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Toute société humaine est fondée sur un partage du travail entre ses différents

membres et sur l'échange des produits obtenus par le travail de chacun. Mais si tous
produisent des choses différentes, et qui n'ont souvent aucun rapport entre elles,
comment mesurer la valeur relative de ces biens, afin de s'assurer que l'échange est
équitable ?

1. D'où vient la division du travail ?


Comme le remarque Hume, l'homme est un être dépourvu de qualités naturelles. Il a donc
tout à la fois plus de besoins que les autres animaux (il lui faut des vêtements pour se protéger
du froid, par exemple), et moins de moyens pour les satisfaire, parce qu'il est faible. C'est donc
pour pallier cette faiblesse naturelle que l'homme vit en société : la vie en commun permet aux
individus de regrouper leurs forces pour se défendre contre les attaques et pour réaliser à
plusieurs ce qu'un seul ne saurait entreprendre ; elle permet surtout de diviser et
de spécialiser le travail, ce qui en accroît l'efficacité mais génère également de nouveaux
besoins (il faudra à l'agriculteur des outils produits par le forgeron, etc.). Se dessine alors une
communauté d'échanges où chacun participe, à son ordre et mesure, à la satisfaction des
besoins de tous (Platon, La République, II).
Platon La République.

Ce qui donne naissance à une cité, repris-je, c'est, je crois, l'impuissance où se trouve chaque individu
de se suffire à lui-même, et le besoin qu'il éprouve d'une foule de choses, ou bien penses-tu qu'il y ait
quelque autre cause à l'origine d'une cité ?
Aucune, répondit-il.
5 Ainsi donc, un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre encore pour tel autre
emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d'associés et
d'auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité, n'est-ce pas ?
Parfaitement.
Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l'échange se fait à son avantage.
10 Sans doute.
Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d'une cité ; ces fondements seront,
apparemment, nos besoins.
Sans contredit.
Le premier et le plus important de tous est celui de la nourriture, d'où dépend la conservation de notre
15 être et de notre vie.
Assurément.
Le second est celui du logement - le troisième celui du vêtement et de tout ce qui s'y rapporte.
C'est cela.
Mais voyons ! dis-je, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que
20 l'un soit agriculteur, l'autre maçon, l'autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou
quelque autre artisan pour les besoins du corps ?
Certainement.
Donc, dans sa plus stricte nécessité, la cité sera composée de quatre ou cinq hommes.
Il le semble.
25 Mais quoi? faut-il que chacun remplisse sa propre fonction pour toute la communauté, que
l'agriculteur, par exemple, assure à lui seul la nourriture de quatre, dépense à faire provision de blé
quatre fois plus de temps et de peine, et partage avec les autres, ou bien, ne s'occupant que de lui
seul, faut-il qu'il produise le 370 quart de cette nourriture dans le quart de temps, des trois autres

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quarts emploie l'un à se pourvoir d'habitation, l'autre de vêtements, l'autre de chaussures, et, sans se
30 donner du tracas pour la communauté, fasse lui-même ses propres affaires ?
Adimante répondit : Peut-être, Socrate, la première manière serait-elle plus commode.
Par Zeus, repris-je, ce n'est point étonnant. Tes paroles, en effet, me suggèrent cette réflexion que,
tout d'abord, la nature n'a pas fait chacun de nous semblable à chacun, mais différent d'aptitudes, et
propre à telle ou telle fonction. Ne le penses-tu pas ?
35 Si.
Mais quoi ? dans quel cas travaille-t-on mieux, quand on exerce plusieurs métiers ou un seul ?
Quand, dit-il, on n'en exerce qu'un seul.
Il est encore évident, ce me semble, que, si on laisse passer l'occasion de faire une chose, cette chose
est manquée.
40 C'est évident, en effet.
Car l'ouvrage, je pense, n'attend pas le loisir de l'ouvrier, mais c'est l'ouvrier qui, nécessairement, doit
régler son temps sur l'ouvrage au lieu de le remettre à ses moments perdus.
Nécessairement.
Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque
45 chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail, étant dispensé de
tous les autres.
Très certainement.
Il faut donc, Adimante, plus de quatre citoyens pour satisfaire aux besoins dont nous avons parlé. En
effet, il est vraisemblable que le laboureur ne fera pas lui-même sa charrue, s'il veut qu'elle soit bonne,
50 ni sa bêche, ni les autres outils agricoles ; le maçon non plus ne fera pas ses outils ; or, il lui en faut
beaucoup à lui aussi. Il en sera de même pour le tisserand et le cordonnier, n'est-ce pas ?
C'est vrai.
Voilà donc des charpentiers, des forgerons et beaucoup d'ouvriers semblables qui, devenus membres
de notre petite cité, augmenteront sa population.
55 Certainement.
Mais elle ne serait pas encore très grande si nous y ajoutions bouviers, bergers et autres sortes de
pasteurs, afin que l'agriculteur ait des bœufs pour le labourage, le maçon, aussi bien que l'agriculteur,
des bêtes de somme pour les charrois, le tisserand et le cordonnier des peaux et des laines.
Ce ne serait pas, non plus, dit-il, une petite cité si elle réunissait toutes ces personnes.
60 Mais, repris-je, fonder cette ville dans un endroit où l'on n'aurait besoin de rien importer est chose
presque impossible.
C'est impossible en effet.
Elle aura donc besoin d'autres personnes encore, qui, d'une autre cité, lui apporteront ce qui lui
manque.
65 Elle en aura besoin.
Mais si ces personnes s'en vont les mains vides, ne portant rien de ce dont les fournisseurs ont besoin,
elles repartiront aussi les mains vides, n'est-ce pas ?
Il me le semble.
Il faut donc que notre cité produise non seulement ce qui lui suffit à elle-même, mais encore ce qui,
70 en telle quantité, lui est demandé par ses fournisseurs.
Il le faut, en effet.
Par suite, elle aura besoin d'un plus grand nombre de laboureurs et d'autres artisans.
Certes.

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Et aussi d'agents qui se chargent de l'importation et de l'exportation des diverses marchandises. Or,
75 ceux-ci sont des commerçants, n'est-ce pas ?
Oui.
Nous aurons donc besoin aussi de commerçants.
Assurément.
Et si le commerce se fait par mer, il nous faudra encore une multitude de gens versés dans la
80 navigation.
Oui, une multitude.
Mais quoi ? dans la cité même, comment les hommes échangeront-ils les produits de leur travail ?
C'est en effet pour cela que nous les avons associés en fondant une cité.
Il est évident, dit-il, que ce sera par vente et par achat.
85 D'où nécessité d'avoir une agora et de la monnaie, symbole de la valeur des objets échangés.
Certainement.
Mais si le laboureur ou quelque autre artisan, apportant sur l'agora l'un de ses produits, n'y vient pas
dans le même temps que ceux qui veulent faire des échanges avec lui, il ne laissera pas son travail
interrompu pour rester assis sur l'agora.
90 Point du tout, répondit-il ; il y a des gens qui, voyant cela, se chargent de ce service ; dans les cités bien
organisées ce sont ordinairement les personnes les plus faibles de santé, incapables de tout autre
travail. Leur rôle est de rester sur l'agora, d'acheter contre de l'argent à ceux qui désirent vendre, et
de vendre, contre de l'argent aussi, à ceux qui désirent acheter.
Donc, repris-je, ce besoin donnera naissance à la classe des marchands dans notre cité ; nous appelons,
95 n'est-ce pas ? de ce nom ceux qui se consacrent à l'achat et à la vente, établis à demeure sur l'agora,
et négociants ceux qui voyagent de ville en ville.
Parfaitement.
Il y a encore, je pense, d'autres gens qui rendent service : ceux qui, peu dignes par leur esprit de faire
partie de la communauté, sont, par leur vigueur corporelle, aptes aux gros travaux ; ils vendent l'emploi
100 de leur force, et, comme ils appellent salaire le prix de leur peine, on leur donne le nom de salariés,
n'est-ce pas ?
Parfaitement.
Ces salariés constituent, ce semble, le complément de la cité.
C'est mon avis.
105 Eh bien ! Adimante, notre cité n'a-t-elle pas reçu assez d'accroissements pour être parfaite ?
Peut-être.
Alors, où y trouverons-nous la justice et l'injustice ? Avec lequel des éléments que nous avons examinés
ont-elles pris naissance ?
Pour moi, répondit-il, je ne le vois pas, Socrate, à moins que ce ne soit dans les relations mutuelles des
110 citoyens.
Peut-être, dis-je, as-tu raison ; mais il faut l'examiner sans nous rebuter.
Considérons d'abord de quelle manière vont vivre des gens ainsi organisés. Ne produiront-ils pas du
blé, du vin, des vêtements, des chaussures ? ne se bâtiront-ils pas des maisons ? Pendant l'été ils
travailleront la plupart du temps nus et sans chaussures, pendant l'hiver vêtus et chaussés
115 convenablement. Pour se nourrir, ils prépareront des farines d'orge et de froment, cuisant celles-ci, se
contentant de pétrir celles-là ; ils disposeront leurs nobles galettes et leurs pains sur des rameaux ou
des feuilles fraîches, et, couchés sur des lits de feuillage, faits de couleuvrée et de myrte, ils se
régaleront eux et leurs enfants, buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges

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des dieux ; ils passeront ainsi agréablement leur vie ensemble, et régleront le nombre de leurs enfants
120 sur leurs ressources, dans la crainte de la pauvreté ou de la guerre.
Alors Glaucon intervint : C'est avec du pain sec, ce semble, que tu fais banqueter ces hommes-là.
Tu dis vrai, repris-je. J'avais oublié les mets ; ils auront du sel évidemment, des olives, du fromage, des
oignons, et ces légumes cuits que l'on prépare à la campagne. Pour dessert nous leur servirons même
des figues, des pois et des fèves ; ils feront griller sous la cendre des baies de myrte et des glands, qu'ils
125 mangeront en buvant modérément. Ainsi, vivant dans la paix et la santé, ils mourront vieux, comme il
est naturel, et légueront à leurs enfants une vie semblable à la leur.
Et lui : Si tu fondais une cité de pourceaux, Socrate, dit-il, les engraisserais-tu autrement ?
Mais alors, Glaucon, comment doivent-ils vivre ? demandai-je.
Comme on l'entend d'ordinaire, répondit-il ; il faut qu'ils se couchent sur des lits, je pense, s'ils veulent
130 être à leur aise, qu'ils mangent sur des tables, et qu'on leur serve les mets et les desserts aujourd'hui
connus.

Soit, dis-je ; je comprends. Ce n'est plus seulement une cité en formation que nous examinons, mais
aussi une cité pleine de luxe. Peut-être le procédé n'est-il pas mauvais ; il se pourrait, en effet, qu'une
135 telle étude nous fît voir comment la justice et l'injustice naissent dans les cités. Quoi qu'il en soit, la
véritable cité me paraît être celle que j'ai décrite comme saine ; maintenant, si vous le voulez, nous
porterons nos regards sur une cité atteinte d'inflammation ; rien ne nous en empêche. Nos
arrangements, en effet, ne suffiront pas à certains, non plus que notre régime : ils auront des lits, des
tables, des meubles de toute sorte, des mets recherchés, des huiles aromatiques, des parfums à brûler,
140 des courtisanes, des friandises, et tout cela en grande variété. Donc il ne faudra plus poser comme
simplement nécessaires les choses dont nous avons d'abord parlé, maisons, vêtements et chaussures
; il faudra mettre en œuvre la peinture et la broderie, se procurer de l'or, de l'ivoire et toutes les
matières précieuses, n'est-ce pas ?
Oui, répondit-il.
145 Par conséquent nous devons agrandir la cité - car celle que nous avons dite saine n'est plus suffisante
- et l'emplir d'une multitude de gens qui ne sont point dans les villes par nécessité, comme les
chasseurs de toute espèce et les imitateurs, la foule de ceux qui imitent les formes et les couleurs, et
la foule de ceux qui cultivent la musique : les poètes et leur cortège de rhapsodes, d'acteurs, de
danseurs, d'entrepreneurs de théâtre ; les fabricants d'articles de toute sorte et spécialement de
150 parures féminines. Il nous faudra aussi accroître le nombre des serviteurs ; ou bien crois-tu que nous
n'aurons pas besoin de pédagogues, de nourrices, de gouvernantes, de femmes de chambre, de
coiffeurs, et aussi de cuisiniers et de maîtres queux ? Et il nous faudra encore des porchers ! Tout cela
ne se trouvait pas dans notre première cité - aussi bien n'en avait-on pas besoin - mais dans celle-ci ce
sera indispensable. Et nous devrons y ajouter des bestiaux de toute espèce pour ceux qui voudront en
155 manger, n'est-ce pas ?
Pourquoi non ?
Mais, en menant ce train de vie, les médecins nous seront bien plus nécessaires qu'auparavant.
Beaucoup plus.
Et le pays, qui jusqu'alors suffisait à nourrir ses habitants, deviendra trop petit et insuffisant. Qu'en dis-
160 tu ?
Que c'est vrai, répondit-il.
Dès lors ne serons-nous pas forcés d'empiéter sur le territoire de nos voisins, si nous voulons avoir
assez de pâturages et de labours? et eux, n'en useront-ils pas de même à notre égard si, franchissant
les limites du nécessaire, ils se livrent comme nous à l'insatiable désir de posséder ?
165 Il y a grande nécessité, Socrate, dit-il.
Nous ferons donc la guerre après cela, Glaucon ? Ou qu'arrivera-t-il ?

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Nous ferons la guerre.
Ce n'est pas encore le moment de dire, repris-je, si la guerre a de bons ou de mauvais effets ; notons
seulement que nous avons trouvé l'origine de la guerre dans cette passion qui est, au plus haut point,
170 génératrice de maux privés et publics dans les cités, quand elle y apparaît.
Parfaitement.
Dès lors, mon ami, la cité doit être encore agrandie, et ce n'est pas une petite addition qu'il faut y faire,
mais celle d'une armée entière qui puisse se mettre en campagne pour défendre tous les biens dont
nous avons parlé, et livrer bataille aux envahisseurs.
175 Mais quoi ? dit-il, les citoyens eux-mêmes n'en sont-ils pas capables ?
Non, répondis-je, si toi et nous tous sommes convenus d'un principe juste, lorsque nous avons fondé
la cité ; or nous sommes convenus, s'il t'en souvient, qu'il est impossible à un seul homme d'exercer
convenablement plusieurs métiers.
Tu dis vrai, avoua-t-il.
180 Quoi donc ? repris-je, les exercices guerriers ne te semblent-ils pas relever d'une technique ?
Si, assurément, dit-il.
Or, doit-on accorder plus de sollicitude à l'art de la chaussure qu'à l'art de la guerre ?
Nullement.
Mais nous avons défendu au cordonnier d'entreprendre en même temps le métier de laboureur, de
185 tisserand ou de maçon ; nous l'avons réduit à n'être que cordonnier afin que nos travaux de
cordonnerie soient bien exécutés ; à chacun des autres artisans, semblablement, nous avons attribué
un seul métier, celui pour lequel il est fait par nature, et qu'il doit exercer toute sa vie, étant dispensé
des autres, s'il veut profiter des occasions et bellement accomplir sa tâche. Mais n'est-il pas de la plus
haute importance que le métier de la guerre soit bien pratiqué ? Ou bien est-il si facile qu'un laboureur,
190 un cordonnier, ou n'importe quel autre artisan puisse, en même temps, être guerrier, alors qu'on ne
peut devenir bon joueur au trictrac ou aux dés si l'on ne s'applique à ces jeux dès l'enfance, et non à
temps perdu ? Suffit-il de prendre un bouclier ou quelque autre des armes et instruments de guerre
pour devenir, le jour même, bon antagoniste dans un engagement d'hoplites ou dans quelque autre
combat, tandis que les instruments des autres arts, pris en mains, ne feront jamais un artisan ni un
195 athlète, et seront inutiles à celui qui n'en aura point acquis la science et ne s'y sera point suffisamment
exercé ?
Si cela était, dit-il, les instruments auraient une bien grande valeur !

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