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UNIVERSITÉ PARIS 7 DENIS DIDEROT

UFR GHSS

LICENCE SES - 1e année

Introduction à l’analyse économique


Cours de Christophe DARMANGEAT

Tr av aux dir igés - dossier n° 3

Contenu du dossier :
1. Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (Adam SMITH), 1776, Introduction
générale et Livre 1, ch. 1 (extraits)
2. Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (Adam SMITH), 1776, Livre II, ch. 3
(extraits)
3. Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (Adam SMITH), 1776, Livre IV, ch. 2
(extraits)
4. Des principes de l’économie politique et de l’impôt (David RICARDO), 1817, ch. 1 (extraits)
5. Des principes de l’économie politique et de l’impôt (David RICARDO), 1817, ch. 4 (extraits)
6. «L’économie classique» (Jacques BONCOEUR), Cahiers français, n0280, mars-avril, La Documentation
Française (p. 16-18).
7. « Le développement durable est-il soutenable ? » (Jacques GENEREUX), Alternatives économiques
n06, sept. 2002.
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Texte 1 - Adam SMITH civilisées et en progrès, quoiqu’il y ait un
Recherche sur la nature et les causes de grand nombre de gens tout à fait oisifs et
la richesse des nations (1776) beaucoup d’entre eux qui consomment un
Introduction et plan de l’ouvrage produit de travail décuple et souvent
centuple de ce que consomme la plus grande
Le Travail annuel d’une nation est le partie des travailleurs, cependant la somme
fonds primitif qui fournit à sa consommation du produit du travail de la société est si
annuelle toutes les choses nécessaires et grande, que tout le monde y est souvent
commodes à la vie; et ces choses sont pourvu avec abondance, et que l’ouvrier,
toujours ou le produit immédiat de ce travail, même de la classe la plus basse et la plus
ou achetées des autres nations avec ce pauvre, s’il est sobre et laborieux, peut jouir,
produit. en choses propres aux besoins et aux
Ainsi, selon que ce produit, ou ce qui aisances de la vie d’une part bien plus grande
est acheté avec ce produit, se trouvera être que celle qu’aucun sauvage pourrait jamais
dans une proportion plus ou moins grande se procurer.
avec le nombre des consommateurs, la Les causes qui perfectionnent ainsi le
nation sera plus ou moins bien pourvue de pouvoir productif du travail et l’ordre
toutes les choses nécessaires ou commodes suivant lequel ses produits se distribuent
dont elle éprouvera le besoin. naturellement entre les diverses classes de
Or, dans toute nation, deux personnes dont se compose la société, feront
circonstances différentes déterminent cette la matière du premier livre de ces
proportion. Premièrement, l’habileté, la Recherches.
dextérité et l’intelligence qu’on y apporte Quel que soit, dans une nation, l’état
généralement dans l’application du travail; actuel de son habileté, de sa dextérité et de
deuxièmement, la proportion qui s’y trouve son intelligence dans l’application du travail,
entre le nombre de ceux qui sont occupés à tant que cet état reste le même, l’abondance
un travail utile et le nombre de ceux qui ne le ou la disette de sa provision annuelle
sont pas. Ainsi, quels que puissent être le sol, dépendra nécessairement de la proportion
le climat et l’étendue du territoire d’une entre le nombre des individus employés à un
nation, nécessairement l’abondance ou la travail utile, et le nombre de ceux qui ne le
disette de son approvisionnement annuel, sont pas. Le nombre des travailleurs utiles et
relativement à sa situation particulière, productifs est partout, comme on le verra
dépendra de ces deux circonstances. par la suite, en proportion de la quantité du
L’abondance ou l’insuffisance de cet Capital employé à les mettre en oeuvre, et de
approvisionnement dépend plus de la la manière particulière dont ce capital est
première de ces deux circonstances que de la employé. Le second livre traite donc de la
seconde. Chez les nations sauvages qui nature du capital et de la manière dont il
vivent de la chasse et de la pêche, tout s’accumule graduellement, ainsi que des
individu en état de travailler est plus ou différentes quantités de travail qu’il met en
moins occupé à un travail utile, et tâche de activité, selon les différentes manières dont
pourvoir, du mieux qu’il peut, à ses besoins il est employé. ( ... )
et à ceux des individus de sa famille ou de sa
tribu qui sont trop jeunes, trop vieux ou trop Livre I, ch. 1 : De la division du
infirmes pour aller à la chasse ou à la pêche. travail
Ces nations sont cependant dans un état de Les plus grandes améliorations dans la
pauvreté suffisant pour les réduire souvent, puissance productive du travail, et la plus
ou du moins pour qu’elles se croient grande partie de l’habileté, de l’adresse, de
réduites, à la nécessité tantôt de détruire l’intelligence avec laquelle il est dirigé ou
elles-mêmes leurs enfants, leurs vieillards et appliqué, sont dues, à ce qu’il semble, à la
leurs malades, tantôt de les abandonner aux Division du travail.
horreurs de la faim ou à la dent des bêtes On se fera plus aisément une idée des
féroces. Au contraire, chez les nations effets de la division du travail sur l’industrie
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générale de la société, si l’on observe de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil
comment ces effets opèrent dans quelques à la bobine, un autre le dresse, un troisième
manufactures particulières. On suppose coupe la dressée, un quatrième empointe, un
communément que cette division est portée cinquième est employé à émoudre le bout
le plus loin possible dans quelques-unes des qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-
manufactures où se fabriquent des objets de même l’objet de deux ou trois opérations
peu de valeur. Ce n’est pas peut-être que séparées : la frapper est une besogne
réellement elle y soit portée plus loin que particulière ; blanchir les épingles en est une
dans des fabriques plus importantes; mais autre; c’est même un métier distinct et
c’est que, dans les premières, qui sont séparé que de piquer les papiers et d’y bouter
destinées à de petits objets demandés par un les épingles; enfin, l’important travail de
petit nombre de personnes, la totalité des faire une épingle est divisé en dix-huit
ouvriers qui y sont employés est opérations distinctes ou environ, lesquelles,
nécessairement peu nombreuse, et que ceux dans certaines fabriques, sont remplies par
qui sont occupés à chaque différente autant de mains différentes, quoique dans
branche de l’ouvrage peuvent souvent être d’autres le même ouvrier en remplisse deux
réunis dans un atelier et placés à la fois sous ou trois. J’ai vu une petite manufacture de ce
les yeux de l’observateur. Au contraire, dans genre qui n’employait que dix ouvriers, et où,
ces grandes manufactures destinées à par conséquent, quelques-uns d’eux étaient
fournir les objets de consommation de la chargés de deux ou trois opérations. Mais,
masse du peuple, chaque branche de quoique la fabrique fût fort pauvre et, par
l’ouvrage emploie un si grand nombre cette raison, mal outillée, cependant, quand
d’ouvriers, qu’il est impossible de les réunir ils se mettaient en train, ils venaient à bout
tous dans le même atelier. On ne peut guère de faire entre eux environ douze livres
voir à la fois que les ouvriers employés à une d’épingles par jour; or, chaque livre contient
seule branche de l’ouvrage. Ainsi, quoique au delà de quatre mille épingles de taille
dans ces manufactures l’ouvrage soit peut- moyenne. Ainsi, ces dix ouvriers pouvaient
être en réalité divisé en un plus grand faire entre eux plus de quarante-huit milliers
nombre de parties que dans celles de la d’épingles dans une journée; donc, chaque
première espèce, cependant la division y est ouvrier, faisant une dixième partie de ce
moins sensible et, par cette raison, elle y a produit, peut être considéré comme donnant
été moins bien observée. dans sa journée quatre mille huit cents
Prenons un exemple dans une épingles. Mais s’ils avaient tous travaillé à
manufacture de la plus petite importance, part et indépendamment les uns des autres,
mais où la division du travail s’est fait et s’ils n’avaient pas été façonnés à cette
souvent remarquer : une manufacture besogne particulière, chacun d’eux
d’épingles. assurément n’eût pas fait vingt épingles,
Un homme qui ne serait pas façonné à peut-être pas une seule, dans sa journée,
ce genre d’ouvrage, dont la division du c’est-à-dire pas, à coup sûr, la deux-cent-
travail a fait un métier particulier, ni quarantième partie, et pas peut-être la
accoutumé à se servir des instruments qui y quatre-mille-huit-centième partie de ce
sont en usage, dont l’invention est qu’ils sont maintenant en état de faire, en
probablement due encore à la division du conséquence d’une division et d’une
travail, cet ouvrier, quelque adroit qu’il fût, combinaison convenables de leurs
pourrait peut -être à peine faire une épingle différentes opérations.
dans toute sa journée, et certainement il n’en Dans tout autre art et manufacture, les
ferait pas une vingtaine. Mais de la manière effets de la division du travail sont les mêmes
dont cette industrie est maintenant que ceux que nous venons d’observer dans la
conduite, non seulement l’ouvrage entier fabrique d’une épingle, quoique dans un
forme un métier particulier, mais même cet grand nombre le travail ne puisse pas être
ouvrage est divisé en un grand nombre de aussi subdivisé ni réduit à des opérations
branches, dont la plupart constituent autant d’une aussi grande simplicité. Toutefois, dans
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chaque art, la division du travail, aussi loin grand que nous ne pourrions le penser au
qu’elle peut y être portée, amène un premier coup d’œil. Il est impossible de
accroissement proportionnel dans la passer très vite d’une espèce de travail à une
puissance productive du travail. C’est cet autre qui exige un changement de place et
avantage qui paraît avoir donné naissance à des outils différents. (...)
la séparation des divers emplois et métiers. En troisième et dernier lieu, tout le
Aussi, cette séparation est en général monde sent combien l’emploi de machines
poussée plus loin dans les pays qui jouissent propres à un ouvrage abrège et facilite le
du plus haut degré de perfectionnement ; ce travail. Il est inutile d’en chercher des
qui, dans une société encore un peu exemples. Je ferai remarquer seulement qu’il
grossière, est l’ouvrage d’un seul homme, semble que c’est à la division du travail
devient, dans une société plus avancée, la qu’est originairement due l’invention de
besogne de plusieurs. Dans toute société toutes ces machines propres à abréger et à
avancée, un fermier en général n’est que faciliter le travail. (...)
fermier, un fabricant n’est que fabricant. Le Dans une société avancée, les fonctions
travail nécessaire pour produire philosophiques ou spéculatives deviennent,
complètement un objet manufacturé est comme tout autre emploi, la principale ou la
aussi presque toujours divisé entre un grand seule occupation d’une classe particulière de
nombre de mains. Que de métiers différents citoyens. Cette occupation, comme tout
sont employés dans chaque branche des autre, est aussi subdivisée en un grand
ouvrages manufacturés, de toile ou de laine, nombre de branches différentes, dont
depuis l’ouvrier qui travaille à faire croître le chacune occupe une classe particulière de
lin et la laine, jusqu’à celui qui est employé à savants, et cette subdivision du travail, dans
blanchir et à tisser la toile ou à teindre et à les sciences comme en toute autre chose,
lustrer le drap ! tend à accroître l’habileté et à épargner du
Cette grande augmentation dans la temps. Chaque individu acquiert beaucoup
quantité d’ouvrage qu’un même nombre de plus d’expérience et d’aptitude dans la
bras est en état de fournir, en conséquence branche particulière qu’il a adoptée ; il y a au
de la division du travail, est due à trois total plus de travail accompli, et la somme
circonstances différentes : premièrement, à des connaissances en est considérablement
un accroissement d’habileté chez chaque augmentée.
ouvrier individuellement; - deuxièmement, à
l’épargne du temps qui se perd Questions
ordinairement quand on passe d’une espèce 1. Quelle est la nature de la richesse des
d’ouvrage à une autre; - et troisièmement nations pour A. Smith?
enfin, à l’invention d’un grand nombre de 2. Quelles « circonstances » peuvent
machines qui facilitent et abrègent le travail, accroître cette richesse ?
et qui permettent à un homme de remplir la 3. Qu’est-ce que la division du travail?
tâche de plusieurs. 4. Quels sont les avantages de la division du
Premièrement, l’accroissement de travail ?
l’habileté dans l’ouvrier augmente la
quantité d’ouvrage qu’il peut accomplir, et la
division du travail, en réduisant la tâche de
chaque homme à quelque opération très
simple et en faisant de cette opération la
seule occupation de sa vie, lui fait acquérir
nécessairement une très grande dextérité.
(...)
En second lieu, l’avantage qu’on gagne
à épargner le temps qui se perd
communément en passant d’une sorte
d’ouvrage à une autre, est beaucoup plus
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Texte 2 - Adam SMITH (...)
Recherche sur la nature et les causes de Cette partie du produit annuel de la
la richesse des nations (1776) terre et du travail d’un pays qui remplace un
Livre II, ch. 3 (extraits) : Du travail capital n’est jamais immédiatement
productif et du travail non productif, de employée à entretenir d’autres salariés que
l’accumulation du capital des salariés productifs ; elle ne paye de
salaires qu’au travail productif seulement.
Il y a une sorte de travail qui ajoute à la Celle qui est destinée à former
valeur de l’objet sur lequel il s’exerce ; il y en immédiatement un revenu, soit comme
a un autre qui n’a pas le même effet. Le profit, soit comme rente, peut
premier, produisant une valeur, peut être indifféremment entretenir des salariés
appelé travail productif ; le dernier, travail productifs ou des salariés non productifs.
non productif . Toute partie de ses fonds qu’un homme
Ainsi, le travail d’un ouvrier de emploie comme capital, il s’attend toujours
manufacture ajoute, en général, à la valeur qu’elle lui rentrera avec un profit. Il ne
de la matière sur laquelle travaille cet l’emploie donc qu’à entretenir des salariés
ouvrier, la valeur de sa subsistance et du productifs; et, après avoir fait, à son égard,
profit de son maître. Le travail d’un office de capital, cette même partie de fonds
domestique, au contraire, n’ajoute à la valeur forme un revenu à ces travailleurs. Toutes les
de rien. Quoique le premier reçoive des fois qu’il emploie une partie de ces mêmes
salaires que son maître lui avance, il ne lui fonds à entretenir des salariés non
coûte, dans le fait, aucune dépense, la valeur productifs, de quelque espèce que ce soit, dès
de ces salaires se retrouvant en général avec ce moment cette partie se trouve retirée de
un profit de plus dans l’augmentation de son capital et versée dans le fonds réservé
valeur du sujet auquel ce travail a été pour servir immédiatement à sa
appliqué. Mais la subsistance consommée par consommation. ( ... )
le domestique ne se trouve nulle part. Un C’est donc la proportion existante
particulier s’enrichit à employer une entre la somme des capitaux et celle des
multitude d’ouvriers fabricants ; il revenus qui détermine partout la proportion
s’appauvrit à entretenir une multitude de dans laquelle se trouveront l’industrie et la
domestiques. Le travail de ceux-ci a fainéantise ; partout où les capitaux
néanmoins sa valeur, et mérite sa l’emportent, c’est l’industrie qui domine ;
récompense aussi bien que celui des autres. partout où ce sont les revenus, la fainéantise
Mais le travail de l’ouvrier se fixe et se prévaut. Ainsi, toute augmentation ou
réalise sur un sujet quelconque, ou sur une diminution dans la masse des capitaux tend
chose vénale qui dure au moins quelque naturellement à augmenter ou à diminuer
temps après que le travail a cessé. C’est, pour réellement la somme de l’industrie, le
ainsi dire, une quantité de travail amassé et nombre des gens productifs et, par
mis en réserve, pour être employé, s’il est conséquent, la valeur échangeable du
nécessaire, dans quelque autre occasion. Cet produit annuel des terres et du travail du
objet, ou ce qui est la même chose, le prix de pays, la richesse et le revenu réel de tous ses
cet objet peut ensuite, s’il en est besoin, habitants.
mettre en activité une quantité de travail Les capitaux augmentent par
égale à celle qui l’a produit originairement. l’économie ; ils diminuent par la prodigalité
Le travail du domestique, au contraire, ne se et la mauvaise conduite.
fixe ou ne se réalise sur aucun objet, sur Tout ce qu’une personne épargne sur
aucune chose qu’on puisse vendre ensuite. son revenu, elle l’ajoute à son capital ; alors,
En général, ses services périssent à l’instant ou elle l’emploie elle-même à entretenir un
même où il les rend, et ne laissent presque nombre additionnel de gens productifs, ou
jamais après eux aucune trace ou aucune elle met quelque autre personne en état de le
valeur qui puisse servir par la suite à faire, en lui prêtant ce capital moyennant un
procurer une pareille quantité de services. intérêt, c’est-à-dire une part dans les profits.
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De même que le capital d’un individu ne peut son capital » ; « La cause immédiate de
s’augmenter que par le fonds que cet l’augmentation du capital, c’est
individu épargne sur son revenu annuel ou l’économie et non l’industrie. »
sur ses gains annuels, de même le capital 4. Selon A. Smith, quel est le moteur de la
d’une société, lequel n’est autre chose que croissance ?
celui de tous les individus qui la composent,
ne peut s’augmenter que par la même voie.
La cause immédiate de l’augmentation Texte 3 - Adam SMITH
du capital, c’est l’économie, et non Recherche sur la nature et les causes
l’industrie. A la vérité, l’industrie fournit la de la richesse des nations (1776)
matière des épargnes que fait l’économie; Livre IV, ch. 2 (extraits) : Des entraves à
mais, quelques gains que fasse l’industrie, l’importation seulement des marchandises
sans l’économie qui les épargne et les qui sont de nature à être produites par
amasse, le capital ne serait jamais plus grand. l’industrie
L’économie, en augmentant le fonds
destiné à l’entretien des salariés productifs, Le produit de l’industrie est ce qu’elle
tend à augmenter le nombre de ces salariés, ajoute au sujet ou à la matière à laquelle elle
dont le travail ajoute à la valeur du sujet s’applique. Suivant que la valeur de ce
auquel il est appliqué ; elle tend donc à produit sera plus grande ou plus petite, les
augmenter la valeur échangeable du produit produits de celui qui met l’industrie en
annuel de la terre et du travail du pays ; elle œuvre seront aussi plus grands ou plus
met en activité une quantité additionnelle petits. Or, ce n’est que dans la vue du profit
d’industrie, qui donne un accroissement de qu’un homme emploie son capital à faire
valeur au produit annuel. valoir l’industrie et, par conséquent, il
Ce qui est annuellement épargné est tâchera toujours d’employer son capital à
aussi régulièrement consommé que ce qui faire valoir le genre d’industrie dont le
est annuellement dépensé, et il l’est aussi produit promettra la plus grande valeur, ou
presque dans le même temps ; mais il est dont on pourra espérer le plus d’argent ou
consommé par une autre classe de gens. d’autres marchandises en échange.
Cette portion de son revenu qu’un homme Mais le revenu annuel de toute société
riche dépense annuellement, est le plus est toujours précisément égal à la valeur
souvent consommée par des bouches inutiles échangeable de tout le produit annuel de son
et par des domestiques, qui ne laissent rien industrie, ou plutôt c’est précisément la
après eux en retour de leur consommation. même chose que cette valeur échangeable.
La portion qu’il épargne annuellement, Par conséquent, puisque chaque individu
quand il l’emploie immédiatement en capital tâche, le plus qu’il peut, 10 d’employer son
pour en tirer un profit, est consommée de capital à faire valoir l’industrie nationale, et -
même et presque en même temps que 20 de diriger cette industrie de manière à lui
l’autre, mais elle l’est par une classe de gens faire produire la plus grande valeur possible,
différente, par des ouvriers, des fabricants et chaque individu travaille nécessairement à
artisans qui reproduisent avec profit la rendre aussi grand que possible le revenu
valeur de leur consommation annuelle. ( ... ) annuel de la société. A la vérité, son
intention, en général, n’est pas en cela de
Questions servir l’intérêt public, et il ne sait même pas
1. Qu’est-ce que le travail productif ? Le jusqu’à quel point il peut être utile à la
travail improductif ? société. En préférant le succès de l’industrie
2. Explicitez le rapport entre capital et nationale à celui de l’industrie étrangère, il
travail productif, entre consommation et ne pense qu’à se donner personnellement
travail improductif. une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette
3. Expliquez les propositions suivantes du industrie de manière à ce que son produit ait
texte : « Tout ce qu’une personne le plus de valeur possible, il ne pense qu’à
épargne sur son revenu, elle l’ajoute à son propre gain ; en cela, comme dans
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beaucoup d’autres cas, il est conduit par une Texte 4 - David RICARDO
main invisible à remplir une fin qui n’entre Des principes de l‘économie politique et
nullement dans ses intentions ; et ce n’est de l‘impôt (1817)
pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la ch. 1 (extraits) - De la valeur
société, que cette fin n’entre pour rien dans
ses intentions. Tout en ne cherchant que son Section 1
intérêt personnel, il travaille souvent d’une La valeur d’une marchandise, ou la
manière bien plus efficace pour l’intérêt de quantité de toute autre marchandise contre
la société, que s’il avait réellement pour but laquelle elle s’échange, dépend de la quantité
d’y travailler. je n’ai jamais vu que ceux qui relative de travail nécessaire pour la produire et
aspiraient, dans leurs entreprises de non de la rémunération plus ou moins forte
commerce, à travailler pour le bien général, accordée à l’ouvrier.
aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est Adam Smith a remarqué que le mot
vrai que cette belle passion n’est pas très Valeur a deux significations différentes, et
commune parmi les marchands, et qu’il ne exprime, tantôt l’utilité d’un objet
faudrait pas de longs discours pour les en quelconque, tantôt la faculté que cet objet
guérir. transmet à celui qui le possède, d’acheter
Quant à la question de savoir quelle est d’autres marchandises. Dans un cas la valeur
l’espèce d’industrie nationale que son capital prend le nom de valeur en usage ou d’utilité:
peut mettre en œuvre, et de laquelle le dans l’autre celui de valeur en échange. «Les
produit promet de valoir davantage, il est choses, dit encore Adam Smith, qui ont le
évident que chaque individu, dans sa plus de valeur d’utilité n’ont souvent que fort
position particulière, est beaucoup mieux à peu ou point de valeur échangeable ; tandis
même d’en juger qu’aucun homme d’État ou que celles qui ont le plus de faveur
législateur ne pourra le faire pour lui. échangeable ont fort peu ou point de valeur
L’homme d’État qui chercherait à diriger les d’utilité. » L’eau et l’air, dont l’utilité est si
particuliers dans la route qu’ils ont à tenir grande, et qui sont même indispensables à
pour l’emploi de leurs capitaux, non l’existence de l’homme, ne peuvent
seulement s’embarrasserait du soin le plus cependant, dans les cas ordinaires, être
inutile, mais encore il s’arrogerait une donnés en échange pour d’autres objets. L’or,
autorité qu’il ne serait pas sage de confier, je au contraire, si peu utile en comparaison de
ne dis pas à un individu, mais à un conseil ou l’air ou de l’eau, peut être échange contre
à un sénat, quel qu’il pût être; autorité qui ne une grande quantité de marchandises .
pourrait jamais être plus dangereusement Ce n’est donc pas l’utilité qui est la
placée que dans les mains de l’homme assez mesure de la valeur échangeable, quoiqu’elle
insensé et assez présomptueux pour se croire lui soit absolument essentielle. Si un objet
capable de l’exercer. ( ... ) n’était d’aucune utilités, ou, en d’autres
termes, si nous ne pouvions le faire servir à
Questions nos jouissances, ou en tirer quelque
1. Comment Smith opère-t-il le passage du avantage, il ne posséderait aucune valeur
niveau microéconomique (intérêts échangeable, quelle que fit d’ailleurs sa
particuliers) au niveau macroéco- rareté, ou quantité de travail nécessaire pour
nomique (intérêt général) ? l’acquérir.
2. Sur quoi se fonde la supériorité de la Les choses, une fois qu’elles sont
liberté des individus sur l’autorité de reconnues utiles par elles-mêmes, tirent leur
l’Etat quant à l’affectation du capital valeur échangeable de deux sources, de leur
disponible ? rareté, et de la quantité de travail nécessaire
3. Quel sens faut-il donner à la célèbre pour les acquérir.
métaphore de la « main invisible » ? II y a des choses dont la valeur ne
dépend que de leur rareté. Nul travail ne
pouvant en augmenter la quantité, leur
valeur ne peut baisser par suite d’une plus
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grande abondance. Tels sont les tableaux naissantes, qui précède l’accumulation des
précieux, les statues, les livres et les capitaux, et l’appropriation des terres, le
médailles rares, les vins d’une qualité rapport entre la quantité de travail
exquise, qu’on ne peut tirer que de certains nécessaire pour acquérir chaque objet parait
terroirs très-peu étendus, et dont il n’y a par la seule donnée qui puisse conduire à poser
conséquent qu’une quantité très-bornée, une règle pour l’échange des uns contre les
enfin, une foule d’autres objets de même autres. Par exemple, si dans une nation de
nature, dont la valeur est entièrement chasseurs il en coûte ordinairement deux
indépendante de la quantité de travail qui a fois autant de travail pour tuer un castor que
été nécessaire à leur production première. pour tuer un daim, on donnera
Cette valeur dépend uniquement de la naturellement deux daims pour un castor, ou,
fortune, des goûts et du caprice de ceux qui en d’autres termes, un castor vaudra deux
ont envie de posséder de tels objets. daims. Il est tout simple que ce qui est
Ils ne forment cependant qu’une très- d’ordinaire le produit de deux journées ou de
petite partie des marchandises qu’on deux heures de travail, vaille le double de ce
échange journellement. Le plus grand qui n’exige ordinairement qu’un jour ou une
nombre des objets que l’on désire posséder heure de travail. »
étant le fruit de l’industrie, on peut les Il importe essentiellement en
multiplier, non-seulement dans un pays, économie politique de savoir si telle est en
mais dans plusieurs, à un degré auquel il est réalité la base de la valeur échangeable de
presque impossible d’assigner des bornes, toutes les choses, excepté de celles que
toutes les fois qu’on voudra y consacrer l’industrie des hommes ne peut multiplier à
l’industrie nécessaire pour les créer. volonté ; car il n'est point de source d'où
Quand donc nous parlons des aient découlé autant d'erreurs, autant
marchandises, de leur valeur échangeable, et d'opinions diverses, que du sens vague et peu
des principes qui règlent leurs prix relatifs, précis qu'on attache au mot valeur.
nous n’avons en vue que celles de ces Si c'est la quantité de travail fixée dans
marchandises dont la quantité peut une chose, qui règle sa valeur échangeable, il
s’accroître par l’industrie de l’homme, dont s'ensuit que toute augmentation dans la
la production est encouragée par la quantité de ce travail doit nécessairement
concurrence, et n’est contrariée par aucune augmenter la valeur de l'objet auquel il a été
entrave. employé; et de même que toute diminution
Dans l’enfance des sociétés la valeur du même travail doit en diminuer le prix. (...)
échangeable des choses, ou la règle qui fixe
la quantité que l’on doit donner d’un objet Section 2
pour un autre, ne dépend que de la quantité La rémunération accordée à l'ouvrier varie
comparative de travail qui a été employée à suivant la nature du travail ,. mais ce n'est pas là
la production de chacun d’eux. une des causes qui font varier la valeur relative
« Le prix réel de chaque chose, dit des différentes marchandises.
Adam Smith, ce qu’elle coûte réellement à la Cependant, quoique je considère le
personne qui a besoin de l’acquérir, est travail comme la source de toute valeur, et sa
l’équivalent de la peine et de l’embarras qu’il quantité relative comme la mesure qui règle
a fallu pour l’acquérir. Ce que chaque chose presque exclusivement la valeur relative des
vaut réellement pour celui qui l’a acquise, et marchandises, il ne faut pas croire que je
qui cherche à en disposer, ou à l’échanger n'aie pas fait attention aux différentes
pour quelque autre objet, c’est la peine et espèces de travail et à la difficulté de
l’embarras que cette chose peut lui épargner, comparer celui d'une heure ou d'un jour
et qu’elle a le pouvoir de rejeter sur d’autres consacré à un certain genre d'industrie, avec
personnes. Le travail a été le premier prix, la un travail de la même durée consacré à une
monnaie primitive avec labelle tout a été autre production. La valeur de chaque espèce
payé ». Et dans un autre endroit il ajoute : de travail est bientôt fixée, et elle l'est avec
« Dans cet état grossier des sociétés assez de précision pour satisfaire aux
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nécessités de la pratique : elle dépend d'approcher du premier de ces animaux, et
beaucoup de la dextérité comparative de de la nécessité d'être par conséquent muni
l'ouvrier, et de l'activité avec laquelle il a d'une arme propre à porter un coup assuré.
travaillé. L'échelle comparative une fois Dans ce cas, il est probable qu'un castor
établie, elle n'est sujette qu à peu de vaudra plus que deux daims, précisément
variations. Si la journée d'un ouvrier en parce que, tout considéré, il faudra plus de
bijouterie vaut plus que celle d'un ouvrier travail pour tuer le premier.
ordinaire, cette proportion reconnue et Tous les instruments nécessaires pour
déterminée depuis longtemps conserve sa tuer les castors et les daims pourraient aussi
place dans l'échelle des valeurs. n'appartenir qu'à une seule classe
En comparant donc la valeur d'un d'hommes, une autre classe se chargeant du
même objet à des époques différentes, on travail de la chasse ; mais leur prix
peut se dispenser d'avoir égard à l'habileté et comparatif serait toujours proportionné au
à l'activité comparatives de l'ouvrier, car travail employé, soit pour se procurer le
elles influent également aux deux époques. capital, soit pour tuer ces animaux. Que les
Des travaux de la même nature exécutés capitaux fussent abondants ou rares par
dans différents temps se comparent entre rapport au travail; qu'il y eût abondance ou
eux ; et si un dixième, un cinquième ou un disette des aliments et autres objets de
quart a été ajouté ou ôté à leur prix, il en première nécessité, les personnes qui
résultera un effet proportionné dans la auraient consacré une valeur égale de capital
valeur relative de l'objet. Si une pièce de à un de ces deux emplois, pourraient retirer
drap valant actuellement deux pièces de une moitié, un quart, ou un huitième du
toile, venait à valoir dans dix ans quatre produit, le reste servant de salaire à ceux qui
pièces de toile, nous serions fondés à auraient fourni leur travail. Mais cette
conclure en toute sécurité qu'il faut plus de division d'intérêts ne saurait affecter la
travail pour fabriquer le drap, ou qu'il en valeur réelle des produits ; en effet, soit que
faut moins pour faire de la toile, ou même les profits du capital s'élèvent à cinquante, à
que ces deux causes ont agi en même temps. vingt, ou à dix pour cent, soit que les salaires
des ouvriers s'élèvent ou s'abaissent, l'effet
Section 3 en sera le même dans les deux emplois
La valeur des marchandises se trouve modifiée, différents.
non-seulement par le travail immédiatement Qu'on suppose les occupations de la
appliqué à leur production, mais encore par le société plus étendues, en sorte que les uns
travail consacré aux outils, aux machines, aux fournissent les canots, les filets et les
bâtiments qui servent à les créer. appareils nécessaires à la pèche ; et les
Même dans cet état primitif des autres, les semences et les instruments
sociétés dont il est question dans Adam grossiers dont on se sert en commençant une
Smith, le chasseur sauvage a besoin d'un culture : il sera toujours vrai de dire
capital quelconque, créé peut-être par lui- cependant que la valeur échangeable des
même et qui lui permette de tuer le gibier. objets produits est proportionnée au travail
S'il n'avait aucune espèce d'arme offensive, employé à leur production, et je ne dis pas
comment tuerait-il un castor ou un daim ? La seulement à leur production immédiate,
valeur de ces animaux se composerait donc mais encore à la fabrication des instruments
d'abord du temps et du travail employés à et machines nécessaires à l'industrie qui les
leur destruction, et ensuite du temps et du produit.
travail nécessaires au chasseur pour acquérir Si nous envisageons un état de société
son capital, c'est-à-dire l'arme dont il s'est encore plus avancé, où les arts et le
servi. commerce fleurissent, nous verrons que c'est
Supposons que l'arme propre à tuer le toujours le même principe qui détermine les
castor exige, pour sa fabrication, beaucoup variations dans la valeur des marchandises.
plus de travail que celle qui suffit pour tuer En estimant, par exemple, la valeur
le daim, en raison de la difficulté plus grande échangeable des bas de coton , nous verrons
10
qu'elle dépend de la totalité du travail Questions
nécessaire pour les fabriquer et les porter au 1. Explicitez la distinction entre valeur
marché. Il y a d'abord le travail nécessaire à d'usage et valeur d'échange.
la culture de la terre où l'on a récolté le 2. Qu'est-ce qu'un prix « relatif » ?
coton brut; puis celui qui a servi à le 3. Quelle typologie des marchandises
transporter dans le pays où l'on doit Ricardo adopte-t-il ? Dans quel but?
fabriquer les bas, - ce qui comprend une 4. Pourquoi l'utilité ne peut-elle être le
partie du travail employé à la construction fondement de la valeur d'échange des
du navire qui doit porter le coton, et qui est marchandises ?
payé dans le fret des marchandises. Puis, 5. Quel est le fondement de la valeur?
vient le travail du fileur et du tisserand, et Qu'est-ce qui en détermine la grandeur ?
une partie de celui de l'ingénieur, du 6. De quel problème traite la section 2 ?
serrurier, du charpentier, qui a construit les Que pensez-vous de la solution proposée
bâtiments et les machines ; enfin les services par Ricardo ?
du détaillant et de plusieurs autres 7. Pourquoi l'existence des biens de
personnes qu'il serait inutile d'énumérer. La production ne remet-elle pas en cause le
somme totale de toutes ces sortes de travaux principe de la valeur-travail ?
détermine la quantité des divers objets qui
doit être échangée contre ces bas ; et une
pareille estimation de tout le travail employé Texte 5 - David RICARDO
à la production de ces objets eux-mêmes, Des principes de l'économie politique et
réglera également la quantité qui doit en de l'impôt (1817)
être donnée pour les bas. ch. 4 (extraits) - Du prix naturel et du prix
Pour nous convaincre que c'est là le courant
fondement réel de toute valeur échangeable,
supposons qu'il ait été fait un Nous avons regardé le travail comme le
perfectionnement qui abrége le travail dans fondement de la valeur des choses, et la
une des différentes opérations que le coton quantité de travail nécessaire à leur
brut doit subir, avant que des bas de coton production, comme la règle qui détermine
puissent être apportés au marché pour être les quantités respectives des marchandises
échangés contre d'autres objets ; et qu'on doit donner en échange pour d'autres;
observons quels en seraient les effets. S'il mais nous n'avons pas prétendu nier qu'il
fallait effectivement moins de bras pour n'y eût dans le prix courant des
cultiver le coton et pour le récolter ; si l'on marchandises quelque déviation accidentelle
employait moins de matelots pour et passagère de ce prix primitif et naturel.
manœuvrer, ou moins de charpentiers pour Dans le cours ordinaire des
construire le navire qui doit nous le porter ; événements, il n'y a pas de denrées dont
si moins de personnes étaient employées à l'approvisionnement continue pendant un
construire les bâtiments et les machines ; ou certain temps à être précisément aussi
si après leur construction on en augmentait abondant que l'exigeraient les besoins et les
la puissance, les bas baisseraient désirs des hommes, et par conséquent il
infailliblement de prix, et par conséquent on n'yen a pas qui n'éprouvent des variations de
ne pourrait plus les échanger que pour une prix accidentelles et momentanées.
moindre quantité d'autres objets. Ils Ce n'est qu'en raison de pareilles
baisseraient de prix, parce qu'une moindre variations que des capitaux sont consacrés
portion de travail suffirait pour les produire, précisément dans la proportion requise, et
et ils ne pourraient plus être donnés en non au delà, à la production des différentes
échange que pour une quantité moindre marchandises pour lesquelles il y a demande.
d'articles dans la fabrication desquels il ne se Par la hausse ou la baisse du prix, les profits
serait point opéré une pareille économie de s'élèvent au-dessous de leur niveau général,
main d'œuvre. et par là les capitaux se rapprochent ou
s'éloignent des industries qui viennent
11
d'éprouver l'une ou l'autre de ces variations. ont, dans l'esprit des parties intéressées,
Chacun étant libre d'employer son quelque avantage réel ou imaginaire dont on
capital comme il lui plaît, il est naturel qu'il jouit ou auquel on renonce. Supposons
cherche à le placer de la manière la plus ensuite qu'un changement dans la mode
avantageuse ; il ne se contentera pas d'un augmente la demande des soieries et
profit de 10 pour cent, si, par un autre diminue celle des étoffes de laine : leur prix
emploi, il peut en tirer 15 pour cent. Ce désir naturel restera le même, car la quantité de
inquiet, qu'a tout capitaliste, d'abandonner travail nécessaire a leur production n'aura
un placement moins lucratif pour un autre pas changé ; mais le prix courant des soieries
qui le soit davantage, tend singulièrement à haussera, et celui des étoffes de laine
établir l'égalité dans le taux de tous les baissera. Par conséquent les profits du
profits, ou à en fixer les proportions de telle fabricant de soieries se trouveront au-dessus,
sorte que les individus intéressés puissent et ceux du fabricant d'étoffes de laine, au-
estimer et compenser entre elles tout dessous du taux ordinaire des profits ; et ce
avantage que l'un aurait ou paraîtrait avoir changement survenu dans les profits
sur l'autre. (...) Quand il y a grande demande s'étendra au salaire des ouvriers. Cependant
de soieries, celle des draps diminuant, le la demande extraordinaire des soieries serait
fabricant de draps ne détourne pas son bientôt satisfaite, au moyen des capitaux et
capital vers le commerce de la soierie ; il de l'industrie détournés des manufactures de
renvoie quelques-uns de ses ouvriers, et draps vers celles de soieries ; et alors les prix
cesse d'emprunter de l'argent aux banquiers courants des étoffes de soie et de laine se
et aux capitalistes. Le fabricant de soieries se rapprocheraient de nouveau de leurs prix
trouve dans une situation tout opposée ; et a naturels, et chacune de ces branches de
besoin d'employer plus d'ouvriers, et par manufactures ne donnerait plus que les
conséquent le besoin d'argent s'accroît pour profits ordinaires.
lui ; il en emprunte en effet davantage, et le C'est donc l'envie qu'a tout capitaliste
capital est ainsi détourné d'un emploi vers de détourner ses fonds d'un emploi
un autre, sans qu'un seul manufacturier soit déterminé vers un autre plus lucratif, qui
forcé de suspendre ses travaux ordinaires. Si empêche le prix courant des marchandises
nous portons les yeux sur les marchés des de rester longtemps beaucoup au-dessus ou
grandes villes, nous verrons avec quelle beaucoup au-dessous de leur prix naturel.
régularité ils sont pourvus de toutes sortes C'est cette concurrence qui établit la valeur
de denrées nationales et étrangères dans la échangeable des marchandises, de telle sorte
quantité requise. Quelque variable qu'en soit qu'après le paiement des salaires pour le
même la demande par l'effet du caprice, du travail nécessaire à leur production, et après
goût, ou des variations survenues dans la les autres dépenses indispensables pour
population, il arrive rarement qu'on ait à donner au capital engagé toute sa faculté de
signaler soit un engorgement par un production, l'excédant de valeur est dans
approvisionnement surabondant, soit une chaque espèce de manufacture en raison de
cherté excessive, par la faiblesse de la valeur du capital employé.
l'approvisionnement comparée à la Dans le premier chapitre de la Richesse
demande. On doit donc convenir que le des Nations, tout ce qui a rapport à cette
principe qui distribue le capital à chaque question est traité avec beaucoup de
branche d'industrie, dans des proportions sagacité. Quant à nous, après avoir
exactement convenables, est plus puissant pleinement reconnu les effets qui, dans
qu'on ne le suppose en général. certains emplois du capital, peuvent modifier
(...) Supposons que toutes les accidentellement le prix des denrées, celui
marchandises soient à leur prix naturel, et des salaires et les profits des fonds sans avoir
par conséquent que le taux des profits du aucune influence sur le prix général des
capital reste le même dans toutes les denrées, des salaires ou des profits ; après
industries ; ou bien supposons que les profits avoir, dis-je, reconnu ces effets qui se font
ne diffèrent que parce que ces marchandises également sentir à toutes les époques de la
12
société, nous pouvons les négliger issue des physiocrates (le dogme de la
entièrement en traitant des lois qui règlent productivité exclusive de l’agriculture en
les prix naturels, les salaires naturels et les moins). Selon cette conception, le
profits naturels, toutes choses déroulement de, la production au cours
indépendantes de ces causes accidentelles. d’une période suppose la disposition en
En parlant donc de la valeur échangeable des début de période d’un stock de marchandises
choses, ou du pouvoir qu'elles ont d'en antérieurement produites (subsistances,
acheter d'autres, j'entends toujours parler de matières premières, machines ... ), que les
cette faculté qui constitue leur prix naturel, physiocrates appellent «avances pro-
toutes les fois qu'elle n'est point dérangée ductives» et les classiques «capital» ; ces
par quelque cause momentanée ou marchandises sont détruites, en totalité ou
accidentelle. en partie, au cours du processus, et leur
destruction donne naissance à de nouvelles
Questions marchandises, dont une partie est «reprise»
1. Qu'est-ce que le « prix naturel » ? le en fin de période pour assurer le
« prix de marché » ? renouvellement des avances nécessaires au
2. En quoi le prix naturel peut-il être déroulement du processus à la période
qualifié de primitif ? suivante. L’augmentation de la production
3. Expliquez le mécanisme de gravitation d’une période à l’autre nécessite que les
du prix de marché autour du prix reprises en fin de période soient plus
naturel. importantes que les avances au début de la
4. Pourquoi Ricardo peut-il, dans la suite même période : phénomène appelé
de son analyse, négliger ce processus de accumulation du capital par les classiques.
gravitation ? L’accumulation du capital ne peut se réaliser
que si une partie de la production nette de la
période n’est pas consommée: l’épargne est
Texte 6 - Jacques BONCOEUR la condition nécessaire de la croissance et,
« L’économie classique », Cahiers français, dans l’analyse classique, cette fonction
n°280, mars-avril, La Documentation sociale est remplie par la classe capitaliste.
Française (p. 16-18). Les profits que perçoit cette classe sont à la
fois la source et la motivation de l’épargne :
C R OI S S A N CE ET D E B O U CH ES ce sont eux qui financent les
L’économie classique est surtout investissements, et les investissements sont
préoccupée par le long terme : la théorie de réalisés dans le but de dégager de nouveaux
la croissance est son terrain de prédilection profits. La dynamique économique qui en
et, lorsque Ricardo déclare s’intéresser en résulte est également une dynamique
priorité à la répartition des revenus, il ne sociale. En effet, dans la conception
déroge pas à cette règle car son sujet d’étude classique, l’accumulation du capital com-
est en fait l’évolution du partage du revenu mande la croissance démographique, à
national entre les classes sociales au cours du travers le mécanisme salarial décrit
processus de croissance, et les effets que précédemment, Cette endogénéisation de la
cette évolution produit en retour sUr la démographie distingue nettement la théorie
croissance. Mais l’augmentation de la classique du modèle néoclassique de Solow,
capacité productive de la société pose le dans lequel le taux de croissance équilibrée
problème de l’écoulement des marchandises de la production se cale sur celui du facteur
qui sont produites, et cette question fait travail, lui-même considéré comme
1
l’objet de prises de positions contradictoires. exogène .

Accumulation du capital
La conception du processus productif 1
R. Solow, « Une contribution à la théorie de la
que l’on trouve chez Smith et Ricardo, mais croissance économique », The Quarterly Journal of
aussi chez Marx et Sraffa, est directement Economies, 1956.
13
Baisse du taux de profit Ricardo et l’explication de l’état
stationnaire
L’état stationnaire À défaut d’être parfaitement
Chez les classiques comme chez les convaincante, l’analyse de Ricardo est
physiocrates 2, la croissance est un processus nettement plus élaborée. Elle repose sur
limité dans le temps : l’accumulation, du l’enchaînement suivant : l’accumulation du
capital conduit inéluctablement à l’état capital induit la croissance de la population ;
stationnaire et Ricardo, après Smith, fonde celle-ci entraîne à son tour une hausse de la
ce pronostic sur l’idée que le taux de profit demande de blé, qui est satisfaite par la mise
est voué à décliner sous l’effet même de en culture de nouvelles terres et
l’accumulation du capital 3. Une fois ce taux l’intensification de l’effort de production
tombé à un niveau suffisamment bas, la surIes terres déjà cultivées ; dans les deux
source du financement de l’accumulation et cas, il en résulte une hausse du coût marginal
sa motivation se trouvent taries, et les seuls du blé 4, donc de son prix naturel ; le blé
investissements qui sont réalisés sont ceux étant un constituant essentiel du panier de
qui permettent de maintenir en état les subsistance, cette hausse se répercute sur le
capacités de production existantes. La salaire naturel 5, et la hausse du salaire
population cesse d’augmenter avec la naturel fait à son tour baisser le taux de
production puisqu’elle tend, selon la théorie profit naturel (dans le même temps, les
classique du salaire naturel, à se rentes différentielles extensives et intensives
proportionner au volume des subsistances augmentent, mais ce phénomène n’exerce
disponibles. Si ses prédécesseurs n’ont pas aucun rôle causal dans la baisse du taux de
dépeint la perspective de l’état stationnaire profit). Ricardo admet que divers facteurs
sous un jour aussi catastrophique que peuvent contrarier le processus: il
l’affirme Stuart Mill, cet auteur la considère mentionne le progrès technique et l’ins-
quant à lui comme franchement positive, au tauration du libre-échange 6, qui l’un et
vu des ravages moraux qu’il attribue à la l’autre peuvent faire baisser le prix du blé.
croissance économique. Mais il considère que cette baisse ne peut
Partageant avec Smith l’idée que être que temporaire, de sorte que la hausse
l’accumulation du capital tend à faire baisser du prix naturel du blé doit l’emporter sur le
le taux naturel des profits, Ricardo se long terme, avec son corollaire, la baisse du
démarque de son prédécesseur sur l’ origine taux naturel des profits. Imparable en ce qui
du phénomène. Il est vrai que l’explication concerne le libre-échange (on ne peut pas
malthusienne est plutôt rapide, se bornant à l’instaurer plusieurs fois de suite),
affirmer que l’abondance croissante des l’argument est évidemment moins
capitaux ne peu! manquer de faire baisser convaincant en ce qui concerne le progrès
leur rémunération unitaire. Etayée par une technique ; mais le lecteur de la fin du xxe
simple analogie entre le fonctionnement d’ siècle ne doit pas oublier qu’il a affaire à un
ensemble de l’économie et celui d’une auteur du début du XIXe siècle, et qu’à
branche particulière de la production, cette
4
thèse ne résiste guère à l’ examen car elle Dans le premier cas, la hausse du coût marginal
confond prix de marché et prix naturel. repose sur la présomption que les terres sont
mises en culture par ordre de coût de production
(et de transport) croissant ; dans le second cas,
2
Cf. le royaume « arrivé à son plus haut degré de elle repose sur la théorie des rendements
culture » dépeint par Quesnay dans son Tableau décroissants de Turgot.
5
économique. La hausse du salaire naturel ne signifie pas ici
3
Marx reprendra cette idée à son compte. Mais, augmentation du pouvoir d’achat des salariés:
d’une part, il cherchera à la justifier sur d’autres elle leur permet simplement de maintenir leur
bases (l’élévation de la «composition organique» pouvoir d’achat, face à l’augmentation du prix de
du capital) et, d’autre part, il lui attribuera l’aliment de base.
6
d’autres conséquences (l’aggravation des crises D’où l’intérêt, selon Ricardo, d’abolir les com-
débouchant’ sur l’explosion du système). laws. Cette abolition sera votée en 1845.
14
l’époque où Ricardo écrivait ses Principes, La loi des débouchés
Jules Verne lui-même n’était pas né. Au La thèse de l’innocuité de. l’épargne
surplus, la faiblesse essentielle de la thèse prend une force nouvelle avec la « loi des
ricardienne est peut-être ailleurs: comme débouchés » de Jean-Baptiste Say.
l’écrit l’historien Le Roy Ladurie, « Malthus S’appuyant sur l’analyse de Smith faisant de
viendra trop tard 7» et, deux décennies après la monnaie une commodité inventée par les
la publication de son Essai sur le principe de hommes pour surmonter les inconvénients
population, Ricardo lui emprunte un modèle du troc, l’auteur du Traité d’économie politique
en passe de devenir obsolète sous l’effet de la affirme qu’en réalité les produits s’échangent
transition démographique dans laquelle contre d’ autres produits. Dans cette optique
s’engagent les sociétés européennes. la monnaie, simple intermédiaire des
échanges, n’est pas recherchée pour elle-
Débouchés même mais uniquement pour les
marchandises qu’elle permet d’acquérir. Cela
Le rôle de l’épargne implique qu’au-delà des encaisses néces-
Condition nécessaire de la croissance, saires au déroulement régulier des
l’épargne est aussi, pour Smith, une transactions, il n’existe aucune tendance à la
condition suffisante. L’auteur de la Richesse thésaurisation : « Lorsque le dernier producteur
des nations prend ici le contre-pied de la a terminé un produit, écrit Say, son plus grand
position developpée par Mandeville dans sa désir est de le vendre, pour que la valeur de ce
Fable des abeilles (1714), qui soulignait les produit ne chôme pas entre ses mains. Mais il
dangers de l’épargne du point de vue de la n’est pas moins empressé de se défaire de l’argent
demande de produits (si les abeilles, que lui procure sa vente, pour que la valeur de
devenues « vertueuses », renoncent à leur l’argent ne chôme pas non plus ». Il en conclut
prodigalité d’antan, la ruche dépérit par qu’ « un produit créé offre, dès cet instant, un
manque de débouchés). La décision débouché à d’autres produits pour tout le
d’épargner ne crée aucun problème de cet montant de sa valeur », dans la mesure où « on
ordre, soutient Smith, car « ce qui est épargné ne peut se défaire de son argent qu’en demandant
à acheter un produit quelconque » 9.
est aussi régulièrement consommé que ce qui est
annuellement dépensé, et il l’est aussi presque La négation radicale du problème des
dans le même temps, mais il est consommé par débouchés à laquelle on aboutit ainsi n’a de
une autre classe de gens » (42)8. signification qu’au niveau
Smith se place dans le cas où l’épargne macroéconomique : Say ne prétend
se traduit par une augmentation du fonds de évidemment pas que la production d’une
salaires (investissement en capital circulant), marchandise crée un débouché pour cette
et fait référence aux dépenses de marchandise, mais que la demande globale
consommation des salariés supplémentaires de produits se proportionne nécessairement
que cette augmentation permet à l’offre globale 10. Cette thèse exclut la
d’embaucher. Même dans ce cas, l’argument possibilité d’une insuffisance générale de
n’est guère convaincant : par définition débouchés, mais pas celle d’un
même, l’épargne d’une période, c’est-à-dire désajustement entre la structure de l’offre et
la partie du revenu non affectée à la celle de la demande (trop de canons, pas
consommation immédiate, ne peut donner assez de beurre ou l’inverse). Inévitables
lieu à une consommation au cours de cette 9
Say, op. cit., livre l, chapitre 15 (souligné par le
même période (difficulté que Smith tente de
commentateur).
surmonter à l’aide de son « presque dans le 10
L’oubli de la distinction entre les niveaux
même temps »). macro- et microéconomique de l’analyse
engendre parfois d’étranges confusions (...)
aucun employeur sain d’esprit n’a sans doute
7
E. Le Roy Ladurie, Les paysans du Languedoc, Paris jamais sérieusement envisagé d’augmenter la
SEVPEN 1966. rémunération de ses salariés pour écouler plus
8
Smith, op. cit., livre II, chapitre 3 facilement sa production.
15
dans une économie décentralisée, de tels attaquait 12. » L’économie classique
désajustements sont, pour Say, la cause des développera en effet une parade à
crises lorsqu’ils atteignent une certaine l’argument de l’excès de l’épargne. Cette
ampleur. Ils se résolvent selon lui par le parade est la théorie de l’intérêt conçu
mouvement des prix relatifs qui entraîne une comme la rémunération de l’épargne et
réallocation des facteurs entre les branches censé par là-même équilibrer la volonté
de production : dans cette vision du monde, d’épargner des uns et la volonté d’investir
les crises ne peuvent durer que si des des autres. Il convient de souligner qu’un
rigidités (dues notamment à l’intervention siècle et de mi avant Irving Fisher, cette
de l’État) entravent le jeu de la concurrence. théorie et son articulation avec la théorie
quantitatoive de la monnaie 13 avaient été
La loi des débouchés remise en cause exposées avec une remarquable clarté par
Turgot dans ses Réflexions sur la formation
Si la loi des débouchés est jugée et la distribution des richesses (1767).
parfaitement convaincante par Ricardo, elle Reprendre l’objection de Malthus à la loi des
n’emporte pas l’adhésion de Malthus qui débouchés supposera de la part de Keynes
ressuscite la question des dangers de l’élaboration d’une autre théorie de l’intérêt,
l’épargne 11. Sans doute celle-ci permet-elle fondée sur la préférence pour la liquidité.
de financer des investissements, qui
constituent par eux-mêmes une demande de Questions
produits s’ajoutant à la demande de 1. Quel est l'enchaînement causal qui
consommation de la période. Mais, dans la conduit à l'état stationnaire chez D.
mesure où les épargnants et les investisseurs Ricardo ?
sont souvent des personnes distinctes, il 2. Sur quel raisonnement repose la « loi
n’existe a priori aucune garantie que la des débouchés » ?
volonté d’épargner des uns corresponde à la 3. Pourquoi Malthus rejette-t-il la loi de
volonté d’investir des autres. Dès lors, on Say ?
peut se trouver dans une situation où un
excès de la première par rapport à la seconde
entraîne mécaniquement une insuffisance de Texte 7 - Jacques GENEREUX
la demande globale de produits par rapport à Le développement durable est-il
l’offre globale. La prise de position de soutenable ?
Malthus en faveur du maintien des corn-laws
témoigne de son souci de protéger le Le deuxième Sommet de la Terre à
débouché important que constitue à ses yeux Johannesburg ne produira sans doute guère
la demande de consommation des plus d’effet que le premier (à Rio en 1992) si
propriétaires fonciers. les bonnes intentions ne sont pas davantage
Comme le souligne Keynes, l’objection relayées par une réelle volonté politique.
de Malthus ne fera guère d’émules dans Telle est l’essence du scepticisme dominant.
l’immédiat car « faute d’expliquer (si ce n’est Si le processus engagé à Rio n’a pas entraîné
par les faits d’observation courante) comment et un vrai recul de la pauvreté et de la
pourquoi la demande effective pouvait être pollution, il a au moins contribué à faire du
insuffisante, Malthus n’est pas parvenu à fournir développement durable un nouveau
une thèse capable de remplacer celle qu’il
paradigme en passe de s’imposer comme une
dimension incontournable de tout
11
Malthus, op. cit., 1820, Livre II, ch. 1. Comme programme politique moderne.
Smith, Malthus privilégie l’hypothèse En fait, il ne nous manquerait plus à
d’investissements en capital circulant. Mais que présent que des responsables politiques à la
l’investissement consiste en biens d’équipement
durables ou en stocks de biens non durables
12
(subsistances notamment), la nature du J. M. Keynes, Théorie générale..., ch. 3.
13
problème est la même, au moins en courte reliant le niveau général des prix à la masse
période. monétaire.
16
hauteur de l’ enjeu. Le fond du problème est Roegen et de René Passet 15, notamment, ont
peut-être exactement inverse : ce n’est pas la montré que la logique de croissance infinie
volonté politique qui fait défaut, mais une propre au capitalisme était physiquement
vision politique. Nous ne disposons pas insoutenable. Tant que notre mode de vie
encore d’un modèle de développement repose sur la consommation d’un capital non
durable politiquement soutenable. Alors, des reproductible, il n’est, par définition, pas re-
volontés politiques bien réelles s’emparent productible indéfiniment. DepuIs les années
d’un concept à la mode pour légitimer des 90, des préoccupations nouvelles se sont
politiques économiques somme toute ajoutées à la menace d’un inéluctable
conformes’ aux aspirations dominantes. Pour épuisement des ressources: les problèmes de
les gouvernements du Nord, il s’agit le plus santé publique associés à la pollution, le trou
souvent de faire durer le développement, et dans la couche d’ozone, l’effet de serre et le
pour les élites du Sud, il s’agit de rattraper changement climatique. La crainte majeure
un retard de développement. Aussi, nombre semble désormais moins de manquer de
d’écologistes et d’économistes hétérodoxes ressources que d’être au contraire, encore en
considèrent le nouveau paradigme comme mesure d’en consommer assez pour rendre la
insoutenable, parce qu’il ne renonce en rien planète invivable.
au culte de la croissance marchande 14. Pour l’écologie radicale, le seul moyen
Au Nord, l’écologie n’est pas une as- de combattre cette funeste perspective
piration collective, mais une contrainte consiste à bouleverser nos modes de vie et
politique imposée progressivement depuis notre système économique, afin de mettre
les années 70. La montée d’une culture post- un terme rapide à la destruction du
matérialiste, encore minoritaire, a engendré patrimoine naturel. Nicholas Georgescu-
des partis Verts qui contraignent les partis Roegen montre qu’il ne suffit pas de
de gouvernement à verdir leurs renoncer à la croissance. En effet, le simple
programmes. Mais ce phénomène affecte maintien de notre niveau de vie actuel
surtout des partis sociaux-démocrates et pérenniserait des prélèvements
socialistes européens acquis au culte considérables dans notre patrimoine, au
néokeynésien de la croissance et de plus en détriment des perspectives de survie des
plus convaincus des vertus d’une économie générations futures :
de marché. Dans ce contexte, l’envi- « Chaque fois que nous produisons line
ronnement est juste une variable voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du
contraignante qui augmente le coût social de nombre de vies à venir »16. Ainsi, la croissance
fonctionnement d’un système voué à la zéro ne ferait que retarder les catastrophes ;
croissance infinie des produits marchands. seule la « décroissance » permettrait de
L’immense majorité des Européens persiste à retrouver un mode de vie soutenable.
assimiler le progrès social à la croissance Une autre excellente raison de prôner
équitable de la consommation marchande. Et la décroissance, au moins dans les pays du
c’est bien ce développement-là que nous Nord, réside dans l’impératif de dé-
souhaiterions rendre durable, en trouvant veloppement des pays du Sud. Dans un
des parades aux menaces en- monde où les 20 % d’habitants du Nord
vironnementales. consomment 80 % des ressources mondiales,
l’engagement du Sud dans un mouvement
Un développement insoutenable mondial pour le développement durable est
politiquement insoutenable s’il ne consiste
Or, cette conception du développement pas à redistribuer la consommation des
durable n’est pas soutenable. Dès les années
70, les travaux de Nicholas Georgescu-
15
Voir Les impasses de la modernité, par Christian
Comeliau, coll. Economie humaine, éd. Le seuil,
2000.
14
Voir le dossier proposé dans la revue Silence 16
Demain la décroissance, par éd. Pierre-Marcel
n°280, février 2002. Favre, 1979, 2e éd. sang de la terre, 1995.
17
ressources à son profit. François Schneider 17 impasse est de rechercher non pas la
propose un calcul grossier, mais très éclai- décroissance, mais une autre croissance qui
rant sur ce qui est ici en jeu. Si, pour rétablir substitue progressivement la consommation
la justice à l’horizon 2050, nous devions offrir de services immatériels et de matière recy-
une consommation par habitant partout clée aux biens dont la fabrication détruit le
équivalente à celle qui prévaut aujourd’hui patrimoine naturel. Une voiture fabriquée
au Nord, et en supposant que ce dernier se avec les matériaux d’une ancienne voiture et
contente du niveau actuel, il nous faudrait consommant de l’électricité solaire ou
disposer d’un espace naturel équivalent à éolienne n’est pas produite « au prix d’une
douze planètes ! Le seul scénario autorisant baisse du nombre de vies à venir ».
l’égalité mondiale à un niveau soutenable Il est heureusement une autre écologie
impliquerait un doublement de la radicale, incarnée par exemple par Lester
consommation dans les pays du tiers monde Brown, qui dessine les contours d’une « éco-
et sa décroissance annuelle de 5 % dans les économie 18 ». Cette dernière suggère une
pays industrialisés pendant quarante-huit révolution mentale : loin de considérer
ans ! l’environnement comme une donnée
contraignante à intégrer dans le système
Une autre écologie radicale économique, elle envisage l’économie
comme un outil de production d’un meilleur
On peut certes discuter ces estima- environnement. Cette économie fondée sur
tions, mais cela ne changera rien au pro- le recyclage des énergies propres et l’essor
blème. Quand bien même la décroissance des services, pourrait à la fois assurer le
nécessaire pour « libérer» les ressources plein-emploi et le progrès du niveau de vie.
nécessaires au développe. ment du Sud serait Certes, elle implique une autre conception
de cinq à dix fois inférieure à ce qu’indiquent du niveau de vie, qui renonce notamment à
les chiffres de Schneider, une décroissance l’accumulation indéfinie de biens matériels.
serait politiquement impossible et Mais si cette mutation culturelle est tout sauf
socialement inacceptable. Quand on triviale, elle est déjà en cours pour une partie
considère les problèmes sociaux insolubles des populations du Nord et elle sera plus
auxquels nous sommes confrontés dès que la aisée pour les trois quarts de l’humanité dont
croissance est seulement ralentie, il est le niveau de vie re· pose déjà essentiellement
évident qu’un recul annuel permanent de la sur des biens relationnels et non sur des
production de 1 % ou même de 0,5 % consommations matérielles.
engendrerait un véritable chaos social. On peut exiger d’une société d’autant
Seules des dictatures effroyables pourraient plus d’efforts qu’ils sont tendus vers une
l’imposer avant de s’orienter rapidement perspective de progrès. A l’inverse, agiter le
vers une autre solution: le génocide des spectre de catastrophes à venir peut être
pauvres. Après tout, s’il nous faut deux ou d’autant plus contre-productif qu’elles
trois planètes pour rendre notre mode de vie paraissent inéluctables. Quand on
soutenable, il « suffirait » de diviser la interrogeait Théodore Monod sur l’avenir de
population mondiale dans les mêmes l’humanité, il répondait que l’espèce
proportions ! humaine pourrait être remplacée par les
Si l’on estime que notre culture re- descendants des céphalopodes marins ! Mais
lativement démocratique nous interdit se projeter ainsi dans le long terme est le
d’envisager une telle perspective, il faut se meilleur moyen de justifier l’immobilisme : à
rendre à l’évidence qu’elle nous interdit quoi bon s’échiner à sauver une terre
aussi de promouvoir la décroissance que promise aux pieuvres et aux calamars du
l’écologie radicale nous présente comme une futur? Alors, ce n’est pas à nous faire peur
nécessité vitale. La seule issue à cette
18
Eco-economy, par Lester R. Brown, éd. Norton,
17
« Point d’efficacité sans sobriété », Silence 2001, traduction française à paraître au seuil en
n°280. janvier 2003.
18
que les écologistes doivent s’employer de
toute urgence, mais à nous faire envie.

Question
En quoi ce texte souligne-t-il l'actualité des
textes de D. Ricardo ?

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