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LA PENSÉE

REVUE DU RATIONALISME MODERNE


ARTS – SCIENCES - PHILOSOPHIE

Nouvelle série

N° 3
AVRIL-JUIN 1945

Un document produit en version numérique par Claude Ovtcharenko, bénévole,


Journaliste à la retraite près de Bordeaux, à 40 km de Périgueux
Page web. Courriel: Claude Ovtcharenko : c.ovt@sfr.fr

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


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Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Claude Ovtcharenko,


bénévole, journaliste à la retraite près de Bordeaux, à 40 km de Péri-
gueux.

Courriel: Claude Ovtcharenko : c.ovt@sfr.fr

à partir de :

LA PENSÉE.
Revue du rationalisme moderne
arts – sciences - philosophie

Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945, 128 pp.


Paris, 1945.

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Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
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2004 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 21 janvier 2015 à Chicoutimi, Ville de Saguenay,


Québec.
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LA PENSÉE.
Revue du rationalisme moderne
arts – sciences - philosophie

Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945, 128 pp.


Paris, 1945.
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La Pensée
Revue du rationalisme moderne
Arts — Sciences — Philosophie

COMITÉ DIRECTEUR

PAUL LANGEVIN — F. JOLIOT-CURIE


r
D HENRI WALLON — GEORGES TEISSIER
GEORGES COGNIOT

Secrétaire de la Rédaction
RENÉ MAUBLANC

Nouvelle série

N° 3
AVRIL-JUIN 1945

__
1945
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SOMMAIRE

Le souvenir de nos héros. (Extraits de discours de Louis ARAGON, Georges CO-


GNIOT, Paul ELUARD et Pierre DAIX)

Georges TEISSIER :

Mécanisme de l’évolution (II)

III. Les données de l’expérience

IV. La naissance des espèces

Francis JOURDAIN :

De Pascal à Antée. Réflexion d’un vieil artiste.

Charles KEOCHLIN :

Quelques vues sur le présent, l’avenir et le passé de la musique française (II)

Henri LEFEBVRE :

La pensée militaire et la vie nationale

A. CORNU :

Marxisme et idéologie (II)

Critique littéraire
Les thèmes de la littérature décadente
Thème du renoncement et de la mort
Rainer Maria Rilke

Critique sociale

Religion, morale et droit


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La religion
Le droit
La morale
Le rôle social de la morale dans la lutte des classes
Caractères généraux des doctrines morales d’inspiration sociale
La conception marxiste de la morale

CHRONIQUE SCIENTIFIQUE :

Optique électronique et microscopes électroniques, par Claude MAGNAN

CHRONIQUE MÉDICALE :

La pénicilline dans la thérapeutique anti-microbienne, par le Docteur Victor


LAFITTE

CHRONIQUE PÉDAGOGIQUE :

L’histoire, discipline fondamentale, par Jean BABY

CHRONIQUE THÉATRALE :

Le Fleuve étincelant, de Charles Morgan, par Pol GAILLARD

CHRONIQUE POLITIQUE :

Les subventions à l’enseignement confessionnel, par Georges Cogniot

La laïcité, principe d’union


Qui fait bon marché de la laïcité ?
L’école laïque, création originale de la pensée française
La laïcité, seule solution de raison
Les véritables prétentions de la hiérarchie

CHRONIQUE DES TRANSPORTS :

Le cabotage, par René CLOZIER


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1. Matérialisme dialectique et transports


2. Le cabotage et ses diverses activités
3. Le cabotage français

CHRONIQUE ÉCONOMIQUE :

Quelques notes à propos de la Banque de France, par Guy LECLERC

Faisons un peu d’histoire…


La structure et l’organisation de la Banque de France
L’inspection des finances
La question du privilège

LES REVUES, par Pol GAILLARD

LES LIVRES :
Deux livres sur la réforme de l’enseignement ; Léon MOUSSINAC : le Ra-
deau de la Méduse ; Loys MASSON : l’Étoile et la Clef ; J.-J. Bernard : le
Camp de la mort lente, par J. KANAPA, P. GAILLARD, J. LARNAC, R.
MAUBLANC
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945

NOTE DE LA RÉDACTION
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Dans ses prochains numéros, la Pensée publiera notamment, en


plus des articles déjà annoncés :

Matérialisme mécaniste et matérialisme dialectique, par Paul


LANGEVIN.
Essai sur la banlieue, par René CLOZIER.
Un exemple de concentration agraire, par Albert Soboul.
Sciences humaines, par Marcel COHEN.

Après avoir rendu un particulier hommage à ses collaborateurs fu-


sillés, la Pensée consacrera des études aux autres universitaires victi-
mes de l’hitlérisme, comme Fernand Holweck, Marc Bloc, Maurice
Halbwachs… La liste s’allonge sans cesse.
Elle n’oubliera pas non plus les gloires passées de la France, et cé-
lébrera le cinquantième anniversaire de la mort de Louis Pasteur et le
centième anniversaire de la naissance de Jules Guesde.
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945

LE SOUVENIR
DE HÉROS

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C’est au mois de mai 1942 que Georges Politzer, Jacques Solo-


mon, Daniel Decourmanche (Jacques Decour) tombèrent sous les bal-
les des nazis, au Mont-Valérien. Avec eux furent aussi fusillés
d’autres intellectuels français : le Dr Bauer, Dudach, l’ingénieur En-
gros, les instituteurs Gaulué et André Pican et les militants ouvriers
Félix Cadras et Arthur Dalidet.
Plusieurs manifestations ont été organisées, aux dates anniversai-
res, pour glorifier leur mémoire : le 28 mai, à la Mutualité, par le
parti communiste français ; le 25 mai, au lycée Marcelin-Berthelot, et
le 31 mai, à la Maison de l’Université, par l’Union française universi-
taire et le Comité national des écrivains.
La Pensée tient à honneur de s’associer à l’hommage rendu aux
trois hommes qui, en 1941, faisaient paraître la Pensée libre, peu de
temps avant d’être arrêtés par la police française et livrés à la Gesta-
po. Nous publions donc ci-dessous des extraits de quelques-uns des
discours qui furent prononcés les 28 et 31 mai.
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Extraits du discours prononcé


le 28 mai 1942 par
Louis Aragon

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…Jacques Decour a été mon ami et mon collaborateur. Je l’ai bien


connu, et je me souviens de l’avoir rencontré à un moment précis de
notre histoire : c’était le lendemain du jour où, à Strasbourg, Maurice
Thorez avait lu, au grand scandale de nos diplomates et de nos gens de
Bourse, des pages de Mein Kampf face aux canons d’Hitler. Je puis
témoigner de l’exaltation où je trouvai alors Decour, qui me parla lon-
guement de l’Allemagne et des Allemands, et me cita à ce propos, je
m’en souviens comme si j’y étais, le mot de La Bruyère : « Il n’y a
point de patrie dans le despotisme. » Et je me souviens qu’il me dit,
avec tout cet amour réel, profond, qu’il avait de la culture allemande,
des poètes allemands : « Croyez-vous donc, Aragon, qu’ils ne se ré-
volteront jamais ? »
…En octobre 1939, le gouvernement Daladier, qui avait encore
laissé sortir au lendemain de la déclaration de guerre un numéro de
Commune 1, interdit cette revue, sans doute parce que, comme on l’a
écrit en décembre dans la Nouvelle revue française, « peu de revues
[avaient] aussi violemment, aussi justement dénoncé Hitler et
l’hitlérisme ». Jacques Decour reprend alors son nom de Daniel De-
courmanche, et devient, Georges Cogniot et André Parreaux mobili-
sés, secrétaire de la rédaction de la Pensée, avant la débâcle. Dès
1940, il est l’un de ceux qui, les nazis en France, rédigent également
l’Université libre, cette Université libre, qui appela au combat dès
l’automne, les étudiants de Paris et leurs maîtres, qui organisa la cam-
pagne de protestations contre l’arrestation de Paul Langevin. Il fait
avec Georges Politzer la Pensée libre qui paraît au début de 1941. En

1 Decour en était alors le rédacteur en chef.


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juillet 1941, quand nous vînmes à Paris, ma femme et moi, c’est avec
eux, Politzer Duhamel. Les Lettres françaises, Decour ne devait, hé-
las, en assurer que le premier numéro. La police de Pucheu, en effet,
l’arrêta comme ses camarades de travail et de combat, Georges Polit-
zer, Jacques Solomon, Danielle Casanova, Félix Cadras.
Et c’est ici qu’on comprendra peut-être la phrase de ce texte écrit
dans la tristesse de la trahison munichoise : « …chacun n’aura pas
nécessairement la mort qui lui ressemble ». Jacques Decour, ce jeune
homme aux traits fins, au teint pâle, à la bouche moqueuse et mince,
qui avait l’air, il ne s’en fallait que de la poudre dans les cheveux,
d’un portrait de notre XVIIIe siècle, un pastel de La Tour, Jacques De-
cour ne devait pas nécessairement avoir une mort qui lui ressemblât,
mais dans cette mort qui lui incomba, il a su nous montrer un visage
plus beau, plus fort que la mort même. On sait qu’aux interrogatoires,
aux tortures, dans d’indignes mains françaises puis aux mains alle-
mandes, on ne put rien de lui tirer que le mépris. On sait qu’à toutes
les simagrées des juges, aux souffrances physiques imposées, il ne
répondit qu’en demandant si on n’allait pas bientôt en finir, puisqu’il
était coupable de ce dont on l’accusait. Mais ce n’était pas là ce que la
gestapo attendait de lui : elle en attendait des oms, des adresses. Cette
bouche mince et moqueuse ne les donna pas.
On connaît sa dernière lettre. C’est indiscutablement, avec l’adieu
de Gabriel Péri, le document français le plus accablant qui soit pour
les bourreaux, parce que c’est avec l’adieu de Péri l’expression la plus
haute de la dignité française devant la mort :

Vous savez que je m’attendais depuis deux mois à ce qui m’arrive ce


matin ; aussi ai-je eu le temps de m’y préparer, mais comme je n’ai pas de
religion, je n’ai pas sombré dans la méditation de la mort : je me considère
un peu comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau. La
qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeu-
nesse française en qui je mets tout mon espoir…

À ceux qi parlent de grandeur comme à ceux qui n’en veulent point


parler, comme ne pas dire qu’il n’y a pas à chercher bien loin la gran-
deur française quand résonne encore à nos oreilles la phrase de De-
cour :
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Je me considère un peu comme une feuille qui tombe de l’arbre pour


faire du terreau. La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles…

Mais ici la leçon de grandeur est aussi une leçon de modestie,


comme ce simple rappel qui n’arrêtera peut-être pas ceux qui sont peu
familiers avec l’œuvre de Gœthe, quand dans la même lettre, un peu
plus loin, Decour écrit :

Si vous en avez l’occasion, faites dire à mes élèves de Première, par


mon remplaçant, que j’ai bien pensé à la dernière scène d’Egmont.

La dernière scène de l’Egmont de Gœthe : dans la prison où le ty-


ran étranger a jeté Egmont, héros de l’indépendance néerlandaise, ce-
lui-ci voit en rêve une allégorie dont d’abord le sens nous échappe, et
que scande une musique guerrière de fifres et de tambours.
S’éveillant, Egmont comprend que sous les traits de sa bien-aimée,
c’est la liberté qu’il a vue, et le sang qu’il a vu sur sa robe, c’était le
sien, à lui, Egmont, le sang de beaucoup d’autres hommes, mais non
pas vainement répandu. Egmont, qui sait qu’il va mourir, croit à la
victoire du peuple, et le bruit des tambours n’était pas un rêve, le rou-
lement se fait plus proche et voici qu’une rangée de soldats porteurs
de hallebardes, occupe le fond de la scène. Egmont parle :

L’ennemi t’enferme de tous les côtés. Les épées scintillent. — Amis !


haut les cœurs ! Vous avez derrière vous, vos parents, vos femmes, vos en-
fants !
(Montrant la garde) :
Pour ceux-ci, c’est une parole creuse du despote, et non par leur âme,
qui les mène ! Défendez vos biens ! Et pour sauver ce que vous avez de
plus cher, tombez joyeusement comme je vous en donne l’exemple…

Comme je vous en donne l’exemple… dans les derniers jours de


mai, après Jacques Solomon et Georges Politzer, dans les fossés du
Mont-Valérien, tout nous autorise à dire que le professeur Daniel De-
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courdemanche, en littérature Jacques Decour, pensa, regardant ses


bourreaux : « Pour ceux-là, c’est une parole creuse du despote, et non
pas leur âme qui les mène… » et l’on sait qu’il chanta la Marseillaise.
J’ai cru devoir vous lire ce texte, puisqu’il a voulu qu’après sa mort
ses élèves de Première y cherchassent sa vraie leçon… « …comme je
vous en donne l’exemple ».
Dans ces années-là, les traîtres qui régnaient à Vichy avaient pour
habitude de parler des mauvais maîtres de la jeunesse française, et de
rendre les professeurs comme des écrivains français responsables de
notre défaite, de notre déchéance. Mais ils livraient aux fusils alle-
mands un professeur comme Daniel Decourdemanche, un écrivain
comme Jacques Decour. L’avenir saura se rappeler qu’alors en Fran-
ce, au cœur de l’indignité et de la honte, il y eut des maîtres qui, met-
tant tout leur espoir en la jeunesse française, eurent pour seule pensée,
par l’exemple de leur vie et l’exemple de leur mort, d’entraîner cette
jeunesse à des actions grandes et nobles, les maîtres qui à l’heure de
mourir pensaient encore à dire à leurs élèves à quelle page du manuel
ils trouveraient, et dans la langue du bourreau, l’héroïque explication
de leur mort.
Oui, à l’heure où les seigneurs du troisième Reich crèvent comme
des chiens traqués aux carrefours d’Europe, où les Brinon regagnent
Paris avec des millions de bijoux dans leurs sacs, où les généraux fé-
lons et les hommes de main de la terreur nazie plaident dérisoirement
le double jeu et prennent le maquis de la procédure, il est bon de se
détourner d’eux et de regarder Jacques Decour, qui se demandait avec
angoisse le 26 septembre 1938, s’il aurait une mort qui lui ressemblât,
et qui q su avoir une mort ressemblant à la France.
Oui, nous pouvons tous le regarder en face, celui qui tomba, com-
me dit Egmont, joyeusement, celui qui, à la dernière minute, pensa à la
jeunesse française. Ce visage que je disais, et qui avait l’air d’un pas-
tel de La Tour, cette bouche mince et narquoise, où s’ébauchait le
doute cartésien, ce visage admirablement français dans la vie et dans
la mort, c’est lui qu’il faut montrer aux élèves de Première, pour qu’ils
comprennent le sens vivant des paroles de l’Egmont de Gœthe, et
qu’ils ne les lisent pas comme un pensum, comme un texte scolaire,
de sa substance vidé.
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Et pour qu’en face de notre douteux avenir, ils sachent enfin où se


puise l’exemple qui fait les hommes dignes du nom d’hommes, les
Français du nom de Français. Pour que devant le communiste Jacques
Decour, ils sentent d’eux aussi, comme de lui : ce n’est pas une parole
creuse d’un despote qui les mène, mais leur âme. Pour qu’ils appren-
nent devant Jacques Decour, mort comme Egmont, la grande fierté
d’être à la fois communiste et Français, et les devoirs que cela com-
porte.

Extraits du discours
prononcé le 28 mai 1942
par Georges Cogniot

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GEORGES POLITZER restera dans notre mémoire comme l’exemple


de ce que doit être l’intellectuel épris de liberté et de progrès, dévoué
jusqu’à la mort à l’indépendance de son peuple.
Fils d’avocat, lui-même agrégé de philosophie et ancien professeur
à Cherbourg, à Evreux, puis à Paris, il nous a quittés au seuil de l’âge
mûr, en pleine vigueur de l’esprit, dans tout l’épanouissement de sa
force de travail et de production.
Il était venu au communisme en suivant le cours naturel des ré-
flexions et des recherches d’un homme de pensée honnête, par probité
mentale. Encore étudiant, il avait été frappé par le vide, le manque de
sérieux, l’irrationnel de beaucoup de parties de l’enseignement philo-
sophique officiel. Il l’avait dénoncé dans des articles et des brochures.
Remarqué dès ce moment, il avait été appelé à collaborer à des œu-
vres de plus longue haleine.
C’est alors que, par le progrès même d’une pensée loyale, libre de
préventions et libre de craintes, il avait étudié, assimilé, bientôt appli-
qué à tous les problèmes et défendu publiquement le marxisme fran-
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çais, le plus familier avec les textes, le plus pénétré de la méthode, le


plus ardent et le plus combattif.
Intellectuel communiste, Georges Politzer nous a d’abord donné
l’exemple de l’étude. Comme Descartes, qu’il admirait tant, résolut de
tout repenser par lui-même du jour qu’il se fut rendu compte du néant
de son éducation scolaire, de même Politzer, du jour qu’il eut pris
conscience du mensonge d’une certaine philosophie officielle et de la
vérité du marxisme, se consacra totalement à la refonte de son propre
esprit, à sa propre rééducation. Il ne se contenta point, ainsi qu’il arri-
vait à certains intellectuels, d’aborder la connaissance du marxisme de
biais, en curieux, par tel ou tel point en rapport avec ses recherches
personnelles, ou ses goûts, ou ses préoccupations momentanées. C’est
une étude patiente, humble, systématique des œuvres des quatre
grands théoriciens marxistes qu’il entreprit et qu’il continua toujours.
Il mettait très haut le souci de la théorie, de sa pureté et de sn intégrité.
Ce qu’il a d’abord enseigné aux intellectuels d’avant-garde, c’est la
nécessité de se rééduquer, d’approfondir le travail, de pratiquer le
contact direct et soutenu avec la pensée écrite de nos maîtres, de sentir
le sérieux d’une étude à laquelle il vaut le peine de consacrer sa vie.
Georges Politzer nous a aussi donné l’exemple de la lutte contre
tous les maquignons de l’esprit. Son ironie faisait de lui un polémiste
redouté ; elle a été durement sentie de tous les adversaires de ce qu’il
appela le rationalisme moderne, de tous les marchands de mysticisme
et de « mythes » à la Rosenberg, de tous les valets de l’obscurantisme.
Philosophe, il descendait dans la lutte. Il s’attachait même aux pro-
blèmes les plus terre à terre en apparence, qu’il s’agit des impôts ou
des tarifs douaniers ; il n’y avait point de petites questions pour lui, du
moment que toute question est justiciable de la méthode marxiste, du
moment que l’intérêt des opprimés est en jeu. L’image que nous gar-
derons toujours de lui, c’est celle d’un philosophe actif et militant,
non seulement d’un chercheur de la vérité, mais d’un soldat du vrai.
L’homme que nous avons perdu avant qu’il eût pu donner sa mesu-
re dans quelque ouvrage soutenu, brûlait de la même passion sacrée,
du même enthousiasme pour l’avancement de l’humanité qui ont ani-
mé un Lucrèce, un Descartes, un Spinoza, qui transportaient les Ency-
clopédistes, et qu’on sent bouillonner à chaque ligne des textes philo-
sophiques de ses maîtres directs, Marx et Engels, Lénine et Staline.
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Son enseignement à l’Université ouvrière de Paris, où il a fait de


longues années de cours de philosophie, était concret et familier. Il
était maître dans l’art difficile d’exposer les questions les plus élevées
et les plus abstraites en termes simples, tirés de la vie quotidienne et
de la pratique des métiers. Il a eu chaque année des centaines d’élèves,
prolétaires, hommes des classes moyennes, étudiants de l’Université
officielle, qu’il gagnait à la philosophie et à la cause du matérialisme
dialectique par sa clarté et sa vigueur, en même temps qu’ils deve-
naient à lui-même amis et disciples dans toute la force de ce beau mot,
conquis par sa bienveillance, son affection, son ardeur entraînante,
exaltante.
Ses camarades étaient ses frères. Il les soutenait dans l’adversité.
En tout temps, il n’avait point de plus grande joie que de les accueillir,
de les renseigner, de els encourager, de les aider dans leur travail, avec
autant de fermeté que de tact dans la critique, toujours prêt à se dépla-
cer, à accourir au premier appel pour rendre service, toujours disposé
à faire des recherches pour autrui, à fournir non seulement les référen-
ces et les documents, mais, s’il le fallait, les idées mêmes. Il était
comme un soldat dans une bataille, qui sait le prix de la discipline et
de la solidarité, de l’oubli de soi-même et de l’abnégation. Un trait
frappant de sa méthode de travail était le scrupule. Cet homme d’une
intelligence supérieure avait tellement de modestie intellectuelle que
non seulement il surveillait comme il se doit, reprenait et corrigeait
chaque ligne de ses écrits et chaque parole de son enseignement, mais
qu’il poussait jusqu’aux extrêmes limites la sévérité envers lui-même,
la préoccupation d’autocritique.
Sa vie restera pour tous les hommes de progrès et particulièrement
pour les intellectuels avancés, un modèle de l’union intime de la théo-
rie et de la pratique. Sa personne, un modèle de militant enthousiaste
qui ne fait pas deux parts de sa vie, qui ne ruse pas avec sa conviction,
qui hait tous les hypocrites, tous ceux qui se déshonorent comme être
pensants en marchandant à l’idée sa mesure d’influence sur le réel, sur
la conduite de l’existence.
Cette activité de militant, de soldat, l’a conduit bien au delà des po-
lémiques de plume. Combattant communiste, il ne reculera devant au-
cune tâche. Il les abordait toutes avec la même bonne volonté et le
même allant, sans craindre les efforts, les longues nuits de veille. Il a
consacré pendant des années la plus grande partie de ses loisirs à met-
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tre sur pied la documentation de son Parti. Il a donné beaucoup de


temps, dans certaines périodes, au journal l’Humanité, comme rédac-
teur et comme organisateur. Il militait dans les groupements
d’intellectuels antifascistes, où les Munichois éprouvent encore la brû-
lure des coups qu’il leur a portés.
Tel fut le militant, le militant contenait tout l’homme. Le trait le
plus frappant de sa physionomie, celui qui apparaissait sans éclipse et
sans atténuation même au cours du commerce le plus prolongé, c’était
en effet la jeunesse et la ferveur. Il n’a pas sacrifié à notre cause une
vie lasse et déclinante, mais une vie qui était dans toute sa fraîcheur et
dans tout son éclat, capable qu’il était des longs efforts, des fréquentes
nuits de travail, et, en même temps, sensible à la musique, à la poésie,
ouvert à la beauté et à toutes les joies du monde, plein du bonheur
d’être et d’agir. En lui, rien de terne ou d’abattu ; tout était flamme et
santé.
C’était un combattant né, et il a fait la preuve de ses qualités de
combattant dans la lutte pénible de l’illégalité contre les oppresseurs
de son peuple, les adversaires de toute culture. En face des bourreaux
qui le tourmentaient dans sa chair, — sous la direction personnelle et
en la présence du sinistre Pucheu — il n’a pas baissé les yeux un ins-
tant. La force de caractère a égalé en lui la force de l’intelligence. Il a
lutté, souffert, succombé en héros communiste et en grand patriote.
Son nom vivra dans la mémoire de la classe ouvrière et de tout notre
peuple ; en mobilisant pour la cause de la liberté et du progrès tous
ceux qui l’on connu et aimé, l’exemple de ce professeurs militant en-
seignera les générations de jeunes intellectuels. Quand ses tortionnai-
res nazis auront depuis longtemps sombré dans le néant, il vivra dans
une postérité innombrable et fidèle, à qui il apprendra encore
l’égoïsme de la lutte et du travail.

*
* *

Avec Georges Politzer a disparu un autre représentant aimé et es-


timé des jeunes générations d’intellectuels français, Jaques SOLOMON.
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Jacques Solomon était fils de l’ancien médecin de l’hôpital Saint-


Antoine, dont l’œuvre scientifique est bien connue en Frande et à
l’étranger. C’est auprès de ce père, savant consciencieux et simple,
homme de courage, que Jacques Solomon a appris la vraie noblesse
humaine et le sens de la vie. Atteint il y a quelques années d’un mal
redoutable à l’étude duquel il avait précisément consacré sa vie et
dont il pouvait suivre sur lui-même les progrès implacables, le docteur
Iser Solomon avait affronté la douleur et l’approche de la mort avec u
courage tranquille et souriant qui témoignait d’une grande âme. Nous
ne pensons pas avec moins de respect à la mère de Jacques Solomon,
qui fut déportée dans les camps de tortures nazis et dont ses proches et
ses amis sont depuis trois ans sans nouvelles.
Jacques Solomon, docteur ès sciences, s’était consacré à la recher-
che. Ses travaux de physique mathématique, poursuivis à l’école du
professeur Langevin, lui avaient acquis une telle réputation que, tout
jeune encore, il fut chargé de conférences au Collège de France et
qu’une chaire d’Université lui était destinée.
La pratique quotidienne des méthodes scientifiques l’avait conduit
lui aussi, par un progrès naturel de l’esprit, à reconnaître dans la mé-
thode marxiste la généralisation la plus haute des démarches de la rai-
son pour appréhender le vrai et diriger la pratique humaine. Dès lors,
il avait partagé son temps entre ses travaux de physique et la lutte
pour le progrès et la liberté de son peuple, dans laquelle il est tombé
en héros.
Travailleur convaincu et concentré, ami tendre et fidèle, profon-
dément bon et brillant d’intelligence, il vivait sa doctrine. De ce mo-
deste, la conviction rayonnait. Malgré son effacement, il a été le pro-
moteur, l’animateur de maints cercles ou groupes de discussions et de
recherches. Il a été le guide de plus d’un intellectuel de sa génération
sur la route d’une vie consciente et utile ; les ennemis de la nation, les
intellectuels avilis qui aidaient à préparer la grande trahison de la
France, ne lui ont pas ménagé, dès avant la guerre, les attaques sour-
noises, parce qu’ils sentaient dans cet homme tranquille et doux la
solidité des convictions, la fidélité à la cause du peuple dans tous les
cas.
Rosenberg et toute sa séquelle de profanateurs de l’intelligence,
tous ces pygmées acharnés contre la pensée rationnelle, contre la phi-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 20

losophie des idées claires et distinctes, contre la probité de l’esprit et


de l’action, ont tranché sauvagement le cours de la vie ardente et fé-
conde de Georges Politzer et de Jacques Solomon. Mais quelle déri-
sion s’ils croyaient en finir du même coup avec la force qui les avait
engendrés, nourris et portés ! Cette force était une force immortelle
que les bourreaux pouvaient entraver, mais non détruire. Mourant
pour la libération le peuple et pour la cause du progrès, Georges Polit-
zer et Jacques Solomon ont du qu’ils mouraient en vainqueurs.

Allocution prononcée
le 31 mai 1942 à la Maison de l’Université française
par PAUL ELUARD,
au nom du Comité national des écrivains

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Pendant quatre ans, nous avons eu honte du malheur de l’homme.


Mais n’en avions-nous pas honte avant ? N’en avons-nous pas honte
aujourd’hui, quand nous dénombrons nos morts, quand nous voyons
revenir des camps allemands nos camarades à bout de forces ? Je suis
littéralement malade de honte quand on me décrit les tortures infligées
même à des enfants et à des femmes. Je suis malade de honte quand
un de mes amis me raconte qu’il était obligé d’aller à genoux manger
sa soupe ou que les nazis faisaient tenir ceux qu’ils exécutaient par
leur camarades. Mais n’avions-nous pas honte, depuis toujours, de
l’immonde doctrine qui veut séparer les hommes, les tailler en tran-
ches inégales ; les attrister, les pervertir, leur donner l’idée absurde
qu’il faut savoir se résigner à n’avoir pas son semblable partout ?
N’avions-nous pas honte de la misère absurde, de l’égoïsme et de
l’hypocrisie, de la cruauté abominable des guerres, de l’injustice sans
pudeur ?
La qualité maîtresse de Jacques Decour était la rigueur. Rigueur de
l’esprit, rigueur de la vie. Il lui fallut mettre d’accord sa raison avec sa
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 21

sensibilité et il adhéra, lui, intellectuel privilégié, fisl d’agent de chan-


ge, au parti communiste.

Autrefois, écrit Fueurbach, la pensée était pour moi le but de la vie,


mais aujourd’hui, c’est la vie qui est pour moi le but de la pensée.

Jacques Decour était de ceux qui ne se contentent pas d’une adhé-


sion de principe, d’un accord de pensée. Il était de ceux qui pensent
que la résistance opposée au mal sera plus féconde que ce mal fut des-
tructeur. Pas un instant, il n’a désespéré de l’homme, pas un instant il
n’a désespéré de la libération des opprimés et de la destruction des
oppresseurs. Pour lui, vivre c’était agir et agir come il le pensait :
adroitement. Il était agrégé d’allemand. Il avait traduit Gœthe, étudié
la littérature et la philosophie allemandes ; et parce qu’il les connais-
sait bien, il haïssait le nazisme malfaisant. Il fut à l’origine de toute la
résistance intellectuelle en zone nord. Le simple énoncé des tâches
qu’il accomplit ne réussit pas à donner idée de la persévérance, de
l’énergie, de la finesse, du courage dont il eut besoin pour atteindre
son but.
…Jacques Decour avait trente-deux ans. Sous son apparence rigou-
reuse, il dissimulait un immense besoin d’amour. Cet homme qui ac-
cepta si simplement de mourir en pleine jeunesse et qui écrivit, avant
de mourir, à ses parents :

Comme je n’ai pas de religion, je n’ai pas sombré dans la méditation


de la mort : je me considère un peu comme une feuille qui tombe de
l’arbre pour faire du terreau. La qualité du terreau dépendra de celle des
feuilles. Je veux parler de la jeunesse française en qui je mets tout mon
espoir.

Ce même homme notait en 1938, peu avant Munich :

Maintenant nous nous préparons à mourir les uns et les autres. Chacun
à sa manière, avec la tête entre les mains ou le sourire cabotin et si char-
mant des Français, ou tous les discours d’un si peu digne bon sens, ou en-
core le silence et le demi-sourire complice ou mystérieux des anges
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 22

condamnés. Mais chacun n’aura pas nécessairement la mort qui lui res-
semble, et plutôt toutes les formes de la mort seront hâtivement appliquées
au hasard sur les visages, comme des masques. Comment s’y retrouver ?
et qui restera pour s’y retrouver ? On se prépare, on songe à ce qui doit
venir, à ce qui doit nous tuer sans que nous puissions avoir un geste de dé-
fense, mais ce sera peut-être long, comme toutes les maladies incurables.
Attendre si longtemps une fatalité, c’est l’épreuve. Et les forts devant cette
épreuve ne sont pas ceux qu’on attendait. Les forts sont ceux qui ont aimé
l’amour avant toute chose.
C’est bien le moment de nous souvenir de l’amour. Avons-nous assez
aimé ? Avons-nous passé plusieurs heures par jour à nous émerveiller des
autres hommes, à être heureux ensemble, à sentir le prix du contact, le
poids et la valeur des mains, des yeux, du corps ? Savons-nous encore bien
nous consacrer à la tendresse ? Il est temps, avant de disparaître dans le
tremblement d’une terre sans espoir, d’être tout entier et définitivement
amour, tendresse, amitié, parce qu’il n’y a pas autre chose. Il faut jurer de
ne plus songer qu’à aimer, parce qu’il n’y a pas autre chose. Il faut jurer
de ne plus songer qu’à aimer, aimer, ouvrir l’âme et les mains, regarder
avec le meilleur de nos yeux, serrer ce qu’on aime contre soi, marcher
sans angoisse en rayonnant de tendresse.

La tendresse de Jacques Decour, sa haine pour l’ennemi et les ser-


viteurs de l’ennemi se justifient précisément par cet immense amour
qu’il portait aux êtres, à la vie. C’est en fonction de cet amour qu’il est
entré dans ce Parti qui est devenu le Parti des fusillés, dans ce Parti
qui a pour fanion de rassemblement des mots d’ordre qui unissent le
commun des hommes et qui combat pour nous affranchir de ce
« bien » épouvantable qui a le visage de l’injustice, de la famine et de
la mort, visage que quelques-uns osent encore nous montrer au-
jourd’hui. Mais une immense barricade s’est dressée dans le monde
entier pour barrer la route au fascisme, à ceux qui veulent en finir, pris
d’impatience et de rage, avec nous, les hommes. C’est sur cette barri-
cade qu’est mort, parmi tant d’autres, les hommes. Pendant quatre ans,
nous ne disions plus « je », mais « nous » et ce fut et ce restera notre
fierté d’avoir dit, d’avoir répété : « Nous les hommes » pour tous ceux
qui refusaient de vivre à genoux. Nous avons jeté dans la balance de la
justice le terrible poids des mots. Nous avons témoigné publiquement
du refus que notre peuple oppose à la bêtise et à la méchanceté.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 23

N’oublions jamais Jacques Decour. C’est parce qu’il existait des


hommes comme lui que nous sommes libérés et que nous pouvons, de
nouveau, rêver d’être heureux.

Allocution prononcée le 31 mai 1942


à la Maison de l’Université
par Pierre Daix,
étudiant ès sciences, camarade de prison de
Georges Politzer et Jacques Solomon

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J’avais eu l’occasion de connaître fort fugitivement Georges Polit-


zer et Jacques Solomon avant 1939. Puis, ce fut la guerre et
l’occupation. Nous savions dans nos organisations d’étudiants qu’ils
n’avaient jamais cessé de lutter, qu’ils étaient des intellectuels qui
avaient toujours gardé leur poste d’avant-garde. Je ne devais les revoir
qu’au Dépôt.
Qu’il me soit permis d’évoquer ce qu’était le Dépôt au début de
1942. C’était l’antichambre des prisons allemandes, pour beaucoup
l’antichambre de la mort. On nous entassait dans d’infectes cellules
mal aérées, sales, sans eau courante, éclairées le jour parce qu’il y fai-
sait trop sombre pour assurer la surveillance. Nous ne pouvions com-
muniquer que lors de la promenade quotidienne qui nous permettait de
voir nos camarades femmes, ou lors des jours de rasage où l’on nous
faisait tous aller dans la grande salle.
Ce qu’il y avait de plus angoissant, c’était l’appel des noms le soir
parce que chaque jour, nous craignions d’apprendre l’arrestation d’un
de nos camarades. Un soir particulièrement sombre et froid de fé-
vrier, on ouvrit note cellule et ont introduit un nouveau camarade. Il
régnait à ce moment-là une activité fébrile : ce n’était que portes qui
claquaient, gardiens qui voudraient de tous côtés. Nous étions tous
collés à la porte pour essayer de comprendre ce qui se passait. Les
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 24

gardiens contrôlaient l’identité des détenus à leur arrivée dans les cel-
lules. Soudain, une porte s’ouvrit au premier étage, le gardien appela
lentement :

— Politzer Georges.
— Présent.

Un silence se fit dans notre cellule, parce que nous avions compris
l’importance du coup de filet qui venait d’être lancé. Marie-Claude
Vaillant-Couturier avait déjà été arrêtée depuis quelques jours. Notre
nouveau compagnon nous expliqua rapidement qu’il y avait eu une
très grosse rafle. Ce camarade était Georges Lepape, rédacteur à
l’Humanité, fusillé depuis.
Nous étions dix à ce moment dans notre cellule. Nous sommes au-
jourd’hui deux survivants.
Solomon resta trois jours parmi nous. Il était extraordinairement
calme :

Il est logique que je sois fusillé, nous disait-il, j’ai lu Mein Kampf et je
sais à quoi m’en tenir.

Il était décidé à continuer, même dans les plus dures conditions, sa


tâche d’intellectuel et il me dit dès le lendemain :

Qui sait, peut-être que quelques-uns d’entre nous survivront, il va fal-


loir organiser des discussions sur des problèmes d’actualité. Il faut conti-
nuer jusqu’au bout de travailler comme si nous devions survivre.

Il eut juste le temps d’organiser une discussion sur le racisme en


France, étudiant les causes, analysant les théories, en particulier celle
de Montandon, les passant au crible d’une critique impitoyable.
Il avait déjà jeté sur le papier le plan d’un exposé sur la lutte contre
la science, lorsqu’on l’appela pour passer un nouvel interrogatoire. A
son retour, il fut affecté à une autre cellule, et je ne pus le revoir que
fugitivement lors des promenades.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 25

Je ne devais voir Georges Politzer que quelques jours plus tard


dans la grande salle du Dépôt. A peine arrivé, il esquissa brièvement
la situation politique et militaire, puis nous raconta avec une ironie
cinglante ses premiers interrogatoires.

Ils m’ont demandé si j’étais au courant de l’activité terroriste en Fran-


ce, je leur répondis qu’il ne pouvait en être autrement.

— Mais alors, vous en connaissez les principaux responsables ?


— Certes.
— Les noms ?

— Mais avec plaisir. Les deux plus grands terroristes qui agissent en
France : ce sont le général von Stülpnagel et le maréchal Pétain !

Puis, au début de mars, ce fut le transfert à la Santé allemande. Je


ne devais revoir Politzer que quelques semaines plus tard, lorsque,
condamné par les autorités nazies, j’attendais mon transfert dans une
autre prison. J’étais à ce moment-là employé comme Kalfaktor, ce qui
me permettait de circuler dans la prison avec assez de facilité. Geor-
ges Politzer était au secret dans une cellule de haute surveillance ; le
guichet en était perpétuellement ouvert ; depuis son arrivée dans cette
prison, c’est-à-dire depuis plus de deux mois, il était enchaîné les
mains derrière le dos. Pour que ce fût plus pénible encore, on avait
raccourci autant qu’il était possible, en ne laissant subsister qu’un
maillon, la chaîne qui reliait les menottes ; on ne les déliait que quel-
ques minutes par jour pour lui permettre de manger et de mettre de
l’ordre dans sa cellule. Ses poignets, cisaillés par les tortures et les
menottes, le faisaient horriblement souffrir. De plus, il était soumis à
des vexations de toutes sortes. Un jour, j’avais mis de côté pour lui
une gamelle de soupe un peu mieux remplie et je l’avais déposée sur
le guichet, profitant d’un moment d’inattention du surveillant alle-
mand. Ce dernier, lorsqu’il ouvrir la porte de la cellule pour délier Po-
litzer et lui permettre de manger (il s’arrangeait toujours pour que ce
fût au moins une demi-heure après la distribution de la soupe) regarda
la gamelle, me fit appeler et m’expliqua fort doctoralement que Polit-
zer était un bandit très dangereux et qu’en conséquence, s’il voyait de
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 26

nouveau une gamelle bien remplie sur son guichet, nous serions, lui et
moi, mis au pain sec pendant huit jours. Ce jour-là, il se contenta de
renverser les trois quarts de la gamelle dans les latrines.
Malgré toutes ses souffrances, Politzer n’avait pas désarmé. Il
n’avait rien perdu de sa combattivité passionnée. Quelquefois, le sous-
officier d’étage, un vieillard grognon et hargneux, engagé volontaire à
soixante-deux ans, il allait le trouver pour le morigéner. Il fallait voir
comme il était reçu. Il n’avait pas d’autre ressource que de repartir
vexé en hurlant les injures les plus grossières.
Nos camarades femmes de la division faisaient un effort de solida-
rité admirable et souvent nous pouvions apporter quelques petites
choses à Politzer qui en était extrêmement ému.
Nous n’avions de nouvelles que celles que nous donnaient les sen-
tinelles et celles que nous lisions sur les journaux allemands que nous
pouvions voler. Une des dernières que je pus lui communiquer était
mauvaise : c’était le compte rendu de la bataille de Kharkov.

Ils avanceront peut-être encore, me dit-il, mais après viendra la retrai-


te, et pour toujours.

Le 15 mai, je fus transféré à Hauteville. J’appris au début de juin


que Politzer, Solomon et Decour avaient été fusillés.
Georges Politzer, Jacques Solomon, Jacques Decour, martyrs de
l’intelligence française, furent pour nous de vivants exemples
d’héroïsme, de ténacité et de courage. Les universités clandestines et
semi-clandestines des bagnes français de Clairvaux, Fontevrault et
Blois, les efforts déployés dans les camps nazis de Buchenwald, de
Mathausen et d’ailleurs pour tenir haut le flambeau de la culture fran-
çaise sont dans la ligne de leurs luttes et constituent, je crois,
l’hommage qui aurait le plus touché, s’ils l’avaient connu, ces hom-
mes qui donnèrent toute leur vie à la cause de l’humanisme et de la
libération totale de l’homme.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 27

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945

MÉCANISME
DE L’ÉVOLUTION
par Georges TEISSIER

III. — Les données de l’expérience 2

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Si l’espace ne m’était pas mesuré, il importerait d’étudier mainte-


nant avec quelque détail les faits qui justifient la position doctrinale
des évolutionnistes contemporains. Une telle étude serait d’autant
moins inutile qu’aucun ouvrage de langue française n’en a donné jus-
qu’à présent un exposé suffisant. Faute de pouvoir entreprendre ici ce
travail, je me contenterai de quelques indications sommaires sur cer-
tains points particulièrement importants pour le problème qui nous
occupe. On excusera leur caractère technique, qui était inévitable.

*
* *
Les divers types de variation définis et étudiés au laboratoire, sur
des lignées animales ou végétales élevées dans des conditions généra-
lement artificielles, ont été retrouvés dans es populations sauvages. Il
n’est presque aucune espèce où ne puissent être trouvés, à côté
d’innombrables « normaux », quelques individus aberrants, porteurs

2 Voir la Pensée, n° 2, janvier-février-mars 1945, p. 3 à 19.


LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 28

d’un ou plusieurs gènes mutants. Ceux-ci sont le plus souvent réces-


sifs et, se présentant presque toujours à l’état hétérozygote, ne peuvent
être recensés que par une étude génétique poursuivie au laboratoire,
étude qui ne se montre d’ailleurs fructueuse que lorsque le patrimoine
héréditaire de l’espèce sur laquelle elle porte est déjà connu. Aussi
est-ce sur les Drosophiles que l’on possède le plus d’informations : il
a été constaté, chez plusieurs espèces de ce genre, que presque tous les
individus sauvages étaient porteurs d’au moins un gène mutant. Quel-
ques-uns de ceux-ci ont un effet visible, mais la plupart modifient seu-
lement la vitalité ou la fécondité de leurs porteurs dont ils ne changent
en rien l’apparence. Dans d’autres espèces au contraire, l’escargot des
jardins et l’escargot des forêts par exemple, les populations sont hété-
rogènes et renferment, en proportions variables, un certain nombre de
génotypes très différents les uns des autres et également variables. Les
groupes sanguins reconnus chez l’Homme fournissent enfin un bon
exemple de gènes allélomorphes sans effet visible et physiologique-
ment indifférents.
Il serait naturellement facile d’allonger cette liste, mais il importe
de signaler que beaucoup de variations héréditaires, dont l’importance
évolutive est évidente, n’ont pu encore être analysées de façon satis-
faisante. On ignore encore, dans presque tous les cas, la nature généti-
que exacte des différences physiologiques qui séparent les diverses
lignées stables que l’on peut isoler dans une même espèce, celles par
exemple qui distinguent, chez beaucoup de végétaux, les lignées tar-
dives et les lignées précoces, les variétés qui résistent bien à la gelée
et les variétés qui la craignent, ou, chez les animaux, les races d’un
même parasite adaptés à deux hôtes différents. Le plus souvent ces
différences, d’ordre quantitatif, font intervenir simultanément plu-
sieurs gènes et parfois un grand nombre, qu’il est souvent bien diffici-
le de distinguer, leurs effets individuels étant fort minimes. Quand
bien même on admettrait, pour ne pas préjuger des découvertes futu-
res, qu’à côté de ces gènes multiples, d’autres facteurs de nature enco-
re inconnue, cytoplasmiques par exemple, contribuent à
l’établissement des caractéristiques physiologiques héréditaires, on
n’en doit pas moins tenir pour établi que, dans toute espèce sauvage,
la plupart des individus, sinon tous, sont hétérozygotes pour un certain
nombre de gènes. Il existe donc toujours une « fluctuation » qui main-
tient, à côté des gènes de beaucoup prédominants et considérés pour
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 29

cette raison comme normaux, un grand nombre de leurs allèles en


proportion très faible.
La fluctuation génique tend à s’atténuer par l’extinction fortuite de
certains gènes et par l’effet de la sélection naturelle, qui tend à élimi-
ner ceux d’entre eux dont l’action est par trop fâcheuse ; elle est entre-
tenue par le flux incessant des mutations qui font constamment appa-
raître de nouveaux allèles. Aussi se montre-t-elle à peu près constante,
de génération en génération, tant que les conditions de vie ne changent
pas. Nous verrons plus loin que l’ampleur de cette fluctuation com-
mande la plasticité de l’espèce et, corrélativement, sa capacité
d’évolution.
À côté des mutations génétiques, se rencontrent également dans la
nature des mutations chromosomiques, qui, sans toucher à la nature
des gènes, affectent leur distribution sur les chromosomes. Ces varia-
tions structurales apparaissent d’ailleurs plutôt comme des caractères
raciaux que comme des caractères individuels. Chez certaines espèces
de Drosophiles, D. pseudo-obscura par exemple, les diverses popula-
tions locales, qui présentent toutes les mêmes gènes normaux, diffè-
rent très notablement par la distribution de ces dernières le long des
divers chromosomes (inversion). Chez les Datura, et particulièrement
chez D. stramonium, plante aujourd’hui cosmopolite, on connaît un
certain nombre de races géographiques dans lesquelles des groupes
des gènes homologues peuvent être associés de diverses manières
pour constituer les douze paires de chromosomes (translocation).
Chez quelques rares animaux et beaucoup de végétaux enfin, le nom-
bre normal des chromosomes peut être doublé en certaines stations
(polyploïdie). Ces variations structurales ou numériques des chromo-
somes ont joué, à n’en pas douter, nous le montrerons, un grand rôle
dans l’évolution en favorisant l’isolement des espèces naissantes.
L’énumération qui précède épuise, ou peu s’en faut, la liste des ty-
pes de variations héréditaires officiellement reconnues. Mais il reste
une possibilité que nous avons envisagée tout à l’heure, celle de
l’existence de facteurs cytoplasmiques inconnus qui, partageant avec
les gènes la responsabilité de la transmission des caractères héréditai-
res, interviendraient comme eux dans la différenciation physiologique
des races locales. En acceptant cette éventualité, nous nous écartons
de la Génétique traditionnelle, qui ne reconnaît que les gènes fixés sur
les chromosomes et qui, niant a priori tout fait l’hérédité cytoplasmi-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 30

que, classe, par un étrange abus de langage, ceux que l’on a décrits
chez les végétaux, sous la rubrique « fausse hérédité ». Il est certain
que les faits invoqués à l’appui de l’existence de l’hérédité cytoplas-
mique ne sont ni très nombreux, ni en général très probants. Mais il
n’en reste pas moins que certaines variations héréditaires des végétaux
sont très difficiles à expliquer par les conceptions classiques. Un fac-
teur cytoplasmique héréditaire a été d’autre part mis récemment en
évidence chez un Protozoaire. Chez la Drosophile, enfin, on connaît
depuis quelques années un caractère physiologique dont la transmis-
sion héréditaire est tout à fait aberrante. Il s’agit d’une sensibilité sin-
gulière à l’action toxique du gaz carbonique qui caractérise une lignée
particulière et, dans les croisements, se transmet come un tout. Ce ca-
ractère, qui a certainement un support matériel de nature particulaire,
n’est cependant pas conditionné par un gène, puisque sa transmission
est complètement indépendante de celle des chromosomes.
Pour isolés qu’ils soient encore, ces faits n’en suffisent pas moins à
montrer que le champ de la variation est probablement plus vaste
qu’on ne le supposait il y a quelques années. Ils sont cependant trop
peu connus encore pour que, dans les pages qui vont suivre, il puisse
en être beaucoup tenu compte. Ce que l’on sait d’eux ne permet
d’ailleurs pas de croire qu’ils soient de nature à modifier, autrement
que par de légères retouches, le schéma que nous donnerons pour ter-
miner ce travail.

*
* *
Il se pose maintenant une question, que nous ne pouvons traiter ici
que sommairement, mais que nous ne sommes pas en droit d’esquiver.
C’est celle de l’origine des variations. Il fut admis généralement, jus-
qu’à une époque assez récente et malgré quelques indications contrai-
res, que la mutation d’un gène était un phénomène spontané, indépen-
dant à la fois des circonstances extérieures, de l’état physiologique de
l’animal qui en est porteur et de la nature des autres gènes qui
l’accompagnent. Cette position doctrinale des généticiens extrémistes,
pour qui les gènes sont des entités dont le comportement ne relève que
de conditions internes, ne peut plus être retenue à l’heure actuelle. On
sait produire aujourd’hui, par l’emploi convenablement dosé de
rayons X ou d’autres radiations, des mutations géniques ou chromo-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 31

somiques qui ne diffèrent pas, par leur nature, de celles qui paraissent
spontanées. Il semble aussi que certains agents chimiques, ou une élé-
vations de la température d’élevage, puissent accroître, dans une large
mesure, le taux de mutation de nombreux gènes. On a découvert,
d’autre part, d’incontestables « gènes de mutabilité » dont l’un, chez
le Maïs, accroît électivement et dans de très fortes proportions le taux
de mutation d’un autre gène, dont d’autres, chez la Drosophile, agis-
sent simultanément sur des gènes très divers. Ainsi se trouve établie
l’existence d’un type insoupçonné de corrélation intergénique et dé-
montré que la stabilité d’un gène de la nature de l’ensemble du géno-
type auquel il est associé.
Cet ensemble de résultats, infiniment plus satisfaisant pour l’esprit
que les affirmations dogmatiques de la génétique classique, montre
que le milieu, extérieur ou intérieur, peut agir de diverses façons sur le
déterminisme de la variation. Celle-ci perd par là ce caractère, mysté-
rieux et quelque peu inquiétant, de phénomène spontané et irrationnel
que certains biologistes s’étaient plus à lui donner. Le darwinisme re-
trouve en même temps une souplesse que des doctrinaires intransi-
geants lui avaient fait perdre contre tout droit.

*
* *
Les indications qui précèdent suffisent, malgré leur brièveté, à
montrer que, dans la nature actuelle, existent toutes la variations héré-
ditaires que le théoricien le plus exigeant peut souhaiter, toutes celles,
en particulier, que le présuppose le darwinisme. Il nous faut mainte-
nant illustrer de quelques exemples concrets l’analyse de la notion de
sélection naturelle à laquelle nous avons procédé dans la première par-
tie de cet exposé.
Le premier point qu’il impose de souligner est que des expérien-
ces, peu nombreuses encore en vérité, mais parfaitement démonstrati-
ves, montrent que la mort est différenciatrice. Le postulat sur lequel a
été édifié le darwinisme est aujourd’hui un fait incontestable.
Certaines de ces expériences portent sur les Végétaux. Les plus
convaincantes sont celles qui ont été réalisées en mettant en concur-
rence plusieurs lignées de Taraxacum officinalis (notre vulgaire pis-
senlit). Ces lignées d’origine différente, mise en concurrence sur le
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 32

même terrain, ont prospéré inégalement et celles qui réunissaient le


mieux lorsque le semis était dense et la concurrence forte ne se mon-
traient pas les plus résistantes dans des conditions de concurrence
beaucoup moins sévères. Des faits analogues ont été observés en
comparant entre elles diverses races de blé ou de haricots. D’où cette
conclusion, dont l’importance est évidente, que non seulement les dif-
férents génotypes d’une même espèce n’ont pas la même valeur sélec-
tive, mais encore que cette valeur sélective dépend des circonstances
dans lesquelles l’espèce se trouve placée.
Les recherches faites sur les animaux aboutissent au même résultat.
Comme toujours, les faits le plus solidement établis ont été acquis par
l’étude des différentes espèces de Drosophiles. Des expériences,
conduites de façon diverse et poursuivies dans quelques cas sur plu-
sieurs dizaines de générations consécutives, ont montré que, dans des
conditions d’élevage déterminées, chaque génotype possède une pro-
babilité de survie déterminée. Cette probabilité de survie dépend des
circonstances et, en particulier, de la température et de l’intensité de la
concurrence. Tel génotype qui succombe devant un autre à basse tem-
pérature l’emportera sur lui à une température plus élevée ; ou encore,
favorable lorsque la concurrence larvaire laisse survivre un individu
sur deux, se montre extrêmement désavantageux lorsqu’il n’en survit
plus qu’un sur dix. Lorsque, dans une population maintenue station-
naire par une technique appropriée, sont introduits des individus por-
teurs d’allèles qui n’y étaient pas encore représentés, ceux-ci sont en
général éliminés. Il peut arriver cependant que la composition de la
population tende vers un état d’équilibre où, à côté des gènes nor-
maux, persistent en petit nombre des gènes mutants qui donnent aux
individus qui les présentent à l’état hétérozygote une vigueur et une
fécondité supérieures à celles de l’homozygote normal, condition qui
leur permet de subsister même s’ils se montrent tout à fait défavora-
bles à l’état homozygote. L’expérience a même montré qu’un gène
nouveau pouvait s’installer au sein d’une population dans laquelle il
était apparu par mutation, qu’il pouvait s’y propager malgré une
concurrence très sévère, qu’il pouvait enfin s’y stabiliser à une fré-
quence assez élevée. Il a été constaté enfin, tout récemment, que le
niveau de l’équilibre entre deux allèles d’un même gène dépendant
dans une très large mesure des autres caractéristiques génétiques de la
population. La valeur sélective des divers génotypes en présence ne
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 33

dépend donc pas seulement des allèles qui servent à la définir, mais
aussi de tout le reste du patrimoine héréditaire de la population.
Des recherches méthodiques poursuivies sur des populations natu-
relles d’espèces polymorphes aboutissent à des résultats analogues,
qui ne peuvent pas être imputées aux conditions artificielles du labora-
toire. Chez plusieurs espèces de Criquets américains, les dénombre-
ments et l’analyse génétique des diverses populations permettent de
démontrer que les différents génotypes ont une valeur sélective très
inégale, certains étant beaucoup moins vigoureux et moins féconds
que d’autres. Le polymorphisme de ces espèces ne se maintient que
parce que les hétérozygotes sont particulièrement vigoureux. Chez
une des Coccinelles les plus communes dans nos régions, Adalia bi-
punctata, toute les populations renferment à la fois des individus à
élytres rouges tachés de noir et d’autres à taches rouges sur fond noir.
L’équilibre entre ces deux races se conserve d’année en année, parce
que la forme rouge qui supporte mieux que la noire les rigueurs de
l’hiver, est moins capable qu’elle de profiter des conditions plus favo-
rables de la belle saison.

*
* *
L’inégalité de la valeur sélective des divers génotypes d’une même
espèce une fois établie, il n’est guère utile de s’attarder à chercher des
preuves de l’existence d’une sélection conservatrice. La stabilité de
l’espèce, qui se maintient normalement tant que les conditions exter-
nes ne changent pas, suffit à la mettre en évidence, et les observations
qui montrent que, chez les Papillons et les Oiseaux, les intempéries
éliminent surtout les individus qui diffèrent du type de l’espèce, don-
nent un résultat trop prévu pour mériter qu’on s’y arrête. La contre-
épreuve fournie par l’accroissement de variabilité, conséquence d’une
diminution de sévérité de la sélection, est plus instructive. Certains
gènes qui se montraient jusqu’alors nuisibles, deviennent pratique-
ment indifférents et peuvent se multiplier sans inconvénient au hasard
des croisements. Les effets de cette « panmixie » ont été fréquemment
observés. Les couleurs trop voyantes sont le plus souvent interdites
aux petits Mammifères : leurs très nombreux ennemis éliminent rapi-
dement les mutants qui attirent trop facilement l’attention. Ces dan-
gers n’existent pas pour la Taupe, animal souterrain ; aussi les albinos
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 34

ne sont-ils pas rares dans cette espèce et a-t-on même vu une race isa-
belle constituer une colonie prospère en Vendée. C’est pour les mê-
mes raisons que les Lapins introduits par l’homme en Nouvelle-
Zélande, où ils ne sont guère exposés aux attaques des carnivores et
des oiseaux de proie, y présentent une diversité de pelage inconnue
partout ailleurs. L’homme même fournit sans doute le meilleur exem-
ple des effets, fâcheux par certains côtés, d’une absence de sélection.
Pour n’en citer qu’un seul, s’il y a tant de myopes, d’Hypermétropes
ou d’astigmates à notre époque, c’est qu’une vue médiocre ou mau-
vaise a beaucoup moins d’inconvénients pour l’homme d’aujourd’hui
que pour le chasseur préhistorique.
Il est beaucoup plus difficile de mettre en évidence la sélection no-
vatrice et les conditions mêmes dans lesquelles elle peut se manifester
expliquent qu’elle soit d’une observation si malaisée. Rappelons
qu’en principe la sélection peut être novatrice dans deux cas bien dif-
férents. L’évolution d’une espèce peut être une réponde de cette der-
nière à un changement du milieu, ou, celui-ci restant inchangé, la
conséquence de l’apparition d’un mutant mieux adapté que le génoty-
pe normal à telle ou telle de ses conditions d’existence. Espérer assis-
ter à la création normale à telle ou telle de ses conditions d’existence.
Espérer assister à la création excessive à la bienveillance du hasard.
Toutes les espèces qui nous entourent sont si anciennement établies
que le tri entre les divers génotypes possibles est achevé depuis long-
temps et que celui qui persiste est sinon le meilleur qui soit compati-
ble avec les conditions actuelles, du moins une forme d’équilibre su-
périeure à toutes celles que l’on pourrait réaliser par substitution de
quelques gènes nouveaux à ceux qu’il renferme normalement. Aussi
doit-on interpréter avec prudence les quelques exemples de substitu-
tion d’un mutant au type qui ont été signalés jusqu’à présent. Le cas
de la Phalène du bouleau a déjà été mentionné, celui de la mutation
blanche de Gentiana campestris qui, en Savoie comme aux Shetland
tend à supplanter le type pourpre normal de l’espèce, celui du Hamster
du Nord de la Russie où une forme mélancolique se substitue au type
normal bicolore, demanderaient à être étudiés de plus près pour qu’on
puisse être assuré qu’il ne s’agit pas là de phénomènes rentrant dans le
premier mode d’action de la sélection novatrice, celui où, les condi-
tions d’existence venant à changer, le génotype normal devient infé-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 35

rieur à un autre génotype contenu en puissance dans les limites de la


fluctuation génétique de l’espèce.
Un des exemples les plus simples et les plus clairs de ce mode
d’évolution est celui qu’ont fourni des céréales transportées sous un
climat très différent de celui où on les cultivait jusqu’alors. Les divers
génotypes représentés dans les semences qui sont à l’origine des
cultures du nord de la Scandinavie ont inégalement réussi dans les
conditions nouvelles où ils étaient appelés à vivre. Certains, à cycle
trop long, se sont montrés incapables d’amener leurs graines à maturi-
té dans la brève période de végétation des régions arctiques, tandis
que d’autres y arrivaient plus ou moins bien. Ainsi s’est effectuée,
sans intervention directe de la volonté humaine, une sélection des va-
riétés les mieux adaptées à ce nouveau climat, sélection assez efficace
pour qu’en peu de générations des races à peu près stables aient pu
être constituées. Des exemples analogues pourraient être trouvés sans
difficulté dans l’histoire des diverses plantes cultivées et de quelques-
uns de nos animaux domestiques, et, si les races acclimatées lois de
leur pays d’origine présentent souvent des caractères nouveaux, ce
n’est pas seulement parce que les réactions d’un être vivant dépendent
de son milieu, mais aussi parce que les réactions d’un être vivant dé-
pendent de son milieu, mais aussi parce que, dans bien des cas, la ra-
ce transplantée n’est pas seulement parce que les réactions d’un être
vivant dépendent de son milieu, mais aussi parce que, dans bien des
cas, la race transplantée n’est pas identique à la race que, dans bien
des cas, la race transplante n’est pas identique la race originelle, sélec-
tion naturelle et sélection artificielle ayant agi de concert pour ne
conserver que les génotypes les mieux adaptés aux nouvelles condi-
tions d’existence.

*
* *
Il est une évolution qui se poursuit actuellement avec une vitesse
assez grande pour que, dans une vie humaine, le changement produit
soit aisément observable. Cette évolution est particulièrement nette
pour la Phalène du Bouleau, dont nous avons déjà parlé, mais, fait très
remarquable dont il faut chercher l’explication, elle se produit en
même temps pour d’autres espèces de Papillons appartenant à plu-
sieurs familles de Phalènes et de Noctuelles. Le phénomène est tou-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 36

jours le même : dans une population jusqu’alors homogène et compo-


sée exclusivement de formes claires, apparaissent des individus de
teinte de teinte beaucoup plus foncée, parfois presque noire, qui,
d’abord fort rares, se multiplient ensuite à tel point foncée, parfois
presque noire, qui, d’abord fort rares, se multiplient ensuite à tel point
qu’en vingt ou trente ans, ils arrivent à éliminer, en certaines stations,
la forme jusque-là normale de l’espèce.
L’étude génétique a montré que ce mélanisme pouvait être imputé
à un gène dominant et, fait très important, que les hétérozygotes et les
mélaniques purs étaient plus vigoureux que les homozygotes clairs.
Cette plus grande vigueur des individus de couleur foncée suffirait à
expliquer les transformations observées, si l’on ne devait pas se de-
mander pourquoi cette évolution a attendu notre époque pour se pro-
duire simultanément pour tant d’espèces et dans tant de localité diffé-
rentes ? Il faut, de toute nécessité, que le mécanisme de la substitu-
tion, quel qu’il puisse être, soit lié à un changement des conditions
d’existence de l’espèce survenu très récemment dans toutes les ré-
gions où elle s’est produite. Or, presque tous les foyers de mélanisme
sont situés au voisinage de villes industrielles. On a supposé que la
production même de la mutation par les sels de plomb ou de manga-
nèse qu’elle contient, mais cette interprétation, incompatible avec tout
ce que l’on sait sur le mécanisme d’apparition des mutations, n’a pas
résisté au contrôle de l’expérience. On doit admettre que les mélani-
ques ont dû apparaître de tout temps, mas que les mécanisme qui les
élimineraient malgré leur vigueur plus forte ne jouent plus actuelle-
ment, ou ont diminué d’efficacité. La nature de ces mécanismes n’est
pas connue avec certitude, mais l’hypothèse la plus simple et la plus
raisonnable est que la sélection s’exerçait autrefois surtout par
l’intermédiaire d’Oiseaux qui détruisaient en plus grand nombre les
individus de couleur foncée, probablement plus visibles que els indi-
vidus clairs. Le développement industriel ayant fait disparaître en cer-
taines régions le plus grand nombre des insectivores qui les habitaient
jadis, cette sélection a perdu aujourd’hui beaucoup de sa vigueur. Il
est donc probable qu’il n’existe presque plus de mortalité différentiel-
le des papillons et que la seule sélection qui opère encore est celle qui
s’exerce sur les chenilles, et qui, comme le montrent les élevages, joue
en faveur des individus qui, à l’état adulte, doivent être mélaniques.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 37

Un fait, observé sur un autre Papillon, Oporabia aurumnata, plaide


en faveur de cette interprétation. Une forêt du Yorkshire, autrefois
homogène, est faite aujourd’hui surtout de pins dans la partie nord et
de bouleaux dans sa partie sud. Dans le bois de pins, 96 % des Opora-
bia sont foncés, alors que 15 % seulement ont cette teinte dans le bois
de bouleaux. Or, bien que dans le bois de pins ne se trouvent que 4 %
d’individus claires, ceux-ci fournissent la majorité des ailes que l’on
retrouve éparses sur le sol. Leur dénombrement montre que la forme
claire a trente fois plus de chances d’être dévorée que la forme som-
bre, sans doute parce qu’elle est plus visible qu’elle sur les troncs des
pins. En compensation de cet avantage, la forme sombre pond ses
œufs trop tôt dans la saison ; leur éclosion a lieu bien souvent avant
l’hiver qui est fatal aux larves. La forme claire, dont les œufs éclosent
régulièrement au printemps, l’emporte, pour cette raison, sur la forme
sombre, lorsque les Oiseaux et les Chauves-Souris ne sont pas trop
nombreux, ce qui est le cas dans le bois de bouleaux, où d’ailleurs il
est peut-être plus avantageux pour un Papillon d’être clair que foncé.
On pourra évidemment reprocher à ces deux exemples de compor-
ter une trop grande part d’interprétation et de ne pas être étayés par
des expériences directs sur l’efficacité de l’agent sélectif qu’ils invo-
quent l’un et l’autre. La question se pose, en effet, de savoir si nous
avons le droit, comme nous venons de le faire comme nous l’avions
déjà fait à propos de la sélection conservatrice et de la panmixie,
d’admettre sans contrôle la valeur protectrice de l’homochromie. Est-
il vrai que, dans certains habitats, des couleurs voyantes soient dange-
reuses pour leur porteur et que les animaux aient en général avantage
à prendre, de façon plus ou moins précise, la couleur de leur milieu ?
Pendant fort longtemps, nul n’a douté que la réponse à cette question
dût être affirmative, mais aujourd’hui, certains auteurs, prenant pré-
texte d’exagérations évidentes de leurs prédécesseurs, nient de façon
catégorique la valeur protectrice de toute leur efficacité. Fort heureu-
sement, ces critiques perdent, par leur excès même, toute leur efficaci-
té. Nous pouvons accorder, comme allant de soi, qu’un animal homo-
chrome n’échappe pas infailliblement à la vue de ses ennemis, mais
nous sommes en droit d’exiger de nos contradicteurs qu’ils nous
prouvent que la probabilité qu’a un animal d’être aperçu et dévoré est
exactement le même, quelles que soient sa couleur et celle de son mi-
lieu. Cette preuve, ils seraient bien en peine de la donner, et les expé-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 38

riences trop rares encore, faites sur ce sujet témoignent au contraire en


faveur de l’hypothèse darwinienne. Si les expériences faites sur les
Insectes que l’on cite le plus souvent sont imparfaites, d’autres, plus
récentes, ont donné des résultats plus probants et celles qui ont été ré-
alisées sur un autre matériel, constitué par de petits Poissons, chassés
par des Oiseaux aquatiques, sont tout à fait décisives. Elles suffisent
amplement à justifier, tant qu’un contrôle directe n’en aura pas été
fait, les hypothèses sur lesquelles nous nous sommes appuyé pour
l’interpréter l’histoire, inexplicable autrement, des mutations mélani-
ques des Papillons.

*
* *
Dans tous les exemples que nous avons étudiés jusqu’à présent, il
s’agissait de phénomènes qui se déroulaient sas l’intervention volon-
taire de l’homme. Il est clair que, dans ces questions, comme dans tout
autre problème, la méthode expérimentale devra intervenir pour met-
tre un terme aux controverses que suscite inévitablement
l’interprétation des faits, lorsque les conditions dans lesquelles ceux-ci
sont observés ne sont pas exactement connues. Malheureusement, les
sur la sélection naturelle, très difficiles à concevoir et plus difficiles
encore à réaliser, sont encore très peu nombreuses et, il faut reconnai-
tre, très insuffisantes. Nous en avons signalé quelques-unes, au mo-
ment où nous nous sommes proposé d’établir que tous les génotypes
n’avaient pas la même valeur sélective. Les expériences faites sur les
Drosophiles ont permis, non seulement de déterminer cette valeur sé-
lective, mais encore de suivre, pendant plusieurs dizaines de généra-
tions l’évolution de populations, maintenues stationnaires par un ap-
port régulier d’aliment et dans lesquelles s’exerce une très forte
concurrence larvaire. Les résultats, variables naturellement, suivant la
nature des gènes mis en présence lors de la fondation que l’on pouvait
faire. Ils ont permis, en particulier, d’établir que certains gènes mu-
tants, défavorables dans les conditions normales d’existence, peuvent
cependant subsister indéfiniment dans la population parce que
l’hétérozygote se trouve être un peu plus vigoureux ou un peu plus
fécond que l’homozygote normal. Que les circonstances changeant,
ces gènes jusqu’alors nuisibles deviennent favorables, et l’on verra
s’amorcer une évolution qui en augmentera le nombre. C’est ce qui
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 39

s’est effectivement produit dans une expérience inspirée par


l’explication que Darwin a imaginée pour rendre compte de
l’aptérisme si fréquent chez les Insectes qui vivent dans les îles ou au
bord de la mer. « On ne peut supposer, dit-il, que, durant une longue
suite de générations, chaque Insecte qui fit moins grand usage de ses
ailes, soit par suite de leur moindre développement, soit par suite
d’habitudes indolentes, ait eu plus de chance de n’être pas emporté par
le vent et de survivre, tandis que, d’autre part, au contraire, ses congé-
nères plus agiles, qui plus volontiers prenaient leur vol, étaient plus
souvent jetés à la mer où se noyait avec eux l’avenir de leur race. »
Cette explication ingénieuse n’est plus guère prise au sérieux au-
jourd’hui, même par les darwiniens, sans doute parce que le mécanis-
me qu’elle invoque paraît trop simple ou trop grossier. Elle est cepen-
dant, l’expérience le montre extrêmement vraisemblable. Une des mu-
tations de la Drosophile, dite vestigial, produit une atrophie des ailes
qui deviennent tout à fait impropres au vol. Elle a aussi pour effet de
diminuer dans de fortes proportions la vigueur des larves, la fécondité
et la longévité des adultes, de sorte que, dans une population élevée en
cage fermée, la fréquence du gène vestigial diminue toujours très vite.
Il en est de même lorsque les Drosophiles ont la liberté de quitter la
pièce où s’effectue l’élevage par une fenêtre en plein air est largement
ouverte. Il en va tout autrement lorsque la population lorsque la popu-
lation élevée en plein air est largement exposée au vent. Dans ce cas,
la fréquence du gène vestigial subit de larges oscillations, le nombre
des individus à ailes atrophiées diminuant après chaque accalmie et
augmentant après chaque coup de vent. La comparaison de l’évolution
de la population et des indications d’un anémomètre montre claire-
ment l’action sélective du vent et ne permet pas de croire que les faits
observés pourraient s’expliquer simplement par la plus grande faculté
qu’ont les mouches ailées de s’évader du lieu d’élevage. A certains
moments plus de la moitié des individus peuvent avoir des ailes atro-
phiées, les autres étant pour la plupart des hétérozygotes. Il n’est pas
douteux que si les drosophiles vestigiales avaient des larves plus vi-
goureuses et des adultes plus féconds, la proportion serait plus élevée
encore et que l’expérience prolongée assez longtemps aboutirait à une
élimination complète des individus ailés. La médiocre vitalité des ves-
tigiales interdit cet espoir, mais l’expérience est néanmoins assez dé-
monstrative pour que l’in puisse tenir pour justifiée l’interprétation de
Darwin. La sélection naturelle peut favoriser certaines anomalies que
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 40

des circonstances particulières rendent avantageuses. L’aptérisme des


Insectes que leur habitat expose au vent marin est une infirmité utile et
l’on conçoit que, si le hasard des mutations l’a fait apparaître dans
certaines espèces, le jeu de la sélection l’y ait maintenu.

*
* *
Le troisième et dernier point sur lequel nous désirons donner ici
quelques précisions est la question des mécanismes qui, en assurant
l’isolement sexuel d’une espèce naissante, lui donnent son autonomie,
et sans lesquels le monde vivant ne serait qu’un chaos de formes indé-
cises Il est évident que ces mécanismes doivent être largement indé-
pendants de ceux qui commandent à la variation, puisque des formes
aussi différentes les unes des autres que nos différentes races de
chiens se croisent aisément entre elles et que les centaines de muta-
tions de Drosophiles, si dissemblables qu’elles puissent être, restent
interfécondes. S’il en était autrement d’ailleurs, l’évolution aurait sans
doute eu infiniment moins d’ampleur qu’elle n’en a présenté. Il est
bien clair, en effet, que la fluctuation génique, qui seule maintient a
présenté. Il est bien clair, en effet, que la fluctuation génique, qui seu-
le maintient la capacité d’adaptation d’une espèce, ne peut se conser-
ver qu’autant que les croisements sont possibles entre les individus
normaux et les mutants. La diversité même des combinaisons généti-
ques réalisées à chaque génération est la condition nécessaire d’un
progrès de l’espèce ou même de son maintient au niveau
d’organisation qu’elle a atteint. L’évolution n’a pu se produire que
parce que els mécanismes responsables de l’isolement sexuel
n’interviennent en général que pour sanctionner tardivement le choix
fait par la sélection naturelle des meilleurs génotypes.
Bien que ces mécanismes soient encore insuffisamment connus, on
sait qu’ils sont extrêmement variés. Quelques-uns, les plus efficaces,
sont liés à l’éthologie ou à la physiologie des races en présence, qui
peuvent présenter des époques de maturité sexuelle très différentes
l’une de l’autre, présenter l’une pour l’autre une antipathie marquée
ou avoir des habitudes assez différentes pour que, même si elles habi-
tent la même localité, elles n’aient guère l’occasion d’entrer en
contact. Des formes ainsi séparées doivent être considérées comme
constituant des espèces distinctes, qu’elles présentent ou ne présentent
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 41

pas de différences morphologiques appréciables, même si dans des


conditions expérimentales convenables, leur croisement devient pos-
sible.
Dans d’autres groupes, les croisements sont fréquents dans la natu-
re sans que pour cela, les espèces risquent de se confondre. Tous les
degrés existent, en effet, entre les cas où ces croisements sont sans
effet et ceux où ils donnent naissance à des hybrides indéfiniment fé-
conds, le cas le plus fréquent étant la stérilité de ces hybrides. Le fait
que le produit de l’union de deux gamètes ne soit pas viable ou il soit
stérile, s’explique, en général, par une certaine incompatibilité des
gènes ou des chromosomes des races appariées. On a pu, par exemple,
créer une race de Drosophiles présentant une translocation dans ses
chromosomes X et Y, qui, croisée avec les Drosophiles normales,
donne les mâles stériles. Une trop grande différence structurale entre
les chromosomes appariés peut rendre un croisement infécond et l’on
a pu en accumulant les inversions dans une lignée de Drosophiles, ré-
ussir à créer une Drosophila artificialis qui ne peut plus se croiser ni
avec les souches qui lui ont donné naissance, ni avec les Drosophiles
normales.
Chez les végétaux, où l’hybridation est beaucoup plus fréquente
que chez les animaux, les faits sont à peu près les mêmes que chez ces
derniers, à cela près que, dans certains cas exceptionnels, un croise-
ment illégitime peut être l’origine d’une espèce doublement, stable
d’emblée. Il suffit pour cela que l’hybridation soit suivie d’un dou-
blement du nombre des chromosomes, qu’il y ait « allopolyphoïdie ».
Les hybrides du Chou et du Radis sont très vigoureux mais stériles,
les neuf chromosomes d’une espèce ne s’appariant pas avec les neuf
chromosomes de l’autre. Mais il arrive que, dans certains pieds, se
produise un doublement du nombre des chromosomes ; chacun des
dix-huit chromosomes primitifs ayant désormais un partenaire, les di-
visions cellulaires redeviennent normales et la fécondité se trouve res-
taurée. La plante ainsi produite, le Chou-radis ou Raphanobrassica
Karpechenkoi, est parfaitement stable, d’aspect intermédiaire entre
celui des espèces parentes, avec lesquelles elle ne se croise pas. Par le
même procédé ont pu être obtenues d’autres espèces nouvelles, un
Blé-seigle Triticade saratovence, une Primevère, Primula Kewensis…
On s’est aperçu, en outre, que plusieurs espèces anciennement culti-
vées avaient cette origine hybride : tels sont le Dahlia des jardins, le
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 42

Platane à feuilles d’Erable, l’Eucalyptus d’Algérie, la Fléole


d’Amérique et même le Tabac cultivé. Enfin, fait particulièrement in-
téressant, on a vu dans la nature se produire par ce procédé une espèce
qui supplante graduellement les espèces parente. Il s’agit d’une gra-
minée des vases maritimes, Spartina Towsendii, découverte en 1870
sur la côte sur de l’Angleterre en une seule localité et qui depuis s’est
beaucoup multipliée aux dépens des espèces parentes, dont l’une est
indigène et dont l’autres a été introduite d’Amérique.
Avant même que les faits, que nous venons de résumer, aient été
connus dans leur détail, certains botanistes avaient supposé que
l’hybridation était un des facteurs essentiels de la différenciation des
espèces et même des catégories systématiques plus élevées. Une telle
opinion, acceptable à la rigueur pour des végétaux, ne l’est certaine-
ment pas pour les animaux, où les phénomènes de polyploïdie sont
beaucoup plus rares. On remarquera au surplus qu’une fois une espèce
créée par une hybridation suivie d’allopolyploïdie, il reste à savoir si
elle réussira à se maintenir dans la nature et si elle résistera à
l’épreuve de la sélection naturelle. Celle-ci, qui d’ordinaire intervient
avant que l’espèce soit individualisée par l’isolement sexuel, n’agit ici
qu’après que l’espèce a acquis son autonomie. Mais son verdict n’est
pas moins souverain dans le second cas que dans le premier.

IV. — La naissance des espèces


Retour au sommaire

Nous avons essayé jusqu’à présent de découvrir, par l’observation,


l’expérience et le raisonnement, quels peuvent être les mécanismes
qui interviennent dans l’évolution. Il est malheureusement certain que
notre inventaire est très incomplet et que bien des recherches devront
être faites avant que l’analyse de ces mécanismes puisse être tenue
pour suffisante. Les résultats déjà acquis cependant assez importants
pour que nous nous sentions autorisé à tenter dès maintenant une es-
quisse de la marche probable de la transformation graduelle des espè-
ces. Le schéma auquel nous arriverons ne présente évidemment pas
autant de sécurité que les conclusions d’une esquisse de la marche
probable de la transformation graduelle des espèces. Le schéma au-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 43

quel nous arriverons ne présente évidemment pas autant de sécurité


que les conclusions d’une étude faite au laboratoire, mais il suit de
très près les données expérimentales les mieux établies. Il est permis
de croire, sans trop de présomption, que l’image qu’il nous donne des
phénomènes qui, au cours des âges, ont modelé le monde vivant est
imparfaite, mais non pas systématiquement infidèle 3

*
* *
Avant de chercher comment peuvent agir dans la nature, séparé-
ment ou conjointement, les différents facteurs dont nous avons recon-
nu l’existence, il est nécessaire que nous possédions certaines infor-
mations sur le mode de répartition normal d’une espèce à la surface du
globe. Il est bien connu que chaque espèce, animale ou végétale, est
liée de façon plus ou moins étroite à un type de climat et à un ensem-
ble de conditions physiques, hors desquelles elle ne peut prospérer.
Mais l’état actuel la terre n’intervient pas seul dans cette limitation de
l’extension de l’espèce et, dans bien des cas, la répartition de celle-ci
ne peut s’expliquer que par des raisons historiques. Bon nombre de
formes animales ou végétales, qui pourraient certainement s’étendre
sur de vastes territoires où elles rencontreraient des conditions favora-
bles à leur multiplication, en sont strictement cantonnés en Amérique
du Sud. Raisons physiologiques et raisons historiques concourent
donc à limiter l’habitat normal de l’espèce à un certain nombre de ré-
gions ou de stations qui ne sont pas nécessairement contiguës. En fait,
il est exceptionnel qu’une espèce tant soit peu nombreuse ait tous ses
représentants rassemblés en une population unique et, presque tou-
jours, les circonstances géographiques ou leur mode de vie font que
ceux-ci sont répartis en groupes d’inégale importance, plus ou moins

3 L’esquisse sommaire de la génétique évolutive que nous présentons ici ne


laisse de place, ni au Lamarckisme, ni a aucune des conceptions qui en déri-
vent. Je tiens en effet que ces spéculations ne peuvent plus prétendre actuel-
lement au rang de théories scientifiques : elles n’échappent en effet au pur
finalisme que pur tomber dans le mécanisme le plus puéril et le moins ac-
ceptable. Il n’est pas dans mon propos de justifier aujourd’hui cette position
de principe. Le seul point à préciser est qu’elle n’implique pas la négation a
priori de toute influence du milieu sur la variation, comme le montre bien le
paragraphe consacré plus haut à cette question.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 44

complètement séparés les uns des autres. Cette discontinuité dans la


distribution géographique est particulièrement évidente. Cette dis-
continuité dans la distribution géographique est particulièrement évi-
dente pour les espèces des hautes montagnes, des grands lacs, des îles
ou des grottes ; mais elle se retrouve chez beaucoup d’autres formes
qui ne trouvent des conditions d’existence convenables qu’en des ré-
gions assez éloignées les unes des autres. À l’intérieur même d’une de
ces régions, il n’existe d’ordinaire qu’un nombre limité de stations où
l’espèce puisse prospérer, de sorte qu’en définitive celle-ci se résout
en un nombre plus ou moins grand de colonies n’ayant que peu de
communications l’une avec l’autre. Les croisements, faciles à
l’intérieur d’une colonie, sont rares entre représentants de deux de ces
petites populations et les événements qui affectent l’une de ces collec-
tivités n’ont pas de répercussion, au moins immédiate, sur les autres.
Cette distribution, essentiellement discontinue, de l’ensemble des in-
dividus qui, à un instant donné, constituent un espèce, à des consé-
quences importantes qu’ont pressenties depuis longtemps les natura-
listes qui s’accordent pour attribue à l’isolement géographique un rôle
essentiel dans l’évolution.

*
* *
Imaginons qu’un événement quelconque vienne à séparer en deux
parties, désormais sans communication, le domaine occupé par une
population homogène, ou, ce qui revient au même, que des circons-
tances, quine se renouvelleront pas, permettent à une espèce de colo-
niser un territoire où elle n’avait pu pénétrer jusqu’alors ; aucune pen-
dant un grand nombre de générations. Il est facile de montrer que, du
seul fait de cette séparation, et quand bien même les conditions
d’existence seraient exactement les mêmes dans leurs domaines res-
pectifs, les deux populations ne resteront pas identiques.
Nous savons que toute espèce, quelque homogène qu’elle puisse
être, n’en présente pas moins une certaine variabilité dont les circons-
tances extérieures ne sont pas seules responsables et que s’explique,
pour une part, par le fait que certains gènes ne sont pas représentés par
les mêmes allèles dans tous les individus. Nous savons aussi que des
allèles nouveaux peuvent apparaître à chaque génération par mutation.
Comme la « variété génique » n’augmente pas, il faut, par compensa-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 45

tion, que des allèles de ces mêmes gènes ou d’autres disparaissent en


même temps. Cette disposition peut être un effet de la sélection natu-
relle qui, dans un couple d’allèles, élimine assez vite celui qui donne à
l’individu un caractère nettement désavantageux ; mais elle peut être
aussi un simple effet du hasard. Dans une population limitées, dont
l’effectif ne varie guère d’une année à l’autre, beaucoup d’individus, à
chaque génération meurent sans laisser de postérité, quelles que soient
d’ailleurs les circonstances extérieures. Avec eux meurent les qualités
et les défauts qui leur étaient propres. Pour employer un langage plus
précis, avec eux disparaissent les gènes particuliers dont ils pouvaient
être porteurs. Ainsi la variabilité génique se trouve entretenue par els
mutations et amortie par la sélection naturelle et l’extinction fortuite
de certains gènes.
Il est clair qu’il n’y a aucune raison pour que, dans les deux collec-
tivités, le hasard fasse apparaître ou disparaître exactement les mêmes
gènes et l’on peut concevoir qu’après un nombre de générations suffi-
sant les divergences entre les deux populations puissent devenir im-
portantes. La seule question est de savoir ce qu’il faut entendre exac-
tement par un nombre de générations suffisant. L’étude théorique de
ce problème difficile a pu être faite complètement et a montré qu’une
différence imputable au seul jeu du hasard ne pourrait devenir percep-
tible qu’après un nombre de générations de l’ordre de grandeur de
l’effectif de ces populations. Nous savons par ailleurs que la durée
d’une espèce est probablement de l’ordre de la centaine de milliers ou
du millions de générations. De la confrontation de ces deux durées
résulte immédiatement que, pour une espèce divisée en population
d’effectifs constamment importants, l’évolution toute fortuite dont il
est question ici serait beaucoup plus lente que ne l’est l’évolution réel-
le. Il n’est donc pas possible que la différenciation des espèces soit
tout entière imputable au seul du hasard, condamnation nouvelle et
décisive de la théorie mutationiste.
Cette réserve faite, il n’en reste pas moins convenable que, dans
une espèce divisée en multiples colonies à effectif faible, des races
nouvelles puissent se constituer par un pur hasard, ces races n’étant ni
mieux ni mos bien adaptées que celles qu’elles remplacent, mais sim-
plement autres. On connaît d’ailleurs quelques espèces composées de
nombreuses races très voisines l’une de l’autre, dont l’évolution, qui
semble se poursuivre actuellement, pourrait sans invraisemblance être
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 46

considérée comme fortuite. Un des cas les plus typiques est celui de
certains mollusques terrestres proches de nos escargots, habitant les
îles du Pacifique.
Les Partula de l’île Moorea (Archipel de la Société) comprennent,
malgré la très faible étendue de l’île, de nombreuses espèces, elles-
mêmes divisées pour la plupart en multiples races qui peuvent différer
l’une de l’autre par la taille, la couleur, la forme et même le sens de
l’enroulement de la coquille. Les rares espèces qui ne comportent pas
de variétés ont un habitat extrêmement localisé, la population tout en-
tière étant rassemblée en une seule station. Les espèces polymorphes
sont, au contraire, distribuées en nombreuses colonies, occupant cha-
cune une vallée particulière et sans communication avec les autres ;
chaque colonie, ou presque, constitue une race distincte. Les condi-
tions d’existence de ces races ne semblent pas pouvoir expliquer leurs
différences ; les caractères qui les séparent ne semblent d’ailleurs au-
cunement adaptatifs. Deux vallées voisine peuvent avoir deux popula-
tions plus différentes que deux vallées éloignées, et lorsque plusieurs
espèces ont des représentants dans les mêmes totalement différents.
Cet ensemble de faits ne peut guère s’expliquer que par des variations,
apparues eu fixées au hasard, dans des colonies peu nombreuses com-
plètement séparées l’une de l’autre. Il en va certainement de même
pour beaucoup d’autres espèces, appartenant à des groupes animaux et
végétaux très divers.
On doit donc admettre la possibilité d’une évolution entièrement
fortuite dans le cas de populations à effectifs très réduits, telles que
celles qui constituent fréquemment les espèces de grande taille. Parmi
les mutations ainsi fixées par le hasard, il pourra s’en trouver tout aus-
si bien de « neutres », d’avantageuses et de nuisibles. Ces dernières,
favorisées par une chance qu’elles e méritent pas, pourront réussir à
supplanter des gènes qui assuraient à l’espèce une meilleure adapta-
tion que celle qu’elles peuvent leur donner. Si dans le milieu où elle
vit cette espèce ne rencontre pas trop d’ennemis, elle pourra subsister,
mais sa qualité baissera. Si le même accident se renouvelle trop sou-
vent, la population, victime de sa malchance persistante de sa propre
dégénérescence, pourra finir par s’éteindre. Le fait a dû se produire
fréquemment dans l’histoire de la terre. On sait d’ailleurs que, dans la
plupart des groupes, les lignées capables de supporter indéfiniment les
croisements consanguins sont assez rares. Il n’est pas interdit de croire
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 47

que beaucoup de populations trop peu nombreuses ont dû s’éteindre


sans autre raison qu’une stérilité croissante de leurs femelles.

*
* *
Nous avons fait dans ce qui précède sa part à l’évolution fortuite
des mutationnistes en montrant qu’elle peut transformer, en un sens
d’ailleurs quelconque, ou aussi détruire, de petites populations isolées.
Il ne faudrait cependant pas conclure de ce qui vient dit que, même
dans ce cas, la sélection naturelle n’a pas à intervenir. Reprenons
l’exemple des Partula. Il est fort possible que la sélection ait joué un
rôle dans la différenciation de quelques-unes au moins des races et des
espèces si nombreuses de l’île de Moorea. Toutes ces espèces et toutes
ces races n’ont pas exactement le même mode de vie et cette légère
différence d’habitat peut avoir eu des répercussions, que nous serions
bien en peine d’évaluer, mais que rien ne nous autorise à tenir pour
entièrement négligeables. Nous ne savons pas qu’il est indifférent que
deux variétés se nourrissent ou non sur la même espèce de plante, ou
que l’une vive sur le sol et l’autre sur les arbres. Dans ce cas, comme
dans beaucoup d’autres, les conditions qui nous permettraient
d’affirmer que l’évolution est purement ne sont pas exactement rem-
plies. Nous avons le droit de penser que la sélection a quelque peu
aidé le hasard dans son œuvre créatrice.
Lorsque les conditions d’existence, dans les divers territoire entre
lesquels s’est répartie une espèce, sont assez différentes pour que les
adaptations utiles ne soient pas les mêmes, le rôle de la sélection peut
devenir prédominant. Mais, avant de pouvoir jouer dans l’évolution
un rôle proportionné à leur mérite, les variations les meilleures doi-
vent au préalable être favorisées par le hasard qui, agissent à leur
égard comme il le fait envers les variations indifférentes ou nuisibles,
peut aussi bien les éliminer que les conserver. Les recherches théori-
ques dont il a été fait mention précédemment permettront de se rendre
compte à quel point le début d’une adaptation peut être difficile et
aléatoire. Un gène nouveau qui apporterait à son porteur un probabili-
té de survie supérieure de 1 % à celle des autres représentants de
l’espèce, placés dans les mêmes conditions que lui n’a environ qu’une
chance sur 50 de se maintenir dans la population. Il faudra donc le
plus souvent que la même mutation réapparaisse un assez grand nom-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 48

bre de fois avant que l’une d’elles, plus favorisée que les précédentes,
réussisse à s’installer dans la population. Si celle-ci n’a pas un effectif
très important et si le taux de mutabilité est faible, il pourra être né-
cessaire que de nombreuses générations se succèdent avant que cette
éventualité puisse se produire. Mais une fois que la mutation favora-
ble, ayant échappé aux risques d’extinction des premières générations,
aura réussi, par hasard, à se fixer sur quelques dizaines d’individus,
son succès définitif est à peu près certain. Progressant constamment,
par le jeu de la sélection naturelle, que le hasard peut encore troubler,
mais dont il ne peut plus guère renverser le sens, elle finira par élimi-
ner tous ses allèles. Le temps demandé par cette substitution varie na-
turellement avec l’intensité de la sélection et avec la grandeur de la
population. Pour un avantage sélectif de 1 % et une population de
quelques milliers d’individus, le nombre sélectif de 1 % et une popu-
lation de quelques milliers d’individus, le nombre de générations pro-
bablement nécessaire est de l’ordre de 500 ; pour une population de
quelques centaines de milliers, il est de l’ordre de 1 000. Pour que la
même substitution puisse se produire en l’absence de toute sélection et
par le seul fait du hasard, il faudrait un nombre de générations ayant
comme ordre de grandeur le double de l’effectif de la population.
L’évolution darwinienne est donc, même si l’intensité de la sélection
est faible, beaucoup plus rapide que l’évolution toute fortuite des mu-
tationnistes ; elle est la seule qui soit possible dès que la population
est nombreuse.

*
* *
Ainsi, par le fait du hasard ou par le jeu de la sélection naturelle,
deux petites populations originellement identiques doivent nécessai-
rement diverger, si elles restent séparées pendant un nombre suffisant
de générations. Ainsi s’explique que, dans toutes les espèces à distri-
bution géographique suffisamment étendue et que leurs mœurs ou les
circonstances séparent naturellement en collectivités distinctes,
n’ayant que peu ou pas de rapports les uns avec les autres, les systé-
maticiens aient pu reconnaître un plus ou moins grand nombre de ra-
ces locales ou de formes géographiques. Ces races diffèrent en géné-
ral par un assez grand nombre de caractères morphologiques et par
des caractères physiologiques moins aisément décelables, mais parfois
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 49

très importants ; Lymantria dispar, espèce assez homogène en Europe,


se fragmente en Asie orientale en formes locales très nombreuses, cer-
taines d’entre elles pouvant être reconnues à leur taille, à leur couleur
ou à de minime détails structuraux, mais les différences les plus pro-
fondes, tout à fait indépendantes des caractères visibles, portent sur la
durée de la vie larvaire, sur le nombre de mues, sur la durée de la
nymphose et surtout sur le comportement sexuel ; le croisement de
certaines races donne régulièrement des gynandromorphes. Les Pero-
myscus, « souris à pieds blancs », se subdivisent en un très grand
nombre de races locales parfaitement définies et stables, qui diffèrent
autant par les détails de leur comportement que par ceux de leur for-
me. Dans ces deux exemples, l’analyse expérimentale a montré que
les diverses races d’une même espèce différaient l’une de l’autre par
un certain nombre de facteurs géniques.
À côté de ce cas de ce genre, dont la liste pourrait être indéfiniment
étendue, il en est d’autres où des différences biologiques profondes
séparent des races locales que le systématicien est impuissant à dis-
cerner. Les différentes espèces Drosophiles, qui au laboratoire se
montrent si étonnamment aptes à fournir des races nouvelles, sont
fort peu viables en apparence dans la nature. Cependant, il existe chez
elles aussi des races géographiques, différant par des caractères fort
importants, tels que la résistance au froid ou à l’inaction. Ces diffé-
rences n’ont pu encore être imputées à aucun gène particulier et leur
mode de transmission héréditaire incline à croire qu’elles dépendant
du jeu simultané de multiples différences factorielles. Une de ces es-
pèces, D. pseudo-obscura, s’est montrée particulièrement remarquable
à ce à ce point de vue. On y reconnaît deux races A et B, apparem-
ment identiques, subdivisées elles-mêmes en multiples formes locales
indiscernables l’une de l’autre. Les différences entre ces formes res-
tent cependant importantes, puisque les parties homologues de leurs
chromosomes ne sont pas semblablement disposées, et que le croise-
ment des races A et B donne des mâles stériles.
Les différences sexuelles dont les Lymantria et D. pseudo-obscura
viennent de nous fournir des exemples, ont évidemment du point de
vue évolutif une très grande importance. Une fois établies, elles assu-
rent aux populations qui bénéficient de cet isolement sexuel une auto-
nomie qui persistera même si l’isolement géographique, qui s’est
trouvé sans doute à son origine, vient à disparaître au cours du temps.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 50

Cet isolement sexuel s’est réalisé suivant les groupes de bien des ma-
nières ; l’une des plus fréquentes et des plus efficaces est un décalage
devenu héréditaire dans la date de la maturité génitale ; ainsi apparais-
sent des « espèces jumelles » dont les Seiches de nos côtes fournissent
un bon exemple, qui semblent identiques, mais sont définitivement
séparées. Quels que soient d’ailleurs les mécanismes physiologiques
ou génétiques qui se trouvent à la base de l’isolement sexuel, c’est du
moment où ils se montrent efficaces qu’une espèce nouvelle existe en
puissance.
Son sort futur dépendra des circonstances. En même temps qu’elle,
se sont esquissées de la même façon d’autres espèces nées de la même
souche, qui comme elle, tendent à réaliser leurs possibilités propres.
Elles y réussissent inégalement et les plus favorisées seules pour-
ront poursuivre leur circonstances extérieures, s’éteignant progressi-
vement. Mais un jour viendra, le plus souvent, où par le changement
des circonstances, ces communautés, isolées pour un temps, se retrou-
veront en contact et auront à défendre la place qu’elles occupent sur la
terre. Dans cette concurrence nouvelle, il ne s’agit plus qu’elles oc-
cupent sur la terre. Dans cette concurrence nouvelle, il ne s’agit plus
cette fois de quelques rares individus opposés à une masse homogène,
inerte et rebelle au changement, mais rien d’une lutte pour l’aliment
entre populations entières. Dans ce cas, l’issue n’est pas douteuse et il
ne faudra qu’un temps assez court pour qu’une des races l’emporte
inévitablement. Les causes de succès pourront être infiniment diverses
et, suivant les circonstances, il pourra s’agir d’une plus grande fé-
condité, d’une plus grande résistance aux intempéries, aux parasites,
aux maladies. L’espèce redeviendra alors homogène, mais sous une
forme différente de la précédente, et tout le cycle pourra recommen-
cer. À moins encore qu’elle ne reste scindée eu deux groupes, assez
différents dans leurs goûts ou leurs besoins pour pouvoir coexister
sans trop se gêner mutuellement.
L’histoire d’une espèce apparaît ainsi comme une longue succes-
sion de flux et de reflux, de périodes pendant lesquelles de nombreu-
ses petites populations servent de champs d’expérience aux tentatives
les plus diverses et d’autres où, la population redevenant homogène
pour un temps, les résultats obtenus sont impitoyablement contrôlés.
A certains moments, les essais les plus hasardeux sont possibles et
licites ; à d’autres, une sélection rigoureuse ne conserve que le meil-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 51

leur. Une telle évolution n’a pas de terme nécessaire. Quand bien
même les conditions extérieures resteraient immuables, le hasard peut
toujours faire apparaître, parmi le nombre infiniment grand des com-
binaisons possibles, un génotype qui n’a pas encore été éprouvé et qui
se révèle meilleur que ceux qui l’ont précédé. Si les conditions chan-
gent, l’évolution s’accélère et l’espèce répond par une transformation
plus ou moins profonde aux modifications de son habitat. A moins au
contraire que l’effort d’adaptation qui lui est demandé ne dépasse ses
possibilités génétiques, ou que les mutations qui lui permettraient de
s’accommoder aux nouvelles exigences de son milieu n’aient pas le
temps de se produire. Il lui faut alors céder la place à d’autres êtres,
mieux équipés qu’elle dans la lutte pour la vie.

*
* *
Tout ce qui naît a derrière soi un passé remontant aux origines
mêmes de la vie. Des innombrables ancêtres de chaque être vivant, la
plupart ne lui sont rien laissé d’autre que la vie, mais certains, qui
s’échelonnent jusqu’au plus lointain des âges, lui ont légué la nou-
veauté qu’ils avaient introduite jusqu’au plus lointain des âges, lui ont
légué la nouveauté qu’ils avaient introduite dans ce monde, l’un tel
organe essentiel, l’autre ornement infime. Dans cet héritage d’un fa-
buleux passé, tout n’est pas d’égale valeur et celui qui se penche sur
un animal ou sur une plante peut, selon ses goûts ou ses désirs, se plai-
re à dénombrer des imperfections ou admirer l’ajustement sans défaut
de certaines structures. À côté d’un détail qui révèle une adaptation
d’une précision inouïe à une fonction sans importance, peut se trouver
un organe essentiel sujet à d’étranges défaillances, que peu de chose
suffirait à corriger. Et par-dessus tout, des complications et des bizar-
reries inexplicables, des dispositifs qui semblent faits pour une fonc-
tion qu’ils ne remplissent jamais, des organes atrophiés et d’autres
démesurée, des appareils inutiles et parfois nuisibles. Empêtrés dans
les reliques de leur passé, dont ils ont tiré parti comme ils ont pu,
l’animal et la plante méritent tout aussi justement d’être admirés que
critiqués. Mais ils vivent, et cela seul importe. Ils vivent et se multi-
plient, tandis que d’innombrables espèces se sont éteintes et que
d’autres, qui étaient possibles, ne se sont jamais réalisées, ne fût-ce
qu’une seule fois.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 52

Aucune théorie de l’évolution n’explique aussi bien que le Darwi-


nisme moderne les caractères déconcertants du monde vivant. Nous
savons que l’histoire de la vie sur le globe n’est qu’une interminable
succession de hasards, corrigés à chaque instant par la sélection,
qu’une combinaison constante et inextricable du fortuit et du nécessai-
re. Quoi d’étonnant alors que végétaux et animaux montrent à la fois
une apparence illusoire de finalité, qu’ils doivent aux adaptations qu’il
leur faut une apparence illusoire de finalité, qu’ils doivent aux adapta-
tions qu’il leur faut inévitablement présenter pour survivre, et des
traits d’organisation inutiles ou même absurdes, imputables à la fan-
taisie du hasard ? C’est au mécanisme même de l’évolution que la Na-
ture doit ce mélange de rigueur et d’imprévu qu’elle présente et
qu’elle a toujours présenté.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 53

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945

DE PASCAL À ANTÉE
RÉFLEXIONS D’UN VIEIL ARTISTE

par FRANCIS JOURDAIN

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On prête volontiers cent bouches à la Renommée. Sans préciser


combien sont préposées à la divulgation de la vérité et combien à celle
du mensonge ou de l’erreur. Ce qui est certain, c’est que — beaucoup
d’entre elles disposant d’un registre déplorablement élevée —
l’essentiel de ce que la Renommée a mission de nous faire connaître
est souvent perdu dans le vacarme des bavardages oiseux. Aussi
l’image est-elle fort infidèle, que nous nous faisons des grands hom-
mes ; nous ne sommes ni assez curieux ni assez scrupuleux pour faire
le départ entre le vrai et le faux. Et le conformisme, ennemi de
l’analyse critique, nous incite à pratiquer de manière si étroite le culte
des héros que toutes leurs paroles d’Evangile. Or, la malchance veut
que, recueillis sans discernement, les propos les plus largement répan-
dus soient rarement du meilleur cru.
Certes, il serait pour le moins paradoxal d’avancer que l’œuvre de
Blaise Pascal est méconnue ; mais comment expliquer le sort fait tout
simplement à sa boutade fameuse : « Quelle vanité que la peinture,
qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on
n’admire point les originaux ! 4 » Ce n’est pas diminuer Pascal que de

4 PASCAL. Pensées, sect. II, pensée 134 (éditions L. Brunschvicg).


LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 54

le croire capable d’une boutade dont on aimerait pouvoir dire qu’elle


fut sans conséquence. On ne le peut point. Je doute, en effet, que
l’auteur des Pensées ait jamais trouvé plus large audience qu’en lais-
sant échapper inconsidérément une exclamation qui, poussée par
quelque autre, eût été vouée à un juste et rapide oubli.
Le seul enseignement à tirer de la réflexion — irréfléchie – de Pas-
cal est que le plus intelligent des hommes, une sorte de monstre
d’intelligence, peut lâcher une sottise, qu’un haut et magnifique es-
prit n’est pas à l’abri de la présomption et peut commettre la faute de
se prononcer sur un sujet qui lui est totalement étranger, enfin que le
génie peut prospecter un domaine extraordinairement étendu sans ce-
pendant soupçonner le caractère spécifique de la plastique.
Le succès obtenu par la phrase de Pascal est sans doute explicable
par la satisfaction qu’éprouvent maintes honnêtes gens à trouver sous
une plume illustre l’expression d’une pensée que leur modestie — ou
la peur de passer pour des benêts — les empêchait de formuler. Ce
sentiment de la valeur duquel on n’osait se dire certain, quelle fierté
d’apprendre qu’il était celui de l’homme dont on sait généralement
qu’il inventa la brouette et parfois qu’il avait, à douze ans, redécou-
vert les trente-deux premières propositions d’Euclide… « Je suis un
type dans le genre de Pascal. Avant même que de le rencontrer et sans
le secours de personne, je m’étais fait de l’art du peintre une opinion
proche de la sienne. »
Qui se trouve de plain-pied avec Pascal, peut se flatter de hanter
les sommets, et il est plus agréable de se croire l’égal d’un Pascal que
de suspecter celui-ci d’avoir émis une banalité. Il n’est cependant pas
exclu de supposer que, dès le XVIIe siècle, la conception que se faisait
Pascal de la peinture avait déjà secrètement mijoté dans bien des têtes.
Toujours est-il que l’autorité attachée à un tel nom a donné à cette
conception — peut-être peu originale et assurément sommaire — une
singulière vitalité. Pascal, c’est une recrue de qualité rare : ce serait
une référence accablante, si l’on admettait que l’erreur cesse d’être
l’erreur lorsqu’elle est le fait d’un maître de la pensée. Si grand que
soit Pascal, il faut prononcer le mot d’incompétence, au moment qu’il
aborde un problème dont ni son instinct ni sa méditation ne l’ont ins-
truit. Même, l’on est en droit de s’étonner de la légèreté avec laquelle
il se prononce. Tout à la fois physicien et métaphysicien, il ne croit
pas à la réalité des apparences, il ne croit surtout pas que ces apparen-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 55

ces puissent présenter à d’autres yeux que els siens un intérêt quel-
conque. Il est un peu — en dépit de son génie — l’aveugle qui ne
soupçonne pas l’ivresse qu’engendre les jeux de la lumière, et qu’un
phénomène d’égocentrisme incline à nier l’éclat du soleil ? Le savant
Pascal ignore l’étendue de son ignorance et tient pour absurde la re-
production d’un spectacle indigne d’intérêt, voire illusoire. Dans le
propos de Pascal, cette méconnaissance du réel n’est pas seule à nous
surprendre. Les erreurs s’y accumulent ou plutôt s’enchevêtrent de
façon inextricable. Et tout d’abord on est tenté de rappeler à Pascal
que —comme le dit un vieux proverbe digne d’un Montaigne — « les
hommes sont tous du même métal, mais ils ne sont pas coulés dans le
même moule ». De ce qu’il n’admire pas les « originaux » des choses
prétendument reproduites par l’art, comment Pascal peut-il conclure à
l’impossibilité de cette admiration ? « On » n’admire pas, dit-il. Mais
si ! « On » admire, certains hommes admirent et certains n’ont, sinon
d’autres fonctions, du moins d’autres joies que d’admirer ce qu’ils
contemplent avec un attendrissement passionné. Il n’est pas un objet
qui, aussi vulgaire, ridicule, dénué qu’il soit, ne puisse quelque jour, et
la lumière aidant, provoquer l’émoi de ce qui regarde de tous ses
yeux. Lorsque — obéissant à un mystérieux impératif. (Dites ce que
vous avez à dire, répétait souvent Toulouse-Lautrec), l’artiste avoue et
nous confie cet émoi, celui-ci devient le seul, le vrai motif de son œu-
vre, qui mérite alors le nom d’œuvre d’art. L’œuvre d’art est essentiel-
lement une confidence. Ignorer qu’il n’y a qu’un sujet de tableau :
l’auteur, que c’est de l’auteur seul que le tableau rend compte, ne voir
dans l’image qu’un objet au travers duquel aucune présence humaine
n’est décelable, c’est confondre la peinture et le reflet dans le miroir,
c’est n’avoir aucun soupçon de ce qu’est l’art.
La plus fréquemment commentée des erreurs énoncées ou implici-
tement contenues dans l’exclamation de Pascal, est celle qui assigne à
la peinture des fins de stricte imitation ; cette erreur n’est cependant
que la conséquence du refus de reconnaître au monde extérieur la fa-
culté de mériter notre admiration, refus qui revêt le caractère d’un
postulat. Le postulat est faux et la déduction n’a que les apparences de
la logique. Admettrait-on, en effet, que le monde extérieur ne soit pas
digne d’admiration, il ne s’ensuivrait pas que l’art ne puisse l’être. La
copie de la nature comporte au moins un risque de déformation dont
rien ne permet de déclarer a priori qu’elle ne peut être que néfaste. Si
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 56

l’original est sans vertu, il n’y a pas de raison de considérer l’infidélité


de la copie comme fatalement déplorable.
On pourrait tenir pour pur byzantinisme ou vaine taquinerie, mon
acharnement à disséquer la réflexion de Pascal. Il ne le faut pas expli-
quer par le plaisir un peu pervers que je pourrais prendre à dénoncer la
défaillance d’un grand penseur. Mais qui oserait s’attaquer à un tel
homme sans avoir au préalable tout tenté pour découvrir le défaut de
sa cuirasse, c’est-à-dire, en l’occurrence, avoir essayé de démontrer ce
que sa thèse a d’inconsistant et par où pèche son raisonnement ou,
plus précisément, qu’il s’agit moins d’une thèse que d’un propos in-
considéré et bien à tort monté en épingle. La vérité est que, contraire-
ment à ce que laisse entendre Pascal, les « choses » sont, au vrai sens
du mot, admirables, que la peinture ne l’est pas moins, mais non par
voie de conséquence et parce qu’elle tendrait à la ressemblance de ces
choses admirables.
Le hululement du vent est émouvant. La musique de Beethoven
l’est aussi. Il n’y a, entre ces deux bruits, ni rapport de cause à effet ni
commune mesure. Il n’en va pas très différemment de la peinture
comparée au spectacle de la nature. Parce qu’il a, sinon sa fin en soi,
du moins sa spécificité, l’art ne cesse pas pour pour autant d’avoir
toutes les vertus d’un nécessaire échange. On imagine mal par suite de
quelle aberration furent prêtées à l’art plastique des fins d’imitation
que dément tout ce quelle aberration furent prêtées à l’art plastique
des fins d’imitation que dément tout ce que nous savons de ses origi-
nes. La première invention plastique est le trait. La représentation par
un trait de volumes que leurs couleurs et els conflits de l’ombre et de
la lumière nous rendent visibles nécessite une opération de l’esprit
dont je ne sais si les psychologues l’ont analysées et définie, mais qui,
bien qu’innée chez le primitif, apparaît comme extrêmement compli-
quée.
L’idée de transférer le monde visible sur une surface plane et la
merveilleuse invention du trait — sans cesse, depuis des millénaires,
refaite par l’enfant — impliquent l’immédiate acceptation de
l’arbitraire. Idée et invention sont déterminées par le désir
d’extérioriser et de rendre efficaces d’obscures facultés d’observation.
Idée et invention se soucient peu de la ressemblance. Si savant qu’il
soit, le crayon d’Ingres ne fait qu’entériner une convention inaugurée
par l’homme de la préhistoire sur les parois de sa caverne.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 57

L’adhésion à cette convention est si totale que nous sourions du


simple qu’offusquent les traits zébrant le dessin d’un visage et qui a
grand’peine à y voir la représentation — d’ailleurs bine approximative
— de l’ombre portée d’un nez sur une joue. L’étonnement de ce débi-
le n’est que le prolongement jusqu’à l’absurde de l’incompréhension
— avouée ou non, mais fréquente — qui se manifeste devant des
chefs-d’œuvre comme les dessins de Rembrandt ou de Van Gogh.
C’est la manière de ces maîtres qui rend leur génie inaccessible à
ceux dont les exigences sont de l’ordre de celles de Pascal. Les plus
beaux croquis de Rembrandt sont des exemples d’écriture passionnée,
prodigieusement expressive, n’ayant rien de commun avec la copie
formelle. Il y a là des regards et point d’yeux, des gestes bien plus que
des mains ou de bras ; tout est mouvement dans ces griffonnages dont
on peut bien dire que la facture est indéfinissable et dont pas un point
n’est sans signification. Pas de talent, rien que du génie à l’état pur.
C’est la vie même et c’est informe. C’est bouleversant. Et boulever-
sants aussi, les dessins de Van Gogh, ces extraordinaires dessins dont
on ne sait pourquoi et comment la frénésie nous rend sensibles le vent
qui souffle sur les blés, la sève qui circule dans l’arbre, la lumière qui
éblouit et dissout les formes, la force mystérieuse et terrible qui modè-
le la terre, fait s’épanouir la fleur, rend pathétique la grimace d’une
chaise, d’un toit de chaume, d’un pont, d’un mur ou d’un visage. Ly-
rique, panthéiste, peintre maudit « des lichens de soleil et des morves
d’azur », grand poète, grand réaliste, Van Gogh est l’inventeur d’un
langage dont les accents font frémir. Il a inventé devant la nature, pour
nous parler de la nature, pour nous convaincre. Il nous convainc.
Comme Rembrandt. Il nous convainc de l’intensité de son propre
drame, de sa puissance ; et il n’est pas nécessaire d’aimer les poteaux
télégraphiques qui longent une route reluisante de soleil pour aimer
l’image qu’en donne Van Gogh. Aux yeux de ceux que Van Gogh n’a
pas convaincus, cette image est démentielle. Elle est, de fait, inexac-
te ; la nature ne connaît pas de traits, le trait n’existe que sur le papier
dont Van Gogh a fait le véhicule des sortilèges qu’il a inventés, des
artifices dont il dispose. Le dessin de Van Gogh est infidèle. Van
Gogh n’est fidèle qu’à soi-même. Le dessin de Van Gogh est une des-
cription dont toute la saveur et l’intérêt sont dus à Van Gogh. C’est
une description de la passion de Van Gogh.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 58

*
* *
Je ne pense pas que l’on puisse raisonnablement me faire grief
d’aller chercher dans le domaine du dessin la réfutation d’une opinion
exprimée sur l’art du peintre. Il n’y a pas de solution de continuité en-
tre le dessin et le tableau. En Rembrandt et van Gogh, j’ai trouvé deux
exemples typiques d’artistes qui ont dit le vrai avec une force singu-
lière, tout en faisant preuve envers la nature d’une liberté d’expression
dont le rappel suffit à simplifier ma tâche, sans que j’aie à prolonger la
série des truismes et redites auxquels je ne me suis que trop laissé al-
ler. Mon propos n’est pas uniquement de démontrer que la ressem-
blance n’est pas le but que se propose la peinture. J’aimerais aussi
m’arrêter sur les mots — depuis quelques années mis en circulation
— d’art abstrait.
Est-ce jouer sur les mots que de dénoncer l’impropriété, la contra-
diction, voire l’incohérence que constitue la conjonction de ces deux-
là, du moins dès qu’il s’agit d’art plastique ? Sans insister sur cette
antinomie, ni mériter de passer pour pédant et exagérément puriste, il
est permis de rappeler que si, par exemple, la géométrie est une scien-
ce abstraite, les emprunts que lui fait le plasticien sont concrets. La
valeur d’un d’un carré ou d’un triangle est, pour le géomètre, conte-
nue dans un concept et pour le peintre dans la forme de ces figures.
C’est leur aspect qui importe aux peintres, leur signification mathéma-
tique qui importe au géomètre. Le carré et le triangle du géomètre
n’ont pas de commune mesure avec le carré et le triangle du peintre.
Les formes géométriques sont le moyen approximatif et concret au-
quel le géomètre est, faute de mieux contrait d’avoir recours pour ren-
dre perceptible une notion abstraite. Pour lui, la ligne est la rencontre
de deux plans. Personne n’a jamais vu une ligne ni un plan. La ligne
s’exprime — ou mieux se traduit par un trait. Le trait ne peut se passer
de dimensions ; il a une longueur, une largeur, même une épaisseur ;
donc c’est un volume et qui dit volume ne saurait dire ligne. Il y a en-
tre l’art et et la géométrie une différence de nature. L’essentiel de l’un
et l’essentiel de l’autre sont inconciliables.
Si la forme abstraite est impensable, il existe un art non figuratif,
s’interdisant tout emprunt aux formes de la nature. Cet art-là doit bor-
ner son ambition à être purement ornemental. Ainsi s’explique et se
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 59

justifie l’influence considérable que le cubisme a exercée sur notre art


décoratif. Non pas que les cubistes aient introduit la figure géométri-
que dans l’ornementation (initiative dont l’origine se perd dans la nuit
des temps), mais le parti qu’ils en ont tiré, les déformations qu’ils lui
ont fait subir, l’utilisation par eux de toutes les ressources qu’offraient
— outre leur fantaisie — la syncope et l’asymétrie, ont déterminé un
renouvellement du décor.
Les arts dits mineurs ont tous bénéficié de ces trouvailles et parti-
culièrement l’art publicitaire dont la mission est d’attirer l’attention, le
choc provoqué fût-il brutal, rapide et superficiel. Ce succès incontes-
table ne combla pas les vœux des triomphateurs qui visaient des buts
infiniment plus élevés. N’avaient-ils pas ingénument exploré les arca-
nes de la métaphysique et ingénieusement cherché dans le passé la
justification de leurs audaces ?
Ce n’est pas déprécier la noblesse des intentions que de contester
l’excellence des résultats. Ceux-ci, à vrai dire, ne me paraissent pas
plus convaincants que celles-là ne sont très claires, mais ce n’est pas
ici le lieu d’en débattre. Je ne veux voir dans le cubisme (et n’ayant
abordé qu’un petit côté de la question qu’il pose, je ne prétends nul-
lement avoir épuisé le sujet) qu’un exemple de ce qu’a de limité dans
ses effets, d’illusoire, de stérile, l’effort tenté pour résoudre la contra-
diction qui rend incompatibles l’expression plastique et l’abstraction.
En effet, pour n’être d’aucune manière astreint à la fonction de co-
piste, le plasticien n’en est pas moins, par définition, obligé de rester
en deçà de certaines limites au delà desquelles il est désarmé. Ces li-
mites sont celles de l’humain. Comprenant que ce mot est ici
l’antonyme de divin, on m’objectera la magnificence de l’art religieux
et je sais quelle force semble avoir un tel argument. Je le crois falla-
cieux. Il y a un art à sujets religieux, il n’y a pas d’art religieux. En
s’en tenant au sens étymologique du mot religion, on peut dire de l’art
qu’il est par lui-même une religion, un moyen de réunir, de relier les
hommes entre eux ; mais si l’on conserve aux mots la signification
que l’usage leur a donnée — et il faut la leur conserver — tout désac-
cord est impossible sur le départ fait entre l’art profane et l’art reli-
gieux. Or, cette distinction généralement admise ne résiste pas à
l’examen, lorsqu’on envisage entre les deux arts une différence autre
que celle du sujet. Hors le sujet, l’art religieux n’a aucun caractère qui
lui soit propre. Maurice Denis, par exemple, ne modifie pas la nature
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 60

de son talent quand il lui prend fantaisie de peindre, après une Annon-
ciation, un Marché breton ou une Vue de Fiesole. Et s’il compose un
Jugement de Pâris, il ne pratique pas pour autant un art païen. (Ce qui
est vrai de Denis l’est aussi bien de Giotto que du fournisseur du quar-
tier Saint-Sulpice.)
Dans tout tableau, ce que Signac appelle justement le sujet plasti-
que est le seul qui importe. L’anecdote historique ou légendaire peut
servir de prétexte au sujet plastique, mais seulement de prétexte, et
dès que le peintre se passe de l’histoire ou de la légende, il devient
impossible de le qualifier du point de vue religieux. On ne connaît pas
de nature morte ou de paysage religieux. L’effigie d’un saint ne res-
sortit pas plus à l’art religieux que le portrait de Karl Marx ne ressortit
à l’art révolutionnaire, et même une descente de croix n’est pas plus
de l’art religieux qu’un épisode de la Révolution n’est de l’art révolu-
tionnaire.
Pour s’en tenir aux admirables chefs-d’œuvre dont l’histoire de la
chrétienté, le dogme et la mystique chrétienne ont été l’occasion, il est
curieux de remarquer avec quelle hardiesse — sans intention sacrilège
— l’artiste s’est éloigné du dogme qu’il avait mission d’illustrer.
L’idée de prêter à Dieu le visage d’un vieillard barbu, de donner une
forme et un page à un Etre infini et éternel peut paraître touchante aux
incroyants. Il est surprenant qu’elle ne choque pas les croyants, aucu-
ne idée n’étant plus contraire et à la doctrine et au génie du christia-
nisme. Les exemples sont innombrables des manquements auxquels
furent toujours contraints les peintres et les sculpteurs de confession
chrétienne. Si le comportement des architectes est moins évidemment
scandaleux, on n’en décèle pas moins dans la cathédrale une volonté
de rationalisme beaucoup plus tenace et apparente que n’est visible ou
démontrable l’élan mystique.
Il n’est, bien entendu, pas question de nier la ferveur chrétienne du
bâtisseur, la sincérité de son constant souci de servir son dieu, mais
l’architecte n’a — en tant que tel — et ne peut avoir que des préoccu-
pations profanes. La cathédrale est avant tout l’architecture, c’est-à-
dire la solution donnée par le goût et la raison à un problème nette-
ment défini ; l’heureuse utilisation des ressources qu’offre l’alliance
de l’expérience et du don. Talent et connaissance. En l’espèce, sans le
talent, le savoir ne réaliserait pas une œuvre satisfaisante ; sans le sa-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 61

voir, le talent ne réaliserait rien. On peut imaginer une cathédrale lai-


de. Elle est, sans un minimum de savoir, impensable.
Dans la cathédrale comme dans tout édifice, l’interpénétration des
notions de beauté et d’efficacité est telle qu’il est impossible de les
distinguer l’une de l’autre ; les rapports de cause à effet sont cons-
tants.
Aux yeux du bâtisseur de cathédrales, les donnes du problème à ré-
soudre s’établissent avec une rigueur qui est la loi. Il s’agit de réunir
une foule autour de laquelle sera créée une ambiance préméditée, il
s’agit de mettre le fidèle dans un milieu dont la majesté l’incitera au
silence, au recueillement, à la prière. L’église est le lieu le plus favo-
rable à la prière et à la célébration d’un certain rite. Comme le châ-
teau, la bibliothèque l’hôtel de ville ou la maison, la cathédrale a une
fonction qui lui est propre. La cathédrale est un refuge où le fidèle
vient chercher et doit trouver une atmosphère qu’il ne trouvera nulle
part ailleurs. La cathédrale est si bien adaptée à sa fonction qu’elle
n’est vraiment utilisable qu’à l’exercice du culte ; de même, plus le
château, la bibliothèque, l’hôtel de ville ou la maison sont judicieuse-
ment conçus et moins ils sont susceptibles de devenir église ou usine.
L’église a donc ceci de commun avec l’usine, avec toute œuvre archi-
tecturale, qu’elle est une construction déterminée et, en fin d’analyse,
réalisée par l’intelligence raisonneuse. Elle est le fruit de ce souci de
l’opportunité qui ne doit pas cesser d’inspirer l’architecte. Le fait que
l’architecte, le peintre, le sculpteur, le verrier aient heureusement ré-
pondu à la demande de leur client, je veux dire aux exigences du
culte, n’implique pas que leur génie ait rien de spécifiquement reli-
gieux. Jamais dans l’accomplissement de leur tâche, ils n’ont compté
sur le miracle, sur l’aide du surnaturel. Ils ont accepté (et prévu) toutes
les conséquences de ce rationalisme auquel l’architecte toujours devra
le meilleur de son éloquence. Croyant de bonne foi avoir servi Dieu,
ils ont servi l’homme. Ils l’on regardé vivre, ils l’ont écouté et lui ont
obéi.
Attentifs et ne se dérobant jamais. Viollet-le-Duc a très justement
souligné la répercussion qu’eut sur l’art du verrier l’invention de
l’imprimerie. Le peintre-verrier s’est un jour vu dans l’obligation
d’éclairer l’église pour que soit rendue possible la lecture du livre de
prières ; il lui a fallu renoncer au puissant moyen de suggestion
qu’était la quiète pénombre de la nef, de l’abside, du transept, il lui a
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 62

fallu renoncer à la splendeur pathétique de son savant assemblage de


verres translucides fortement colorés et recourir à une technique nou-
velle, à l’emploi de verres transparents absorbant moins la lumière
solaire.
L’attention, la présence d’esprit du décorateur sont — tout comme
celles du constructeur — l’indice d’une connaissance profonde tant
l’homme à enseigner et séduire que des possibilités du matériau utilisé
à cette fin. À côté de cette volonté de puissance du technicien et du
psychologue unis dans un même effort, quelle est la place réservée à
la mystique, à la confiance en l’aide divine ? Le poète en qui vivent ce
technicien et de psychologue ne fait confiance qu’à l’homme.
Dans cette confiance, de même que dans le sacrilège de l’imagier
donnant à Dieu figure humaine, n’est-il pas permis de voir
l’insoumission du matérialiste que ne peut pas ne pas être, quoi qu’il
en ait, le spiritualiste, dès qu’il est un plasticien ; n’est-il pas permis
aussi de voir un inconscient geste de révolte, la protestation de
l’éternel hérétique qui toujours nous empêche de nous assoupir com-
me un enfant bercé et nous conseille l’aventure, qui trouble notre re-
pos agréable et mortel, nous impose un dur et bienveillant tourment,
sème en nous les germes de ce doute et de cette insatisfaction qui sont
les conditions de notre salut ?
Il n’y aurait d’art religieux que s’il pouvait y avoir un art abstrait.
Le fait qu’il n’y a pas d’art religieux nous oblige à voir l’art à motifs
religieux peut-être un aveu d’impuissance et plus probablement
l’effroi du fils de la terre qui se sait vaincu et menacé de mort, dès que
ses pieds cessent de toucher le sol.
L’Art est un paradis, mais c’est un paradis TERRESTRE.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 63

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945

QUELQUES VUES
SUR LE PRÉSENT,
L’AVENIR ET LE PASSÉ
DE LA MUSIQUE
FRANÇAISE
par CHARLES KOECHLIN

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Après avoir esquissé la situation présente de la musique française 5


et montré les fâcheuses conditions de vie qui sont faites aux musi-
ciens, nous somme amené à rechercher quels moyens immédiats pour-
raient être mis en œuvre pour améliorer ces conditions de vie et
l’éducation musicale des Français
Notez d’abord que si la bonne musique était plus souvent jouée, les
droits qu’en touche l’auteur à la S.A.C.E.M. suffiraient à faire vivre
les bons musiciens. Certains compositeurs, je le sais, encaissent des
sommes considérables, mais en écrivant ces petites chansons banales,
d’une sensiblerie douceâtre et nauséabonde, d’où la vraie musique est
absente : pour les vrais musiciens au contraire (s’ils n’ont acquis la

5 Voir la Pensée, n° 2, janvier-février-mars 1945, p. 56 à 64.


LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 64

célébrité d’un Ravel ou d’un Debussy), les « répartitions » s’avèrent


insuffisantes : ils sont trop rarement joués. S’ils devaient être compris
d’un plus grand nombre d’auditeur qu’après une audition, au moins
(et, de préférence, deux ou trois). Pour être joué, il faut être connu, il
faut être joué. D’ailleurs, a priori ce public se méfie de tout nom
nouveau : « Donner un concert de musique moderne équivaut à faire
le vide dans la salle », nous disait Pierné — qui avait eu loisir de véri-
fier cette assertion, étant lui-même chef d’orchestre des concerts Co-
lonne.
Il faudrait donc gagner nos concitoyens à la musique moderne. Et
d’abord, à la musique tout court. Il faudrait que plus nombreux fussent
les auditeurs vraiment musiciens. Certes, il existe une élite à Paris,
plus compréhensive peut-être que partout ailleurs (sauf à Bruxelles) ;
on le voit bien aux concerts des œuvres de Strawinsky, de Claude De-
bussy, de Ravel, et de maint autre musicien moins illustre — par
exemple, Henri Sauguet — furent, tout récemment, accueillies avec
une faveur extrême. On a fait, depuis trente ans, d’immenses progrès.
Mais cette élite ne forme, malgré tout, qu’un petit essaim. Et
l’ensemble même des habitués de nos associations symphoniques, qui
fait sa joie des festivals Beethoven ou Wagner, ne représente au total
qu’une petite minorité de la population parisienne. La majorité, où va-
t-elle ? aux chansons dites « populaires », niaisement sentimentales.
Comment faire, hélas, pour donner à tous un meilleur discernement,
un sens plus juste de la beauté ? Comment les élever à de la musique
véritable, au lieu de permettre leur intoxication par els succès des Tino
Rossi et autres ténors bêlants, où il n’est question que d’amours mal-
heureuses ou de « souvenirs enchantés », le tout sur des vers dont rien,
pas même leur musique, ne saurait égaler la complète, l’absolue plati-
tude ?
À coup sûr, depuis la libération, notre Radio a fait de louables ef-
forts. Surtout dans les grands concerts symphoniques où le zèle si actif
de manuel Rosenthal met en honneur tant de belles œuvres modernes,
les unes déjà connues, d’autres révélées au public en première audi-
tion. Mais beaucoup reste à faire en ce qui concerne le répertoire de la
musique dite légère, — et qui peut, qui doit rester d’excellente qualité.
Loin de moi le dédain de cette « musique légère » : je ne cesserai de
rendre hommage aux talents hors pair de Ch. Lecocq, de Louis Ganne,
d’André Messager, et tout d’abord de l’incomparable Emmanuel Cha-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 65

brier… mais, au lieu des chansons ou goguenardes, dont la plupart


restent indésirables, combien de charmantes mélodies pour chant et
piano 6, dans notre Ecole française, qui pourraient gagner les cœurs
sensibles, sans nulle concession à la vulgarité, remplaçant avec avan-
tage le répertoire si contestable à quoi je fais allusion !
Si certaines initiatives méritent d’être signalées, avec toute notre
approbation (la « Musique expliquée », par Roland-Manuel, le diman-
che matin : les disques de l’émission « Des goûts et des couleurs », le
lundi soir par H. Sauguet), il reste beaucoup à faire pour améliorer le
répertoire, — en un mot, pour l’assainir.
J’ai dit l’état actuel des associations symphoniques, lesquelles
comptent avant tout sur les festivals Beethoven pour alimenter leur
caisse, dont les recettes en définitive ne sont guère rémunératrices.
Une subvention gouvernementale leur est acquise, d’ailleurs, à charge
de faire entendre chaque saison une certaine durée de musique en
première audition ; mais comme le nombre des répétitions est assez
restreint, l’on choisit de préférence des œuvres courtes et point trop
difficiles, laissant de côté les vastes compositions, celles surtout qui
sembleraient trop « modernes » au goût d’un public dont l’oreille s’est
formée par les festivals que vous savez. — Cet état de choses ne
s’améliorera que peu à peu, et dans la mesure où la radiodiffusion —
qui, décidément, est le salut — aura conquis le public à notre belle
musique française d’hier et d’aujourd’hui 7.

6 Je sais bien que parfois elles sortent vraiment du domaine de la musique


légère. Voici néanmoins quelques suggestions :
On devrait se souvenir des premiers Albums de Massenet, des Chansons
écossaises de Paladilhe, des Six Poèmes d’A. Silvestre, mis en musique par
Alexis de Catillon, et tout d’abord de quelques chefs-d’œuvre (le mot n’est
pas trop fort) de Gounod — par exemple sur la Venise d’Alfred de Musset.
Citons encore Marine de Lalo, Myrto de Léo Delibes, les Adieux de
l’hôtesse arabe de Bizet, le profond et charmant Nocturne de Franck, sans
compter les spirituelles Chansons de Gabriel Pierné, ainsi que les Lieds de
France d’Alfred Bruneau ; quant aux admirables recueils de Duparc, de
Fauré, de Debussy, on n’y puisera jamais trop. Enfin, au nom glorieux au-
jourd’hui de Ravel, nous joindrions ceux (moins célèbres mais qu’il ne fau
pas oublier) d’André Caplet, de Roger-Ducasse, de François-Berthet, de
Paul Dupin. Et cette énumération reste bien incomplète.
7 Peut-être y aurait-il lieu d’augmenter les subventions, mais en exigeant
d’autre part que le répertoire fût plus varié. Car il y eut d’autres musiciens
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 66

Restent les théâtres subventionnés. Ici, je ne puis omettre de citer


une phrase lapidaire, prononcée à l’une des séances de feu le Comité
consultatif de l’Opéra-Comique : « faire de la musique, cela équivaut
à vider la caisse. » Jouer Pénélope, Pelléas, Ariane et Barbe-Bleue,
c’était « vider la caisse » : et l’on nous demanda en grâce de consentir
à la reprise de la Tosca, de la Bohème, de Madame Butterfly, pour
sauver le théâtre de la faillite qu’aurait causée un excès de belles mu-
sique. A l’Opéra, même Padmavâti, ni Œdipe, ni Thamara, ni Sala-
mine, ni la Naissance de la Lyre, ni Messidor. La nouvelle direction
de l’Opéra-Comique, il est vrai, vient de nous redonner l’Angélique
d’Ibert et le Pauvre matelot de Milhaud ; elle nous promet de montrer
à nouveau Djamileh, l’E-toile, le Roi malgré lui. Souhaitons qu’on
n’oublie pas le Cœur du moulin du charmant Déodat de Séverac, Ni
pris au piège d’André Gedalge 8 ; et n’est-il pas aussi un Tristan du
très regretté Paul Ladmirault ? Mais pour tout cela, sans doute fau-
drait-il que ces théâtres subventionnés n’eussent point à se préoccuper
de la recette. Car le public, si l’on assainit sa nourriture, peut-être bien
qu’il finira par s’y habituer ; mais au début, je crains qu’il y mordre
sans avidité, et ne regimbe. Les salles ne seront pas pleines, tant pis !
n’est-ce pas le devoir de l’État de combler le déficit, pour obtenir da-
vantage de beauté ?

*
* *

allemands que Beethoven et Wagner ; il y eut (aux XVIe et XVIIe siècles sur-
tout) d’admirables Italiens, et pour les Espagnols ainsi que les Flamands de
la renaissance, ils atteignent une beauté plus haute encore, peut-être. Et le
grand Purcell en Angleterre ! et les modernes Russes, les disciples de Pe-
drell (Albeniz, Manuel de Falla) ! Quant à la France, je reviendrai tout à
l’heure plus en détail sur le répertoire qui pourrait dans lequel on tient Ch.
Bordes, de Castillon, Gedalge, Magnard, et qu’on ne fait à Lalo ni à Roussel
la place qu’ils méritent, ni même à Saint-Saëns. A la radiodiffusion nous en-
tendîmes l’autre jour une sélection, sans grand intérêt, du Don Quichotte de
Masseret : ne pouvait-on penser, plutôt, à Henri VIII, à Etienne Marcel à
Proserpine, et surtout à ce charmant Ascanio ?
8 Il existe aussi un opéra-bouffe du même Gedalge, dont il nous avait joué des
passages extrêmement vivants et gais : la Farce du cadi ; il semblait y atta-
cher quelque prix. Ne pourrait-on le révéler au Public ?
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 67

Mais toutes les réformes qu’ainsi je souhaite restent inséparables


de la culture musicale de la nation. Problème que j’étudiai naguère en
une série d’articles parus dans l’Humanité, puis réunis en une brochu-
re, aux E.S.I. : la Musique et le Peuple. En voici l’essentiel :
Tout d’abord, il faudrait de nombreux concerts, et pour le peule : le
répertoire ne devant jamais s’abaisser sous prétexte de compréhension
plus facile, mais garder une belle tenue musicale, quel que soit le gen-
re des œuvres. il est évident, d’ailleurs, que certaines compositions
modernes, par la nouveauté du vocabulaire, et d’autres très anciennes
(du Moyen âge) en raison de leur archaïsme, seraient susceptibles de
déconcerter un auditeur plus habitué à la Mascotte ou à la Madelon.
Affaire de discernement dans le choix des programmes — mais sans
concessions, s’il vous plaît !
Ces concerts pourraient être trois sortes :

1. Ceux de la radiodiffusion (orchestre, ou musique de chambre et


mélodies) : un ou deux par semaine, dits « concerts scolaires », ayant
lieu régulièrement, à jours et heures fixes, et destinés à être recueillis
par toutes les écoles, par tous les lycées, facultés, etc. Je ne demande-
rais pas qu’il fût obligatoire, pour les élèves, de les entendre, je sou-
haiterais seulement qu’une assistance de plus en plus nombreuse les
favorisât de sympathique attention — et que d’ailleurs ils ne présen-
tassent aucun caractère pédagogique propre à rebuter leur jeune pu-
blic. 2. Les concerts qu’à audition directe pourraient donner (soit dans
les écoles, lycées, etc., soit en grandes salles des quartiers populaires
devant des ouvriers, petits employés, etc.) divers groupements : ainsi,
par exemple, l’orchestre national de la radiodiffusion, ou celui de la
garde républicaine, pour des œuvres symphoniques de vaste envergu-
re : — ou bine, pour de la musique de chambre, quelques exécutants
de bonne volonté, choisis parmi les élèves du Conservatoire (rétri-
bués, bien entendu, et qui certainement seraient heureux de participer
à cette bonne œuvre sociale). 3. Enfin, tous les concerts réalisés par
des orchestres ou des chorales d’amateurs. Là, peut-être, serait
l’avenir le plus attrayant, le plus profitable. Les sociétés chorales no-
tamment pourraient être nombreuses, et rien ne vaut le chant collectif
pour développer le goût de la bonne musique. Avant 1939, nous
avions fait une expérience concluante avec la Chorale populaire de
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 68

Paris, affiliée, comme la Fédération musicale populaire, à la Maison


de la culture 9. Il faut ressusciter cette Chorale populaire ; je me suis
laissé dire que sa résurrection est en bonne voie. Mais ce n’est pas une
seule chorale qu’il faut à Paris ; on en peut avoir dix, vingt, davantage
encore. Le tout est d’essayer, avec d’enthousiastes animateurs. Pour
les orchestres composés de non-professionnels, il en existe déjà : j’en
ai un excellent, celui des employés du P.-L.-M. Enfin, avec les famil-
les d’« instruments d’harmonie » (saxhorns, pistons, etc.) on réalise-
rait le véritable orchestre populaire, celui pour lequel l’étude instru-
mentale ne demande pas un travail intensif (les mieux doués appren-
draient le saxophone ou la clarinette). Disons-nous bien que ce sont
les concerts d’« orchestres populaires » ainsi formés qui, mieux que
tout au monde, viendront initier le peuple à la véritable musique. Car
c’est en jouant, en chantant eux-mêmes de belles œuvres (la qualité du
répertoire reste chose capitale), c’est par ce rôle actif que les ouvriers,
les employés, tous ceux qui constituent le peuple entreront de plain-
pied dans le palais enchanté de la musique.
Et ce que j’entrevois ainsi n’est point une utopie. À Béziers, pour
la représentation, aux Arènes, du Prométhée de Gabriel Fauré, les
chœurs d’hommes étaient composés d’amateurs de la ville, et l’un des
deux orchestres d’harmonie participant à ce festival n’était autres que
la Lyre biterroise, recrutée également chez des amateurs. À Narbonne,
on vit d’autres manifestations de même nature. Dans le nord de la
France, en Belgique (à Anvers notamment), en Alsace, il y a des cho-
rales, des harmonies, des fanfares. Une vaste organisation d’art musi-
cal populaire pourrait se faire, à Paris même 10.

9 Tout cela est tombé dans l’eau depuis la guerre, et les dirigeants de cette
Chorale ont été déportés en Allemagne.
10 On n’a pas oublié les « Fêtes du peuple », entreprises et dirigées par le re-
gretté Albert Doyen, où l’excellente musique fut jouée pour des auditeurs
enthousiastes. L’orchestre, il est vrai, était primitivement composé de pro-
fessionnels, mais les choristes étaient tous des amateurs. Quelques années
avant sa mort, Doyen forma un orchestre d’amateurs. Les sections provin-
ciales des « Fêtes du peuple » (Lyon, Rouen) avaient aussi des chorales
d’amateurs, et réussirent à monter de grandes œuvres. (A Rouen, l’orchestre
aussi était composé d’amateurs.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 69

Restent à résoudre deux importants problèmes : l’enseignement


musical et le répertoire. Ils sont liés intimement l’un à l’autre, de mê-
me qu’ils le sont à la renaissance musicale dans le peuple 11.
Or, qu’existe-t-il actuellement pour l’étude du solfège ? Des
« théories de la musique », la plupart sèches, à la fois incomplètes et
compliques, ne faisant point appel à l’oreille, ni au goût musical. Des
« leçons de solfège », des « dictées », en général vide s de musique —
incroyablement dénuées de charme et de vie. Mentionnons toute fois
comme une des rares exceptions à citer, la Méthode d’André Gedel-
gen basée sur l’éducation rationnelle de l’oreille, et qui a fait ses
preuves (Gedalge, à l’école communale de Chessy, avait obtenu
d’étonnants résultats) ; elle se complète d’un recueil de chansons très
musicales, et d’un grand nombre de canons, réalisés par cet admirable
éducateur avec autant de maîtrise que d’agrément. Mas à cela de-
vraient s’ajouter : toute une série de « leçons de solfège progressif », à
une voix, qui fussent vraiment de la musique ; d’autres, à deux, à trois
voix ; puis, des transcriptions de diverses mélodies populaires ancien-
nes, écrites pour chœur a capella. On y joindrait encore un « solfège
modal », c’est-à-dire une série d’exercices sur ces vieux modes capa-
bles de tant de beauté. Enfin, pour les instruments à vent (et particuliè-
rement les saxhorns), on aurait besoin d’un grand nombre de mor-
ceaux faciles, assez courts, monodiques (c’est-à-dire se suffisant à
eux-mêmes, sans accompagnement), et que l’amateur aurait plaisir à
travailler chez soi. Tout ce répertoire est à créer : mais il faudra la col-
laboration de nos meilleurs confrères, alors que la plupart des actuel-
les leçons de solfège sont écrites par des musiciens de ne ordre.
Et, puisque nous parlons de musique modale, c’est le retour à
l’ancien folklore qui serait le plus utile et le plus attrayant à la fois.

11 Je dis bien renaissance, car actuellement le peuple ne crée plus de mélodies,


se bornant à chanter — assez faux d’ailleurs, et dans une mesure fantaisiste
— telle scie à la mode. Il ne vit plus en musique. Si mon voisin fait marcher
sa radio, je sais qu’il ne l’écoutera que distraitement, en lisant son journal.
Quant aux paysans, quant aux ouvriers (agricoles ou d’usine), ils ne chantent
plus comme autrefois dans l’exercice de leur métier. Il n’y a pas pour eux
cette joie intérieure que donne la musique, et qu’elle existe encore dans cer-
tains pays de l’Europe (Roumanie, Serbie, Grèce), ou même en Palestine
lorsque des bergers juifs, créateurs sans la savoir, inventent de nouvelles
mélopées.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 70

Les Chansons bretonnes de Bourgault-Ducoudray, les Chansons bour-


guignonnes de Maurice Emmanuel, les belles transcriptions (Bretagne
et Vendée) de Paul Ladmirault, s’offrent à nous en première ligne. Il
serait bon que d’autres fussent écrites 12. On voit qu’il y a du pain sur
la planche, et que cela représente un travail considérable. Je ne sais
s’il sera jamais achevé ! Toutefois, j’en connais déjà certaines réalisa-
tions, d’ailleurs inédites. Espérons mieux. Et puis, il fallait d’abord
tracer les lignes principales poser le problème 13.
« Voilà qui va bien », diront des sceptiques. « Mais une fois écrits
tous ces exercices de solfège, toutes ces monodies pour les instrumen-
tistes amateurs, toutes ces transcriptions de chants populaires d’autre
fois, ou bien encore toutes ces chansons nouvelles, où, comment, par
qui cette musique sera-t-elle enseignée ? » La solution pratique du
problème est fort complexe. Il faudrait d’abord (pour l’enfance et la
jeunesse) que dans les écoles et dans les lycées une part beaucoup plus
large fût faites à la musique ; viendrait ensuite la question des profes-
seurs à choisir. Ce n’est pas en un jour, en un mois, en un an, qu’on
trouvera la meilleure solution ; une étude détaillée de cette question
délicate dépasserait les imites d’un article déjà trop long. Mais il est
un point sur lequel je veux attirer l’attention : lorsqu’il s’agira
d’apprendre, soit à chanter en chœur, soit à jouer d’un instrument, no-
tre Conservatoire est fermé à qui n’a point, déjà, une certaine virtuosi-
té. Cette école supérieure de musique, où n’entre pas qui veut, suppo-
se des années d’études préalables. Il serait urgent d’y adjoindre un ou

12 On ajouterait encore les Chants du Vivarais, de Vincent d’Indy ; ceux


d’Auvergne, de J. Canteloube, etc. De toute façon, la tâche est difficile et ne
doit être tentée que par d’excellents compositeurs. Il y faut de la sensibilité,
du goût et surtout : s’être imprégné de cette beauté rustique d’autrefois. Ré-
aliser, pour notre folklore, un équivalent de ce que fit le Père Komitas pour
les mélodies arméniennes.
13 Je n’insiste pas sur l’urgence de favoriser l’étude du chant choral dans les
écoles et les lycées. J’ai ouï dire qu’en U.R.S.S. on attache à l’enseignement
de la musique autant s’importance qu’à celui des mathématiques. Je n’en
demande pas tant, aujourd’hui, pour notre pays. Mais quand même, que de
progrès à faire ! D’ailleurs, le problème de cet enseignement, qui devra tou-
jours rester musical et attrayant, demeure lié au choix des Leçons de solfège,
des transcriptions folkloriques, des concerts de musique chorale. Lié aussi,
avant tout, à celui du répertoire.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 71

même plusieurs « conservatoires populaires 14 », où les débutants


pourraient apprendre leur art. Avant 1939, à la Fédération musicale
populaire, il y avait été fortement question de ce projet. Je le signale à
qui de droit. C’est la première réforme qu’il faille accomplir. Il y au-
rait des classes instrumentales, des classes vocales pour qui serait ca-
pable de chanter en soliste, des classes de chœur, d’autres pour la mu-
sique d’ensemble, et tout d’abord un enseignement meilleur du solfè-
ge 15.
Quant au répertoire des concerts que nous souhaitons pour initier le
peuple à la musique, ne serait-il pas naturel de songer davantage, tout
d’abord, à celle de la France ? Il y a dans notre passé des trésors in-
connus et de nature à nous faire apprécier l’esthétique de la qualité. Je
sais bien que celle de la quantité rapporte davantage ; elle produit plus
d’effet, et plus sûrement : surtout sur les esprits peu cultivés. Dès le
début du XIXe siècle elle a fait son apparition ; le public moderne vit
dans le besoin de grosses sonorités, de crescendos foudroyants, ou de
longs développements (fussent-ils pleins de redites, et à grand renforts
de « battage de flancs »). D’ailleurs — ainsi que le constatait Romain
Rolland, non sans quelque regret peut-être — les mélomanes français
se trouvent éduqués par les « classiques » allemands. Si, dans le mon-
de des lettres, échappent à une emprise totale du romantisme et lais-
sant le démesuré ou l’illimité à d’autres pays, l’« honnête homme »
comprend (ou s’efforce de comprendre) Racine, en musique la situa-
tion est bien différente. D’abord, les habitués des concerts symphoni-
ques ignorent presque totalement nos meilleurs musiciens d’autrefois
(et qui sont grands à leur manière) : ceux du XVIIIe, du XVIe et surtout
du XVIIe siècle. En outre, le culte de Beethoven et celui de Wagner ont
pris une telle extension que ces maîtres accaparent les programmes
jusqu’à nuire, non seulement à nos compatriotes de jadis, d’hier et

14 Gratuits, bien entendu, comme est aussi le Conservatoire de la rue de Ma-


drid.
15 J’ai cité l’intéressante Méthode d’André Gedalge : elle vaut qu’on en fasse
l’essai ; d’autres seraient possibles, mais il faudra choisir ! De toute façon,
abandonner certains usages fâcheux, certaines façons anti-musicales de
« solfier » : c’est-à-dire en criant le nom des notes, sans « temps forts »… (Il
faut à apprendre, au contraire, à savoir jouer et chanter en mesure, sans bat-
tre cette mesure. Les pianistes y arrivent bien — pourquoi pas les chanteurs
ou les violonistes ?)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 72

d’aujourd’hui, mais encore à d’autres Allemands de premier ordre —


et même à J.-S. Bach (dont presque jamais on n’a la joie d’entendre
une des nombreuses cantates d’église). Je parlerai tout à l’heure des
modernes. C’est à peu près comme si, par idolâtrie pour Gœthe et
Schiller nous ne goûtions, ni même ne connaissions Flaubert, Stand-
hal, Balzac, Beaudelaire, Renan, Maupassant, Anatole France 16.
Certes il faut nous garder d’un nationalisme étroit, à base d’orgueil
protectionniste. Rien de plus fâcheux, en art, que la haine de
l’étranger, je dirai même que la crainte des influences. Dans ces pro-
grammes de concerts, si je regrette un excès de Wagner et même de
Beethoven, ce n’est pas seulement parce qu’il favorise le goût naturel
de la masse pour les accents répétés et les longs développements 17
(qu’on ne trouvait pas dans la musique, si belle d’ailleurs, du XVIe siè-
cle, ni dans celles du XVIIe et du XVIIIe 18), c’est parce qu’il ferme la
voie à mainte composition — française ou non — depuis le XVe jus-
qu’au XXe siècle. Je ne dirai jamais qu’il faille ne révéler que des œu-
vres françaises 19. J’estime très fâcheux que nos associations sym-
phoniques jouent si rarement les œuvres de grands musiciens étran-
gers tels que Josquin des Prés, Okeghem, Vittoria, Cabezon, Monte-
verdi, Frescobaldi, Purcell, H. Schütze, Buxtehude — et qu’on oublie
trop souvent Haydn, Haendel, Schumann, Schubert, Mendelssohn,
Liszt et Chopin — et les Russes également (car si Shéhérazade reste

16 On me répondra, je sais bien, que notre XIXe siècle musical n’offre pas
l’équivalent de ces grands noms de la littérature : ce n’est vrai que pour sa
première moitié, où le seul Berlioz retient l’attention. Mais à partir de 1850,
quelle magnifique floraison de grands musiciens français ! Et puis, il y a
ceux du XIVe au XVIIIe…
17 Il y a bien entre autre chose, et mieux — nous le savons tous — chez Bee-
thoven et chez Wagner ! Mais ces répétitions et cette insistance, voilà ce qui
domine tout d’abord, et conquiert un public esclave de l’esthétique de la
quantité.
18 L’ampleur de Bach, c’est tout autre chose. On dirait qu’elle procède tout
naturellement de l’idée même, et qu’à l’intérieur de sa musique, se trouve la
force latente de grandes lames de fond — plus puissante d’ailleurs, en défi-
nitive, que le déchaînement de toutes les tempêtes romantiques.
19 Et je n’admire pas ces œuvres parce que françaises, mais pour leurs qualités
réelles — qualités en elles-mêmes — de mesure, de précision, de goût, et de
parfaite proportion dans la grandeur lorsqu’elles décident d’y atteindre.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 73

au répertoire, pourquoi ne pas nous faire entendre Thamar, Autar et


les Symphonies de Borodine ?)
Cela posé, j’en viens aux nôtres et je vous assure qu’un magnifique
répertoire se peut constituer avec nos richesses nationales. Quelle mi-
sère — et quelle honte pour notre pays — qu’une édition complète du
grand Guillaume de Machaut (XIVe siècle) ait été entreprise, non par la
France, mais par l’Allemagne (ainsi fut-il également pour Berlioz) ! Il
y a des merveilles dans notre musique du Moyen âge et de la renais-
sance, de Pérotin le Grand (XIIe siècle) jusqu’à Claude le Jeune, Clé-
ment Jannequin, Goudimel Claude Gervaise, Antoine de Bertrand, ces
maîtres du XVIe que ressuscitèrent les dévouements admirables de
Charles Bordes et d’Henry Expert, mais que laissent de côté les asso-
ciations symphoniques. Et pour le XVIIe siècle, il serait urgent qu’une
édition nationale publiât l’œuvre intégrale de Marc-Antoine Charpen-
tier, le plus grand des nôtre au temps de Louis XIV (bien entendu, ce
n’est pas le seul qui mérite de survivre). Si l’on connaît les noms (plus
encore que la musique même) de Rameau et de Couperin 20, on n’en
joue que rarement ; la grande édition de Rameau reste inachevée (il
manque les quatre derniers volumes, pour les quels le budget de l’État
n’a pas voulu donner les fonds nécessaires) ; quant à celle de Coupe-
rin, à l’« Oiseau-Lyre » (entreprise grâce à l’appui si dévoué de Mrs
Dyer), d’un luxe splendide, on en souhaiterait une autre aussi complè-
te, mieux à la portée des bourses moyennes.
Si maintenant nous en venons aux modernes, ce n’est que
l’embarras du choix. La richesse de l’Ecole française, depuis Berlioz
et Gounod, s’est affirmée superbe, et non seulement au théâtre 21. Il
est heureux, certes, que la Symphonie de Franck reste au répertoire :
mais on souhaiterait une audition complète, avec les chœurs, de son
admirable Psyché. Voici de longues années que l’on n’a point vu para-
ître sur l’affiche la dernière œuvre (peut-être la meilleure) d’Ernest
Chausson : Soir de fête, ni le bel Hymne védique : on voudrait enten-
dre de nouveau le Jour d’été à la montagne, de Vincent d’Indy, le Di-

20 Sans parler de Destouches, de Lalande, de Leclair, de Lœillet, de Caix


d’Herveloix, etc.
21 Mais au théâtre même, nous voudrions la reprise intégrale des Troyens,
comme celle de Béatrice et Bénédict — comme aussi de la Sapho de Gou-
nod, ou bien encore du chef-d’œuvre de sa vieillesse, Maître Pierre —, sans
oublier Philémon et Beaucis ni le Médecin malgré lui.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 74

vertissement pour trompette et orchestre, de Ch. Bordes. Et, de Lalo,


d’autres œuvres que la Symphonie espagnole, d’ailleurs si vivante et si
colorée. Dois-je rappeler qu’il existe une Symphonie de Gounod ? On
a trouvé celle de Bizet, et c’est tant mieux ; mais Roma mérite aussi
de survivre. De même, les charmantes Suites d’orchestre de Massenet
et de Guiraud ; la Rhapsodie cambodgienne de Bourgault-Ducoudray ;
le Printemps, œuvre de la jeunesse de Claude Debussy, où l’emploi du
piano apparaît si nouveau, si « précurseur » de son rôle actuel dans
l’orchestre. Enfin, pourquoi le silence sur André Gedalge, dont (à tout
le moins) la 3e Symphonie ne devrait pas sombrer dans l’oubli ? Pour-
quoi le silence, plus scandaleux encore, sur Albéric Magnard 22 ?
Pourquoi, non moins excusable, le silence sur Maurice Emmanuel,
dont le Prométhée attend toujours qu’on le révèle au public ? Pour-
quoi, de Saint-Saëns, négliger la Seconde Symphonie, le Lyre et la
Harpe, le Déluge ? Pourquoi ne point nous faire entendre les Psau-
mes, émouvants et forts, de Lili Boulanger ?
Et le domaine de la musique de chambre n’est pas moins vaste, ni
moins beau. Quelle société de concerts nous donnera les Quatuors à
cordes de Gounod, ceux de Saint-Saëns et son 1er Trio, le Quintette
de Magnard, son Quatuor, ses Sonates de violon et de violoncelle,
celles de Gedalge, de Jean Huré, de Maurice Emmanuel, le Quatuor
d’Alexis de Castillon ?
Quant aux compositions plus récentes, outre les chefs-d’œuvre de
Fauré et de Claude Debussy, qui méritent une place d’honneur aux
concerts symphoniques 23, elles sont légion. Mais la plupart restent
« dans les cartons » (ainsi, la Symphonie de Silvio Lazzari, la Grande
Kermesse Ducasse, de Paul Dupin) ; ou bien, elles ne sont jouées
qu’une seule fois 24 (à cause de la subvention accordée aux sociétés
symphoniques pour les premières auditions : celles-ci seules les inté-
ressent ; encore faut-il que les œuvres ne soient pas trop difficiles et
n’exigent pas un minimum de trois à quatre répétitions).

22 Cf. 2e, 3e et 4e Symphonies ; Hymne à Vénus, Hymne à la justice, Chant fu-


nèbre.
23 On ne joue quasiment jamais la belle Fantaisie pour piano et orchestre de
Fauré, ni son exquise et profonde musique de scène pour Shylock — ni les
Rondes de printemps, Khamma, et les Gigues, de Debussy.
24 Par exemple, la Symphonie de M. Emmanuel, et celle de Paul Ladmirault.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 75

Il serait fastidieux ici de s’attarder à d’interminables énumérations.


Plaignons-nous, en pareil cas, que « la mariée soit trop belle », et pas-
sons. Rappelons seulement que certains, disparus trop tôt de ce mon-
de, comme les purs artistes que furent André Caplet, Lili Boulanger,
Jean Huré, Jean Cartan, Charles Tournemire, méritent qu’on ne les
oublie pas.
Dans cet inventaire — à la fois trop copieux et trop incomplet —
de nos richesses nationales, on n’a pas tenu compte des œuvres théâ-
trales. Mais là encore, rien qu’en se maintenant au niveau le plus éle-
vé, sans concession à telle vulgarité plus « compréhensible », sans
nulle démagogie de mauvais aloi, un répertoire très étendu peut se
constituer qui ferait appel, en premier lieu, à la musique française. On
souhaiterait un grand nombre de représentations réellement populai-
res, et si possible des tentatives de décentralisation pour que la pro-
vince en pût bénéficier, comme Paris.
Nous voudrions également que les meilleurs de nos musiciens se
décidassent à écrire des œuvres originalement conçues pour orchestres
d’harmonie, ou pour fanfares, ainsi que des chansons nouvelles, voire
des chœurs plus développés — le tout destiné aux chorales et aux or-
chestres populaires. Je ne dis pas que cela soit facile. Mais il faut es-
sayer. Ne rien négliger pour ramener la nation tout entière vers la
musique.

*
* *
Cette gigantesque entreprise de résurrection musicale, à laquelle il
serait bon de songer dès l’école primaire, n’est d’ailleurs qu’une partie
de ce que nous souhaiterions pour que l’enfance eût droit à davantage
de poésie et d’art. D’excellents esprits, rêvant d’une révolution fé-
conde dans le domaine scolaire, s’accordent à penser aujourd’hui que
les programmes de la première enfance devraient s’attacher seulement
à l’arithmétique, à l’orthographe, à la grammaire, mais aussi à la for-
mation de l’esprit et du cœur, en développant, par la musique, par l’art
et par la poésie, l’imagination et la sensibilité. Le monde actuel se
dessèche jusqu’à la férocité dans une atmosphère d’égoïsme utilitaire :
elle finira par devenir irrespirable à tous ceux qui gardent en eux-
mêmes un idéal de justice, d’honnêteté, de beauté. Idéal qui d’ailleurs,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 76

par l’entr’aide même qu’il comporte, pourrait aider à sa façon à ré-


soudre le problème social. Or, dans l’éducation des jeunes, la morale
et l’art devraient avoir une importance bien supérieure à ce que leur
accorde le vulgaire, pour qui la seule « morale » est celle des affaires
tandis que d’autre part la musique se réduit à un « art d’agrément »,
sorte de passe-temps, de superflu, dont il convient de ne point abuser.
En vérité, c’est bien autre chose. La musique, a poésie, toutes les aspi-
rations sociales généreuses, vers davantage de justice et d’amour, la
noblesse intérieur, l’idéal en un mot, voilà ce qui doit faire la base de
l’éducation… L’énergie pour elle-même et non pour son résultat tan-
gible, immédiat, la valeur de l’acte en soi, la hauteur de la pensée d’un
raisonnement mathématique, à l’exercice régulier et discipliné d’une
profession en dehors de l’art. Mais l’art reste un des plus forts sou-
tiens dans la vie, et jamais il n’est trop tôt pour y conduire l’enfant.
Jamais, surtout, trop tôt pour l’initier à la musique.

Nous posons le problème. Nous en esquissons certaines solutions.


D’autres viendront, après nous, on l’espère, pour les réaliser. Et ce
sera l’aube de la Cité nouvelle, rêve d’avenir 25…

Février 1945.

25 Tel est le titre d’un poème symphonique écrit par l’auteur de ces pages, et
dédié à H.-G. Wells.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 77

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945

LA PENSÉE MILITAIRE
ET LA VIE NATIONALE
par HENRI LEFEBVRE

La guerre naît et reçoit sa forme des idées,


des sentiments et des rapports qui existent au
moment où elle éclate.
CLAUSEWITZ

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L’histoire militaire peut être abordée d’un premier point de vue, le


point de vue technique.
On peut suivre les transformations de l’armement, de « l’outillage
militaire », et montrer comment es transformations ont agi sur la
structure de l’armée, sur la tactique et la stratégie.
Par exemple, il est très clair que l’invention de nouvelles armes, à
la fin du moyen âge, a été un facteur important dans les modifications
de l’art militaire et de la nature même de l’armée. Après l’introduction
des armes à feu l’infanterie devint la « reine des batailles », supplante
la cavalerie qui dominait dans les combats de l’époque féodale.
Autre exemple : les perfectionnements technique (améliorations
des moteurs, de leur rendement et de leur puissance par rapport à leur
poids ; moteurs à compresseurs ; dispositif hypersustentateur ; hélice à
pas variable, etc.) ont modifié profondément l’arme aérienne et son
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 78

utilisation entre 1918 et 1940. Ces perfectionnements ont permis le


bombardement à longue distance, le bombardement de jour, la chasse
de nuit, l’aviation d’assaut, qui, en 1918, n’existaient pas où
n’existaient qu’à l’état embryonnaire.
Ce point de vue technique est-il le seul auquel puisse se placer
l’historien militaire ?
Non. Le facteur technique n’agit qu’en liaison et en action récipro-
que avec d’autres éléments, que l’histoire militaire néglige trop habi-
tuellement.
Le cheval féodal, moyen technique de combat et de transport, était
aussi un fait social. Aux débuts de la féodalité, lorsque la noblesse ne
s’était pas encore instituée en caste héréditaire fermée, celui qui pou-
vait équiper un cheval entrait de ce fait dans la catégorie des hommes
d’armes, dans la noblesse guerrière. Et le cheval devint le symbole de
la classe nouvelle des chevaliers.
Plus tard, les canonniers et les arquebusiers formèrent de vastes
armées, les armées royales. Seule, l’histoire économique et sociale de
cette époque, qui décrit le déclin de la féodalité et la constitution du
pouvoir royal, peut expliquer le déclin de la cavalerie et l’ascension
des armes nouvelles.
L’analyse montre donc aussitôt que le facteur technique ne peut
s’isoler d’un facteur social. A côté d’une étude technique de l’armée,
il convient de donner une place à l’histoire sociale.
L’histoire militaire peut encore être étudiée sous un troisième an-
gle : la tactique et la stratégie.
Ce nouvel aspect est-il indépendant des deux premiers ? Il est évi-
dent que la tactique et la stratégie sont la mise en œuvre (au contact de
l’ennemi ou dans des combinaisons à longue portée), de l’armement,
du facteur technique. Seraient-elles indépendants du facteur social, de
la structure sociale de l’armée.
Une analyse des guerres de la Révolution va montrer le contraire.
Les armées de la République trouvant devant elles des adversaires
qui représentent le dernier mot de la technique et de l’art ou de la
science militaire. L’infanterie prussienne, formée à l’école du grand
Frédéric, est la première de l’Europe.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 79

Les armées des coalisés sont des armées de métier, des troupes
mercenaires rompues aux mouvements d’ensemble. Leurs généraux
pratiquent une tactique et une stratégie qui ressemblent à un jeu
d’échecs très savant et très compliqué.
Comme il s’agit, pour leur infanterie parfaitement exercée,
d’arriver à déployer sur le terrain toute la puissance de feu, les géné-
raux de la coalition s’efforcent toujours de donner à leurs troupes une
formation en lignes impeccables. Ils poussent leur trope en avant
comme des pions sur un damier, méthodiquement alignés, et
d’ailleurs sans esprit d’offensive. Les mercenaires, troupes de parades,
coûtaient cher. Et il convenait de ne pas trop écorner le budget des
rois coalisés.
Remporter la victoire sans bataille, par une escrime de manœuvres
et un jeu de positions, tel était avant la Révolution l’art militaire su-
prême. Selon le maréchal de Saxe lui-même un habile général pouvait
faire la guerre toute sa vie sans se voir obligé de livrer bataille, sim-
plement en s’assurant des positions stratégiques. Dans ces concep-
tions,

l’idée d’un résultat a disparu. Le sentiment de la force a fait place à celui


de la figure ; la mécanique de la guerre est devenue géométrie de la guer-
re ; l’intention tient lieu de fait ; la menace du coup 26 (Foch).

La pensée militaire s’était figée à être dans le formalisme et le


dogmatisme abstrait.
Les troupes mercenaires, habituées à être bien vêtues et bien nour-
ries, n’aimaient pas trop s’éloigner des magasins de vivres et des pla-
ces fortes. Leurs mouvements gardaient une sage prudence et une sage
lenteur.
Les chefs républicains ne pouvaient pas, ne devaient pas jouer le
même jeu savant que leurs adversaires. Leur grandeur, leur génie fut
de tirer une force de cette faiblesse.

26 Les citations du maréchal Foch sont empruntées à ses cours à l’Ecole de


guerre.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 80

Avec ce développement de ressources matérielles de la levée en mas-


se, coïncida un tel développement de passions, de sentiments et d’idées,
qu’il en est résulté une nouvelle manière de concevoir le jeu des forces, un
nouvel art de la guerre,

a écrit un illustre théoricien, maître de Foch, le général Bonnal.


Les leçons de cette expérience nouvelle, au début des guerres révo-
lutionnaires, restèrent ignorées des généraux formés à la vieille école.

Bien que faisant la guerre nationale, ils continuèrent d’appliquer les


méthodes de guerre du XVIIe siècle, de positions, de ligne, de cordon
(Foch).

La mécanique des forces échappe à Luckner, à Dumouriez, et mê-


me à Moreau

comme elle échappera aux généraux français de la Restauration qui réor-


ganiseront l’ordre linéaire, comme elle échappera aux rédacteurs de notre
service de campagne (Foch).

Carnot eut le génie (et cependant il n’était pas un général de pro-


fession) de dégager les leçons de cette guerre, nationale dans le prin-
cipe, et guerre d’offensive, de mouvement, de choc dans l’application.
Dans ses instructions aux commandants en chef, Carnot écrit :

Toutes les armées de la République devront agir offensivement, mais


non pas partout avec la même étendue de moyens. Il faut poursuivre
l’ennemi jusqu’à destruction complète…

et encore :

Ce que vous devez faire, c’est attirer l’ennemi dans une grande et déci-
sive bataille… gardez-vous de prendre une attitude défensive… Il faut la
livrer avec toutes vos forces, avec votre impétuosité ordinaire… (Instruc-
tions à Jourdan, 5 messidor an IV).
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 81

Carnot définit les idées qu’appliquera Bonaparte : guerre de mou-


vement, offensive visant à la destruction de l’ennemi par une action de
masses. « Moi, je ne vois qu’une chose, ce sont les masses… » dira
Napoléon.
Cette guerre de mouvements n’était possible que parce que les ar-
mées de la Révolution, se battant contre les tyrans pour la nation et la
République, enflammées d’enthousiasme, pouvaient marcher sans vi-
vre et même sans souliers. Et elles allaient au feu sans ménager leur
effort, sans craindre le danger.
A la ligne, la nouvelle méthode substitue la colonne d’attaque, qui
vient par des cheminements abrités se placer face à l’ennemi, au point
où le commandement veut obtenir un effet décisif. Sur un point, il est
toujours possible d’obtenir une supériorité numérique écrasante.
Rapidité de manœuvre, économie des forces, accumulation de
moyens sur un point, tels furent, d’après Napoléon lui-même, les fac-
teurs de ses victoires. Dès la campagne de 1796, il met au point la
stratégie impliquée dans la constitution des armées de la République,
et indiquée par Canot 27.
L’art napoléonien de la guerre n’a pu être conçu qu’en fonction
d’une structure sociale nouvelle de l’armée. La garde nationale donne
aux chefs un esprit d’offensive, un souci de détruire l’adversaire au
lieu de le ménager. Les colonnes qui se lançaient à l’assaut avec en-
thousiasme (les guerres de la révolution et de l’Empire furent terri-
blement meurtrières ; les enfants de la patrie ne ménageaient ni leur
sang ni leurs souffrances) furent précisément l’instrument militaire
capable de porter à l’ennemi des coups décisifs.
Parce qu’elle devenait nationale, la guerre devenait aussi la
confrontation brutale de deux structures sociales et politiques. Le cé-
lèbre théoricien allemand Clausewitz a bien compris cet aspect de
l’histoire militaire. Il écrivait :

27 Signalons en passant que l’interprétation classique de la campagne d’Italie,


soutenue par Bonnal et Foch, a été soumise à une vive critique par Bouvier,
Fabry et surtout par G. Ferrero.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 82

Sous l’énergique direction de Bonaparte, les Français, foulant aux


pieds les anciens procédés de guerre, se sont portés à la conquête de
l’Europe avec un bonheur inouï… La Révolution française, par la force et
l’énergie de ses principes, par l’enthousiasme où elle entraînait le peuple,
avait jeté tout le poids de ce peuple et toutes ses forces dans la balance où
n’avaient pesé jusque-là naturelle d’un État et un grand intérêt simple
étaient supérieure à l’assemblage artificiel où les États se trouvaient les
uns vis-à-vis des autres. L’action prodigieuse de la révolution française est
moins due à l’emploi de méthodes de guerre nouvelle qu’à un régime poli-
tique et administratif transformé, au caractère du gouvernement, l’état de
la nation…

La révolution bénéficiait de la transformation sociale opérée dans


la nation elle-même : unité nationale achevée, État centralisé, existen-
ce d’un intérêt national unique et bien défini. Elle trouvait devant elle
des États féodaux ou semi-féodaux, des intérêts dispersés ou incompa-
tibles. Dès la fameuse campagne d’Italie, Bonaparte tient compte de
ce facteur et vise à batte isolément les Autrichiens et les Piémontais,
politiquement divisés.
La structure sociale de l’armée se trouve donc elle-même solidaire
de la structure sociale et politique de la nation. Lorsque cette dernière
structure est force, la structure de l’armée — qui l’exprime et la reflète
— se trouve solide et résiste aux épreuves.
Sous le second Empire, la structure sociale et politique s’avère fra-
gile. Le bonapartisme de Napoléon III, venu au pouvoir comme un
escamoteur de la révolution de 1848, diffère profondément de celui de
Napoléon Ier était venu comme le sauveur, l’homme de génie qui, tout
en tempérant les excès de la Révolution, en assurait les conquêtes au
dedans et au dehors. Les paysans, qui craignait la reprise de leurs
conquêtes au dedans et au dehors. Les paysans, qui craignait la reprise
de leurs biens par les féodaux émigrés, et la bourgeoisie, qui craignait
une violente réaction monarchiste, soutinrent Napoléon Ier jusqu’à
l’épuisement final. Napoléon III n’eut pour lui qu’une mince couche
d’affairistes, de profiteurs, de banquiers. Les classes moyennes se
tournaient vers la République ; et les paysans, délivrés de toute crain-
te, sensibles encore à la légende de napoléon, n’étaient pas bonapartis-
tes jusqu’au sacrifice de leurs biens et de leurs fils. Le régime devait
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 83

s’écrouler à la première secousse, parce qu’il ne coïncidait pas avec la


nation, parce qu’il n’existait pas un « grand intérêt simple », unique,
vraiment national, ciment politique des divers intérêts locaux et parti-
culiers.
La structure sociale de l’armée (armée de métier et de mercenaires,
dirigée par une caste d’officiers) reflétait cette division, cette situation
d’un État extérieur à la vie nationale.
Et la pensée militaire se figeait dans un dogmatisme brillant et su-
perficiel. Séparée de la vie nationale, l’armée tomba dans le bureau-
cratisme. Les moindres obstacles déconcertent une pensée qui se déta-
che de la vie, se meut dans l’abstrait, et perd à la fois les moyens
d’action et les motifs d’agir. La pensée militaire dans ces conditions
se meurt ; elle meurt d’ailleurs brillamment, si l’on peut dire, en émet-
tant de grandes théories et des dogmes qui font illusion en temps de
paix et s’effondrent dès le début de la guerre.
L’état-major impérial ne tient compte que du facteur technique et
adopte avec ardeur ce dogme de la supériorité de la pure technique. Le
chassepot, la mitrailleuse, armes excellentes, lui semblent une garantie
absolue de victoire, à condition qu’un terrain favorable permettre de
déployer toute la puissance de feu. L’état-major se préoccupe donc,
dans la préparation de la campagne, de trouver des terrains. Il prévoit
les futurs champs de bataille ; il les étudie soigneusement sur place,
c’est-à-dire en France. Ainsi, il abandonne tout esprit d’offensive et
oublie l’ennemi, son initiative possible et sa capacité de manœuvre.
Voici comment le général allemand von der Goltz analyse les cau-
ses de la défaite française :

Ce fut pour l’armée française un article de foi d’utiliser jusqu’à la limi-


te extrême la puissance de l’armement et de se tenir sur une conférence
absolue. On pensait que la force offensive de l’armée allemande viendrait
se briser contre une action défensive des armes nouvelles…

Et Foch développe cette analyse. L’état-major impérial se livre à


l’étude du terrain, cherche des positions.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 84

Il y a Cabenbronn, il y a Frœschwiller, il y a la forêt de la Haye, qui


doivent tour à tour assurer le salut du pays… On croit pouvoir mettre des
plans chez des notaires. On croit une combinaison valable par elle-même,
indépendamment des circonstances de temps, de lieu, de but à poursui-
vre… La notion de bataille a tellement disparu que quand on mène des
troupes au combat, c’est d’une habile disposition des troupes entre elles,
d’un alignement parfait, d’une formation ou d’un dispositif nouveaux,
qu’on attend le succès ; il n’est question ni d’ennemi, ni de coups à lui
porter, ni du marteau qui doit les lui porter…

La technique parfaite mais hors du mouvement d’une grande pen-


sée et d’une vie plongeant ses racines dans la nation, a mené l’Empire
à la débâcle et la France à la défaite. Il faudra se souvenir de cette ana-
lyse en examinant les causes de la défaite de 1940.
De 1872 à 1914, la France se démocratise et, dans une certaine me-
sure, la vie nationale se développe, l’armée se rapproche du peuple.
Ici, comme il arrive souvent, l’histoire de l’armée et de la pensée mili-
taire croisent l’histoire générale du pays. Lors de l’affaire Dreyfus, la
mystique de l’armée et de la discipline en soi — hiératiquement fi-
gées, indifférentes à la vie du pays, à la justice et à la vérité — subi-
rent un premier échec. Il n’est pas prouvé que l’armée en ait souffert.
De même, le rôle de Clemenceau dans l’Affaire, où il défendit Zola,
ne l’empêcha pas de devenir l’organisateur de la victoire. L’armée
donc se rapproche du peuple.
Dans une certaine mesure seulement, mais il faut prendre comme
point de comparaison l’armée de mercenaires du second Empire. Tou-
jours est-il que la France de 1914 se trouve capable de tendre toutes
ses forces ; malgré les échecs, la structure militaire se montre solide.
Chose curieuse : la pensée militaire dans la préparation de la guer-
re de 1914 se montre encore peu capable de souplesse. Elle élabore un
nouveau dogmatisme, sous l’impulsion de Foch, et bien que Foch ait
commenté Clausewitz disant :

La guerre n’est pas un système, une doctrine fermée. Tout système,


toute doctrine ont la nature limitative d’une synthèse.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 85

En 1914, parce qu’officiellement, la France s’est rapprochée de ses


origines républicaines et des principes de 1789, l’état-major élabora
un dogmatisme de l’offensive, de l’offensive à tout prix. Comme dit le
général de Gaulle, dans son livre Au fil de l’épée (1932), on croit en
1914 aux vertus de l’offensive pour l’offensive. Le dogmatisme impé-
nitent de l’état-major français fut une des causes de l’échec et des
massacres de Charleroi.
À la veille de la deuxième guerre mondiale, en 1939, que valait la
structure sociale de l’armée et de la nation française ?
Pour les trusts français, la guerre représentait avant tout la revan-
che contre le peuple de France, l’occasion de le mater, à propos
d’Hitler, contre Hitler, mais, au besoin, avec lui. Quelles étaient
l’étendue et l’ampleur de l’action des cagoulards et de la cinquième
colonne ? Combien de Français haut placés se proposaient, en 1939,
d’ouvrir le front, et d’amener Hitler à Paris ? Seuls, les futurs procès
de Paris, répliques des procès de Moscou, détermineront l’ampleur de
la conspiration politico-militaire. Un fait est sûr : beaucoup de diri-
geants qui n’étaient pas littéralement des traître, mais qui avaient ap-
prouvé Munich, et le mot d’ordre : « mains libres à l’Est pour Hitler »,
espéraient encore un compromis, ou regrettaient le compromis. Seu-
lement, la mobilisation et la militarisation du pays leur semblaient un
bon moyen pour le tenir. Ils marchaient de mauvais gré contre le fas-
cisme, mais ardemment dans la guerre contre le peuple.
L’armée ? sans préparation militaire de la jeunesse, appuyée sur
des réserves prises précisément dans le peuple, avec des cadres sélec-
tionnés par des méthodes intellectuelles et favorisant les privilèges,
l’armée reflétait la fragilité de la structure sociale et politique du pays.
L’État se montrait plus encore bureaucratisé que centralisé ; non
seulement l’absence d’un grand intérêt simple mais des intérêts
contradictoires faisaient de la démocratie de 1939 une parodie de la
République de 1793, dont cependant elle défendait officiellement les
principes contre le fascisme. La défaite ne fut autre chose que
l’écroulement d’une structure sociale, économique, politique et mili-
taire, travaillée du dedans par de terribles contradictions.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 86

La pensée militaire s’est, à la veille de 1940, à nouveau figée dans


un dogmatisme qui n’est pas sans rapports avec la doctrine de 1870.
Les grands chefs militaires laissaient échapper le concret, les divers
aspects du problème. Comme en 1870, ils avaient mis en théorèmes la
guerre défensive. Officiellement, la France militaire et la France poli-
tique, unies dans l’erreur, croyaient en la puissance défensive des for-
tifications ; et follement inconséquentes, elles négligeaient d’étendre
jusqu’à la mer cette ligne Maginot qu’on prétendait invulnérable. Est-
ce parce que la France n’avait alors ni l’armée de sa politique, ni la
politique de son armée, que l’armée se figurait ne pas faire de politi-
que ? La protectrice traditionnelle des petites nations et des peuples
opprimés s’enfermait derrière ses murailles naturelles ou factices. Le
mythe de la guerre défensive régnait et la perspective d’une « victoire
défensive » (un cercle carré !) couvrait les renoncements d’une politi-
que par laquelle la France perdait peu à peu sa position de grande
puissance et créait elle-même les conditions de la défaite…
Puisque la guerre moderne, guerre de nations armées, met en jeu
toutes les ressources des nations — matérielles et spirituelles — et
confronte leur structure sociale dans le choc des armées qui reflètent
ces structures, on peut s’attendre à retrouver ce rapport décisif dans
els événements qui se déroulent depuis 1940.
D’où provient la supériorité croissante de l’Armée rouge sur
l’armée allemande ? Fut-ce simplement de l’étendue spatiale de la
Russie et de sa population numériquement supérieure ? d’un arme-
ment techniquement meilleur ou d’un potentiel de guerre plus déve-
loppé ? ou du génie stratégique des chefs soviétiques ? Tous ces as-
pects de la question ont leur importance ; mais il s’agit aussi de la
structure sociale de l’armée ainsi que de l’État soviétique, qui se sont
révélés plus solides à l’épreuve.
Les cadres de l’armée allemande se recrutaient presque exclusive-
ment dans les classes aisées ; les techniciens importants et les diri-
geants se recrutaient exclusivement dans la bourgeoisie. Introduits
dans les unités combattantes au fur et à mesure des besoins, les ou-
vriers allemands ont été relevés dans les usines par des étrangers, dont
le rendement et l’attitude politique sont sujets à caution. L’appareil
d’État et la police exigeaient une véritable armée intérieure.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 87

La structure sociale soviétique apparaît à l’examen comme étant


d’une cohésion bien supérieure.
En U.R.S.S. où les antagonismes de classe, latents ou violents, ont
disparu — où personne ne peut profiter de la guerre — l’armée se re-
crute dans toutes les classes travailleuses, dans le peuple tout entier. Il
existe alors un « grand intérêt simple », un intérêt national, unique,
défini, dont la conscience suscite la ténacité et l’enthousiasme comba-
tif.
La nation soviétique est une nation-bloc, sans fissure.
Les portes en hommes, en spécialistes, en militaires qualifiés, ont
pu être comblées. Les ouvriers et paysans soviétiques offrent des res-
sources inépuisables, comblées. Les ouvriers et paysans soviétiques
offrent des ressources inépuisables, non seulement quantitativement,
mais qualitativement. Et pendant que l’armée hitlérienne, qui prenait
dans la minorité bourgeoise de sa nation ses éléments actifs,
s’épuisait quantitativement et qualitativement, le niveau technique de
l’Armée rouge n’a cessé de s’élever. Un mouvement perpétuel de bas
en haut, plongeant ses racines dans le peuple tout entier, assure au
cours même de l’action le renouvellement et le perfectionnement des
cadres.
La classe prussienne des hobereaux, dont les traditions militaires
ont joué un rôle bien connu en Allemagne, a disparu par élimination.
Mais l’apprentissage militaire du peuple russe tout entier portait ses
fruits ; et c’est ainsi que la structure sociale et militaire de
l’Allemagne a révélé sa faiblesse par rapport à la structure soviétique.
La guerre nazie, guerre impérialiste, a été engagée avec toute la
violence que rendent possibles les moyens techniques modernes. Le
choc initial fut terrifiant. Le peuple russe a pu supporter ce choc à
cause de sa cohésion et de son enthousiasme. Le moral des armées est
en dernière analyse un facteur politique. La bravoure des armées rus-
ses et leur enthousiasme proviennent du régime social et politique au-
tant que des moyens techniques dont elles disposent. L’agresseur re-
présentait un régime de répression sociale et politique incompatible
avec la démocratie soviétique : le fascisme. Tous les éléments furent
ainsi réunis pour créer dans l’armée russe le niveau moral le plus éle-
vé.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 88

La structure sociale et le niveau moral réagissent sur la technique


et sur la stratégie.
L’énorme personnel qualifié dont dispose l’Armée rouge a permis
de donner à l’artillerie un développement que l’on aurait avant la
guerre considéré comme impossible ; de même l’Armée rouge dispose
d’une aviation d’assaut considérable.
Seule l’Armée rouge a pu réaliser, dès 1941, la bataille en « quin-
conces » et en « hérissons ». Lorsque les blindés allemands ont obtenu
la rupture sur un point, en 1941, le reste du front russe se maintient et
empêche l’infanterie allemande de rejoindre les blindés. Les unités,
même encerclées et privées de liaisons, se défendent jusqu’à épuise-
ment des munitions, pendant que les formations spéciales tentent de
réduire les pointes blindées ennemies. La bataille se développe ainsi
en profondeur dans la zone dite « stratégique ». La bataille de Smo-
lensk, en octobre 1941, a couvert une profondeur de deux cents kilo-
mètres. Finalement, les blindés allemands qui tentaient d’atteindre
Moscou furent réduits.
De même qu’en 1793, une tactique et une stratégie nouvelles sont
sorties de la résistance obstinée de l’armée populaire et nationale.
Les innovations de la guerre actuelle s’expliquent donc autant par
la structure sociale des armées en présence, par les caractères politi-
ques du conflit, que par la technique mise en œuvre.
Le rôle joué par les villes est assez significatif. Au XVIIe siècle, les
guerres étaient des guerres de siège ; mes armées avançaient lente-
ment en prenant les villes sur leur passage. Par la suite, et surtout avec
la guerre napoléonienne de mouvement, les villes perdirent beaucoup
de leur importance stratégique ; elles tombaient d’elles-mêmes lorsque
les armées les défendaient se trouvaient vaincues et détruites en rase
campagne. La guerre actuelle a vu de nouveau les grandes villes jouer
un rôle primordial. L’attaquant a besoin de s’assurer des centres de
production, de communication et aussi d’administration politique.
L’agression hitlérienne fut bloquée devant Léningrad, Moscou et Sta-
lingrad. Et ces grandes villes furent défendues par la population tout
entière.
Il y a là un fait social d’une importance capitale. Lorsqu’un peuple
veut résister, lorsque la classe ouvrière est intégrée à la nation et parti-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 89

cipe sans réserve à la lutte, ce peuple résiste précisément là où la


concentration des éléments et des moyens lui en donne la possibilité,
c’est-à-dire les grandes agglomérations.
Pour réaliser ces formes d’action, il faut non seulement de puis-
sants moyens techniques et le niveau moral le plus élevé, mais la plus
grande souplesse de pensée. Il semble précisément que la pensée mili-
taire soviétique ait atteint, en dépassant tout dogmatisme, la plus
grande efficacité et la mise en œuvre des moyens les plus variés.
Les états-majors allemands ont monté une doctrine du choc, de la
rupture, et ils ont laissé se figer leurs conceptions en un schématisme.
Ils se sont entêtés, littéralement « butés » sur certains objectifs de
leurs actions offensives, sans s’occuper de leurs lignes de communica-
tions, de leurs réservées stratégiques, de la protection de leurs flancs
— sans comprendre leur adversaire ! Un examen de la bataille de Sta-
line montrerait ces déficiences de la pensée militaire hitlérienne. Au
contraire, les soviétiques savent saisir simultanément le bon et le
mauvais côté des situations, la force et la faiblesse de l’ennemi. La
stratégie stalinienne est fondée sur la méthode dialectique, c’est-à-
dire sur une méthode d’analyse capable de saisir tous les cas concrets
dans tous leurs aspects.

En conclusion, pour étudier objectivement l’histoire militaire et les


problèmes militaires actuels, il faut tenir compte de l’élément techni-
que, de l’armement ; mais cet aspect n’est pas le seul. L’aspect social
et politique se révèle à l’analyse aussi important. La tactique et la stra-
tégie, leurs réalités et leurs possibilités ne se comprennent qu’en te-
nant compte de la structure sociale de l’armée et de la forme politique
de la lutte.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 90

LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945

MARXISME
ET IDÉOLOGIE 28

II
par A. CORNU

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L’étude générale de l’idéologie 29 nous a montré que son caractère


essentiel tient à la séparation qu’elle établit entre l’homme et
l’activité concrète. Elle est, de ce fait, nécessairement amenée à consi-
dérer l’idée en dehors de la réalité, à lui attribuer une existence indé-
pendante de la vie de l’homme et, par là-même, une valeur absolue, et
à transférer ainsi toute action sur le plan spirituel et moral.
De l’analyse d’un grand courant idéologique, le romantisme alle-
mand, il est apparu par ailleurs, que si éloignées que les idéologies
puissent être, en apparence, de la réalité concrète, elles ont cependant

28 Voir la Pensée n° 2, janvier-février-mars 1945, p. 89-100.


29 Rappelons que le mot idéologie n’est pas pris ici dans son sens le plus géné-
ral de doctrine religieuse, philosophique ou politique résumant une interpré-
tation du monde (idéologie païenne, ou chrétienne, idéologie spiritualiste ou
matérialiste, idéologie monarchique ou socialiste). Nous entendons par là ce
que Marx appelle la « mystification », c’est-à-dire une transposition du réel
par la pensée, qui substitue au monde réel un monde imaginaire
d’abstractions.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 91

en celle-ci leur raison profonde et sont toutes déterminées par


l’évolution générale économique et sociale et par des intérêts de clas-
se.
Chaque idéologie, en effet, traduit par sa conception du monde et
par les buts déterminés qu’elle assigne à l’évolution historique et à
l’activité humaine, les aspirations et les intérêts particuliers de l’une
des classes sociales antagonistes et elle attribue à ces aspirations et à
ces intérêts une valeur absolue, en les transposant sur un plan ration-
nel et moral.
On peut distinguer parmi elles trois grandes tendances, qui corres-
pondent aux stades différents de l’évolution des classes sociales :

1. L’idéologie réactionnaire des classes décadentes : déniant toute


valeur essentielle à la réalité présente, elle s’évade de la vie par
le retour au passé, le renoncement et la mort.
2. L’idéologie réactionnaire et justificatrice des classes dominan-
tes : condamnant le passé, elle arrête le devenir au présent, au-
quel elle confère une valeur absolue, en faisant des traits parti-
culiers qui le caractérisent, l’expression de la raison éternelle.
3. L’idéologie révolutionnaire utopique des classes ascendantes
encore insuffisamment développées : elle dénie, comme
l’idéologie réactionnaire, toute valeur essentielle au présent,
mais se détourne aussi du passé et s’attache à déterminer dog-
matiquement les traits généraux de la réalité future.

Ces trois tendances fondamentales de l’idéologie s’affirment dans


toutes les manifestations de la vie spirituelle, art, littérature, philoso-
phie, morale, religion, mais c’est dans les domaines où l’idéologie
tend à déterminer et à régler directement l’activité des hommes
qu’apparaît le rôle primordial joué dans sa formation et sa constitution
par la défense des intérêts de classe.
La présente étude, qui a pour objet la critique littéraire et sociale,
portera sur le rôle de la lutte des classes dans la formation des cou-
rants divergents en littérature et plus spécialement dans la constitution
des thèmes de la littérature décadente et sur le rôle que cette lutte joue
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 92

dans l’utilisation de la morale comme moyen de défense sociale. Sans


avoir la prétention d’aller jusqu’au fond d’analyses qui demanderaient
des développements étendus, nous cherchons ici à poser quelques
principes généraux d’explication, volontairement simplifiés et sché-
matiques.

Critique littéraire
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La critique littéraire moderne est d’une manière générale partagée


entre deux grandes tendances opposées qui, du fait qu’elles laissent
plus ou moins délibérément en dehors de leurs considérations les fac-
teurs essentiels de la réalité économique et de la lutte des classes,
n’arrivent pas à donner une explication complète des grands courants
et des grandes œuvres littéraires.
La première tendance tient essentiellement compte de la personna-
lité de l’écrivain et du milieu dont il a subi directement l’influence. En
limitant ainsi l’étude critique à la personnalité de l’écrivain et à son
milieu, au sens étroit du mot, elle arrive bien à expliquer la sensibilité,
les sentiments, les idées d’un écrivain, en un mot sa psychologie et sa
conception générale du monde, mais ne découvre pas en quoi et dans
quelle mesure celle-ci est l’expression de son temps.
L’autre tendance, qui se réclame de Taine, a un caractère opposé.
Partant d’une conception déterministe du monde, elle considère la lit-
térature comme la résultante nécessaire de trois facteurs primordiaux :
la race, le milieu, le moment. Mais du fait qu’elle ne tient que très in-
suffisamment compte et de la division de la société en classes et du
rôle actif de l’homme dans l’évolution sociale, sa conception de la
race, du milieu, du moment reste vague et l’indéterminée et elle
s’avère, par ailleurs, incapable d’expliquer l’originalité, le génie parti-
culier des différents écrivains.
De fait, seul un rapprochement très étroit de l’œuvre avec l’époque
où elle a paru — considérée non dans quelques traits spéciaux, mais
dans ses traits généraux et typiques, par où se marquent les courants
divergents, la tendances opposée des grandes classes sociale antago-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 93

nistes, — peut donner l’explication véritable d’une œuvre littéraire, en


montrant quelle est la source de son inspiration.
Toute époque, en effet, impose aux écrivains, par ses différents
courants sociaux, des « leitmotiv », des thèmes de la négation du réel
par un acte arbitraire de volonté ou par le renoncement, l’évasion ou
la mort, qui sont propres par un aux classes décadentes ; thèmes pla-
tement utilitaires, sans idéal, ni passion, qui caractérisent les périodes
de stagnation économique et sociale ; thèmes d’espérance et des pé-
riodes de développement et d’expansion. Ce sont ces thèmes géné-
raux, que l’on voit coexister généralement à une même époque, qui
donnent à l’œuvre de chaque écrivain son caractère typique, permet-
tant de la situer, de le classer dans un des grands courants littéraires.
À ces thèmes généraux, chacun d’eux confère, selon son tempéra-
ment, son talent et les influences qu’il a subies, une expression qui lui
est propre : cela implique, pour implique, pour l’étude de tout écri-
vain, après un exposé des traits distinctifs de son époque et, dans cette
époque, du courant social auquel il se rattache, une analyse de sa psy-
chologie individuelle, de son talent personnel et du milieu particulier
où il a vécu.

Les thèmes de la littérature décadente

Dans une période de décadence économique et sociale, la tendance


commune des écrivains qui en traduisent dans leurs œuvres les traités
généraux, est de se placer en dehors de la réalité concrète, de l’action
pratique, de l’activité économique et sociale. Ils aboutissent ainsi né-
cessairement à un égocentrisme qui s’exprime soit par un volontaris-
me utopique et abstrait qui tente d’imposer sa loi au monde, soit par
une évasion du réel par le rêve, le renoncement et la mort. Ces deux
tendances qui se manifestent actuellement dans la littérature, reflètent
la décadence de la classe bourgeoise dirigeante qui, après avoir épuisé
les possibilités d’action féconde qui lui ont permis, dans la période
ascendante du capitalisme, de conquérir et de transformer le monde,
est maintenant en proie aux contradictions et aux crises qui la minent
et la ruinent irrémédiablement.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 94

L’inadaptation au monde, résultant de l’anarchie de la production,


s’exprime par la contraction désespérée d’un vouloir détaché du réel
ou par l’abdication devant la vie.
Réagissant contre une réalité hostile, sous le poids de laquelle elle
refuse de succomber, la classe bourgeoise décadente, dans la littératu-
re qu’elle inspire, tantôt oppose à cette réalité la volonté, conçue
comme une puissance absolue, capable de transformer à son gré la
monde, et l’on a le surhomme de Nietzsche, qu’idéalise et célèbre tou-
te la littérature fasciste ; tantôt, se laissant aller à un sentiment de dé-
couragement, de lassitude et de dégoût, elle s’en va chercher, par delà
la réalité présente, qu’elle rend responsable du tragique de son destin,
une réalité illusoire, symbole de la mort et du néant.

Thème du renoncement et de la mort

C’est ce deuxième aspect de la littérature décadente que nous nous


proposons d’analyser.
La vision pessimiste du monde, propre à toute classe décadente, se
manifeste dans le domaine littéraire d’un côté par une conception gé-
nérale des choses, par une philosophie qui essaie d’en donner une jus-
tification théorique, de l’autre par les œuvres des différents écrivains,
dont chacun exprime les nuances personnelles de ce sentiment géné-
ral.
La conception du monde qui traduit sur le plan idéologique
l’inadaptation foncière d’une classe sociale à la réalité, inadaptation
due à l’anarchie de la production, au désordre économique et social,
qui la rend incapable de diriger désormais son destin et fait d’elle une
classe décadente, s’exprime par une philosophie, qui tend à écarter
l’homme du monde extérieur, en s’attachant à montrer l’irréalité et
l’irrationalité fondamentale de celui-ci. Répondant aux aspirations de
la classe décadente à trouver une réalité autre que le monde présent,
cette philosophie, déniant toute valeur à celui-ci, condamne comme
illusoire et néfaste l’activité concrète, pratique de l’homme et le dé-
tourne vers la contemplation, le renoncement ou vers des buts inac-
cessibles et irréels.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 95

Quelle que soit la forme particulière qu’elle puisse revêtir, cette


philosophie s’inspirer essentiellement de la Critique de la raison pure
de Kant, qui niait la possibilité d’accéder à la réalité essentielle, du
fait des formes a priori de la connaissance imposées par l’esprit au
réel. Mais tandis que Kant, affirmant le primat de la raison pratique,
de la volonté morale assignait à l’homme comme tâche de s’élever en
sagesse et en dignité, la philosophie décadente, posant en principe que
le réel nous est inaccessible en son essence, condamne la raison qui,
loin d’être un moyen de connaissance et un guide dans l’action, n’est
qu’une source d’illusions et d’erreurs : elle écarte ainsi l’homme de
toute action.
Du fait de l’opposition entre le rationnel et le réel, entre l’existence
apparente et l’essence posée a priori comme inadéquate, inaccessible
et étrangère à l’homme, toute tentative pour régler et organiser le réel
d’une manière rationnelle ne peut aboutir qu’à créer un mode de vie
factice, une existence illusoire, contraire à la réalité essentielle ; cette
hétérogénéité du monde extérieur, impénétrable à l’homme, dressé
comme un mur contre lequel viennent se briser sa raison et sa volonté,
fait naître en lui un sentiment d’angoisse et de désespoir qui le rejette
nécessairement en dehors de la vie.
En creusant ces idées générales, on arriverait, pensons-nous, à dé-
finir la phénoménologie et l’existentialisme, philosophies caractéristi-
ques d’une forme de la décadence bourgeoise, qui mériteraient une
étude complète et approfondie.

Rainer Maria Rilke

Ce sentiment de malaise et d’angoisse qu’éprouve l’homme désin-


tégré du réel, isolé de la vie et de l’action, sentiment qui l’amène à
aspirer à la mort et au néant, a trouvé son expression la plus complète
chez l’écrivain allemand Rainer Maria Rilke.
Poète du rêve, de l’inquiétude et de la mort, Rilke exprime dans
son œuvre, en même temps que l’angoisse de l’être faible qui ne peut
prendre racine dans la vie, le déclin et le fin d’un ordre social.
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Faible, maladif et hypersensible, il se concentre dès son enfance


sur lui-même et cherche, en dehors de l’action, un refuge dans la soli-
tude et un soutien dans le rêve.
La vie, de prime abord, lui apparaît comme une menace et un dan-
ger, comme une longue période de souffrance et d’attente, à la quelle
on ne peut se soustraire que par le rêve. Cette évasion par le rêve
s’accompagne chez lui de l’évasion par les voyages ; où il cherche une
patrie, un climat qui réponde à son tempérament et à son être, mais
qu’il ne trouve une patrie, un climat qui réponde à son tempérament et
à son être, mais qu’il ne trouve que provisoirement et pour un temps.
Le monde ne lui offrant ni le refuge, ni le salut qu’il en attendait,
c’est l’idée de la mort qui se présente et s’impose derechef à lui.
Sa vision du monde est désormais celle de la misère, de la maladie
et de la mort, dont chaque être lui apporte une révélation particulière
et il ne voit d’autre moyen de salut, pour se libérer de cette vision qui
l’obsède, que d’accepter délibérément la mort et de l’accueillir comme
le complément nécessaire et l’achèvement de la vie. (Voir Cahier de
Malte Laurids Brigge.)
Seul en effet, dit-il, connaît véritablement la vie celui qui a pénétré
le sens et la valeur de la mort, car elle n’est pas seulement la source de
la vie, qui sort d’elle come le jour émane de la nuit, mais elle en cons-
titue aussi la floraison, l’accomplissement, puisqu’elle nous permet
d’accéder à une existence supérieure et de nous unir en Dieu. (Voir
Elégies.)
Cette attitude de Rilke s’explique non seulement par son tempéra-
ment, mais aussi par des raisons sociales. Faible et malade, il ne peut
trouver en lui-même de raison d’être à la vie et il ne trouve pas non
plus dans la société où il est isolé, de raisons d’espérer et d’agir.
Ce détachement du monde l’amène naturellement par son tempé-
rament, mais aussi par des raisons sociales. Faible et malade, il ne
peut trouver en lui-même de raison d’être à la vie et il ne trouve pas
non plus dans la société où il est isolé de raisons d’espérer et d’agir.
Ce détachement du monde l’amène naturellement à un individua-
lisme et à un égocentrisme, qui tendent à tout réduire au moi et qui
répondent à sa position sociale de petit bourgeois déclassé. Un passa-
ge caractéristique des Cahiers de Malte Laurids Brigge (p. 51-56, tra-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 97

duction de M. Betz) éclaire sa position à l’égard de la société. Isolé à


Paris et sur le point de succomber à la misère, il se défend, avec un sûr
instinct de classe, contre la déchéance sociale. Il note, en effet, que,
dans sa misère, à côté des pauvres qui le coudoient, il conserve une
tenue soignée, des ongles propres et des manchettes, qui le rattachent
à la classe bourgeoise. Obligé par la misère à fréquenter le peuple, il
ne participe pas à son labeur et, de ce fait, ne le comprend pas, ne
voyant que sa condition douloureuse et non le devenir social et
l’espoir qu’il porte en lui. Aussi ne trouve-t-on dans son œuvre nu cri
de révolte, mais seule une vague et inutile pitié, qui aboutit même as-
sez fâcheusement à un attendrissement sur la valeur éminente de la
pauvreté, qui, dégageant l’homme des biens de la terre, lui permet
d’accéder plus aisément à la simplicité de l’âme et à la pureté du
cœur.
Cette inadaptation au milieu social, qui l’éloigne de l’activité,
l’amène à considérer la réalité d’un point de vue contemplatif. Le
monde ne constituant pas un domaine d’action n’est pour lui qu’objet
de sentiments délicats et de sensations rares, qu’il se complaît à parta-
ger avec de belles âmes, qui n’ont rien d’autre à faire sur terre qu’à
admirer les reliques des temps passés.
Cette impuissance à agir et à créer augmente en lui l’impression de
déperdition continuelle de force et de vie, le sentiment de désintégra-
tion et de désagrégation, qu’il tient de la faiblesse même de sa nature.
Cette impression qui l’obsède et le tourmente explique cette angoisse
devant la vie, qui est au centre de son œuvre et l’inspire tout entière.
Il conçoit l’homme comme un être en proie à la mort dès sa nais-
sance, comme un être que la vie vienne le stimuler, traduisant par là,
sur le plan idéologique, le vice profond, la tare essentielle de la société
présente, qui est d’empêcher les travailleurs de récupérer pleinement
leurs forces de travail, par suite du prélèvement continuel que le capi-
tal opère sur eux. A ce type d’homme diminué, comme il l’était lui-
même, par une déperdition continuelle d’énergie et de forces, Rilke
oppose l’ange qui, dans un acte d’infinie création, reprend sans cesse
la vie qui émane de son être, et connaît ainsi un apaisement et une
béatitude que l’homme ignore.
Cette conception de l’ange correspond très exactement à celle que
Karl Marx se fait de l’homme. Par son activité sociale, en effet,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 98

l’homme extériorise son être, sa force de travail pour transformer le


monde, mais dans une société normale, il reprend son être et récupère
ses forces, en s’assimilant en retour le monde ainsi transformé. Par
cette action et cette réaction, l’homme s’unit progressivement à la na-
ture qu’il intègre en lui-même, en l’humanisant, en l’adaptant à ses
besoins et à son mode de vie. De ce fait il y a non pas une déperdition
continuelle de forces que rien ne vient compenser, ni une séparation,
un antagonisme entre l’homme et le monde extérieur, mais une cons-
tante interpénétration par une adaptation, un antagonisme entre
l’homme et le mode de vie. De ce fait il y a non pas une déperdition
continuelle de forces que rien ne vient compenser, ni une séparation,
un antagonisme entre l’homme et le monde extérieur, mais une cons-
tante interpénétration par une adaptation réciproque : au lieu
d’opposer, comme Rilke, le rêve au réel ou d’essayer d’adapter le réel
au rêve — deux attitudes également contraires à la nature vraie de
l’homme — il faut s’intégrer dans le réel pour le transformer, ce qui
seul permet de célébrer la vie et de lui trouver une raison d’être autre
que l’au-delà ou la mort.
Le monde de Rilke, qui est celui d’une vie irréelle, illusoire, limi-
tée à l’évocation de rêves, de vestiges de temps révolus et qu’il n’a
aucune peine à confondre avec la mort, puisque ce monde la porte en
lui, est l’expression du déclin de la société bourgeoise.
Par là, son œuvre rappelle très exactement celle du poète romanti-
que Novalis. Celui-ci présente avec Rilke une communauté
d’inspiration et des analogies profondes qui tiennent la similitude de
leurs tempéraments et plus encore à ce qu’ils traduisent tous deux la
déchéance d’une classe sociale.
L’œuvre de Novalis est l’expression idéologie du déclin de la féo-
dalité en Allemagne. De là vient qu’interprétant la doctrine romanti-
que, qui est à son origine une affirmation de vie, dans un sens réac-
tionnaire, il attribue, dans l’évolution organique du monde, une impor-
tance primordiale au passé, considéré comme la source permanente de
tout ce qui est. Abolissant ainsi en fait le présent, qui n’a à ses yeux de
valeur que dans la mesure où il conserve et perpétue le passé, il est
amené à donner à la vie réelle, concrète, une raison d’être qui lui est
étrangère et il ne la trouve que dans ce qui est antérieur à elle, dans le
passé aboli, dans la mort, qui devient ainsi, comme elle l’est égale-
ment chez Rilke, le germe et l’accomplissement du réel.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 99

L’œuvre de Rilke correspond à celle de Novalis sur un autre plan


historique, car elle traduit non plus le déclin de la féodalité, mais celui
de la classe bourgeoise ; et ce n’est pas l’effet d’un pur hasard si cette
vision pessimiste et douloureuse du monde, cette conception de la dé-
gradation qu’il voit en tout, se retrouve, sous des formes variées, chez
tous les grands auteurs contemporains, peintres de la bourgeoisie dé-
cadente, tels que Roger Martin du Gard, François Mauriac, J.-P. Sartre
et Thomas Mann.
Ainsi, pour n’en prendre qu’un exemple, Thomas Mann analyse
dans son roman les Buddenbrooks non pas, comme l’avait fait G.
Freytag dans la période ascendante de la bourgeoisie, la joie de créer
et de développer une entreprise, mais la dégénérescence progressive
d’une famille de grands bourgeois et la ruine de la maison qu’elle
avait fondée ; il choisit comme thème de son autre grand roman, la
Montagne magique, la tragédie de la tuberculose, la lente décomposi-
tion des hommes sur la montagne qui devait les sauver.
Par la condamnation qu’elles portent ainsi contre les deux grandes
forces de vie des hommes : la raison et l’action, la philosophie et la
littérature décadentes sont à l’antipode de la conception marxiste du
monde.
En effet, le marxisme se refuse à concevoir une essence des choses
distincte de leur existence concrète, tout comme il ne conçoit pas
l’idée en soi en dehors de l’homme ; il pose en principe la rationalité
fondamentale du réel et la possibilité pour la raison humaine dirigeant
l’action, de pénétrer l’essence même du monde et de s’intégrer de plus
en plus profondément en lui pour le transformer. Au contraire, cette
philosophie et cette littérature, exprimant sur le plan idéologique la
désintégration de la classe décadente par rapport au réel, posent de
manière métaphysique la réalité phénoménale et son rapports avec
l’activité humaine ; ainsi, affirmant l’hétérogénéité fondamentale en-
tre la réalité essentielle et la raison, elles sont amenées à faire de
l’élément u-irrationnel, inconnaissable et inaccessible à l’homme,
l’élément essentiel du réel. Pour elles donc l’existence prend un carac-
tère à la fois illusoire et inquiétant, et, au lieu d’exalter en l’homme
les forces de vie et d’action, elles le dépriment et l’avilissent par le
sentiment d’angoisse et de néant qu’elles font naître en lui.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 100

Critique sociale
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Plus encore que la critique philosophique et littéraire, la critique


des doctrines religieuses, morales et juridiques qui, à des degrés divers
et sur des plans différents, tendant à régler et à diriger l’activité hu-
maine, doit se fonder de manière directe et étroite sur la division de la
société en classes sociales antagonistes. Il ne peut être question, dans
le cadre étroit de cet article, d’étudier les caractères spécifiques de la
religion, de la morale et du droit ; nous nous bornerons à rechercher
ici dans quelle mesure les différentes doctrines religieuses, morales et
juridiques sont influencées dans leur formation et leur constitution par
la division de la société en classes ; dans une étude spéciale de la mo-
rale, considérée du point de vue social, nous examinerons l’utilisation
particulière que font de la morale les classes sociales, aux différents
degrés de leur développement, pour la défense de leurs intérêts.

Religion, morale et droit


La religion, la morale et le droit ont pour objet commun de fixer le
comportement des hommes en leur prescrivant des règles de conduite.
Mais la religion subordonne ces règles à une conception théologique
du monde et du destin de l’homme ; le droit, se fondant essentielle-
ment sur la notion d’État et de souveraineté politique, donne aux rè-
gles qu’il édicte sous la forme de lois, des sanction pénales ; la mora-
le, elle, n’insère pas, du moins explicitement, ses règles dans une
conception générale du monde, de ses origines et de ses fins dernières,
et ne leur donne qu’un caractère impératif théorique, que sanctionne
seul la voix de la conscience.
Religion, morale et droit ont comme source commune l’existence
d’une société. Lorsque celle-ci est divisée essentiellement en deux
grandes classes sociales antagonistes, dont l’une est dirigeante et sou-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 101

veraine et l’autre subordonnée et exploitée, elles expriment sous des


formes diverses les intérêts des classes dirigeantes, et justifient sur le
plan théorique la séparation de la société en classes et la supériorité de
la classe dominante, en conférant à cette séparation et à cette prédo-
minance un caractère nécessaire et absolu.
Cette opposition et cette supériorité se traduisent sur le plan idéo-
logique par diverses antithèses : entre Dieu et le diable, l’esprit et la
matière, le bien et le mal, la loi et le crime, chacun des termes antithé-
tiques étant considéré dans son identité et dans son opposition absolue
avec l’autre. A la différence de la religion, qui personnifie ces termes
antagonistes sous la forme d’esprits, la morale, se dégageant de la re-
ligion, considère sur le plan rationnel les principes fondamentaux
qu’elle lui emprunte et transforme les représentations religieuses Dieu
et le diable, en concepts antithétiques, le bien et le mal, concepts que
le droit reprend, en leur donnant un contenu juridique.
Le procédé par lequel la religion, la morale et le droit établissent
leurs représentations et leurs concepts fondamentaux, procédé
d’« aliénation » et d’extériorisation, aboutit, selon le terme de Karl
Marx, à une « mystification », c’est-à-dire à l’attribution d’une exis-
tence réelle, supérieure à l’homme, à une idée abstraite, à une entité,
détachée de lui ; ce procédé a été analysé d’abord par Feuerbach dans
le domaine religieux, et précisé ensuite sur le plan politique et social
par Karl Marx.

La religion

Dans sa création de Dieu, l’homme aliène l’essentiel de ses quali-


tés qu’il transfère, en les considérant désormais comme étrangères à
lui-même, à un être imaginaire, ce qui a pour effet de le priver de sa
propre substance. cette diminution de sa valeur propre, qui n’est, sur
le plan idéologique, que la constatation de l’avilissement de la condi-
tion humaine, pour la grande majorité des hommes, réduits à l’état de
servitude, amène l’homme, dans la mesure où il fait partie de la classe
exploitée, à considérer l’inégalité sociale comme l’expression d’un
état de choses éternel et divin, sa condition misérable comme le résul-
tat nécessaire d’une indignité fondamentale, d’une tare foncière
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 102

(dogme de la chute et du péché originel) et à accepter ainsi plus aisé-


ment, avec l’espoir d’une vie future meilleure, la misère de sa condi-
tion présente.

Le droit

C’est par un procédé analogue que la morale et le droit établissent


leurs concepts fondamentaux. Dans l’ordre moral, en effet, le bien
n’est que la transposition sur le plan rationnel de la conception de
Dieu, privé de ses éléments concrets et réduit à une abstraction, à un
idéal, en qui se résume tout ce qui fait la grandeur humaine.
Cette conception du bien trouve, sur le plan juridique, son expres-
sion dans la notion de l’État, qui joue, dans le domaine du droit, le
même rôle que Dieu dans le domaine de la religion.
Dans toute société divisée en classes sociales antagonistes, la
conception de l’État revêt le même caractère métaphysique que la
conception de Dieu et se forme d’une manière analogue, en aliénant
en lui ce qui constitue l’essentiel de l’homme considéré dans sa vie
sociale.
Au lieu de concevoir l’État comme le produit de la société, tout
comme Dieu est le produit de l’homme, le droit, dont le rôle est de
défendre les intérêts de la classe dirigeante, sépare l’État de la société
et l’oppose à elle pour lui attribuer une valeur absolue, une réalité en
soi, réalité dont le contenu concret est représenté en fait par ce qui
constitue l’essentiel de l’organisation sociale.
Conférant ainsi à l’État un caractère idéal qui le met au-dessus des
divergences sociales, des antagonismes de classe, alors qu’il n’est en
fait que l’agent d’exécution de la classe dirigeante, dont il a pour mis-
sion essentielle de défendre leurs privilèges, le droit lui subordonne
l’homme, comme la religion subordonne l’homme à Dieu. De ce fait,
l’homme est amené à reconnaître à l’État une autorité indiscutable, et
à attribuer à ses principes, qui sont ceux de la classe dirigeante, une
valeur éternelle et absolue.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 103

La morale

Du point de vue de la défense des intérêts de classe, la morale se


situe entre la religion et le droit. Alors que la religion les défend d’une
manière générale et indéterminée et que le droit, au contraire, les pro-
tège par la loi contre toute atteinte, la morale, privée des sanctions
dont dispose le droit, se rapproche dans ses effets et sin action de la
religion, en subordonnant toutefois, de manière plus précise et plus
stricte que celle-ci, le comportement des hommes aux intérêts géné-
raux de la classe dirigeante.
Le bien, en effet, posé comme idéal que l’homme a pour tâche de
réaliser, a comme contenu concret, les principes conformes aux inté-
rêts d’une classe. De ce fait, l’évolution des règles morales, considé-
rées sous leur aspect concret, traduit assez exactement l’évolution
même des classes et les changements des classes dirigeantes ? Ainsi,
dans les temps modernes, on passe successivement de l’homme de la
Renaissance, où la société nouvelle se dégage des entraves féodales et
où apparaît la personnalité fortement marquée qu’incarne le condottie-
re, à l’honnête homme du XVIIe siècle, où l’absolutisme triomphant de
la féodalité impose une stricte subordination aux règles mondaines
comme aux lois, puis à l’homme éclairé du XVIIIe siècle, où la lutte
contre l’absolutisme se fait sur le plan du rationalisme, et enfin à la
conception du citoyen qui prédomine avec le triomphe de la bourgeoi-
sie par la Révolution française : on voit donc que les vertus essentiel-
les exigées pour réaliser à chaque époque le type de l’homme moral
changent en même temps que les rapports entre les classes.

Le rôle social de la morale


dans la lutte des classes

La morale prédominante est toujours celle de la classe au pouvoir


et elle change lorsque triomphe une autre classe. Dans la période as-
cendante d’une classe, la morale a un caractère révolutionnaire de re-
vendication, dans la période triomphante elle prend un caractère réac-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 104

tionnaire dans la période de déclin et sert enfin, quand le déclin se


transforme en déchéance, à idéaliser l’évasion du réel et le renonce-
ment. Comme l’évolution des classes antagonistes est divergente,
comme à la période ascendante de l’une correspond la période de
triomphe ou de déclin de l’autre, on voit coexister à une même épo-
que, comme nous l’avons noté sur un autre plan, dans notre étude des
thèmes littéraires, des principes moraux différents, des valeurs mora-
les opposées, qui traduisent les divergences d’intérêts, de besoins,
d’aspirations des classes sociales antagonistes.

A. — La morale et les classes ascendantes

Dans la période ascendante d’une classe, la morale qui en traduit


les aspirations a un caractère révolutionnaire. Elle sert de fondement
essentiel aux revendications de cette classe, qui est amenée, du fait de
son manque de développement, à transporter les problèmes économi-
ques et sociaux qui se posent à elle, sur un plan rationnel et moral,
pour leur donner dans l’idéal une solution qu’elle ne trouve pas dans
la réalité.
Une brève analyse de l’utopisme, idéologie de la classe ouvrière en
voie de formation, montre les raisons et les conséquences de ce mode
d’utilisation sociale de la morale.
L’utopisme naît d’un sentiment de révolte contre les iniquités so-
ciales et désir d’y remédier par une transformation de la société. Mais
il se forme à une époque où les contradictions inhérentes au système
capitaliste ne montrent pas encore la nécessité inéluctable de son abo-
lition et où le prolétariat, encore trop peu développé pour avoir une
nette conscience de classe n’entre pas encore en lutte ouverte contre la
bourgeoisie dirigeante. Aussi l’utopisme ne trouve-t-il pas dans la so-
ciété les conditions matérielles de sa transformation et ne conçoit-il
pas, par suite de la faiblesse du prolétariat, de moyen d’émancipation
sur le plan économique ; il est donc impuissant à dégager des données
mêmes du réel, la solution des problèmes économiques et sociaux qui
se posent à lui. Il est, de ce fait, nécessairement amené, pour les ré-
soudre, à les transposer sur un plan métaphysique et moral, en oppo-
sant à la réalité l’idéal qu’elle doit réaliser. Il les considère métaphysi-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 105

quement, en eux-mêmes, et non dialectiquement, dans leurs rapports


nécessaires et dresse entre eux le même antagonisme, la même oppo-
sition qu’entre le bien et le mal, le présent étant caractérisé par le dé-
sordre, l’égoïsme, l’injustice, le futur représentant au contraire l’ordre,
l’altruisme, la justice. L’utopisme s’efforce donc de montrer comment
sa conception du monde futur doit nécessairement se réaliser, du fait
même de sa supériorité rationnelle et morale.
Ce recours à la raison et à la morale s’adresse non à une classe dé-
terminée, mais à l’homme en général, puisque sur la plan purement
rationnel, le bien, considéré de manière abstraite, a le même caractère
d’universalité que le vrai ; il a pour effet d’atténuer, d’effacer la no-
tion d’un antagonisme mal défini entre le bien et le mal, entre le juste
et l’injuste. Cette transformation des antagonismes sociaux en antago-
nismes moraux donne, par le changement qu’elle apporte à la nature
même des problèmes, un caractère nécessairement illusoire à la solu-
tion utopique et par là-même, non seulement l’effort de rénovation
sociale est voué à l’échec, mais il prend parfois, par l’affaiblissement
qu’il apporte à la combativité de la classe ouvrière, un caractère
contre-révolutionnaire.

B. — La morale et les classes dominantes

Dans la période triomphante d’une classe, l’action morale a essen-


tiellement un caractère et un but de justification. Elle tend en effet à
donner aux principes sur lesquels repose la domination de classe, une
valeur éternelle et absolue et à les faire accepter comme tels par la
classe exploitée. La domination de l’argent, par exemple, et le rôle
primordial qu’il joue dans les rapports sociaux sont donnés comme
des faits naturels, nécessaires en harmonie avec un ordre établi de tou-
te éternité 30. La morale est particulièrement chargée de justifier cet
ordre, en montrant qu’il n’est pas contraire au bonheur de ceux qui
sont exclus des privilèges que confère l’argent. L’acquiescement à
l’état social régnant, auquel elle incline ainsi la conscience populaire,
s’exprime par une foule de dictons, où se formule la morale dans sa
réalité concrète, tels que : « Il y a toujours eu des riches et des pau-

30 Sur la doctrine de l’« ordre », voir plus loin.


LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 106

vres », « L’argent ne fait pas le bonheur », « Pauvreté n’est pas vice »,


« Consentement passe richesse », « Bonne renommée vaut mieux que
ceinture dorée », ou des fables comme le Savetier et le Financier. Du
fait que l’ordre social est ainsi justifié par la morale, les fautes com-
mises contre lui voient la sanction pénale qui les réprime,
s’accompagner d’une sanction morale, par la remords et le repentir.
Par le repentir que la morale engendre, la classe dirigeante arrive en
effet à persuader ceux qui pèchent contre l’ordre établi que ces fautes
leur incombent pleinement et qu’ils en portent toute la responsabilité
en raison de leur nature mauvaise, alors qu’en fait ils sont essentielle-
ment victimes de cet ordre qui implique, par ses iniquités mêmes, les
fautes commises contre lui.

C. — La morale et les classes décadentes

Dans la période de déclin d’une classe dominante, on voit changer


la valeur d’action et le mode d’utilisation sociale de la morale. Com-
me la domination et par là même la morale de la classe dirigeante ne
sont plus acceptées sans contestations par la classe exploitée, qui tend
effectivement à régler sa vie sur des principes plus conformes à ses
aspirations et à ses intérêts, on assiste à des lamentations sans fin sur
la déchéance et la décadence de la morale : ainsi l’on entend les plus
authentiques représentants des trusts vitupérer, en « idéalistes » désin-
téressés, le vil matérialisme du siècle. Ces lamentations
s’accompagnent chez les idéologues de la classe dirigeante d’efforts
désespérés pour donner à la morale ébranlée dans ses assises réelles,
une base théorique sûre et incontestée, afin de compenser, dans une
certaine mesure, par la fermeté doctrinale, ce qu’elle perd en efficien-
ce dans le domaine pratique.
Par ailleurs, comme ni la religion, ni la morale ne suffisent plus à
asseoir sur des principes incontestés la domination de la classe diri-
geante, considérée jusqu’alors comme un fait naturel et nécessaire,
cette classe, moins sûre de sa puissance, se sert de la morale, non plus
simplement pour affirmer la valeur absolue et éternelle de ses princi-
pes, mais aussi et surtout comme moyen de déformation des problè-
mes sociaux pour des fins contre-révolutionnaires. On assiste alors,
comme dans le cas de l’utopisme social, mais dans un but différent,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 107

non plus révolutionnaire, mais réactionnaire, au même phénomène


d’inversion des plans sur lesquels sont posés les problèmes sociaux.
Comme la classe dirigeante se sent attaquée dans l’exercice de ses
privilèges de plus en plus battus en brèche, elle s’efforce, chaque fois
que l’un d’eux apparaît particulièrement abusif et odieux, de détourner
d’elle la réprobation populaire, en transposant la question du plan so-
cial sur le plan moral, où, la notion de classe disparaissant, seuls peu-
vent être mis en cause les individus considérés en tant que tels.
Soit, par exemple, le marché noir, qui est sur un point particulier,
celui du ravitaillement, l’expression du privilège normal que confère
l’argent en régime capitaliste. Si la bourgeoisie dominait aujourd’hui
sans contestation, comme c’était, par exemple, le cas de la noblesse
sous la féodalité, ce privilège n’aurait pas eu à se défendre particuliè-
rement et la morale régnante l’aurait fait accepter par l’ensemble de la
population, au moins comme un état de fait et par là même nécessaire.
Mais comme à l’heure présente le privilège de l’argent est de plus en
plus contesté dans sa légitimité par la classe montante, par le proléta-
riat, chez qui s’éveille, en même temps que la conscience de classe,
une morale nouvelle, et comme ce privilège apparaît particulièrement
intolérable dans le domaine du ravitaillement, où il entraîne, comme
contre-partie, la sous-alimentation de la population pauvre, la bour-
geoisie dirigeante, sans d’ailleurs s’en rendre compte, a recours à la
morale dans un but de défense sociale. Condamnant en principe le
marché noir, qu’elle a en réalité organisé et dont elle profite dans sa
généralité, elle proclame qu’il est le fait, non de la classe possédante
qui le réprouve, mais d’individus moralement tarés, qui n’ont pas le
sens de la communauté nationale. En se désolidarisant ainsi de ces
mauvais éléments, contre lesquels elle appelle même l’action d’une
justice, que la généralisation de cet état de choses rend même l’action
d’une justice, que la généralisation de cet état de choses rend impuis-
sante, la classe dirigeante fait passe le problème du plan social, où il
se situe en réalité, sur le plan moral, ce qui lui permet de détourner
d’elle la réprobation populaire et de la diriger contre des individus so-
cialement indifférenciés.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 108

Caractères généraux des doctrines morales


d’inspiration sociale

Cette transposition de questions sociales sur le plan moral pour dé-


fendre des intérêts de classe apparaît d’une manière générale dans tou-
tes les doctrines morales d’inspiration sociale, telles que les doctrines
d’« ordre », de « paix », de « liberté ».
Comme toutes les doctrines idéologiques, ces doctrines commen-
cent par constater un état de choses qui, considéré dans sa généralité,
est communément tenu pour souhaitable et bon. De cet état de choses
elles dégagent un principe abstrait, à qui elles attribuent un caractère
intemporel, absolu et une valeur humaine universelle. Puis, donnant à
ce principe abstrait un contenu concret, particulier, conforme à des
intérêts spécifiques de classe, elles prétendent, en se fondant sur le
caractère absolu attribué à ce principe, subordonner à lui tout le réel.

1. — La doctrine de l’« ordre »

La doctrine fondée sur le principe de l’« ordre » est propre à toute


classe dirigeante qui s’y montre d’autant plus attachée que l’ordre éta-
bli, favorable au maintien de ses privilèges, apparaît plus menacé.
Pour justifier le principe d’ordre sur lequel elle se fonde cette doctrine
part d’une constatation de fait, à savoir que toute vie sociale suppose
l’existence d’une certaine organisation et, par là même, d’un certain
ordre. De cette constatation elle dégage l’idée abstraite d’ordre, à qui
elle confère une valeur absolue. Puis, assimilant à l’ordre considéré en
soi l’ordre qui règne dans la société présente, c’est-à-dire dans une
organisation économique et sociale déterminée par des conditions his-
toriques particulières et qui n’a aucun caractère absolu, elle condamne
comme contraire à l’ordre et comme relevant du désordre, tout essai
de transformation profonde de la société présente. C’est ainsi que par
cet artifice de raisonnement, qui fait passer le problème du plan social
sur le plan moral et permet de conférer à un état de choses provisoire
une valeur absolue, la classe dirigeante justifie le maintien de l’ordre
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 109

actuel, de l’organisation économique et sociale présente, même si, par


les crises, le chômage et la guerre qu’elle engendre, cette organisation
consiste en fait le plus grand des désordres.

2. — La doctrine de la paix

La doctrine de la « paix » considérée en soi, le pacifisme, procède


d’une manière analogue pour justifier son principe. Elle se fonde sur
la constatation que la paix est souhaitable en soi et que son maintien
est normal quand l’homme atteint un certain degré de civilisation.
Mais, au lieu de considérer l’idée de paix changeante et en particulier
dans ses rapports avec l’impérialisme capitaliste et sociaux, le paci-
fisme conçoit cette idée de paix métaphysiquement et lui attribue une
valeur intemporelle, absolue. De ce fait, il ne varie pas dans la
condamnation uniforme qu’il porte sur toute guerre, quelles que soient
les conditions dans lesquelles elle a pu être déclenchée, même si elle
se trouve entièrement justifiée par des nécessités de défense nationale
ou sociale.
Cette doctrine est l’expression idéologique d’une classe décadente
qui, dans un instinct de conservation sociale, se retire par principe de
toute lutte où elle se sent par avance vaincue. Elle a trouvé ses princi-
paux adeptes chez une minorité d’intellectuels, vivant en dehors de
l’action, qui justifient cette théorie par l’instinct qui porte l’homme à
se survivre dans ses enfants, sans ajouter le correctif nécessaire que la
vie ainsi assurée vaille la peine d’être vécue. Ils ont rejoint par là les
éléments fascistes, qui, se sentant menacés dans leurs privilèges de
classe, ont fait appel au fascisme étranger, auquel les liait une com-
munauté d’intérêts, pour maintenir ces privilèges, même au prix de la
défaite. Ces éléments fascistes étaient essentiellement représentés par
les grands trusts, qui, renonçant à l’impérialisme, passaient de
l’idéologie belliciste qu’impliquait cet impérialisme, à l’idéologie pa-
cifiste plus conforme désormais à leurs intérêts, car le pacifisme leur
promettait, par l’affaissement des capacités de résistance du pays, de
le livrer plus facilement au fascisme étranger, dont ils attendaient leur
salut.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 110

3. — La doctrine de la « liberté »

La doctrine fondée sur la notion de « liberté », considérée en soi,


présente les mêmes caractères de doctrine de classe. Dans la période
moderne, la doctrine de la liberté est à son origine l’expression, sur le
plan politique, de la liberté de production et de circulation des riches-
ses. Dégagée et séparée de son fondement économique et social, la
liberté est présentée comme une qualité spécifique de l’homme, éga-
lement valable pour toutes les époques et pour toutes les conditions de
vie.
À cette conception sur la notion de « liberté », considérée en soi,
présente les mêmes caractères de doctrine l’expression sur le plan po-
litique, de la liberté de production et de circulation des richesses. Dé-
gagée et séparée de son fondement économique et social, la liberté est
présentée comme une qualité spécifique de l’homme, également vala-
ble pour toutes les époques et pour toutes les conditions de vie.
À cette conception métaphysique de la liberté, la bourgeoisie, dans
sa période ascendante, a donné un contenu politique concret, confor-
me à ses intérêts de concept de liberté, ce qui lui a permis de rallier à
sa cause, dans sa lutte contre la féodalité, l’ensemble du peuple et de
justifier sa prise du pouvoir.
Mais, après lui avoir ainsi servi d’arme et de moyen de domina-
tion, la liberté est devenue pour la bourgeoisie, à sa période de déclin,
un danger et une menace pour ses privilèges, par l’extension qu’elle
permettait de donner au régime démocratique. Abandonnant alors
l’idéologie de la liberté, elle a adopté les doctrines d’autorité qui ont
trouvé leur expression politique et sociale dans le fascisme. La doctri-
ne de la liberté, reniée par la bourgeoisie dirigeante devenue réaction-
naire, s’est par ailleurs transformée sur deux plans sociaux différents
et de manière diamétralement opposée.
Dans un premier groupe social, composé principalement
d’intellectuels plus ou moins affranchis de toute règle, du fait qu’ils
vivent dans une certaine mesure en marge de l’organisation économi-
que, l’idée de liberté s’est rapprochée du concept d’anarchie, qui im-
plique le rejet de toute autorité. Dans leur refus de se plier à une disci-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 111

pline, les défenseurs de la liberté ainsi conçue, se sont élevés contre le


fascisme, mais sont également portés à s’opposer à l’organisation po-
litique et sociale nouvelle correspondant au régime d’économie diri-
gée, qui comporte et comportera nécessairement, du moins provisoi-
rement, une restriction de la liberté considérée sous sa forme absolue,
du fait que les activités particulières devront s’intégrer plus étroite-
ment dans l’ensemble de l’activité économique et sociale et se subor-
donner à elle.
L’idée de liberté est, d’autre part, soutenue par tous les marxistes
qui se réclament d’elle, mais d’un autre point de vue, en affirmant
qu’elle ne peut âtre réalisée pleinement que dans une société sans
classes, où elle ne servira plus de paravent à la poursuite d’intérêts
particuliers ni de prétexte à un individualisme égoïste, mais sera
l’expression de l’affranchissement non plus simplement théorique,
mais effectif de l’homme.

La conception marxiste de la morale

La conclusion même de cette étude de la morale, considérée du


point de vue social, dans une société divisée en classes antagonistes,
donne, par la position que prend le marxisme à l’égard du problème
de la liberté, l’essentiel de sa conception générale de la morale.
Ce qui caractérise cette conception, c’est que le marxisme, rejetant
le point de vue métaphysique, ne considère pas une morale en soi, qui
serait supposée avoir, comme une religion, une existence indépendan-
te, et qu’il ne sépare pas la morale de la vie même, de l’activité
concrète et pratique.
Analysant la morale présente, qui, malgré le caractère absolu, in-
temporel qu’on lui attribue d’ordinaire, est essentiellement un instru-
ment de domination de classe, le marxisme ne lui reconnaît, comme à
toute forme historique, qu’un caractère contingent et passager. Il voit
dans la morale traditionnelle, comme dans la religion et le droit,
l’expression et la justification idéologique de l’antagonisme social,
qui oppose la classe dirigeante et dominant subordonnée et exploitée.
De ce fait, au lieu de considérer le bien et le mal dans leur opposi-
tion permanente, éternelle, de leur attribuer un caractère absolu et, à
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 112

l’imitation de la religion, de voir dans le mal l’effet de l’imperfection


fondamentale de l’homme, d’une tare inhérente à la nature humaine et
à laquelle on ne saurait porter remède que par un redressement spiri-
tuel, par un recours à la raison ou à la foi, le marxisme considère le
bien et le mal dialectiquement, dans leurs rapports avec l’évolution
générale de la vie humaine, et montre que le mal tient essentiellement
à l’organisation économique et sociale défectueuse.
Il pense par là-même que toute tentative de perfectionnement
l’individu et de régénérer la société est vaine et vouée à l’échec tant
qu’elle est faite d’un point de vue métaphysique, en raisonnant de ma-
nière abstraite sur le bien et le mal et en posant dans l’absolu des im-
pératifs catégoriques : c’est ce que prouve le peu d’efficacité de la
morale traditionnelle qui prétend en théorie transformer le mode de
vie présent, alors qu’elle a pour mission réelle de le justifier et de le
maintenir.
En fait, la solution des problèmes moraux est liée à la solution des
problèmes sociaux. L’organisation rationnelle de la vie réelle est la
condition préalable nécessaire de toute rénovation spirituelle et mora-
le. Ce qui seul, en effet, peut déterminer un changement profond dans
le comportement des hommes, c’est la transformation effective et ra-
dicale de l’organisation économique et sociale ; et ce n’est que dans le
cadre d’une société sans classes antagonistes, telle que l’instaurera le
communisme, dans le cadre d’une société où l’exploitation de
l’homme par l’homme sera abolie, qu’il pourra y avoir un ordre har-
monieux, une paix véritable, une liberté réelle et que pourra régner
une morale dont les principes ne soient pas constamment démentis par
les faits.
Il ca sans dire que cette transformation radicale de l’organisation
économique et sociale et l’instauration de cette société sans classes,
les marxistes ne l’attendent pas d’un processus fatal et mécanique de
l’évolution humaine, auquel n’aurait pas de part l’activité des hom-
mes, et qu’ils ne l’attendent pas non plus du seul jeu des forces spiri-
tuelles. La critique des idéologies existantes et la formation d’une
théorie nouvelle, répondant aux besoins de la classe ascendante, d’une
morale prolétarienne qui échappe à l’utopie, sont des armes efficaces
dans l’histoire sociale ; comme le disait Lénine : « Sans théorie révo-
lutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ».
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 113

Ce qui donc est contraire au marxisme, c’est seulement l’idéologie


au sens où nous avons pris le mot, c’est-à-dire la spéculation de
l’esprit détachée du réel et détournant de l’action efficace ; le marxis-
me affirme au contraire la nécessité de la théorie lorsqu’elle reste en
contact avec la réalité et se donne pour rôle de s’uni constamment à la
pratique.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 114

CHRONIQUE
SCIENTIFIQUE
OPTIQUE ÉLECTRONIQUE
ET MICROSCOPES ÉLECTRONIQUES

par Claude MAGNAN

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L’optique électronique est une conséquence directe de la dualité


onde-corpuscule que Louis de Broglie devait démontrer en 1924.
Nous savons que cette idée fondamentale est à la base de la mécani-
que ondulatoire, qui devait apporter des résultats si féconds dans
l’adaptation si féconds dans l’adaptation des lois de la mécanique
classique, applicables au monde macroscopique, au domaine atomique
dont l’échelle est la constante de Planck.
Considérons un moment un électron se propageant dans un champ
de forces dérivant d’un potentiel électrostatique et son onde associée
virtuelle supposée se déplaçant dans un milieu homogène doué d’un
indice de réfraction.
La comparaison du principe de Fermat, qui est à la base de
l’optique géométrique, au principe de moindre action de Maupertuis
permet de trouver la proportionnalité de l’indice de réfraction de
l’onde associée à la quantité de mouvement du corpuscule. Comme la
quantité de mouvement est proportionnelle à la racine carrée du poten-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 115

tiel électrostatique, on voit qu’en optique électronique le rôle de


l’indice est joué par la racine carrée du potentiel.
On peut montrer qu’un faisceau électronique traversant la surface
de séparation de deux milieux, où règnent des potentiels V1 et V2 subit
une réfraction dont les angles obéissent à la loi de Malus, comme en
optique lumineuse.
Les dioptres épais de l’optique lumineuse seront, en optique élec-
tronique électrostatique, remplacés par des systèmes centrés formés de
diaphragmes circulaires entre lesquels sont appliques des différences
de potentiel. Dans un dioptre, l’indice subit une brusque variation sur
la surface de séparation. C’est ainsi que, dans une lentille épaisse,
l’indice du verre employé, sur la surface externe de la lentille. Au
contraire, dans les systèmes électroniques, le potentiel variera de fa-
çon continue de la valeur 0 à un certaine valeur V et, par suite,
l’indice égal à √ V, variera aussi de façon continue. On se trouve plu-
tôt dans le cas de la prorogation d’un rayon lumineux dans un milieu à
indice continuellement variable. Ce problème peut être traité en opti-
que électronique de la même manière. Cependant, la commodité des
calculs et certains points singuliers dans la répartition des potentiels
sur l’axe de révolution, font qu’on préfère souvent partir des équations
de la dynamique. On oublie alors toute analogie entre l’optique lumi-
neuse et l’optique électronique pur traiter les lois du mouvement d’un
corpuscule matériel électrisé dans un champ de forces dérivant d’un
potentiel électrostatique. Plus exactement, on revient à une optique
géométrique où les trajectoires des électrons dans le champ de force
électrique remplacent les rayons lumineux.
On voit ainsi comment ce problème peut se traiter indifféremment
en le considérant comme un problème d’optique ou comme un pro-
blème de dynamique classique
Indiquons brièvement comment on arrive à l’équation différentielle
de la trajectoire, à l’approximation de Gauss.
De cette équation seront tirées des principales notions qui permet-
tent définir une lentille électronique.
Nous écrirons que la force centrifuge mv2/R est égale à eRn où m
sera la masse de l’électron, v sa vitesse, R le rayon de courbure de sa
trajectoire, e sa charge électrique et En la composante, suivant la nor-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 116

male de la trajectoire du gradient. Il suffira de remplacer les grandeurs


mv2, En et fonction du potentiel et de sa dérivée première, compte tenu
des relations cinématiques.
Le développement, limité au 2e ordre, du potentiel V sur l’axe pour
les rayons peu distants de l’axe (approximation de Gauss) auquel sera
adjoint le lapacien ∆ V = O permet d’obtenir l’équation différentielle
4 V y + 2 V’ y’ + y V’’ = O, y étant la distance de l’électron à l’axe,
V, V’, V’’ le potentiel et ses dérives premières et secondes pris sur
l’axe. On suppose dans tout ceci que la vitesse de l’électron est négli-
geable devant la vitesse de la lumière. Dans le cas contraire un terme
correctif est à ajouter. Cette équation est homogène en V et en y. C’est
là sa propriété fondamentale, dont nous allons tirer des conséquences
intéressantes.
Le fait que cette équation est linéaire et homogène en y, permet de
montrer que si y (z) est une solution, K y (z) est aussi une solution, K
étant une constante. Par suite, deux trajectoires voisines de l’axe is-
sues d’un même point de l’axe aboutiront au même point. On peut
donc dire d’une façon équivalente : à un point-objet correspond un
point-image. Cela se montrerait aussi bien pour un point situé hors de
l’axe.
Les équations différentielles linéaires et homogènes jouissent
d’une autre propriété. En effet, si deux valeurs y, (z) et y2 (z) sont solu-
tions, la somme a y1 (z) + b y (z) est aussi solution, où a et b sont des
constantes arbitraires. Cela permet de montrer qu’à un couple de
points correspondant par une relation homographique un autre couple
de points. On peut aussi retrouver la formule π π’ = f2 classique en op-
tique lumineuse. De même que le foyer, on pourrait de cette façon dé-
finir les plans principaux et le grossissement de la lentille électronique
employée.
Les caractéristiques optiques de notre lentille électrostatique étant
définies dans un sens équivalent à celui de l’optique lumineuse, nous
pouvons chercher à construire des lentilles à court foyer analogues
aux objectifs des microscopes lumineux. Auparavant nous signalerons
encore deux caractères de l’équation précédente. En premier lieu, elle
est linéaire et homogène en V, comme en en V, comme en y. Il résul-
te que si la lentille est liée au potentiel de la cathode qui lance les
électrons, une variation K V du potentiel ne changera rien aux pro-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 117

priétés optiques de la lentille. Le foyer restera inchangé. Ceci a une


grosse importance en microscopie.
En deuxième lieu, ne figurent dans l’équation précédente ni la
charge, ni la masse de l’électron. Toute particule chargée de n’importe
quelle masse donnera dans la même lentille le même foyer. On peut
même ajouter quel que soit le potentiel si la lentille est liée à la catho-
de qui lance les électrons. Cela est une propriété très importante des
lentilles électroniques sur laquelle nous aurons à revenir.
Une lentille électronique électrostatique sera formée de trois dia-
phragmes à ouverture circulaires, dont les diamètres sont de l’ordre du
millimètre. Ils sont très rapprochés les uns des autres, à la limite de
l’éclatement des étincelles dans le vide. En fait, le diaphragme central
est porté à une tension qui va de 60 000 volts à 100 000 volts, les deux
autres diaphragmes étant au potentiel du sol. La distance qui les sépa-
re est de l’ordre de 2 millimètres. On obtient ainsi des lentilles électri-
ques ayant une distance focale de 2 mm. Elles jouent donc le rôle des
objectifs à courts foyers de l’optique lumineuse.
On sait, en optique ordinaire, corriger les aberrations de sphéricité
ou défauts d’ouverture. En optique électronique, les aberrations
d’ouverture ne peuvent pas être corrigées. C’est pourquoi on y remé-
die en diaphragmant le faisceau au maximum par des trous circulaires
de 1/100e de millimètre de diamètre. Une lentille électronique sera
donc ouverte à f : 100 et quelquefois moins.
Nous sommes maintenant en mesure de décrire la disposition d’un
microscope électronique.
Dans une enceinte étanche au vide et où la pression doit pouvoir
s’abaisser à, 10-3 mm de mercure, on dispose un canon à électrons.
On entend par là un système formé d’un filament incandescent émet-
tant des électrons placés devant cette anode trouée. Entre les deux rè-
gnes une différence de potentiel de 60 000 volts à 100 000 volts. Les
électrons sortant du filament sont lancés par cette anode à une grande
vitesse et passent par le trou qu’elle présente, d’où le nom de canon à
électrons.
Dans l’axe de ce faisceau d’électrons doués d’une grande vitesse,
et toujours dans le vide, sont placées deux lentilles électroniques élec-
trostatiques à courts foyers. Le grossissement de chaque étage de len-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 118

tilles est voisin de 200 fois. On obtient ainsi sur l’écran fluorescent ou
la plaque photographique qui se trouvent environ à trente centimètres
de la dernière lentille, une image de l’objet grossi 40 000 fois. La len-
tille la plus proche du canon à électrons porte la préparation bacté-
rienne à observer et porte le nom de lentille objectif-porte objet. La
deuxième lentille qui reprend l’image donnée par la première lentille
pour la projeter sur l’écran porte le nom de lentille de projection ou
encore d’oculaire.
Il est inutile d’indiquer combien il est délicat de faire passer un
faisceau d’électrons dont l’angle est de 1/1000 de radian par des dia-
phragmes de 1/100 mm de diamètre sur une distance d’un mètre cin-
quante.
Un grossissement de 40 000 fois est permis par le pouvoir sépara-
teur de ce genre d’appareil qui va de 50 à 100 angströms. C’est là le
gros progrès du microscope électronique sur le microscope lumineux.
Ce dernier, en effet, dans les cas les plus favorables, a un pouvoir sé-
parateur de 0,2 micron, qui ne permet pas un grossissement de plus de
3 000 fois. Cette limite de son grossissement est due au phénomène de
diffraction.
La relation d’Abbe montre que le pouvoir séparateur est d’autant
plus petit que la longueur d’onde de la lumière qui éclaire le micros-
cope diminue. Comme la lumière visible est limitée vers les courtes
longueurs d’onde par le violet lointain, on conçoit qu’on se soit onde-
corpuscule, en mécanique ondulatoire, nous montre que les électrons
sont accompagnés par une onde fictive de longueur d’onde l = h/m v’,
h étant la constante de Planck et mv la quantité de mouvement du cor-
puscule. Sa longueur d’onde est du domaine des rayons X et, par sui-
te, mille fois plus petite que les longueurs d’onde de la lumière visi-
ble. C’est pourquoi on a pu tout de suite atteindre avec le microscope
électronique des pouvoirs séparateurs de 50 angströms et, par suite,
des grossissements de 40 000 fois.
Il existe un microscope électronique électrostatique en cours de ré-
glage au laboratoire de physique expérimentale du Collège de France,
et un microscope magnétique à la Faculté des sciences de Toulouse.
Nous commençons seulement en France à rattraper le retard que nous
avions dans ce domaine envers l’étranger, et pourtant, c’est chez nous
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 119

que, par l’intermédiaire de la mécanique ondulatoire, l’optique élec-


tronique est née.
Il est inutile de souligner le service que de tels grossissements peu-
vent apporter à la biologie cellulaire et bactérienne.
La limite actuelle des microscopes électroniques semble être de
60 000 à 100 000 fois en grossissement. La cause en est encore les
phénomènes de diffraction.
Dans l’espoir d’éloigner cette limite, nous avons fait appel au fait
que les protons et noyaux d’hydrogène ont une masse 1 840 fois plus
forte que celle des électrons et que, par suite, la longueur d’onde asso-
cié est, à énergie égale, quarante fois plus courte pour les protons que
pour les électrons. C’est pourquoi nous avons entrepris la construction
d’un microscope protonique fonctionnant sous 300 000 volts et dont le
grossissement théorique pourrait atteindre 1 million de fois. Le seul
inconvénient de ce dispositif est que les protons ont un pouvoir de pé-
nétration encore plus fable que celui des électrons, et que cela exige
des préparations d’une épaisseur excessivement faible.
Ces grossissements énormes sont encore loin de ce qu’il faudrait
pour discerner les atomes, mais permettront de voir les grosses molé-
cules de la chimie. C’est là un domaine qu’il serait bien passionnant
d’aborder.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 120

CHRONIQUE
MÉDICALE
LA PÉNICILLINE
DANS LA THÉRAPEUTIQUE
ANTIMICROBIENNE

par le docteur VICTOR LAFITTE

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Les affections microbiennes représentent un très important chapitre


de la pathologie humaine. Maladies dues à l’infection, maladies
contagieuses, elles sont restées longtemps d’origine mystérieuse, et on
les attribuait depuis Hippocrate à des émanations de miasmes ou gaz
délétères, émis par des substances organiques en décomposition. Ce
fut le grand mérite de Pasteur d’avoir, en démontrant le rôle des
micro-organismes dans le processus de fermentation, été conduit à
étudier les maladies contagieuses et à définir le rôle des microbes dans
la pathogénie des maladies infectieuses.
Avec les découvertes de Pasteur, une ère nouvelle s’ouvre en mé-
decine, dominée par la notion de microbe, agent extérieur à
l’organisme qui, pénétrant dans celui-ci, détermine, dans certaines
conditions, la maladie infectieuse. Le microbe peut vivre au contact de
l’organisme simplement en saprophyte, devenant pathogène quand,
pour une raison déterminée, la résistance de celui-ci faiblit. L’homme
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 121

est en contact permanent avec les microbes, depuis la vie intra-utérine,


pendant laquelle le fœtus peut être infecté à travers le placenta. C’est
par l’air et le sol, par l’eau et les aliments, par les animaux et par les
hommes, par ces hôtes intermédiaires qu’on appelle les réservoirs de
virus, que le microbe pathogène peut être transmis.
Les microbes pathogènes, introduits dans l’organisme, agissent en
secrétant des poisons spécifiques, les toxines. Celles-ci se fixent élec-
tivement sur certains tissus : la toxine tétanique se dirige à travers les
nefs périphériques vers les centres nerveux ; la toxine diphtérique se
fixe surtout au niveau des capsules surrénales ; la toxine dysentérique
au niveau de l’intestin. Les microbes peuvent être encore virulents par
eux-mêmes, par leur corps bactérien, ce qui explique par l’existence
d’endotoxines, mises en liberté par la destruction des microbes.
Nous savons aujourd’hui que la conception pastorienne nécessite
certains retouches, que sans nier le rôle du microbe, une place de plus
en plus importante doit être accordée à la notion de terrain et qu’en
définitive, la maladie est un processus complexe, dans lequel inter-
viennent d’un côté les causes extérieures et d’un autre côté
l’organisme, avec son terrain, ses régulations neuro-végétatives et
hormonales. L’expérimentation moderne ne vient-elle pas d’ailleurs
de reproduire dans certains cas des lésions absolument identiques à
celles qui sont provoquées par les microbes, mais sans l’intervention
de ceux-ci, uniquement par des mécanismes nerveux ?
Quel que soit le rôle exact que la pathologie de demain attribuera
aux micro-organismes que nous appelons microbes, la médecine,
technique de guérir, poursuit une lutte continuelle contre leur action
nocive et marque des progrès importants, enrichissant son arsenal thé-
rapeutique. La pénicilline, grande découverte médicale de cette guer-
re, représente un chaînon important dans la série des médications an-
timicrobiennes et le processus de sa découverte nous laisse espérer de
nouvelles réalisations.

*
* *
Jetons un rapide coup d’œil sur les possibilités de la thérapeutique
anti-microbienne avant la découverte de la pénicilline.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 122

L’organisme infecté par les microbes trouve en lui-même des pos-


sibilités de réaction et de défense, autrement, il succomberait par la
pullulation sans défense de l’organisme. Cette immunité peut être na-
turelle, certains individus ou certaines espèces étant réfractaires vis-à-
vis de certaines maladies infectieuses. Elle peut être acquise, à la suite
d’une maladie ; c’est ainsi qu’il est extrêmement rare qu’à la suite
d’une scarlatine, d’une fièvre typhoïde, etc., le même sujet puisse
avoir une rechute. Elle peut être enfin conférée par la vaccination ou
la sérothérapie et c’est cette immunité conférée qui constitue un des
plus beaux résultats des travaux de Pasteur.
L’idée d’une immunisation possible contre les poisons est très an-
cienne. On cite le cas de Mithridate qui cherchait à se prémunir contre
les poisons, en en absorbant tous les jours à des doses progressive-
ment croissantes. C’est Jenner qui, en 1798, publia son mémoire,
montrant que l’inoculation d’une maladie animale, la vaccine peut
prémunir contre la variole. Mais c’est Pasteur qui eut l’idée qu’en ino-
culant à l’homme une culture microbienne de virulence atténuée, en
lui provoquant une pette maladie expérimentale, on développe les for-
ces de défense de l’organisme et on le prémunit ainsi contre la mala-
die. Ma première expérience réussie concernant le choléra des poules.
Ce fut ensuite l’expérience historique de Pouilly-le-Fort, où devant
l’incrédulité générale, Pasteur expérimenta le vaccin anti-
charbonneux : 25 moutons vaccinés et ayant reçu une nouvelle injec-
tion restaient indemnes, alors que 25 autres moutons témoins mou-
raient au bout de 24 heures.
Une arme puissante contre les maladies infectieuses venait donc
d’être ainsi trouvée. L’atténuation du virus pathogène peut être obte-
nue, suivant le cas, par vieillissement au contact de l’oxygène de l’air,
par passages successifs à travers un animal, par modification du mi-
crobe en culture sur milieux spéciaux (B.C.G.), etc.
La vaccination peut encore s’obtenir avec des microbes non pas at-
ténués, mais tués, ou encore par des dérivés de toxine. Ce dernier pro-
cédé de vaccination par l’anatoxine (une toxine formolée, ayant perdu
sa virulence, mais non son pouvoir vaccinant) a été mis au point par
G. Ramon.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 123

La vaccination confère une immunité active, préventive, qui de-


mande un certain temps pour s’établir, le temps nécessaire à
l’organisme pour fabriquer des anticorps, et qui est durable.
La lutte contre les infections microbiennes peut se présenter sous
des aspects différents. En présence d’une maladie déclarée, le traite-
ment doit viser avant tout à être curatif. Dans ces conditions la vacci-
nation ne peut pas agit directement, parce qu’il faut un certain temps
pour que l’immunité acquise s’établisse ou parce que l’organisme af-
faibli n’a plus la possibilité de fournir des anticorps. Alors intervient
une autre notion, celle de l’immunité passive. On fournit à
l’organisme des anticorps qu’un autre organisme a préalablement fa-
briqués. C’est en 1894 que Roux et ses collaborateurs montrèrent le
rôle important de la sérothérapie antidiphtérique. La sérothérapie fut
ensuite généralisée à toute une série d’affections et de nombreux sé-
rums spécifiques préparés. Les uns sont antitoxiques, obtenus par des
injections de toxine à des chevaux, dont on recueille ensuite, dans cer-
taines conditions, le sérum. Les autres sont antimicrobiens, obtenus
après injection de doses progressives de cultures microbiennes atté-
nuées.
Vaccins et sérums constituèrent des éléments extrêmement impor-
tants dans l’arsenal de la thérapie antimicrobienne. Il faut remarquer
que nous sommes en présence, aussi bien pour les sérums que pour les
vaccins, de produits biologiques, obtenus et dosés par des procédés
biologiques et qui échappent, pour l’instant, à une analyse chimique
précise.
Or, dès le début de l’ère pastorienne, la thérapeutique antimicro-
bienne a suivi une deuxième orientation, celle de la recherche de corps
chimiques, susceptibles de juguler les injections microbiennes. Les
résultats furent importants pour ce qui concerne les parasites et no-
tamment les protozoaires. Malgré de nombreux essais, les résultats
furent nettement moins satisfaisants pour les maladies bactériennes,
jusqu’à la découverte des sulfamides, il y a dix ans et de la pénicilline,
tout récemment.
C’est Domagk qi le premier étudia le prontosil (4-sulfonamide-2-4-
diaminobenzol) et montra sa fonction bactériostatique, aussi bien in
vitro que in vivo. Cette découverte eut des répercussions très impor-
tantes et aboutit après l’isolement de la fonction chimique active, sul-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 124

famide, par Tréfouel, Nitti et Bovet, à la création de toute une série de


corps chimiques, agissant contre un grand nombre d’infections micro-
biennes. Entre de autres, le cas de la méningite cérébro-spinale est
typique. Alors que la sérothérapie antiméningococcique, qui au début
avait fourni d’excellents résultats, s’avérait, pour des raisons encore
incomplètement éclaircies, de plus en plus impuissante, l’introduction
des sulfamides fit complètement modifier, dans un sens favorable, le
pronostic de cette affection.
Il y a néanmoins des infections sur lesquelles les sulfamides
n’agissent pas et, même dans les cas susceptibles de réagir aux sulfa-
mides, on rencontre de temps en temps des phénomènes de sulfamido-
résistance.
C’est à ce moment de la lutte antimicrobienne que se situent la dé-
couverte et l’utilisation thérapeutique de la pénicilline.

*
* *
La pénicilline est un produit obtenu à partir de cultures d’un cham-
pignon, le Penicillium notatum.
Sa découverte fut accidentelle. Elle est due au savant britannique
Fleming, titulaire du prix Nobel pour cette découverte. EN 1929, Fle-
ming observa que sur une culture microbienne sur gélose contaminée
par un pénicillium, la plupart des microbes avaient disparu. Ce fut le
point de départ des recherches qui montrèrent les propriétés bactérios-
tatiques de l’extrait de pénicillium. Mais de très nombreuses diffi-
cultés furent à surmonter, pour obtenir un produit chimiothérapique
stable. Ce n’est qu’au début de la guerre, grâce surtout aux travaux de
Florey et Chain, à Oxford, que la pénicilline put être obtenue à l’état
solide.
Avant d’examiner brièvement les propriété de la pénicilline, il est
important de noter que si sa découverte fut accidentelle, elle se trou-
vait néanmoins dans une ligne de recherches orientées dans cette di-
rection.
On avait observé depuis longtemps que les microorganismes, vi-
vant en commun, peuvent exercer les uns sur les autres une action in-
hibitrice ou au contraire proliférative. Pasteur avait exposé ces faits,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 125

dès 1877, à propos de la bactérie du charbon, montrant qu’on pouvait


introduire à profusion dans un animal la bactérie charbonneuse sans
que celui-ci contractât le charbon en associant des bactéries commu-
nes au liquide qui tient en suspension la bactéridie pathogène. Et Pas-
teur disait dans son mémoire à l’Académie des sciences que : « tous
ces faits autorisent peut-être les plus grandes espérances au point de
vue thérapeutique ».
Pour ce qui concerne la pénicilline, on utilise non pas le champi-
gnon antipathogène lui-même, mais un extrait du milieu de culture, en
attendant la fabrication d’un produit chimique de synthèse, fabrication
qui ne saurait tarder.
La pénicilline, qui est un acide organique, est utilisée sous forme
d’extrait du mycélium de Penicillium notatum, qui est cultivé actuel-
lement sur de vastes surfaces, surtout aux États-Unis, où la production
commerciale est le plus avancée. Après purification, la pénicilline ob-
tenue sous forme de sel de sodium, qui se présente sous la forme
d’une poudre jaune, est conservée dans des ampoules scellées, à l’abri
de la lumière et de la chaleur.
L’activité de la pénicilline est encore mesurée par des procédés
biologiques, notamment par son action in vivo, sur une culture bacté-
rienne de staphylocoque doré. Cette activité s’exprime en unités-
Oxford.
La pénicilline offre le grand avantage de ne présenter aucune toxi-
cité pour les cellules de l’organisme. Elle possède un certain nombre
d’avantages sur les sulfamides. Contrairement à ce qui se passe pour
ces derniers, l’action de la pénicilline n’est pas entravée par les pro-
duits de décomposition des tissus, elle agit donc dans des plaies sup-
purantes. De plus, alors que les sulfamides n’agissent qu’en présence
d’un petit nombre de microbes, la pénicilline agit aussi bien en pré-
sence d’un grand nombre.
La pénicilline, contrairement aux sulfamides, n’est pas utilisée ac-
tuellement par voie buccale. Elle est bien absorbée par la muqueuse
digestive, mais comme elle est détruite en partie par l’acidité stomaca-
le, il en faudrait des quantités trop importantes, que la rareté actuelle
du produit ne permet pas d’utiliser. On l’administre donc par voie in-
traveineuse ou intramusculaire sous forme de solutions préparées ex-
temporanément et avec certaines précautions, pour éviter toute autre
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 126

contamination microbienne possible, qui risquerait de détruire l’action


thérapeutique.
Pour assurer une action continue de la pénicilline, il faut répéter les
injections à la dose de 20 000 unités chacune toutes les trois heures,
aussi bien la nuit que le jour. On a mis récemment au point, pour évi-
ter cet inconvénient, un système d’injection intraveineuse et intramus-
culaire continue.
Dans quelles maladies utilise-t-on la pénicilline ? Un grand nom-
bre de microbes y sont sensibles, notamment le streptocoque, le sta-
phylocoque, le gonocoque, le méningocoque, le bacille diphtérique, le
tréponème pâle, etc. Quelques microbes résistent à la pénicilline et le
plus important dans ce groupe est le bacille tuberculeux.
Actuellement, étant donné le peu de pénicilline dont nous dispo-
sons en France, il n’y a que certaines maladies qui sont traitées par la
pénicilline. Ce sont celles qui mettent en danger la vie du malade et
qui sont résistantes aux sulfamides. A Paris et dans les grands centres,
des services spéciaux de pénicillothérapie ont été créés, pour ne dis-
tribuer le précieux médicament que dans des cas vraiment indispensa-
bles.
Sont susceptibles de pénicillothérapie : les affections graves à sta-
phylocoque (anthrax grave, ostéomyélite aiguë, septicémie), la gan-
grène gazeuse, les affections graves dues au streptocoque hémolytique
ou au pneumocoque quand ces dernières maladies ne réagissent pas
aux sulfamides.
Au point de vue social, la pénicillothérapie aura surtout deux ap-
plications très importantes. La pénicilline agit en effet contre les
agents de la gonococcie et de la syphilis.
Le traitement de la gonococcie avait beaucoup acquis par l’emploi
des sulfamides ; cependant les cas de résistance aux sulfamides de-
viennent de lus en plus nombreux. La pénicilline injectée une seule
fois à la dose de 100 000 unités, entraîne la guérison dans les 24 heu-
res, dans 90 % des cas.
Pour la syphilis, on sait combien les traitements actuels par
l’arsenic, le bismuth et le mercure sont longs et pénibles, durant des
années et nécessitant de nombreux contrôles sérologiques. Or, la péni-
cilline obtient, dans une syphilis prise à son début, la guérison appa-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 127

rente au bout d’une semaine. Quant à l’avenir éloigné de cette guéri-


son, il faudra un certain laps de temps pour pouvoir l’apprécier correc-
tement.

*
* *
Ces quelques notes montrent toute l’importance de cette nouvelle
thérapeutique et la nécessité de mettre tout en œuvre pour assurer la
production de pénicilline en quantité suffisante chez nous.
Mais la science avance à pas de géant. On est à peine en train de
mettre au point l’utilisation thérapeutique de la pénicilline que déjà de
nouvelles substances, plus actives encore, viennent d’être découvertes.
Parmi celles-ci il faut surtout citer la gramicidine, à l’étude de laquelle
se sont surtout consacrés les savants soviétiques. Il s’agit d’un poly-
peptide cristallisé, obtenu à partir de la culture d’une nouvelle souche
de bactéridie aérienne sporigène, isolée du sol. Cette gramicidine so-
viétique, dont on connaît le poids moléculaire et les constantes physi-
ques, détruit non seulement les microbes à Gram positif, mais égale-
ment ceux à Gram négatif. Elle a été utilisée surtout dans les plaies de
guerre, les péritonites, etc., et semble donner des résultats encore plus
marqués que la pénicilline.
D’immenses progrès ont été ainsi faits dans la lutte contre les in-
fections et d’autres sont certainement en cours. Un grand chapitre de
la pathologie humaine est ainsi en complet remaniement et les décou-
vertes récentes dans ce domaine ne manqueront pas d’avoir des
conséquences importantes dans es autres branches de la pathologie et
sur l’orientation même des idées et des recherches médicales.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 128

CHRONIQUE
PÉDAGOGIQUE
L’HISTOIRE,
DISCIPLINE FONDAMENTALE

par JEAN BABY

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Quelques temps avant la guerre, j’ai eu le plaisir d’entendre à la


Sorbonne une conférence de M. Paul Valéry sur l’histoire. On sait que
cet écrivain ne semble pas amer l’histoire et qu’il l’a souvent attaquée
avec vigueur et talent. La séance était d’autant plus amusante qu’elle
était présidée et contredite par Gabriel Hanotaux, historien officiel,
qui était offusqué par l’insolence avec laquelle l’histoire traditionnelle
était traitée. Je ne me souviens pas exactement de tout ce qui a été dit
dans ce débat académique, je sais seulement que les critiques de M.
Paul Valéry étaient souvent pertinentes. Je songeais à ces critiques
quand j’ai pensée qu’il serait utile de revenir sur une question souvent
débattue : l’utilité de l’enseignement historique dans la formation des
esprits. À propos de cette question, je voudrais ajouter quelques re-
marques sur la façon dont l’histoire pourrait être enseignée.
Certains pensent que la connaissance de l’histoire est nécessaire,
d’abord pour donner à une nation le sentiment de sa grandeur, ensuite
pour lui permettre de puiser dans le passé des enseignements valables
pour le présent. Voici comment M. Paul Valéry s’exprime à ce sujet :
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 129

L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect


ait élaboré… Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux sou-
venirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourments
dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persé-
cution, et rend les nations amères, insupportables et vaines. (Regards sur
le monde actuel, p. 63.)

Il ne serait pas difficile de trouver de nombreux exemples qui justi-


fieraient ces jugements sévères. On pense tout de suite à l’usage que
les régimes fascistes ont fait de l’histoire pour fausser l’esprit des
peuples qu’ils dominaient. Mais, en dehors de ces exemples si évi-
demment malhonnêtes, nous devons reconnaître que dans un pays
comme le nôtre l’histoire édifiante a fait aussi des ravages et mérite
d’être condamnée.
D’autre part, l’histoire, telle qu’elle est enseignée, est d’ordinaire
rebutante. Elle se présente comme une masse considérable de faits qui
paraissent accidentels, mal reliés entre eux et n’obéissant à aucune loi.
Ouvrez un manuel scolaire bien fait : vous y trouverez une pièce de
résistance, l’histoire politique, assaisonnée d’histoire sociale,
d’histoire religieuse, d’histoire littéraire et d’histoire des arts. Même si
la présentation est habile, l’histoire ainsi présentée ne donne pas le
sentiment d’une discipline nécessaire et on comprend que des person-
nes sages considèrent comme en grande partie superflu l’effort de-
mandé aux enfants pour assimiler quelques bribes de ce festin indiges-
te.
D’ailleurs, les résultats obtenus sont probants. Après plusieurs an-
nées d’études, les enfants qui ont suivi l’enseignement secondaire
n’ont conservé dans leur mémoire ni le détail ni l’ensemble de ce
qu’ils ont étudié, ils n’ont qu’un sentiment très vague des liens qui
peuvent exister entre le passé et le présent, ils n’ont pas appris à voir
dans les phénomènes actuels la conséquence d’un long développement
historique. Et c’est pourquoi l’histoire, même chez ceux qui s’y sont
intéressés — il s’en trouve toujours quelques-uns — ne laisse que
quelques souvenirs qui leur permettront soit de mieux comprendre les
allusions rencontrées dans la littérature et la conversation, soit de jus-
tifier par des exemples choisis leur activité sociale ou politique.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 130

Si l’histoire ne devait pas avoir d’autre utilité, il serait bon de la


condamner et il serait vain de lui consacrer une place importante dans
l’enseignement. Les critiques de M. Paul Valéry seraient justifiées.
Mais, précisément, l’histoire est tout autre chose que cet amas
confus de connaissances que l’on s’efforce de faire absorber aux en-
fants. L’histoire est une science qui permet de saisir la signification et
la valeur des événements anciens et présents. Un fait politique, une
théorie, une découverte, une manifestation artistique, etc., ne peuvent
être compris que s’ils sont replacés dans le cadre de l’évolution histo-
rique qui les a préparés. Autrement dit, tout phénomène que nous dé-
sirons analyser, une constitution, une guerre, une œuvre d’art, une
technique industrielle, une découverte scientifique, une croyance, une
loi, une mode, un livre, un groupement humain doivent être considé-
rés comme un résultat dont la signification reste mystérieuse tant
qu’elle n’est pas éclairée par la connaissance peut seule nous révéler
la signification sociale et humaine des phénomènes étudiés, seule elle
peut nous apprendre quelque chose de positif et de pratique, car en
nous faisant connaître les lois du développement historique, elle nous
aide à nous diriger dans les actions qui préparent l’avenir.

*
* *
Pour adopter ce point de vue, il faut admettre d’abord que les faits
historiques obéissent à des lois ; il faut admettre, en outre, dans la
masse des faits qui constituent la matière de l’histoire une hiérarchie
de valeurs. M. Paul Valéry a vu la difficulté et il déclare que le choix
des faits retenus par l’historien est arbitraire et accidentel. Il écrit, en
effet, à la page 14 de l’ouvrage cité :

L’histoire ayant pour matière la quantité des événements ou des états


qui, dans le passé, ont pu tomber sous le sens de quelque témoin, la sélec-
tion, la classification, l’expression des faits qui nous sont conservés ne
nous sont pas imposées par la nature des choses ; elles devraient résulter
d’une analyse et de décisions explicites ; elles sont pratiquement toujours
abandonnées à des habitudes et à des manières traditionnelles de penser ou
de parler dont nous ne soupçonnons pas le caractère accidentel ou arbitrai-
re.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 131

La façon dont on écrit habituellement l’histoire paraît lui donner


raison. On peut dire que les historiens se sont placés à tous les points
de vue possibles pour essayer de donner une explication des événe-
ments ; les uns ne voient dans l’histoire que l’action des grands hom-
mes ou des souverains, d’autres mettent au premier plan les concep-
tions religieuses ou philosophiques, d’autres encore essayent de tout
expliquer par l’action de phénomènes naturels extérieurs à la société,
tels que le climat, le sol, etc. Même, de grands esprits ont eu recours
parfois à des explications surprenantes. Je ne citerai comme exemple
extrême que Feuerbach, qui voulait réduire l’opposition entre
l’Angleterre et l’Irlande à des différences alimentaires, la supériorité
britannique étant assurée par la consommation du roastbeef et
l’infériorité des Irlandais par la consommation des pommes de terre :
« Le sang de pomme de terre, disait-il, ne peut faire aucune révolu-
tion. » Poursuivant son idée, il cherchait un aliment qui puisse donner
aux classes pauvres la vigueur nécessaire pour réaliser de grandes
choses et il pensait l’avoir trouvé dans le haricot. Cette conception
naïve de l’engouement pour une science alors nouvelle : l’étude des
propriétés chimiques des aliments. Les points de vue d’historiens cé-
lèbres ne sont pas beaucoup moins erronés, même quand ils découlent
d’une étude attentive des faits. Sans être irrévérencieux pour Fustel de
Coulanges, on peut songer à l’erreur qu’il a commise en fondant sur la
religion son analyse de la Cité antique.
Tous ces tâtonnements expriment l’effort des hommes vers une
explication rationnelle d’événements extrêmement complexes. C’est
le prélude nécessaire à l’étude scientifique. Nous ne devons pas, par
conséquent, avoir à leur égard une attitude critique négative, comme
c’est le cas de M. Paul Valéry, et déclarer que l’histoire ne peut pas
être une science d’explication, qu’elle n’« enseigne rien », qu’elle ne
peut être par conséquent qu’un divertissement ou un instrument de
propagande. Nous devons, au contraire, examiner sérieusement ou un
instrument de propagande. Nous devons, au contraire, examiner sé-
rieusement ce que l’immense effort des historiens de toutes tendances
apporte de positif et nous devons voir s’il n’existe pas une méthode de
recherche et d’explication qui mérite le nom de science.
Nous pensons que cette méthode existe : c’est celle que Marx et
Engels ont employés dans leurs ouvrages, c’est celle qui a été définie
dans de nombreux passages de leur œuvre et qui porte le nom de ma-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 132

térialisme historique. Cette méthode n’a jamais fait en France l’objet


de discussions approfondies et c’est la raison essentielle du discrédit
dont l’histoire est frappée aux yeux de trop de personnes instruites.
L’exposé précis du matérialisme historique, son étude et sa discussion
devront être entrepris, c’est une nécessité impérieuse, pour coordonner
l’effort des historiens et pour rendre cet effort plus productif. Je n’ai
pas l’intention d’aborder ici cet exposé, il y faudrait trop de place et
d’ailleurs ce n’est pas l’objet de cet article. Je me contente d’affirmer
que les recherches des historiens les plus sérieux et les plus justement
célèbres — ils sont heureusement nombreux en France— non seule-
ment ne contredisent pas le point de vue matérialiste de l’historien,
mais lui apportent de constantes justifications.

Il serait faux de croire que la conception matérialiste de l’histoire


soit une chose simple. Si elle est relativement facile à comprendre,
elle est plus difficile à appliquer, car elle suppose la connaissance
d’un nombre considérable de faits dont beaucoup, négligés par les
contemporains, sont malaisés à découvrir, et aussi parce qu’il faut se
défier des explications superficielles ou tendancieuses des événe-
ments. Je pense par exemple à Plekhanov qui fut un marxiste savant.
Analysant le menuet, il le définit comme « une danse qui est une ex-
pression de la psychologie d’une classe non productrice ». Nous avons
là un petit exemple de construction idéologique sans valeur, parce
qu’il y manque précisément cet élément historique qui est, comme
nous l’avons dit, le seul moyen d’arriver à la compréhension d’un
phénomène. Le menuet, en effet, était une danse paysanne existant
antérieurement aux règnes de Louis XIV et de Louis XV. Ce qui au-
rait pu être intéressant, c’eût été de voir à quel moment et sous quelle
influence cette danse avait été adoptée par la noblesse et les transfor-
mations qu’elle avait subies. Le sujet ne me paraît pas d’ailleurs parti-
culièrement important ; j’ai donné cet exemple seulement pour mon-
trer le danger de vouloir expliquer par des influences économiques
directes des activités humaines qui n’ont que des rapports lointains et
difficiles à découvrir avec les conditions matérielles de l’époque
considérée.
Quoi qu’il en soit, je tiens à insister sur ce point : la conception
matérialiste de l’histoire considère que les relations sociale établies
entre les hommes pour la production et l’échange des objets nécessai-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 133

res à la vie sont les phénomènes historiques les plus importants. Ces
relations de production — on dit habituellement ces rapports de pro-
duction — et leur évolution commandant d’une façon générale, non
point dans le détail, mais dans l’ensemble, non point d’une façon im-
médiate mais par des détours souvent compliqués, l’évolution généra-
le de tous les phénomènes sociaux. C’est ce que Marx exprime au dé-
but de la Critique de l’économie politique, quand il dit :

L’anatomie de la société est à chercher dans l’économie politique,

et encore :

l’ensemble des rapports de production constitue la structure économique


de la société, la base réelle, sur quoi s’élève une superstructure juridique et
politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale dé-
terminées.

Les conditions de la production peuvent être étudiées scientifique-


ment, comme toute autre réalité physique. Ces conditions de produc-
tion imposent à l’homme des rapports sociaux nécessaires — c’est-à-
dire une structure de la société — qui peuvent aussi être étudiés scien-
tifiquement. D’autre part, les conditions de la production ne restent
pas les mêmes par suite de la découverte de techniques ou de richesses
nouvelles et à un moment donné les rapports de production, qui com-
mandent, je ne répète, les rapports sociaux, doivent changer pour
s’accorder avec ces nouvelles exigences de la production : c’est ce qui
ouvre une période révolutionnaire. Cette structure économique et so-
ciale et cette loi de son évolution fournissent une base solide pour or-
donner l’ensemble des matériaux historiques. Cela constitue aussi un
instrument précieux pour orienter les hommes vers une activité prati-
que.
Prenons un exemple concret. Le drame que nous vivons actuelle-
ment peut paraître une histoire de fous. On en donnera diverses expli-
cations en étudiant, par exemple, les relations diplomatiques entre les
puissances avant 1939, ou encore la psychologie de certains chefs
d’États, mais tout cela restera sans fondements tant qu’on n’aura pas
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 134

mis au premier plan la cause profonde de la crise, à savoir,


l’impossibilité où se trouvait le régime des trusts d’accorder la pro-
duction et la consommation. Après la guerre de 1914-18, et ce n’était
pas un fait nouveau, les forces de production existant dans le monde,
outillage industriel et richesses agricoles, conduisaient à une produc-
tion que la pauvreté de l’immense majorité des hommes ne permettait
pas d’absorber. Les rapports de production, qui avaient abouti à la
concentration en un petit nombre de mains des forces de production
essentielles, s’opposaient brutalement au développement des forces
productives, d’où les mesures absurdes de destruction de richesses,
blé, coton, viande, etc., qui annoncèrent la catastrophe. La catastrophe
est venue. Elle n’était pas fatale, la volonté des hommes pouvait la
retarder ou en modifier le cours et c’est pourquoi l’étude de tous les
phénomènes qui ont accompagné le déclenchement de cette guerre ne
saurait être négligée, mais les lois qui commandaient le déclenche-
ment de cette guerre ne saurait être négligée, mais les lois qui com-
mandaient l’évolution des phénomènes économiques poussaient inévi-
tablement dans la voie d’un changement de ces rapports de production
pour permettre un libre développement des forces productives. Sans
qu’il soit besoin d’insister, on comprend que la claire conscience de la
nature profonde du conflit nous éclaire sur le chemin que nous devons
suivre pour en éviter le retour, c’est-à-dire pour établir des rapports de
production — ou si l’on préfère un ordre social — qui assurera aux
hommes une véritable sécurité.

*
* *
Nous devons donc d’abord déclarer hautement que l’histoire est
une science au même titre que les sciences naturelles ou les sciences
physique et que la méthode propre à l’étude de cette science a été dé-
couverte. Il existe même quelques brillants exemples de son applica-
tion. Je pense que le livre d’histoire le plus remarquable, c’est la Capi-
tal de Marx, bien qu’il ne soit pas essentiellement un livre d’histoire.
Il suffit de citer comme passages caractéristiques les chapitres sur la
plus-value absolue et la plus-value relative dans lesquels les historiens
peuvent apprendre beaucoup.
La connaissance de cette méthode nous permet de nous orienter
dans la masse énorme de cette matière historique qui paraissait à M.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 135

Paul Valéry démesurée et inclassable. Avant tout, nous devons déga-


ger l’histoire économique, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles
se sont effectués la production et les échanges, et l’évolution de ces
conditions. Quand nous avons établi cette base solide, nous devons
étudier l’histoire politique, c’est-à-dire comment les sociétés se sont
adaptées à ces conditions économiques. Le rôle de l’historien n’est
pas ici de chercher une concordance constante et automatique, qui
n’existe pas, entre les phénomènes économiques et les faits politiques,
mais de montrer comment els hommes qui ne pouvaient pas avoir une
conscience claire de conditions économiques — mais qui étaient
groupés d’après leurs intérêts matériels en classes antagonistes — ont
agi tantôt dans le sens du progrès économique en favorisant ainsi le
passage à des formes sociales plus élevées, tantôt contre cette évolu-
tion progressive pour défendre des intérêts personnels opposés à
l’intérêt général. Ici, c’est évidemment la lutte des classes qui est la
ligne directrice de la recherche historique. Quand ce travail est ac-
compli, on peut dire que le schéma général de l’évolution historique
est tracé, l’essentiel est fait. On peut alors passer à l’exposé détaillé
des autres phénomènes sociaux, l’histoire militaire (qui entre pour une
part dans l’histoire politique), l’histoire artistique, religieuse, philoso-
phique, littéraire, juridique, l’histoire des mœurs, des sciences, de la
technique, l’histoire des individus, des régions, etc.
Et cela nous conduit à une conséquence très remarquable : il n’est
pas une branche de la connaissance qui ne doive s’appuyer sur
l’histoire. Au lieu donc de considérer l’histoire comme une discipline
particulière et indépendante dont on peut contester l’utilité, il devient
nécessaire de reconnaître que l’histoire est la discipline fondamentale
qui commande l’ensemble de toutes les connaissances. La formation
historique est aussi indispensable au physicien qu’au philosophe, au
littéraire qu’au naturaliste, au grammairien qu’au juriste, au mathéma-
ticien qu’au peintre ou à l’architecte, au géographe qu’au linguiste. La
connaissance de l’évolution historique est nécessaire non seulement
pour acquérir une connaissance vivante de la dialectique, mais encore
pour donner à tout homme la conscience de son rôle social. Il est ba-
nal de répéter que l’homme est un animal social ; mais il est essentiel
de faire comprendre aux hommes toute la portée de cette grande véri-
té. La société forme l’homme, elle est la condition presque unique de
sa puissance et de ses progrès ; il faut que chaque individu en ait
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 136

conscience. Pour y parvenir, il ne suffit pas de décomposer devant lui


le mécanisme de la société présente, il faut encore et surtout lui en
faire connaître et comprendre l’évolution historique.
Je ne vois pas comment on pourrait former des citoyens conscients
de leurs devoirs et de leur pouvoir si à la base de leur éducation, il n’y
avait pas d’abord une solide éducation historique. Et ce n’est pas par
hasard que les régimes d’oppression se sont toujours méfiés de
l’enseignement de l’histoire, même sous sa forme la plus traditionnel-
le.

*
* *
Cette histoire, comment faut-il l’apprendre ? Certainement pas
comme elle est enseignée aujourd’hui. Je n’ai pas à refaire le procès
de cet enseignement absurde qui touche à tout, embrouille tout,
confond les valeurs et rebute la majorité des enfants. Pour que cet en-
seignement devienne ce qu’il devrait être, il faut déterminer claire-
ment ce que l’on doit enseigner et la façon dont on doit l’enseigner.
Les enfants doivent d’abord connaître l’histoire de l’évolution éco-
nomique et politique des diverses sociétés. C’est à cela, je pense, que
devrait se borner l’enseignement de base pour la formation de l’esprit.
Tout autre enseignement historique (art, civilisation, etc.) serait un
enseignement spécialisé qui ne devrait pas être confondu avec cet en-
seignement fondamental. Le moment où ces enseignements spéciali-
sés devraient être introduits, l’importance à leur donner sont des ques-
tions secondaires qui seraient examinées dans l’ensemble du plan
d’éducation. Il importerait de plus que les disciplines autres que
l’histoire fussent présentées dans l’esprit historique, qu’elles sentis-
sent les liens qui les rattachent à l’évolution économique et politique
de la société.
Quant à la façon dont l’histoire économique et politique doit être
enseignée, je me bornerai à deux remarques générales. D’abord, il faut
donner aux enfants le sens de la durée ; ensuite, il faut leur faire saisir
l’évolution historique non point tranche par tranche, mais dans son
ensemble, dans sa totalité, pour qu’ils ne puissent jamais oublier
l’unité du mouvement historique.
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Pour donner aux enfants le sens de la durée, il ne suffit pas de leur


montrer — ce qui était déjà un progrès — une chaîne de quelques gé-
nérations, ou un graphique abstrait qu’ils regardent et oublient. Il faut
multiplier les images, les dessins, les représentations de toutes sortes.
On peut imaginer, par exemple, pour commencer cette étude, une
grande maquette où des personnages groupés en procession leur maté-
rialiseraient la durée, la rencontre, la disparition des grandes civilisa-
tions humaines depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. On pourrait enco-
re leur faire reconstituer cette évolution humaine totale en mettant en-
tre leurs mains des petites figures historiques qu’ils devraient ranger
dans un ordre convenable. L’emploi des méthodes actives peut être ici
particulièrement efficace. La claire notion du temps et l’unité du déve-
loppement historique doivent rester, à mon avis, la constante préoccu-
pation des éducateurs. C’est pourquoi l’histoire, pendant plusieurs an-
nées, devrait être vue dans son ensemble et non par sections. Nous
sommes tellement habitués à l’étude par tranches que cela peut para-
ître absurde, mais c’est le seul moyen pour que les idées fondamenta-
les se gravent profondément dans la mémoire des enfants, pour qu’il
n’y ait pas dans leur esprit de trop grandes solutions de continuité.
Chaque année, l’enfant pourrait ainsi retrouver l’essentiel de ce qu’il
aurait appris l’année précédente et les détails nouveaux qu’il décou-
vrirait viendraient s’insérer naturellement dans un ensemble déjà soli-
de et bien charpenté. Il en est un peu de même pour une maison dont
on construit d’abord la charpente, que l’on achève ensuite par rapports
successifs qui viennent toujours s’ordonner en fonction de cette char-
pente.
L’enseignement de l’histoire ainsi conçu absorberait-il beaucoup
de temps ? C’est une question d’expérience ? Je pense cependant que
non, car on imagine mal, avec nos habitudes actuelles, combien
l’histoire serait débarrassée d’un fatras de connaissances inutiles qui
sont sans valeur pour la formation intellectuelle et morale.

*
* *
Je me suis borné dans cet article à tracer quelques lignes générales.
Je ne me dissimule pas que chaque affirmation devrait être dévelop-
pée. Je souhaite seulement que ce soit matière à réflexion. Je sais
d’autre part, que l’histoire ainsi conçue n’est pas écrite, il paraît donc
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 138

difficile de l’enseigner. L’objection est sérieuse, mais elle n’est qu’à


demi valable. En effet, nous avons les matériaux suffisants pour dres-
ser déjà un premier tableau simple, clair et correct de l’évolution his-
torique d’après les principes que je viens d’indiquer. Ces ouvrages
d’histoire générale seraient une première approximation et serviraient
de base pour des améliorations ultérieures. Il est évidemment néces-
saire que ces livres fondamentaux soient préparés le plus tôt possible.
Et ce travail aurait en outre l’avantage de faire mieux apparaître deux
aspects différents des études historiques. D’une part, le travail de re-
cherche des historiens spécialisés, travail patient et minutieux qui ne
doit négliger aucun détail, qui doit s’efforcer de pénétrer la matière
historique tout entière de l’époque étudiée ; et d’autre part, le travail
pédagogique, qui n’est pas la préparation des études historiques spé-
cialisées, mais qui est une discipline fondamentale pour la formation
de l’homme en tant qu’agent actif et conscient du progrès social sous
sa forme la plus générale.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 139

CHRONIQUE
THÉÂTRALE
LE FLEUVE ÉTINCELANT

par POL GAILLARD

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La pièce de M. Charles Morgan, que représente depuis plusieurs


mois avec un grand succès le théâtre Pigalle, est sans aucun doute fort
curieuse et singulièrement attachante ; pourtant l’on ne peut guère
commencer de parler du Fleuve étincelant sans en signaler tout
d’abord les très graves défauts… et l’étrange particularité qu’a cette
œuvre d’échapper presque sur tous les points aux intentions de son
auteur.
Celui-ci nous dit lui-même que « l’unité de l’esprit et un certain
aspect de l’amour » en forment le sujet, et il écrit deux longues préfa-
ces didactiques pour nous préciser ses idées sur ces deux thèmes. Se-
lon toute apparence, l’invention de Ferrers qui fait le centre de
l’intrigue n’est pour lui qu’accessoire, et le problème essentiel serait
le même, croit-il, avec un autre prétexte. Malheureusement — ou plu-
tôt heureusement —, l’impression du spectateur est tout autre ; il
s’intéresse vite à la mise au point de ce merveilleux engin de défense
antiaérienne que serait une bombe volante attirée par l’avion ennemi
comme le fer par l’aimant, et il participe aux recherches avec autant
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 140

de fièvre que Ferrers, Karen et leur équipe… Cet exercice intellectuel


pourrait être passionnant et nous donner un plaisir analogue, mais bien
supérieur à celui que procurent les bons romans policiers, si l’auteur
consentait à nous fournir plus d’explications ; bien au contraire, il ne
répond pas à des objections très simples, dont nous nous étonnons
qu’elles ne s’imposent pas aussi à l’esprit des personnages, et qui dé-
truisent toute l’intrigue. Pour ne donner qu’un exemple, les deux ta-
bleaux du dernier acte sont construits sur cette affirmation que les
« scorpions » doivent exploser avant d’avoir rejoint l’avion ennemi, à
une distance donnée ; et cela nécessite, on le devine, des mécanismes
fort délicats qui, d’ailleurs, ont mal fonctionné le jour de l’essai et
causé l’échec de la tentative ; mais justement tout spectateur un tant
soit peu lucide se demandera pourquoi on ne laisse pas tout simple-
ment le scorpion exploser sous la violence du choc au moment même
où il atteint l’avion : les deux accidents arrivés précisément dans ces
conditions lors des expériences pratiques témoignent assez que le ré-
sultat serait ainsi beaucoup plus sûr… Certes on peut trouver des ré-
ponses diverses cette objection et M. Morgan ne serait sans doute pas
trop en peine de se justifier. Il n’en est pas moins vrai qu’à la repré-
sentation notre intérêt est vivement éveillé par l’invention même de
Ferrers et que cet intérêt est déçu en partie.
C’est à peu près toute l’intrigue que l’auteur a traitée avec une pa-
reille désinvolture : il y a des contradictions criantes, et l’on nous af-
firme tranquillement au deuxième tableau qu’aucune permission n’est
accordée aux officiers et aux hommes, isolés sur leur île pendant toute
la durée des recherches, alors qu’au premier tableau nous avons vu
deux officiers rentrer précisément de permission ! Même le problème
psychologique, moral et politique de la fin de la pièce perd quelque
peu de sa force à ne se poser qu’à sa confiance à l’invention de Ferrers
s’il persiste à affirmer que l’échec des essais vient uniquement de la
mise au point insuffisante du détonateur ; elle accepte au contraire de
lui donner toutes facilités pour achever sa tâche s’il admet qu’il s’est
trompé dans ses calculs de base, ceux sur lesquels repose toute la dé-
couverte. C’est évidemment absurde que les expériences ont montré
l’essentiel de cette découverte comme acquis, les scorpions ayant sui-
vi les avions jusqu’à les atteindre. Cette fois, M. Morgan a senti la
nécessité de nous fournir une explication, mais celle qu’il a trouvée
n’est pas brillante et ne convaincra que les adversaires de la démocra-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 141

tie heureux d’entendre accuser leur bête noire. Si l’Amirauté accepte


plus facilement des délais précis pour réparer une erreur, même fon-
damentale, que des délais imprécis pour une mise au point purement
technique, c’est, paraît-il, qu’une « démocratie se montre toujours
charitable pour les imbéciles, mais sévère pour le génie arrogant » La
phrase a beau être dite avec une bonhomie ironique, elle choque
d’autant plus que l’explication apportée est totalement invraisembla-
ble, puisque l’opinion publique n’est nullement avertie de l’invention
de Ferrers, sur laquelle, on l’a vu, est gardé le secret le plus total : la
démocratie n’a donc rien à voir ici, et quant à l’Amirauté, nous ne la
croyons tout de même pas si injuste et si aveugle, malgré l’influence
de lady Helston 31, que voudrait nous le faire croire M. Morgan pour
les besoins de son sujet. La vérité est qu’il lui fallait coûte que coûte
fournir à Ferrers l’occasion d’un conflit entre sa passion de l’absolu
mathématique et les intérêts les plus impérieux de son amour et du
devoir national. Il n’a pas été difficile sur les moyens.
L’intrigue du Fleuve étincelant est donc fort mauvaise, et je ne sais
vraiment pas non plus à quoi certains critiques ont reconnu que la
construction de la pièce était admirable : les deux tableaux du 1er acte
n’en finissent pas, les conversations coupées entre différents groupes
de personnes, lors des réceptions au mess, sont du plus mauvais effet,
et toute la première partie de l’œuvre en général est très lente. Voilà
certes de très graves défauts, et ce ne sont pas les seuls.
M. Morgan affirme noblement dans sa préface qu’il n’a pas fait de
concessions au public :

L’échec guette les dramaturges modernes qui ont choisi un sujet com-
plexe, soulevant une discussion et qui n’ont pas de temps à perdre pour
provoquer un rire facile toutes les six lignes. Il nous faut accepter ce ris-
que, sans mépris, plaintes ou orgueil.

31 L’influence de trusts financiers prévenus par leurs agents et inquiets des


conséquences possibles de l’invention de Ferrers serait plus vraisemblable ;
M. Morgan aurait pu nous la faire deviner. Il a préféré accuser la démocra-
tie. C’était plus facile (mais indigne de lui).
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 142

Or, ce qui frappe au contraire à la représentation comme à la lectu-


re et ce qui est certainement pour beaucoup dans le succès auprès d’un
certain public, c’est justement la recherche constante de ces effets très
« théâtre » destinés à provoquer un rire facile, même lorsque l’action
ne le demande aucunement. J’en cite un presque au hasard, très carac-
téristique, lors d’un épisode émouvant du dernier tableau :

SANDFORD. — Je n’ai pas de fille, Excellence.


PREMIER LORD DE L’AMIRAUTÉ. — Peu d’hommes en sont certains, et
ceux-ci ne sont peut-être pas à envier. La question reste posée…

Le rôle entier du Premier lord, véritable providence britannique


compréhensive et spirituelle, deus ex machina de Bibliothèque rose
tout auréolé d’humour, est d’ailleurs visiblement conçu pour donner
au public une euphorie d’autant plus agréable qu’elle lui laisse
l’impression d’être intelligent. Bref du Noël Coward parfumé
d’aristocratie. C’est très amusant sans doute et nous n’avons pas bou-
dé notre plaisir, mais on avouera que M. Morgan aurait pu tout de
même, comme il le dit, ne pas perdre son temps à cela toutes les six
lignes.
Quel est donc, selon nous, l’intérêt profond de la pièce ? Est-ce
l’étude annoncée de l’« unité de l’esprit », entendue au sens de pas-
sion de l’absolu 32, et d’« une certaine conception de l’amour » ? Oui,
sans doute, mais, heureusement, cette étude n’a rien d’abstrait et de
nombreux spectateurs ont sans doute été surpris comme nous lors-
qu’ils ont lu après la représentation les deux longues préfaces théori-
ques, explicatives, et à deux qualités maîtresses : la vérité de person-
nages principaux assez complexes pour que les problèmes cités plus
haut se posent naturellement à leur sujet, et l’intérêt d’une œuvre col-
lective qui dépasse les individus et devient finalement l’essentielle
préoccupation du spectateur.
Il est toujours très difficile de montrer des personnages de génie au
théâtre. Or, malgré une scène assez puérile où le commandant Edward
Ferrers interroge miss Karen Selby et s’enthousiasme parce qu’elle a

32 Très différente donc de ce désir d’« unité de l’être » dont parle Moussinac
dans le Radeau de la Méduse.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 143

trouvé en quatre secondes une objection grave au principe de son in-


vention (une bonne partie de la salle, je pense, l’a trouvée en même
temps qu’elle), c’est un fait, nous croyons au génie mathématique de
Ferrers et même à celui de miss Selby. Cela est d’autant plus remar-
quable que nous ne sommes guère touchés personnellement par
l’espèce de mysticisme dont M. Morgan voudrait caractériser ce gé-
nie : Karen voit dans les mathématiques beaucoup plus qu’un moyen
de comprendre, qu’un travail passionnant de l’intelligence, elle y voit
« un des moyens d’écouter, d’être, d’aimer », qui lui donne une émo-
tion de même nature que celle des saints et des amants… Et Ferrers
sent comme elle ; il affirme cette identité de la certitude mathématique
et de la certitude religieuse lorsqu’il répond à l’amiral, « avec calme »,
lors de l’enquête : « Je suis aussi certain de mes calculs que de
l’existence de Dieu ». Une étude plus précise de la fin de la pièce nous
montrera que Ferrers n’est pas un vrai savant. Mais en attendant, son
génie et celui de Karen se manifestent pour nous par une supériorité
évidente d’intelligence sur leurs compagnons (peut-être quelque peu
rabaissés à cause de cela, il est vrai), par la conscience qu’ils ont de
cette supériorité, et aussi par l’influence sur leur caractère de leurs
habitudes des déductions et institutions simples, logiques, rapides et
profondes : le bouillant Ferrers, habitué d’autre part au commande-
ment, y a gagné une impatience perpétuelle, éclatant souvent en brus-
que colère, une intransigeance absolue, qui impose le respect même
lorsqu’elle est absurde, une arrogance féroce pour les imbécile, et,
surtout, avec un certain égoïsme et mépris des hommes que pourtant il
aime, un orgueil immense, sans vanité, qui lui donnera d’autant plus
besoin de tendresse et d’amour. Chez Karen, nous devinons
l’influence de dons mathématiques exceptionnels à sa lucidité, son
absence de tous préjugés, sa simplicité trop grande même qui oublie
parfois des réalités essentielles et se résigne trop facilement. Elle n’en
demeure pas moins très femme avide de se donner jusqu’à se soumet-
tre. Jandeline a su faire de ce personnage complexe une création très
remarquable.
Ferrers et Karen sont évidemment faits pour s’aimer tout de suit,
d’autant que Karen est belle et tous deux d’une nature chaude où mon-
te vite le désir. Ils ne s’unissent point pourtant, ils travaillent 12 et 14
heures par jour côte à côte, sans se rien dire de ce qu’ils pensent, en
évitant le moindre contact :
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 144

Il pose sa règle en T sur le pupitre et elle l’y prend. Ils ne se la tendent


même pas. Ils n’osent se toucher.

Le refus, on s’en doute, ne vient pas de Karen, mais de Ferrers,


d’une part parce qu’il est le commandant et ne veut point compromet-
tre les relations de discipline avec ses subordonnés ni étaler une liai-
son devant des hommes obligés au célibat, mais surtout parce qu’il
n’admet d’autre passion, chez lui comme chez les autres, jusqu’à la
fin des travaux, que la « passion impersonnelle » au service de sa dé-
couverte. Les joies exaltantes de l’amour heureux sont-elles compati-
bles avec l’« unité de l’esprit » au service d’une tâche essentielle
(scientifique, artistique, religieuse ou politique) ? Tel est donc le pre-
mier problème posé par le Fleuve étincelant. Comme Ferrers, visi-
blement, M. Morgan répond non, mais sans que sa pièce nous oblige à
partager son point de vue, puisqu’elle ne nous montre pas ce qui serait
arrivé si Ferrers avait pu répondre oui. Nous voyons seulement les
résultats de sa décision négative : une nervosité très visiblement ac-
crue chez lui, et nous nous étonnons que tous deux puissent travailler
avec fruit dans les conditions de surveillance perpétuelle de soi qui
vont jusqu’à la pousser un instant dans les bras de Brissing. (M. Mor-
gan ne nous dit pas ce que cette insatisfaction produit chez Ferrers.)
L’expérience n’est guère concluante, on l’avouera. Même dans le cas
précis qu’on leur a présenté (une fois admise la nécessité pour le
commandant Ferrers d’accepter près de lui Karen comme mathémati-
cienne irremplaçable), les spectateurs hésiteront à répondre ; à plus
forte raison sur le problème général indiqué plus haut, qui d’ailleurs
ne se pose jamais dans l’abstrait, mais toujours dans des situations
particulières qui en modifient profondément les données. S’il paraît
évident d’affirmer que l’amour est naturel et donc nécessaire à
l’homme, et que le mariage (indépendamment de toute nécessité so-
ciale) reste toujours le cadre où cet amour peut le mieux s’épanouir, il
n’en est pas moins vrai, bien sûr, que parfois d’autres devoirs, des
tâches impérieuses doivent prendre le pas sur cet amour. C’est le
conflit éternel… Notons que M. Morgan dans son avant-propos dépla-
ce étrangement la question en discutant des « expériences sexuelles » ;
c’est en vérité un sujet assez différent et, puisque la pièce elle-même
ne fait que l’effleurer, nous n’en parlerons pas non plus ici.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 145

Le second problème posé est à la fois plus simple et traité de façon


plus dramatique. Par suite de l’invraisemblable position de l’Amirauté
que j’ai dite plus haut, Ferrers est amené à choisir entre l’aveu d’une
erreur dans ses calculs et l’impossibilité où il sera mis par l’État de
continuer ses travaux. On devine tout de suite qu’il refusera d’avouer
même la possibilité d’une erreur. Sa certitude est absolue :

Les mathématiques ne mentent pas… à moins que je ne sois fou, il n’y


a rien à rectifier… Ce serait nier que deux et deux font quatre.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette attitude. Ferrers ne pense pas


une seconde que ses calculs ont pu ne pas tenir compte de tous les
éléments du réel ; ce grand mathématicien semble tout ignorer de
l’histoire des sciences mathématiques, de leur évolution. Il raisonne
comme si elles étaient purement abstraites, et n’étaient pas une scien-
ce, une tradition du monde. Lorsque Karen, au dernier acte, feindra
d’avoir trouvé l’erreur, elle sera naturellement obligée d’invoquer une
donnée indispensable oubliée par Ferrers (la densité atmosphérique 33,
rien que cela !). Mais Ferrers n’admettra pas la possibilité que cela
puisse rendre fausses, c’est-à-dire irréelles toutes ses déductions, et il
manquera devenir fou :

Si la vérité devient mensonge, rien ne subsiste. Alors tout s’effondre.


Je me sous souvent demandé ce qu’on éprouverait si on se croyait sain
d’esprit, si on en était certain, et si on vous donnait la preuve que vous êtes
fou.

Mais laissons de côté ce conflit pseudo-scientifique et cet « abso-


lu » auquel M. Morgan comme son héros semblent si fort attachés.
L’analyse psychologique est heureusement beaucoup plus profonde :
Ferrers sait qu’il n’acceptera jamais de s’unir à Karen si l’invention

33 Explication d’ailleurs absurde, puisque, je le rappelle, l’essentielle de


l’invention de Ferrers est acquis grâce précisément à des calculs sur les vi-
brations sur lequel Karen voudrait nous faire admettre aujourd’hui une er-
reur fondamentale. Mais ni Ferrers, ni l’amiral, ni le capitaine de Pavillon,
ne songent à cette objection. M. Morgan n’en est pas à cela près.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 146

échoue, même par la faute de l’Amirauté ; il est trop orgueilleux pour


cela, il veut être un Dieu pour elle et le lui dit, il n’acceptera jamais de
devenir à ses côtés un homme quelconque, un génie non reconnu, un
raté. Cependant, il accepte cette ruine de lui-même et de son amour
plutôt que de sacrifier son orgueil et son absolu en acceptant de fein-
dre qu’il s’est trompé :

Vous penserez ce qu’il vous plaira, vous ne m’obligerez pas à mentir


sur mon travail.

Ferrers ne cédera que lorsque Karen aura menti à sa place, lorsque


son orgueil à lui sera vaincu par son amour à elle. Toute cette fin est
très belle et très émouvante.
La réaction des compagnons de Ferrers est également remarqua-
ble : pour eux l’invention compte avant tout, ils y ont travaillé, elle est
devenue leur œuvre presque autant que celle de Ferrers, et ils tiennent
à ce qu’elle soit réalisée ; d’ailleurs l’intérêt national l’exige et puis-
que les essais ont prouvé qu’il n’est plus besoin que d’une mise au
point, Ferrers n’a-t-il pas le devoir de mentir à ses supérieurs, évi-
demment obtus ou partiaux, qui exigent l’absurde aveu d’une erreur
pour accorder de nouveaux délais ? Tel est en tout cas l’avis de ses
officiers. Même si l’intérêt national et le bien-être d’une humanité
qu’il méprise comptent pour peu de chose à ses yeux, le souci de la
réussite de son œuvre doit l’emporter à leurs yeux sur son orgueil. Il
est caractéristique que Brissing et Sandford perdent confiance en Fer-
rers, non pas parce qu’ils croient qu’il s’est trompé, mais parce qu’ils
ne comprennent point son entêtement à ne point accepter le mensonge
qui sauverait l’invention. Si Ferrers n’est pas capable de cela, ce n’est
plus un guide sûr… et s’il peut faillir là-dessus, il a bien pu aussi fail-
lir dans ses calculs 34 ; la défiance morale entraîne la défiance intellec-
tuelle.
Il y a là quelque chose de très bien vu et qui nous amène à parler
de la seconde qualité maîtresse du Fleuve étincelant : la force avec
laquelle elle nous montre l’intérêt que peut susciter chez les hommes
la même œuvre accomplie en commun. Non seulement ses compa-

34 Toujours la même hypothèse absurde contredite par les essais.


LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 147

gnons, mais tous les spectateurs se passionnent pour l’invention de


Ferrers. Plus que son auteur, elle est devenue le principal personnage
de la pièce à laquelle elle donne sa grandeur véritable, tout comme la
réalisation du dessin de Jéhovah est l’essentiel d’Athalie ; plus que par
les conflits psychologiques, les derniers tableaux sont émouvants par-
ce que le sort de l’invention est mis en jeu devant nous et que toutes
les discussions sont pour la plupart fort bien conduites, que les argu-
ments, où chaque personnage se met tout entier, s’y croisent avec for-
ce dans une atmosphère tendue où seul l’humour anglais introduit par-
fois — et ici tout à fait à propos 35 — sa note apaisante, on conçoit
qu’elles enthousiasment le spectateur. Le succès de la pièce, à mon
avis, vient en grande partie de là et c’est bon signe. Le théâtre a besoin
de revenir à ces rudes batailles de caractères et d’idées sur de grands
sujets qui tiennent au cœur du public. N’est-ce pas son essence mê-
me ? Relisez Sophocle, Shakespeare, Corneille, Racine, Molière, et
plus près de nous la fin de la Guerre de Troie n’aura pas lieu, Huis
Clos, ou encore la grande scène de l’Antigone d’Anouilh, aussi belle
dramatiquement que l’esprit de l’œuvre est pernicieux (ce qui n’est
pas peu dire). Voilà le théâtre.
On m’excusera de n’avoir pas parlé de certains personnages se-
condaires, beaucoup plus conventionnels. La mise en scène de la pièce
est bonne, sauf au premier acte (mais c’est la faute de l’auteur et non
celle de Jean Mercure), l’interprétation très remarquable avec Henri
Rollan, Jandeline, Léon Walther, Christian-Gérard, Georges Marny,
Allain Dhurtal ; peut-être cependant les acteurs auraient-ils pu se vêtir
davantage de la dignité britannique.

35 Pas toujours pourtant, la plaisanterie facile que j’ai citée plus haut est tirée
des dernières scènes où elle est assez déplacée.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 148

CHRONIQUE
POLITIQUE
LES SUBVENTIONS
À L’ENSEIGNEMENT CONFESSIONNEL 36

par GEORGES COGNIOT

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L’attention du grand public a été ramenée sur le problème des sub-


ventions à l’enseignement confessionnel par la campagne de pétitions
que l’association des parents d’élèves de l’enseignement libre a orga-
nisée dans tout le pays en faveur du maintien des lois de Vichy en la
matière.
L’opinion est couramment répandue qu’il s’agit d’un crédit de 495
millions par an, versé aux évêques pour les écoles libres de
l’enseignement primaire en vertu de la loi de novembre 1941. Or, cet-
te opinion est complètement erronée. Il s’agit de sommes beaucoup
plus élevées, mais leur dispersion dans toute une série de budgets ou

36 La présente chronique aurait dû paraître dans notre précédent numéro.


L’abondance des matières ne l’a pas permis. Bien que son actualité apparen-
te puisse sembler moindre aujourd’hui, il nous a semblé que les documents
et citations qu’elle contient méritent toujours d’être soumis à nos lecteurs.
(N.D.L.R.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 149

de chapitres budgétaires différents rend l’importance des subsides


moins aisément saisissable.
Les 495 millions ne représentent que le principal crédit, destiné
aux écoles privées élémentaires. Encore les ecclésiastiques, membres
de la commission de l’Enseignement à la Consultative, ont-ils fait
loyalement savoir à cette commission que la somme destinée aux éco-
les primaires devrait être portée à 800 ou 900 millions pour donner un
commencement de satisfaction aux besoins déclarés par
l’enseignement libre. À quoi s’ajoutent 1 910 000 francs figurant au
budget de l’enseignement technique. Au budget de l’Education natio-
nale, on trouve, au chapitre 268, 56 millions de crédits pour les bour-
ses aux élèves de l’enseignement privé ; au chapitre 294, 3 millions et
demi de subventions pour les Facultés libres d’enseignement supé-
rieur ; aux chapitres 54, 191, 192, 255, 275, 299, une série de dépen-
ses montant à près de 160 millions, sous une rubrique nouvelle, celle
des centres spécialisés : il s’agit en réalité d’établissements libres pour
enfants difficiles, anormaux, arriérés ou délinquants, et les crédits de-
mandés sont des crédits de subventions pour ces établissements pri-
vés, dont on fait seulement espérer la nationalisation ultérieure.
Au même budget on trouve encore des crédits divers pour les éco-
les catholiques ; certains considérables à coup sûr, bien que difficiles à
discriminer, comme ceux du chapitre 274 : subventions aux commu-
nes pour les Caisses des écoles.
On ne doit pas oublier non plus qu’en dehors de tous ces crédits,
figurent ceux qui sont afférents à l’enseignement religieux et congré-
ganiste en Alsace. Ceux-ci sont fortement augmentés cette année. Ce
sont les seuls qui existaient déjà légalement en 1939.
Placée devant ces demandes considérables, l’Assemblée consulta-
tive a pris, le 28 mars 1945, à la majorité écrasante de 128 voix contre
48, la décision de faire cesser les dépenses pour l’enseignement
confessionnel, dans la mesure où elles sont une création de Vichy, à la
date du 31 ars 1945.
Pareille décision a été prise après un débat animé ; il peut être inté-
ressant de connaître les positions de chacun dans cette discussion.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 150

La laïcité, principe d’union

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On a d’abord fait valoir, du côté des défenseurs de la laïcité, que le


programme du Conseil national de la résistance, dans son esprit, com-
portait la suppression de toutes les lois de Vichy. On a rappelé, en par-
ticulier, aux représentants de la tendance opposée qu’ils étaient per-
sonnellement d’accord, en 1943, par exemple, avec ceux de leurs ca-
marades de la Résistance qui leur avaient représenté à ce moment-là
comme désirable le retour à la légalité de 1939 dès le lendemain de la
Libération. En particulier, le projet du Parti communiste sur
l’enseignement, remis à tous les groupements de la Résistance à
l’automne de 1943 et prévoyant la suppression immédiate des subven-
tions, n’a suscité à l’époque aucune réplique ni contradiction.

Les délégués hostiles au régime de 1941 ont surtout fait observer


que si Vichy avait alloué des subsides aux évêques, c’était avec
l’espoir de désunir les Français, en trouvant dans la hiérarchie de
l’Église un appui pour la politique de collaboration. Avant cette guer-
re, le régime de la laïcité était entièrement entré dans les mœurs en
France ; l’apaisement était réalisé et lors des discussions du budget de
l’Instruction publique, il n’y avait pour ranimer le débat que quelques
hommes qui s’étaient fait une spécialité académique de ce genre de
tournoi : le principal, qui a fort mal tourné sous l’occupation, était le
chanoine Polimann.

La laïcité de l’école est un principe d’union. L’école laïque, neutre


au point de vue philosophique, est ouverte à tous les enfants et à tous
les jeunes gens sans distinction, et porter atteinte aux lois de la laïcité
en subventionnant les écoles catholiques, c’est un moyen assuré de
faire revivre en France les querelles religieuses éteintes depuis long-
temps en 1939.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 151

Qui fait bon marché de la laïcité ?

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L’attitude des laïques ne menace aucunement la liberté de


l’enseignement. Ouvre qui veut des écoles privées (sous conditions
requises de capacité et d’instruction) ; mais il est juste que ceux qui
les fréquentent ou qui les font fréquenter les paient. Au surplus, au
nom de quels principes le citoyen laïque serait-il obligé de verser deux
fois des impôts, — une fois pour l’école publique, l’école de tous, et
une fois pour l’école de ceux qui n’ont pas assez confiance dans la
vertu rayonnante et la puissance de conviction de leurs idées particu-
lières et qui exigent, pour assurer cette action auprès de la jeunesse,
une école de doctrine, une école où la religion intervient en maitresse,
et en maîtresse qui ne discute pas avec la raison, qui ne respecte pas
les droits de la communauté à la liberté ?
Car enfin, sans polémique et sans outrage, il faut savoir qui fait
bon marché de la liberté.
Reportons-nous à l’article leader de la Croix du 15 mars 1945 :

Il est douloureux de lire parfois sous la plume d’écrivains catholiques,


comme récemment encore, à propos de la collaboration avec la C.G.T.,
des affirmations de respect pour les opinions matérialistes de nos adversai-
res.
Affirmations inacceptables. Disons-le sans détour : le catholicisme ne
respecte pas toutes les opinions. C’est là une conclusion de philosophie
kantienne, inadmissible en philosophie chrétienne. Il est affligeant de voir,
aujourd’hui encore, trop d’esprit gâtés par le faux libéralisme qui régna
pendant tout le XIXe siècle et que les papes ont si souvent condamné.

Comme on le voit, le Syllabus est toujours valable. Aujourd’hui


comme hier, anathème sur celui qui dira (art. 24) que l’Église n’a pas
le droit d’employer la force pour faire triompher ses opinions, — la
force, c’est-à-dire par exemple, la pression des châtelains ou des in-
dustriels pour emplir les écoles « libres ».
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 152

Tandis que la laïcité n’est pas une position de combat, il est impos-
sible au catholicisme de renoncer à ce qu’on a appelé son impérialis-
me spirituel.
Le but réel de l’Église est le monopole de l’enseignement pour le
catholicisme 37. Quand, pour des raisons historiques, on ne peut viser
ouvertement ce but et qu’on est obligé de composer avec les fidèles
d’autres religions ou avec les agnostiques, on exigera du moins tous
les appuis temporels et tous les privilèges possibles pour la propaga-
tion de la foi. Le prétexte sera l’invocation de la liberté, soi-disant vi-
sée par le régime laïque. Rappelons-nous la profonde remarque de
Renan dans son Histoire du peuple d’Israël :

C’est la tactique ordinaire des cléricaux. Ils poussent à bout l’autorité


civile, puis présentent les actes d’autorité qu’ils ont provoqués comme
d’atroces violences.

Fidèle à cette tactique, le parti clérical a couvert Paris d’affiches


criant alerte au fascisme : les fascistes, se sont, à l’en croire, les ad-
versaires des subventions hitlériennes établies par la loi du 2 novem-
bre 1941 !
Paul Bert, en 1880, dans sa célèbre conférence du havre, relevait
déjà l’étonnante audace du raisonnement :

L’on s’écrie que la religion est en péril par ce fait seul que l’instruction
religieuse n’est pas donnée à l’école ! Quelle singulière idée se fait-on
donc de ses splendeurs morales et de l’évidence de ses vérités ! A-t-elle
donc si grand besoin que, non seulement le prêtre l’enseigne dans son
église, deux ou trois fois par semaine, mais aussi l’instituteur dans son
école, et tous les jours ? Il me semble qu’ici vous lui faites injure. Elle de-
vrait déjà triompher des contradictions, elle triomphera encore plus aisé-
ment du silence. Quelle étrange estime vous avez d’elle de penser que les

37 Cf. Lamennais dans l’Avenir du 16 octobre 1830 : la liberté est désirable


provisoirement « jusqu’à ce que les croyances se soient raffermies et que les
intelligences dispersées pour ainsi dire dans l’espace sans bornes recom-
mencent à graviter vers un centre commun ». Et plus près de nous,
l’Encyclique Divini illius magistri (13 déc. 1929) : « L’école dite neutre ou
laïque… est contraire aux premiers principes de l’éducation ».
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 153

enfants s’en éloigneront parce qu’elle aura, dans l’école, discipliné leurs
sens, affermi leur raison, ouvert leur esprit !

L’école laïque,
création originale de la pensée française

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Après l’invocation paradoxale de la liberté, l’argument qui revient


le plus souvent dans le raisonnement des partisans des subventions,
c’est la référence à l’exemple de l’étranger. Mais précisément, l’école
laïque est une des créations les plus originales et les plus précieuses de
notre histoire nationale ; et nous n’avons certes à prendre exemple ni
sur l’école interconfessionnelle de la République de Weimar, école
qui a été impuissante à fonder, en 15 ans, la démocratie en Allemagne
et à s’opposer à l’hitlérisme, ni sur la proportionnelle scolaire en Bel-
gique, qui a maintenu dans ce pays les querelles et les luttes religieu-
ses au premier plan de la vie politique, alors qu’il n’en était plus ainsi
en France depuis un demi-siècle.
Les défenseurs de la laïcité se réclament de la tradition française la
plus certaine et la plus large, celle de Jules Simon comme de Victor
Hugo ; celle de Guizot comme de Condorcet. Là-contre, les seuls té-
moins qu’on puisse citer, ou à peu près les seuls, ce sont les hommes
de la réaction sordidement égoïste et matérialiste, à l’instar de Thiers
disant en 1850 :

Si l’on veut que ce pays-ci se tire d’affaire, il faut que l’école se fasse
dans la sacristie.

La laïcité, seule solution de raison

Où irait-on, au surplus, en poussant à bout l’argumentation des par-


tisans des subventions ? Ils exigent, d’une part, pour l’Église catholi-
que une tranche du budget de l’éducation nationale. D’autre part, il
n’osent pas se réclamer des opinions du Syllabus et de la Croix et dire
au nom des catholiques : « Nous seuls, et c’est assez ». De là,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 154

l’obligation où ils se trouvent de déclarer qu’ils reconnaissant aux au-


tres familles spirituelles de la nation française le droit d’ouvrir aussi
leurs écoles et de les faire aussi subventionner. Et ils envisagent sans
sourciller un système tel que 5 et 6 enseignements privés, également
entretenus par l’État, également florissants, entrant ouvertement en
concurrence, en lutte pour l’âme de l’enfant, diviseraient notre peuple
dès les bancs de l’école.
Paul Bert faisait déjà remarquer, dans son discours du 4 décembre
1880 à la Chambre des députés :

Nous trouvons… que c’est une chose fâcheuse que de diviser les en-
fants dès leur jeune âge, sur les bancs mêmes de l’école, et de leur appren-
dre d’abord, non pas qu’ils sont Français, mais qu’ils sont catholiques,
protestants ou juifs. Lorsque nous voyons… se perpétuer d’antiques hai-
nes, nous nous disons que… cette séparation des enfants était une mauvai-
se préparation à l’union, à la concorde et à la fraternité qui doivent exister
entre les enfants de la mère-patrie.

Jaurès reprenait la même idée dans son discours à la Chambre le 10


janvier 1910, relevant

avec quelle facilité, de quel cœur, je ne dirai pas léger, mais presque pro-
voquant, M. Piou [l’orateur catholique] acceptait cette scission définitive
entre enfants de confessions différentes.

Que diraient Paul Bert et Jaurès s’ils entendaient aujourd’hui les


représentants du catholicisme admettre d’emblée, dans les Commis-
sions et en séance plénière de l’Assemblée consultative, qu’il puisse y
avoir autant d’écoles reconnues qu’il y a, non seulement de grandes
religions, mais de grands tendances philosophiques et politiques dans
le pays ? L’absurdité de la thèse éclate.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 155

Les véritables prétentions de la hiérarchie

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Une dernière erreur à combattre, c’est l’illusion qu’en accordant


les subventions amorcées à Vichy, on arrivera à un accommodement
avec la hiérarchie catholique.
Effectivement, certains hommes classés « à gauche », par exemple
le socialiste André Philip, qui n’a jamais été, comme chacun sait, sur
les positions du rationalisme moderne, du matérialisme dialectique,
mais toujours sur des positions fidéistes, se flattent qu’un aménage-
ment de l’enseignement public puisse être trouvé qui permette la fer-
meture volontaire des écoles catholiques.
Jaurès a déjà ridiculisé lui-même les rêveurs, ou montreurs de mi-
rages, qui parlent de « nationaliser » l’enseignement, tant que l’idée
laïque ne dispose que « d’un point d’appui insuffisant » (Revue bleue,
13 mars 1897). Jaurès a dit :

Il n’y a pas, il ne peut y avoir une solution particulière du problème de


l’enseignement… Quand il n’y aura plus d’intérêts de classe contraires
aux intérêts de la science et aussi de la libre vérité, alors, mais alors seu-
lement, la nation enseignante redeviendra maîtresse de l’éducation.

Croire qu’on peut « amadouer » l’enseignement confessionnel est,


dans le meilleur des cas, un enfantillage.
La Croix du 21 mars 1945 apporte une confirmation catégorique à
notre thèse. Elle nous rappelle dans son article leader que, si même il
y avait dans l’enseignement public

des aumôniers et des classes régulières de religion, [les parents catholiques


auraient] le droit — et l’obligation morale — de réclamer un enseignement
libre qui permette à leurs enfants de respirer, tout au cours des classes,
même les plus profanes, une atmosphère chrétienne, surnaturelle qui les
prépare à la vie de foi qu’ils devront mener.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 156

Au surplus, nous avons la bonne fortune de connaître le program-


me scolaire de la hiérarchie catholique pour la période historique où
nous vivons. Nous voulons parler de la Note remise le 17 juillet 1940
au cabinet de Pétain au nom des cardinaux Suchard, Baudrillart et
Gerlier, qui s’étaient réunis à Paris le 10 juillet, et

résumant les désirs unanimes de l’Assemblée des Cardinaux et Archevê-


ques de France

Cette note contient un chapitre sur l’enseignement. Le premier pa-


ragraphe en est consacré à l’enseignement libre. Il développe deux
revendications : celle des subventions « équitables » ; celle de la fa-
culté d’ouvrir une école et d’y enseigner pour « tout Français dont la
moralité et la capacité sont reconnues », autrement dit la suppression
de toutes les lois sur les congrégations.
Il faut citer presque tout entier le paragraphe sur l’enseignement
public. On y estime nécessaire :

1° Que l’enseignement du catéchisme soit effectivement sauvegardé par


la détermination d’heures précises, insérées dans le programme scolai-
re, et qui soient pratiquement favorables à cet enseignement ;
2° Que l’enseignement de la morale soit rattaché à la croyance en Dieu,
seule capable de lui donner une base solide ;
3° Que soient éliminées les organisations qui créent des conditions défa-
vorables à la moralité des enfants…

Nous n’insistons pas sur l’impudence dont faisait preuve en de-


mandant le 15 juillet 1940, moins d’un mois après la trahison, non
seulement les profits de la défaite, mais aussi l’« élimination » des
organisations philosophiques et politiques ne reposant pas sur la
croyance en Dieu, comme si ces organisations n’avaient pas été dès
cette date à la tête de la lutte contre Hitler, et leurs membres en tête
des listes de proscription !
Notre propos était seulement de démontrer en citant un texte offi-
ciel et dont nul n’a osé contester l’authenticité à l’Assemblée consul-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 157

tative, que l’octroi des subventions ne satisferait nullement la hiérar-


chie catholique.
Nous pouvons maintenant conclure. Il faut tenir pour prouvé : 1°
Que l’abandon de la laïcité de l’État serait totalement impuissant à
provoquer ne disparition volontaire des écoles catholiques ; 2° qu’au
contraire, le retour à la laïcité est une condition essentielle de l’union
de la nation.
Aux catholiques patriotes d’entendre l’appel qui leur est fraternel-
lement adressé pour qu’on cesse dans leur milieu de se réclamer des
lois de Vichy et de revendiquer les avantages de la défaite de 1940.

Le ministre, M. Capitant, est d’un autre avis. C’est bien dommage


pour l’école et pour la France.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 158

CHRONIQUE
DES TRANSPORTS
LE CABOTAGE

par RENÉ CLOZIER

1. matérialisme dialectique et transports

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L’économie des transports est un devenir perpétuel. Elle procède


par brusques transformations ; la révolution des chemins de fer, la
brutale irruption du camion, puis de l’avion lourd dans les relations
commerciales, après ou pendant les périodes d’hostilités 1914-1918 et
1939-1945, accusent la soudaineté des étapes réalisées par la vie des
échanges.
Retenons l’exemple du chemin de fer. Pendant des siècles, voire
des millénaires, les moyens de communication sur terre, après
l’invention de la roue, se stéréotypent sans évoluer, alors que les tech-
niques industrielles progressent par un enchaînement de procédés et
d’inventions. Brusquement, dans le deuxième quart du XIXe siècle ap-
paraît le chemin de fer. A ses débuts, le rail semble confiné à un do-
maine purement local ; les premiers chemins de fer construits au dé-
part de Paris n’avaient d’autre but qu’assurer des liaisons fréquentes et
rapides entre la capitale et les villes satellites : Saint-Germain (ligne
du Pecq, 1837), Versailles (ligne R. D., 1839 ; ligne R. G., 1840).
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 159

Aussi, Thiers affirmait que l’établissement des voies ferrées relevait


plus de l’amusement scientifique que de l’application pratique ; de
même le rapport d’Arago (1837) à Chambre était un véritable réquisi-
toire contre les projets du gouvernement :

Ne point s’abandonner à des illusions, même en matière de locomoti-


ves à vapeur ; ne pas admettre que deux tringles de fer parallèles donne-
ront une face nouvelle aux landes de Gascogne.

Le matérialisme dialectique met en garde contre les jugements aus-


si doctes qu’erronés. Il établit, en effet, que le processus historique
contient une dépendance originelle de la production spirituelle à la
production matérielle ; les hommes adoptent des formes de production
indépendantes de leur conception logique et déterminées par le déve-
loppement où sont parvenues les forces de production qu’ils ont à em-
ployer.

L’économie des transports illustre le bien-fondé de ces proposi-


tions ; sans cesse elle déjoue ou dépasse les prévisions. La représenta-
tion mentale que nous nous en faisons est, au moment même où nous
l’envisageons, dépassée par les faits ; notre raisonnement est basé sur
des données périmées. Pour reprendre l’exemple de la voie ferrée,
quand elle eut passé du stade de la ligne locale au stade du réseau na-
tional, on ne lui assignait qu’un but essentiellement stratégique et se-
lon la pénétrante remarque de Vidal de la Blache :

On mit longtemps à découvrir en Europe que c’était dans le mouve-


ment imprimé aux choses, dans le transport des marchandises plus encore
que dans celui des voyageurs que consistait la révolution profonde appor-
tée par le chemin de fer.

Plus près de nous, l’exemple de l’aviation est aussi probant. Pou-


vait-on prévoir en 1939 que le trafic commercial des 125 avions de
notre flotte aérienne pourrait être assuré en 1945 par 2 avions de 20
tonnes ? En 1938, le trafic aérien Paris-Londres se composait presque
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 160

uniquement d’articles de mode, de fleurs, de denrées périssables ; en


1944, il comportait des chars blindés…
C’est à la lumière de ces faits qu’il convient d’étudier le cabotage.

2. le cabotage et ses diverses activités

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La cabotage stricto sensu est la navigation marchande qui opère


dans les limites des eaux côtières ; le trafic réduit qu’il alimente est
parfois qualifié de bornage ; il s’effectue sur des navires de petit ton-
nage ; il revêt deux formes et assure soit la liaison de petits ports se-
condaires avec un port principal, soit la desserte de côtes où la fré-
quence des articulations (Bretagne) et des îles (Dalmatie) gêne tout
autre moyen de transport.
Cependant, le cabotage peut se développer à l’échelle d’une mer
ou d’un continent ; il se définit alors par opposition au long cours.
Ainsi, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, le trafic entre la France
et l’Algérie est qualifié de cabotage. De même, les côtes atlantique et
pacifique de l’Amérique donnent lieu, grâce au canal de Panama, à un
important trafic de cabotage ; ce trafic représente dans le tonnage du
port de New-York, 40 000 000 de tonnes de marchandises en prove-
nance ou à destination du territoire national. Au Brésil, le cabotage
joue également un rôle considérable, tant pour les voyageurs que pour
les marchandises ; la Compagnie nationale côtière, connue sous le
nom de la Ita, assure la plus grande part de ce trafic ; les voyageurs
allant de Rio-de-Janeiro ou de Saint-Paul vers les villes du Brésil mé-
ridional, Porto-Alegre, Pelotas ou autres, aiment mieux utiliser le ba-
teau que le rail ; la longueur du trajet, le fait que les trains ne circulent
que le jour, le manque de bons hôtels font que la route de mer est plus
agréable et plus rapide.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 161

3. Le cabotage français

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Rien de tel en France. Pour les voyageurs, un service hebdomadai-


re entre Morlaix et Le Havre donna de si piètres résultats qu’il fut in-
terrompu très vite. Quant aux marchandises, leur trafic total ne repré-
sente que 3,5 % des transports ferroviaires, 9,7 % du mouvement des
ports français.
Ce tonnage infime contraste avec l’activité du cabotage de jadis.
Au XVIIIe siècle et au début du XIXe il réalisait sur mer l’équivalent du
roulage et du colportage sur terre ; les ports utilisés par le commerce
étaient bien plus nombreux ; le moindre havre attirait le trafic et
c’étaient souvent des barques de 50 à 100 tonneaux qui transportaient
les marchandises de Bretagne à Bordeaux, du Havre à Granville, etc.
L’ère des chemins de fer a entraîné la faillite du cabotage, sans
provoquer pourtant de crise sociale. En effet, par la rapidité des trans-
ports, la voie ferrée a permis d’étendre le marché des poissons frais
jusque-là réservé aux habitants des côtes ou proches de la zone littora-
le. La marée fraîche fut, dès lors, sollicitée par la clientèle de
l’intérieur du pays ; l’ouverture de ce marché, coïncidant avec le dé-
clin du cabotage, a ramené à la pêche un grand nombre de marins qui,
sans cela, se seraient trouvés sans emploi. Ces phénomènes de muta-
tion sociale doivent être soigneusement notés ; ils masquent maintes
incidences économiques et aident à comprendre comment le jeu des
conjonctures peut être faussé à notre insu.
Inversement, depuis 1920 et surtout depuis 1930, le cabotage a bé-
néficié d’une reprise. Grâce au camionnage, son champ d’action, jus-
que-là limité à une bande côtière, s’est considérablement étendu.
L’automobile facilite les transports terminaux à moyenne et même à
grande distance ; elle opère directement sur les quais de débarquement
et, par la souplesse anarchique de ses trajets, se comporte comme
agent complémentaire de transport dan l’hinterland d’un port. C’est
ainsi qu’en liaison avec la route, le cabotage, avant cette guerre,
s’employait à transporter le café du Havre à Poitiers, le coton du Ha-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 162

vre sur les filatures de Basse-Normandie et du Maine, les conserves


alimentaires de la Bretagne sur la région parisienne.
Ainsi se précisent le mécanisme et les éléments de trafic du cabo-
tage.
Le cabotage offre, sur des distances suffisamment longues, des
prix de revient particulièrement bas, mais avec des acheminements
très lents ; il n’est pas sans analogie avec la batellerie fluviale. En
principe, les produits qui lui sont confiés sont de faible valeur,
s’accommodant de transports en vrac, et économiques ; matériaux de
construction, combustibles et carburants, grains et denrées alimentai-
res, minerais et produits métallurgiques, sel et produits chimiques
lourds. Ces transports sont enchevêtrés et malaisés à évaluer et à repé-
rer ; en gros, les ports du Nord (Dunkerque, Boulogne) livrent au ca-
botage des matières industrielles : fers marchands, produits chimiques,
ciments ; ceux de l’Ouest, des denrées alimentaires et des matières
premières : coton du Havre (voir plus haut), fers des usines de Caen
vers la région parisienne et le Sud-Ouest, kaolin de Lorient vers les
faïenceries et les papeteries du bassin parisien et de la France de l’Est,
etc. ; enfin, au départ et à l’arrivée de Marseille, le cabotage rayonne
en éventail.
La flotte qui assurait ces transports comptait, en 1938, 176 navires,
dont 21 % de moins de cent tonneaux, 50 % de 100 à 1 000, 29 % de
plus de 1 000. Ces 176 navires jaugeaient 119 000 tonneaux ; la plus
grande partie (83 900 tonneaux) étaient des vapeurs de construction
ancienne ; n’étaient modernes que les petits navires à moteur de moins
de 100 tonneaux et 16 navires) citernes — 8 100 tonneaux au total.
L’évolution du trafic a été la suivante :

1913 = 3 320 000 t.


1931 = 3 176 000 t.
1936 = 5 706 000 t.
1938 = 4 700 000 t.

En dépit et peut-être à la faveur de la crise, une plus-value se mani-


feste. Cette plus-value est due aux acheminements en liaison avec la
route et batellerie ; ainsi, de 1931 à 1936, la progression a été très net-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 163

te pour les cafés (12 000 à 51 000 t.), les conserves (7 000 à
25 000 t.), les fers marchants (100 000 à 221 000 t.). Elle est due sur-
tout aux hydrocarbures dont le tonnage ne représentait en 1913 que
121 000 t. et qui en 1936 atteignait 2 000 000 t., soit 40 % du trafic
total ; surclassant les matériaux de construction (10 %), les houilles et
coke (5 %). La baisse qui se manifeste entre 1936 et 1938 est consécu-
tive aux mesures de coordination.
Pendant cette guerre, la flotte des caboteurs a été rudement tou-
chée. La destruction de cette flotte pose les problèmes d’avenir.
Le cabotage doit se relever. À cause de son importance sociale
d’abord. Il est, en effet, irremplaçable pour la formation des marins
par suite des multiples manœuvres qu’il exige ; d’autre part, il assure
l’existence de nombreux chantiers le long des côtes. À cause de sa
valeur économique ensuite, qui ne doit pas être sous-estimée, bien
qu’inférieure à son importance sociale. La disparition des caboteurs
usagés et périmés permet d’envisager la construction de nouveaux ty-
pes pouvant porter en lourd de 450 à 2 500 t. ; ces nouveaux navires
assureraient la réexpédition rapide des marchandises arrivant dans les
ports les plus qualifiés ; ils éviteraient les détournements ; ils pour-
raient, en même temps, aider à la déconcentration usinière
d’organismes comme Le Havre ou Nantes ; toute une série de ports se
trouveraient donc dans la mouvance de ports chefs d’industrie, à qui
les ports satellites ramèneraient un fret de retour ; les navires ne les
quitteraient plus sur lest. Ainsi s’atténuerait le mal de carence dont
souffre notre marine marchande.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 164

CHRONIQUE
ÉCONOMIQUE
QUELQUES NOTES
À PROPOS DE LA BANQUE DE FRANCE

par GUY LECLERC

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Dans notre dernière chronique 38, nous parlions de la banque de


France en regrettant qu’elle ne soit pas la « Banque de la France » et
nous faisions preuve d’une certaine défiance envers cet organisme.

Faisons un peu d’histoire…

Dans l’histoire, la Banque de France s’est toujours montrée défa-


vorable aux grands élans populaires et démocratiques, et très favora-
bles, par contre, aux mouvements de réaction et d’oppression.
Elle est née avec le coup d’État du 18 brumaire : quelques ban-
quiers, fort inquiétés, à l’époque par la politique du Directoire, auquel
on prêtait le projet de créer un impôt sur le capital, font pressentir par
Perrégaux, un banquier d’origine suisse et ami de Joséphine de Beau-

38 Voir le numéro de la Pensée, janvier-février-mars 1945, p. 101.


LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 165

harnais, le général Bonaparte pour renverser le gouvernement. Le


coup d’État a lieu. Six semaines après, Perrégaux est nommé sénateur
et, en janvier 1800, il soumet à Bonaparte les statuts de la Banque de
France que celui-ci approuve…
En juin 1848, la banque de France refuse au Gouvernement provi-
soire le prêt des 150 millions nécessaires pour occuper les chômeurs
groupés dans les ateliers nationaux. Se saisissant de ce prétexte, le
gouvernement ferme les ateliers que Marie, ministre du Commerce et
adversaire de Louis Blanc, n’avait créés que pour en saboter le fonc-
tionnement et décourager les ouvriers. Des troubles s’ensuivent ; puis,
une insurrection qui est noyée dans la sang. Quelques jours plus tard,
la banque de France accorde le prêt de 150 millions… au général Ca-
vaignac.
C’est la Banque de France qui finance le coup d’État du 2 décem-
bre 1851 et le plébiscite de Louis-Napoléon, en engageant 25 millions
dans l’affaire.
C’est encore elle qui, au lendemain de Sedan et de la proclamation
de la République, refuse les crédits nécessaires à l’équipement des
armées, provoquant l’indignation de Gambetta qui s’écrie :

Je veux admettre qu’on nous refuse les moyens de sauver l’État et la


République… Je suis prêt à tout briser plutôt que de subir des obstacles !

Un peu plus tard, la banque de France dupe les communards trop


honnêtes en leur « avançant » 16 millions 765 000 francs, dont 9 mil-
lions prélevés sur le reliquat de l’emprunt qu’elle doit à la ville de Pa-
ris, dans le même temps qu’elle avance 365 millions au sinistre
Thiers.
Plus près de nous, en 1934, on décèle encore les agissements des
régents omniprésents de la Banque de France dans l’émeute de fé-
vrier.
Sans aller jusqu’à soutenir ouvertement les mouvements de violen-
ce, les régents ne se privent jamais de contrecarrer de leur mieux tou-
tes les réformes susceptibles d’atteindre les privilèges de l’oligarchie
et de démocratiser notre économie.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 166

Malgré toute sa puissance, Gambetta est renversé par la Chambre,


avec son « grand ministère », le jour même où le républicain Magnin
qu’il avait eu l’audace de nommer gouverneur de la Banque de France
(un républicain !), sans même consulter les régents, présidait pour la
première fois l’assemblée générale de la Banque.
En 1925, la Banque de France refuse de participer à la défense du
franc, parce que le gouvernement d’alors lui paraît trop républicain.
Dix ans plus tard, elle entreprend un immense chantage à la chute
du franc et organise systématiquement la panique et la fuite de notre
or à l’étranger pour imposer au gouvernement une politique de défla-
tion.
Flandin, alors président du Conseil, regimbe d’abord ; le gouver-
nement doit vivre d’expédients pendant 4 mois et le compte du Trésor
à la Banque de France tombe à 349 millions. Sur ces entrefaites,
l’annonce qu’un grosse échéance de bons allait se présenter le 15 juin
jette la panique dans le public : croyant à la chute du franc, beaucoup
exportent leurs capitaux à l’étranger. En deux semaines, l’encaisse-or
de la Banque tombe de 865 millions. Mais les régents maintiennent
imperturbablement e taux de l’escompte à 2 ½ % et les « paniquards »
n’ont aucune difficulté à acheter des devises étrangères. La réserve
métallique de la Banque baisse de plus de trois milliards en une se-
maine. Flandin se soumet alors aux exigences des régents et demande
les pleins pouvoirs à la Chambre pour faire leur politique de déflation.
Les régents se réveillent aussitôt et ils élèvent le taux de l’escompte à
3 %, puis à 4 %, puis à 6 %…
Mais la Chambre qui a compris le chantage renverse Flandin. Fer-
nand Bouisson lui succède, avec Caillaux aux Finances. Il subit le
même sort.
Laval, puis Piétri sont sollicités de fermer un cabinet, sous réserve
qu’ils acceptent la politique voulue par les régents. C’est encore un
insuccès. Finalement, Laval se soumet ; la Chambre le suit. Il diminue
les salaires et les pensions, et aussitôt, comme par miracle, la panique
cesse : le franc est sauvé ! Il est sauvé au prix de 6 milliards d’or per-
dus pour la France en six semaines, mais qu’importe aux régents : ils
ont gagné la partie !
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 167

Enfin, récemment encore M. Mendès-France 39 pouvait dénoncer,


en quittant son poste de ministre de l’économie nationale, les manœu-
vres de a Banque de France, qui exerçait, dit-il, « une grosse et indis-
crète pression sur le gouvernement ».

La structure et l’organisation de la Banque de France

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Comment s’expliquer cette attitude constamment réactionnaire de


la Banque de France ?
La Banque de France fut dotée de statuts légaux par la loi du 24
pluviôse an VIII, les lois du 24 germinal an XI — dont nous aurons à
parler plus longuement par la suite — et du 22 avril 1806 ; et le décret
impérial du 16 janvier 1808. Ces différents textes définissaient son
organisation qui était traditionnellement la suivante :
La Banque est, à l’origine, gérée par un conseil central de 3 mem-
bres élus par un conseil de régence comprenant 15 régents et 3 cen-
seurs, eux-mêmes désignés par les actionnaires (entendez par les 200
plus gros actionnaires). A partir du 22 avril 1806, le conseil central est
remplacé par un gouverneur et deux sous-gouverneurs nommés par
l’Exécutif.
Les régents de la banque de France ont été, de tout temps, les re-
présentants des oligarchies financières et industrielles dont ils ont fait
consciemment la politique. La plupart du temps, ils étaient héréditai-
res, se transmettant leur charge de père en fils. Les noms de ces ré-
gents sont bien connus : de Wendel, de Rothschild, Mallet, Mirabaud,
de Neuflize, Duchemin, de Vogüé, Poulenc, Hottinger, Vernes… Ce
sont aux qui mettaient en place les conseils d’administration des gran-
des sociétés anonymes et contrôlaient, en fait, par l’intermédiaire
d’hommes de paille, toute notre économie. Cela ne revient pas à dire
qu’ils dédaignaient d’entrer eux-mêmes dans les conseils
d’administration. On a pu calculer, en 1936, que les 12 régents non
fonctionnaires étaient personnellement, ou par l’intermédiaire de leurs

39 Précisons que nous ne prétendons pas ici apprécier la politique de M. Men-


dès-France.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 168

fils ou de leurs neveux, administrateur de 95 sociétés dans lesquelles


ils occupent 150 sièges. Soit : 31 banques privées ; 8 compagnies
d’assurance ; 8 entreprises de navigation ; 7 sociétés métallurgiques ;
8 sociétés minières ; 6 sociétés électriques ; 12 sociétés chimiques ; 7
entreprises diverses.
Cependant, en 1936, le pays porte le Front populaire au pouvoir, et
le gouvernement fait voter par les assemblées la loi du 24 juillet 1936,
portant modification des statuts de la Banque de France.
Les 15 régents disparaissent et sont remplacés par des conseillers,
au nombre de 20.
Deux de ces conseillers représentent les actionnaires.
Neuf représentent les « intérêts économiques et sociaux », soit :
trois qui sont désignés respectivement par le Conseil national écono-
mique, l’épargne et le personnel de la Banque de France, et six qui
sont choisis par le ministre sur des listes de candidats représentant les
consommateurs, l’artisanat, le commerce et l’industrie, le travail
(C.G.T.), l’agriculture et le petit commerce.
Neuf autres, enfin, représentent les « intérêts économiques de la
nation ». Trois d’entre eux sont désignés par les ministres des Finan-
ces, de l’Économie et des colonies ; les six autres, hauts fonctionnai-
res, sont dits « membres de droits ». Ce sont : le président de la sec-
tion des finances du Conseil d’État ; le directeur du mouvement géné-
ral des fonds le directeur général de la Caisse des dépôts et consigna-
tions ; le gouverneur du Crédit foncier ; le directeur général du Crédit
national ; le directeur général de la Caisse nationale du crédit agricole.
Si l’on ajoute à ces 20 conseillers le gouverneur et les deux sous-
gouverneurs nommés, il semble qu’on se trouve en présence du rap-
port de forces suivantes 40 :

12 représentants directs ou indirects de l’État : le gouverneur et les deux


sous-gouverneurs, les membres de droit et les représentants des ministres ;
9 représentants d’intérêts divers et trois représentants des actionnaires. En
fait, le gouvernement démocratique est-il assuré du dévouement indéfecti-
ble des six membres de droit qui sont, dans l’ordre MM. Henri Chardon ;

40 Voir sur cette question : Marcel DUFAUR : la Nouvelle Organisation de la


banque de France, Paris, 1937.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 169

Wilfrid Baumgartner ; Henri Deroy ; Roger Guérin ; Louis Marin ; Louis


Tardy, c’est ce qu’on ne saurait assurer. Les régents sont partis, mais ils
ont laissé des intelligences dans la place, sous forme d’inspecteurs des fi-
nances : MM. Louis Martin, qui côtoie Ernest Mallet au Conseil
d’administration des chemins de fer de l’Est ; M. Wilfrid Baumgartner qui
remplace au conseil son beau-père Ernest Mercier, le magnat de
l’électricité ; Henri Deroy et Roger Guérin…

Le 24 novembre 1940, le gouvernement de Vichy apportait quel-


ques modifications aux statuts votés en 1936. Ainsi, le conseil, à partir
de ce moment, ne comprend plus que 11 membres assistés de quatre
censeurs au lieu de trois. Le représentant du personnel n’est plus élu,
mais choisi par le secrétaire d’État aux Finances sur une liste de trois
noms présentée par le gouverneur. Les trois représentants des action-
naires sont choisis par ceux-ci sur une liste de candidats « agréés » par
le conseil général. En ce qui concerne les censeurs, deux sont désignés
par le secrétaire d’État et les deux autres sont choisis sur une liste
« agréée » par le conseil de censure. Enfin, les pouvoirs sont davanta-
ge concentrés entre les mains du gouverneur. Au total, il s’agit d’une
réforme anti-démocratique.
En 1944, la loi du 5 décembre, en conservant les quatre censeurs,
porte le nombre des conseillers à 14.
Deux sont élus par l’assemblée générale des actionnaires, c’est-à-
dire, en fait, par les gros actionnaires, car il ne vient jamais à
l’assemblée plus d’un millier d’actionnaires sur les 45 000 que com-
porte la Banque.
Sept sont désignés par le ministre des Finances sur la proposition
des ministres compétents : deux représentent le commerce et
l’industrie ; quatre l’agriculture, le travail, les intérêts coloniaux et les
intérêts français à l’étranger ; un les intérêts économiques généraux.
Un est élu par le personnel au scrutin secret et non désigné comme
sous Vichy.
Aux précédents s’ajoutent les quatre membres de droits : le direc-
teur général de la Caisse des dépôts et consignations : le gouverneur
du Crédit foncier de France ; le directeur général du Crédit national ;
le directeur général de la Caisse nationale du crédit agricole.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 170

L’inspection des finances

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Nous disions plus haut que la disparition des régents du conseil


nommé après le 24 juillet 1936, tout en étant une bonne chose en soi,
ne signifiait pas pour autant la disparition de la mainmise des oligar-
chies financières et industrielles sur la Banque de France et que les
inspecteurs des finances qui figuraient en force dans le conseil n’y
étaient pas pour rien.
Remarquons d’abord que les inspecteurs des finances sont encore
là actuellement. Ce sont MM. Wilfrid Baumgartner, président direc-
teur général du Crédit national et gendre de M. Ernest Mercier, com-
me nous l’avons déjà dit, Henri Deroy et Jean Watteau 41.
Ajoutons maintenant quelques précisions qui ne seront peut-être
pas inutiles : quand nous disons que les inspecteurs des finances
continuent la politique des régents, c’est-à-dire celle de l’oligarchie,
nous voulons dire ceci : ils sont l’émanation directe des trusts ; cou-
ramment ils font le va-et-vient entre les organismes d’État et les en-
treprises privées et établissent les liaisons entre les uns et les autres.
Ainsi, M. Deroy est gouverneur du Crédit foncier de France ; Henri
Ardant, également inspecteur des finances, fut en même temps prési-
dent directeur de la Société générale ; Alexandre Célier, inspecteur

41 Les autres conseillers sont : MM. Pierre Caillaux, « élu » par les actionnai-
res, cousin de Joseph Caillaux et l’un des notables de l’électricité ; Robert
Coulondre, ancien ambassadeur de France à Berlin ; André Cramois ;
Raymond Dreux, ancien ingénieur aux Pétroles Jupiter et Guillemot ; Mar-
cel Lambert, Charles Laurent, ancien secrétaire général de la Fédération des
fonctionnaires ; René Luche, désigné par M. Pleven sur la proposition du
gouverneur pour représenter le personnel de la Banque, en dépit de la loi du
5 décembre 1944 dont nous parlions plus haut ; Jean Raty, « élu » par les ac-
tionnaires.
Les quatre censeurs sont MM. Gaston Bassot, vice-président de la ban-
que italo-française de crédit ; Adéodat Boissard, inspecteur des finances, dé-
signé par Cathala le 1er mai 1942 ; Jacques Brunet, désigné par Bouthillier le
1er décembre 1940 ; Louis de Marchéville, gérant du Comptoir de l’industrie
du sel et les produits chimiques de l’Est, président des trois compagnies
d’assurance du groupe « la Foncière ».
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 171

des finances, fut en même temps président du conseil d’administration


du Comptoir d’escompte ; Olivier Moreau-Néret, inspecteur des fi-
nances, était aussi l’un des trois directeurs du Crédit lyonnais ; Guil-
lemoin de Monplanet, inspecteur des finances, était aussi président du
conseil d’administration du Crédit industriel et commercial ; Hague-
nin, inspecteur des finances, présidait le conseil d’administration de la
B.N.C.I. ; et l’on pourrait citer bien d’autres exemples 42.
L’inspection des finances détient, en fait, toute la réalité du pou-
voir, car elle représente la haute administration inamovible, celle qui
dure malgré les changements de gouvernement. Le ministre des Fi-
nances est considéré par les inspecteurs des finances comme une sorte
de « suzerain » qui ne peut se tenir en place qu’avec leur consente-
ment, c’est-à-dire avec celui des forces qu’ils représentent. Dans ces
conditions, si la Banque de France, ayant échappé à la domination di-
recte des régents, se trouve davantage entre les mains du ministère des
Finances, il ne faut pas se hâter d’en conclure qu’elle est indépendante
de l’oligarchie, car celle-ci a ses hommes au ministère des Finances :
ce sont les inspecteurs.
Et voilà pourquoi, dans notre précédente chronique, consacrée à la
nationalisation du crédit, nous affirmions que la Banque de France
doit être dotée de statuts nouveaux. M. Pléven, ministre des Finances,
semble être de cet avis puisqu’il a déclaré le 29 mars dernier :

Ce sera dans doute en utilisant notre institut d’émission (entendez la


Banque de France) rénové et en construisant autour de lui, que nous cons-
truirons la nouvelle armature de crédit dont, socialement, politiquement,
économiquement, la France a besoin.

42 Voir sur ce sujet la très intéressante étude de Roger Garaudy : « Les trusts
maîtres de l’État et de ses bureaux », parue dans les Cahiers du communis-
me, mars 1945.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 172

La question du privilège

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Mais pourquoi n’a-t-il pas au moins évoqué la question du privilè-


ge de la Banque de France qui expire le 31 décembre prochain ?
Nous allons l’évoquer à sa place.
Par la loi du 24 germinal an XI, la Banque de France obtint de Bo-
naparte, premier consul, le monopole de l’émission des billets pour
Paris, à partir du 1er vendémiaire an XII et pour une période de 15 ans.
Le 22 avril 1806, Napoléon Ier prorogeait ce privilège pour 25 ans,
jusqu’au 24 septembre 1843. Dès 1840, il était renouvelé par Louis-
Philippe le 30 juin, pour 24 ans, soit jusqu’au 31 décembre 1867. Tou-
tefois, on prévoyait alors la possibilité d’une dénonciation ou d’une
modification du privilège à partir de 1855. Mais l’aide active que la
banque de France apporta à Louis-Napoléon pour effectuer son coup
d’État lui valut l’abrogation de cette disposition par un décret en date
du 3 mars 1852.
Dix ans avant la date prévue pour le renouvellement du privilège,
le 9 juin 1857, Napoléon III le proroge de 30 ans, le déclarant valable
jusqu’au 31 décembre 1897.
Signalons que, en 1848, deux décrets du Gouvernement provisoire
de la République avaient incorporé à la Banque de France les 10 gran-
des banques régionales qui existaient à l’époque et que le privilège
s’était de ce fait étendu à l’ensemble du territoire.
Dès 1891, on commence dans les milieux parlementaires et dans
les Chambres de commerce à se préoccuper de cette fameuse question
du privilège et, le 17 novembre 1897, celui-ci est encore renouvelé
pour 23 ans jusqu’au 31 décembre 1920, non sans que René Viviani
se soit écrié à la tribune de la Chambre :

Lorsque vous concédez ce privilège à la Banque de France vous vous


apprêter à la voir faire demain ce qu’elle a fait hier : dispenser le crédit au
grand commerce à la haute spéculation, mais refuser le crédit au petit
commerce, à la moyenne industrie, à la petite agriculture.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 173

Nous venons vous demander de substituer à la Banque de France telle


qu’elle existe, et qui n’est qu’une banque de monopole aux mains de quel-
ques privilégiés, une banque vraiment nationale qui répandra partout, au
profit de tous, les bienfaits généreux du crédit.

C’est en 1918 ; le 20 décembre, que le privilège est renouvelé pour


la dernière fois pour une période s’étendant jusqu’au 31 décembre
1945. Qui ne voit l’importance de cette date ? Chaque date de renou-
vellement du privilège d’émission a fourni l’occasion aux représen-
tants de la nation de dire leur sentiment sur la gestion de la Banque de
France, de faire critiques, suggestions, etc. Aujourd’hui où l’on envi-
sage une refonte complète du crédit, ce serait plus que jamais le mo-
ment de mettre cette question sur le tapis. Déjà, en 1897, René Vivia-
ni, que nous nous excusons de citer encore, disait, bien que la discus-
sion à la Chambre eût commencé 8 mois avant la date fatidique du
renouvellement :

Alors que la monarchie de Juillet avait, dès 1840, c’est-à-dire trois ans
avant la fin du privilège, provoqué sur ce point les délibérations du parle-
ment, nous en sommes réduits à accumuler hâtivement nos démonstrations
dans les huit mois qui nous séparent de l’échéance de ce contrat.

Que pourrions-nous dire aujourd’hui ?…


Il nous semble indispensable que le ministre des Finances ne tarde
pas davantage à faire part à l’Assemblée consultative de ses projets,
pour lui donner la possibilité d’étudier le renouvellement du privilège,
et, par la même occasion, la question d’ensemble que pose l’urgence
d’une réorganisation de la Banque de France et de la totalité de notre
système bancaire.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 174

LES REVUES
par POL GAILLARD

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Les Révérends Pères Jésuites 43 savent s’adapter aux circonstan-


ces : avant-guerre, ils publiaient les Etudes ; sous Vichy, ils ont publié
Construire, ils publient de nouveau les Etudes ; les collaborateurs sont
les mêmes ou peu s’en faut, les abonnements d’une revue valent pour
l’autre (on nous en avertit sans vergogne), et la même politique réac-
tionnaire s’y dissimule toujours avec une grâce un peu lourde sous les
fleurs de la rhétorique pontificale ; le tout dans le très louable souci de
« marquer la continuité française », comme le dit sans rire le Père
d’Ouince, dans son éditorial. Parmi les articles les plus significatifs,
nous avons surtout remarqué un laborieux essai du Père-Fessard mo-
destement intitulé « Journal de la conscience française » (sic) ; nous y
avons appris des choses étranges.
Les intentions du gouvernement Pétain en 1940 sont, paraît-il,
« excellentes » (page 85) :

43 Il va sans dire, — et tous nos lecteurs s’en rendront compte facilement eux-
mêmes, — que la verve de notre collaborateur ne s’irrite pas ici contre la re-
ligion, le clergé régulier ou séculier en général, mais seulement contre ceux
qui continuent actuellement sous d’autres formes la politique condamnable
qu’ils ont appliquée sous l’occupant. Nous tenons à le préciser tout de suite
pour éviter toute fausse interprétation, d’ailleurs bien improbable. (Note de
la rédaction.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 175

Le gouvernement du Maréchal peut, en faveur de sa légitimité, arguer


du vote de l’Assemblée nationale, de la renaissance officielle des neutres
tels que les États-Unis et l’Assemblée nationale, de la renaissance officiel-
le des neutres tels que les États-Unis et le Saint-Siège, de celle enfin que
lui avait donnée, dès juillet 1940, l’Episcopat français, parlant au nom de
la conscience chrétienne. Vraiment que fallait-il de plus pour être
convaincu que Vichy était le représentant authentique du Bien commun ?
(Page 88.)

…Il fallait craindre qu’aux bandes de « maquisards » ne réussissent à


s’imposer comme chefs les hommes les plus dénués de scrupules, en qui le
patriotisme s’allierait avec le goût du brigandage ou même s’effacerait
complètement devant lui. Dès lors, plutôt que de favoriser la création et le
développement de ces bandes, ne valait-il pas mieux laisser partir les jeu-
nes Français en Allemagne ou même les u-y engager ? Car, si périlleux à
tous points de vue que pût être pour eux le travail sous le régime nazi, ils y
trouveraient du moins l’école d’une rude discipline. Ne fallait-il point ac-
cepter ces périls et cette école plutôt que de les abandonner à eux-mêmes
ou à des chefs sans aveu, et risquer du même coup de faire sombrer le pays
dans l’anarchie ? Voilà quel était vers le milieu de 1943 le problème du
maquis 44 (page 88.)

Tout cela n’est déjà pas mal, mais voici mieux encore :

Grâce à la signature de l’armistice, le gouvernement assurait


l’existence et la sécurité des Français qui, autrement, eussent été livrés
sans protection à l’arbitraire du vainqueur ; [C’est le P. Fessard qui souli-
gne.]

Or cent cinquante mille fusillés de France, d’Estienne D’Orves,


Péri, Sémard, Politzer, Solomon, Decour, Gilbert Dru, Guy Mocquet,
Henri Fertet, comment donc êtes-vous morts ? Tous nos frères et
sœurs martyrisés et déportés, comment donc avec-vous laissé tant des
vôtres dans les bagnes nazis puisque « le gouvernement de Vichy as-
surait l’existence et la sécurité des Français » ? Il faut croire que vous
n’étiez pas des Français, mais, sans doute, des terroristes ! Les Fran-

44 L’apologie du recrutement de chair à travail et de chair à canon pour Hitler


n’intéresse-t-elle pas les cours de justice ?
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 176

çais, bien sûr, c’étaient ceux qui acceptaient Vichy et l’armistice im-
posé par Hitler, car le R.P. Fessard de la Compagnie de Jésus va en-
core vous le dire :

Parce qu’inévitable, cet armistice lui apparaît [au français] conciliable,


dans substance (sic), avec l’honneur national.

Vous n’aviez pas prévu cet argument, n’est-ce pas, mes camarades
de la résistance ? Il est vrai qu’il sonne tout de même d’une manière
bien étrange dans la bouche d’un prêtre, car on pourrait dite tout aussi
bien qu’un péché mortel, lorsqu’u-il est inévitable, apparaît au chré-
tien comme conciliable, dans sa substance, avec la morale de Jésus-
Christ.
Même les Jésuites casuistes dénoncés par Pascal et dont on connaît
assez les odieuses maximes (ils vous permettent, par exemple, de tuer
en sûreté de conscience ceux qui révèlent vos fautes), n’ont point osé
pareille affirmation ! Seulement, le R.P. Fessard, malgré toute sa
science théologique, n’avait pas le choix des raisons pour justifier
l’armistice, il a pris celle qu’il a pu…
Naturellement, nous ne disons pas ici que tous les Pères de la
Compagnie de Jésus aient été vichyssois, ni même que le R.P. Fessard
n’ait pas résisté. Tout est possible avec les Pères. Nous en connaissons
de pacifistes, de gaullistes, de « socialistes », de fascistes et pascal
nous adonné depuis longtemps dans la cinquième Provinciale
l’explication de cette diversité étonnante :

Par là ils conservent tous leurs amis, et se défendent contre tous leurs
ennemis. Car, si on leur reproche leur extrême relâchement [leur politique
de Vichy], ils produisent incontinent au public leurs directeurs austères
[les jésuites résistants et sociaux] et quelques livres qu’ils ont fait de la ri-
gueur de la loi chrétienne [du patriotisme], et les simples, ceux qui
n’approfondissent pas, se contentent de ces preuves… Ainsi, ils en ont
pour toutes sortes de personnes… de quoi satisfaire tout le monde.

Ce que nous affirmons, par contre, c’est ceci : la politique de réha-


bilitation des pétainistes et de Pétain, si bien menée par le R.P. Fes-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 177

sard et les Etudes, couvre, volontairement ou non, des intérêts capita-


listes extrêmement sordides, ceux des trusts qui craignent la confisca-
tion de leurs biens pour trahison ; et elle est contraire aux intérêts
français les plus évidents 45. Comment pourrons-nous réclamer
l’écrasement de la puissance militaire allemande si nous laissons agir
chez nous ceux qui l’ont si bien servie ? Nos alliés ne peuvent naturel-
lement avoir confiance en nous et nous traiter en égaux que si nous
sommes résolus à nous débarrasser de tous ceux qui ont retardé et
rendu plus sanglante leur victoire ; un enfant comprendrait cela.
Ainsi donc

l’activité pétainiste ne menace pas seulement l’union du peuple français


sur une base démocratique, elle porte atteinte au prestige international de
la nouvelle France dont les patriotes ont apporté une si grande contribution
à l’œuvre commune des nations unies.

Ce n’est pas nous qui le disons, c’est un grand journal allié, et


Claude Morgan, qui cite ce texte dans les Lettres françaises, y ajoute
cette constatation indiscutable :

Une France où se retrouveraient bras dessus bras dessous bons ci-


toyens et anciens serviteurs de nos bourreaux, une France oubliant sa mis-
sion démocratique serait une France déchue dont tout le monde rirait avec
mépris.

45 Il n’est pas sans intérêt de rappeler ce que le même Père Fessard écrivait
avant la guerre dans Etudes :
« Le chrétien doit être prêt, en face de toute agression, à devenir, au ris-
que de sa vie, et même de l’existence de sa nation, un agent de la Paix. »
Que la compagnie de Jésus le veuille ou non, de telles phrases ne pou-
vaient alors que favoriser les desseins nazis ; et, aujourd’hui encre, à qui
peuvent servir les tentatives de réhabilitation des Vichyssois ? La réponse
n’est pas difficile à donner, hélas ! Les Etudes font bien toujours la même
politique… Ne donnent-elles pas dans leur numéro de mars le compte rendu
de deux livres de collaborateurs ; Emery, membre notoire du R.N.P., actuel-
lement en prison, et Héritier dénonciateur de patriotes, en fuite en Allema-
gne ?
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 178

La casuistique du père Fessard n’y changera rien, ce n’est point par


la réhabilitation des traîtres qu’on peut refaire la France, c’est par
l’union de tous les vrais Français.

*
* *
Peu après la parution du premier numéro des Etudes, Temps pré-
sent publia une interview du R.P. Carrière. Avec un accent de tristesse
extrêmement émouvant, le vice-président de l’assemblée consultative
y explique le vote de la commission des Finances supprimant les sub-
ventions aux écoles libres (vote que l’Assemblée devait confirmer à
l’écrasante majorité de 128 voix contre 48) par l’attitude réactionnaire
de trop de chrétiens depuis la libération.

Les mêmes hommes sont demeurés aux mêmes postes, manifestant ex-
trêmement une évolution qui n’est pas réelle. Les aumôniers de certains
mouvements ou de certaines écoles, qui avaient outrageusement appuyé
Vichy et lutté contre ce qu’ils appelaient la dissidence, sont toujours en
place. Les mêmes qui conduisaient leurs troupes de jeunes gens au chant
de « Maréchal, nous voilà ! » président encore à leur formation.
Tels aumôniers, tels prêtres qui, par exemple dans le Proche-Orient,
avaient eu l’attitude la plus antigaulliste, dirigent encore spirituellement
des écoles et des camps. Tel prédicateur célèbre, qui a prêché pendant les
quatre dernières années, occupe la même chaire.
Alors, quand nos collègues nous objectent qu’ils sont peu enclins à ac-
corder des subventions à ces hommes-là parce qu’ils n’ont pas confiance
dans l’esprit qu’ils insufflent dans leurs écoles, que voulez-vous que nous
répondions ?
Quand on ne voit aucun signe de compréhension ou même de regret
chez tant d’hommes qui se sont si lourdement et constamment trompés,
comment voulez-vous que le crédit de confiance obtenu par la Résistance
catholique ne s’épuise pas ?… Je crains une vague formidable
d’anticléricalisme.

Ces paroles lucides et si franches nous consolent un peu de celles


du Père Fessard.

*
* *
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 179

Je n’ai pas de chance décidément avec ce R.P. J’avais à peine ou-


vert les Cahiers de notre jeunesse que je tombais sur la phrase suivan-
te d’un de ses élèves, P. Dournes :

Gabriel Péri nous laissant cet émouvant testament : « Que mes amis
sachent que je suis resté fidèle à l’idéal de ma vie ; que mes compatriotes
sachent que je vais mourir pour que vive la France » n’est pas mort avec
la sombre tristesse d’un matérialiste historique, mais avec la joie d’un
martyr qui sait que son sacrifice ne sera pas inutile 46. [C’est l’auteur qui
souligne.]

Certes, nous sommes habitués aux conversions posthumes allé-


guées par trop de croyants : comme ils n’arrivent pas à s’expliquer
qu’on puisse être un grand homme sans être des leurs, ils « annexent »
les génies et les héros au mépris des données historiques les plus net-
tes : Pascal n’est plus janséniste ; Flaubert et Stendhal sont des
croyants ; Beaudelaire est « trop chrétien » ; si Péguy ne pratique pas,
peu importe ; Romain Rolland est un catholique qui s’ignore, etc.
Mais tout de même l’élève du P. Ferrard passe la mesure : alors que
tous les actes, tous les textes de Gabriel Péri témoignent de ses certi-
tudes très longuement pesées, alors qu’il a écrit dans sa prison cette
histoire de sa vie où il affirme intentions du monde, mais emporté par
sa passion, s’appuie sur l’emploi par Péri du mot idéal pour affirmer
qu’« il n’est pas mort avec la sombre tristesse d’un matérialiste histo-
rique », comme si vraiment les matérialistes historiques n’avaient pas,
eux aussi, un idéal, comme si une sombre tristesse devait être néces-
sairement leur apanage !
Ce n’est pourtant pas nous qui affirmons : les hommes doivent
« travailler à leur salut avec crainte et tremblement », c’est saint Paul
(Philipiens ; 2, 14) : bien loin de se complaire à nous peindre le dé-

46 P. Dournes ne fait d’ailleurs ici que reprendre les enseignements du Révé-


rend Père Fessard : « Comment, en effet, le communiste russe trouverait-il
dans le pur matérialisme historique l’obligation et la force de donner sa vie
pour sa Patrie ? Il ne faut donc voir en lui qu’un Russe défendant sa Patrie,
obéissant à une loi naturelle sanctionnée par le christianisme. » (Etudes, pa-
ge 184.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 180

sespoir des hommes, les romans soviétiques sont actuellement les


seuls romans vraiment toniques de toute la littérature internationale,
est-ce par hasard ?
La vie et a mort de tous nos martyrs ont justement prouvé à
l’évidence qu’il n’était pas nécessaire de croire à une vie future pour
connaître la joie d’une existence pleine, pour se sacrifier en pleine lu-
cidité à un idéal de raison et de fraternité. On peut même dire, sans
vouloir diminuer personne, que la plus haute moralité est celle des
adeptes du rationalisme moderne, des matérialistes qui donnent tout
d’eux-mêmes sans espoir et sans désir de récompense personnelle
dans l’au-delà !
C’est désormais un fait indiscutable : la philosophie marxiste peut
susciter des héros tout autant qu’un dogme révélé ; cela ne suffit cer-
tes pas à prouver qu’elle soit vraie, mais cela devrait au moins lui évi-
ter des affirmations aussi manifestement tendancieuses que celles de
P. Dournes. Gabriel Péri a conquis le droit qu’on respecte sa pensée…
Nous comprenons fort bien qu’il soit difficile pour un chrétien
d’admettre qu’à moins de la fameuse illumination bien improbable de
la toute dernière seconde Gabriel Péri puisse être donné pour n’avoir
pas appartenu à cette Église en dehors de laquelle il n’est point de sa-
lut 47 ; mais, vraiment, nous n’y pouvons rien. La vérité d’abord !
Nous n’avons pas besoin, nous autres, d’« annexer » malgré eux saint
François d’Assise, Pascal, Bossuet et tous les martyrs chrétiens de la
Résistance pour comprendre la beauté de leur vie ou de leur sacrifice.
À noter encore dans les Cahiers de notre jeunesse un curieux arti-
cle sur le biologisme où Pierre de Saint-Seine déplore

l’état actuel de la libre recherche, souvent dénué de principes moraux, où


chaque institut, chaque laboratoire suit sa poste, pousse ses essais, et où,
d’autre part, il n’existe que peu ou pas de contact intime entre théologiens
et moralistes, d’une part, et savants, de l’autre.

47 Le R.P. Philippe affirme toutefois, dans un récent article des Lettres françai-
ses, que, selon saint Thomas, les non-catholiques peuvent être sauvés même
s’ils persévèrent jusqu’au bout dans leur erreur : « Le désir du baptême peut
n’être qu’implicite et ce vœu tout implicite est, en certains cas, compatible
avec l’ignorance ou le rejet conscient du sacrement du Baptême. »
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 181

L’auteur avoue fort sincèrement, en effet, sa crainte d’un conflit


entre la science et la religion, pour lequel il sent la religion actuelle-
ment très mal préparée !… Mais nous doutons que son appel à une
collaboration entre chercheurs et théologiens soit entendu : les savants
comme les historiens n’ont pas oublié l’attitude de l’Église lors enten-
du : les savants comme les historiens n’ont pas oublié l’attitude de
l’Église lors de la crise moderniste, ils tiennent plus que jamais à leur
indépendance absolue à l’égard de tout dogme.

*
* *
Parmi les autres revues chrétiennes qui ont paru sans beaucoup de
difficultés (on devine pourquoi), tandis que les revues scientifiques
attendaient si longtemps les autorisations nécessaires, citons Carre-
fours de culture humaniste, la Maison-Dieu, Harmonies (revue de la
poésie catholique contemporaine), Résurrection (le dernier recueil est
consacré à Léon Bloy), la Vie intellectuelle (avec une étude intéres-
sante sur la religion d’Euripide, un documentation précise sur les ac-
cords de Bretton-Woods, et un article remarquable d’Etienne Gilson
qui ne cherche pas à cacher l’opposition qui s’est toujours manifestée
jusqu’ici entre ce qu’il appelle l’« École de l’Église » et l’« Ecole de
la République »), Famille et Chrétienté et surtout Esprit.
La revue d’Emmanuel Mounier se distingue en général par un ac-
cent de sincérité indiscutable, le désir d’étudier les problèmes à fond,
un effort d’impartialité intelligente qui inspirent dès l’abord une vive
sympathie. Les chroniques surtout sont, pour la plupart, très bien te-
nues et certains articles, ceux qui apportent une documentation, fort
intéressants. Malheureusement, quelle que soit la bonne volonté des
auteurs, l’ensemble donne finalement une impression pénible de stéri-
lité, encore accrue par la lourdeur du style. On sent tellement que,
malgré eux, mais par leur faute, ces intellectuels sont, en fin de comp-
te, isolés, coupés du peuple, et par là, même aveugles sur bien des
points et impuissants sur tous. Dommage… il y a là de beaux efforts
perdus.
De plus, il arrive tout de même assez souvent aux rédacteurs de la
revue d’être entraînés par leurs préjugés à des opinions véritablement
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 182

ridicules. Nous n’en voulons pour preuve que le compte rendu donné
par Emmanuel Mounier du premier numéro de la Pensée.
Deux grossières erreurs d’abord : Mounier affirme que « la révo-
cabilité permanentes des élus et le gouvernement d’assemblée » de-
mandés par notre chroniqueur politique Georges Cogniot sont « des
outrances évidentes de la démocratie » qui « n’ont jamais retenu
l’attention de ceux qui ont fait l’État soviétique ».
Il est clair que la constitution simplement démocratique (mais au
sens d’une démocratie effective) que préconisait Georges Cogniot ne
coïncide pas avec la Constitution socialiste de l’État soviétique. Mais
Mounier ne se trompe pas moins.
En effet, pour ce qui est de la révocabilité permanente des élus,
l’article 142 de la Constitution de l’U.R.S.S. stipule en propres ter-
mes :

Chaque député est tenu de rendre compte aux électeurs de son travail
et du travail du Soviet des députés des travailleurs, et peut être rappelé à
tout moment sur décision de la majorité des électeurs selon la procédure
établie par la loi.

(Rappelons que le recall figure également dans la Constitution de


quelques-uns des États-Unis de l’Amérique du Nord.)
Quant au principe du gouvernement d’assemblée, il est, peut-on di-
re, au centre même de la Constitution de l’U.R.S.S. :

Le Présidium du Conseil suprême, le Conseil des commissaires du


peuple et la Cour suprême sont élus par le Conseil suprême en séance
commune des deux Chambres (élues toutes deux au suffrage universel,
égal, au scrutin secret). Le Conseil des commissaires du peuple est respon-
sable devant le Conseil suprême et lui rend compte de son activité. [Art.
48, 56, 65, 104, 134.]

Nos lecteurs jugeront eux-mêmes si c’est là « outrances évidentes


de la démocratie » ou tout simplement respect absolu de la volonté du
peuple. Nul doute en tout cas que de telles règles constitutionnelles
eussent évité à notre pays les monstrueuses escroqueries au suffrage
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 183

universel que nous avons connues entre les deux guerres et qui nous
ont fait tante de mal…
Nous avons été étonné aussi que M. Mounier s’accroche à quel-
ques mots isolés de notre éditorial pour affirmer que notre position
philosophique est très peu claire. Les phrases suivant immédiatement
les mots cités par lui paraissent portant fort précises. Nous les répé-
tons ici :

Le rationalisme, disait Politzer, n’est en fait que la volonté de la scien-


ce et de l’action fondée sur la science dans tous les domaines. C’est en
cette méthode de savant que nous avons confiance pour résoudre vraiment
les problèmes qui nous pressent, philosophiques, scientifiques, politiques
ou sociaux… La Raison, l’Expérience et le Courage, telles seront au-
jourd’hui comme hier nos armes essentielles, les armes de la vérité 48.

Nous ne demandons pas mieux que M. Mounier discute nos posi-


tions, mais nous croyons pouvoir lui demander de la faire avec tout le
sérieux auquel sa revue nous avait habitués… et qu’elle n’a pas gardé
cette fois-ci.
Par contre, le numéro de mars d’Esprit contient, avec un intéres-
sant article sur la système de Sartre par C.-E. Magny, trois exposés
remarquables des thèses de la revue sur le problème de
l’enseignement libre. La place nous manque malheureusement pour
les résumer ici. Henri Marrou en particulier :

Je dis que l’idéal clérical de l’école confessionnelle ne saurait être dé-


fendu, et cela pour trois raisons : pratiquement irréalisable, politiquement
inopportun, chrétiennement infécond… C’est pourquoi, du seul point de
vue chrétien, je crois qu’il faut souhaiter (non en thèse, bien entendu, mais
dans l’hypothèse présente, vu la situation faite au christianisme dans la
France d’aujourd’hui), une école, je ne dirai pas unique, mais une école
commune où toutes les familles spirituelles de la France grandiraient côte
à côte, dans un climat de respect mutuel, et où l’enfant chrétien se sentira
respecté à l’égard de tout autre et affermissant sa foi au contact d’autres
que la sienne, pourra rayonner, si vraiment il croit.

48 Les Cahiers du Sud, qui citent ces phrases, nous félicitent d’ailleurs d’avoir
su définir notre attitude avec une grande netteté.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 184

Très différente de ton, renaissances, qui nous vient d’Alger, pré-


sente une actualité décantée, mais un peu refroidie. Les sommaires
révèlent une préférence pour les études de politique extérieure et co-
loniale, en particulier pour les problèmes relatifs aux rapports de la
France et des pays anglo-saxons ; apparemment dépourvue de doctri-
ne, Renaissances semble faire appel plutôt à la collaboration de juris-
tes et de techniciens ; mais son éclectisme même la condamne à ne
pas dépasser finalement le cadre du plus usé des faux libéralismes.
Combien nous préférons, indépendamment même de leur orienta-
tion politique, les Cahiers du communisme où une solution précise,
adaptée à la situation du jour, immédiatement réalisable, est toujours
proposée après l’examen détaillé de chacun des problèmes de l’heure.
Il y a dans ces articles une clarté française, une lucidité active, une
volonté responsable qui satisfont l’esprit… Nous ne sommes plus
dans les nuages, mais sur terre, là où se joue le sort des hommes.

*
* *
Passons aux revues proprement littéraires.
Elles sont beaucoup trop nombreuses, et la qualité de chacune s’en
ressent. Poésie 45, Confluences, les Cahiers du Sud, les Lettres, Exis-
tences, Messages, espace, l’Arbalète, la Nef, l’Arche, Fontaine, la Re-
vue de Paris (et j’en passe) donnent souvent l’impression de se dispu-
ter les fonds de tiroir de nos grands auteurs et des textes d’inconnus
n’offrant pas toujours grand intérêt ; l’Arche ne contient guère que de
l’André Gide et le premier numéro des Lettres, par exemple, est très
médiocre (le second est bien meilleur).
L’Éternelle Revue, créée dans la clandestinité par Paul Eluard et
dirigé aujourd’hui par Louis Parrot a présenté un premier numéro pu-
blic d’une densité superbe. Sous une belle couverture de Picasso se
trouvent réunis de très nombreux textes et poèmes fort courts, mais
étonnamment riches de pensée et suggestifs. Sartre, Aragon, Eluard,
Pierre Seghers, Elsa Triolet, André Frénaud, Michel Leiris, René
Char, d’autres encore… ! et au milieu d’eux Robespierre, Marat,
Rimbaud, Max Jacob, Chennevière concourent dans une forme éter-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 185

nelle. Mais le texte le plus étonnant est sans doute encore celui de
Madeleine Riffaud, étudiante en médecine F.T.P. condamnée à mort :

Sept pas de long


Et puis un mur
Si durs les murs
Et la serrure…

Ils ont bien pu tordre mes mains


Je n’ai jamais donné vos noms
On doit me fusiller demain
Parleras-tu, dis, oui ou non ?

…Le temps a pris


Le mors aux dents
Courez, courez
Après le temps…

Les yeux bandés


Le mouchoir bleu
Le poing levé
Le grand adieu…

Confluences est, à notre avis, la revue littéraire la plus variée et la


plus riche : nous y avons relevé de beaux poèmes d’Henri Michaux et
Essenine, des études substantielles de Gaëtan Picon sur les œuvres de
Malraux, de Sartre sur le dandysme de Baudelaire, de Julien Benda
sur l’anti-intellectualisme de la philosophie et de la littérature actuel-
les.
Georges Mounin, lui, dénonce en termes excellents les « réalistes
étroits » qui « jouent toujours perdant », car ils ignorent que l’homme
peut « devenir » :

René char, Saint-Exupéry, Malraux nous enseignent que, pour être ro-
manesque aujourd’hui pour jouer gagnant, il faut tout le réalisme des ré-
alistes, puis toute l’imagination des poètes, puis tout un courage d’homme.
Tous les romanesques aujourd’hui peuvent prendre pour devise ce mot de
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 186

Saint-Exupéry : « Ce n’est pas la vie qui est difficile, c’est l’amour. » Ou


ce mot d’Eluard : « Vous êtes ce que vous êtes ; mais vous pouvez autre
chose. » Ou ce mot de Marx : « Il ne s’agit plus seulement d’expliquer le
monde, il s’agit de le transformer

La plupart des chroniques apportent sur leur sujet, mieux que des
précisions, des idées nouvelles.
Les Cahiers du Sud ont rendu hommage à Politzer et cité, en parti-
culier, un extrait de son étude sur la rationalisme, parue en 1939 dans
la Pensée. Joë Bousquet parle longuement du roman d’Aragon, les
Voyageurs de l’impériale, « capitale du roman, nouvelle comédie hu-
maine », dit-il. Le dernier numéro est consacré en partie à Kafka.
Nous avons surtout remarqué dans Poésie 44 une intéressante étu-
de de Sartre sur Ponge : « L’homme et les choses », un bel hommage
d’Aragon à Saint-Pol Roux, et une lettre de Paulhan à Dubuffet où les
nouvelles tendances de la peinture sont définies avec un grand bon-
heur d’expression ; dans Poésie 45, la magnifique préface en prose
d’Aragon pour la Diane française, le Caractère russe, nouvelle
d’Alexis Tolstoï, des fragments de Lingères légères d’Eluard, un essai
de Pierre Seghers sur le poète et son public, et les dessins animés
d’Elsa Triolet. Claude Roy continue ses mises au point sur la presse,
ironiques avec pertinence.
Les Cahiers d’art viennent de publier un magnifique volume
« 1940-1944 » qui rassemble, avec des textes d’Eluard, Zervos, Paul-
han, Cassou, Vercors, Alquié, Prévert, de très nombreuses et fort bel-
les reproductions (malheureusement sans les couleurs) de Picasso,
Braque, Matisse, Rouault, Laurens, Lurçat, Pignon, Fougeron, Gro-
maire, Goetz, etc. Ce recueil est indispensable à qui veut connaître le
mouvement artistique de ces cinq dernières années.
Le Point replié d’Alsace à Souillac (Lot), a continué la série de ses
réussites par deux très beaux recueils ornés de nombreuses reproduc-
tions : l’un consacré à Marquet, l’autre à Mallarmé (textes de Mallar-
mé, Mondor, Bachelard, Rouveyre, Charpentier, Fontainas).
La Nef, que dirige M. Robert Aron, a publié un numéro consacré à
la littérature soviétique ; ce numéro se caractérise surtout par un arti-
cle anonyme sournoisement anticommuniste… et que la bande de pu-
blicité semble attribuer, plus hypocritement encore, à Jean-Richard
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 187

Bloch a mis la chose au point dans les Lettres françaises, mais M.


Robert Aron, lui, n’a publié aucune rectification dans le numéro sui-
vant de la Nef.
Il y publie au contraire une étude sur le « paganisme de
l’Allemagne », qui est, elle aussi, assez étonnante ! Pour M. Robert
Aron,

le national-socialisme n’est pas, comme a prétendu Hitler, réaction contre


le rationalisme, il en est la perversion [tout l’article est écrit pour que l’on
comprenne : l’aboutissement ultime]. Il est la conclusion démente de la
grande épopée humaine, de la croisade technique, prêchée depuis trois siè-
cles par Descartes et ses successeurs.

Le national-socialisme héritier de Descartes ? on croit rêver. Mais


lisons plus attentivement M. Robert Aron, nous verrons où il veut en
venir :

Pour nos contemporains la raison a trop souvent pris forme de systè-


me : elle est devenue collective, dictatoriale et bientôt totalitaire.

Cette fois, nous avons compris ; il s’agit d’insinuer dans l’esprit du


lecteur (sans lui dire trop crûment, il se révolterait) que le matérialis-
me historique et le nazisme sont au fond deux doctrines semblables,
toutes deux issues d’ailleurs du même rationalisme pervers 49. Natu-

49 M. Jacques Le Gariel, lui, ne craint pas dans Nouvelle Jeunesse d’assimiler


nettement la « philosophie » nazie et le matérialisme historique… Il ose
écrire, à propos des massacres de Struthof, les lignes suivantes qui font écho
aux pires calomnies antisoviétiques de Gœbbels et des Polonais de Londres.
Nous tenons à la mettre sous les yeux de nos lecteurs pour leur montrer jus-
qu’où peuvent aller, aujourd’hui encore, certaines propagandes :
« Qu’elle veuille l’élévation orgueilleuse d’une race comme en Allema-
gne ou, comme en d’autres pays, l’amélioration purement païenne d’une
multitude, la philosophie matérialiste arrive toujours à considérer l’homme
comme un individu déshumanisé, une chose, un cobaye au service d’une col-
lectivité sans âme. Jamais cependant l’histoire ne nous avait donné le spec-
tacle de Struthof. Certes, les peuples ressentaient déjà cette lourde inquiétu-
de que font peser certains doctrinaires sur le monde. Depuis une trentaine
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 188

rellement, nous ne pouvons plus croire après cela que la présentation


du numéro sur la littérature soviétique ait été due au hasard !
L’anticommunisme recourt à toutes les manœuvres.
Fontaine et l’Arbalète on consacré deux copieux cahiers à la jeune
littérature américaine et Confluences a consacré à Valéry Larbaud les
deux derniers numéros de son ancienne série.

*
* *
Et Lamarck ? Et Voltaire ? Et Anatole France ? direz-vous. Eh
bien, la plupart de nos revues ont étrangement oublié leur anniversai-
re. Seule la Revue de Paris consacre deux articles à Anatole France,
mais M. Duhamel ne trouve dans son œuvre qu’« un aimable mélange
d’ironie, d’érudition, d’élégance morale et de pitié » On avouera que
c’est peu pour l’auteur de l’Histoire contemporaine, Sur la Pierre
blanche et vers les temps meilleurs. Mais quoi ! M. Duhamel ne pou-
vait tout de même pas dire qu’Anatole France mourut membre du Par-
ti communiste 50.
Heureusement, les volumes de M. Claude Aveline, Trente ans de
vis sociale, qui paraîtront, et le recueil qui va être publié des discours
prononcés à l’occasion de son centenaire montreront dans tout son
éclat la véritable figure de celui qui fut, en même temps qu’un écri-
vain incomparable, le champion bien français de la raison, de la liber-
té et de la justice. Nous rappellerons seulement ici en quels termes
Anatole France répondait à ceux qui l’accusaient de scepticisme :

d’années surtout, nous connaissons, en de multiples pays, des massacres à


l’origine desquels on retrouve toujours les préjugés matérialistes.
Le pape lui-même n’a-t-il point parlé, dans son discours du 4 juin, « des
désespérés qui sont destinés à grossir les masses de la révolution et du dé-
sordre au service d’une tyrannie non moins despotique que celle qui a été
renversées » ?
50 Le 29 avril, à la Sorbonne, M Capitant a cité avec admiration la phrase
d’Anatole France qui justifiait et exaltait par avance la désobéissance à Pé-
tain, au péril de sa vie, de tous les vrais Français : « Il est beau qu’un soldat
désobéisse à des ordres criminels. » M. Capitant a omis de dire que cette
phrase est extraite d’un article paru dans l’Humanité à la gloire d’André
Marty, qui venait de sauver l’honneur de notre peuple en désobéissant à
l’ordre arbitraire d’ouvrir le feu sur l’Armée rouge.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 189

Sceptique, sceptique. En effet, ils m’appelleront encore sceptique et


pour eux c’est la pire injure. Mais pour moi c’est la plus belle des louan-
ges. Septique… Mais tous les maîtres de la pensée française l’ont été.
Sceptiques, Rabelais, Montaigne, Molière, Voltaire, Renan. Sceptiques,
tous les plus hauts esprits que je vénère en tremblant et dont je ne suis que
le très humble écolier… Le sceptique, ils ont fait de ce mot le synonyme
de négation et d’impuissance. Mais nos grands sceptiques furent parfois
les plus affirmatifs et les plus courageux des hommes. Ils ne nièrent que
des négations. Ils s’attaquèrent à tout ce qui entrave l’intelligence et la vo-
lonté… Ils luttèrent contre l’ignorance qui abêtit, contre l’erreur qui op-
prime, contre l’intolérance qui tyrannise, contre la cruauté qui torture,
contre la haine qui tue 51.

Quant à Lamarck et Voltaire, seuls les Cahiers de l’Université li-


bre et Confluences leur consacrent d’excellents articles. Le professeur
Pierre P. Grassé ne nous dit pas seulement dans les Cahiers ce que fut
la vie de Lamarck, il passe en revue les différents courants scientifi-
ques des années 1770 à 1840, il nous montre l’évolution de la pensée
de Lamarck et les circonstances de sa découverte ; Jean Beaufret ana-
lyse celle-ci en détail dans quatre pages précises et serrées de
Confluences. Ne retenons que la conclusion du professeur P. Grassé :

Du lamarckisme et du darwinisme, l’essentiel demeure : l’évolution


des êtres vivants est un fait dont paléontologistes, anatomistes, généti-
ciens, embryologistes attestent la réalité. Les paradoxes de quelques in-
compétents ou de pamphlétaires ignorants ne changent rien à la chose. La
biologie, sous l’égide des principes évolutionnistes, poursuit, impassible,
la conquête de la vérité et la vie, peu à peu, perd de son mystère.

Confluences cite d’importants extraits de Voltaire, en particulier ce


beau passage du Dictionnaire philosophique :

Il eût fallu en user avec le genre humain comme on en use avec tous
les hommes en particulier. Un chanoine mène-t-il une vie scandaleuse, on
lui dit : Est-il possible que vous déshonoriez la dignité du chanoine ? On

51 PAUL GSELL : les Matinées de la villa Saïd, p. 81.


LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 190

fait soutenir à un homme de robe qu’il a l’honneur d’être conseiller du roi,


et qu’il doit l’exemple. On dit à un soldat pour l’encourager : Songe que tu
es du régiment de Champagne. On devrait dire à chaque individu : Sou-
viens-toi de ta dignité d’homme.

Julien Benda et Jean Cassou, encore dans Confluences, Georges


Cogniot dans les Cahiers de l’Université libre n’ont pas de mal à nous
convaincre, dans des exposés très nuancés, de la présence toujours
actuelle de Voltaire parmi nous. (La crainte certains que certains ont
de lui ne suffit-elle pas d’ailleurs à le prouver ?) Ni Cassou, ni Benda,
ni Cogniot ne taisent que bien des affirmations de Voltaire sont au-
jourd’hui dépassées, mais leurs études précises démontrent, outre son
génie d’écrivain, combien ses principes essentiels restent les nôtres :
révolte lucide contre les préjugés, l’injustice, le pouvoir personnel,
passion du travail constructif et de l’éducation, confiance en la science
et en l’homme.
Voici la conclusion de Julien Benda :

Les réformes appropriées à ses vœux, Voltaire les eût demandés à la


bourgeoisie, en y comprenant ce qu’il appelait l’aristocratie éclairée ; il se
fût irrité de ses lenteurs à les accomplir, l’eût éperonnée, fustigée, malme-
née ; mais il lui eût fait crédit, n’attendant rien du peule, qu’il jugeait inca-
pable de sagesse. On sait son mot : « Tout pour le peuple, rien par le peu-
ple. » On peut toutefois penser que s’il eût vu cette bourgeoisie s’insurger,
dès le début de la troisième République, contre ces lois laïques qu’il ré-
clamait si fort, se jeter dans les bras de l’Église, Nullement par conviction
religieuse, mais par terreur de perdre ses privilèges et dans l’espoir qu’elle
les lui sauverait ; qu’il l’eût vue, lors de l’affaire Dreyfus, se solidariser
avec l’iniquité la plus cynique et avec l’arrogance d’une faction militaire ;
s’il l’eût vue, au lendemain de la dernière guerre, s’efforcer, par l’armée
Wrangel, d’écraser en Russie la République naissante et d’y restaurer le
règne de la pire barbarie, assassiner la République espagnole, applaudir
aux régimes fascistes et tenter d’en établir un chez elle ; s’il l’eût vue es-
sayer par tous les moyens en son pouvoir de faire échouer en France toutes
les mesures tendant à u peu plus de justice sociale : le repos hebdomadai-
re, les congés payés, l’impôt sur le revenu, l’école unique, bref manquer à
tout ce qu’il attendait d’elle et ne s’employer en tremblant qu’à maintenir
ses satisfactions d’égoïsme, il lui eût jeté cruellement son mépris à la face
et se fût tourné, bien qu’il ne fût porté vers elle ni par sa naissance, ni par
son éducation, ni par ses goûts, vers la classe révolutionnaire, la seule
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 191

dont, désormais, il eût pensé pouvoir attendre la réalisation de son idéal de


liberté, de justice et d’une peu moins de misère humaine.

Enfin, nous avons été particulièrement heureux de trouver, repris dans


la revue Littérature internationale (qui n’a pas cessé malgré la guerre
d’être publiée à Moscou, en français), un remarquable pamphlet d’André
Marty : « Voltaire accuse », écrit en janvier 1942.

À cette époque,

l’espion Abetz, régent de France pour le compte d’Hitler, constatait avec


rage que le peuple français, trahi, humilié écrasé,

puisait dans les grands exemples nationaux de nouvelles forces pour


sa révolte contre les barbares ; l’obscurantisme vichyssois et la falsifi-
cation de l’histoire

ne parvenaient pas à étouffer cette immense action patriotique.

Abetz ordonna alors à ses valets de faire fondre les statues les plus
symboliques du continuel effort français pour la libération de
l’homme.

Ainsi disparurent, entre mille autres, le Kléber de Strasbourg et le Jau-


rès de Toulouse, le Gambetta de Tours et le Robespierre d’Amiens. Ainsi
disparurent le monument aux otages fusillés, en 1915, à Lille par Stülpna-
gel [déjà !], celui des Francs-Tireurs à Paris, et celui de Chambéry évo-
quant le rattachement volontaire de la Savoie à la France.

Puis la statue de Voltaire aussi fut envoyée à la fonte.

André Marty relève aussitôt l’injure ; sa profonde connaissance des


œuvres du philosophe comme son habitude à saisir l’essentiel des si-
tuations lui font voir avec évidence l’analogie des luttes menées par
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 192

l’ancien régime et par Vichy contre Voltaire, lui impose l’image du


patriarche se dressant de nouveau contre la réaction :

L’ancien régime ? Mais c’est vous qui l’êtes… Je le reconnais, cet or-
dre nouveau… J’écrivis jadis l’Ingénu contre quelques lettres den cachet.
Aujourd’hui, elles sont règle d’État… Les juges de Calas et de cent autres
étaient autrement moins vils que le président Devize et le procureur colo-
nel Farge de votre cour de Paris, qui envoyèrent à la guillotine l’intègre
député d’Amiens Catelas. Car dans leur impitoyable cruauté et dans leur
rapacité, les juges de Toulouse, en faisant rouer Calas innocent, croyaient
au moins servir le roi de France. Tandis que vos histrions de la cour spé-
ciale de Paris ne condamnent que par votre ordre, monsieur Pétain, et pour
servir le bâtard du roi de Prusse.
…Quoi ? il y a de pareils monstres sur la terre ? Demandait l’Ingénu
en apprenant qui l’avait jeté à la Bastille et pourquoi on l’y avait jeté. De
quels noms faut-il donc affubler aujourd’hui un Pétain, un Laval, un
Déat ?

Sous l’hypocrite moralité vichyssoise, sous les protestations


d’honneur, de dignité, d’honnêteté, de grandeur, Voltaire démasque-
rait une nouvelle fois les corruptions, la bêtise, la bassesse, la cruauté,
— pis encore, la trahison. Dans tous les domaines, hélas ! Vichy
l’emporte de loin sur le despotisme et les hontes de la monarchie dé-
cadente et c’est pourquoi, us qu’elle encore, « Vichy a peur de Voltai-
re et de l’ironie voltairienne ».
Mais

justement parce que Pétain et Laval veulent arracher jusqu’au souvenir de


cet implacable accusateur des abus et des crimes, le peuple l’aime et se
penche vers lui ;

aux intellectuels français donc de ne pas permettre que son message


soit étouffé et de continuer son œuvre.
Au début de 1942, un grand nombre d’entre eux, écrivains, artistes,
professeurs, instituteurs, juges, avocats, médecins, participent déjà à la
lutte. André Marty appelle à les rejoindre tous ceux qui se taisent en-
core et servent ainsi indirectement l’ennemi :
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 193

La liberté d’écrire, la liberté de penser ne doivent pas seulement


se réclamer, elles doivent se conquérir…

Dans cette guerre sainte pour délivrer la France, toutes les armes sont
bonnes. Pour les uns, c’est la grenade et la mitraillette. Pour d’autres, la
clé qui déboulonne les rails ou le changement de l’alliage qui rendra cas-
sante comme verre la pièce essentielle du tank ou de l’avion. Pour les in-
tellectuels de France. Pour les intellectuels de France outragés et défiés,
l’arme sera celle de Voltaire : la plume comme moyen, comme arme, pour
frapper et appeler à frapper implacablement l’oppresseur… Dans cette ba-
taille où se jouent la vie et l’avenir de la nation française avec la vie et
l’avenir de l’humanité, comme Voltaire, il faut poursuivre la « politique
des résultats », il faut convertir. Comme Voltaire, il faut non pas seule-
ment exposer la vérité utile, mais encore la prêcher au peuple de France.

Ces exhortations éloquentes d’André Marty au nom de Voltaire fu-


rent entendues. Bientôt, tous les intellectuels français ou peu s’en faut,
tous les interprètes de la pensée française furent au service du pays,
mettant inexorablement à nu la duperie vichyssoise, dévoilant la mal-
faisance essentielle du nazisme, appelant à la lutte implacable contre
l’envahisseur.
La marche glorieuse de la France vers le progrès et la liberté conti-
nuait.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 194

LES LIVRES
DEUX LIVRES SUR LA RÉFORME
DE L’ENSEIGNEMENT 52

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Il y a une crise de l’enseignement. Le nombre de livres, brochures,


articles parus à ce sujet en fait foi. Mais mieux que les raisonnements,
les statistiques ou les inquiétudes moralisatrices, un exemple donne la
mesure, la signification et la gravité de cette crise : des étudiants ont
manifesté le jour de la victoire à Paris devant l’ambassade d’Italie de
façon odieusement hostile. N’en doutez pas : ces étudiants sont les
mêmes que ceux qui manifestèrent devant l’ambassade de l’U.R.S.S.
pendant la guerre de la Russie contre la Finlande fasciste, les mêmes
qui avaient manifesté contre les « sanctions » pendant que Mussolini
perpétrait l’assassinat contre l’Ethiopie. Mais n’en doutez pas non
plus : ce ne sont pas les mêmes qui, le 11 novembre 1940, prenaient
l’initiative de la première démonstration de résistance sur la place de
l’Etoile. Autrement dit, il y a deux catégories d’étudiants : ceux qui
sont inscrits sur les registres universitaires parce qu’ils aiment la

52 J.-B. PIOBETTA : Education nationale et instruction publique, J.-B. Baillère


et fils, 1944.
MAXIME BLOCQ-MASCART : Chroniques de la Résistance, suivies
d’Etudes pour une nouvelle révolution française, Correa, 1945. (IV. La ré-
forme de la vie culturelle.)
Les livres analysés ici apportent une contribution utile à un problème
qu’étudie présentement, dans toute son ampleur et dans toute sa profondeur,
la Commission présidée par Paul Langevin, la Pensée consacra bientôt une
étude détaillée aux travaux de cette Commission (N.D.L.R.).
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 195

science et parce qu’ils ont besoin de gagner un jour leur vie — et ceux
pour qui la vie « estudiantine » est un bon prétexte à surprises-parties,
à monômes et à défilés incongrus.
Ce ne sont pas les seconds qui se sont fait tuer, torturer, déporter
pendant l’occupation, mais ce sont eux qui braillent le plus. Fils et
filles à papa, bons à rien parce que mauvais en tout, incapables de rien
comprendre, mais très forts pour se moquer et chahuter, perpétuels
recalés, cancres très élégants, ils encombrent l’Université et empestent
son atmosphère.
Il faut bien le dire : ils ne se répartissent pas également dans toutes
les disciplines. Vous n’en trouvez pas aux Sciences, peu aux Lettres
(sauf en langues vivantes), mais beaucoup aux premières années de
Médecine, en Pharmacie et surtout en Droit. Pourquoi ? Parce que
connaissant quand même le désir de décrocher un titre, ils tiennent à
réaliser ce désir avec le moins de peine possible. Et cela entraîne ipso
facto une conclusion impérative : il faut relever le niveau de
l’enseignement des langues vivantes (un grand pays se doit d’avoir
des citoyens qui parlent facilement les langues étrangères) — aug-
mentent la difficulté des premiers examens de médecine et de phar-
macie (car si la sélection se fait bien par la suite, elle se fait trop tard)
— et surtout remanier de fond en comble l’enseignement du droit,
aussi bien à la faculté que dans les écoles libres annexes, telles que
l’Ecole des sciences politiques où la couleurs de la cravate et la lon-
gueur du cheveu compte beaucoup plus que la clairvoyance du juge-
ment et où on apprend gravement (sans rire) que la découverte de la
théorie de la valeur marginale a bouleversé, ruiné, détruit la théorie
marxiste de la valeur — dont on sabote soigneusement l’explication
pour pouvoir s’en gausser à son aise. Il n’y a pas, rue Soufflot, un étu-
diant sur cent qui sache exposer correctement l’économie politique
marxiste.
« Vous voulez donc que tous les étudiants soient marxistes ? » di-
ra-t-on. Certes non. Je veux simplement dire ceci : on enseigne à des
fils de privilégiés des théories qui ne peuvent servir qu’à perpétuer
leurs situations de privilégiés — ce qui est une bizarre conception de
l’objectivité de l’enseignement. Et, ce qui est plus grave, c’est qu’on
enfonce dans le crâne d’étudiants sérieux tels que les étudiants en Ca-
pacité (qui prennent sur leurs heures de loisirs pour travailler leur
droit, car ils ont souvent déjà un métier) les mêmes âneries, partiales
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 196

et stériles — et cela n’est rien moins qu’une tentative de « noyauta-


ge » réactionnaire de la partie la plus estimable de la population étu-
diante.
Et comme il faut s’y attendre, l’argent joue son rôle : les études de
droit sont parmi les plus coûteuses. On polycopie les cours de droit et
on les achète pour pouvoir ne pas aller aux cours (à quoi servent alors
les cours ?). a l’Institut d’anglais on paie pour avoir le texte des de-
voirs et on paie pour les voir corriger… Mais aussi, quelles belles ro-
bes portent les étudiantes du droit ou d’anglais, quelles belles cravates
les étudiants ! Et tout cela sent bon la cigarette américaine (la gauloise
n’étant pas distinguée) et pourquoi s’en faire ? C’est papa qui paie,
tout attendri sur le travail « énorme » de son rejeton.
Allons, tous les projets de réforme de l’enseignement seront bels et
bons qui seront guidés par ce souci essentiel :
Débarrasser l’Université de ses parasites.
On dira : « Ce n’est pas l’enseignement que vous voulez donc ré-
former, c’est l’éducation. » Je préfère garder e mot enseignement, car
ce n’est pas avec des raisonnements, des prêches et des cours
d’éducation morale qu’on rendra au travail universitaire son sérieux et
son efficacité (car c’est là toute la question) — mais avec des mesures
techniques ou « administratives », telles que la réduction des droits
universitaires, la création d’examens en cours d’année dans toutes les
disciplines, le relèvement du niveau de ces examens, l’élimination des
individus qui se présentent dix fois au même examen, etc.
Deux remarques encore : d’abord tout cela est valable aussi bien
pour le degré « lèves des lycées et collèges » que pour le degré « étu-
diants du supérieur ». Ensuite en aucun cas les professeurs eux-mêmes
ne peuvent être mis en cause, mais seulement une certaine partie du
public intitulé « parents d’élèves » et un certain esprit dans les cadres
supérieurs de l’enseignement.

*
* *
M. Piobetta est de mon avis en ce qui concerne l’éducation. Par
contre, l’O.C.M. ne l’est point.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 197

Du livre de M. Piobetta Education nationale et instruction publi-


que deux idées se dégagent en effet : la première est celle de la néces-
sité d’une coordination entre les divers ordres d’enseignement doit
avoir pour but de supprimer le cloisonnement des degrés et faire en
sorte que le degré primaire ne soit plus sans aucune communication
avec le secondaire, que le secondaire « ouvre » véritablement la porte
au supérieur, que ce supérieur, enfin, soit accessible aux élèves venant
d’une école dite « technique ».
Le second principe de l’auteur est précisément ce que nous signa-
lions, à savoir que l’éducation est inséparable de l’instruction. La
preuve en est, dit M. Piobetta, que les élèves eux-mêmes ne s’y trom-
pent pas et savent marquer qu’un professeur joint des qualités
d’éducateur à ses qualités d’instructeur lorsqu’ils disent de lui : « c’est
un bon professeur » ou « c’est une bonne classe ». Tous ceux qui se
souviennent de l’époque où ils aillent en classe (à quelque niveau que
ce soit) savent ce qu’on entend par ce qualificatif de bon. Et M. Pio-
betta insiste très justement sur la nécessité qu’il y a pour être un bon
professeur d’avoir un idéal pédagogique ; il donne comme substance
de cet idéal la patrie — et, ma foi, nous sommes d’accord avec lui,
sauf à lui faire remarquer qu’en France depuis bien longtemps déjà, la
patrie a pour nous une forme qui est la République — et par consé-
quent nous pensons qu’il serait plus juste, plus vrai d’indiquer come
l’idéal à l’Université, à tous ses échelons, la République et tout ce que
ce mot peut susciter d’enthousiasme créateur.
Et tout au long de son petit livre, M. Piobetta tire els conclusions
de ces deux principes féconds : la nécessité de créer et de répandre les
cours du soir (dont le manque en France est une véritable honte) et les
Universités populaires, le maintien de la laïcité, la refonte totale de
l’enseignement technique (à propos duquel l’auteur émet la très inté-
ressante suggestion de créer des établissements spécialisé dans la for-
mation des futurs employés des postes, douanes, contributions et au-
tres services publics), tout cela est stricte et intelligente application
d’un système très souple. La réorganisation d’un système très souple.
La réorganisation de l’enseignement secondaire est ce que l’auteur
traite avec le plus d’autorité et son projet de division en deux types
d’Humanités (Humanités anciennes et Humanités modernes) est d’une
grande clairvoyance. Bien placé pour connaître et juger la valeur du
baccalauréat (M. Piobetta a été directeur du service central du bacca-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 198

lauréat), il ne se fait pas faute de lui porter les attaques désormais tra-
ditionnelles et insiste sur la nécessité qu’il y a d’instituer un art de
l’examen, car les examens valent surtout ce que valent les examina-
teurs. Son aussi très bien venues les lignes où l’auteur dit : il faut
« abolir le pouvoir des préfets en matière de mutation, d’avancement
et de nomination, arracher à l’administration politique et rendre à
l’Université les maîtres de l’enseignement primaire 53 » ou les pages
au long desquelles le fils de l’auteur 54 critique avec discernement le
stage et son efficacité.
Est-ce à dire que tout dans ce projet de réforme est parfait ? Non,
évidemment. C’est ainsi que les moyens proposés pour permettre à
toutes les couches de la population d’accéder à toutes les couches de
la population d’accéder à tous les degrés de l’instruction sont insuffi-
sants ; que l’on propose paradoxalement de supprimer la gratuité du
lycée ; que le projet de réforme des bourses est bien peu satisfaisant (il
est vrai que pour trouver une solution vraiment satisfaisante, il fau-
drait ici non plus une réforme, mais une révolution de
l’enseignement) ; que le chapitre sur l’orientation est faible et ne révè-
le pas de possibilités concrètes ; que les contre-propositions concrètes
de St. Piobetta en ce qui concerne le stage ne sont pas très séduisantes.
C’est ainsi enfin que nous rejetons en bloc presque tout le projet rela-
tif aux années préparatoires aux Facultés : M. Piobetta, en effet, désire
voir servir ces années de propédeutique en même temps comme pré-
paratoire à l’enseignement professionnel supérieur et comme centres
de culture — ce qui est sans doute difficilement conciliable et ce qui a
comme conséquence l’exigence d’une durée de deux à trois ans pour
ces cours… Mais cela vient de ce que l’enseignement supérieur exige
une réforme beaucoup plus profonde que les autres ordres de
l’enseignement — et sans doute totale.
Reste que le livre de M. Piobetta donne à réfléchir — ce qui était
son but — et que nombre des solutions qu’il propose sont plus que
séduisantes. Comment en serait-il autrement quand au cœur des médi-
tations de l’auteur se trouve cette affirmation :

53 C’est une chose faite désormais.


54 Stéphane Piobetta, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé de
philosophie, mort pour la France à la tête de sa compagnie, en Italie, le 14
mai 1944.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 199

La culture n’est ni un dilettantisme superficiel, ni une illuminisme


nuageux, ni une habile sophistique dont Gorgias et Protagoras rougi-
raient… Cultiver un esprit signifie en dégager et en développer toutes les
activités.

Et c’est bien là le plus parfait idéal pédagogique que l’on puisse


donner à toute l’Université : faire de l’enfant, du jeune homme, un
homme et un citoyen, doté des meilleures armes pour contribuer au
bonheur et à la grandeur de son pays : celles du savoir.

*
* *
Disons tout de suite que, par contre, nous ne sommes pas d’accord
avec l’O.M.C. en ce qui concerne l’éducation : il n’y a pas deux édu-
cations, dont l’une serait « privée » et l’autre « civique ». À plus forte
raison ne doit-on pas confier l’éducation dite « privée » à des inter-
nats, dont on dit qu’ils seront « libres ». Parmi ces internats, est-il dit,
certains auront un caractère confessionnel, les autres seront indépen-
dants. Les familles choisiront selon leurs goûts. Les uns et les autres
seront soutenus par les subventions de l’État proportionnelles au
nombre des pensionnaires. Pourquoi diable vouloir à tout prix boule-
verser la façon qui se révélera tendancieuse (même si dans l’esprit de
nos camarades de l’O.C.M. elle part d’un « bon sentiment »)
l’organisation de l’internat qui actuellement ne laisse à désirer qu’au
point de vue du confort et des loisirs ? Par souci d’éducation ? Mais
encore une fois un véritable éducateur sait bien que le problème dis-
tinct et que si malencontreusement on le distingue, on aboutit seule-
ment à créer des divisions, voire même des dissensions, soit entre le
personnel enseignant et le personnel « éduquant », soit entre les en-
fants, soit entre les éléments de la population. De plus, cette proposi-
tion de subventions d’internat rappelle à nos oreilles de désagréables
échos !
Peut-on discuter ici le projet extraordinairement fouillé de
l’O.C.M. ? Cela nous demanderait trop de place. Notons en tout cas
quelques suggestions intéressantes : celle de l’enseignement post-
scolaire (bien que la conception en soit un peu trop chargée), celle qui
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 200

concerne les instituts d’administration et les instituts ou centres


d’études locaux, l’organisation de la recherche. Ne laissons pas de
féliciter nos amis de l’O.C.M. d’avoir souligné la nécessité de l’ « or-
ganisation et l’extension du régime des indemnités d’études » et celle
d’une « direction de la jeunesse » (bien qu’on n’y ait peut-être pas
donné aux possibilités de consultation de la jeunesse elle-même assez
de place), et remarquons que, décidément, un certain nombre d’idées
sont « dans l’air », car on trouve dans le détail bien des points com-
muns entre le projet de l’O.C.M. et celui de M. Piobetta.
Mais l’ensemble de l’étude, publiée sous l’égide de M. Blocq-
Mascart, ne nous satisfait pourtant point. Pour deux raisons essentiel-
lement : d’abord parce qu’elle ne part pas de principes nets, solides,
concrets. « Développer la culture générale » ; soit — mais pourquoi ?
dans quel but ? Seule l’affirmation préalable d’un but à atteindre peut
rendre fécond un projet de réforme et c’est ce qui manque à ce projet
de l’O.C.M. Ensuite, le projet est trop délibérément compliqué : pour-
quoi compliquer presque à plaisir des choses qui pourraient être si
simples à peu de prix ? Même si l’on affirme la nécessité d’un cham-
bardement complet de l’enseignement, il n’est pas nécessaire de trou-
ver des solutions si complexes. D’autant plus qu’on ne trouve pas
dans le détail de la réforme de raisons impératives à tel ou tel chan-
gement. En un mot, et sans vouloir être dur, il y a dans ce projet une
certaine incohérence qui a pour résultat de faire parfois enfoncer par
le rédacteur des portes largement ouvertes (notamment en ce qui
concerne l’enseignement supérieur).
Il n’en reste pas moins que le projet de l’O.C.M. ouvre des aperçus
intéressants et que nous sommes pleinement d’accord avec ses auteurs
pour déclarer que « l’enseignement nous apparaît comme devant dé-
ployer la personnalité humaine sous tous les aspects et non pas exclu-
sivement sous l’angle de la connaissance abstraite ».

*
* *
Il y a une crise de l’enseignement. Il faut la résoudre. Et tous ceux
qui, avec des mérites divers, s’en soucient sont à louer.
J. KANAPA.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 201

LÉON MOUSSINAC : Le Radeau de la Méduse. Paris, éditions Hier


et Aujourd’hui, 1945.

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C’est son journal de prisonnier politique que Léon Moussinac nous


donne dans le Radeau de la Méduse, et ce témoignage direct, presque
trop simple, est pour nous profondément instructif à bien des égards.
La première partie du livre, — Moussinac est alors isolé dans une
cellule de la Santé, — nous livre les méditations d’un intellectuel qui
a la volonté, non seulement de rester physiquement et moralement in-
tact malgré la solitude continuelle, mais encore de profiter de celle-ci
pour s’approfondir lui-même et travailler à cette unité totale de soi à
laquelle il aspire comme à la plus belle réussite de chaque personne
humaine.

Cette unité universelle vers quoi tend l’esprit n’est pas faite d’un
amalgame idéal des valeurs intellectuelles les plus hautes de chaque indi-
vidu, de chaque civilisation, mais d’une construction rationnelle de ces va-
leurs enfin assemblées, participantes, une construction matérialiste qui se
complète sans cesse et se renouvelle selon la loi dialectique… Une telle
unité est seule vivante, et de cette qualité lui viennent sa puissance, son
rayonnement, sa grandeur ; elle détermine, en définitive, pour tout civili-
sé, son action personnelle et sa pensée immortelle. Elle se substitue à la
vielle unité de Dieu. (Page 23.)

La conquête de cette unité nouvelle rend à l’homme l’espérance et


la joie. L’écrivain Moussinac ébauche les œuvres littéraires qui lui
permettront d’aider, plus tard, espère-t-il, en même temps qu’à la
transformation matérielle et morale du corps social, à la destruction de
l’« esprit petit bourgeois » corrupteur des âmes. Il proteste contre le
culte de la douleur et du désespoir, et de sa cellule misérable fait mon-
ter un chant d’allégresse et de certitude.

Il nous suffit d’être assurés, comme nous le sommes, que les temps
nouveaux seront… Un jour, tout de même, par la force des choses — des
choses qui n’ont rien à voir avec la métaphysique —, j’allais écrire par la
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 202

force du peuple, les hommes auront plus de raisons d’être heureux et les
hymnes à la joie naîtront comme des produits naturels de la terre et du
sang 55.

L’homme assez courageux et lucide pour écrire ces lignes dans une
prison était arrêté en exécution du décret Daladier conte les commu-
nistes et volontairement mêlé, ainsi que ses camarades, aux détenus de
droit commun.
Toute la seconde partie du livre est occupée par le récit lamentable
de l’exode des prisons de Paris en juin 1940, et celui du séjour au trop
célèbre camp de Gurs. Oh ! certes, les horreurs qui nous sont révélées
ici ont été bien dépassées par celles d’Oswiecim (Auschwitz), Struthof
ou Maïdanek, mais il est trop réel, hélas ! qu’une certaine France, in-
digne de ce nom, était sur le chemin de la barbarie dès avant
l’occupation allemande. L’internement arbitraire (Moussinac attendra
plus d’un an avant d’être jugé), la faim, le refus des soins médicaux,
les coups, l’odieuse alliance des gardiens et des « droit commun »
contre les politiques, les nazis n’ont pas eu à les enseigner aux fascis-
tes français. très logiquement, la haine du communisme qu’ils accu-
saient de menacer la civilisation occidentale avait fait renier à ceux-ci
les principes les plus sacrés de cette civilisation même ; dès 1939, les
« nationaux », décidés à la trahison et beaucoup plus préoccupés de la
guerre contre l’U.R.S.S. que la guerre contre Hitler, avaient besoin
d’oublier toute justice pour s’acharner sur les patriotes communistes
qui déjouaient leurs plans. Le commissaire de Montreuil, qui arrêta
Moussinac en avril 1940, essaya naturellement de tourner son patrio-
tisme en dérision. Moussinac répondit : « L’histoire jugera, elle dira
où en étaient les patriotes ». Ce qui lui valut un ricanement du com-
missaire : « Des mots ! »
Des mots qui prennent aujourd’hui une force singulière lorsqu’ils
sont authentifiés par les notes très simples que Moussinac nous donne

55 Page 36. Nous tenons à citer aussi les premiers vers de la « Romance dans la
prison », écrite pour Jeanne.
J’ai planté des fleurs pour que tu les sentes
Et qu’elles grimpent à tes doigts,
J’écris des chansons pour que tu les chantes
Et qu’elles dansent dans ta voix.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 203

en bas des pages, presque chaque fois que le coirs de son récit l’amène
à parler d’un de ses camarades poursuivi comme lui en 1940 « pour
menées antinationales » : Gabriel Péri, fusillé le 15 décembre 1941 ;
docteur Ténine, fusillé comme otage à Chateaubriant ; Pitard, fusillé ;
Politzer, fusillé ; Decour, fusillé ; Sémard, fusillé ; Danièle Casanova,
morte à Oswiecim ; Marie-Claude Vaillant-Couturier, déportée à Os-
wiecim… Je ne puis les citer tous. Mais tous apportent à ceux qui ne
sont point aveuglés par leurs préjugés, la preuve évidente de la cons-
tance du combat mené par les communistes depuis 1939. L’histoire a
dit « de quel côté étaient les patriotes… » et le Radeau de la Méduse
de Moussinac, outre son intérêt propre comme journal d’intellectuel
captif, en restera comme l’un des plus vivants témoignages.

P. GAILLARD.

LOYS MASSON : L’Étoile et la Clef, roman, Paris, Gallimard.

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Le temps n’est plus où, avec Tristan et Yseult, la Princesse de Clè-


ves, Adolphe, les passions amoureuses occupaient toute l’attention du
romancier. Créole de l’île Maurice, vieille possession française deve-
nue britannique parce qu’elle est l’étoile parce qu’elle est l’étoile et la
clef de la mer des Indes, Loys Masson ne se présente pas comme un
simple analyste du cœur ; il a pris conscience de la vie du groupe so-
cial, et le drame qu’il nous conte a pour héros tout un parti, le Parti
progressiste, en lutte avec les traditions, la veulerie née de longs siè-
cles d’esclavage, avec la volonté farouche des colons français posses-
seurs du sol, avec la toute-puissance et traditionnelle administration
britannique aussi. Lutte particulièrement émouvante, car si elle appa-
raît comme une lutte de classes semblable à celle qui se déroule dans
le monde entier, elle se double d’une véritable lutte de races. Le ra-
cisme des colons n’est pas un vain mot. Malgré la générosité qui
l’anime parfois, le Blanc ne fraye pas avec l’indigène. Sans doute, à
ce point de vue, la différence est-elle grande entre Laclotaire, planteur
féodal qui traite ses ouvriers indiens, noirs ou métis comme des escla-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 204

ves, et l’avocat Novel, ouvert à toutes les idées généreuses. Mais, si


hardi qu’il soit en pensée, Novel n’en continue pas moins de vivre se-
lon les traditions de la bourgeoisie européenne ; il ne va pas jusqu’au
bout de soi. Seul, Barnèse, préparé par l’évangélique pauvreté de ses
parents, franchit la frontière qui sépare le Blanc de l’Indien, encore
qu’il ne trouve pas, chez tous ses frères de peau brune, l’accueil dont
il rêvait.
Au-dessus des syndicalistes de second plan, comme Chandranath,
qui se laissera corrompre par amour du lucre, comme Ramdour, trop
accessible à l’ambition personnelle, comme Matelot, dévoué corps et
âme à celui qu’il a reconnu pour chef, et qui saura mourir pour lui —
trois révolutionnaires se dressent dont chacun constitue un type. Novel
représente le bourgeois libéral, non conformiste, mû par le goût de
l’authentique. Extrêmement lettré, prêt à tout discuter, il est apte à tout
comprendre et aspire à « la venue de l’étoile, le temps de la fraterni-
té » (p. 48). Mais là s’arrête son pouvoir. Il ne sera révolutionnaire
qu’en pensée, dans le silence du cabinet. Il n’a pas compris qu’une
idée n’est qu’une esquisse et n’atteint son épanouissement que dans
l’acte. La liberté dont il rêve n’est qu’une « incantation de poète » (p.
180).
Coulombe, lui, s’est haussé sur le plan de l’action en fondant le
Parti progressiste. Mais les insuccès l’ont usé et, depuis trop long-
temps habitué aux responsabilités, il considère sa situation de chef
comme un chef qu’il est prêt à défendre, par tous les moyens, contre
le jeune Henri Barnèse que son dynamisme a désigné pour le rempla-
cer. Tous les partis de type ancien connaissent ce genre de leaders qui
« ont trop souci du métier, toujours effrayés à l’idée de se compromet-
tre avec l’inhabituel » (p. 180), et qui ne savent pas s’effacer pour re-
mettre leur pouvoir en des mains plus aptes. Quand certaines garanties
ne sont pas prises, l’action garanties ne sont pas prises, l’action révo-
lutionnaire use les hommes, la détention du pouvoir les corrompt.
Loys Masson a bien mis en valeur ces deux facteurs du drame dont
Coulombe est à la fois le héros et la victime.
Plus grand que le patricien cantonné dans la spéculation philoso-
phie ou l’indien abattu par l’insuccès, apparaît Henri Barnèse qui
semble le porte-parole de l’auteur. Il n’a d’abord été qu’un révolté jeté
par le dénuement contre ses camarades d’école sarcastiques, contre
ses maîtres sans indulgence :
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 205

Il connaissait la misère ; il l’avait vue chez lui, dans son entourage de


gens pauvres… On pouvait venir lui parler de la souffrance des riches, de
cette fameuse « souffrance morale » par laquelle ils sont censés racheter
mille choses. Les cochons ! qu’est-ce qui valait les loques (p. 12).

Mais il ne s’est pas retranché dans une révolte égoïste qui eût fait
de lui un aigri. Insoucieux des conventions mondaines, toujours prêts
à partager leur manteau comme saint Martin, ses parents lui ont appris
à traiter les indigènes en hommes, à plaindre leur misère et à la soula-
ger.

Qu’est la misère des Blancs les plus pauvres auprès de la misère des
indigènes ? de leurs cahutes ? entre la pioche posée dans un coin et le gra-
bat, l’enfant qui a des vers et se roule de coliques ? La merde isole… Avec
la dysenterie, chier occupe tout le loisir. Puis dormir. Puis c’est l’aube, le
réveil, les pieds nus sur la terre nue (p. 70).
Alors, par besoin de pureté morale, par désir de se dépasser, mais aussi
par esprit chrétien, Henri Barnèse abandonne sa classe et sa race pour se
consacrer à l’émancipation du travailleur indigène.

Avec Mauriac et Bernanos, Loys Masson appartient à ce groupe de


catholiques ardents qui rêvent de restituer à la religion sa pureté, son
exigence primitives. Mais, poussant plus loin que Mauriac et Berna-
nos ses exigences chrétiennes dans l’ordre social, Loys Masson « ad-
met le catholicisme au sein du communisme » (p. 145).

Cette vacance poignante des âmes religieuses, s’écrie-t-il. C’est cela


qu’on a perdu et qui reproche, qui fait aujourd’hui de chaque catholique
un criminel. Tant qu’on ne la retrouvera, il n’y aura pas à proprement par-
ler d’église — seulement des murs, des lustres, des encensoirs, des clowns
qui s’amusent avec la chose sacrée… L’Église n’est pas sa bêlante troupe
de fidèle. Elle est ailleurs, sans qu’on l’ait vue — pourtant, ses grandes ai-
les ! — elle a quitté le christianisme, passé la barricade, elle est de l’autre
côté avec ceux qui veulent appliquer l’évangile de la charité (p. 243).

En termes clairs, elle est avec les communistes :


LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 206

L’Évangile : le communisme y adhère, déclare sans hésiter Masson,


c’est son visage de chaque jour, sa face ouvrière (p. 181).

Ainsi, de l’ombre des nefs à la clandestinité des réunions syndica-


le, Barnèse a-t-il trouvé sa voie. Il n’est plus un révolté mais un apô-
tre. Reste à devenir le révolutionnaire assis dans sa doctrine à la fois
religieuse et sociale, lié au souvenir de ses actes. Deux aventures ma-
jeures permettront l’achèvement de sa formation : la grève au cours de
laquelle, malgré les ordres, Henri ne peut assister impassible à la fu-
reur de la police contre ses camarades, et qui l’oblige à se démasquer,
à perdre sa situation chez Laclotaire, à rompre avec la jeune fille qui
l’aimait, à vivre en marge de la société européenne, à recevoir sans
honte les subsides du Parti ; puis la marche sur Port-Louis, marche
héroïque, désespérée, mais nécessitée par les faits, et au cours de la-
quelle Matelot, le bon Matelot, dévoué à son chef, est tué. Maintenant,
la révolution n’est plus seulement une idée qui gonfle le cœur, ou la
bagarre qui soulage les muscles et les nerfs, c’est du sang répandu, la
disparition de celui qu’entre tous on aimait. Barnèse conçoit qu’il ne
s’est pas trompé ? Il vengera Matelot, non pour le plaisir de la ven-
geance, mais pour créer la société où Matelot aurait pu vivre. A sa mi-
sère, toujours prête à l’accueillir et, par tendresse, à le comprendre,
Barnèse confie ses espoirs d’une « révolution bien faite ». Il sait que
les « mauvais » s’y opposeront de toute leur force.

Leur haine vient avant tout de ça : que le communisme leur prouve


qu’il y a quelque chose de plus noble dans le regard de l’honneur qu’un
homme vertueux, et c’est une société juste. Qu’il y a quelque chose de
plus beau — je ne sais si je puis parler ainsi, je me comprends, ce n’est
sans doute pas la phrase qui convient — de plus beau encore que l’hostie ;
te c’est le pain également partagé.

La prison où, malgré le racisme colonial si indulgent aux incarta-


des des Blancs, on finit par enfermer Barnèse, achèvera de le cristalli-
ser dans sa volonté de révolutionnaire. La première révolte des pro-
gressistes mauriciens a échoué. Mais on pressent que d’autres se pré-
parent, plus fructueuses, er cela — sans que Loys Masson l’indique,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 207

ne sera-ce pas un drame poignant pour l’indigène ? — par l’initiative


d’un Blanc.
Ainsi, le roman se déroule sur deux plans : psychologique et social.
On y suit aussi bien la transformation d’un révolté en révolutionnaire
que le progrès des idées syndicalistes chez les Mauriciens. Mais il ne
prend toute sa valeur que sur le plan social. Car Loys Masson, que
l’on connaissait comme l’un des poètes les plus doués de la jeune gé-
nération, sait évoquer la foule et peindre ses remoux, don infiniment
rare chez les romanciers français depuis Zola. Je ne serais pas éloigné
de croire que nous avons en lui le romancier de l’unanimisme dont
Jules Romains ne put être que le théoricien. Sans doute, son premier
roman ne satisfait-il pas pleinement. Il manque d’unité, non seulement
dans l’intrigue mais dans le ton. On dirait que l’auteur n’a trouvé sa
technique qu’au fur et à mesure qu’il avançait dans sa rédaction. Au
début, il semble qu’il nous offre des souvenirs écrits à la troisième
personne ; des chapitres relatifs à l’histoire du monde (vue de l’île
Maurice), depuis l’affaire d’Ethiopie, se mêlent à des chapitres pro-
prement romanesques. C’est seulement à partir du moment où Barnèse
en devient le protagoniste que l’intrigue nous entraîne. La phrase el-
liptique, la forme allusive préférée à la forme descriptive ou narrative
chère aux romanciers traditionnels, un certain désir de choquer le phi-
listin par l’emploi de termes grossiers (dont on dirait que, depuis Léon
Bloy et Huysmans, ils sont inséparables de l’esprit chrétien), tout cela
peut choquer ou plaire, témoigner d’une recherche d’originalité à tout
prix ou d’un tempérament fougueux, original — nous le saurons plus
tard. Mais qu’un jeune écrivain ait choisi un sujet d’une aussi excep-
tionnelle ampleur et qu’il ait réussi à nous y intéresser, qu’il ait fait de
la grève chez Laclotaire, en particulier, une véritable page d’épopée,
cela seul nous retient aujourd’hui, et nous prouve qu’un romancier
nous est né dont on attend avec espoir les prochaines œuvres.

JEAN LARNAC.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 208

JEAN-JACQUES BERNARD : Le Camp de la Mort lente (Compiègne,


1941-1942). Paris Albin-Michel, 1944.

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Le titre que Jean-Jacques Bernard a donné à son récit restera dans


notre langue pour désigner une des catégories de supplices inventés
par le sadisme hitlérien : à côté des « camps d’extermination » comme
Auschwitz, où tous les jours quelques centaines ou quelques milliers
de prisonniers étaient menés à la chambre à gaz, puis au four créma-
toire, à côté aussi des camps comme Mauthausen, où la majorité des
prisonniers, astreints à un travail effroyable, succombaient quelques
semaines après leur arrivée, voici les « camps de la mort lente » où
l’on mourait de faim, sans rien faire, simplement parce que la nourri-
ture était au-dessous du minimum vital.
Le 12 décembre 1941, lendemain de l’entrée en guerre des États-
Unis, 700 Juifs français, choisis dans la grande bourgeoisie parisienne,
surtout parmi les intellectuels, professeurs, avocats, magistrats, écri-
vains, ingénieurs, et de préférence parmi les anciens combattants,
étaient arrêtés chez eux, emmenés d’abord dans les mairies de leurs
arrondissements, puis parqués à l’Ecole militaire. De la gare du Nord,
un train les conduisait ensuite à Compiègne ; au camp voisin de
Royallieu, près du quartier politique (ou quartier communiste), du
quartier russe et du quartier américain, on aménageait pour eux un
quartier juif, ou 300 Juifs étrangers, ramenés de Drancy, venaient les
rejoindre. Ainsi se constitua un camp de représailles, où l’envoi des
paquets était interdit, où les morts étaient fréquentes et brutales, où,
deux mois après, la température moyenne des prisonniers oscillait en-
tre 34 et 35°. Le 13 mars 1942 quelques autres grands malades, parmi
lesquels son cousin Jacques Ancel, professeur d’histoire à la Sorbon-
ne, qui ne devait pas longtemps survivre. Quelques jours après, le
camp juif de Royallieu était dissous ; les survivants furent transférés à
Drancy ou déportés en Sibérie et en Pologne.
À la première page du livre, une photographie montre Jean-Jacques
Bernard tel qu’il revint chez lui en mars 1942, tel que je le vis alors,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 209

cadavre humain où seule veillait l’intelligence. A peine rétabli, il écri-


vit sans phrases, objectivement, minutieusement, le récit de ce qu’il
avait vu, entendu et souffert. C’est ce récit, écrit à la fin de 1942, qu’il
a publié au lendemain de la libération.
Témoignage modéré, mesuré, qui donne toujours l’impression de
rester en dessous de la vérité, tant l’auteur montre de scrupule et de
douceur. Le dramaturge discret et tendre de Martine et du feu qui re-
prend mal n’est fait ni pour décrire la brutalité, la cruauté et la mal-
veillance nazies, ni même pour les voir dans toute leur abjection. Et
s’il a adouci le portrait de ses tortionnaires, n’a-t-il pas embelli celui
de ses compagnons ? On se prend à se demander si, à l’intérieur du
camp, à côté des vertus de solidarité et de bonté dont il nous donne
d’émouvants exemples, il n’est pas apparu trop souvent d’autres sen-
timents moins nobles, sur lesquels il jetterait un voile de pitié. Jean-
Jacques Bernard est si humain qu’il veut découvrir chez tous ceux qui
l’entourent quelque chose qui commande et mérite la sympathie : on a
peine à croire que, parmi ces hommes réduits au désespoir par le froid,
la faim, les poux et un savant système de fausses nouvelles, parmi ces
petits artisans et ces grands bourgeois parqués pêle-mêle entre les bar-
belés, les rapports sociaux soient toujours restés dans les limites du
savoir-vivre, de la courtoisie, de la bonté et de la raison.
Ce parti pris visible de mansuétude donne plus de poids encore à la
condamnation qui est ici portée à la fois contre le système hitlérien et
contre certains de ses exécutants. Que Jean-Jacques Bernard ait, en
conscience, cru nécessaire de désigner nommément deux hommes, le
lieutenant Dannecker et le sous-officier Kuntz qui, le premier dans le
genre furibond, le second dans le genre « correct », appliquaient avec
délices les instructions atroces de l’autorité allemande, c’est un fait
que devront retenir les commissions chargées de juger les criminels de
guerre. Quant à la masse des soldats avec qui les prisonniers furent en
contact, c’est par la peur qu’il explique leur comportement, ces bruta-
lités, ces vociférations, « ces hurlements de bêtes terrorisées ». Expli-
cation qui n’est sans doute pas fausse, dans la mesure où la sauvagerie
est en effet liée à la lâcheté, au manque de volonté, en définitive à
l’absence de raison et de personnalité. Mais il semble y avoir eu chez
les soldats allemands une sorte de déséquilibre mental, qui n’est pas
seulement de la peur.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 210

Le livre de Jean-Jacques Bernard, en dehors de sa valeur de témoi-


gnage, pose deux problèmes : le problème allemand et le problème
juif.
Après avoir franchement avoué la dangereuse candeur qui le por-
tait, même à la veille de 1939, à nourrir « le beau rêve d’une loyale
collaboration franco-allemande », c’est-à-dire en fait la soumission à
Hitler, l’auteur ajoute :

Je souhaite, néanmoins, que les homes qui auront la délicate mission


de résoudre le problème allemand, c’est-à-dire de rendre l’Allemagne im-
puissante à rééditer les horreurs que nous avons vécues, ne cherchent pas
la solution dans un esprit de vengeance, mais dans un esprit de justice.
Victime de la haine, je demeure convaincu qu’on ne peut rien construire
sur la haine.

Ici, je demande à distinguer. Qu’il faille, autant que faire se peut,


écarter l’esprit de vengeance, je l’admettrai. Mais que la haine — une
haine réfléchie et non aveugle, une haine lucide et raisonnable, une
haine qui n’est pas fondée sur autre chose que sur la justice — doive
aujourd’hui animer notre volonté de reconstruire le monde et nous
donner la clairvoyance et la vigilance nécessaire pour empêcher le
retour des catastrophes, j’en suis très profondément convaincu. Je res-
te, certes, sensible à la hauteur de l’idéal qu’exprime l’Antigone de
Sophocle : « Mon cœur est fait pour l’amour et non pour la haine » ;
Mais est-ce aimer assez les victimes que de na pas haïr leurs bour-
reaux ? Je crois qu’il n’y a plus de vertu agissante, plus de puissance
constructive dans le sentiment qu’Ilya Ehrenbourg décrit dans cet ou-
vrage — Cent lettres — dont Pol Gaillard rendait compte ici même le
trimestre dernier :

Notre haine contre les hitlériens nous a été dictée par l’amour de la pa-
trie, de l’homme et de l’humanité.

Et cela suppose une seconde distinction. La haine dont parle Ilya


Eherenbourg est dirigée « contre les hitlériens », car c’est bien un sys-
tème économique, politique et social qu’il s’agit d’anéantir jusqu’à ses
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 211

racines : le fascisme, dont le nazisme hitlérien est la manifestation la


plus dangereusement parfaite, mais qui eut et qui a encore, ailleurs
qu’en Allemagne, d’autres formes également haïssables. S’il y a un
problème allemand, c’est avant tout, je pense, parce que le peuple al-
lemand est la matière idéale pour donner corps à de semblables doc-
trines ; mais le meilleur, sinon le seul moyen de le résoudre est de
poursuivre la destruction du fascisme non seulement en Allemagne
mais dans le monde entier, y compris la France. La haine juste et effi-
cace n’est pas la haine contre les Allemands, mais la haine contre le
fascisme.
Quant au problème juif, il s’est posé à Royallieu avec une acuité
que Jean-Jacques Bernard, malgré sa réserve habituelle, ne dissimule
pas, et c’est le seul sujet sur lequel il prenne parti avec une véhémen-
ce, qui a suscité quelques vives controverses. Les nazis avaient —
machiavélisme ou sottise ? — enfermé ensemble 700 Juifs français et
300 Juifs étrangers : aussitôt apparut entre eux une profonde sépara-
tion, les seconds se réclamant d’une communauté juive, d’un nationa-
lisme juif intransigeant, les premiers s’affirmant Français avant tout et
se refusant à toute « solidarité sur le plan juif ».
On soupçonne, à vrai dire, que la querelle dut se compliquer
d’oppositions d’autre sorte, les Français appartenant à la grande bour-
geoisie, les étrangers étant de petits artisans ou des ouvriers : une op-
position de classe sous-tendait la dispute nationale sur la valeur du
judaïsme. Dans celle-ci, la position de Jean-Jacques Bernard et de ses
amis est extrêmement nette, et elle correspond à la pensée générale
des Français, qui répudient avec horreur le racisme hitlérien. Ces
Français d’origine israélite se considèrent comme entièrement assimi-
lés à la communauté nationale ; la plupart ne pratiquent plus la reli-
gion juive, certains même sont chrétiens « de cœur » ou « de fait »,
comme dit Jean-Jacques Bernard (je pense que bien d’autres sont af-
franchis de toute religion), ils ne parlent ni ne comprennent le yid-
disch, et ils se sentent plus proches des autres Français que des hom-
mes avec lesquels les nazis les enfermaient, comme étant leurs frères
de race. Ils n’admettaient donc de solidarité que « sur le plan humain,
pour ne pas fuir le clan des persécutés » ; ils prenaient à leur compte
le beau mot d’un haut magistrat, le président Laemmlé, leur compa-
gnon de captivité : « Nous ne sommes juifs qu’à partir du moment où
on nous le reproche. »
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En face de cette attitude, celle des Juifs étrangers, tendant à main-


tenir dans tous les pays dont ils sont les hôtes une communauté juive,
fondée, semble-t-il, sur la religion et les traditions, et refusant de
s’assimiler au reste de la population, est susceptible, je pense, de
créer, pour aujourd’hui et pour demain, de sérieuses difficultés. Au-
tant il est compréhensible que, dans les circonstances présentes, tous
les juifs qui viennent d’être persécutés en commun, sous un prétexte
racial, par les nazis allemands et français, s’aident mutuellement pour
relever leurs ruines et que des œuvres d’assistance juive s’occupent
spécialement de misères qui ont dépassé toute mesure — je pense aux
enfants juifs arrachés à leurs parents et dépouillés de leur identité, aux
enfants anonymes qu’on retrouve çà et là à travers l’Allemagne —,
autant par contre je trouverais regrettable et dangereux que ces asso-
ciations prissent comme objectif de maintenir une séparation durable
entre les Juifs habitant en France et le reste du peuple français : ce se-
rait fournir un aliment à cette « maladie de l’antisémitisme » que les
nazis n’ont point inventée, qui existait en France bien avant eux et qui
ne demande qu’à se réveiller.
Un des mérites du livre émouvant de Jean-Jacques Bernard est de
poser franchement le problème et de lui apporter une solution qui ré-
pond, à mon sens, au désir de l’immense majorité des Français, et aux
intérêts de la France.

RENÉ MAUBLANC.

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