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SOMMAIRE
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Couverture
Page de titre
Introduction
La monnaie et l’inflation
La monnaie et l’État
La monnaie et les inégalités
Les cryptomonnaies
La monnaie hélicoptère
La monnaie pleine
Conclusion
Page de copyright
Introduction
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Imaginons que vous vous retrouviez sur une grande île déserte avec
plusieurs centaines d’inconnus. Vous y débarquez sans rien : pas de
téléphone, pas de porte-monnaie, pas de nourriture ! Un peu comme dans
Koh-Lanta mais sans totem d’immunité. Que va-t-il se passer ? Comment
allez-vous survivre ? Il est bien sûr possible d’imaginer plein de scénarios –
d’un mode Battle Royale où chacun s’entretue à la mise en place d’une
grande communauté pacifique structurée sous forme de démocratie. Mais
partons d’un scénario intermédiaire : des clans d’une dizaine de personnes
vont se former – par affinité ou par intérêt – et, à l’intérieur de ces clans,
une solidarité va s’organiser afin de se répartir les tâches et les richesses.
Certains vont aller chercher de l’eau et de la nourriture, pendant que
d’autres s’occuperont de construire une cabane et de faire du feu.
Comme vous vous en doutez, l’organisation d’un clan va aussi créer des
dissensions. Qui est le chef ? La nourriture doit-elle être répartie
équitablement ou en fonction du travail réalisé ? Comment gérer les
ressources ? En plus, chaque personne a des besoins et des envies
différents : certains préfèrent peut-être le manioc à la noix de coco ; il y a
des jours où vous avez peut-être très faim, d’autres moins ; des personnes
malades ont peut-être besoin d’une ration supplémentaire pour reprendre
des forces… À l’intérieur de chaque clan – un peu comme au sein d’une
famille –, des échanges et des dons vont donc être réalisés. On est souvent
bien loin de l’individu rationnel qui cherche à maximiser son bien-être en
consommant le plus possible : les échanges et les dons à l’intérieur du clan
ont avant tout un rôle social et servent de base pour souder les membres.
L’homme est un animal social avant d’être un animal économique.
Au tout début, chaque clan vit en autarcie de manière très simple. Mais
au fil du temps – la nourriture et les matières premières étant par chance
plutôt abondantes sur votre île déserte –, de nouveaux biens vont
commencer à être fabriqués dans différents clans : des paillasses en feuilles
de palmier tressées pour mieux dormir, des outils en silex pour chasser ou
cuisiner, des colliers de coquillages pour le style, des boissons à base de
plantes médicinales pour se soigner… Chaque clan peut produire, en
fonction de ses spécialités, un ou plusieurs biens, et ensuite échanger avec
d’autres clans afin de se procurer d’autres biens. Nous parlons bien ici
d’échange – en effet, vous êtes solidaires avec les membres de votre clan,
mais pas question de donner quoi que ce soit sans contrepartie à ceux des
autres clans. Les contacts avec les clans étrangers – voire ennemis – ne sont
pas toujours très simples : mais l’échange est une bonne alternative à la
guerre et à la violence.
Mais comment réaliser ces échanges ? Comment faire si votre clan a
besoin d’une plante médicinale pour soigner un de ses membres mais que le
clan qui a développé cette potion n’a besoin au même moment d’aucun des
biens que vous lui proposez ? Comment faire si vous voulez vendre un bien
aujourd’hui mais n’en acheter un autre que dans quelques semaines ? Sur
votre île déserte, il vous manque pour le moment pas mal de concepts clés :
le troc, le crédit et la monnaie !
Les premières monnaies
Si votre voisin veut une pomme et que vous en avez une ; si vous voulez
une orange et que votre voisin en a une ; et si vous êtes tous les deux
d’accord sur les termes de l’échange, par exemple une pomme contre une
orange, alors hop, la transaction est réalisée et tout le monde est content. Le
troc, cela peut fonctionner, mais on se rend rapidement compte que ce n’est
pas très efficace. Tout d’abord, le troc implique une double coïncidence des
besoins. Cela signifie que les deux parties ne peuvent échanger que si
chacune désire ce que l’autre peut offrir. On peut bien sûr imaginer un troc
croisé avec trois personnes ou plus, mais, idem, cela risque d’être difficile
de trouver un arrangement qui convienne parfaitement à tout le monde. Le
troc implique aussi beaucoup de temps pour savoir précisément qui veut
quoi, contre quoi, sous quelles conditions. Même dans une économie où le
nombre de biens est très limité, cela nécessite de définir un grand nombre
de prix relatifs. Combien de pommes pour une orange ? Combien d’oranges
pour une poire ? En sachant que, bien évidemment, ces rapports ne sont pas
fixes et peuvent évoluer en fonction des récoltes et des saisons. Tout cela
pour dire que, le troc, ça peut fonctionner à petite échelle, mais c’est loin
d’être la panacée.
COMMENT FACILITER
LES ECHANGES ?
Afin de faciliter les échanges, il faudrait en réalité disposer d’un bien qui
pourrait être échangé directement contre n’importe quel autre, qui ne
perdrait pas de valeur dans le temps et qui permettrait d’exprimer les prix
dans une même unité. Ce bien un peu particulier – qui répondrait à ces trois
fonctions et serait utilisé pour réaliser des échanges au sein d’une
communauté – pourrait alors s’appeler… suspense… une monnaie !
Supposons, par exemple, que, sur votre île déserte, les noix de coco
soient globalement acceptées comme monnaie. Cela implique donc que, si
vous avez besoin d’une plante médicinale, vous pouvez l’acheter en payant
un certain nombre de noix de coco à un clan voisin. Ce dernier va accepter
les noix de coco non pas par envie d’en manger le soir au dîner ni de se
saouler à la piña colada, mais parce que les membres du clan savent qu’ils
pourront réutiliser ces noix de coco à l’avenir comme monnaie afin
d’acheter un autre bien à n’importe quel clan. On parle, dans ce cas, de
monnaie-marchandise : la noix de coco est en effet un bien qui a une valeur
intrinsèque et qui peut être consommé en tant que tel, mais qui est aussi
utilisé en tant que monnaie afin de faciliter les échanges. Grâce à
l’apparition de cette monnaie-marchandise, la double coïncidence des désirs
n’est plus nécessaire : tout le monde, dans la société, accepte les noix de
coco en tant que monnaie au moment d’une vente, et les échanges s’en
trouvent plus simples et fluides. La noix de coco sert alors d’équivalent
général : une marchandise particulière qui est acceptée par tous et qui
permet d’exprimer le prix de toutes choses.
Bon, il est vrai que la noix de coco n’est pas la meilleure monnaie-
marchandise possible : ça prend de la place, c’est lourd, ce n’est pas simple
à diviser, ça peut pourrir… Idéalement – pour faciliter les échanges et
constituer une bonne réserve de valeur –, il faut plutôt qu’une monnaie-
marchandise soit divisible, inaltérable et transportable. Mais bon,
finalement, si sur votre île déserte tout le monde est d’accord pour que les
noix de coco servent de monnaie, alors cela peut fonctionner.
LA MONNAIE ET LE NEOLITHIQUE
Les premières formes de monnaie seraient apparues entre 3 000 ans et
6 000 ans avant notre ère, durant la période du Néolithique, soit avant
même l’invention de l’écriture. À cette époque – eh oui, on retourne un peu
dans nos livres d’histoire –, les hommes se sédentarisent, adoptent
l’agriculture, et des communautés plus grandes se forment. Au revoir les
chasseurs-cueilleurs ; bonjour les premiers paysans du monde. Cette
nouvelle méthode d’organisation des sociétés s’accompagne d’une
spécialisation des productions et d’une plus grande diversité de produits
disponibles. Et qui dit plus de production – en volume et en diversité – dit
davantage d’échanges. Des échanges économiques certes, mais aussi – et
sûrement majoritairement au départ – des échanges sociaux et rituels en lien
avec des dots à payer, des animaux à sacrifier ou des objets à vénérer.
Mais autant vous dire qu’on n’était pas hyper-branché blockchain et
cryptomonnaies durant le Néolithique. C’est de cette époque que datent les
premières monnaies-marchandises dont on a retrouvé les traces, dont un
petit coquillage nommé « cauri », abondant en Asie et dans l’océan Indien.
Il faut dire qu’un coquillage, c’est mieux qu’une noix de coco pour devenir
une monnaie-marchandise. C’est petit, relativement solide, ça se transporte
facilement et on peut les stocker sous forme de collier – ce qui permet en
plus de les compter plus rapidement. Archéologues et anthropologues ont
aussi retrouvé – provenant d’époques diverses et dans des lieux éloignés –
de nombreuses autres monnaies-marchandises : du bétail, des étoffes, du
sel, des céréales… Les humains ont su faire preuve d’une grande créativité
pour faciliter les échanges.
Des objets datant de la fin de la préhistoire et permettant de
comptabiliser des dettes – qui seront d’une grande utilité pour comprendre
comment a évolué la monnaie par la suite – ont été découverts entre autres
en Mésopotamie sous la forme de tablettes comptabilisant des crédits et des
débits. Lorsque les hommes voulaient acheter quelque chose, il y a
plusieurs millénaires, ils pouvaient en effet soit utiliser de la monnaie –
monnaie-marchandise au départ – soit contracter une dette auprès du
vendeur du bien. Cette dette était alors matérialisée sur un objet – une pierre
ou une tablette, par exemple – et la mise en place d’une certaine forme de
comptabilité permettait de garder une trace des échanges. La monnaie n’est
pas une chose ! Des choses peuvent représenter la monnaie : comme des
noix de coco, des pièces d’or ou bien des billets. Mais la monnaie est avant
tout un concept : une manière de comptabiliser les choses et d’exprimer leur
valeur.
LA FABLE DU TROC
Depuis Adam Smith – et jusqu’à une période récente –, la pensée
dominante en économie était que le troc fût le mode d’organisation
principal des échanges de nombreuses civilisations durant plusieurs
millénaires. Cette théorie suit la vision « métalliste » développée par
Aristote : la monnaie serait ainsi apparue pour répondre aux limites du troc.
Et – très important – cette apparition se serait faite de manière naturelle
sans intervention d’un État ou d’un chef religieux. La monnaie serait une
innovation technique « du peuple pour le peuple ».
Mais de nombreuses découvertes anthropologiques et archéologiques
s’opposent à cette vision. Des formes de monnaie ou de systèmes
d’échanges basés sur le crédit existent depuis plusieurs milliers d’années –
le troc n’a donc sûrement eu qu’une importance mineure dans l’histoire des
échanges économiques. Le troc a bien existé – et existe encore de manière
très marginale. Mais le mythe selon lequel des civilisations auraient
fonctionné durant une longue période sans monnaie et sans crédit – et donc
en se basant uniquement sur le troc – ne semble pas tenir la route. La
monnaie ne s’est pas non plus créée « naturellement » via une main
invisible ayant pour but de réduire les inefficiences liées au troc. On se
rapproche ici des théories « chartalistes » : la monnaie n’est pas une
invention naturelle de l’homme mais une créature de l’État. Les traces des
premiers systèmes de crédit et de monnaie sont d’ailleurs souvent reliées à
des chefs religieux ou des chefs de guerre.
Les monnaies métalliques
LA FRAPPE DE LA MONNAIE
Les premières pièces de monnaie frappées ont été retrouvées en Asie
Mineure, là où se situait le royaume antique de Lydie, et datent du VIIe siècle
avant Jésus-Christ 3. Il s’agit de pièces en électrum – un alliage d’or et
d’argent – estampillées de divers sceaux représentant des animaux ou des
symboles. Ce qui est sûrement apparu au départ comme une initiative
privée de certains marchands – ainsi que l’atteste la diversité des
inscriptions que portent les premières pièces – est rapidement devenu un
monopole d’État. En effet, autour de 550 avant Jésus-Christ, le roi Crésus –
dont le nom est passé à la postérité via l’expression « riche comme
Crésus » – fut le premier à introduire durant son règne des pièces frappées
en or et en argent.
« Mais, Captain’, pourquoi frapper une pièce ? Et pourquoi un roi
voudrait-il contrôler ce pouvoir ? » Eh bien, supposons que vous êtes un
vendeur en Lydie en 550 avant Jésus-Christ. Vous vendez des céréales,
disons un sac de blé contre 5 grammes d’or ; un acheteur arrive avec une
pièce de 5 grammes – un objet rond sans rien dessus – et vous propose cette
pièce en échange d’un sac de blé. Allez-vous l’accepter ? Si vous ne
connaissez pas cet acheteur, vous allez peut-être vous méfier. Est-ce que la
pièce pèse réellement 5 grammes ? Est-ce que d’autres métaux moins
précieux ont été utilisés pour créer un alliage ayant le même poids mais
moins de valeur ? Mais auriez-vous la même crainte si, sur cette pièce, il y
avait un sceau permettant de certifier qu’elle a été créée par un marchand en
qui vous avez pleine confiance ? Ou mieux encore : si elle a été certifiée par
le roi ou l’empereur et porte donc le sceau de l’empire ? Non. La monnaie
frappée permet ainsi de faciliter les échanges et de favoriser le
développement de la confiance entre acheteurs et vendeurs.
Mais frapper une pièce, cela a un coût ! Il faut être capable de contrôler
la quantité de métal qui la constitue et de chauffer la pièce pour apposer un
sceau en la frappant avec un marteau afin de la certifier. Pourquoi cette
activité intéresse-t-elle tant les rois et les empereurs ? La frappe de la
monnaie – le monnayage – par une autorité émettrice a de nombreux
avantages. Mettons-nous à la place du roi. Premièrement, cela vous permet
de générer des revenus, car vous pouvez faire payer la certification. Un
marchand arrive avec 5 grammes d’or, il repart avec une pièce de
5 grammes d’or portant le sceau de l’empereur, et il doit payer un certain
montant en contrepartie. Ce montant sert à financer les coûts de production,
mais il est aussi possible d’y intégrer une taxe liée au monnayage. Ce que
l’on appelle les revenus de seigneuriage. Deuxièmement, vous allez pouvoir
exiger que la seule monnaie utilisée sur votre territoire soit celle sur
laquelle votre sceau est apposé. Si des marchands étrangers veulent acheter
des biens dans votre pays, ils vont devoir échanger leur monnaie contre la
vôtre ; et hop, une taxe au passage. Troisièmement, la monnaie portant le
sceau de l’empereur peut être un signe de pouvoir. L’ensemble des habitants
voient désormais – dès qu’ils réalisent des transactions – un symbole de
votre puissance. Au départ, on retrouve surtout des animaux symboliques –
un lion et un taureau en Lydie, une tortue en Grèce –, mais au fil du temps,
l’effigie de l’empereur apparaîtra fréquemment sur la pièce. Cette
représentation permet aussi de favoriser l’intégration et peut participer à
l’unification politique. Quatrièmement, étant vous-même, en tant que roi,
très actif dans le monde économique, vous pouvez payer directement vos
soldats avec cette monnaie, et prélever des taxes dans cette même monnaie.
Cela simplifie ainsi la gestion de vos affaires courantes. Enfin, comme nous
le verrons ultérieurement, le contrôle de la frappe de monnaie permet de
dissocier le contenu réel en métal de ce qui est affiché sur la pièce. En cas
de pénurie de métal, par un petit tour de passe-passe, vous pourrez tout de
même continuer à créer de la monnaie grâce cette technique.
Le contrôle de la frappe de la monnaie permet donc de renforcer le
pouvoir politique, de faciliter les transactions et de faire rentrer de l’argent
dans les caisses du roi. Il est bien évidemment difficile de savoir si la
motivation réelle des empereurs d’alors était principalement économique,
politique ou sociale – autant vous dire que l’on ne dispose pas de beaucoup
de documents datant de cette époque. Des débats ont encore lieu
aujourd’hui entre historiens, archéologues et économistes au sujet des
raisons de l’apparition du monnayage et de son contrôle central. Impossible
aussi de calquer nos raisonnements d’hommes rationnels – d’homo
economicus – sur ce qu’auraient pu être les motivations des personnes il y a
plus de 2 000 ans. Mais ce qui est sûr, c’est que cette « invention » de la
monnaie frappée s’est largement développée un peu partout dans le monde.
En Égypte, en Grèce, en Chine, en Inde : l’ensemble des grands empires et
royaumes de l’époque ont rapidement adopté la monnaie frappée sous
contrôle d’une entité centrale émettrice. Et quand une invention se répand si
rapidement, c’est qu’elle doit bien être utile ; tout du moins utile à ceux qui
la promeuvent.
LA MONNAIE METALLIQUE
EN GAULE
Les premières traces de monnaie métallique en Gaule – sur le territoire que
l’on appelle aujourd’hui la France – datent du IIIe siècle avant notre ère. La
Gaule était à cette époque un territoire constitué de multiples tribus et
peuples – entre autres de Celtes venus d’Europe centrale et de Grecs arrivés
par la mer Méditerranée. Dans leurs bagages, ces nouveaux peuples ont
amené un concept révolutionnaire : la monnaie frappée. Les premières
monnaies frappées en Gaule sont alors des copies de pièces grecques,
représentant le roi Philippe II de Macédoine, probablement rapportées par
des mercenaires ayant combattu pour lui durant l’une des multiples guerres
ayant eu lieu dans la région méditerranéenne à cette époque. De
nombreuses tribus de la Gaule vont progressivement se mettre à frapper leur
propre monnaie – il n’y avait donc pas une monnaie en Gaule, mais bien
plusieurs, dont les motifs et les symboles variaient. Les statères en or, en
bronze, en électrum de Vercingétorix – dont seulement quelques
exemplaires ont été retrouvés – sont à cet égard les plus célèbres. Ces
pièces – probablement frappées en – 52, au moment du règne de
Vercingétorix – sont les seuls objets sur lesquels on retrouve une
représentation du fameux chef des Gaulois.
Monnaie papier et monnaie
fiduciaire
« Bon, Captain’, c’est bien beau, ces histoires de pièces d’or, mais le
système monétaire actuel n’a plus rien à voir avec ça, hormis la ferraille qui
traîne encore dans nos poches, si ? » Pas d’inquiétude, nous allons y arriver
petit à petit. Mais bien comprendre le passé permet en général de mieux
appréhender le présent. Nous allons faire un bon de plus d’un millénaire
pour poursuivre notre aventure autour de l’an 1000 de notre ère, une
période où un événement va particulièrement nous intéresser : l’apparition
des premiers papiers-monnaies en Chine. Les monnaies métalliques en or,
en argent ou en bronze ont une valeur intrinsèque. Cette valeur intrinsèque
permet au départ de favoriser la confiance : je vais accepter une pièce d’or
lors d’un échange non seulement parce que je sais que je vais pouvoir la
réutiliser pour acheter autre chose à l’avenir, mais aussi parce que cette
pièce est en or et que l’or a une valeur sur le marché en tant que métal
précieux. Mais comment est-ce possible que les billets – de la monnaie sous
forme de papier n’ayant aucune valeur intrinsèque – soient apparus et aient
été utilisés largement dans les échanges ? Et que cela soit encore le cas
aujourd’hui ?
La monnaie aujourd’hui
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Et voilà comment le Captain’ vient de résumer 6 000 ans d’histoire de la
monnaie en quatre petits chapitres. Bien évidemment, cette synthèse est très
incomplète et très sélective. L’objectif n’était pas de vous décrire dans les
moindres détails l’histoire de la monnaie, mais de vous faire comprendre
certaines intuitions et de tenter de vous expliquer comment nous en sommes
arrivés là. Cette histoire de la monnaie est donc plutôt chaotique : parsemée
de crises, de guerres, d’inflation et de manipulations ayant entraîné la
création et la disparition de très nombreuses monnaies. La monnaie n’a pas
toujours été ce qu’elle est ; et il y a peu de chances pour qu’elle reste la
même à l’avenir. Nous quittons donc désormais le passé pour nous
intéresser à ce qu’est la monnaie aujourd’hui. Qu’appelle-t-on d’ailleurs
« monnaie » ? Qui crée cette monnaie ? Et quel rôle jouent, de nos jours, les
banques commerciales et les banques centrales dans ce processus ?
Monnaie fiduciaire et monnaie
scripturale
MONNAIE ET MOYENS
DE PAIEMENT
Lorsque vous avez dans votre main un billet, vous détenez à la fois de la
monnaie et un instrument de paiement. Le billet – un simple bout de papier
dont la production coûte quelques cents – permet en effet, via son passage
de main en main, de faire circuler un montant de monnaie équivalent au
chiffre indiqué sur celui-ci. Mais si vous tenez votre carte bancaire, vous
n’avez pas directement de la monnaie entre les mains, seulement un
instrument de paiement permettant de faire circuler la monnaie. Au cours
du temps, les instruments permettant de faire circuler la monnaie scripturale
ont évolué : les instruments papier comme les chèques se sont raréfiés au
profit des instruments électroniques comme les cartes de paiement ou les
virements. Dans l’ensemble des moyens de paiement scripturaux, les deux
plus importants sont aujourd’hui le paiement par carte bancaire (en nombre
de transactions) et le virement bancaire (en volume de transactions).
Cela étant, bien que la technologie évolue et permette de transférer la
monnaie d’un compte bancaire à un autre de plus en plus rapidement et de
plus en plus facilement, les pièces et les billets résistent toujours dans une
société de plus en plus numérisée. Loin d’être en voie de disparition – et
selon une enquête de la Banque centrale européenne –, plus de la moitié des
paiements en magasin (en nombre de transactions) sont toujours effectués
en espèces. En France, un commerçant ne peut d’ailleurs pas refuser un
paiement en espèces, alors qu’il peut tout à fait refuser d’être payé par carte
de paiement. Les pièces et les billets ont un cours légal, ce qui permet de
renforcer la confiance que les individus placent dans cette monnaie
fiduciaire.
La création monétaire aujourd’hui
Actif Passif
Actif Passif
Actif Passif
Actif Passif
LA BANQUE CENTRALE :
LA « BANQUE DES BANQUES »
La banque centrale est une institution publique qui agit en tant que banque
pour les banques commerciales. Les banques commerciales disposent donc
d’un compte courant auprès de la banque centrale, et les paiements entre
banques se font ensuite exclusivement par l’intermédiaire des comptes
qu’elles détiennent à la banque centrale. Les banques commerciales peuvent
aussi emprunter de l’argent à la banque centrale et venir ainsi créditer leur
compte courant auprès de la « banque des banques ».
« Mais, Captain’, lorsqu’une banque commerciale veut emprunter de
l’argent à la banque centrale, d’où vient cet argent ? Et est-ce que cela
augmente aussi la masse monétaire comme lorsqu’un client va demander un
crédit à sa banque commerciale ? » La banque centrale dispose elle aussi
d’un pouvoir exceptionnel : celui de créer de la « monnaie centrale ». Cette
monnaie est différente de la monnaie présente sur votre compte bancaire –
elle est utilisée pour les paiements entre les banques et reste toujours sur
les comptes que détiennent les banques à la banque centrale. Quand une
banque commerciale a besoin de monnaie centrale – par exemple pour
réaliser un paiement à une autre banque, comme dans notre exemple
d’achat d’ordinateur –, elle peut donc emprunter de la monnaie centrale
auprès de sa banque centrale ou bien emprunter de la monnaie centrale
directement auprès d’une banque ayant un excédent de liquidités centrales
sur ce que l’on appelle le marché interbancaire.
Comme vous adorez désormais la comptabilité (si, si !), regardons ce
qu’il se passe au bilan de la banque centrale lorsqu’une banque
commerciale souhaite emprunter de la monnaie centrale. Tout comme les
banques commerciales, une banque centrale peut émettre des passifs et
détenir des actifs financiers. Elle peut donc créer de la monnaie centrale et
prêter cette monnaie à une banque. Tout simplement. Si l’on regarde alors le
bilan de la banque centrale, juste après l’octroi du prêt, le compte courant
de la banque ayant réalisé l’emprunt augmente du montant du prêt, et la
banque détient désormais une créance ou un actif financier apporté en
garantie. Tout comme les dépôts des individus se trouvent au passif des
banques commerciales, les dépôts des banques auprès de la banque centrale
se trouvent au passif de cette dernière. La banque centrale a aussi la charge
de fournir des billets aux banques lorsque les clients souhaitent retirer du
« liquide » d’un distributeur automatique. Pour pouvoir répondre aux
besoins en billets des agents économiques, les banques commerciales
doivent donc acheter des billets auprès de la banque centrale. Et elles
achètent ces billets en monnaie centrale présente sur leur compte courant
auprès de la banque centrale.
« Attends, Captain’, il me manque encore quelque chose dans cette
histoire ! Comment est-ce que la banque centrale gagne de l’argent dans
cette histoire ? » Tout d’abord, l’objectif de la banque centrale n’est pas de
gagner de l’argent. La banque centrale est une institution publique dont
l’objectif est – bien que cela puisse varier d’un pays à l’autre – la stabilité
des prix. Cela ne veut cependant pas dire qu’une banque centrale ne puisse
pas gagner d’argent. Au contraire, en général même, les banques centrales
réalisent de très beaux profits. Premièrement, les prêts réalisés aux banques
ne sont pas gratuits – sauf situation exceptionnelle. Cela implique donc que
les banques vont devoir payer un taux d’intérêt pour se procurer de la
monnaie centrale. Deuxièmement, pour répondre aux besoins de retrait en
billets de la part de leurs clients, les banques doivent acheter des billets
auprès de la banque centrale. Troisièmement, la banque centrale peut
acheter directement des actifs financiers – comme des titres de dette d’un
État – et ces actifs financiers vont rapporter de l’argent.
LE TAUX DE RESERVES
OBLIGATOIRES
Un autre outil permettant aux banques centrales d’influencer les crédits à
l’économie est le taux de réserves obligatoires. Les banques commerciales
doivent en effet avoir en réserves à la banque centrale – en monnaie
centrale donc – un certain pourcentage du total des dépôts de leurs clients.
Plus ce taux est élevé, plus cela limite les crédits accordés par les banques
commerciales – et donc la masse monétaire. Par exemple, si le taux de
réserves obligatoires est de 2 % et que la banque vous accorde un crédit
pour un montant de 100 euros – comme les crédits font les dépôts –, la
banque devra augmenter ses réserves en monnaie centrale sur son compte à
la banque centrale de 2 euros. Si la banque n’a pas de réserves
excédentaires à ce moment-là, cela implique qu’elle se procure cette
monnaie centrale sur le marché interbancaire ou bien en empruntant – via
une opération de cession temporaire – ce montant auprès de la banque
centrale.
Politique monétaire conventionnelle
et non conventionnelle
TAUX NEGATIFS
En période de crise ou de déflation, une banque centrale va donc avoir
tendance à baisser son taux directeur ainsi que le taux de facilité des dépôts
et de facilité des prêts. Mais que faire lorsque les taux s’approchent de
zéro ? Peut-on imaginer que la banque centrale prête de la monnaie centrale
à un taux négatif ; et donc que les banques soient « payées pour
emprunter » ? La mise en place d’un taux directeur négatif n’est pas
inconcevable : il faut se rappeler que les banques doivent apporter des actifs
en garantie pour emprunter, et donc que cela limite le montant des
emprunts. Mais cela est très rare, et on ne retrouve dans l’histoire que
quelques exemples de pays ayant mis en place ce type de politique 1.
Cependant, dans une période récente, de nombreuses banques centrales ont
mis en place un taux négatif sur la facilité des dépôts. Cela implique donc
que les réserves excédentaires en monnaie centrale des banques
commerciales à la banque centrale peuvent être taxées. L’objectif étant à
nouveau de diminuer le taux d’intérêt sur le marché interbancaire, en
espérant que cela se répercute à nouveau sur les taux pratiqués par les
banques auprès des ménages et des entreprises.
« Mais, Captain’, pourquoi une banque accepterait d’être taxée sur ses
réserves en monnaie centrale qu’elle détient sur son compte auprès de la
banque centrale ? La banque pourrait très bien demander de convertir cette
monnaie centrale scripturale en monnaie centrale fiduciaire ; ou bien, pour
le dire autrement, acheter des billets à la banque centrale en utilisant ses
réserves. » C’est vrai ! La monnaie centrale est composée des billets et des
réserves des banques commerciales à la banque centrale, et une banque peut
parfaitement convertir ses réserves en billets. Or un billet bien au chaud
dans le coffre-fort de la banque ne rapporte certes rien, mais n’est pas non
plus taxé. Dans le cas d’un taux négatif sur la facilité des dépôts de – 0,5 %,
si une banque a 100 de réserves au début de l’année, elle n’aura plus que
99,5 de réserves si elle laisse cela sur son compte à la banque centrale. Si
elle demande à convertir ces réserves en billets, elle aura toujours 100 à la
fin de l’année.
Le problème est que le stockage de billets n’est ni simple ni gratuit. Et
cela est vrai pour un individu tout comme pour une banque. En effet,
stocker physiquement un grand nombre de billets exige de construire un
entrepôt hypersécurisé et de transférer matériellement les billets dans cet
entrepôt. Le stockage a donc un coût. Bien qu’il ne soit pas exclu que
certaines banques stockent un peu plus de billets en période de taux négatif,
cet effet est très marginal étant donné les coûts et les risques du stockage. Il
faudrait que le taux de facilité des dépôts soit fortement négatif durant une
longue période pour que le coût de stockage de billets soit inférieur à celui
de la taxe sur les réserves excédentaires.
www.lienmini.fr/34212-3
Les banques centrales et les banques commerciales sont au cœur du
système monétaire actuel. La banque centrale – ou banque de premier
rang – contrôle le prix et le volume de monnaie centrale qui circule entre les
banques. Les banques commerciales – ou banques de second rang – gèrent
les moyens de paiement, l’épargne et l’octroi de crédit des entreprises et des
particuliers. Ce système à de nombreux avantages : la concurrence entre les
banques permet de diminuer les taux d’emprunt, la création de monnaie
répond automatiquement à la demande et aux besoins des agents
économiques, et les risques de dérives liés à un chef d’État souhaitant
imprimer de la monnaie pour financer une guerre sont limités. Mais ce
système a aussi des désavantages : la banque centrale ne contrôle la création
monétaire que de manière indirecte, ce qui limite donc son pouvoir en
période de crise ; les États doivent financer leurs déficits sur les marchés, ce
qui peut créer des instabilités et limiter certaines dépenses de long terme ; et
la méthode d’intervention des banques centrales via l’achat d’actifs
financiers peut avoir tendance à favoriser les plus riches.
La monnaie et l’inflation
LA NEUTRALITE DE LA MONNAIE
La théorie quantitative de la monnaie suppose une dichotomie – une
séparation – entre les sphères réelle et financière La monnaie serait neutre
au sens où elle n’influence pas la production réelle de l’économie. Ce n’est
pas parce qu’il y a plus ou moins de monnaie en circulation que cela va
changer le nombre de machines, le nombre de travailleurs ni encore la
disponibilité des ressources naturelles. La production de biens et de services
étant liée à l’utilisation de facteurs de production réels – et en supposant
que la quantité de monnaie n’a pas d’impact sur la quantité de facteurs de
production –, alors la monnaie est neutre et n’a pas d’effet sur l’économie
réelle.
Mais si la monnaie n’avait pas d’effet sur l’économie réelle, pourquoi
est-ce que l’on passerait tant de temps à en discuter ? Eh bien, tout
simplement parce que tout le monde n’est pas d’accord avec cette idée de
neutralité de la monnaie, loin de là. Selon le courant de pensée keynésien ou
néokeynésien, les prix et les salaires ne s’ajustent pas instantanément après
une hausse de la masse monétaire. Il existe une certaine rigidité des prix – il
faut du temps pour que les entreprises ajustent le prix des biens et services –
et une rigidité encore plus grande des salaires – il faut du temps pour que
les employés se rendent compte de l’inflation, demandent des
augmentations de salaire et que ces augmentations se traduisent par une
hausse du coût de production pour les entreprises. De plus, la monnaie en
circulation n’est pas nécessairement dépensée : elle peut être accumulée
(thésaurisée) par précaution ou pour une future spéculation. La quantité de
monnaie en circulation, en ayant un impact sur le taux d’intérêt et donc sur
le coût de financement des projets, peut exercer une influence sur des
variables réelles de l’économie.
« Mais, Captain’, qui a raison entre Friedman et Keynes ? » Sans avoir
la prétention de synthétiser des décennies de débats entre différents courants
de pensée économique, il semble difficile d’affirmer que la monnaie n’ait
pas d’impact sur l’économie réelle à court terme. Les partisans de la théorie
quantitative de la monnaie eux-mêmes postulent que leur relation de
neutralité de la monnaie est une relation de long terme, sans nier un effet
possible à court terme. En revanche, la neutralité (ou non) de la monnaie à
long terme fait davantage l’objet de débats. Il y a plusieurs manières
d’aborder cette question. La première serait de se baser sur la fameuse
phrase de Keynes, « à long terme, nous sommes tous morts », pour se dire
qu’il faut se concentrer sur les effets à court terme et non pas sur un
hypothétique effet à long terme. La seconde serait de supposer qu’un choc à
court terme – par exemple, une baisse de l’investissement consécutive à une
crise – peut avoir des répercussions importantes sur la croissance et la
production de long terme. L’effet d’hystérèse implique la transformation
possible d’un chômage conjoncturel (de court terme) en chômage structurel
(de long terme) et donc peut permettre de justifier la nécessité
d’intervention à court terme. En définitive, les différents courants de pensée
économique sont d’accord pour dire qu’il existe un lien entre quantité de
monnaie et inflation à long terme (même les keynésiens). La différence
repose dans la magnitude de l’effet : est-ce qu’une hausse de la quantité de
monnaie crée uniquement de l’inflation à long terme ou bien est-ce que cela
engendre certes de l’inflation mais aussi des impacts sur l’économie réelle à
long terme (chômage de long terme, croissance de long terme…) ?
DECOUVERTE DE L'AMERIQUE
ET INFLATION
La théorie quantitative de la monnaie ne date pas de Friedman ni de l’école
monétariste. Cette théorie aurait été développée dès le XVIe siècle, au
moment justement où une vague d’inflation toucha l’Europe. À cette
époque – nous sommes avant l’apparition des premiers billets de banque –,
la monnaie est métallique (or, argent ou cuivre, principalement) et la
création monétaire est donc limitée par la quantité de métal en circulation.
Mais un évènement majeur va avoir un impact sur l’inflation : la découverte
de l’Amérique.
L’Empire espagnol – quelques années seulement après la découverte de
Christophe Colomb – a commencé à largement exploiter et piller les
ressources présentes sur ses nouveaux territoires. Les navires espagnols
ramenèrent de nombreuses marchandises en Europe via la flotte des Indes,
dont deux marchandises un peu spéciales : de l’or et de l’argent qui étaient
présents en quantité importante dans des mines encore inexploitées. D’un
point de vue monétaire, cette arrivée massive d’or et d’argent en Europe
constitue donc une augmentation de la quantité de monnaie en circulation.
Comme n’importe quel bien répondant à la loi de l’offre et de la demande,
les découvertes de mines d’or et d’argent et l’importation de quantités
importantes de métal en Espagne ont entraîné une baisse du prix de ces
métaux. L’or et l’argent étant utilisés comme monnaie, cela a entraîné une
augmentation des prix des autres biens exprimés en or ou en argent : ce qui
n’est rien d’autre que de l’inflation. C’est d’ailleurs à cette époque, en 1552,
que le théologien espagnol Martin Azpilicueta énonça – en observant l’effet
de l’afflux de métal en provenance des Amériques sur le niveau des prix
dans son pays – que c’est la quantité de métal précieux dans un pays qui
détermine le pouvoir d’achat de la monnaie.
Cet afflux d’or et d’argent en Espagne a ensuite eu un impact sur
l’ensemble des pays européens : le métal pouvant circuler entre les pays
pour ensuite être fondu et frappé afin de constituer des pièces et des lingots,
la hausse du volume d’or en Espagne s’est petit à petit diffusée à d’autres
pays d’Europe de l’Ouest. Durant cette période de « révolution des prix »,
le niveau des prix a été multiplié par 4 environ sur une période de 100 ans ;
cela peut a priori paraître énorme, mais ne représente en réalité qu’une
inflation annuelle autour de 1,4 % 1. Ce taux d’inflation semble relativement
normal – voire faible – par rapport à nos standards actuels. Mais au
e
XVI siècle, ces mouvements de prix étaient considérés comme importants
dans un monde où les prix étaient plutôt stables. Il est de plus important de
noter que cette période est aussi caractérisée par une augmentation de la
population, une hausse de l’urbanisation, et l’occurrence de guerres :
différents phénomènes non monétaires ayant pu aussi entraîner une hausse
de l’inflation.
Cela illustre d’ailleurs la difficulté de mesurer l’impact d’une
augmentation de la masse monétaire sur l’inflation. À long terme, de
nombreux autres facteurs peuvent en effet influencer le niveau des prix à la
hausse comme à la baisse : des découvertes technologiques, des
catastrophes naturelles, des changements de préférences des agents
économiques. De plus, il existe souvent un décalage entre l’augmentation
de la monnaie en circulation et un potentiel impact sur le prix des biens et
des services – ce qui complique de fait l’analyse. Et d’ailleurs, lorsque l’on
parle ici d’inflation, on parle de l’augmentation du prix des biens et services
de consommation. Mais une variation de la quantité de monnaie peut ne pas
causer d’inflation – au sens d’une hausse du prix de biens de
consommation – mais entraîner une hausse du prix des actifs financiers si la
monnaie sert davantage à acheter ces actifs que des biens. Une sorte
d’« inflation financière » qui entraîne des risques de bulles sur les marchés ;
et de crises en cas d’éclatement de la bulle.
La monnaie et l’État
BANQUE CENTRALE
ET OBLIGATIONS SOUVERAINES
Si rien n’oblige la banque centrale à acheter la dette des États si ces derniers
lui demandent, rien ne l’empêche non plus d’en acheter si elle le souhaite –
sur le marché secondaire – dans le cadre de sa politique monétaire non
conventionnelle. L’objectif de la BCE est la stabilité des prix, et plus
précisément une inflation proche de 2 % en zone euro. « Attends, Captain’,
je croyais que l’objectif, c’était la stabilité des prix ; pourquoi l’objectif
n’est donc pas une inflation de 0 % ? » La BCE – comme d’ailleurs toutes
les banques centrales – veut éviter à tout prix de tomber dans la baisse
générale du niveau des prix : ce que l’on appelle la déflation. Le risque, en
fixant un niveau cible à 0 %, est que – comme il est impossible pour une
banque centrale de garder l’inflation exactement à ce taux – l’inflation
fluctue autour de ce chiffre, et soit donc à certains moments négative.
Lorsqu’une économie est en déflation, il y a un risque de cercle vicieux :
comme les prix diminuent, les agents économiques peuvent avoir tendance
à repousser leurs dépenses : pourquoi acheter aujourd’hui si cela coûte
moins cher demain. Le problème est que, si beaucoup de personnes font
cela, alors la consommation va ralentir et faire baisser à nouveau les prix.
Pour éviter de se retrouver fréquemment face à ce risque de boucle
déflationniste, la BCE a fixé à 2 % sa cible d’inflation. Ce qui lui permet
d’avoir un peu de marge avant de tomber en déflation tout en gardant des
prix relativement stables : une hausse de 2 % par an du niveau des prix reste
relativement faible.
Pour respecter son mandat, la banque centrale doit donc utiliser la
politique monétaire afin d’influencer le comportement des banques, des
ménages et des entreprises. Comme nous l’avons vu dans la section
précédente, lorsque la banque centrale a épuisé ses outils conventionnels –
et principalement lorsque le taux directeur est déjà proche de 0 % –, elle
peut alors utiliser des outils non conventionnels, dont l’assouplissement
quantitatif. Cette politique monétaire a comme objectif de faire remonter
l’inflation autour de son niveau cible – en cas d’inflation trop faible ou de
risque de déflation – en faisant baisser les taux d’intérêt à moyen et long
terme via le rachat (principalement) d’obligations souveraines auprès des
banques et des investisseurs. Cette politique monétaire implique donc que la
banque centrale détienne ensuite effectivement la dette des États.
Il ne s’agit pas à proprement parler d’une monétisation de la dette ni
d’un financement de l’État sans contrepartie : les obligations souveraines
détenues par la banque centrale viendront un jour à échéance et, à ce
moment, l’État devra rembourser la banque centrale. Pour rembourser les
obligations arrivant à échéance, l’État devra s’endetter sur les marchés
financiers en émettant de nouvelles obligations qui seront achetées par des
investisseurs traditionnels. Une politique monétaire de ce type est donc
théoriquement réversible. La banque centrale augmente la taille de son bilan
en achetant des obligations souveraines pour combattre la déflation. Et –
une fois l’inflation de retour à son niveau cible ou au-dessus – la banque
centrale peut choisir d’attendre que ces obligations arrivent à maturité et ne
pas renouveler les achats lorsque c’est le cas. Mécaniquement, cela va donc
faire baisser la taille de son bilan. C’est ce que l’on appelle le resserrement
quantitatif (quantitative tightening).
La Banque centrale européenne peut aussi intervenir directement – via
le nouvel Instrument de protection de la transmission – en achetant des
obligations publiques et privées émises dans les pays connaissant une
détérioration de leurs conditions de financement. Et ce, pour éviter
justement, en cas de montée de l’inflation et de période de hausse des taux,
que des pays fragiles voient leur taux d’intérêt augmenter trop fortement au
point de créer une nouvelle crise de la dette pouvant peser sur la stabilité de
la zone euro. Cette illustration montre le pouvoir important laissé dans les
mains de la BCE ; et même si ces programmes sont menés de manière
indépendante et – tout du moins officiellement – toujours dans le but
d’assurer la stabilité des prix, cela peut poser des questions en ce qui
concerne la légitimité d’une institution non élue d’agir directement sur les
conditions de financement et donc sur les choix politiques des pays de la
zone euro.
LEGITIMITE ET AUTORITE
D'UNE INSTITUTION NON ELUE
Une critique souvent émise envers les banques centrales – et d’autant plus
présente de par l’importance prise par ces dernières depuis une vingtaine
d’années – est que les membres de ces institutions ne sont pas élus
démocratiquement. Cela est vrai pour toutes les principales banques
centrales, dont les gouverneurs et les membres les plus importants ne sont
pas élus lors d’un suffrage ouvert au grand public mais sont nommés par les
institutions politiques au pouvoir : en général le chef de l’État – la décision
étant parfois aussi soumise au vote du Sénat ou du Parlement. « Attends,
Captain’, tu nous as dit avant que les banques centrales étaient
indépendantes ? Comment peut-on être indépendant si on est nommé par un
président ou un gouvernement ? » Le pouvoir politique a en effet la
possibilité – en choisissant qui nommer à la tête de la banque centrale –
d’avoir un effet indirect sur la conduite de la politique monétaire en
nommant un président de banque centrale proche de sa vision politique.
Mais en dehors de cette nomination – et sans en sous-estimer cependant
l’importance –, l’État n’a plus ensuite le droit d’exiger quoi que ce soit de la
part des membres nommés, qui sont libres de leur action et doivent mettre
en place une politique monétaire afin de répondre à leur mandat.
Les banques centrales souffrent d’un déficit démocratique au sens où le
grand public n’a pas la possibilité d’en élire directement les membres. Cela
est d’ailleurs le cas pour de nombreuses institutions publiques –
indépendantes ou non – dont les responsables sont nommés par les
responsables politiques. Mais la banque centrale n’est pas n’importe quelle
institution. Elle a certes un rôle technique à jouer – celui d’utiliser au mieux
ses outils et d’en créer de nouveaux afin d’assurer la stabilité des prix ou
toute autre mission de son mandat. Mais les décisions des banques centrales
ne sont pas uniquement techniques ni basées sur des chiffres : si c’était le
cas, on laisserait des ordinateurs décider de la politique monétaire à mener.
Les décisions reposent aussi sur une vision du fonctionnement de
l’économie, sur des croyances, sur des idéologies, sur des conflits de valeur.
Faut-il racheter directement de la dette des pays en difficulté en cas de
hausse de taux ? Faut-il acheter des obligations d’entreprises privées
polluantes dans le cadre de la politique monétaire ? Faut-il sauver ou non
une banque en difficulté ? Faut-il en général laisser le marché s’autoréguler
ou bien être davantage interventionniste ?
Pour pallier ce problème, les banques centrales communiquent de
manière claire et fréquente les raisons de leurs décisions et de la mise en
place de telle ou telle politique monétaire au grand public, au monde
politique et aux acteurs des marchés financiers 1. La communication est
aussi un moyen pour la banque centrale de gagner en crédibilité – et donc
de renforcer l’impact de ses actions. En étant crédible, une banque centrale
peut « ancrer les anticipations d’inflation » des acteurs économiques : si les
entreprises et les ménages pensent que l’inflation va être basse à l’avenir,
alors leurs décisions en ce qui concerne les hausses de prix ou les hausses
de salaires vont être influencées par ces anticipations, et donc cela va avoir
un effet autoréalisateur.
La monnaie et les inégalités
INEGALITES ET INFLATION
Commençons donc par le lien entre inégalités et inflation. Que se passe-t-il
en cas de hausse non anticipée de l’inflation dans un pays ? Par exemple –
et c’est ce que l’on a observé en zone euro en 2021-2022 –, un passage
d’une inflation proche de 2 % à une inflation proche de 10 %. Il va y avoir
bien évidemment des perdants, mais il y aura aussi des gagnants. L’effet sur
chaque personne va dépendre principalement de la composition de son
patrimoine (niveau d’endettement, type d’actifs détenus), de sa capacité à
négocier une hausse de salaire pour faire face à l’inflation et de son niveau
de richesse initial.
L’inflation est en général dévastatrice pour les individus les moins aisés,
dont le revenu ne s’ajustera pas à la suite de la hausse des prix 1. Les foyers
les plus modestes consacrent en effet une part plus importante de leur
revenu aux dépenses de consommation. Ils ont une propension marginale à
consommer proche de 1, ce qui veut dire que l’intégralité de leur revenu est
utilisée pour acheter des biens et des services (loyer, électricité, nourriture,
loisirs…) et qu’il en va ainsi de chaque euro supplémentaire. Logique –
impossible d’épargner quand vous touchez 1 000 euros par mois et que
vous habitez dans une grande ville. L’inflation est de plus un impôt
régressif au sens où les moins aisés ont une partie plus importante de leur
(maigre) patrimoine sous la forme de pièces, de billets ou en dépôt sur un
compte courant. Ce patrimoine ne rapportant pas d’intérêt, l’inflation
entraîne un taux réel négatif et donc une perte de pouvoir d’achat.
L’inflation aura aussi un impact différent en fonction de l’endettement
d’un individu. En général, l’inflation non anticipée est une bonne nouvelle
pour les personnes endettées. Lorsque vous contractez un crédit, vous
empruntez en général à un taux d’intérêt fixe. Cela implique donc que
l’inflation ne changera rien au montant que vous allez devoir rembourser en
euros. En revanche, et bien sûr en supposant que l’inflation entraîne à un
moment ou à un autre une hausse des salaires, le coût de cet emprunt – en
pourcentage de vos revenus – va diminuer. L’inflation permet de réduire le
poids de la dette : et cela est aussi vrai pour un État 2. Cela implique donc
que si vous vous êtes endetté à un taux bas, il y a quelques années, pour
acheter un bien immobilier et que vous avez réussi à négocier une hausse de
salaire à la suite de l’inflation, vous allez globalement ressortir gagnant en
cas de hausse non anticipée de l’inflation – en supposant aussi qu’à moyen
terme, cette hausse des prix et des salaires dans l’économie se traduise
également par une hausse des prix immobiliers (et donc de la valeur de
votre patrimoine).
À l’inverse, les créanciers et les détenteurs d’obligations n’aiment en
général pas l’inflation. Le raisonnement est tout simplement l’inverse de
celui des emprunteurs. Si j’ai prêté de l’argent pour une durée de 10 ans à
un taux nominal de 3 % au moment où l’inflation était à 2 %, le taux réel –
approximativement égal au taux nominal moins l’inflation – était donc de
1 %. En cas de hausse de l’inflation au taux de 10 %, et comme cela ne
change rien au taux nominal – qui reste à 3 % –, j’ai désormais un taux
d’intérêt réel fortement négatif (– 7 %). Les revenus générés par le taux
d’intérêt ne me permettent même pas de compenser la hausse des prix
chaque année, et je perds donc en pouvoir d’achat.
EFFET DE LEVIER
ET ENDETTEMENT
Les ménages aisés disposent aussi d’un avantage particulier par rapport aux
ménages pauvres : la capacité de s’endetter et de bénéficier de l’effet de
levier. Et ce, principalement afin de se constituer un patrimoine immobilier.
En effet – vous connaissez sûrement le proverbe –, on ne prête qu’aux
riches. Et c’est vrai. Enfin, plus précisément : « on ne prête qu’aux
personnes disposant d’un emploi stable et d’un bon salaire ». Ce n’est
d’ailleurs pas une mauvaise idée de ne pas prêter n’importe comment à
n’importe qui, pour éviter les spirales de surendettement ou bien des bulles
comme ce fut le cas sur le marché immobilier américain avant la crise des
subprimes. Grâce à l’endettement et à l’effet de levier, il est ainsi possible
d’acheter un bien immobilier en ayant un capital faible – à condition, bien
évidemment, d’avoir un revenu important et stable. Avec 50 000 euros
d’économies, si votre banque exige 10 % d’apport minimum, vous pouvez
par exemple acheter un bien d’une valeur de 500 000 euros 3 ! On dit alors
que vous avez un effet de levier de 10 : vous avez désormais à votre actif un
bien ayant 10 fois la valeur de votre capital initial. Alors, bien sûr, vous
avez à votre passif un crédit immobilier de 450 000 euros – et sûrement
davantage en incluant les frais de notaire. Mais, si le coût de votre crédit est
inférieur au rendement de votre investissement – par exemple, au
rendement locatif si vous décidez de louer la maison que vous venez
d’acheter –, vous allez réaliser une plus-value sur votre actif total après
effet de levier. L’accès au crédit – une contrepartie de la création monétaire
par les banques commerciales – permet donc aux plus aisés de faire croître
leur capital plus rapidement et de démultiplier leur capacité
d’investissement. L’immobilier est d’ailleurs devenu un facteur majeur des
inégalités de patrimoine – entre les propriétaires et les locataires – mais
aussi de revenus – entre ceux qui touchent des revenus locatifs et les autres.
Le recours à l’endettement – bancaire ou via les marchés financiers –
est aussi utilisé massivement par les entreprises ou les banques afin de
maximiser leur effet de levier. L’idée est ici la même : afin d’améliorer le
rendement versé à ses actionnaires, une entreprise peut s’endetter sur les
marchés financiers afin d’augmenter la taille de son bilan – sans toucher à
son « capital initial » versé par les actionnaires – et donc augmenter son
niveau de risque afin de réaliser plus de bénéfices. Et il est important de
bien comprendre que, dès que l’on parle d’endettement, et à partir du
moment où cet endettement se retrouve à l’actif d’une banque commerciale,
cela a été permis par de la création monétaire. Sans dette, il n’y a pas de
monnaie scripturale ! Penser au rôle de la monnaie dans nos économies
modernes conduit automatiquement à réfléchir au système de dette et à la
soutenabilité de ces dernières. Un monde sans dette serait aussi un monde
sans monnaie bancaire.
« OK, Captain’, c’est bien sympa, tes histoires de monnaie, mais pour
discuter de ce sujet, encore faut-il qu’il reste des humains sur la planète ! Et
je te rappelle que la planète brûle et que le réchauffement climatique va
rendre la Terre inhabitable dans quelques décennies si on ne fait rien ! »
Oui. Mais justement ! Le financement de la transition écologique – étape
nécessaire pour limiter les émissions de gaz à effet de serre et les effets de
ces derniers sur les températures – demande dès maintenant des
investissements massifs. Et qui dit investissement dit dette ; et qui dit dette
dit monnaie bancaire. Voilà, vous voyez, les deux sujets ne sont pas si
éloignés.
Le problème avec les investissements verts, c’est qu’ils ne sont pas
rentables. Ou tout du moins qu’ils sont moins rentables – en moyenne – que
d’autres investissements. En effet, si les investissements nécessaires à la
transition écologique étaient aussi rentables que les investissements pour
construire des centrales à charbon ou des puits de pétrole, autant vous dire
que la transition écologique aurait été faite depuis belle lurette. Pour
favoriser le financement de projets verts – de vrais projets verts, pas ceux
d’une entreprise qui construit des pistes de ski dans le désert et qui
compense ses émissions en plantant des arbres pour se donner bonne
conscience –, il va falloir diminuer les coûts de financement de ces projets.
Et il va donc falloir réfléchir au rôle joué par les deux acteurs au cœur de la
monnaie : les banques centrales et les banques commerciales.
LE ROLE DE L'ETAT
Dans cette transition énergétique et écologique, l’État va avoir un rôle
central à jouer pour se substituer au secteur privé là où : (1) les
investissements ne sont pas rentables (financièrement parlant),
(2) les investissements pourraient être rentables mais à très, très long terme,
(3) les investissements sont tellement importants qu’une entreprise ne peut
pas supporter une telle charge. La grande question qui se pose ensuite est
naturellement : « mais où l’État va-t-il trouver tout cet argent ? ». Pour
financer son déficit – et donc sa dette –, l’État emprunte sur les marchés
financiers. Lorsque les banques commerciales achètent de la dette de l’État
sur le marché primaire, cet achat s’effectue en monnaie centrale : l’État
disposant lui aussi d’un compte en monnaie centrale auprès de sa banque
centrale. À ce moment-là, il n’y a pas de création de masse monétaire au
sens de M1. Mais l’État va ensuite réaliser des paiements et des versements
(fournisseurs, fonctionnaires, aides aux ménages…), ce qui va entraîner une
hausse des dépôts et donc de la masse monétaire 1. Et lorsque c’est la
banque centrale qui rachète la dette de l’État sur le marché secondaire à un
investisseur domestique, cela entraîne aussi une hausse de la base monétaire
et de la masse monétaire 2. Dans les deux cas, il est ainsi possible de
financer l’État à partir de monnaie qui n’existait pas avant. Il s’agit donc
bien d’un financement par création monétaire, aussi appelé monétisation de
la dette.
Par conséquent, il est faux de dire qu’il n’y aurait pas assez d’épargne
disponible pour financer la transition écologique. La monnaie peut se créer
– de manière importante mais limitée par la régulation et les fuites
interbancaires par les banques commerciales – et de manière illimitée par
les banques centrales. S’il y a besoin de monnaie, il est possible d’en créer !
Mais attention : cela ne signifie pas qu’il soit possible de créer de la
monnaie sans que cela ait d’impact sur d’autres variables économiques. En
premier lieu, sur l’inflation – surtout si l’économie tourne déjà à un niveau
proche du plein régime – et indirectement sur de nombreuses autres
variables comme le taux de change ou les taux d’intérêt.
Cette idée que l’État peut théoriquement se procurer autant de monnaie
qu’il en a besoin est portée depuis quelques années par les partisans de la
théorie monétaire moderne selon qui le déficit et la dette publique ne sont
pas un problème – voire un mythe – étant donné que l’État désigne lui-
même ce qui sert de monnaie 3. Et si l’on regarde ce qu’il s’est passé durant
la pandémie de Covid, cela n’est pas si éloigné de cette idée : les
gouvernements ont à ce moment massivement augmenté le déficit public
afin de sauver l’économie en aidant les ménages et les entreprises. Le
fameux « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron en étant une
illustration. La « dette Covid » a été financée par les investisseurs et les
banques, certes, mais aussi très largement par les banques centrales qui ont
acheté une grande partie de cette dette sur le marché secondaire. La Banque
centrale européenne détient par exemple à ce jour environ 25 % des dettes
publiques des pays de la zone euro et aurait acheté en 2020 – au moment de
la crise Covid – plus de deux tiers des dettes émises cette année ! Un « quoi
qu’il en coûte climatique » est donc techniquement possible aussi !
LE VERDISSEMENT
DE LA POLITIQUE MONETAIRE
L’État a donc un rôle très important à jouer pour accélérer la transition
écologique. Que ce soit pour financer directement certains investissements
ou bien pour « changer les règles du jeu » afin de favoriser les
investissements verts et/ou pénaliser les investissements polluants. Mais un
autre acteur va être amené à jouer un rôle majeur : les banques centrales.
Comme nous l’avons vu précédemment, dans le cadre de ses opérations
conventionnelles et non conventionnelles, la banque centrale est amenée à
accepter des titres en garantie – pour les opérations de refinancement des
banques – ou bien à acheter et à détenir directement des titres financiers –
comme dans le cas d’un assouplissement quantitatif. Ces titres financiers
sont majoritairement des obligations souveraines, mais la banque centrale
peut aussi être amenée à détenir des obligations d’entreprises ou d’autres
actifs financiers émis par le secteur privé.
Durant de nombreuses années, les banques centrales ont mis un point
d’honneur à assurer la neutralité de marché de leur politique monétaire : le
terme « neutralité » s’entendant ici au sens de ne pas favoriser un secteur ou
un émetteur en particulier lors des programmes de rachat d’actifs ou de
refinancement. Et ce, pour ne pas créer de distorsions de prix : le prix des
actifs doit être fixé par un équilibre entre l’offre et la demande sur les
marchés financiers et ne doit pas être « faussé » par les actions d’une
banque centrale dont le rôle est uniquement d’assurer la stabilité des prix.
Cette politique de neutralité implique donc que – en cas de mise en place
d’un programme de rachats d’actifs incluant des obligations émises par le
secteur privé – la banque centrale rachète des obligations de toutes les
entreprises sans distinction en fonction, entre autres, du caractère polluant
ou non des activités de ces entreprises. Ce choix de la neutralité fait que –
aujourd’hui encore – la Banque centrale européenne détient des obligations
émises par des géants pétro-gaziers (TotalEnergies, Shell, Eni…), qui ont
été achetées sur les marchés secondaires dans le cadre des programmes
d’assouplissement quantitatif à l’époque où le risque déflationniste pesait
sur la zone euro. Cela participe à un abaissement du coût de financement de
ces entreprises alors que l’effet inverse serait souhaitable pour limiter le
réchauffement climatique 4.
Notons tout de même que certaines choses sont en train de changer. En
septembre 2022, la Banque centrale européenne a annoncé la mise en place
d’un système de notation des émetteurs privés en ce qui concerne leur
impact sur l’environnement et l’utilisation de cette notation pour les achats
futurs d’obligations privées. Cela implique donc que la BCE achètera à
terme davantage d’obligations émises par des entreprises « vertes » et
moins d’obligations émises par des entreprises « polluantes ». Quelques
mois plus tôt, la BCE avait aussi annoncé qu’elle allait – dans les années à
venir – limiter la part des actifs émis par des entités ayant une empreinte
carbone élevée qui peuvent être apportés en garantie dans le cadre de ses
opérations de refinancement. Tout cela n’est peut-être qu’un détail pour
vous, mais pour une banque centrale bercée par le dogme de la neutralité de
ses interventions, cela veut dire beaucoup !
LE FINANCEMENT
DU VERDISSEMENT
PAR LES BANQUES
Après l’État et les banques centrales, c’est au tour des banques de verdir !
Mais ce qui rend le changement encore plus complexe dans le cas des
banques, c’est que l’on parle ici d’entreprises privées dont l’objectif est de
réaliser le maximum de bénéfices. Or, les investissements verts rentables à
court ou moyen terme ont déjà été réalisés : quand il y a de l’argent à
gagner, le marché fonctionne très bien sans autres incitations. Lorsqu’une
banque choisit d’accorder ou non un crédit – ou bien de financer un projet
en achetant un titre de dette –, elle le fait en créant de la monnaie.
Le processus de création monétaire par les banques ne dépend donc pas du
caractère polluant ou non d’un projet mais uniquement de sa rentabilité et
de son niveau de risque.
Les banques ne sont pas les seuls acteurs à financer des projets
polluants : les titres de dette émis par les géants pétro-gaziers sont certes
achetés pas des banques, mais aussi par un ensemble d’investisseurs
institutionnels. Il y a d’ailleurs de fortes chances que – si vous avez une
assurance-vie en unités de compte ou que vous ayez investi dans des fonds
indiciels – vous déteniez vous-même de manière indirecte des titres ou des
actions d’entreprises polluantes. Le sujet est donc bien évidemment plus
large que celui des banques, et différentes initiatives existent pour « verdir
la finance » : green bonds, critères ESG, labélisation ISR… Des initiatives
louables mais qui se perdent bien souvent dans un océan de greenwashing 5.
Mais revenons-en aux banques. Lorsqu’elles accordent un prêt ou achètent
un titre de dette par la création monétaire, cela augmente la taille de leur
bilan. À l’actif avec un prêt ou un titre. Et au passif avec un dépôt sur le
compte du vendeur du titre ou de l’emprunteur. Pour influencer les prêts et
activités des banques – dans le but de pénaliser, par exemple, le
financement de projets polluants par les banques –, il faut donc rendre ces
projets plus coûteux. Et il existe pour cela différentes solutions.
Premièrement, il est possible d’exiger que les banques commerciales
détiennent davantage de fonds propres en contrepartie de la détention dans
leurs bilans d’actifs liés à des entreprises polluantes. Tout comme cela se
fait d’ailleurs déjà en fonction du niveau de risque des actifs : les banques –
en vertu de la réglementation Bâle III – doivent avoir un niveau de fonds
propres qui dépend entre autres de leur montant d’actifs détenus pondérés
du niveau de risque. Alors pourquoi pas un niveau de fonds propres
dépendant aussi du risque – non pas financier mais climatique. Les banques
détiennent aussi massivement des actifs liés à des entreprises polluantes car
ces actifs sont faciles à vendre, faciles à titriser et peuvent être apportés en
garantie dans le cadre des opérations de refinancement ou rachetés en cas
d’assouplissement quantitatif. Même si, sur certains de ces points, les
choses sont en train de changer, il n’est pas encore réellement pénalisant
pour une banque de détenir un actif polluant. Et si ce dernier rapporte plus
qu’un actif vert, alors son incitation à changer est minime.
Certaines banques se sont tout de même engagées à sortir du
financement de l’industrie du gaz et du pétrole dans les années à venir.
En France, la Banque Postale s’est engagée à sortir d’ici 2030 du
financement du charbon, du gaz et du pétrole en devenant une « entreprise à
mission ». Mais, malheureusement, à l’échelle mondiale, le cas de la
Banque Postale – une banque publique, par ailleurs, ce qui explique
sûrement ce choix fort – est l’exception plutôt que la règle. L’ONG Reclaim
Finance a à ce propos développé un outil permettant de suivre la position
des banques et des gestionnaires d’actifs sur le sujet du financement des
énergies fossiles ; et ce n’est pas très encourageant 6. À l’échelle mondiale,
la grande majorité des banques continuent ainsi à financer les énergies
fossiles, et les nouveaux grands projets arrivent facilement à trouver des
capitaux. Alors certes, c’est bien beau de financer des projets verts d’un
côté, mais si c’est pour, dans le même temps, financer un projet d’extraction
de pétrole en Antarctique, pas sûr que l’on puisse vraiment appeler cela un
« verdissement du financement ».
QUATRIÈME PARTIE
Le futur de la monnaie
www.lienmini.fr/34212-4
L’organisation du système monétaire – avec une banque centrale qui
assure la liquidité en monnaie centrale et des banques commerciales qui
accordent les crédits et gèrent des dépôts – existe depuis plusieurs siècles.
Ce système a de nombreux avantages en ce qu’il permet à la fois que la
quantité de monnaie s’ajuste facilement au niveau de demande des agents
économiques – via le crédit des banques commerciales – tout en permettant
d’avoir un contrôle indirect sur le niveau des prix – via la politique
monétaire de la banque centrale. Mais ce système a aussi des limites :
manque de contrôle de la banque centrale sur la masse monétaire, difficultés
de financer des investissements de long terme liés à la transition
écologique, impact redistributif de la politique monétaire, création
monétaire basée sur la dette…
La monnaie a profondément changé au cours des siècles : l’euro
d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec les premières monnaies-
marchandises ou les pièces d’or en Lydie au VIe siècle avant J.-C. Il n’y a
donc pas de raisons pour que la monnaie reste pour toujours ce qu’elle est
aujourd’hui. Dans cette dernière section, nous allons nous intéresser au
futur de la monnaie et discuter de propositions et d’initiatives permettant de
penser la monnaie autrement. Certaines de ces propositions sont
révolutionnaires et nécessitent une réorganisation complète du système et
de notre vision des choses. D’autres sont déjà en marche et peuvent
coexister dans un système organisé autour d’une banque centrale et de
banques commerciales – mais souvent avec un rôle beaucoup plus
important donné à la banque centrale.
Les cryptomonnaies
« Mais, Captain’, pourquoi est-ce que, moi aussi, je ne pourrais pas créer
ma monnaie, d’ailleurs ? Pourquoi ce privilège serait réservé aux banques et
aux banques centrales ? » Eh bien, bonne nouvelle : vous pouvez le faire !
Sans rentrer en détail dans les questions légales dès maintenant, vous
pouvez en effet très bien prendre une feuille A4, la découper en 24 petits
rectangles et inscrire sur chaque feuille « 1 CaptainEuro ». Et voilà, vous
avez créé une monnaie ! Enfin, pas tout à fait. Pour que vos bouts de papier
puissent être considérés comme de la monnaie, il va falloir que des
individus l’utilisent pour réaliser des transactions, que des prix soient
exprimés en « CaptainEuros » et que votre monnaie ait une valeur
relativement stable dans le temps. Et il va falloir aussi éviter les
contrefaçons et les manipulations ; pour le moment, n’importe qui peut
fabriquer des CaptainEuros en prenant une feuille de papier chez soi.
Ce que vous pouvez faire sur une feuille de papier, vous pourriez très
bien le faire de manière numérique. Vous pouvez en effet créer des « e-
CaptainEuros » sous forme de fichiers informatiques que des individus
pourraient se transférer pour réaliser des transactions. Bon, dit comme ça, le
projet a l’air complètement bancal : on voit rapidement les risques de
création monétaire trop importante et de falsification de la monnaie ! En
effet, rien ne vous empêche de créer des fichiers à l’infini et rien n’empêche
les autres individus de faire des copier-coller de ces fichiers pour réaliser
plusieurs achats avec un même « e-CaptainEuro » de départ. Tout cela
n’inspire donc pas confiance, et – rappelez-vous – sans confiance, pas de
monnaie. Bref, vous avez créé des fichiers informatiques, mais vous n’avez
pas pour autant créé une monnaie.
LA BLOCKCHAIN ET LE PRINCIPE
DE DOUBLE DEPENSE
Le risque majeur d’une monnaie numérique est celui de la falsification et de
la double dépense. Il est nécessaire de vérifier – à chaque transaction – que
l’acheteur dispose bien de la monnaie numérique nécessaire, mais aussi que
ce dernier n’a pas réalisé plusieurs transactions avec une même unité de
monnaie numérique.
Ce problème est relativement simple à gérer dans un système centralisé
où une administration centrale conserve les données du solde de chaque
individu et vérifie à chaque transaction que celle-ci est valide. C’est
globalement ce qu’il se passe lorsque vous payez dans un magasin avec
votre carte bancaire : avant que votre paiement soit validé, votre banque est
interrogée afin de vérifier que vous êtes bien en mesure de réaliser le
paiement (argent disponible sur votre compte, montant maximal de
dépenses hebdomadaires non atteint…). Le magasin accepte votre paiement
par carte bancaire grâce à la vérification de la banque qui élimine pour lui le
risque de fraude 1. La solution centralisée a de nombreux avantages, mais ne
fonctionne que si les individus ont confiance dans le système central. Vous
faites confiance à votre banque – enfin, en théorie –, mais vous n’allez pas
accorder votre confiance à n’importe qui facilement. La centralisation
implique donc de donner un grand pouvoir à l’institution centralisant les
transactions et entraîne d’ailleurs un risque important en cas de défaillance
ou de faillite de l’organe central.
D’un point de vue technique, on aimerait donc pouvoir régler le
problème de double dépense et de falsification tout en ayant un système
décentralisé. Et, jusqu’à une période récente, on ne savait pas vraiment
comment faire ! En effet, un système décentralisé a en général l’avantage
d’être plus solide, car moins sensible à la défaillance de l’organe
centralisateur. Mais cela implique aussi de nombreux problèmes en ce qui
concerne la confiance des individus, qui ne peut plus être inspirée par
l’autorité centrale. Pourquoi un individu accepterait – dans un système
numérique décentralisé – un fichier numérique en guise de paiement s’il ne
peut pas compter sur une autorité centrale pour lui garantir que ce fichier
existe et n’est pas une copie ? Pour répondre à cette question, une
innovation technique a révolutionné le monde de la monnaie : la
blockchain.
La blockchain peut se voir comme un grand livre sur lequel l’ensemble
des opérations et des transactions est inscrit. Jusque-là, rien de bien
nouveau : des livres sur lesquels des transactions sont enregistrées existent
depuis des millénaires – cette comptabilité étant autrefois le plus souvent
gérée par des rois ou chefs religieux. L’originalité de la blockchain est de
faire que ce livre n’est pas détenu par un propriétaire unique – ce qui ferait
sinon peser un risque de falsification de la part de ce propriétaire – mais
distribué publiquement à l’ensemble des individus d’un réseau. Le livre
n’appartient donc à personne : il est décentralisé, et chaque personne peut
en détenir une copie.
CRYPTOMONNAIES
OU CRYPTOACTIFS
Un actif numérique virtuel qui repose sur la technologie de la blockchain à
travers un registre décentralisé et un protocole informatique crypté est…
une cryptomonnaie ! Enfin, une cryptomonnaie pour certains, et un
cryptoactif pour d’autres ! « Attends, Captain’, c’est quoi ce débat de
terminologie entre cryptomonnaie et cryptoactif ? » Dans le terme
cryptomonnaie, il y a le mot monnaie ! Ce qui laisse penser implicitement
que ces « objets » numériques remplissent les fonctions de la monnaie :
intermédiaire des échanges, unité de compte et réserve de valeur. Et sont
juridiquement reconnus comme des monnaies. Or, sur ces deux points, il y a
matière à discussion. Premièrement, les cryptomonnaies sont très peu
utilisées pour réaliser des transactions : vous ne pouvez pas acheter un café
au bistrot du coin en bitcoins, et peu de magasins acceptent les
cryptomonnaies 2. Deuxièmement, les prix des biens et services ne sont pas
exprimés en bitcoins ni en toute autre cryptomonnaie, mais en monnaie
traditionnelle telle que l’euro ou le dollar. Troisièmement, la valeur des
cryptomonnaies varie très fortement – à la hausse comme à la baisse –, ce
qui en fait de très mauvaises réserves de valeur. Un bitcoin en octobre 2022
permet d’acheter trois fois moins de choses en euros ou en dollars qu’un
bitcoin en mars 2021 3. Enfin, sur le plan juridique – en France tout du
moins –, une cryptomonnaie n’est tout simplement pas une monnaie et ne
bénéficie pas d’un cours légal. La loi oblige les commerçants à accepter
l’euro, mais il n’existe aucune obligation d’accepter un paiement en
cryptomonnaie. C’est pour cela que de nombreux régulateurs et autorités
publiques préfèrent parler de cryptoactifs plutôt que de cryptomonnaie, afin
de souligner l’aspect spéculatif de ces actifs numériques et leur relative
déconnexion de l’économie réelle. En dehors de ce débat de terminologie –
et le Captain’ utilisera le terme cryptomonnaie tout de même dans le reste
de ce chapitre pour des raisons de simplicité –, il est important de bien
comprendre les similarités et les différences entre les cryptomonnaies et les
monnaies traditionnelles.
Une question importante pour tout actif voulant être une monnaie
concerne son processus de création. Est-il limité par un bien physique –
comme c’était le cas pour la monnaie lors de l’étalon-or ? Est-il endogène
en variant en fonction de la demande des agents économiques ? Est-il
exogène et parfaitement maîtrisé par un organisme central ou un
algorithme ? Comme il existe plusieurs milliers de cryptomonnaies, il est
difficile de répondre de manière simple à cette question : chaque créateur de
cryptomonnaie pouvant justement choisir la manière dont la monnaie va
être créée. Mais dans la grande majorité des cas, des nouvelles unités de
cryptomonnaie sont créées au moment du processus de vérification des
transactions et utilisées pour rémunérer les personnes réalisant ce travail :
les « mineurs ». Cela implique donc que – contrairement à la monnaie
traditionnelle – la création de cryptomonnaie ne se fait pas en contrepartie
d’une dette et ne peut pas être influencée par une autorité centrale. La
création monétaire de cryptomonnaie est une simple récompense permettant
le maintien d’un consensus au sein de la blockchain. Dans le cas de
certaines cryptomonnaies, comme le bitcoin, le nombre maximum d’unités
de cryptomonnaie pouvant être produites est même limité et prédéfini par le
protocole informatique. La politique monétaire du bitcoin est donc un
simple programme de distribution dont l’ensemble des paramètres sont
connus à l’avance 4.
VOLATILITE
DES CRYPTOMONNAIES
ET STABLECOINS
L’un des plus gros freins à l’adoption des cryptomonnaies – en dehors des
questions liées à la régulation – est la volatilité de ce marché. Le prix des
cryptomonnaies varie en effet très fortement chaque jour. Ce qui peut être
vu comme un avantage pour les spéculateurs souhaitant parier sur les
mouvements des cryptomonnaies est un désavantage dans l’utilisation des
cryptomonnaies pour réaliser des échanges de biens et de services. Les
cryptomonnaies ne sont pas une bonne réserve de valeur dans le sens où
elles ne permettent pas de maintenir leur pouvoir d’achat dans le temps.
Vous savez ce que vous pouvez acheter aujourd’hui avec un bitcoin, mais
vous n’avez aucune idée de ce que vous pourrez acheter dans un an avec ce
même bitcoin.
Mais comment faire pour disposer des avantages de monnaies
traditionnelles – dont la relative stabilité dans le temps – tout en ayant une
monnaie décentralisée basée sur la blockchain ? C’est à ce moment
qu’arrivent les stablecoins. Un stablecoin est un jeton de cryptomonnaie
dont l’objectif est de reproduire la variation d’autres actifs financiers.
Le principal stablecoin – le tether 5 – est par exemple indexé au dollar
américain. Selon les créateurs de ce stablecoin – une entreprise privée basée
à Hong Kong –, chaque jeton tether est garanti à 100 % par sa monnaie
d’origine et peut être racheté à tout moment sans risque de change. Cela
signifie donc que, s’il y a un milliard de tethers en circulation, l’entreprise
doit disposer d’un milliard de dollars en réserve afin de pouvoir assurer à
tout moment la conversion des tethers en dollars. Dès qu’une personne veut
se procurer des tethers en apportant des dollars, cela entraîne une création
de tethers. Et inversement, dès qu’une personne veut échanger ses tethers en
dollars, cela entraîne la destruction de tethers.
« Ah, mais c’est génial, ça, Captain’, il n’y a donc aucun risque grâce à
ça ! » Attention cependant : tout dépend de ce que l’entreprise appelle
« avoir les dollars en réserve ». Si les réserves sont effectivement des
dollars – au sens de la monnaie sur un compte de dépôt ou bien des billets
en dollars dans un coffre-fort, alors oui, en effet, le risque est très faible.
Mais ce n’est pas vraiment comme cela que ça marche ! À la suite d’une
assignation de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), la
maison mère de Tether a dû détailler en 2021 la manière dont ses réserves
étaient couvertes. Et – ô grande surprise –, l’entreprise gérant le tether a
alors révélé que les réserves étaient en réalité investies dans des titres de
dette d’entreprises, de la dette souveraine américaine et divers autres actifs
financiers. L’entreprise peut certes toujours revendre ces actifs afin de se
procurer des dollars et les verser à ses clients souhaitant reconvertir des
tethers en dollars. Mais avouez que ce n’est tout de même pas la même
chose : cela introduit un risque de liquidité et un risque de défaut. Tether a
d’ailleurs par la suite payé 41 millions de dollars pour mettre un terme aux
allégations selon lesquelles l’entreprise aurait menti en affirmant que ses
jetons numériques étaient entièrement garantis par des monnaies
fiduciaires 6.
La monnaie numérique de banque
centrale
LA MONNAIE NUMERIQUE
DE BANQUE CENTRALE
Pour contrecarrer l’émergence des cryptomonnaies et s’assurer un contrôle
de la monnaie dans un monde de plus en plus numérisé, les banques
centrales réfléchissent et commencent à mettre en place une riposte : la
monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Il existe de nombreuses
implémentations possibles de MNBC, mais nous allons nous concentrer ici
sur ce que l’on appelle la MNBC « de détail ». D’un point de vue
opérationnel, des projets de MNBC sont actuellement en discussion dans
plus de 60 pays, et 14 % des banques centrales sont en phase de
développement et de pilotage. Dont la Banque de France !
Pour bien voir l’innovation proposée par les MNBC, rappelons une
nouvelle fois que la monnaie, de nos jours, est composée de la monnaie
fiduciaire (pièces et billets) et de la monnaie scripturale (dépôts sur des
comptes bancaires). Lorsque vous payez aujourd’hui au moyen d’une Carte
bleue, vous transférez de la monnaie scripturale d’un compte bancaire à un
autre. La monnaie numérique est donc de la monnaie de banque privée.
Lors d’un achat, vous pouvez choisir de régler en monnaie fiduciaire ou en
monnaie scripturale : chaque méthode pouvant avoir des avantages pour
vous ou pour le vendeur. Par exemple, un paiement en liquide a l’avantage
d’être anonyme et de ne pas engendrer de frais ; mais comporte un risque de
falsification et tend à être plus contraignant qu’un paiement par carte
bancaire (nécessité pour le vendeur de disposer de monnaie, temps à la
caisse pour rendre la monnaie…).
« Mais, Captain’, est-ce qu’il ne serait pas possible d’avoir une monnaie
à la fois numérique ET publique ? » C’est exactement l’idée de la monnaie
numérique de banque centrale ! Pour qu’une transaction entre deux
personnes se fasse de manière numérique sans passer par les banques
commerciales, il faut que les deux agents économiques disposent d’un
compte en monnaie numérique auprès de la banque centrale. Cela veut donc
dire que vous pourriez avoir de la monnaie à la fois sous forme de billets,
sous forme de dépôt bancaire classique, ou bien sous forme de dépôt à la
banque centrale. Et cela comporte de nombreux avantages ! Premièrement,
la MNBC étant transférée entre des comptes qui sont tous détenus auprès de
la banque centrale, les transferts se font dans un réseau fermé, ce qui peut
très largement diminuer les frais des transactions et la vitesse de celles-ci.
Cela est d’autant plus vrai pour les transferts internationaux – aujourd’hui
très coûteux – qui pourraient être grandement simplifiés si de nombreuses
banques centrales adoptaient une MNBC et si les MNBC étaient
convertibles entre elles. La mise en place d’une MNBC permettrait aussi
aux banques centrales de garder un contrôle sur la monnaie dans un monde
où le cash tend à disparaître au profit des paiements numériques. Du point
de vue de la politique monétaire, cela peut aussi offrir de nouvelles
possibilités, comme la monnaie hélicoptère dont le Captain’ vous parlera
dans le prochain chapitre.
Mais la mise en place d’une MNBC pose aussi de nombreuses
questions. Est-ce que les transactions seront anonymes ou bien l’État – via
sa banque centrale – pourra-t-il surveiller vos transactions tel un Big
Brother ? Comment assurer, d’un point de vue technique, cet anonymat tout
en limitant les risques de transaction illégale, de fraude fiscale ou de
financement d’activités illicites ? Comment faire pour intégrer l’ensemble
de la population dans ce projet, y compris certaines personnes plus âgées
n’ayant pas une bonne maîtrise des outils technologiques ? Et comment
assurer la sécurité et la robustesse de ce réseau ? Toutes ces questions font
bien évidemment l’objet de débats au sein des banques centrales, et les
réponses apportées varieront en fonction des préférences de chaque État et
des choix techniques réalisés lors de l’implémentation et de la mise en
production des MNBC. Mais il est important que la MNBC fasse l’objet
d’un réel débat démocratique et ne reste pas cantonnée au sein d’un groupe
d’experts dans les grandes banques centrales.
LA TRANSMISSION
DE LA POLITIQUE MONETAIRE
A L'ERE DU NUMERIQUE
La mise en place d’une MNBC permettrait à la banque centrale de disposer
de nouveaux outils pour sa politique monétaire. En période d’inflation, la
banque centrale pourrait en effet augmenter le taux de rémunération des
dépôts en monnaie numérique. Cela inciterait les agents à davantage
épargner et – en théorie – pousserait aussi à la hausse la rémunération des
comptes de dépôt des banques commerciales. Cela permettrait de diminuer
la demande agrégée et ainsi de réduire le niveau d’inflation. En période de
déflation, la banque centrale pourrait ne plus rémunérer les dépôts, voire –
question est un peu plus sensible – mettre en place un taux négatif sur les
dépôts en MNBC. Cela veut donc dire que les dépôts seraient taxés – le but
étant justement d’inciter les ménages et les entreprises à consommer pour
relancer l’économie.
La mise en place d’un taux négatif sur les dépôts des agents
économiques – bien que très intéressante du point de vue de la politique
monétaire – n’est cependant pas sans limite. En cas de taux négatif, il est en
effet possible de vider son compte auprès de la banque centrale pour
convertir cela en billets et stocker son épargne sous son oreiller. Certes, un
billet ne rapporte rien, mais au moins, le taux n’est pas négatif. Les
individus pourraient aussi retourner vers le système bancaire traditionnel si
les dépôts ne sont pas taxés dans les banques commerciales. Tant que les
billets existeront, l’influence des taux négatifs restera limitée. Mais est-ce
que les billets existeront toujours ? Et sera-t-il toujours facile – et gratuit –
de convertir de la monnaie numérique en monnaie papier ?
Pour le moment, les espèces – pièces et billets – restent le moyen de
paiement le plus utilisé en France pour bon nombre de petits achats du
quotidien. Mais l’utilisation des espèces diminue au profit des paiements
par carte bancaire ; davantage encore depuis la mise en place du paiement
« sans contact » et la hausse du plafond de ce dernier à 50 euros au moment
de la pandémie. Les frais de transaction ont aussi baissé pour les
commerçants acceptant le paiement par carte bancaire, ce qui fait qu’il est
désormais possible – dans de nombreux magasins – de payer par carte à
partir de 1 euro. Cependant, nous sommes actuellement encore très loin –
sauf dans certains pays comme la Suède – d’un monde où les paiements
seraient 100 % numériques. La fin du cash est sûrement plus éloignée que
ce que souhaiteraient certains économistes 3 !
La monnaie hélicoptère
DISTRIBUTION GRATUITE
DE MONNAIE
Imaginez un hélicoptère qui se balade au-dessus de votre ville et qui se
mette à lâcher des billets de 100 euros depuis le cockpit. De l’argent qui
tombe littéralement du ciel ! Comme par magie, les billets tombent
équitablement dans le jardin de chaque habitant, dans une quantité faisant
exactement doubler l’encours de trésorerie de chaque ménage. Cette
expérience – un peu étrange à première vue – a été décrite en 1969 par
Milton Friedman dans son ouvrage The Optimum Quantity of Money 1. Oui,
le même Milton Friedman de la théorie quantitative de la monnaie qui a dit
que l’inflation était « partout et toujours un phénomène monétaire ». Selon
Friedman, cette distribution de monnaie n’aurait aucun impact sur
l’économie réelle et entraînerait uniquement une hausse de l’inflation 2.
Mais justement, en période de déflation, augmenter l’inflation est
précisément ce que la banque centrale souhaite faire ; et dans ce cas, la
monnaie hélicoptère est parfaitement adaptée.
Longtemps considérée comme une anecdote, la monnaie hélicoptère a
fait son retour dans les débats économiques à la suite de la crise des
subprimes et de la crise de la zone euro. Durant les années 2010 et au début
de la pandémie en 2020 – malgré des politiques monétaires non
conventionnelles massives –, l’inflation en zone euro était faible et
inférieure à la cible de 2 %. C’est dans ce contexte que le sujet de la
monnaie hélicoptère a commencé à refaire son apparition : un transfert
direct aux ménages par la banque centrale pouvant en effet être une solution
directe au problème de la déflation 3.
« Mais, cet argent, il sort d’où ? Et comment est-ce qu’il va m’être
versé ? » La monnaie peut tout simplement être créée de manière
numérique par la banque centrale et versée sur votre compte en MNBC.
C’est finalement l’implémentation numérique de l’exemple de Friedman,
sauf qu’au lieu de créer des billets et de les lancer depuis un hélicoptère, la
banque centrale crée des euros numériques et les distribue via une ligne de
code. Avouez que c’est tout de même plus simple et moins coûteux. Avec la
monnaie hélicoptère, la banque centrale pourrait donc avoir à nouveau un
contrôle direct de la masse monétaire et ainsi accroître l’efficacité de sa
politique monétaire.
En ce qui concerne la distribution – bien que cela puisse varier d’une
proposition à l’autre –, l’approche la plus communément acceptée consiste
à verser la même somme à tous les individus. Même aux milliardaires !
Cette méthode permet d’éviter que la politique monétaire ne chevauche le
rôle de la politique budgétaire : c’est le rôle de l’État de réaliser des
transferts ciblés aux ménages, pas celui de la banque centrale. Mais en
taxant cette distribution par l’impôt sur le revenu, cela permettrait que les
plus démunis reçoivent davantage que les plus riches et donc de réduire les
inégalités de manière directe. Et en plus, comme les plus pauvres ont
tendance à consommer une partie plus grande de leur revenu – et ainsi à
moins épargner –, l’effet sur la relance serait plus important.
MONNAIE HELICOPTERE
OU ASSOUPLISSEMENT
QUANTITATIF
La monnaie hélicoptère est très différente de l’assouplissement quantitatif
pour de nombreuses raisons. Si l’on regarde l’impact de cette politique
monétaire sur le bilan de la banque centrale, une différence importante est
l’absence d’un actif en contrepartie qui pourrait ensuite être revendu pour
réabsorber un potentiel excès de monnaie. En effet, dans le cas d’un
assouplissement quantitatif, la banque centrale augmente la base monétaire
(monnaie centrale) à son passif et détient ensuite à son actif un titre
financier (dette souveraine ou dette d’entreprises). Si l’inflation augmente
par la suite au risque de dépasser la cible d’inflation, la banque centrale
peut revendre ces actifs sur les marchés afin de faire augmenter les taux et
réduire la base monétaire 4. Ce que l’on appelle un resserrement quantitatif.
Mais dans le cas de la monnaie hélicoptère, cette monnaie est distribuée de
manière définitive sans possibilité directe de réabsorption par la banque
centrale. Sauf à imaginer que cette dernière puisse ponctionner/taxer
directement vos comptes en MNBC ; mais ce n’est pas souhaitable ni facile
à mettre en place pour de nombreuses raisons. Notons cependant que la
banque centrale pourrait tout de même resserrer les conditions de crédit en
augmentant ses taux directeurs en cas d’inflation trop élevée. La politique
monétaire non conventionnelle de monnaie hélicoptère serait là pour
combattre la déflation, et la politique monétaire conventionnelle de hausse
de taux serait là pour combattre l’inflation.
Il ne faut pas oublier qu’il est – peu importe la méthode choisie –
beaucoup plus simple d’injecter des liquidités dans le système que d’en
retirer. Pas vraiment pour des raisons techniques, mais surtout par peur
qu’un durcissement trop rapide n’entraîne une crise financière ou une
récession économique 5. C’est ce que l’on voit actuellement un peu partout
dans le monde en conséquence de la forte hausse de l’inflation en 2022. Les
banques centrales augmentent les taux, et certaines mettent en place des
programmes de resserrement quantitatif, mais cela ne se fait pas sans dégât
sur les marchés financiers et sur le risque de récession.
Dans le cas de la monnaie hélicoptère, il est donc nécessaire de bien
calibrer la durée et les montants distribués afin que cette politique
n’entraîne pas plus d’inflation que souhaité. Le montant des transferts
pourrait ainsi être conditionné au niveau d’inflation et s’arrêter dès que
l’inflation – ou dès que les anticipations d’inflation – retrouve un niveau
proche de la cible d’inflation de la BCE de 2 %.
RELANCER LA CROISSANCE
PAR LA CONSOMMATION
Pour que la monnaie hélicoptère soit efficace, il faut que les individus
dépensent effectivement cette monnaie. Et qu’ils dépensent relativement
rapidement – quand l’économie est en risque de déflation – pour éviter des
effets retardés ou indésirés de la monnaie hélicoptère. Mais plus de
consommation, c’est aussi plus d’émissions de gaz à effet de serre et plus
d’extraction de matières premières. Ne faudrait-il pas financer directement
les États pour qu’ils investissent dans la transition écologique – ou bien
racheter des actifs verts dans un programme d’assouplissement quantitatif –
plutôt que de financer l’achat de biens de consommation par les ménages en
leur distribuant de l’argent ? Et finalement, un ralentissement économique,
n’est-ce pas une bonne nouvelle pour la planète ? Une décroissance à
marche forcée.
Dans le cercle des partisans de la monnaie hélicoptère, l’impact d’un
transfert aux ménages et d’une relance via la consommation sur le
réchauffement climatique suscite les débats. Pour certains, il faudrait en
effet mettre en place une « monnaie hélicoptère verte » qui ne pourrait être
dépensée que pour réaliser des achats verts ou responsables – ou pour
investir dans des actifs verts. Pour d’autres, il ne faut pas cibler les
dépenses, car cela serait trop complexe à mettre en place et entraînerait des
distorsions de prix et un risque de « bulle verte ». Il faudrait en effet se
mettre d’accord sur une liste de produits que l’on considère comme verts –
en mettant donc en place une taxonomie verte – puis être capable de
contrôler les dépenses que fait chaque individu de sa part de monnaie
hélicoptère.
Gardons en tête que la banque centrale ne peut pas tout faire. Et cela est
encore plus difficile pour la Banque centrale européenne dans une zone
monétaire à 19 pays où les chocs peuvent être différents d’un pays à
l’autre 6. La banque centrale peut essayer de limiter les dégâts collatéraux de
ses interventions – entre autres les impacts environnementaux –, mais elle
n’est pas là pour mettre en place toute seule la transition écologique. Son
rôle est d’assurer une stabilité des prix et de bonnes conditions de
financement des États et des acteurs privés – entre autres dans le cadre
d’investissements écologiques. D’un point de vue légal, la Banque centrale
est de plus limitée par son mandat : l’article 123 du Traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne interdit le financement direct des
États membres. Mais derrière son objectif principal de stabilité des prix, la
BCE a aussi un objectif secondaire : « d’apporter son soutien aux politiques
économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation
des objectifs de l’Union ». Le réchauffement climatique faisant peser un
risque à long terme sur la stabilité des prix et la stabilité financière, cela
laisse tout de même pas mal de marge de manœuvre, à mandat constant, à la
BCE 7.
La monnaie pleine
La majorité de la monnaie dans le système actuel est créée par les banques
commerciales. Ce mode de création de la monnaie est relativement bien
adapté aux besoins d’une économie capitaliste tournée vers l’investissement
et la consommation – et où l’objectif de chaque entreprise est de maximiser
son profit. La quantité de monnaie s’ajuste automatiquement à la demande
de crédit des agents, et le taux d’intérêt vient agir pour jouer sur la
rentabilité des investissements et par conséquent sur le niveau de la
demande de crédit. La monnaie est donc aujourd’hui la contrepartie d’une
dette : dans un monde sans dette, il n’y aurait plus de monnaie créée par les
banques commerciales ! Il ne resterait plus que la monnaie émise par la
banque centrale.
Mais depuis une dizaine d’années, des projets radicaux – ou innovants
selon le point de vue –, soutenus par des mouvements citoyens, proposent
de remettre en cause ce pouvoir de création monétaire par les banques
commerciales afin que la banque centrale retrouve le contrôle de la
monnaie. Pour prêter, une banque devrait donc disposer des ressources
nécessaires pour le faire et ne pourrait pas créer de la monnaie à cette
occasion. Finalement un peu comme vous : pour prêter votre calculatrice à
un voisin, vous devez effectivement avoir une calculatrice sur votre bureau
et vous ne pouvez pas en créer une comme ça pour répondre à la demande.
Pas si bête, non ?
INTERDIRE LA CREATION
MONETAIRE PAR LES BANQUES
L’idée d’interdire la création monétaire par les banques n’est pas nouvelle.
Dès le XVIIIe siècle – à une époque où la monnaie scripturale n’existait pas
mais où les banques privées pouvaient émettre des billets –, on retrouve
déjà des critiques fournies de ce système de la part de grands philosophes et
économistes 1. Puis, dans les années 1930, l’économiste Irving Fisher 2
proposait un système dans lequel les dépôts servant de moyens de paiement
seraient soumis à 100 % de réserves en monnaie légale, conférant à l’État le
monopole de la création monétaire. Dans un système de ce type, les
banques ne seraient alors plus que de simples intermédiaires : elles
pourraient toujours octroyer des prêts mais uniquement à partir de l’argent
disponible sur les comptes d’épargne d’autres clients, tandis que l’argent
sur les comptes courants serait couvert à 100 % par des réserves.
D’un point de vue théorique, cette proposition peut être une réponse au
risque de panique bancaire. Dans le système actuel, les banques procèdent
en effet à ce que l’on appelle une transformation de maturité : elles
disposent de ressources à court terme (dépôt et dette) et financent des
investissements à long terme (prêt et titres). Cette activité est
nécessairement risquée : si une grande partie des déposants se précipitent
aux guichets d’une banque pour retirer leur dépôt, aucune banque n’est en
mesure de satisfaire la demande de tous les clients. La banque ne détient en
effet qu’un petit pourcentage de réserves à son actif selon le système de
réserves fractionnaires. Une banque pourrait bien essayer de revendre les
éléments qu’elle détient à l’actif, mais les prêts et titres sont relativement
peu liquides, et une vente rapide impliquerait des pertes. Un peu comme si
vous possédiez une maison et que vous vouliez absolument la vendre dans
la journée : vous devriez alors sûrement accepter un prix inférieur à son prix
de marché pour trouver un acheteur très rapidement. Mais, dans un système
« 100 % monnaie », le risque de panique bancaire n’existe plus ! Le
montant des dépôts sur les comptes courants est égal au montant des
réserves à l’actif. Et les réserves étant parfaitement liquides, toute demande
de retrait peut être satisfaite sans risque.
Un système « 100 % monnaie » permettrait aussi – selon ses partisans –
de contrecarrer les effets procycliques du crédit. Dans le système actuel, en
période de croissance économique, les demandes de crédit sont nombreuses,
les banques accordent de nombreux prêts, et la création monétaire par les
banques centrales amplifie les mouvements haussiers et l’inflation. À
l’inverse, en période de crise économique, les demandes de crédit sont
faibles, les banques accordent peu de prêts et la destruction monétaire par
les banques commerciales amplifie la déflation. Sans contrainte de réserves,
la création monétaire par les banques commerciales peut donc entraîner une
instabilité plus forte du système : en facilitant la formation de bulles et en
amplifiant les périodes de crise.
« Mais, Captain’, c’est génial, ce système ! Pourquoi est-ce qu’on ne
l’adopte pas ? ». En effet, cela a des avantages – mais cette solution pose
tout de même certains problèmes. La première critique possible – la même,
d’ailleurs, dès que l’on touche à l’organisation du système bancaire actuel –
est le risque que cela renchérisse les coûts de financement des
investissements en rendant l’accès au crédit plus difficile. En effet, dans ce
système, un prêt ne peut être réalisé qu’à partir d’une épargne existante : il
est donc nécessaire que le montant total d’épargne soit suffisamment
important pour ne pas entraver trop le crédit. L’impact du passage d’un
système du type « les crédits font les dépôts » à un système du type « les
comptes d’épargne font les crédits » n’est pas facile à anticiper.
Deuxièmement, limiter la capacité des banques à octroyer des crédits risque
d’entraîner un développement du financement de l’économie par des
intermédiaires financiers non bancaires. Or ces acteurs du shadow banking
sont moins régulés que les banques, et un transfert des activités bancaires
vers le shadow banking pourrait augmenter en définitive l’instabilité du
système.
UN REGAIN D'INTERET
A LA SUITE DE LA GRANDE
DEPRESSION
Il est intéressant de noter que les initiatives de refonte du système monétaire
connaissent souvent un regain d’intérêt au moment des crises économiques
et financières. Dans le cas de la proposition de Fisher, celle-ci a été
formulée dans le contexte de la Grande Dépression des années 1930 ayant
mis en avant les instabilités du système bancaire et financier aux États-
Unis. Durant la Grande Récession de 2008, les fragilités du système
bancaire ont refait surface : faillite de Lehman Brothers, panique bancaire
de Northern Rock, interventions massives des États pour sauver les
banques… C’est dans ce contexte que les propositions de « monnaie
pleine » sont revenues dans le débat public durant les années 2010.
Un pays s’est tout particulièrement distingué sur ce sujet : la Suisse. Il
existe en effet en Suisse ce que l’on appelle « l’initiative populaire
fédérale », permettant aux citoyens de proposer une modification totale ou
partielle de la Constitution fédérale et de la soumettre à la votation
populaire à partir du moment où l’initiative est soutenue par un minimum
de 100 000 citoyens ayant le droit de vote. Portée par l’association
Modernisation monétaire, l’initiative populaire « Monnaie pleine » a ainsi
reçu en 2014 et 2015 plus de 110 000 signatures et a donc fait l’objet d’une
votation dans l’ensemble des cantons Suisse en 2018. La proposition portée
par l’initiative « Monnaie pleine » était très proche de la proposition de
« 100 % monnaie » de Fisher des années 1930 : interdire aux banques
commerciales de créer de la monnaie scripturale et rendre intégralement le
pouvoir de création monétaire à la banque centrale suisse. Pour répondre à
la critique de l’assèchement du crédit et de la potentielle hausse du coût de
financement, les partisans de cette initiative proposaient d’ailleurs que la
banque centrale suisse puisse prêter aux banques commerciales, impliquant
donc une gestion plus centralisée du volume de crédit 3.
Sans grande surprise, les banques, la banque centrale, le Parlement et le
conseil fédéral suisse n’ont pas vu d’un très bon œil cette proposition. Le
conseil fédéral a par exemple – dans un rapport avant la votation – présenté
cette initiative comme une réforme « hasardeuse » faisant peser des
« risques considérables, notamment pour le secteur financier ». Idem pour
la Banque nationale suisse, qui a mis en avant la perte d’efficacité du
système et la menace que cela ferait planer sur l’indépendance de la banque
centrale. Selon les détracteurs de cette initiative, le système bancaire est sûr
et fonctionne correctement – et ce, grâce à la régulation et à la garantie des
dépôts. En partant de ce constat, pourquoi réformer le système en sachant
que la mise en place de cette initiative serait nécessairement source
d’incertitude et de risque – tout du moins à court terme – étant donné
l’absence d’expérience similaire dans d’autres pays ?
« Mais, Captain’, ça a donné quoi alors, le vote ? Arrête avec le
suspense, là ! » Lors de la votation de 2018, l’initiative a été largement
rejetée dans l’ensemble des cantons : 75,7 % de rejet avec une participation
à la votation de 34 %. À noter cependant le relativement bon score dans le
canton de Genève avec près de 40 % de « oui », un score qui peut
s’expliquer par le soutien de cette initiative par divers partis de gauche et
par les partis écologistes dans ce canton. Au bout du compte, malgré une
défaite nette, cette initiative aura eu le mérite de remettre sur la table le
débat de la création monétaire et l’impact du choix de l’organisation du
système monétaire sur l’économie et la société.
BUREAUCRATIE
ET CENTRALISATION
Les choix d’organisation du système monétaire – derrière des
considérations techniques complexes – sont en réalité intimement liés à la
vision du rôle des marchés dans l’économie. Si vous pensez que les
individus sont rationnels, que les marchés sont efficients et que la libre
concurrence et la main invisible permettent la meilleure allocation possible
des ressources, alors il y a de fortes chances pour que vous souteniez le
système actuel et la création monétaire par les banques commerciales. À
l’extrême, il serait même possible d’imaginer un système sans banque
centrale et sans régulation, où la monnaie pourrait être émise de manière
totalement libre par des banques commerciales en concurrence. Mais si
vous pensez, à l’inverse, que les individus ne sont pas rationnels, que les
marchés ne savent pas allouer les capitaux là où il le faut et que l’économie
a besoin d’un pouvoir central fort pour corriger les défaillances de marché,
alors il y a de fortes chances pour que vous souteniez les projets de réforme
du système monétaire permettant de donner davantage de pouvoir aux États
par un financement direct auprès de leur banque centrale. À l’extrême, il
serait même possible d’imaginer un monde où les banques commerciales ne
peuvent plus créer de monnaie et où la banque centrale a les pleins
pouvoirs !
Tout cela est bien évidemment un peu caricatural mais permet de
montrer la grande diversité des systèmes monétaires possibles. « Mais,
Captain’, il doit bien y avoir un système qui est meilleur que l’autre ! On
n’a qu’à choisir celui-là et basta ! » Malheureusement, ce n’est pas si
simple. Tout d’abord, parce que cela impliquerait de définir sur quels
critères on estime qu’un système est meilleur qu’un autre : est-ce par sa
capacité de créer de la richesse, de réduire les inégalités, d’assurer la
stabilité économique, de permettre la transition écologique, de maximiser le
bien-être de la population ? Et en supposant que le ou les critères à
maximiser soient connus par suite d’un débat démocratique, il reste toujours
très difficile de prévoir les effets d’une transition d’un système vers un
autre. Sans tomber dans les arguments du lobby bancaire, il est vrai que
certaines réformes complètes du système monétaire impliquent un
changement assez radical du rôle des banques et que ces modifications
peuvent entraîner – au moins à court terme – de l’instabilité et un effet sur
les coûts de financement. L’effet peut aussi dépendre du cycle économique
et de la santé des institutions financières dans le pays : l’objectif d’une
refonte du système n’est pas non plus de créer une nouvelle crise et la
faillite du système actuel ! Enfin, nombre de ces réformes supposent un
pouvoir politique efficace et porté vers le bien public. Est-ce que l’État –
avec sa bureaucratie, son aversion au risque et sa relative lenteur – est ainsi
le mieux placé pour administrer le crédit en cas de mise en place d’un
système centralisé où la banque centrale créerait et distribuerait la monnaie
aux entreprises ? Et même dans les projets de réforme moins radicaux –
comme ceux facilitant le financement de l’État directement par la banque
centrale –, est-ce que l’État ferait bon usage de cette monnaie ?
Il faut donc trouver le bon arbitrage entre les marchés et l’État, entre les
banques commerciales et la banque centrale, entre la décentralisation et la
centralisation, entre la recherche de rendement et la recherche de bien-être.
« Attends, Captain’, tu ne vas pas t’en sortir comme ça et terminer ce
livre sans nous donner ta solution ! » Allez, le Captain’ se lance – même si
cela pourrait faire l’objet de débats interminables. En partant du constat que
la lutte contre le changement climatique doit être la priorité des décennies à
venir, il est important de permettre à l’État de financer massivement
l’investissement pour la transition écologique. Pour cela, il est nécessaire
que la banque centrale permette un financement de l’État – directement ou
indirectement – au moins pour la partie des dépenses liées à la transition
écologique et énergétique. D’un point de vue technique, cela pourrait se
faire via l’émission de green bonds souverains 4 qui auraient la garantie
d’être achetés par la banque centrale. L’État pourrait payer des intérêts à la
banque centrale, mais ces intérêts lui seraient directement reversés et donc
ce financement serait gratuit 5. Commençons déjà par cela – en développant
en parallèle les monnaies numériques de banque centrale qui offrent des
opportunités importantes – et gardons en réserve la monnaie hélicoptère
pour une future crise déflationniste 6.
Conclusion
Le Captain’
© De Boeck Supérieur s.a., 2023
Rue du Bosquet, 7 – B-1348 Louvain-la-Neuve
ISBN : 978-2-8073-3483-0
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage
privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit
ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue
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