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Nouvelle série
N° 2
JANVIER-MARS 1945
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LA PENSÉE.
Revue du rationalisme moderne
arts – sciences - philosophie
LA PENSÉE.
Revue du rationalisme moderne
arts – sciences - philosophie
La Pensée
Revue du rationalisme moderne
Arts — Sciences — Philosophie
COMITÉ DIRECTEUR
Secrétaire de la Rédaction
RENÉ MAUBLANC
Nouvelle série
N° 2
JANVIER-MARS 1945
__
1945
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 6
SOMMAIRE
Georges TESSIER :
Mécanisme de l’évolution (I)
I. PRINCIPES DU DARWINISME
II. LA SÉLECTION NATURELLE
Marcel WILLARD :
Justice et démocratie
Georges LEFEBVRE :
L’amalgame et la Convention
Alfred JOLIVET :
La Norvège
Jacques SOLOMON
M. Gaston Bachelard et le « nouvel esprit scientifique »
Charles KOECHLIN :
Quelques vues sur le présent, l’avenir et le passé de la musique française (I)
Georges SADOUL :
Les premiers pas du cinéma
Joseph BILLIET :
Introduction à l’étude de l’art français
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A. CORNU :
Marxisme et idéologie (I)
Abstraction et fantasmagorie
Le marxisme et le monde extérieur
Le marxisme et l’activité spirituelle
Caractère commun de toute idéologie
La philosophie romantique allemande
Les racines de la doctrine nouvelle
Affirmation progressive du rôle éminent de la réalité concrète
Transition et compromis
Le reflet des contradictions sociales
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE :
Pourquoi il faut nationaliser le crédit, par Guy LECLERC
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE :
Astronomie, par Daniel CHALONGE
CHRONIQUE THÉÂTRALE :
Les mal-aimés, de François Mauriac, par Pol GAILLARD
CHRONIQUE RADIOPHONIQUE :
En écoutant la radiodiffusion française, par René MAUBLANC
LES LIVRES :
André-G. Haudricourt et L. Hédin : L’homme et les plantes cultivées, par
Jean-F. LEROY ; 1940-1944, poèmes d’André Chennevière, par Pol GAIL-
LARD ; Jacques DECOUR : Philisterburg, par Pol GAILLARD ; Aragon : Auré-
lien, par Jeanne GAILLARD ; Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris, par Guy LE-
CLERC ; Ilya Ehrenbourg : Cent lettres, par Pol GAILLARD
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
NOTE DE LA RÉDACTION
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
MÉCANISME
DE L’ÉVOLUTION
par Georges TEISSIER
*
* *
rien n’autorise à croire qu’elle n’ait jamais été plus rapide. Un natura-
liste transporté aux temps secondaires ou primaires y trouverait une
nature apparemment aussi stable que celle que nous avons sous les
yeux. L’homme est aussi mal placé pour étudier l’évolution que le
serait un être ne vivant que quelques secondes pour étudier l’évolution
que le serait un être ne vivant que quelques secondes pour étudier le
cycle annuel des saisons. Dans les cas les plus favorables, il ne peut
suivre, dans les 25 000 ou 30 000 jours qui lui sont accordés, que
quelques dizaines de générations des espèces qui l’intéressent, et n’a
que des chances infimes de les voir évoluer sous ses yeux. Bien plus,
les très rares changements qui se produisent de nos jours dans le règne
animal ou dans le règne végétal ne peuvent pas être reconnus avec
certitude, faute d’un inventaire réellement complet de la faune et de la
flore. On connaît, par exemple, plus de 10 000 espèces de poissons, et
il est vraisemblable que tous les dix, tous les vingt ou tous les cin-
quante ans, apparaît dans ce groupe une forme vraiment nouvelle.
Comment pourrions-nous nous en apercevoir, puisque les spécialistes
décrivent chaque année quelques centaines d’espèces évidemment an-
ciennes, mais restées inconnues ?
Une deuxième difficulté, assez effrayante il faut le reconnaître, est
l’ampleur même de l’évolution qui a conduit, à travers
d’innombrables formes, d’un être ultramicroscopique, plus simple que
le plus simple des microbes, à des êtres aussi complexes et aussi fon-
damentalement différents qu’un oursin, une pieuvre, une abeille, ou
un homme. Assurément, à côté de ces prodigieux changements de
forme, de structure, de fonction, les faibles modifications de la nature
auxquelles l’homme a assisté ou qu’il a provoqués ne sont que bien
peu de chose. Et pourtant, nous devons croire que si ces minimes
changements étaient complètement expliqués, le problème de
l’évolution serait bien près de sa solution.
Un des plus grands mérites des fondateurs du transformisme est, en
effet, d’avoir compris qu’il n’était pas possible de limiter la portée de
l’évolution, une fois admis son principe et que celle-ci devait tout ex-
pliquer, ou rien. Mais cette hardiesse a épouvanté bien des esprits ti-
morés qui ont cherché à concilier un fixisme inavoué et un évolution-
nisme vidé du meilleur de sa substance. Il n’est pas d’attitude intellec-
tuelle moins raisonnable et une évolution assez puissante pour trans-
former les espèces, mais trop faible pour briser les cadres de
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sont élevées et ont été arasées, qu’elles ont été remplacées par d’autres
montagnes qui, à leur tour, ont été détruites, sans qu’aient agi d’autres
forces que celles qui, jour après jour, modèlent la surface de la terre.
De même, dans le problème qui nous occupe, il nous faut, pour faire
œuvre scientifique, poser en principe qu’il n’a jamais existé d’autres
« forces évolutives » que celles qui, agissant sous nos yeux, modifient
avec une infinie lenteur les êtres qui nous entourent. Il n’est guère
possible dans une vie humaine de voir apparaître mieux que des races
nouvelles, mais les mécanismes qui donnent naissance à ces races
sont, à n’en pas douter, ceux-là mêmes qui, agissant pendant des cen-
taines ou des milliers de siècles, ont créé et créeront encore des espè-
ces et des genres nouveaux. Nous devons même admettre que, les mil-
liers de siècles succédant aux milliers de siècles, ces mêmes méca-
nismes ont pu créer des ordres, des classes et même des embranche-
ments aussi dissemblables que ceux que nous voyons vivre au-
jourd’hui.
Ainsi se trouve ramené à la mesure des forces humaines le grand
problème de l’évolution. La première tâche, la plus urgente, celle qui
doit permettre de comprendre le mécanisme des plus grandes trans-
formations, est l’analyse précise des facteurs qui transforment les ra-
ces. Cette analyse doit naturellement être conduite par les méthodes
en usage dans toutes les sciences expérimentales. Aussi doit-elle écar-
ter a priori non seulement, comme nous l’avons déjà dit, tout recours
à des facteurs évolutifs mystérieux actuels ou passé, mais même les
interprétations lamarckiennes qui, dans leurs principes comme dans
leurs conséquences, sont expressément contredites par l’expérience.
La seule solution acceptable reste, après trois quarts de siècle, celle
qu’a développée Darwin dans l’Origine des espèces.
Ceux qui étudient l’évolution dans les livres ou dans les musées
ont d’elle les conceptions les plus différentes. Mais tous ceux qui ont
étudié le problème en biologistes, et non en anatomistes, ceux qui ont
compris qu’une espèce n’était pas une série de spécimens rangés dans
une boîte, non plus qu’une collection de lignées pures élevées en fla-
con, mais bien une collectivité mouvante d’être qui naissent et qui
meurent — tous ceux-là sont darwiniens.
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I — Principes du darwinisme
*
* *
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1 Il ne saurait être question d’aborder ici l’exposé, même sommaire, des princi-
pes qui sont à la base de la génétique et nous contenterons de fixer la termino-
logie dont nous aurons à faire usage pour le rappel de quelques définitions.
Les caractères héréditaires sont conditionnés par la présence de particules ma-
térielles ou gènes, portées par les chromosomes, eux-mêmes parties constituti-
ves essentielles du noyau de toutes les cellules. La science de l’hérédité se
confond aujourd’hui de façon presque parfaite avec la génétique, science qui
étudie les gènes, leurs transformations, leurs associations, et qui analyse les
conséquences qu’implique, pour l’individu ou pour l’espèce, la réalisation des
diverses combinaisons génétiques.
Chaque gène peut se présenter sous plusieurs états dits allélomorphes ; le
passage d’un état à l’autre est dit mutation. Toutes les cellules d’un même in-
dividu renferment les mêmes gènes, chacun d’eux étant présent en double
exemplaire dans chacune d’elles, à l’exception des cellules sexuelles ou gamè-
tes, qui ne renferment qu’un seul jeu de gènes. A deux allèles A et a, corres-
pondent ainsi deux types de cellules sexuelles A et a, et trois catégories géné-
tiques AA, Aa et aa. Deux de ces trois génotypes, AA et aa, ne produisent que
des gamètes d’une seule sorte, A dans le premier cas, a dans le second ; ils
sont dits pour cette raison homozygotes ; le troisième Aa est dit hétérozygote
parce qu’il produit en nombre égal des gamètes A et a. Pour obtenir une lignée
pure et stable, il faut que le croisement initial soit fait entre individus AA ou
entre individus aa. S’il n’en est pas ainsi, il se produira en première ou en
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relle a pu être reprise avec une précision toute nouvelle : elle constitue
aujourd’hui un chapitre nouveau de la génétique, la génétique évoluti-
ve, qui, bien que tout récent encore, montre déjà sa profonde originali-
té. Il n’en est pas un autre dans toute la biologie qui mette à contribu-
tion des hommes de formation plus différente, ses progrès dépendent
de l’effort convergent de morphologistes, d’expérimentateurs et de
mathématiciens. C’est le bilan provisoire de cette œuvre collective qui
va être présenté ici.
*
* *
Le fait que presque tous les mutants sont défavorisés par la sélec-
tion naturelle, ne signifie pas en effet que, de loin en loin, quelque mu-
tation favorable ne puisse surgir, se maintenir, et même parfois se
substituer au type jusqu’alors normal de l’espèce a eu un plus long
passé, qu’un plus grand nombre de mutations ont été essayées, que
plus de variations utiles ont eu le temps de se fixer. C’est là, sous un
autre aspect, qui serre de plus près le problème de l’évolution, la rai-
son d’un fait qui vient d’être rappelé : presque tous les mutants ont
une vitalité moindre que els représentants de la forme type. C’est aussi
l’explication d’un des résultats les plus frappants de la paléontologie.
Si l’évolution, toujours rapide à l’origine d’un groupe, se ralentit très
vite dès que celui-ci prend quelque importance, ce n’est pas que les
facultés évolutives de celui-ci s’épuisent, mais simplement qu’une
modification fortuite a d’autant moins de chances d’être favorable
qu’elle survient après un plus grand nombre de perfectionnements de
détail, dans un organisme qui reste soumis aux mêmes conditions
d’existence. Les cas de substitution, dans son habitat même, d’un mu-
tant à la forme type seront donc très rares. Encore n’est-on jamais sûr
que ceux que l’on a cru observer ne sont pas en réalité la conséquence
d’un changement du milieu que l’on n’a pas encore su déceler. De
fait, le cas le mieux connu, celui de la Phalène du bouleau qui a donné
vers 1860 une mutation noire qui tend manifestement à supplanter la
forme normale et y a réussi dans plusieurs régions, ne peut probable-
ment pas être interprété comme un cas de simple substitution, puisque
le remplacement de la forme claire par la forme foncée a suivi réguliè-
rement, pour cette espèce et pour d’autres, la marche du développe-
ment industriel des districts où il s’opérait, développement naturelle-
ment accompagné d’importants changements dans la flore et la faune
de ces régions.
*
* *
d’existence, mais ils affirment que les qualités nouvelles, que révèlent
les modifications de plus grande amplitude de l’habitat, existent seu-
lement en puissance, au même titre que beaucoup d’autres, dans le
patrimoine héréditaire de l’espèce. Le hasard des mutations a fait ap-
paraître les gènes qui les conditionnent chez quelques individus qui,
mieux adaptés par là que leurs congénères au nouveau milieu dans
lequel ils se trouvent placés, survivent seuls pour propager leur espè-
ce, désormais modifiée. Un changement de milieu ou de climat peut
ainsi donner à de nouveaux modes de sélection l’occasion de diriger
de nouvelles évolutions. Celles-ci se poursuivent jusqu’à ce que toutes
les possibilités génétiques de l’espèce aient été essayées et que le tri
du meilleur et du pire soit achevé. La sélection, novatrice pour un
temps, redeviendra alors conservatrice.
Nous arrivons ainsi, en approfondissant les principes qui sont à la
base du darwinisme, à un résultat bien remarquable : la sélection natu-
relle, si elle existe, doit être, à la fois, l’agent qui transforme les espè-
ces et celui qui maintient leur stabilité. Les deux aspects de la sélec-
tion, qui semblaient de prime abord s’opposer, nous apparaissent
maintenant comme complémentaires, le même mécanisme pouvant
successivement transformer ou maintenir les formes, conserver ou dé-
truire les édifices génétiques. Mais il y a plus. C’est simultanément
que doivent s’exercer bien souvent les actions conservatrice et nova-
trice d’un même type de sélection, puisque, à chaque instant, le choix
qui s’exerce ne permet ou ne favorise que les changements produits
dans une direction privilégiée et supprime impitoyablement toutes les
autres tentatives du hasard. Par la discipline qu’elle impose aux varia-
tions de l’espèce, la sélection naturelle apparaît comme la loi qui em-
pêche le monde vivant de sombrer dans l’anarchie. L’évolution
qu’elle conditionne est une évolution dirigée, qui tend inlassablement
vers un accord, jamais réalisé dans sa plénitude, entre le fonctionne-
ment de chaque être et le milieu où l’a placé l’histoire de sa race.
Erreurs fixistes
nôtre. Il n’est pas inutile de revenir ici sur les remarques faites à pro-
pos de la sélection conservatrices et de répéter qu’un « monde sans
sélection naturelle » présenterait une totale incohérence. Ce monde
où, dans chaque espèce, tout individu aurait les mêmes chances de
survie, serait étonnamment changeant dans le détail, sans cependant
présenter d’évolution réelle. Le nombre des formes génétiquement
possibles étant infiniment supérieur au nombre d’habitants que peut
nourrir la terre, à chaque génération certaines combinaisons généti-
ques disparaîtraient, tandis que d’autres se trouveraient réalisées. Ces
changements, toujours fortuits, feraient succéder, dans leur caprice
aveugle, progrès et régressions et pourraient même à l’occasion rame-
ner, après de longs détours, certaines lignées à leur point de départ.
Nul, évidemment, ne défendra une conception qui, poussée à la limite,
aboutit à l’image d’un monde extravagant. Ce monde n’a été dépeint
ici que pour montrer, par l’absurde, que tous les naturalistes doivent,
qu’ils le veuillent ou non, accepter le principe de la sélection naturelle
et que ceux qui prétendent n’y pas croire se trompent. Depuis que l’on
sait, avec une absolue certitude, que, dans toutes les espèces, il se pro-
duit des mutations pouvant porter sur tous les caractères imaginables
et que beaucoup de mutants sont parfaitement viables et féconds, il
n’est plus possible de nier la sélection conservatrice. Une fois celle-ci
acceptée, on ne voit pas comment, raisonnablement, l’on peut contes-
ter l’existence de la sélection novatrice. Et cependant, il est de fait que
le débat soulevé par l’apparition de l’Origine des espèces n’est pas
encore clos, après trois quarts de siècles de querelles, et que certains
naturalistes, non toujours des moindres ; persistent à nier l’importance
de la sélection naturelle ou, plutôt, ils ne veulent pas reconnaître
l’existence d’une sélection novatrice.
La persistance de ces discussions trouve, pour une large part, son
origine dans un malentendu, le mot sélection n’ayant pas le même
contenu pour tous ceux qui en font usage. On aura remarqué, je
l’espère, que nous lui avons donné ici une acception extrêmement
étendue. Le plus souvent on pense trop, en parlant de sélection natu-
relle, à la lutte pour la vie, dans son sens le plus brutal de concurrence
directe, et généralement violente, pour la place ou pour l’aliment. Cet-
te lutte existe et a son importance qui peut, dans certains cas, être très
grande, mais le froid et le chaud, l’excès de sécheresse ou d’humidité,
ne sont pas des agents sélectifs moins efficaces que la faim. Il n’est,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 27
tion physique donne, à tous les représentants d’une espèce et dans tou-
tes les circonstances, une égale probabilité de survie, ou si, au contrai-
re, les probabilités de survie diffèrent, au moins dans certaines cir-
constances, d’un individu à l’autre, suivant la constitution génétique
de chacun d’eux. Autrement dit, dans la partie que tous les gènes
jouent constamment contre la mort, le jeu est-il ou non équitable, au
sens que les mathématiciens donnent à ce terme ? Toutes les expé-
riences correctement exécutées ont donné la même réponse à cette
question, et cette réponse est décisive : les chances de succès des di-
vers allélomorphes sont inégales, comme le postule la théorie de la
sélection naturelle. Dans ces conditions, il est facile de démontrer
qu’il peut arriver exceptionnellement, dans certaines populations peu
étendues, que le hasard favorise, au point de lui faire supplanter ses
rivaux, un gène qui avait a priori de médiocres chances de succès,
mais que l’évolution normale d’une population est la substitution gra-
duelle des gènes les plus avantageux à ceux dont la « valeur sélecti-
ve » est moindre. Précisons, une fois de plus, que l’avantage dont il
s’agit n’est pas absolu, mais relatif à de certaines conditions
d’existence, à un certain type de concurrence. Lorsque toutes ces cir-
constances sont exactement définies, la valeur sélective d’un gène
peut, au moins en principe, être mesurée avec précision en termes de
probabilité de survie.
*
* *
*
* *
taille, elle tend à éliminer les gènes qui diminuent les dimensions de
l’animal et à augmenter le nombre de ceux qui l’accroissent. Or l’on
peut démontrer que, si cette sélection se poursuit pendant un temps
suffisamment long, l’évolution ainsi orientée ne peut plus s’arrêter
brusquement. Que la sélection cesse, que même, les circonstances
ayant changé, elle combatte la tendance qu’elle favorisait jusqu’alors,
l’accroissement régulier de taille en s’en poursuivra pas moins pen-
dant un certain temps et dépassera nécessairement l’optimum, caracté-
risé précisément par l’arrêt de la sélection. Les orthogenèses produi-
sant le gigantisme et un développement excessif des armes des mâles
s’expliquent ainsi entièrement par une certaine « inertie de
l’évolution », inertie que l’on doit s’attendre à retrouver chaque fois
que le caractère soumis à la sélection est conditionné par un grand
nombre de gènes.
(A suivre.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 36
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
JUSTICE
ET DÉMOCRATIE
par MARCEL WILLARD
que s’élaborent toujours les énergies qui la délivrent, qui lui restituent
son visage et qui la reconstruisent.
Comme elle n’est pas de ceux qui n’ont rien appris ni rien oublié,
elle sait enfin que ce n’est pas miracle ni hasard si cette épreuve pla-
nétaire de force se résout par l’anéantissement des puissances
d’oppression et si, entre toutes les nations, celle qui leur a porté le
coup décisif, sous Stalingrad, est la plus hardiment démocratique.
Toute l’expérience de la République, depuis un siècle et demi,
concourt donc à la mettre en garde contre tout retour vers les désas-
treux précédents du pouvoir personnel et des obligations plus ou
moins occultes.
Le peuple de chez nous n’aura pas souffert et lutté pendant cinq
ans pour sauver un ordre caduc, pour renflouer des épaves pourries. Il
ne se laissera plus tromper par la sécurité fictive d’une ligne Maginot,
d’une gausse euphorie économique ou d’une prétendue séparation des
pouvoirs.
Il n’entend revenir ni à la conjoncture 1938, ni à la Constitution de
1875, ni à la féodalité antinationale des trusts escortés de leurs merce-
naires et de leurs beaux parleurs à gages.
Maître de son destin et désormais conscient de sa souveraineté, il
ne vaut plus être un souverain nominal qui ne gouverne pas : il exige
de se gouverner lui-même. Effectivement.
Sous peu, ses assemblées patriotiques, puis ses États généraux au-
ront à discuter les projets constitutionnels sur lesquels il se prononcera
en connaissance de cause en élisant ses représentants à l’Assemblée
constituante.
Souveraineté nationale, exclusive de tout empiétement économique
ou financier.
Unité élective des trois pouvoirs, issus du peuple et contrôlés par
lui.
Garantie de la liberté, de l’égalité devant la loi et des droits civi-
ques et sociaux par l’octroi des moyens pratiques de les exercer.
Tels sont les thèmes de rénovation que la nation puisera dans ses
traditions révolutionnaires et démocratiques, dont son histoire
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 38
contemporaine est si riche. Il lui suffira de les ajuster aux données na-
tionales actuelles.
Et il n’est pas un poste de commande, un département administra-
tif, une branche d’activité où leur application ne s’impose.
Voire la justice.
L’organisation judiciaire française ressemble à ces vieilles dames
minaudantes, qui, pour avoir été courtisées par nos arrière-grands-
pères et imitées par les provinciales de leur temps, se croient permis
de nous imposer la vue et l’usage de leurs décolletés flétris.
Un siècle et demi après la proclamation de l’égalité des droits,
l’égalité n’est pas réalisée dans les moyens de les faire valoir.
Un siècle et demi après l’abolition de la vénalité des charges, survit
la patrimonialité des offices ministériels.
Dans la magistrature, un esprit de caste à peu près aussi fermé au
progrès et à la vie qu’au temps de la noblesse de robe ; une indépen-
dance théorique à l’égard de l’Exécutif, toute relative à l’égard des
puissants, trop réelle à l’égard du peuple.
Une procédure archaïque, tardigrade et solennelle qui a honte de
parler français. Un dédale de textes sans clarté où nul, sinon les initiés
de la chicane, au service de qui peut les payer, ne parvient à se recon-
naître.
Est-il bien sûr que, depuis le bon La Fontaine, la justice ait jamais
cessé d’être blanche ou noire, selon…
Alors, quoi d’étonnant si, pour les humbles, e procès n’est guère
moins redoutable que la maladie ? Encore sont-ils mieux prémunis
contre microbes et toxines : il y a les assurances sociales, l’hôpital, le
sérum. Mais devant le procès, ils sont désarmés : pas de vaccin. Dans
les palais de justice, ce n’est pas le malade que l’on soigne, mais la
maladie. Pas le patient, mais le médecin ! Les lois paraissent faites
pour les hommes de loi plutôt que pour les justiciables.
Mais c’est le plus souvent celui qui n’a rien à perdre qui perd.
C’est le pot de terre qui se brise.
La nation, rassemblée dans le combat, unie dans la reconstruction,
consciente de sa vocation libératrice et justicière, a le droit d’exiger
que « cela change ».
Jamais époque n’aura été plus favorable que la nôtre à ce change-
ment : la pays a perdu tout respect pour un corps judiciaire que son
recrutement, sa formation, sa fossilité isolaient de la république, de la
nation, de la vie nationale et que, pendant l’épreuve, son défaut géné-
ral de caractère, de fermeté civique, a trop déconsidéré pour qu’une
simple épuration, fût-elle sévère, suffise à en renouveler l’esprit.
Le moment est venu d’aérer le prétoire, d’en ouvrir largement les
portes et les fenêtres : il revient à la nation justicière d’y être admise
comme justiciable et comme juge.
Comme justiciable, elle entend que la justice lui soit accessible,
c’est-à-dire qu’elle soit gratuite, simple et responsable.
Comme juge, elle entend encadrer, de ses échevins élus, une ma-
gistrature recrutée et formée démocratiquement.
GRATUITÉ
DÉMOCRATISATION
Il ne suffit pas que la justice soit gratuite : il faut que, dans la me-
sure compatible avec le régime, elle renonce à son caractère de classe.
Et la magistrature, à son esprit de caste.
Ce n’est pas un hasard si, pendant cette nuit de quatre années d’où
s’éveille la France, la magistrature, isolée du peuple qu’elle méprisait,
de la République dont elle ne respectait que les ministres, est, dans
son ensemble, l’un des corps qui ont le plus servilement courbé
l’échine devant les usurpateurs de l’anti-France, asservis eux-mêmes à
l’ennemi.
Certes, les exceptions n’en sont que plus louables : mais elles
n’infirment en rien une vérité malheureusement générale qu’il n’est de
l’intérêt, ni de ce corps ni du pays, de ne pas constater clairement,
crûment.
Rien ne sera changé, rien ne rendra à la justice son prestige perdu
et la confiance du peuple, tant que l’on s’en tiendra au mythe crevé de
la séparation des pouvoirs (qui ne sépare les pouvoirs que de leur
source), tant que l’on ne modifiera pas profondément le recrutement et
la formation de la magistrature, tant qu’on reculera devant sa démo-
cratisation.
Si rendre la justice est une fonction sociale et hautement nationale,
il s’impose, non seulement de la rapprocher du justiciable, mais de
l’intégrer à la nation et d’en ouvrir largement les portes sur la vie.
Oui, sur la vie. La justice n’est pas faite pour planer hors du temps
et de l’espace, pour survoler de haut la terre des hommes et des
contingences. Il ne lui réussit pas davantage de respirer un air confiné,
entre les quatre murs de l’argument d’autorité et de la jurisprudence
acquise.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 44
SIMPLIFICATION
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
L’AMALGAME
ET LA CONVENTION
par GEORGES LEFEBVRE
I
À la veille de la Révolution, l’armée royale n’était pas une armée
nationale telle que la Révolution l’a conçue. Elle acceptait des volon-
taires étrangers ; bien mieux : elle comprenait des unités qui, d’après
leurs noms (Royal-Allemand, par exemple) auraient dû en être exclu-
sivement formées, et c’était effectivement le cas des régiments suis-
ses. D’autre part, les sujets du roi n’étaient pas astreints au service
militaire et l’armée ne se recrutait que par enrôlement volontaire ; sur
le papier, il existait bien une milice alimentée par tirage au sort, mais
les privilégiés, les citadins, les fonctionnaires, les paysans aisés s’en
trouvaient exempts ; d’ailleurs, sous Louis XVI, on ne la réunit ja-
mais. Enfin, les Français, n’étaient pas plus égaux en droits dans
l’armée que dans le civil : depuis 1781, il fallait quatre quartiers de
noblesse pour entrer dans l’armée comme officier ; tous autres pou-
vaient le devenir, contrairement à ce qu’on croit souvent, mais en pas-
sant par le rang, condition qui semblait insupportable aux jeunes gens
de familles riches et distinguées. Recrutés parmi les pauvres, les va-
gabonds et les aventuriers, les soldats étaient soumis à une discipline
impitoyable et cruelle que paraissaient exiger leur manque de culture,
leur penchant pour la désertion et aussi, comme on le verra, les mé-
thodes tactiques. L’idéal de beaucoup de leurs chefs était le drill prus-
sien qui transformait les soldats en automates ; on avait même intro-
duit les coups de plat de sabre à la veille de la Révolution. La condi-
tion du soldat était méprisée et la plupart des Français l’avaient en
horreur.
Quand le conflit eut éclaté aux États généraux entre le tiers état et
la noblesse, il se répercuta inévitablement dans l’armée entre les offi-
ciers, presque tous nobles, d’une part, et de l’autre, les gradés subal-
ternes ou bas-officiers, privés de perspective d’avancement, et les sol-
dats, durement traités, tous pareillement sortis du tiers état. La défec-
tion de l’armée assura la victoire des révolutionnaires : ce furent des
gardes françaises qui prirent la Bastille. Ultérieurement, la désintégra-
tion fit des progrès continus. Les révolutionnaires, craignant toujours
un coup de force, attirèrent les soldats dans leurs clubs et accueillirent
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 53
II
Mais, parallèlement, la Révolution avait vu naître une autre armée
populaire, spontanément créée au cours et à la suite de l’insurrection
de juillet 1789, qui élisait elle-même ses chefs et n’obéit jamais
qu’aux autorités qui avaient sa confiance. Ce fut la garde nationale
dont, à Paris, La Fayette fut le chef et pour laquelle il créa la cocarde
tricolore. Quand la Constituante eut établi les municipalités, elle leur
remit le maintien de l’ordre avec la mission de requérir la garde natio-
nale à cet effet et ensuite l’armée royale si c’était nécessaire, cette
dernière ne devant intervenir en aucun cas sans l’aveu de l’autorité
civile. La bourgeoisie, en organisant la garde bourgeoise, comme on
l’avait appelée d’abord, la tenait à deux fins : résister éventuellement à
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 54
III
Mais en l’an II, il y avait longtemps qu’on avait extrait aussi de la
garde nationale des unités de combat destinées à la guerre contre
l’étranger et contre les insurrections contre-révolutionnaires. Cela re-
montait à la fuite du roi, le 20 juin 1791. Personne n’imagina que
Louis XVI eût pris ce parti sans être d’accord avec les émigrés et les
souverains étrangers, sans que l’invasion de la France fût prête. Ce fut
une Grande Peur, c’est-à-dire une alarme, une émotion, mais qui ne
poussa pas tout le monde à la résignation ou à la fuite. Les révolution-
naires, au contraire, réagirent bravement sans attendre les instructions
de l’Assemblée. Tout le long des frontières, les villes se mirent spon-
tanément en état de défense. D’un bout à l’autre du royaume, comme
en juillet 179, une surveillance soupçonneuse entoura les aristocrates
et arrêta les inconnus. Des initiatives punitives reparurent contre les
complices de l’étranger : des châteaux flambèrent ; dans quelques dé-
partements, les prêtres réfractaires furent internés.
L’assemblée n’entendait pas que ce mouvement national entraînât
se conséquences naturelles dans l’organisation constitutionnelle. Juger
le roi ou le détrôner, c’était la guerre, car l’empereur Léopold avait
invité les souverains à se concerter pour aller au secours du roi de
France. De la guerre, la Constituante ne voulait pas et elle détendit la
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 56
tellement à être considéré non comme soldat mais comme volontaire dans
toute l’acception de ce mot, que je ne voulais jamais recevoir ni solde, ni
rations, de même que je m’étais armé et équipé à mes seuls frais. Il résulte
donc de ces faits que, même au bataillon, aucun de nous n’était considéré
comme militaire.
IV
La République avait donc deux armées à la frontière, sans parler de
la garde nationale à l’intérieur, et on se rend compte qu’entre elles
l’harmonie ne pouvait régner. L’ancienne armée royale portait l’habit
blanc et les volontaires étaient « Bleus ». Ils élisaient leurs chefs. Ils
touchaient 30 sous par jour, beaucoup plus que les soldats. Ces der-
niers les jalousaient et, en outre, beaucoup plus que les soldats. Ces
derniers les jalousaient et, en outre, l’esprit de corps portait à les mé-
priser parce qu’ils n’avaient pas fait la guerre : les volontaires étaient
« la faïence bleue qui ne va pas au feu ». Ils répondaient en traitant les
soldats de « culs blancs ». Politiquement, il n’y avait pas de contre-
révolutionnaires parmi les volontaires et les opinions les plus avan-
cées trouvaient plus d’écho parmi eux que l’armée de ligne.
Aux yeux des officiers, la différence était beaucoup plus tranchée
encore du point de vue tactique. Il faut se rappeler que, depuis la subs-
titution du fusil à pierre au mousquet, à la fin du XVIIe siècle, la pré-
pondérance du feu s’était de plus en plus accusée dans le combat, au
détriment de la pique qui, jusque-là, avait été l’arme principale de
l’infanterie et qui s’était trouvée réduite au rôle d’auxiliaire sous for-
me de baïonnette. Au cours du XVIIIe siècle, tous les perfectionne-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 59
lait pour cela une armée nationale, nombreuse, animée d’un esprit pa-
triotique qui rendrait inutile la discipline tatillonne, parce qu’on pour-
rait faire appel à l’initiative du soldat et se confier à sa fidélité.
Les volontaires étaient incapables, sinon après un long temps, de
pratiquer la tactique linéaire, faute de dressage. A Valmy, les soldats
de Kellermann se rangèrent sur le tertre fameux, exposés au feu des
Prussiens, suivant la méthode classique : c’étaient presque unique-
ment des soldats de l’armée royale. De là l’opinion méprisante à
l’égard des volontaires qui était celle de presque tous les chefs.
Dumouriez se rendait compte de cette infériorité. Du moins aper-
çut-il la contre-partie. Dans les combats d’avant-postes et de coups de
main, dans l’attaque des positions retranchées, dans les batailles en
pays boisés ou coupés de haies, les volontaires pratiquèrent sponta-
nément la guerre de tirailleurs dispersés, utilisant individuellement le
terrain et tirant à volonté. Si l’ennemi se présentait en ordre épais de
marche ou en lignes étendues sur le terrain découvert, il offrait une
cible magnifique. Si on pouvait l’approcher peu à peu et l’ébranler,
une ruée en masse l’atteignait victorieusement. Cette méthode est si
naturelle à une troupe populaire que les Vendéens l’utilisèrent pareil-
lement contre les Bleus.
Par leur nombre, les volontaires devaient, d’autre part, modifier
l’organisation de l’armée qu’il fallait articuler en divisions pour la
rendre maniable et, du même coup, transformer la stratégie, dans le
sens qu’avait aperçu Guibert. Mais il fallait du temps pour que la
guerre de masses fût mise au point. Carnot la préconisa sans arriver à
la pratiquer avec dextérité. Ce fut le génie de Bonaparte qui lui donna
tout son éclat. La stratégie napoléonienne n’en était pas moins une
conséquence de la constitution d’une armée nationale populaire.
V
En attendant, on pouvait tomber d’accord que l’armée de ligne et
les volontaires avaient leurs mérites respectifs, soit moralement, soit
tactiquement. Les généraux conservèrent toujours la préférence à
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 61
VI
On ne saurait se dissimuler que, dans cette armée, le caractère po-
pulaire s’effaça. Tout y contribua : la volonté des thermidoriens, la
tendance du haut commandement, l’éternisation de la guerre, l’arrêt
du recrutement. Le rôle de l’élection dans le choix des chefs tendit à
disparaître ; dans les conseils de guerre, les officiers finirent par évin-
cer les autres militaires ; de 1793 à 1798, aucune nouvelle levée ne fut
ordonnée tandis que les volontaires et les hommes de la levée en mas-
se étaient conservés indéfiniment sous les drapeaux comme les an-
ciens soldats du roi. La guerre durait : ils devinrent des soldats de mé-
tier ; ils combattaient maintenant en pays étranger : le contact avec la
nation était perdu et leur attachement à leurs chefs resserré d’autant.
En 1798, la loi Jourdan établit le service militaire obligatoire à titre
permanent et Napoléon la conserva. Mais le remplacement fut autorisé
et le caractère national de l’armée en fut diminué. Napoléon supprima
l’élection des chefs. Il rétablit les écoles militaires et son désir eût été
de reconstituer une caste d’officiers.
Cependant l’armée napoléonienne conserva des traits qui dataient
de la Révolution. La bravoure y fut toujours le principal titre et de ce
chef, au milieu d’une société de plus en plus conservatrice, elle de-
meura une institution relativement démocratique. L’amalgame, sous
une forme modifiée, resta le principe de recrutement. Chaque levée
d’hommes était envoyée à l’armée sans long séjour à la caserne et à
peu près sans instruction, souvent même incomplètement équipée et
armée. On leur enseignait le rudiment en route ; versés au front dans
les régiments, ils apprenaient le reste en se battant à côté des anciens.
Les conscrits n’ont pas besoin de rester plus de huit jours à la caserne,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 63
écrit Napoléon en 1806. Jamais sans doute, une armée moderne ne fut
moins disciplinée en dehors du champ de bataille. L’empereur gron-
dait, mais ne montrait guère de rigueur : l’essentiel pour lui était
qu’on se battît bien. La différence est radicale être cette armée napo-
léonienne et celle que reconstruisirent après 1815, grâce au service de
sept ans, les militaires de carrière qui ne cessèrent, il est vrai, du
moins après 1830, d’invoquer Napoléon, mais qui n’étudièrent pas ses
méthodes, non plus d’ailleurs que sa stratégie, comme ils le prouvè-
rent malheureusement si bien en 1870.
VII
On saura déjà fait réflexion que l’amalgame ne se présente pas au-
jourd’hui sous le même jour qu’en 1793. Les deux armées dont dispo-
sait la République au lendemain de la libération s’étaient constituées
sur le même plan national, au moyen d’hommes de toutes opinions, et
dans leurs rangs, il n’y avait ni traître ni suspects ; aucune n’avait de
chefs élus à proprement parler ; l’une et l’autre avaient combattu et il
n’y avait pas de « faïence bleue ». En raison des circonstances, leur
instruction, leur matériel, leurs méthodes de combat n’étaient pas les
mêmes, mais la guerre devait éliminer rapidement ces dissemblances.
L’amalgame était donc aisé.
Pour mesurer l’importance et les conséquences de l’amalgame fi-
nal, il faudrait connaitre l’importance des effectifs en présence et de
leurs divers éléments ; il faudrait surtout connaître la composition so-
ciale et les idées des troupes de la Résistance, d’une part et de l’autre,
les vues du commandement de l’armée gouvernementale. Les histo-
riens de l’avenir auront peut-être les moyens d’envisager le problème.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 64
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
LA NORVÈGE,
UNE NATION.
par ALFRED JOLIVET
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Il n’y a pas lieu de rappeler ici dans le détail la lutte menée pour
sauvegarder l’indépendance du pays envers la Suède ; elle dura, avec
des crises aiguës et des accalmies, aussi longtemps que l’union elle-
même. Elle fut dirigée d’abord contre les décisions autoritaires du roi
Charles XIV Jean (Bernadotte) et se confond avec la lutte pour les
institutions démocratiques. Elle fut par la suite essentiellement la tâ-
che des partis de gauche. Les Norvégiens durent lutter pour avoir leur
propre pavillon ; ils ne l’obtinrent qu’en 1844 ; ils durent protester
jusqu’en 1872 pour obtenir la suppression de la charge de gouverneur,
établie en 1814 et occupée jusqu’en 1829 par les Suédois ; ils voyaient
là, non sans raison, une marque de vassalité ; ils durent même lutter
jusqu’en 1830 pour avoir le droit de célébrer leur fête nationale le 17
mai, jour anniversaire du vote de la Constitution.
Mais l’épisode le plus dangereux fut sans aucun doute la tentative
d’amalgame qui se produisit entre 1860 et 1870. Tentative préparée
par le mouvement du « scandinavisme », qui s’était répandu dans les
trois pays nordiques et réclamait une union plus étroite entre eux, pré-
parée aussi par la menace de guerre contre le Danemark et par la dé-
faite de ce pays en 1864. La Suède et la Norvège n’avaient-elles pas
intérêt à s’unir en un seul État contre les dangers possibles ? Il fallut
cependant une insistance très vive de la Suède pour amener le Storting
à envisager une révision de l’acte d’union qui liait les deux pays. Un
comité fut néanmoins désigné pour élaborer un projet, qui fut prêt en
1867. D’après ce projet, la Suède et la Norvège formeraient un seul
État, avec un Parlement commun où chaque pays serait représenté se-
lon sa population.
Pour la Norvège, moins peuplée que la Suède, c’était renoncer à
son indépendance, c’était renoncer à relouer le lien entre la Norvège
du Moyen Age et la Norvège de 1814. Le projet souleva l’indignation
générale et fut rejeté presque unanimement par le Storting en 1871.
Une crise nouvelle surgit en 1891 ; elle devait amener la rupture
définitive. Il avait été décidé en 1814 que la Suède se chargerait de la
représentation diplomatique et consulaire des deux pays. Mais la Nor-
vège voulait son propre ministère des Affaires étrangères, ses diplo-
mates et ses consuls. Elle engagea le débat sur la question des consuls
en 1891, et des discussions sans fin se prolongèrent jusqu’en 1905. Le
Storting se décida à brusquer les choses. Une loi fut votée le 23 mai
1905, établissant des consulats particuliers pour la Norvège. Le roi
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
M. GASTON
BACHELARD
ET LE
“NOUVEL ESPRIT SCIENTIFIQUE”
par JACQUES SOLOMON
Les pages que nous publions ci-dessous ont été trouvées dans les
papiers de Jacques Solomon, après son arrestation en mars 1942. El-
les ont été écrites sous l’occupation allemande, alors que notre ami,
chassé de son domicile, traqué par la Gestapo, consacrait à la résis-
tance la majeure partie de son activité. Elles attestent une fois de plus
la valeur exceptionnelle du savant que les balles nazies abattirent à
l’âge de trente-quatre ans, le 23 mai 1942.
M. Bachelard a bien voulu s’associer à la publication de ce texte
par la belle lettre que voici : « Les critiques que Jacques Solomon a
pu faire à mon point de vue me seront une source de méditations. Je
les lirai dans la Pensée avec d’autant plus d’émotions que je suivais
avec attention tous les travaux de ce grand savant dont la tragique
disparition est ressentie par tous les hommes de cœur. »
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 75
nous allons indiquer sous quel aspect sous quel aspect philosophique nou-
veau se présente en mécanique de Dirac. Nous aurons un ensemble précis
de ce que nous proposons d’appeler un élément du sur-rationalisme dialec-
tique qui représente le cinquième niveau de la philosophie dispersée (p.
33.).
nous en donne deux, deux masses pour un seul objet. L’une de ces masses
résume parfaitement tout ce qu’on savait de la masse dans les quatre phi-
losophies antécédentes : réalisme naïf, empirisme clair, rationalisme new-
tonien, rationalisme complet einsteinien. Mais l’autre masse, dialectique
de la première, est une masse négative. C’est là le concept entièrement
inassimilable dans les quatre philosophies antécédentes. Par conséquent,
une moitié de la mécanique de Dirac retrouve et continue la mécanique re-
lativiste et la mécanique relativiste ; l’autre moitié diverge sur une notion
fondamentale ; elle donne autre chose ; elle suscite une dialectique exter-
ne, une dialectique qu’on n’aurait jamais trouvée en méditant sur l’essence
du concept de masse, en creusant la notion newtonienne et relativiste de la
masse (p. 35.).
Or, ce n’est pas ainsi que se pose la question. Nous savons, depuis
la théorie de la relativité, la liaison essentielle qui existe entre la mas-
se et l’énergie. Mais notre auteur semble avoir oublié cette conquête
du « rationalisme ouvert » qu’est la relativité. Sinon écrivait-il un peu
plus loin ?
N’y a-t-il pas une liaison entre l’énergie négative et la masse négati-
ve ? (p. 37.).
C’est alors que la philosophie dialectique du pourquoi pas ? qui est ca-
ractéristique du nouvel esprit scientifique, entre en scène. Pourquoi la
masse ne serait-elle pas négative ? Quelle modification théorique essen-
tielle pourrait légitimer une masse négative ? Dans quelle perspective
d’expériences pourrait-on découvrir une masse négative ? Quel est le ca-
ractère qui, dans sa propagation, se révélerait comme une masse négative ?
Bref, la théorie tient bon, elle n’hésite pas, au prix de quelques modifica-
tions de base, à chercher les réalisations d’un concept entièrement nou-
veau, sans racine dans la réalité commune.
Ainsi la réalisation prime la réalité… Il faut forcer la nature à aller
aussi loin que notre esprit. (p. 35.).
le. Un corpuscule peut avoir tous les spins de la collection de spins qui le
caractérise.
Or, ici encore, ce n’est pas ainsi que se sont passées les choses
dans la réalité. En fait, la notion de probabilité négative est considérée
comme inacceptable et l’apparition de telles probabilités dans une
théorie est un signe que celle-ci est défectueuse. L’interprétation ac-
tuelle est toute différente : en réalité on était en présence d’un mélan-
ge de deux sortes de corpuscules et ce qu’on croyait être la probabilité
n’est en fait que la différence des probabilités correspondant aux deux
sortes de corpuscules. On interprète ainsi, sans modifier aucunement
notre conception de la probabilité, ces fameuses « probabilités négati-
ves », sans faire intervenir de « zones d’espace néantifiant ».
L’attitude du « nouvel esprit scientifique » est donc tout autre que cel-
le définie par M. Bachelard. Il est clair que ce qui a abusé notre au-
teur, c’est le développement considérable de l’appareil mathématique
qui est un des caractères principaux de la nouvelle théorie quantique.
On risque en effet, si l’on n’a pas constamment à l’esprit les rapports
essentiels entre expériences et théorie, de voir dans cette dernière un
jeu de symboles mathématiques sans lien avec la réalité d’où la tenta-
tion, bien compréhensible, de considérer des probabilités négatives,
ou imaginaires, parce qu’il ne s’agit plus de fréquences d’événements
réels, mais de symboles mathématiques soumis à un certain nombre
de règles.
*
* *
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
QUELQUES VUES
SUR LE PRÉSENT, L’AVENIR ET
LE PASSÉ DE LA MUSIQUE FRANÇAISE
par CHARLES KOECHLIN
7 Decaux, mort récemment, trop oublié, dont certains passages dans ces Clairs
de lune sont vraiment précurseurs de l’atonalité du Pierrot lunaire de
Schœnberg.
8 E. Vuillermoz.
9 Le morcellement de l’idée, la fuite évanescente des sonorités – ainsi dans Jeux
– on ne pouvait aller plus loin, et d’ailleurs il y fallait Debussy lui-même.
Toutefois, n’eût-il pas été possible de repartir d’autres œuvres antérieures,
plus nettement construites (Fêtes, le Quatuor à cordes, Pelléas) ? Mais les Six
préférèrent un brusque changement de barre.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 91
10 Gounod, fort attaqué par les musicographes franckistes et wagnériens, fut tou-
jours aimé de nos meilleurs musiciens — et non seulement Bizet, Massenet,
Saint-Saëns, Lalo, mais Fauré, Debussy, Ravel. Ceux qui vilipendaient
l’auteur génial de Venise, de Philémon et Baucis, de Mireille, de l’acte du Jar-
din (de Faust), n’étaient presque toujours que des snobs prétentieux, avides
d’un brevet de modernisme.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 92
*
* *
11 Il va de soi que ceci n’est point pour attaquer « en soi » l’atonal — comme on
le fait parfois chez nous — car Schœnberg et Alban Berg ont prouvé surabon-
damment que ce genre de langage peut se révéler très riche, aboutissant à de la
vraie musique. Mais il est d’un emploi difficile.
12 Vous n’ignorez pas, sans doute, qu’un compositeur célèbre prétend que la
musique « ne saurait rien exprimer ». C’est là, croyons-nous, le plus dange-
reux des néo-classicismes. Et le plus absurde, le plus contraire à tout ce
qu’affirme l’histoire entière de notre art.
13 Ce n’était pas du tout « revenir à Bach » que de procéder par ces mouvements
anguleux et secs, pour d’assez contestables imitations des Allegro du XVIIIe
siècle, qui ne sont aucunement le propre de Jean-Sébastien. Un vrai retour à
Bach, c’eût été bien autre chose : il aurait fallu s’inspirer de sa technique et de
sa beauté profonde.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 95
16 Ainsi que chez les maîtres dont je viens de parler, et particulièrement chez
Arnold Schœnberg.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 97
*
* *
Que sera cet avenir ? À coup sûr, fonction de la valeur des artistes
— morale autant qu’esthétique. D’abord, cela va de soi, de la qualité
de leur donc musicaux, de leur goût, de leur technique (qu’à
l’exemple de Ravel ils devraient pousser jusqu’à la maîtrise complè-
te). Et puis, de ce que vaudra leur sensibilité. On écrit la musique
qu’on est, dirai-je — en risquant l’emploi concis, très incorrect (et
bien actuel) du relatif que. — Je ne sais pas de thèse plus contestable
(du moins, en matière de musique) que celle où l’on oppose l’homme
et l’artiste. Une conscience dénuée de scrupules, une vilenie intérieure
se trahissent obligatoirement, immédiatement, avec une impitoyable
fidélité, dans la nature même des pensées musicales. Il a fallu, d’une
part, l’âme exquise de Schubert pour lui dicter l’andante de la Sym-
phonie inachevée ; il a fallu la bonté vigoureuse de J.-S. Bach pour
que fût écrite l’Aria de la Suite en ré, et son immense, son universelle
pitié pour qu’à notre tour nous en soyons pénétrés, par le Crucifix de
qu’il nous faudrait accomplir 20. Mais qui, de nos jours, s’en montrera
capable ? Je ne sais… Il y aura probablement beaucoup de bonnes vo-
lontés, mais des talents inégaux. Peut-être que l’enthousiasme de la
Résistance les élèvera au-dessus d’eux-mêmes… Il faudra surtout que
de grandes idées soient traduites, dans la ferveur la plus vive, et le
plus librement, avec le maximum de beauté musicale.
Or, chez la plupart de nos contemporains l’état moral (si l’on peut
dire), l’actuel « climat », c’est : gagner de l’argent avec leur musique.
Aller vite, produire beaucoup, inlassablement, — et des œuvres « pra-
tiques », celles qui rapportent… Vu l’état de la société, en raison des
difficultés matérielles de la vie, cette tendance s’explique — si elle ne
s’excuse. Mais elle ne saurait mener aux belles symphonies, sauf (et
encore) dans el cas d’un génie tel que Mozart, dont l’improvisation
bénéficiait de dons exceptionnels et d’une technique magistrale.
Reconnaissons volontiers que certains gardent le courage d’écrire
des sonates, des quatuors, des symphonies, — peu lucratives ; mais la
majorité se dirige vers l’opéra-comique léger et facile, vers l’opéra
bouffe, vers le ballet — et le plus souvent sans y mettre toute la musi-
que susceptible de légitimer ce choix ; il n’y a plus guère de drames
lyriques (sauf la Chartreuse de Parme, de Sauguet) ; quant aux vastes
poèmes tels que le Kaïn d’Albert Daulet (sur le texte intégral de Le-
conte de Lisle), ce sont des cas très rares, et tels que l’exécution en
reste problématique (déjà, l’on ne joue point le Pater de Jean Car-
tan !). Certes, je ne dis pas que tout soit dirigé vers l’utile et le résultat
pécuniaire : on n’oubliera point le solide Psaume de Jean Rivier, ni
celui, fort émouvant, d’Emile Goué (écrit en captivité, et dont l’auteur
est encore prisonnier à l’heure actuelle). A ces quelques exceptions il
faut ajouter des œuvres de « circonstance », par exemple le chant très
dramatique d’Elsa Barraine, sur le beau poème d’Eluard : nul doute
que d’autres soient composées en cette année 1945 pour commémorer
l’héroïque résistance.
Mais nombre de nos confrères, et non des moindres, sont attirés
par la collaboration cinématographique à cause des droits d’auteur,
considérables. Or, disons-le franchement, il y a là quelque danger. Car
20 On citerait aussi, pour son caractère collectif, l’étrange et puissant poème des
Noces de Strawinsky. C’est bien « l’âme de la foule » qui s’y manifeste. Mais
il serait peut-être dangereux pour des Français, de s’en inspirer.
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(A suivre.)
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
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Les feux d’artifice lui doivent une partie de leur effet. Une corde qui
vibre nous présente la forme d’un fuseau aplati. Les roues des voitures qui
se meuvent avec une grande rapidité semblait avoir perdu leur rayons et
les objets placés de l’autre de l’autre côté se voient comme à travers une
gaze légère. Une tache sur la surface d’une toupie se change en cercle
lorsque celle-ci est en mouvement. La chute de la pluie ou de la grêle pré-
sente l’aspect d’une série de droites parallèles et non de corps arrondis qui
tombent, etc.
Toutes les fois que nous regardons des objets qui se meuvent rapide-
ment, la duré des impressions modifie les apparences.
C’est par l’effet de cette durée des impressions d’un disque dont
les secteurs ont été diversement teintés et qui tourne rapidement sur
son axe ne nous montre plus chacune de ses couleurs, mais un mélan-
ge de tous les tons employés.
La forme aujourd’hui classique de cette expérience est le disque de
Newton, décrit dans tous les traités de physique, qui recompose le
blanc en partant des couleurs du spectre solaire.
Le disque imaginé par le physicien n’est qu’une variété d’un appa-
reil connu depuis au moins deux mille ans. Ptolémée le décrivait déjà
au IIe siècle. Au XIe siècle, le physicien arabe El Hazen, qui transcri-
vait sans doute un ouvrage maintenant perdu d’Aristote, en faisait
également mention. L’observation des toupies et des roues colorées
dut, dès une très haute antiquité, suggérer ces expériences.
Les anciens avaient donc déjà commencé l’étude de la persistance
des impressions rétiniennes, comme en témoigne aussi un passage de
Lucrèce, d’ailleurs obscur et controversé, qui, selon l’abbé Moigno et
Sinstenden, contiendrait le principe de la recomposition du mouve-
ment en partant d’images fixes :
22 Étude publiée dans les Philosophical Transactions (1825) sous le titre « Opti-
cal deception in the apparence of the spokes of a wheel seen through vertical
aperture ». Peter Mark Roget (1779-1869) commença sa carrière comme mé-
decin, exerçant à Edimbourg, puis Manchester. Vivant dans les milieux de
l’industrie et du commerce, il se lie avec l’économiste Jérémie Bentham.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 108
l’expérience de Roget non des formules, mais cette loi capitale : une
série d’éclairements brefs (en l’espèce ceux produits par les fentes de
la bande de papier noir) permet d’immobiliser en apparence un objet
en mouvement.
Wheatstone appliqua la loi qu’il venait d’énoncer en répétant
l’expérience de Roget sous une forme très différente. Il éclaira par une
succession d’étincelles électrique instantanées un disque de Newton
tournant dans l’obscurité et obtint ainsi, visuellement, une série
d’images fixes de cet objet mouvant. 25
Par un autre procédé, Plateau parvint à obtenir une image fixe d’un
disque tournant. En 1828, il notait qu’avant de connaître les travaux
de Roget il avait pu observer que deux roues concentriques tournant
l’une derrière l’autre à des vitesses considérables et en sens inverse
produisent à l’œil la sensation d’une roue fixe.
De même, en plaçant l’œil au niveau d’un disque entouré de cré-
neaux disposés perpendiculairement sur sa périphérie, on aperçoit
l’image des dents parfaitement immobile.
Le célèbre physicien anglais Faraday 26 ignorait ces derniers tra-
vaux du jeune savant belge, lorsqu’il publié en 1830 dans le journal de
la Royal Society, une observation que plateau nous décrit ainsi :
On lui doit le télescope (1831), une machine parlante (1834), la première éva-
luation de la vitesse du courant électrique (1835), le rhéostat, le télégraphe
imprimé (1863), un système de cryptographie, etc. Ce fut Wheatstone qui, en
1838, installa la première ligne télégraphique française sur le chemin de fer
Paris-Saint-Germain.
25 La méthode de Wheatstone reste employée pour la cinématographie ultra ra-
lentie, concurremment à la stroboscopie, qui utilise le disque fenêtré ou ses
dérivés.
26 FARADAY (1791-1857), fils d’un maçon, était petit employé quand il fut re-
marqué par le physicien Davy. En 1820, il commençait ses travaux sur
l’électromagnétisme qui permirent la naissance de l’industrie électrique. En
1823, il liquéfiait le gaz muriatique et publiait cette expérience sous la forme
d’une lettre au docteur Paris. En 1825, il découvre le benzol. En 1825-1832, il
poursuit des travaux sur l’optique en collaboration avec Sir John Herschell. En
1832, il invente la machine de Faraday, première machine électrique.
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sans fin, puis utilisant une série d’éclairs selon la méthode de Wheats-
tone.
En même temps que Savart, Plateau reprenait après Faraday un
disque non plus crénelé, mais fenêtré, et il l’utilisa pour l’observation
de divers mouvements correspondant aux passages successifs des fen-
tes.
28 Traité de la lumière, par Sir JOHN HERSCHELL, Paris, 1833, supplément rédigé
par Plateau, Quételet, etc., p. 482.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 112
Ce qui revient à dire que Plateau pouvait, grâce à son disque, non
seulement mesurer la vitesse d’un corps en mouvement, mais immobi-
liser celui-ci comme le fait maintenant l’instantané ou obtenir des ef-
fets comparables à celui du cinéma ralenti.
Ce qui revient à dire que Plateau pouvait, grâce à son disque, non
seulement mesurer la vitesse d’un corps en mouvement, mais immobi-
liser celui-ci comme le fait maintenant l’instantané ou obtenir des ef-
fets comparables à celui du cinéma ralenti.
Il comprenait que le fonctionnement de son appareil était fondé sur
une série d’éclairements instantanés, puisqu’il précisait en 1833 que
« l’artifice consiste, comme dans le procédé de M. Wheatstone, à iso-
ler par rapport à l’œil certaines positions des objets ». Ce qui voulait
dire que son appareil avait la propriété de décomposer, au moyen du
disque fenêtré, un mouvement en une série d’images fixes, ce qui est
le principe même de la prise de vues cinématographique.
29 Citations faites par MAREY dans la Méthode graphique (1878) d’après le livre
d’E. MACH : Die optische Versusche (Prague, 1873), sans autre indication de
source et de date.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 113
*
* *
Il consiste à dessiner deux objets différents des deux côtés d’un cercle
de carton, de telle manière que, si l’on fait tourner rapidement ce cercle
autour d’un diamètre comme axe, le mélange des impressions laissées par
les deux dessins en reproduire un troisième. Ainsi en dessinant un oiseau
d’un côté, et une cage de l’autre, l’oiseau sera vu dans la cage, etc. 34
Ainsi en 1833, Plateau posait-il déjà avec une netteté et une clarté
admirables le principe du cinéma moderne, ou plus précisément, la loi
sur laquelle se fonde la vision ou la projection des films.
Plateau n’était pas moins clair quand il expliquait la façon dont
fonctionnait son appareil ou la façon dont il allait disposer les séries
d’images qu’il utilisait.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 116
37 Ces citations et celles qui précèdent sont extraites des Annales de chimie et
physique (année 1833, tome LIII, p. 304) : « Des illusions d’optique sur les-
quelles se fonde le petit jouet appelé récemment phénakistiscope ». Cet article
date d’août, mais Plateau précise que l’essentiel en avait déjà été publié en
janvier 1833 dans la Correspondance mathématique et physique de
l’Observatoire de Bruxelles (tome VII, 6e livraison, p. 365), sous la forme
d’une lettre au directeur, son ami Quételet.
38 Ce détail, selon M. Potoniée à qui nous l’empruntons, a été signalé par Fors-
tern dans son ouvrage Living Pictures et tiré par lui des Poggendorf Annalen
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 117
telet, fait fonctionner devant quelques amis des modèles dessinés par
lui avec beaucoup de soin et en prenant toutes précautions.
Les disques portaient des séries de dix à vingt dessins. Sitôt après
Plateau, le peintre Madou, que Baudelaire appelle « un Charlet bel-
ge » et qui était le beau-frère de Quételet, créa plusieurs sujets nou-
veaux pour cet instrument.
Dès le début de 1833, à Londres, des fabricant d’appareils
d’optique construisirent, d’après le modèle envoyé à Faraday, des
jouets qu’ils mirent dans le commerce sous le nom de phénakistisco-
pe 39. Ils firent bientôt plagiés à leur tour par leurs confrères parisiens.
Ces jouets étaient grossièrement exécutés. Faute d’avoir procédé à un
centrage minutieux des dessins, les images successives ne coïnci-
daient pas exactement. Elles « sautaient », elles étaient floues.
Plateau protesta contre ces imitations maladroites. Il fit parvenir à
Londres des dessins et des indications grâce auxquelles on construisit
« un appareil beaucoup plus parfait, qui a porté d’abord le nom de
phantasmascope et qui se vend maintenant sous fantascope ». Mais en
dépit des efforts de Plateau, l’usage commercial fit prévaloir le terme
barbare de phénakistiscope, que l’usage, qui l’a consacré, nous oblige
maintenant à employer.
*
* *
41 Selon M. Potonniée.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 119
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45 Tome X, p. 482.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 122
écran parce qu’il juge que ce procédé ne lui rapportera pas assez
d’argent. En 1896-1910, « la guerre des brevets », menée par Edison
et ses avocats, est une tentative de monopolisation juridique du ciné-
ma américain se trouve de dix ans en retard sur le cinéma européen.
Enfin, si en 1908 la tentative de trust mondial lancée par Edison
Eastman avait abouti, elle aurait eu pour effet de limiter le cinéma à la
réalisation de films à bas prix, joués par des comédiens inconnus, et
sans plus de valeur artistique qu’un « rouleau » de phonographe.
On aurait donc tort de prétendre que la technique est l’élément es-
sentiel de l’évolution économique et sociale. Ce serait tomber, dans le
domaine intellectuel, dans l’erreur des ouvriers lyonnais qui, en 1832,
brisaient les machines à coudre de Barthélemy Thimonnier. La ma-
chine n’est pas le responsable essentiel des injustices ou des progrès
sociaux. C’est au contraire certains éléments sociaux qui, se groupant,
conditionnent essentiellement sa naissance.
Si cette « commande sociale » n’a pas lieu, l’invention peut se
produire, mais elle reste inemployée et ne se développe pas. C’est le
cas de la « stroboscopie » inventée en 1832 par Plateau, mais qui resta
près d’un siècle durant une pure expérience de laboratoire ; c’est aussi
le cas des moulins à eau, célébrés à la fin de l’antiquité par les poètes
alexandrins, mais qui ne se développent qu’après l’époque esclavagis-
te, près de dix siècles plus tard, etc.
Cette « commande sociale » peut être passée à un moment où les
éléments techniques existent déjà, épars, et ne demandent qu’à être
croupés. Cette « commande » peut alors arriver simultanément à la
conscience de plusieurs inventeurs. Et sur dix points de la terre, dix
chercheurs qui ignorent chacun les travaux de leurs rivaux, mettent en
même temps au point des appareils semblables, qui se trouvent avoir
plusieurs inventeurs.
Nous avons vu le phénakistiscope inventé simultanément par Pla-
teau et Stampfer ; la projection de photographies animées fut réalisée
à la fois par Lumière, Skaladanowski, Armat, Jenkins, Leprince, De-
meny, Lantham, Le Roy, etc. Et dans un domaine proche, le téléphone
fut, on le sait, breveté au même bureau, le 14 février 1876 à deux heu-
res d’intervalle, par Elisha Gray et Graham Bell, sans qu’aucun d’eux
soupçonnât les travaux de l’autre.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 125
Mais il peut arriver aussi que cette commande sociale soit passée
bien avant que les éléments techniques soient réunis. Il y avait depuis
le XVIIe siècle un public pour le cinéma, puisqu’il faisait fortune de
spectacles optiques analogues : lanterne magique, ombres chinoises,
panoramas, dioramas, etc. En 1892, Edison se faisait fort de pouvoir
donner dans quelques mois des « opéras filmés » parlant, chantant, en
couleurs, avec des personnages « grandeur nature ». Il fallut près d’un
demi-siècle pour réaliser ce programme, qui était l’union de son pho-
nographe et de son kinétoscope.
« Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé », disait
Pascal. Et Marx : « Les hommes ne se posent que les problèmes qu’ils
peuvent déjà résoudre. » Profondes vérités. Mais qui ne veulent pas
dire que l’invention soit toujours instantanée. S’il suffit parfois
d’assembler des éléments épars pour répondre à une commande socia-
le, le perfectionnement ou la mise au point d’un de ses éléments, déjà
conçu, mais encore imparfait, eut parfois demander des années, des
décades des siècles même. Et l’on n’oubliera pas que tout effet de-
vient une cause, que l’invention et le progrès technique, nés de
l’évolution sociale, sont, par leur naissance, des facteurs qui poussent
l’évolution sociale vers un nouveau stade.
Bibliographie
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
INTRODUCTION
À L’ÉTUDE
DE L’ART FRANÇAIS
par Joseph BILLIET
C’est dans les grandes phases de l’évolution des sociétés, qui ont
marqué les changements de leur état économique et social, que nous
trouverons les seules étapes légitimes de l’histoire de l’art.
En effet, si nous considérons qu’il s’est opéré suivant de grandes
phases d’organisation sociale qui correspondent à des modifications
essentielles de l’économie. Sans nier l’action de certains génies sur
ces modifications, nous devons honnêtement reconnaître que les faits
sont plus forts que les hommes, si grands soient-ils, et que si un grand
homme, un génie souverain de la politique, de la littérature ou de l’art
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 128
des comme des lois saisonnières. Tantôt avec une exubérance pressée,
un bouillonnement d’inventions, tantôt avec une sobriété, une réserve,
la mesure tenue entre la forme et l’expression, notre art chemine dans
la vie de notre peuple dont il reflète profondément les vicissitudes et
les comportements, selon les phases de la contrainte, de l’espoir, de la
patience et de la volonté.
Il ne sépare jamais l’ordre de l’intelligence et l’ordre de la vie. Il
les unit dans une logique sensible et sa « raison » est toujours celle du
concret. Dans ses démarches les plus sévèrement intellectuelles, il n’a
jamais isolé ses disciplines profondes de celles de la matière, perdu le
contact de la réalité ni éludé les exigences de la raison. L’évasion dans
un formalisme exclusif n’est pas conciliable avec ses démarches tradi-
tionnelles, encore moins avec sa volonté de vivre. Les états de la ma-
tière, les formes et les signes ne sont pas pour lui des forces absolues,
inconnues ou terrifiantes contre lesquelles on se bat ou qu’on adore
exclusivement. Les préoccupations de la ligne et de la couleur, de la
forme et du modelé, de la lumière et de l’espèce, de la perspective et
de la composition ne sont jamais pour nos artistes des obsessions as-
sez fortes pour les entraîner bine longtemps dans la nirvana de
l’abstraction. Ce ne sont pour eux que moyens de rendre sensible
l’expression de plus profondes réalités. L’importance relative donnée
selon l’époque à tel de ces moyens, dans le jeu des rapports avec
l’idée, permet de reconnaître les modulations de la sensibilité françai-
se. Mais c’est la permanence du pouvoir de l’idée, la constante pré-
sence des réalités actuelles et des réalités de toujours dans les varia-
tions des moyens d’expression et l’équilibre synthétique des rapports
entre le but et les moyens, leur coïncidence et leur densité, qui don-
nent à l’art français son caractère reconnaissable et assurent sa conti-
nuité.
Dans chacune de ses découvertes, il garde un accent de nature, une
vibration humaine. Cette cohésion de qualités concrètes, il la doit à
ses origines populaires, aux techniques ouvrières qui l’on formé et
qui, par le sortilège des matières façonnées selon les exigences d’un
goût organique de bien faire, l’ont tenu lié aux forces vives de la terre,
aux profonds remous de la formation de la nation.
Inventeur et, tant que le guident ses lois internes, nourrissant ses
progrès de traditions ouvrières, le peuple français est un de ceux par
qui l’art a joué, au profit de l’humanité tout entière, un rôle éminent
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 131
*
* *
Cet art roman, monastique, lui aussi, somme des traditions gauloi-
ses et barbares, des influences orientales et des disciplines classiques,
s’installe au XIe siècle, comme un conservatrices actif de civilisation,
dans le chaos des brutalités féodales. S’il rayonne non seulement sur
toute la France, mais sur toute la catholicité, au moyen des abbayes
filiales du grand ordre bénédictin de Cluny, installées sur les routes
des pèlerinages qui sont aussi les voies commerciales, il a pourtant ses
terrains de prédilection. Il s’adapte à leurs tendances et adopte, pour
ainsi dire, leurs dialectes : il est bourguignon, auvergnat, normand,
poitevin, languedocien, provençal.
Le nord de la France, la Champagne et l’Ile-de-France lui offrent
un sol moins favorable. Elles portent déjà, semblent-ils, avec les prin-
cipes d’unification politique et les élans libérateurs des communes, le
sens rationaliste et naturaliste de l’humanisme français. La solution
d’un problème architectonique, celui de la division du poids des voû-
tes par l’arc d’ogive et l’arc-boutant, libère l’édifice de la tyrannie de
la masse.
À ce moment, une classe nouvelle, la bourgeoisie artisanale, se
trouve prête à exprimer ses aspirations. L’esprit encyclopédique du
e
XIII siècle qui les reflète trouve le moyen d’atteindre aux solutions
universelles de l’architecture, de la sculpture et du vitrail, dans les
créations sublimes des grandes cathédrales de l’Ile-de-France, de la
Picardie, de la Champagne. À leur tour, les provinces du Centre, de
l’Ouest, de l’Est, du Sud, adoptent le nouveau style artistique en
l’adaptant à leurs matérielles, à leurs traditions, à leurs nécessités fon-
cières. Les particularités provinciales se marquent mieux encore dans
les arts usuels et dans ceux qui, comme la peinture de manuscrits et de
tableaux de chevalet, la statuaire de l’orfèvrerie, font moins appel aux
disciplines collectives que l’architecture et la décoration qui lui est
liée.
On pourra s’étonner, en voyageant dans nos provinces, de leur
trouver visage si ancien. Il semble, en les parcourant, que la période
où la France ancienne s’est exprimée dans sa plus riche diversité, soit
celle des cinq siècles, du XIe au XVe, se forme son unité territoriale et
politique.
Au XVIe siècle, l’influence italienne coïncide avec la naissance
d’une idéologie politique qui ne nous est pas moins étrangère, celle de
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 137
A plus d’un titre et sur plus d’un terrain, l’art français du XIXe siècle
est révolutionnaire. Et comme il est aussi particulièrement fécond en
génies, les plus divers et les plus grands, on peut être tenté de conclure
que les mouvements qui l’agitent, le troublent, mais l’animent et pres-
sent à un rythme inconnu les modifications de ses formules, sont dus à
l’action unique de ces génies. Mais celle-ci n’est que le résultat, la
réaction d’inquiétude des artistes, de leur malaise dans un monde
étouffant de fausse conscience, de faux savoir, de faux pouvoirs. Pour
n’avoir pas trouvé le support matériel et vivifiant d’une formation so-
ciale juste, nécessaire et acceptée, l’art flotte, indécis et vacant, entre
des tendances adverses qu’unissent une inquiétude et une liberté trop
gratuites.
Pourtant, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la bourgeoisie
capitaliste semble se rapprocher de l’art. Elle s’y intéresse sous la seu-
le forme qui lui soit accessible et qui est en même temps tout à fait
étrangère aux destinées réelles de l’art : la spéculation financière. Ils
ne peuvent qu’accroître la confusion et dérouter un peu plus ou dé-
tourner de l’art les masses sincères dont les aspirations généreuses
sont cependant pour lui la seule source salutaire d’inspiration et de
régénération.
L’art français doit, pour son salut, sortir de cette confusion. Il le
peut s’il choisit la voie noble et commune, la voie tragique et radieuse
que le peuple de France a ouverte et tracée avec le formalisme stérile,
de l’imitation photographique et de la méditation abstraite, qu’il pren-
ne, dans la réalité vivante, conscience de ses nouveaux devoirs ; qu’il
élève son ambition au niveau des aspirations et de la volonté populai-
res. Il conquerra ainsi, dans la conscience et la confiance retrouvées,
les pouvoirs du nouveau et durable service qu’attend de lui la société
vraiment humaine qu’il contribuera à construire.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 139
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945
MARXISME
ET IDÉOLOGIE
par A. CORNU
Abstraction et fantasmagorie
ces, des modes d’être d’un concept abstrait ; leur qualité essentielle
n’est pas leur qualité naturelle et leur seul intérêt est de représenter et
de constituer une extériorisation du concept, un degré nécessaire de
son évolution.
Ce faux idéalisme, cette idéologie qui, par un acte mystérieux de
création, fait sortir d’entités rationnelles et irréelles, de purs concepts,
des entités naturelles, des êtres et des objets, substitue au monde réel
un monde purement imaginaire et à l’histoire une vaste fantasmagorie.
Transition et compromis
Sur le plan politique enfin, ces systèmes traduisent, par les buts
différents qu’ils assignaient à l’évolution, les contradictions sociales
et la lutte de classes qui opposait à la féodalité décadente la bourgeoi-
sie montante. S’inspirant de la même conception fondamentale du
monde, considéré comme un organisme immense, englobant en lui la
nature et l’humanité et se développant en vertu de nécessités et de lois
internes, Fichte, Schelling et Hegel donnent en effet à l’idée de déve-
loppement organique appliquée au domaine politique et social un sens
différent, variant selon les tendances et les besoins de la classe dont ils
traduisent les aspirations, et ils aboutissent de ce fait à des conceptions
politiques et sociales diamétralement opposées.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 156
(À suivre)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 158
CHRONIQUE
ÉCONOMIQUE
POURQUOI IL FAUT
NATIONALISER LE CRÉDIT
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La liaison entre les banques et les entreprises n’est pas moins étroi-
te. Aucune branche de l’économie n’échappe à l’influence de la haute
Banque ; ses représentants siègent dans tous les conseils
d’administration (là encore, l’étude des annuaires est très profitable),
ils contrôlent et dirigent toute la production qui se trouve ainsi, non
entre les mains de spécialistes, mais bien entre les mains des ban-
quiers.
Les banques sont donc devenues un véritable État dans l’État :
comme nous l’avons vu, elles contrôlent toute la production ; de plus,
la somme des dépôts non employés en crédits privés constitue entre
leurs mains une masse de manœuvre qui leur permet d’exercer une
forte pression sur un gouvernement qui a besoin d’argent. Nous avons
connu de ces pressions…
Le rôle essentiel des banques est de dispenser le crédit ; c’est en
cela qu’elles constituent le ressort de toute l’économie. Elles sont
comme un réservoir des capitaux dont les banquiers peuvent ouvrir et
régler à leur gré la circulation dans tout l’organisme de la production.
Saint-Simon disait déjà qu’elles ont à la fois une mission excitatrice
(fournir à l’industrie ses instruments de travail) et une mission régula-
trice (distribuer le crédit suivant les besoins sociaux).
De nos jours, M. Max Cluseau écrit à ce sujet :
Il semble que ce soit là une grande vérité et, passant outre aux
scrupules, dans le passé lointain, dans le passé immédiat et dans le
présent, justifie un contrôle rigoureux par un État national.
Les banques doivent mettre, par suite de leur rôle social, à la disposi-
tion du pays, sous forme d’aide au commerce et à l’industrie, les capitaux
qui sont drainés par elles 50.
que le crédit foncier, la Caisse d’épargne, les Crédits municipaux, les Caisses
agricoles, les comptes de chèques postaux, etc.
53 R. DE CHAPPEDELAINE : La Corporation bancaire. Paris, recueil Sirey, 1943,
p. 49.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 167
CHRONIQUE
SCIENTIFIQUE
ASTRONOMIE
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Nous qui venons après lui, pourrons peut-être, un jour, avoir des hori-
zons plus vastes que les siens : nous ne serons que des pygmées sur les
épaules d’un géant.
*
* *
55 Il a été rédigé d’après une série d’articles parus dans The Astronomical Jour-
nal et dans le périodique anglais Nature.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 173
CHRONIQUE
THÉÂTRALE
LES MAL AIMÉS DE
FRANÇOIS MAURIAC
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riac s’est acharné parce que c’était le seul qui risquait d’échapper à sa
vision du monde, nous ne pouvons pas nous désintéresser de lui, il
nous impose sa présence physique et reste dans notre souvenir avec
tout lui-même ; c’est du théâtre.
À vrai dire, cette réussite va se retourner bientôt contre l’auteur et
nous prouver qu’il reste malgré tout plus psychologue que dramatur-
ge. Malgré le coup de théâtre qui l’anime, malgré la beauté de certains
moments, le troisième acte nous déçoit parce que dans toute la pièce,
ce n’est pas l’action ni l’intrigue qui nous intéressent et intéressent
Mauriac au premier chef, c’est l’étude des caractères. Or, à la fin du
second acte, l’auteur nous a véritablement fait pénétrer la nature pro-
pre de chaque personnage ; le détail de ce qui va leur arriver ne saurait
plus rien nous apprendre d’essentiel sur leur compte, car nous savons
d’avance quelles vont être leurs réactions profondes, celles auxquelles
ils devront inexorablement obéir malgré leurs révoltes. La volonté ni
l’intelligence ne peuvent rien chez Mauriac contre la fatalité du tem-
pérament quand la grâce est absente ; nous pouvons prévoir à coup
sûr.
Ainsi, M. de Virelade, qui jamais n’a su résister à aucun désir,
d’alcool ou de femme, qui continuera jusqu’à sa fin de boire et d’aller
chez son « habitude », ne résistera pas non plus à ce monstrueux
égoïsme paternel, à ce tyrannique besoin en lui de la présence de sa
fille, quand bien même il devrait s’infliger de continuelles tortures en
la voyant souffrir devant lui de sa vie sacrifiée. Sans reculer devant
aucun moyen il emploiera toute sa lucidité à conserver cette posses-
sion, il serrera les dents sur son égoïsme dont l’évidence l’oblige à se
haïr ; il sera malheureux par soi et par elle, mais moins malheureux
que sans elle (nous le voyons assez lorsqu’il croit l’avoir perdue) ; il
ne cédera pas, il ne peut pas céder.
Et nous n’avions pas besoin de la tentative manquée d’Elisabeth au
troisième acte pour savoir qu’elle aussi était murée sur elle-même :
malgré sa violence, bien qu’il ait pu lui faire oublier pour un temps ses
anciennes appréhensions jalouses, son amour pour Alain n’est pas tel
qu’il puisse jamais vaincre plus d’un moment son impuissance pro-
fonde à s’engager, sa peur de l’inconnu, sa résignation devant le ty-
rannique amour paternel qu’elle déteste, mais dont elle sait du moins
qu’il l’entourera toujours. Est-ce par sacrifice qu’elle a donné Marian-
ne à Alain et refusera de consommer la fuite, ou bien plutôt par peur
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 178
d’être vieille déjà et de ne pas pouvoir garder son mari, par exagéra-
tion volontaire de ce qui s’est passé entre lui et Marianne, par manque
de confiance en soi et de hardiesse, par affection, admiration et pitié
gardées malgré tout à son père ? Il n’est pas difficile de voir que le
sacrifice, tout réel qu’il soit, est surtout ici une apparence nécessaire…
le tempérament l’importe, la volonté n’intervient pas.
En face de ce couple pitoyable d’Elisabeth et de son père, à quel-
ques kilomètres de là, de l’autre côté de la forêt, le couple Alain-
Marianne connaîtra des tourments plus grands encore, parce que la
haine s’y mêlera davantage à l’amour et au remords, parce que le fan-
tôme d’Elisabeth sera toujours présent entre eux. Il ne sert de rien à
Marianne, délaissée de son père et d’Alain, insatiable, farouche,
d’avoir su, elle, exploiter à fond le renoncement de sa sœur, d’avoir
tout fait pour qu’enfin celui qu’elle aime soit à elle, uniquement à el-
le ; elle s’est bouché les yeux pour ne pas voir ce qu’elle savait pour-
tant, que tout est inutile lorsqu’on n’est pas aimé… Elle le paiera en
ayant perpétuellement sous les yeux désormais son mari silencieux et
méprisant, qui la maudit et se maudit d’avoir cédé devant un chantage
au suicide, d’avoir perdu toute sa vie pour les quelques baisers qu’il
lui a donnés jadis et auxquels elle a été assez bête pour attacher de
l’importance. On frémit en pensant à leurs repas muets l’un en face de
l’autre, à leurs gestes d’amour sans amour, à ce sentiment de fatalité
qui pèsera de plus en plus sur eux à mesure que leurs efforts pour y
échapper seront vains et qui pourtant ne leur ôtera rien de leur re-
mords.
Ainsi, des quatre héros de la pièce, aucun ne peut garder l’espoir
d’échapper à son enfer ; le troisième acte n’est qu’un moment pathéti-
que d’un drame pour nous connu qui va se poursuivre bien après la
chute du rideau ; comme dans Huis clos et la Danse de mort, la pièce
s’achève sur un dialogue désespéré.
Certains s’étonneront sans doute que cette pièce soit chrétienne ;
« je gage pourtant que seul un chrétien pouvait l’écrire », répond
Mauriac, et nous l’en croyons sans peine. Telle est bien en effet la
« misère de l’homme sans Dieu », d’après les analyses de saint Paul,
saint Augustin, Arnaud, Pascal 59 : depuis le péché originel, les créa-
Mars 1945.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 182
CHRONIQUE
RADIOPHONIQUE
EN ÉCOUTANT
LA RADIODIFFUSION FRANÇAISE
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le et plus hardi. Qui donc lui a imposé l’éteignoir ? Il n’est pas souhai-
table que l’équipe de la radio se recrute parmi les eunuques 61.
Manque d’audace, manque aussi de tenue et de style. Il suffit au-
jourd’hui encore de prendre les informations de la B.B.C. pour y trou-
ver une sûreté, une aisance et un agrément qui font singulièrement
défaut à la radio française.
J’excepte de ces critiques les quelques émissions où passe encore
le souffle de la Résistance : ainsi les Lendemains qui chantent de Sa-
lacrou, ou les Clandestins de Jean Nocher 62. En les écoutant, on peut
encore serrer les poings, ou pleurer, mais c’est, dans la guerre que
nous continuons à vivre, le rôle permanent de la radio de nous émou-
voir et de nous exalter — comme savaient le faire, de Londres, les
Français parlent aux Français : certains d’entre eux, comme Pierre
Bourdan, ont fâcheusement disparu, et les autres semblent avoir, en
rentrant en France, perdu le don qu’ils avaient si bien conservé en
Angleterre, de donner une voix à nos espoirs et à nos colères.
En somme il y a un divorce éclatant entre les désirs ou les besoins
du public et les directions données à la radio par le ministre de
l’Information Teitgen. Là où les Français attendent le souffle des Châ-
timents, le ministre essaie d’imposer le ton de la Bibliothèque rose.
Mais il sera plus aisé de changer le ministre que de changer l’âme de
la France de 1945.
Je voudrais signaler enfin un des vices essentiels de notre radio
d’aujourd’hui : l’insupportable abus de l’improvisation et du bafouil-
lage, qu’il s’agisse des radio-reportages ou du Carrefour des ondes.
On voit bien l’intention, qui est louable : donner au micro
l’impression de la réalité vivante, la « tranche de vie », sans apprêt,
sans artifice. L’effet est pitoyable, parce qu’est méconnu le principe
même de l’art, qui ne peut nous donner l’illusion de la vie que par
l’apprêt et l’artifice ; il n’est pas d’œuvre d’art où le naturel ne soit
fabriqué (et difficile à fabriquer).
63 Est-ce pour cela qu’on vient de la déplacer à une heure où beaucoup ne peu-
vent plus l’entendre ? On sent encore ici cette peur de la pensée libre qui, à la
radio comme dans la presse, commande tous les actes du ministre de
l’Information.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 188
24 avril 1945
64 Par exemple : les Histoires qu’on racontait lorsqu’ils étaient là, recueillies et
présentées par George Fronval, un recueil d’anas, amusant et d’une valeur do-
cumentaire certaine (bien que les histoires soient racontées sans grâce) :
l’incorrection typographique de ce petit livre est un scandale.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 2, janvier-mars 1945. (1945) 189
LES LIVRES
ANDRÉ G. HAUDRICOURT ET L. HÉDIN :
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1940-1944.
Poèmes d’ANDRÉ CHENNEVIÈRE.
Préface de GEORGES DUHAMEL.
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65 André Chennevière a été abattu le 21 août 1944, dans une rue de Paris, alors
qu’il faisait une liaison entre les groupes de combattants, parce qu’il avait en
poche le brassard des F.F.I. Dix-sept ans auparavant, jour pour jour, le 21 août
1927, était mort son père Georges Chennevière, le poète du Printemps, du
Chant de midi et de Pamir.
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André Chennevière est mort parce qu’il n’était pas resté sourd à
l’appel des hommes, les hommes non plus ne resteront pas sourds à
ses appels posthumes.
POL GAILLARD.
JACQUES DECOUR :
Philisterburg
Gallimard
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plus dur » ; ils ne savent pas réfléchir, ils jugent un homme « aux abs-
tractions qu’il respecte ».
Évidemment, ces « âmes peu différenciées » ne pouvaient rien
trouver en elles de ce qu’il aurait fallu pour résister aux séductions
totalitaires ! Nous comprenons que les jeunes Allemands aient pu être
si vite fanatisés par les grandes affirmations simplistes de la « philo-
sophie » hitlérienne et devenir plus tar ces automates perfectionnés
que nous avons connus, puisque la plupart de leurs maître ne leur
avaient jamais appris autre chose que le conformisme le plus stérile !
Dans la somme complexe des responsabilités qui ont porté
l’Allemagne au nazisme, les intellectuels prussiens n’ont pas la plus
petite part : ils n’ont su acquérir, ni à plus forte raison enseigner la
liberté essentielle de l’esprit, source de toutes les autres ; ils ont failli à
leur mission de former des citoyens, si importante dans cette Allema-
gne qui n’a jamais connu, en somme, de véritable révolution, de véri-
table régime démocratique… Cette constatation est terrible, car elle
est de celles qui nous imposent le plus nettement désormais une très
longue défiance à l’égard de cette nation non éduquée, dont on pourra
craindre longtemps qu’elle sacrifie tout d’un coup la liberté au mythe
de la force. Les Prussiens, notre Decour, représentent toujours Bis-
marck
enfin chez eux une vraie démocratie. « Il faudrait aux allemands des
leçons de politique », dit Decour.
Philisterburg ne nous intéresse pas seulement par les réflexions
qu’il suscite en nous sur l’Allemagne, mais aussi par tout ce qu’il
nous apprend sur la personnalités de Decour lui-même, à un moment
om il se cherche encore ; nous le voyons dans ce journal se forger un
esprit libre, tout différent justement de cet esprit bourgeois prussien
dont il note si bien le ridicule.
l’homme qui veut embrasser d’un seul regard tous les éléments opposés de
l’univers
Quoi qu’on dise, il faut commencer, si l’on ne veut pas se nier soi-
même, par le respect du réel (je ne dis pas soumission).
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ARAGON :
Aurélien
Gallimard
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ILYA EHRENGOURG :
La Chute de Paris
Éditions « Hier et Aujourd’hui »
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C’est ce que veut montrer Ilya Ehrenbourg, et, pour cela, il, remon-
te jusqu’en 1935 :
Cette page, dans sa magnifique densité, trace les grandes lignes des
événements considérables qui se préparent. Les positions sont prises.
Les forces sont en présence. Ce sont les dirigeants et les politiciens et,
derrière eux, les trusts, qui font le jeu de l’Allemagne hitlérienne par
haine de la démocratie et par peur du peuple. Contre eux, ce dernier,
guidé par son honnêteté foncière et son sens national, cherche et trou-
vera, à travers l’imbroglio créé par ses maîtres indignes, le chemin du
devoir et de l’honneur.
Ilya Ehrenbourg veut donc faire une démonstration et il y réussit.
Son livre est véritablement convaincant : il fouille avec sagacité toutes
les grands problèmes — ainsi, le lamentable épisode de Munich qui
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nous vaut des pages excellentes sur le vent de défaitisme qui souffle
alors des milieux officiels — il évalue avec justesse toutes les attitu-
des et ne laisse rien dans l’ombre.
Est-ce à dire que nous nous trouvons en présence d’un exposé
d’allure scientifique et rébarbative ? C’est tout juste le contraire. Cer-
tes, scientifique, ce livre l’est, si l’on entend par là qu’après avoir dis-
posé les forces en présence, il en montre lumineusement les interac-
tions multiples. Mais qu’il soit rébarbatif, c’est bien le dernier repro-
che qu’on songerait à li adresser. Les personnages qui représentent et
symbolisent les trusts, les partis, les clans, etc., ne sont pas de simple
portraits-types, ni des automates privés d’efficience propre. Ils sont
concrets, humains. Leurs petits travers, leurs mesquineries nous
convainquent que nous avons vraiment affaire à des hommes comme
nous, veules ou courageux, sensibles u cyniques avec simplicité, sans
phrases. On est loin ici des personnages d’un Malraux dont chaque
geste traduit toute une philosophie, qui raisonnent si savamment et
s’analysent avec une lucidité presque effrayante.
Les héros de Ilya Ehrenbourg, en dépit de leur multiplicité, gardent
tous leur individualité concrète. L’action de chacun d’eux apporte un
démenti éclatant à tous ceux qui continuent de prétendre que les mar-
xistes nient ou ignorent l’influence des personnalités sur le déroule-
ment de l’histoire. L’auteur montre en effet que le caractère, les pré-
occupations, les projets de chacun d’eux sont un des éléments déter-
minants de l’événement ; il met en lumière l’action réciproque entre
les forces massives qui font l’essentiel de l’histoire et les initiatives
individuelles qui lui donnent sa physionomie de détail, et il manie la
technique de l’interférence, chère à Jules Romains, avec une parfaite
maîtrise.
Je n’entends point qu’il n’y ait aucune réserve à faire touchant ses
personnages. Une chose risque de dérouter le lecteur : c’est la coexis-
tence de certains personnages fictifs et de leurs modèles réels. Ainsi,
pour Viar qui est Viard tout en représentant Léon Blum, lequel est
quand même mis en scène.
Un autre écueil possible : plusieurs héros du livre sont des person-
nages composites. Ainsi, Tessat qui tient à la fois de Daladier, de
Bonnet et de Laval, selon les moments. Mais après tout, est-ce si gra-
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Ilya Ehrenbourg :
Cent lettres
(préface de J.-R. Bloch)
Hier et Aujourd’hui
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Nina Batourina :
Le médecin-major K. Klatchko :
La haine n’était point dans l’âme des Russes. Elle n’est pas tombée des
nues. Non, notre peuple l’a acquise à force de souffrance. Au commande-
ment, beaucoup d’entre nous croyaient que cette guerre était comme les
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autres guerres, que nous avions en face de nous les mêmes hommes, mais
différemment habillés. Nous avions été formés dans l’esprit de la fraternité
et de la solidarité humaines. Nous croyions à la puissance de la parole…
Nous étions des humanitaires, nous le sommes encore. Nous n’avons
point perdu notre foi en l’homme. Nous savons désormais qu’il existe des
contrefaçons d’hommes ; que l’hitlérien est un homme-ersatz. Il fut un
temps où nous plaignions les Allemands. Nous avons même, en des an-
nées difficiles pour nous, envoyé du blé aux habitants affamés de la Ruhr.
Beaucoup d’entre nous n’avaient tenu compte ni des traditions historiques
de l’Allemagne, ni de la mentalité des Allemands. Nous avions créé une
image de l’Allemand à notre ressemblance. Et quand les Allemands nous
ont attaqués, notre bon peuple continuait de croire que les fascistes pous-
saient les allemands qui, se sachant trompés, s’écrieraient bientôt : Hitler
kaput. En effet, ces paroles, nous les entendons prononcer par des prison-
niers changés en de pitoyables lèche-bottes. Or, nous savons que ce ne
sont pas des hommes trompés, mais des trompeurs.
Nous ne nous laisserons plus abuser par les signes apparents de la
culture. Nous savons maintenant que ce qui importe, ce n’est pas seule-
ment la quantité et la qualité apparentes des publications, mais aussi le
contenu de ce qu’on imprime ; que les villes d’Allemagne avec leurs éco-
les spacieuses, ne sont, ne sont que les pépinières d’une barbarie brutale et
abjecte. Certes, nous ne nions pas l’importance de la culture matérielle,
mais nous avons constaté que, sans la richesse spirituelle, pareille culture
dégénère vite en sauvagerie…
Notre haine contre les hitlériens nous a été dictée par l’amour de la
patrie, de l’homme et de l’humanité. Et c’est ce qui fait la force de notre
haine. C’est ce qui la justifie. Nous haïssons tout hitlérien parce qu’il est
représentatif du principe de la haine contre le genre humain ; parce qu’il
est un bourreau convaincu et un pillard par principe ; nous le haïssons
pour les larmes des veuves, pour l’enfance assombrie des orphelins, pour
les tristes convois de réfugiés, pour les champs piétinés, pour la destruc-
tion de millions d’être et du fruit d’un long et immense travail créateur.
Nous ne nous battons pas contre des hommes, mais contre des au-
tomates qui en ont l’apparence et qui n’ont rien gardé d’humain. Notre
haine est encore plus violente du fait qu’ils ressemblent à des hom-
mes, qu’ils peuvent rire, flatter un cheval ou un chien ; que, dans leurs
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66 Ilya Ehrenbourg cite plusieurs extraits de ces journaux trouvés sur des cada-
vres allemands. Voici un texte effrayant du caporal Richard Grommel, étu-
diant dans le civil :
« Tout autour c’est le printemps, le triomphe de la vie. Nous-mêmes nous
nous sentons frappés de mort. La question n’est pas seulement dans le danger
— l’idée nous est devenue familière que chacun de nous peut mourir à chaque
heure ; la question est qu’aucun de nous ne sait à quoi elle servira, cette mort.
Nous parlons encore de l’Allemagne du Führer, de l’honneur militaire, mais
ce sont pour nous des mots, et nous savons que notre mort est insensée et ir-
rémédiable. Nous mourons, frappés d’une sorte d’épidémie que l’on nomme la
« guerre ». Du temps que j’étais à l’école, on nous a beaucoup parlé de la
guerre, et celle-ci m’apparaissait à l’époque comme un jeu amusant, avec des
pétards et des décorations. En réalité, c’est de la puanteur et la mort, voilà
tout ! Il me répugne de penser aujourd’hui à Hilda. Elle s’est peut-être mise
avec un autre, peut-être est-elle assise devant la fenêtre entrain de coudre. Je
n’envie même pas son calme ; elle ne m’est plus rien, elle n’est plus ma fem-
me, mais un phénomène, un insecte vivace. Mieux : l’Allemagne n’existe plus
pour moi et, d’ailleurs, pour mes camarades non plus, j’en suis certain.
D’abord on ne peut pas fuir là-bas ; ensuite, on ne peut pas fuir en général, il
est impossible de s’évader hors de soi-même. Nous ne sommes plus des
hommes, mais une arme, comme on écrit dans les journaux : un « matériel de
guerre » ; De la puanteur et la mort, malgré la floraison et les autres trucs prin-
taniers ! Pas de femmes alentour, on les a emmenées, ou elles se sont enfuies.
Pas d’eau-de-vie non plus. Rien que la face odieuse et rousse de Heinz. Dieu !
que je hais mes camarades !… »
Cette « nausée » de tout, qui n’est pas, hélas, sans nous rappeler celle du
héros de Sartre, est la première et terrible punition des hitlériens… et c’est
aussi leur condamnation totale. Ce ne sont plus des hommes, ils ne savent plus
que faire la guerre, ils ne trouvent plus de plaisir que dans la guerre, ils sont
du « matériel de guerre » qui tue jusqu’à ce qu’il soit détruit.
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lemands, lèvera haut la tête et, vigoureuse, mais pacifique, fière, mais sans
morgue, elle enlèvera de son épaule le fusil et dira : « Vivons à présent. »
Pol GAILLARD
FIN