, des dispositions impératives constitutives de bien ne renvoie à la loi française, voir supra.
lois de police seraient-elles applicables au fond du litige ». Voir également Cass.
1re civ., 18 janv. 2017, n° 15-26.105, Riviera Motors, Rev. Crit. DIP 2017, p. 269, note (16) Voir notamment TGI Seine, 12 janv. 1966, Stroganoff-Scherbatoff, Rev. crit. DIP
Bureau D. et Muir Watt H. 1967, p. 120, note Loussouarn Y. : « C’est à la loi française qu’il y a lieu de recourir
pour déterminer si des objets sont des immeubles ou des meubles et en déduire
(13) Comme l’indique Pons C., thèse précitée, n° 669, « la théorie du forum legis ( ) la loi qui régit leur dévolution ; qu’il n’est pas possible de qualifier les biens suc-
implique une analyse de la règle de compétence juridictionnelle dans la dépen- cessoraux selon la loi de leur situation sous peine de donner compétence à cette
dance du droit applicable ». loi alors qu’il s’agit précisément de dire laquelle est compétente » ; Cass. 1re civ.,
(14) Voir notamment Cass. 1re civ., 23 juin 2010, n° 09-11.901, Tassel, D. 2010, p. 2955, 3 déc. 1996, no 94-17.863, Rev. crit. DIP 1997, p. 318, note Ancel B. ; Cass. 1re civ.,
note d’Avout L., D. 2011, JDI 2010, p. 1263, note Péroz H., Rev. crit. DIP 2011, 18 mai 2005, no 02-15.425, Bentchikou, Rev. crit. DIP 2005, p. 639, note Ancel B.,
p. 53, 1re esp., note Ancel B., Defrénois 2010, p. 1805, note Callé P. RTD civ. 2005, p. 813, obs. Grimaldi M.

18 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


JURISPRUDENCE I PATRIMOINE

Dès lors, les juges devaient se demander si, au regard du droit réduction a un caractère immobilier et que ses juridictions jouissent,
interne, l’action en réduction présentait une nature mobilière ou par conséquent, d’une compétence exclusive pour en connaître du
immobilière. De manière très claire, l’arrêt énonce qu’il résulte fait de la localisation de l’immeuble successoral sur son territoire.
« de l’article 924 du Code civil que l'action en réduction exercée C’est pour éviter ce risque de non-reconnaissance à l’étranger que
par les héritiers réservataires contre le donataire d'un immeuble, la plupart des droits étrangers, approuvés par une partie de la doc-
qui ne tend pas à la restitution de l'immeuble mais au paiement trine(20), confient à la lex rei sitae, et non à la lex fori, le soin de quali-
d'une indemnité de réduction et présente, dès lors, un caractère fier en meubles ou en immeubles les biens successoraux.
mobilier (...) ». Il en ressort que la nature de l’action en réduction
dépend de ses modalités d’exercice. En vertu de l’article 924 Code En aucun cas, les règles
civil, le gratifié « doit indemniser les héritiers réservataires à concur-
rence de la portion excessive de la libéralité, quel que soit cet ex- 1 françaises ne pouvaient
cédent  ». Autrement dit, par principe, la réduction s’effectue en conduire à établir la compétence
valeur. Il  s’agit alors d’une action personnelle et mobilière. C’est
d’ailleurs ce qu’avait déjà considéré la Cour de cassation s’agissant
des juridictions suédoises.
d’une demande de rapport d’une donation(17). De manière déro-
Au-delà des doutes que la solution peut susciter sur un plan pra-
gatoire, l’article 924-1 du Code civil prévoit que la réduction peut
avoir lieu en nature(18). L’action a alors un caractère réel et immobi- tique, un élément de la motivation de la décision apparaît assez
lier(19). En l’espèce, l’action exercée par les héritiers contre l’asso- déconcertant d’un point de vue théorique. Après avoir conclu
ciation ne tendait pas à la restitution en nature de l’immeuble, mais à l’incompétence des juridictions françaises, la Cour de cassation
au paiement d’une indemnité de réduction. Par ailleurs, le dernier précise que l’action en réduction « relève de la compétence des tri-
domicile du de cujus était situé en Suède. Ainsi, il était logique bunaux étrangers du pays où le défunt avait son dernier domicile ».
que les juridictions françaises déclinent leur compétence du fait du Les juges opèrent ainsi une bilatéralisation des règles françaises de
caractère mobilier de l’action successorale litigieuse. compétence directe, peu compatible avec les principes élémen-
taires du droit international privé. En effet, en l’absence de texte
Si elle apparaît logique au regard des principes généraux du droit in- supranational, chaque État est normalement libre de déterminer la
ternational privé, la solution retenue pourrait s’avérer assez inoppor- compétence de ses tribunaux pour connaître de litiges internatio-
tune dans une configuration différente de celle ayant donné lieu aux naux impliquant des personnes privées(21). Ainsi, en aucun cas, les
faits de l’arrêt commenté. Imaginons, par exemple, que le dernier règles françaises ne pouvaient conduire à  établir la compétence
domicile du de cujus se situe en France et que l’immeuble successo- des juridictions suédoises. Comme l’indique F. Mélin(22), cette erreur
ral soit, quant à lui, localisé à l’étranger. En toute logique, les juridic- assez grossière ne porte pas à conséquence. D’une part, elle figure
tions françaises devraient se reconnaître compétentes pour statuer dans les motifs de la décision et non dans son dispositif. D’autre
sur l’action en réduction en raison de la nature mobilière de cette part, elle ne lie en rien les juridictions suédoises qui décideront
dernière. Il est toutefois possible que la décision française fixant l’in- souverainement de leur aptitude à connaître du litige au regard de
demnité de réduction ait vocation à produire ses effets à l’étranger et leurs propres règles de compétence directe.
notamment dans le pays du lieu de situation de l’immeuble litigieux.
Tel sera notamment le cas lorsque le donataire ne disposera pas Il est possible de voir là un des effets pervers de la nouvelle mé-
d’actifs en France. Il n’est alors pas certain que les juridictions étran- thode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation. Si elle invite
gères acceptent de reconnaître et exécuter la décision française. Il les juges à faire davantage œuvre de pédagogie, elle les expose
est en effet tout à fait envisageable que, contrairement à la position également au risque de commettre certaines approximations d’un
de la Cour de cassation, l’État étranger considère que l’action en point de vue théorique. n

(17) Cass. 1re civ., 3 déc. 1996, précité. (20) Voir Lagarde P., Rép. Dalloz Dr. inter., V° Succession – Détermination de la loi
(18) « Le gratifié peut exécuter la réduction en nature, par dérogation à l’article 924, applicable, nos 57 et 58.
lorsque le bien donné ou légué lui appartient encore et qu’il est libre de toute (21) CPJI 7 sept. 1927, Le Lotus, Publications de la CPIJ, série A, n° 10 ; Rev. crit. DIP
charge dont il n’aurait pas déjà été grevé à la date de la libéralité, ainsi que de 1928, p. 377, note Donnedieu de Vabres H.
toute occupation dont il n’aurait pas déjà fait l’objet à cette même date ». (22) Successions internationales : action en réduction et compétence du juge, D. Ac-
(19) À condition évidemment qu’elle porte sur un bien immobilier. tualité, 27 avr. 2021, obs. sous l’arrêt commenté.

Texte de l'arrêt cession mobilière lorsque le défunt avait son


domicile en France. Ils sont compétents pour
donné, que la loi française est donc applicable
et que le juge français a, dès lors, compétence

(extrait) : statuer sur une succession immobilière pour les


immeubles situés en France.
pour connaître du litige.
7. En statuant ainsi, alors que la détermination
Vu les principes régissant les successions in- 5. La nature de l'action successorale est déter- de la juridiction compétente ne dépendait pas
ternationales applicables aux successions ou- minée selon la loi du for. de la loi applicable au litige, mais de la nature
vertes avant le 17 août 2015 : 6. Pour retenir la compétence de la juridiction de l'action successorale, la cour d'appel, a violé
4. Selon ces principes, les tribunaux français saisie, l'arrêt énonce que l'action en réduction les principes susvisés.
sont compétents pour statuer sur une suc- est soumise à la loi de situation de l'immeuble Cass. 1re civ., 14 avr. 2021, n° 19-24.773, P

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 19


SÛRETÉS

Par Marc MIGNOT


Professeur à l’Université de Strasbourg

ÎRLDC 6977

Prescription de la créance garantie par une


hypothèque : extinction de la créance ou de
l’action en justice ?
L'arrêt de la 3e chambre civile de la Cour de cassation décide que la prescription de la
créance garantie par une hypothèque entraîne son extinction, ainsi que celle de l’hypothèque
constituée par le débiteur qui la garantit(1). Cette décision casse un arrêt de la cour
d’appel de Poitiers qui juge, non sans provocation, que la prescription dont bénéficie le
débiteur n’affecte que l’action en justice du créancier et laisse donc subsister la créance et
l’hypothèque accessoire à celle-ci.
Cass. 3e civ., 12 mai 2021, n° 19-16.514, B

C
ette divergence entre la 3e chambre civile et la cour d’ap- La radiation judiciaire est subsidiaire par rapport à  la radiation
pel est relative à la conception de la prescription. Tandis conventionnelle (C.  civ., art.  2440). Elle a  lieu en cas d’anéantis-
que la première est favorable à  la conception substan- sement rétroactif de la convention à l’origine de l’hypothèque ou
tialiste selon laquelle la prescription éteint la créance, la seconde d’extinction de celle-ci par voie accessoire ou principale en vertu
choisit explicitement la conception processualiste, selon laquelle d’un jugement définitif l’ordonnant(2).
elle met fin seulement à l’action en justice. (1) Le second texte énumère d’une façon très imparfaite les causes
En 1995, une banque consent un prêt à un couple d’emprunteurs. d’extinction de l’hypothèque(3). En clair, l’hypothèque s’éteint par
En avril 2000, le cessionnaire de la créance de la banque inscrit une voie accessoire ou par voie principale. Pour fonder leur décision,
hypothèque judiciaire provisoire. L’inscription définitive est réalisée les juges du fond considèrent que le jugement du 2 août 2016 a dé-
en mai 2000. Le juge de l’exécution déclare prescrite l’action du claré prescrite l’action en paiement du créancier contre le débiteur.
cessionnaire de la créance à l’égard des emprunteurs sur le fonde- Selon eux, « il est exact (...) que la prescription de l’action en paie-
ment de l’article L. 137-2 ancien du Code de la consommation par ment (...) n’éteint pas le droit du créancier mais lui interdit seule-
une décision définitive en date du 2 août 2016. ment d’exiger l’exécution de l’obligation (...) en l’espèce, il n’est
pas prétendu que la créance soit éteinte du fait de la prescription
L’un des emprunteurs poursuit le créancier en radiation de l’hypo- libératoire, la prescription d’une action ne devant pas se confondre
thèque. Alors que le bien-fondé de la demande paraît acquis, les avec la prescription de la créance qui la sous-tend ».
juges du fond rejettent la demande en avançant plusieurs motifs
tirés de l’article 2443 et de l’article 2488. Autrement dit, les juges du fond consacrent l’analyse processua-
liste de la prescription selon laquelle elle ne porte que sur le droit
Le premier texte prévoit que « La radiation doit être ordonnée par d’action du créancier, et non sur la créance elle-même.
les tribunaux, lorsque l’inscription a  été faite sans être fondée ni
sur la loi, ni sur un titre, ou lorsqu’elle l’a été en vertu d’un titre soit On verra ultérieurement ce qu’il faut penser de cette analyse oppo-
irrégulier, soit éteint ou soldé, ou lorsque les droits de privilège ou sée à celle substantialiste considérant que la prescription éteint la
d’hypothèque sont effacés par les voies légales ».

(2) Jacquet Ch. et Vétillard E., Traité de la mainlevée d’hypothèque et des radiations


d’inscriptions, Laval, 1923, p. 363 et s.
(1) V. égal. Cass. 3e civ., 12 mai 2021, n° 19-16.515, publié au Bulletin, note Pellier J.- (3) Mignot  M., Droit des sûretés et de la publicité foncière, LGDJ, 3e  éd., 2017,
D., D. 2021, p. 1367. n° 1324 et s.

20 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


JURISPRUDENCE I SÛRETÉS

créance et le droit d’action par voie de conséquence. Ayant admis et l’action en justice(5). La loi est par voie de conséquence partagée
que la prescription n’entraîne que l’extinction du droit d’action, les également. Les textes consacrent tantôt l’analyse processualiste(6),
juges du fond en déduisent, suivant leur propre logique, que la tantôt l’analyse substantialiste(7). Et l’on retrouve presque naturelle-
créance garantie n’est pas éteinte et que l’hypothèque accessoire ment la même division dans la jurisprudence qui consacre, au gré
à celle-ci subsiste. D’où ils tirent la décision de refus de radiation des espèces, la première(8) ou la seconde analyse(9). On relèvera que
de l’hypothèque, sans se préoccuper le moins des conséquences la 3e chambre civile avait admis avec force l’analyse processualiste
pratiques de leur décision. Quoi qu’il en soit des subtilités du droit en énonçant que « la prescription libératoire extinctive de cinq ans
de la prescription, la décision des juges du fond admet finalement prévue par l’article 2277 (ancien) du Code civil interdit seulement
que la prescription de l’action qui devrait bénéficier au débiteur au créancier d’exiger l’exécution de l’obligation »(10). Cette concep-
n’aboutisse finalement à aucune conséquence pratique. Qu’il y ait tion de la prescription était justement consacrée à la lettre par la
prescription ou non ne change rien à la situation du débiteur. On décision attaquée et cassée par cette même 3e chambre. La même
avouera ne pas vraiment comprendre la rationalité d’une telle so- chambre avait aussi jugé que la prescription est mise en œuvre
lution. par le débiteur par l’invocation d’une fin de non-recevoir tirée du
L’emprunteur est contraint de former un pourvoi en cassation dépassement du délai d’exercice de l’action(11). Le présent arrêt
contre cette décision peu orthodoxe. Le moyen unique énonce montre donc qu’elle abandonne cette conception de l’institution,
avec la simplicité de l’évidence, appuyé il est vrai par la loi, que « la même si cela n’apparaît pas clairement au travers de la lettre de
prescription extinctive est un mode d’extinction d’un droit résultant celui-ci.
de l’inaction de son titulaire pendant un certain laps de temps » La vision processualiste de la prescription est contestable pour des
(art. 2219). Il déduit que l’hypothèque, droit accessoire à la créance, raisons à la fois théorique et pratique. D’un point de vue théorique,
s’éteint avec celle-ci et contraint le juge à ordonner la radiation de elle est fondée sur une conception obsolète du droit d’action. Sous
l’inscription. La 3e chambre civile reçoit la critique et casse l’arrêt l’influence du droit romain, les exégètes ne distinguaient pas le
attaqué. Par application des articles L. 411-3 al. 2 du Code de l’or- droit subjectif substantiel du droit d’action, le second était consi-
ganisation judiciaire et 627 du Code de procédure civile, elle statue déré comme le premier dans son exercice judiciaire. Demolombe
au fond et décide en conséquence d’ordonner la radiation de l’ins- soutenait par exemple que « l’action, c’est le droit lui-même mis en
cription de l’hypothèque éteinte par la prescription. mouvement ; c’est le droit à l’état d’action, au lieu d’être à l’état de
On ne peut qu’approuver la solution qui rétablit la vérité juridique. repos ; le droit à l’état de guerre, au lieu d’être à l’état de paix »(12).
Par-delà la solution, il faut attacher une importance particulière aux Plus tard, sous l’influence heureuse de Motulsky(13), le Code de pro-
motifs de la décision admis par elle. Au fond, la 3e chambre civile cédure civile consacre l’autonomie entre le droit substantiel et l’ac-
consacre l’analyse substantialiste de la prescription. Elle admet
que la prescription éteint la créance, et par voie de conséquence
l’hypothèque. Mais elle refuse nettement de consacrer clairement Traité de droit civil. Le régime des créances et des dettes, LGDJ, 2005, n° 1115 ;
cette analyse en maintenant l’ambiguïté relativement à  l’analyse Planiol M. et Ripert G., avec le concours d’Esmein P., Radouant J. et Gabolde G.,
processualiste. Ayant admis l’analyse substantialiste, elle en dé- Traité pratique de droit civil français. Les obligations, Tome VII, LGDJ, 2e  éd.,
1954, n° 1393 ; Solus H. et Perrot R., Droit judiciaire privé, Tome I, Sirey, 1961,
duit comme l’avait fait le moyen que l’hypothèque est éteinte par n° 10.
voie accessoire et que la radiation doit être ordonnée. La lecture (5) Bandrac  M., La nature juridique de la prescription extinctive en matière civile,
de l’arrêt laisse une impression mitigée et des regrets. Si l’on peut Préf. Raynaud P., Économica, 1986, n° 44 et s. ; Flour J., Aubert J.-L. et Savaux E.,
comprendre en général les réticences de la jurisprudence à tran- Les obligations, Tome III, Le rapport d’obligation, Sirey, 9e éd., 2015, n° 502 ; Ma-
laurie  Ph., Aynès  L. et Stoffel-Munck  Ph., Les obligations, LGDJ, 8e  éd., 2016,
cher les débats doctrinaux, il nous semble que, s’agissant de celui n° 1227.
de la nature de la prescription, il n’y a guère de doute à avoir. La (6) C.  civ., art.  2224, 2225, 2226, 2227 et 2235  ; C. assur., art.  L.  114-1, al.  1er  ;
prescription éteint la créance prescrite et le droit d’action par voie C. consom., art. L. 218-2 ; C. P et CE, art. L. 10 ; L. n° 89-462 du 6 juillet 1989 (JO
de conséquence. 7 juill.), art. 7-1, issu L. n° 2014-366 du 24 mars 2014, JO 26 mars ; CPC, art. 122.
(7) C. civ., art. 1234 ancien, 1350 2° ancien, 2219, 2221, 2232 al. 1er, 2233, 2237, 2240.
Il convient très simplement d’envisager d’abord la prescription de (8) Cass. 2e civ., 21 oct. 2004, n° 02-20.286, Bull. civ. II, n° 468 ; Cass. 1re civ., 4 janv.
la créance, ensuite l’extinction de l’hypothèque. 2005, n° 03-11.843 ; Cass. 3e civ., 25 avr. 2007, n° 06-10.283, Bull. civ. III, n° 61,
Contrats, conc., consom. 2007, comm. 197, obs. Leveneur L. ; Cass. 2e civ., 9 juill.
2009, n° 08-16.894, Bull. civ. II, n° 194, JCP G 2009, I, 228, n° 10, obs. Loiseau G. ;
Cass.  3e  civ., 9  févr. 2011, n°  10-11.573, Bull.  civ.  III, n°  23, RDC 2012, p.  125,
I. LA PRESCRIPTION DE LA CRÉANCE obs. Pimont S. ; Cass. 1re civ., 12 nov. 2015, n° 14-21.725, Bull. civ. I, n° 276, LEDB
janv. 2016, p. 3, obs. Mignot M. ; Cass. com., 20 avr. 2017, n° 15-15.367, LEDB juin
La question de l’objet de la prescription qui se pose quotidienne- 2017, p. 4, obs. Mignot M.

ment dans les prétoires, avec parfois des conséquences pratiques (9) Cass. civ., 30 janv. 1855, DP 1855, 1, p. 120 ; Cass. 1re civ., 5 mars 1957, n° 2.092,
Bull. civ. 1957, I, n° 117, D. 1957, p. 331, Gaz. Pal. 1957, 2, p. 86, RTD civ. 1957,
comme en témoigne la présente affaire, n’est toujours pas réglée p. 720, obs. Hébraud P. ; Cass. soc., 17 févr. 1960, n° 57-12.809, Bull. civ. IV, n° 189 ;
correctement en droit français. Les sources sont largement diver- Cass. 1re civ., 3 mai 1983, n° 82-12.068, Bull. civ. 1983, I, n° 137 ; Cass. com., 13 avr.
1999, n° 96-12.620.
gentes.
(10) Cass. 3e civ., 25 avr. 2007, n° 06-10.283, précité.
La doctrine est partagée. Certains auteurs considèrent que la pres- (11) Cass. 3e civ., 9 févr. 2011, n° 10-11.573, précité.
cription éteint l’action en justice(4), d’autres qu’elle éteint la créance (12) Demolombe C., Traité des contrats ou des obligations conventionnelles en gé-
néral, Auguste Durand et Hachette et Cie, 4e  éd., Tome IX, 1830, n°  38. Dans
le même sens : Garsonnet E. et Cézar-Bru Ch., Traité théorique et pratique de
procédure civile et commerciale, Tome I, Sirey, 3e éd., 1912, n° 351-355.
(4) V. notamment : Esmein P., Aubry C. et Rau C., Droit civil français, Tome XII, Librai- (13) Motulsky  H., Écrits, Études et notes de procédure civile, Préf. Cornu  G. et
ries Techniques, 6e éd., 1958, p. 473 et 474 ; Ghestin J., Billiau M. et Loiseau G., Foyer J., Dalloz, 1973, p. 85.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 21


SÛRETÉS I JURISPRUDENCE

tion. L’article 30 est ainsi libellé : « L’action est le droit, pour l’auteur prescription est une cause d’extinction des obligations. L’extinction
d’une prétention, d’être entendu sur le fond de celle-ci afin que le de la créance n’a pas lieu de plein droit et en vertu de la loi. La
juge la dise bien ou mal fondée. Pour l’adversaire, l’action est le prescriptibilité de la créance attribue au débiteur le pouvoir de pro-
droit de discuter le bien-fondé de cette prétention ». voquer l’extinction ou ne pas la provoquer selon son bon vouloir(15).
Le débiteur se prononce par un acte unilatéral réceptice(16).
Certains auteurs considèrent
1que la prescription éteint L’arrêt traité ne se prononce pas sur cette question, tout en laissant
entendre que l’extinction de la créance est automatique. Malgré la
l’action en justice, d’autres prescriptibilité de la créance, le créancier peut poursuivre en justice
le débiteur. Le droit français décide alors que le débiteur peut, s’il
qu’elle éteint la créance et en fait le choix (C. civ., art. 2247)(17), lui opposer une fin de non-re-
l’action en justice. cevoir tirée de la prescription de la créance (CPC, art. 122). Mais il
serait également possible de se passer de cette sanction procé-
D’une façon plus technique, au plus près du lien d’instance, on peut durale venant doubler l’extinction du droit de créance. D’ailleurs,
considérer l’action comme le pouvoir qui appartient à toute per- le débiteur peut ne pas invoquer la fin de non-recevoir tirée du
sonne, dans certaines conditions (CPC, art. 31, 32), de créer le lien caractère prescriptible de l’obligation et invoquer une défense au
d’instance et d’obliger par voie de conséquence le juge à statuer fond tirée de l’extinction de celle-ci. Cette défense au fond consti-
et le défendeur à comparaître. L’action a un objet essentiellement tue dans l’instance l’exercice de l’option en faveur de l’extinction
procédural qui est le lien d’instance. Elle ne peut pas être confon- de l’obligation.
due avec le droit substantiel. Il faut ajouter que le prolongement du À  ces raisons d’ordre théorique s’ajoutent d’autres motifs pra-
droit substantiel dans l’instance n’est pas ce droit lui-même mais la tiques. La principale conséquence logique de la thèse processua-
prétention. La notion de prétention est aussi fréquente d’utilisation liste est que toute créance est imprescriptible(18). Même une fois
que mystérieuse. La prétention est une manifestation de volonté le délai écoulé, même après que le débiteur s’est prévalu de la
d’une personne par laquelle elle se dit titulaire d’un droit. prescription, la créance subsisterait et pourrait être payée, com-
Cela étant, l’action n’est pas complètement autonome du droit pensée, faire l’objet d’une dation en paiement ou de tout autre
substantiel. Ses conditions d’existence (intérêt et qualité) per- mode d’extinction. Elle subsisterait comme obligation naturelle. Le
mettent d’établir ce lien avec le droit substantiel. L’intérêt est défi- présent arrêt n’adhère pas à cette explication dans le paragraphe
ni comme l’avantage que l’admission de la prétention soumise au 8, qui ne fait que rappeler une opinion doctrinale sur ce point. La
juge est susceptible de procurer à son auteur. La qualité est quant conséquence inéluctable de ce prétendu maintien de l’obligation
à elle le titre en relation avec le fond qui donne au lien d’instance dans l’analyse processualiste est la survie des sûretés qui en garan-
son utilité. Le titre principal est celui de titulaire de la prérogative tissent l’exécution.
qui forme l’objet de la prétention. Par où l’on voit le lien entre le Or, si l’on poursuit le raisonnement, il faut admettre que, contrai-
droit substantiel, d’une part, et l’action et le lien d’instance, d’autre rement à l’obligation garantie qui ne peut plus donner lieu à une
part. Pour être tout à fait précis, il faudrait mettre en relation, non action en justice, l’hypothèque demeure pleinement efficace,
pas le droit substantiel et l’action, mais le droit substantiel et la y compris d’un point de vue judiciaire. Concrètement, le créancier
prétention car, avant toute vérification juridictionnelle, la titularité pourrait diligenter une procédure de saisie immobilière et obtenir
en la personne du demandeur du droit substantiel est incertaine. le paiement de sa créance prescrite. Le résultat est évidemment
La nécessité d’associer ainsi droit substantiel et prétention apparaît pleinement contradictoire avec les objectifs de la prescription, à sa-
dans la pensée de Motulsky(14), traduite dans l’article 30 du Code voir sécuriser la situation du débiteur face à son créancier et le cas
de procédure civile. échéant libérer le premier à l’égard du second. Il n’y aurait point de
La relative autonomie entre le droit substantiel et le droit d’action libération en cas de consécration de l’analyse processualiste. On
donne lieu à des solutions nuancées. Celui qui se prétend titulaire devine que cette conséquence pratique inadmissible a pesé lourd
d’un droit substantiel et qui ne l’est pas en réalité, dispose néan- dans la décision de la 3e chambre de ne plus admettre comme par
moins du pouvoir de créer le lien d’instance, c’est-à-dire du « droit » le passé cette analyse. Il n’était pas besoin de faire un détour par
d’action. Il sera dans ce cas simplement débouté de ses demandes. l’histoire du droit pour révéler ce très grave inconvénient inhérent
En revanche, l’inverse n’est pas vraie : une personne qui n’est pas à la théorie processualiste.
titulaire d’un droit substantiel peut perdre son pouvoir de donner
naissance au lien d’instance faute d’intérêt à agir. La perte du pou-
voir de générer le lien d’instance est d’ailleurs plus une question
d’opportunité que d’absolue rigueur juridique. Il revient au même (15) Hage-Chahine F., Les conflits dans l’espace et dans le temps en matière de pres-
en pratique de considérer que le demandeur est irrecevable faute cription, Bibliothèque de droit international privé, Vol. XXI, Dalloz, 1977, n° 51 et
s. ; Contribution à la théorie générale de la prescription en matière civile, DEA de
de droit substantiel après débat au fond, que de juger sa demande Droit Privé, 1987-1988, Les Cours de droit, p. 59 et s.
mal-fondée faute de droit substantiel après débat au fond. (16) Sur le caractère réceptice, v. Cerqueira G., Le critère de qualification de l’acte juri-
dique réceptice in Mélanges en l’honneur du Professeur Claude Witz, LexisNexis,
Dans la conception substantialiste qui doit être retenue, le créancier 2018, p. 143.
dont la créance est prescrite perd au moins son droit de créance. La (17) Cass. soc., 1er déc. 1976, n° 75-13.510, Bull. civ. V, n° 638 ; Cass. 1re civ., 28 juin
1988, n° 86-15.400, Bull. civ. I, n° 206.
(18) Béhar-Touchais M., Foisonnement des délais in Les désordres de la prescription,
Courbe P. (Textes réunis par), Publications de l’Université de Rouen, n° 290, 2000,
(14) Motulsky H., précité, p. 98. n° 11, p. 14 qui souligne que la survie du droit est perpétuelle.

22 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


JURISPRUDENCE I SÛRETÉS

Pour autant, la 3e chambre civile ne se résout pas à consacrer clai- pas exiger le paiement de sa créance, mais mettre en œuvre son
rement, au moins sur le plan formel, l’analyse substantialiste. Elle hypothèque en vue de réaliser l’immeuble et obtenir l’attribution
commence par rappeler que, selon l’article 1234 ancien du Code de sa valeur dans la limite du montant de la créance(20).
civil, la prescription est une cause d’extinction des obligations.
Dans le détail, l’article 2488 , 4° distingue deux situations selon que
Mais les formules des paragraphes 7 à 9 correspondent, par les ex-
pressions utilisées, au moins autant à l’analyse processualiste que l’immeuble hypothéqué demeure la propriété du débiteur ou a été
substantialiste. Elle conclut au paragraphe 10 que « la prescription, transmis à un tiers détenteur.
qu’elle concerne l’obligation principale ou l’action en paiement Dans le premier cas, le débiteur ne peut prescrire le droit réel de
emporte, par voie de conséquence, l’extinction de l’hypothèque garantie indépendamment de la créance.
ou du privilège ».
Dans le second cas, il faut encore distinguer selon que l’hypo-
La même hésitation est encore présente dans le paragraphe 12. Le thèque se prescrit par voie accessoire ou principale. Elle peut se
propos est généralement très ambigu. Il est vrai que la prescription prescrire par voie accessoire parce qu’elle demeure telle, malgré
de « l’obligation principale » emporte l’extinction de l’hypothèque. la transmission de la propriété de l’immeuble au tiers détenteur.
En revanche, il n’est pas exact de considérer que la prescription Ce dernier est en droit de se prévaloir de la prescription de l’obli-
de l’action en paiement produit le même résultat. L’hypothèque gation principale, même si l’hypothèque elle-même n’est pas pres-
n’étant pas accessoire à l’action en paiement mais à la créance, elle crite (art.  2253)(21). L’hypothèque peut aussi se prescrire par voie
ne peut s’éteindre par la disparition de cette action. Il ne faudrait principale. La loi dispose alors que la prescription est « acquise par
pas d’ailleurs utiliser l’expression « action en paiement » comme le le temps réglé pour la prescription de la propriété à son profit ».
fait la 3e chambre civile. Comme l’avait justement relevé Motulsky, La règle permet au possesseur de l’immeuble d’acquérir un droit
l’action n’est pas qualifiée mais générale(19). L’action en paiement
réel libre de toute charge hypothécaire. La prescription est ici très
au sens envisagé par la 3e chambre est la prétention au paiement
originale : elle est une prescription acquisitive par certaines de ses
du créancier. La prétention au paiement est l’affirmation par le
conditions, mais extinctive par ses effets(22). En tant que prescrip-
créancier à la titularité du droit de créance, source du droit au paie-
tion acquisitive, elle suppose l’ignorance de l’existence de l’hy-
ment. Finalement, si l’on comprend bien que la 3e chambre civile
pothèque et la possession de l’immeuble comme libre de toute
consacre au fond la conception substantialiste de la prescription,
charge(23).
elle n’est pas en mesure de le dire clairement en la forme. L’al-
ternance des formules est telle que l’on peut présumer qu’il y a là
La prescription de la créance
une intention du rédacteur de l’arrêt. Cette ambiguïté est éton-
nante : on ne voit pas quel obstacle s’oppose à la consécration de
la conception substantialiste de la prescription. S’il est des cas où
1entraîne son extinction, et
l’hésitation est permise, la prescription n’en fait pas partie.
celle de l’hypothèque par voie
accessoire.
II. L’EXTINCTION DE L’HyPOTHÈQUE Le système de la prescription acquisitive appliqué à l’hypothèque
s’expliquait dans l’ancien droit par l’absence de publicité de l’hy-
La prescription de la créance entraîne son extinction, et celle de pothèque, rendant possible l’ignorance de son existence par le dé-
l’hypothèque par voie accessoire (art. 2488, 2°). Le texte dispose biteur puis par le tiers détenteur. Il s’agissait, autrement dit, de pro-
que « les privilèges et hypothèques s’éteignent (...) 1° Par l’extinc- téger le tiers détenteur contre une hypothèque occulte(24). La règle
tion de l’obligation principale sous réserve du cas prévu à l’article
a  reçu de nombreuses applications après l’avènement du Code
2422 ; (...) 4° par la prescription. La prescription est acquise au dé-
civil du fait du droit transitoire(25), mais elle est devenue inutile avec
biteur, quant aux biens qui sont dans ses mains, par le temps fixé
l’exigence de publication des hypothèques (art. 2146 ancien). En
pour la prescription des actions qui donnent l’hypothèque ou le
privilège. Quant aux biens qui sont dans la main d’un tiers déten-
teur, elle lui est acquise par le temps réglé pour la prescription de
la propriété à son profit : dans le cas où la prescription suppose (20) Baudry-Lacantinerie G. et de Loynes P., Traité théorique et pratique de droit civil.
Du nantissement, des privilèges et hypothèques et de l’expropriation forcée, Li-
un titre, elle ne commence à courir que du jour où ce titre a été brairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 3e éd., Tome III, 1906,
publié au fichier immobilier. Les inscriptions prises par le créan- n° 2254.
cier n’interrompent pas le cours de la prescription établie par la (21) Planiol M. et Ripert G. par Becqué E., Traité pratique de droit civil français, LGDJ,
loi en faveur du débiteur ou du tiers détenteur ». Le principe posé 2e éd., Tome XIII, 1953, n° 1313.
par l’article 2488 1° rend inutile la règle du 4° in principio, si l’on (22) Simler Ph. et Delebecque Ph., Droit civil. Les sûretés, La publicité foncière, Précis
Dalloz, Dalloz, 7e  éd., 2016, n°  571  ; Comp. Beudant  Ch., Cours de droit civil
considère, conformément à l’article 1234 ancien, que la prescrip- français, 2e éd., par Beudant R. et Lerebours-Pigeonnière P. avec la collaboration
tion éteint l’obligation. Le législateur a voulu, par cette disposition, de Voirin P., Tome XIV, Les sûretés personnelles et réelles, Rousseau et Cie, 1948,
n° 1237 en faveur de la prescription acquisitive.
marquer sa volonté de ne plus admettre comme dans l’ancien droit
(23) Pothier, œuvres par Bugnet J.-J., 2e éd., Tome II, Traité des obligations, n° 702 ;
la survie de l’hypothèque au-delà de la prescription de l’obligation Tome IX, Traité de l’hypothèque, Marchal, Billard et Cie, Plon, 1861, n° 203.
garantie. À cette époque, l’hypothèque pouvait demeurer efficace (24) Théry Ph., Sûretés et publicité foncière, Collection droit fondamental, PUF, 2e éd.,
dix années de plus que la créance. Le créancier pouvait alors, non 1998, n° 224.
(25) Dalloz D. et Dalloz A., Jurisprudence générale, répertoire méthodique et alpha-
bétique de législation, de doctrine et de jurisprudence en matière de droit civil,
commercial, criminel, administratif, de droit des gens et de droit public, Nouvelle
(19) Motulsky H., Écrits, Études et notes de procédure civile, op. cit., p. 96. Éd., Tome 37, 1858, n° 2495.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 23


SÛRETÉS I JURISPRUDENCE

effet, l’hypothèque non publiée est inopposable au tiers détenteur. al. 2e pour l’usucapion. La bonne foi est entendue comme l’igno-
Il devient donc pratiquement sans intérêt d’admettre son extinc- rance de l’hypothèque au moment de l’acquisition de la proprié-
tion par prescription(26). Malgré cela, la règle est restée présente té de l’immeuble (art. 2275). Le point de départ du délai est situé
dans le Code civil. au jour de la publication du titre au service chargé de la publicité
foncière. Dans le second, l’hypothèque s’éteindra dans le délai de
Concrètement, il convient de distinguer deux cas selon que le tiers trente années (art. 2272 al. 1er). Le point de départ du délai est situé
détenteur bénéficie d’un juste titre et est de bonne foi ou qu’il au jour de l’entrée en possession.
n’a aucun juste titre et/ou n’est pas de bonne foi.
L’avant-projet d’ordonnance portant réforme du droit des sûretés
Dans le premier cas, l’hypothèque s’éteindra dans le délai de dix prévoit avec raison la suppression pure et simple de l’article 2488 4°
ans (art.  2272 al.  2e). Le juste titre est celui visé par l’article  2272 dans sa version actuelle. Le commentaire qui l’accompagne précise
que « la référence à la prescription n’est pas reprise car elle est obs-
cure et inutile, comme le souligne la doctrine : c’est la prescription
(26) Cabrillac  M. et S., Mouly  Ch. et Pétel  Ph., Droit des sûretés, Litec-LexisNexis, de la créance garantie qui importe (...) et entraîne l’extinction par
10e éd., 2015, n° 1019. accessoire de l’hypothèque ». n

Texte (extrait) : prescription est acquise au débiteur, quant aux


biens qui sont dans ses mains, par le temps fixé
au contraire, coïncider la prescription de la
créance et l’extinction de l’hypothèque.
pour la prescription des actions qui donnent 9. Admettre que l’hypothèque ou le privilège
Réponse de la Cour l’hypothèque ou le privilège. puisse survivre à la prescription de l’action en
Vu l’article 1234 du Code civil, dans sa rédac- 8. En précisant que la prescription est acquise exécution de l’obligation principale remettrait
tion antérieure à celle issue de l’ordonnance du au débiteur resté détenteur de l’immeuble hy- en cause cet objectif, en permettant l’exercice
10 février 2016, et l’article 2488, 1° et 4°, deu- pothéqué par le temps fixé pour la prescription de l’action hypothécaire après prescription de
xième alinéa, du même code : de l’action qui naît de l’obligation principale l’action personnelle.
6. Selon le premier de ces textes, les obliga- dont l’hypothèque ou le privilège est l’acces- 10. Il en résulte que la prescription, qu’elle
tions s’éteignent par la prescription. soire, les rédacteurs du Code civil ont souhaité concerne l’obligation principale ou l’action
7. En application du second, les privilèges et proscrire la règle de l’ancien droit, selon la- en paiement emporte, par voie de consé-
hypothèques s’éteignent par l’extinction de quelle l’action hypothécaire survivait à la pres- quence, l’extinction de l’hypothèque ou du
l’obligation principale, sous réserve du cas cription de l’action personnelle en devenant privilège.
prévu par l’article  2422 du Code civil, et la l’accessoire d’une obligation naturelle, et faire, Cass. 3e civ., 12 mai 2021, n° 19-16.514, B

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Des ouvrages de référence


en droit civil

24 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


PROCÉDURE

Par Marie-Cécile LASSERRE


Maître de Conférences HDR en droit privé
Faculté de droit et science politique de Nice
Université Côte d'Azur
Membre du CERDP UPR n° 1201

ÎRLDC 6978

Clarification des pouvoirs du conseiller de la mise


en état en matière de fin de non-recevoir
Le conseiller de la mise en état ne peut connaître ni des fins de non-recevoir qui ont été
tranchées par le juge de la mise en état, ou par le tribunal, ni de celles qui, bien que n’ayant
pas été tranchées en première instance, auraient pour conséquence, si elles étaient accueillies,
de remettre en cause ce qui a été jugé au fond par le premier juge.
Cass. 2e civ., avis n° 15008, 3 juin 2021, n° 21-70.006

A
vec les réformes contemporaines de la procédure civile, trancher au préalable une question de fond, le juge de la mise en état
les pouvoirs des magistrats de la mise en état en matière peut également statuer tant sur cette question de fond que sur la fin de
de fin de non-recevoir se sont accrus. Cette extension de non-recevoir, sa compétence n’étant cependant pas en ce cas exclusive.
compétence fait suite aux propositions du rapport Agostini-Molfes-
Antérieurement au décret n° 2019-1333, l’aptitude à statuer sur une
sis et s’inscrit dans l’objectif de simplification prôné par les dernières
fin de non-recevoir constituait un point de distinction entre les ma-
réformes procédurales(1). Mais à force de simplifier, les complexités
gistrats de la mise en état. Le conseiller de la mise en état bénéficiait
naissent. La délicate délimitation des pouvoirs du conseiller de la
en la matière d’un pouvoir, contrairement au juge de la mise en état.
mise en état en matière de fin de non-recevoir l’atteste. Il s’en infère
Cette distinction n’est plus. La portée de la réforme procédurale est
une clarification opportune donnée par la deuxième chambre civile
conséquente(5). Elle bouleverse le rôle du juge de la mise en état,
de la Cour de cassation dans son avis en date du 3 juin 2021(2).
modifie la conception de ce magistrat instructeur et interroge sur ses
Le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 a étendu les pouvoirs du conséquences en cause d’appel. La principale interrogation, au cœur
juge de la mise en état(3). Pour mémoire, dans son avis du 13 novembre de l’avis sous commentaire, concerne la délimitation des pouvoirs du
2006, la Cour de cassation avait précisé que les incidents mettant fin conseiller de la mise en état en matière de fin de non-recevoir.
à l’instance visés à l’article 771 du Code de procédure civile (CPC) dans
À la suite du décret n° 2019-1333, deux lectures étaient possibles
sa rédaction antérieure au décret n° 2019-1333 n’incluent pas les fins de
s’agissant de l’étendue du pouvoir du conseiller de la mise en état
non-recevoir(4). Ces dernières ne relevaient donc pas du pouvoir du juge
en matière de fin de non-recevoir.
de la mise en état. Désormais, pour les instances introduites depuis le
1er janvier 2020, le juge de la mise en état bénéficie d’une compétence Suivant une première lecture, la compétence du conseiller de la mise
générale pour statuer sur les fins de non-recevoir. Cette innovation de en état est entendue par la seule référence à l’article 914 du CPC. L’ar-
la réforme de 2019 est précisée à l’article 789, 6 du CPC. Le juge de la ticle 914 du CPC, non modifié par le décret du 11 décembre 2019, est
mise en état a une compétence exclusive pour statuer sur les fins de relatif aux pouvoirs du conseiller de la mise en état qui, en vertu de cette
non-recevoir. L’examen d’une fin de non-recevoir pouvant nécessiter de disposition, ne peut statuer que sur certaines fins de non-recevoir.
La seconde lecture conduit à une vision plus large des pouvoirs du
conseiller de la mise en état par référence à l’article 907 du CPC. Sui-
(1) Agostini R. et Molfessis N., Chantiers de la Justice. Amélioration et simplification vant l’article 907, dans sa rédaction issue du décret n° 2019-1333, en
de la procédure civile, 2018.
procédure d’appel ordinaire avec désignation d’un conseiller de la
(2) Laffly R., Avis de la Cour de cassation sur les fins de non-recevoir  : here it is
(Cass. 2e civ., avis, 3 juin 2021, n° 21-70.006, avis n° 15008 P), D. Actualité, 17 juin 2021. mise en état, « l’affaire est instruite sous le contrôle d’un magistrat de
(3) D. n° 2019-1333, 11 déc. 2019, JO 12 déc. V. notamment Laffly R., Fins de non-re-
la chambre à laquelle elle est distribuée, dans les conditions prévues
cevoir  : un juge de la mise en état doté de «  super-pouvoirs  », Dalloz Avocats, par les articles 780 à 807 ». Le renvoi à l’article 789, 6 du CPC, par
janv. 2020, no 1, p. 36 ; Métais Ph. et Valette É., La nouvelle mise en état devant l’article 907 du même code, sous-tend des pouvoirs du conseiller de
le tribunal judiciaire, Gaz. Pal. 28 janv. 2020, n° 04, p. 78 ; Kebir M., Réforme de la
procédure civile : promotion de la mise en état conventionnelle et extension des la mise en état accrus par référence à ceux du juge de la mise en état.
pouvoirs du JME, D. Actualité, 26 déc. 2019.
(4) Cass. avis, 13 nov. 2006, n° 06-00.012, Bull. civ. avis 2006, n° 10, BICC 1er févr. 2007,
p. 22, JCP G 2007, II, no 10027, note Salati O., RTD civ. 2007, 177, obs. Perrot R, D.
2007, pan. 2430, obs. Fricero N. (5) Kebir M., précité.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 25


PROCÉDURE I JURISPRUDENCE

L’étendue du pouvoir dévolu au conseiller de la mise en état de sta- du conseiller de la mise en état en matière de fin de non-recevoir
tuer sur les fins de non-recevoir n’est pas aussi claire que celle du ne peut pas être circonscrite à l’unique article 914 du CPC(8).
juge de la mise en état(6). Fort opportunément, la Cour de cassation
Afin de parfaire le raisonnement, au paragraphe 6, de l’avis du 3 juin
a été sollicitée pour avis afin de clarifier cette délimitation des pou-
2021, il est précisé que « les nouvelles attributions conférées par le dé-
voirs. Il s’agit de savoir si le conseiller de la mise en état est autorisé
cret du 11 décembre 2019 au conseiller de la mise en état s'exercent
à statuer sur une fin de non-recevoir déjà tranchée en première ins-
sous réserve que soit ouvert contre ses décisions un déféré devant la
tance par le juge de la mise en état, ou le tribunal. Pour reprendre
cour d'appel ». En cause d’appel, le déféré est prévu à l’article 916 du
les termes conclusifs de l’avis en date du 3 juin 2021, « Le conseiller
CPC. Si elles ne sont susceptibles d’aucun recours indépendamment
de la mise en état ne peut connaître ni des fins de non-recevoir qui
ont été tranchées par le juge de la mise en état, ou par le tribunal, de l’arrêt sur le fond, les ordonnances du conseiller de la mise en état
ni de celles qui, bien que n'ayant pas été tranchées en première peuvent être déférées. Le décret no 2020-1452 a modifié le champ ma-
instance, auraient pour conséquence, si elles étaient accueillies, de tériel des ordonnances pouvant bénéficier de cette voie particulière
remettre en cause ce qui a été jugé au fond par le premier juge. ». prévue à l’article 916 du CPC(9). La modification concerne uniquement
les ordonnances statuant sur une fin de non-recevoir, intéressant par
Dans son avis en date du 3 juin 2021, la Cour de cassation confirme là-même l’avis sous commentaire. Désormais, la voie du déféré est ou-
l’accroissement du pouvoir du conseiller de la mise en état en ma- verte aux ordonnances statuant sur une fin de non-recevoir et non plus
tière de fin de non-recevoir. Cette extension ne doit cependant seulement aux ordonnances statuant sur une fin de non-recevoir tirée
pas faire fi du contexte organisationnel et procédural dans lequel de l’irrecevabilité de l’appel ou de l’irrecevabilité des conclusions et
il s’inscrit. L’augmentation des pouvoirs du conseiller de la mise en des actes de procédure en application des articles 909, 910, et 930-1(10).
état ne doit pas conduire à  lui conférer le pouvoir de confirmer,
infirmer ou annuler la décision du premier juge, car ce pouvoir S’il est admis que les pouvoirs du conseiller de la mise en état sont dé-
n’est dévolu qu’à la cour en application de l’effet dévolutif de l’ar- terminés par l’article 907 renvoyant à l’article 789, 6 du CPC, il pourrait
ticle 542 du CPC. L’avis présentement commenté précise l’étendue en être déduit que, à l’instar du juge de la mise en état, il est compé-
du pouvoir du conseiller de la mise en état en matière de fin de tent pour connaître de l’ensemble des fins de non-recevoir. Le doute
non-recevoir (1) tout en en limitant la portée (2). est permis. Car l’article 123 du CPC, modifié par le décret du 11 dé-
cembre 2019, précise que sauf s’il en est disposé autrement, une fin de
non-recevoir peut être proposée en tout état de cause. Et en son der-
1. L'ÉTENDUE DU POUVOIR DU CONSEILLER nier alinéa, l’article 789 dispose que, à moins qu’elles ne surviennent
DE LA MISE EN ÉTAT EN MATIÈRE DE FIN ou soient révélées postérieurement au dessaisissement du juge de la
DE NON-RECEVOIR PRÉCISÉE mise en état, « les parties ne sont plus recevables à soulever ces fins
de non-recevoir au cours de la même instance ». Or l’appel est une
À la suite du décret du 11 décembre 2020, la question s’est posée de nouvelle instance(11). Il en résulte que l’appel ne serait pas un obstacle
savoir si la compétence du conseiller de la mise en état relative aux limitant le pouvoir du conseiller de la mise en état en matière de fin de
fins de non-recevoir s’entend strictement par référence à l’article 914 non-recevoir. Cependant, un tel raisonnement omet que l’intervention
sans considération de l’article  907 ou si elle s’apprécie à  l’aune de du conseiller de la mise en état est a posteriori de celle du juge de la
cette dernière disposition(7). Suivant l’article 914 CPC, le conseiller de mise en état et du tribunal. L’énoncé est presque une lapalissade. Mais
la mise en état ne peut statuer que sur certaines fins de non-recevoir, les évidences doivent inciter à la vigilance. L’extension des pouvoirs
à savoir celles relatives à la recevabilité de l’appel, des conclusions en du conseiller de la mise en état ne peut pas faire fi de l’organisation
application des articles 909 et 910, et des actes de procédure confor- judiciaire et procédurale dans laquelle elle s’inscrit. D’une part, l’appel
mément à l’article 930-1 du CPC. Cette énumération est loin d’épuiser tend, par la critique du jugement rendu par une juridiction du pre-
l’ensemble des fins de non-recevoir. C’est pourquoi, si les pouvoirs du mier degré, à sa réformation ou à son annulation par la cour d’appel.
conseiller de la mise en état sont définis par l’article 907, celui-ci dis- D’autre part, le conseiller de la mise en état est le juge des incidents
pose de pouvoirs accrus par le jeu du renvoi à l’article 789, 6 du CPC. nés au cours de la procédure d’appel et non juge d’appel. Ainsi, il
La différence est conséquente puisqu’en cette dernière hypothèse, appert que si les pouvoirs du conseiller de la mise en état sont accrus
à l’instar du juge de la mise en état, le conseiller de la mise en état se- en matière de fin de non-recevoir, leur portée est limitée.
rait compétent pour connaître de l’ensemble des fins de non-recevoir.
Dans son avis en date du 3 juin 2021, la Cour de cassation énonce
sans ambiguïté que « la réforme issue du décret n° 2019-1333 du (8) En ce sens, avant l’avis du 3 juin 2021, Gerbay N., La compétence du conseiller
11 décembre 2019, qui a conféré au juge de la mise en état la com- de la mise en état pour statuer à hauteur d’appel sur une fin de non-recevoir (CA
Paris, pôle 3, ch. 1, 2 juin 2020, n° 19/19343, JurisData n° 2020-008639), JCP G,
pétence, énoncée à l’article 789, 6 ° du Code de procédure civile, actu. 884, n° 29, 20 juill. 2020.
pour “statuer sur les fins de non-recevoir”, s'applique également (9) D. no 2020-1452, 27 nov. 2020, JO  28 nov. V. notamment, Barba  M., Nouvelles
au conseiller de la mise en état ». En d’autres termes, les pouvoirs retouches de l’appel civil ou le syndrome de la réforme permanente. À propos du
du conseiller de la mise en état doivent être entendus par référence décret numéro 2020-1452 du 27 novembre 2020, D. 14 janv. 2021, p. 39 ; Amrani
Mekki  S., Décret n°  2020-1452 réformant (encore !) la procédure civile, JCP G
à l’article 907 CPC lequel renvoie à l’article 789, 6. La compétence 14 déc. 2020, n° 51, p. 2252.
(10) Une précision temporelle s’impose. Les dispositions du décret no 2020-1452 sont
entrées en vigueur le 1er janvier 2021 et, sauf dérogations, s’appliquent aux ins-
tances en cours à cette date. Le conseiller de la mise en état ne peut donc statuer
(6) Laffly R., précité, spéc. p. 39. sur les fins de non-recevoir nouvellement dévolues qui lui sont soumises ou qu’il
(7) En ce dernier sens, v. notamment Gerbay N. et Gerbey Ph., Guide du procès civil relève d’office que depuis le 1er janvier 2021.
en appel, LexisNexis, 5e éd., 2020, fiche 55. (11) Cass ass. plén., 3 avr. 1962, n° 61-10.142, Bull. 1962, ass. plén., n° 1.

26 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


ANALYSE I PROCÉDURE

2. LA PORTÉE DU POUVOIR DU CONSEILLER Dans son avis, la Cour de cassation exclut des pouvoirs du conseil-
ler de la mise en état deux types de fins de non-recevoir.
DE LA MISE EN ÉTAT EN MATIÈRE DE FIN
DE NON-RECEVOIR LIMITÉE Le conseiller de la mise en état ne peut connaître des « fins de non-re-
cevoir qui ont été tranchées par le juge de la mise en état, ou par
L’appel est la voie de recours ordinaire qui, précision apportée par le tribunal ». Les fins de non-recevoir qui ont fait l’objet d’un débat
le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, par la critique du jugement en première instance ne relèvent pas des pouvoirs du conseiller de la
d’une juridiction du premier degré, tend à la réformation ou l’annu- mise en état. La solution est légitime. Le conseiller de la mise en état
lation dudit jugement(12). Envisagée par le prisme de l’organisation n’a pas le pouvoir de confirmer, infirmer ou annuler une décision du
judiciaire, sous réserve des compétences attribuées à d’autres ju- premier juge. En vertu de l’effet dévolutif de l’appel, un tel pouvoir
ridictions, la compétence pour connaître des décisions judiciaires, relève de la formation au fond de la cour d’appel. Or si le conseiller de
civiles et pénales, rendues en premier ressort est dévolue à la cour la mise en état statuait une fin de non-recevoir tranchée en première
d’appel qui statue souverainement sur le fond des affaires(13). La instance, il utiliserait un tel pouvoir outrepassant ses prérogatives. En
cour d’appel statue en formation collégiale, sa formation de juge- un sens comparable, la Cour de cassation a eu l’occasion de se pro-
ment se composant d’un président et de plusieurs conseillers(14). noncer sur la délimitation des pouvoirs dévolus entre les magistrats
Le rappel de la structure organisationnelle est important. La cour de la mise en état s’agissant des exceptions de procédure relatives
d’appel est un organe juridictionnel appelé à trancher en dernier à la première instance. Dans un avis en date du 2 avril 2007, la Haute
ressort les affaires dont elle est saisie. Seule la cour d’appel dispose juridiction a précisé que le conseiller de la mise en état n’est pas com-
du pouvoir d’infirmer ou d’annuler la décision frappée d’appel qui pétent pour statuer sur une exception de procédure relative à la pre-
est revêtue dès son prononcé de l’autorité de la chose jugée. Ce mière instance, ses attributions ne concernant que les exceptions de
pouvoir n’est pas dévolu au conseiller de la mise en état. Il en ré- procédure et les incidents relatifs à l’instance d’appel(17). La solution est
sulte que la détermination des pouvoirs du conseiller de la mise en ici transposée en matière de fin de non-recevoir.
état « ne saurait avoir pour conséquence de méconnaître les effets Le conseiller de la mise en état ne peut également connaître des fins
de l'appel et les règles de compétence définies par la loi »(15). En de non-recevoir « qui, bien que n'ayant pas été tranchées en première
d’autres termes, l’accroissement des pouvoirs du conseiller de la instance, auraient pour conséquence, si elles étaient accueillies, de
mise en état en matière de fin de non-recevoir ne doit pas avoir remettre en cause ce qui a été jugé au fond par le premier juge ».
pour conséquence de lui conférer un pouvoir d’infirmer ou d’an- La précision de la Haute juridiction est opportune, certains auteurs
nuler la décision. recommandant par précaution « de saisir le conseiller de la mise en
En cause d’appel, les fins de non-recevoir pouvant se présenter de- état et la cour » en attendant la position de la Cour. La répartition des
vant le conseiller de la mise en état sont de trois ordres(16). Il s’agit compétences entre le conseiller de la mise en état et la cour explique
d’une part des fins de non-recevoir relatives à la première instance à nouveau la solution ; sans oublier que conformément à l’alinéa 2 de
qui y ont ou non été débattues, d’autre part des fins de non-rece- l’article 472 du CPC, « Le juge ne fait droit à la demande que dans la
voir nées en appel. Si l’ensemble de ces fins de non-recevoir peut mesure où il l’estime régulière, recevable et bien fondée ».
se présenter devant le conseiller de la mise en état, pour autant Sans savoir si les conséquences du décret n° 2019-1333 sur le pou-
elles ne relèvent pas toutes de sa compétence. voir du conseiller de la mise en état en matière de fin de non-rece-
voir avaient été mesurées, après la retouche opérée par le décret
no 2020-1452, l’avis de la Cour de cassation du 3 juin offre une cla-
rification nécessaire. Le pouvoir du conseiller de la mise en état de
(12) CPC, art. 542. statuer sur des fins de non-recevoir est accru tout en étant limité…
(13) C. org. jud., art. L. 311-1. la réforme de la procédure civile n’a pas fini de faire parler ! n
(14) C. org. jud., art. L. 312-1.
(15) Cass. avis, 3 juin 2021, précité, §8.
(16) Vajou E., Fins de non-recevoir. De la première instance à l’appel … en passant
par les voies de recours. Quand et comment les soulever ?, Procédures 2021, no 4, (17) Cass. avis, 2 avr. 2007, no 0070007P, P, no 4, Procédures 2007, no 7, comm. 160, obs. Per-
p. 34, spéc. p. 35. rot R., AJ 1208, obs. Avena-Robardet V., Dr. & patr. 2008, p. 105, obs. Amrani-Mekki S.

Texte (extrait) : à  ceux du juge de la mise en état ne saurait


avoir pour conséquence de méconnaître les ef-
instance, auraient pour conséquence, si elles
étaient accueillies, de remettre en cause ce qui
fets de l’appel et les règles de compétence dé- a été jugé au fond par le premier juge.
7. Ce décret du 27 novembre 2020 étant, au finies par la loi. Seule la cour d’appel dispose, EN CONSÉQUENCE, la Cour est d'avis que :
terme de son article  12, alinéa  2, entré en vi- à  l’exclusion du conseiller de la mise en état, Le conseiller de la mise en état ne peut
gueur le 1er  janvier 2021, pour s’appliquer aux du pouvoir d’infirmer ou d’annuler la décision connaître ni des fins de non-recevoir qui ont
instances d’appel en cours, le conseiller de la frappée d’appel, revêtue, dès son prononcé, été tranchées par le juge de la mise en état,
mise en état ne peut donc statuer sur les autres de l’autorité de la chose jugée. ou par le tribunal, ni de celles qui, bien que
fins de non-recevoir qui lui sont soumises ou 9. Il en résulte que le conseiller de la mise en n’ayant pas été tranchées en première ins-
qu’il relève d’office qu’à compter de cette date. état ne peut connaître ni des fins de non-rece- tance, auraient pour conséquence, si elles
8. Sous cette réserve, la détermination par l’ar- voir qui ont été tranchées par le juge de la mise étaient accueillies, de remettre en cause ce qui
ticle 907 du Code de procédure civile des pou- en état, ou par le tribunal, ni de celles qui, bien a été jugé au fond par le premier juge.
voirs du conseiller de la mise en état par renvoi que n’ayant pas été tranchées en première Cass. 2e civ., avis n° 15008, 3 juin 2021, n° 21-70.006

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 27


congrès des notaires

ÎRLDC 6979

117e CONGRÈS DES NOTAIRES DE FRANCE : LE NuméRIquE, L'hOmmE ET LE DROIT

Le smart contract et le droit


de la défaillance
Le déterminisme et l’intransigeance du code informatique garantissent une exécution en nature
du contrat. Dès lors, la technique semble annihiler tout l’intérêt des procédures d’exécution
forcée. Mais il s’agit d’une vision très réductrice du rôle du droit de la défaillance, qui ne se limite
pas à obtenir une exécution en nature à tout prix. Les situations sont souvent complexes, et
l’équilibre entre les droits individuels et collectifs, les intérêts privés et la souveraineté de l’État,
est primordial.

tend à remettre en cause la légitimité du droit de la défaillance.


Par Maître Laëtitia JOSSIER Il est évident que, si le smart contract garantit à lui seul la satis-
Notaire faction du créancier, le droit de l’exécution forcée devient inutile.
Le code informatique se suffit à lui-même. « Code is law »(5). La
confiance est donnée à la technique plutôt qu’à l’humain - parties
et juge.
Cette philosophie éminemment libertarienne et individualiste(6)
semble en contradiction avec le droit de la défaillance organisé

L
e smart contract est un protocole informatique automati- au sein de deux corps de règles : le droit des procédures civiles
sant des instructions sous la forme d’une boucle condition- d’exécution (I) et le droit des procédures collectives (II).
nelle : « Si… alors… ». Dans les années 1990, Nick Szabo
présente le smart contract comme un «  protocole de transac- I. LE smart contract VS LES PROCÉDURES
tion informatisé qui exécute automatiquement les termes d’un
CIVILES D’ExÉCUTION
contrat »(1). Le concept naît en observant le fonctionnement d’un
distributeur automatique de boissons. L’insertion de l’appoint Le smart contract peut être utilisé pour automatiser l’exécution du
de monnaie entraîne invariablement la réception d’une canette. contrat ou la sanction de son inexécution(7). Dans un cas comme
Son idée est de reproduire cette instruction conditionnelle dans dans l’autre, les parties connaissent le dénouement de chaque si-
un code informatique pour sécuriser le contrat. Si les conditions tuation, qu’elles ont donc accepté dès la formation du contrat. Le
prévues se réalisent, alors le contrat s’exécute automatiquement. smart contract sacralise le contrat en confortant son intangibilité
L’association du smart contract à la blockchain le rend inarrêtable, (C. civ., art. 1103 et 1193). Selon les partisans du smart contract,
même de l’accord des parties(2) car il revêt ses caractéristiques(3). l’utilité est évidente et conforme à la force obligatoire du contrat
Son ancrage dans un bloc de la chaîne permet son horodatage, (A). Néanmoins, le smart contract ne doit pas créer la confusion
le rend indélébile et traçable. Une fois le processus enclenché, il entre force obligatoire et force exécutoire, cette dernière étant
ne peut plus être interrompu. attachée à la puissance publique (B).
Outre l’incompatibilité que le smart contract peut présenter avec A. La consolidation de la force obligatoire du contrat
le droit des contrats(4), l’automatisation de l’exécution du contrat par l’automatisation
La théorie du contrat social est celle de la confiance des hommes
dans un système, une société, un État pour survivre malgré l’insé-
(1) http://www.fon.hum.uva.nl/rob/Courses/InformationInSpeech/CDROM/Litera-
ture/LOTwinterschool2006/szabo.best.vwh.net/smart.contracts.html consulté
le 11/07/2021.
(2) Sauf à  avoir prévu ab initio certains cas dans lesquels l’exécution du smart (5) Lessig  L., Code is law  : Harvard magazine, 2000, https://harvardmagazine.
contract cesse automatiquement, il se poursuit inéluctablement même si les com/2000/01/code-is-law-html, consulté le 11/07/2021.
parties ne le souhaitent pas. (6) Rapport du 117ème Congrès des Notaires de France, Le numérique, l’Homme
(3) Rapport du 117ème Congrès des Notaires de France, Le numérique, l’Homme et le droit, 2021, n° 3-288 : https://rapport-congresdesnotaires.fr/2021-rapport-
et le droit, 2021, n°  3-401 et s.  : https://rapport-congresdesnotaires.fr/2021- du-117e-congres/2021-co3-p1-t2-st1-c2/
rapport-du-117e-congres/2021-co3-p2-t1-st1-c1/ (7) Les smart contracts sont utilisés dans le monde des affaires pour transférer au-
(4) Rapport du 117ème Congrès des Notaires de France, Le numérique, l’Homme tomatiquement des titres, dans les assurances pour automatiser le versement
et le droit, 2021, n°  3-300 et s.  : https://rapport-congresdesnotaires.fr/2021- d’indemnité etc… pour d’autres exemples, v. https://cryptoactu.com/smart-
rapport-du-117e-congres/2021-co3-p1-t2-st2-c1/#co3-p1-t2-st2-c1-s1-ss1 contracts/, consulté le 16/07/2021.

28 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


LE NUMÉRIQUE, L’HOMME ET LE DROIT

curité naturelle. L’homme échange sa liberté contre sa sécurité en n’est pas la force exécutoire, qui est l’apanage de l’État et exprime
faisant appel à un tiers de confiance(8) pour assurer sa protection. sa souveraineté.
Le smart contract s’inscrit dans une logique opposée. L’utilisation
de ce protocole informatique associé à  la blockchain a  vocation B. La force exécutoire, apanage de l’État
à consolider la force obligatoire du contrat tel qu’il a été voulu ab Par la force exécutoire, celui qui s’est vu reconnaître un droit dans
initio par les parties en exécutant les instructions données de ma- un acte authentique ou une décision de justice peut demander le
nière autonome. À l’inverse de la théorie du contrat social, la pré- concours de la force publique pour le faire respecter, l’un et l’autre
sence d’un tiers représentant l’autorité étatique, comme le juge, procurant un titre exécutoire (CPCE, art. L. 111-3).
est vécue comme une fragilité dans l’exécution du contrat et non
comme une protection des parties. Seule la chaîne de blocs joue le La volonté du créancier est à l’origine des procédures civiles d’exé-
rôle de tiers de confiance, son intangibilité étant gage de sécurité cution. En effet, si les procédures civiles d’exécution ont pour but
juridique. de permettre au créancier d’obtenir le paiement de l’obligation
malgré la défaillance du débiteur, elles ne peuvent exister sans l’im-
Cette vision du contrat se rapproche de celle de Bufnoir qui voyait pulsion du créancier. Il évalue l’opportunité des poursuites civiles,
dans le contrat « une sorte de loi privée » ne pouvant être modifiée et du moment de les exercer. Il décide de la pertinence ou non de
sous aucun prétexte(9). La force obligatoire est le corollaire de la mobiliser telle règle ou sanction.
liberté contractuelle. Le contrat négocié librement par les parties
doit s’exécuter pleinement lorsqu’il a  été accepté. L’État ne doit Le mécanisme smart
avoir que des fonctions régaliennes sans aucune ingérence dans
la sphère privée. 1 contractuel a vocation
L’automatisation de l’exécution par l’utilisation d’un smart contract à anticiper le risque pour le
se présente donc comme une alternative à l’immixtion d’un tiers
de confiance dans le contrat, prenant le contre-pied du contrat
créancier de ne pas recouvrer
social. Il s’agit de contractualiser la contrainte en prévoyant une sa créance.
exécution en nature irréversible des obligations contractuelles ou
en organisant une justice privée par l’automatisation des sanctions
Le smart contract dessaisit le créancier de cette faculté d’appré-
de l’inexécution tels des clauses pénales, astreintes, ou pactes
ciation. En effet, il peut par exemple être utilisé pour automatiser
commissoires.
une mise en demeure sous la forme : « si l'exécution de l'obligation
Néanmoins, il ne faut pas confondre la consolidation de la force prévue n'est pas réalisée sous X jours, alors une mise en demeure
obligatoire avec la force exécutoire. La contractualisation de la est adressée automatiquement au débiteur par lettre recomman-
contrainte est admise par le Code civil (article 1217 et s.) comme dée avec avis de réception électronique à l’adresse xxx@xxx.fr ». Le
un renfort de la force obligatoire du contrat, mais toujours tempé- créancier perd donc la possibilité d’adapter sa réaction à l’inexécu-
rée par le contrôle du juge. En effet, les standards du raisonnable, tion subie, en termes de délai comme d’intensité.
de la gravité suffisante, la disproportion manifeste, etc… sont une Seule l’attribution de la force exécutoire permet de recourir à  la
forme de tempérament aux excès des sanctions mises en œuvre force publique pour obtenir l’exécution contrainte des actes ju-
par le créancier impayé(10) ainsi qu’au pouvoir d’appréciation du ridiques. La force exécutoire est attachée à  la nature même des
juge saisi par l’une des parties au contrat inexécuté. En outre, le actes authentiques et des décisions de justice, que la loi qualifie
Code civil laisse la liberté aux parties de prévoir dans leurs contrats de titres exécutoires, sorte de permis d’exécuter nécessaires au
des clauses anticipant l’éventuelle inexécution de l’une d’elles mais créancier pour agir (CPCE, art.  L.  112-2) . De plus, l’État est om-
pour ajouter immédiatement ensuite que cette possibilité offerte niprésent tout au long de la procédure civile d’exécution : dès la
aux parties est soumise au contrôle du juge. Ainsi, la clause pé- délivrance du titre exécutoire par un juge, un officier public ou une
nale est révisable en justice (C. civ., art. 1231-5). Le pacte commis- administration publique ou délégataire d’une mission de service
soire est très encadré (C. civ., art. 2348, 2459, 2460, 2365 ; C. com., public jusqu’à sa mise en œuvre à laquelle l’huissier de justice prête
art. L. 622-7, L. 631-14, L. 641-3). La clause de voie parée est inter- son concours. Chacun des représentants de l’État incarne la nation
dite (C. civ., art. 2346 et 2458 et CPCE, art. L. 311-3). Au regard des et se présente comme l’autorité de confiance protégeant l’intérêt
divers textes précités, ces règles ne devraient pas être remises en public et l’intérêt particulier du créancier impayé. L’État exerce sa
cause par l’utilisation d’un smart contract. En pratique, le juge ne mission régalienne au titre de la sécurité qu’il doit à  chaque ci-
pourra sans doute pas interrompre l’exécution automatique mais il toyen. L’article  3 de la Déclaration des droits de l’Homme et du
a le pouvoir d’apprécier a posteriori son opportunité. L’irréversibili- citoyen l’énonce clairement : « Le principe de toute souveraineté
té du code informatique ne soustrait pas le smart contract au code réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne
juridique(11). Dit autrement, la consolidation de la force obligatoire peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément ».
La force exécutoire est la voix de la nation. Cela lui donne une di-
mension collective qui n’est pas la somme d’intérêts individuels de
(8) Hobbes T., Leviathan, or The Matter, Forme, & Power of a Common-Wealth Ec-
clesiasticall and Civil, 1651. la communauté blockchain. L’État souverain vérifie le respect de
(9) Bufnoir C., Propriété et contrat, Arthur Rousseau, 2e éd., 1900, p. 744. la sécurité des parties et la conformité à  l’ordre public. Le smart
(10) Le nouveau droit des contrats prévoit la possibilité pour le créancier de sanc- contract ne défend lui que l’efficacité du contrat pour le créancier
tionner unilatéralement l’inexécution de ses obligations par le débiteur (C. civ.,
art. 1217 et s.) des obligations ou sanctions automatisées. L’intérêt privé du créan-
(11) Guerlin G., Considérations sur les smart contracts, D. IP/IT 2017, n° 512. cier est exclusif de tout intérêt général, et ce en raison de l’indé-

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 29


congrès des notaires

pendance du smart contract vis-à-vis des parties au stade de l’exé- ou service(13). À  l’exception des sûretés conférant une exclusivité
cution et de son automaticité. Il n’opère pas d’autre vérification ou établissant un ordre entre les créanciers (C. com., art. L. 641-13,
que la réunion des conditions initialement prévues et enregistrées C. consom., art. L. 711-6), la procédure privilégie l’égalité de paie-
sur la blockchain. Le smart contract ne revêt pas les caractéristiques ment. L’objectif est d’aboutir à  un équilibre général, c’est-à-dire
de la force exécutoire. Aussi, la consolidation de la force obliga- entre les droits des créanciers et la sauvegarde des intérêts éco-
toire du contrat qu’il autorise ne saurait être confondue avec elle. nomiques et sociaux des débiteurs, mais aussi entre les créanciers
eux-mêmes. Le poids de certains acteurs économiques est tempé-
Les seules volontés privées ne peuvent pas contractualiser la ré par d’autres intérêts qui peuvent s’avérer supérieurs.
contrainte étatique. En l’absence de la force exécutoire, le smart
contract ne soustrait pas l’exécution du contrat au contrôle judi- S’agissant des entreprises en difficulté, deux interdictions gèlent
ciaire. Même si le contrat s’est exécuté automatiquement, le dé- les droits individuels des créanciers au profit de la procédure
biteur pourra saisir le juge pour contester la mise en œuvre d’un collective  : l’interdiction de demander le paiement des créances
antérieures au jugement d’ouverture de la procédure (C.  com.,
smart contract. L’inverse aboutirait à privilégier les intérêts indivi-
art. L. 622-7) et l’interdiction des poursuites judiciaires individuelles
duels face à l’intérêt collectif et par conséquent à protéger le dé-
(C. com., art. L. 622-21, al. 1er), à quelques exceptions près. La pro-
tenteur de la puissance économique face à la puissance publique.
cédure de surendettement a été conçue dans cette même logique,
Ce constat d’opposition entre les intérêts individuels et collectif
interdisant ou suspendant à compter de la décision de recevabilité
peut également être fait dans le cadre des procédures d’insolva- du dossier toute procédure d’exécution ou cession de rémunéra-
bilité. tion autre qu’alimentaire (C. consom., art. L. 722-2 et s.) et toute
mesure d’expulsion du logement (C. consom., art. L. 722-6 et s.).
II. LE smart contract VS LES PROCÉDURES
Le smart contract programmé exécutera invariablement le contrat
D’INSOLVABILITÉ
en dépit d’une procédure collective, rompant l’égalité entre les
Le règlement collectif du passif, dans le cadre des procédures d’in- créanciers. En tout état de cause, il ne tiendra pas compte de
solvabilité régies par le Code de commerce (à l’égard des entre- l’ordre des créanciers pour s’exécuter. Il est le résultat de la né-
prises en difficulté) et le Code de la consommation (au bénéfice gociation des parties. Peu importe ce qui a  amené une partie
des particuliers surendettés), est subordonné à la paralysie du paie- à contracter. Si elle a donné son accord, c’est qu’elle y avait inté-
ment des créances individuelles. Le smart contract répond quant rêt. Le smart contract peut être un facteur d’accélération des dif-
à lui à une logique individuelle. Il consiste à automatiser le « prix de ficultés de l’entreprise(14) ou du débiteur particulier. En effet, si les
la course ». Le mécanisme smart contractuel a vocation à anticiper conditions convenues sont réunies, il s’exécute automatiquement
le risque pour le créancier de ne pas recouvrer sa créance. Il per- quelle que soit la situation du débiteur. Il ignore les intérêts supé-
met l’anticipation de son éventuelle négligence et, par là-même, rieurs au contrat tels que la sauvegarde de l’emploi ou la stabilité
de l’équilibre économique pour l’entreprise ou le maintien d’une
lui retire le pouvoir de décision face à  la défaillance de son dé-
vie décente pour le particulier(15), qui doit avoir un minimum de
biteur, comme en matière de procédures civiles d’exécution. Lui
ressources pour pouvoir faire face à  ses charges quotidiennes et
assurant dès la conclusion du contrat l’exécution du débiteur grâce
retrouver dans l’avenir une situation financière stable et pérenne.
à la fonction de registre de la blockchain, le créancier est garanti
La sécurité garantie par le smart contract est apportée à l’exécution
d’être payé. Le processus a vocation à protéger exclusivement le du contrat indépendamment des conséquences pour les contrac-
paiement de la prestation convenue : le contrat, rien que le contrat. tants et leur entourage professionnel ou personnel.
Le smart contract se désintéresse de l’environnement économique
du débiteur et des autres créanciers, ce qui va à l’encontre de la Le smart contract mis en place pour garantir l’exécution d’une obli-
discipline collective imposée par les procédures d’insolvabilité (A). gation est incompatible avec les principes généraux qui animent
En revanche, l’automatisation peut trouver des applications au ser- les procédures d’insolvabilité. En revanche, il pourrait permettre
vice des procédures d’insolvabilité (B). d’en automatiser certaines étapes clés.

A. La dimension collective des procédures d'insolvabilité B. Le smart contract au service des procédures
d'insolvabilité
À l’origine, le droit de la défaillance ne connaissait pas le règlement
Les procédures sont jalonnées de délais impératifs très courts. Elles
collectif du passif. Le paiement se faisait au prix de la course. Seule
laissent peu de temps aux créanciers pour réagir. L’automatisation
la notion de déconfiture, encore présente dans le Code civil(12), pre-
peut pallier les négligences humaines. Dans le cadre du droit des
nait en compte la situation du débiteur insolvable à l’égard de cha-
entreprises en difficulté, la déclaration de créances et la revendi-
cun de ses créanciers. Qu’elles concernent le surendettement des
particuliers ou l’entreprise en difficulté, les procédures d’insolvabi-
lité ont pris une dimension collective. Elles privent les créanciers
(13) Pour un rappel sur le principe d’égalité des créanciers, Rapport du 117ème
du droit d’obtenir individuellement le paiement de leur produit Congrès des Notaires de France, Le numérique, l’Homme et le droit, 2021,
n°  3-339 et s.  : https://rapport-congresdesnotaires.fr/2021-rapport-du-117e-
congres/2021-co3-p1-t2-st2-c1/
(14) Roda J.-C., Smart contracts, dumb contracts ?, D. IP/IT 2018, p. 397.
(12) Exemples d’effets produits par la déconfiture : la révocation du mandat (C. civ., (15) Pour un exemple d’antagonisme des finalités des procédures d’insolvabilité et
art. 2003), l’exception d’inexécution en matière de vente (C. civ., art. 1613), le re- du smart contract en matière de surendettement : Rapport du 117ème Congrès
cours avant paiement de la caution contre le débiteur principal (C. civ., art. 2309), des Notaires de France, Le numérique, l’Homme et le droit, 2021, n°  3-345  :
l’exigibilité du capital de la rente perpétuelle (C. civ. art. 1913), la déchéance du https://rapport-congresdesnotaires.fr/2021-rapport-du-117e-congres/2021-co3-
terme en cas de perte de sûreté (C. civ., art. 1305-4). p1-t2-st2-c1/

30 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


LE NUMÉRIQUE, L’HOMME ET LE DROIT

cation des marchandises ou du prix sont deux exemples dans les- contestable et donne une force probatoire aux documents joints
quels le smart contract pourrait être mis au service des procédures à l’appui de la déclaration(19). Mais le plus souvent, la créance au
collectives. jour de l’ouverture d’une éventuelle procédure collective ne pourra
pas être déterminée au moment de la programmation du smart
Le smart contract mis
1
contract. Il est alors possible d’automatiser la saisine d’un oracle
en place pour garantir chargé d’établir la déclaration de créance dès la publication au BO-
DACC d’une procédure collective frappant le débiteur.
l’exécution d’une obligation De même, lorsqu’une clause de réserve de propriété est convenue,
est incompatible avec les la revendication des marchandises ou de leur prix de revente est
principes généraux qui un mode de paiement indirect efficace. Elle doit être faite dans les
trois mois de la publication du jugement d’ouverture au BODACC
animent les procédures (C. com., art. L. 624-9).
d’insolvabilité. Le smart contract pourrait être utilisé pour mettre en œuvre l’action
en revendication grâce au BODACC jouant le rôle d’oracle et au
Le créancier a deux mois à compter de la publication au BODACC portail dématérialisé.
du jugement d’ouverture pour faire sa déclaration de créances
(C. com., art. L. 622-24, R. 622-24). Un délai court nécessite de s’in- De manière plus générale, la blockchain pourrait servir à  sécuri-
former régulièrement sur les nouvelles procédures collectives. ser les relations entre les tribunaux, les mandataires de justice, les
créanciers et tous les acteurs des procédures collectives. La procé-
Conformément au décret du 18 août 2015(16), le conseil national des dure s’en trouverait sécurisée et accélérée.
administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires a mis en
place un portail électronique(17). Il est désormais possible de faire En matière de surendettement des particuliers, la blockchain dans
valoir ses droits par voie dématérialisée. sa fonction de registre pourrait également avoir un rôle important
à jouer. Actuellement, la publicité des procédures de surendette-
Au moyen d’un smart contract connecté au BODACC jouant le rôle
ment est peu fiable. La commission de surendettement est tenue au
d’oracle(18), il est possible de pallier la négligence du créancier de
secret professionnel. Le BODACC est mal renseigné. L’interdiction
manière efficace. Une déclaration de créance nécessite de rensei-
gner des mentions obligatoires tels le montant de la créance due faite au débiteur d’accomplir des actes de disposition a des consé-
au jour du jugement d’ouverture et le mode de calcul des intérêts quences graves que, souvent, il n’appréhende pas. Par exemple, la
en cours, ou encore la nature de la garantie éventuellement affé- vente d’un bien par un débiteur en difficulté est souvent faite avec
rente. Si ces éléments sont déterminables dès l’ancrage du smart l’objectif de payer ses dettes. De bonne foi, il ne mentionne pas
contract sur la blockchain, la publication au BODACC d’une pro- sa situation sans percevoir que la conséquence de ce silence est la
cédure collective concernant le débiteur déclenche automatique- nullité de l’acte. Mettre en place une automatisation de la publicité
ment la déclaration de créance en se connectant au portail électro- des procédures de surendettement sécuriserait les opérations en
nique des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires. garantissant aux créanciers et aux intermédiaires du contrat, l’ab-
L’utilisation du portail permet un horodatage considéré comme in- sence de procédure restreignant la capacité des parties à l’acte.n

(16) D. n° 2015-1009, 18 août 2015, relatif à la mise en œuvre du portail électronique
prévu aux articles L.  814-2 et L.  814-13 du Code de commerce, JO  20  août,
p. 14547, texte n° 15.
(17) https://creditors-services.cnajmj.fr/#, consulté le 27/12/2020.
(18) Pour une définition de l’oracle  : Rapport du 117ème Congrès des Notaires
de France, Le numérique, l’Homme et le droit, 2021, n°  3-352  : https://rap-
port-congresdesnotaires.fr/2021-rapport-du-117e-congres/2021-co3-p1-t2-
st2-c2/ (19) https://creditors-services.cnajmj.fr/ consulté le 27/12/2020.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 31


PERSPECTIVES

ÎRLDC 6978

Le dilemme de la violence économique


en droit comparé : acceptation forcée
du contrat ou mort financière ?
Lorsqu’une partie menace d’annuler un accord, à moins que son cocontractant n’accepte de
nouvelles demandes, il existe un moyen de défense dans les pays de common law : la violence
économique. Pour invoquer cette notion, il faut démontrer à la fois des pressions illégitimes et
les conséquences délétères qui en résultent. Le fait de ne pas souscrire aux conditions imposées
pourrait conduire à la ruine financière du plus faible. Si cet argument est retenu, la victime pourra
décider de donner suite au contrat ou le faire annuler. Toutefois, cette tentative sera vouée
à l’échec si elle a expressément ou implicitement confirmé l’accord ou si elle a laissé le temps
s’écouler. Mieux connaître la pratique étrangère permettrait d’étendre notre droit au-delà des
frontières de l’Hexagone à travers une unité conceptuelle.

Introduction. - Avec la montée de l’individualisme, à  une harmonisation par une meilleure connais-
toutes les limites semblent avoir volé en éclat. Ana- sance des mécanismes contractuels étrangers.
lyser la violence économique en droit comparé est
Enfin, elle est utile car d’aucuns peuvent profiter de
un sujet fondamental dans la mesure où cela per- l’impact négatif de la pandémie COVID-19 sur les
met de mesurer le degré de moralité contractuelle petites entreprises, pour les inciter soit à  modifier
au XXIe siècle. Peut-on constater une réticence des les termes d’un contrat existant, soit à conclure un
juges(1) à intervenir dans l’accord des parties au nom nouvel accord moins favorable.
Par Me Bruno de l’impératif de sécurité des transactions, ou au
ANCEL contraire, un certain interventionnisme  pour pro- Après avoir mis en lumière les conditions de la coer-
Docteur en droit, cition financière et comparé la portée de la notion
téger les plus vulnérables  ? De plus, pour évaluer
Avocat au Barreau dans les autres pays de common law et en Europe
les violences subies, les tribunaux(2) se livrent-ils
de Paris (I), nous nous pencherons sur le cadre analytique ac-
à un examen rigoureux des conditions requises, ou
tuel développé par les juges anglais et américains
font-ils preuve de souplesse ? Comment établir une afin de mesurer l’effectivité de cette notion (II).
distinction entre une pression normale dans une né-
gociation acharnée et une menace illicite signe d’un
stratagème inacceptable et d’une parfaite mauvaise I. LA VIOLENCE ÉCONOMIQUE :
foi ?
UNE NOTION
C’est ce qu’il convient d’examiner dans cette étude MULTIFACTORIELLE
dont l’intérêt est triple.
Il importe d’analyser l’origine de la notion de vio-
En premier lieu, face à  l’internationalisation du lence économique (duress), son champ d’applica-
monde des affaires, elle permet de mieux connaître tion avant de porter un regard comparatiste sur ce
la notion de contrainte économique en droit an- concept.
glo-américain, peu étudiée par la doctrine.
En second lieu, elle est susceptible d’enrichir notre A) Définition
pratique du droit des contrats, de favoriser la voie Historique. - Cette théorie trouve son origine aux
États-Unis. Ce n’est qu’à  la fin du XXe  s. qu’elle
s’est développée en Angleterre(3) car les tribunaux
(1) Ancel F., Quel juge pour le contrat au XXIe siècle ?, D. 2017,
p. 721.
(2) Latina  M., L’abus de dépendance (C.  civ., article  1143)  :
premiers enseignements des juridictions du fond, D.  2020, (3) Cela a été reconnu pour la première fois en droit anglais dans
p. 2180 et s. deux affaires commerciales de première instance: Occidental

32 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


DÉCRYPTAGE I PERSPECTIVES

étaient peu enclins à retenir cette forme subtile de contrainte. C’est Les pressions illégitimes. - Une menace de commettre un acte il-
la doctrine de la « considération » qui était souvent mise en avant. légal, comme un crime ou un délit, est illégitime(10). Un refus de
Ainsi, dans l’hypothèse où une personne forçait une autre à signer contracter n’est pas considéré comme tel, en l’absence de mau-
un contrat sous la pression d’une arme à feu, ce dernier ne pouvait vaise foi de la part de la personne qui s’abstient de conclure le
être exécuté pour absence de contrepartie (consideration). contrat(11). De même, le refus de renoncer à une obligation contrac-
tuelle existante n’est pas jugé équivalent à l’application d’une pres-
La notion est également apparue tardivement car l’équité offrait sion illégitime(12) .
une protection aux contractants en situation d’infériorité dans les
négociations. À la différence du droit français, les vices du consen- La notion d’alternative raisonnable. - Il est essentiel de démontrer
tement étaient reconnus mais de façon limitée. En effet, la sécurité par ailleurs que la personne menacée ne pouvait raisonnablement
juridique apparaissait comme un principe fondamental, ce qui res- pas faire autrement que de succomber à  la menace. S’il existait
treignait toute tentative de remise en question des conventions. une alternative pratique raisonnable, elle aurait dû ne pas céder
aux chantages. Dans le cas contraire, il est possible d’affirmer que
Enfin, compte tenu de l’importance accordée au libéralisme écono- le consentement n’a pas été donné librement, mais exclusivement
mique, les pressions financières étaient, pendant de nombreuses sous la contrainte.
années, considérées comme faisant partie du libre jeu du marché et
des pratiques commerciales admises. Toute interférence avec la sa- L’inaction des plaignants
cro-sainte liberté contractuelle(4) était perçue comme une atteinte
à l’éthique individualiste anglo-saxonne.
1 à agir avec urgence rend
Toutefois, progressivement, le souci de protéger les plus vulné-
toute action vouée à l’échec.
rables contre toute exploitation abusive et opportuniste de l’une
Par exemple, supposons que Monsieur Dupont conclut un contrat
des parties va s’imposer, ce qui battra en brèche le précédent para- avec Monsieur Durand, en vertu duquel il lui vendra 1 000 livres
digme. Plus encore, cela favorisera l’émergence de divers concepts, de droit des affaires internationales, publiés aux éditions Harvard
dont celui de la violence économique. L’objectif est d’éviter que les University Press pour décembre 2021, à un tarif donné. Le 5 sep-
plus puissants n’imposent leurs conditions dans les transactions et tembre 2021, Monsieur Dupont annonce à son cocontractant qu’il
« ne poussent les faibles dans le mur »(5). Dans Pao On vs Lau Yiu ne livrera les ouvrages qu’à  la condition que Monsieur Durand
Long (1980), Lord Scarman avait précisé que celle-ci était établie en lui règle 1  500  euros supplémentaires. Si ce dernier accepte, il
cas de contrainte qui altère le consentement. ne pourra certainement pas exciper de la contrainte. Certes, on
Les critères de la violence économique. - L’arrêt Dyson(6) a mis en est en présence d’une menace d’acte illégal à  savoir la rupture
exergue les quatre éléments de la violence économique : du contrat. D’autre part, c’est sous l’effet de la coercition que
Monsieur Durand serait tenu de payer les 1 500 euros supplémen-
– une pression(7) ; taires. Toutefois, il existait de nombreuses options possibles. Par
– qui est illégitime ; exemple, ce dernier aurait pu contracter avec un autre fournis-
– dont l’effet pratique est d’entrainer un manque de choix seur (Wolters Kluwer par exemple) pour la fourniture des livres
pratique pour la victime ; de droit.
– et d’inciter l’une des parties à conclure le contrat.
C’est sur le demandeur que pèse la charge de la preuve de
Cette notion se distingue de l’  «  undue influence  »(8), processus démontrer le lien de causalité entre la pression illégitime et la
par lequel une personne qui exerce une certaine influence sur conclusion du contrat. S’il arrive à  convaincre les juges que la
l’autre partie, a le pouvoir de lui faire perdre son libre arbitre, de menace l’a incité à signer un accord commercial, et qu’il n’avait
restreindre sa volonté et d’obtenir son consentement. Elle est pré- pas d’autre solution raisonnable, alors l’exigence de causalité
sumée lorsqu’il existe une relation de pouvoir ou d’autorité entre sera fatalement satisfaite. Toutefois, les défendeurs doivent ré-
deux cocontractants. Cette notion, qui est plus large que la vio- agir rapidement et entamer une procédure devant les tribunaux.
lence économique, s’applique essentiellement dans les conten- À défaut, ils confirment implicitement le contrat, même s’il a été
tieux civils, alors que la coercition financière est plus fréquente en conclu sous la contrainte. L’inaction des plaignants risque de leur
matière commerciale. Même si Lord Denning a  souligné l’impor- porter préjudice(13). Quoi qu’il en soit, la sanction de la contrainte
tance d’une inégalité de pouvoir de négociation(9), il reste que ce économique est l’annulation possible du contrat. Néanmoins, la
constat n’est pas suffisant à lui seul en l’absence d’un autre élément victime ne dispose pas d’action en dommages-intérêts contre son
fondamental. cocontractant, à moins d’exercer une action délictuelle pour inti-
midation.

Worldwide Investment Corp c/ Skibbs A / S Avanti (1976) 1 Lloyd’s Rep. 293 et


North Ocean Shipping Co Ltd c/ Hyundai Construction Co Ltd (1979) QB 705. (10) Universe Tankships vs International Transport Workers Federation, The Universe
(4) Ancel B., L’encadrement de la liberté contractuelle en droit comparé : vers une Sentinel (1983) 1AC 366 House of Lords.
reconfiguration de l’office du juge ?, RLDC 2019/172, n° 6629. (11) Times Travel (UK) Ltd c/ Pakistan International Airlines Corporation (2019) EWCA
(5) Lloyds Bank Ltd. vs Bundy (1974) EWCA 8. Civ. 828, (2019) 3 WLR 445, p. 627, section 4.
(6) DSDN Subsea Ltd c/ Petroleum Geo-Services ASA (2000) BLR 530. (12) Alec Lobb (Garages) Ltd c/. Total Oil (Great Britain) Ltd (1983) 1 WLR 87, 94.
(7) Payzu vs Saunders (1919) 2 KB 581. (13) North Ocean Shipping Co. Ltd vs Hyundai Construction Co. Ltd, The Atlantic
(8) Thorne vs Kennedy (2017) HCA 49. Baron (1979) QB 705. Dans ce litige, l’allégation de contrainte économique avait
(9) Lloyds Bank vs Bundy (1975) QB 326. été rejetée car le demandeur avait attendu 8 mois avant d’agir.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 33


PERSPECTIVES I DÉCRYPTAGE

B) Regard comparatiste Ce qu’il importe de souligner, c’est que les tribunaux se livrent à un
examen de la situation de chaque cocontractant, de leur relation
Après avoir examiné les pays de common law, il conviendra d’ana- et des termes de la transaction. Cependant, le fait qu’une partie
lyser les États européens pour démontrer la focalisation à la fois sur ait des difficultés financières, dont l’autre a connaissance, n’est pas
la personne dont le consentement est annihilé, mais aussi sur les suffisant pour établir un comportement inacceptable de la part du
conséquences pécuniaires. Tantôt la nature de la pression est pri- plus puissant.
vilégiée, tantôt ce sont les avantages qui découlent de la relation
contractuelle. Loin d’être un concept monolithique, la contrainte Au Canada, il existe une série de concepts juridiques protecteurs
économique se révèle polymorphe. des plus vulnérables. Ainsi, la Cour suprême a reconnu un « principe
organisateur »(19) de bonne foi(20). L’article 1375 du Code civil prévoit
Aux États-Unis, la violence a été définie comme toute menace qui que les parties sont tenues de s’acquitter de leurs obligations de
déstabilise l’esprit de la personne sur laquelle elle opère et ôte manière honnête et raisonnable, et non de façon capricieuse ou
au consentement son caractère libre et volontaire(14). La soumission arbitraire. Chaque cocontractant doit tenir compte des intérêts
de la victime provient d’une prise de conscience qu’aucun choix contractuels légitimes de l’autre et ne pas chercher pas à porter at-
pratique n’est possible. Le Restatement Second of Contracts (2016) teinte à ces derniers de mauvaise foi. Les tribunaux font également
prévoit au paragraphe 175 (1) que « (si) la manifestation de l’as- usage de la notion de contrainte et d’abus d’influence. De plus, le
sentiment d’une partie est induite par une menace inappropriée Code civil(21) précise que la lésion résulte de l’exploitation de l’une
de l’autre partie qui ne laisse à  la victime aucune alternative rai- des parties par l’autre, ce qui entraîne une disproportion impor-
sonnable, le contrat est annulable ». Une menace est considérée tante entre les prestations convenues. L’accent est donc mis sur les
comme illégitime si elle porte atteinte aux droits de l’un des co- conséquences de la coercition financière. À la différence des pays
contractants. Le Texas souligne en ce sens, avec force, l’importance de common law, les tribunaux québecois(22) sont plus favorables
de l’abolition de la volonté. Toutefois, cet État très exigeant sur le à une allégation de violence économique ou de pression illégale
plan probatoire, impose cinq conditions : dès lors qu’une transaction a été obtenue de façon inéquitable.
1) une menace ou une action entreprise sans justification lé- En Europe. Historiquement, le droit romain avait développé une
gale ; approche dualiste qui distinguait vis (la violence) et metus (la peur).
2) une action de nature à détruire le libre arbitre de l’autre Ce bicéphalisme se retrouve dans certains pays au sein de l’Union
partie ; européenne.
3) le fait que l’une des parties ait été contrainte de réaliser
ce qu’elle n’aurait pas fait autrement et n’était pas légale- En Espagne, le consentement donné sous l’effet de la violence ou
ment tenue de faire ; d’une contrainte économique n’est pas considéré comme valable.
4) une menace actuelle et imminente ; Le Code civil souligne qu’il y a intimidation lorsque l’une des par-
5) l’absence de moyen de protection du demandeur à l’ac- ties contractantes, sous l’effet d’ une crainte rationnelle, risque de
tion(15). subir un préjudice imminent et grave (C. civ., art. 1267).

En Australie, le demandeur est tenu d’établir que son cocontrac- En Allemagne, abuser d’un état de faiblesse pour obtenir un avan-
tant a utilisé une forme de pression(16) illégitime, physique, écono- tage disproportionné a  pour conséquence la nullité du contrat.
C’est ce que souligne le §138 alinéa 2 du Code civil(23) selon lequel
mique ou psychologique afin de le contraindre à  conclure. Il est
«  est nul tout acte juridique par lequel quelqu’un, en utilisant la
nécessaire de s’interroger sur le point de savoir si celle-ci doit aller
contrainte, l’inexpérience, l’état de nécessité ou la faiblesse d’au-
au-delà de ce que la loi est prête à considérer comme normal. Une
trui, se fait promettre ou garantir un avantage pécuniaire contre
telle coercition aura un caractère illégitime si, par exemple, elle
une prestation, en déséquilibre flagrant avec la prestation ».
consiste en des menaces illégales ou équivaut à un comportement
abusif(17). En Suisse, une partie peut annoncer à  son cocontractant qu’elle
n’honorera pas ses obligations, si elle a agi sous la contrainte et
Il n’est pas nécessaire que la contrainte soit la seule raison pour
sous l’effet de menaces graves et imminentes. Le Code civil prévoit
laquelle la victime conclut le contrat. Cette dernière est tenue de
en ce sens qu’elle ne sera pas liée par le contrat(24). Cette annonce
prouver que l’autre partie ne lui a pas laissé d’autre alternative rai-
peut être faite dans un délai d’un an. Elle devra démontrer le lien
sonnable que d’accepter l’accord et que ces menaces l’ont incitée
de causalité entre son comportement et les pressions subies.
à consentir au contrat(18). Les juges se concentrent sur l’effet de la
pression plutôt que sur la qualité de la conduite de la partie contre En France, l’article  1143 du Code civil, signe d’une évolution de
laquelle une réparation est sollicitée. notre paradigme contractuel, précise dans le même sens qu’il

(14) United States vs French, 243 F. 785 (1917). (19) Bhasin c. Hrynew, 2014, CSC 71.
(15)  Dallas Cty. Cmty. Coll. Dist. vs Bolton, 185 S.W.3d 868, 878-79 (Tex. 2005) ; In re (20) Wastech Services Ltd c/ Greater Vancouver Sewerage and drainage district,
D.E.H., 301 S.W.3d 825, 829 (Tex. App.—Fort Worth 2009).  2020 ; voir Ancel B., la bonne foi dans les pays de common law : vers une renais-
(16) Davidson vs Suncorp-metway Ltd (No 3) (2020) FCA 159. sance ?, Contrats, conc., consom. 2020, étude 17, n° 11, p. 17 - 20.
(17) Crescendo Management Pty Ltd contre Westpac Banking Corporation (1988) 19 (21) Article 1406 du Code civil.
NSWLR 40 (1989) NSW ConvR 55-476. (22) Hydro-Québec vs Construction Polaris Inc., 2019 QCCA 990.
(18) Une fois ces preuves établies, il incombe à la personne qui exerce la pression de (23) § 138, al. 2 du BGB ; Cour constitutionnelle fédérale allemande (Bundesverfas-
démontrer qu’elle n’a pas contribué à la conclusion de l’accord. Lorsque ce der- sungsgericht – BVerfG), BVerfGE 89, 233 et s. ; BGHZ 120, 272 ; 146, 42; 151, 36 ;
nier a été obtenu par la contrainte, l’acte juridique peut être annulé. La restitution NJW 13, 1534.
peut être ordonnée lorsque la partie manipulatrice s’est injustement enrichie. (24) CSO, art. 29, 5e livre du Code civil suisse.

34 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


DÉCRYPTAGE I PERSPECTIVES

y  a  violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance A) En Angleterre : un rigorisme jurisprudentiel


dans lequel se trouve son cocontractant à son égard, obtient de
lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une En théorie, la contrainte économique remet en cause les accords,
telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif. L’ex- les rend annulables. Celui qui est victime d’une pression illégitime
pression « état de dépendance » a été préférée à celle de « vulné- en étant sous la double menace d’une rupture du contrat et du
rabilité », ce qui n’est pas anodin et témoigne d’une volonté ma- risque de subir d’énormes pertes, se trouve à proprement parler
nifeste de limiter les possibilités de contestation des contrats. Ce dans une situation d’absence de choix. Bien souvent, il n’existe pas
n’est pas tant l’exploitation d’une vulnérabilité qui est sanctionnée de fournisseurs alternatifs. Dans ces conditions, l’accord est consi-
en droit français que la dépendance psychologique induite et les déré comme annulable et la victime peut récupérer l’argent investi.
risques d’abus qui en découlent. D’ailleurs, l’inégalité dans la situa- Néanmoins, la réalité est plus nuancée.
tion  économique  des cocontractants n’est pas un motif suffisant L’affaire Times Travel (UK) LTD contre Pakistan International Air-
pour caractériser un état de contrainte(25). La violence doit revêtir un lines Corporation(30). Elle a mis en évidence le fait que les contrats
caractère déterminant, c’est-à-dire que sans elle, l’une des parties ne peuvent être facilement remis en cause en raison de violences
n’aurait pas contracté ou à des conditions sensiblement différentes. économiques. Les juges ont identifié trois éléments nécessaires
Pour une frange de la doctrine, il convient de démontrer l’usage pour qu’une réclamation soit accueillie :
d’une «  action illégitime  »(26), à  l’instar du droit anglo-américain,
d’une « faute intentionnelle »(27), ou d’une « pression »(28). Toutefois, – il doit y avoir une pression illégitime exercée sur le deman-
contrairement aux pays anglo-saxons, la violence est considérée deur ;
comme illégitime en cas de menace, quand bien même l’auteur de – elle doit être une cause importante incitant ce dernier
la menace ne cherche qu’à « obtenir son dû »(29). En définitive, dans à conclure le contrat ;
le Code civil, l’accent est mis à la fois sur l’altération de la volonté, – l’effet pratique de celle-ci est d’imposer un manque de
mais aussi sur les conséquences financières. choix pour le demandeur.

Ainsi, le détour par le droit comparé a  révélé le fait que les dif- Dans ce litige, Pakistan International Airline Corporation (« PIAC »),
férents pays utilisent soit des critères objectifs, soit des critères fournisseur de vols entre le Royaume-Uni et le Pakistan, avait
subjectifs, soit les deux combinés, pour caractériser l’état de vio- conclu un contrat avec Times Travel (UK) Ltd, agence de voyage
lence économique. Globalement, dans la mesure où les contrats située à  Birmingham. Son activité était toutefois tributaire de sa
sont profondément ancrés dans un ensemble de normes sociales capacité à vendre les billets du PIAC auprès de la communauté pa-
et culturelles diverses, il est possible d’identifier deux lignes de kistanaise anglaise. Times Travel avait droit à une commission à un
pensée : l’une qui se concentre sur la genèse de la violence ainsi taux de 9 % sur le prix des billets vendus ainsi qu’à un supplément
que sur les réactions de la victime, et l’autre dont l’analyse juridique sur le total des ventes.
donne la priorité au pouvoir financier de l’une des parties. Force est Au terme du premier accord, chaque partie était en droit, à tout
de constater l’utilisation de formulations restrictives afin de réduire moment, d’envoyer une lettre de résiliation pour mettre fin au
le champ d’application de cette notion. Reste à apprécier la portée contrat. Le PIAC avait proposé à Times Travel un nouvel accord se-
de ce principe devant les tribunaux des pays de common law pour lon lequel il devait renoncer à ses réclamations pour commissions
en avoir une compréhension plus fine. impayées. Ce dernier avait accepté et signé le nouveau contrat.
Néanmoins, en 2014, contre toute attente, il avait saisi la justice
pour les obtenir. La Haute Cour avait considéré que Times Travel
II. LA DIFFICILE INVOCATION était en droit de résilier le contrat avec le PIAC en se fondant sur la
DU PRINCIPE EN JUSTICE contrainte économique. En effet, elle avait jugé que la victime ne
voulait pas signer mais avait été encouragée à agir de la sorte, car
L’utilisation de pressions est répandue dans les interactions hu- elle n’avait pas d’alternative à cause de cette pression. En effet, elle
maines et dans la sphère commerciale. Toutefois, l’analyse de la aurait été obligée de cesser son affaire.
jurisprudence récente anglaise comme américaine démontre que
les juges ne permettent pas à une partie de se soustraire à ses obli- Toutefois, en appel, il en a été différemment. La cour a relevé que
gations contractuelles simplement au motif que le cocontractant la pression économique que le PIAC a pu exercer provenait de sa
a exercé une forme de violence. position de fournisseur monopolistique. Or, la common law a re-
jeté à plusieurs reprises l’utilisation d’une position de domination
du marché comme motif d’annulation de contrats. Les juges ont
souligné que la common law attache une grande importance à la
(25) CA Paris, pôle 5, ch. 8, 16 févr. 2010, n° 09/12380.
(26) Loiseau G., Observations sur le projet de réforme du droit des contrats et des force exécutoire des contrats valablement conclus. Et d’ajouter
obligations, LPA 2015, p. 56. que lorsqu’il s’agit de transactions commerciales, il n’existe aucun
(27) Mignot M., Commentaire article par article de l’ordonnance du 10 février 2016
portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des motif d’annuler des contrats pour des raisons telles que l’inégalité
obligations, LPA 2016, p. 7. de négociation ou l’exploitation d’une position de monopole. Le
(28) Barbier H., La violence par abus de dépendance , JCP G 2016, n° 421.
(29) Malinvaud P., Fenouillet D. et Mekki M., Droit des obligations, Lexis Nexis, 14e éd.,
contrôle de ces derniers relève cependant du Parlement.
2017, n° 218 ; Chantepie G. et Latina M., Ratification de la réforme du droit des
obligations : analyse de la deuxième lecture du Sénat, D. 2018, p. 309 ; Terré F.,
Simler P. et Lequette Y., Droit civil. Les obligations, Précis Dalloz, 11e éd., 2009,
n° 245. (30) (2019) EWCA Civ. 828.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 35


PERSPECTIVES I DÉCRYPTAGE

De plus, le droit anglais ne reconnaît pas la doctrine de l’inégali- La peur du litige est insuffisante pour établir la contrainte. Néan-
té du pouvoir de négociation dans les transactions commerciales. moins, les tribunaux s’appuient de plus en plus sur la conduite
Aussi, après avoir rappelé que Times Travel n’avait pas établi la des parties plutôt que sur les émotions de la victime supposée.
mauvaise foi de son cocontractant, la cour d’appel a annulé la dé- Résoudre la problématique de savoir ce qui est illicite ou non pose
cision de première instance. un problème d’une ampleur considérable. Parfois, les tribunaux
cherchent à découvrir si une des parties a violé un droit de son co-
L’inaction fautive. - Dans le même sens en 2021, les juges avaient
contractant, cependant ce n’est pas toujours le cas. C’est la raison
eu à trancher la question de savoir si une banque avait soumis un
pour laquelle, ils ont recours à des standards.
emprunteur à une violence économique lors des négociations pour
restructurer un accord de prêt. Les magistrats anglais(31) ont rappe- Le standard de la personne raisonnable et prudente. - La violence
lé que pour constituer une forme d’intimidation ou une contrainte économique s’applique face à un acte illicite qui est suffisamment
économique, une menace devait influencer le demandeur. Cela coercitif pour conduire une personne raisonnablement prudente,
n’est pas le cas lorsque l’accord conclu était le résultat d’une négo- confrontée à aucune autre alternative raisonnable, à succomber à la
ciation vigoureuse entre des parties, dont chacune disposait d’un pression de l’auteur(35). Les demandeurs doivent prouver par une
conseil juridique. En appel, la cour a considéré qu’en l’espèce la prépondérance de preuves que l’autre partie s’est livrée à un acte
menace « flirtait avec l’illégalité » et « pour être illicite, il faudrait illicite l’exhortant à contracter.(36) Le fardeau d’établir la contrainte
que l’acte soit illégal vis-à-vis du demandeur et pas seulement dans économique n’est pas aisé. Les tribunaux ne font usage de cette
l’abstrait ». Elle a donc catégorisé la menace comme faisant partie notion que dans des circonstances limitées et en dernier recours(37).
des pressions normales inhérentes à  toute négociation commer- L’absence d’alternative(38). - La partie qui demande réparation ne
ciale. Elle a confirmé la décision du juge de première instance qui doit avoir disposé d’aucune alternative (car elle était forcée d’ac-
avait estimé que toutes les actions de la Banque « étaient rationnel- cepter le contrat). C’est le cas lorsque la seule autre option est une
lement liées à ses intérêts commerciaux » et que celle-ci n’était pas faillite ou une ruine financière(39). Si une autre solution était dispo-
«  en faute dans la conduite des négociations de restructuration. nible, et qu’il n’y avait donc pas de nécessité impérieuse de se sou-
( ...) L'obligation de compétence et de diligence de la Banque ne mettre aux demandes coercitives, la violence économique ne peut
l'obligeait pas à  négocier la restructuration de l'accord différem- pas être établie(40).
ment de la manière dont elle l'avait fait ».
Par exemple, la simple menace émanant d’une partie de rompre un
De plus, elle a relevé que les parties avaient négocié pendant une contrat en ne livrant pas les marchandises, bien qu’elle soit illicite,
longue période et que le demandeur n’avait pris aucune mesure ne constitue pas en soi une contrainte économique. Il doit égale-
pour annuler l’accord  pendant cinq ans. Ce comportement avait ment apparaître que la victime ne pouvait pas obtenir les marchan-
démontré la ratification de ce dernier, ce qui a  invalidé toute dises d’un autre fournisseur(41). De plus, le demandeur en justice
conclusion de coercition(32). doit agir rapidement pour faire connaître sa réclamation, dans la
En définitive, en Angleterre, si les juges se livrent à un examen mi- mesure où son inaction peut être considérée comme l’assentiment
nutieux des circonstances de l’affaire, il reste que les critères de la implicite d’une modification contractuelle(42).
violence économique sont très rigides. En effet, il est difficile de dé- De nombreuses décisions récentes soulignent l’importance de dé-
montrer que la contrainte a vicié le consentement et a agi sur la vo- montrer l’absence d’alternative. Ainsi, le 11 mars 2021, le tribunal
lonté de la victime. De plus, la question du caractère illégitime de la de Californie(43) devait examiner un litige opposant une grande so-
menace apparait comme une condition tout aussi difficile à établir. ciété, Chart House, et l’un de ses employés qui travaillait pour eux
Enfin, les juges se livrent à une approche multifactorielle, accordant comme serveur de 2007 à 2019. Ce dernier s’était vu remettre un
un poids différent aux divers paramètres, ce qui peut avoir comme document intitulé « Accord mutuel d’arbitrage des réclamations »
conséquence un manque d’uniformité. Il convient d’examiner la qui prévoyait que tout différend entre les parties sur la relation de
jurisprudence issue des tribunaux américains pour voir s’ils font travail, la formation ou la résiliation du contrat, qui n’était pas ré-
preuve d’une telle orthodoxie dans l’appréciation du principe. solu par leur accord mutuel serait tranché par un arbitre neutre.

B) Aux États-Unis : un examen strict des


critères de la contrainte (35) Rich & Whillock, Inc. c/ Ashton Dev., Inc., 157 Cal. App. 3d 1154, 1158, 204 Cal.
Rptr. 86 (1984).
La contrainte économique peut servir de base à l’annulation d’un (36) Johnson contre IBM, Corp., 891 F. Supp. 522, 529 (N.D. Cal. 1995).
contrat(33). Pour cela, il est nécessaire d’établir que la menace est (37) Advanced Cleanup Techs., Inc. c/ BP Am. Inc., 2016 WL 67671, à * 3 (CD Cal.4 janv.
2016).
« illicite ». Elle existe lorsqu’un contractant est obligé d’accepter (38) Dixon vs Nat’l Hot Rod Ass’n, 29 mars 2021, United States District Court for the
des conditions fixées par une autre partie, en raison d’une menace Southern District of Indiana, Indianapolis Division  ; Khadavi vs Stalgi, United
States District Court for the Central District of California, 10 mars 2021 ; First Bank
injustifiée de l’autre qui l’empêche d’exercer son libre arbitre(34). Puerto Rico vs Misite, United States Court of Appeals for the Third Circuit, 20 mai
2020. 
(39) Hicks vs PGA Tour, Inc., 897 F.3d 1109, 1119 (9th Cir. 2018).
(40) CrossTalk Prods., Inc. vs Jacobson, 65 Cal. App. 4th 631, 644, 76 Cal. Rptr. 2d 615
(31) (2021) EWCA Civ. 338 ; (2021) 3 WLUK 166. (1998).
(32) Rookes vs Barnard (n° 1) (1964) A.C. 1129, (1964) 1 WLUK 887, Berezovsky vs Abra- (41) V. Austin Instrument vs Loral Corp., 29 NY2d 124, 130-131, 272 NE 2d 533, 324
movich (2011) EWCA Civ. 153,(2011) 1 W.L.R. 2290, (2011) 2 WLUK 730. NYS2d 22 (1971).
(33) In re Outlaw Lab’ys, LP Litig., 352 F. Supp. 3d 992, 1007 (S.D. Cal. 2018) ; Lanigan (42) V. Beltway 7 & Props., Ltd vs Blackrock Realty Advisers, Inc. , 167 AD3d 100, 108-
c/Ville de Los Angeles, 199 Cal. App. 4e 1020, 1034, 132 Cal. Rptr. 3d 156 (2011). 109, 90 NYS3d 3 (1er Dept 2018), 32 NY3d 916 (2019).
(34) Beltway 7 & Props., Ltd. c/ Blackrock Realty Advisers, Inc., 167 AD3d 100, 105, 90 (43) Seybert vs Chln, Inc., United States District Court for the Southern District of
NYS3d 3 (1er Dept 2018), lv 32 NY3d 916, 98 NYS3d 770, 122 NE3d 568 (2019). California, 11 mars 2021.

36 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


DÉCRYPTAGE I PERSPECTIVES

L’employé soutenait qu’il avait été « forcé de signer la convention règlement l’empêchait d’établir une contrainte économique. De
d’arbitrage » dont le contenu lui était défavorable pour conserver fait, le moyen relatif à la coercition financière et à l’absence d’alter-
son emploi. Or, le juge a rappelé que le demandeur a le fardeau native raisonnable subséquente a été rejeté, eu égard au délai de
de prouver la contrainte par une prépondérance de preuves(44). réflexion dont avait disposé le demandeur. Cette décision s’inscrit
Toutefois, il n’avait pas établi qu’il était dans une position telle dans une jurisprudence bien établie selon laquelle, nonobstant les
qu’il n’existait «  aucune alternative raisonnable  » que de signer menaces de litige, un juge peut refuser d’invalider un accord dans
la convention d’arbitrage. En d’autres termes, il n’avait pas réussi lequel l’une des parties a conféré des difficultés juridiques avec un
à prouver qu’il n’aurait pas été en mesure d’obtenir un emploi de avocat et a eu l’occasion de peser les termes du contrat(47).
serveur dans un autre établissement. En conséquence, le tribunal
a rejeté l’argument de la coercition financière. D’autres affaires il- Un principe perfectible. - Même si le système capitaliste présup-
lustrent la prudence des juges et l’analyse rigoureuse des circons- pose que les transactions soient volontaires et sans contrainte, il
tances de nature à exclure tout vice du consentement. reste que le développement du libéralisme économique a entrai-
né l’accroissement de pressions commerciales plus ou moins sub-
Il s’agit d’un concept
1séduisant a priori en théorie
tiles lors des contrats. La notion de violence économique apparait
comme une réponse adéquate pour éviter des situations où do-
mine l’injustice. Il s’agit d’un concept séduisant a priori en théorie
pour les parties, mais dont la pour les parties, mais dont la portée se révèle limitée en pratique.
portée se révèle limitée en Il convient d’analyser l’économie globale des accords et les cir-
pratique. constances de chaque cas pour établir que celle-ci est constituée.
Toutefois, malgré leur pouvoir de modifier des contrats déraison-
Les conséquences de la présence d'un avocat. – Ainsi, en 2021(45), nables, les juges ont apporté de nombreuses restrictions à ce prin-
l’une des parties soutenait que l’entente de règlement d’un litige cipe par l’établissement de différentes conditions malaisées à dé-
conclue entre elles était inapplicable, parce qu’elle l’avait signée montrer.
sous la contrainte économique. Elle affirmait en ce sens qu’elle
n’avait aucune alternative raisonnable. En effet, si elle ne signait Cette étude a révélé l’extrême conservatisme(48) de la jurisprudence
pas, son cocontractant ne renouvellerait pas sa convention de fran- des pays de common law qui n’acceptent une annulation des ac-
chise et elle s’exposerait ainsi à une ruine financière. cords conclus que de façon restreinte. De plus, l’utilisation d’une
approche multifactorielle donne à  cette notion un caractère pro-
Le juge a rappelé qu’un contrat est annulable pour cause de vio- téiforme.
lence si la manifestation de l’assentiment d’une partie est induite
par une menace inappropriée qui ne laisse aucune autre option Toute la difficulté est de trouver un moyen terme entre d’un côté,
raisonnable. Il a ajouté que, de jurisprudence constante, la partie la remise en cause de contrats justes et équitables, et de l’autre,
qui cherche à éviter l’exécution d’un contrat doit démontrer que des conséquences préjudiciables pour le contractant le plus vul-
« la ou les menaces employées ont en fait subjugué l’esprit et la nérable. Il serait envisageable de reformuler l’article 1143 du Code
volonté de la personne contre laquelle elles étaient dirigées, et civil ainsi : « il y a violence lorsqu’une partie est victime d'un acte
étaient donc la cause unique de l’action entreprise ».(46) Toutefois, illégitime qui est suffisamment coercitif pour qu'une personne rai-
il a considéré que l’entente de règlement a été finalisée après des sonnable y succombe et souscrive un engagement qui se traduit
négociations prolongées entre les conseils respectifs des parties. par un avantage manifestement excessif pour l’autre cocontrac-
Par conséquent, la victime présumée avait eu amplement le temps tant  ». Pour mieux protéger les parties en situation d’infériorité,
de réfléchir au marché conclu. il serait également possible de poser une présomption simple de
De plus, l’entente contenait un paragraphe précisant que les par- coercition financière en cas de menaces illicites. Celle-ci pourrait
ties avaient lu et compris les conditions et obligations. Enfin, la re- être renversée par la preuve que le comportement de l’autre partie
présentation par un avocat lors de la négociation de l’entente de est défendable sur le plan commercial. n

(47) Wiesen vs Short, 6 déc. 1979, n° 78-546 ; Marquart vs Clark, 109 Colo. 62, 121 P.2d
885 (1942) ; Walker vs Dearing, 100 Colo. 28, 63 P.2d 513 (1937).
(44) In re marriage of Balcof, 141 Cal. App. 4e 1509, 47 Cal. Rptr. 3d 183, 192-93 (Ct. (48) Sur l’orthodoxie de la jurisprudence anglaise en matière contractuelle,voir An-
App. 2006). cel  B., La doctrine de l’impossibilité d’exécution du contrat sous le prisme du
(45) Motto Franchising, LLC vs McCabe, 19 févr. 2021. droit anglo-américain : panacée ou pis-aller ?, Contrat, conc., consom. 2021, p. 7
(46) Hastain c/ Greenbaum, 205 Kan.475, 470 P.2d 741 (Kan.1970). et s. 

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 37


PERSPECTIVES I DÉCRYPTAGE

ÎRLDC 6981

Règlement Bruxelles I bis et compétence


internationale pour connaître d’une
action en responsabilité civile intentée
contre un arbitre
Le jugement commenté se prononce pour la première fois en France sur la compétence
internationale pour connaître d’une action en responsabilité intentée contre un arbitre. La décision
est très intéressante, en ce qu’elle pose les questions du domaine de l’exclusion de l’arbitrage du
Règlement Bruxelles I bis et de la qualification de l’action au sens du droit judiciaire européen.
TJ Paris, 31 mars 2021, n° RG 19/00795.

I. INTRODUCTION La procédure d’annulation. - La société demande-


resse intente alors une action en annulation de la
La procédure arbitrale. - Dans cette affaire, une sentence arbitrale devant la juridiction parisienne
société émiratie filiale d’un grand groupe allemand qui est accueillie favorablement par la cour de d’ap-
conclut des accords de distribution de pièces dé- pel de Paris(49), puis confirmée par la Cour de cas-
tachées et de véhicules automobiles au Qatar avec sation(50).
une société qatarie. Après que la société émiratie
ait annoncé ne pas vouloir renouveler les accords, la Le motif de l’annulation réside dans le défaut de
Par Gilles
société qatarie intente en 2013 une procédure arbi- révélation par le co-arbitre nommé par la partie de-
CUNIBERTI
trale sous l’égide de la Chambre de commerce in- manderesse (et ayant succombé à l’arbitrage !) des
Professeur de droit
international privé ternationale (CCI) pour rupture abusive des accords. liens que le cabinet de cet arbitre entretenait avec
Université de Luxembourg le groupe de la partie défenderesse.
Les deux accords contenaient des clauses compro-
missoires prévoyant que le siège de l’arbitrage se- En 2010, c’est-à-dire avant l’initiation de la procé-
rait à Paris et que le droit allemand serait applicable dure arbitrale, le cabinet de l’arbitre avait travaillé
au fond. pour une banque du groupe de la partie défende-
resse. Ce fait n’avait pas été révélé, mais il fut fina-
En accord avec le règlement d’arbitrage de la CCI, lement considéré par la Cour de cassation comme
les parties et les trois arbitres nommés rédigent et notoire, car largement diffusé dans la presse spé-
signent un acte de mission confirmant que le siège cialisée allemande et connu de tous les cabinets
de l’arbitrage serait à Paris, et affirmant que toute d’affaires du pays. En revanche, la Haute juridiction
sentence ou ordonnance du tribunal serait réputée française considéra que l’arbitre avait failli à  son
y être rendue. En revanche, l’acte de mission réser- obligation de révélation en négligeant d’indiquer
vait la possibilité pour le tribunal de tenir audience une nouvelle affaire que son cabinet avait traitée
ou réunion à tout autre endroit. pour une autre filiale du groupe après l’initiation
de l’arbitrage, ladite affaire ayant été présentée
Et effectivement, l’audience de preuve fut tenue
comme l’un des quatre ou cinq dossiers les plus
à  Francfort, et les arbitres se réunirent et délibé-
remarquables traités par le cabinet en 2014 et en
rèrent en Allemagne.
2015, ce qui soulignait bien évidemment son impor-
Par une sentence arbitrale du 16  mars 2016 (indi- tance.
quant Paris comme « lieu de l’arbitrage »), le tribu-
nal arbitral déboute la société demanderesse de ses
demandes et la condamne à supporter l’ensemble (49) CA Paris, pôle 1, ch. 1, 27 mars 2018, n° 16/09386, Revue de
des frais de l’arbitrage, ainsi que l’intégralité des l’arbitrage 2019, p. 522, note Delanoy L.- C., D. 2018, p. 2448,
obs. Clay T., Gaz. Pal. 24 juill. 2018, p. 19, obs. Bensaude D.
frais et honoraires d’avocats exposés par la société (50) Cass.  1re  civ., 3  oct.  2019, n°  18-15.756, Revue de l’arbi-
défenderesse. trage 2020, p. 423, note Jaeger L.

38 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


DÉCRYPTAGE I PERSPECTIVES

Forte de cette annulation, la société ayant succombé à l’arbitrage Une telle action est naturellement postérieure à la procédure arbi-
intente une action en responsabilité civile à l’encontre de l’arbitre trale, et elle n’est pas elle-même portée devant des arbitres. Mais
et lui réclame : elle est étroitement liée à la procédure arbitrale et à la procédure
de contrôle de la sentence. L’action en responsabilité sanctionne
– 2,6 millions d’euros au titre des frais d’avocats engagés
un vice dans la composition du tribunal arbitral : il est difficile de
dans le cadre de la procédure arbitrale ; discerner pourquoi une action en nomination d’un arbitre devant
– 270 000 euros au titre des frais et honoraires d’arbitres au un juge étatique relèverait de l’arbitrage, ou que certaines actions
paiement desquels le tribunal l’avait condamnée ; sanctionnant une nomination viciée (par exemple une action en ré-
– et près de 100  000 euros au titre des frais d’avocats en- cusation d’un arbitre) relèveraient également de l’arbitrage, alors
gagés dans le cadre de la procédure d’annulation de la qu’une action en responsabilité, qui sanctionne aussi une nomi-
sentence(51). nation viciée, n’en relèverait pas. Par ailleurs, l’action vise encore
L’arbitre conteste la compétence de la juridiction française. à tirer toutes les conséquences de l’annulation de la sentence, en
mettant à  contribution l’arbitre fautif. Le lien avec la procédure
d’annulation semble bien étroit pour leur appliquer des régimes
II. APPLICABILITÉ DU RÈGLEMENT différents.
BRUXELLES I BIS
Le tribunal judiciaire juge
L’action en responsabilité avait été intentée contre un défendeur,
l’arbitre, résidant dans un État membre de l’Union européenne, 1 qu’une action recherchant la
l’Allemagne. Elle relevait donc du champ d’application géogra- responsabilité d'un arbitre ne relève
phique des règles de compétence internationale posées par le
règlement Bruxelles I bis(52). Il n’était en revanche pas certain que
pas de l'exception de l'arbitrage.
l’action relevait du champ d’application matériel du Règlement,
On notera enfin que le jugement commenté est peu cohérent
dans la mesure où celui-ci exclut « l’arbitrage » de son domaine(53).
avec la jurisprudence la plus récente de la Cour de cassation, qui
Le tribunal judiciaire juge qu’une action recherchant la responsabi- a considéré que le contrat d’arbitre ne relevait pas du Règlement
lité d’un arbitre ne relève pas de l’exception de l’arbitrage. Au sou- Rome I, mais du droit français de l’arbitrage, et du régime remar-
tien de cette solution, il cite les arrêts Marc Rich(54) et West Tankers(55) quable des règles matérielles internationales(57) que la Cour de
de la CJCE (Cour de justice des Communautés Européennes), qui cassation française applique à  la convention d’arbitrage(58). C’est
ont insisté sur ce que le champ de cette exception est détermi- dire que la Cour de cassation a une vision extensive de l’exception
né par la nature des droits dont l’action poursuit l’exécution : les d’arbitrage, qui se marie mal avec la vision étroite distinguant entre
actions ayant pour objet une procédure arbitrale, à  l’instar de la contrat d’arbitre et convention d’arbitrage(59).
nomination d’un arbitre ou d’une injonction anti-suit visant à pro-
téger une procédure arbitrale, relèvent de l’exclusion. Le tribunal
judiciaire en déduit qu’une action en responsabilité, en ce qu’elle III. MATIÈRE CONTRACTUELLE ?
a pour objet l’exécution d’un contrat, ne relève pas de l’exclusion.
Si l’on admet qu’une action en responsabilité d’un arbitre relève du
Le tribunal judiciaire ne cite pas l’arrêt Van Uden de la CJCE(56). domaine du Règlement Bruxelles I bis, il importe de déterminer, au
Il permet pourtant de bien mesurer les termes du débat : si une sein du Règlement, les règles de compétence applicables.
action parallèle à un arbitrage est intentée devant une juridiction En l’absence de clause attributive de juridiction expresse stipulée
étatique, elle ne relève pas de l’exclusion de l’arbitrage si son objet entre les parties et les arbitres (l’acte de mission type de la CCI
est la protection des droits substantiels que les parties ont sou- n’en contient effectivement aucune), les règles applicables étaient
mis à  une convention d’arbitrage. C’est ainsi que le Règlement a priori celles applicables à défaut de choix. La première est natu-
Bruxelles I bis est applicable à une action en paiement provisoire rellement la règle générale de l’article 4 prévoyant la compétence
des droits contractuels faisant par ailleurs l’objet de l’arbitrage (kort des tribunaux de l’État du domicile du défendeur, qui en l’espèce
geding en droit néerlandais, référé provision en droit français). désignait l’Allemagne. Se posait ensuite et surtout l’existence
L’objet d’une telle action est totalement indépendant de l’arbi- d’une compétence spéciale au titre de l’article 7 du Règlement.
trage, qui était par ailleurs en cours dans l’affaire Van Uden.
Le tribunal judiciaire de Paris juge que l’action relevait de la ma-
Peut-on réellement dire qu’une action recherchant la responsabili- tière contractuelle au sens de l’article 7(1) du Règlement Bruxelles
té d’un arbitre n’a pas pour objet une procédure arbitrale ? I bis. L’existence d’un contrat entre les parties à un arbitrage et les
membres du tribunal arbitral est débattue en doctrine(60). Il peut en
effet être contesté qu’une relation contractuelle naisse entre ces
(51) Le montant tient compte de la condamnation de la partie adverse à  payer la
moitié des frais réellement engagés (200 000 euros), dont cette dernière s’était
acquittée.
(52) Règl. n° 1215/2012 (Bruxelles I bis), art. 4. (57) Cass. 1re civ., 1er févr. 2017, n° 15-25.687, Revue de l’arbitrage 2017, p. 486, note
(53) Règl. Bruxelles I bis, art. 1, § 1, d). Jarrosson Ch., JCP G 2017, n° 339, note Bollée S.
(54) CJCE, 25  juill. 1991, aff.  C-190/89, Marc Rich c. Società Italiana Impianti, (58) Depuis Cass. 1re civ., 20 déc. 1993, n° 91-16.828, Dalico, Rev. crit. DIP 1994, p. 663,
ECLI:EU:C:1991:319. note Mayer P., JDI 1994, p. 432, note Gaillard E.
(55) CJCE, 10 févr. 2009, aff. C-185/07, Allianz SpA et Generali Assicurazioni Generali (59) En ce sens, Jarrosson Ch., note précitée.
SpA c. West Tankers Inc., ECLI:EU:C:2009:69. (60) Born  G., International Commercial Arbitration, Wolters Kluwer, 2e  éd., 2014,
(56) CJCE, 17 nov. 1998, aff. C-391/95, Van Uden Maritime BV, ECLI:EU:C:1998:543. p. 1981.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 39


PERSPECTIVES I DÉCRYPTAGE

différents acteurs lorsqu’un arbitre est nommé par une institution contractuelles, telles qu'elles peuvent être déterminées compte
tierce, ou entre une partie et l’arbitre nommé par l’autre partie(61). En tenu de l'objet du contrat » (66), ce qui serait le cas « si l'interpréta-
l’espèce, toutefois, l’existence d’un lien contractuel était particuliè- tion du contrat qui lie le défendeur au demandeur apparaît indis-
rement convaincante. D’une part, l’action en responsabilité avait été pensable pour établir le caractère licite ou, au contraire, illicite du
intentée par une partie à l’égard de l’arbitre qu’elle avait nommé. comportement reproché au premier par le second »(67).
D’autre part et surtout, les parties et les arbitres avaient signé un acte
de mission, ainsi que le règlement d’arbitrage de la CCI le prévoit. À l’inverse, si les obligations contractuelles ne font que reprendre
des obligations légales, l’action serait délictuelle. Or, l’obligation
Si l’action devait être qualifiée de contractuelle au sens du Règle- de révélation de l’arbitre trouve incontestablement sa source dans
ment Bruxelles I bis(62), il semble clair que le contrat pertinent devait la loi : elle est posée par la loi sur l’arbitrage applicable(68) soit, en
être qualifié de fourniture de services au sens de l’article 7(1)(b) du l’espèce, l’article  1456 du Code de procédure civile français. De
Règlement. Le Tribunal judiciaire de Paris juge donc que la juridiction fait, l’acte de mission type de la CCI mentionne à peine l’obligation
compétente était celle du lieu où les services devaient être fournis. de révélation de l’arbitre(69), de sorte que, sauf à ce que les parties
La CJUE (Cour de Justice de l’Union Européenne) juge de manière aient adopté en l’espèce un acte au contenu différent, il est pro-
constante que, lorsque ce lieu n’est pas prévu par le contrat, il doit bable que la consultation du « contrat d’arbitre » ait été totalement
être compris comme le lieu où la prestation est effectivement four- inutile pour déterminer les obligations de l’arbitre en la matière.
nie(63). Le lieu de la fourniture de services doit donc être détermi- Jusqu’à  peu, il semble donc que l’action en responsabilité de
né factuellement, en recherchant le lieu de la fourniture principale l’arbitre eut dû être qualifiée de délictuelle en droit judiciaire eu-
des services. En l’espèce, malgré la fixation du siège de l’arbitrage ropéen, et relever en conséquence de l’article 7(2) du Règlement
à  Paris, le tribunal judiciaire relève que les arbitres avaient tenu Bruxelles I bis.
l’audience d’examen des preuves à Francfort, qu’ils s’étaient aussi
réunis et avaient délibéré en Allemagne, et qu’il s’agissait donc du Il n’est toutefois pas certain qu’il en soit encore de même depuis
lieu d’exécution effective de leur prestation. l’arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour de Justice dans
l’affaire Wikingerhof(70).
Finalement, le tribunal examine la portée du choix de la France
comme siège de l’arbitrage. La CJUE considère que le lieu d’exé- Quoique semblant s’appuyer sur sa jurisprudence antérieure, la Cour
cution effective de la prestation ne doit être pris en compte que de Justice a introduit de fortes incertitudes en semblant lier la mise
s’il ne contredit pas le lieu d’exécution prévu par le contrat(64). Le en œuvre des règles de compétence européennes à des qualifica-
tribunal judiciaire de Paris rejette logiquement l’argument selon tions équivalentes nationales en droit substantiel. La Cour pourrait
lequel la désignation du siège serait un accord sur le lieu d’exécu- ainsi avoir décidé qu’il serait nécessaire, pour se fonder sur l’article
tion effective de la prestation, dans la mesure où l’acte de mission 7(1) ou l’article 7(2) du Règlement Bruxelles I bis, que l’action soit
prévoyait expressément que les audiences ou réunions pouvaient à la fois contractuelle au sens du droit européen et du droit subs-
être tenues dans tout autre lieu. L’idée selon laquelle le choix du tantiel, ou à la fois délictuelle au sens du droit européen et du droit
siège aurait pu valoir choix implicite de la juridiction française n’est substantiel. Ainsi, dans l’affaire Wikingerhof, une action entre deux
même pas avancée. cocontractants relevait de l’article 7(2) parce qu’elle pouvait être
qualifiée de délictuelle en droit européen (il n’était pas nécessaire
d’interpréter le contrat pour établir le manquement) et en droit subs-
IV. MATIÈRE DÉLICTUELLE ? tantiel (le demandeur se fondait sur le droit des délits allemand).
Il semble qu’il soit apparu comme évident au tribunal judiciaire de Il ne sera possible de mesurer toutes les conséquences de cette
Paris que, l’action étant qualifiée de contractuelle en droit français, décision que dans les années à  venir, mais l’une d’entre elles se
elle devait nécessairement l’être pour les besoins de l’application posera peut-être dans une affaire de ce type. En droit français
du Règlement Bruxelles I bis. de la responsabilité civile, le demandeur n’a pas le choix entre la
responsabilité civile contractuelle et la responsabilité civile délic-
La matière contractuelle au sens de l’article 7(1) du Règlement
tuelle : si une action relève du domaine d’un contrat, il doit agir sur
Bruxelles I bis est pourtant définie de manière autonome par la
le fondement contractuel (principe de non-cumul). L’action en res-
CJUE(65). Or, cette dernière a jugé qu’il ne suffit pas qu’une action
soit fondée sur une obligation juridique librement consentie par
une personne à  l’égard d’une autre pour relever de la matière
contractuelle. Il faut en outre que «  le comportement reproché (66) CJUE, 13 mars 2014, aff. C-548/12, Brogsitter, EU:C:2014:148, point 24.
(67) CJUE, Brogsitter, précité, point 25 ; CJUE, 24 nov. 2020, aff. C-59/19, Wikinge-
(puisse) être considéré comme un manquement aux obligations rhof, point 32.
(68) La règle de conflit de lois déterminant le droit de l’arbitrage applicable est sus-
ceptible de varier. En l’espèce, l’Allemagne et la France avaient des règles de
conflit de lois différentes, mais désignant chacune le droit français : le droit alle-
(61) Mayer P., Le mythe du contrat d’arbitre, in Mélanges en l’Honneur du Professeur mand, qui a adopté la loi-type CNUDCI, prévoit l’application du droit du siège de
Bertrand Ancel, LGDJ, 2018, p. 1181. l’arbitrage, tandis que le droit français se veut systématiquement applicable en
(62) Ce qui n’est pas certain : v. infra, IV. raison de sa position très particulière concernant la délocalisation de l’arbitrage.
(63) CJUE, 11 mars 2010, aff. C-19/09, Wood Floor Solutions, ECLI:EU:C:2010:137, point (69) Certaines versions de l’acte de mission type prévoient : « When a relationship
40 ; CJUE, 8 mars 2018, aff. C-64/17, Saey Home & Garden, ECLI:EU:C:2018:173, exists between a new party representative and an arbitrator which in the Tribu-
point 45. nal’s view may create a conflict of interest, the Parties agree that the Tribunal may
(64) Idem. take appropriate measures to ensure the integrity of the arbitration, including the
(65) V., parmi une jurisprudence abondante, CJCE, 27  sept. 1988, aff.  C-189/87, exclusion of the new party representative from participating in all or part of the
Kalfelis, EU:C:1988:459, point  16  ; CJCE, 17  sept. 2002, aff.  C-334/00, Tacconi, arbitration ».
EU:C:2002:499, point 19. (70) CJUE, 24 nov. 2020, aff. C-59/19, Wikingerhof.

40 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


DÉCRYPTAGE I PERSPECTIVES

ponsabilité intentée contre l’arbitre était donc, en droit substantiel loi du pays dans lequel le prestataire de services a  sa résidence
français, une action nécessairement contractuelle (à tout le moins habituelle  ». Concernant un tribunal arbitral composé d’une ma-
si, comme en l’espèce, un contrat liait l’arbitre à la victime). À l’in- jorité d’arbitres allemands, la loi applicable devrait a priori être la
verse, en droit judiciaire européen, elle était délictuelle. Il n’était loi allemande, le jeu de la clause d’exception étant peu probable
donc pas possible d’exercer une action relevant à la fois de la ma- pour un arbitrage s’étant déroulé physiquement dans le pays de
tière contractuelle en droit judiciaire européen et en droit français, résidence des arbitres. En matière délictuelle, le Règlement Rome
ou d’exercer une action relevant à la fois de la matière délictuelle II, qui n’exclut pas l’arbitrage de son domaine, prévoirait l’appli-
en droit judiciaire européen et en droit français. Si telle est réelle- cation de la loi du lieu du dommage. Ce dommage consisterait
ment la nouvelle règle posée par la Cour de Justice dans l’arrêt dans les frais engagés, d’une part, pour plaider sa cause dans un
Wikingerhof, elle mène à une impasse. arbitrage biaisé (frais d’avocats, honoraires des arbitres) et, d’autre
part, dans les frais engagés pour réparer le dommage causé en
C'est dire que la Cour de
1cassation a une vision extensive recherchant l’annulation de la sentence en résultant (frais d’avocats
relatifs à la procédure d’annulation). Or, ces différents aspects du
de l'exception d'arbitrage, qui se dommage seraient probablement subis dans deux États différents :
Allemagne pour les frais d’avocats(73), France pour les frais relatifs
marie mal avec la vision étroite à la procédure d’annulation(74).
distinguant entre contrat d'arbitre et Toutefois, le préjudice résultant de la procédure d’annulation pour-
convention d’arbitrage. rait être considéré comme un dommage indirect ne devant pas être
pris en compte au stade de la détermination de la loi applicable.
Si l’on admet que l’action en responsabilité de l’arbitre doit être Sinon, en vertu du principe de la mosaïque, deux lois différentes
détachée de l’arbitrage(71), il se pourrait toutefois que, dans une seraient applicables à ces deux aspects du dommage.
affaire comme celle de l’espèce, la loi applicable tant au contrat
d’arbitre qu’à une éventuelle action délictuelle intentée contre l’ar- Si le droit allemand était applicable à  l’action en responsabilité,
bitre ne soit pas la lex arbitri. la victime disposerait d’une option entre la responsabilité civile
contractuelle et la responsabilité civile délictuelle. Elle pourrait
En matière contractuelle, le Règlement Rome I, dont on rappel-
donc, comme dans l’affaire Wikingerhof, exercer une action pou-
lera qu’il n’exclut de son domaine que les «  conventions d’arbi-
vant être qualifiée de délictuelle à la fois en droit judiciaire euro-
trage »(72), serait applicable à la détermination de la loi applicable
péen et en droit substantiel. n
au contrat d’arbitre. Un tel contrat est sans aucun doute un contrat
de prestation de service, que l’article 4 du Règlement soumet à « la

(73) Si les conseils des parties étaient des avocats allemands, ce qui semble probable
compte tenu du droit applicable et de la nomination d’un arbitre allemand par
(71) On notera que la Cour de cassation française lui applique le régime de la conven- la partie qatarie (idée dont on peine à croire qu’elle lui ait été suggérée par un
tion d’arbitrage, en jugeant que le contrat d’arbitre n’est pas soumis à une quel- conseil anglais ou américain).
conque loi nationale, mais relève de règles matérielles de droit international (74) Concernant les honoraires des arbitres, la question était complexe : la victime
systématiquement applicables devant les juridictions françaises (Cass.  1re  civ., avait probablement payé la moitié de ceux-ci à la CCI, sur un compte bancaire
1er févr. 2017, n° 15-25.687, précité). en France ; elle fut ensuite condamnée à payer l’autre moitié à la partie adverse
(72) Règl. Rome I, art. 1, § 2, e). par la sentence arbitrale, qui précisait avoir été rendue en France.

Texte (extrait) : En l’espèce, la société S. et M. G. considèrent


l’un et l’autre que le contrat d’arbitre liant les
tuelle (réunions, audiences, délibérations) que
M. G. y a exercé, il convient d’en déduire que
parties, dont l’instrumentum est constitué de celui-ci a  effectivement déployé, de manière
«  En l’espèce, le présent litige a  pour objet, l’acte de mission signé par la société S., la socié- prépondérante, sa prestation intellectuelle
une action en responsabilité contractuelle de té A. et les trois arbitres, le 14 janvier 2014 (…), d’arbitre en Allemagne, le fait que les ordon-
l’arbitre fondée sur des manquements de M. G. est assimilable à  un contrat de prestations de
à  ses obligations contractuelles découlant du nances de procédure, non communiquées aux
services et, qu’à  supposer établie l’application débats, et la sentence arbitrale soient réputées
contrat d’arbitre conclu avec la société S. et la
du Règlement Bruxelles I bis au présent litige, rendues à Paris, lieu de l’arbitrage, ne suffisant
société A. Il s’ensuit que, ne portant pas sur la
la détermination de la juridiction compétente
constitution du tribunal arbitral, la convention pas à  démontrer la réalisation effective d’une
s’effectuera en application des dispositions de
d’arbitrage, ou la sentence arbitrale, il n’entre prestation intellectuelle de l’arbitre en ce lieu.
l’article 7 paragraphe1 sous b) de ce règlement.
pas dans le champ de l’exclusion posée par Dès lors, il y a lieu d’accueillir l’exception d’in-
l’article  1 paragraphe  2 sous d) du Règlement Au regard du temps passé en Allemagne, où
compétence soulevée par M. G. et de renvoyer
(UE) n° 1215/2012 et que dès lors, le choix de la M. G. a sa résidence, durant les deux années
de procédure arbitrale écoulées entre la signa- les parties à  se pourvoir devant la juridiction
juridiction compétente pour connaître de la pré-
sente action doit être déterminé selon les règles ture de l’acte de mission et la sentence arbi- allemande compétente. »
énoncées par ce texte. trale, et de l’importance de l’activité intellec- TJ Paris, 31 mars 2021, RG 19/00795

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 41


PERSPECTIVES I DÉCRYPTAGE

ÎRLDC 6982

Fiducie, blockchain et smart contracts


L’utilisation des blockchains et des smart contracts ne cesse de se développer. Ces nouvelles
technologies peuvent trouver de nombreuses utilisations en matière civile, notamment dans un
contrat de fiducie.

L
e développement des blockchains. «  Block- Le principe de fonctionnement d’une blockchain.
chains  » et «  smart contracts  » sont des termes La blockchain Bitcoin a  permis l’émergence de
qui ne cessent d’être murmurés aux oreilles des nombreuses autres blockchains comme Ethe-
professionnels du droit, mais qui demeurent nébuleux reum, Ripple, Carrefour… Si les applications des
à bien des égards. Pour certains auteurs, l’engouement blockchains varient, leur principe de fonctionne-
suscité par la blockchain est une mode qui passera ment est toujours identique. La blockchain peut
et à laquelle il est inutile que les juristes s’intéressent. être définie comme «  un mode d'enregistrement
Par Sarah FARHI D’autres auteurs estiment en revanche que la révolution des données produites en continu, sous forme de
Maître de conférences des blockchains est incontournable, tant elle va être à la blocs liés les uns aux autres dans l’ordre chronolo-
Faculté de Droit transmission ce qu’internet a été au partage de l’infor- gique de leur validation, chacun des blocs et leurs
de l'Université de Toulon mation(75). La prudence qui commande l’utilisation de séquences étant protégés contre toute modifica-
Directrice adjointe ces nouvelles technologies ne doit pas masquer l’en- tion »(78). Cette définition légale de la blockchain est
du CERC (EA 3164) thousiasme lié aux mille et une applications juridiques peu perméable à la compréhension des non-initiés.
des blockchains et des smart contracts. Et pourquoi ne Pour éclairer cette notion, il est préférable d’utili-
pas envisager la fiducie comme cadre contractuel privi- ser un exemple. Imaginons un débiteur qui doit
légié pour l’utilisation de ces nouvelles technologies ? une somme d’argent à  son créancier. Pour payer
Avant de se plonger dans cette galaxie prospective le créancier, le débiteur peut effectuer un virement
– mais pas si lointaine –, il convient de rappeler les ori- par le biais d’un intermédiaire commissionné : une
gines et le fonctionnement d’une blockchain et d’un banque. Avant de réaliser le virement, la banque du
smart contract. débiteur doit vérifier son identité et s’assurer qu’il
dispose de la somme suffisante. Puis, la banque va
L’origine de la blockchain. La première blockchain effectuer le virement. Une fois le virement réalisé,
qui a été créée demeure encore aujourd’hui la plus la banque doit inscrire le transfert de fonds et en
connue. Il s’agit de la blockchain Bitcoin née le conserver la preuve, anciennement dans un livre de
3 janvier 2009. Cette blockchain et la monnaie vir- comptes physique, aujourd’hui sur ses serveurs.
tuelle du même nom ont été élaborées par une per-
sonne – ou un groupe de personnes – sous le pseu- Et c’est précisément comme un livre de comptes
donyme de Satoshi Nakamoto. Cette blockchain qu’une blockchain fonctionne. Les utilisateurs d’une
a été imaginée en réponse à la crise des subprimes blockchain forment un réseau. Ils détiennent tous
une copie de la blockchain, c’est-à-dire du livre de
et à la faillite de la banque Lehman Brothers(76). La
comptes qu’ils peuvent consulter à loisir. Comment
volonté du ou des créateurs de la blockchain Bitcoin
va être réalisée la transmission – le virement – dans
était de concevoir un système d’échange et une
le cadre d’une blockchain ? Le débiteur qui est un
monnaie en dehors de toute institution financière.
utilisateur va faire une demande de transaction.
La finalité était et demeure simple : permettre des
Les autres membres du réseau vont alors vérifier
transactions entre les opérateurs économiques sans
l’identité du débiteur et les fonds virtuels dont il
l’intervention d’un tiers prélevant une commission.
dispose. Une fois ces vérifications effectuées, la
La philosophie sous-jacente est évidemment liber-
transaction doit être validée grâce à un consensus
tarienne, l’État et les institutions financières devant
des utilisateurs du réseau qui remplacent ainsi la
être réduits à un rôle minimal(77).
banque dans son office traditionnel. La transaction
est ensuite écrite dans la blockchain pour que celle-
ci soit immédiatement mise à  jour. La blockchain
(75) De Vauplane H., La blockchain et le droit, JCP E 2016, 1480 ; est alors infalsifiable, car tous les utilisateurs dis-
Zolynski C., Blockchain et smart contracts : premiers regards
sur une technologie disruptive, RD bancaire et fin., 2017, n° 1,
posent d’une copie de ce livre de comptes à  jour
doss. 4.
(76) Legeais D., Blockchain et actifs numériques, coll. Actualité,
LexisNexis, 2019, n° 4 et s., p. 2 et s.
(77) De Vauplane H., Bitcoin, fantasme ou croyance  ? Rev. (78) Vocabulaire de l’informatique, JO n°  0121 du 23 mai 2017,
banque 2018, p. 16. texte n° 20.

42 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


DÉCRYPTAGE I PERSPECTIVES

et peuvent contester toute transaction frauduleuse. La blockchain fonctions qui intéressent tout autant les juristes. Elle peut servir de
a donc « pour objet la transmission et le stockage de données sur registre infalsifiable, puisque toutes les transactions réalisées sont
un réseau, usant d'un système de contrôle décentralisé, sans inter- inscrites dans la chaîne de blocs sans jamais pouvoir être suppri-
vention d'un tiers »(79). mées. La blockchain peut aussi être employée comme une base de
données qui offre une traçabilité pour des biens incorporels, des
Le fonctionnement numérique de la blockchain. Dans une
titres ou des droits transmis par son biais.
blockchain tout est évidemment dématérialisé, car s’il est possible
de l’assimiler à un livre de comptes partagé par les utilisateurs, elle
Pour réaliser ces
n’a pas de réalité physique. Il s’agit d’une base de données distri-
buée sur des « nœuds de stockage ». Le terme « nœud » issu du
langage informatique étonne, alors qu’il désigne simplement les
1 transmissions, pour en
ordinateurs connectés à internet des utilisateurs. La blockchain ne
conserver la preuve infalsifiable
peut toutefois pas contenir des pages de transactions écrites dans et pour assurer leur traçabilité,
l’ordre chronologique comme dans un livre de comptes. C’est la
raison pour laquelle la blockchain contient des « blocs ». Chaque
quelle meilleure technologie
bloc est constitué par un ensemble de transactions chronologique- que la blockchain ? Aucune.
ment ordonnées. Le bloc est donc un équivalent numérique d’une
page du livre de comptes. Comme les blocs sont reliés les uns aux Les différents types de blockchains. Si la blockchain a des fonc-
autres, ils forment une chaîne de blocs : une blockchain. tions variées, encore faut-il distinguer les différents types de
blockchains. D’abord, les blockchains peuvent avoir un caractère
Bien évidemment, le fonctionnement d’un bloc est plus complexe. « public ». Elles sont alors accessibles à tous, puisque toute per-
De manière simplifiée, il faut préciser que chaque bloc dispose d’un sonne peut devenir un utilisateur de la blockchain, en avoir une
« hash ». Le hash est une suite de caractères obtenue grâce à un al- copie, faire une transaction et valider la transaction d’un autre uti-
gorithme mathématique qui transforme n’importe quelles données lisateur. C’est notamment le cas de la blockchain Bitcoin. Ensuite,
en caractères. Par exemple, l’algorithme SHA256 convertit le titre
les blockchains peuvent être «  autorisées  ». Tous les utilisateurs
« Revue Lamy Droit Civil » par le hash suivant : « 518b7fde347a843e-
n’ont alors pas les mêmes droits, certains pouvant valider ou non
b09887f54a310963862f2b6903dc7c52a1242f0169af629d ». Ce hash
les transactions, certains pouvant réaliser ou non des transactions.
est unique, propre à chaque bloc. Dans tous les blocs de la chaîne,
Enfin, il existe des blockchains «  privées  ». Dans ce dernier cas,
le hash du bloc précédent est intégré afin d’assurer la liaison entre
la blockchain fonctionne sous le contrôle d’une personne qui dé-
eux. Ainsi, le bloc  2 comporte le hash du bloc  1, le bloc  3 com-
termine l’accessibilité et la validation des transactions. Comme le
porte le hash du bloc 2… Une fois la transaction validée et inscrite
soulignent plusieurs auteurs, les blockchains privées rétablissent
dans un bloc, elle ne peut plus être supprimée afin de renforcer
« l’intermédiaire » dont voulaient précisément se passer les créa-
le caractère inaltérable de la chaîne. En outre, pour être identifié,
teurs de cette nouvelle technologie(82).
chaque utilisateur de la blockchain dispose de clefs de chiffrement.
En effet, les transmissions effectuées sur la blockchain sont réali- La blockchain et les smart contracts. Aussi variées soient-elles, les
sées entre deux adresses, l’anonymat du propriétaire de l’adresse blockchains sont souvent mises en œuvre en dehors de tout cadre
n’étant levé que par les clefs de chiffrement. La blockchain fonc- juridique. En France, il existe quelques règles issues de l’ordon-
tionne donc grâce à de la cryptographie pour les hashs et les clefs, nance n° 2016-530 du 28 avril 2016, de la loi Sapin II n° 2016-1691
à des échanges peer-to-peer pour la transmission et à la création du 9  décembre 2016 et de l’ordonnance n°  2017-1674 du 8  dé-
d’une base de données partagée(80). cembre 2017(83). Pourtant, les blockchains peuvent mettre en œuvre
Les différentes fonctions de la blockchain. La notion de blockchain un contrat et s’inscrire dans un cadre juridique. Dans le jargon des
a été volontairement décrite ici de manière sommaire. Cette défini- blockchains, l’expression « contrat fiat » désigne un contrat conclu
tion simple permet cependant d’appréhender les différentes fonc- en dehors de la chaîne de blocs. Le «  contrat fiat  » est donc ce
tions d’une blockchain, bien qu’elle soit encore très fréquemment que le juriste nomme communément contrat ! Un contrat fiat peut
associée au Bitcoin. Cette monnaie virtuelle créée sur la chaîne de être exécuté au travers d’une blockchain et d’un smart contract.
blocs du même nom, a fait couler beaucoup d’encre lorsque sa co- Il faut immédiatement dissiper le doute lié à l’expression « smart
tation s’est envolée en 2021. Et c’est d’ailleurs la fonction première contract » qui induit que le contrat intelligent serait une conven-
de la blockchain qui est ici utilisée : la transmission. Peuvent être tion. Tel n’est jamais le cas. Les smart contracts sont des pro-
transmis grâce à une blockchain des monnaies virtuelles – comme grammes informatiques qui permettent d’automatiser la mise en
dans notre exemple –, mais aussi des « tokens » qui représentent œuvre d’un contrat fiat. Dans certains cas, le déclenchement du
digitalement des titres ou des droits(81). La blockchain a  d’autres smart contract est réalisé après qu’un tiers de confiance ait attesté
des informations contenues ou absentes de la blockchain. Ce tiers
porte le nom d’« oracle ».
(79) Mekki M., Le contrat, objet des smart contracts (partie 1), D. IP/IT, 2018, p. 409. L’assureur Axa a par exemple créé une blockchain avec un smart
(80) Caprioli E., Mythes et légendes de la blockchain face à la pratique, D. IP/IT, 2019,
p. 429.
contract : Fizzy, qui a aujourd’hui disparu. Cette blockchain conte-
(81) C. mon. fin., art. L. 552-2. Cette disposition donne une définition du token. Elle
précise que « Au sens du présent chapitre, constitue un jeton tout bien incor-
porel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être
émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement (82) Legeais D., Blockchain et actifs numériques, loc. cit., n° 27, p. 18.
électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le (83) Ord. n° 2016-530, 28 avr. 2016, JO 29 avr., texte n° 16 ; L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016,
propriétaire dudit bien ». JO 10 déc., texte n° 2 ; Ord. n° 2017-1674, 8 déc. 2017, JO 9 déc., texte n° 24.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 43


PERSPECTIVES I DÉCRYPTAGE

nait une base de données sur le trafic aérien, les vols étant enre- des actifs au profit du bénéficiaire – le constituant et/ou un tiers –.
gistrés sur la chaîne de blocs en temps réel. Un contrat d’assurance Dans ce cas, le bénéficiaire est souvent mentionné dans le contrat
« fiat » était conclu entre Axa et un passager. Le contrat prévoyait de fiducie. En revanche, si la fiducie a pour but la garantie de paie-
qu’en cas de retard de plus de deux heures de l’avion, l’assuré était ment, des bénéficiaires peuvent s’ajouter au cours du déroulement
indemnisé automatiquement. Le smart contract déterminait donc de l’opération, particulièrement lors des rechargements. Ces bé-
grâce à la blockchain l’existence d’un retard de l’avion et s’il était néficiaires ne peuvent alors pas être mentionnés dans le contrat et
supérieur à deux heures, le smart contract déclenchait directement doivent être désignés ultérieurement.
le paiement de l’assuré.
Le régime de la fiducie adapté aux nouvelles technologies. Le
Les applications en matière de fiducie. Comme l’a démontré l’ex- régime strict de la fiducie est-il compatible avec l’usage de smart
périence Fizzy, de nombreux contrats peuvent être mis en œuvre contracts et d’une blockchain ? Une réponse positive doit être ap-
par une blockchain. Mais une convention semble particulièrement portée, plusieurs arguments plaidant en ce sens. D’abord, la durée
propice à la digitalisation : la fiducie. Outil de gestion ou de sûre- de la fiducie favorise l’utilisation d’une chaîne de blocs. Constituer
té, la fiducie a été introduite en droit français par une loi du 19 fé- une base de données partagée n’a en effet de sens que pour des
vrier 2007 aux articles 2011 et suivants du Code civil(84). Elle permet opérations au long cours, et non pour des contrats à exécution ins-
à  un ou plusieurs constituants de transférer des biens, droits et/ tantanée ou dont la durée ne dépasse pas quelques mois. Selon
ou sûretés dans un patrimoine d’affectation détenu par un tiers, le l’article 2015 du Code civil, la fiducie peut être conclue pour 99 ans
fiduciaire, qui a pour mission de gérer les choses affectées au pro- maximum. L’opération de fiducie s’inscrit donc dans la durée et fa-
fit d’un ou plusieurs bénéficiaires. Les cessions réalisées dans une vorise l’utilisation d’une blockchain.
fiducie offrent un terrain d’application idéal à une blockchain, celle-
Ensuite, l’absence de désignation obligatoire des bénéficiaires
ci permettant de réaliser les transferts fiduciaires, de les réperto-
dans le contrat de fiducie offre à la blockchain un cadre propice.
rier et d’en conserver la preuve. L’association d’une blockchain
Dans une chaîne de blocs, les utilisateurs peuvent librement inté-
fiduciaire à  un smart contract pourrait même assurer l’exécution
grer et quitter le réseau. Considérant que les bénéficiaires de la
automatique de la fiducie dans certaines situations programmées
fiducie seront des utilisateurs de la blockchain, cette faculté doit
informatiquement à l’avance.
être préservée. Tel est le cas grâce à l’article 2019 du Code civil qui
Plan de l'étude. Déterminer les utilisations de la blockchain et des n’impose pas la désignation du bénéficiaire dans l’acte de fiducie.
smart contracts dans une fiducie ne relève pas de la science-fic- Évidemment, les nouvelles entrées dans le réseau matérialiseront
tion, mais de l’anticipation (II). Les praticiens audacieux – notaires, l’ajout d’un bénéficiaire et devront respecter l’obligation d’un écrit
avocats, banquiers, juristes d’entreprise… – s’empareront certaine- enregistré. Cet écrit devra être effectué par le fiduciaire, intermé-
ment de ces outils. Il faut encourager ces initiatives, car la fiducie diaire faisant fonctionner la blockchain et garant du respect des
est un contrat fiat optimal (I). obligations imposées par le législateur en matière de fiducie. En re-
vanche, la sortie du réseau et donc la renonciation d’un bénéficiaire
à la fiducie ne sera soumise à aucune condition. Il faut ajouter que
I. LA FIDUCIE : UN CONTRAT FIAT les utilisateurs de la blockchain pourront demeurer anonymes sur
OPTIMAL le réseau grâce aux clefs de chiffrement, leur identité n’étant alors
connue que du fiduciaire et du service des impôts compétent(88).
Les conditions de formation de la fiducie digitale. Pour constituer
un contrat de fiducie, le législateur impose aux parties des obliga- La création d'une blockchain fiduciaire privée. Mais quel est l’in-
tions de fond et de forme rigoureuses. Exécutée par le biais d’une térêt d’instituer une blockchain pour exécuter une convention de
blockchain ou non, la fiducie doit répondre des conditions prévues fiducie ? Pour répondre à cette interrogation, il faut rappeler que la
aux articles 2011 et suivants du Code civil. Notamment, le contrat fiducie est un outil qui opère des transmissions incessantes. Qu’il
de fiducie doit être écrit(85) et respecter les mentions imposées s’agisse du constituant qui transfère la titularité de droits ou des
par l’article  2018 à  peine de nullité. Le contrat doit désigner un fonds au fiduciaire, du fiduciaire qui transmet des droits ou des
fiduciaire parmi les personnes visées à l’article 2015 du Code civil. fonds aux bénéficiaires ou encore des bénéficiaires qui cèdent
La fiducie doit également être enregistrée sur le registre national leurs droits sur le patrimoine affecté en application de leur subor-
des fiducies et éventuellement publiée lorsqu’elle porte sur des dination de créances, la fiducie n’est que transmissions. Pour réa-
immeubles(86). Avant de mettre en œuvre une blockchain fiduciaire liser ces transmissions, pour en conserver la preuve infalsifiable et
et un smart contract, les parties à la convention doivent respecter pour assurer leur traçabilité, quelle meilleure technologie que la
ces obligations. Encore faut-il identifier les parties au contrat. Sont blockchain ? Aucune.
toujours parties à la convention de fiducie le ou les constituants et Tous les types de blockchains ne peuvent cependant pas être utili-
le fiduciaire. Tel n’est pas toujours le cas du ou des bénéficiaires sés pour mettre en œuvre un contrat de fiducie. Les blockchains pu-
qui peuvent être désignés après la conclusion du contrat(87). Si la bliques et autorisées sont exclues. Il est inconcevable que des tiers
fiducie a pour but la gestion, elle est constituée pour administrer au contrat de fiducie interfèrent dans l’exécution de la convention
sous prétexte que la blockchain est publique et accessible à tous.
Créer une blockchain fiduciaire publique serait d’ailleurs contraire
(84) L. n° 2007-211, 19 févr. 2007, JO 21 févr., texte n° 3 ; V. Crocq P., Le cœur du dis-
positif fiduciaire, RLDC 2007/40, n° 2624.
(85) C. civ., art. 2012.
(86) C. civ., art. 2019, 1°. (88) Verbiest T., Technologies de registre distribué (blockchain) : premières pistes de
(87) C. civ., art. 2019, 3° et 4°. régulation, RLDI 2016/129, n° 4052.

44 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


DÉCRYPTAGE I PERSPECTIVES

aux principes directeurs du droit des contrats, notamment à la li- grâce aux différentes applications de la blockchain dans une fiducie
berté contractuelle de choisir son contractant et à l’effet relatif des digitalisée. Des exemples d’utilisations vont être envisagés. Ils se
conventions. La blockchain fiduciaire doit nécessairement avoir un concentrent sur les usages de la fiducie en matière civile. Les appli-
caractère privé afin que son utilisation soit réservée aux parties au cations de la fiducie en droit des affaires – comme la titrisation ou
contrat de fiducie. La blockchain fiduciaire devra alors fonctionner son emploi comme DAO – ne seront pas abordées.
sous le contrôle d’une personne déterminant son accessibilité et la
La blockchain : un registre des opérations du fiduciaire. Instituer
validation des transactions.
une blockchain dans un contrat de fiducie permettait aux parties
Le rôle du fiduciaire repensé. Et qui d’autre que le fiduciaire de disposer d’une base de données partagée et d’un registre des
pour endosser le rôle d’intermédiaire, de «  contrôleur  » de la transmissions fiduciaires réalisées. Ces fonctions de la blockchain
blockchain ? Personne ! Le fiduciaire encadrera ainsi les modalités offrent aux contractants un moyen de contrôle efficace du fidu-
de fonctionnement de la blockchain, qu’il s’agisse des personnes ciaire. Titulaire de patrimoine d’affectation, le fiduciaire doit gé-
ayant accès au réseau ou des transmissions réalisées. Une fois le rer et conserver les actifs fiduciés. Sa mission est essentielle dans
contrat de fiducie conclu, le fiduciaire devra donc faire appel à des l’opération, tant sa faute peut réduire à néant l’actif du patrimoine
informaticiens pour créer la chaîne de bloc et pour programmer le affecté et interdire toute transmission aux bénéficiaires. La surveil-
smart contract qui exécutera la fiducie. Le fiduciaire sera l’intermé- lance du fiduciaire est ainsi indispensable. Et quel meilleur outil
diaire de la blockchain et l’oracle du smart contract. La fonction du pour contrôler les actes du fiduciaire qu’une blockchain ? Aucun !
fiduciaire est ici repensée, son rôle de gestionnaire du patrimoine En effet, l’institution d’une chaîne de blocs permet aux utilisateurs
affecté étant digitalisé, son rôle d’exécutant de la fiducie se trou- – constituants et bénéficiaires – de vérifier en temps réel toutes les
vant partiellement automatisé, une nouvelle fonction d’administra- transmissions réalisées par le fiduciaire. L’erreur ou la fraude du fi-
teur réseau lui étant attribuée. duciaire pourra être repérée rapidement grâce au contrôle collectif
opéré par les utilisateurs de la chaîne. Les parties à la fiducie ne
L’erreur ou la fraude du
1
devront donc plus attendre le rapport de gestion du fiduciaire pour
constater son éventuelle faute et engager sa responsabilité.
fiduciaire pourra être
repérée rapidement grâce au La blockchain fiduciaire et les crédits syndiqués. L’utilisation d’une
blockchain fiduciaire est également utile dans les opérations de
contrôle collectif opéré par les crédits syndiqués. Ce prêt est contracté auprès de plusieurs éta-
utilisateurs de la chaîne. blissements de crédits pour financer un unique projet. Les banques
sont alors toutes bénéficiaires de la fiducie-sûreté, mais ne sont
Les clauses spécifiques pour la fiducie digitalisée. Dès lors que le pas payées simultanément, un ordre de paiement étant contrac-
fiduciaire aura également la charge de rédiger la convention de tuellement prévu grâce à  des subordinations de créances. Dans
fiducie, son rôle sera encore accru. Lorsque la fiducie sera associée un schéma simplifié, il faut exposer que les créanciers séniors sont
à une blockchain et à un ou plusieurs smart contracts, le rédacteur désintéressés avant les créanciers mezzanines, qui sont eux-mêmes
de la convention de fiducie devra prévoir des clauses relatives à ces payés avant les créanciers juniors …
nouvelles technologies. Il faudra ainsi déterminer quelles transmis- Ces opérations de crédits syndiqués se prêtent particulièrement
sions seront enregistrées dans la blockchain, qui pourra prendre bien à  la digitalisation de la fiducie. En effet, la blockchain per-
part à cette blockchain, quelle partie de l’exécution de la fiducie mettrait de mettre en œuvre les subordinations de créances par
sera automatisée par un smart contract... De telles clauses permet- la transmission entre les créanciers d’un token représentatif du
tront de s’assurer de l’adhésion des parties à la digitalisation de la droit d’exclusivité sur le patrimoine affecté. L’utilisation d’un smart
fiducie. Néanmoins, la rédaction de ces clauses va alourdir la res- contract permettrait d’ailleurs d’automatiser la cession des droits
ponsabilité du rédacteur de l’acte de fiducie. Si une telle prévision entre les créanciers. Dès que le créancier sénior serait payé, le smart
contractuelle peut sembler complexe, la peur ne doit pas dominer, contract pourrait transmettre le token représentatif des droits sur le
tant la blockchain et les smart contracts offrent de multiples possi- patrimoine affecté au créancier mezzanine et ainsi de suite. Grâce
bilités pour le contrat fiat de fiducie. à sa fonction d’oracle, le fiduciaire aurait l’obligation d’attester du
paiement du créancier de rang supérieur, c’est-à-dire de l’extinc-
tion de sa créance, pour déclencher la transmission du token via le
II. LES UTILISATIONS DE LA FIDUCIE smart contract. Outre l’automatisation de l’exécution de la fiducie,
DIGITALISÉE le respect de l’ordre des priorités de paiement serait ainsi assuré.
Le transfert originel de la fiducie grâce à la blockchain. La fiducie Les nouvelles technologies et l'agent des sûretés. Lorsque les
est un mécanisme de gestion ou de sûreté qui repose sur un trans- opérations de crédits syndiqués sont garanties par un agent des
fert réalisé par le ou les constituants au profit du fiduciaire titulaire sûretés, l’utilisation d’une blockchain et de smart contracts est tout
du patrimoine d’affectation. Cette transmission originelle de biens, autant indiquée. La fiducie dispose en effet d’un régime spécial :
droits et/ou sûretés par le constituant pourrait être réalisée par le l’agent des sûretés prévu aux articles 2488-6 et suivants du Code
biais de la blockchain fiduciaire. Il s’agirait alors de transmettre au civil. Si le fiduciaire mue en agent des sûretés, il obtient le transfert
fiduciaire de la monnaie numérique ou des tokens via la blockchain. de plusieurs garanties de paiement qu’il doit inscrire, gérer et ré-
Ce transfert initial constituerait le bloc  1 de la chaîne, matériali- aliser pour le compte des bénéficiaires de la fiducie. Les sommes
sant la constitution de la fiducie et le démarrage de la blockchain. obtenues par la réalisation des garanties servent à désintéresser les
La création de ce premier bloc serait suivie de nombreux autres, créanciers-bénéficiaires de fiducie.

Numéro 195 I Septembre 2021 RLDC I 45


PERSPECTIVES I DÉCRYPTAGE

Grâce à une blockchain et à un smart contract, le paiement peut ici auteur envisage que « la libération de la valeur disponible, le paie-
être digitalisé. Dès qu’une somme d’argent intègre le patrimoine ment de la ou des créances et le rechargement se fassent automati-
affecté, le smart contract pourrait être programmé pour payer au- quement en intégrant au fur et à mesure un ensemble de créances
tomatiquement le créancier venant en rang utile. Par sa fonction qui seraient en attente de garantie. Ces créances seraient inscrites
d’oracle, le fiduciaire aurait alors simplement à certifier l’exigibilité sur une liste d'attente »(90). Comme la convention de rechargement
de la créance détenue par ce créancier. Une fois la validation du doit être écrite et enregistrée, l’intervention du fiduciaire demeure-
fiduciaire obtenue, le paiement serait effectué automatiquement ra indispensable. En qualité d’oracle du smart contract, le fiduciaire
par le smart contract via la blockchain. Outre l’automatisation du aura la charge de valider le rechargement selon le rang du créan-
paiement, cet usage de la blockchain permettrait de tenir un re- cier sur la liste d’attente, puis d’enregistrer la convention de rechar-
gistre des paiements effectués aux différents créanciers et un re- gement. Eu égard aux conditions de forme imposées par le légis-
gistre des garanties de paiement du patrimoine d’affectation non lateur, la digitalisation des rechargements fiduciaires ne pourra pas
encore réalisées. être totale. Elle pourra toutefois être partiellement automatisée.
L’automatisation des rechargements fiduciaire. Une autre utilisa- Des inquiétudes existantes. Si la blockchain et les smart contracts
tion de la blockchain fiduciaire doit être évoquée. Elle a trait à l’ad- ouvrent de nombreuses perspectives de digitalisation de la fiducie
ministration des rechargements fiduciaires. Dans une convention en matière civile, des craintes existent. Notamment, la réputation
de fiducie-sûreté, les parties peuvent prévoir que la garantie est inviolable de la blockchain vient de connaître des failles, des cas
rechargeable. Le Code civil impose néanmoins des garde-fous au de falsification ayant été rapportés. Plus encore, dans un smart
rechargement de la sûreté. Le rechargement ne peut pas dépasser contract « the code is law ». Cette expression ne fait évidemment
la valeur des biens contenus dans le patrimoine d’affectation, le pas référence à un Code entendu comme un recueil de règles, car
jour de l’estimation des actifs variant selon que le constituant soit elle évoque le codage informatique. Dans un smart contract, le co-
une personne physique ou morale(89). L’alinéa 3 de l’article 2372-5 dage informatique est la loi qui va être exécutée par le programme.
impose également la rédaction d’une convention de rechargement Mais en cas d’erreur de codage, le smart contract n’exécutera pas
enregistrée dans les mêmes conditions que le contrat de fiducie. le contrat de fiducie conformément à ses dispositions. Qui sera res-
Les enregistrements des rechargements successifs permettent ponsable dans l’une ou l’autre de ses situations ? Cette question
alors à chaque créance de prendre rang.
complexe ne manquera pas de susciter des difficultés. Et encore
L’utilisation d’un smart contract et d’une blockchain pourraient faudra-t-il déterminer l’identité du pirate ou du codeur. Ces inquié-
permettre d’envisager l’automatisation de ces rechargements. tudes devraient néanmoins être limitées grâce au caractère privé
Dès que le paiement d’un créancier serait réalisé et inscrit dans de la blockchain fiduciaire et aux clauses contractuelles qui enca-
la blockchain, des actifs du patrimoine affecté seraient à nouveau dreront la digitalisation de la fiducie. Ces doutes ne doivent donc
disponibles pour garantir une nouvelle créance. La fiducie pourrait pas décourager les praticiens audacieux, car la digitalisation de la
alors être rechargée automatiquement par un smart contract. Un fiducie n’attend plus qu’eux ! n

(89) C. civ., art. 2372-5 al. 2. (90) Mekki M., Le contrat, objet des smart contrats (partie 1), op. cit.

46 I RLDC Numéro 195 I Septembre 2021


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