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LA PENSÉE

REVUE DU RATIONALISME MODERNE


ARTS – SCIENCES - PHILOSOPHIE

Nouvelle série

N° 2
JANVIER-MARS 1945

Un document produit en version numérique par Claude Ovtcharenko, bénévole,


Journaliste à la retraite près de Bordeaux, à 40 km de Périgueux
Page web. Courriel: Claude Ovtcharenko : c.ovt@sfr.fr

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
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Cette édition électronique a été réalisée par Claude Ovtcharenko,


bénévole, journaliste à la retraite près de Bordeaux, à 40 km de Péri-
gueux.

Courriel: Claude Ovtcharenko : c.ovt@sfr.fr

à partir de :

LA PENSÉE.
Revue du rationalisme moderne
arts – sciences - philosophie

Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945, 128 pp.


Paris, 1945.

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2004 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 21 janvier 2015 à Chicoutimi, Ville de Saguenay,


Québec.
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LA PENSÉE.
Revue du rationalisme moderne
arts – sciences - philosophie

Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945, 128 pp.


Paris, 1945.
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La Pensée
Revue du rationalisme moderne
Arts — Sciences — Philosophie

COMITÉ DIRECTEUR

PAUL LANGEVIN — F. JOLIOT-CURIE


r
D HENRI WALLON — GEORGES TEISSIER
GEORGES COGNIOT

Secrétaire de la Rédaction
RENÉ MAUBLANC

Nouvelle série

N° 2
JANVIER-MARS 1945

__
1945
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SOMMAIRE

Georges TESSIER :
Mécanisme de l’évolution (I)

I. PRINCIPES DU DARWINISME
II. LA SÉLECTION NATURELLE

Fondements logiques de l’hypothèse


Sélection conservatrice et sélection novatrice
Erreurs fixistes

Marcel WILLARD :
Justice et démocratie
Georges LEFEBVRE :
L’amalgame et la Convention
Alfred JOLIVET :
La Norvège
Jacques SOLOMON
M. Gaston Bachelard et le « nouvel esprit scientifique »
Charles KOECHLIN :
Quelques vues sur le présent, l’avenir et le passé de la musique française (I)
Georges SADOUL :
Les premiers pas du cinéma
Joseph BILLIET :
Introduction à l’étude de l’art français
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A. CORNU :
Marxisme et idéologie (I)

Abstraction et fantasmagorie
Le marxisme et le monde extérieur
Le marxisme et l’activité spirituelle
Caractère commun de toute idéologie
La philosophie romantique allemande
Les racines de la doctrine nouvelle
Affirmation progressive du rôle éminent de la réalité concrète
Transition et compromis
Le reflet des contradictions sociales

CHRONIQUE ÉCONOMIQUE :
Pourquoi il faut nationaliser le crédit, par Guy LECLERC

Les banques, État dans l’État


La politique de crédit des banques jusqu’à la guerre de 1939
Les banques devant l’occupation et devant la libération
Il faut nationaliser le crédit

CHRONIQUE SCIENTIFIQUE :
Astronomie, par Daniel CHALONGE

Découverte de nouveaux systèmes planétaires

CHRONIQUE THÉÂTRALE :
Les mal-aimés, de François Mauriac, par Pol GAILLARD
CHRONIQUE RADIOPHONIQUE :
En écoutant la radiodiffusion française, par René MAUBLANC

LES LIVRES :
André-G. Haudricourt et L. Hédin : L’homme et les plantes cultivées, par
Jean-F. LEROY ; 1940-1944, poèmes d’André Chennevière, par Pol GAIL-
LARD ; Jacques DECOUR : Philisterburg, par Pol GAILLARD ; Aragon : Auré-
lien, par Jeanne GAILLARD ; Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris, par Guy LE-
CLERC ; Ilya Ehrenbourg : Cent lettres, par Pol GAILLARD
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

NOTE DE LA RÉDACTION
_______

Retour au sommaire

Pour des raisons indépendantes de notre volonté, le présent numé-


ro, daté du premier trimestre 1945, paraît encore avec un sérieux re-
tard. Que nos lecteurs et nos abandonnés, dont le nombre déjà consi-
dérable est pour nous le meilleur des encouragements, nous excusent
de ce retard, dû aux circonstances exceptionnelles de la guerre. Nous
nous efforcerons de le rattraper dans els prochains numéros et nous
espérons, à la fin de l’année, paraître régulièrement au début de cha-
que trimestre.
On ne trouvera pas encore ici tous els articles annoncés l’autre
fois : ils seront bientôt publiés.
Dans les numéros suivants nous développerons aussi, conformé-
ment au vœu exprimer par nombre de lecteurs, nos chroniques scienti-
fiques et les comptes rendus de livres et de revues. Nos équipes sont
constituées, leur travail s’organise et dès le numéro 3 on en verra les
premiers résultats.
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

MÉCANISME
DE L’ÉVOLUTION
par Georges TEISSIER

Retour à la table des matières

Si aucun biologiste sérieux ne doute plus aujourd’hui de la réalité


de l’évolution, beaucoup croient encore de bonne foi, faute d’avoir
étudié eux-mêmes la question, que son mécanisme reste inconnu.
D’autres, imbus d’indéfendables préjugés, vont plus loin et affirment
même qu’il est inconnaissable, les « forces évolutives » qui ont sans
doute affaibli.
Rien n’excuse cette attitude irrationnelle et rien ne justifie ce pes-
simisme systématique. La question de l’origine des espèces demande-
ra, certes, beaucoup d’efforts encore avant que l’on soit en droit de la
considérer comme suffisamment résolue, mais elle ne diffère pas en
cela de beaucoup d’autres problèmes biologiques et ce que nous sa-
vons d’elle actuellement est déjà fort important. Nous disposons d’une
théorie cohérente dont chaque point peut être justifié par un grand
nombre de faits concordats ou par des expériences décisives, et nous
avons même réussi à créer quelques espèces, aussi authentiques que
celles que décrivait Linné. On verra, dans ce qui va suivre, comment
des faits d’acquisition récente, dont beaucoup sont connus depuis
moins de quinze ans, sont venus s’intégrer tout naturellement dans les
cadres d’une doctrine vielle de trois quarts de siècle, et pourquoi le
darwinisme est plus vivant aujourd’hui que jamais.
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La première partie de la présente étude, que l’on trouvera ci-après,


adopte le mode de présentation traditionnel dans l’exposé des théories
de l’évolution ; je me suis seulement efforcé d’apporter une particuliè-
re rigueur dans l’analyse des conséquences des principes posés par
Darwin. Dans la deuxième partie, qui paraîtra ultérieurement, on trou-
vera une justification expérimentale des propositions apportées dans la
première et, pour conclure, l’esquisse du mécanisme de l’évolution
qu’annonce le titre de ce travail.
Pour bien faire, il eût fallu développer plus longuement la partie
qui traite des faits qui légitiment toute l’argumentation ; il eût été utile
de citer un plus grand nombre d’exemples et surtout d’étudier avec
plus de détails chacun de ceux qui ont été retenus, mais cet exposé
aurait paru trop technique au plus grand nombre de lecteurs. Il eût fal-
lu aussi esquisser, plus complètement que je n’ai pu le faire dans le
peu de pages dont je disposais, le merveilleux essor de la génétique
évolutive, forme militante du darwinisme d’aujourd’hui. Pour sup-
pléer, dans une certaine mesure, à ces lacunes, j’ai donné en appendi-
ce quelques références qui permettront à ceux qui le désireraient de
compléter leur documentation, étant malheureusement entendu que,
dans cet index bibliographique comme dans le texte même, il a été à
peu près impossible de faire état des travaux postérieurs à 1939.

*
* *

Les obstacles que rencontre, dès son début, l’étude de l’évolution


tiennent à sa nature même : de quelque côté qu’on l’envisage, le pro-
blème est d’une échelle démesurée par rapport à tout autre problème
biologique.
La première et fondamentale difficulté est dans la durée même de
l’évolution, qui a commencé il y a deux ou trois milliards d’années et
se poursuit encore. Bien que ses modalités aient été infiniment varia-
bles d’un groupe à l’autre, on peut dire, en n’attachant à ces chiffres
que la valeur d’un simple ordre de grandeur, qu’une espèce persiste
d’ordinaire pendant quelques centaines de milliers de générations. A
l’échelle de la durée d’une vie humaine, l’évolution est très lente et
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rien n’autorise à croire qu’elle n’ait jamais été plus rapide. Un natura-
liste transporté aux temps secondaires ou primaires y trouverait une
nature apparemment aussi stable que celle que nous avons sous les
yeux. L’homme est aussi mal placé pour étudier l’évolution que le
serait un être ne vivant que quelques secondes pour étudier l’évolution
que le serait un être ne vivant que quelques secondes pour étudier le
cycle annuel des saisons. Dans les cas les plus favorables, il ne peut
suivre, dans les 25 000 ou 30 000 jours qui lui sont accordés, que
quelques dizaines de générations des espèces qui l’intéressent, et n’a
que des chances infimes de les voir évoluer sous ses yeux. Bien plus,
les très rares changements qui se produisent de nos jours dans le règne
animal ou dans le règne végétal ne peuvent pas être reconnus avec
certitude, faute d’un inventaire réellement complet de la faune et de la
flore. On connaît, par exemple, plus de 10 000 espèces de poissons, et
il est vraisemblable que tous les dix, tous les vingt ou tous les cin-
quante ans, apparaît dans ce groupe une forme vraiment nouvelle.
Comment pourrions-nous nous en apercevoir, puisque les spécialistes
décrivent chaque année quelques centaines d’espèces évidemment an-
ciennes, mais restées inconnues ?
Une deuxième difficulté, assez effrayante il faut le reconnaître, est
l’ampleur même de l’évolution qui a conduit, à travers
d’innombrables formes, d’un être ultramicroscopique, plus simple que
le plus simple des microbes, à des êtres aussi complexes et aussi fon-
damentalement différents qu’un oursin, une pieuvre, une abeille, ou
un homme. Assurément, à côté de ces prodigieux changements de
forme, de structure, de fonction, les faibles modifications de la nature
auxquelles l’homme a assisté ou qu’il a provoqués ne sont que bien
peu de chose. Et pourtant, nous devons croire que si ces minimes
changements étaient complètement expliqués, le problème de
l’évolution serait bien près de sa solution.
Un des plus grands mérites des fondateurs du transformisme est, en
effet, d’avoir compris qu’il n’était pas possible de limiter la portée de
l’évolution, une fois admis son principe et que celle-ci devait tout ex-
pliquer, ou rien. Mais cette hardiesse a épouvanté bien des esprits ti-
morés qui ont cherché à concilier un fixisme inavoué et un évolution-
nisme vidé du meilleur de sa substance. Il n’est pas d’attitude intellec-
tuelle moins raisonnable et une évolution assez puissante pour trans-
former les espèces, mais trop faible pour briser les cadres de
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l’embranchement, de la classe, de l’ordre, de la famille, ou même du


genre, est proprement inconcevable. Les cadres systématiques, que
prétendent infranchissables les partisans d’un transformisme limité,
n’ont, en effet, aucune existence objective et la barrière que certains
veulent placer à la limite de l’embranchement et d’autres à celle du
genre ou de la famille, est aussi illusoire dans un cas que dans l’autre.
Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la table des matières de
deux traités de zoologie, contemporains mais œuvres de deux écoles
différents, le même ordre changé de classe ou même
d’embranchement. Ces divergences d’opinion ne sont pas l’effet de
fantaisies individuelles, mais traduisent l’embarras très réel où se
trouvent tous les naturalistes devant certains êtres « énigmatiques ».
C’est un fait que le Bananoglosse a une forme de ver, un développe-
ment d’échinoderme et plusieurs traits d’organisation des prochordés,
c’est-à-dire, à peu de chose près, des vertébrés. C’est un fait que le
Péripate unit à d’incontestables caractères de ver, de non moins in-
contestables caractères d’arthropode. C’est un fait encore que
l’Archéoptéryx est presque autant reptile qu’oiseau. Où classer ces
êtres composites, nombreux dans les faunes disparues et dont beau-
coup subsistent dans la nature actuelle ? La solution à laquelle s’arrête
le zoologiste comporte toujours, quelle qu’elle soit, une large part
d’arbitraire et la tendance actuelle à scinder les vieux embranchements
en « clades » de plus en plus nombreux, à multiplier les classes et les
ordres, ne fait que souligner les difficultés croissantes du problème de
la classification. Ces contradictions et ces incertitudes sont inévitables
parce que nulle part dans la nature n’existent ces limites strictes que
postule implicitement tout essai de classification. Elles ne diminuent
pas la zoologie ou la botanique, qui font de leur mieux en sachant que
leur œuvre est et restera nécessairement imparfaite, mais condamnent
formellement toutes les théories fragmentaires de l’évolution. Il n’y a
pas une « macroévolution » et une « microévolution » justiciables de
deux explications différentes, dont une doit rester éternellement inac-
cessible ; il y a l’évolution, que nous pouvons expliquer.
Il en sera de la biologie comme il en a été de la géologie. Celle-ci
est devenue une véritable science du jour où elle a compris que toutes
les transformations qu’a subies dans le passé la surface de la terre
pouvaient être expliquées entièrement par les phénomènes actuels.
Nous savons aujourd’hui que d’immenses chaînes de montagnes se
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sont élevées et ont été arasées, qu’elles ont été remplacées par d’autres
montagnes qui, à leur tour, ont été détruites, sans qu’aient agi d’autres
forces que celles qui, jour après jour, modèlent la surface de la terre.
De même, dans le problème qui nous occupe, il nous faut, pour faire
œuvre scientifique, poser en principe qu’il n’a jamais existé d’autres
« forces évolutives » que celles qui, agissant sous nos yeux, modifient
avec une infinie lenteur les êtres qui nous entourent. Il n’est guère
possible dans une vie humaine de voir apparaître mieux que des races
nouvelles, mais les mécanismes qui donnent naissance à ces races
sont, à n’en pas douter, ceux-là mêmes qui, agissant pendant des cen-
taines ou des milliers de siècles, ont créé et créeront encore des espè-
ces et des genres nouveaux. Nous devons même admettre que, les mil-
liers de siècles succédant aux milliers de siècles, ces mêmes méca-
nismes ont pu créer des ordres, des classes et même des embranche-
ments aussi dissemblables que ceux que nous voyons vivre au-
jourd’hui.
Ainsi se trouve ramené à la mesure des forces humaines le grand
problème de l’évolution. La première tâche, la plus urgente, celle qui
doit permettre de comprendre le mécanisme des plus grandes trans-
formations, est l’analyse précise des facteurs qui transforment les ra-
ces. Cette analyse doit naturellement être conduite par les méthodes
en usage dans toutes les sciences expérimentales. Aussi doit-elle écar-
ter a priori non seulement, comme nous l’avons déjà dit, tout recours
à des facteurs évolutifs mystérieux actuels ou passé, mais même les
interprétations lamarckiennes qui, dans leurs principes comme dans
leurs conséquences, sont expressément contredites par l’expérience.
La seule solution acceptable reste, après trois quarts de siècle, celle
qu’a développée Darwin dans l’Origine des espèces.

Ceux qui étudient l’évolution dans les livres ou dans les musées
ont d’elle les conceptions les plus différentes. Mais tous ceux qui ont
étudié le problème en biologistes, et non en anatomistes, ceux qui ont
compris qu’une espèce n’était pas une série de spécimens rangés dans
une boîte, non plus qu’une collection de lignées pures élevées en fla-
con, mais bien une collectivité mouvante d’être qui naissent et qui
meurent — tous ceux-là sont darwiniens.
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I — Principes du darwinisme

Retour à la table des matières

Tous les prédécesseurs de Darwin et un trop grand nombre de ses


successeurs ont cherché l’explication de l’évolution dans des hypothè-
ses invérifiables. Darwin n’a voulu les trouver que dans les résultats
de l’expérience. Il a fait personnellement d’innombrables contrôles de
détail et vérifié, chaque fois qu’il ne pouvait, les faits qui lui parais-
sent accessibles à une étude directe, mais il a su surtout comprendre,
avec une incompatible lucidité, la pleine signification d’une expérien-
ce à laquelle a contribué l’humanité tout entière.
On ne saurait, en effet, imaginer plus grande et plus belle expé-
rience d’évolution que celle qu’on réalisée les agriculteurs et les éle-
veurs inconnus à qui nous devons nos innombrables races d’animaux
domestiques et de plantes cultivées. Elle a commencé à l’aurore de la
civilisation et se poursuit encore. Nos champs, nos jardins, nos éta-
bles, nos basses-cours sont le cahier où s’inscrivent, année par année,
ses succès et ses échos. Ce cahier d’expérience, Darwin est le premier
qui’ l’ait su lire et de la leçon qu’il en a tiré, rien d’important n’est à
changer aujourd’hui.
Qu’il s’agisse de plaintes ou d’animaux, toutes les espèces ont été
améliorées de la même façon et la création d’une race nouvelle a tou-
jours passé par les mêmes étapes.

1° La première étape est livrée au seul hasard. Un jour dans


l’élevage apparaît un individu présentant un caractère qui, pour une
raison quelconque, utilitaire ou esthétique, paraît mériter d’être
conservé. Ce caractère avantageux (pour l’éleveur s’entend) peut
n’être que l’accentuation d’une particularité existant déjà dans
l’élevage, mais il peut aussi, bien plus rarement d’ailleurs, être entiè-
rement nouveau.

2° Cet individu exceptionnel est utilisé comme reproducteur et l’on


cherche dans ses descendants, de première, de deuxième, de troisiè-
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me… génération, s’il en est qui présentent, à quelque degré, le carac-


tère que l’on voudrait fixer. Si l’on en trouve, ce qui n’arrive pas tou-
jours, on ne conserve comme reproducteurs que ces individus en qui
commence à s’incarner la race future. C’est cette sélection, répétée
aussi rigoureusement que possible dans les générations suivantes, qui
constitue l’acte essentiel de la création de la race nouvelle. Poursuivi
assez longtemps, ce choix méthodique doit aboutir à l’isolement d’une
lignée dans laquelle tous les individus sont porteurs, à un plus ou
moins haut degré, du caractère qui a servi de guide à la sélection.

3° Cette lignée est désormais stable. Il suffira de la garder pure en


interdisant tout croisement qui pourrait l’altérer par un rapport de sang
étranger. La race ainsi constituée différera de celle qui lui a donné
naissance, non seulement par le caractère que l’on a voulu obtenir,
mais aussi, le plus souvent, par d’autres minimes traits d’organisation
qui, sans qu’on l’ait cherché, se sont trouvés sélectionnés en même
temps que lui.

Toute tentative d’amélioration d’une espèce animale ou végétale


quelconque doit assez nécessairement par ces trois étapes. La création
de la race nouvelle peut être plus ou moins facile, plus ou moins rapi-
de, mais il faut toujours, une variation s’étant produite, qu’il y ait sé-
lection des individus qui la présentent, et, une fois la pureté de la li-
gnée obtenue, isolément de celle-ci. Constatation décisive dont Dar-
win comprend la pleine signification.
Puisque la technique des éleveurs est la seule qui puisse être créa-
trice d’une nouvelle race, il faut, ou renoncer à faire œuvre scientifi-
que, ou expliquer les transformations du monde animal par les méca-
nismes mêmes que l’homme a su découvrir et utiliser à son profit,
mécanismes dont il ne faut pas sous-estimer l’efficacité. S’ils
n’apportent sous nos yeux que des changements minimes à la forme
des être, ils doivent suffire, si leur action se répète indéfiniment, à ex-
pliquer les transformations les plus profondes.
Une génération humaine ne réussirait sans doute pas à extraire du
chien sauvage, si semblable au loup, des êtres aussi différents de lui et
aussi dissemblables qu’un basset, un dogue ou un lévrier. Si ces races
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existent, si la tentative de « perfectionnement » du chien a abouti à ces


résultats et à beaucoup d’autres non moins remarquables, c’est que
nos ancêtres ont commencé, il y a douze ou quinze millénaires la tâ-
che que poursuivent encore les éleveurs d’aujourd’hui. Rien ne permet
de croire que cette tâche ne doive jamais s’achever, ni qu’il y ait une
limite à la possibilité de diversification des espèces. Bien au contraire,
plus nombreuses sont les races existantes, plus nombreuses sont aussi
les races possibles et le rythme auquel elles apparaissent va
s’accélérant. Que d’êtres surprenants pourraient être notre œuvre si le
temps ne nous était si étroitement mesuré ! dans ce domaine cepen-
dant, comme dans d’autres, l’homme travaille plus vite que la nature :
tandis que les formes sauvages restent stables pendant des millénaires,
celles qu’il veut transformer changent de décade en décade. Mais la
nature n’a pas à se hâter : un millier de siècles tient moins de place
dans l’histoire de l’évolution qu’un jour dans notre vie. Qu’elle use,
fût-ce avec une infinie lenteur, des mêmes procédés que l’homme, et
elle obtiendra des résultats que els plus audacieux des nôtres ne pour-
raient rêver.
Ainsi s’ébauche une explication rationnelle de l’origine des espè-
ces. Mais elle est bien vague encore et ne pourra prendre corps que si
l’on retrouve dans la nature l’équivalent, temps par temps, de la tech-
nique humaine de création des races. Pour la première et pour la troi-
sième étape, il n’y a pas de trop grande difficulté. Tout le monde est
d’accord pour reconnaître que la variabilité des espèces sauvages ne
diffère pas par son essence de celle des animaux domestiques. Plu-
sieurs mécanismes indépendants, également efficaces, peuvent assu-
rer, en dehors de la volonté humaine, l’isolement sexuel d’une race en
voie de formation. Mais quel mécanisme invoquer qui puisse rempla-
cer cet acte volontaire qu’est la sélection par l’éleveur de certains pro-
géniteurs privilégiés ? La gloire de Darwin est d’avoir compris la né-
cessité logique d’une sélection naturelle, exempte de toute finalité, et
d’en avoir découvert le mécanisme.

*
* *
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Les indications qui précèdent suffiront à faire comprendre l’origine


et le sens des principes sur lesquels s’est édifiée la théorie de Darwin
et il n’est pas utile, pour le moment, de les développer davantage. On
sait avec quelle passion, où les sciences n’étaient pas seules en cause,
ont été conduites les discussions sur le darwinisme, dont la sélection
naturelle constitue la pierre angulaire. Des arguments invoqués dans
ces polémiques, beaucoup n’ont plus d’intérêt, tandis que d’autres qui
plaident dans un sens ou dans l’autre paraissent avoir conservé leur
force. Aucun d’eux cependant n’est, à lui seul, de nature à entraîner
une conviction définitive. La plupart manquent en effet de cette ri-
gueur logique que l’on est en droit d’exiger dans une question aussi
grave et il n’en est presque aucun qui puisse être étayé par une expé-
rience bien conçue et correctement exécutée. Aussi ne doit-on pas
s’étonner que les controverses toujours renaissantes, dont le darwi-
nisme ont été l’objet ou l’occasion, n’aient jamais pu aboutir à une
conclusion irréfutable. Pour sortir de cette impasse il nous faut
d’autres arguments que ceux dont nos prédécesseurs ont dû se conten-
ter. C’est à la génétique que nous les demanderons 1.

1 Il ne saurait être question d’aborder ici l’exposé, même sommaire, des princi-
pes qui sont à la base de la génétique et nous contenterons de fixer la termino-
logie dont nous aurons à faire usage pour le rappel de quelques définitions.
Les caractères héréditaires sont conditionnés par la présence de particules ma-
térielles ou gènes, portées par les chromosomes, eux-mêmes parties constituti-
ves essentielles du noyau de toutes les cellules. La science de l’hérédité se
confond aujourd’hui de façon presque parfaite avec la génétique, science qui
étudie les gènes, leurs transformations, leurs associations, et qui analyse les
conséquences qu’implique, pour l’individu ou pour l’espèce, la réalisation des
diverses combinaisons génétiques.
Chaque gène peut se présenter sous plusieurs états dits allélomorphes ; le
passage d’un état à l’autre est dit mutation. Toutes les cellules d’un même in-
dividu renferment les mêmes gènes, chacun d’eux étant présent en double
exemplaire dans chacune d’elles, à l’exception des cellules sexuelles ou gamè-
tes, qui ne renferment qu’un seul jeu de gènes. A deux allèles A et a, corres-
pondent ainsi deux types de cellules sexuelles A et a, et trois catégories géné-
tiques AA, Aa et aa. Deux de ces trois génotypes, AA et aa, ne produisent que
des gamètes d’une seule sorte, A dans le premier cas, a dans le second ; ils
sont dits pour cette raison homozygotes ; le troisième Aa est dit hétérozygote
parce qu’il produit en nombre égal des gamètes A et a. Pour obtenir une lignée
pure et stable, il faut que le croisement initial soit fait entre individus AA ou
entre individus aa. S’il n’en est pas ainsi, il se produira en première ou en
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La génétique est, sans conteste, le chapitre le plus vivant de la bio-


logie moderne. Il n’en est aucun dont les progrès aient été plus rapi-
des, plus brillants et plus riches de promesses. Il n’en est pas non plus
qui puisse apporter une aide plus efficace à l’étude du problème de
l’évolution, puisqu’il ne peut y avoir évolution sans variation, ni sans
hérédité de cette variation, et que ces deux phénomènes est, très préci-
sément, l’objet même de la génétique. Quelque importante que puisse
être cette contribution, elle ne saurait d’ailleurs suffire à elle seule à
résoudre le problème et, pour avoir cru le contraire, les premiers géné-
ticiens ont, sans l’avoir voulu, contribué à la renaissance du fixisme.
La doctrine qu’ils ont édifiée et répandue sous le nom de « mutation-
nisme » ne fait en effet que codifier l’essentiel de la génétique, sans
expliquer, autrement que par de très improbables hasards, la constitu-
tion de races nouvelles. De là à conclure que l’évolution, qu’ils ne
pouvaient réussir à expliquer, était par essence inexplicable, il n’y
avait évidemment qu’un pas, que trop de biologistes contemporains
n’ont pas hésité à faire.
Ce n’est qu’à une date récente que les raisons, fort évidentes pour-
tant, de cet échec ont été reconnues et que quelques généticiens ont
pensé que, là où le mutationnisme seul était inefficace, la génétique au
service de la pensée darwinienne pouvait réussir. La théorie moderne
de l’évolution est née de cette collaboration.
Il s’agit là de l’œuvre anonyme de toute une génération. Construite
en dehors de tout dogme philosophique sur des bases exclusivement
rationnelles et scientifiques, elle n’a pas de principe ou d’hypothèse
qui lui soit propre et s’intègre dans le grand courant de pensée qui
procède de Darwin. La génétique lui a apporté, non seulement une
immense documentation sur tout ce qui concerne la variation,
l’hérédité et les facteurs conditionnant l’isolement sexuel, mais sur-
tout ses techniques et son esprit expérimental conditionnant
l’isolement sexuel, mais surtout ses techniques et son esprit expéri-
mental rigoureux. Grâce à ces méthodes, l’étude de la sélection natu-

deuxième génération des disjonctions faisant apparaître, dans des proportions


que permettent de prévoir les lois de Mendel, les trois génotypes AA, Aa et aa.
Ceux-ci peuvent correspondre à trois apparences extérieures différences, mais
il est plus fréquent que l’hétérozygote Aa ne soit séparé par aucun caractère
apparent de l’un des homozygotes, Aa par exemple ; le gène a est dit dans ce
cas dominant sur son allèle a que l’on qualifie de récessif.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 19

relle a pu être reprise avec une précision toute nouvelle : elle constitue
aujourd’hui un chapitre nouveau de la génétique, la génétique évoluti-
ve, qui, bien que tout récent encore, montre déjà sa profonde originali-
té. Il n’en est pas un autre dans toute la biologie qui mette à contribu-
tion des hommes de formation plus différente, ses progrès dépendent
de l’effort convergent de morphologistes, d’expérimentateurs et de
mathématiciens. C’est le bilan provisoire de cette œuvre collective qui
va être présenté ici.

II. — La sélection naturelle

Fondements logiques de l’hypothèse

Retour à la table des matières

Le phénomène qui commande toute la biologie des populations na-


turelles est l’incroyable capacité d’expansion des être vivants. Que
l’on accepte ou que l’on rejette la théorie de la sélection naturelle,
dont il constitue le point de départ, il faut toujours avoir présent à
l’esprit le fait que, dans toute espèce, le nombre des naissances est
toujours de beaucoup supérieur à celui des individus qui arrivent à
l’âge de la reproduction. Dans les conditions naturelles, les espèces les
plus favorisées ne voient guère arriver à l’état adulte qu’un dixième
des jeunes, mais, le plus souvent, la proportion est de l’ordre du cen-
tième ou même du millième. Chez la plupart des végétaux, chez beau-
coup d’animaux marins, et chez presque tous les parasites, elle est
bien plus faible encore et les cas ne sont pas rares où il ne survit qu’un
individu sur quelques millions. Cette élimination de la plupart des
jeunes est la condition nécessaire de l’équilibre du monde vivant, et, si
une cause fortuite en atténue la rigueur pour une espèce, celle-ci de-
vient envahissante. La destruction des grands fauves a eu souvent
pour conséquence une multiplication excessive des herbivores. Des
animaux transportés par l’homme, volontairement ou non, dans des
contrées où ils rencontraient peu d’ennemis, y ont pullulé : ainsi les
chevaux en Amérique du Sud, le moineau aux États-Unis, le lapin en
Australie, ou encore beaucoup d’insectes nuisibles qui, délivrés dans
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 20

leur nouveau domaines des parasites qui en limitaient le nombre dans


leur pays d’origine, se multiplient sans mesure.
Si un miracle épargnait ce carnage des jeunes à une espèce quel-
conque, il n’y aurait bientôt plus de place pour aucune autre à la sur-
face du globe. Les produits de la division d’une bactérie pourraient en
quelques jours combler les océans, la descendance d’une mouche sur-
passerait en un an la masse du soleil. Sans aller si loin, en dix ans le
nombre des descendants d’un couple de moineaux pourrait être de
plusieurs millions et celui d’un couple de lapins de plusieurs milliards.
L’éléphant même, dont le développement est très lent et la fécondité
très faible, donnerait en cinq siècles quinze millions de descendants ;
il n’a cependant sans doute jamais existé à la fois plus de quelques
dizaines de milliers d’éléphants sur le globe.
Il n’était vraisemblablement pas inutile de citer ces quelques
exemples, car Darwin lui-même avouait la difficulté qu’il éprouvait à
conserver toujours présent à l’esprit le fait essentiel qu’ils illustrent.
Aucune loi biologique n’est pourtant plus générale que celle qui veut
que, dans toute espèce, la mort prématurée soit la règle et l’arrivée à
l’âge adulte l’exception. Aucune ne peut avoir de conséquences plus
importantes pour le peuplement de la terre : c’est sur elle que Darwin
fait reposer tout le mécanisme de l’évolution.

*
* *

La théorie de la sélection naturelle admet que la destruction


d’innombrables jeunes qui se produit inévitablement à chaque généra-
tion dans toutes les espèces, n’est pas livrée uniquement au hasard,
mais que les individus qui survivent possèdent le plus souvent certai-
nes qualités qui manquaient plus ou moins à ceux qui ont succombé.
Ces individus plus vigoureux, ou mieux adaptés que leurs frères, ont
quelque chance de léguer à leurs descendants les qualités qui leur ont
permis de survivre. Ainsi se fait à chaque génération un tri des indivi-
dus les meilleurs et cette sélection constamment répétée change gra-
duellement l’espèce.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 21

Cette idée de la « survivance du plus apte » en laquelle se résume


l’essentiel du darwinisme a été l’objet de tant de gloses tendancieuses
que le sens très clair qu’elle avait dans la pensée de Darwin, maintes
fois formulé de la façon la plus explicite, a été souvent perdu de vue.
Pour Darwin, comme pour ceux de ses successeurs qui seuls peuvent
légitimement se réclamer de lui, le qualificatif le « plus apte » n’a de
sens que dans les conditions précises où se sont trouvés placés les
animaux mis en concurrence. Les qualités auxquelles il fait allusion
son éminemment variables d’une espèce à l’autre et, pour une espèce
donnée, dépendent essentiellement des circonstances. Dans une espè-
ce chez laquelle le froid est l’aptitude la plus utile. Dans ne espèce où
beaucoup de jeunes succombent sous la dent des carnassiers, les plus
aptes pourront être, soit les plus agiles, soit ceux que leur couleur rend
moins voyants, soit encore ceux qui ont une habileté particulière à se
dissimuler, et la liste n’épuise pas l’énumération des possibilités.
C’est caractères avantageux ne seront parfois liés à aucune particulari-
té visible et deux animaux peuvent paraître identiques et résister très
inégalement à un hiver rigoureux. Mais ils peuvent aussi être en rela-
tion avec certains traits d’organisation ou de structure : il n’est pas
indifférent pour un animal exposé au froid d’avoir une fourrure plus
ou moins épaisse et la forme des pattes n’est pas sans importance pour
la rapidité de la course. Il pourra donc arriver, si l’hypothèse de la sé-
lection naturelle est exacte, que ceux des jeunes qui doivent survivre
différeront de ceux qui doivent succomber par des caractères morpho-
logiques aussi bien que physiologiques.
Mais la question qui se pose est précisément de savoir si
l’hypothèse est fondée, si la sélection naturelle existe et, dans
l’affirmative, si elle a un rôle aussi capital que le supposait Darwin.

Sélection conservatrice et sélection novatrice

Il est possible, nous le verrons plus loin, d’étudier expérimentale-


ment la sélection naturelle, mais il s’agit là de recherches difficiles et
longues, fort peu nombreuses jusqu’à présent. Leurs résultats, néces-
sairement très particuliers, sont encore beaucoup trop rudimentaires
pour qu’on puisse espérer les voir décider du sort d’une doctrine qui
s’applique à toutes les espèces et à des modes de sélection infiniment
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 22

divers. Sans doute en sera-t-il autrement dans l’avenir, mais, pour


l’instant, les motifs de décision essentiels doivent être cherchés ail-
leurs et l’in doit demander la simple observation le maximum
d’information qu’elle peut fournir. Pour nous guider dans la chaos des
faits, nous userons de la méthode même qui a conduit à l’idée de sé-
lection naturelle et nous chercherons si, en admettant l’hypothèse
darwinienne, nous ne devons pas nous attendre à voir le monde vivant
présenter certains caractères qu’il ne montrerait pas dans un univers
où elle ne serait pas fondée.
En premier lieu, toute espèce présente nécessairement une adapta-
tion suffisante aux conditions dans lesquelles elle vit, adaptation sans
laquelle elle disparaîtrait rapidement devant d’autres espèces plus fa-
vorisées. Un tel équilibre, qui implique qu’un grand nombre de carac-
tères physiologiques, tels que ceux qui conditionnent la résistance aux
maladies ou aux intempéries, la capacité d’utiliser les aliments, la fé-
condité, la vigueur des jeunes, se maintiennent à un certain niveaux,
n’est pas compatible avec n’importe quel changement dans la consti-
tution de l’espèce. Dans un mécanisme aussi complexe, une modifica-
tion faite au hasard a les plus fortes chances d’être fâcheuse. Et de
fait, nous savons que presque tous les mutants sont moins féconds ou
moins vigoureux que le type sauvage ; aussi devons-nous nous atten-
dre à voir la sélection éliminer assez vite ces nouveautés dangereuses
et travailler ainsi au maintien des caractères spécifiques. Que l’on
songe seulement à l’apparence étrange qu’aurait la nature si, la sélec-
tion naturelle n’existant pas, chaque espèce animale ou végétale pou-
vait réaliser autant de variétés qu’en présentent, parce que l’homme le
leur permet, nos animaux familiers ou les plantes de nos jardins. Sans
la sélection naturelle, il ne pourrait y avoir ni espèce, ni race et le
monde vivant ne serait qu’un chaos d’individus disparates.
L’existence de cette sélection conservatrice est unanimement accep-
tée, sans que, d’ailleurs, tous ses partisans se rendent toujours exacte-
ment compte des conséquences qu’elle implique, dont la plus impor-
tante est l’existence nécessaire de la sélection novatrice. On ne peut
en effet, sans contradiction logique, voir dans la sélection un agent
efficace du maintien des qualités d’une race et nier en même temps
que, en d’autres circonstances, elle puisse transformer profondément
certains caractères essentiels de l’espèce.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 23

Le fait que presque tous les mutants sont défavorisés par la sélec-
tion naturelle, ne signifie pas en effet que, de loin en loin, quelque mu-
tation favorable ne puisse surgir, se maintenir, et même parfois se
substituer au type jusqu’alors normal de l’espèce a eu un plus long
passé, qu’un plus grand nombre de mutations ont été essayées, que
plus de variations utiles ont eu le temps de se fixer. C’est là, sous un
autre aspect, qui serre de plus près le problème de l’évolution, la rai-
son d’un fait qui vient d’être rappelé : presque tous les mutants ont
une vitalité moindre que els représentants de la forme type. C’est aussi
l’explication d’un des résultats les plus frappants de la paléontologie.
Si l’évolution, toujours rapide à l’origine d’un groupe, se ralentit très
vite dès que celui-ci prend quelque importance, ce n’est pas que les
facultés évolutives de celui-ci s’épuisent, mais simplement qu’une
modification fortuite a d’autant moins de chances d’être favorable
qu’elle survient après un plus grand nombre de perfectionnements de
détail, dans un organisme qui reste soumis aux mêmes conditions
d’existence. Les cas de substitution, dans son habitat même, d’un mu-
tant à la forme type seront donc très rares. Encore n’est-on jamais sûr
que ceux que l’on a cru observer ne sont pas en réalité la conséquence
d’un changement du milieu que l’on n’a pas encore su déceler. De
fait, le cas le mieux connu, celui de la Phalène du bouleau qui a donné
vers 1860 une mutation noire qui tend manifestement à supplanter la
forme normale et y a réussi dans plusieurs régions, ne peut probable-
ment pas être interprété comme un cas de simple substitution, puisque
le remplacement de la forme claire par la forme foncée a suivi réguliè-
rement, pour cette espèce et pour d’autres, la marche du développe-
ment industriel des districts où il s’opérait, développement naturelle-
ment accompagné d’importants changements dans la flore et la faune
de ces régions.

*
* *

Les modifications du milieu ambiant, ou encore, ce qui revient au


même, les changements d’habitat, doivent en effet avoir joué un rôle
important dans la différenciation des espèces. Il est clair, d’après le
raisonnement même qui nous a guidé jusqu’ici, que si le milieu chan-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 24

ge, les « valeurs sélectives » des adaptations, possibilités génétiques


de l’espèce et des conditions extérieures, se trouvait être la meilleure,
ne conviendra plus aussi bien aux nouvelles conditions de vie ; telle
autre, qui ne se réalisait as jusqu’alors parce qu’insuffisante, lui de-
viendra supérieure et sera désormais favorisée par la sélection. Telle
caractéristique physiologique, jusque-là de médiocre importance, peut
devenir un facteur décisif de succès ; ainsi de la résistance au froid
pendant l’époque glaciaire, de la capacité de former des anticorps ap-
propriés avant et pendant une épidémie.
Cette action du milieu n’est mise en doute par personne et tous les
transformistes sont d’accord pour admettre qu’elle a joué un grand
rôle dans l’évolution. Mais certaines divergences apparaissent dès
qu’il s’agit de préciser ce rôle. Pendant longtemps on a vu dans cet
effet des conditions extérieures une justification des théories lamarc-
kiennes, mais il paraît bien établi aujourd’hui que le seul effet, capital
d’ailleurs, que puisse avoir une modification des circonstances exté-
rieures, est de donner à des possibilités latentes dans l’espèce
l’occasion de se manifester. Reste à préciser la nature de ces possibili-
tés latentes.
Pour certains mutationnistes, lorsqu’un changement de milieu
permet à de nouveaux caractères de manifester leur utilité, il ne s’agit
en fait que de l’extériorisation de qualités préexistantes, mais restées
jusqu’alors, parce que dans les conditions où vivait l’espèce, elles
étaient indifférentes au superflues. Ainsi de l’épinoche qui possède la
particularité très exceptionnelle de pouvoir vivre également bien dans
les eaux de salure à peu près quelconque, qualité totalement inutile
dans son habitat normal, l’eau douce, mais qui lui permet, le cas
échéant, de coloniser facilement les eaux saumâtres, dans laquelle elle
prend certains caractères particuliers. Dans ce cas et dans d’autres
plus ou moins analogues, le fait que nous avons à expliquer n’est pas
l’origine de tel ou tel caractère adaptatif, mais bien la genèse de la
préadaptation correspondante. Ce déplacement du problème présente
peut-être, dans certains cas, un grand intérêt physiologique, mais il est
clair qu’en ce qui concerne la question qui nous occupe, il est à peu
près dépourvu de valeur explicative.
Les darwiniens ne songent pas à nier l’existence de la préadapta-
tion, qui permet à la plupart des espèces de subir, sans que se modifie
en rien leur génotype, de notables changements dans leurs conditions
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 25

d’existence, mais ils affirment que les qualités nouvelles, que révèlent
les modifications de plus grande amplitude de l’habitat, existent seu-
lement en puissance, au même titre que beaucoup d’autres, dans le
patrimoine héréditaire de l’espèce. Le hasard des mutations a fait ap-
paraître les gènes qui les conditionnent chez quelques individus qui,
mieux adaptés par là que leurs congénères au nouveau milieu dans
lequel ils se trouvent placés, survivent seuls pour propager leur espè-
ce, désormais modifiée. Un changement de milieu ou de climat peut
ainsi donner à de nouveaux modes de sélection l’occasion de diriger
de nouvelles évolutions. Celles-ci se poursuivent jusqu’à ce que toutes
les possibilités génétiques de l’espèce aient été essayées et que le tri
du meilleur et du pire soit achevé. La sélection, novatrice pour un
temps, redeviendra alors conservatrice.
Nous arrivons ainsi, en approfondissant les principes qui sont à la
base du darwinisme, à un résultat bien remarquable : la sélection natu-
relle, si elle existe, doit être, à la fois, l’agent qui transforme les espè-
ces et celui qui maintient leur stabilité. Les deux aspects de la sélec-
tion, qui semblaient de prime abord s’opposer, nous apparaissent
maintenant comme complémentaires, le même mécanisme pouvant
successivement transformer ou maintenir les formes, conserver ou dé-
truire les édifices génétiques. Mais il y a plus. C’est simultanément
que doivent s’exercer bien souvent les actions conservatrice et nova-
trice d’un même type de sélection, puisque, à chaque instant, le choix
qui s’exerce ne permet ou ne favorise que les changements produits
dans une direction privilégiée et supprime impitoyablement toutes les
autres tentatives du hasard. Par la discipline qu’elle impose aux varia-
tions de l’espèce, la sélection naturelle apparaît comme la loi qui em-
pêche le monde vivant de sombrer dans l’anarchie. L’évolution
qu’elle conditionne est une évolution dirigée, qui tend inlassablement
vers un accord, jamais réalisé dans sa plénitude, entre le fonctionne-
ment de chaque être et le milieu où l’a placé l’histoire de sa race.

Erreurs fixistes

Le « monde avec sélection naturelle » dont l’esquisse vient d’être


faite et où les espèces, distinctes à chaque époque, n’évoluent guère
que lorsque changent leurs conditions d’existence, ressemble fort au
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 26

nôtre. Il n’est pas inutile de revenir ici sur les remarques faites à pro-
pos de la sélection conservatrices et de répéter qu’un « monde sans
sélection naturelle » présenterait une totale incohérence. Ce monde
où, dans chaque espèce, tout individu aurait les mêmes chances de
survie, serait étonnamment changeant dans le détail, sans cependant
présenter d’évolution réelle. Le nombre des formes génétiquement
possibles étant infiniment supérieur au nombre d’habitants que peut
nourrir la terre, à chaque génération certaines combinaisons généti-
ques disparaîtraient, tandis que d’autres se trouveraient réalisées. Ces
changements, toujours fortuits, feraient succéder, dans leur caprice
aveugle, progrès et régressions et pourraient même à l’occasion rame-
ner, après de longs détours, certaines lignées à leur point de départ.
Nul, évidemment, ne défendra une conception qui, poussée à la limite,
aboutit à l’image d’un monde extravagant. Ce monde n’a été dépeint
ici que pour montrer, par l’absurde, que tous les naturalistes doivent,
qu’ils le veuillent ou non, accepter le principe de la sélection naturelle
et que ceux qui prétendent n’y pas croire se trompent. Depuis que l’on
sait, avec une absolue certitude, que, dans toutes les espèces, il se pro-
duit des mutations pouvant porter sur tous les caractères imaginables
et que beaucoup de mutants sont parfaitement viables et féconds, il
n’est plus possible de nier la sélection conservatrice. Une fois celle-ci
acceptée, on ne voit pas comment, raisonnablement, l’on peut contes-
ter l’existence de la sélection novatrice. Et cependant, il est de fait que
le débat soulevé par l’apparition de l’Origine des espèces n’est pas
encore clos, après trois quarts de siècles de querelles, et que certains
naturalistes, non toujours des moindres ; persistent à nier l’importance
de la sélection naturelle ou, plutôt, ils ne veulent pas reconnaître
l’existence d’une sélection novatrice.
La persistance de ces discussions trouve, pour une large part, son
origine dans un malentendu, le mot sélection n’ayant pas le même
contenu pour tous ceux qui en font usage. On aura remarqué, je
l’espère, que nous lui avons donné ici une acception extrêmement
étendue. Le plus souvent on pense trop, en parlant de sélection natu-
relle, à la lutte pour la vie, dans son sens le plus brutal de concurrence
directe, et généralement violente, pour la place ou pour l’aliment. Cet-
te lutte existe et a son importance qui peut, dans certains cas, être très
grande, mais le froid et le chaud, l’excès de sécheresse ou d’humidité,
ne sont pas des agents sélectifs moins efficaces que la faim. Il n’est,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 27

dans l’habitat normal d’une espèce, rien de vivant ou d’inanimé, au-


cun agent physique ou chimique, qui ne puisse, en quelque occasion,
intervenir peu ou beaucoup dans la sélection conservatrice. Il n’en est
surtout aucun qui, par quelque variation imprévue, ne puisse être à
l’origine d’une sélection novatrice. Si ces notions très simples
n’étaient jamais perdues de vue, les controverses sur le mécanisme de
l’évolution seraient sans doute moins nombreuses. Mais puisque ces
controverses existent et que les conceptions darwiniennes conservent
des adversaires décidés, il nous incombe d’aborder de front les diffi-
cultés qu’ils soulèvent et de montrer qu’elles ne peuvent être opposées
valablement à la théorie moderne de l’évolution.
Le hasard, disent nos adversaires, décide seul à chaque génération
quels sont, parmi tous les êtres vivants, ceux qui doivent perpétuer
leur espèce. De cette loterie, dont l’enjeu est l’espoir d’une descen-
dance à qui léguer ses qualités et ses défauts, ne sont exclus que les
infirmes, les tarés et les monstres, victimes désignées de la sélection
conservatrice. Tous les autres sont égaux devant la mort et les darwi-
niens commettent une grave erreur en prétendant que le tri qu’elle
opère à chaque génération n’est pas aveugle, mais tient compte, dans
une certaine mesure, des caractéristiques de chaque individu. Les
anormaux une fois supprimés, la mort ne choisit plus ses victimes.
Pour justifier cette thèse, qui est celle des mutationnistes ortho-
doxes, l’« argument de la mars » est classique. Des millions de têtards
qui grouillent au printemps dans les étangs et les ruisseaux, seuls un
très petit nombre atteindront l’état adulte. Les animaux qui les chas-
sent, non plus que le soleil qui dessèche les mares, ne se préoccupent
des qualités diverses qu’ils peuvent présenter ni, a fortiori, de celles
qu’ils sont susceptibles de montrer plus tard, à l’état de grenouilles.
Comment croire, s’il ne survit qu’un individu sur mille, ou moins en-
core, que celui-ci doive son salut à ses mérites propres et pourquoi ne
pas admettre simplement qu’il a plus de chance que les autres, qui au-
raient pu, tout aussi bien que lui, si le hasard les avait favorisés, être
appelés plus tard à perpétuer leur espèce ?
À cet argument, il serait facile de répondre qu’il suffit d’élever un
lot de têtards pour constater que ceux-ci ne sont pas identiques. Cer-
tains grandissent beaucoup plus vite que d’autres ; si l’eau se cor-
rompt, quelques individus survivent longtemps après que tous les au-
tres ont péri, toutes qualités qui ne sont certainement pas sans influen-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 28

ce sur l’issue, heureuse ou fatale, de la vie larvaire. Mais, quand bien


même on accordait, contrairement à l’évidence, que la mort des tê-
tards est toujours due à des raisons fortuites, en quoi ce fait réfuterait-
il l’hypothèse de la sélection naturelle ? Entre le moment où les jeunes
achèvent leur métamorphose et celui où, devenus adultes, ils retour-
nent à l’eau pour frayer, l’espèce doit encore payer un lourd tribut à la
mort, mais ce tribut n’est sans doute pas très différent de celui
qu’impose la nature aux grenouilles exotiques, plus complètement
adaptées à la vie aérienne, qui incubent une ponte ne renfermant
qu’une dizaine ou une vingtaine d’œufs. Cette mortalité est assez forte
pour que les caractéristiques individuelles, favorables ou défavora-
bles, aient la possibilité d’intervenir et pour qu’une sélection puisse
s’exercer entre individus ayant pratiquement l’organisation de
l’adulte. Les mutationnistes ont évidemment raison lorsqu’ils assurent
que ce n’est pas parce qu’un têtard pourrait devenir une grenouille
sautant plus loin que ses congénères qu’il a plus de chances que
d’autres de survivre aux dangers de la vie larvaire. Mais ils ont tort de
ne pas reconnaître que, seules, ont des chances de survivre et de pon-
dre les grenouilles qui, pendant leurs deux ou trois ans de vie aérien-
ne, se sont montrées assez agiles pour échapper à leurs ennemis et qui
légueront à leurs descendants une part au moins de leurs qualités.
L’erreur de raisonnement que nous venons de relever est instructive
en ce qu’elle montre que la prodigalité démesurée avec laquelle cer-
taines espèces répandent leurs germes n’a sans doute que peu
d’importance dans l’évolution naturelle. En fait, ces destructions mas-
sives n’ont sans doute pas plus de valeur sélective que l’élimination
plus discrète, mais constante, qui persiste longtemps après les étapes
« dangereuses » du développement.
Si les remarques qui précèdent suffisent à montrer le peu de valeur
démonstrative de l’exemple classique, il ne s’ensuit cependant pas que
le hasard ne joue pas un rôle dans le choix des victimes, mais, là
comme ailleurs, il ne faut pas employer inconsidérément le mot ha-
sard.
Nul n’a jamais prétendu que le sort d’un animal qui vient de naître
était rigoureusement déterminé par avance, et que qui connaîtrait ses
caractéristiques génétiques et physiologiques saurait par là même s’il
doit succomber ou survivre. Ce sort dépend nécessairement des condi-
tions où il se trouvera placé. La question est de savoir si leur constitu-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 29

tion physique donne, à tous les représentants d’une espèce et dans tou-
tes les circonstances, une égale probabilité de survie, ou si, au contrai-
re, les probabilités de survie diffèrent, au moins dans certaines cir-
constances, d’un individu à l’autre, suivant la constitution génétique
de chacun d’eux. Autrement dit, dans la partie que tous les gènes
jouent constamment contre la mort, le jeu est-il ou non équitable, au
sens que les mathématiciens donnent à ce terme ? Toutes les expé-
riences correctement exécutées ont donné la même réponse à cette
question, et cette réponse est décisive : les chances de succès des di-
vers allélomorphes sont inégales, comme le postule la théorie de la
sélection naturelle. Dans ces conditions, il est facile de démontrer
qu’il peut arriver exceptionnellement, dans certaines populations peu
étendues, que le hasard favorise, au point de lui faire supplanter ses
rivaux, un gène qui avait a priori de médiocres chances de succès,
mais que l’évolution normale d’une population est la substitution gra-
duelle des gènes les plus avantageux à ceux dont la « valeur sélecti-
ve » est moindre. Précisons, une fois de plus, que l’avantage dont il
s’agit n’est pas absolu, mais relatif à de certaines conditions
d’existence, à un certain type de concurrence. Lorsque toutes ces cir-
constances sont exactement définies, la valeur sélective d’un gène
peut, au moins en principe, être mesurée avec précision en termes de
probabilité de survie.

*
* *

La critique, que j’espère convaincante, qui vient d’être faite de


l’argument prétendu décisif de la « mort non différentielle », nous
permettra de faire rapidement justice d’une deuxième affirmation aus-
si peu fondée que la première, bien qu’elle s’appuie sur un fait parfai-
tement exact.
Les traits distinctifs les plus sûrs des espèces, des genres ou des
familles, portent presque toujours sur des caractères qui n’ont certai-
nement par eux-mêmes aucune importance au point de vue sélectif. Il
suffit d’ouvrir une flore ou une faune pur le constater. On ne voit pas
en effet en quoi le fait d’avoir des sépales plus ou moins obtus, ou des
élytres glabres plutôt que pubescentes, pourrait être avantageux ou
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 30

désavantageux, puisque les caractères qui séparent ces dernières sont


généralement indifférents ? A cet argument facile, les transformistes
d’autrefois ont essayé de répondre en s’évertuant à trouver une utilité
quelconque à des dispositions anatomiques insignifiantes. Leurs ef-
forts n’ont pas toujours été vains, mais souvent, par excès de zèle, ils
ont cru découvrir de subtiles adaptations, là où il ne s’en trouvait pro-
bablement pas, et leurs adversaires ont eu beau jeu à tourner en déri-
sion leur imagination excessive. Les transformistes d’aujourd’hui ne
se laissent plus entraîner dans ces polémiques, où les affirmations sont
aussi gratuites que les négations. Ils remarquent simplement que
l’argument de l’indifférence des caractères spécifiques ne peut être
soutenu que par ceux pour qui un animal ne doit être étudié qu’après
avoir été rangé dans une vitrine, ou dans une boîte, et qui ne connais-
sent que des que des plantes d’herbier. Ils invitent leurs contradicteurs
à ouvrir un traité de zootechnie ou d’agronomie, ou simplement un
bon catalogue d’horticulture, et à constater que les caractères essen-
tiels d’une race ne sont généralement pas ceux qui servent à la recon-
naître. Les couleurs ni les formes qui servent à la définir n’apprennent
rien sur sa faculté de résistance à la gelée ou à la sécheresse, aux para-
sites ou aux maladies, non plus que sur sa fécondité, sa vitesse de
croissance ou sa capacité plus moins grande d’utiliser les ressources
alimentaires du milieu où elle se trouve placée. Chacun de ces caractè-
res est néanmoins plus important qu’aucun de ceux que pourrait enre-
gistrer le plus fidèle descripteur. Ce qui est vrai de la comparaison de
deux races, l’est évidemment de celle de deux espèces et, si les diffé-
rences physiologiques qui peuvent exister entre ces dernières sont gé-
néralement inconnues, on n’est cependant jamais en droit d’affirmer
sans preuves quelles sont négligeables.
Les qualités que l’homme a cherché à fixer dans les espèces ani-
males ou végétales qu’il élève sont pour la plupart d’ordre physiologi-
que et cependant les races qu’il a créées se reconnaissent à leur appa-
rence extérieure. La sélection de caractères indifférents a presque tou-
jours accompagné celle de caractères utiles, auxquels ils se trouvent
liés. Inversement, le généticien qui isole un animal différant de ses
congénères par quelque soies de plus ou de moins ou par un détail de
couleur, sélectionne en même temps des caractères qu’il ne pouvait
voir et qui peuvent porter aussi bien sur la fécondité ou la longévité
que sur la mortalité larvaire ou la résistance à un poison ou à une bac-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 31

térie pathogène. Ce que fait la sélection artificielle, la sélection natu-


relle peut évidemment le faire, et elle le fait sans aucun doute. Si
l’homme ne comprend pas toujours le sens des résultats qu’elle ob-
tient, c’est que l’apparence d’une espèce ne laisse presque rien deviner
de ses qualités ou de ses défauts, non plus que leur diversité de forme
et de couleur ne suffirait à apprendre, à qui n’aurait jamais mangé de
raisins, les différences réellement intéressantes qui séparent un ara-
mon d’un chasselas ou d’un muscat.

*
* *

Le fait que les caractères qui se sont, par eux-mêmes ni nuisibles ni


utiles peuvent être l’objet d’une sélection active, parce qu’ils sont né-
cessairement liés à des caractères cachés, mais importants, enlève évi-
demment toute sa force à l’argument de l’indifférence des caractères
spécifiques. Il ne s’ensuit cependant pas qu’il faille commettre, sous
une forme nouvelle, la faute des transformistes d’autrefois, et vouloir
à toute force qu’une particularité morphologique quelconque soit tou-
jours, ou directement utile, ou liée nécessairement à un caractère
avantageux. On connaît aujourd’hui trop de cas d’évolutions incontes-
tablement fâcheuses pour pouvoir croire encore que la sélection
conduit nécessairement le monde vivant vers une sorte de perfection.
En constatant ainsi, comme le lui commande une élémentaire bonne
foi, les imperfections du monde vivant, le darwinien sait d’ailleurs
qu’il ne fournit pas à ses adversaires des arguments aussi redoutables
que ceux-ci l’imaginent. L’examen d’un seul exemple, d’ailleurs clas-
sique, suffira à nous montrer que cette difficulté, la seule qui puisse
être valablement opposée à la théorie de la sélection naturelle, n’est
aucunement insurmontable.
Dans plusieurs groupes de mammifères, les mâles possèdent des
armes, cornes ou défenses, plus développées que celles des femelles,
qui souvent même en sont dépourvues. La paléontologie nous apprend
que, dans un certain nombre de familles, l’évolution s’est faite dans le
même sens, les mâles des espèces successives ayant des armes de plus
en plus grandes. Dans les dernières espèces de chaque série, qui sont
aussi les plus grandes, les cornes démesurées des grands élans fossi-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 32

les, celles mêmes du cerf actuel sont certainement, comme outils ou


comme armes, des instruments moins efficaces que celles, plus sim-
ples et plus petites, que portaient leurs lointains ancêtres. Comment
expliquer alors qu’à tant de reprises, la nature ait réalisé, comme si
elle poursuivait un dessein préconçu mais déraisonnable, ces « ortho-
genèses » absurdes 2 ? L’examen de ce problème va nous permettre de
mettre en évidence une perversion de la sélection, qui a dû intervenir
dans beaucoup d’autres circonstances, et qui s’explique par un conflit
entre l’intérêt de l’individu et celui de l’espèce.
Lorsque les conditions d’existence sont difficiles, que la concur-
rence pour l’aliment est grande et qu’une fécondité élevée a pour
conséquence inévitable la mort du plus grand nombre des jeunes, tou-
te mutation diminuant sensiblement la probabilité de survie des indi-
vidus qu’elle affecte est nécessairement éliminée. Mais si la popula-
tion est placée pendant une étape assez longue de son histoire dans des
conditions assez favorables pour n’avoir, ni à craindre la disette, ni à
redouter d’ennemis trop puissants, si la mortalité de ses jeunes est fai-
ble, elle peut présenter certains types d’évolution qui lui seraient in-
terdits si la concurrence était plus sévère. La « sélection sexuelle »,
telle que l’a conçue Darwin, est vraisemblablement à l’origine de
quelques-unes de ces évolutions qui favorisent certains individus au
détriment des autres, sans que l’espèce tire nécessairement bénéfice de
ces transformations.
Chez les grands mammifères dont il vient d’être question, il est
fréquent, sinon constant, que les mâles se livrent des combats à
l’époque des amours. Les mâles les plus forts, les plus grands, les
mieux armés ont naturellement plus de chances que leurs rivaux de

2 La paléontologie a montré que, dans beaucoup de lignées évolutives, les diffé-


rences de forme, de structure ou de taille, qui séparent les espèces successives,
ne sont pas quelconques, mais paraissent s’être produites dans une direction
déterminée. Ainsi de la série des ancêtres du cheval, qui ont présenté, en mê-
me temps, un accroissement de leur taille, une réduction du nombre de leurs
doigts, un changement graduel de leur denture et de la forme de leur crâne.
Ces successions de changements, dont chacun apparaît comme l’accentuation
du précédent, sont connues sous le nom d’orthogenèses. Il est remarquable
que des séries évolutives indépendantes aient présenté des orthogenèses paral-
lèles. Le phénomène que nous étudions ici en est un des exemples les plus
nets, des lignées très diverses ayant présenté une tendance au gigantisme et un
accroissement démesuré de leurs cornes ou de leurs défenses.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 33

sortir vainqueurs de ces tournois et de laisser une descendance. Com-


me les qualités physiques sont toujours pour une part de nature géné-
tique et, par conséquent de la taille et des organes d’attaque ou de dé-
fense, chez le mâle seul ou, en même temps, chez le mâle et chez la
femelle. Mais une telle évolution n’est pas nécessairement favorable
et la sélection de qualités moins brillantes assurerait plus sûrement
l’avenir du groupe dans lequel elle se déroule. Une bonne résistance
aux intempéries et aux maladies, une grande capacité de résistance à
la faim et à la soif, et surtout une fécondité suffisante sont pour le suc-
cès d’une espèce des facteurs beaucoup plus décisifs que la force ou le
courage et ce n’est qu’en l’absence de concurrents sérieux qu’une po-
pulation peut se permettre impunément le luxe onéreux de forger des
armes de plus en plus efficaces pour les duels de ses mâles. Il semble
même qu’une telle évolution doive conduire presque fatalement à une
catastrophe le groupe qui s’y engage.
Il est établi aujourd’hui que les deux phénomènes qui caractérisent
les orthogenèses que nous essayons d’expliquer ici ne sont pas indé-
pendants. C’est l’accroissement de taille des espèces successives qui
est responsable à la fois de l’augmentation de la puissance et de la
complication de la forme des armes dont elles sont pourvues. Une loi
très générale du développement veut en effet que les « variants
sexuels » que sont ces armes, propres au mâle ou plus développés
chez lui que chez sa compagne, croissent plus vite que leurs porteurs
et compliquent leur forme en grandissant. Dans ces conditions, des
espèces de taille suffisamment grande ont nécessairement des armes
dont dont les dimensions sont disproportionnées aux leurs et dont la
forme est inutilement compliquée. La paléontologie montre clairement
que, dans bien des familles, les espèces les plus évoluées, celles dont
l’apparition annonce l’extinction du groupe, ont dépassé le stade où
les organes d’attaque et de défense avaient atteint leur développement
optimum. L’explication de ce fait, longtemps mystérieux et tenu par
beaucoup pour une objection décisive au darwinisme, a été donnée, il
y a une dizaine d’années, par l’étude mathématique approfondie des
lois de la sélection naturelle. On sait depuis longtemps que, dans tous
les cas ou presque, les caractères quantitatifs tels que la taille dépen-
dent du jeu simultané d’un grand nombre de gènes et que toutes les
populations sont hétérozygotes pour beaucoup pour beaucoup de ces
derniers. Lorsque la sélection joue en faveur d’un accroissement de la
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 34

taille, elle tend à éliminer les gènes qui diminuent les dimensions de
l’animal et à augmenter le nombre de ceux qui l’accroissent. Or l’on
peut démontrer que, si cette sélection se poursuit pendant un temps
suffisamment long, l’évolution ainsi orientée ne peut plus s’arrêter
brusquement. Que la sélection cesse, que même, les circonstances
ayant changé, elle combatte la tendance qu’elle favorisait jusqu’alors,
l’accroissement régulier de taille en s’en poursuivra pas moins pen-
dant un certain temps et dépassera nécessairement l’optimum, caracté-
risé précisément par l’arrêt de la sélection. Les orthogenèses produi-
sant le gigantisme et un développement excessif des armes des mâles
s’expliquent ainsi entièrement par une certaine « inertie de
l’évolution », inertie que l’on doit s’attendre à retrouver chaque fois
que le caractère soumis à la sélection est conditionné par un grand
nombre de gènes.

Signalons, sans nous y arrêter, qu’un deuxième type de sélection


sexuelle, moins brutal que celui que nous venons d’étudier, a été in-
voqué par Darwin pour expliquer la genèse de caractères, apparem-
ment inutiles, propres aux mâles. C’est pour séduire sa femelle muette
que le rossignol aurait un chant harmonieux et pour plaire à sa terne
compagne que le faisan aurait un plumage éclatant.

Il est difficile de prouver le bien-fondé de cette explication, mais


elle présente aujourd’hui beaucoup plus de vraisemblance qu’au mo-
ment où elle fut énoncée. Il est hors de doute que, chez les animaux
supérieurs et chez les oiseaux, en particulier, la constitution d’un cou-
ple n’est pas laissée seulement au hasard, mais qu’elle dépend en
quelque mesure du choix exercé par l’un ou l’autre partenaire. Si fai-
ble que soit la part de ce choix, il suffit qu’il puisse s’exercer pour que
la sélection développe, à la fois, les caractères sur lesquels il porte
dans l’un des sexes, et, dans l’autre sexe, l’intensité de la préférence
accordée aux porteurs de ces caractères. L’effet de cette double sélec-
tion pourra être une évolution extrêmement rapide, dès qu’une muta-
tion aura fait varier dans le sens voulu le caractère sujet au choix.
Comme dans le cas des armes chez les mammifères, et pour les mê-
mes raisons, cette évolution pourra dépasser son but et nuire, en défi-
nitive, à l’espèce qui l’a présentée.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 35

Il n’est ni certain, ni même probable, que toutes les orthogenèses


être interprétées par le mécanisme qui vient d’être indiqué. Mais ce
succès récent du darwinisme moderne permet d’espérer en la dispari-
tion prochaine des derniers obstacles qui s’opposent à l’adoption una-
nime de la théorie de la sélection naturelle.

(A suivre.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 36

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

JUSTICE
ET DÉMOCRATIE
par MARCEL WILLARD

Retour à la table des matières

Si la France est sauvée, la troisième République est morte. Elle est


morte sans gloire, comme la monarchie, comme le césarisme sont
morts, parce que ses prétendues élites ont trahi la nation après l’avoir
dépouillée de ses armes et de ses droits.
Elle est morte comme elle était née : sous le signe de l’humiliation
et du mépris, dans la peur et la haine du peuple. Que dis-je ? Plus mal
morte encore qu’elle n’était née, puisque, de l’Année terrible à l’an
40, de Versailles à Vichy, de Trochu à Dentz, de Mac-Mahon à Pé-
tain, lesdites « élites » n’avaient avancé qu’en putréfaction. Une putré-
faction, il est vrai, qui s’était érigée en technique !
La France, qui est sans Constitution depuis la démission d’un Par-
lement infidèle à lui-même, à son mandat, à sa patrie, ne regarde en
arrière que pour constater à quel point, dans son histoire, l’anti-France
se confond avec l’anti-démocratie.
Régénérée par la Résistance et la victoire, elle sait, de science très
chèrement acquise, ce qu’il lui en coûte de se laisser dévier de sa vo-
cation libératrice. Elle sait aussi que c’est en elle, dans sa chair même,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 37

que s’élaborent toujours les énergies qui la délivrent, qui lui restituent
son visage et qui la reconstruisent.
Comme elle n’est pas de ceux qui n’ont rien appris ni rien oublié,
elle sait enfin que ce n’est pas miracle ni hasard si cette épreuve pla-
nétaire de force se résout par l’anéantissement des puissances
d’oppression et si, entre toutes les nations, celle qui leur a porté le
coup décisif, sous Stalingrad, est la plus hardiment démocratique.
Toute l’expérience de la République, depuis un siècle et demi,
concourt donc à la mettre en garde contre tout retour vers les désas-
treux précédents du pouvoir personnel et des obligations plus ou
moins occultes.
Le peuple de chez nous n’aura pas souffert et lutté pendant cinq
ans pour sauver un ordre caduc, pour renflouer des épaves pourries. Il
ne se laissera plus tromper par la sécurité fictive d’une ligne Maginot,
d’une gausse euphorie économique ou d’une prétendue séparation des
pouvoirs.
Il n’entend revenir ni à la conjoncture 1938, ni à la Constitution de
1875, ni à la féodalité antinationale des trusts escortés de leurs merce-
naires et de leurs beaux parleurs à gages.
Maître de son destin et désormais conscient de sa souveraineté, il
ne vaut plus être un souverain nominal qui ne gouverne pas : il exige
de se gouverner lui-même. Effectivement.
Sous peu, ses assemblées patriotiques, puis ses États généraux au-
ront à discuter les projets constitutionnels sur lesquels il se prononcera
en connaissance de cause en élisant ses représentants à l’Assemblée
constituante.
Souveraineté nationale, exclusive de tout empiétement économique
ou financier.
Unité élective des trois pouvoirs, issus du peuple et contrôlés par
lui.
Garantie de la liberté, de l’égalité devant la loi et des droits civi-
ques et sociaux par l’octroi des moyens pratiques de les exercer.
Tels sont les thèmes de rénovation que la nation puisera dans ses
traditions révolutionnaires et démocratiques, dont son histoire
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 38

contemporaine est si riche. Il lui suffira de les ajuster aux données na-
tionales actuelles.
Et il n’est pas un poste de commande, un département administra-
tif, une branche d’activité où leur application ne s’impose.
Voire la justice.
L’organisation judiciaire française ressemble à ces vieilles dames
minaudantes, qui, pour avoir été courtisées par nos arrière-grands-
pères et imitées par les provinciales de leur temps, se croient permis
de nous imposer la vue et l’usage de leurs décolletés flétris.
Un siècle et demi après la proclamation de l’égalité des droits,
l’égalité n’est pas réalisée dans les moyens de les faire valoir.
Un siècle et demi après l’abolition de la vénalité des charges, survit
la patrimonialité des offices ministériels.
Dans la magistrature, un esprit de caste à peu près aussi fermé au
progrès et à la vie qu’au temps de la noblesse de robe ; une indépen-
dance théorique à l’égard de l’Exécutif, toute relative à l’égard des
puissants, trop réelle à l’égard du peuple.
Une procédure archaïque, tardigrade et solennelle qui a honte de
parler français. Un dédale de textes sans clarté où nul, sinon les initiés
de la chicane, au service de qui peut les payer, ne parvient à se recon-
naître.
Est-il bien sûr que, depuis le bon La Fontaine, la justice ait jamais
cessé d’être blanche ou noire, selon…
Alors, quoi d’étonnant si, pour les humbles, e procès n’est guère
moins redoutable que la maladie ? Encore sont-ils mieux prémunis
contre microbes et toxines : il y a les assurances sociales, l’hôpital, le
sérum. Mais devant le procès, ils sont désarmés : pas de vaccin. Dans
les palais de justice, ce n’est pas le malade que l’on soigne, mais la
maladie. Pas le patient, mais le médecin ! Les lois paraissent faites
pour les hommes de loi plutôt que pour les justiciables.

Notre justice, disait Montaigne, ne nous présente que l’une de ses


mains, et encore la gauche ! Quiconque il soit, il en sort avec perte.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 39

Mais c’est le plus souvent celui qui n’a rien à perdre qui perd.
C’est le pot de terre qui se brise.
La nation, rassemblée dans le combat, unie dans la reconstruction,
consciente de sa vocation libératrice et justicière, a le droit d’exiger
que « cela change ».
Jamais époque n’aura été plus favorable que la nôtre à ce change-
ment : la pays a perdu tout respect pour un corps judiciaire que son
recrutement, sa formation, sa fossilité isolaient de la république, de la
nation, de la vie nationale et que, pendant l’épreuve, son défaut géné-
ral de caractère, de fermeté civique, a trop déconsidéré pour qu’une
simple épuration, fût-elle sévère, suffise à en renouveler l’esprit.
Le moment est venu d’aérer le prétoire, d’en ouvrir largement les
portes et les fenêtres : il revient à la nation justicière d’y être admise
comme justiciable et comme juge.
Comme justiciable, elle entend que la justice lui soit accessible,
c’est-à-dire qu’elle soit gratuite, simple et responsable.
Comme juge, elle entend encadrer, de ses échevins élus, une ma-
gistrature recrutée et formée démocratiquement.

GRATUITÉ

Théoriquement, la justice est égale pour tous et elle est gratuite :


entendez par là que, depuis 1790, les plaideurs n’ont plus à payer leurs
juges et que, depuis 1851, s’ils sont indigents, ils peuvent « solliciter
le bénéfice » de l’assistance judiciaire ; ils peuvent même obtenir cette
« faveur » à condition que leur demande paraisse bien fondée au bu-
reau qui statue.
Sur la papier, la justice est un service public et la formule exécutoi-
re de ses décisions commence par ces mots : « Au nom du peuple
français… » Il y a des fictions qui ont la vie dure.
Mais il ferait beau voir que la quatrième République, née dans la
douleur, se nourrisse, comme sa mère, de formules imprimées sur
baudruche !
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 40

Il n’y a pas d’égalité devant la justice tant que tout justiciable,


quelle que soit sa condition, n’a pas la faculté d’agir ou de se défendre
efficacement, sans avoir à mendier l’aumône d’une médiocre assistan-
ce.
La justice qu’exige la nation doit être, comme l’enseignement, un
service public véritable. Authentiquement national. Elle doit avoir un
personnel de magistrats et de fonctionnaires spécialisés.
La gratuité effective implique l’exonération de tous droits, émolu-
ments, frais et honoraires. Le justiciable ne doit avoir à supporter ni
les frais de procédure, d’enquête et d’expertise, ni, du moins obliga-
toirement, la rémunération de son avocat.
La gratuité implique également la suppression des offices ministé-
riels. Il est grand temps d’en finir avec ce monopole anachronique des
avoués, des huissiers, des greffiers, dont la seule raison d’être résidait
dans le formalisme et la complication d’une procédure ajustée à leurs
intérêts, à leur privilège, au détriment des justiciables.
La Révolution avait aboli la vénalité et l’hérédité des offices de ju-
dicature. La Restauration les a rétablies, en patrimonialisant du moins
les charges de notaires, d’avoués, d’huissiers, etc. Et depuis lors, cette
survivance de l’ordre ancien résiste à tous les changements de régime,
à toutes les offensives
Depuis un siècle et demi, personne ne songe à regretter que le juge
ne soit plus payé par les plaideurs. D’où vient que tant de gens de loi
prennent des airs offensés lorsque, sans s’écarter de la tradition démo-
cratique française, on propose que tous les collaborateurs et auxiliaires
de la justice puissent recevoir de l’État, comme exerçant un service
public, leur rémunération ?
La transformation des greffiers en fonctionnaires n’offre aucune
difficulté. Leur travail matériel doit être modernisé. Sténotypie, dicta-
phone, enregistrements sonores ne seront plus proscrits. Les experts,
les syndics, les administrateurs judiciaires ne seront nullement dimi-
nués dans leur standing s’ils émargent exclusivement au budget de
l’État, s’ils sont placés à la disposition exclusive de la justice. Auprès
de chaque juridiction sera créé un service social, organisé et sélec-
tionné avec le plus grand soin.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 41

Tous les actes d’huissiers, constats, sommations, exécution des ju-


gements, pourraient être accomplis par des fonctionnaires assermentés
offrant toutes garanties de sérieux et de compétence. Quant aux « si-
gnifications » à domicile ou à personne, elles pourraient être assurées
par la poste et, le cas échéant, la police ou la gendarmerie : le facteur
et le gendarme s’en acquitteraient au moins aussi bien que le saute-
ruisseau. S’il existe une forme d’exploit que nul ne regretterait, ce
sont bien les « exploits » d’huissier, et ce serait tant pis pour le roman-
tisme du mot s’ils étaient prosaïquement remplacés par des plis re-
commandés avec avis de réception.
Et l’avoué ? L’avoué, inconnu dans la plupart des pays, l’avoué
dont on se passe même chez nous devant les tribunaux administratifs,
consulaires et cantonaux 3, voire devant la juridiction suprême,
l’avoué doit disparaître avec le formalisme dont il vit. La simplifica-
tion de la procédure privera de toute justification le ministère des
avoués, encore obligatoire dans la plupart des affaires civiles. Leurs
revenus seront assurés par l’accès des barreaux qui leur sera ouvert de
plein droit.
La dualité archaïque de l’avoué et de l’avocat, ce vieux divorce de
la parole et de la plume, ne répond à aucune nécessité avouable. Il est
grand temps d’y mettre fin !
L’avocat-avoué, seul admis à procéder (dans la mesure où l’on
pourra encore ainsi dire) et à plaider, assistera le justiciable, à
l’exclusion des agents d’affaires, dont l’industrie sera sévèrement dé-
couragée.
Pas de justice gratuite sans défenseurs gratuits. Tout plaideur doit
pouvoir obtenir, sans avoir à justifier de son indigence ou du bien-
fondé de ses droits, la désignation d’un avocat. Il est, par contre,
inadmissible que l’avocat commis (comme c’est présentement le cas
dans les affaires d’assistance judiciaire) ne soit pas rémunéré. Sa ré-
munération largement décente doit être assurée par l’État. Et son in-
dépendance n’en souffrira pas plus que celle du chirurgien qui opère
un hospitalisé gratuit aux frais de l’Assistance publique.

3 On s’en passe également devant toutes les juridictions alsaciennes et marocai-


nes.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 42

Il n’est nullement question de « fonctionnariser » les barreaux. Pas


davantage d’empêcher le plaideur qui refuse tout défenseur commis
d’honorer l’avocat de son choix.
Mais tous les avocats seront obligatoirement inscrits sur un tableau
où, à tour de rôle (non sans tenir compte éventuellement de leur spé-
cialisation), l’Ordre les désignera. Les honoraires seront taxés, non
selon le chiffre du litige, mais suivant les difficultés de l’affaire.
Ce système semble être le moins mauvais que comporte le régime.
Les barreaux se feront un devoir de réexaminer les conditions d’accès,
les règles disciplinaires, les problèmes de libre association que ne
manqueront pas d’impliquer ces modifications professionnelles.
Mais le fisc ?
Le fisc n’aura-t-il pas à supporter un poids considérable de charges
nouvelles (rachat d’offices, rémunération des collaborateurs et auxi-
liaires de la justice, entretien d’un service public nouveau), sans pou-
voir compter sur les recettes appréciables et régulières que lui procu-
rent les droits de timbre et d’enregistrement ?
Sans doute. Mais est-ce payer trop cher une justice moins indigne
de son nom, de sa mission, mieux administrée, plus démocratique ?
« Rapporte »-t-elle à la nation, quand elle se ravale au rôle d’un gros
contribuable sans prestige et sans dignité, qui ne mérite que trop son
décri ? Mieux valait pour la France la simplicité de Saint-Louis que
l’opulence de Grippeminaud, archiduc des chats-fourrés !

Le premier devoir de la royauté, disait d’Aguesseau, est de rendre et de


faire rendre la justice à ses sujets. C’est une dette du roi envers ses sujets,
il ne s’en acquitte qu’imparfaitement lorsqu’il leur vend, en quelque ma-
nière, ce qu’il est obligé de leur donner.

La République ne se doit-elle pas de se montrer, dans ce domaine,


aussi royaliste que le roi, du moins aussi démocrate que le chancelier
royal ?
D’autre part, il n’est pas impossible de combler partiellement le
trou que creusera dans le budget l’abolition des droits
d’enregistrement. Il suffirait de frapper les plaideurs de mauvaise foi
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 43

ou téméraires, d’amendes civiles rigoureuses dont le tribunal de mau-


vaise foi ou téméraires, d’amendes civiles rigoureuses dont le tribunal
déterminerait l’importance entre les limites fixées par la loi. Cette
sanction offrirait le double avantage estimable de faire payer et de dé-
courager le mauvais plaideur.

DÉMOCRATISATION

Il ne suffit pas que la justice soit gratuite : il faut que, dans la me-
sure compatible avec le régime, elle renonce à son caractère de classe.
Et la magistrature, à son esprit de caste.
Ce n’est pas un hasard si, pendant cette nuit de quatre années d’où
s’éveille la France, la magistrature, isolée du peuple qu’elle méprisait,
de la République dont elle ne respectait que les ministres, est, dans
son ensemble, l’un des corps qui ont le plus servilement courbé
l’échine devant les usurpateurs de l’anti-France, asservis eux-mêmes à
l’ennemi.
Certes, les exceptions n’en sont que plus louables : mais elles
n’infirment en rien une vérité malheureusement générale qu’il n’est de
l’intérêt, ni de ce corps ni du pays, de ne pas constater clairement,
crûment.
Rien ne sera changé, rien ne rendra à la justice son prestige perdu
et la confiance du peuple, tant que l’on s’en tiendra au mythe crevé de
la séparation des pouvoirs (qui ne sépare les pouvoirs que de leur
source), tant que l’on ne modifiera pas profondément le recrutement et
la formation de la magistrature, tant qu’on reculera devant sa démo-
cratisation.
Si rendre la justice est une fonction sociale et hautement nationale,
il s’impose, non seulement de la rapprocher du justiciable, mais de
l’intégrer à la nation et d’en ouvrir largement les portes sur la vie.
Oui, sur la vie. La justice n’est pas faite pour planer hors du temps
et de l’espace, pour survoler de haut la terre des hommes et des
contingences. Il ne lui réussit pas davantage de respirer un air confiné,
entre les quatre murs de l’argument d’autorité et de la jurisprudence
acquise.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 44

Puisque l’expérience prouve que le juge n’est qu’un homme, qu’il


soit du moins un homme, un prud’homme, et non plus un mannequin
d’hermine.
Une magistrature recrutée dans toutes les couches de la population,
accessible aux enfants du peuple, à qui la réforme démocratique de
l’enseignement permettrait de faire valoir leur vocation et d’obtenir
leur diplôme, à l’issue d’études où le droit romain céderait enfin le pas
aux sciences sociales ; sélectionnée par des examens d’entrée sévères,
où la culture générale ne serait pas sacrifiée à la technicité, ni la prati-
que à la théorie ; formée et éprouvée préalablement par des stages ef-
fectifs au barreau et dans les services judiciaires les plus liés à la vie
(notamment le service social à créer). Des stages décemment rémuné-
rés.
Une magistrature débarrassée de ses éléments antinationaux, anti-
sociaux, incapables ou fatigués. Une magistrature bien payée et très
sérieusement inspectée, un magistrature responsable et consciente de
sa responsabilité ; une magistrature perfectible prémunie contre la
sclérose professionnelle, et dont la qualification commanderait le clas-
sement et l’avancement, dont la hiérarchie serait simplifiée.
Tel devrait être le corps judiciaire de la génération prochaine.
Toutefois, la démocratisation, comme d’ailleurs l’unification de la
justice, implique aussi l’échevinage des instances, c’est-à-dire
l’adjonction aux juges de carrière de magistrats populaires élus, dotés
de droits égaux. Echevins ou jurés, peu importe le nom qu’on leur
donne.
L’unification ? En effet, on ne peut unifier sans spécialiser. Aucun
magistrat, aucun homme, quelle que soit sa culture, ne pouvant avoir
la tête encyclopédique, il est nécessaire que, pour trancher les catégo-
ries d’affaires où, plutôt que le « droit pur » (en admettant que le droit
pur existe !), c’est telle ou telle technique qui est en jeu, le juge soit
assisté de représentants qualifiés de cette technique.
La démocratisation ? Aucun magistrat, aucun homme, quelle que
soit sa formation, ne pouvant être entièrement exempt de déformation
professionnelle, il est désirable que l’optique du juge soit corrigée par
la vision moins abstraite, plus ingénue que l’homme du peuple, af-
franchi de toute prévention jurisprudentielle.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 45

Le droit lié à la vie, voilà qui justifie, en dépit de toute objection, la


composition mixte des tribunaux et cours, l’amalgame judiciaire.
D’ailleurs, cette électivité des magistrats, loin d’être contraire à notre
tradition républicaine, a été de règle en France pendant toute la durée
de la première République (jusqu’en l’an VIII).

SIMPLIFICATION

L’intérêt évident du justiciable commande la simplification de no-


tre appareil judiciaire et de notre procédure, qui sont d’un archaïsme
beaucoup plus proverbial que respectable. La France, régénérée par le
Maquis, ne veut plus entendre parler de ce maquis-là, où se meuvent à
l’aise que les initiés, à l’affût du profane, du pauvre voyageur errant à
dépouiller.
Ce n’est pas par hasard qu’on y parle un argot spécial : la langue
française est trop claire, trop concise et trop simple. Et la règle du jeu
veut que personne, hormis les clercs, ne comprenne ou ne cherche à
comprendre.
La justice de demain parlera français, le français de tout le monde,
sans archaïsme ni pédanterie. Les délais seront abrégés. La procédure
sera simplifiée, réduite au minimum le plus strict et le plus prompt.
La multiplicité des rouages, des juridictions, des mandataires ne
profite qu’aux parasites les plus retors de la chicane, qui, seuls, et aux
dépens du plaider qu’ils exploitent et désorientent, trouvent leur
compte dans les conflits de compétence, comme dans les connivences
de la dichotomie.
Une justice destinée au justiciable et non plus à l’homme de loi ne
peut que tendre à l’unité. Unité de représentant, assurée par le mono-
pole de l’avocat. Unité de juridiction, réalisée par l’élimination de tou-
tes les juridictions spéciales (administrative, commerciale, etc.).
L’unité de juridiction, qui grouperait tout le corps judiciaire en tri-
bunaux départementaux et cours d’appel régionales, ne postule nulle-
ment une centralisation qui éloignerait le juge du justiciable, en impo-
sant à celui-ci des déplacements souvent onéreux ou en nuisant à son
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 46

contrôle, et en favorisant chez celui-là la reviviscence de l’esprit de


caste.
Le tribunal serait divisé en sections réparties géographiquement
dans les villes du ressort et techniquement suivant leur spécialité.
L’unité de juridiction n’exclut pas la vie juridictionnelle du canton,
mais seulement le caractère inférieur, subalterne de cette « justice
pour pauvres » que constitue à présent la justice de paix. La juridic-
tion cantonale doit être exercée par un ou deux juges départementaux
délégués, sédentaires, qui assureront l’instruction civile et pénale.
Si, en effet, le système de l’échevinage exclut l’unicité du juge et
donne gain de cause aux partisans de la collégialité, il n’interdit pas de
désencombrer les audiences par l’institution du juge d’instruction civi-
le, doté d’un pouvoir juridictionnel très limité.
En matière civile, comme en matière pénale, toute affaire serait
instruite avant d’être jugée. Que ce soit au canton, au chef-lieu d’un
groupe de cantons, au chef-lieu de l’arrondissement ou du départe-
ment, le juge instructeur dirigerait la procédure, s’efforcerait de conci-
lier les parties, entendrait les témoins, ordonnerait toutes constatations
ou expertises nécessaires, trancherait les incidents, ordonnerait les
mesures provisoires ou conservatoires, et transmettrait le dossier, avec
son rapport, à la section compétente et la plus voisine du tribunal dé-
partemental.
Ce juge instructeur pourrait même, sous réserve d’appel, statuer
sur le fond en certains cas : non-comparution du défendeur, défaut de
contestation, accord des parties pour conférer au juge le pouvoir juri-
dictionnel, et certaines catégories d’affaires, dont la plupart ressortis-
sent actuellement à la compétence du juge de paix.
Le juge instructeur pénal recueillerait (avec l’aide du parquet, de la
police et surtout du service social) tous les éléments d’appréciation sur
la nuisibilité de l’inculpé. Il statuerait sur les contraventions et, à
charge d’appel, sur les petits délits comportant des sanctions bénignes.
C’est enfin le magistrat instructeur qui pourrait être appelé à sié-
ger, comme président ou instructeur départiteur au conseil des
prud’hommes (ou, plus exactement, à la section prud’homale du tri-
bunal), dont la compétence serait étendue à tous les conflits nés du
contrat de travail, à tous les cantons où ces conflits peuvent naître.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 47

Bien entendu, l’appel de ses décisions serait déféré à une section


prud’homale, paritairement échevinée, de la cour.
L’expédition normale et prompte des affaires exige un minimum
de rationalisation, notamment une certaine limitation des débats
oraux. Quand une affaire vient à l’audience, il est nécessaire qu’elle
soit déjà déblayée de tout ce que peuvent dégager l’instruction, les
échanges de notes, la préparation écrite des dossiers. Il va de soi que
cette limitation prudente et conditionnée par la nature de l’affaire ne
doit en aucun as dégénérer en étouffement. Mais les avocats auront à
cœur, sinon de tordre le cou à l’éloquence, du moins de la dépouiller
de vaine rhétorique.
Les voies de recours seront l’objet d’une réforme profonde. Les
jugements seront réputés contradictoires à l’égard des parties convo-
quées en temps utile, à moins que le défaillant ne justifie d’une im-
possibilité réelle de comparution.
Si le droit d’appel constitue une garantie nécessaire pour les plai-
deurs, encore faut-il qu’il soit circonscrit par des délais stricts et que
l’abus en soit sévèrement réprimé par des amendes et réparations civi-
les. Par contre, son usage ne doit pas être lié au chiffre du litige. Odi-
lon Barrot, monarchiste modéré, considérait déjà comme antidémocra-
tique un pareil critère.
Le vice de forme ne doit plus suffire à justifier un recours, à moins
que ce vice ait pu nuire au plaideur qui le relève.
Enfin, il est grand temps que la justice, débarrassée de sa routine et
de son inertie, cesse d’ignorer le progrès technique et les moyens qu’il
met à sa disposition : le câblogramme et l’avion, le dictaphone et le
micro, la radio et le cinéma.

FAIRE CRÉDIT À L’HOMME

Nous n’avons pas la prétention de définir, ni même d’énumérer


toutes les réformes qu’implique la réorganisation judiciaire fondée sur
le triple principe de gratuité, de simplicité et de démocratie. Rous nos
codes sont à refondre. Notre législation sociale est à réviser et à codi-
fier.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 48

Quant à notre système répressif et pénitentiaire, il doit être recons-


truit sur un nouveau sous-œuvre. Les concepts de vengeance et
d’expiation, qui en constituent la base actuelle seront remisés au mu-
sée des antiques, avec les accessoires de basse police, les outils de tor-
ture, les méthodes d’humiliation et toutes les survivances inquisitoria-
les. On y ajoutera la contrainte par corps et la solidarité pénale, ces
anachronismes.
Les seules notions désormais valables dans la France qui se libère
et se rénove sont celle de défense nationale et sociale et celle de la
rééducation du coupable. Cette rééducation, incompatible avec le ré-
gime cellulaire, ne peut être tentée que par le travail. Le travail collec-
tif et socialement utile, générateur d’émulation, tel est le seul régime
qui permette au coupable de courir ses chances de reclassement dans
la communauté.
Ce régime implique le contrôle effectif de la justice, de l’assistance
sociale, de la médecine, mais surtout le concours décisif de la pédago-
gie, de la psychologie et de la psychotechnique. Il exige une grande
souplesse d’application, une tension d’expérience humaine exclusive
de toute bureaucratie, et un très ample développement des possibilités
de libération anticipée. Il suppose le respect de la personne humaine.
La quatrième République et sa justice se doivent de clôturer enfin
le temps du mépris. Du mépris et du détachement.
Elles se doivent de faire confiance à la nation, qui a repris cons-
cience de sa mission justicière et libératrice.
Elles se doivent de faire crédit à l’homme, qui, la bête réduite et la
trahison châtiée, aura repris conscience de sa dignité, de sa perfectibi-
lité.
Comme le bonheur, selon Saint-Just, la justice est encore une idée
neuve, du moins en cette Europe occidentale, centrale et méditerra-
néenne qui s’attribue si fièrement la paternité du droit écrit et du droit
coutumier.
Le droit n’est pas une abstraction. Une entité dégagée du temps, de
l’espace, de la contingence. Il exprime des rapports concrets entre des
hommes de chair et d’os, dans un pays donné, à une époque donnée.
Encore faut-il qu’il les exprime loyalement, tels qu’ils sont — et non
tels qu’ils étaient il y a cent ou soixante-quinze ans.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 49

Or la France de 1945 n’est plus celle du premier Empire ni celle de


1875, ni celle de l’an quarante. Elle vient de vivre la plus terrible crise
de son histoire. Vieillie, saignée, ruinée par de fausses élites qui tra-
hissaient son économie et sa défense, son génie et sa vocation, mûrie
par cinq années de lutte contre la mort et de tension contre la servitu-
de, la voici qui remonte à tâtons la pente, qui retrouve en peinant sa
voie, sa raison d’être et d’être jeune. Oui, d’être jeune.
Elle se rappelle ce que, jeune, elle a apporté au monde, alors que,
seule contre l’Europe féodale, elle proclamait les droits de l’homme et
l’égalité devant la loi, elle instaurait la souveraineté du peuple et le
suffrage universel.
Elle redécouvre la lumière que ses penseurs, ses grands rationalis-
tes, ses savants, ses poètes, ses artistes et ses héros ont allumée et ral-
lumée sur un univers à qui elle sait ce qu’elle peut et doit prendre et
donner.
Grandeur oblige.
Mais la France regarde en avant dans le sens de sa marche : si elle
s’inspire avant tout de ses traditions et de ses expériences, elle entend
bien ne rien recommencer, ni rien ressusciter. Il ne s’agit pour elle de
plagier personne, fût-ce elle-même.
Le droit qu’elle va créer, la justice qu’elle va rendre répondront,
non aux anciens rapports de forces, mais aux présents, si mouvants
soient-ils ; ils ne traduiront plus la primauté oligarchique de certains
monopoles, mais pas encore la prévalence des couches opprimées
(puisque le régime qui les porte n’a nullement éliminé l’exploitation
de l’homme par l’homme) : ils exprimeront du moins l’équilibre nou-
veau qu’impose la poussée des énergies démocratiques et nationales,
victorieuses du fascisme et de la trahison.
Si la victoire est encore précaire, si l’ennemi et ses négriers merce-
naires, si les trusts et leurs créatures osent encore conspirer contre la
patrie et disputer au peuple ses conquêtes et le coûteux bénéfice de
son combat, n’est-ce pas précisément, du moins en partie, parce que la
justice n’a pas su faire peau neuve, ni se hausser à l’échelle de son
époque, ni s’intégrer à la nation ?
La nation, qui s’unit et se rassemble pour gagner la guerre et se re-
construire, n’a pas de temps ni d’efforts à perdre à renflouer de vieil-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 50

les épaves (textes organiques en débris, conjonctures vermoulues, pri-


vilèges putrides), qui n’encombrent que trop sa route et son sillage.
Qu’elle prenne en main — et sans tarder — les leviers de com-
mande des « trois pouvoirs », sans tolérer aucun retour offensif, aucu-
ne infiltration d’un quatrième pourvoir occulte !
Qu’elle modèle une justice à son image, une justice gratuite, sim-
ple er démocratique, une justice compétente et responsable, une justi-
ce authentiquement française et qui juge et qui parle français !
La justice d’un peuple libre et fort.

La justice d’une France qui, longtemps trahie, s’est longtemps


cherchée et qui se retrouve.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 51

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

L’AMALGAME
ET LA CONVENTION
par GEORGES LEFEBVRE

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Au lendemain de la libération, la France s’est trouvée avoir deux


armées : l’une en Afrique du Nord, en Italie, en France même, recru-
tée et organisée par le gouvernement ; l’autre née secrètement pendant
l’occupation, constituée spontanément, au gré des initiatives non-
officielles. Le gouvernement et les chefs de la Résistance estimèrent
qu’il ne pouvait exister en France qu’une armée ? Dissoudre purement
et simplement les troupes de la Résistance n’allait pas sans inconvé-
nients, d’autant qu’elles pouvaient coopérer ardemment à la guerre qui
continuait. On en a extrait, par voie d’engagements volontaires, des
unités qui ont été juxtaposées, sous le commandement supérieur gou-
vernemental, aux régiments réguliers ; le reste doit être désarmé et
licencié ou transformé en troupe de police, gouvernementale égale-
ment. La fusion n’est pas achevée, mais il est naturel que cette grande
opération ait réveillé dans l’esprit de quelques-uns de nos contempo-
rains le souvenir de l’amalgame, entrepris et mené à bien par la
Convention et son Comité de salut public.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 52

I
À la veille de la Révolution, l’armée royale n’était pas une armée
nationale telle que la Révolution l’a conçue. Elle acceptait des volon-
taires étrangers ; bien mieux : elle comprenait des unités qui, d’après
leurs noms (Royal-Allemand, par exemple) auraient dû en être exclu-
sivement formées, et c’était effectivement le cas des régiments suis-
ses. D’autre part, les sujets du roi n’étaient pas astreints au service
militaire et l’armée ne se recrutait que par enrôlement volontaire ; sur
le papier, il existait bien une milice alimentée par tirage au sort, mais
les privilégiés, les citadins, les fonctionnaires, les paysans aisés s’en
trouvaient exempts ; d’ailleurs, sous Louis XVI, on ne la réunit ja-
mais. Enfin, les Français, n’étaient pas plus égaux en droits dans
l’armée que dans le civil : depuis 1781, il fallait quatre quartiers de
noblesse pour entrer dans l’armée comme officier ; tous autres pou-
vaient le devenir, contrairement à ce qu’on croit souvent, mais en pas-
sant par le rang, condition qui semblait insupportable aux jeunes gens
de familles riches et distinguées. Recrutés parmi les pauvres, les va-
gabonds et les aventuriers, les soldats étaient soumis à une discipline
impitoyable et cruelle que paraissaient exiger leur manque de culture,
leur penchant pour la désertion et aussi, comme on le verra, les mé-
thodes tactiques. L’idéal de beaucoup de leurs chefs était le drill prus-
sien qui transformait les soldats en automates ; on avait même intro-
duit les coups de plat de sabre à la veille de la Révolution. La condi-
tion du soldat était méprisée et la plupart des Français l’avaient en
horreur.
Quand le conflit eut éclaté aux États généraux entre le tiers état et
la noblesse, il se répercuta inévitablement dans l’armée entre les offi-
ciers, presque tous nobles, d’une part, et de l’autre, les gradés subal-
ternes ou bas-officiers, privés de perspective d’avancement, et les sol-
dats, durement traités, tous pareillement sortis du tiers état. La défec-
tion de l’armée assura la victoire des révolutionnaires : ce furent des
gardes françaises qui prirent la Bastille. Ultérieurement, la désintégra-
tion fit des progrès continus. Les révolutionnaires, craignant toujours
un coup de force, attirèrent les soldats dans leurs clubs et accueillirent
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 53

avec faveur leurs dénonciations et leurs récriminations contre les offi-


ciers. Les révoltes militaires furent innombrables. La Constituante re-
commanda la discipline, mais la réforma, et elle transforma l’armée
par le serment à la nation et non plus seulement au roi, ainsi que
l’égale admission aux grades ; une partie des officiers devint hostile à
la Révolution ; beaucoup émigrèrent ; les soldats, partageant la mé-
fiance de la nation révolutionnaire à l’égard du « complot aristocrati-
que », soupçonnèrent leurs chefs de haute trahison et, en mai 1791,
Robespierre proposa, en vain du reste, de licencier la totalité des offi-
ciers.
Quand la guerre éclata, le 20 avril 1792, l’armée royale était affai-
blie. Elle ne se recrutait plus, tandis que ses effectifs diminuaient par
l’émigration et pat le licenciement de soldats patriotes accusés
d’insubordination ; elle était démoralisée par le soupçon de trahison.
Et, en même temps, aux yeux des révolutionnaires, elle n’était pas sû-
re : l’artillerie était patriote, mais la cavalerie semblait, à bon droit,
suspecte. Comme Robespierre l’avait prévu, la guerre fit naître une
cause nouvelle d’inquiétude : l’armée mobilisée fut séparée de la na-
tion et tendit à ne plus connaître que les généraux réputés patriotes.
La Fayette, puis Dumouriez crurent, à tort d’ailleurs, qu’ils pourraient
l’entraîner contre Paris et l’assemblée nationale ; en 1793, le supplice
de Custine émut l’armée du Nord.

II
Mais, parallèlement, la Révolution avait vu naître une autre armée
populaire, spontanément créée au cours et à la suite de l’insurrection
de juillet 1789, qui élisait elle-même ses chefs et n’obéit jamais
qu’aux autorités qui avaient sa confiance. Ce fut la garde nationale
dont, à Paris, La Fayette fut le chef et pour laquelle il créa la cocarde
tricolore. Quand la Constituante eut établi les municipalités, elle leur
remit le maintien de l’ordre avec la mission de requérir la garde natio-
nale à cet effet et ensuite l’armée royale si c’était nécessaire, cette
dernière ne devant intervenir en aucun cas sans l’aveu de l’autorité
civile. La bourgeoisie, en organisant la garde bourgeoise, comme on
l’avait appelée d’abord, la tenait à deux fins : résister éventuellement à
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 54

l’armée royale, mais aussi brider les mouvements populaires ; en


1791, une loi n’admit dans la garde nationale que les citoyens « ac-
tifs », ceux qui payaient une contribution égale à la valeur des droits
politiques. Mais on ne réussit pas à épurer tout à fait la garde nationale
et la révolution du 10 août 1792 y fit de nouveau entrer tous les Fran-
çais.
Cette armée populaire ne répondit pas pleinement aux vues de
l’Assemblée constituante et de la bourgeoisie. Elle n’obéit que s’il lui
convenait. Dans bien des cas, quand il s’agissait de percevoir les im-
pôts d’ancien régime (la gabelle, les aides) ou quand il fallait protéger
la libre circulation des grains, elle répondit rarement à l’appel ou prit
l’initiative des troubles. Dans les campagnes, ceux qi s’attaquaient
aux châteaux et aux droits seigneuriaux étaient précisément les mêmes
qui auraient dû les défendre comme gardes nationaux. A Paris, les ba-
taillons des quartiers populaires matchèrent vers les Tuileries le 20
juin et le 10 août 1792. L’armement populaire n’eut donc pas seule-
ment pour effet d’assurer la victoire de la Révolution (Buchez, répu-
blicain catholique, président de la constituante de 1848, a écrit que
l’Assemblée nationale, en 1789, n’aurait rien pu sans l’insurrection),
mais aussi de pousser la Révolution en avant : sans l’action populaire
notamment, l’abolition sans indemnité des droits seigneuriaux n’aurait
pas été obtenue ; la République et le suffrage universel n’auraient pas
été proclamés.
Pour cette raison même, parce que les Assemblées nationales res-
taient en deçà des vœux populaires, elles se trouvèrent moralement
contraintes, menacées, et finalement violentées. Le 10 août fut exécuté
malgré la Législative qui dut céder la réalité du pouvoir à la Commu-
ne révolutionnaire. Le 2 juin 1793, la Convention dut s’épurer sous la
pression de l’insurrection ; ce fut l’élimination de la Gironde qui per-
mit la constitution du grand Comité de salut public. La situation
s’aggrava encore lorsqu’en septembre, on tira en quelque sorte de la
garde nationale des compagnies de marche : ce fut ce qu’on appela
l’armée révolutionnaire, formée de sans-culottes éprouvés et dont les
hébertistes saisirent la direction.
Après s’être débarrassé des hébertistes, le Comité de salut public
supprima l’armée révolutionnaire et domestiqua la Commune. Un an
plus tard, lors de l’insurrection de prairial an III, la Convention ther-
midorienne porta le dernier coup : elle fit appel à l’armée régulière qui
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 55

soumit le faubourg Antoine. Le ressort révolutionnaire qu’avait cons-


titué l’armée populaire, créée en juillet 1789, se trouva brisé définiti-
vement. Mais il est remarquable que la première atteinte lui eût été
portée par les Montagnards eux-mêmes qui lui devaient le pouvoir. Ce
fait mémorable pose la question de savoir si une révolution réalisée
sous l’égide d’une armée populaire peut parvenir à se donner un gou-
vernement efficace sans que ce dernier entre en conflit avec le peuple
armé et tourne contre lui, au besoin, une troupe dressée à n’obéir qu’à
ses chefs. Le Comité où siégeait Robespierre n’a pas été réduit à cette
dernière extrémité, mais son exemple pose le problème. Car les héber-
tistes auraient pu être plus adroits et le Comité moins habile dans la
manœuvre politique. Devant l’émeute, le Comité aurait dû capituler et
perdre toute autorité, ou résister, et avec quoi ?

III
Mais en l’an II, il y avait longtemps qu’on avait extrait aussi de la
garde nationale des unités de combat destinées à la guerre contre
l’étranger et contre les insurrections contre-révolutionnaires. Cela re-
montait à la fuite du roi, le 20 juin 1791. Personne n’imagina que
Louis XVI eût pris ce parti sans être d’accord avec les émigrés et les
souverains étrangers, sans que l’invasion de la France fût prête. Ce fut
une Grande Peur, c’est-à-dire une alarme, une émotion, mais qui ne
poussa pas tout le monde à la résignation ou à la fuite. Les révolution-
naires, au contraire, réagirent bravement sans attendre les instructions
de l’Assemblée. Tout le long des frontières, les villes se mirent spon-
tanément en état de défense. D’un bout à l’autre du royaume, comme
en juillet 179, une surveillance soupçonneuse entoura les aristocrates
et arrêta les inconnus. Des initiatives punitives reparurent contre les
complices de l’étranger : des châteaux flambèrent ; dans quelques dé-
partements, les prêtres réfractaires furent internés.
L’assemblée n’entendait pas que ce mouvement national entraînât
se conséquences naturelles dans l’organisation constitutionnelle. Juger
le roi ou le détrôner, c’était la guerre, car l’empereur Léopold avait
invité les souverains à se concerter pour aller au secours du roi de
France. De la guerre, la Constituante ne voulait pas et elle détendit la
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 56

situation européenne en innocentant Louis XVI. Toutefois, elle était


bien décidée à ne pas se laisser dicter sa conduite par l’étranger et elle
se mit en défense, elle aussi. Dès le 22 juin 1791, elle demanda à la
garde nationale 100 000 volontaires pour former les bataillons de
marche de 750 hommes chacun, qui renforceraient l’armée royale.
Telle fut l’origine des fameux volontaires que la légende rapporte à
1792. En fait, la Législative augmenta seulement le nombre des batail-
lons qui finit par atteindre 250, au lieu de compléter les premiers, ce
qui eût été plus sage.
Leur recrutement fut complexe. Il y eut de véritables volontaires,
parmi lesquels d’anciens soldats comme Jourdan, mais aussi des civils
enthousiastes, comme Moreau. Toutefois, la majorité des gardes na-
tionaux préfèrent demeurer chez eux et se contentèrent de constituer
des fonds pour distribuer des primes à ceux qui consentaient à
s’enrôler, comme l’armée royale avait coutume de la faire. Il n’en faut
pas conclure que cette autre sorte de volontaires fût dépourvue
d’esprit civique, mais les pauvres fournirent une importante propor-
tion des recrues. L’habillement, l’équipement, l’armement furent
confiés aux autorités locales et, de ce chef, la formation des bataillons
fut très lente. Dans une certaine mesure, elle fut contrecarrée par la
formation de corps francs que la Législative et la Convention sanc-
tionnèrent. Ils étaient recrutés par des individus qui s’étaient eux-
mêmes constitués en états-majors et ils trouvaient des volontaires qui
pensaient que, dans les corps francs, la discipline serait encore plus
lâche que dans les bataillons officiellement organisés. Quand les Prus-
siens entrèrent en France, ces volontaires n’avaient pas encore, pour la
plupart, l’habitude du service en campagne et l’accoutumance au feu.
À Valmy, Kellermann ne disposa, à peu de chose près, que de soldats
de l’armée royale. Mais aussitôt après, les soldats-citoyens entrèrent
en ligne. À Jemmapes par exemple.
Cette armée des volontaires, émanation de l’armée populaire
qu’était la garde nationale, était résolument attachée à la Révolution.
Elle chantait le Çà ira et la Carmagnole en même temps que la Mar-
seillaise, laquelle d’ailleurs avait alors une résonnance nettement ré-
volutionnaire. Les volontaires faisaient, chemin faisant, la chasse aux
aristocrates et aux réfractaires. Ils ne répugnaient pas aux moyens ex-
trêmes de la justice populaire : parmi les meurtres que M. Caron a re-
censés en province à partir de la déclaration de guerre et dont beau-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 57

coup sont antérieurs aux massacres parisiens de septembre, il n’en


manque pas dont les volontaires ont pris l’initiative. À Paris,
d’ailleurs, on vit des fédérés aux prisons. Ils n’étaient pas tendres non
plus pour les accapareurs et pour ceux qui refusaient les assignats ou
augmentaient les prix quand on les payait en papier. Entre leurs géné-
raux et la République, ils n’hésitèrent pas : le 4 avril 1793, ce furent
des volontaires, commandés par Davout, qui firent feu sur Dumouriez
et ne lui laissèrent d’autre issue que de passer à l’ennemi.
En un sens, cette armée était la Révolution elle-même. Elle élisait
elle-même ses chefs : c’était la démocratie armée. L’avancement y
était le fait de la bravoure, sans qu’il fût nécessaire d’être instruit.
L’ascension sociale y était plus ouverte que partout ailleurs, car pour
accéder aux fonctions civiles, le savoir était indispensable et la bour-
geoisie, par conséquent, les accaparait. Dans les bataillons de volon-
taires, sa culture lui donnait aussi l’avantage, toutes choses égales
d’ailleurs, mais la bravoure faisait prime, le peuple avait sa part.
Techniquement, les volontaires étaient exposés à bien des critiques
de la part des militaires de métier. Ils étaient indisciplinés comme la
garde nationale d’où ils sortaient : à Paris, Santerre, en 1793, rappelait
à celle-ci, qu’étant sur les rangs, les hommes ne devaient pas se croire
autorisés à les quitter à volonté pour venir interpeller leurs chefs, ré-
criminer ou donner des conseils. Les volontaires, élisant aussi leurs
chefs, s’estimaient fondés à contester leurs ordres ou à n’y déférer que
s’ils les jugeaient bons. Ils étaient braves, mais sujets à la panique. Ils
ne se regardaient pas comme des militaires, mais comme citoyens qui
avaient pris les armes pour défendre la nation et qui, le danger passé,
rentreraient dans leurs foyers. Thiébaut, plus tard général de l’Empire,
a laissé dans ses Mémoires le témoignage de cet état d’esprit. Il
s’engagea à Paris, le 1er octobre 1792, « provoqué, dit-il, par la mar-
che des Prussiens ». Vite fatigué, il s’arrêta à Châlons et ne rejoignit
le bataillon, en voiture, qu’au delà de Condé. Le temps était froid et
pluvieux : il prit une bronchite et demanda à s’en aller. Les officiers
lui délivrèrent un certificat constatant qu’il abandonnait le service.

J’observerai, ajoute-t-il, que, dans le bataillon le service n’avait rien


d’obligatoire ; 200 jeunes gens avaient quitté le bataillon avant qu’il
n’entrât en Belgique. De plus, il n’avait jamais été question que de com-
battre au besoin pour chasser l’ennemi de France et, pour ma part, je tenais
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 58

tellement à être considéré non comme soldat mais comme volontaire dans
toute l’acception de ce mot, que je ne voulais jamais recevoir ni solde, ni
rations, de même que je m’étais armé et équipé à mes seuls frais. Il résulte
donc de ces faits que, même au bataillon, aucun de nous n’était considéré
comme militaire.

Thiébaut était un jeune bourgeois riche, mais il n’y a pas de doute


qu’il dise vrai quant à l’indépendance d’esprit de se compagnons
d’armes. Durant l’automne et l’hiver, les volontaires quittèrent
l’armée par dizaines de mille, sans demander aucune permission, pare
qu’ils s’étaient engagés jusqu’au 31 décembre ou parce que le territoi-
re était débarrassé de tout ennemi. Ce fut en vain que le Conseil exé-
cutif et la Convention les sommèrent de rester jusqu’à ce que le Rhin
eût été atteint.

IV
La République avait donc deux armées à la frontière, sans parler de
la garde nationale à l’intérieur, et on se rend compte qu’entre elles
l’harmonie ne pouvait régner. L’ancienne armée royale portait l’habit
blanc et les volontaires étaient « Bleus ». Ils élisaient leurs chefs. Ils
touchaient 30 sous par jour, beaucoup plus que les soldats. Ces der-
niers les jalousaient et, en outre, beaucoup plus que les soldats. Ces
derniers les jalousaient et, en outre, l’esprit de corps portait à les mé-
priser parce qu’ils n’avaient pas fait la guerre : les volontaires étaient
« la faïence bleue qui ne va pas au feu ». Ils répondaient en traitant les
soldats de « culs blancs ». Politiquement, il n’y avait pas de contre-
révolutionnaires parmi les volontaires et les opinions les plus avan-
cées trouvaient plus d’écho parmi eux que l’armée de ligne.
Aux yeux des officiers, la différence était beaucoup plus tranchée
encore du point de vue tactique. Il faut se rappeler que, depuis la subs-
titution du fusil à pierre au mousquet, à la fin du XVIIe siècle, la pré-
pondérance du feu s’était de plus en plus accusée dans le combat, au
détriment de la pique qui, jusque-là, avait été l’arme principale de
l’infanterie et qui s’était trouvée réduite au rôle d’auxiliaire sous for-
me de baïonnette. Au cours du XVIIIe siècle, tous les perfectionne-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 59

ments de l’art militaire avaient visé à accroître la puissance du feu par


des améliorations matérielles et par le dressage minutieux des soldats,
soit en vue d’accélérer le tir, soit pour les habituer aux manœuvres
destinées à les placer de la manière la plus favorable à l’efficacité du
feu. Quand la pique était l’arme la plus appréciée parce qu’elle seule
permettait de résister à la cavalerie, on groupait les hommes en carré
ou par rangs multipliés, ce qu’on appelait l’ordre profond. On lui
substitua l’ordre linéaire : on choisissait pour livrer bataille un terrain
plat où l’on rangeait les hommes en trois lignes, ceux de la première
tirant un genou en terre, ceux de la seconde debout, ceux de la troi-
sième entre les intervalles de la seconde. En étirant ainsi
l’ordonnance, sous forme mince, on réussissait à faire partir tous les
fusils en même temps, par salves. Le feu à volonté était, en principe,
sévèrement interdit. Cela n’empêchait pas de former à l’occasion le
carré pour résister à la cavalerie, ou une colonne profonde pour char-
ger à la baïonnette, ou d’employer, ou d’employer des tirailleurs pour
commencer le combat en gênant le déploiement de l’ennemi ou pour
aborder une position fortifiée. Mais la bataille classique se livrait en
ordre linéaire. Elle exigeait un dressage prolongé, afin que le soldat se
présentât à découvert au feu de l’ennemi sans perdre son sang-froid.
Comme il en coûtait cher, les armées n’étaient jamais très nombreu-
ses : Frédéric II n’engageait guère qu’une trentaine de mille hommes.
La plupart des généraux n’exposaient même pas volontiers ces soldats
qui n’auraient pas pu être remplacés rapidement en grand nombre. La
stratégie classique conseillait d’éviter la bataille et de forcer l’ennemi
à reculer, en manœuvrant pour menacer ses communications, jusqu’à
ce qu’une place forte fût ainsi mise à découvert et pût être assiégée.
Quand l’armée se déplaçait, c’était avec lenteur : elle avançait d’une
pièce, sur une seule route, son convoi au milieu, n’étant articulée ni en
corps d’armée, ni en division. D’ailleurs, ne vivant pas sur le pays,
ravitaillée par des magasins formés à l’arrière, elle devait s’arrêter au
bout de quelques jours pour qu’on apportât au soldat le pain dont il se
chargeait pour de nouvelles étapes. A la veille de la Révolution, des
écrivains militaires avaient en France préconisé une nouvelle méthode
de guerre : une armée articulée en divisions capables d’avancer sépa-
rément, d’embrasser tout l’espace stratégique en restant assez proches
pour se réunir sur le même champ de bataille, de contraindre l’ennemi
au combat pour le détruire et non pas pour lui arracher un bout de ter-
ritoire. Mais Guibert, le plus notoire d’entre eux, convenait qu’il fal-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 60

lait pour cela une armée nationale, nombreuse, animée d’un esprit pa-
triotique qui rendrait inutile la discipline tatillonne, parce qu’on pour-
rait faire appel à l’initiative du soldat et se confier à sa fidélité.
Les volontaires étaient incapables, sinon après un long temps, de
pratiquer la tactique linéaire, faute de dressage. A Valmy, les soldats
de Kellermann se rangèrent sur le tertre fameux, exposés au feu des
Prussiens, suivant la méthode classique : c’étaient presque unique-
ment des soldats de l’armée royale. De là l’opinion méprisante à
l’égard des volontaires qui était celle de presque tous les chefs.
Dumouriez se rendait compte de cette infériorité. Du moins aper-
çut-il la contre-partie. Dans les combats d’avant-postes et de coups de
main, dans l’attaque des positions retranchées, dans les batailles en
pays boisés ou coupés de haies, les volontaires pratiquèrent sponta-
nément la guerre de tirailleurs dispersés, utilisant individuellement le
terrain et tirant à volonté. Si l’ennemi se présentait en ordre épais de
marche ou en lignes étendues sur le terrain découvert, il offrait une
cible magnifique. Si on pouvait l’approcher peu à peu et l’ébranler,
une ruée en masse l’atteignait victorieusement. Cette méthode est si
naturelle à une troupe populaire que les Vendéens l’utilisèrent pareil-
lement contre les Bleus.
Par leur nombre, les volontaires devaient, d’autre part, modifier
l’organisation de l’armée qu’il fallait articuler en divisions pour la
rendre maniable et, du même coup, transformer la stratégie, dans le
sens qu’avait aperçu Guibert. Mais il fallait du temps pour que la
guerre de masses fût mise au point. Carnot la préconisa sans arriver à
la pratiquer avec dextérité. Ce fut le génie de Bonaparte qui lui donna
tout son éclat. La stratégie napoléonienne n’en était pas moins une
conséquence de la constitution d’une armée nationale populaire.

V
En attendant, on pouvait tomber d’accord que l’armée de ligne et
les volontaires avaient leurs mérites respectifs, soit moralement, soit
tactiquement. Les généraux conservèrent toujours la préférence à
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 61

l’ordre linéaire et prirent l’habitude de juxtaposer des bataillons de


ligne et des bataillons de volontaires.
Mais on pouvait faire mieux et, en février 1793, Dubois-Crancé,
qui, en 1789, avait déjà proposé le service militaire obligatoire, de-
manda qu’on ordonnât l’amalgame, c’est-à-dire le mélange dans la
même unité de soldats de ligne et de volontaires. La Convention
l’adopta, mais en même temps l’ajourna. D’une part, Barère avait fait
valoir qu’on manquait du temps nécessaire, la campagne de printemps
allant commencer. D’un autre côté, beaucoup de révolutionnaires de-
meuraient hostiles à la dislocation des bataillons de volontaires par
motif politique. Au début de 1792, ils étaient déjà opposés au projet
de Narbonne qui voulait faire de la garde nationale un réservoir où
l’armée de ligne puiserait ses compléments, solution que Pitt adopta
plus tard de la milice britannique. Les révolutionnaires se méfiaient de
l’armée de ligne et redoutaient que, perdus dans ses rangs, les volon-
taires ne perdissent l’esprit qui faisait d’eux les défenseurs de la Révo-
lution.
Cependant, en ce même mois de février 1793, l’unification de
l’armée fit un grand pas, car, tout en maintenant séparés les régiments
de ligne et les bataillons de volontaires, on leur donna même solde et
mêmes règles d’avancement.
Pendant les mois qui suivirent, la fusion fit des progrès. Les
300 000 hommes dont la Convention avait ordonné la levée en février
furent obtenus par les mêmes procédés que les volontaires, mais au
lieu d’en former de nouveaux bataillons, on les versa dans ceux qui
existaient déjà. Quand, le 23 août 1793, la levée en masse fut adoptée
(en fait, elle ne porta que sur les célibataires et veufs sans enfants, de
18 à 25 ans), les recrues furent distribuées dans tous les corps indivi-
duellement, en sorte que la ligne fut elle-même envahie par le flot po-
pulaire. La guerre, d’autre part, aguerrit les volontaires et les dressa au
combat linéaire, tendis que la ligne adoptait le combat en tirailleurs.
Le Comité de salut public avait épuré le commandement, rétablit la
discipline et poursuivi dans l’armée une ardente propagande républi-
caine. Dans les états-majors, les volontaires pénétraient maintenant.
Hoche et Jourdan, entre bien d’autres commandaient des armées.
En 1794, on en vint ainsi à considérer l’amalgame comme allant de
soi par souci de l’ordre et de la commodité, pour diminuer aussi le
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 62

nombre des officiers. On groupa en demi-brigade, nom nouveau du


régiment, un bataillon de ligne et deux bataillons de volontaires.
L’amalgame s’étendit aussi aux compagnies d’un bataillon et parfois à
l’intérieur des compagnies. Sous le Directoire, il y eut un amalgame
supplémentaire parce qu’on supprima un certain nombre de régiments
pour réduire les cadres. Ainsi la république finit par n’avoir plus
qu’une armée : il n’y eut plus que des Bleus.

VI
On ne saurait se dissimuler que, dans cette armée, le caractère po-
pulaire s’effaça. Tout y contribua : la volonté des thermidoriens, la
tendance du haut commandement, l’éternisation de la guerre, l’arrêt
du recrutement. Le rôle de l’élection dans le choix des chefs tendit à
disparaître ; dans les conseils de guerre, les officiers finirent par évin-
cer les autres militaires ; de 1793 à 1798, aucune nouvelle levée ne fut
ordonnée tandis que les volontaires et les hommes de la levée en mas-
se étaient conservés indéfiniment sous les drapeaux comme les an-
ciens soldats du roi. La guerre durait : ils devinrent des soldats de mé-
tier ; ils combattaient maintenant en pays étranger : le contact avec la
nation était perdu et leur attachement à leurs chefs resserré d’autant.
En 1798, la loi Jourdan établit le service militaire obligatoire à titre
permanent et Napoléon la conserva. Mais le remplacement fut autorisé
et le caractère national de l’armée en fut diminué. Napoléon supprima
l’élection des chefs. Il rétablit les écoles militaires et son désir eût été
de reconstituer une caste d’officiers.
Cependant l’armée napoléonienne conserva des traits qui dataient
de la Révolution. La bravoure y fut toujours le principal titre et de ce
chef, au milieu d’une société de plus en plus conservatrice, elle de-
meura une institution relativement démocratique. L’amalgame, sous
une forme modifiée, resta le principe de recrutement. Chaque levée
d’hommes était envoyée à l’armée sans long séjour à la caserne et à
peu près sans instruction, souvent même incomplètement équipée et
armée. On leur enseignait le rudiment en route ; versés au front dans
les régiments, ils apprenaient le reste en se battant à côté des anciens.
Les conscrits n’ont pas besoin de rester plus de huit jours à la caserne,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 63

écrit Napoléon en 1806. Jamais sans doute, une armée moderne ne fut
moins disciplinée en dehors du champ de bataille. L’empereur gron-
dait, mais ne montrait guère de rigueur : l’essentiel pour lui était
qu’on se battît bien. La différence est radicale être cette armée napo-
léonienne et celle que reconstruisirent après 1815, grâce au service de
sept ans, les militaires de carrière qui ne cessèrent, il est vrai, du
moins après 1830, d’invoquer Napoléon, mais qui n’étudièrent pas ses
méthodes, non plus d’ailleurs que sa stratégie, comme ils le prouvè-
rent malheureusement si bien en 1870.

VII
On saura déjà fait réflexion que l’amalgame ne se présente pas au-
jourd’hui sous le même jour qu’en 1793. Les deux armées dont dispo-
sait la République au lendemain de la libération s’étaient constituées
sur le même plan national, au moyen d’hommes de toutes opinions, et
dans leurs rangs, il n’y avait ni traître ni suspects ; aucune n’avait de
chefs élus à proprement parler ; l’une et l’autre avaient combattu et il
n’y avait pas de « faïence bleue ». En raison des circonstances, leur
instruction, leur matériel, leurs méthodes de combat n’étaient pas les
mêmes, mais la guerre devait éliminer rapidement ces dissemblances.
L’amalgame était donc aisé.
Pour mesurer l’importance et les conséquences de l’amalgame fi-
nal, il faudrait connaitre l’importance des effectifs en présence et de
leurs divers éléments ; il faudrait surtout connaître la composition so-
ciale et les idées des troupes de la Résistance, d’une part et de l’autre,
les vues du commandement de l’armée gouvernementale. Les histo-
riens de l’avenir auront peut-être les moyens d’envisager le problème.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 64

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

LA NORVÈGE,
UNE NATION.
par ALFRED JOLIVET

Retour à la table des matières

Lorsque les Allemands envahirent la Norvège, pour la protéger, ils


émirent la prétention d’être considérés comme des frères de race. Les
Norvégiens étaient des Germains comme eux ; ils réalisaient mieux
qu’eux le type de l’Aryen blond. Comment seraient-ils restés insensi-
bles à l’appel de la race ? La race est une donnée naturelle et primiti-
ve ; elle repose sur l’unité de sang ; toute collectivité humaine est un
organisme vivant au travers duquel circule un sang déterminé, et les
membres de cette collectivité, lorsqu’ils descendent au fond de leur
être, y saisissent par une sorte de révélation les commandements du
sang. Les Norvégiens ne pouvaient manquer, une fois leur roi chassé
et après avoir reçu quelques bombes, de prendre conscience de cette
communauté raciale qui les unissait au peuple allemand et dans la-
quelle ils allaient se perdre comme en un vaste tourbillon.
Si les Allemands avaient conçu sérieusement de pareils espoirs,
leur désillusion fut grande ; ils se trouvèrent face à face avec une ré-
sistance calme, déterminée, sûre de son droit, une résistance qui pui-
sait sa force calme, déterminée, sûre de son droit, une résistance qui
puisant sa force dans des réalités singulièrement plus puissantes que la
mystique fumeuse des doctrinaires allemands.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 65

Dans quelles réalités ? Il nous faut, pour le savoir, jeter un rapide


coup d’œil sur l’histoire de la Norvège.

*
* *

Cette histoire se présente à nous comme un vaste drame en trois


actes. Le Moyen Age est, jusqu’au XIVe siècle, une époque de vigueur
et d’expansion. Les Vikings sont redoutés sur toutes les côtes
d’Europe, et, dans les régions qu’ils atteignent, ils fondent des établis-
sements durables ; le royaume de Dublin reste jusqu’en 1170 sous la
domination norvégienne ; les Norvégiens s’installent, avec les Danois,
dans de vastes régions de l’Angleterre et chez nous en Normandie ; ils
peuplent les îles Féroë, les Shetland, les Orcades, les Hébrides et sur-
tout l’Islande. En même temps, à l’intérieur, l’unité du royaume
s’affermissait de plus en plus grâce à l’habileté et à l’énergie d’une
suite de grands souverains, et la geste des rois de Norvège était mise
par écrit par un historien de premier ordre, l’Islandais Snorri, dans une
prose qui fait encore aujourd’hui notre admiration par sa limpidité, sa
souplesse et sa force.
Mais l’aristocratie norvégienne s’était usée dans des luttes inces-
santes contre la royauté ; le peuple norvégien était devenu au Moyen
Age un peuple de paysans, incapable de résister aux entreprises de ses
voisins. A la fin du XVIe siècle, la reine Marguerite de Danemark réus-
sit à établir à Calmar les bases d’une union perpétuelle entre les trois
pays du Nord. La Suède ne tarda pas à s’en dégager ; en Norvège, il
n’y eut que des velléités. Toute activité politique avait disparu, et le
pays devint en fait, sinon en droit, une province danoise. Il était gou-
verné par des fonctionnaires venus de Copenhague, et des prêtres da-
nois y étaient chargés de l’enseignement religieux. Fonctionnaires et
pasteurs se servaient de leur langue, le danois, qui peu à peu supplanta
le norvégien dans les villes. Les Norvégiens abandonnèrent leur lan-
gue nationale ; elle ne fut plus parlée que dans les campagnes où elle
se fractionna en dialectes. Toutefois, ces paysans norvégiens, étran-
gers maintenant à toute activité politique, demeuraient extrêmement
jaloux de leurs libertés locales ; les fonctionnaires danois redoutaient
leur esprit d’indépendance, et jamais ils ne réussirent à introduire le
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 66

servage dans le pays. De leur côté, les fonctionnaires, auxquels il faut


joindre les négociants riches, unissaient à leur fidélité envers le Da-
nemark un patriotisme norvégien qui allait se développant et qui abou-
tira, vers la fin du XVIIIe siècle, à un très vif désir de self-governement.
Les événements n’allaient pas tarder à mettre à l’épreuve ce patrio-
tisme. Au cours des guerres napoléoniennes, le Danemark s’était ran-
gé aux côtés de la France. Bloquée à partir de 1807, la Norvège
connut des années de misère, mais elle apprit aussi à ne compter que
sur elle-même. La situation empira quand Leprince héritier de Suède
(Bernadotte) s’allia avec l’Angleterre, la Prusse et la Russie, et se fit
promettre la Norvège en récompense de ses services. Après Leipzig, il
envahit le Jutland et força le roi de Danemark, Frédéric VI, à signer le
traité de Kiel (14 janvier 1814), par lequel il renonçait, en faveur du
roi de Suède, à tous ses droits sur la Norvège.
Les Norvégiens allaient-ils passer sous la domination des Suédois
leurs anciens ennemis ? S’ils consentaient à faire ainsi l’objet d’un
troc, sans même être consultés, c’en était fait à tout jamais de leur
existence en tant que nation. Ils refusèrent.
Les notables qui avaient pris en main l’administration du pays de-
puis 1807, étaient cultivé et ouverts aux idées européennes, particuliè-
rement aux idées occidentales de libéralisme et de démocratie. Ils
avaient suivi avec intérêt la guerre de l’Indépendance américaine et le
développement de la Révolution française. Sous l’influence de Mon-
tesquieu (théorie des climats) et surtout de Rousseau, la littérature
magnifiait les vertus du paysan norvégien. C’est pourquoi, déliés de
leur devoir de fidélité envers le souverain danois, ils estimèrent qu’il
appartenait au peuple lui-même de décider du sort du pays. Il était en-
tendu qu’on rejetait le traité de Kiel. Mais on n’accepta pas non plus
que Leprince héritier de Danemark, Christian-Frédéric, alors en Nor-
vège, prît de par son droit héréditaire le titre de roi de Norvège. Sans
doute, il se mit à la tête du mouvement d’indépendance, mais les no-
tables entendaient diriger eux-mêmes ce mouvement. Sur leur avis,
Leprince ordonna la réunion à Eidsvold d’une Assemblée constituan-
te, chargée de rédiger une Constitution et d’élire un souverain. La
Constitution, votée le 16 mai et datée du 17, fut l’œuvre des notables.
Elle est inspirée surtout de notre Constitution de 1791, avec quelques
emprunts à celle des États-Unis. Le pouvoir législatif était confié à un
Parlement élu, le Storting ; étaient électeurs tous les fonctionnaires,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 67

les commerçants payant patente, les citadins propriétaires d’une mai-


son d’une certaine valeur, les propriétaires terriens et les fermiers. La
Constitution appliquait avec rigueur la doctrine de la séparation des
pouvoirs. Le pouvoir exécutif appartenait à un roi héréditaire, les
membres du gouvernement étaient choisis par lui et n’avaient pas ac-
cès aux débats du Storting. Ils pouvaient être mis en accusation par le
Storting.
Cette Constitution était nettement démocratique. En accordant aux
fermiers le droit de vote, l’Assemblée remettait implicitement le pou-
voir aux paysans.
En même temps, Christian-Frédéric de Danemark était élu roi de
Norvège.
Il n’est pas de notre dessein de rapporter comment la Suède voulut
exiger l’exécution du traité de Kiel, comme la guerre éclata entre elle
et la Norvège, comment la Norvège obtint un compromis qui lui assu-
rait son indépendance nationale et le libre exercice de sa constitution,
mais établissait une union personnelle entre les deux pays sous le
même souverain.

*
* *

La Norvège a retrouvé son indépendance ; le troisième acte de son


histoire va s’ouvrir ; elle va, au cours du XIXe siècle, redevenir une
nation.
La tâche était rude. Il lui fallait d’abord défendre son indépendance
reconquise contre toute tentative d’empiètement de la part de la Suè-
de, qui n’était pas du tout disposée à l’accueillir dans l’union sur un
pied d’égalité. Il lui fallait maintenir et développer sa Constitution
démocratique. Il lui fallait surtout refaire l’unité de son peuple. On a
vu parc e qui précède qu’il y avait en Norvège deux sociétés distinc-
tes : les notables, qui parlaient le danois, avaient une culture danoise
et européenne, les paysans, qui parlaient un dialecte norvégien et
avaient une culture autochtone. Comment fondre en une seule ces
deux sociétés ?
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 68

Il n’y a pas lieu de rappeler ici dans le détail la lutte menée pour
sauvegarder l’indépendance du pays envers la Suède ; elle dura, avec
des crises aiguës et des accalmies, aussi longtemps que l’union elle-
même. Elle fut dirigée d’abord contre les décisions autoritaires du roi
Charles XIV Jean (Bernadotte) et se confond avec la lutte pour les
institutions démocratiques. Elle fut par la suite essentiellement la tâ-
che des partis de gauche. Les Norvégiens durent lutter pour avoir leur
propre pavillon ; ils ne l’obtinrent qu’en 1844 ; ils durent protester
jusqu’en 1872 pour obtenir la suppression de la charge de gouverneur,
établie en 1814 et occupée jusqu’en 1829 par les Suédois ; ils voyaient
là, non sans raison, une marque de vassalité ; ils durent même lutter
jusqu’en 1830 pour avoir le droit de célébrer leur fête nationale le 17
mai, jour anniversaire du vote de la Constitution.
Mais l’épisode le plus dangereux fut sans aucun doute la tentative
d’amalgame qui se produisit entre 1860 et 1870. Tentative préparée
par le mouvement du « scandinavisme », qui s’était répandu dans les
trois pays nordiques et réclamait une union plus étroite entre eux, pré-
parée aussi par la menace de guerre contre le Danemark et par la dé-
faite de ce pays en 1864. La Suède et la Norvège n’avaient-elles pas
intérêt à s’unir en un seul État contre les dangers possibles ? Il fallut
cependant une insistance très vive de la Suède pour amener le Storting
à envisager une révision de l’acte d’union qui liait les deux pays. Un
comité fut néanmoins désigné pour élaborer un projet, qui fut prêt en
1867. D’après ce projet, la Suède et la Norvège formeraient un seul
État, avec un Parlement commun où chaque pays serait représenté se-
lon sa population.
Pour la Norvège, moins peuplée que la Suède, c’était renoncer à
son indépendance, c’était renoncer à relouer le lien entre la Norvège
du Moyen Age et la Norvège de 1814. Le projet souleva l’indignation
générale et fut rejeté presque unanimement par le Storting en 1871.
Une crise nouvelle surgit en 1891 ; elle devait amener la rupture
définitive. Il avait été décidé en 1814 que la Suède se chargerait de la
représentation diplomatique et consulaire des deux pays. Mais la Nor-
vège voulait son propre ministère des Affaires étrangères, ses diplo-
mates et ses consuls. Elle engagea le débat sur la question des consuls
en 1891, et des discussions sans fin se prolongèrent jusqu’en 1905. Le
Storting se décida à brusquer les choses. Une loi fut votée le 23 mai
1905, établissant des consulats particuliers pour la Norvège. Le roi
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 69

refusa de la sanctionner. Les ministres démissionnèrent, mais le Stor-


ting les chargea d’assurer le gouvernement du pays selon la constitu-
tion et les lois en vigueur, avec les changements devenus nécessaires
du fait que le roi avait cessé d’exercer ses fonctions en Norvège et que
l’union était rompue. Le 13 août un plébiscite approuva la rupture par
368 208 voix contre 184. Des débats très vifs s’élevèrent au Storting
et dans la pays au sujet de la forme de gouvernement qu’il convenait
d’adopter, royauté ou République. Un plébiscite des 12-13 novembre
1905 donna la couronne au prince Charles de Danemark, le roi actuel
Haakon VII.

*
* *

La constitution de 1814 était, dans l’Europe de la Sainte-Alliance,


la plus démocratique qui existât. Il fallut aux Norvégiens beaucoup de
fermeté et beaucoup de prudence pour en maintenir les dispositions en
face d’un souverain qui semblait résolu à les saper l’une après l’autre.
Ils y parvinrent, et à partir de 1830, ils purent se consacrer à la tâche
de faire de leur Constitution une réalité vivante et de l’adapter aux
besoins nouveaux tout en en gardant l’esprit. Le problème était dou-
ble : il fallait d’abord développer les institutions démocratiques de
façon à augmenter l’importance du Storting et à créer un régime par-
lementaire ; il fallait ensuite que le peuple auquel la Constitution
confiait le pouvoir, fût en mesure de l’exercer.
Durant la plus grande partie du règne de Charles XIV Jean, le Stor-
ting dut se défendre contre l’obstination du roi qui ne cessait e présen-
ter avec opiniâtreté des projets de loi tendant à modifier la Constitu-
tion dans un sens monarchiste ; les députés les repoussèrent avec une
opiniâtreté égale. Mais bientôt des problèmes plus graves allaient se
poser. En 1833, pour la première fois, les paysans entrèrent au Stor-
ting avec une forte majorité, nouveauté qui allait, nous l’avons vu,
dans le sens de la Constitution. Mais ce qu’il y a de plus remarquable,
c’est que ces paysans, par un travail tenace et poursuivi dans des
conditions difficiles, s’étaient cultivés, informés, et qu’ils étaient à
même de remplir efficacement leur mandat. Ajoutons qu’ils eurent des
chefs remarquables, des autodidactes prudents, méfiants, mais avisés,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 70

qui finirent par s’entendre avec les éléments libéraux de la classe


bourgeoise pour former avec eux un grand parti de gauche. Le chef de
ce parti, Johan Sverdrup, appuyé au Storting par de fortes majorités,
créa le parlementarisme. En 1839, la gauche fit voter la loi d’après
laquelle le storting, qui ne se réunissait jusqu’ici que tous les trois ans,
aurait des sessions annuelles. Il fut beaucoup plus difficile d’obtenir la
participation des ministres aux débats de l’Assemblée. Les députés
votèrent une loi à cet effet, mais le roi refusa de la sanctionner et, dé-
putés votèrent une loi à cet effet, mais le roi refusa de la sanctionner
et, par la suite, de prendre en considération les votes de méfiance
adressés aux ministres en fonctions. Chaque année, le Storting renou-
vela son vote, mais le gouvernement prétendit que sur cette question,
touchant à la mais le gouvernement prétendit que sur cette question,
touchant à la Constitution, le roi possédait un droit de veto absolu. Le
Storting alors décréta d’accusation les ministres qui refusaient de pas-
ser outre à ce veto. Ils furent condamnés durement. Le roi Oscar II ne
voulut pas poursuivre la lutte ; en juillet 1884, il chargea Johan Sver-
drup, chef de la Gauche, de former un nouveau gouvernement. Toute
la puissance était ainsi rassemblée dans la salle du Storting. Des lois
successives allaient étendre le droit de vote à tous les citoyens norvé-
giens, hommes et femmes ; toutes les classes de la nation, les paysans,
comme nous l’avons vu, et par la suite les ouvriers, ont été associés à
la vie politique.

*
* *

Mais le problème essentiel en Norvège était celui de la fusion des


deux sociétés : société paysanne et patriciat des villes. Elles n’avaient
pas la même culture ; elles ne parlaient pas la même langue. Cepen-
dant les paysans ne pouvaient remplir le rôle qui leur était dévolu sans
connaître les idées qui agitait les esprits autour d’eux et dans toute
l’Europe. Et, d’autre part, comment espérer voir fleurir une littérature
norvégienne si ses racines ne plongeaient pas dans la culture populai-
re ? Nous avons déjà vu comment la participation aux affaires publi-
ques avait émancipé les paysans. Dans ce domaine, un effort énorme
fut fait, grâce surtout aux écoles supérieures paysannes, qui se déve-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 71

loppèrent au cours du XIXe siècle en Norvège et dans les autres pays


scandinaves et qui représentent un des essais les plus originaux et les
plus efficaces pour fournir aux classes populaires une instruction soli-
de.
Le patriotisme des classes cultivées, avivé par les événements de
1814 et par les luttes qui suivirent, les portait tout naturellement à
s’intéresser à la vie des paysans et à étudier leur culture. L’histoire de
la littérature norvégienne au XIXe siècle s’ouvre sur une querelle mé-
morable entre ceux qui voulaient maintenir la tradition danoise et ceux
qui entendaient développer et, au besoin, créer une culture et des for-
mes d’art entièrement norvégiennes. Henrik Wergeland représenta
cette tendance, et il est demeuré, aux yeux des Norvégiens, le patri-
moine par excellence, le chef et le guide de la Norvège nouvelle.
Au demeurant, le romantisme va orienter les curiosités vers les tra-
ditions nationales et les vestiges d’art populaire. Les ballades, les
contes, que des générations de paysans s’étaient transmis oralement,
vont être recueillis, étudiés, mis par écrit ; ils fourniront une inspira-
tion et des motifs pour des œuvres originales.
Mais ce qui cimenta vraiment l’unité norvégienne, ce fut l’étude de
l’histoire. À vrai dire, on n’avait pas cessé en Norvège, même pendant
les siècles obscurs, de lire Snorri, mais jamais son œuvre n’avait été
aussi étonnamment vivante ; tous le lisent pour connaître cette Norvè-
ge ancienne que la Norvège nouvelle se propose d’égaler. Ibsen,
Björnson y trouvent des sujets pour leurs drames historiques, et ils
entendent, en les composant, « rendre au peuple norvégien ses lettres
de noblesse ». Björnson se plaît à répéter qu’il rencontre à chaque ins-
tant parmi les paysans norvégiens des types qui lui rappellent les per-
sonnages de Snorri. Il écrit des nouvelles paysannes où il veut
s’inspirer de l’esprit et style du grand historien islandais. Il introduit
ainsi le paysan dans la littérature ; son dessein est de le faire estimer
en le faisant connaître et ses nouvelles contribuent à leur façon à la
fusion des deux classes.
D’autre part, et ceci est très important, il y eut au XIXe en Norvège
de grands historiens qui se consacrèrent à l’étude de leur pays et cher-
chèrent dans son histoire des enseignements applicables à sa politique
présente. P.-A. Munch, en un vaste exposé, qui s’arrête, comme sym-
boliquement, à la date où la date où la Norvège perd sa liberté, retrace
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 72

dans son détail infini, en utilisant toutes les sources, l’histoire de


l’époque de grandeur. Ernst Sras, historien philosophe, s’efforce de
donner les raisons de la grandeur et de la décadence du pays. Il montre
que les forces qui ont fait sa grandeur ne se sont jamais éteintes com-
plètement ; elles ont subsisté pendant la domination danoise dans
l’esprit d’endurance et de liberté des paysans. Cette prédominance de
la paysannerie, qui était autrefois une cause de faiblesse, doit, à une
époque de démocratie, être pour le pays une source de vigueur. Et du
même coup sa politique actuelle trouve son orientation ; il n’est pour
lui de progrès possible que dans la réalisation de plus en plus complè-
te de l’idéal démocratique.
Ces ouvrages eurent un retentissement considérable et soulevèrent
d’ardentes discussions. Les idées qu’ils apportaient ont pénétré la vie
intellectuelle et la vie politique des Norvégiens. Et l’intérêt était le
même dans les deux classes de la société. L’histoire a été vraiment le
pont jeté entre elles. Elles se sont retrouvées dans leurs souvenirs glo-
rieux et dans le ferme propos de relier par leur effort le présent vivant
au passé lointain.
Il n’en reste pas moins que ces deux sociétés vivant côte à côte
parlent deux langues différentes : d’une part, le danois, avec évidem-
ment un certain caractère provincial, et, d’autre part, les dialectes nor-
végiens. C’est là qu’éclate plus nettement encore qu’ailleurs le désir
de la nation de se retrouver elle-même et de rejeter tout apport étran-
ger. Un paysan génial, Ivar Aasen étudia, vers le milieu du siècle, les
dialectes parlés en Norvège ; il en vit l’étroite parenté, il vit le lien qui
les rattachait au norvégien moderne qui serait à peu près le terme
moyen entre les divers dialectes. On peut dire qu’il ressuscita une lan-
gue qu’on n’écrivait plus ; il en refit une langue littéraire. Des écri-
vains de talent s’en servirent, la développèrent, l’assouplirent,
l’adaptèrent encore mieux au parler réel ; elle obtint finalement droit
de cité à côté de l’autre langue. Et, à partir d’un certain moment, cette
autre langue, le dano-norvégien, se mit à son tour en mouvement. Des
réformes successives de l’orthographe non seulement notèrent plus
exactement la prononciation, mais introduisirent des expressions, des
tournures, des désinences empruntées à l’usage populaire. Les deux
langues sont encore fort différentes. Elles se transforment rapidement
l’une et l’autre. Un jour viendra sans doute, je ne dis pas où elles fu-
sionneront d’elles-mêmes, mais où on pourra les faire fusionner. C’est
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 73

bien l’expérience linguistique la plus curieuse qui soit, et l’on discerne


les motifs politiques et sociaux qui ont amené le peuple norvégien à
s’y soumettre.

*
* *

Si j’ai essayé d’indiquer quelques-unes des grandes lignes de


l’histoire de la Norvège au XIXe siècle, c’est parce que cette histoire
nous offre sur un espace de temps relativement court, aisément acces-
sible à la recherche, et sur des données complexes peut-être, mais fort
claires, le spectacle d’une nation en train de se reconstituer, après une
période d’inertie politique, par un effort de volonté. Elle nous fournit
la réponse à cette question toujours actuelle : qu’est-ce qui constitue
une nation ? — C’est bien en premier lieu, avec l’économie, l’histoire,
les souvenirs d’un passé dont l’enseignement se prolonge dans le pré-
sent ; c’est en second lieu l’effort accompli en commun pour réaliser
un idéal accepté par la majorité des citoyens. Et plus cet effort est te-
nace, ardent, enthousiaste, plus fortement est cimentée l’unité de la
nation. C’est cette unité, maintenant accomplie, qui a permis aux Nor-
végiens d’opposer aux Allemands une résistance qui fait l’admiration
du monde.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 74

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

M. GASTON
BACHELARD
ET LE
“NOUVEL ESPRIT SCIENTIFIQUE”
par JACQUES SOLOMON

Retour à la table des matières

Les pages que nous publions ci-dessous ont été trouvées dans les
papiers de Jacques Solomon, après son arrestation en mars 1942. El-
les ont été écrites sous l’occupation allemande, alors que notre ami,
chassé de son domicile, traqué par la Gestapo, consacrait à la résis-
tance la majeure partie de son activité. Elles attestent une fois de plus
la valeur exceptionnelle du savant que les balles nazies abattirent à
l’âge de trente-quatre ans, le 23 mai 1942.
M. Bachelard a bien voulu s’associer à la publication de ce texte
par la belle lettre que voici : « Les critiques que Jacques Solomon a
pu faire à mon point de vue me seront une source de méditations. Je
les lirai dans la Pensée avec d’autant plus d’émotions que je suivais
avec attention tous les travaux de ce grand savant dont la tragique
disparition est ressentie par tous les hommes de cœur. »
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 75

Pour saisir la pensée de M. Bachelard 4, suivons-le sur un de ses


thèmes essentiels : l’histoire du concept scientifique de masse, qui

est pourvu de sa perspective philosophique complète, c’est-à-dire qui peut


tour à tour du point de vue de l’animisme, du réalisme, du positivisme, du
rationalisme, du rationalisme complexe et du rationalisme dialectique… Le
rationalisme complexe et le rationalisme dialectique peuvent d’ailleurs être
réunis plus brièvement sous la désignation de sur-rationalisme. (p. 19.)

En bref, la notion animiste de masse « correspond à une apprécia-


tion quantitative grossière et comme gourmande de la réalité », la no-
tion réaliste, positiviste est liée à l’usage de la balance. L’aspect ratio-
naliste correspond à la théorie de Newton où la masse est définie par
le quotient de la force par l’accélération. Avec la théorie de la relativi-
té, ce rationalisme s’ouvre et la notion de masse change d’aspect, elle
devient relative. Enfin,

nous allons indiquer sous quel aspect sous quel aspect philosophique nou-
veau se présente en mécanique de Dirac. Nous aurons un ensemble précis
de ce que nous proposons d’appeler un élément du sur-rationalisme dialec-
tique qui représente le cinquième niveau de la philosophie dispersée (p.
33.).

On sait que Dirac, en 1928, a cherché à unir la théorie des quanta,


sous la forme que lui avaient donnée Heisenberg, L. de Broglie et
Schrödinger, avec la théorie de la relativité. Les équations de ces au-
teurs sont remplacées par l’« équation de Dirac », dont un caractère
fondamental est d’être quadruple : la matière n’a plus ses propriétés
décrites par une seule fonction comme dans les théories antérieures,
mais par quatre. Or, voici une des conséquences les plus curieuses de
cette nouvelle théorie :

En fin de calcul, dit M. Bachelard, la notion de masse nous est livrée


étrangement dialectisée. Nous n’avions besoin que d’une masse, le calcul

4 GASTON BACHELARD, la Philosophie du Non, essai d’une philosophie du nou-


vel esprit scientifique. Nouvelle Encyclopédie philosophique, Paris, Alcan.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 76

nous en donne deux, deux masses pour un seul objet. L’une de ces masses
résume parfaitement tout ce qu’on savait de la masse dans les quatre phi-
losophies antécédentes : réalisme naïf, empirisme clair, rationalisme new-
tonien, rationalisme complet einsteinien. Mais l’autre masse, dialectique
de la première, est une masse négative. C’est là le concept entièrement
inassimilable dans les quatre philosophies antécédentes. Par conséquent,
une moitié de la mécanique de Dirac retrouve et continue la mécanique re-
lativiste et la mécanique relativiste ; l’autre moitié diverge sur une notion
fondamentale ; elle donne autre chose ; elle suscite une dialectique exter-
ne, une dialectique qu’on n’aurait jamais trouvée en méditant sur l’essence
du concept de masse, en creusant la notion newtonienne et relativiste de la
masse (p. 35.).

Or, ce n’est pas ainsi que se pose la question. Nous savons, depuis
la théorie de la relativité, la liaison essentielle qui existe entre la mas-
se et l’énergie. Mais notre auteur semble avoir oublié cette conquête
du « rationalisme ouvert » qu’est la relativité. Sinon écrivait-il un peu
plus loin ?

Notre thèse perdrait naturellement beaucoup de sa force si nous ne


pouvions pas nous appuyer sur d’autres exemples où l’interprétation d’une
notion fondamentale dialectisée est effectivement réalisée. C’est le cas
pour l’énergie négative. Le concept d’énergie négative s’est présenté en
mécanique de Dirac, exactement de la même manière que le concept de
masse négative. A son propos, nous pourrions reprendre point par point les
critiques précédentes : nous pourrions affirmer qu’un tel concept eût sem-
blé monstrueux à la science du XIXe siècle et que son apparition dans une
théorie eût paru le signe d’une faute capitale viciant entièrement la cons-
truction théorique. (p. 37.).

et M. Bachelard se pose sérieusement la question :

N’y a-t-il pas une liaison entre l’énergie négative et la masse négati-
ve ? (p. 37.).

En fait, si effectivement la théorie de Dirac a donné une importan-


ce considérable à ces nouvelles notions, elles ne lui sont pas propres.
Si l’on définit la masse par la quotient de la force par l’accélération,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 77

l’expérience, et l’expérience seule, nous montre que tous les corps


rencontrés jusqu’ici ont une masse positive, autrement dit qu’il faut
leur enlever de l’énergie pour les arrêter et non le contraire. Dans la
mécanique de Newton, l’énergie d’un corps est égale au demi-produit
de sa masse par le carré de sa vitesse. Elle est donc positive quand sa
masse est positive, et réciproquement. Et, encore une fois, seul le
premier cas est intervenu dans l’expérience jusqu’ici.
Mais il en est tout autrement dans la théorie d’Einstein. Ici, la rela-
tion entre énergie et masse n’est pas si simple. Dans la mécanique de
Newton, il y avait simple proportionnalité, relation du premier degré.
Dans la mécanique d’Einstein, la relation est du second degré. Il en
résulte qu’à une quantité de mouvement donnée correspondant deux
valeurs possibles de l’énergie, l’une positive, l’autre négative. Et, de
façon générale, dans toute théorie conforme à la théorie d’Einstein, on
aura toujours affaire simultanément à des énergies positive et négati-
ve. Ce n’est donc pas un caractère particulier à la théorie quantique de
Dirac. La « dialectisation », pour reprendre l’expression de M. Bache-
lard, de la notion de masse ou d’énergie n’est donc pas le fait de la
nouvelle théorie quantique, mais de la théorie de la relativité tout sim-
plement : cette dialectisation ne découle pas du « rationalisme dialec-
tique », mais du « rationalisme relativiste ». Et voici la construction de
M. Bachelard bien menacée.
Mais, nous dira-t-on, cela étant accordé, il n’en reste pas moins que
c’est depuis la théorie de Dirac seulement que se pose le problème des
masses et des énergies négatives. En fait, dans les théories antérieures,
on pouvait faire abstraction de l’existence d’énergies négatives, pour
la raison suivante : supposons, conformément à l’expérience, que nous
soyons en présence de corps dont l’énergie soit positive. Quelles que
soient les vicissitudes de ces corps, jamais leur énergie ne sera autre-
ment que positive. Car lorsqu’on soustrait de l’énergie à un de ces
corps, on arrive à un moment où seule subsiste l’énergie au repos de
ce corps, et cette énergie, il est impossible de l’enlever par les moyens
mécaniques usuels. En quelque sorte, dans la théorie mécanique
usuelle, l’énergie garde toujours son signe, mais ceci pour des raisons
de continuité si en enlevant de l’énergie à une particule, son énergie
de positive pouvait devenir négative, elle devrait à coup sûr s’annuler
à un moment. Or, d’après la théorie de la relativité, cela est impossi-
ble : une énergie peut être positive, peut être négative, mais jamais
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 78

nulle. Donc le passage continu est impossible. Mais justement, c’est


un trait essentiel de la théorie quantique d’introduire le discontinu, le
passage d’un état à un autre par un « saut », et l’on conçoit dès lors
que l’objection précédente tombe : il y aura possibilité, pour un élec-
tron dont l’énergie est positive, que brusquement son énergie devienne
négative.
Quelle fut alors l’attitude des physiciens devant une telle possibili-
té découlant d’une théorie qui trouvait par ailleurs nombre de confir-
mations ? C’est que, par une méthode ou une autre, il fallait exclure
cette possibilité, car elle signifiait que, les uns après les autres, tous
les électrons devaient prendre une énergie négative, contrairement à
l’expérience la plus courante. L’exclusion avait lieu dans la théorie
non-quantique ; il fallait en trouver d’autres raisons dans la nouvelle
théorie. Il était réservé à Dirac de réussir à les formuler et, en même
temps, d’expliquer l’existence, découverte entre temps, d’électrons de
même masse que les électrons ordinaires, mais dont la charge est op-
posée (positons). Contentons-nous de dire que dans l’exposé plus ré-
cent de la théorie de Dirac, la notion de masse négative n’intervient
pas plus que dans la théorie non-quantique.
Or, que nous dit M. Bachelard à propos de l’intervention des mas-
ses négatives ?

C’est alors que la philosophie dialectique du pourquoi pas ? qui est ca-
ractéristique du nouvel esprit scientifique, entre en scène. Pourquoi la
masse ne serait-elle pas négative ? Quelle modification théorique essen-
tielle pourrait légitimer une masse négative ? Dans quelle perspective
d’expériences pourrait-on découvrir une masse négative ? Quel est le ca-
ractère qui, dans sa propagation, se révélerait comme une masse négative ?
Bref, la théorie tient bon, elle n’hésite pas, au prix de quelques modifica-
tions de base, à chercher les réalisations d’un concept entièrement nou-
veau, sans racine dans la réalité commune.
Ainsi la réalisation prime la réalité… Il faut forcer la nature à aller
aussi loin que notre esprit. (p. 35.).

En somme, selon M. Bachelard, si les expériences de Anderson,


Occhialini et d’autres physiciens ont démontré dans le rayonnement
cosmique l’existence d’électrons de charge positive, c’est parce que la
théorie de Dirac les avait précédées et que le physicien avait « forcé la
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 79

nature ». Mais pourquoi alors n’a-t-on pu forcer la nature à nous four-


nir les électrons de masse négative, et sont-ce seulement les électrons
de charge positive, mais de masse également positive, qui sont appa-
rus ? Quelles sont donc les limites posées à nos possibilités de réalisa-
tion ? Et s’il en est, n’est-ce pont parce que, en vrai, contrairement à la
formule de M. Bachelard, c’est la réalité qui conditionne la réalisa-
tion ?
D’ailleurs, il faut bien remarquer que dans toutes ces considéra-
tions on n’a que trop tendance à s’appuyer sur les théories qui réussis-
sent, qui sont « réalisées » et à négliger celles qui ont échoué, malgré
leur intérêt, faute de « réalisation ». Ces dernières aussi constituent un
moment important du développement de notre connaissance scientifi-
que. À ce point de vue, les travaux de Dirac nous fournissent un
exemple fort significatif. Il y a quelques années, Dirac a proposé une
transformation mathématique fort intéressante de ses fameuses équa-
tions et l’élégance de cette transformation était telle qu’il en venait à
déclarer que « cette généralisation est si naturelle qu’il serait étonnant
que la Nature n’en eût pas fait usage ». Il développait donc les consé-
quences de ces nouvelles équations et en arrivait à la conclusion sen-
sationnelle qu’à côté des électrons, positif et négatif, doivent exister
des pôles magnétiques libres, positif et négatif. Or, on n’a jamais ob-
servé de pareils pôles magnétiques libres : par conséquent, la générali-
sation de Dirac, si « naturelle » qu’elle parût, a tout de suite été consi-
dérée comme erronée et abandonnée par son auteur. Ce qui a décidé
par conséquent les physiciens, en dernier ressort, ce fut l’expérience,
et l’expérience seule 5.
Ce sont là d’ailleurs les rapports habituels entre expérience et théo-
rie. Lorsque Le Verrier attribua les perturbations constatées dans le
mouvement des grosses planètes à l’existence d’une planète nouvelle,
dont il calcula les éléments, et que Gall découvrit Neptune. M. Bache-
lard dira sans doute qu’il y a eu « réalisation » des calculs de Le Ver-
rier. Mais quelques années plus tard, le même Le Verrier. Mais quel-

5 À ce sujet, une anecdote est significative. On raconte communément que


l’imprimeur du mémoire de Dirac, écoutant la voix du bon sens, avait corrigé
cette phrase en « cette généralisation est si naturelle qu’il serait étonnant que
la Nature en eût fait usage ». La maxime de Lagrange suivant laquelle la natu-
re se rit de nos difficultés analytiques est très courante chez les théoriciens de
la physique.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 80

ques années plus tard, le même Le Verrier chercha à expliquer les


anomalies de la trajectoire de Mercure par l’existence d’une planète
inconnue : le raisonnement était le même, mais la planète ne fut point
découverte et n’existe pas. Pourquoi cette réussite dans un cas, cet
échec dans l’autre, sinon parce que dans le premier cas la théorie de
Le Verrier s’est montrée adéquate à la réalité, et qu’il n’en fut pas ain-
si dans le second cas ?
Résumons-nous. M. Bachelard pensait que l’intervention des mas-
ses négatives distingue essentiellement le « rationalisme dialectique »
de la théorie des quanta du « rationalisme ouvert » de la théorie de la
relativité. Nous avons reconnu qu’il n’en est rien. Ensuite, il nous est
apparu que le mouvement de la pensée scientifique contemporaine
avec ce problème a été fort différent de ce qu’indique M. Bachelard.
M. Bachelard voit les choses à l’envers. Il construit un labyrinthe de
concepts pour essayer de tirer le réalité de la tête du physicien, cepen-
dant que le physicien s’efforce de tirer sa pensée de la réalité.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que de ces notions de masse et
d’énergie négatives. On pourrait fournir d’autres exemples. Mais ci-
tons M. Bachelard :

Si l’on réfléchit à ce pluralisme cohérent des états massiques, on doit y


trouver un clair exemple de l’épistémologie non-cartésienne. En effet, il
ressort des principes de la physique mathématique contemporaine que la
notion de spin désigne mieux un corpuscule élémentaire que sa masse.
Ainsi, un récent article de M. Louis de Broglie tend à prouver que le mé-
soton est un photon lourd plutôt qu’un électron lourd. La raison directrice
de la distinction entre électrons généralisés et photos généralisés, c’est la
différence de parité entre les spins de ces éléments. Or, les spins ne
s’expérimentent pas. Ils sont désignés par des convenances mathémati-
ques. La lumière lourde, suivant la belle expression, mais dans une infor-
mation mathématique générale. Nouvelle preuve que les caractères domi-
nants de l’être sont des caractères qui apparaissent dans une perspective de
rationalisation. La véritable solidarité du réel est d’essence mathématique.
Remarquons encore que cette désignation mathématique réserve une
dialectique très nouvelle dans la science. En effet, dire que le corpuscule a
un spin, c’est dire qu’il peut avoir plusieurs spins, mieux, c’est dire qu’il a
une collection particulière de spins. Le spin est essentiellement une possi-
bilité multiple. Un corpuscule est caractérisé par la collection des ses
spins, par exemple (– 1, 0, + 1) ou – ½ et ½) ; seul l’entraînement réaliste
nous pousserait à effectuer indéfectiblement un état de spin à un corpuscu-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 81

le. Un corpuscule peut avoir tous les spins de la collection de spins qui le
caractérise.

Nous sommes ici dans un chapitre particulièrement actuel de la


physique, et où sans doute de grandes modifications peuvent survenir
brusquement, à mesure que nos connaissances expérimentales se pré-
cisent, en particulier sur les rayons cosmiques. Mais, quelles que
soient les modifications que nous apportent ces progrès désirables
dans notre connaissance présente des propriétés du mésoton, un point
est certain : c’est que l’évolution de la physique en ce point particulier
ne confirme pas les vues de M. Bachelard. Tout d’abord, il n’est pas
exact que « la notion de spin désigne mieux un corpuscule élémentaire
que sa masse ». Le spin (ou pivotement) est un élément essentiel, mais
non plus essentiel, si l’on nous passe cette expression, que la masse.
Dans l’état présent de la science, ce sont en effet des éléments indé-
pendants. Par exemple, le proton, qui a une masse 1 800 fois plus
grande que l’électron, a le même spin. Mais là n’est pas l’intérêt du
débat : si M. Bachelard porte tant d’intérêt au spin, qui pour le physi-
cien n’est qu’un élément avec la masse, la charge électrique, le mo-
ment magnétique, etc., c’est parce que « les spins ne s’expérimentent
pas. Ils sont désignés par des convenances mathématiques ». Il est
bien clair que le spin est une notion beaucoup plus difficile à saisir
que d’autres comme la charge, la massa, etc., qui sont bien plus fami-
lières. Mais qu’il ne « s’expérimente » pas, c’est tout autre chose. La
notion de spin a été dégagée par des considérations théoriques très
élémentaires des observations spectroscopiques bien avant le déve-
loppement de la mécanique ondulatoire. Ce qui trompe évidemment
M. Bachelard, c’est que dans les exposés habituels de la théorie quan-
tique, on pose en axiome les équations de Dirac, puis, par des combi-
naisons algébriques, on en déduit l’existence du spin de l’électron.
Mais pourquoi a-t-on posé les équations de Dirac, parmi tant d’autres
également justifiables du point de vue mathématique ? C’est que jus-
tement ce sont les seules qui fournissent un spin conforme à nos
connaissances expérimentales sur l’électron. De façon générale, la
théorie de la mécanique des quanta nous offre un assez grand choix
d’équations possibles, et c’est l’expérience qui nous fait décider entre
elles. Et il n’est donc pas exact de déclare avec M. Bachelard que « la
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 82

véritable solidarité du réel est d’essence mathématique » : c’est le réel,


en vrai, qui dicte et vérifie le mathématique.
Terminons sur ce point en notant dans le passage cité de M. Bache-
lard une autre confusion. Dire que le corpuscule a un spin, c’est dire
qu’il eut avoir plusieurs spins ; voilà pour notre auteur une profonde
nouveauté. Mais dans la mécanique classique, le corpuscule a égale-
ment une quantité de mouvement, ce qui n’empêche pas celle-ci de
prendre des valeurs très diverses. Un seul point est nouveau : c’est que
dans la mécanique classique, toutes les grandeurs ne prenaient que des
valeurs continûment variables et ici le spin prend des valeurs disconti-
nues.
Un dernier exemple des idées de M. Bachelard : il s’agit de la no-
tion de probabilité négative. Laissons la parole à notre auteur :

Mais cette multiplication en quelque manière horizontale qui met les


statistiques les unes à côté des autres, est peut-être à la veille d’être dépas-
sée par une multiplication en profondeur qui porterait la dialectique au
principe même de toute doctrine probabilitaire. Essayons de faire pressen-
tir l’importance philosophique de cette révolution.
Depuis une dizaine d’années, les conceptions les plus osées touchant
l’information probabilitaire de la localisation avaient toutes affirmé qu’une
probabilité devait être constamment positive ou nulle. On avait énergi-
quement refusé d’accueillir une probabilité qui serait négative. Toutes les
fois qu’une théorie rencontrant des fonctions devant désigner des probabi-
lités négatives, on se dictait immédiatement le devoir de modifier la théo-
rie pour écarter cette « absurdité ».
Voici cependant que les raisons de cette exclusion s’affaiblissent.
C’est ce que démontre M. Louis de Broglie…
Ainsi, devant le concept d’une probabilité négative, concept rejeté sans
discussion antérieurement, le nouvel esprit scientifique peut désormais
avoir deux attitudes :

1. Admettre le concept purement et simplement, avec une tranquille


dialectique initiale. S’y habituer. L’unir à d’autres concepts pour consti-
tuer un faisceau qui se solidarise par sa multiplicité même. On réunira
alors par un effort de définitions réciproques les trois caractères suivants :
— être un photon — avoir un spin supérieur à ½ — être susceptible d’être
associé à une probabilité de présence négative.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 83

2. Une deuxième attitude du nouvel esprit scientifique consistera en


une tentative d’explication. Nous retrouverons alors le rôle de la rêverie
savante ; de la rêverie qui questionne : la probabilité négative mesure-t-
elle une hostilité de l’absence, un danger de destruction ? Y a-t-il pour la
lumière, des zones d’espace néantifiant ?

Or, ici encore, ce n’est pas ainsi que se sont passées les choses
dans la réalité. En fait, la notion de probabilité négative est considérée
comme inacceptable et l’apparition de telles probabilités dans une
théorie est un signe que celle-ci est défectueuse. L’interprétation ac-
tuelle est toute différente : en réalité on était en présence d’un mélan-
ge de deux sortes de corpuscules et ce qu’on croyait être la probabilité
n’est en fait que la différence des probabilités correspondant aux deux
sortes de corpuscules. On interprète ainsi, sans modifier aucunement
notre conception de la probabilité, ces fameuses « probabilités négati-
ves », sans faire intervenir de « zones d’espace néantifiant ».
L’attitude du « nouvel esprit scientifique » est donc tout autre que cel-
le définie par M. Bachelard. Il est clair que ce qui a abusé notre au-
teur, c’est le développement considérable de l’appareil mathématique
qui est un des caractères principaux de la nouvelle théorie quantique.
On risque en effet, si l’on n’a pas constamment à l’esprit les rapports
essentiels entre expériences et théorie, de voir dans cette dernière un
jeu de symboles mathématiques sans lien avec la réalité d’où la tenta-
tion, bien compréhensible, de considérer des probabilités négatives,
ou imaginaires, parce qu’il ne s’agit plus de fréquences d’événements
réels, mais de symboles mathématiques soumis à un certain nombre
de règles.

*
* *

On le voit, à travers toutes les difficultés particulières que ren-


contrent les conceptions de M. Bachelard, lorsqu’elles sont confron-
tées avec le mouvement véritable de la science, ce n’est rien moins
que la question générale des rapports entre théorie et réalité qui est
posée. La physique moderne a pris un aspect mathématique
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 84

d’apparence toujours plus abstraite, et c’est là sans doute un des as-


pects les plus remarquables des progrès de cette science que notre
connaissance de plus en plus profonde, de plus en plus concrète, des
propriétés de la matière s’accompagne d’une abstraction incessante de
leur représentation. Mais il ne faut pas que les équations fassent ou-
blier ce à quoi elles se rapportent, c’est-à-dire la réalité expérimentale.
Par exemple, les équations de Dirac rassemblent actuellement à peu
près tout ce que nous savons de l’électron : mais si l’on vient à décla-
rer que l’électron n’est rien pour nous en dehors des équations de Di-
rac rassemblent actuellement à peu près tout ce que nous savons de
l’électron : mais si l’on vient à déclarer que l’électron n’est rien pour
nous en dehors des équations de Dirac, on commet une erreur immen-
se. Les propriétés de l’électron, à mesure que nos connaissances s’en
précisaient, ont été représentées par des formes mathématiques diver-
ses, dont celle de Dirac n’est qu’une étape, nullement définitive,
comme le montrent un certain nombre de phénomènes nouvellement
découverts, particulièrement dans le rayonnement cosmique. Chaque
forme mathématique avait toujours un aspect formel parfaitement sa-
tisfaisant, et il semble toujours qu’on est arrivé à une représentation
définitive des propriétés de l’électron. Mais alors une question se pose
à laquelle la théorie idéaliste de M. Bachelard ne peut répondre de
manière satisfaisante. Pourquoi a-t-on été conduit à passer d’une théo-
rie à une autre, plus perfectionnée, et qui contient la précédente com-
me un moment subordonné, une approximation relative à certains
cas ? Une seule réponse : le choc de la théorie avec la réalité. La théo-
rie de l’atome planétaire de Bohr serait encore en vigueur si, après ses
premiers succès sur l’hydrogène, elle avait pu rendre des propriétés
spectroscopiques de l’hélium. Mais il n’en fut rien et c’est sur ce fait
expérimental qu’échoua la théorie primitive de Bohr, et qu’une révi-
sion très complète de nos conceptions fut nécessaire, qui conduisit au
développement de la mécanique quantique. L’évolution, la transfor-
mation de nos représentations sur les propriétés de l’électron et des
autres particules élémentaires ne résultent pas de l’évolution autono-
me des idées des physiciens qui devraient, suivant l’expression de M.
Bachelard, « penser contre leur cerveau 6 ». Ce sont les découvertes
expérimentales qui conditionnent celle évolution. Et que l’on ne vien-
ne pas nous dire que la découverte expérimentale elle-même est

6 Voir la Formation de l’esprit scientifique, p. 250.


LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 85

conditionnée, façonnée par la théorie. Il est bien clair que la théorie


est un instrument de découverte expérimentale come le microscope, et
de ce point de vue, il n’est pas possible d’opposer entièrement théorie
et expérience. Mais l’expérience de Michelson vient contredire les
conceptions classiques sur le caractère absolu du mouvement : notre
représentation n’était donc pas adéquate à la réalité et devait être rem-
placée par une nouvelle forme, plus précise, qui fut découverte par
Einstein. Chaque pas en avant, chaque modification de nos concep-
tions de la structure de la matière montrent ainsi que, contrairement à
l’opinion de M. Le Roy pour lequel « les faits sont faits » (opinion
que rejoint M. Bachelard pour lequel la Science est une phénoméno-
technie), l’on ne peut comprendre le développement de la science que
si l’on conçoit celle-ci comme le reflet toujours plus exact de la réalité
extérieure dans notre conscience.
Insistons-y, car là est, à notre avis, l’origine essentielle des erreurs
et des difficultés de M. Bachelard. Ce n’est point un fait nouveau que
l’extension du formalisme mathématique dans la physique ait conduit
certains à ne plus voir que les équations et à proclamer que « la matiè-
re s’évanouit » dans la physique moderne. Mais chaque fois les pro-
grès de la science elle-même ont réfuté cette affirmation. N’en pre-
nons que deux exemples dans la physique contemporaine.
On a quelquefois décrit la révolution opérée par Einstein dans la
physique dans les vingt premières années de ce siècle comme consis-
tant simplement à admettre que l’espace n’est pas euclidien, mais jus-
ticiable d’une géométrie non-euclidienne particulière. Dans cette pré-
sentation idéaliste on part des équations pour aboutir à la matière ; et
la révolution einsteinienne n’apparaît que comme une simple générali-
sation mathématique, l’introduction de la courbure de l’espace. Ce
serait de cette courbure qu’on devrait déduire les propriétés gravita-
tionnelles de la matière. En fait, c’est naturellement le contraire qui a
lieu, c’est la matière qui a le primat sur l’espace et le temps qu’elle
détermine.
Mais si la théorie de la gravitation d’Einstein ne consiste qu’en cet-
te introduction de la courbure de l’espace, pourquoi ne pas tenter une
autre généralisation pout obtenir une théorie géométrique de
l’électromagnétisme, qui reste en dehors de la théorie einsteinienne ?
Et les essais n’ont pas manqué, par exemple en attribuant une torsion
à l’espace, et en cherchant ensuite (principe d’identification
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 86

d’Eddington) à retrouver parmi les conséquences de cette hypothèse


les équations connues de l’électromagnétisme. Cela peut être fait de
bien des manières (en particulier par l’introduction d’une cinquième
dimension), mais tous les physiciens conviendront aisément que tou-
tes ces théories unitaires n’ont fait accomplir aucun progrès à notre
connaissance formelle, purement mathématique, sans contenu maté-
riel. Il y a longtemps que les physiciens ont abandonné ce principe
d’identification, justement parce que c’est un principe idéaliste, qui
nous condamne à errer à peu près au hasard dans une infinité de géné-
ralisations possibles de l’espace einsteinien, et qu’ils cherchent à tirer
de nos connaissances sur la matière elle-même le perfectionnement de
la théorie électromagnétique de Maxwell.
Nous tirerons l’autre exemple de la branche la plus récente de la
physique, la physique nucléaire, et il nous paraît regrettable que M.
Bachelard, qui s’intéresse à si bon droit à la science qui se fait, n’ait
point cherché à en dégager la philosophie. Deux points essentiels nous
semblent caractériser la physique du noyau atomique : la découverte
expérimentale de nouvelles particules : neutron, mésoton, et d’autre
part une nouvelle forme de méthode scientifique, combinant étroite-
ment, constamment, immédiatement expérience et théorie. Le noyau
est formé de protons et de neutrons comme l’atome d’électrons. Or,
quand on a abordé l’étude de l’atome, on a bien dû supposer quelque
chose sur l’interaction qui existe entre deux électrons : l’hypothèse la
plus simple était d’imaginer que cette interaction est la même qu’entre
deux corps électrisés macroscopiques quelconques (loi de Coulomb),
et l’évolution ultérieure a montré qu’on avait eu raison de faire cette
hypothèse. Mais il pourrait apparaître que, par une extrapolation aussi
audacieuse, notre esprit « prescrit » en quelque sorte des lois a priori à
l’atome.
Or, si l’on passe à l’étude des édifices nucléaires, il en est tout au-
trement. C’est qu’en effet nous ne pouvons rien tirer de notre expé-
rience macroscopique qui puisse être appliqué à l’interaction entre les
nouvelles particules que sont les neutrons et être appliqué à
l’interaction entre les nouvelles particules, protons ou électrons.
Comment a-t-on procédé et comment procède-t-on constamment dans
cette nouvelle branche de la science ? En tirant d’expériences sur la
forme de cette interaction inconnue, puis en utilisant théoriquement
ces premiers résultats pour construire une première théorie de la struc-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 87

ture nucléaire, dont on tire quelques conséquences qu’on confronte


avec l’expérience, d’où un perfectionnement de notre connaissance de
cette interaction, et ainsi de suite. Ici on voit bien que la théorie est le
reflet de notre connaissance des propriétés des nouvelles particules et
chemine pas à pas avec l’expérience. On voit ici de manière particu-
lièrement nette sur la science qui se fait comment la théorie va de pair
avec l’expérience. Et qui oserait prétendre que le mésoton ou le neu-
tron sont les résultats d’une « phénoménotechnie », tout comme les
rayons N ?
En suivant M. Bachelard sur le terrain de la physique contempo-
raine, nous sommes donc contraints de reconnaître que l’évolution
même de cette science infirme se vues et nous avons reconnu que
l’origine en est dans la conception idéaliste qui est au fond de la phi-
losophie bachelardienne et qu’a réfutée, et que réfute sans cesse le
progrès de la physique comme des autres sciences.
À ce point de vue, il nous paraît utile d’ajouter quelques mots au
sujet du titre même de l’ouvrage de M. Bachelard : la Philosophie du
non. On ne peut que le féliciter d’avoir su reconnaître dans la physi-
que moderne les manifestations d’une dialectique dont nous avons
indiqué plus haut quelques exemples. Mais justement parce que sa
philosophie est idéaliste, notre auteur n’arrive pas, à notre avis, à en
reconnaître correctement les traits fondamentaux. Deux points sont
essentiels ici. Tout d’abord, nous l’avons reconnu à propos des masses
négatives, la dialectique, pour plus évidente qu’elle soit dans la physi-
que récente, n’est pas une caractéristique de la science des dernières
années : nous avons vu que la notion de masse négative est une
conséquence de la théorie de la relativité. Et il est clair qu’on peut al-
ler plus loin et reconnaître à bon droit que la dialectique, comme celle
du positif et du négatif, pénètre toute la science. S’il paraît très juste
de marquer le côté et du négatif, pénètre toute la science. S’il paraît
très juste de marquer le côté dialectique de l’apparition simultanée des
masses positive et négative, avec leurs transformations réciproques,
pourquoi ne rien dire de l’intervention également simultanée, mais
historiquement bien antérieure, des électricités positives et négative ?
Ici, M. Bachelard est de façon manifeste insuffisamment dialectique,
et cela pour une large part parce qu’il s’est emprisonné dans son
schéma idéaliste subjectif de l’évolution de la connaissance scientifi-
que. En second lieu, après avoir reconnu l’importance de cette dialec-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 88

tique dans le mouvement de la science contemporaine, M. Bachelard


hésite : son non a peur d’être trop affirmatif. Il ne veut point de
contradiction trop brutale, mais pour lui les contradictoires doivent
être conciliés en simples complémentaires, un peu à la façon du néo-
criticisme de O. Hamelin, auquel M. Bachelard se réfère expressé-
ment.

L’opposition, écrivait Hamelin (Essai sur les éléments principaux de


la représentation, p. 14), telle que nous la cherchons, doit être à la fois es-
sentielle et distincte de la contradiction. Elle doit être distincte de la
contradiction, parce que nos opposés s’unissent dans une synthèse et qu’il
est impossible d’unir les contradictions.

Par exemple, pour M. Bachelard, dans la mécanique des quanta,


l’aspect ondulatoire et l’aspect corpusculaire de la matière ne sont pas
contradictoires, mais ne sont que deux faces différentes, complémen-
taires de notre représentation. Or, c’est ce qui n’est pas exact. L’onde
et le corpuscule s’excluent mutuellement de la façon la plus inexora-
ble. Ce sont sans doute des aspects différents de la même réalité, mais
leur union est bien différente de la synthèse dont parle Hamelin. Le
carbone peut se présenter sous divers aspects et fort opposés : graphi-
te, diamant, et pourtant nous en tirons la notion d’une substance iden-
tique sous ces diverses formes, le carbone. Ici, si l’on y tient, on peut
parler d’aspects complémentaires qu’unit la notion de carbone. Mais
pour l’onde et le corpuscule, il en est tout autrement : si ces deux as-
pects de la réalité s’excluent mutuellement (comme il est bien connu
pour la cas de la lumière, par exemple) ils s’entraînent mutuellement
de façon réciproque et c’est l’unité entre onde et corpuscule que dé-
crivent les équations de la dynamique des quanta. Il est vraiment im-
possible au théoricien des quanta d’admettre qu’on obtient une repré-
sentation fidèle du réel simplement en conciliant l’ondulatoire et le
corpusculaire. C’est à une unité de ces contradictions qu’il faut attein-
dre et ici encore, la philosophie néocriticiste de M. Bachelard n’y peut
conduire.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 89

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

QUELQUES VUES
SUR LE PRÉSENT, L’AVENIR ET
LE PASSÉ DE LA MUSIQUE FRANÇAISE
par CHARLES KOECHLIN

Retour à la table des matières

Et d’abord il faut, comme on dit, faire le point. Où en sommes-


nous ?
On sait qu’il y eut chez nos musiciens, de 1870 à 1914, une irrésis-
tible, magnifique envolée vers l’avenir. Bizet déjà, parlant d’une de
ses œuvres, écrivait à un ami : « J’ai l’impression que cela va de
l’avant… ». Jamais encore dans l’histoire de notre art, on n’avait vu
d’aussi rapide, d’aussi hardie évolution. Cet affranchissement de
l’académisme et de l’usage, nullement anarchiste d’ailleurs, mais ré-
alisé par des maîtres-artisans dont la technique était sans défaut, mena
l’Ecole française, partie de Berlioz et de Gounod (créateurs de notre
musique moderne), à Bizet, Lalo, Saint-Saëns, Franck et son école
(avec, en premier, Duparc et Castillon) ; enfin, à ces trois phares :
Chabrier, Fauré, Debussy.
Combien de « règles » se sont révélées désuètes ! Que de nouvelles
conceptions au sujet de la dissonance, devenue normale, logique, ac-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 90

ceptée d’emblée par l’oreille ! Quelles découvertes dans le domaine


de l’harmonie ! Puis, nous vîmes de plus grandes libertés encore, à
quoi se risquèrent Bartok, Abel Decaux 7, Schœnberg et Strawinsky –
tandis que Ravel, sous ces influences, enrichissait sa palette sans ces-
ser de demeurer suprêmement musical, toujours « analysable »
d’ailleurs (car il détestait le désordre) ; et cependant qu’Albert Rous-
sel, aux révoltes généreuses, viriles, cinglantes, s’attirait les foudres
d’un critique musical jusque-là de ses amis 8 (« Monsieur Roussel
nous quitte »… entendez : nous n’acceptons pas son âpreté).
Puis vint la guerre, jusqu’en 1918 ; et déjà, à Aix-en-Provence
(quelques jours avant la rupture de fin juillet 1914) le jeune Darius
Milhaud me jouait ses Quatre Poèmes de Léo Latil, où la bitonalité se
fait si charmante, si souple, si hardie.
Au cours de ces quarante années la musique avait marché à pas de
géant. Et ceux qui l’avaient conduite en ces voies nouvelles, c’étaient
des artistes épris de la seule beauté, travaillant dans le silence, encore
peu connus du public, ne songeant pas à la gloire mais à réaliser, du
mieux qu’ils pouvaient, leur rêve intérieur. Epoque incomparable et
féconde en chefs-d’œuvre.
Pendant la guerre se constitua le groupe célèbre des Six (Darius
Milhaud, Honegger, Auric, Poulenc, Louis Durey et germaine Taille-
ferre). Ces jeunes musiciens, pratiquant sans réserve la polytonalité
(parfois même d’une façon un pu brutale), ressentaient le besoin d’une
vie extérieure qui s’exprimât en rythmes accusés, dans un dédain non
dissimulé (injuste d’ailleurs) de l’« exquis », — dédain, surtout, du
raffinement ravélien et même, en certaine mesure, du debussyste. Jean
Cocteau clama : « Assez de vague, assez de contours estompés ! Nous
voulons un art à l’emporte-pièce ! 9 » Ils l’eurent. Mais au prix, trop
souvent, de réalisation un peu hâtives, où l’habileté de l’orchestration,

7 Decaux, mort récemment, trop oublié, dont certains passages dans ces Clairs
de lune sont vraiment précurseurs de l’atonalité du Pierrot lunaire de
Schœnberg.
8 E. Vuillermoz.
9 Le morcellement de l’idée, la fuite évanescente des sonorités – ainsi dans Jeux
– on ne pouvait aller plus loin, et d’ailleurs il y fallait Debussy lui-même.
Toutefois, n’eût-il pas été possible de repartir d’autres œuvres antérieures,
plus nettement construites (Fêtes, le Quatuor à cordes, Pelléas) ? Mais les Six
préférèrent un brusque changement de barre.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 91

où l’accent vigoureux des rythmes ne donnaient pas toujours le chan-


ge sur la valeur de la musique. Il y avait chez eux, surtout une haine
bien compréhensible de l’emphase sentimentale. À cause de quoi,
sans craindre au besoin certaine vulgarité, la cherchant presque (par
réaction contre le sublime raté), ils avaient recours à ce faux « popu-
laire » de la foire, ainsi qu’aux syncopes du jazz (alors dans sa « pé-
riode héroïque »). Leur hédonisme, parfois assez superficiel, ne lais-
sait pas de scandaliser les fervents de Fauré, de Claude Debussy, de
Ravel. Toutefois il y avait, dans ce groupe des Six, l’incontestable vi-
talité qui manquait à d’autres « jeunes », épigones de Debussy. Et si
les œuvres de Milhaud n’étaient guère que des improvisations (grâce à
son exceptionnelle facilité), elles restaient musicales toujours, jamais
insignifiantes ; certaines même, comme les Choéphores, plusieurs des
Quatuors, Alissa, l’Enfant prodigue (sur le texte intégral de Gide)
s’avéraient comme d’un authentique, — d’aucuns même disaient, non
sans raison : comme d’un grand musicien.
Ce curieux mouvement des Six était fait, tout à la fois, de tendan-
ces nouvelles vers une polytonalité, la plus complexe qui fût (Darius
Milhaud), et de sympathie réactionnaire pour des œuvres anciennes
dont ils s’avisèrent de découvrir la lumineuse aisance : celles de Ros-
sini par exemple, et surtout de Gounod 10. — Si Honegger resta sincè-
rement fidèle à Wagner, Milhaud s’exprimait sans ménagement contre
le titan de Bayreuth (tout en gardant la plus vive admiration pour Bee-
thoven). Dans le même temps, l’art dépouillé, réduit à l’essentiel (et si
musical) d’Erik Satie n’eut pas de soutien plus ardent que le même
Milhaud, parfois si audacieusement polyphonique.
1918. Debussy venait de mourir, mais Pelléas survivait ad æter-
num. Fauré, poursuivant son admirable ascension vers des sommets
toujours plus hauts et plus purs, dotait l’Ecole française des grands
chefs-d’œuvre de notre temps (par exemple le Second Quintette).
Roussel, comme s’il prévoyait une fin prématurée, écrivait sans relâ-
che, — non hâtivement, mais avec une ardeur presque fébrile — nous

10 Gounod, fort attaqué par les musicographes franckistes et wagnériens, fut tou-
jours aimé de nos meilleurs musiciens — et non seulement Bizet, Massenet,
Saint-Saëns, Lalo, mais Fauré, Debussy, Ravel. Ceux qui vilipendaient
l’auteur génial de Venise, de Philémon et Baucis, de Mireille, de l’acte du Jar-
din (de Faust), n’étaient presque toujours que des snobs prétentieux, avides
d’un brevet de modernisme.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 92

admirions, autant que son beau caractère moral, les Symphonies, la


Rhapsodie flamande, Padmavâti, la Naissance de la Lyre, la Suite en
Fa, le Psaume. Il s’affirmait l’un de nos grands musiciens. — Florent-
Schmitt, après ces deux sommets de son œuvre : le Psaume et le Quin-
tette, composait des pièces d’une ambition en général plus modeste, et
d’ailleurs fort agréables, notamment la Suite en rocaille ; lui aussi ris-
quait de nombreuses incursions au domaine de la polytonalité. —
Parmi les prix de Rome, deux au moins s’étaient libérés de
l’académisme de la « Cantate pour l’Institut », ne craignant pas les
nouveaux moyens : c’étaient Claude Delvincourt et Jacques Ibert,
dont le présent annonçait déjà l’avenir brillant qui leur fut réservé.
Peu à peu, le groupe des Six se dissociait ; la différence entre Ho-
negger et Milhaud devenait plus nette. Ni l’un ni l’autre d’ailleurs
n’abandonnait le langage polytonal, tandis qu’Auric et Poulenc, dans
une sagesse louable, revenaient à des vocabulaires harmoniques plus
usuels et mieux en accord avec leur nature. Egalement, Louis Durey et
Germaine Tailleferre. — D’autre part, Roland-Manuel (un des rares
élèves de Ravel), fidèle à l’enseignement de son maître, mettait avec
succès dans les soins assidus d’une écriture souvent modale, le meil-
leur de son ambition.
De nouveaux venus entraient dans la carrière. D’abord, ceux de
l’« Ecole d’Arcueil », fondée sous l’égide de Satie ; le plus marquant
d’entre eux est aujourd’hui cet Henri Sauguet de qui la musique sort
naturellement, sans souci de mode, de modernisme, de « dynamis-
me », mais toujours vivante, sensible, parfois même d’une réelle puis-
sance (ainsi, au dernier acte de la Chartreuse de Parme). — Puis, les
quatre « Jeune-France », dont le plus en vue, le plus inspiré sans dou-
te, et de la meilleure technique, est Olivier Messiaen. Son langage
harmonique, bien à lui, n’est point cependant sans avoir bénéficié des
conquêtes de la génération précédente. — D’autres n’ont pas craint
non plus l’usage de la bitonalité, comme Emile Damais, par exemple,
ou encore, très hardi, mais conscient et lucide, grand esprit, grand
cœur, ce Jean Cartan (mort à 24 ans), dont le Second Quatuor est bien
près du chef-d’œuvre, ainsi que son Pater (dont Paris attend toujours
– depuis des années ! — la première audition). — De Maurice Jaubert,
l’âme héroïque, grave et pure s’est traduite en de fort belles œuvres.
On sait qu’il mourut à la tête de sa compagnie, au moment même de
l’armistice (juin 1940), pour défendre un pont contre l’envahisseur.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 93

Et des isolés, trop peu connus, poursuivent courageusement leur


recherche de la beauté : à Paris, Paul Dupin, pauvre et vaillant tou-
jours ; — François-Berthet, à Lyon, qui se renouvela de si heureuse
manière par une musique de chambre où se voit plus d’un hommage
bitonal. — Chez les prix de Rome, une musicienne authentique, Hen-
riette Roget, toutefois, il faut l’avouer, la plupart restent sur leurs posi-
tions académiques, se bornant à du « sous-Ravel » ; ou bien, s’ils sa-
crifient davantage à la dissonance l’on n’y trouve, en général, que des
musiques habilement écrites, sans qu’il s’y révèle une personnalité
caractéristique. Parmi les meilleurs, nous devons citer le nom d’Henri
Tomasi.

*
* *

Cette revue sommaire des trente dernières années ne peut qu’être,


on le craint, fort incomplète. Nous aurions voulu, seulement, dégager
les grandes lignes. Mais ces grandes lignes, on ne les voit pas claire-
ment : peut-être sommes-nous trop près ? Il est certain que l’art musi-
cal de ce temps est des plus divers. Il va de l’accord parfait, et des
harmonies les plus classiques — ou les plus ravéliennes – aux ré-
unions polytonales (ou mêmes atonales) écrites après et d’après Stra-
winsky, Milhaud, Hindemith. Mais que dire de l’ensemble ?
Le fait que nous n’apercevions pas de grands noms poindre aux
horizons de l’avenir, et qu’il ne se manifeste pas actuellement de
« génie volcanique » comme Berlioz, ne soit pas causer d’inquiétude.
Car de tels génies, après tout, peuvent exister et n’avoir pas les
moyens de se produire. Car de tels génies, après tout, peuvent exister
et n’avoir pas les moyens de se produire, — surtout s’ils sont absolu-
ment personnels. Et je ne dirai jamais, comme j’entendis affirmer par
un de mes confrères : « S’il avait du génie, il serait édité ». — Cela
n’empêche que, parmi tant de jeunes talents, si actifs, si bien doués,
nous ne découvrons pas encore l’égal d’un Claude Debussy, d’un Ra-
vel, d’un Roussel. Encore moins, d’un Gabriel Fauré ! Peut-être
avons-nous mal cherché…
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 94

Certes, on constate avec plaisir que la plupart s’orientent vers le


charme ; ou du moins, qu’ils ne sacrifient pas aux dieux barbares de la
Mittel-Europa, don l’atonal agressif et somme toute maladroit sévis-
sait avant la précédente guerre 11, — non plus qu’ils ne cèdent à
l’orgueilleuse tentation de se camoufler en classiques par le bannis-
sement de toute sensibilité 12. Bref, la musique de « douce France »
continue d’aimer. Mais parfois avec une facilité quelque peu superfi-
cielle. Il est évident qu’aujourd’hui l’on écrit beaucoup de musique,
avec une aisance presque déconcertante, souvent trop vite, parfois
aussi sans que nous y puissions voir un réel souci de perfection tech-
nique (nos compositeurs n’auraient-ils pas certaine crainte, au fond,
de la musique dite « savante » ?).
Si le charme est un des pôles de l’actuelle Ecole g-française,
l’autre pôle est le rythme : tendance prépondérante vers ce dynamisme
si fort à la mode. Il ne messied pas d’y voir un ultime effet du mou-
vement des Six et de ce qu’on nomma (par erreur) le « retour à
Bach » 13. — On ne saurait prétendre que, de 1900 à 1914, notre mu-
sique ait manqué de cet élément primordial qu’est le rythme : du
moins chez les meilleurs. Il suffit de citer les noms d’Albéric Ma-
gnard, de Vincent d’Indy, de Fauré, de Roussel, de Florent-Schmitt,
pour vous convaincre que cette force ne faisait pas défaut ; ni même, à
l’occasion, chez Debussy, chez Ravel. Mais les Six affirmaient une
réaction vigoureuse contre certaine torpeur extasiée où leur semblaient
tomber, souvent, des admirateurs trop exclusifs (et sans génie) de
Pelléas, des Nuages, des Sirènes. — Leur « coup de fouet » n’a pas
laissé d’étendre son action jusque sur nos plus jeunes confrères. Et ce

11 Il va de soi que ceci n’est point pour attaquer « en soi » l’atonal — comme on
le fait parfois chez nous — car Schœnberg et Alban Berg ont prouvé surabon-
damment que ce genre de langage peut se révéler très riche, aboutissant à de la
vraie musique. Mais il est d’un emploi difficile.
12 Vous n’ignorez pas, sans doute, qu’un compositeur célèbre prétend que la
musique « ne saurait rien exprimer ». C’est là, croyons-nous, le plus dange-
reux des néo-classicismes. Et le plus absurde, le plus contraire à tout ce
qu’affirme l’histoire entière de notre art.
13 Ce n’était pas du tout « revenir à Bach » que de procéder par ces mouvements
anguleux et secs, pour d’assez contestables imitations des Allegro du XVIIIe
siècle, qui ne sont aucunement le propre de Jean-Sébastien. Un vrai retour à
Bach, c’eût été bien autre chose : il aurait fallu s’inspirer de sa technique et de
sa beauté profonde.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 95

serait à merveille si l’on ne regrettait parfois quelque chose de factice,


de trop prémédité, dans cette « volonté de puissance » 14. Beaucoup
de notes, de la vivacité, un orchestre sonore, mais sans que l’idée mu-
sicale semble toujours légitimer la mise en œuvre de pareils moyens.
Il reste, évidemment, que ces « nouvelles classes »n font preuve
d’une fécondité remarquable, et d’une aisance à composer des trios,
des quatuors, des quintettes, qui nous laisse rêveurs… Autrefois, lors
du professorat de Massenet, puis de Fauré, la plupart des élèves
étaient incapables de telles réussites. Mais — je ne sais si je me trom-
pe — il me semble que leurs modestes « mélodies », ou tel « prélude
de cantate » avaient davantage de caractère. Aujourd’hui, la plupart de
ceux qui ont du métier (prix de composition, au conservatoire, prix de
Rome) n’affirment pas encore une personnalité bien saillante 15 ; ceux
qui n’en ont guère n’y suppléent point par un peu de génie. Nous étu-
dierons tout à l’heure les causes possibles de cette situation : non sans
redire au préalable que els meilleurs, les plus originaux des « jeunes »
peuvent fort bien nous être inconnus — surtout s’ils ne s’occupent
pas activement de se produire.
En résumé, le présent nous offre un mélange assez confus de styles
divers, sans que nul soit absolument nouveau. Je ne dis pas que, de la
sorte, on ne puisse écrire de belles œuvres, voire personnelles. Car il
n’y a pas de « vieux moyens », et toute inspiration du génie peut don-
ner une vie jeune à de vieilles formules par quoi le sec académisme ne
saurait que fabriquer, en série, des ballons de baudruche. — Mais n’y
aurait-il donc pas, dans le langage musical, de nouvelles ressources,
ou quelque possible rajeunissement des anciennes ?
Si fait… Et d’abord, le polytonal, l’atonal sont loin d’avoir dit leur
dernier mot. Pour qui les sait employer, ces vocabulaires se révèlent
d’une variété d’une variété quasiment infinie. Affaire d’à-propos et
d’imagination chez les compositeurs : mais il leur faut créer. Créer

14 À l’origine de cette « volonté de puissance », on trouverait également


l’influence de R. Strauss, et surtout de Strawinsky.
15 Mais à toutes les époques, les personnalités saillantes sont rares. Et l’on doit
reconnaître qu’à ces classes de composition il y a bien, chaque année, deux ou
trois élèves remarquables. Ce qui, somme toute, nous donne le droit d’espérer
beaucoup, si ces jeunes artistes veulent bien se diriger ensuite dans la meilleu-
re voie.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 96

des associations sonores inouïes, que viendront motiver telle ou telle


expression, la sensibilité propre du musicien, son impérieux besoin de
manifester l’âme profonde. Or, je le répète, ce n’est point parce que
Schœnberg, Bartok, A. Berg, Strawinsky, Milhaud, Hindemith ont
cultivé (le plus souvent avec bonheur) ces terres nouvelles, ce n’est
pas une raison majeure pour qu’elles soient épuisées. En elles, si ri-
ches, il reste beaucoup à défricher. Seulement, pour cela, il faut une
intuition sans cesse en éveil, que guidera le choix d’une oreille impec-
cable, éduquée tout d’abord — à fond 16 — par des études régulières,
strictes et complètes, d’harmonie, de contrepoint, de fugue : il faut
aller jusqu’au bout, opiniâtrement, et ne se point contenter des demi-
mesures d’une demi-science.
J’ajoute que l’usage de nouveaux accords où figureraient des
quarts de tons, ou des commas, reste parfaitement compatible avec
certaine musique polytonale (ou atonale), et peut-être même avec des
harmonies usuelles, mais où des septièmes (ou des tierces) seraient un
peu plus hautes ou un eu plus basses, selon les cas, que l’intervalle
juste. Tout est à découvrir, évidemment, dans ces domaines inconnus,
— mais certaines « expériences » faites avec un piano à deux claviers
(accordés à un quart de ton l’un de l’autre) nous incitent à juger qu’il
y a là un réel avenir. (Et sachez que Saint-Saëns, dans Harmonie et
Mélodie, ce Saint-Saëns si réfractaire plus tard aux nouveaux langa-
ges, admettait la possibilité des quarts de tons !)
Dans un tout autre esprit, je pense que la Monodie (un chant tout
seul, sans accompagnement, comme chez les anciens Grecs) ne doit
pas être négligée, et qu’elle peut — de nos jours encore — conduire à
de la beauté. En outre, cette pratique de la monodie aurait l’avantage
d’exciter notre imagination mélodique. Certains de nos confrères s’y
sont consacrés déjà (par exemple Georges Migot). Des monodies fai-
tes de phrases modales (c’est-à-dire dans les modes anciens) Revêtent
un caractère de saine vigueur, s’alliant fort bien à l’art hellénique. Et
de telles mélodies, d’ailleurs, peuvent s’enrichir d’un accompagne-
ment, d’après une technique nouvelle de la polyphonie modale qu’il
nous faudra étudier, pratiquer, perfectionner. J’en ai dit quelques mots

16 Ainsi que chez les maîtres dont je viens de parler, et particulièrement chez
Arnold Schœnberg.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 97

dans un précédent article de cette revue 17 ; qu’il suffise de répéter ici


que le langage modal est riche d’un magnifique avenir, qu’il suffise de
répéter ici que le langage modal est riche d’un magnifique avenir, plus
vaste que vous ne sauriez croire 18. Et d’ailleurs extrêmement varié,
car chacun des modes garde son caractère propre. — Cette écriture, à
la fois modale et polyphonique, peut user aujourd’hui de toutes les
ressources du contrepoint, particulièrement des « notes de passage »
ou des « appogiatures ». Et rien qu’avec l’« harmonie classique » il
reste beaucoup à dire, même dans le domaine plus fréquenté du ma-
jeur et du mineur à « notes sensibles » 19.

*
* *

Que sera cet avenir ? À coup sûr, fonction de la valeur des artistes
— morale autant qu’esthétique. D’abord, cela va de soi, de la qualité
de leur donc musicaux, de leur goût, de leur technique (qu’à
l’exemple de Ravel ils devraient pousser jusqu’à la maîtrise complè-
te). Et puis, de ce que vaudra leur sensibilité. On écrit la musique
qu’on est, dirai-je — en risquant l’emploi concis, très incorrect (et
bien actuel) du relatif que. — Je ne sais pas de thèse plus contestable
(du moins, en matière de musique) que celle où l’on oppose l’homme
et l’artiste. Une conscience dénuée de scrupules, une vilenie intérieure
se trahissent obligatoirement, immédiatement, avec une impitoyable
fidélité, dans la nature même des pensées musicales. Il a fallu, d’une
part, l’âme exquise de Schubert pour lui dicter l’andante de la Sym-
phonie inachevée ; il a fallu la bonté vigoureuse de J.-S. Bach pour
que fût écrite l’Aria de la Suite en ré, et son immense, son universelle
pitié pour qu’à notre tour nous en soyons pénétrés, par le Crucifix de

17 Charles Koechlin, La résurrection des modes anciens dans la musique moder-


ne, la Pensée, n° 1, avril-mai-juin 1939, et n° 2, juillet-août-septembre 1939.
18 Ainsi qu’en 1892, à sa classe d’histoire de la musique, au Conservatoire, nous
le prophétisait Bourgault-Ducoudray.
19 Mais la pratique de la polyphonie modale fait défaut à la plupart des jeunes
élèves du Conservatoire. Il y a quelques années, au concours d’harmonie,
j’avais donné le texte d’un Chant de nature modale : aucun des concurrents
n’a su découvrir l’interprétation, pourtant simple, qu’il comportait…
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 98

la Messe en si ; enfin, la puissance d’aimer qui s’épanche tout au long


de l’Andante du Second Quintette de Gabriel Fauré, il l’avait, tout
d’abord, en soi-même.
La création musicale apparaît alors comme intimement liée à
l’idéal dont l’artiste est capable. Et cet idéal ne doit jamais s’abaisser
à des concessions opportunistes. Mais pour écrire ainsi, libres de
l’ambiance, sans souci des incompréhensifs (ceux qui vous jugeront
« austère » parce que vous ne sautillerez point niaisement, ou « sec »
parce que vous n’aurez pas la larme à l’œil) — pour réaliser cette
beauté qui, même par d’anciens moyens, sera nouvelle, il faut (je le
répète) une technique accomplie, et travailler pour soi, tout à loisir,
sans hâte. Réfléchir, seul, « loin d’eux »…
On voudrait un art, comme celui de Franck, de Fauré, de Debussy,
qui s’affranchit de l’utilité immédiate, — avec, pour but, la seule
beauté. — Accordons d’ailleurs que des pièces « de circonstance »
peuvent, à l’occasion, être belles : cela dépend des conditions et des
natures. Mais alors on souhaiterait, en ce domaine, quelque grande
œuvre sociale comme en souhaita Romain Rolland : pour une fête du
peuple, pour la célébration de la victoire. Ou bien, un hymne héroïque
et funèbre, à la mémoire des victimes. Or, dans tous les cas, il sera très
difficile de réussir dignement une de ces « grandes machines ».
L’inspiration fulgurante du génie ne saurait y suffire. Accordons
qu’elle a suffi parfois — exceptionnellement — pour des chants assez
courts, par exemple la Marseillaise. Mais non point pour de vastes
développement symphoniques : il y faut le « métier » d’un maître. Et
des idées personnelles : l’académisme serait ici, plus odieux que par-
tout ailleurs. — C’est pourquoi, dans l’histoire de la musique, nous ne
voyons qu’un petit nombre de réussites en ce genre. Le Final de la
Symphonie avec chœurs, cela va de soi (et tout ce que J.-S. Bach au-
rait écrit en de pareilles circonstances, s’il en avait eu l’occasion).
Puis, la Symphonie funèbre et triomphale, de Berlioz : inégale, mais
où se trouvent des pages magnifiques. Dans les temps modernes, plus
haut que les Festliches Præludium de Strauss ; très vivant mais quel-
ques peu grandiloquent, resplendit de Prométhée de Gabriel Fauré,
seul sommet de l’art moderne « social », et modèle (inégalable) de ce
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 99

qu’il nous faudrait accomplir 20. Mais qui, de nos jours, s’en montrera
capable ? Je ne sais… Il y aura probablement beaucoup de bonnes vo-
lontés, mais des talents inégaux. Peut-être que l’enthousiasme de la
Résistance les élèvera au-dessus d’eux-mêmes… Il faudra surtout que
de grandes idées soient traduites, dans la ferveur la plus vive, et le
plus librement, avec le maximum de beauté musicale.
Or, chez la plupart de nos contemporains l’état moral (si l’on peut
dire), l’actuel « climat », c’est : gagner de l’argent avec leur musique.
Aller vite, produire beaucoup, inlassablement, — et des œuvres « pra-
tiques », celles qui rapportent… Vu l’état de la société, en raison des
difficultés matérielles de la vie, cette tendance s’explique — si elle ne
s’excuse. Mais elle ne saurait mener aux belles symphonies, sauf (et
encore) dans el cas d’un génie tel que Mozart, dont l’improvisation
bénéficiait de dons exceptionnels et d’une technique magistrale.
Reconnaissons volontiers que certains gardent le courage d’écrire
des sonates, des quatuors, des symphonies, — peu lucratives ; mais la
majorité se dirige vers l’opéra-comique léger et facile, vers l’opéra
bouffe, vers le ballet — et le plus souvent sans y mettre toute la musi-
que susceptible de légitimer ce choix ; il n’y a plus guère de drames
lyriques (sauf la Chartreuse de Parme, de Sauguet) ; quant aux vastes
poèmes tels que le Kaïn d’Albert Daulet (sur le texte intégral de Le-
conte de Lisle), ce sont des cas très rares, et tels que l’exécution en
reste problématique (déjà, l’on ne joue point le Pater de Jean Car-
tan !). Certes, je ne dis pas que tout soit dirigé vers l’utile et le résultat
pécuniaire : on n’oubliera point le solide Psaume de Jean Rivier, ni
celui, fort émouvant, d’Emile Goué (écrit en captivité, et dont l’auteur
est encore prisonnier à l’heure actuelle). A ces quelques exceptions il
faut ajouter des œuvres de « circonstance », par exemple le chant très
dramatique d’Elsa Barraine, sur le beau poème d’Eluard : nul doute
que d’autres soient composées en cette année 1945 pour commémorer
l’héroïque résistance.
Mais nombre de nos confrères, et non des moindres, sont attirés
par la collaboration cinématographique à cause des droits d’auteur,
considérables. Or, disons-le franchement, il y a là quelque danger. Car

20 On citerait aussi, pour son caractère collectif, l’étrange et puissant poème des
Noces de Strawinsky. C’est bien « l’âme de la foule » qui s’y manifeste. Mais
il serait peut-être dangereux pour des Français, de s’en inspirer.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 100

ce genre de musique se produit dans les plus fâcheuses conditions :


beaucoup trop vite, et bien souvent sans la liberté d’être soi. Pour
l’Appel du silence, qui se prêtait à de si belles expansions, Delvincourt
n’eut que quinze jours d’un travail improvisé, jour et nuit. Besognes
hâtives et pour lesquelles le compositeur est prisonnier de l’usage :
s’il se montre personnel et tant soi peu nouveau, le producteur, le met-
teur en scène lui rognent les ailes dans la crainte (puérile) que le pu-
blic ne comprenne pas la musique. Ce qui nous vaut l’insupportable
banalité, l’académisme facile, douceâtre et superficiel de la plupart
des « documentaires ». D’excellents musiciens se gâtent la main aux
partitions si rapidement écrites, et le plus souvent si quelconques.
Quem dommage ! cela pourrait être si beau, — humoriste, ou tendre,
ou tragique, ou mystérieusement légendaire ! Mais hélas, cela n’est
pas…
Ne s’attelle à une œuvre de longue haleine que l’artiste riche (ou
du moins à son aise, — ainsi fut, par exemple, Albert Roussel), ou
celui qui gagne sa vie par un autre travail que la composition propre-
ment dire, parfois même par un métier tout à fait en dehors (tel cet
horloger-bijoutier, un de mes élèves, ne travaillant pour soi que le
soir, dans la tradition de Spinoza). Il y eut d’ailleurs de grands musi-
ciens, comme Borodine, dont la profession principale n’avait aucun
rapport avec la musique ; et Fauré lui-même n’assura sa subsistance
que par ses fonctions d’organiste et de professer, puis de directeur du
Conservatoire : mais il déplorait amèrement que toute sa vie ne pût
être vouée à la composition. Il en fut de même pour César Franck,
pour André Gedalge, et bien d’autres accaparés par l’enseignement.
Certains (que je pourrais citer) ont dû se résoudre à de la copie musi-
cale, en des mois de « dèche ». — Un de mes confrères disait un jour
à l’horloger : « Au fond, vous avez raison : car si l’on veut tirer quel-
que argent de sa musique, il faut faire des concessions. » Aveu na-
vrant !
Alors, que reste-t-il à l’artiste libre, comme gagne-pain ? ou bien
cette « autre occupation », mais qui, prenant un temps précieux, res-
treint à l’extrême la production musicale et le plus souvent ne laisse
pas à la technique la possibilité de s’épanouir, — ou bien un problé-
matique mécénat, l’aide de certains amis (par exemple la pension que
l’éditeur Hartmann faisait à Debussy), — ou enfin les « commandes
de l’État » : mais celles-ci sont rares, beaucoup trop rares. Elles de-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 101

vraient être infiniment plus nombreuses, l’État assumant des œuvres


qu’il suscite.
Ainsi, les conditions sociales se font de plus en plus hostiles à
l’éclosion de la belle musique. — On répondra que la force de la
conviction, l’ardeur du génie, l’indéfectible foi de l’artiste, en un mot,
triomphent de tout, et qu’elles s’alimentent aux difficultés mêmes ; on
citera le mythe d’Antée, — avec, pour conclure : « c’est plus beau
ainsi ! » Soit. Mais il y a des limites à l’ascèse…
Il faudrait donc, en attendant une nouvelle forme de gouvernement,
et l’organisation de l’art telle qu’on la voit par exemple dans
l’U.R.S.S., améliorer les conditions de vie des musiciens et
l’éducation musicale des Français. Nous allons voir quels moyens
sont, dès à présent, à notre portée.

(A suivre.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 102

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

POUR LE CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE


DE L’INVENTION DU CINÉMA (1895-1945)

LES PREMIERS PAS


DU CINÉMA
par Georges SADOUL

L’invention des premiers appareils à dessins animés


(1824-1853)

Retour à la table des matières

Quel est l’inventeur du cinéma ? Question souvent posée par le


public, question simpliste. Il n’y a pas un inventeur du cinéma, il y en
a dix. Les étapes de cette découverte complexe s’échelonnent sur 70
années, elles ne pouvaient être toutes parcourues par un seul homme.
Et ceux mêmes qui, il y a un demi-siècle, en 1895, projetèrent les
premiers films sur écran, ne furent, eux aussi, pas un seul, mais dix,
dans les quatre nations les plus évoluées économiquement et techni-
quement : France, Angleterre, Allemagne, États-Unis. On peut ainsi
résumer les étapes de cette invention :
Le Belge Plateau et l’Autrichien Stampfer ont posé en 1832 les
principes de la prise de vue et construit les premiers appareils à des-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 103

sins animés. L’Anglais Horner a créé en 1834 la bande d’images. Le


baron autrichien von Uchatius a, en 1853, projeté des dessins animés
sur écran. Après 1851 et l’invention du procédé au collodion humide,
les Français Duboscq, Seguin, Claudet, l’Anglais Wheatstone ont
animé des photographies posées successivement. Après 1860 le Fran-
çais Ducos du Hauron, les Anglais Cook et Du Mont, d’autres encore
ont les premiers essayé de construire des appareils de prise de vue,
tandis que Heyl, Bourbouze, etc., projetaient des photographies ani-
mées sur écran. Mais c’étaient encore des photographies prises suc-
cessivement comme au temps de Duboscq.
En 1878, l’Américain Muybridge opère les premières prises de
vue, avec des batteries d’appareils photographiques. Le grand physio-
logiste français Marey crée, en 1882, une variante du revolver photo-
graphique de Jannsen (1873) Il utilise la même année des appareils à
plaque fixe, munis d’un obturateur qui est celui des caméras moder-
nes.
Marey est le premier à réaliser en octobre 1888 des prises de vue
photographiques sur pellicule. Le Français Leprince en réussit
d’autres à la même époque. L’Américain Edison crée en 1889 avec les
usines Kodak Eastman, le film perforé sur celluloïd, long et souple, du
type standard et industriel qui a encore été conservé aujourd’hui. Il est
aidé dans ses travaux par l’Anglais Dickson. En 1894, les Etablisse-
ments Edison mettent en vente le kinétoscope, appareil à vision indi-
viduelle, qui contient des films perforés que de multiples inventeurs
vont essayer de projeter sur écran.
Le Français Emile Reynaud avait, à partir de 1892, donné au Mu-
sée Grévin de longues représentations de vues animées. Mais c’était
encore des dessins.
Les premières projections de films sont faites en laboratoire par
Leprince, l’Anglais Friese Greene, Edison-Dickson (1889), Marey-
Demeny (1892-1893), puis dans des séances publiques et payantes
(qui marquent le début de l’industrie cinématographique), en 1895,
par les Américains Le Roy (février), Latham (avril), Armant et Jen-
kins (septembre), l’Allemand Skadalanowski (novembre), Louis Lu-
mière (décembre). L’appareil de Lumière, appelé cinématographe, est
le seul qui obtienne un grand succès. Il fonctionne bien, il est fabriqué
en série. Sa réussite donne le vrai départ de la nouvelle industrie.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 104

Pour condenser en une phrase cet exposé : Plateau et Stampfer ont


posé les principes, Muybrige réalisé les premières prises de vue, Ma-
rey a créé la première caméra et Edison a mis au point le premier film
que dix inventeurs réussirent à projeter sur écran, mais aucun avec un
succès égal à celui de Louis Lumière.

*
* *

Nous ne pouvons ici traiter tous les problèmes complexes posés


par l’invention du cinéma. Nous nous contenterons de montrer com-
ment naquirent, il y a plus d’un siècle, les premiers appareils à dessins
animés.
Aux environs de 1830, l’industrie commence à régner en maîtresse
sur le monde. Elle est fortement établie en Angleterre, où son évolu-
tion est le plus avancée, il n’y a encore que 50 à 80 000 métiers méca-
niques contre 250 000 métiers à main ; le mule-jenny self acting est
encore une rareté ; il n’y a pas dix ans qu’ont commencé les importa-
tions de tissu de coton anglais aux Indes.
Le coton et le charbon anglais dominent l’industrie mondiale. La
lampe de Davy a puissamment aidé le développement des mines de
charbon. Le gaz éclaire Londres, mais le charbon n’a pas encore sup-
planté le bois dans les hauts fourneaux. La France n’extrait pas encore
1 500 tonnes de charbon par an et en consomme moins de 2 000 ton-
nes. Les bateaux à vapeur sont rares, les locomotives le sont plus en-
core. Il n’y a encore que 129 kilomètres de rail en Europe, dont 91 en
Angleterre, 38 en Italie.
L’électricité n’est pas encore sortie des laboratoires où l’on songe
pourtant à l’employer pour un télégraphe qui remplacera le système de
Chappe. Mais il s’agit là d’une curiosité comme le sont alors les lam-
pes à arc, la liquéfaction des gaz, les premiers anesthésiques, les ancê-
tres de l’automobile ou de la bicyclette, les allumettes chimiques et
même les cigarettes.
On voit qu’en 1830 la science et l’industrie accomplissaient encore
leurs premiers pas.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 105

Les manufactures pourtant se multipliaient et avec elles les agglo-


mérations ouvrières. À l’époque des premières images animées, ceux
dont les petits-fils formeront le gros public du cinéma, ont
l’impression que les hommes sont, moins que les machines responsa-
bles de leurs misères. La révolte des canuts lyonnais coïncide avec les
expériences de Plateau.

*
* *

Plateau, né à Bruxelles le 14 octobre 1801, était devenu docteur ès


sciences à Liège en mai 1829 par sa thèse Dissertation sur quelques
propriétés des impressions produites par la lumière sur l’organe de la
vue, qui était une étude de la persistance des impressions rétiniennes.
Plateau explora ce domaine avec tant d’impétuosité qu’il devin défini-
tivement aveugle en 1842. Il avait perdu temporairement la vue en
juin 1829, quand répétant une dangereuse expérience tentée par New-
ton en 1680, il fixa, 25 secondes durant, le disque du soleil en plein
midi.
La persistance des images sur la rétine était alors étudiée avec soin
par divers savants européens.
On sait en quoi consiste ce phénomène. Les impressions de nos
sens ne cessent pas instantanément, sitôt que cesse l’excitation d’un
objet extérieur. Cela est vrai pour le toucher, comme en témoigne le
cinématographe pour aveugles, créé en 1900 par l’ingénieur Dussaud,
et dont les figures sont en relief. Cela est aussi vrai pour l’ouïe, puis-
que les mitrailleuses modernes ultra-rapides rendent un son qui n’est
pas intermittent, mais continu. Cela est enfin vrai pour la vue : l’œil
conserve une impression lumineuse durant un certain temps après
qu’il s’est fermé.
La persistance des images rétiniennes nous fait voir ce ruban de
feu que les enfants s’amusent à faire dans l’air en agitant une baguette
dont l’extrémité est incandescente. Les effets de cette persistance sont
multiples, et Plateau énumérait en 1829 quelques-unes des illusions
d’optique qu’elle produit.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 106

Les feux d’artifice lui doivent une partie de leur effet. Une corde qui
vibre nous présente la forme d’un fuseau aplati. Les roues des voitures qui
se meuvent avec une grande rapidité semblait avoir perdu leur rayons et
les objets placés de l’autre de l’autre côté se voient comme à travers une
gaze légère. Une tache sur la surface d’une toupie se change en cercle
lorsque celle-ci est en mouvement. La chute de la pluie ou de la grêle pré-
sente l’aspect d’une série de droites parallèles et non de corps arrondis qui
tombent, etc.
Toutes les fois que nous regardons des objets qui se meuvent rapide-
ment, la duré des impressions modifie les apparences.

C’est par l’effet de cette durée des impressions d’un disque dont
les secteurs ont été diversement teintés et qui tourne rapidement sur
son axe ne nous montre plus chacune de ses couleurs, mais un mélan-
ge de tous les tons employés.
La forme aujourd’hui classique de cette expérience est le disque de
Newton, décrit dans tous les traités de physique, qui recompose le
blanc en partant des couleurs du spectre solaire.
Le disque imaginé par le physicien n’est qu’une variété d’un appa-
reil connu depuis au moins deux mille ans. Ptolémée le décrivait déjà
au IIe siècle. Au XIe siècle, le physicien arabe El Hazen, qui transcri-
vait sans doute un ouvrage maintenant perdu d’Aristote, en faisait
également mention. L’observation des toupies et des roues colorées
dut, dès une très haute antiquité, suggérer ces expériences.
Les anciens avaient donc déjà commencé l’étude de la persistance
des impressions rétiniennes, comme en témoigne aussi un passage de
Lucrèce, d’ailleurs obscur et controversé, qui, selon l’abbé Moigno et
Sinstenden, contiendrait le principe de la recomposition du mouve-
ment en partant d’images fixes :

Les images tour à tour évanouies et remplacées par de nouvelles for-


mes aux attitudes nouvelles semblent avoir changé de geste 21.

21 Hoc ubi prima perit, alioque est altera nata


Inde statu prior hic gestum mulasse videtur.
(De natura rerum, IV, 774-775.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 107

L’antiquité ne paraît pourtant avoir eu en ces matières que des no-


tions confuses et fragmentaires, qui étaient partiellement oubliées
lorsque, à la fin du XVIIe siècle, Newton reprit l’étude de la persistance
rétinienne sur des bases véritablement scientifiques. Au cours du siè-
cle suivant, divers physiciens continuèrent ses travaux.
Le chevalier d’Arcy utilisa une roue qui portait un charbon ardent
et qui tournait dans l’obscurité. La vitesse de la roue, actionnée par
des poids, étant connue, il détermina le temps de rotation maximum
nécessaire pour que le charbon apparût sous l’aspect d’un anneau lu-
mineux. Par ce moyen, le chevalier d’Arcy, dans un mémoire présenté
en 1765 à l’Académie des sciences, fixa la durée de la persistance ré-
tinienne à 13 centièmes de seconde, soit un dixième de seconde envi-
ron.
Le physicien anglais Young, moins catégorique dans ses conclu-
sions, estimait que la durée de la persistance pouvait être comprise
entre le centième et la moitié d’une seconde. Segner, en 1740, Carval-
ho, en 1803, puis Parott, après de nouvelles expériences, donnèrent
des chiffres divers, variant entre un dixième et un quart de seconde.
En 1828, Plateau reprit les méthodes du chevalier d’Arcy, les seu-
les dont il semblait alors avoir connaissance. Il remplaça le charbon
ardent fixé à une roue par un disque à secteurs colorés analogue au
disque de Newton. Tout en notant que la durée de la persistance réti-
nienne variait avec l’intensité, le temps, la couleur, l’éclairement de
l’impression primitive, il établit qu’elle était en moyenne, dans le cas
de surfaces modérément éclairées, d’un tiers de seconde (exactement
0”34).
Peter Mark Roget, fils d’un pasteur genevois établi à Londres,
avait donné le branle à ces études par une communication faite en
1824 à la Royal Society sur la persistance de la vision et ses rapports
avec les objets du mouvement 22.

22 Étude publiée dans les Philosophical Transactions (1825) sous le titre « Opti-
cal deception in the apparence of the spokes of a wheel seen through vertical
aperture ». Peter Mark Roget (1779-1869) commença sa carrière comme mé-
decin, exerçant à Edimbourg, puis Manchester. Vivant dans les milieux de
l’industrie et du commerce, il se lie avec l’économiste Jérémie Bentham.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 108

Le hasard était à l’origine de la principale expérience de Roget. Il


avait un jour observé à travers les intervalles d’une palissade obscure
une roue de voiture qui passait en pleine lumière, et il avait eu la sur-
prise de voir apparaître, à la place des rayons en mouvement, une série
de courbes immobiles sur la surface de la roue.
Pour répéter cette expérience en laboratoire, Roget remplaça la pa-
lissade par une bande mobile de papier noir, trouée de fentes équidis-
tantes, et la roue par un disque de carton tournant autour d’un axe
fixe. Ce disque, pour imiter grossièrement une roue de voiture, était
percé, selon ses rayons, d’ouvertures en forme de tranche de tarte.
Ce dispositif d’expérience, très primitif, contient une esquisse, en-
core grossière, mais frappante des éléments essentiels du cinéma ac-
tuel.
Remplaçons, en effet, la bande de papier noir par un film, l’œil de
l’observateur par un objectif, gardons la roue percée, et nous avons les
principaux éléments d’une prise de vues ou d’une projection animée.
Le disque fenêtré, ce cercle dans lequel sont pratiquées une ou plu-
sieurs fentes, cette grossière imitation d’une roue de voiture, est
l’organe essentiel qui conduira à l’invention du cinéma 23.
Roget, à l’époque de cette expérience, s’intéressait presque exclu-
sivement aux mathématiques. Il étudia la forme des courbes observées
sur la surface de la roue, il l’expliqua algébriquement, il en trouva
l’équation, il les reconstruisit géométriquement.
Son contemporain Wheatstone 24, inventeur du télégraphe électri-
que, physicien spécialiste du magnétisme et de l’optique, tira de

Après des travaux sur la tuberculose et la physiologie animale, il se fixa à


Londres et s’intéressa tout spécialement aux mathématiques. Membre de la
Royale Society en 1815, il en fut secrétaire (1827-1849), succédant à Sir John
Herschell. Il publia, après 1830, des ouvrages sur l’électricité, puis un célèbre
Thesaurus, ainsi, que de remarquables études sur les échecs.
23 On retrouve actuellement le disque fenêtré plus ou moins modifié dans tous
les appareils de cinéma, qu’il servent à la projection ou à la prise de vues.
C’est encore un dispositif dérivé du disque fenêtré qui est la pièce essen-
tielle de la télévision.
24 Sir CHARLES WHEATSTONE (1802-1875) créa en 1834 le télégraphe électrique
à aiguille aimantée, en collaboration avec M. Fothergill Cooks. Il a donné son
nom au « pont de Wheatstone » qui sert à mesurer une résistance électrique.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 109

l’expérience de Roget non des formules, mais cette loi capitale : une
série d’éclairements brefs (en l’espèce ceux produits par les fentes de
la bande de papier noir) permet d’immobiliser en apparence un objet
en mouvement.
Wheatstone appliqua la loi qu’il venait d’énoncer en répétant
l’expérience de Roget sous une forme très différente. Il éclaira par une
succession d’étincelles électrique instantanées un disque de Newton
tournant dans l’obscurité et obtint ainsi, visuellement, une série
d’images fixes de cet objet mouvant. 25
Par un autre procédé, Plateau parvint à obtenir une image fixe d’un
disque tournant. En 1828, il notait qu’avant de connaître les travaux
de Roget il avait pu observer que deux roues concentriques tournant
l’une derrière l’autre à des vitesses considérables et en sens inverse
produisent à l’œil la sensation d’une roue fixe.
De même, en plaçant l’œil au niveau d’un disque entouré de cré-
neaux disposés perpendiculairement sur sa périphérie, on aperçoit
l’image des dents parfaitement immobile.
Le célèbre physicien anglais Faraday 26 ignorait ces derniers tra-
vaux du jeune savant belge, lorsqu’il publié en 1830 dans le journal de
la Royal Society, une observation que plateau nous décrit ainsi :

On lui doit le télescope (1831), une machine parlante (1834), la première éva-
luation de la vitesse du courant électrique (1835), le rhéostat, le télégraphe
imprimé (1863), un système de cryptographie, etc. Ce fut Wheatstone qui, en
1838, installa la première ligne télégraphique française sur le chemin de fer
Paris-Saint-Germain.
25 La méthode de Wheatstone reste employée pour la cinématographie ultra ra-
lentie, concurremment à la stroboscopie, qui utilise le disque fenêtré ou ses
dérivés.
26 FARADAY (1791-1857), fils d’un maçon, était petit employé quand il fut re-
marqué par le physicien Davy. En 1820, il commençait ses travaux sur
l’électromagnétisme qui permirent la naissance de l’industrie électrique. En
1823, il liquéfiait le gaz muriatique et publiait cette expérience sous la forme
d’une lettre au docteur Paris. En 1825, il découvre le benzol. En 1825-1832, il
poursuit des travaux sur l’optique en collaboration avec Sir John Herschell. En
1832, il invente la machine de Faraday, première machine électrique.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 110

Une expérience propre à M. Faraday consiste à faire tourner, en face


d’un miroir, à la distance de 12 à 15 pieds de celui-ci, une roue de carton
denté et à regarder l’image de cette roue à travers l’espèce de gaze produi-
te par le mouvement des dents et des intervalles, l’œil étant supposé très
près de la roue. L’image apparaît alors complètement immobile comme si
le mouvement cessait d’avoir lieu.

Perfectionnant et variant son expérience ; Faraday coloria l’envers


de sa roue dentée à la façon d’un disque de Newton et aperçut dans le
miroir les secteurs teintés tournants, mais distincts l’un de l’autre.
C’était, sous frome nouvelle et commode, répéter les expériences de
Roget et de Wheatstone et démontrer qu’on peut, par une série
d’éclairements brefs, immobiliser un objet en mouvement.
Cette expérience eut un retentissement considérable. Elle est enco-
re aujourd’hui décrite dans tous les traités de physique sous le nom de
roue de Faraday. Certes, l’illustre savant avait été, à son insu, précédé
dans ces observations par Plateau — et il ne reconnut de bonne grâce
sitôt que celui-ci signala le fait — mais la forme particulière qu’il lui
avait donnée ouvrit de nouveaux horizons à plusieurs de ses collègues
et à Plateau lui-même.
Le médecin et physicien français Savart 27, par exemple, appliqua
presque aussitôt à ses travaux la « roue de faraday ». Ce physiologiste
spécialisé en acoustique s’intéressait depuis 1819 aux cordes sonores,
ce qui l’avait conduit à l’étude de tous les corps vibrants ou en mou-
vement périodique.
En 1832, Savart, voulant prouver qu’un mince filet d’eau n’est pas
continu, mais formé de nœuds et de ventres, fit tourner derrière un de
ces filets continues en apparence un disque partagé en secteurs noirs
et blancs. Il réussit à montrer que le liquide coulait bien en chapelet. Il
modifia l’expérience en remplaçant le disque par une bande bicolore

27 SAVART, né à Mézières, mort à Paris en 1841. Membre de l’Académie des


sciences. Médecin à Metz, puis à Paris. Spécialiste des questions d’acoustique.
La roue de Savart est un appareil qui sert à compter le nombre de vibrations
d’un son. Savart reprit en 1838 la chaire d’Ampère au Collège de France. Les
travaux que nous citons ont été publiés dans les Annales de physique et de
chimie, année 1833, pp. 347-350 et 352-353.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 111

sans fin, puis utilisant une série d’éclairs selon la méthode de Wheats-
tone.
En même temps que Savart, Plateau reprenait après Faraday un
disque non plus crénelé, mais fenêtré, et il l’utilisa pour l’observation
de divers mouvements correspondant aux passages successifs des fen-
tes.

Mon appareil consiste en un disque noirci d’environ 25 centimètres de


diamètre et percé vers sa circonférence de petites fentes dirigées dans le
sens des rayons… et placées à des distances égales. Pour faire usage de cet
appareil, il faut donner au disque un mouvement de rotation suffisamment
rapide, fermer un œil et regarder de l’autre à travers la bande circulaire
transparente qui résulte du mouvement des fentes 28.

Plateau utilisa cet appareil pour l’observation d’objets animés d’un


mouvement quelconque, et il réussit ainsi à obtenir une série de posi-
tions différentes correspondant aux passages successifs des fentes.
Mais ce fut surtout dans l’observation de mouvements périodiques
(cordes en vibrations, charbon tournant, soleil d’artifice, etc.) qu’il
aboutit à des résultats intéressants.
Il ne tarda pas à perfectionner son appareil en munissant le disque
d’un mouvement d’horlogerie dont il pouvait connaître et varier la
vitesse. Il s’en servit pour étudier une corde vibrante et obtint ainsi :

le curieux résultat de faire paraître complètement immobile un objet animé


d’un mouvement très rapide, dans le cas où la vitesse du disque est telle
que chacune de ses fentes passe devant l’œil à l’instant précis où la courbe
se retrouve à la même extrémité de sa vibration.
Si la vitesse du disque ne représente plus un terme de la série…, mais
qu’elle diffère d’une très petite quantité, la corde cessera de paraître im-
mobile, mais le mouvement dont elle sera animée sera très lent comparati-
vement à son mouvement réel. Ainsi nous arriverons à cet autre résultat
singulier que l’on peut, à l’aide de notre instrument, rendre un mouvement
aussi lent qu’on le désire.

28 Traité de la lumière, par Sir JOHN HERSCHELL, Paris, 1833, supplément rédigé
par Plateau, Quételet, etc., p. 482.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 112

Après avoir décrit ainsi le ralenti, Plateau résumait en ces termes


les résultats obtenus :

Étant donné un objet animé d’un mouvement périodique trop rapide


pour que l’œil reçoive de cet objet une impression distincte, l’appareil que
j’ai indiqué permettra :

1. De déterminer la forme de l’objet en réduisant celui-ci à une appa-


rente à une apparente immobilité.
2. D’observer toutes les particularités du mouvement en ralentissant en
apparence ce même mouvement autant qu’on le désire.
3. Enfin de trouver la vitesse réelle de l’objet ou du moins la durée
d’une période de son mouvement au moyen de deux observations et d’une
formule 29.

Ce qui revient à dire que Plateau pouvait, grâce à son disque, non
seulement mesurer la vitesse d’un corps en mouvement, mais immobi-
liser celui-ci comme le fait maintenant l’instantané ou obtenir des ef-
fets comparables à celui du cinéma ralenti.
Ce qui revient à dire que Plateau pouvait, grâce à son disque, non
seulement mesurer la vitesse d’un corps en mouvement, mais immobi-
liser celui-ci comme le fait maintenant l’instantané ou obtenir des ef-
fets comparables à celui du cinéma ralenti.
Il comprenait que le fonctionnement de son appareil était fondé sur
une série d’éclairements instantanés, puisqu’il précisait en 1833 que
« l’artifice consiste, comme dans le procédé de M. Wheatstone, à iso-
ler par rapport à l’œil certaines positions des objets ». Ce qui voulait
dire que son appareil avait la propriété de décomposer, au moyen du
disque fenêtré, un mouvement en une série d’images fixes, ce qui est
le principe même de la prise de vues cinématographique.

29 Citations faites par MAREY dans la Méthode graphique (1878) d’après le livre
d’E. MACH : Die optische Versusche (Prague, 1873), sans autre indication de
source et de date.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 113

Plateau mêlait parfois la philosophie à ses expériences. Quand il


eut, par exemple, établi que les images rétiniennes colorées persistan-
tes ne s’évanouissent pas graduellement, mais passent par une série
d’états négatifs et positifs avant de disparaître, il en tira une théorie
oscillatoire des sensations, puis des sentiments et conclut à l’identité
des contraires. Il est difficile de savoir si ces conclusions procèdent ou
non de la dialectique hégélienne. Un tel esprit devait identifier les
causes et les effets, donc poursuivre de front l’analyse du mouvement
et sa synthèse, d’autant plus naturellement que la majeure partie des
expériences d’optique sont réversibles 30.

*
* *

En 1832, la photographie en était toujours aux travaux dz labora-


toire et n’était pas encore connue du public. Plateau, pour obtenir la
reconstitution du mouvement en partant d’images fixes le décompo-
sant, dut donc nécessairement avoir recours aux dessins.
En Angleterre, depuis plusieurs années déjà, on avait mis en vente
des jouets qui utilisaient à la fois les dessins et les effets de la persis-
tance rétinienne.
En 1824, en effet, alors que l’étude de ce phénomène conduisait
Roget à des spéculations mathématiques, elle inspirait à Sir John
Herschell, auteur d’un Traité de la lumière, une expérience de physi-
que amusante 31. Il fit avec son ami et collaborateur, le physicien
Babbage, le pari qu’il pourrait lui montrer à la fois la pile et la face
d’une d’une toupie, et en priant son ami de placer son œil à la hauteur
de la guinée tourbillonnante. Babbage put ainsi voir, en surimpression,
la pile et la face confondues.

30 Voir JOSEPH PLATEAU : « Sur le phénomène des couleurs accidentelles », An-


nales de chimie et de physique, 1833, pp. 397-398.
31 Sir JOHN HERSCHELL (1792-1871), fils du célèbre astronome, astronome et
physicien lui-même, collabora avec Babbage, à partir de 1813, dans de nom-
breux travaux sur l’électricité. Elu membre de la Royal Society, il en fut secré-
taire de 1824 à 1827.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 114

L’année suivante, Fitton 32 et le Docteur Paris 33 popularisaient


cette expérience en créant un jouet d’enfant qui fut baptisé thauma-
trope (1825). Plateau décrit ainsi, en 1829, cet amusement qui n’a pas
encore aujourd’hui cessé de distraire les enfants :

Il consiste à dessiner deux objets différents des deux côtés d’un cercle
de carton, de telle manière que, si l’on fait tourner rapidement ce cercle
autour d’un diamètre comme axe, le mélange des impressions laissées par
les deux dessins en reproduire un troisième. Ainsi en dessinant un oiseau
d’un côté, et une cage de l’autre, l’oiseau sera vu dans la cage, etc. 34

Selon Brewster on faisait de même apparaître Arlequin aux côtés


de Colombine, un cavalier sur son cheval, la tête d’un Turc sur son
corps décapité, on rassemblait les deux moitiés d’un mot et d’une let-
tre 35, etc.
Le thaumatrope était dans toute la vogue de sa nouveauté quand en
1828, Plateau reprit et modifia l’expérience de Roget. Il traça une lar-
ge ligne blanche sur un disque noir et fit tourner celui-ci en même
temps qu’une barre de carton blanc placée devant lui. La barre et le
disque tournaient sur des axes voisins, mais différents. Par ce procédé,
il put voir apparaître, en gris sur un fond blanchâtre, l’image parfaite
d’une hyperbole passant par les deux centres de rotation.
Plateau eut ensuite l’idée de remplacer une de ces barres par des
figures quelconques : une tête, un homme, un mot, et obtint une image
difforme au lieu d’une courbe régulière. Puis il inversa l’expérience.
En utilisant un dessin de cette image difforme et une barre blanche
(qu’il remplaça aussi par un disque fenêtré), il réussit à obtenir à nou-
veau une tête, un homme ou un mot 36.

32 W. FITTON (1790-1861), médecin, géologue et astronome. C’est lui qui fit


élire Sir John Herschell à la Royal Society en menant une vive campagne
contre l’autre candidat, le duc de Sussex.
33 PARIS (1785-1856), célèbre médecin londonien, ami de Humphry Davy dont il
écrivit la vie. Auteur de plusieurs traités de médecine.
34 Dissertation sur quelques propriétés, etc., 1829.
35 Voir à ce sujet le passage de BREWSTER dans l’Optique de MARION (1867).
36 Dissertation sur quelques propriétés, etc., 1829.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 115

L’influence du thaumatrope est indiscutable sur « cette espèce


nouvelle d’anamorphose » qui resta à l’état de curiosité de laboratoire,
sans donner naissance à un jouet.
À la fin de 1832, Plateau, reprenant son idée d’observer des des-
sins d’observer des dessins à travers un disque fenêtré tournant cons-
truit l’appareil qui a immortalisé son nom et qui est généralement
connu sous le nom de plénakistiscope.
Voici la description qu’il en donne peu après son invention (août
1833) :

L’appareil consiste essentiellement en un disque de carton percé vers


sa circonférence d’un certain nombre de petites ouvertures et portant des
figures peintes sur l’une de ses faces.
Lorsqu’on fait tourner le disque autour de son centre vis-à-vis d’un mi-
roir, en regardant d’un œil à travers les ouvertures les figures vues par ré-
flexion dans la glace, au lieu de se confondre comme cela arriverait si l’on
regardait de tout autre manière le cercle tournant, semblent, au contraire,
cesser cela arriverait si l’on regardait de tout autre manière le cercle tour-
nant, semblent, au contraire, cesser de participer à la rotation du cercle,
s’animent et exécutent des mouvements qui leur sont propres.

Plateau précisait ensuite :

Le principe sur lequel repose cette illusion est extrêmement simple.


Si plusieurs objets différant entre eux graduellement de forme et de
position se montrent successivement devant l’œil pendant des intervalle
très courts et suffisamment rapprochés, les impressions qu’ils produisent
sur la rétine se lieront entre elles sans se confondre, et l’on croira voir un
seul objet changeant graduellement de forme et de positon.

Ainsi en 1833, Plateau posait-il déjà avec une netteté et une clarté
admirables le principe du cinéma moderne, ou plus précisément, la loi
sur laquelle se fonde la vision ou la projection des films.
Plateau n’était pas moins clair quand il expliquait la façon dont
fonctionnait son appareil ou la façon dont il allait disposer les séries
d’images qu’il utilisait.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 116

Voici quelques citations de Plateau :

C’est une conséquence naturelle du phénomène bien connu de la durée


de la sensation de la vue. Chaque fois qu’une ouverture passe devant l’œil,
elle laisse voir pour un temps très court l’igame du cercle et des figures
qu’il porte Le même effet se produit pour chacune des fentes. Il en résulte
une série d’images qui se montrent successivement devant l’œil. Il reste à
faire que ces figures… diffèrent graduellement de forme et de position,
condition facile à remplir et d’où résulte l’illusion dont il s’agit.
Éclaircissons tout cela par quelques exemples. On veut représenter
des danseurs faisant des pirouettes. Eh bien, il suffit de disposer symétri-
quement autour du centre un nombre d’images égal à celui des fentes et
dessinées de telle manière qu’elles suivent dans un même sens la série de
ce figures, l’une quelconque d’entre elles étant dans une période un peu
plus avancée que celle qui précède. Alors il est clair que, lorsqu’on sou-
mettra ce cercle à l’expérience, les petites figures qui viendront successi-
vement occuper la même place par rapport à l’œil se présenteront comme
figures de plus en plus tournées d’un même côté et, l’œil liant toutes ces
impressions successives, auront parfaitement l’air de tourner sur elles-
mêmes.

De même pour représenter un homme qui marche, Plateau décom-


posait le mouvement de ses jambes et utilisait un nombre de figures
supérieur d’une unité à celui des ouvertures. De cette façon, au lieu de
piétiner sur place, le marcheur paraissait avancer 37.
Le physicien publia sa découverte le 20 janvier 1833, dans une let-
tre adressée à son maître et ami Quételet, directeur de l’Observatoire
de Bruxelles. Mais l’invention datait des derniers mois de 1832, puis-
que, e novembre de cette année, Plateau envoyait son appareil à son
confrère Faraday à Londres 38 et qu’il dit avoir, avant sa lettre à Qué-

37 Ces citations et celles qui précèdent sont extraites des Annales de chimie et
physique (année 1833, tome LIII, p. 304) : « Des illusions d’optique sur les-
quelles se fonde le petit jouet appelé récemment phénakistiscope ». Cet article
date d’août, mais Plateau précise que l’essentiel en avait déjà été publié en
janvier 1833 dans la Correspondance mathématique et physique de
l’Observatoire de Bruxelles (tome VII, 6e livraison, p. 365), sous la forme
d’une lettre au directeur, son ami Quételet.
38 Ce détail, selon M. Potoniée à qui nous l’empruntons, a été signalé par Fors-
tern dans son ouvrage Living Pictures et tiré par lui des Poggendorf Annalen
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 117

telet, fait fonctionner devant quelques amis des modèles dessinés par
lui avec beaucoup de soin et en prenant toutes précautions.
Les disques portaient des séries de dix à vingt dessins. Sitôt après
Plateau, le peintre Madou, que Baudelaire appelle « un Charlet bel-
ge » et qui était le beau-frère de Quételet, créa plusieurs sujets nou-
veaux pour cet instrument.
Dès le début de 1833, à Londres, des fabricant d’appareils
d’optique construisirent, d’après le modèle envoyé à Faraday, des
jouets qu’ils mirent dans le commerce sous le nom de phénakistisco-
pe 39. Ils firent bientôt plagiés à leur tour par leurs confrères parisiens.
Ces jouets étaient grossièrement exécutés. Faute d’avoir procédé à un
centrage minutieux des dessins, les images successives ne coïnci-
daient pas exactement. Elles « sautaient », elles étaient floues.
Plateau protesta contre ces imitations maladroites. Il fit parvenir à
Londres des dessins et des indications grâce auxquelles on construisit
« un appareil beaucoup plus parfait, qui a porté d’abord le nom de
phantasmascope et qui se vend maintenant sous fantascope ». Mais en
dépit des efforts de Plateau, l’usage commercial fit prévaloir le terme
barbare de phénakistiscope, que l’usage, qui l’a consacré, nous oblige
maintenant à employer.

*
* *

Tandis que les opticiens contrefaisaient Plateau, certains savants


accusaient le physicien d’être lui-même un contrefacteur.
En effet, presque en même temps que Plateau, un professeur du
Polytechnicum de Vienne, nommé Stampfer, venait d’imaginer un
appareil semblable au phénakistiscope et l’avait appelé strobosco-
pe 40. Le Belge et l’Autrichien ignoraient réciproquement tout de leurs

où Plateau l’invoqua vraisemblablement lors de la contestation d’antériorité


qu’il eut en 1833 avec Stampfer.
39 Mot tiré du grec phenax, trompeur, scopein, examiner.
40 Tiré du grec strobos, tourbillon, et scopein, voir.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 118

travaux et ils étaient arrivés, indépendamment l’un de l’autre, à des


résultats semblables.
De telles coïncidences sont fréquentes dans l’histoire des inven-
tions. C’est qu’à un point donné de la connaissance humaine se trou-
vent, épars, les divers éléments techniques, sociaux, scientifiques, etc.,
nécessaires à la création d’une nouvelle invention. Cette découverte,
dont on dit alors qu’elle est « dans l’air », a besoin, pour naître, de
voir ces éléments rassemblés, et l’idée de ce rassemblement peut ve-
nir, simultanément, dans les pays les plus évolués, à des hommes fort
divers et qui souvent s’ignorent entièrement les uns les autres.
La roue de Faraday, pour Stampfer comme pour Plateau, avait été
l’élément décisif qui le poussa à réunir les éléments de sa découverte.
Il appliqua ce cercle denté à l’étude de divers mécanismes à mouve-
ment périodique (engrenage, échappements, etc.), puis il reconstitua
ces mouvements en observant des séries d’images dans un miroir) tra-
vers les intervalles de ce cercle.
Stampfer publia ses travaux en 1833 dans les Poggendorf Anna-
len 41. Il avait commencé ses expériences en décembre 1832 et achevé
ses premiers disques en février 1833. Il ne paraît donc pas avoir sur
Plateau le bénéfice de l’antériorité et surtout il ne semble pas avoir
énoncé avec la même clarté que celui-ci les principes de la décompo-
sition et de la recomposition du mouvement. Il est, en effet, caractéris-
tique que Mach, compatriote de Stampfer, a, 1872, recours à Plateau
quand il attire à nouveau l’attention du monde scientifique sur
l’importance de la décomposition du mouvement par l’emploi du dis-
que fenêtré. Mach et, à sa suite, Marey baptisèrent ce mode
d’observation, par un hommage rendu à Stampfer, stroboscopie ou
modèle stroboscopique, et cette expression est aujourd’hui d’un usage
universel.
Car la stroboscopie qui, durant plus d’un demi-siècle, tomba dans
un oubli qu’on pouvait croire définitif, n’était plus appliquée, dans de
rares expériences de laboratoires, qu’à l’étude de mouvements pério-
diques, cordes sonores (Toepler, Lissajous) ou chute d’une goutte
d’eau (Worthington), concurremment à la méthode des éclaircisse-
ments successifs préconisée par Wheatstone.

41 Selon M. Potonniée.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 119

Les travaux de Mach, puis de Marey, remirent la stroboscopie en


honneur, mais il fallut attendre le XXe siècle et le rôle que jouèrent
alors les moteurs rotatifs : dynamos, hélices, turbines, etc., pour que
cette méthode reçût une large application. Elle est maintenant l’un des
principaux moyens de contrôle, au banc d’essai, de la plupart des ma-
chines, des hélices d’avion en particulier.

*
* *

Si l’essor de la stroboscopie fut lent à se généraliser comme moyen


de décomposition directe du mouvement, le phénakistiscope, appareil
de recomposition, connut une vogue immédiate sous forme de jouet.
La concurrence des divers fabricants leur fit adopter des formes nou-
velles et des perfectionnements parfois remarquables.
L’appareil de Plateau était un simple disque fenêtré en carton. Une
de ses faces était noircie. L’autre portait la série d’images.
La première amélioration consista à placer la série d’images sur
des disques amovibles qui venaient s’appliquer entre le disque fenêtré.
Puis on plaça le disque d’images et le disque fenêtré aux deux extré-
mités d’un même axe et on les fit tourner en sens inverse. Ce qui avait
l’avantage de supprimer l’emploi du miroir 42.
En 1834, le mathématicien anglais William George Horner 43
construisit un zootrope qui était la plus remarquable transformation de
l’appareil de Plateau 44.

42 Ce dernier perfectionnement, qui dérivait directement des expériences faites


par Plateau en 1828, ne semble s’être généralisé que sous le second Empire.
Beaudelaire, qui décrit minutieusement le phénakistiscope dans sa Morale du
Jou-Jou (1853), montre que l’emploi du miroir était encore général.
43 HORNER (1786-1837), fils d’un pauvre pasteur de Bristol, dirigea une école
privée à Bath. C’est un mathématicien à qui l’on doit une méthode de résolu-
tion des équations à plusieurs degrés qui porte son nom.
44 Zootrope, du grec Zoon, animal, tropos, action de tourner. Horner appela en
réalité son appareil dedaleum. Ce fut l’Américain Lincoln, qui l’imita ou le ré-
inventa en 1867, qui le baptisa zootrope.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 120

Dans le zootrope, le disque fenêtré est remplacé par un tambour de


bois ou de métal, ouvert à sa partie supérieure, percé de fentes vertica-
les sur ses flancs et tournant horizontalement sur son axe. Le disque
d’images devient une longue bande qui se place, enroulée en cercle, à
l’intérieur du tambour. Ces bandes peuvent comporter cinquante ima-
ges et plus, alors que les disques ne peuvent guère en porter plus de
deux douzaines.
Le zootrope est une forme nouvelle du disque à créneaux de Pla-
teau, variante avant la lettre du disque de Faraday.
Sa bande d’images est son élément le plus remarquable, car ce long
morceau de souple bristol est une préfiguration du film. C’est l’idée
de l’allonger indéfiniment qui conduisit certainement Reynaud, et
peut-être Marey et Edison, à la conception du film moderne.
En raison du nombre restreint de leurs images, les zootropes et les
phénakistiscopes durent se contenter de représenter des mouvements
très simples et pouvant se répéter périodiquement : danses, jongleries,
pirouettes, acrobaties, saut à la corde, scieur de long, forgeron, etc.
Chaque nouveau modèle issu de l’appareil de Plateau eut une vo-
gue brillante et brève. Périodiquement, durant plus d’un demi-siècle,
des variantes diverses de ces jouets furent présentées par des fabri-
cants à une clientèle enfantine sous des noms variés, tous baroques et
pédants. La construction de ces appareils était relativement délicate, et
ils furent assez coûteux. On en fabriqua surtout en Angleterre, en
France, en Autriche, et également en Allemagne, aux États-Unis, etc.
On peut assez rapidement l’idée de projeter sur un écran les dis-
ques du phénakistiscope, et cela d’autant plus naturellement que, de-
puis le XVIIe siècle, certaines lanternes magiques utilisaient des images
disposées en couronne, sur des disques de verre.
La baron von Uchatius, officier d’artillerie, compatriote de Stamp-
fer, fut le premier à réaliser de telles projections. Ses séries d’images
étaient peintes sur des verres encastrés dans le pourtour d’un disque
de bois et défilaient au foyer d’une lanterne magique.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 121

Ce phénakistiscope de projection fut décrit, en 1853, dans les An-


nales de l’Académie de Vienne 45 et sa construction en série entreprise
par l’opticien Prokestsch, qui mit l’appareil dans le commerce.
En France, l’opticien Duboscq, qui ignorait peut-être alors les tra-
vaux d’Uchatius, fabriqua à la même époque un appareil semblable et
déposa avant 1855 des disques phénakistiscopiques au Conservatoire
des Arts et Métiers. Plusieurs opticiens anglais travaillèrent dans le
même sens et c’est à Londres que ces instruments paraissent avoir eu
une vogue durable.

*
* *

En 1832, donc, le problème de l’animation des images était résolu ;


en 1853 on projetait pour la première fois sur écran les dessins ani-
més. Or, on le sait, la photographie était depuis 1839 connue et prati-
quée dans le monde entier. Il suffirait, dira-t-on, de remplacer les des-
sins du zootrope par des photographies pour que le cinéma fût inventé.
Or il ne le fut qu’un demi-siècle plus tard. En réalité, dès 1845, Pla-
teau, déjà aveugle, eut l’idée d’adapter la photographie à ses appareils,
ce qui fut fait dans la pratique dès 1852. Mais le cinéma supposait
l’existence du film, et, en fait, on ne put fabriquer de longues bandes
photographiques sur celluloïd qu’après 1889 en laboratoire, qu’après
1893 dans l’industrie. Ici l’esprit des homes avait anticipé d’un demi-
siècle sur la technique.
Il arrive qu’inversement l’esprit des hommes retarde sur les possi-
bilités techniques. Un phénakistiscope est un appareil d’une extrême
simplicité. Ses éléments sont : un disque de matière mince, dérivé de
la roue de chariot, un miroir de taille correspondante, une série
d’images décomposant un mouvement.
Les anciens Egyptiens, il y a cinq mille ans, possédaient tous ces
éléments. Ils nous ont laissé des roues, des disques minces, des mi-
roirs, et des dessins en série qui décomposent les mouvements mieux
que les grossières images des appareils de Plateau. Mais pour connaî-

45 Tome X, p. 482.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 122

tre très imparfaitement les lois de l’optique, pour n’avoir de la persis-


tance rétinienne que des notions confuses, les Egyptiens laissèrent ces
éléments épars, et ne créèrent pas plus le cinéma que les anciens Chi-
nois n’inventèrent le phonographe (comme l’ont parfois prétendu cer-
tains mauvais plaisants), bien que ces derniers, là aussi, ne dussent pas
se heurter à d’insurmontables difficultés techniques.
Dans certaines circonstances donc, les possibilités techniques pré-
cèdent les progrès de la culture humaine et dans d’autres les savants,
ou même de grandes couches du public conçoivent des inventions que
la technique encore imparfaite rend impossibles à réaliser. Vingt ans
avant l’apparition des V1, le premier écolier venu parlait d’avion fu-
sée ou d’avion guidé par les ondes hertziennes, jusqu’à la planète
Mars, par exemple.
Friedrich Engels remarque d’autre part, dans l’étude historique
qu’il consacra à la technique des armes à feu, que la charge par la
culasse, qui marque le début des armes modernes, fut conçue et tentée
dès le XVIe siècle, mais qu’elle ne pour être réalisée industriellement et
jouer un rôle dans la guerre qu’au milieu du XIXe siècle. Ici l’esprit
humain précède de plusieurs siècles les possibilités techniques.
Ces phénomènes inversés peuvent être constatés dans toutes les
branches de la science et de l’industrie.
Pour rendre un autre exemple, on sait que l’ère industrielle s’ouvre
en Angleterre au XVIIIe siècle par la création des tissages mécaniques.
La multiplication de ces tissages est la marque du début d’une ère
nouvelle de l’histoire, l’ère capitaliste.
Or, les créateurs des tissages mécaniques n’étaient ni des savants,
ni des inventeurs à proprement parler, mais des ingénieurs, des com-
merçants, des entrepreneurs qui avaient le sens des conditions néces-
saires au développement de leur industrie. Ils se contentèrent en som-
me de grouper des inventions éparses et de les rassembler. Les princi-
pales étaient la machine à vapeur (employée par Louis XIV et Pierre
le Grand pour les jeux d’eau de leurs parcs), le métier mécanique
(connu à Dantzig depuis le XVIe siècle) et le Throle (combinaison du
vieux rouet saxon et des broches employées depuis deux siècles par
les soyeux italiens).
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 123

M. Schultze Gaevernitz, à qui nous empruntons ces exemples,


conclut dans un ouvrage social-démocrate : La grande industrie
(1898) que Lénine utilisé pour sa documentation de l’Impérialisme,
dernière étape du capitalisme :

Ce ne sont pas des raisons techniques qui produisirent l’évolution éco-


nomique à la fin du siècle dernier. Ce fut bien plutôt un concours d’une sé-
rie de circonstances économiques qui conduisirent au progrès technique.
Des inventions faites depuis longtemps ou du moins à demi réalisées, mais
jusque-là sans effet économique, furent alors appliquées à l’industrie mo-
derne.

Si ces anciennes machines textiles reçurent de nouvelles applica-


tions et firent naître l’industrie moderne, c’est parce qu’elles purent
utiliser avec le coton une matière textile commode et peu coûteuse. Et
l’on sait que ce coton arriva en abondance des Indes à l’époque où
certains buts coloniaux anglais, directement commandés par
l’économie et la société, se trouvèrent atteints.
Le cinéma, pour naître vraiment avait besoin d’une matière pre-
mière nouvelle, le celluloïd transparent, souple, en longues bandes
recouvertes d’une couche photographique instantanée. Cette matière
première ne fut mise au point qu’à l’époque où naquit la grande indus-
trie chimique, qui fut une industrie de trusts.
Edison, qui imagina el film, est, en même temps qu’un inventeur
génial, l’homme qui permit la naissance de la General Electric, le plus
grand trust du monde. Eastman, qui réalisa pratiquement le film, est le
fondateur de la société Kodak, trust mondial de la photographie.
L’industrie du cinéma naît à l’aube de l’époque impérialiste, parce
que cette époque lui apporte les matières premières qui lui sont indis-
pensables, parce que, en multipliant les entreprises géantes, elle grou-
pe dans les villes un public nombreux pour ce nouveau genre de spec-
tacle.
Les trusts jouent un rôle considérable dans la naissance et le déve-
loppement de l’industrie cinématographique qu’ils s’efforcent de mo-
nopoliser dès avant sa naissance. Et par là les trusts font fréquemment
obstacle à l’évolution du nouveau spectacle. En 1889-1894 Edison
refuse qu’on essaie de réaliser industriellement la projection sur écran,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 124

écran parce qu’il juge que ce procédé ne lui rapportera pas assez
d’argent. En 1896-1910, « la guerre des brevets », menée par Edison
et ses avocats, est une tentative de monopolisation juridique du ciné-
ma américain se trouve de dix ans en retard sur le cinéma européen.
Enfin, si en 1908 la tentative de trust mondial lancée par Edison
Eastman avait abouti, elle aurait eu pour effet de limiter le cinéma à la
réalisation de films à bas prix, joués par des comédiens inconnus, et
sans plus de valeur artistique qu’un « rouleau » de phonographe.
On aurait donc tort de prétendre que la technique est l’élément es-
sentiel de l’évolution économique et sociale. Ce serait tomber, dans le
domaine intellectuel, dans l’erreur des ouvriers lyonnais qui, en 1832,
brisaient les machines à coudre de Barthélemy Thimonnier. La ma-
chine n’est pas le responsable essentiel des injustices ou des progrès
sociaux. C’est au contraire certains éléments sociaux qui, se groupant,
conditionnent essentiellement sa naissance.
Si cette « commande sociale » n’a pas lieu, l’invention peut se
produire, mais elle reste inemployée et ne se développe pas. C’est le
cas de la « stroboscopie » inventée en 1832 par Plateau, mais qui resta
près d’un siècle durant une pure expérience de laboratoire ; c’est aussi
le cas des moulins à eau, célébrés à la fin de l’antiquité par les poètes
alexandrins, mais qui ne se développent qu’après l’époque esclavagis-
te, près de dix siècles plus tard, etc.
Cette « commande sociale » peut être passée à un moment où les
éléments techniques existent déjà, épars, et ne demandent qu’à être
croupés. Cette « commande » peut alors arriver simultanément à la
conscience de plusieurs inventeurs. Et sur dix points de la terre, dix
chercheurs qui ignorent chacun les travaux de leurs rivaux, mettent en
même temps au point des appareils semblables, qui se trouvent avoir
plusieurs inventeurs.
Nous avons vu le phénakistiscope inventé simultanément par Pla-
teau et Stampfer ; la projection de photographies animées fut réalisée
à la fois par Lumière, Skaladanowski, Armat, Jenkins, Leprince, De-
meny, Lantham, Le Roy, etc. Et dans un domaine proche, le téléphone
fut, on le sait, breveté au même bureau, le 14 février 1876 à deux heu-
res d’intervalle, par Elisha Gray et Graham Bell, sans qu’aucun d’eux
soupçonnât les travaux de l’autre.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 125

Mais il peut arriver aussi que cette commande sociale soit passée
bien avant que les éléments techniques soient réunis. Il y avait depuis
le XVIIe siècle un public pour le cinéma, puisqu’il faisait fortune de
spectacles optiques analogues : lanterne magique, ombres chinoises,
panoramas, dioramas, etc. En 1892, Edison se faisait fort de pouvoir
donner dans quelques mois des « opéras filmés » parlant, chantant, en
couleurs, avec des personnages « grandeur nature ». Il fallut près d’un
demi-siècle pour réaliser ce programme, qui était l’union de son pho-
nographe et de son kinétoscope.
« Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé », disait
Pascal. Et Marx : « Les hommes ne se posent que les problèmes qu’ils
peuvent déjà résoudre. » Profondes vérités. Mais qui ne veulent pas
dire que l’invention soit toujours instantanée. S’il suffit parfois
d’assembler des éléments épars pour répondre à une commande socia-
le, le perfectionnement ou la mise au point d’un de ses éléments, déjà
conçu, mais encore imparfait, eut parfois demander des années, des
décades des siècles même. Et l’on n’oubliera pas que tout effet de-
vient une cause, que l’invention et le progrès technique, nés de
l’évolution sociale, sont, par leur naissance, des facteurs qui poussent
l’évolution sociale vers un nouveau stade.

Bibliographie

JOSEPH PLATEAU : Dissertation sur quelques propriétés produi-


tes par la lumière sur l’organe de la vue, présentée et soutenue à
la faculté des sciences de l’Université de Liège en mai 1829. (Thè-
se de doctorat, réimprimée en 1830, par M. Novorro.)
PETER MARK ROGET : « Optical Deceptions in the appearance
of the spokes of a wheel seen through vertical aperture ». (Publié
dans Philosophical Transactions, Londres, 1824.)
JOSEPH PLATEAU : « Sur le phénomène des couleurs accidentel-
les » (Annales de chimie et de physique, 1833). — « Des illusions
d’optique sur lesquelles se fonde le petit jouet appelé récemment
phénakistiscope ». (Idem.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 126

SAVART : « Mémoire sur la constitution des veines liquides ».


(Idem.)
Sir JOHN HERSCHELL : Traité de la lumière, Paris, 1833. (Deux
volumes, dont un important supplément rédigé par Plateau, Quéte-
let, etc.)
JOHN BREWSTER : Optique (Manuel Roret, Paris, 2 volumes.
1833).
MARION : l’Optique, Paris, 1867.
E. MACH : Die Optisch-Akustischen Versuche, Prague, 1873.
MAREY : le Mouvement, Paris, 1878.
HOMER CROY : How motion pictures are made, London, 1899.
FOSTER : Living Pictures, Londres.
LIESEGANG : Die Kinotechnik, Berlin, 1924.
GEORGES POTONNIÉE : les Origines du cinématographe, Paris,
1923.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 127

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

INTRODUCTION
À L’ÉTUDE
DE L’ART FRANÇAIS
par Joseph BILLIET

Retour à la table des matières

L’étude qu’on va lire est extraite du cours inaugural d’une histoire


de l’art français, donné à l’Université nouvelle. Le texte intégral de
ce cours paraîtra ultérieurement par les soins de l’Université nouvel-
le.

C’est dans les grandes phases de l’évolution des sociétés, qui ont
marqué les changements de leur état économique et social, que nous
trouverons les seules étapes légitimes de l’histoire de l’art.
En effet, si nous considérons qu’il s’est opéré suivant de grandes
phases d’organisation sociale qui correspondent à des modifications
essentielles de l’économie. Sans nier l’action de certains génies sur
ces modifications, nous devons honnêtement reconnaître que les faits
sont plus forts que les hommes, si grands soient-ils, et que si un grand
homme, un génie souverain de la politique, de la littérature ou de l’art
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 128

éclaire son époque, enrichit et hâte son développement, il n’a jamais


pu faire que ce développement se réalise au rebours de l’évolution
matérielle des faits. Le génie des grands hommes a été de comprendre,
de prévoir et de faciliter le passage d’un stade de la vie des hommes à
un stade plus évolué.
Ces stades sont déterminés par le caractère qu’y a eu l’organisation
du travail et définis par le type des relations sociales que cette organi-
sation a établies entre les hommes.
Ce sont : la communauté primitive, l’esclavage, la féodalité, le ca-
pitalisme et le socialisme qui n’est encore une réalité que dans
l’Union soviétique. Chacun des stades du passé a fait à l’art des condi-
tions différentes et a fait de l’art un usage différent. Ces conditions et
cet usage ont eu une influence déterminante sur le caractère et
l’évolution de l’art.
Mais ces phases de l’histoire sociale n’ont pas été uniformes de
bout en bout. Elles ont évolué, depuis leur formation plus ou moins
lente jusqu’à leur déclin plus ou moins brusque et, au cours de cette
évolution, elles ont connu des vicissitudes : conflits, heurts, retards ou
élans qui ont modifié leur caractère et, en même temps, ont agi sur les
formes de l’expression artistique.
D’autre part, chacun des stades de l’évolution sociale a pu revêtir
des aspects particuliers selon les conditions géographiques des diffé-
rents pays. Ces variantes géographiques ont, elles aussi, leur influence
sur le caractère de l’art d’une phase historique donnée. Il faut tenir
compte de tous ces éléments d’unité et de variété si l’on veut avoir
une connaissance juste de l’art d’un pays. Mais il faut en tenir compte,
non pas en les considérant isolément, en les analysant dans leur syn-
thèse qui les explique, en montrant leurs contacts, leurs liens, leur dé-
pendance réciproque, leur place relative dans le jeu unanime des réali-
sations humaines.
Les premiers éléments qui servent à connaître l’art d’une région
déterminée sont ceux qu’on peut dégager des aptitudes innées ou ac-
quises que la population doit aux conditions économiques, historiques
et sociales et subsidiairement au sol, au climat, etc. De ce point de
vue, on a distingué deux grandes tendances qui caractériseraient les
diverses écoles d’art et entre lesquelles oscillerait la création artisti-
que : la tendance à la décoration et la tendance à l’expression. Ces
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 129

deux tendances qui se distinguent ou se confondent plus ou moins,


selon les variations esthétiques du lieu et du temps, se marquent par
l’emploi privilégié de telle ou telle technique. Mais les variations du
temps et du lieu sont le reflet de l’état économique et social, et
l’emploi d’une technique est fonction de l’existence de tel ou tel maté-
riau.
Les grandes périodes de l’art, celles où il exprime le mieux et le
plus complètement un pays et une époque, sont celles où les deux ten-
dances s’unissent sans qu’il soit possible à la sensibilité de les distin-
guer, celles où l’esprit et la matière, l’individuel et le collectif ont ré-
alisé l’unité, où les techniques sont à ce point appropriées au matériau
et à ce point parfaites qu’elles demeurent inaperçues et où l’art réalise
l’image matérielle et idéologique de la société qui le porte. Si les re-
cherches de l’expression n’apparaissent qu’au prix d’une défaillance
ou d’une déformation technique et si les recherches de la technique ne
s’étalent dans la virtuosité qu’au prix d’un fléchissement de
l’expression, dans l’un ou l’autre cas, l’effet n’est obtenu qu’au détri-
ment de l’harmonie et de la profondeur ; l’art n’a pas atteint son objet
ni réalisé son destin.
Si nous considérons l’art français, l’art de notre pays, dans ses ses
variations historiques et ses variations régionales, nous verrons que
nous ne pourrons le faire entrer dans un de ces cadres théoriques sans
fausser ses caractères spécifiques et la courbe réelle de son évolution.
En effet, ces grands rythmes oscillatoires du mouvement artistique
n’ont jamais eu chez nous le caractère exclusif qu’il est possible de
constater ailleurs, encore moins cette allure excessive ou infirme qui
dénote le zèle ou la timidité dans l’imitation d’une formule importée.
Ils ne sont jamais loin de l’équilibre. Et toujours ils demeurent liés
aux mouvements internes de la vie du peuple, aux rythmes de son
évolution matérielle et morale, à moins que, pour des périodes assez
brèves, des contraintes étrangères à leurs lois, telles que la volonté
d’un souverain ou la spéculation financière, aient faussé le rythme de
l’évolution, en altérant le jeu des rapports naturels entre la conscience
du peuple et le travail des artistes. C’est pourquoi les rythmes de l’art
français se prêtent moins que tous autres aux classifications systéma-
tiques et aux définitions.
Aussi éloigné de la gesticulation désordonnée que l’immense
contrainte, il présente pourtant des contrastes, des alternances profon-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 130

des comme des lois saisonnières. Tantôt avec une exubérance pressée,
un bouillonnement d’inventions, tantôt avec une sobriété, une réserve,
la mesure tenue entre la forme et l’expression, notre art chemine dans
la vie de notre peuple dont il reflète profondément les vicissitudes et
les comportements, selon les phases de la contrainte, de l’espoir, de la
patience et de la volonté.
Il ne sépare jamais l’ordre de l’intelligence et l’ordre de la vie. Il
les unit dans une logique sensible et sa « raison » est toujours celle du
concret. Dans ses démarches les plus sévèrement intellectuelles, il n’a
jamais isolé ses disciplines profondes de celles de la matière, perdu le
contact de la réalité ni éludé les exigences de la raison. L’évasion dans
un formalisme exclusif n’est pas conciliable avec ses démarches tradi-
tionnelles, encore moins avec sa volonté de vivre. Les états de la ma-
tière, les formes et les signes ne sont pas pour lui des forces absolues,
inconnues ou terrifiantes contre lesquelles on se bat ou qu’on adore
exclusivement. Les préoccupations de la ligne et de la couleur, de la
forme et du modelé, de la lumière et de l’espèce, de la perspective et
de la composition ne sont jamais pour nos artistes des obsessions as-
sez fortes pour les entraîner bine longtemps dans la nirvana de
l’abstraction. Ce ne sont pour eux que moyens de rendre sensible
l’expression de plus profondes réalités. L’importance relative donnée
selon l’époque à tel de ces moyens, dans le jeu des rapports avec
l’idée, permet de reconnaître les modulations de la sensibilité françai-
se. Mais c’est la permanence du pouvoir de l’idée, la constante pré-
sence des réalités actuelles et des réalités de toujours dans les varia-
tions des moyens d’expression et l’équilibre synthétique des rapports
entre le but et les moyens, leur coïncidence et leur densité, qui don-
nent à l’art français son caractère reconnaissable et assurent sa conti-
nuité.
Dans chacune de ses découvertes, il garde un accent de nature, une
vibration humaine. Cette cohésion de qualités concrètes, il la doit à
ses origines populaires, aux techniques ouvrières qui l’on formé et
qui, par le sortilège des matières façonnées selon les exigences d’un
goût organique de bien faire, l’ont tenu lié aux forces vives de la terre,
aux profonds remous de la formation de la nation.
Inventeur et, tant que le guident ses lois internes, nourrissant ses
progrès de traditions ouvrières, le peuple français est un de ceux par
qui l’art a joué, au profit de l’humanité tout entière, un rôle éminent
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 131

d’initiative et de fixation. Il n’a pas contenté sa sensibilité artistique


d’aspirations vagues, pas plus qu’il ne contente son appétit de justice
de vœux et d’oraisons platoniques ; il ne l’a pas macérée dans des
formules stérilisantes. Luttant contre des nécessités concrètes, il s’est
élevé au-dessus d’elles par une connaissance quotidienne de leurs lois.
Ainsi il les a élevées elles-mêmes dans une vision synthétique, leur
conférant la noblesse humaine et le style. Mais jamais ses élans et ses
rêves ne l’ont entraîné hors de lui-même. Toujours il a su fondre ses
éléments dans les formes logiques d’une organisation concrète.
Ainsi, la connaissance de l’évolution de l’art français, plus que cel-
le de toute autre évolution artistique, nous aidera à former en nous une
notion exacte et complète de l’art, considéré comme une des manifes-
tations essentielles de l’homme dans le développement historique de
l’effort humain.

*
* *

L’art apparaît, sur le sol où nous vivons, au temps de la commu-


nauté primitive, sous la forme élémentaire des premiers essais
d’adaptation harmonieuse d’un objet à son usage et dans l’expression
étonnamment vivante des formes animales et de leur mouvement. À
l’époque de l’esclavage, l’art dont nous trouvons en Gaule les vestiges
les plus abondants est un art importé et un art de seconde main, l’art
romain, qui n’est lui-même qu’une variante de l’art hellénistique.
C’est au stade de la féodalité que nous entreprendrons l’étude de
notre art français. Non pas qu’il ait surgi tout neuf de la forme sociale
imposée par les classes dominantes des guerriers ou nobles et des prê-
tres. Comme toute réalité, l’art de notre âge féodal tire des réalités an-
térieures nombre de ses éléments qu’il nous importera de distinguer,
car ils nous éclaireront sur les composantes de l’époque et des in-
fluences qui y jouent. Nous verrons cet art, d’origine monastique et
d’inspiration religieuse, évoluer sous la pression d’une force écono-
mique nouvelle, celle de la bourgeoisie artisanale organisée dans les
communes et les corporations, vers une plénitude d’expression à la
fois universaliste et personnaliste, mystique et rationaliste, réaliste et
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 132

équilibrée, toujours humaine, caractéristique vraiment française que


modifieront aux XVIe et XVIIe siècles des courants d’influences étran-
gères et le conflit entre les pouvoirs d’où sortira la monarchie absolue.
Mais sous le décor d’apparat de l’art royal et nobiliaire des XVIIe et
e
XVIII siècles les traditions réalistes, rationalistes et expressives issues
de la sève populaire subsisteront toujours. Au cours de la période ca-
pitaliste, marquée plus que les autres de contradictions et de luttes, ces
directions foncières détermineront la réaction de nos artistes, domine-
ront la confusion des tendances et feront du XIXe siècle l’une des flo-
raisons les plus vigoureuses et les plus rayonnantes que notre art ait
connues.
Cette évolution si étendue ne s’est pas faite sous la forme d’une as-
cension rectiligne. Son amplitude ne fut pas toujours égale. Son ryth-
me, semblable à celui de la vie, est fait de périodes d’expansion et de
périodes de réserve, les unes et les autres marquées. Mais les périodes
les plus pauvres furent encore des périodes d’invention. Si restreintes
que soient leurs découvertes, elles comptent dans la continuité de no-
tre art ; elles lui ont servi à se mieux connaître, à éprouver ses res-
sources, à s’approfondir.
L’étude de l’évolution historique de notre peuple et de sa cons-
cience nous éclairera sur l’évolution de sont art. Et l’étude de
l’évolution historique de notre art nous permettra de reconnaître dans
l’art la tendance caractéristique à organiser et à reconstruire les élé-
ments externes et internes de la nature, dans un but d’évocation sensi-
ble et d’expression intelligible. La satisfaction de cette tendance et
l’exercice de ce pouvoir ne peuvent se concevoir chez nous sas la li-
berté de la connaissance et sans la liberté de la connaissance et sans la
liberté d’expression de la pensée. Le mot d’ordre de l’humanisme :
« de la liberté d’expression de la pensée. Le mot d’ordre de
l’humanisme : « de la liberté de la pensée à l’épanouissement des in-
dividus dans un ordre social harmonieux, éclairé par le culte de la
beauté », montre la voie et l’aboutissement de la liberté humaine.
Nous pouvons y reconnaître un mot d’ordre français.
Mais si la connaissance de l’évolution de notre peuple, la pénétra-
tion de ses qualités, la compréhension de ses possibilités, le dénom-
brement de ses légitimes conquêtes guident notre recherche de
l’évolution de son art, réciproquement la connaissance et la pénétra-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 133

tion de cet art nous aideront à mieux connaître et nous permettront de


mieux tenir notre rôle dans l’évolution française.
Si nous nous en tenions aux vicissitudes historiques qu’ont traver-
sées plusieurs des régions qui forment aujourd’hui la France, nous de-
vrions considérer l’art de ces régions tantôt comme partie du patri-
moine national, tantôt comme tributaire d’un domaine étranger, dis-
trait, par une circonstance familiale ou politique, du sol de notre pays.
Ce découpage arbitraire aboutirait à une vue fausse, non seulement de
la continuité historique de notre art que n’atteignent pas profondément
les changements auxquels le peuple n’a point part, mais encore de
l’évolution historique de l’art de certains pays qui se trouverait sou-
dain chargée des apports hétérogènes de telle ou telle de nos provinces
à laquelle le sort politique a, momentanément, lié la vie de leurs sou-
verains. Il n’en est pas moins vrai que ces circonstances de politique
extérieure ont joué un rôle dans le développement de certaines bran-
ches ou de l’ensemble de notre art et qu’il est impossible de compren-
dre celui-ci sans tenir compte de leur influence.
En dépit des vicissitudes historiques, la France est une réalité géo-
graphique que son peuple, dans toutes les périodes de l’histoire, a tou-
jours tenu à conserver intacte. Le peuplement de ce corps géographi-
que s’est réalisé selon les lois de groupement et d’amalgame que les
conditions mêmes de position, de constitution géologique, de relief et
d’orientation des vallées, de climat, de répartition des ressources natu-
relles ont déterminées. Le peuple s’est donc formé d’éléments indigè-
ne et d’éléments migrateurs que la France a assimilés conformément
aux traditions d’une hospitalité singulière. Ainsi le peuple français,
comme la France elle-même, est un complexe dont les particularités
permanentes et les qualités actives sont en rapport direct avec les ca-
ractères généraux et les dispositions du sol français, propice à l’habitat
et aux relations des hommes.
Réalité géographique par l’authenticité de ses limites qui, sauf au
Nord, la dessinent nettement sans la fermer, par l Ȏquilibre de ses
montagnes et de ses plaines et par les facilités de communication
qu’ouvrent ses valles principales entre des régions étendues, fertiles,
agréables, apte à fondre entre elles les populations diverses et, par là
même, depuis longtemps civilisés, la France l’est encore par la posi-
tion qu’elle occupe, au terme moyen de l’Europe, et par la disposition
de ses pentes qui inclinent naturellement l’expansion de sa vie vers
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 134

des mers opposées mais également accessibles au commerce des


hommes. Aussi, depuis les origines, les faibles caravanes de mar-
chands ou les énormes courants de peuples l’ont-ils parcourue de bout
en bout, de la Méditerranée aux Pyrénées et à la Manche, des plaines
du Nord et du Rhin à l’Atlantique et à la Méditerranéen drainant les
traditions, les influences, les procédés techniques, colmatant les lacu-
nes, préparant peu à peu, par de longs malaxages, au moyen
d’informations et à travers des aptitudes inégales, cette sorte de liaison
harmonique de l’espace qui, répondant chez nous à la continuité dans
le temps, imprime aux habitants, aux formes de la demeure et du
groupement humains, au paysage même, dès longtemps façonné par la
culture, un caractère particulier d’unité où se reconnaît la France.
Les passages naturels qui, par des seuils aisément accessibles,
unissent la Provence à la Bourgogne et à l’Aquitaine et celle-ci aux
grands bassins nourriciers de la Loire et de la Seine ont été, de tout
temps, sillonnés de trafics où les messages les plus lointains de l’art
avaient cours. Dans les vallées qui y convergent, comme dans les can-
tons de montagne, certaines formules se sont attardées, ont mûri, of-
frant à l’avenir des provignements savoureux. Plus que tout autre, l’art
français s’est nourri de ses variétés provinciales.
Sur ces territoires lentement joints qui forment la France actuelle,
l’art ne s’est pas développé partout en même temps, avec la même in-
tensité ni avec des formes identiques. Les grandes phases historiques
ne s’y sont pas accomplies en cycles distincts et fermés. Elles ont
prospéré plus ou moins et se sont parfois mêlées, dans des régions
dont l’unité est surtout faite des mêmes conditions matérielles, de la
même lutte. Elles en ont reçu des accentuations maîtresses, des adap-
tations différentes.
Ainsi la répartition géographique des foyers d’art n’est-elle pas
égale, ni celle des formules artistiques partout exactement contempo-
raine. Nous allons essayer d’en donner un bref résumé.
*
* *
Dès l’apparition de l’art, au paléolithique supérieur, sous le régime
de la communauté primitive, cette localisation des foyers est sensible.
La vie artistique se limite alors, pour la France, à la région comprise
entre le Gard et la Dordogne au Nord, les Pyrénées au Sud. Cette loca-
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lisation persiste jusqu’à l’arrivée de races nouvelles et au passage de


bronze, si peu distincts chez nous, et la diffusion à l’époque dite de
Hallstadt et de la Tène, par les importateurs du fer, d’une civilisation
commune jusqu’à la Manche, nous trouvons, à l’époque celtique, des
foyers d’art localités de part et d’autre du Bas-Rhône et en Provence,
au contact et sous l’influence des colonies grecques.
L’occupation romaine, qui a couvert la gaule entière d’un appareil
administratif et militaire, a laissé d’imposants vestiges de monuments
publics et des travaux d’ingénieur qui symbolisent son action. Ce sont,
naturellement, les provinces le plus anciennement romanisées : la nar-
bonnaise, la lyonnaise et la « province » proprement dite, la Province,
qui portent le plus grand nombre de ces monuments.
Pourtant, l’influence romaine sur l’art du pays n’a pas été générale
et elle ne fut pas immédiate. On s’aperçoit de la faiblesse de sa péné-
tration à l’absence de curiosité que dénotent les rares variantes pro-
vinciales dans l’interprétation des thèmes que Rome importait et dont
toute la vertu, comprise plus tard comme organisatrice, était grecque.
On la remarque mieux encore si l’on s’attache à analyser les caractè-
res de l’expression artistique ou ceux du décor des premiers siècles du
moyen âge. Les Barbares qui ont submergé la France au Ve siècle ont
laissé dans les régions du Nord, de l’Est et du Sud-Ouest et dans la
région parisienne, où se forma le domaine royal, une forte empreinte.
Leurs éléments décoratifs complexes, leur esprit de stylisation et leur
sens des couleurs chatoyantes coïncidaient avec le goût des Gaulois
Maintenus dans l’orfèvrerie, les armes et l’art de la parure, pendant la
longue période de fixation de la société féodale, ces éléments se déve-
loppent plus tard dans les grandes synthèses constructives du moyen
âge.
Le mouvement de culture compilatrice et d’imitation qu’on a appe-
lé la renaissance carolingienne a contribué à ces synthèses. En ras-
semblant dans des monastères et des églises les documents épars, les
traités, les objets venus d’Orient, de Byzance et les vestiges de
l’antiquité, en les copiant, selon le programme tracé par Charlemagne,
les moines enlumineurs de Bourgogne, de Champagne, d’auvergne, de
Languedoc, ceux des bords de la Loire et de Touraine, ont rendu pos-
sible l’épanouissement de l’art roman.
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Cet art roman, monastique, lui aussi, somme des traditions gauloi-
ses et barbares, des influences orientales et des disciplines classiques,
s’installe au XIe siècle, comme un conservatrices actif de civilisation,
dans le chaos des brutalités féodales. S’il rayonne non seulement sur
toute la France, mais sur toute la catholicité, au moyen des abbayes
filiales du grand ordre bénédictin de Cluny, installées sur les routes
des pèlerinages qui sont aussi les voies commerciales, il a pourtant ses
terrains de prédilection. Il s’adapte à leurs tendances et adopte, pour
ainsi dire, leurs dialectes : il est bourguignon, auvergnat, normand,
poitevin, languedocien, provençal.
Le nord de la France, la Champagne et l’Ile-de-France lui offrent
un sol moins favorable. Elles portent déjà, semblent-ils, avec les prin-
cipes d’unification politique et les élans libérateurs des communes, le
sens rationaliste et naturaliste de l’humanisme français. La solution
d’un problème architectonique, celui de la division du poids des voû-
tes par l’arc d’ogive et l’arc-boutant, libère l’édifice de la tyrannie de
la masse.
À ce moment, une classe nouvelle, la bourgeoisie artisanale, se
trouve prête à exprimer ses aspirations. L’esprit encyclopédique du
e
XIII siècle qui les reflète trouve le moyen d’atteindre aux solutions
universelles de l’architecture, de la sculpture et du vitrail, dans les
créations sublimes des grandes cathédrales de l’Ile-de-France, de la
Picardie, de la Champagne. À leur tour, les provinces du Centre, de
l’Ouest, de l’Est, du Sud, adoptent le nouveau style artistique en
l’adaptant à leurs matérielles, à leurs traditions, à leurs nécessités fon-
cières. Les particularités provinciales se marquent mieux encore dans
les arts usuels et dans ceux qui, comme la peinture de manuscrits et de
tableaux de chevalet, la statuaire de l’orfèvrerie, font moins appel aux
disciplines collectives que l’architecture et la décoration qui lui est
liée.
On pourra s’étonner, en voyageant dans nos provinces, de leur
trouver visage si ancien. Il semble, en les parcourant, que la période
où la France ancienne s’est exprimée dans sa plus riche diversité, soit
celle des cinq siècles, du XIe au XVe, se forme son unité territoriale et
politique.
Au XVIe siècle, l’influence italienne coïncide avec la naissance
d’une idéologie politique qui ne nous est pas moins étrangère, celle de
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la monarchie absolue. L’architecture importée, pourtant si vite adaptée


et francisée, n’eut ni la diffusion ni la signification des anciennes for-
mes françaises. Si elle a trouvé dans le val de la Loire et tout à
l’entour, ainsi que dans les domaines royaux, à Paris, à Fontainebleau,
un terrain propice, ce ne fut que pour s’y transformer, s’y franciser et
y produire les fleurs solennelles de quelques demeures princières.
Avant que les influences nouvelles ne portent la peinture et la
sculpture aux expressions du protocole grandiloquent de l’art de Ver-
sailles, nous voyons, au début du XVIIe siècle, un renouveau des sèves
provinciales et populaires se manifester, aussi bien dans les formes
d’une architecture familière que dans l’œuvre sobre et solide des cons-
tructeurs du classicisme plastique et de ceux qu’on a appelés, avec une
clairvoyance un peu limitative, les peintres de la réalité.
Mais l’unification territoire et l’unification politique entraînent cel-
le des tendances qu’aucune différenciation économique ne caractérise.
La riche bourgeoisie économique ne caractérise. La riche bourgeoisie,
qui n’avait plus à prendre des nobles que le pouvoir, modela ses goûts
sur les leurs. Le XVIIIe siècle nous apparaît comme celui de la plus
grande unanimité artistique. Ses formes passent en Europe pour
l’expression achevée du goût français. Pourtant, dans cette harmonie
consonante les provinces apportent encore leur pointe de terroir et,
plus particulièrement, dans l’architecture, où le matériau autochtone
rappelle les déterminations du sol et su climat. C’est d’ailleurs dans
les formes architecturales de la demeure rurale et dans le meuble que
les caractères des provinces se définissent le mieux.
Le XIXe siècle est témoin de grands mouvements politiques. La
bourgeoisie, issue de la Révolution de 1789, confirmée au pouvoir par
celle de 1830, n’a pas d’autre souci que d’amasser et de garder entre
ses mains l’héritage de la richesse et des pouvoirs de la noblesse, dans
lequel elle s’est installée. En refusant de concevoir un mode juste
d’organisation économique, en rejetant le peuple hors de conquêtes
qu’elle lui doit, elle s’est interdit de rien stabiliser. Elle a régné dans
l’arbitraire, le factice et le momentané. C’est pourquoi le XIXe siècle
n’a pas trouvé une architecture qui lui soit propre.
Les contradictions internes du capitalisme et les heurts qui scan-
dent la prise de conscience du prolétariat sont sensible dans les
contradictions et les révoltes par lesquelles l’art, lui aussi, s’est libéré.
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A plus d’un titre et sur plus d’un terrain, l’art français du XIXe siècle
est révolutionnaire. Et comme il est aussi particulièrement fécond en
génies, les plus divers et les plus grands, on peut être tenté de conclure
que les mouvements qui l’agitent, le troublent, mais l’animent et pres-
sent à un rythme inconnu les modifications de ses formules, sont dus à
l’action unique de ces génies. Mais celle-ci n’est que le résultat, la
réaction d’inquiétude des artistes, de leur malaise dans un monde
étouffant de fausse conscience, de faux savoir, de faux pouvoirs. Pour
n’avoir pas trouvé le support matériel et vivifiant d’une formation so-
ciale juste, nécessaire et acceptée, l’art flotte, indécis et vacant, entre
des tendances adverses qu’unissent une inquiétude et une liberté trop
gratuites.
Pourtant, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la bourgeoisie
capitaliste semble se rapprocher de l’art. Elle s’y intéresse sous la seu-
le forme qui lui soit accessible et qui est en même temps tout à fait
étrangère aux destinées réelles de l’art : la spéculation financière. Ils
ne peuvent qu’accroître la confusion et dérouter un peu plus ou dé-
tourner de l’art les masses sincères dont les aspirations généreuses
sont cependant pour lui la seule source salutaire d’inspiration et de
régénération.
L’art français doit, pour son salut, sortir de cette confusion. Il le
peut s’il choisit la voie noble et commune, la voie tragique et radieuse
que le peuple de France a ouverte et tracée avec le formalisme stérile,
de l’imitation photographique et de la méditation abstraite, qu’il pren-
ne, dans la réalité vivante, conscience de ses nouveaux devoirs ; qu’il
élève son ambition au niveau des aspirations et de la volonté populai-
res. Il conquerra ainsi, dans la conscience et la confiance retrouvées,
les pouvoirs du nouveau et durable service qu’attend de lui la société
vraiment humaine qu’il contribuera à construire.
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945

MARXISME
ET IDÉOLOGIE
par A. CORNU

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Le mot idéologie peut s’entendre dans deux sens différents. On ap-


pelle ainsi d’une part l’expression, dans la conscience humaine, du
réel, interprété sur le plan spirituel, sous une forme religieuse, philo-
sophique ou politique (idéologie païenne, idéologie matérielle, idéo-
logie socialiste) ; d’autre part une transposition du réel dans la pensée
par le procédé que Marx a analysé sous le nom de « mystification » et
qui consiste par le procédé que Marx a analysé sous le nom de « mys-
tification » et qui consiste à enlever au réel son caractère propre pour
le conférer à des abstractions et à substituer ainsi au monde réel un
monde imaginaire. Comme toute interprétation entraîne nécessaire-
ment une déformation, il est difficile, non impossible de séparer, de
façon absolue, ces deux aspects de l’idéologie, mais, quand on la
considère dans son opposition avec le marxisme, c’est dans son
deuxième sens qu’il faut l’entendre.
Ce qui caractérise l’idéologie et l’oppose au marxisme, c’est sa
conception des rapports de la pensée avec le réel et sa conception de
l’action. L’idéologie sépare l’homme de la vie réelle, de l’activité
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concrète, considère de ce fait l’idée en dehors de la réalité et transfère


l’action sur le plan spirituel et moral. Elle est ainsi nécessairement
amenée à une conception métaphysique du monde, à attribuer à l’idée
une existence indépendante de la vie réelle de l’homme, et par là mê-
me une valeur absolue.
Le marxisme, au contraire, unissant la pensée et la réalité dans
l’action conçue comme activité concrète, réelle, rejette toute métaphy-
sique et considère toute réalité spirituelle ou matérielle de manière
dialectique, dans ses rapports avec l’élément essentiel de la vie hu-
maine, avec l’activité économique et sociale.
Cette différence fondamentale entre l’idéologie et le marxisme ap-
paraît le plus nettement par la manière même dont Marx a constitué sa
doctrine qu’il a formée dans l’action, par la critique du plus puissant
système idéologique moderne, le système de Hegel.
Cette critique, Marx ne l’a pas faite d’une manière et abstraite,
mais en confrontant, dans l’action même, la philosophie hégélienne
avec la réalité, pour en rejeter l’idéologie et n’en garder que les élé-
ments qui lui ont permis de renouveler la doctrine communiste, en la
fondant sur la conception du matérialisme historique et dialectique.
Défendant, au début de son action politique, le mouvement libéral,
il s’élève de prime abord contre le système conservateur de Hegel qui,
par une contradiction avec le principe dialectique impliquant une
transformation continue du réel, considérait, de façon métaphysique,
l’État prussien et la religion chrétienne comme les expressions parfai-
tes et définitives de l’Idée absolue.
Critiquant le côté statique de ce système pour n’en conserver que
l’élément dialectique, il dégage tout d’abord de la philosophie hégé-
lienne une doctrine d’action de caractère idéaliste. Comme il conserve
la foi dans la toute-puissance de l’Esprit et dans le caractère rationnel
de l’État, il croit pouvoir réaliser la transformation de l’État, condi-
tionnant celle de la société, par la simple critique des institutions pré-
sentes.
L’échec de cette tentative, qui se traduit par la suppression de la
Gazette rhénane qu’il dirige, le convainc à la fois de l’insuffisance de
la critique comme moyen d’action et de sa conception erronée de
l’État.
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Critiquant alors, à la lumière de son expérience politique, la


conception hégélienne de l’État, qui l’avait guidée dans son action, il
montre dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel que l’État
est conçu par celui-ci métaphysiquement, en soi, comme une entité,
comme une idée-force déterminant, a priori, toute l’organisation so-
ciale. Pour arriver à une notion exacte des rapports véritables entre la
société et l’État, il faut, dit-il, par un renversement du système de He-
gel, considérer la société comme l’élément fondamental, car c’est elle
qui détermine le caractère essentiel comme l’élément fondamental, car
c’est elle qui détermine le caractère essentiel de l’État. Ce qui le mon-
tre de manière évidente, c’est que dans une société fondée sur la pro-
priété privée des moyens de production, l’État a pour mission primor-
diale de défendre cette propriété.
Le critique de la société fondée sur la propriété privée, à laquelle
aboutit son analyse du caractère et du rôle de l’État, le fait évoluer
vers un communisme tout d’abord idéologique, où le prolétariat n’est
que l’instrument de l’Idée, l’élément antithétique chargé de réaliser le
progrès.
Par ailleurs, comme il ne croit plus à la possibilité d’arriver par la
seule puissance de la pensée à une transformation radicale des choses,
il se détourne de la philosophie critique vers une action politique
conjuguée à l’action sociale. Il est ainsi amené à prendre contact, au
cours de son séjour à Paris où il se rend alors, avec le prolétariat pari-
sien, et cette participation à la vie même de la classe ouvrière lui fait
donner au communisme, qui n’est encore chez lui qu’une conception
abstraite, un caractère réaliste et un contenu concret.
Rejetant toute idéologie et toute utopie, il cherche dans la société
même les causes de son développement et se rend compte d’une ma-
nière de plus en plus précise des raisons et du caractère de l’évolution
historique et sociale. Il est aidé, dans cette transformation essentielle
de ses conceptions, par F. Engels qui, dans ses articles des Annales
franco-allemandes où il critique le régime économique et social de
l’Angleterre, montre comment le communisme est enregistré par
l’évolution même du régime de la propriété privée, destinée à dispa-
raître par l’effet d’une dialectique interne qui, en intensifiant les crises
nées de la concurrence et de la surproduction, aggrave la lutte de clas-
ses et détermine nécessairement une révolution sociale.
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Abstraction et fantasmagorie

En même temps qu’il évolue vers le communisme scientifique,


Marx achève sa critique de l’idéologie, dont il analyse dans la Sainte
Famille le mécanisme. Il montre comment, après avoir enlevé aux
êtres et aux choses leur réalité propre pour la conférer à des abstrac-
tions qu’elle détache du réel, l’idéologie, partant de ces abstractions,
reconstruit le monde, en faisant de l’être, de la réalité concrète le pro-
duit de celles-ci. Il révèle le mystère de cette construction spéculative
à laquelle se livre toute idéologie par l’analyse magistrale et pleine
d’humour d’un concept pris comme exemple, le concept de fruit (cf.
p. 227-232).
Si, dit-il, on réduit les différents fruits, pommes, poires, etc., au
concept de fruit et que l’on considère que ce concept, existant en de-
hors d’eux, constitue leur essence, on fait de ce concept la « substan-
ce » du fruit et, de la pomme, de la poire de simple modes d’existence
de celui-ci. Ce qu’il y a désormais d’essentiel dans la pomme, la poi-
re, ce n’est pas leur être concret, mais l’entité abstraite, le concept
qu’on leur a substitué. Les fruits réels, particuliers, ne sont plus que
des fruits apparents, dont la substance, le fruit considéré en soi, est la
véritable essence. Après avoir ainsi réduit la réalité à un concept, la
spéculation, pour arriver à l’apparence avoir ainsi réduit la réalité à un
concept abstrait de fruits aux fruits véritables, considérés dans leur
réalité concrète. Mais s’il est aisé de tirer des différents fruits le
concept de fruit, on ne peut, en partant de ce concept, arriver aux
fruits réels qu’en renonçant à l’abstraction. Si, celle-ci, les fruits qui
n’existent réellement qu’en tant que substance, apparaissant sous des
formes différentes, ce qui est contraire à l’unité de la substance, cela
vient de ce que le fruit, considéré comme concept, n’est pas un être
abstrait, mais une entité vivante, dont les variété vivante, dont les va-
riétés de fruits ne sont que des expressions différentes. Les fruits réels,
pommes, poires, ne sont que les différents degrés du développement
du concept fruit.
Après avoir ainsi réduit les objets à une substance, la spéculation
philosophique les recrée en faisant de chacun d’eux l’incarnation de
cette substance. Mais ces objets réels ne sont alors que des apparen-
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ces, des modes d’être d’un concept abstrait ; leur qualité essentielle
n’est pas leur qualité naturelle et leur seul intérêt est de représenter et
de constituer une extériorisation du concept, un degré nécessaire de
son évolution.
Ce faux idéalisme, cette idéologie qui, par un acte mystérieux de
création, fait sortir d’entités rationnelles et irréelles, de purs concepts,
des entités naturelles, des êtres et des objets, substitue au monde réel
un monde purement imaginaire et à l’histoire une vaste fantasmagorie.

Le marxisme et le monde extérieur

Cette critique de l’idéologie pose pour Marx le problème de


l’union de l’homme avec le monde extérieur, problème que
l’idéalisme avait résolu en réduisant l’être au concept, en faisant de la
réalité concrète la création de l’esprit et en montrant que l’identité en-
tre la réalité et l’idée, entre l’objet et le sujet pensant se réalise effecti-
vement dans le savoir où l’objet qui est su et le sujet qui sait se
confondent.
À cette conception idéaliste de l’identité du sujet et de l’objet,
Marx objecte que, dans la savoir, seul l’esprit a une existence réelle,
tandis que la nature concrète, la réalité extérieure, réduite à une abs-
traction, n’est qu’apparence ; de ce fait, l’unité entre l’esprit et l’être
n’est réalisée que de manière illusoire. Pour que cette unité soit effec-
tive, pour qu’il y ait véritablement intégration de l’homme dans la na-
ture et de la nature dans l’homme, il fau conserver au monde exté-
rieur, au monde sensible sa réalité propre sans le réduire à l’idée.
Cette intégration se produit en fait dans l’activité concrète, réelle,
par le travail qui, insérant l’homme dans son milieu et adaptant celui-
ci aux besoins humains, joue entre la nature et l’homme le rôle de mé-
diateur, que les idéologues attribuent à l’activité spirituelle, au savoir.
Par cette conception du travail, de l’activité concrète réalisant
l’unité dynamique de la pensée et de l’être, de l’esprit et de la matière,
de l’homme et du monde extérieur, Marx dépasse à la fois l’idéalisme
et le matérialisme statique et mécaniste, dont il fait une critique paral-
lèle dans ses Thèses sur Feuerbach. À tous ceux, il reproche de consi-
dérer l’homme en dehors de l’action réelle, concrète, pratique. De ce
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fait, l’idéalisme, réduisant l’activité de l’homme à l’activité spirituel-


le, lui donne un caractère illusoire ; et le matérialisme statique et mé-
caniste, considérant la nature en dehors de l’activité humaine, aboutit
à une doctrine contemplative, qui ne permet ni d’artère illusoire ; et le
matérialisme statique et mécaniste, considérant la nature en dehors de
l’activité humaine, aboutit à une doctrine contemplative, qui ne per-
met ni d’arriver à une connaissance véritable du monde, ni d’agir sur
lui pour le transformer.
Par là, Marx donne au problème de l’action de l’action, que
n’avaient su résoudre ni les idéalistes, ni les anciens matérialistes, tous
deux également idéologiques, une solution nouvelle. L’action, en ef-
fet, n’est ni soumise, comme avec les matérialistes, à un déterminisme
absolu, l’homme subissant alors le plan de l’opposition entre l’être et
la pensée et ramenée à une activité spirituelle distincte de l’activité
humaine, concrète, pratique, mais intégrée dans celle-ci.
C’est cette conception nouvelle de la nature et du rôle de l’action,
de l’activité humaine, qui sert de fondement à tout son système. C’est,
en effet, sur l’étude de l’homme concret, considéré non dans ses rap-
ports avec un idéal spirituel ou moral ou avec la nature en tant que
Marx fonde sa conception du matérialisme historique et dialectique,
qui lui permet d’expliquer l’organisation et la transformation de la vie
économique et sociale et le devenir de l’histoire.
C’est par l’activité concrète, pratique que se réalise l’adaptation
progressive du milieu à l’homme et de l’homme à son milieu ; c’est
par la travail que l’homme s’unit effectivement au monde extérieur et
le modifie ; c’est par lui qu’il s’intègre dans la nature pour la trans-
former selon ses besoins. De ce fait, la compréhension de l’histoire est
essentiellement donnée par l’étude des conditions, des modalités et
des buts de l’activité humaine considérée sous son aspect économique
et social. C’est pour avoir négligé cette étude, qu’ils considéraient
comme accessoire, que les idéologues ont été amenés à séparer
l’évolution historique de la vie concrète, de la vie économique et so-
ciale et à réduire ainsi l’histoire à un développement spirituel et moral
ou à une succession de luttes politiques et religieuses considérées en
elles-mêmes, et qui deviennent chez eux les causes efficientes de
l’évolution historique, alors qu’elles ne sont que les formes idéologi-
ques que prennent dans la conscience des hommes et des peuples les
mobiles réels de leur action.
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Partant ainsi de l’homme considéré dans son activité, économique


et sociale, Marx montre que le mode de production détermine en mê-
me temps que l’organisation économique les rapports sociaux entre
les hommes. Chaque degré de l’évolution historique est caractérisé par
une transformation des forces de production adaptées par l’opposition
entre les forces nouvelles de production et l’organisation sociale qui,
adaptée au mode antérieur de production, constitue une entrave au dé-
veloppement de ces forces et doit être remplacée par une organisation
sociale nouvelle.
C’est cette adaptation de l’organisation sociale à de nouvelles for-
ces de production, adaptation marquée essentiellement par une forme
nouvelle de la division du travail et de la propriété, qui constitue es-
sentiellement une révolution. C’est ainsi que la Révolution française a
été l’adaptation du régime politique et social encore féodal au mode
nouveau de production fondé sur le principe de concurrence et de libre
entreprise. La révolution actuelle, dans laquelle nous sommes impli-
qués, est l’adaptation à un mode de production nouveau, caractérisé
par la généralisation et le perfectionnement du machinisme, de
l’Organisation sociale fondée sur la « liberté de production », qui n’est
plus compatible avec la mise en œuvre rationnelle des forces nouvel-
les de production.

Le marxisme et l’activité spirituelle

Le matérialisme historique et dialectique, qui ramène ainsi essen-


tiellement l’évolution de l’histoire au développement de la production
économique et à la transformation des rapports sociaux déterminée
par elle, montre également l’influence de l’évolution économique et
sociale sur la formation et le développement de toutes les manifesta-
tions de la vie spirituelle, religion, morale, philosophique et art, qui en
sont l’expression sur le plan de l’esprit.
Tout en rattachant les différentes manifestations de l’esprit au
mouvement économique et social qui seul peut en expliquer, en der-
nière analyse, le caractère et les raisons profondes, le marxisme ne
prétend pas cependant les ramener et les subordonner strictement à
celui-ci et établir entre les deux séries un parallélisme rigoureux, qui
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ne saurait être qu’arbitraire et faux. Marx lui-même a souligné, dans le


passage célèbre de son Introduction à la critique de l’économie politi-
que, que l’ensemble des conceptions religieuses, philosophiques, mo-
rales juridiques et esthétiques d’une société n’évolue ni au même
rythme, ni de la même manière que son organisation économique et
sociale. Tandis, en effet, que la transformation des forces de produc-
tion entraîne nécessairement une modification parallèle de la structure
politique et sociale, le changement s’opère plus lentement dans le do-
maine des idées. Cela explique la survivance, à une époque détermi-
née, de conceptions correspondant à un mode de vie antérieur et leur
coexistence avec des conceptions opposées.
Bien qu’il dénie ainsi aux conceptions spirituelles le rôle primor-
dial dans l’évolution historique, le marxisme les considère cependant
comme une réalité sociale TRÈS IMPORTANTE, qui influe en tant que
telle sur le développement de l’histoire dont elle peut modifier, sinon
le cours général, du moins le rythme et les modalités.
Rejetant l’idéologie comme facteur déterminant de l’évolution his-
torique, Marx ne fait donc pas de l’homme, par un retour au matéria-
liste mécaniste, l’instrument passif des forces économiques, l’objet
d’un déterminisme fataliste. Dans toute son œuvre, née de l’action et
qui tend à l’action, il montre au contraire qu’il y a en fait action et ré-
action constantes du milieu sur l’homme et de l’homme sur son milieu
et que loin d’être un produit passif de celui-ci, l’homme le transforme
par son activité humaine ; cette activité a un caractère collectif et se
traduit, dans une société divisée en classes, par la lutte de classes, qui
est un élément essentiel du devenir historique. À cette activité collec-
tive s’oppose l’action individuelle, qui, isolant l’homme de son milieu
social, est nécessairement stérile. Pour être utile et féconde, l’activité
humaine doit s’intégrer dans la vie économique et sociale et
s’appliquer dans le sens de l’évolution générale de celle-ci ; elle ne
doit pas séparer la connaissance de l’action du réel ; c’est à cette
condition seule que l’homme peut remplir sa vraie mission, qui est de
comprendre le monde pour le transformer.
Ainsi, c’est la conception différente de la nature et du rôle de
l’action que le marxisme s’oppose essentiellement à l’idéologie. Quel-
le que soit la forme sous laquelle de l’action concrète, de l’activité
sociale ; elle implique de ce fait une abstraction et de façon durable
sur le monde.
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Caractère commun de toute idéologie

Le caractère commun à toutes les idéologies, dont chacune


s’explique par des nécessités histoire particulières, c’est la tendance
métaphysique qui, les éloignant d’une analyse concrète du réel, conçu
à la fois dans sa nécessité et dans son devenir, les amène soit à denier
toute valeur à la réalité présente (tendance réactionnaire ou utopique),
soit à conférer à celle-ci une valeur absolue (tendance conservatrice).
L’idéologie à tendance utopique, qui est celle des classes ascen-
dantes, mais encore insuffisamment développées pour organiser effec-
tivement la société selon leurs aspirations et leurs besoins, dénie éga-
lement toute valeur à la réalité présente, mais surtout du point de vue
moral, et s’attache à la valeur présente, mais surtout du point de vue
moral, et s’attache à déterminer dogmatiquement les traits essentiels
de la réalité future.
L’idéologie conservatrice enfin, condamnant le passé, mais arrê-
tant le devenir au présent, confère à celui-ci une valeur absolue, en
faisant des traits particuliers qui le caractérisent l’expression de la vé-
rité éternelle.
Sous toutes ses formes et dans toutes ses doctrines, l’idéologie pré-
sente les traits communs suivants :

1. Elle part de données concrètes, réelles : de l’inadaptation de la


société à la morale, de la connaissance au réel, pour l’idéologie réac-
tionnaire ; de la nécessité de remédier aux imperfections économiques
et sociales, pour l’idéologie utopique.
2. De ces donnes concrètes, l’idéologie dégage des idées générales
abstraites, un idéal philosophique, social et moral auquel elle confère
une valeur absolue, en le détachant de la réalité et en le considérant en
soi, de manière métaphysique.
3. Enfin, pour donner à ces idées, à cet idéal un contenu dogmati-
que, l’idéologie forge des théories fondées non plus, comme à son
point de départ, sur des possibilités formelles, uniquement limitées par
le raisonnement logique, par le principe de non-contradiction, qui
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permettent de construire toutes sortes de théories, n’ayant de réalité


que dans l’esprit de celui qui les conçoit.

Toutes ces théories, si étranges et particulières qu’elles puissent


souvent paraître, sont, et c’est ce qui en fait l’intérêt, déterminées en
dernière analyse par l’évolution économique et sociale et par des inté-
rêts de classe. Et de fait, même les manifestation spirituelles, les théo-
ries les plus éloignées en apparence de la réalité.
Dans cet essai d’application de la méthode de critique marxiste à
l’idéologie, nous prendrons comme exemple : dans le domaine littérai-
re, la littérature décadente moderne ; et dans le domaine social,
l’utopisme.

La philosophie romantique allemande

L’idéalisme romantique traduit, sur le plan idéologique, avec le


Rationalisme et la Réforme qui le précèdent, l’évolution économique
et sociale de l’Allemagne de la fin du Moyen Age au début du XIXe
siècle. Le renouveau de vie économique, en particulier dans le domai-
ne du commerce, qui fait suite aux grandes découvertes du XVe siècle
et qui se marque par un régime économique nouveau caractérisé par la
plus libre circulation des richesses, se traduit sur le plan spirituel, tout
d’abord dans le domaine religieux (qui formait alors l’élément essen-
tiel de la vie spirituelle) par la Réforme, qui constitue la première
grande adaptation de la conception générale du mode de vie nouveau.
A l’idée de liberté, qui se manifeste ainsi à l’origine sous la forme de
libéralisation de la conscience de la conscience religieuse, s’ajoute
l’idée de progrès, qui exprime le développement continu du régime
économique et social nouveau. Cette idée de progrès, limitée tout
d’abord à l’homme, raison divine, trouve son expression dans le Ra-
tionalisme.
Le Rationalisme, impuissant à donner, par suite du développement
économique et social encore insuffisant, une explication totale du de-
venir historique, limite celui-ci à l’homme, qu’il oppose à la Nature
étrangère aux lois de la raison. Réduisant l’évolution humaine à un
développement intellectuel et à un perfectionnement moral, le Ratio-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 149

nalisme est amené à considérer l’homme en soi, comme un individu et


non comme un élément social, et arrive ainsi à la notion d’un type
d’homme universel, d’une humanité s’incarnant avec ses caractères
spécifiques dans chaque individu, et l’effort des hommes se résume de
ce fait, pour lui, à la tâche, qui s’impose à chacun, d’accéder à une
moralité plus haute et à une sagesse plus grande, pour élever son indi-
vidualité jusqu’à ce degré de perfection où elle se confond avec
l’homme considéré dans sa généralité.
Ce passage de la conception de la liberté limitée à la conscience —
conception qu’exprime la Réforme — à la conception qu’exprime la
Réforme — à conception qu’exprime le Rationalisme —, ne se fait
pas de façon uniforme en Europe. La guerre de Trente ans, transfor-
mant l’Allemagne en un champ de bataille pour les armées de
l’Europe qui massacrent ses habitants, la ravagent et la pillent, déter-
mine dans ce pays un retard dans le développement économique et
social qui devait durer jusque dans la première moitié du XIXe siècle.
De ce fait, on voit l’influence de la réforme, qui traduit le premier sta-
de de libération idéologique, persister, sous la forme du mouvement
piétiste, plus longuement et plus profondément qu’ailleurs et les pro-
grès du rationalisme se faire plus lentement.
Au XVIIIe siècle, l’Allemagne reste à peu près à l’écart de la grande
révolution industrielle qui en Angleterre et en France provoque, par la
substitution progressive de la machine à la main-d’œuvre, une profon-
de transformation sociale, et sa bourgeoisie française (qui, déjà maî-
tresse de l’économie, allait, par la Révolution, s’emparer du pouvoir
politique », est encore trop peu développée et trop faible pour modi-
fier profondément la structure du régime existant. Aussi la conception
dominante est-elle une conception semi-statique, correspondant à une
période de stabilité économique et sociale et elle trouve son expres-
sion dans le mouvement rationaliste de l’Aufklaerung, du « siècle des
lumières ».
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 150

Les racines de la doctrine nouvelle

Cependant, sous l’influence du bouleversement économique et so-


cial déterminé par le régime de liberté de production et de circulation
qui se traduit en France, sur le plan idéologique, par les théories des
Encyclopédistes et de Rousseau et sur le plan idéologique et social,
par la Révolution, il se fait également en Allemagne, à la fin du XVIIIe
siècle, une évolution dans les idées qui aboutit à une doctrine nouvel-
le, plus philosophique que politique, la doctrine romantique, fondée
sur une conception du monde que domine également la notion roman-
tique, fondée sur une conception du monde que domine également la
notion de liberté et de mouvement.
Traduisant sur le plan idéologique les tendances et les effets du dé-
veloppement économique, qui s’exprime par une emprise de plus en
plus grande de l’homme sur le monde qu’il transforme et par son inté-
gration de plus en plus profonde dans la nature, le romantisme, élar-
gissant la conception rationaliste, intègre également l’homme dans la
nature au lieu de l’opposer à elle et, considérant la réalité sous tous ses
aspects comme la manifestation d’une même vie animant tous les
êtres il étend au monde tout entier la notion de développement et de
progrès, limitée par les rationalistes à l’activité spirituelle de
l’homme.
Cette conception nouvelle du monde, en qui le romantisme voit,
non plus un ensemble de choses régies du dehors et fonctionnant à la
manière d’un mécanisme, mais un organisme immense sans cesse en
voie de transformation, posait pour les philosophes romantiques un
double problème.
Comme la vie, en effet, est, en dépit de la variété et de la multipli-
cité de ses formes, nécessairement une et ne peut se concevoir que
dans son développement, il leur fallait, pour expliquer le monde dans
sa transformation, ramener d’une part à une unité fondamentale, à un
monisme, toute la réalité matérielle et spirituelle, et montrer d’autre
part comment cette réalité se transforme et évolue.
Par suite du défaut de connaissance de la nature et de ses lois et de
la tendance, inhérente à certaine philosophie, à considérer comme es-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 151

sentiel l’élément spirituel, ces philosophes, ayant hérité du rationalis-


me la foi dans la valeur et la prééminence de l’esprit, étaient naturel-
lement portés, dans leur tentative d’explication du monde, considéré
dans son unité vivante, à ramener toute réalité et toute activité à la vie
spirituelle.
Réduisant la réalité toute pénétrée de vie à l’esprit, ils s’efforcent
de montrer comment celle-ci, par un lent travail et par un long effort,
pénètre le monde dans ce qu’il a d’essentiel et en règle l’évolution.
Rejetant la conception statique et mécaniste du monde, mais ne
concevant pas encore que le changement puisse avoir sa raison d’être
dans les choses mêmes, ils font de l’esprit un principe à la fois exté-
rieur et inhérent au monde, dans lequel il se réalise et dont il est à la
fois la cause et la fin. À cette évolution ainsi conçue, les philosophes
romantiques assignent comme but la liberté, qui leur apparaît comme
la manifestation même de l’esprit divin.
De même que dans leur conception du monde considéré dans son
devenir, ils reflètent les caractères essentiels du régime économique
nouveau, ils expriment, en posant comme but de l’évolution la réalisa-
tion de la liberté, les aspirations de la bourgeoisie, qui se réclamait de
ce principe aussi bien du point de vue économique que politique.
Comme la bourgeoisie allemande était encore trop faible pour réaliser
la liberté dans le domaine politique, les philosophes romantiques,
transposant son désir d’action sur le plan de la pensée, se proposent de
réaliser la liberté par la voie spirituelle, par l’action de l’esprit,
convaincus que du fait de la corrélation entre le développement des
choses et celui de l’esprit, on peut, par la puissance seule de la pense,
agir su le monde et le transformer.

Affirmation progressive du rôle éminent


de la réalité concrète

Pour construire leurs systèmes, ces philosophes, Fichte, Schelling,


Hegel, s’inspirent de l’œuvre de Kant, qui — en dépit de l’opposition,
fondamentale établie par lui entre le monde de la liberté et celui de la
causalité, chacun d’eux étant impénétrable à l’autre — présentait déjà
les éléments d’une conception organique et spiritualiste du monde. Le
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 152

primat de la raison pratique impliquait en effet la subordination, la


dépendance du monde de la causalité par rapport au monde de la liber-
té, qui constituer pour lui une fin. Par ailleurs, la société et même la
nature revêtaient déjà chez lui, dans une certaine mesure, l’aspect
d’organisme évoluant vers la liberté et de fait, il montrait dans sa phi-
losophie de l’histoire comment du jeu des passions humaines naît un
progrès incessant, qui achemine les homes vers la liberté, et dans sa
Critique du jugement, il exposait comment le monde phénoménal
s’élève en quelque sorte à la liberté par l’art qui en est le symbole.
C’est ce côté dynamique du système de Kant que les philosophes
romantiques reprennent, en ramenant le dualisme kantien incompati-
ble avec une conception organisme et vitaliste du monde à un monis-
me. Abolissant la Chose en soi qui maintenait à l’Etre une réalité en
dehors du sujet pensant, ils ramènent tout le réel concret, toute la ma-
tière à l’esprit, dont elle n’est plus que l’expression changeante, évo-
luant avec lui. De ce fait, le mouvement du réel, devenu à la fois objet
et sujet, pouvait s’expliquer, comme le développement spirituel, par
une autodétermination de l’esprit.
Ce qui différencie entre eux leurs systèmes, c’est une tendance de
plus en plus marquée vers le réalisme, qui les amène à donner au
monde, considéré tout d’abord comme simple expression de l’esprit,
une réalité qui, tout en restant spirituelle, prend un caractère de plus
en plus objectif et concret ; et ils expriment par là le progrès même de
l’organisation économique nouvelle qui, par le développement de la
production, attestait de plus en plus la valeur et le rôle éminent de la
réalité concrète dans l’évolution de la vie humaine.
Fichte qui, le premier parmi ces philosophes, établit un système
idéaliste, le fait de la façon la plus absolue, par une réduction totale de
la réalité matérielle à la réalité spirituelle. Partant de la notion de sa-
voir, qui implique l’identité du sujet et de l’objet, il fait de l’objet la
création du sujet. Supprimant ainsi le monde extérieur en tant que tel,
il le réduit à l’être que l’instrument que l’esprit, le moi spirituel se
crée pour se déterminer et d’élever par un processus dialectique à une
autonomie de plus en plus grande.
Ce système avait le défaut d’abolir le réel et de le réduire à n’être
qu’un simple obstacle pour l’activité du moi, qui, conçue sur le plan
idéologique, avait un caractère purement théorique et n’était en fin de
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 153

compte qu’un simple jeu de l’esprit. Aussi l’effort des philosophes


romantiques qui lui succèdent devait-il tendre à donner, tout en
conservant l’essentiel de son système, plus de réalité au monde exté-
rieur.
La philosophie de Schelling marque, par rapport à celle de Fichte,
une première évolution de l’idéalisme et du subjectivisme vers un ré-
alisme objectif. Rejetant l’opposition absolue entre le Moi et le non-
Moi qui avait amené Fichte à abolir celui-ci, Schelling accorde à la
Nature, au monde extérieur une réalité en dehors du moi en considé-
rant, à la manière de Spinoza, la Nature et l’Esprit comme deux ex-
pressions, différentes dans leur forme, mais semblables dans leur es-
sence, du divin. Il montre dans son système comment la Nature
s’élève progressivement à l’Esprit, qui de son côté la pénètre et se ré-
aliste en elle, et comment le monde arrive ainsi à un état
d’indifférenciation totale où la Nature est l’Esprit et l’Esprit Nature.
Hegel, enfin, s’efforce de donner à ce réalisme encore transcendan-
tal un caractère immanent et concret en montrant comment, au cours
de l’histoire, il se produit effectivement une intégration progressive de
l’esprit dans le monde et du monde dans l’esprit.
L’esprit, principe créateur et régulateur de toutes choses, se mani-
feste sous la forme d’idées concrètes qui sont, et c’est là une concep-
tion propre à Hegel, non seulement la représentation de la réalité, mais
le réel lui-même dans ce qu’il a d’essentiel, épuré de tout ce qu’il y a
en lui d’irrationnel, de contingent, d’accidentel, sublimé jusqu’au
point où il se confond effectivement avec son concept. La réalité, ainsi
réduite à des concepts, évolue en vertu des oppositions et des contra-
dictions inhérentes à tout ce qui est.
C’est cette évolution que traduit une logique nouvelle, la dialecti-
que, qui s’applique non seulement aux idées considérées en tant que
telles, mais à la réalité tout entière. À la différence de l’ancienne logi-
que, cette logique, cette logique obéit non pas au principe d’identité,
qui suppose l’exclusion des contraires et répond à une conception sta-
tique du monde, mais au principe de contradiction ; la contradiction,
l’antithèse n’est pas considérée, ainsi que dans l’ancienne logique,
comme un défaut des choses, comme leur pure négation, mais au
contraire comme leur réalité essentielle, comme leur pure négation,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 154

mais au contraire comme leur réalité essentielle, comme le principe


sans lequel il n’y a pas de développement, pas de vie.
Ce système, où tout le réel est ainsi impliqué dans un immense
processus dialectique, traduisant, par sa marche rationnelle, le déve-
loppement de l’Idée, constituait de l’homme le terme final de la
conception spiritualiste romantique, moniste et dynamique, puisqu’il
englobait effectivement toute la réalité dans le développement de
l’esprit et montrait les raisons et le caractère de ce développement.
Malgré leur caractère transcendantal, ces systèmes étaient, dans
leurs traits essentiels, le reflet de leur époque. En fait, ils traduisaient
sur le plan idéologique l’intégration de l’homme dans la nature, son
union avec son milieu, union réalisée sur une échelle de plus en plus
vaste et de manière de plus en plus profonde par le travail, par la pro-
duction économique. Il s’en dégageait en effet la notion fondamentale
que l’idée, que le moi spirituel n’existe pas en soi, comme une entité
par rapport au Non-Moi, au monde extérieur, auquel il est indissolu-
blement lié. Cette notion générale qu’aucune réalité particulière n’a
d’existence en soi, mais qu’elle est liée à ce qui constitue le milieu,
impliquait l’abandon progressif de la conception métaphysique du
monde, abandon qu’exprimait l’évolution de l’idéalisme absolu de
Fichte vers l’idéalisme réalise de Hegel, lequel, intégrant l’idée dans
le réel, tendait à considérer les choses sous un aspect non plus trans-
cendantal, mais immanent et concret.
De cette notion d’interdépendance de l’idée et du réel, il se déga-
geait enfin la conception d’une action et d’une réaction constantes,
revêtant la forme d’un processus, d’une progression dialectique en-
gendrée par l’opposition des contraires, dont la valeur apparaissait non
plu négative, mais éminemment positive.

Transition et compromis

En même temps qu’ils traduisaient par leur caractère fondamental


les tendances générales de l’évolution de la vie moderne, ces systè-
mes, reflets d’une époque de transition, marquée en Allemagne par la
fin du régime féodal et l’avènement du régime de libre entreprise, qui
accélérait le développement économique et augmentait la puissance de
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 155

la bourgeoisie, présentaient, comme l’époque elle-même, un caractère


de transition et de compromis.
Ils constituaient d’une part, un compromis entre l’idéalisme et le
réalisme. S’efforçant de saisir le réel dans sa totalité, ils établissaient
l’unité dynamique de la pense et de l’être dans l’idée, mais en dépit de
leur caractère essentiellement spiritualiste, ils marquaient le passage
au réalisme, puisqu’ils s’efforçaient d’intégrer tout le réel dans
l’esprit.
Ces systèmes constituaient, d’autre part, un compromis entre la
conception statique et la conception dynamique du monde. Ils étaient
en effet tout pénétrés d’un dynamisme qui exprimait le changement
continu, l’évolution incessante des idées, des êtres et des choses
considérées dans leur devenir, mais ce dynamisme n’était pas encore
pleinement inhérent à la réalité, puisque l’évolution était déterminée
par un principe supérieur aux choses. Elément stable dans l’éternel
devenir, dont il constitue à la fois la cause et la fin, l’Esprit se retrouve
au terme de son évolution tel qu’il était en puissance, puisque toute
réalité n’est que l’extériorisation de sa substance ; de ce fait
l’évolution restait en réalité illusoire et revêtait la forme d’involution,
de retour sur soi, qui apparentait encore ces systèmes à l’ancienne
conception statique du monde.

Le reflet des contradictions sociales

Sur le plan politique enfin, ces systèmes traduisent, par les buts
différents qu’ils assignaient à l’évolution, les contradictions sociales
et la lutte de classes qui opposait à la féodalité décadente la bourgeoi-
sie montante. S’inspirant de la même conception fondamentale du
monde, considéré comme un organisme immense, englobant en lui la
nature et l’humanité et se développant en vertu de nécessités et de lois
internes, Fichte, Schelling et Hegel donnent en effet à l’idée de déve-
loppement organique appliquée au domaine politique et social un sens
différent, variant selon les tendances et les besoins de la classe dont ils
traduisent les aspirations, et ils aboutissent de ce fait à des conceptions
politiques et sociales diamétralement opposées.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 156

Schelling, exprimant les aspirations contre-révolutionnaires de la


classe féodale décadente, donne à l’idée de développement organique
un sens réactionnaire. Insistant sur l’importance des origines dans tout
développement, il condamne non seulement tout mouvement révolu-
tionnaire tendant à renverser et à bouleverser l’ordre établi, mais du
présent, sa véritable raison d’être, c’est ce qui en effet, établi, mais
d’une manière générale toute idée de progrès. Pour lui, en effet,
l’élément essentiel du présent, sa véritable raison d’être, c’est ce qui
en constitue la source, l’origine, c’est-à-dire le passé. C’est donc vers
le passé, à qui il confère une valeur absolue, qu’il faut remonter, si
l’on veut accéder à la réalité profonde du présent ; c’est de lui qu’il
faut s’inspirer pour régler l’organisation de la vie politique, économi-
que et sociale dans toutes ses manifestations.
Exprimant les tendances étatiques conservatrices, Hegel interprète
la conception du développement organique du monde non plus dans
un sens réactionnaire et contre-révolutionnaire, mais dans un sens
conservateur. Ce qu’il s’efforce de justifier, ce n’est pas le passé, mais
le présent, considéré comme le résultat nécessaire de l’évolution ; ar-
rêtant l’évolution au présent, il donne à celui-ci une valeur absolue.
Interprétant enfin les aspirations non plus de la féodalité réaction-
naire ou d’un étatisme conservateur, mais du peuple révolutionnaire.
Fichte met l’accent, dans sa conception du développement organique
de l’humanité, non sur le passé aboli, ni sur un présent immuable,
mais sur l’avenir, que leur seule raison d’être est de préparer.
Il apparaît par cette analyse des différents systèmes idéalistes ro-
mantiques qu’ils sont, aussi bien par leurs caractères généraux que
dans leurs traits particuliers, l’expression des tendances de leur épo-
que. Ils expriment la transformation accomplie dans le monde par le
mode nouveau d’activité économique, qui intègre de plus en plus
l’homme dans son milieu, en ajoutant à l’action de la nature sur
l’homme une réaction de plus en plus puissante de l’homme sur le
monde extérieur, qu’il adapte à ses besoins ; cette intégration, les sys-
tèmes étudiés la traduisent, sur le plan idéologique, par la notion nou-
velle d’un monisme et dynamique qui, succédant au rationalisme dua-
liste et semi-statique, considère l’ensemble des êtres et des choses
comme un organisme immense dont l’esprit est l’élément créateur et
régulateur.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 157

Cette conception implique un devenir incessant, qui se traduit


dans ces systèmes par un développement dialectique né de
l’opposition des contraires ; mais ce développement, cette évolution
prend, du fait qu’elle dérive de l’Esprit, c’est-à-dire d’un principe à la
fois inhérent et supérieur aux choses, un caractère d’involution, qui
l’apparente encore à l’ancienne conception statique du monde.
Succédant au romantisme, le marxisme, expression d’un degré
nouveau du développement économique et social, surmonte les
contradictions inhérentes à ces systèmes ; il fait dériver, en renversant
le principe de l’idéalisme, l’activité spirituelle de l’activité matérielle,
et pose dans la réalité même la raison de sa transformation ; il arrive
ainsi d’une part à une notion plus exacte de l’intégration de l’homme
dans le monde, par sa conception de l’action, d’autre part à une notion
plus exacte de l’évolution, par sa conception du matérialisme histori-
que et dialectique.

(À suivre)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 158

CHRONIQUE
ÉCONOMIQUE

POURQUOI IL FAUT
NATIONALISER LE CRÉDIT

par GUY LECLERC

Retour au sommaire

Le 2 mars dernier, était publié un manifeste commun 46 des partis


socialiste et communiste français réclamant l’application du pro-
gramme du Conseil National de la Résistance en matière économique,
c’est-à-dire

l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, im-


pliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la
direction de l’économie ; le retour à la nation des grands moyens de pro-
duction monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des
ressources du sous-sol, des compagnies et des grandes banques.

Un paragraphe de ce manifeste précisait :

46 Ce manifeste a été contresigné depuis par le Mouvement de Libération Natio-


nale et le Front National. Il réalise donc sur son contenu la quasi-unanimité
des grands mouvements de Résistance.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 159

Il importe de nationaliser d’abord le crédit, à la fois parce qu’il oriente


et féconde toutes les usines, parce que les grandes banques constituent le
plus formidable État dans l’État, parce qu’elles stérilisent une partie des
possibilités de crédit créées par le travail.

Le lendemain, un discours très attendu du général de Gaulle affir-


mait sa volonté de procéder à de sérieuses réformes de structures, et
déclarait :

C’est l’État qui doit disposer du crédit, de manière à pouvoir diriger


l’épargne nationale vers les vastes investissements qu’exigent de pareils
développements et à empêcher que des groupements d’intérêts particuliers
puissent contrarier l’intérêt général.

Les banques, État dans l’État

L’extension du capitalisme et l’accroissement des capitaux en cir-


culation a eu pour effet une concentration des organismes bancaire
parallèle à celle des établissements industriels et la commandant sou-
vent. En apparence, on se trouve devant une grande division des ri-
chesses et devant un grand nombre d’organismes financiers. Mais, en
fait, le réseau bancaire est dans les mains de quelques familles qui
constituent la Haute Banque ; si le nombre d’établissements financiers
est très élevé, c’est qu’on désigne sus le nom de banques des entrepri-
ses qui ont des fonctions très différentes, comme les banques de dé-
pôts et les banques d’affaires. On a pu croire à une opposition
d’intérêts entre ces deux sortes de banques, or il y a une interprétation
et une interdépendance étroites entre elles. Elles sont indispensables
l’une à l’autre et les grands banquiers qui les ont créées et qui les
contrôlent le savent bien. Ainsi, par exemple, les banques d’affaires
ont besoin des établissements de crédit pour placer dans le public des
emprunts émis par les sociétés qu’elles ont créées. Aussi bien l’étude
de la composition des conseils d’administration donne-t-elle une idée
de cette interpénétration entre les banques de dépôts et les banques
d’affaires en révélant qu’elles ont bon nombre d’administrateurs
communs.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 160

La liaison entre les banques et les entreprises n’est pas moins étroi-
te. Aucune branche de l’économie n’échappe à l’influence de la haute
Banque ; ses représentants siègent dans tous les conseils
d’administration (là encore, l’étude des annuaires est très profitable),
ils contrôlent et dirigent toute la production qui se trouve ainsi, non
entre les mains de spécialistes, mais bien entre les mains des ban-
quiers.
Les banques sont donc devenues un véritable État dans l’État :
comme nous l’avons vu, elles contrôlent toute la production ; de plus,
la somme des dépôts non employés en crédits privés constitue entre
leurs mains une masse de manœuvre qui leur permet d’exercer une
forte pression sur un gouvernement qui a besoin d’argent. Nous avons
connu de ces pressions…
Le rôle essentiel des banques est de dispenser le crédit ; c’est en
cela qu’elles constituent le ressort de toute l’économie. Elles sont
comme un réservoir des capitaux dont les banquiers peuvent ouvrir et
régler à leur gré la circulation dans tout l’organisme de la production.
Saint-Simon disait déjà qu’elles ont à la fois une mission excitatrice
(fournir à l’industrie ses instruments de travail) et une mission régula-
trice (distribuer le crédit suivant les besoins sociaux).
De nos jours, M. Max Cluseau écrit à ce sujet :

La banque tient [donc] entre ses mains le sort de toute l’économie,


c’est d’elle, et d’elle seul, que dépend l’abondance ou la médiocrité ; d’où
l’intérêt de coordonner la politique des banques, de créer un organe de
contrôle susceptible de conseiller l’ensemble des entreprises de crédits et,
le ca échéant, de leur imposer cette politique d’argent bon marché 47.

Il semble que ce soit là une grande vérité et, passant outre aux
scrupules, dans le passé lointain, dans le passé immédiat et dans le
présent, justifie un contrôle rigoureux par un État national.

47 MAX CLUSEAU : « La réglementation des banques. Economie libérale ou éco-


nomie dirigée ? » (In Etudes économiques, publiées sous la direction de G. Pi-
rou, t. V.), Paris, recueil Sirey, 1938, p. 447.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 161

Pareil contrôle a forcément un caractère inquisitorial qui, de toute fa-


çon, blessera la susceptibilité du banquier 48.

nous voulons montrer brièvement que la politique du crédit des ban-


ques, dans le passé lointain, dans le passé immédiat et dans le présent,
justifie un contrôle rigoureux par un État national.

La politique de crédit des banques


jusqu’à la guerre de 1939

Les banques ont toujours distribué le crédit en vue de leurs intérêts


privés et non en vue de l’intérêt national. Elles accordent des avances
en considération des garanties personnelles offertes par les emprun-
teurs et non du besoin de leurs groupes industriels et sans connaître
celle que d’autres banques ont pu déjà leur accorder, d’où une mau-
vaise distribution du crédit.
Elles ont de tout temps financé uniquement les très grosses entre-
prises et se sont désintéressées de la masse des affaires d’envergure
moyenne.

Les banques diverses ne s’intéressent guère qu’à la constitution de so-


ciétés dont le capital est assez élevé. La constitution d’une petite entreprise
ne peut pas leur donner de bénéfices suffisants pour compenser les risques
encourus.

Elles ont constamment orienté l’épargne vers les entreprises qui


leur fournissaient les commissions les plus importantes et se sont peu
souciées de faire les meilleurs placements au point de vue de l’intérêt
ou de la sécurité.
À leurs débuts, les industries chimiques et électriques françaises
trouvèrent peu d’appui dans les banques et durent faire appel au capi-
tal étranger.

48 Ouv. cité, p. 516.


LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 162

D’une manière plus générale, l’industrie moyenne, dans son en-


semble, loin de recevoir appui des banques, est souvent en butte à
leurs manœuvres.
De même, l’agriculture, qui constitue avec la moyenne industrie
l’armature économique du pays, s’est toujours trouvée négligée. Cela
s’est traduit par un retard général dans le domaine de l’équipement
technique, du rendement et de la baisse du prix de revient. Il a fallu
que des organismes spéciaux de crédit agricole soient créés pour re-
médier, dans une mesure d’ailleurs beaucoup trop faible, au manque
de capitaux dont souffre la petite et moyenne paysannerie.
Cependant, chaque année les banques prélèvent dans le processus
de circulation des produits agricoles des sommes énormes ; mais au
lieu de les consacrer au travail de la terre, elles les emploient autre-
ment et même en général elles les exportent à l’étranger.
Il y a longtemps en effet (voir l’arrêt brusque du plan Freycinet en
1882 et la crise qui en résulta) que la politique de placement des ban-
ques s’est orientée vers les investissements à l’étranger. C’est là une
conséquence fatale des conditions politiques et économiques créées
par le régime capitaliste. Si les capitalistes veulent maintenir leurs
profits et que leurs usines nationales ne puissent plus exporter leurs
produits, ils n’ont plus qu’à envoyer leurs capitaux à l’étranger pour y
créer des usines qui fonctionneront sur place et concurrenceront leurs
usines nationales. La crise économique mondiale n’a fait qu’accentuer
cette internationalisation capitaliste : plus la circulation des capitaux
se révélait difficile plus l’investissement à l’étranger a été croissant.

Les banques devant l’occupation et devant la libération

À la veille de la guerre de 1939, les banques se sont opposées à la


politique d’injonction des crédits et au contrôle des changes que né-
cessitait cependant l’intérêt national et elles ont organisé systémati-
quement l’exode massif des capitaux vers l’étranger, anémiant ainsi
l’économie française, au moment où elle devait être plus forte que ja-
mais.
Pendant l’occupation, l’économie française tout entière fut mobili-
sée pour l’Allemagne. Les banques se sont fait remarquer par leur
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 163

empressement à servir les intérêts de l’ennemi. D’abord, on peut dire


que, sans leur appui, les trusts industriels n’auraient pas pu atteindre le
rendement qu’ils ont fourni pour le compte de l’occupant. Il y a là une
manifestation indirecte, mais incontestable, de l’esprit anti-national
des grandes banques. Mais il y a mieux : elles ont participé directe-
ment à l’organisation de l’économie française de dépendance alle-
mande. Des exemples ? Il y a celui de la banques Worms avec ses dé-
pendances (Potin et la Grande Maison du blanc) ; celui de la banque
de Paris et des Pays-Bas ; celui de la banque Mirabeau, étroitement
unie au trust Champin ; celui de la banque Lambert-Blitz, étroitement
unie à la société Kuhlmann, etc. Il y a, enfin, l’exemple déplorable
qu’ont donné les quatre grandes banque : le Crédit lyonnais, la Société
générale, le Comptoir d’escompte et la Banque nationale pour le
commerce et l’industrie, en créant ou en projetant de créer une « As-
sociation financière pour le développement de l’industrie en France et
aux colonies », pour réaliser des projets industriels franco-allemands.
(La création de cette société fut annoncée à l’époque dans le numéro
du 17 octobre 1942 de la Gazette de Francfort et dans le numéro du
24 octobre du Journal de la Bourse ; aucun démenti ne fut publié par
la suite, si ce n’est — un peu tard — au mois de février 1945.)
Au lendemain de la libération, il importait que les banques fissent
un gros effort pour alimenter en capitaux l’industrie française renais-
sante. On peut dire que c’est d’elles que dépendait, en grade partie, la
reprise économique, tant il est vrai que si une usine ne peut pas se
passer de charbon, elle peut encore moins se passer de capitaux :
ceux-ci sont, en effet, indispensables pour le renouvellement de stocks
qui nécessite, vu la hausse des prix, des capitaux de roulement plus
considérables que ceux qu’il nécessitait autrefois.
Or, autant les banques se sont montrées empressées à alimenter en
capitaux les industries pendant l’occupation, c’est-à-dire alors qu’elles
travaillaient pour le compte de nombreux cas, depuis la libération, en
particulier quand il s’agit d’industries réquisitionnées par l’État. Nous
ne citerons qu’un seul exemple, mais il est très significatif : c’est celui
de la société « Francolor ».
En 1943, cette société travaillait à plein rendement pour le compte
de l’occupant, sous l’impulsion d’un conseil d’administration, com-
prenant 4 Allemands et 4 Français, dont René Duchemin, président
des Etablissements Kuhlmann. Il lui fallait de l’argent, les banques ne
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 164

lésinent pas. En 1944, la même société est réquisitionnée par l’État.


Elle travaille alors pour la France. Il lui faut de l’argent : les banques
lui coupent les vivres.
L’État peut-il admettre pareille attitude ? Non, évidemment. Il
semble bien qu’il n’existe qu’un moyen pour empêcher qu’elle se re-
nouvelle : c’est de nationaliser le crédit.
L. Petit et R. Veyrac écrivaient en 1938 :

Ce n’est pas uniquement la solvabilité des emprunteurs qui doit inciter


les banques à accréditer ou à refuser des crédits. C’est surtout la nature des
emplois auxquels ces crédits sont destinés. Une entreprise doit être encou-
ragée ou découragée suivant l’utilité qu’elle présente pour la vie nationale,
suivant la vie nationale, suivant qu’elle sert ou non les plans
d’organisation économique du pays 49.

Effectivement, c’est l’intérêt national, aujourd’hui plus que jamais,


qui doit conduire la politique du crédit, à plus forte raison quand les
entreprises qui souffrent du manque de capitaux sont gérées par l’État.

Les banques doivent mettre, par suite de leur rôle social, à la disposi-
tion du pays, sous forme d’aide au commerce et à l’industrie, les capitaux
qui sont drainés par elles 50.

Il faut nationaliser le crédit

Il faut donc nationaliser le crédit. Toute nationalisation des indus-


tries, toute réforme de structure serait inopérante sans cette mesure
préalable. L’exemple que nous venons de citer le démontre.
On ajoutera que l’État a promulgué par ailleurs un certain nombre
de lois visant à contrôler la distribution du crédit : la loi du 12 décem-

49 Ouvrage cité, p. 370.


50 PIERRE CAMBOUE, directeur de la Société parisienne de banque, in Banque et
problèmes bancaires du temps présent, cours à l’Ecole supérieure
d’organisation professionnelle du C.I.I. Paris, Presses universitaires, 1942.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 165

bre 1940, qui organise le financement de la fabrication de démarrage


par la création de lettres d’agrément ; la loi du 21 mars 1941 qui orga-
nise le crédit artisanal sous forme d’avances de la part de l’État ; la loi
du 23 mars 1941 par laquelle l’État accorde sa garantie à tout ou par-
tie des capitaux investis dans les entreprises intéressées par la fabrica-
tion des produits nécessaires aux besoins du pays ; la loi du 19 mars
1941 qui consent des avances à l’industrie cinématographique 51.
Or, d’abord, ces lois ne constituent que des dispositions fragmen-
taires et insuffisantes. De plus, leur application est contrôlée par les
comités d’organisation : ainsi, la lettre d’agrément, c’est-à-dire
l’invitation à entreprendre la fabrication de produits d’utilisation cou-
rante répondant à des besoins certains, n’est envoyée par le ministre
de la Production industrielle aux industriels intéressés que sur avis du
comité d’organisation professionnelle.
Si l’on veut savoir, d’ailleurs, dans quel esprit ces lois ont été pro-
mulguées, qu’on se rappelle qu’à peu près à la même date, le 30 juin
1941, voyait le jour une loi exemptant les établissements travaillant
pour la guerre des prélèvements temporaires sur les bénéfices dont
certains allaient jusqu’à accentuer la domination des uns et des autres
sur notre économie.
On mentionnera enfin l’existence à côté du secteur bancaire privé
et du secteur étatique, composé par la Caisse des dépôts et consigna-
tions et la Caisse nationale des marchés créée en 1936, d’un secteur
para-étatique qui, négligeable avant 1914, s’est notablement dévelop-
pé depuis. Ce secteur draine la moitié des dépôts de fonds ; il com-
prend les établissements qui font des opérations de crédit courantes :
la Banque de France qui escompte directement à des entreprises ; le
Crédit national qui pratique des avances à moyen terme ; les Banques
populaires, la banque nationale pour le commerce extérieur, d’ailleurs
mal outillée, la Caisse centrale de crédit hôtelier, commercial et indus-
triel 52.

51 À mentionner aussi la loi du 22 octobre 1941 qui imposait la traite comme


moyen de règlement principal pour les travaux et les fournitures à la charge de
l’État.
52 Mentionnant en sus de ce secteur para-étatique, les organisations de crédits
publics ou semi-publics qui traitent des opérations de crédits spécialisés, tels
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 166

Or, ce secteur para-étatique est, en fait, dûment contrôlé par les


grandes banques. Prenons l’exemple du Crédit national.
Dans son conseil d’administration, on relève les noms de MM.
Wilfrid Baumgartner, membre du conseil général de la Banque de
France ; Gaston Martinge, du Crédit colonial ; Alexandre Célier, du
Comptoir d’escompte, de la Banque d’Algérie et de la Banque de
l’Indochine ; Léon Daum, de la Société générale ; Pierre de Mouÿ, de
la Société générale ; Pierre Fournier, gouverneur honoraire de la Ban-
que de France ; Jacques de Neuflize, de la Banque nationale du com-
merce extérieur, de la Banque hypothécaire franco-argentine, et de la
Banque de Syrie et du Liban ; René Duchemin, qui, paraît-il, vient de
sortir de prison, etc.
Quant aux inspecteurs des finances chargés de représenter le gou-
vernement pour la gestion de ces organismes, leur rôle se bornait à
dire amen devant les décisions de la Haute Banque collaborationniste,
et on n’en sera pas surpris quand on saura que, par exemple, à la Ban-
que nationale pour le commerce extérieur, l’un des deux commissaires
du gouvernement était M. Coquelin qui fut chef de cabinet de Pierre
Laval…
Il importe donc, en tout premier lieu, de purger ce secteur para-
étatique de l’influence prépondérante des grandes banques et de le
préserver soigneusement de leurs appétits. Qu’on songe à ce que disait
en 1943 M. Rollan de Chappedelaine :

[L’organisation corporative du crédit] impliquera nécessairement une


réduction massive des établissements et des attributions du secteur paras-
tatal et l’intégration dans la profession de tous les organismes susceptibles
d’y entrer 53.

Si on veut conserver ce secteur, il faudra ensuite en faire un en-


semble cohérent. À l’heure actuelle, les établissements qui le compo-
sent constituent des entreprises autonomes, voire concurrentes. Ils

que le crédit foncier, la Caisse d’épargne, les Crédits municipaux, les Caisses
agricoles, les comptes de chèques postaux, etc.
53 R. DE CHAPPEDELAINE : La Corporation bancaire. Paris, recueil Sirey, 1943,
p. 49.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 167

doivent être réorganisés et leur action coordonnée. Cela suppose une


unité de direction qui n’existe pas pratiquement. L’État doit disposer
maintenant d’une banque centrale qui dirigera effectivement
l’orientation générale du crédit et aura les moyens d’imposer ses di-
rectives. Sous cette banque, qui pourrait être la Banque de France do-
tée de statuts nouveaux, un système bien charpenté et vigoureusement
contrôlé qui assurera une distribution équitable des capitaux nécessai-
res à la renaissance de notre industrie nationale.
Enfin, si ce système comprend les établissements contrôlés déjà
existant, il faut qu’il englobe en outre la totalité des grosses maisons
de crédit, elles aussi étroitement contrôlées par l’État, par la masse des
actionnaires et par les déposants, ce qui les empêchera de constituer
encore cet « État dans l’État » que nous avons dénoncé. Alors, on ne
verra plus la moyenne et la petite industrie délibérément sacrifiées par
suite de l’absence d’organisation du crédit à moyen terme. On ne ver-
ra plus l’agriculture péricliter faute de capitaux.
Et surtout, on ne risquera pas que les réformes de structure opérées
dans le secteur industriel soient sabotées par la Haute Banque, comme
c’est le cas dans l’exemple de la Société Francolor, cité plus haut.
Encore une fois, toutes les autres nationalisations n’auront de sens
que si l’on commence par organiser celle du crédit.

P.-S. — Le Conseil des Ministres a pris, le 13 avril dernier, la dé-


cision suivante : « Les banques, les agents de change et les courtiers
en valeurs mobilières devront déposer à la banque les bons du Trésor
leur appartenant.
Nul doute, disent les commentaires de certains journaux, que cette
obligation faite aux banques n’assure une certaine indépendance de
l’État vis-à-vis des oligarchies financières en le libérant du chantage
que celles-ci exerçaient chaque fois qu’un projet gouvernemental me-
naçait leurs privilèges. On sait, en effet, qu’elles pouvaient imposer
leur volonté à l’État en le menaçant d’exiger à la première échéance le
remboursement massif des bons qu’elles détenaient, et dont le mon-
tant était inévitablement supérieur aux disponibilités immédiates de la
trésorerie.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 168

Quant à nous, disons simplement que cette mesure serait effecti-


vement heureuse et constituerait un premier pas dans la voie de la
mainmise de l’État sur le système oligarchique bancaire, si la Banque
de France était la Banque de la France ? Or, il n’en est rien et, dans
ces conditions, cette disposition risque de renforcer simplement les
pouvoirs de la Banque de France actuelle…
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 169

CHRONIQUE
SCIENTIFIQUE

ASTRONOMIE

par Daniel CHALONGE

Sir Arthur Eddington (1882-1944)

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Le 22 novembre 1944 est mort à Cambridge (Angleterre) l’un des


représentants les plus éminents de la science contemporaine, Sir Ar-
thur Eddington.
Les immenses progrès réalisés par l’astrophysique au cours de ces
trente dernières années ont été profondément influencés par les tra-
vaux d’Eddington. Toutes les questions qu’il a abordées portent la
marque de son génie ? Aussi ne puis-je prétendre donner en ces quel-
ques lignes qu’un aperçu bien incomplet de son œuvre.
Les premières recherches d’Eddington se rapportèrent aux courants
d’étoiles que venait de découvrir l’astronome hollandais Kapteyn.
L’intérêt d’Eddington se partagea ensuite entre deux sujets bien diffé-
rents : la relativité et la structure interne des étoiles.
Il fut le premier à diffuser en Angleterre la théorie de la relativité
par son rapport à la Physical Society sur la Théorie relativiste de la
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 170

gravitation (1918). En 1919, il fit lui-même les premières observa-


tions de la déviation de la lumière des étoiles au voisinage du soleil,
au cours d’une éclipse totale de soleil dans l’hémisphère sud : ses ob-
servations apportèrent une nouvelle et remarquable confirmation de
cette théorie. Ses contributions personnelles dans le développement de
la théorie de la relativité sont exposées (en même temps que celles des
autres auteurs) dans son ouvrage bien connu la Théorie mathématique
de la relativité (1923).
C’est en 1916 qu’il commença ses recherches sur la constitution
interne des étoiles. Il applique, le premier, à ce problème la théorie de
l’équilibre radiatif qui fait du rayonnement le principal véhicule de
l’énergie entre le centre des étoiles, où elle prend naissance, et
l’extérieur. Il combina à ce transfert de l’énergie par le rayonnement,
les effets mécaniques de la pression de radiation. Il reconnut
l’importance de l’ionisation dans l’intérieur des étoiles. Il aboutit en-
fin à la découverte de la célèbre relation masse-luminosité : la lumino-
sité d’une étoile est déterminée par sa masse.
Il faisait en même temps la théorie des céphéides, ces curieuses
étoiles aux régulières pulsations lumineuses qui servent actuellement
de jalons aux astronomes pour sonder l’univers.
C’est encore lui qui fournit l’explication du mystère des « naines
blanches » ; les densités énormes de ces étoiles sont dues à une ionisa-
tion presque totale des atomes qui les constituent.
Abandonnant les températures, les pressions, les densités formida-
bles des régions centrales des étoiles, pour le vide des immensités de
l’espace interstellaire, Eddington définit les conditions physiques qui
règnent dans ce milieu si différent et qui déterminent l’état des atomes
de la matière extraordinairement raréfiée qui y flotte.
À ses ouvrages scientifiques devenus classiques, Espace, temps et
gravitation, Etoiles et atomes et surtout la Constitution interne des
étoiles, fondamentalement en astrophysique, il faut ajouter une impor-
tante série d’ouvrages philosophiques, la Nature du monde physique,
les Nouveaux Sentiers de la science, la Philosophie de la science phy-
sique, etc.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 171

L’idée maîtresse de l’œuvre philosophique (où nous ne pouvons le


suivre partout 54) d’Eddington semble être que les nombreux principes
qui interviennent en relativité et dans la théorie quantique doivent
pourvoir se réduire à un petit nombre : ils doivent, en particulier, per-
mettre de déterminer — et il est parvenu à le faire par des méthodes
qui n’apparaissent pas encore très clairement à tous — les valeurs des
constantes fondamentales, masse de l’électron, du proton, nombre to-
tal de particules de l’univers, etc…
Je terminerai cette revue bien imparfaite par une phrase de son col-
lègue anglais G. Temple, qui, évoquant le rôle immense joué par Ed-
dington dans le développement de la science moderne, lui applique
une formule célèbre de Francis Bacon, reprise ensuite par Claude
Bernard :

Nous qui venons après lui, pourrons peut-être, un jour, avoir des hori-
zons plus vastes que les siens : nous ne serons que des pygmées sur les
épaules d’un géant.

*
* *

Découverte de nouveaux systèmes planétaires

Parmi le fourmillement des étoiles qui peuplent la Galaxie, notre


système planétaire est-il une rareté, ou ne constitue-t-il qu’une unité
parmi des millions d’autres ?
L’observation directe semblait impuissante à résoudre d’ici long-
temps cette énigme… Par un moyen détourné, mais sûr, une triple ré-
ponse vient d’être donnée ; trois systèmes planétaires extra-solaires
ont été découverts et dans des conditions telles que l’on peut

54 Voir dans ce numéro, p. 87 (de la présente copie – note du copiste), l’article


de Jacques Solomon et ses remarques sur le principe d’identification
d’Eddington.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 172

s’attendre à ce que bien d’autres suivent. Le but de ce court exposé est


de donner une idée de la méthode suivie 55.
Il existe dans le ciel de très nombreux couples d’étoiles dont les
composantes gravitent l’une autour de l’autre avec des périodes
s’échelonnant entre quelques heures et de longues années. Il s’agit là
d’étoiles, c’est-à-dire d’astres dont chacun émet sa lumière propre et
possède une masse beaucoup plus grande que les planètes les plus
massives du système solaire.
Il arrive que l’une des composantes d’une étoile double ait un
éclat si faible qu’il soit très difficile, sinon impossible de la voir, mê-
me dans un puissant télescope : c’est par l’observation minutieuse du
mouvement de l’étoile brillante que l’on parvient à reconnaître la pré-
sence et à déterminer la masse de son invisible compagnon. C’est ain-
si qu’il y a un siècle environ, Bessel a pu annoncer l’existence du
« compagnon de Sirius », étoile de masse comparable à Sirius, mais
beaucoup plus condensée, et que sa faible luminosité n’a permis
d’observer que plus tard : plus de dix mille fois moins éclatante que
Sirius, elle se noie dans le rayonnement de son étincelle voisine.
Il existe bien d’autres systèmes doubles dont l’une des composan-
tes demeure invisible, mais, dans tous ceux qu’on a découverts jus-
qu’ici, la masse de cette composante restait très supérieure aux masses
planétaires. Cependant, on pouvait prévoir que les observations des
mêmes étoiles, accumulées pendant de nombreuses années, allaient
rendre possible la mise en évidence, dans leur mouvement, de pertur-
bations de plus en plus faibles sous l’action de compagnons de masse
de plus en plus petite.
Les publications anglaises et américaines, qui recommencent à
nous parvenir depuis la libération de la France, annoncent que cette
méthode vient, en effet, de conduire à la découverte de nouvelles
composantes invisibles d’étoiles : ces composantes ont, comme nous
allons le voir, une masse relativement si petite que nous pourrons les
regarder comme des planètes.
C’est par l’étude minutieuse d’observations recueillies au cours de
trente années que l’on a pu découvrir dans le mouvement d’une étoile

55 Il a été rédigé d’après une série d’articles parus dans The Astronomical Jour-
nal et dans le périodique anglais Nature.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 173

double bien connue, 61 Cygni, les minimes perturbations dues à la


présence d’un compagnon du système qui devient ainsi triple. Cet as-
tre perturbateur aurait une masse seulement 16 fois supérieure à celle
de Jupiter 56, c’est-à-dire plus de soixante fois plus faible que celle du
soleil.
L’observation, pendant le même laps de temps, d’une autre étoile
double, 70 Ophiuchi, a amené, de même qu’une dizaine de fois plus
grande que celle de Jupiter, soit le centième du Soleil. Il effectue sa
révolution en 17 ans.
Enfin, un petit astre, équivalent à une trentaine de fois Jupiter, ac-
compagnerait l’étoile dénommée Cincinnati 1244.
Ces trois nouveaux « objets » célestes peuvent être considérés avec
beaucoup de vraisemblance comme des planètes, car des astres aussi
modestes ont des chances d’être refroidis et peuvent ainsi se trouver
dans des conditions comparables à celles de l’une des planètes du sys-
tème solaire.
Voilà donc mis en évidence trois nouveaux systèmes planétaires.
Mais il faut songer que la méthode employée est peu sensible et ne
permet d’atteindre que de grosses planètes : si elles n’avaient pas été
plus massives que Jupiter, les planètes précédentes n’auraient pas pro-
voqué dans le mouvement de l’étoile qu’elles accompagnent de per-
turbation suffisante pour révéler leur existence. Aussi est-il permis
d’attendre d’une méthode plus sensible une moisson de résultats
beaucoup plus abondante.
Il faut, d’autre part, considérer que les trois nouveaux systèmes
planétaires sont proches de nous : la lumière ne met guère plus de 17
années à nous parvenir du plus éloigné d’entre eux. Or, à l’intérieur de
la sphère centrée sur nous et ayant un rayon de 17 années-lumière, on
compte actuellement 38 étoiles ou systèmes stellaires : quatre d’entre
eux, soit un peu plus d’un sur dix, possèdent sûrement des planètes (le
quatrième est le système solaire). Si cette proportion se conserve, c’est
par milliards que les systèmes planétaires doivent se compter dans la
Galaxie : une théorie de Jeans, dite « théorie des marées » (récemment
perfectionnée par lui), laissait d’ailleurs prévoir ce résultat.

56 Jupiter, la planète la plus massive du système solaire, vaut environ un milliè-


me de notre Soleil.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 174

Et l’on peut entrevoir la réponse à une autre brûlante question : la


vie telle que nous la connaissons existe-t-elle sur d’autres mondes ?
Parmi l’extraordinaire diversité des conditions physique qui doivent
régner sur les innombrables planètes dont nous commençons à soup-
çonner l’existence, il n’est pas déraisonnable de penser que celles qui
permettent l’éclosion et le développement de la vie doivent se trouver
réalisées bien des fois.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 175

CHRONIQUE
THÉÂTRALE
LES MAL AIMÉS DE
FRANÇOIS MAURIAC

par POL GAILLARD

« Il leur faut le mal et le péché pour


faire des œuvres intéressantes. Moi, je
ne travaille pas dans le péché »
Charles PÉGUY.

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Malgré le grand nombre des salles, l’éclosion de multiples jeunes


compagnies et la bonne volonté des spectateurs, le théâtre actuel est
extrêmement pauvre. À part quelques reprises excellentes comme la
Danse de la mort, de Strindberg, par Jean Vilar, et Monsieur Chasse,
de Feydeau, par Darcante, les directeurs ne nous offrent le choix
qu’entre des romans ou biographies découpés en morceaux, des nulli-
tés insipides ou des pièces d’une prétention insupportable 57, c’est pis
encore lorsqu’ils s’en prennent aux classiques : si la réalisation de
Tartuffe aux Mathurins est honnête, par contre celles de Britannicus
au théâtre Pigalle, de Bérénice par Julien Sarah-Bernhardt, sont plus
affligeantes encore que ridicules, tellement l’inadaptation des acteurs,

57 Seuls Fédérigo de René Laporte et l’Agrippa d’André Barsacq présentent un


certain intérêt, mais il seront vite oubliés…
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 176

l’absurdité des décors et des coutumes, le mauvais goût de la mise en


scène témoignent d’une méconnaissance complète des œuvres.
Dans ces conditions, la Comédie-Française n’a pas de mal à rede-
venir, et de loin, le premier théâtre de Paris ; elle jouit actuellement
d’une troupe qui compte un très grand nombre d’acteurs et de met-
teurs en scène excellents et cultivés ; non seulement les œuvres du
répertoire y sont jouées la plupart du temps 58 avec intelligence et
passion, mais les pièces modernes y trouvent aussi l’accueil le plus
fervent : en fin de compte, c’est la maison de Molière qui nous a révé-
lé, cette fois encore, les deux pièces véritables de la saison, les Fian-
cés du Havre de Salacrou, comédie étrange et complexe dont nous
avons parlé dans notre dernière chronique, et les Mal-Aimés de Mau-
riac
Cette deuxième œuvre dramatique du romancier de Genitrix nous
touche beaucoup plus que la première, Asmodée, parce que nous ad-
mettons tout de suite les quatre personnages : dans Asmodée, la per-
sonnalité de Blaise Coûture, plus ridicule que tragique au cours des
premiers actes, s’imposait difficilement à nous et nous acceptions de
croire à son emprise sur madame Du Barthas et l’institutrice qu’après
bien des explications, en nous rappelant certaines situations analo-
gues dont nous avions pu être témoins ; c’était là le véritable défaut de
la pièce beaucoup plus que la présence de personnages comme le jeu-
ne Anglais ou les enfants, qui rendait plus sensible, au contraire,
l’opposition des deux mondes, le monde normal et le monde jansénis-
te.
La beauté dramatique des Mal Aimés, c’est que les quatre héros,
sans être moins complexes que M. Coûture ou Emmanuèle, vivent
devant nous sans que nous puissions songer un seul instant à la discu-
ter, à nous interroger sur eux sans que nous puissions songer un seul
instant à les discuter, à nous interroger sur eux, à regretter le commen-
taire dont Mauriac romancier les envelopperait ; malgré le peu de
sympathie qu’ils nous inspirent, nous ne pouvons pas nous détacher
d’eux et de leur âme tourmentée ; nous voulons saisir leur secret, les
voir se débattre devant nous jusqu’à ce que nous les connaissions
complètement : même cet Alain faible et médiocre sur lequel M. Mau-

58 La nouvelle présentation du Malade imaginaire par Jean Meyer est pourtant


fort décevante.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 177

riac s’est acharné parce que c’était le seul qui risquait d’échapper à sa
vision du monde, nous ne pouvons pas nous désintéresser de lui, il
nous impose sa présence physique et reste dans notre souvenir avec
tout lui-même ; c’est du théâtre.
À vrai dire, cette réussite va se retourner bientôt contre l’auteur et
nous prouver qu’il reste malgré tout plus psychologue que dramatur-
ge. Malgré le coup de théâtre qui l’anime, malgré la beauté de certains
moments, le troisième acte nous déçoit parce que dans toute la pièce,
ce n’est pas l’action ni l’intrigue qui nous intéressent et intéressent
Mauriac au premier chef, c’est l’étude des caractères. Or, à la fin du
second acte, l’auteur nous a véritablement fait pénétrer la nature pro-
pre de chaque personnage ; le détail de ce qui va leur arriver ne saurait
plus rien nous apprendre d’essentiel sur leur compte, car nous savons
d’avance quelles vont être leurs réactions profondes, celles auxquelles
ils devront inexorablement obéir malgré leurs révoltes. La volonté ni
l’intelligence ne peuvent rien chez Mauriac contre la fatalité du tem-
pérament quand la grâce est absente ; nous pouvons prévoir à coup
sûr.
Ainsi, M. de Virelade, qui jamais n’a su résister à aucun désir,
d’alcool ou de femme, qui continuera jusqu’à sa fin de boire et d’aller
chez son « habitude », ne résistera pas non plus à ce monstrueux
égoïsme paternel, à ce tyrannique besoin en lui de la présence de sa
fille, quand bien même il devrait s’infliger de continuelles tortures en
la voyant souffrir devant lui de sa vie sacrifiée. Sans reculer devant
aucun moyen il emploiera toute sa lucidité à conserver cette posses-
sion, il serrera les dents sur son égoïsme dont l’évidence l’oblige à se
haïr ; il sera malheureux par soi et par elle, mais moins malheureux
que sans elle (nous le voyons assez lorsqu’il croit l’avoir perdue) ; il
ne cédera pas, il ne peut pas céder.
Et nous n’avions pas besoin de la tentative manquée d’Elisabeth au
troisième acte pour savoir qu’elle aussi était murée sur elle-même :
malgré sa violence, bien qu’il ait pu lui faire oublier pour un temps ses
anciennes appréhensions jalouses, son amour pour Alain n’est pas tel
qu’il puisse jamais vaincre plus d’un moment son impuissance pro-
fonde à s’engager, sa peur de l’inconnu, sa résignation devant le ty-
rannique amour paternel qu’elle déteste, mais dont elle sait du moins
qu’il l’entourera toujours. Est-ce par sacrifice qu’elle a donné Marian-
ne à Alain et refusera de consommer la fuite, ou bien plutôt par peur
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 178

d’être vieille déjà et de ne pas pouvoir garder son mari, par exagéra-
tion volontaire de ce qui s’est passé entre lui et Marianne, par manque
de confiance en soi et de hardiesse, par affection, admiration et pitié
gardées malgré tout à son père ? Il n’est pas difficile de voir que le
sacrifice, tout réel qu’il soit, est surtout ici une apparence nécessaire…
le tempérament l’importe, la volonté n’intervient pas.
En face de ce couple pitoyable d’Elisabeth et de son père, à quel-
ques kilomètres de là, de l’autre côté de la forêt, le couple Alain-
Marianne connaîtra des tourments plus grands encore, parce que la
haine s’y mêlera davantage à l’amour et au remords, parce que le fan-
tôme d’Elisabeth sera toujours présent entre eux. Il ne sert de rien à
Marianne, délaissée de son père et d’Alain, insatiable, farouche,
d’avoir su, elle, exploiter à fond le renoncement de sa sœur, d’avoir
tout fait pour qu’enfin celui qu’elle aime soit à elle, uniquement à el-
le ; elle s’est bouché les yeux pour ne pas voir ce qu’elle savait pour-
tant, que tout est inutile lorsqu’on n’est pas aimé… Elle le paiera en
ayant perpétuellement sous les yeux désormais son mari silencieux et
méprisant, qui la maudit et se maudit d’avoir cédé devant un chantage
au suicide, d’avoir perdu toute sa vie pour les quelques baisers qu’il
lui a donnés jadis et auxquels elle a été assez bête pour attacher de
l’importance. On frémit en pensant à leurs repas muets l’un en face de
l’autre, à leurs gestes d’amour sans amour, à ce sentiment de fatalité
qui pèsera de plus en plus sur eux à mesure que leurs efforts pour y
échapper seront vains et qui pourtant ne leur ôtera rien de leur re-
mords.
Ainsi, des quatre héros de la pièce, aucun ne peut garder l’espoir
d’échapper à son enfer ; le troisième acte n’est qu’un moment pathéti-
que d’un drame pour nous connu qui va se poursuivre bien après la
chute du rideau ; comme dans Huis clos et la Danse de mort, la pièce
s’achève sur un dialogue désespéré.
Certains s’étonneront sans doute que cette pièce soit chrétienne ;
« je gage pourtant que seul un chrétien pouvait l’écrire », répond
Mauriac, et nous l’en croyons sans peine. Telle est bien en effet la
« misère de l’homme sans Dieu », d’après les analyses de saint Paul,
saint Augustin, Arnaud, Pascal 59 : depuis le péché originel, les créa-

59 Provinciales et Pensées, mais aussi Ecrits sur la grâce et Lettres à Mlle de


Roannez.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 179

tures sont entraînées à la fois irrésistiblement et volontairement par


leurs concupiscences, elles veulent leur mal en sachant que c’est le
mal, elles en sont donc responsables, même si elles n’ont en elles au-
cune possibilité de lui résister ; seule la Grâce peut les sauver, leur
faire désirer Dieu davantage que leurs souillures, leur donner enfin la
possibilité de préférer vraiment le bien et de le mériter. Mauriac espè-
re sans doute que cette Grâce se penchera un jour sur « ses quatre mi-
sérables héros », et qu’il leur sera beaucoup pardonné parce qu’ils ont
beaucoup aimé, même mal. L’âme d’Elisabeth n’est-elle pas déjà fai-
blement éclairée d’un rayon divin ?
Ces deux thèses complémentaires, les Mal Aimés et toute l’œuvre
de Mauriac essaient de nous forcer à les admettre, en appuyant la
première au moins sur l’expérience, en peignant sans cesse à nos yeux
et presque uniquement des personnages visiblement esclaves de leur
tempérament, incapables de résister jamais à leurs passions, même et
surtout s’ils ont assez de lucidité pour voir où cette exagération les
mènent. De là cette complaisance à remuer la vase de nos cœurs, cette
exagération volontaire de nos faiblesses charnelles, cette délectation
dans le remords. La valeur apologétique des pièces et romans de Mau-
riac dont la noirceur scandalise tant d’âmes dévotes, c’est à notre avis
exactement la même que celle des Pensées de Pascal : nous montrer
l’homme sous un jour odieux pour abattre en nous l’orgueil de notre
suffisance et préparer nos âmes humiliées à la venue de la Grâce ou
du moins au pari. Mais il est évident aussi que la réponse de Voltaire
aux Pensées conserve toute sa force contre Mauriac :

Pascal impute à l’essence de notre nature ce qui n’appartient qu’à


certains hommes… J’ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si
malheureux qu’il le dit.

Certes nombreux sont les âtres incapables de résister à eux-


mêmes ; mais il existe aussi des hommes dont la lucidité n’est pas au
service de leurs passions, capables de regarder leurs déficiences en
face pour s’en corriger, de prendre pouvoir sur eux-mêmes et sur le
monde parce qu’ils savent en découvrir les lois, bref, des êtres qui sa-
vent se rendre de plus en plus libres. Au lieu de se complaire à
l’amertume des sombres peintures pascaliennes et mauriaciennes et
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 180

d’y puiser un désespoir apaisable seulement par l’opium de la foi, ils


en tirent à la fois un plaisir d’art et un enseignement scientifique : la
leçon des Mal aimés pour eux, c’est tout simplement la nécessité
d’une organisation collective interdisant l’oisiveté mère de tous les
vices, et intéressant vraiment tous les citoyens à la vie commune.
L’ex-officier et ses deux filles auraient moins de complexes s’ils
étaient obligés de travailler pour vivre, s’ils sentaient en eux une res-
ponsabilité sociale ! Ils seraient plus heureux et la communauté entiè-
re profiterait de leurs efforts : « Il faut cultiver notre jardin », disait
Candide.
Quelques critiques reprochent à l’auteur des Mal Aimés de n’avoir
pas choisi pour sa pièce un langage plus littéraire, plus poétique : à
des personnages aussi peu ordinaires, disent-ils, il fallait aussi un style
qui ne fût pas celui de la conversation, et Phèdre en prose ne serait
plus Phèdre. Nous ne le croyons pas : les Mal Aimés se passent de nos
jours, au milieu de nous et non comme Phèdre dans ces temps légen-
daires qui seuls peuvent supporter aujourd’hui les charmes d’une écri-
ture mélodique (encore y faut-il une très grande discrétion et Girau-
doux lui-même y a souvent échoué). Mauriac a donc voulu, à très jus-
te titre selon nous, garder le langage courant et il a su chercher
l’unique noblesse de style qui naît de l’essentiel dit avec simplicité et
la force du vrai. Sauf à de très rares moments où l’écrivain reparaît, sa
réussite est admirable. Le dialogue ne nous laisse pas une minute de
répit. Chaque phrase met à nu un pli secret, révèle une tendance pro-
fonde, un nouveau conflit. Une trouble pitié nous envahit pour ces
créatures en qui nous avons peur de nous reconnaître ; certaines ré-
flexions éveillent de longs échos en nous, comme si nous les avions
dites ou entendues nous-mêmes. Toutefois, et c’est la punition méritée
de Mauriac, la pureté du style ne saurait ici nous donner un véritable
plaisir esthétique ; comme l’a déjà fait remarquer P.-A. Touchard,
l’atmosphère est trop pesante « pour que nous ayons tout à fait le sen-
timent du beau, qui exige une respiration plus libre ».
Jean-Louis Barrault a réalisé pour les Mal Aimés une mise en scène
digne du dialogue, aussi discrète, aussi efficace que lui ; nous regret-
tons seulement qu’il ait ralenti exagérément les phrases de la fin, trop
visiblement destinées à fournir au public les formes-types qui devront
alimenter ses réflexions au sortir du spectacle. En revanche, que de
moments absolument parfaits, comme, par exemple, cette reprise de
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 181

possession d’Elisabeth par son père, si bien marquée par l’attitude


d’Aimé Clarioud jetant brusquement ses deux mains sur les épaules
d’Elisabeth toute frêle devant lui, et lui arrachant son manteau ; pres-
que tout est de cet ordre. Faut-il dire encore avec quel art les acteurs
savent nous faire sentir dès les premières répliques du troisième acte à
quel point leur mal les a minés pendant ce long temps où nous ne les
avons pas vus ? Marianne a compris que, même unie à lui, elle ne ga-
gnerait jamais Alain ; elle a perdu tout son ressort ; Alain est humilié,
dégouté de lui-même de son métier, de son passé, de ses fautes, de sa
lâcheté, et il est toujours dévoré d’amour. M. de Virelade enfin se tor-
ture et se repaît à la fois de sentir près de lui cette fille chérie fausse-
ment résignée, toujours prête à la révolte. Tout cela, avec bien
d’autres nuances encore, est magnifiquement rendu par l’attitude phy-
sique, les moindres inflexions de voix des acteurs, comme l’étaient au
cours des premiers actes l’âme insatiable de Marianne, la médiocrité
d’Alain qui n’a pour lui que sa jeunesse et sa puissance d’amour, les
différents plans du caractère d’Elisabeth, l’art diabolique du père pour
obliger son aînée à renoncer à Alain et demeurer avec lui. Madeleine
Renaud, Renée Faure, Aimé Clariond, Julien Bertheau nous font ou-
blier dès leurs premiers mots toutes leurs créations antérieures, leur
personnalité si connue de nous portant ; ils sont leurs personnages ; on
ne peut leur faire plus beau compliment.
Bref, à tous égards, un spectacle très remarquable. Pourquoi faut-il
qu’il s’agisse encore une fois d’une « pièce noire », d’un drame étouf-
fant ? A quand « la diane française » de notre théâtre ?

Mars 1945.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 182

CHRONIQUE
RADIOPHONIQUE

EN ÉCOUTANT
LA RADIODIFFUSION FRANÇAISE

par RENÉ MAUBLANC

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Le terme de chronique est bien ambitieux : il s’agit ici des impres-


sions d’un amateur de bonne volonté qui n’écoute la radio qu’à ses
rares moments de loisir.
Il va sans dire qu’on ne saurait mettre en parallèle les radios de
l’occupation et la radio actuelle : si imparfaite ou si médiocre que soit
parfois celle-ci, elle a en tout cas l’avantage de pouvoir être écoutée
sans honte. On voudrait seulement qu’elle pût être écoutée aussi sans
ennui, ou sans impatience.
Quelques remarques d’abord au sujet de la musique. Je crois qu’à
cet égard il y a certaines initiatives heureuses et que dans l’ensemble
la part de la musique — de la vraie ou de la bonne musique — est sa-
tisfaisante. Les concerts de l’orchestre national comportent une part
inusitée de musique française contemporaine, de cette musique qui ne
fait pas recette et que cette raison s’abstiennent de jouer les grands
concerts ; dont la prospérité dépend directement du public : Manuel
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 183

Rosenthal fait ici œuvre nécessaire d’éducation du goût populaire et


de soutien de ses confrères vivants. D’autre part, certains concerts de
disques, commentés par Sauguet ou Auric, la série des chanteurs
noirs, l’émission du samedi soir : De la première République à nos
jours 60, ou les concerts du dimanche matin commentés par Roland
Manuel sont d’une qualité indéniable. J’ai eu l’occasion aussi
d’entendre parfois une série de disques comparant des interprétations
d’œuvres musicales : excellent moyen d’éducation, qui mériterait
d’être développé et systématisé. Je souhaite que des concerts organi-
sés autour d’un thème, ayant un sens et une idée directrice, remplacent
cette suite incohérente de disques choisis au hasard, qu’on appelle un
concert enregistré. Et je souhaite que ces programmes ordonnés et ré-
fléchis ne s’appliquent pas seulement à la musique dite sérieuse ou
classique, mais aussi bien à la musique légère et aux chansons.
Pour celles-ci, je demande instamment qu’on en finisse avec cette
abominable « musique douce » qui sévissait à Radio-Paris et à Radio-
Vichy et que je considère, pour sa fadeur, sa veulerie, sa sottise,
comme nécessairement liée à une époque révolue. Quelques-uns des
miauleurs et quelques-unes des miauleuses, parmi les plus écœurants
de ces années dernières, ont heureusement disparu de la radio, sans
doute pour cause d’épuration ; mais il en reste encore. Qu’on leur in-
terdise le micro tant qu’ils n’auront pas appris à chanter et à pronon-
cer, et qu’ils renoncent, sous prétexte de « charme », à prendre chaque
note un demi-ton en dessous, pour la remonter ensuite approximati-
vement.
Il est inévitable qu’à la radio la musique serve parfois de bouche-
trou ; est-ce trop demander qu’un minimum de respect pour les œu-
vres qu’on est contraint d’utiliser ainsi ? Eviter de couper brusque-
ment une œuvre musicale, ce qui exaspère justement les mélomanes ;
donner le titre de l’œuvre qu’on joue, et ne jamais oublier le nom de
l’interprète, pianiste, violoniste ou chef d’orchestre ; ne pas choisir,
pour faire patienter l’auditeur pendant une ou deux minutes, un de ces
grands chefs-d’œuvre de la musique que nul n’a le droit d’écouter dis-
traitement. Toute musique n’est pas bonne à ce côté ingrat de remplis-
sage…

60 Réserve faite sur le ton suffisant du speaker qui la présente.


LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 184

Pour ce qui est des auditions d’œuvres lyriques, je ne saurais trop


protester contre les tripatouillages qui sont aussi, je crois, un legs de la
radio d’occupation. La prétentieuse niaiserie des « présentations » me
semble une insulte à la fois aux auteurs et aux auditeurs. Par ce moyen
on expédie en une heure et quart trois actes d’opéra-comique ou
d’opérette qui normalement exigent deux heures et demie ou trois
heures ; on taille à tort et à travers, on supprime l’ouverture et l’on
remplace une partie du livret par des facéties d’un goût douteux. Puis-
qu’on dispose d’un temps limité, qu’on choisisse l’œuvre en consé-
quence : qu’on donne une œuvre en un acte, ou un seul acte d’une
œuvre plus ample ; mais qu’on ne se permette pas de mutiler un ou-
vrage qui forme un tout et qui perd de ce fait son unité et son caractè-
re. Ici encore, il faut respecter l’œuvre d’art et la volonté de l’artiste
créateur. Que, d’autre part, les indispensables explications qui doivent
remplacer à la radio l’action invisible, soient aussi restreintes et dis-
crètes que possible ; qu’elles servent la pièce, au lieu de se servir
d’elle pour mettre au premier plan une affabulation indigente et indé-
cente.
Le théâtre radiophonique pose de nombreux problèmes, que je ne
puis qu’effleurer ici. Réserves faites sur des imperfections techniques
qui rendent parfois l’audition pénible, la transmission directe d’une
pièce représentée devant le public a une sorte de chaleur que la pré-
sentation au studio ne peut guère imiter ; mais toutes les œuvres ne
sont pas compréhensibles ainsi : les scènes à personnages multiples
deviennent d’une confusion indéchiffrable. Même au studio, il semble
qu’on ne fasse jamais assez attention aux voix des personnages, qui
doivent être nettement différenciées. Je crois que dans le répertoire
radiophonique, la tragédie classique devrait prendre une place émi-
nente : parce que les personnages y sont peu nombreux, que l’action
extérieure et le spectacle n’y jouent qu’un rôle secondaire et aussi par-
ce que, lue devant le micro, une tragédie peut se débarrasser du ronron
traditionnel et prendre un ton plus direct, plus familier, plus émou-
vant.
Mais je voudrais aussi qu’une place plus grande fût faite au théâtre
comique, par exemple, aux admirables dialogues de Courteline ou de
Tristan Bernard. Je prends pour ma part un extrême plaisir à
l’émission de certains vaudevilles que présente Serge Véber, et Feue
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 185

la mère de Madame me semble, en son genre, d’une valeur radiopho-


nique égale à celle de Cinna ou de Bérénice.
Quant aux œuvres spécialement écrites pour le micro, celles par
exemple qui présentent des personnages historiques ou des événe-
ments marquants du passé, je préfère n’en pas parler, n’ayant jamais
eu la patience de les écouter au delà de quelques minutes. En particu-
lier les « contes radiophoniques » destinés aux enfants me paraissent
en général d’une niaiserie toute vichyssoise.
Je ne puis guère parler non plus en connaissance de cause de
« l’heure de l’éducation française », dont je n’ai jamais entendu que
les sommaires. Ceux-ci sont d’ailleurs inattendus ; l’enseignement
philosophique semble comporter surtout : « l’homme devant sa desti-
née » ou « les philosophes et l’amour », et l’enseignement historique :
« histoire de la police ». Il est regrettable d’autre part que les textes,
rédigés sans doute par des professeurs, soient lus devant le micro par
des speakers professionnels, dont la prétentieuse nullité convenait
mieux, elle aussi, à la propagande vichyssoise.
L’avantage de la radio est qu’on n’est jamais forcé d’écouter une
émission qui vous déplaît ou vous assomme ; mais encore faudrait-il
qu’il y en eût pour tous les goûts et pour toutes les opinions. Je ne suis
pas le seul sans doute à trouver fâcheusement encombrants les mani-
festations religieuses, les sermons et les oraisons qui, à certaines heu-
res, accaparent tous les micros. Il faudra bien un jour qu’en France
comme en U.R.S.S., l’indispensable liberté de propagande antireli-
gieuse, et que le micro soit accordé à l’une comme aux autres.
Si j’en viens au rôle informateur de la radio, c’est pour regretter
que les nouvelles que les nouvelles proprement dites soient trop sou-
vent remplacées par des éditoriaux ou des « informations commen-
tées » dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils manquent d’éclat et
d’accent. Il en est de même pour les revues de presse, le seul speaker
qui y mit de la personnalité et de l’indépendance, Marc Blancpain,
ayant été relégué à un rôle effacé et subalterne. Pourquoi ces commen-
taires timides, ce manque de virilité, ce conformisme bureaucratique ?
Il y eut, au moment de la libération, des émissions d’un souffle plus
salubre, et Jean Guignebert, qui sait allier la fermeté au bon sens, avait
donné, pendant quelques semaines, à ses équipiers un accent plus mâ-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 186

le et plus hardi. Qui donc lui a imposé l’éteignoir ? Il n’est pas souhai-
table que l’équipe de la radio se recrute parmi les eunuques 61.
Manque d’audace, manque aussi de tenue et de style. Il suffit au-
jourd’hui encore de prendre les informations de la B.B.C. pour y trou-
ver une sûreté, une aisance et un agrément qui font singulièrement
défaut à la radio française.
J’excepte de ces critiques les quelques émissions où passe encore
le souffle de la Résistance : ainsi les Lendemains qui chantent de Sa-
lacrou, ou les Clandestins de Jean Nocher 62. En les écoutant, on peut
encore serrer les poings, ou pleurer, mais c’est, dans la guerre que
nous continuons à vivre, le rôle permanent de la radio de nous émou-
voir et de nous exalter — comme savaient le faire, de Londres, les
Français parlent aux Français : certains d’entre eux, comme Pierre
Bourdan, ont fâcheusement disparu, et les autres semblent avoir, en
rentrant en France, perdu le don qu’ils avaient si bien conservé en
Angleterre, de donner une voix à nos espoirs et à nos colères.
En somme il y a un divorce éclatant entre les désirs ou les besoins
du public et les directions données à la radio par le ministre de
l’Information Teitgen. Là où les Français attendent le souffle des Châ-
timents, le ministre essaie d’imposer le ton de la Bibliothèque rose.
Mais il sera plus aisé de changer le ministre que de changer l’âme de
la France de 1945.
Je voudrais signaler enfin un des vices essentiels de notre radio
d’aujourd’hui : l’insupportable abus de l’improvisation et du bafouil-
lage, qu’il s’agisse des radio-reportages ou du Carrefour des ondes.
On voit bien l’intention, qui est louable : donner au micro
l’impression de la réalité vivante, la « tranche de vie », sans apprêt,
sans artifice. L’effet est pitoyable, parce qu’est méconnu le principe
même de l’art, qui ne peut nous donner l’illusion de la vie que par
l’apprêt et l’artifice ; il n’est pas d’œuvre d’art où le naturel ne soit
fabriqué (et difficile à fabriquer).

61 Le terme ne s’applique ni à Pierre Paraf ni à Henri Benazet ni à Jean Roire,


qui savent parler net et penser librement.
62 Depuis quelques semaines l’Alphabet de la famille de Louis Merlin est, lui
aussi, vivant et émouvant.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 187

Avant 1939, l’interview radiophonique était réservée aux coureurs


cyclistes ou aux boxeurs qui venaient déclarer au micro qu’ils étaient
bien contents d’avoir gagné ou qu’ils feraient mieux la prochaine
fois ; c’était un sujet de plaisanteries faciles, et l’on pouvait croire que
la médiocrité des résultats était due à la qualité des hommes interro-
gés. Mais aujourd’hui on fait improviser devant le micro les person-
nages les plus divers et parfois les plus importants, et l’on s’aperçoit
avec surprise que leurs réponses sont également lamentables. (Ajoutez
que les reporters qui les interrogent ne sont guère plus éloquents.) En
vérité, même l’homme le plus disert, le plus brillant causeur, le boute-
en-train le plus étourdissant produisent un effet médiocre lorsqu’on
les entend sans les voir ; la moindre défaillance d’expression, une hé-
sitation, une répétition, une impropriété, un lapsus qui, face à
l’interlocuteur et dans le feu de la conversation, disparaissent et
échappent, prennent de l’importance devant un micro et l’auditeur leur
est impitoyable. On n’a plus, même avec un improvisateur doué,
comme René Lefèvre, d’un incontestable bagout, qu’une acrobatie
hasardeuse et vaine, et nous regrettons d’entendre bafouiller aussi inu-
tilement des gens qui peut-être auraient eu des choses intéressantes à
dire, s’ils avaient préparé un texte réfléchi.
Pour créer, comme on dit, l’atmosphère et donner un semblant
d’arrangement artistique à des radio-reportages informes, on se sert
parfois d’un subterfuge assez misérable, qui consiste à plaquer sur ces
pauvres paroles des musiques variées : rien n’est plus faux et plus
exaspérant que ce procédé.
Et pourtant, il est possible de donner au micro l’illusion de la
conversation vivante, mais cela demande beaucoup de talent et de
soin : un auteur qui sache écrire un dialogue, des acteurs qui sachent
le lire en donnant l’illusion qu’ils le parlent. C’est ce qui fait, je crois,
la valeur singulière de l’émission qu’ils parlent. C’est ce qui fait, je
crois, la valeur singulière de l’émission quotidienne de Ded Rysel :
Sur le Pas de la porte — la meilleure, à mon sens, de toute notre radio
actuelle (et la plus écoutée) 63. On y trouve d’excellentes qualités

63 Est-ce pour cela qu’on vient de la déplacer à une heure où beaucoup ne peu-
vent plus l’entendre ? On sent encore ici cette peur de la pensée libre qui, à la
radio comme dans la presse, commande tous les actes du ministre de
l’Information.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 188

techniques ; un métier sans bavures, une conscience professionnelle


exemplaire ; on y trouve du bon sens, de la franchise et du courage.
Il est aisé par opposition de préciser les défauts essentiels de notre
radio : son penchant à la facilité et à la paresse, sa veulerie, son man-
que d’indépendance, son laisser-aller. Peut-être avons-nous trop pris
l’habitude du sabotage, à l’époque où saboter était un devoir patrioti-
que ; nous n’avons plus, les uns comme les autres, le respect de notre
métier. De même que les éditeurs ont l’audace de vendre, au prix fort,
des livres parsemés des plus monstrueuses coquilles 64, de même la
radio n’na pas honte de nous offrir des auditions bâclées, des improvi-
sations informes. Quand donc reprendrons-nous le goût du travail bien
fait, le souci de la perfection.

24 avril 1945

64 Par exemple : les Histoires qu’on racontait lorsqu’ils étaient là, recueillies et
présentées par George Fronval, un recueil d’anas, amusant et d’une valeur do-
cumentaire certaine (bien que les histoires soient racontées sans grâce) :
l’incorrection typographique de ce petit livre est un scandale.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 189

LES LIVRES
ANDRÉ G. HAUDRICOURT ET L. HÉDIN :

L’Homme et les plantes cultivées


1943, Paris, N.R.F.

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L’évolution au cours des âges et l’étroite coexistence actuelle de


deux mondes devenus inséparables : celui des plantes cultivées et ce-
lui de l’homme, tel est le thème du livre que viennent de publier MM.
André G. Haudricourt et L. Hédin dans la collection de « Géographie
humaine » que dirige M. Pierre Deffontaines. La préface en est due à
un collaborateur de la Pensée, l’éminent spécialiste de l’agriculture
coloniale, Aug. Chevalier, qui écrit :

Cet ouvrage comble une lacune importante dans notre littérature. On


doit savoir gré à ses auteurs d’avoir entrepris une tâche aussi ardue et de
l’avoir menée à bien. Leur livre ne ressemble à aucun autre, il est plein de
faits originaux. Je suis convaincu qu’il apprendra beaucoup de choses
neuves à ceux qui le liront.

Nous ne saurions ici résumer cet ensemble déjà condensé de 230


pages, dont le point de départ se situe dès l’aurore du néolithique, à
l’invention de l’agriculture. Bien que la part de l’hypothèse soit enco-
re immense et que les obstacles, les lacunes et les déceptions soient
multiples, nous pouvons, dès à présent, reconstituer de façon vraisem-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 190

blable l’évolution au cours de laquelle s’est monté ce délicat équilibre


biologique que réalisent l’homme et ses plantes cultivées.
Par des méthodes indirectes, faisant appel à des disciplines variées,
botanique et biologie, préhistoire, ethnologie, linguistique, archéolo-
gie, folklore, les chercheurs contemporains ont le privilège de pouvoir
ébaucher avec plus de vraisemblance et de précision que leurs devan-
ciers, même immédiats (tant la science avance à grands pas), la paléo-
biogéographie moderne, par une série de progrès.
Dans les deux premiers chapitres, les auteurs se sont efforcés en
quelques dizaines de pages de résumer quelques données biologiques
récentes, de génétique, de cytologie et de physiologie, nécessaires à la
compréhension de ce qui suit. Ils vulgarisent aussi un certain nombre
de théories, encore peu connues, dues au savant soviétique N. I. VA-
VILOV ou répandues par lui : la théorie des plantes mimantes, la loi des
variations parallèles et surtout l’explication qualitative de la façon
dont certaines formes récessives se distribuent autour des centres pri-
maires de dispersion, dans les cas d’extensions récentes ; ces théories,
jointes aux plus anciennes, aux interprétations génétiques de préadap-
tation, à la sélection naturelle, à des observations sur la physiologie
des plantes dans leurs rapports avec les climats (continus ou contras-
tés), peuvent rendre compte dans certaines limites de l’origine des va-
riétés et des espèces, de leur distribution géographique de leur utilisa-
tion et de leur culture par l’homme.
C’est dans le chapitre III qu’est plus spécialement étudiée l’origine
de l’agriculture. Les auteurs y font justice d’une thèse généralement
admise autrefois suivant laquelle l’état agricole aurait succédé à l’état
pastoral. L’agriculture néolithique s’est tout simplement développée à
l’origine là où l’homme avait à sa disposition certaines plantes de
multiplication facile et avantageuse.
L’étude des primitifs actuels, Australiens et Pygmées, qui ne
s’adonnent pas à l’agriculture, ne donne pas de renseignements déci-
sifs ; en fait nous ne savons pas si le régime économique de ramassage
qui les caractérise actuellement ne résulte pas de ce qu’ils auraient
désappris l’agriculture. L’étude comparative des légendes agraires et
des traditions orales chez certaines tribus d’Indiens ou de Nègres est
plus profitable : l’origine de l’agriculture y est toujours associée à des
mythes religieux. Dans les premières manifestations agricoles, le feu,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 191

indispensable à la cuisine, a joué un rôle de premier plan. Avant


l’usage du feu, l’homme, qui ne peut digérer l’amidon cru, s’est com-
porté en animal frugivore ; ensuite il s’est servi pour s’alimenter de
tubercules qu’il faisait cuire et de graines tendres qu’il faisait griller.
Avec Vavilov, les auteurs distinguent :

1. Les cultures primaires (blé, orge, maïs, soja, lin, coton…).


2. Les cultures secondaires, plus récentes, qui ont pris naissance à
partir de mauvaises herbes et des plantes salissantes des cultures pri-
maires.

L’ordre de mis en culture des premières plantes alimentaires peut


avoir été le suivant :

1. Les plantes à tubercules amylacés (ignames, taros).


2. Les céréales, qui seraient de culture plus récentes (graminées).
3. À côté des céréales, d’autres plantes à graines furent cultivées de
bonne heur : plantes oléagineuses (lin, chanvre, pavot, navette, colza,
radis, sésâme…). Ce sont souvent des nitratophiles ; légumineuses
(lentilles, pois, fèves, haricots…).

En outre, de nombreuses plantes ont dû être cultivées pour de pré-


tendues propriétés magiques.
C’est parce que l’homme les soustrait à la sélection naturelle qu’il
peut conserver ses plantes cultivées. Un certain nombre d’entre elles
ont dû, pour figurer maintenant au nombre des plantes cultivées,
échapper à une autre sélection, celle de l’homme : c’est toute l’histoire
du passage de la mauvaise herbe à la plante utile.
Au début de l’agriculture, le champ est temporaire. Sa permanence
pose le problème des mauvaises herbes vivaces et annuelles. Celles-ci
ne deviendront des plantes cultivées qu’avec l’usage de la faucille,
car, auparavant et pendant des millénaires, les récoltes se sont faites
épi par épi. Seules les mauvaises herbes mimant étroitement les plan-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 192

tes alors cultivées ont pu subsister en culture : c’est notamment le cas


du seigle, qui n’était initialement qu’une mauvaise herbe mimante du
blé tendre. Quant aux plantes volontairement cultivées, elles l’ont été
souvent pour des buts bien différents de ceux que l’on a en vue au-
jourd’hui, et qui ont varié au cours des âges (bananiers).
Une conséquence de l’agriculture est qu’elle donne la prépondé-
rance aux peuplades qui s’y adonnent. La densité des groupements
humains s’explique par l’abondance de leur alimentation, en un en-
droit donné. Et l’accroissement du nombre des gènes, c’est-à-dire du
polymorphisme de la race, va de pair avec l’accroissement numérique
des hommes.
Nous ferons cependant une réserve : si les peuples agricoles les
mieux nourris ont à une certaine étape de l’évolution submergé
l’avènement des non-agriculteurs, plus tard l’avènement de l’industrie
a créé des conditions différentes : ce sont à l’époque moderne les peu-
ples industriels qui submergent les autres. Quant à l’accroissement
numérique, il va de pair non plus avec les richesses alimentaires, mais
avec les richesses minières ou industrielles que peut détenir un terri-
toire géographique donné. Ce changement est dû en grande partie aux
progrès immenses réalisés dans les moyens de communication. Nous
savons aussi que les peuples envahisseurs ne sont pas mieux nourris,
mais que, au contraire, la recherche de la nourriture suscite les tentati-
ves d’expansion. La politique de surpeuplement systématiquement
poursuivie dans les pays fascistes n’a pas eu d’autre but que de créer
cet état où la guerre devient une nécessité.
Les trois derniers chapitres sont l’étude concrète, d’après les mé-
thodes et les principes généraux développés précédemment, des plan-
tes cultivées dans leurs rapports avec les hommes, avant et pendant
l’époque moderne. C’est un long et beau voyage dans l’aire géogra-
phique que les hommes de race blanche occupaient depuis l’invention
de l’agriculture jusqu’au XVIe siècle ; dans les pays exotiques de la
même période (Afrique, Indo-Océanie, Extrême-Orient, Amérique) ;
enfin dans le monde entier à l’poque moderne. Le lecteur le parcourra
comme une galerie de science enchantée.
Jean-F. LEROY.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 193

1940-1944.
Poèmes d’ANDRÉ CHENNEVIÈRE.
Préface de GEORGES DUHAMEL.

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Les derniers poèmes de notre cher camarade André Chennevière,


tué par les Allemands pendant la bataille de la libération 65, paraissent
aujourd’hui chez Corréa.

Je n’aurai donc pour me survivre


Que ces mots, que ces lignes,
Rappelant la forme vivante
Que je fus un moment…

disent, mélancoliques, les premiers vers du recueil ; mais vite le


poète reprend cœur en songeant que ces mots et ces lignes forment un
miroir qui retient pour toujours l’essentiel de lui-même ; il vivra dé-
sormais dans l’esprit de tous ceux qui le liront ; il ne cessera pas de
peupler leurs solitudes.
Même à ceux qui ne l’ont pas connu, en effet, les derniers poèmes
d’André Chennevière révéleront son âme complexe et frémissante,
vibrant à toutes les émotions humaines. Sa nostalgie d’une perfection
idéale, si bien chantée dans les sonnets classiques du Triptyque, bien
loin de l’isoler du monde, le rend plus sensible encore aux souffrances
et aux luttes des hommes pour se conquérir, le bonheur et la dignité.

65 André Chennevière a été abattu le 21 août 1944, dans une rue de Paris, alors
qu’il faisait une liaison entre les groupes de combattants, parce qu’il avait en
poche le brassard des F.F.I. Dix-sept ans auparavant, jour pour jour, le 21 août
1927, était mort son père Georges Chennevière, le poète du Printemps, du
Chant de midi et de Pamir.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 194

Voici, par exemple, comment il traduit la plainte de la femme dont


le malheur accuse les barbares :

Je puis montrer dans l’espace


L’endroit exact, la place
Où jadis je chantais,
Où jadis je berçais,
Dans mes bras devenus inutiles,
Ce peu de chair fragile,
Cette part de moi-même
Et de celui que j’aime
Et ne reverrai plus.
Aussi je suis perdue
Et ne peux plus sourire,
Car je me sens hantée
Par tous les souvenirs
Du temps où je chantais.

Mais il sait aussi bien faire sentir la résistance de Paris muet :

Paris se tait, Paris attend :


Non en fille soumise,
Mais en ville qui se refuse
Dans un silence dangereux
Et qui n’est point le sommeil.
Une autre foule invisible travaille
Comme un levain.
Paris attend et réprime sa colère,
Sous le masque des mauvais jours.

Et toujours le poète crie la nécessité absolue de la fraternité de tous


pour tous, aussi exigeante qu’un besoin matériel.

Non, rien ne peut empêcher que l’on ne soit


Solidaire du monde
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 195

Et toute solitude est interdite


Puisque l’on ne peut rester sourd
À l’appel des hommes…

André Chennevière est mort parce qu’il n’était pas resté sourd à
l’appel des hommes, les hommes non plus ne resteront pas sourds à
ses appels posthumes.
POL GAILLARD.

JACQUES DECOUR :

Philisterburg
Gallimard

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En 1931, Jacques Decour était assistant de français au lycée d’une


ville qu’il appelle Philisterburg, en Prusse. Le journal qu’il rapporta
de son séjour là-bas et que la librairie Gallimard réédite aujourd’hui
nous intéresse à un double point de vue :
Tout d’abord, à touches successives pleines d’humour, Decour
nous trace de la bourgeoisie intellectuelle prussienne dans une grande
ville de province, un portrait saisissant de vérité, et singulièrement
instructif pour nous qui connaissons l’histoire des quinze années sui-
vantes. Pourtant, reconnaît Decour, « si j’ai du parti pris, c’est pour
l’Allemagne ». Mais toute la série d’anecdotes si caractéristiques qu’il
nous rapporte (« rien que de petits faits vrais », dit-il) montre à
l’évidence que même les plus instruits parmi les citoyens de Philister-
burg ont, pour la plupart, l’intelligence étroite, un bon sens grotesque
à force d’être naïf et sentencieux, une absence quasi totale de sens du
relatif, d’imagination, de pensée véritable ; ce sont « des embrigadés,
des caporaux » ; le domaine de leur esprit paraît délimité « comme un
champ de raves » et leurs opinions « faites au moule dans l’airain le
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 196

plus dur » ; ils ne savent pas réfléchir, ils jugent un homme « aux abs-
tractions qu’il respecte ».
Évidemment, ces « âmes peu différenciées » ne pouvaient rien
trouver en elles de ce qu’il aurait fallu pour résister aux séductions
totalitaires ! Nous comprenons que les jeunes Allemands aient pu être
si vite fanatisés par les grandes affirmations simplistes de la « philo-
sophie » hitlérienne et devenir plus tar ces automates perfectionnés
que nous avons connus, puisque la plupart de leurs maître ne leur
avaient jamais appris autre chose que le conformisme le plus stérile !
Dans la somme complexe des responsabilités qui ont porté
l’Allemagne au nazisme, les intellectuels prussiens n’ont pas la plus
petite part : ils n’ont su acquérir, ni à plus forte raison enseigner la
liberté essentielle de l’esprit, source de toutes les autres ; ils ont failli à
leur mission de former des citoyens, si importante dans cette Allema-
gne qui n’a jamais connu, en somme, de véritable révolution, de véri-
table régime démocratique… Cette constatation est terrible, car elle
est de celles qui nous imposent le plus nettement désormais une très
longue défiance à l’égard de cette nation non éduquée, dont on pourra
craindre longtemps qu’elle sacrifie tout d’un coup la liberté au mythe
de la force. Les Prussiens, notre Decour, représentent toujours Bis-
marck

bardé de ferraille, s’appuyant sur un glaive énorme, le visage farouche et


furieux. Cee qu’ils retiennent de lui, ce n’est pas le génie politique, c’est la
poigne. Ils voient en lui le vieux Germain descendant d’Arminius (le vain-
queur des Welsches), la personnification de la force et autres balivernes.

Certes, comme la conférence de Yalta l’a d’ailleurs nettement pré-


cisé, il n’est pas question de détruire le peuple allemand ni de lui en-
lever les moyens de vivre ; mais il faudra de toute nécessité en user
avec les Allemands comme on fait pour les enfants violents : enfermer
ou séparer les plus dangereux, les hobereaux de la Prusse orientale et
les magnats de la Ruhr, puis leur enlever à tous ces couteaux dont ils
pourraient faire mauvais usage : l’armée, les armements, le contrôle
des grands bassins métallurgiques… On ne devra qu’ensuite leur lais-
ser faire par eux-mêmes l’apprentissage de la liberté, les aider à établir
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 197

enfin chez eux une vraie démocratie. « Il faudrait aux allemands des
leçons de politique », dit Decour.
Philisterburg ne nous intéresse pas seulement par les réflexions
qu’il suscite en nous sur l’Allemagne, mais aussi par tout ce qu’il
nous apprend sur la personnalités de Decour lui-même, à un moment
om il se cherche encore ; nous le voyons dans ce journal se forger un
esprit libre, tout différent justement de cet esprit bourgeois prussien
dont il note si bien le ridicule.

Mes idées préconçues, je les connais, je tâcherai de les neutraliser. Je


veux respecter les faits.

Comme Pascal, Decour sait que la vérité et la grandeur se trouvent


non

dans l’entre-deux, mais bien dans la compréhension des deux extrêmes et


de tout l’espace qui les sépare ;

il admire profondément Gœthe,

l’homme qui veut embrasser d’un seul regard tous les éléments opposés de
l’univers

mais il cherche aussi à concilier sa gravité avec le sourire de Hei-


ne ; plein de curiosité et de sympathie pour la vie d’autrui, il n’oublie
pas non plus qu’il a à vivre la sienne et à se faire lui-même, et c’est à
la fois par souci du vrai, par désir de fraternité lucide et par hygiène
personnelle qu’il affirme :

Quoi qu’on dise, il faut commencer, si l’on ne veut pas se nier soi-
même, par le respect du réel (je ne dis pas soumission).
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 198

Cette phrase et d’autres semblables nous font déjà pressentir


l’adhésion réfléchie que Decour va bientôt donner à la philosophie
marxiste, adhésion réfléchie et totale :

J’ai pris conscience de ma responsabilité… Je suis de ceux qui croient


que les opinions engagent,

nous dit-il encore au milieu de pages si simples que peut-être ne


leur aurions-nous pas attaché d’importance si nous les avions lues
quand elles ont paru. Aujourd’hui, la mort de Decour leur donne tout
leur sens et nous ouvrirons souvent Philisterburg, non seulement pour
mieux connaître le caractère des Prussiens, mais pour écouter la voix
douce de celui qu’ils nous ont tué pour nous fortifier à sa valeur
d’homme.
POL GAILLARD

ARAGON :

Aurélien
Gallimard

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Les romans-fleuves sont à la mode. Dans la ronde de leurs multi-


ples personnages, ils essayent de capter une époque qui s’en va. Ara-
gon, lui, peint l’histoire de ce temps que nous croyons révolu à travers
celle d’un couple, celui d’Aurélien et Bérénice. Les comparses, certes,
sont nombreux, nettement dessinés, mais lointains ; ils rappellent les
personnages miniatures qui poursuivent une existence indépendante à
l’arrière-plan des tableaux de primitifs. De même, dans l’œuvre
d’Aragon, le lien n’est pas toujours apparent à première vue entre les
figures principales et celles qui, inlassablement, répètent des gestes
sans progression ; la précision minutieuse du dessin ne fait que souli-
gner cette mécanique inutile. Le Lulli’s, les affaires, le Luli’s,
l’intrigue, l’argent, l’intrigue ; de cet inlassable piétinement, de ce dé-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 199

dale de conventions ils ne parviennent pas à s’évader ; un figurant


perd-il sa place, un autre la guette, qui entre dans la ronde immobile.
Bérénice et Aurélien vivent à une autre cadence. Leur amour naît,
se développe et meurt comme une chose humaine. Décalage voulu.
Au travers de ce couple tragiquement isolé, nous prenons conscience
de l’inutilité qu’un mauvais sort semble avoir jeté sur l’ensemble des
figurants.
Bérénice s’efforce en vain de tirer ce monde hors de son marécage.
Est-il étonnant qu’elle échoue ? Il faut sa jeunesse d’âme pour avoir
comme elle plaisir de ses robes, de la danse, de la promenade. Et puis,
comment parvenir à hausser jusqu’à elle cet Aurélien trop mou qui
commence des pensées et ne les achève pas ? À quoi bon les achève-
rait-il d’ailleurs puisqu’elles condamnent son monde et qu’il n’en sait
point d’autre où vivre ? Même la révélation de l’amour est pour lui
une révélation inutile ; que faire d’une Bérénice dans un monde livré
par l’argent à l’intrigue et à l’oisiveté ?
En vain toutes les mains se tendent vers cette petite provinciale,
dont il n’est pas sûr qu’elle ait eu d’autre charme que celui des êtres
authentiques. Elle ne peut sauver personne ? Le drame le plus tragi-
que, ce n’est pas les amours manquées d’Aurélien, ni le désespoir de
Paul Denis qui s’est cru sauvé du néant où il retombe, mais la solitude
de Bérénice accablée de richesses inutiles. La mélancolie poignante
d’un amour qui ne peut pas vivre, la nostalgie d’un monde qui
s’éteint, voilà toute la poésie que peut secréter un monde révolu.
Aussi le récit uni et placide est-il rare ; il s’agit moins de raconter
une histoire (après tout aucun événement mémorable ne se passe dans
ce gros livre presque trop chargé de faits), que d’éclairer le caractère
émouvant des personnages. Le langage parlé permet à Aragon de pas-
ser, comme pourraient le faire des strophes alternées, de la prose au
lyrisme Sous l’apparent laisser-aller du style, le poème se glisse, tan-
tôt alerte et vif, tantôt tendre et passionné, sans que jamais il y ait rup-
ture, autre que voulue, entre les tons.
La disposition même des épisodes est celle d’un poème. Sans dou-
te les incidents s’enchaînent selon la loi chronologique du genre ro-
manesque, mais ils sont dominés par des motifs essentiels ; non seu-
lement Paris forme une vaste toile de fond (le Paris des oisifs qui va
du Bois à Montmartre, au cours duquel s’enchâsse le joyau étrange et
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 200

précieux de l’île Saint-Louis), mais des thèmes un peut mystérieux


reviennent, comme le visage aux yeux clos de Bérénice et l’inconnue
de la Saine dont le corps s’en allait au fil de l’eau… Il y a surtout
l’évocation de la guerre qui n’a pas cessé de peser sur le destin
d’Aurélien et sur celui des jeunes hommes de son époque ; une guerre
sans espérance où ils sont entrés au sortir du collège et qui fige à ja-
mais leur avenir.
À mesure que se déroule le récit, sans que jamais d’ailleurs le ro-
man tourne à la démonstration, les personnages se chargent d’une si-
gnification de plus en plus dense ; alors leurs destinées ne semblent
plus guidées par le hasard ; elles ont si bien tracées d’avance par la
logique que nous ne somme pas étonnés de retrouver Aurélien et Bé-
rénice quelques vingt ans plus tard, en juin 1940. Les hasards de
l’exode les ont réunis dans une petite ville méridionale. A nouveau les
comparses s’éloignent, mais par un mouvement volontaire, du couple
symbolique qui, réuni pour la dernière fois, se penche sur son passé.
Bérénice s’enveloppe de dignité et de silence. En vain, Aurélien
s’efforce-t-il de la joindre ; tandis qu’il se laissait porter par son épo-
que, elle dépassait son temps… Elle va mourir d’une balle qui ne lui
était pas destinée à un carrefour, une de ces balles par lesquelles les
Allemands tuaient la France à petits coups sur les routes de l’exode.
Mais c’est le monde d’Aurélien qui agonise dans l’ignominie de la
défaite.
JEANNE GAILLARD

ILYA EHRENGOURG :

La Chute de Paris
Éditions « Hier et Aujourd’hui »

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La chute de Paris… Cet événement dramatique ne fut pas le fruit


d’un hasard, mais le point final d’un enchevêtrement de luttes, de pas-
sions, de haines accumulées pendant des années. La chute de Paris
était inscrite, bien à l’avance, dans la volonté des uns, dans la lâcheté
et l’abandon des autres…
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 201

C’est ce que veut montrer Ilya Ehrenbourg, et, pour cela, il, remon-
te jusqu’en 1935 :

1935 marqua pour la France un tournant. Le Front populaire, né au


lendemain de l’émeute fasciste, devint le souffle, la colère, l’espoir du
pays ; le 14 juillet et le 7 septembre — jour des funérailles de Barbusse —
un million d’hommes emplirent les rues de Paris ; ils brûlaient du désir de
combattre. On leur parlait des élections prochaines, des urnes où tout allait
se décider ; mais ils serraient les poings d’impatience. Pour la première
fois, le peuple voyait se dresser devant lui le spectre de la guerre ;
l’Allemagne avait fait entrer ses troupes dans la Rhénanie limitrophe ; les
Italiens soumettaient la malheureuse Ethiopie. La France était gouvernée
par des hommes de rien qui craignaient, tout à la fois, les pays voisins et
leur propre peuple. Ils se croyaient des stratèges astucieux ; ils disaient des
douceurs aux Anglais, nullement sentimentaux, pour ensuite exciter Rome
contre Londres. Ces sages étaient des naïfs ; l’un après l’autre, les petits
États se détournaient de la France ; et l’heure n’était pas éloignée où elle
allait rester seule. L’approche des élections préoccupait les ministres infi-
niment plus que les destinées du pays. Ils cherchaient à scinder le Front
populaire. Les préfets achetaient les hésitants, intimidaient les pusillani-
mes. Chaque jour voyait naître de nouvelles organisations fascistes. Le
soir, les fils de famille parcouraient les quartiers de la capitale au cri de :
« À bas les sanctions ! À bas l’Angleterre ! Vive Mussolini ! » Dans les
faubourgs ouvriers, on parlait de la révolution prochaine. Le petit bour-
geois terrifié redoutait tout : la guerre civile et l’invasion allemande, les
espions et les émigrés politiques, la prolongation du service militaire et les
grèves.
À tous l’année nouvelle s’annonçait décisive.

Cette page, dans sa magnifique densité, trace les grandes lignes des
événements considérables qui se préparent. Les positions sont prises.
Les forces sont en présence. Ce sont les dirigeants et les politiciens et,
derrière eux, les trusts, qui font le jeu de l’Allemagne hitlérienne par
haine de la démocratie et par peur du peuple. Contre eux, ce dernier,
guidé par son honnêteté foncière et son sens national, cherche et trou-
vera, à travers l’imbroglio créé par ses maîtres indignes, le chemin du
devoir et de l’honneur.
Ilya Ehrenbourg veut donc faire une démonstration et il y réussit.
Son livre est véritablement convaincant : il fouille avec sagacité toutes
les grands problèmes — ainsi, le lamentable épisode de Munich qui
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 202

nous vaut des pages excellentes sur le vent de défaitisme qui souffle
alors des milieux officiels — il évalue avec justesse toutes les attitu-
des et ne laisse rien dans l’ombre.
Est-ce à dire que nous nous trouvons en présence d’un exposé
d’allure scientifique et rébarbative ? C’est tout juste le contraire. Cer-
tes, scientifique, ce livre l’est, si l’on entend par là qu’après avoir dis-
posé les forces en présence, il en montre lumineusement les interac-
tions multiples. Mais qu’il soit rébarbatif, c’est bien le dernier repro-
che qu’on songerait à li adresser. Les personnages qui représentent et
symbolisent les trusts, les partis, les clans, etc., ne sont pas de simple
portraits-types, ni des automates privés d’efficience propre. Ils sont
concrets, humains. Leurs petits travers, leurs mesquineries nous
convainquent que nous avons vraiment affaire à des hommes comme
nous, veules ou courageux, sensibles u cyniques avec simplicité, sans
phrases. On est loin ici des personnages d’un Malraux dont chaque
geste traduit toute une philosophie, qui raisonnent si savamment et
s’analysent avec une lucidité presque effrayante.
Les héros de Ilya Ehrenbourg, en dépit de leur multiplicité, gardent
tous leur individualité concrète. L’action de chacun d’eux apporte un
démenti éclatant à tous ceux qui continuent de prétendre que les mar-
xistes nient ou ignorent l’influence des personnalités sur le déroule-
ment de l’histoire. L’auteur montre en effet que le caractère, les pré-
occupations, les projets de chacun d’eux sont un des éléments déter-
minants de l’événement ; il met en lumière l’action réciproque entre
les forces massives qui font l’essentiel de l’histoire et les initiatives
individuelles qui lui donnent sa physionomie de détail, et il manie la
technique de l’interférence, chère à Jules Romains, avec une parfaite
maîtrise.
Je n’entends point qu’il n’y ait aucune réserve à faire touchant ses
personnages. Une chose risque de dérouter le lecteur : c’est la coexis-
tence de certains personnages fictifs et de leurs modèles réels. Ainsi,
pour Viar qui est Viard tout en représentant Léon Blum, lequel est
quand même mis en scène.
Un autre écueil possible : plusieurs héros du livre sont des person-
nages composites. Ainsi, Tessat qui tient à la fois de Daladier, de
Bonnet et de Laval, selon les moments. Mais après tout, est-ce si gra-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 203

ve ? Nous ne le croyons pas. Dans l’ensemble, la combinaison du gen-


re historique et du genre imaginatif est bien réussie.
On dira : l’auteur a trop simplifié. Son Tessat est un fantoche dont
les « décisions » sont vraiment trop dominées par des considérations
mesquines. Mais ne fallait-il pas sacrifier parfois la vraisemblance à la
vérité ? On a peine à croire qu’un grand pays comme le nôtre ait été
mené par des hommes aussi médiocres et aussi insignifiants qu’un
Tessat ? Et cependant, c’est un fait d’expérience… Sans compter que
les Tessat ont été des jouets entre les mains des financiers à la Dessè-
re. Malraux choisit ses personnages et les façonne à son gré. Ceux de
Ilya Ehrenbourg lui étaient imposés dans une large mesure. Ils n’ont
pas l’envergure des premiers. A qui la faute, sinon à l’histoire et à la
vie réelle ?
Avouons cependant que certains présentent des traits trop conven-
tionnels. Cela tient à la même veine populaire qui se refuse à renoncer
à des effets faciles, tels que l’amour de la fille du politicien Tessat
pour l’ouvrier communiste Michaud.
Par ailleurs, il manque, au moins, un personnage à ce livre. C’est
celui du cynique lucide qui, ayant apprécié avec justesse, n’aurait pas
été déçu par la défaite appelée et préparée par lui. Dessère — dont on
peut regretter en passant qu’il soit si sympathique, alors qu’il repré-
sente l’homme des trusts — manque de cynisme en fin de compte : il
se suicide après la défaite ; tandis que c’est la lucidité qui fait défaut à
Breteuil, le chef cagoulard…
Ce personnage, absent ici, a pourtant existé — hélas — et à un cer-
tain nombre d’exemplaires. Ilya Ehrenbourg a eu trop de scrupules.
Cependant, il connaît bien les français. Tout son livre en témoigne.
Il nous mène avec une aisance stupéfiante dans les milieux les plus
divers et sait, dans chacun, démonter pour nous ses mécanismes les
plus cachés.

C’est avec gratitude que nous avons lu cet ouvrage si attachant,


parce que, en dépit de certaines facilités incontestables, il nous restitue
avec une grande fidélité une époque que nous avons vécue dans une
angoisse mêlée d’espoir.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 204

La Chute de Paris — c’est bien l’aboutissement d’un immense


complot contre notre peuple. C’est aussi, notre ami Ilya Ehrenbourg a
su le faire pressentir, l’annonce de notre résurrection dans le sacrifice
et dans l’héroïsme.
Guy LECLERC

Ilya Ehrenbourg :

Cent lettres
(préface de J.-R. Bloch)
Hier et Aujourd’hui

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Quiconque veut connaître les réactions des citoyens soviétiques


devant la guerre allemande doit lire ce livre. Les films Vingt-quatre
heures de guerre en U.R.S.S. et l’Arc-en-ciel, Camarade P. ou
l’Invincible Léningrad sont très beaux et nous révélaient déjà avec une
grande force la haine du peuple entier contre l’envahisseur et son
énergie farouche pour le vaincre — en même temps que la bonté et
l’humanité profondes de tous conservées au milieu des pires épreuves.
Mais c’était seulement par le livre, par le langage que pouvait nous
être expliqué totalement l’état d’âme soviétique, et en particulier par
ces lettres qu’Ilya Ehrenbourg a rassemblées, écrites par des hommes
et femmes de toutes conditions, de toutes nationalités, qui disent très
simplement ce qu’ils pensent, ce qu’ils sentent, ce qu’ils veulent, ce
qu’ils font.
Il n’est naturellement pas possible de résumer ces lettres sans leur
ôter justement leur valeur de témoignages directs, sans fausser leur
simplicité totale. Mais je voudrais du moins insister sur un seul point,
essayer de noter ici comment est née dans les cœurs russes cette haine
de l’Allemand nazi dont certains se scandalisent, et quel est son carac-
tère.
Surpris au milieu de leur édification du socialisme, les citoyens so-
viétiques ne sont venus à cette haine que sous la contrainte des faits.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 205

Voici ce qu’écrit le sous-lieutenant Ivan Dronov :

La seule pensée qu’on puisse tuer m’effrayait. J’ai vingt-quatre ans. La


guerre a commencé. Quand j’ai abattu le premier Allemand, je me suis
dit : « Pourquoi l’ai-je fait ? Il n’y est pour rien, c’est la faute de ses gou-
vernants. » Je m’imaginais que beaucoup d’Allemands étaient venus sur
notre terre sans trop savoir ce qu’ils faisaient.
Puis, j’ai été blessé et fait prisonnier. Alors seulement, j’ai compris
pourquoi j’avais tué ce maudit Allemand.

Nina Batourina :

De par sa nature, Boria n’avait jamais rien eu d’un militaire, il est


homme de travail, pacifique jusqu’à la moelle des os. Aujourd’hui, cet
homme paisible m’écrit : « la pitié n’est pas faite pour eux. Il faut les
anéantir, seulement les anéantir » et c’est mon fils — la douceur en per-
sonne — qui le dit. Il doit en avoir vu des atrocités et connu des émotions
pour que son âme laisse échapper de telles paroles !

Le médecin-major K. Klatchko :

À la fin de septembre dernier, je me suis trouvé dans une zone encer-


clée. J’ai traversé la moitié de l’Ukraine. J’ai vu des maisons brûlées par
les Allemands, les cadavres de quatre cents hommes qu’ils on fusillés à
Tchernoukhi. J’ai réussi à gagner nos lignes. Je n’ai que vingt-trois ans,
mais je suis revenu chez nous avec des cheveux blancs et une haine arden-
te au cœur. Voilà comment j’ai changé, et je ne suis pas le seul ; les hom-
mes comme moi, on en compte par millions.

Tout de ce que nous apprenons de l’U.R.S.S. en guerre confirme


en effet ces témoignages très nombreux, et Ilya Ehrenbourg peut
conclure à juste titre :

La haine n’était point dans l’âme des Russes. Elle n’est pas tombée des
nues. Non, notre peuple l’a acquise à force de souffrance. Au commande-
ment, beaucoup d’entre nous croyaient que cette guerre était comme les
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 206

autres guerres, que nous avions en face de nous les mêmes hommes, mais
différemment habillés. Nous avions été formés dans l’esprit de la fraternité
et de la solidarité humaines. Nous croyions à la puissance de la parole…
Nous étions des humanitaires, nous le sommes encore. Nous n’avons
point perdu notre foi en l’homme. Nous savons désormais qu’il existe des
contrefaçons d’hommes ; que l’hitlérien est un homme-ersatz. Il fut un
temps où nous plaignions les Allemands. Nous avons même, en des an-
nées difficiles pour nous, envoyé du blé aux habitants affamés de la Ruhr.
Beaucoup d’entre nous n’avaient tenu compte ni des traditions historiques
de l’Allemagne, ni de la mentalité des Allemands. Nous avions créé une
image de l’Allemand à notre ressemblance. Et quand les Allemands nous
ont attaqués, notre bon peuple continuait de croire que les fascistes pous-
saient les allemands qui, se sachant trompés, s’écrieraient bientôt : Hitler
kaput. En effet, ces paroles, nous les entendons prononcer par des prison-
niers changés en de pitoyables lèche-bottes. Or, nous savons que ce ne
sont pas des hommes trompés, mais des trompeurs.
Nous ne nous laisserons plus abuser par les signes apparents de la
culture. Nous savons maintenant que ce qui importe, ce n’est pas seule-
ment la quantité et la qualité apparentes des publications, mais aussi le
contenu de ce qu’on imprime ; que les villes d’Allemagne avec leurs éco-
les spacieuses, ne sont, ne sont que les pépinières d’une barbarie brutale et
abjecte. Certes, nous ne nions pas l’importance de la culture matérielle,
mais nous avons constaté que, sans la richesse spirituelle, pareille culture
dégénère vite en sauvagerie…
Notre haine contre les hitlériens nous a été dictée par l’amour de la
patrie, de l’homme et de l’humanité. Et c’est ce qui fait la force de notre
haine. C’est ce qui la justifie. Nous haïssons tout hitlérien parce qu’il est
représentatif du principe de la haine contre le genre humain ; parce qu’il
est un bourreau convaincu et un pillard par principe ; nous le haïssons
pour les larmes des veuves, pour l’enfance assombrie des orphelins, pour
les tristes convois de réfugiés, pour les champs piétinés, pour la destruc-
tion de millions d’être et du fruit d’un long et immense travail créateur.

Nous ne nous battons pas contre des hommes, mais contre des au-
tomates qui en ont l’apparence et qui n’ont rien gardé d’humain. Notre
haine est encore plus violente du fait qu’ils ressemblent à des hom-
mes, qu’ils peuvent rire, flatter un cheval ou un chien ; que, dans leurs
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carnets de route, ils se livrent à une analyse d’eux-mêmes 66 ; qu’ils


portent le masque d’hommes et d’Européens civilisés…
Cette explication vaut pour nous, est-il besoin de le dire ? Seuls,
les traîtres ou ceux qui n’ont pas vu de près la barbarie nazie (par ce
qu’ils n’ont pas osé lutter contre elle) ont pu trouver inhumain l’article
publié dans l’Humanité par Florimond Bonte à son retour du camp de
Struthof : « La haine devoir national » (la haine contre les nazis et
tous leurs complices).

66 Ilya Ehrenbourg cite plusieurs extraits de ces journaux trouvés sur des cada-
vres allemands. Voici un texte effrayant du caporal Richard Grommel, étu-
diant dans le civil :
« Tout autour c’est le printemps, le triomphe de la vie. Nous-mêmes nous
nous sentons frappés de mort. La question n’est pas seulement dans le danger
— l’idée nous est devenue familière que chacun de nous peut mourir à chaque
heure ; la question est qu’aucun de nous ne sait à quoi elle servira, cette mort.
Nous parlons encore de l’Allemagne du Führer, de l’honneur militaire, mais
ce sont pour nous des mots, et nous savons que notre mort est insensée et ir-
rémédiable. Nous mourons, frappés d’une sorte d’épidémie que l’on nomme la
« guerre ». Du temps que j’étais à l’école, on nous a beaucoup parlé de la
guerre, et celle-ci m’apparaissait à l’époque comme un jeu amusant, avec des
pétards et des décorations. En réalité, c’est de la puanteur et la mort, voilà
tout ! Il me répugne de penser aujourd’hui à Hilda. Elle s’est peut-être mise
avec un autre, peut-être est-elle assise devant la fenêtre entrain de coudre. Je
n’envie même pas son calme ; elle ne m’est plus rien, elle n’est plus ma fem-
me, mais un phénomène, un insecte vivace. Mieux : l’Allemagne n’existe plus
pour moi et, d’ailleurs, pour mes camarades non plus, j’en suis certain.
D’abord on ne peut pas fuir là-bas ; ensuite, on ne peut pas fuir en général, il
est impossible de s’évader hors de soi-même. Nous ne sommes plus des
hommes, mais une arme, comme on écrit dans les journaux : un « matériel de
guerre » ; De la puanteur et la mort, malgré la floraison et les autres trucs prin-
taniers ! Pas de femmes alentour, on les a emmenées, ou elles se sont enfuies.
Pas d’eau-de-vie non plus. Rien que la face odieuse et rousse de Heinz. Dieu !
que je hais mes camarades !… »
Cette « nausée » de tout, qui n’est pas, hélas, sans nous rappeler celle du
héros de Sartre, est la première et terrible punition des hitlériens… et c’est
aussi leur condamnation totale. Ce ne sont plus des hommes, ils ne savent plus
que faire la guerre, ils ne trouvent plus de plaisir que dans la guerre, ils sont
du « matériel de guerre » qui tue jusqu’à ce qu’il soit détruit.
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Ilya Ehrenberg continue :

…Nous employons souvent des mots, dont nous changeons la signifi-


cation première. Ce n’est point d’une basse vengeance que rêvent nos
hommes lorsqu’ils appellent à se venger. Nous n’avons pas éduqué nos
jeunes gens pour les ravaler jusqu’à des règlements de comptes à la maniè-
re hitlérienne. Jamais les soldats de l’Armée rouge ne descendront jusqu’à
tuer des enfants allemands, brûler la maison de Gœthe à Weimar ou la bi-
bliothèque de Marbourg. Se venger, c’est payer en même monnaie, c’est
tenir le même langage. Mais nous ne parlons pas la langue des fascistes.
Ce qui nous préoccupe, ce n’est pas la vengeance, c’est la justice.
Nous voulons anéantir les hitlériens pour régénérer sur terre les principes
d’humanité. Nous nous réjouissons de la diversité et de la complexité de la
vie, du caractère d’originalité des peuples et des hommes. Il y aura de la
place pour tout le monde sur la terre. Le peuple allemand, lui aussi, vivra
après s’être expurgé des crimes affreux de a décade hitlérienne. Mais la la-
titude elle-même a des limites : à cette heure, je ne veux ni rêver, ni parler
du bonheur futur de l’Allemagne libérée de Hitler : pensées et paroles sont
déplacées et insincères, tant que des millions d’hitlériens sont déchaînés
sur notre sol.
…Il nous en a coûté d’entretenir notre haine. Nous l’avons payée par
des villes et des régions entières, par des centaines de milliers de vies hu-
maines. Mais maintenant, elle a mûri, elle ne trouble plus nos têtes comme
un vin nouveau ; elle s’est muée en calme résolution. Nous avons compris
qu’il n’y a point de place pour des compromis ni pour des conversations ;
qu’il s’agit d’une chose très simple : notre droit de respirer.

Dès qu’elle aura reconquis ce droit en anéantissant le fascisme et le


militarisme allemand, l’U.R.S.S. se tournera de nouveau vers les tra-
vaux de la paix, elle continuera la reconstruction du socialisme :

…Elle sera belle, la première matinée du lendemain de la victoire.


Nous saurons que la mère a dormi tranquille. Le facteur de la poste rede-
viendra un simple rouage de la vie. La femme étreindra le héros. Les si-
gnaux d’alerte se tairont. Au crépuscule, les globes électriques
s’allumeront rue Gorki et sur le Nevski. Notre drapeau flottera sur la ville
martyre de Kiev. Ce jour-là, il pleuvra peut-être ou il neigera, mais nous
verrons le soleil et le ciel bleu. La Russie, qui, la première, a arrêté les Al-
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lemands, lèvera haut la tête et, vigoureuse, mais pacifique, fière, mais sans
morgue, elle enlèvera de son épaule le fusil et dira : « Vivons à présent. »

Nous ne voulons rien ajouter à d’aussi belles paroles.

Pol GAILLARD

FIN

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