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Nouvelle série
N° 3
AVRIL-JUIN 1945
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LA PENSÉE.
Revue du rationalisme moderne
arts – sciences - philosophie
LA PENSÉE.
Revue du rationalisme moderne
arts – sciences - philosophie
La Pensée
Revue du rationalisme moderne
Arts — Sciences — Philosophie
COMITÉ DIRECTEUR
Secrétaire de la Rédaction
RENÉ MAUBLANC
Nouvelle série
N° 3
AVRIL-JUIN 1945
__
1945
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 6
SOMMAIRE
Georges TEISSIER :
Francis JOURDAIN :
Charles KEOCHLIN :
Henri LEFEBVRE :
A. CORNU :
Critique littéraire
Les thèmes de la littérature décadente
Thème du renoncement et de la mort
Rainer Maria Rilke
Critique sociale
La religion
Le droit
La morale
Le rôle social de la morale dans la lutte des classes
Caractères généraux des doctrines morales d’inspiration sociale
La conception marxiste de la morale
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE :
CHRONIQUE MÉDICALE :
CHRONIQUE PÉDAGOGIQUE :
CHRONIQUE THÉATRALE :
CHRONIQUE POLITIQUE :
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE :
LES LIVRES :
Deux livres sur la réforme de l’enseignement ; Léon MOUSSINAC : le Ra-
deau de la Méduse ; Loys MASSON : l’Étoile et la Clef ; J.-J. Bernard : le
Camp de la mort lente, par J. KANAPA, P. GAILLARD, J. LARNAC, R.
MAUBLANC
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945
NOTE DE LA RÉDACTION
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LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945
LE SOUVENIR
DE HÉROS
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juillet 1941, quand nous vînmes à Paris, ma femme et moi, c’est avec
eux, Politzer Duhamel. Les Lettres françaises, Decour ne devait, hé-
las, en assurer que le premier numéro. La police de Pucheu, en effet,
l’arrêta comme ses camarades de travail et de combat, Georges Polit-
zer, Jacques Solomon, Danielle Casanova, Félix Cadras.
Et c’est ici qu’on comprendra peut-être la phrase de ce texte écrit
dans la tristesse de la trahison munichoise : « …chacun n’aura pas
nécessairement la mort qui lui ressemble ». Jacques Decour, ce jeune
homme aux traits fins, au teint pâle, à la bouche moqueuse et mince,
qui avait l’air, il ne s’en fallait que de la poudre dans les cheveux,
d’un portrait de notre XVIIIe siècle, un pastel de La Tour, Jacques De-
cour ne devait pas nécessairement avoir une mort qui lui ressemblât,
mais dans cette mort qui lui incomba, il a su nous montrer un visage
plus beau, plus fort que la mort même. On sait qu’aux interrogatoires,
aux tortures, dans d’indignes mains françaises puis aux mains alle-
mandes, on ne put rien de lui tirer que le mépris. On sait qu’à toutes
les simagrées des juges, aux souffrances physiques imposées, il ne
répondit qu’en demandant si on n’allait pas bientôt en finir, puisqu’il
était coupable de ce dont on l’accusait. Mais ce n’était pas là ce que la
gestapo attendait de lui : elle en attendait des oms, des adresses. Cette
bouche mince et moqueuse ne les donna pas.
On connaît sa dernière lettre. C’est indiscutablement, avec l’adieu
de Gabriel Péri, le document français le plus accablant qui soit pour
les bourreaux, parce que c’est avec l’adieu de Péri l’expression la plus
haute de la dignité française devant la mort :
Extraits du discours
prononcé le 28 mai 1942
par Georges Cogniot
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*
* *
Allocution prononcée
le 31 mai 1942 à la Maison de l’Université française
par PAUL ELUARD,
au nom du Comité national des écrivains
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Maintenant nous nous préparons à mourir les uns et les autres. Chacun
à sa manière, avec la tête entre les mains ou le sourire cabotin et si char-
mant des Français, ou tous les discours d’un si peu digne bon sens, ou en-
core le silence et le demi-sourire complice ou mystérieux des anges
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 22
condamnés. Mais chacun n’aura pas nécessairement la mort qui lui res-
semble, et plutôt toutes les formes de la mort seront hâtivement appliquées
au hasard sur les visages, comme des masques. Comment s’y retrouver ?
et qui restera pour s’y retrouver ? On se prépare, on songe à ce qui doit
venir, à ce qui doit nous tuer sans que nous puissions avoir un geste de dé-
fense, mais ce sera peut-être long, comme toutes les maladies incurables.
Attendre si longtemps une fatalité, c’est l’épreuve. Et les forts devant cette
épreuve ne sont pas ceux qu’on attendait. Les forts sont ceux qui ont aimé
l’amour avant toute chose.
C’est bien le moment de nous souvenir de l’amour. Avons-nous assez
aimé ? Avons-nous passé plusieurs heures par jour à nous émerveiller des
autres hommes, à être heureux ensemble, à sentir le prix du contact, le
poids et la valeur des mains, des yeux, du corps ? Savons-nous encore bien
nous consacrer à la tendresse ? Il est temps, avant de disparaître dans le
tremblement d’une terre sans espoir, d’être tout entier et définitivement
amour, tendresse, amitié, parce qu’il n’y a pas autre chose. Il faut jurer de
ne plus songer qu’à aimer, parce qu’il n’y a pas autre chose. Il faut jurer
de ne plus songer qu’à aimer, aimer, ouvrir l’âme et les mains, regarder
avec le meilleur de nos yeux, serrer ce qu’on aime contre soi, marcher
sans angoisse en rayonnant de tendresse.
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gardiens contrôlaient l’identité des détenus à leur arrivée dans les cel-
lules. Soudain, une porte s’ouvrit au premier étage, le gardien appela
lentement :
— Politzer Georges.
— Présent.
Un silence se fit dans notre cellule, parce que nous avions compris
l’importance du coup de filet qui venait d’être lancé. Marie-Claude
Vaillant-Couturier avait déjà été arrêtée depuis quelques jours. Notre
nouveau compagnon nous expliqua rapidement qu’il y avait eu une
très grosse rafle. Ce camarade était Georges Lepape, rédacteur à
l’Humanité, fusillé depuis.
Nous étions dix à ce moment dans notre cellule. Nous sommes au-
jourd’hui deux survivants.
Solomon resta trois jours parmi nous. Il était extraordinairement
calme :
Il est logique que je sois fusillé, nous disait-il, j’ai lu Mein Kampf et je
sais à quoi m’en tenir.
— Mais avec plaisir. Les deux plus grands terroristes qui agissent en
France : ce sont le général von Stülpnagel et le maréchal Pétain !
nouveau une gamelle bien remplie sur son guichet, nous serions, lui et
moi, mis au pain sec pendant huit jours. Ce jour-là, il se contenta de
renverser les trois quarts de la gamelle dans les latrines.
Malgré toutes ses souffrances, Politzer n’avait pas désarmé. Il
n’avait rien perdu de sa combattivité passionnée. Quelquefois, le sous-
officier d’étage, un vieillard grognon et hargneux, engagé volontaire à
soixante-deux ans, il allait le trouver pour le morigéner. Il fallait voir
comme il était reçu. Il n’avait pas d’autre ressource que de repartir
vexé en hurlant les injures les plus grossières.
Nos camarades femmes de la division faisaient un effort de solida-
rité admirable et souvent nous pouvions apporter quelques petites
choses à Politzer qui en était extrêmement ému.
Nous n’avions de nouvelles que celles que nous donnaient les sen-
tinelles et celles que nous lisions sur les journaux allemands que nous
pouvions voler. Une des dernières que je pus lui communiquer était
mauvaise : c’était le compte rendu de la bataille de Kharkov.
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945
MÉCANISME
DE L’ÉVOLUTION
par Georges TEISSIER
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*
* *
Les divers types de variation définis et étudiés au laboratoire, sur
des lignées animales ou végétales élevées dans des conditions généra-
lement artificielles, ont été retrouvés dans es populations sauvages. Il
n’est presque aucune espèce où ne puissent être trouvés, à côté
d’innombrables « normaux », quelques individus aberrants, porteurs
que, classe, par un étrange abus de langage, ceux que l’on a décrits
chez les végétaux, sous la rubrique « fausse hérédité ». Il est certain
que les faits invoqués à l’appui de l’existence de l’hérédité cytoplas-
mique ne sont ni très nombreux, ni en général très probants. Mais il
n’en reste pas moins que certaines variations héréditaires des végétaux
sont très difficiles à expliquer par les conceptions classiques. Un fac-
teur cytoplasmique héréditaire a été d’autre part mis récemment en
évidence chez un Protozoaire. Chez la Drosophile, enfin, on connaît
depuis quelques années un caractère physiologique dont la transmis-
sion héréditaire est tout à fait aberrante. Il s’agit d’une sensibilité sin-
gulière à l’action toxique du gaz carbonique qui caractérise une lignée
particulière et, dans les croisements, se transmet come un tout. Ce ca-
ractère, qui a certainement un support matériel de nature particulaire,
n’est cependant pas conditionné par un gène, puisque sa transmission
est complètement indépendante de celle des chromosomes.
Pour isolés qu’ils soient encore, ces faits n’en suffisent pas moins à
montrer que le champ de la variation est probablement plus vaste
qu’on ne le supposait il y a quelques années. Ils sont cependant trop
peu connus encore pour que, dans les pages qui vont suivre, il puisse
en être beaucoup tenu compte. Ce que l’on sait d’eux ne permet
d’ailleurs pas de croire qu’ils soient de nature à modifier, autrement
que par de légères retouches, le schéma que nous donnerons pour ter-
miner ce travail.
*
* *
Il se pose maintenant une question, que nous ne pouvons traiter ici
que sommairement, mais que nous ne sommes pas en droit d’esquiver.
C’est celle de l’origine des variations. Il fut admis généralement, jus-
qu’à une époque assez récente et malgré quelques indications contrai-
res, que la mutation d’un gène était un phénomène spontané, indépen-
dant à la fois des circonstances extérieures, de l’état physiologique de
l’animal qui en est porteur et de la nature des autres gènes qui
l’accompagnent. Cette position doctrinale des généticiens extrémistes,
pour qui les gènes sont des entités dont le comportement ne relève que
de conditions internes, ne peut plus être retenue à l’heure actuelle. On
sait produire aujourd’hui, par l’emploi convenablement dosé de
rayons X ou d’autres radiations, des mutations géniques ou chromo-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 31
somiques qui ne diffèrent pas, par leur nature, de celles qui paraissent
spontanées. Il semble aussi que certains agents chimiques, ou une élé-
vations de la température d’élevage, puissent accroître, dans une large
mesure, le taux de mutation de nombreux gènes. On a découvert,
d’autre part, d’incontestables « gènes de mutabilité » dont l’un, chez
le Maïs, accroît électivement et dans de très fortes proportions le taux
de mutation d’un autre gène, dont d’autres, chez la Drosophile, agis-
sent simultanément sur des gènes très divers. Ainsi se trouve établie
l’existence d’un type insoupçonné de corrélation intergénique et dé-
montré que la stabilité d’un gène de la nature de l’ensemble du géno-
type auquel il est associé.
Cet ensemble de résultats, infiniment plus satisfaisant pour l’esprit
que les affirmations dogmatiques de la génétique classique, montre
que le milieu, extérieur ou intérieur, peut agir de diverses façons sur le
déterminisme de la variation. Celle-ci perd par là ce caractère, mysté-
rieux et quelque peu inquiétant, de phénomène spontané et irrationnel
que certains biologistes s’étaient plus à lui donner. Le darwinisme re-
trouve en même temps une souplesse que des doctrinaires intransi-
geants lui avaient fait perdre contre tout droit.
*
* *
Les indications qui précèdent suffisent, malgré leur brièveté, à
montrer que, dans la nature actuelle, existent toutes la variations héré-
ditaires que le théoricien le plus exigeant peut souhaiter, toutes celles,
en particulier, que le présuppose le darwinisme. Il nous faut mainte-
nant illustrer de quelques exemples concrets l’analyse de la notion de
sélection naturelle à laquelle nous avons procédé dans la première par-
tie de cet exposé.
Le premier point qu’il impose de souligner est que des expérien-
ces, peu nombreuses encore en vérité, mais parfaitement démonstrati-
ves, montrent que la mort est différenciatrice. Le postulat sur lequel a
été édifié le darwinisme est aujourd’hui un fait incontestable.
Certaines de ces expériences portent sur les Végétaux. Les plus
convaincantes sont celles qui ont été réalisées en mettant en concur-
rence plusieurs lignées de Taraxacum officinalis (notre vulgaire pis-
senlit). Ces lignées d’origine différente, mise en concurrence sur le
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dépend donc pas seulement des allèles qui servent à la définir, mais
aussi de tout le reste du patrimoine héréditaire de la population.
Des recherches méthodiques poursuivies sur des populations natu-
relles d’espèces polymorphes aboutissent à des résultats analogues,
qui ne peuvent pas être imputées aux conditions artificielles du labora-
toire. Chez plusieurs espèces de Criquets américains, les dénombre-
ments et l’analyse génétique des diverses populations permettent de
démontrer que les différents génotypes ont une valeur sélective très
inégale, certains étant beaucoup moins vigoureux et moins féconds
que d’autres. Le polymorphisme de ces espèces ne se maintient que
parce que les hétérozygotes sont particulièrement vigoureux. Chez
une des Coccinelles les plus communes dans nos régions, Adalia bi-
punctata, toute les populations renferment à la fois des individus à
élytres rouges tachés de noir et d’autres à taches rouges sur fond noir.
L’équilibre entre ces deux races se conserve d’année en année, parce
que la forme rouge qui supporte mieux que la noire les rigueurs de
l’hiver, est moins capable qu’elle de profiter des conditions plus favo-
rables de la belle saison.
*
* *
L’inégalité de la valeur sélective des divers génotypes d’une même
espèce une fois établie, il n’est guère utile de s’attarder à chercher des
preuves de l’existence d’une sélection conservatrice. La stabilité de
l’espèce, qui se maintient normalement tant que les conditions exter-
nes ne changent pas, suffit à la mettre en évidence, et les observations
qui montrent que, chez les Papillons et les Oiseaux, les intempéries
éliminent surtout les individus qui diffèrent du type de l’espèce, don-
nent un résultat trop prévu pour mériter qu’on s’y arrête. La contre-
épreuve fournie par l’accroissement de variabilité, conséquence d’une
diminution de sévérité de la sélection, est plus instructive. Certains
gènes qui se montraient jusqu’alors nuisibles, deviennent pratique-
ment indifférents et peuvent se multiplier sans inconvénient au hasard
des croisements. Les effets de cette « panmixie » ont été fréquemment
observés. Les couleurs trop voyantes sont le plus souvent interdites
aux petits Mammifères : leurs très nombreux ennemis éliminent rapi-
dement les mutants qui attirent trop facilement l’attention. Ces dan-
gers n’existent pas pour la Taupe, animal souterrain ; aussi les albinos
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ne sont-ils pas rares dans cette espèce et a-t-on même vu une race isa-
belle constituer une colonie prospère en Vendée. C’est pour les mê-
mes raisons que les Lapins introduits par l’homme en Nouvelle-
Zélande, où ils ne sont guère exposés aux attaques des carnivores et
des oiseaux de proie, y présentent une diversité de pelage inconnue
partout ailleurs. L’homme même fournit sans doute le meilleur exem-
ple des effets, fâcheux par certains côtés, d’une absence de sélection.
Pour n’en citer qu’un seul, s’il y a tant de myopes, d’Hypermétropes
ou d’astigmates à notre époque, c’est qu’une vue médiocre ou mau-
vaise a beaucoup moins d’inconvénients pour l’homme d’aujourd’hui
que pour le chasseur préhistorique.
Il est beaucoup plus difficile de mettre en évidence la sélection no-
vatrice et les conditions mêmes dans lesquelles elle peut se manifester
expliquent qu’elle soit d’une observation si malaisée. Rappelons
qu’en principe la sélection peut être novatrice dans deux cas bien dif-
férents. L’évolution d’une espèce peut être une réponde de cette der-
nière à un changement du milieu, ou, celui-ci restant inchangé, la
conséquence de l’apparition d’un mutant mieux adapté que le génoty-
pe normal à telle ou telle de ses conditions d’existence. Espérer assis-
ter à la création normale à telle ou telle de ses conditions d’existence.
Espérer assister à la création excessive à la bienveillance du hasard.
Toutes les espèces qui nous entourent sont si anciennement établies
que le tri entre les divers génotypes possibles est achevé depuis long-
temps et que celui qui persiste est sinon le meilleur qui soit compati-
ble avec les conditions actuelles, du moins une forme d’équilibre su-
périeure à toutes celles que l’on pourrait réaliser par substitution de
quelques gènes nouveaux à ceux qu’il renferme normalement. Aussi
doit-on interpréter avec prudence les quelques exemples de substitu-
tion d’un mutant au type qui ont été signalés jusqu’à présent. Le cas
de la Phalène du bouleau a déjà été mentionné, celui de la mutation
blanche de Gentiana campestris qui, en Savoie comme aux Shetland
tend à supplanter le type pourpre normal de l’espèce, celui du Hamster
du Nord de la Russie où une forme mélancolique se substitue au type
normal bicolore, demanderaient à être étudiés de plus près pour qu’on
puisse être assuré qu’il ne s’agit pas là de phénomènes rentrant dans le
premier mode d’action de la sélection novatrice, celui où, les condi-
tions d’existence venant à changer, le génotype normal devient infé-
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*
* *
Il est une évolution qui se poursuit actuellement avec une vitesse
assez grande pour que, dans une vie humaine, le changement produit
soit aisément observable. Cette évolution est particulièrement nette
pour la Phalène du Bouleau, dont nous avons déjà parlé, mais, fait très
remarquable dont il faut chercher l’explication, elle se produit en
même temps pour d’autres espèces de Papillons appartenant à plu-
sieurs familles de Phalènes et de Noctuelles. Le phénomène est tou-
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* *
Dans tous les exemples que nous avons étudiés jusqu’à présent, il
s’agissait de phénomènes qui se déroulaient sas l’intervention volon-
taire de l’homme. Il est clair que, dans ces questions, comme dans tout
autre problème, la méthode expérimentale devra intervenir pour met-
tre un terme aux controverses que suscite inévitablement
l’interprétation des faits, lorsque les conditions dans lesquelles ceux-ci
sont observés ne sont pas exactement connues. Malheureusement, les
sur la sélection naturelle, très difficiles à concevoir et plus difficiles
encore à réaliser, sont encore très peu nombreuses et, il faut reconnai-
tre, très insuffisantes. Nous en avons signalé quelques-unes, au mo-
ment où nous nous sommes proposé d’établir que tous les génotypes
n’avaient pas la même valeur sélective. Les expériences faites sur les
Drosophiles ont permis, non seulement de déterminer cette valeur sé-
lective, mais encore de suivre, pendant plusieurs dizaines de généra-
tions l’évolution de populations, maintenues stationnaires par un ap-
port régulier d’aliment et dans lesquelles s’exerce une très forte
concurrence larvaire. Les résultats, variables naturellement, suivant la
nature des gènes mis en présence lors de la fondation que l’on pouvait
faire. Ils ont permis, en particulier, d’établir que certains gènes mu-
tants, défavorables dans les conditions normales d’existence, peuvent
cependant subsister indéfiniment dans la population parce que
l’hétérozygote se trouve être un peu plus vigoureux ou un peu plus
fécond que l’homozygote normal. Que les circonstances changeant,
ces gènes jusqu’alors nuisibles deviennent favorables, et l’on verra
s’amorcer une évolution qui en augmentera le nombre. C’est ce qui
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* *
Le troisième et dernier point sur lequel nous désirons donner ici
quelques précisions est la question des mécanismes qui, en assurant
l’isolement sexuel d’une espèce naissante, lui donnent son autonomie,
et sans lesquels le monde vivant ne serait qu’un chaos de formes indé-
cises Il est évident que ces mécanismes doivent être largement indé-
pendants de ceux qui commandent à la variation, puisque des formes
aussi différentes les unes des autres que nos différentes races de
chiens se croisent aisément entre elles et que les centaines de muta-
tions de Drosophiles, si dissemblables qu’elles puissent être, restent
interfécondes. S’il en était autrement d’ailleurs, l’évolution aurait sans
doute eu infiniment moins d’ampleur qu’elle n’en a présenté. Il est
bien clair, en effet, que la fluctuation génique, qui seule maintient a
présenté. Il est bien clair, en effet, que la fluctuation génique, qui seu-
le maintient la capacité d’adaptation d’une espèce, ne peut se conser-
ver qu’autant que les croisements sont possibles entre les individus
normaux et les mutants. La diversité même des combinaisons généti-
ques réalisées à chaque génération est la condition nécessaire d’un
progrès de l’espèce ou même de son maintient au niveau
d’organisation qu’elle a atteint. L’évolution n’a pu se produire que
parce que els mécanismes responsables de l’isolement sexuel
n’interviennent en général que pour sanctionner tardivement le choix
fait par la sélection naturelle des meilleurs génotypes.
Bien que ces mécanismes soient encore insuffisamment connus, on
sait qu’ils sont extrêmement variés. Quelques-uns, les plus efficaces,
sont liés à l’éthologie ou à la physiologie des races en présence, qui
peuvent présenter des époques de maturité sexuelle très différentes
l’une de l’autre, présenter l’une pour l’autre une antipathie marquée
ou avoir des habitudes assez différentes pour que, même si elles habi-
tent la même localité, elles n’aient guère l’occasion d’entrer en
contact. Des formes ainsi séparées doivent être considérées comme
constituant des espèces distinctes, qu’elles présentent ou ne présentent
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 41
*
* *
Avant de chercher comment peuvent agir dans la nature, séparé-
ment ou conjointement, les différents facteurs dont nous avons recon-
nu l’existence, il est nécessaire que nous possédions certaines infor-
mations sur le mode de répartition normal d’une espèce à la surface du
globe. Il est bien connu que chaque espèce, animale ou végétale, est
liée de façon plus ou moins étroite à un type de climat et à un ensem-
ble de conditions physiques, hors desquelles elle ne peut prospérer.
Mais l’état actuel la terre n’intervient pas seul dans cette limitation de
l’extension de l’espèce et, dans bien des cas, la répartition de celle-ci
ne peut s’expliquer que par des raisons historiques. Bon nombre de
formes animales ou végétales, qui pourraient certainement s’étendre
sur de vastes territoires où elles rencontreraient des conditions favora-
bles à leur multiplication, en sont strictement cantonnés en Amérique
du Sud. Raisons physiologiques et raisons historiques concourent
donc à limiter l’habitat normal de l’espèce à un certain nombre de ré-
gions ou de stations qui ne sont pas nécessairement contiguës. En fait,
il est exceptionnel qu’une espèce tant soit peu nombreuse ait tous ses
représentants rassemblés en une population unique et, presque tou-
jours, les circonstances géographiques ou leur mode de vie font que
ceux-ci sont répartis en groupes d’inégale importance, plus ou moins
*
* *
Imaginons qu’un événement quelconque vienne à séparer en deux
parties, désormais sans communication, le domaine occupé par une
population homogène, ou, ce qui revient au même, que des circons-
tances, quine se renouvelleront pas, permettent à une espèce de colo-
niser un territoire où elle n’avait pu pénétrer jusqu’alors ; aucune pen-
dant un grand nombre de générations. Il est facile de montrer que, du
seul fait de cette séparation, et quand bien même les conditions
d’existence seraient exactement les mêmes dans leurs domaines res-
pectifs, les deux populations ne resteront pas identiques.
Nous savons que toute espèce, quelque homogène qu’elle puisse
être, n’en présente pas moins une certaine variabilité dont les circons-
tances extérieures ne sont pas seules responsables et que s’explique,
pour une part, par le fait que certains gènes ne sont pas représentés par
les mêmes allèles dans tous les individus. Nous savons aussi que des
allèles nouveaux peuvent apparaître à chaque génération par mutation.
Comme la « variété génique » n’augmente pas, il faut, par compensa-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 45
considérée comme fortuite. Un des cas les plus typiques est celui de
certains mollusques terrestres proches de nos escargots, habitant les
îles du Pacifique.
Les Partula de l’île Moorea (Archipel de la Société) comprennent,
malgré la très faible étendue de l’île, de nombreuses espèces, elles-
mêmes divisées pour la plupart en multiples races qui peuvent différer
l’une de l’autre par la taille, la couleur, la forme et même le sens de
l’enroulement de la coquille. Les rares espèces qui ne comportent pas
de variétés ont un habitat extrêmement localisé, la population tout en-
tière étant rassemblée en une seule station. Les espèces polymorphes
sont, au contraire, distribuées en nombreuses colonies, occupant cha-
cune une vallée particulière et sans communication avec les autres ;
chaque colonie, ou presque, constitue une race distincte. Les condi-
tions d’existence de ces races ne semblent pas pouvoir expliquer leurs
différences ; les caractères qui les séparent ne semblent d’ailleurs au-
cunement adaptatifs. Deux vallées voisine peuvent avoir deux popula-
tions plus différentes que deux vallées éloignées, et lorsque plusieurs
espèces ont des représentants dans les mêmes totalement différents.
Cet ensemble de faits ne peut guère s’expliquer que par des variations,
apparues eu fixées au hasard, dans des colonies peu nombreuses com-
plètement séparées l’une de l’autre. Il en va certainement de même
pour beaucoup d’autres espèces, appartenant à des groupes animaux et
végétaux très divers.
On doit donc admettre la possibilité d’une évolution entièrement
fortuite dans le cas de populations à effectifs très réduits, telles que
celles qui constituent fréquemment les espèces de grande taille. Parmi
les mutations ainsi fixées par le hasard, il pourra s’en trouver tout aus-
si bien de « neutres », d’avantageuses et de nuisibles. Ces dernières,
favorisées par une chance qu’elles e méritent pas, pourront réussir à
supplanter des gènes qui assuraient à l’espèce une meilleure adapta-
tion que celle qu’elles peuvent leur donner. Si dans le milieu où elle
vit cette espèce ne rencontre pas trop d’ennemis, elle pourra subsister,
mais sa qualité baissera. Si le même accident se renouvelle trop sou-
vent, la population, victime de sa malchance persistante de sa propre
dégénérescence, pourra finir par s’éteindre. Le fait a dû se produire
fréquemment dans l’histoire de la terre. On sait d’ailleurs que, dans la
plupart des groupes, les lignées capables de supporter indéfiniment les
croisements consanguins sont assez rares. Il n’est pas interdit de croire
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 47
*
* *
Nous avons fait dans ce qui précède sa part à l’évolution fortuite
des mutationnistes en montrant qu’elle peut transformer, en un sens
d’ailleurs quelconque, ou aussi détruire, de petites populations isolées.
Il ne faudrait cependant pas conclure de ce qui vient dit que, même
dans ce cas, la sélection naturelle n’a pas à intervenir. Reprenons
l’exemple des Partula. Il est fort possible que la sélection ait joué un
rôle dans la différenciation de quelques-unes au moins des races et des
espèces si nombreuses de l’île de Moorea. Toutes ces espèces et toutes
ces races n’ont pas exactement le même mode de vie et cette légère
différence d’habitat peut avoir eu des répercussions, que nous serions
bien en peine d’évaluer, mais que rien ne nous autorise à tenir pour
entièrement négligeables. Nous ne savons pas qu’il est indifférent que
deux variétés se nourrissent ou non sur la même espèce de plante, ou
que l’une vive sur le sol et l’autre sur les arbres. Dans ce cas, comme
dans beaucoup d’autres, les conditions qui nous permettraient
d’affirmer que l’évolution est purement ne sont pas exactement rem-
plies. Nous avons le droit de penser que la sélection a quelque peu
aidé le hasard dans son œuvre créatrice.
Lorsque les conditions d’existence, dans les divers territoire entre
lesquels s’est répartie une espèce, sont assez différentes pour que les
adaptations utiles ne soient pas les mêmes, le rôle de la sélection peut
devenir prédominant. Mais, avant de pouvoir jouer dans l’évolution
un rôle proportionné à leur mérite, les variations les meilleures doi-
vent au préalable être favorisées par le hasard qui, agissent à leur
égard comme il le fait envers les variations indifférentes ou nuisibles,
peut aussi bien les éliminer que les conserver. Les recherches théori-
ques dont il a été fait mention précédemment permettront de se rendre
compte à quel point le début d’une adaptation peut être difficile et
aléatoire. Un gène nouveau qui apporterait à son porteur un probabili-
té de survie supérieure de 1 % à celle des autres représentants de
l’espèce, placés dans les mêmes conditions que lui n’a environ qu’une
chance sur 50 de se maintenir dans la population. Il faudra donc le
plus souvent que la même mutation réapparaisse un assez grand nom-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 48
bre de fois avant que l’une d’elles, plus favorisée que les précédentes,
réussisse à s’installer dans la population. Si celle-ci n’a pas un effectif
très important et si le taux de mutabilité est faible, il pourra être né-
cessaire que de nombreuses générations se succèdent avant que cette
éventualité puisse se produire. Mais une fois que la mutation favora-
ble, ayant échappé aux risques d’extinction des premières générations,
aura réussi, par hasard, à se fixer sur quelques dizaines d’individus,
son succès définitif est à peu près certain. Progressant constamment,
par le jeu de la sélection naturelle, que le hasard peut encore troubler,
mais dont il ne peut plus guère renverser le sens, elle finira par élimi-
ner tous ses allèles. Le temps demandé par cette substitution varie na-
turellement avec l’intensité de la sélection et avec la grandeur de la
population. Pour un avantage sélectif de 1 % et une population de
quelques milliers d’individus, le nombre sélectif de 1 % et une popu-
lation de quelques milliers d’individus, le nombre de générations pro-
bablement nécessaire est de l’ordre de 500 ; pour une population de
quelques centaines de milliers, il est de l’ordre de 1 000. Pour que la
même substitution puisse se produire en l’absence de toute sélection et
par le seul fait du hasard, il faudrait un nombre de générations ayant
comme ordre de grandeur le double de l’effectif de la population.
L’évolution darwinienne est donc, même si l’intensité de la sélection
est faible, beaucoup plus rapide que l’évolution toute fortuite des mu-
tationnistes ; elle est la seule qui soit possible dès que la population
est nombreuse.
*
* *
Ainsi, par le fait du hasard ou par le jeu de la sélection naturelle,
deux petites populations originellement identiques doivent nécessai-
rement diverger, si elles restent séparées pendant un nombre suffisant
de générations. Ainsi s’explique que, dans toutes les espèces à distri-
bution géographique suffisamment étendue et que leurs mœurs ou les
circonstances séparent naturellement en collectivités distinctes,
n’ayant que peu ou pas de rapports les uns avec les autres, les systé-
maticiens aient pu reconnaître un plus ou moins grand nombre de ra-
ces locales ou de formes géographiques. Ces races diffèrent en géné-
ral par un assez grand nombre de caractères morphologiques et par
des caractères physiologiques moins aisément décelables, mais parfois
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 49
Cet isolement sexuel s’est réalisé suivant les groupes de bien des ma-
nières ; l’une des plus fréquentes et des plus efficaces est un décalage
devenu héréditaire dans la date de la maturité génitale ; ainsi apparais-
sent des « espèces jumelles » dont les Seiches de nos côtes fournissent
un bon exemple, qui semblent identiques, mais sont définitivement
séparées. Quels que soient d’ailleurs les mécanismes physiologiques
ou génétiques qui se trouvent à la base de l’isolement sexuel, c’est du
moment où ils se montrent efficaces qu’une espèce nouvelle existe en
puissance.
Son sort futur dépendra des circonstances. En même temps qu’elle,
se sont esquissées de la même façon d’autres espèces nées de la même
souche, qui comme elle, tendent à réaliser leurs possibilités propres.
Elles y réussissent inégalement et les plus favorisées seules pour-
ront poursuivre leur circonstances extérieures, s’éteignant progressi-
vement. Mais un jour viendra, le plus souvent, où par le changement
des circonstances, ces communautés, isolées pour un temps, se retrou-
veront en contact et auront à défendre la place qu’elles occupent sur la
terre. Dans cette concurrence nouvelle, il ne s’agit plus qu’elles oc-
cupent sur la terre. Dans cette concurrence nouvelle, il ne s’agit plus
cette fois de quelques rares individus opposés à une masse homogène,
inerte et rebelle au changement, mais rien d’une lutte pour l’aliment
entre populations entières. Dans ce cas, l’issue n’est pas douteuse et il
ne faudra qu’un temps assez court pour qu’une des races l’emporte
inévitablement. Les causes de succès pourront être infiniment diverses
et, suivant les circonstances, il pourra s’agir d’une plus grande fé-
condité, d’une plus grande résistance aux intempéries, aux parasites,
aux maladies. L’espèce redeviendra alors homogène, mais sous une
forme différente de la précédente, et tout le cycle pourra recommen-
cer. À moins encore qu’elle ne reste scindée eu deux groupes, assez
différents dans leurs goûts ou leurs besoins pour pouvoir coexister
sans trop se gêner mutuellement.
L’histoire d’une espèce apparaît ainsi comme une longue succes-
sion de flux et de reflux, de périodes pendant lesquelles de nombreu-
ses petites populations servent de champs d’expérience aux tentatives
les plus diverses et d’autres où, la population redevenant homogène
pour un temps, les résultats obtenus sont impitoyablement contrôlés.
A certains moments, les essais les plus hasardeux sont possibles et
licites ; à d’autres, une sélection rigoureuse ne conserve que le meil-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 51
leur. Une telle évolution n’a pas de terme nécessaire. Quand bien
même les conditions extérieures resteraient immuables, le hasard peut
toujours faire apparaître, parmi le nombre infiniment grand des com-
binaisons possibles, un génotype qui n’a pas encore été éprouvé et qui
se révèle meilleur que ceux qui l’ont précédé. Si les conditions chan-
gent, l’évolution s’accélère et l’espèce répond par une transformation
plus ou moins profonde aux modifications de son habitat. A moins au
contraire que l’effort d’adaptation qui lui est demandé ne dépasse ses
possibilités génétiques, ou que les mutations qui lui permettraient de
s’accommoder aux nouvelles exigences de son milieu n’aient pas le
temps de se produire. Il lui faut alors céder la place à d’autres êtres,
mieux équipés qu’elle dans la lutte pour la vie.
*
* *
Tout ce qui naît a derrière soi un passé remontant aux origines
mêmes de la vie. Des innombrables ancêtres de chaque être vivant, la
plupart ne lui sont rien laissé d’autre que la vie, mais certains, qui
s’échelonnent jusqu’au plus lointain des âges, lui ont légué la nou-
veauté qu’ils avaient introduite jusqu’au plus lointain des âges, lui ont
légué la nouveauté qu’ils avaient introduite dans ce monde, l’un tel
organe essentiel, l’autre ornement infime. Dans cet héritage d’un fa-
buleux passé, tout n’est pas d’égale valeur et celui qui se penche sur
un animal ou sur une plante peut, selon ses goûts ou ses désirs, se plai-
re à dénombrer des imperfections ou admirer l’ajustement sans défaut
de certaines structures. À côté d’un détail qui révèle une adaptation
d’une précision inouïe à une fonction sans importance, peut se trouver
un organe essentiel sujet à d’étranges défaillances, que peu de chose
suffirait à corriger. Et par-dessus tout, des complications et des bizar-
reries inexplicables, des dispositifs qui semblent faits pour une fonc-
tion qu’ils ne remplissent jamais, des organes atrophiés et d’autres
démesurée, des appareils inutiles et parfois nuisibles. Empêtrés dans
les reliques de leur passé, dont ils ont tiré parti comme ils ont pu,
l’animal et la plante méritent tout aussi justement d’être admirés que
critiqués. Mais ils vivent, et cela seul importe. Ils vivent et se multi-
plient, tandis que d’innombrables espèces se sont éteintes et que
d’autres, qui étaient possibles, ne se sont jamais réalisées, ne fût-ce
qu’une seule fois.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 52
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945
DE PASCAL À ANTÉE
RÉFLEXIONS D’UN VIEIL ARTISTE
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ces puissent présenter à d’autres yeux que els siens un intérêt quel-
conque. Il est un peu — en dépit de son génie — l’aveugle qui ne
soupçonne pas l’ivresse qu’engendre les jeux de la lumière, et qu’un
phénomène d’égocentrisme incline à nier l’éclat du soleil ? Le savant
Pascal ignore l’étendue de son ignorance et tient pour absurde la re-
production d’un spectacle indigne d’intérêt, voire illusoire. Dans le
propos de Pascal, cette méconnaissance du réel n’est pas seule à nous
surprendre. Les erreurs s’y accumulent ou plutôt s’enchevêtrent de
façon inextricable. Et tout d’abord on est tenté de rappeler à Pascal
que —comme le dit un vieux proverbe digne d’un Montaigne — « les
hommes sont tous du même métal, mais ils ne sont pas coulés dans le
même moule ». De ce qu’il n’admire pas les « originaux » des choses
prétendument reproduites par l’art, comment Pascal peut-il conclure à
l’impossibilité de cette admiration ? « On » n’admire pas, dit-il. Mais
si ! « On » admire, certains hommes admirent et certains n’ont, sinon
d’autres fonctions, du moins d’autres joies que d’admirer ce qu’ils
contemplent avec un attendrissement passionné. Il n’est pas un objet
qui, aussi vulgaire, ridicule, dénué qu’il soit, ne puisse quelque jour, et
la lumière aidant, provoquer l’émoi de ce qui regarde de tous ses
yeux. Lorsque — obéissant à un mystérieux impératif. (Dites ce que
vous avez à dire, répétait souvent Toulouse-Lautrec), l’artiste avoue et
nous confie cet émoi, celui-ci devient le seul, le vrai motif de son œu-
vre, qui mérite alors le nom d’œuvre d’art. L’œuvre d’art est essentiel-
lement une confidence. Ignorer qu’il n’y a qu’un sujet de tableau :
l’auteur, que c’est de l’auteur seul que le tableau rend compte, ne voir
dans l’image qu’un objet au travers duquel aucune présence humaine
n’est décelable, c’est confondre la peinture et le reflet dans le miroir,
c’est n’avoir aucun soupçon de ce qu’est l’art.
La plus fréquemment commentée des erreurs énoncées ou implici-
tement contenues dans l’exclamation de Pascal, est celle qui assigne à
la peinture des fins de stricte imitation ; cette erreur n’est cependant
que la conséquence du refus de reconnaître au monde extérieur la fa-
culté de mériter notre admiration, refus qui revêt le caractère d’un
postulat. Le postulat est faux et la déduction n’a que les apparences de
la logique. Admettrait-on, en effet, que le monde extérieur ne soit pas
digne d’admiration, il ne s’ensuivrait pas que l’art ne puisse l’être. La
copie de la nature comporte au moins un risque de déformation dont
rien ne permet de déclarer a priori qu’elle ne peut être que néfaste. Si
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 56
*
* *
Je ne pense pas que l’on puisse raisonnablement me faire grief
d’aller chercher dans le domaine du dessin la réfutation d’une opinion
exprimée sur l’art du peintre. Il n’y a pas de solution de continuité en-
tre le dessin et le tableau. En Rembrandt et van Gogh, j’ai trouvé deux
exemples typiques d’artistes qui ont dit le vrai avec une force singu-
lière, tout en faisant preuve envers la nature d’une liberté d’expression
dont le rappel suffit à simplifier ma tâche, sans que j’aie à prolonger la
série des truismes et redites auxquels je ne me suis que trop laissé al-
ler. Mon propos n’est pas uniquement de démontrer que la ressem-
blance n’est pas le but que se propose la peinture. J’aimerais aussi
m’arrêter sur les mots — depuis quelques années mis en circulation
— d’art abstrait.
Est-ce jouer sur les mots que de dénoncer l’impropriété, la contra-
diction, voire l’incohérence que constitue la conjonction de ces deux-
là, du moins dès qu’il s’agit d’art plastique ? Sans insister sur cette
antinomie, ni mériter de passer pour pédant et exagérément puriste, il
est permis de rappeler que si, par exemple, la géométrie est une scien-
ce abstraite, les emprunts que lui fait le plasticien sont concrets. La
valeur d’un d’un carré ou d’un triangle est, pour le géomètre, conte-
nue dans un concept et pour le peintre dans la forme de ces figures.
C’est leur aspect qui importe aux peintres, leur signification mathéma-
tique qui importe au géomètre. Le carré et le triangle du géomètre
n’ont pas de commune mesure avec le carré et le triangle du peintre.
Les formes géométriques sont le moyen approximatif et concret au-
quel le géomètre est, faute de mieux contrait d’avoir recours pour ren-
dre perceptible une notion abstraite. Pour lui, la ligne est la rencontre
de deux plans. Personne n’a jamais vu une ligne ni un plan. La ligne
s’exprime — ou mieux se traduit par un trait. Le trait ne peut se passer
de dimensions ; il a une longueur, une largeur, même une épaisseur ;
donc c’est un volume et qui dit volume ne saurait dire ligne. Il y a en-
tre l’art et et la géométrie une différence de nature. L’essentiel de l’un
et l’essentiel de l’autre sont inconciliables.
Si la forme abstraite est impensable, il existe un art non figuratif,
s’interdisant tout emprunt aux formes de la nature. Cet art-là doit bor-
ner son ambition à être purement ornemental. Ainsi s’explique et se
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 59
de son talent quand il lui prend fantaisie de peindre, après une Annon-
ciation, un Marché breton ou une Vue de Fiesole. Et s’il compose un
Jugement de Pâris, il ne pratique pas pour autant un art païen. (Ce qui
est vrai de Denis l’est aussi bien de Giotto que du fournisseur du quar-
tier Saint-Sulpice.)
Dans tout tableau, ce que Signac appelle justement le sujet plasti-
que est le seul qui importe. L’anecdote historique ou légendaire peut
servir de prétexte au sujet plastique, mais seulement de prétexte, et
dès que le peintre se passe de l’histoire ou de la légende, il devient
impossible de le qualifier du point de vue religieux. On ne connaît pas
de nature morte ou de paysage religieux. L’effigie d’un saint ne res-
sortit pas plus à l’art religieux que le portrait de Karl Marx ne ressortit
à l’art révolutionnaire, et même une descente de croix n’est pas plus
de l’art religieux qu’un épisode de la Révolution n’est de l’art révolu-
tionnaire.
Pour s’en tenir aux admirables chefs-d’œuvre dont l’histoire de la
chrétienté, le dogme et la mystique chrétienne ont été l’occasion, il est
curieux de remarquer avec quelle hardiesse — sans intention sacrilège
— l’artiste s’est éloigné du dogme qu’il avait mission d’illustrer.
L’idée de prêter à Dieu le visage d’un vieillard barbu, de donner une
forme et un page à un Etre infini et éternel peut paraître touchante aux
incroyants. Il est surprenant qu’elle ne choque pas les croyants, aucu-
ne idée n’étant plus contraire et à la doctrine et au génie du christia-
nisme. Les exemples sont innombrables des manquements auxquels
furent toujours contraints les peintres et les sculpteurs de confession
chrétienne. Si le comportement des architectes est moins évidemment
scandaleux, on n’en décèle pas moins dans la cathédrale une volonté
de rationalisme beaucoup plus tenace et apparente que n’est visible ou
démontrable l’élan mystique.
Il n’est, bien entendu, pas question de nier la ferveur chrétienne du
bâtisseur, la sincérité de son constant souci de servir son dieu, mais
l’architecte n’a — en tant que tel — et ne peut avoir que des préoccu-
pations profanes. La cathédrale est avant tout l’architecture, c’est-à-
dire la solution donnée par le goût et la raison à un problème nette-
ment défini ; l’heureuse utilisation des ressources qu’offre l’alliance
de l’expérience et du don. Talent et connaissance. En l’espèce, sans le
talent, le savoir ne réaliserait pas une œuvre satisfaisante ; sans le sa-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 61
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945
QUELQUES VUES
SUR LE PRÉSENT,
L’AVENIR ET LE PASSÉ
DE LA MUSIQUE
FRANÇAISE
par CHARLES KOECHLIN
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*
* *
allemands que Beethoven et Wagner ; il y eut (aux XVIe et XVIIe siècles sur-
tout) d’admirables Italiens, et pour les Espagnols ainsi que les Flamands de
la renaissance, ils atteignent une beauté plus haute encore, peut-être. Et le
grand Purcell en Angleterre ! et les modernes Russes, les disciples de Pe-
drell (Albeniz, Manuel de Falla) ! Quant à la France, je reviendrai tout à
l’heure plus en détail sur le répertoire qui pourrait dans lequel on tient Ch.
Bordes, de Castillon, Gedalge, Magnard, et qu’on ne fait à Lalo ni à Roussel
la place qu’ils méritent, ni même à Saint-Saëns. A la radiodiffusion nous en-
tendîmes l’autre jour une sélection, sans grand intérêt, du Don Quichotte de
Masseret : ne pouvait-on penser, plutôt, à Henri VIII, à Etienne Marcel à
Proserpine, et surtout à ce charmant Ascanio ?
8 Il existe aussi un opéra-bouffe du même Gedalge, dont il nous avait joué des
passages extrêmement vivants et gais : la Farce du cadi ; il semblait y atta-
cher quelque prix. Ne pourrait-on le révéler au Public ?
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 67
9 Tout cela est tombé dans l’eau depuis la guerre, et les dirigeants de cette
Chorale ont été déportés en Allemagne.
10 On n’a pas oublié les « Fêtes du peuple », entreprises et dirigées par le re-
gretté Albert Doyen, où l’excellente musique fut jouée pour des auditeurs
enthousiastes. L’orchestre, il est vrai, était primitivement composé de pro-
fessionnels, mais les choristes étaient tous des amateurs. Quelques années
avant sa mort, Doyen forma un orchestre d’amateurs. Les sections provin-
ciales des « Fêtes du peuple » (Lyon, Rouen) avaient aussi des chorales
d’amateurs, et réussirent à monter de grandes œuvres. (A Rouen, l’orchestre
aussi était composé d’amateurs.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 69
16 On me répondra, je sais bien, que notre XIXe siècle musical n’offre pas
l’équivalent de ces grands noms de la littérature : ce n’est vrai que pour sa
première moitié, où le seul Berlioz retient l’attention. Mais à partir de 1850,
quelle magnifique floraison de grands musiciens français ! Et puis, il y a
ceux du XIVe au XVIIIe…
17 Il y a bien entre autre chose, et mieux — nous le savons tous — chez Bee-
thoven et chez Wagner ! Mais ces répétitions et cette insistance, voilà ce qui
domine tout d’abord, et conquiert un public esclave de l’esthétique de la
quantité.
18 L’ampleur de Bach, c’est tout autre chose. On dirait qu’elle procède tout
naturellement de l’idée même, et qu’à l’intérieur de sa musique, se trouve la
force latente de grandes lames de fond — plus puissante d’ailleurs, en défi-
nitive, que le déchaînement de toutes les tempêtes romantiques.
19 Et je n’admire pas ces œuvres parce que françaises, mais pour leurs qualités
réelles — qualités en elles-mêmes — de mesure, de précision, de goût, et de
parfaite proportion dans la grandeur lorsqu’elles décident d’y atteindre.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 73
*
* *
Cette gigantesque entreprise de résurrection musicale, à laquelle il
serait bon de songer dès l’école primaire, n’est d’ailleurs qu’une partie
de ce que nous souhaiterions pour que l’enfance eût droit à davantage
de poésie et d’art. D’excellents esprits, rêvant d’une révolution fé-
conde dans le domaine scolaire, s’accordent à penser aujourd’hui que
les programmes de la première enfance devraient s’attacher seulement
à l’arithmétique, à l’orthographe, à la grammaire, mais aussi à la for-
mation de l’esprit et du cœur, en développant, par la musique, par l’art
et par la poésie, l’imagination et la sensibilité. Le monde actuel se
dessèche jusqu’à la férocité dans une atmosphère d’égoïsme utilitaire :
elle finira par devenir irrespirable à tous ceux qui gardent en eux-
mêmes un idéal de justice, d’honnêteté, de beauté. Idéal qui d’ailleurs,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 76
Février 1945.
25 Tel est le titre d’un poème symphonique écrit par l’auteur de ces pages, et
dédié à H.-G. Wells.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 77
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945
LA PENSÉE MILITAIRE
ET LA VIE NATIONALE
par HENRI LEFEBVRE
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Les armées des coalisés sont des armées de métier, des troupes
mercenaires rompues aux mouvements d’ensemble. Leurs généraux
pratiquent une tactique et une stratégie qui ressemblent à un jeu
d’échecs très savant et très compliqué.
Comme il s’agit, pour leur infanterie parfaitement exercée,
d’arriver à déployer sur le terrain toute la puissance de feu, les géné-
raux de la coalition s’efforcent toujours de donner à leurs troupes une
formation en lignes impeccables. Ils poussent leur trope en avant
comme des pions sur un damier, méthodiquement alignés, et
d’ailleurs sans esprit d’offensive. Les mercenaires, troupes de parades,
coûtaient cher. Et il convenait de ne pas trop écorner le budget des
rois coalisés.
Remporter la victoire sans bataille, par une escrime de manœuvres
et un jeu de positions, tel était avant la Révolution l’art militaire su-
prême. Selon le maréchal de Saxe lui-même un habile général pouvait
faire la guerre toute sa vie sans se voir obligé de livrer bataille, sim-
plement en s’assurant des positions stratégiques. Dans ces concep-
tions,
et encore :
Ce que vous devez faire, c’est attirer l’ennemi dans une grande et déci-
sive bataille… gardez-vous de prendre une attitude défensive… Il faut la
livrer avec toutes vos forces, avec votre impétuosité ordinaire… (Instruc-
tions à Jourdan, 5 messidor an IV).
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 81
LA PENSÉE,
Nouvelle série, no 3, avril-juin 1945
MARXISME
ET IDÉOLOGIE 28
II
par A. CORNU
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Critique littéraire
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Critique sociale
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La religion
Le droit
La morale
2. — La doctrine de la paix
3. — La doctrine de la « liberté »
CHRONIQUE
SCIENTIFIQUE
OPTIQUE ÉLECTRONIQUE
ET MICROSCOPES ÉLECTRONIQUES
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tilles est voisin de 200 fois. On obtient ainsi sur l’écran fluorescent ou
la plaque photographique qui se trouvent environ à trente centimètres
de la dernière lentille, une image de l’objet grossi 40 000 fois. La len-
tille la plus proche du canon à électrons porte la préparation bacté-
rienne à observer et porte le nom de lentille objectif-porte objet. La
deuxième lentille qui reprend l’image donnée par la première lentille
pour la projeter sur l’écran porte le nom de lentille de projection ou
encore d’oculaire.
Il est inutile d’indiquer combien il est délicat de faire passer un
faisceau d’électrons dont l’angle est de 1/1000 de radian par des dia-
phragmes de 1/100 mm de diamètre sur une distance d’un mètre cin-
quante.
Un grossissement de 40 000 fois est permis par le pouvoir sépara-
teur de ce genre d’appareil qui va de 50 à 100 angströms. C’est là le
gros progrès du microscope électronique sur le microscope lumineux.
Ce dernier, en effet, dans les cas les plus favorables, a un pouvoir sé-
parateur de 0,2 micron, qui ne permet pas un grossissement de plus de
3 000 fois. Cette limite de son grossissement est due au phénomène de
diffraction.
La relation d’Abbe montre que le pouvoir séparateur est d’autant
plus petit que la longueur d’onde de la lumière qui éclaire le micros-
cope diminue. Comme la lumière visible est limitée vers les courtes
longueurs d’onde par le violet lointain, on conçoit qu’on se soit onde-
corpuscule, en mécanique ondulatoire, nous montre que les électrons
sont accompagnés par une onde fictive de longueur d’onde l = h/m v’,
h étant la constante de Planck et mv la quantité de mouvement du cor-
puscule. Sa longueur d’onde est du domaine des rayons X et, par sui-
te, mille fois plus petite que les longueurs d’onde de la lumière visi-
ble. C’est pourquoi on a pu tout de suite atteindre avec le microscope
électronique des pouvoirs séparateurs de 50 angströms et, par suite,
des grossissements de 40 000 fois.
Il existe un microscope électronique électrostatique en cours de ré-
glage au laboratoire de physique expérimentale du Collège de France,
et un microscope magnétique à la Faculté des sciences de Toulouse.
Nous commençons seulement en France à rattraper le retard que nous
avions dans ce domaine envers l’étranger, et pourtant, c’est chez nous
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 119
CHRONIQUE
MÉDICALE
LA PÉNICILLINE
DANS LA THÉRAPEUTIQUE
ANTIMICROBIENNE
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*
* *
Jetons un rapide coup d’œil sur les possibilités de la thérapeutique
anti-microbienne avant la découverte de la pénicilline.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 122
*
* *
La pénicilline est un produit obtenu à partir de cultures d’un cham-
pignon, le Penicillium notatum.
Sa découverte fut accidentelle. Elle est due au savant britannique
Fleming, titulaire du prix Nobel pour cette découverte. EN 1929, Fle-
ming observa que sur une culture microbienne sur gélose contaminée
par un pénicillium, la plupart des microbes avaient disparu. Ce fut le
point de départ des recherches qui montrèrent les propriétés bactérios-
tatiques de l’extrait de pénicillium. Mais de très nombreuses diffi-
cultés furent à surmonter, pour obtenir un produit chimiothérapique
stable. Ce n’est qu’au début de la guerre, grâce surtout aux travaux de
Florey et Chain, à Oxford, que la pénicilline put être obtenue à l’état
solide.
Avant d’examiner brièvement les propriété de la pénicilline, il est
important de noter que si sa découverte fut accidentelle, elle se trou-
vait néanmoins dans une ligne de recherches orientées dans cette di-
rection.
On avait observé depuis longtemps que les microorganismes, vi-
vant en commun, peuvent exercer les uns sur les autres une action in-
hibitrice ou au contraire proliférative. Pasteur avait exposé ces faits,
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 125
*
* *
Ces quelques notes montrent toute l’importance de cette nouvelle
thérapeutique et la nécessité de mettre tout en œuvre pour assurer la
production de pénicilline en quantité suffisante chez nous.
Mais la science avance à pas de géant. On est à peine en train de
mettre au point l’utilisation thérapeutique de la pénicilline que déjà de
nouvelles substances, plus actives encore, viennent d’être découvertes.
Parmi celles-ci il faut surtout citer la gramicidine, à l’étude de laquelle
se sont surtout consacrés les savants soviétiques. Il s’agit d’un poly-
peptide cristallisé, obtenu à partir de la culture d’une nouvelle souche
de bactéridie aérienne sporigène, isolée du sol. Cette gramicidine so-
viétique, dont on connaît le poids moléculaire et les constantes physi-
ques, détruit non seulement les microbes à Gram positif, mais égale-
ment ceux à Gram négatif. Elle a été utilisée surtout dans les plaies de
guerre, les péritonites, etc., et semble donner des résultats encore plus
marqués que la pénicilline.
D’immenses progrès ont été ainsi faits dans la lutte contre les in-
fections et d’autres sont certainement en cours. Un grand chapitre de
la pathologie humaine est ainsi en complet remaniement et les décou-
vertes récentes dans ce domaine ne manqueront pas d’avoir des
conséquences importantes dans es autres branches de la pathologie et
sur l’orientation même des idées et des recherches médicales.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 128
CHRONIQUE
PÉDAGOGIQUE
L’HISTOIRE,
DISCIPLINE FONDAMENTALE
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*
* *
Pour adopter ce point de vue, il faut admettre d’abord que les faits
historiques obéissent à des lois ; il faut admettre, en outre, dans la
masse des faits qui constituent la matière de l’histoire une hiérarchie
de valeurs. M. Paul Valéry a vu la difficulté et il déclare que le choix
des faits retenus par l’historien est arbitraire et accidentel. Il écrit, en
effet, à la page 14 de l’ouvrage cité :
res à la vie sont les phénomènes historiques les plus importants. Ces
relations de production — on dit habituellement ces rapports de pro-
duction — et leur évolution commandant d’une façon générale, non
point dans le détail, mais dans l’ensemble, non point d’une façon im-
médiate mais par des détours souvent compliqués, l’évolution généra-
le de tous les phénomènes sociaux. C’est ce que Marx exprime au dé-
but de la Critique de l’économie politique, quand il dit :
et encore :
*
* *
Nous devons donc d’abord déclarer hautement que l’histoire est
une science au même titre que les sciences naturelles ou les sciences
physique et que la méthode propre à l’étude de cette science a été dé-
couverte. Il existe même quelques brillants exemples de son applica-
tion. Je pense que le livre d’histoire le plus remarquable, c’est la Capi-
tal de Marx, bien qu’il ne soit pas essentiellement un livre d’histoire.
Il suffit de citer comme passages caractéristiques les chapitres sur la
plus-value absolue et la plus-value relative dans lesquels les historiens
peuvent apprendre beaucoup.
La connaissance de cette méthode nous permet de nous orienter
dans la masse énorme de cette matière historique qui paraissait à M.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 135
*
* *
Cette histoire, comment faut-il l’apprendre ? Certainement pas
comme elle est enseignée aujourd’hui. Je n’ai pas à refaire le procès
de cet enseignement absurde qui touche à tout, embrouille tout,
confond les valeurs et rebute la majorité des enfants. Pour que cet en-
seignement devienne ce qu’il devrait être, il faut déterminer claire-
ment ce que l’on doit enseigner et la façon dont on doit l’enseigner.
Les enfants doivent d’abord connaître l’histoire de l’évolution éco-
nomique et politique des diverses sociétés. C’est à cela, je pense, que
devrait se borner l’enseignement de base pour la formation de l’esprit.
Tout autre enseignement historique (art, civilisation, etc.) serait un
enseignement spécialisé qui ne devrait pas être confondu avec cet en-
seignement fondamental. Le moment où ces enseignements spéciali-
sés devraient être introduits, l’importance à leur donner sont des ques-
tions secondaires qui seraient examinées dans l’ensemble du plan
d’éducation. Il importerait de plus que les disciplines autres que
l’histoire fussent présentées dans l’esprit historique, qu’elles sentis-
sent les liens qui les rattachent à l’évolution économique et politique
de la société.
Quant à la façon dont l’histoire économique et politique doit être
enseignée, je me bornerai à deux remarques générales. D’abord, il faut
donner aux enfants le sens de la durée ; ensuite, il faut leur faire saisir
l’évolution historique non point tranche par tranche, mais dans son
ensemble, dans sa totalité, pour qu’ils ne puissent jamais oublier
l’unité du mouvement historique.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 137
*
* *
Je me suis borné dans cet article à tracer quelques lignes générales.
Je ne me dissimule pas que chaque affirmation devrait être dévelop-
pée. Je souhaite seulement que ce soit matière à réflexion. Je sais
d’autre part, que l’histoire ainsi conçue n’est pas écrite, il paraît donc
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 138
CHRONIQUE
THÉÂTRALE
LE FLEUVE ÉTINCELANT
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L’échec guette les dramaturges modernes qui ont choisi un sujet com-
plexe, soulevant une discussion et qui n’ont pas de temps à perdre pour
provoquer un rire facile toutes les six lignes. Il nous faut accepter ce ris-
que, sans mépris, plaintes ou orgueil.
32 Très différente donc de ce désir d’« unité de l’être » dont parle Moussinac
dans le Radeau de la Méduse.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 143
35 Pas toujours pourtant, la plaisanterie facile que j’ai citée plus haut est tirée
des dernières scènes où elle est assez déplacée.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 148
CHRONIQUE
POLITIQUE
LES SUBVENTIONS
À L’ENSEIGNEMENT CONFESSIONNEL 36
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Tandis que la laïcité n’est pas une position de combat, il est impos-
sible au catholicisme de renoncer à ce qu’on a appelé son impérialis-
me spirituel.
Le but réel de l’Église est le monopole de l’enseignement pour le
catholicisme 37. Quand, pour des raisons historiques, on ne peut viser
ouvertement ce but et qu’on est obligé de composer avec les fidèles
d’autres religions ou avec les agnostiques, on exigera du moins tous
les appuis temporels et tous les privilèges possibles pour la propaga-
tion de la foi. Le prétexte sera l’invocation de la liberté, soi-disant vi-
sée par le régime laïque. Rappelons-nous la profonde remarque de
Renan dans son Histoire du peuple d’Israël :
L’on s’écrie que la religion est en péril par ce fait seul que l’instruction
religieuse n’est pas donnée à l’école ! Quelle singulière idée se fait-on
donc de ses splendeurs morales et de l’évidence de ses vérités ! A-t-elle
donc si grand besoin que, non seulement le prêtre l’enseigne dans son
église, deux ou trois fois par semaine, mais aussi l’instituteur dans son
école, et tous les jours ? Il me semble qu’ici vous lui faites injure. Elle de-
vrait déjà triompher des contradictions, elle triomphera encore plus aisé-
ment du silence. Quelle étrange estime vous avez d’elle de penser que les
enfants s’en éloigneront parce qu’elle aura, dans l’école, discipliné leurs
sens, affermi leur raison, ouvert leur esprit !
L’école laïque,
création originale de la pensée française
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Si l’on veut que ce pays-ci se tire d’affaire, il faut que l’école se fasse
dans la sacristie.
Nous trouvons… que c’est une chose fâcheuse que de diviser les en-
fants dès leur jeune âge, sur les bancs mêmes de l’école, et de leur appren-
dre d’abord, non pas qu’ils sont Français, mais qu’ils sont catholiques,
protestants ou juifs. Lorsque nous voyons… se perpétuer d’antiques hai-
nes, nous nous disons que… cette séparation des enfants était une mauvai-
se préparation à l’union, à la concorde et à la fraternité qui doivent exister
entre les enfants de la mère-patrie.
avec quelle facilité, de quel cœur, je ne dirai pas léger, mais presque pro-
voquant, M. Piou [l’orateur catholique] acceptait cette scission définitive
entre enfants de confessions différentes.
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CHRONIQUE
DES TRANSPORTS
LE CABOTAGE
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3. Le cabotage français
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te pour les cafés (12 000 à 51 000 t.), les conserves (7 000 à
25 000 t.), les fers marchants (100 000 à 221 000 t.). Elle est due sur-
tout aux hydrocarbures dont le tonnage ne représentait en 1913 que
121 000 t. et qui en 1936 atteignait 2 000 000 t., soit 40 % du trafic
total ; surclassant les matériaux de construction (10 %), les houilles et
coke (5 %). La baisse qui se manifeste entre 1936 et 1938 est consécu-
tive aux mesures de coordination.
Pendant cette guerre, la flotte des caboteurs a été rudement tou-
chée. La destruction de cette flotte pose les problèmes d’avenir.
Le cabotage doit se relever. À cause de son importance sociale
d’abord. Il est, en effet, irremplaçable pour la formation des marins
par suite des multiples manœuvres qu’il exige ; d’autre part, il assure
l’existence de nombreux chantiers le long des côtes. À cause de sa
valeur économique ensuite, qui ne doit pas être sous-estimée, bien
qu’inférieure à son importance sociale. La disparition des caboteurs
usagés et périmés permet d’envisager la construction de nouveaux ty-
pes pouvant porter en lourd de 450 à 2 500 t. ; ces nouveaux navires
assureraient la réexpédition rapide des marchandises arrivant dans les
ports les plus qualifiés ; ils éviteraient les détournements ; ils pour-
raient, en même temps, aider à la déconcentration usinière
d’organismes comme Le Havre ou Nantes ; toute une série de ports se
trouveraient donc dans la mouvance de ports chefs d’industrie, à qui
les ports satellites ramèneraient un fret de retour ; les navires ne les
quitteraient plus sur lest. Ainsi s’atténuerait le mal de carence dont
souffre notre marine marchande.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 164
CHRONIQUE
ÉCONOMIQUE
QUELQUES NOTES
À PROPOS DE LA BANQUE DE FRANCE
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41 Les autres conseillers sont : MM. Pierre Caillaux, « élu » par les actionnai-
res, cousin de Joseph Caillaux et l’un des notables de l’électricité ; Robert
Coulondre, ancien ambassadeur de France à Berlin ; André Cramois ;
Raymond Dreux, ancien ingénieur aux Pétroles Jupiter et Guillemot ; Mar-
cel Lambert, Charles Laurent, ancien secrétaire général de la Fédération des
fonctionnaires ; René Luche, désigné par M. Pleven sur la proposition du
gouverneur pour représenter le personnel de la Banque, en dépit de la loi du
5 décembre 1944 dont nous parlions plus haut ; Jean Raty, « élu » par les ac-
tionnaires.
Les quatre censeurs sont MM. Gaston Bassot, vice-président de la ban-
que italo-française de crédit ; Adéodat Boissard, inspecteur des finances, dé-
signé par Cathala le 1er mai 1942 ; Jacques Brunet, désigné par Bouthillier le
1er décembre 1940 ; Louis de Marchéville, gérant du Comptoir de l’industrie
du sel et les produits chimiques de l’Est, président des trois compagnies
d’assurance du groupe « la Foncière ».
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 171
42 Voir sur ce sujet la très intéressante étude de Roger Garaudy : « Les trusts
maîtres de l’État et de ses bureaux », parue dans les Cahiers du communis-
me, mars 1945.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 172
La question du privilège
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Alors que la monarchie de Juillet avait, dès 1840, c’est-à-dire trois ans
avant la fin du privilège, provoqué sur ce point les délibérations du parle-
ment, nous en sommes réduits à accumuler hâtivement nos démonstrations
dans les huit mois qui nous séparent de l’échéance de ce contrat.
LES REVUES
par POL GAILLARD
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43 Il va sans dire, — et tous nos lecteurs s’en rendront compte facilement eux-
mêmes, — que la verve de notre collaborateur ne s’irrite pas ici contre la re-
ligion, le clergé régulier ou séculier en général, mais seulement contre ceux
qui continuent actuellement sous d’autres formes la politique condamnable
qu’ils ont appliquée sous l’occupant. Nous tenons à le préciser tout de suite
pour éviter toute fausse interprétation, d’ailleurs bien improbable. (Note de
la rédaction.)
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 175
Tout cela n’est déjà pas mal, mais voici mieux encore :
çais, bien sûr, c’étaient ceux qui acceptaient Vichy et l’armistice im-
posé par Hitler, car le R.P. Fessard de la Compagnie de Jésus va en-
core vous le dire :
Vous n’aviez pas prévu cet argument, n’est-ce pas, mes camarades
de la résistance ? Il est vrai qu’il sonne tout de même d’une manière
bien étrange dans la bouche d’un prêtre, car on pourrait dite tout aussi
bien qu’un péché mortel, lorsqu’u-il est inévitable, apparaît au chré-
tien comme conciliable, dans sa substance, avec la morale de Jésus-
Christ.
Même les Jésuites casuistes dénoncés par Pascal et dont on connaît
assez les odieuses maximes (ils vous permettent, par exemple, de tuer
en sûreté de conscience ceux qui révèlent vos fautes), n’ont point osé
pareille affirmation ! Seulement, le R.P. Fessard, malgré toute sa
science théologique, n’avait pas le choix des raisons pour justifier
l’armistice, il a pris celle qu’il a pu…
Naturellement, nous ne disons pas ici que tous les Pères de la
Compagnie de Jésus aient été vichyssois, ni même que le R.P. Fessard
n’ait pas résisté. Tout est possible avec les Pères. Nous en connaissons
de pacifistes, de gaullistes, de « socialistes », de fascistes et pascal
nous adonné depuis longtemps dans la cinquième Provinciale
l’explication de cette diversité étonnante :
Par là ils conservent tous leurs amis, et se défendent contre tous leurs
ennemis. Car, si on leur reproche leur extrême relâchement [leur politique
de Vichy], ils produisent incontinent au public leurs directeurs austères
[les jésuites résistants et sociaux] et quelques livres qu’ils ont fait de la ri-
gueur de la loi chrétienne [du patriotisme], et les simples, ceux qui
n’approfondissent pas, se contentent de ces preuves… Ainsi, ils en ont
pour toutes sortes de personnes… de quoi satisfaire tout le monde.
45 Il n’est pas sans intérêt de rappeler ce que le même Père Fessard écrivait
avant la guerre dans Etudes :
« Le chrétien doit être prêt, en face de toute agression, à devenir, au ris-
que de sa vie, et même de l’existence de sa nation, un agent de la Paix. »
Que la compagnie de Jésus le veuille ou non, de telles phrases ne pou-
vaient alors que favoriser les desseins nazis ; et, aujourd’hui encre, à qui
peuvent servir les tentatives de réhabilitation des Vichyssois ? La réponse
n’est pas difficile à donner, hélas ! Les Etudes font bien toujours la même
politique… Ne donnent-elles pas dans leur numéro de mars le compte rendu
de deux livres de collaborateurs ; Emery, membre notoire du R.N.P., actuel-
lement en prison, et Héritier dénonciateur de patriotes, en fuite en Allema-
gne ?
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 178
*
* *
Peu après la parution du premier numéro des Etudes, Temps pré-
sent publia une interview du R.P. Carrière. Avec un accent de tristesse
extrêmement émouvant, le vice-président de l’assemblée consultative
y explique le vote de la commission des Finances supprimant les sub-
ventions aux écoles libres (vote que l’Assemblée devait confirmer à
l’écrasante majorité de 128 voix contre 48) par l’attitude réactionnaire
de trop de chrétiens depuis la libération.
Les mêmes hommes sont demeurés aux mêmes postes, manifestant ex-
trêmement une évolution qui n’est pas réelle. Les aumôniers de certains
mouvements ou de certaines écoles, qui avaient outrageusement appuyé
Vichy et lutté contre ce qu’ils appelaient la dissidence, sont toujours en
place. Les mêmes qui conduisaient leurs troupes de jeunes gens au chant
de « Maréchal, nous voilà ! » président encore à leur formation.
Tels aumôniers, tels prêtres qui, par exemple dans le Proche-Orient,
avaient eu l’attitude la plus antigaulliste, dirigent encore spirituellement
des écoles et des camps. Tel prédicateur célèbre, qui a prêché pendant les
quatre dernières années, occupe la même chaire.
Alors, quand nos collègues nous objectent qu’ils sont peu enclins à ac-
corder des subventions à ces hommes-là parce qu’ils n’ont pas confiance
dans l’esprit qu’ils insufflent dans leurs écoles, que voulez-vous que nous
répondions ?
Quand on ne voit aucun signe de compréhension ou même de regret
chez tant d’hommes qui se sont si lourdement et constamment trompés,
comment voulez-vous que le crédit de confiance obtenu par la Résistance
catholique ne s’épuise pas ?… Je crains une vague formidable
d’anticléricalisme.
*
* *
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 179
Gabriel Péri nous laissant cet émouvant testament : « Que mes amis
sachent que je suis resté fidèle à l’idéal de ma vie ; que mes compatriotes
sachent que je vais mourir pour que vive la France » n’est pas mort avec
la sombre tristesse d’un matérialiste historique, mais avec la joie d’un
martyr qui sait que son sacrifice ne sera pas inutile 46. [C’est l’auteur qui
souligne.]
47 Le R.P. Philippe affirme toutefois, dans un récent article des Lettres françai-
ses, que, selon saint Thomas, les non-catholiques peuvent être sauvés même
s’ils persévèrent jusqu’au bout dans leur erreur : « Le désir du baptême peut
n’être qu’implicite et ce vœu tout implicite est, en certains cas, compatible
avec l’ignorance ou le rejet conscient du sacrement du Baptême. »
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 181
*
* *
Parmi les autres revues chrétiennes qui ont paru sans beaucoup de
difficultés (on devine pourquoi), tandis que les revues scientifiques
attendaient si longtemps les autorisations nécessaires, citons Carre-
fours de culture humaniste, la Maison-Dieu, Harmonies (revue de la
poésie catholique contemporaine), Résurrection (le dernier recueil est
consacré à Léon Bloy), la Vie intellectuelle (avec une étude intéres-
sante sur la religion d’Euripide, un documentation précise sur les ac-
cords de Bretton-Woods, et un article remarquable d’Etienne Gilson
qui ne cherche pas à cacher l’opposition qui s’est toujours manifestée
jusqu’ici entre ce qu’il appelle l’« École de l’Église » et l’« Ecole de
la République »), Famille et Chrétienté et surtout Esprit.
La revue d’Emmanuel Mounier se distingue en général par un ac-
cent de sincérité indiscutable, le désir d’étudier les problèmes à fond,
un effort d’impartialité intelligente qui inspirent dès l’abord une vive
sympathie. Les chroniques surtout sont, pour la plupart, très bien te-
nues et certains articles, ceux qui apportent une documentation, fort
intéressants. Malheureusement, quelle que soit la bonne volonté des
auteurs, l’ensemble donne finalement une impression pénible de stéri-
lité, encore accrue par la lourdeur du style. On sent tellement que,
malgré eux, mais par leur faute, ces intellectuels sont, en fin de comp-
te, isolés, coupés du peuple, et par là, même aveugles sur bien des
points et impuissants sur tous. Dommage… il y a là de beaux efforts
perdus.
De plus, il arrive tout de même assez souvent aux rédacteurs de la
revue d’être entraînés par leurs préjugés à des opinions véritablement
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 182
ridicules. Nous n’en voulons pour preuve que le compte rendu donné
par Emmanuel Mounier du premier numéro de la Pensée.
Deux grossières erreurs d’abord : Mounier affirme que « la révo-
cabilité permanentes des élus et le gouvernement d’assemblée » de-
mandés par notre chroniqueur politique Georges Cogniot sont « des
outrances évidentes de la démocratie » qui « n’ont jamais retenu
l’attention de ceux qui ont fait l’État soviétique ».
Il est clair que la constitution simplement démocratique (mais au
sens d’une démocratie effective) que préconisait Georges Cogniot ne
coïncide pas avec la Constitution socialiste de l’État soviétique. Mais
Mounier ne se trompe pas moins.
En effet, pour ce qui est de la révocabilité permanente des élus,
l’article 142 de la Constitution de l’U.R.S.S. stipule en propres ter-
mes :
Chaque député est tenu de rendre compte aux électeurs de son travail
et du travail du Soviet des députés des travailleurs, et peut être rappelé à
tout moment sur décision de la majorité des électeurs selon la procédure
établie par la loi.
universel que nous avons connues entre les deux guerres et qui nous
ont fait tante de mal…
Nous avons été étonné aussi que M. Mounier s’accroche à quel-
ques mots isolés de notre éditorial pour affirmer que notre position
philosophique est très peu claire. Les phrases suivant immédiatement
les mots cités par lui paraissent portant fort précises. Nous les répé-
tons ici :
48 Les Cahiers du Sud, qui citent ces phrases, nous félicitent d’ailleurs d’avoir
su définir notre attitude avec une grande netteté.
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 184
*
* *
Passons aux revues proprement littéraires.
Elles sont beaucoup trop nombreuses, et la qualité de chacune s’en
ressent. Poésie 45, Confluences, les Cahiers du Sud, les Lettres, Exis-
tences, Messages, espace, l’Arbalète, la Nef, l’Arche, Fontaine, la Re-
vue de Paris (et j’en passe) donnent souvent l’impression de se dispu-
ter les fonds de tiroir de nos grands auteurs et des textes d’inconnus
n’offrant pas toujours grand intérêt ; l’Arche ne contient guère que de
l’André Gide et le premier numéro des Lettres, par exemple, est très
médiocre (le second est bien meilleur).
L’Éternelle Revue, créée dans la clandestinité par Paul Eluard et
dirigé aujourd’hui par Louis Parrot a présenté un premier numéro pu-
blic d’une densité superbe. Sous une belle couverture de Picasso se
trouvent réunis de très nombreux textes et poèmes fort courts, mais
étonnamment riches de pensée et suggestifs. Sartre, Aragon, Eluard,
Pierre Seghers, Elsa Triolet, André Frénaud, Michel Leiris, René
Char, d’autres encore… ! et au milieu d’eux Robespierre, Marat,
Rimbaud, Max Jacob, Chennevière concourent dans une forme éter-
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 185
nelle. Mais le texte le plus étonnant est sans doute encore celui de
Madeleine Riffaud, étudiante en médecine F.T.P. condamnée à mort :
René char, Saint-Exupéry, Malraux nous enseignent que, pour être ro-
manesque aujourd’hui pour jouer gagnant, il faut tout le réalisme des ré-
alistes, puis toute l’imagination des poètes, puis tout un courage d’homme.
Tous les romanesques aujourd’hui peuvent prendre pour devise ce mot de
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 186
La plupart des chroniques apportent sur leur sujet, mieux que des
précisions, des idées nouvelles.
Les Cahiers du Sud ont rendu hommage à Politzer et cité, en parti-
culier, un extrait de son étude sur la rationalisme, parue en 1939 dans
la Pensée. Joë Bousquet parle longuement du roman d’Aragon, les
Voyageurs de l’impériale, « capitale du roman, nouvelle comédie hu-
maine », dit-il. Le dernier numéro est consacré en partie à Kafka.
Nous avons surtout remarqué dans Poésie 44 une intéressante étu-
de de Sartre sur Ponge : « L’homme et les choses », un bel hommage
d’Aragon à Saint-Pol Roux, et une lettre de Paulhan à Dubuffet où les
nouvelles tendances de la peinture sont définies avec un grand bon-
heur d’expression ; dans Poésie 45, la magnifique préface en prose
d’Aragon pour la Diane française, le Caractère russe, nouvelle
d’Alexis Tolstoï, des fragments de Lingères légères d’Eluard, un essai
de Pierre Seghers sur le poète et son public, et les dessins animés
d’Elsa Triolet. Claude Roy continue ses mises au point sur la presse,
ironiques avec pertinence.
Les Cahiers d’art viennent de publier un magnifique volume
« 1940-1944 » qui rassemble, avec des textes d’Eluard, Zervos, Paul-
han, Cassou, Vercors, Alquié, Prévert, de très nombreuses et fort bel-
les reproductions (malheureusement sans les couleurs) de Picasso,
Braque, Matisse, Rouault, Laurens, Lurçat, Pignon, Fougeron, Gro-
maire, Goetz, etc. Ce recueil est indispensable à qui veut connaître le
mouvement artistique de ces cinq dernières années.
Le Point replié d’Alsace à Souillac (Lot), a continué la série de ses
réussites par deux très beaux recueils ornés de nombreuses reproduc-
tions : l’un consacré à Marquet, l’autre à Mallarmé (textes de Mallar-
mé, Mondor, Bachelard, Rouveyre, Charpentier, Fontainas).
La Nef, que dirige M. Robert Aron, a publié un numéro consacré à
la littérature soviétique ; ce numéro se caractérise surtout par un arti-
cle anonyme sournoisement anticommuniste… et que la bande de pu-
blicité semble attribuer, plus hypocritement encore, à Jean-Richard
LA PENSÉE, nouvelle série, no 3, avril-juin 1945. (1945) 187
*
* *
Et Lamarck ? Et Voltaire ? Et Anatole France ? direz-vous. Eh
bien, la plupart de nos revues ont étrangement oublié leur anniversai-
re. Seule la Revue de Paris consacre deux articles à Anatole France,
mais M. Duhamel ne trouve dans son œuvre qu’« un aimable mélange
d’ironie, d’érudition, d’élégance morale et de pitié » On avouera que
c’est peu pour l’auteur de l’Histoire contemporaine, Sur la Pierre
blanche et vers les temps meilleurs. Mais quoi ! M. Duhamel ne pou-
vait tout de même pas dire qu’Anatole France mourut membre du Par-
ti communiste 50.
Heureusement, les volumes de M. Claude Aveline, Trente ans de
vis sociale, qui paraîtront, et le recueil qui va être publié des discours
prononcés à l’occasion de son centenaire montreront dans tout son
éclat la véritable figure de celui qui fut, en même temps qu’un écri-
vain incomparable, le champion bien français de la raison, de la liber-
té et de la justice. Nous rappellerons seulement ici en quels termes
Anatole France répondait à ceux qui l’accusaient de scepticisme :
Il eût fallu en user avec le genre humain comme on en use avec tous
les hommes en particulier. Un chanoine mène-t-il une vie scandaleuse, on
lui dit : Est-il possible que vous déshonoriez la dignité du chanoine ? On
À cette époque,
Abetz ordonna alors à ses valets de faire fondre les statues les plus
symboliques du continuel effort français pour la libération de
l’homme.
L’ancien régime ? Mais c’est vous qui l’êtes… Je le reconnais, cet or-
dre nouveau… J’écrivis jadis l’Ingénu contre quelques lettres den cachet.
Aujourd’hui, elles sont règle d’État… Les juges de Calas et de cent autres
étaient autrement moins vils que le président Devize et le procureur colo-
nel Farge de votre cour de Paris, qui envoyèrent à la guillotine l’intègre
député d’Amiens Catelas. Car dans leur impitoyable cruauté et dans leur
rapacité, les juges de Toulouse, en faisant rouer Calas innocent, croyaient
au moins servir le roi de France. Tandis que vos histrions de la cour spé-
ciale de Paris ne condamnent que par votre ordre, monsieur Pétain, et pour
servir le bâtard du roi de Prusse.
…Quoi ? il y a de pareils monstres sur la terre ? Demandait l’Ingénu
en apprenant qui l’avait jeté à la Bastille et pourquoi on l’y avait jeté. De
quels noms faut-il donc affubler aujourd’hui un Pétain, un Laval, un
Déat ?
Dans cette guerre sainte pour délivrer la France, toutes les armes sont
bonnes. Pour les uns, c’est la grenade et la mitraillette. Pour d’autres, la
clé qui déboulonne les rails ou le changement de l’alliage qui rendra cas-
sante comme verre la pièce essentielle du tank ou de l’avion. Pour les in-
tellectuels de France. Pour les intellectuels de France outragés et défiés,
l’arme sera celle de Voltaire : la plume comme moyen, comme arme, pour
frapper et appeler à frapper implacablement l’oppresseur… Dans cette ba-
taille où se jouent la vie et l’avenir de la nation française avec la vie et
l’avenir de l’humanité, comme Voltaire, il faut poursuivre la « politique
des résultats », il faut convertir. Comme Voltaire, il faut non pas seule-
ment exposer la vérité utile, mais encore la prêcher au peuple de France.
LES LIVRES
DEUX LIVRES SUR LA RÉFORME
DE L’ENSEIGNEMENT 52
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science et parce qu’ils ont besoin de gagner un jour leur vie — et ceux
pour qui la vie « estudiantine » est un bon prétexte à surprises-parties,
à monômes et à défilés incongrus.
Ce ne sont pas les seconds qui se sont fait tuer, torturer, déporter
pendant l’occupation, mais ce sont eux qui braillent le plus. Fils et
filles à papa, bons à rien parce que mauvais en tout, incapables de rien
comprendre, mais très forts pour se moquer et chahuter, perpétuels
recalés, cancres très élégants, ils encombrent l’Université et empestent
son atmosphère.
Il faut bien le dire : ils ne se répartissent pas également dans toutes
les disciplines. Vous n’en trouvez pas aux Sciences, peu aux Lettres
(sauf en langues vivantes), mais beaucoup aux premières années de
Médecine, en Pharmacie et surtout en Droit. Pourquoi ? Parce que
connaissant quand même le désir de décrocher un titre, ils tiennent à
réaliser ce désir avec le moins de peine possible. Et cela entraîne ipso
facto une conclusion impérative : il faut relever le niveau de
l’enseignement des langues vivantes (un grand pays se doit d’avoir
des citoyens qui parlent facilement les langues étrangères) — aug-
mentent la difficulté des premiers examens de médecine et de phar-
macie (car si la sélection se fait bien par la suite, elle se fait trop tard)
— et surtout remanier de fond en comble l’enseignement du droit,
aussi bien à la faculté que dans les écoles libres annexes, telles que
l’Ecole des sciences politiques où la couleurs de la cravate et la lon-
gueur du cheveu compte beaucoup plus que la clairvoyance du juge-
ment et où on apprend gravement (sans rire) que la découverte de la
théorie de la valeur marginale a bouleversé, ruiné, détruit la théorie
marxiste de la valeur — dont on sabote soigneusement l’explication
pour pouvoir s’en gausser à son aise. Il n’y a pas, rue Soufflot, un étu-
diant sur cent qui sache exposer correctement l’économie politique
marxiste.
« Vous voulez donc que tous les étudiants soient marxistes ? » di-
ra-t-on. Certes non. Je veux simplement dire ceci : on enseigne à des
fils de privilégiés des théories qui ne peuvent servir qu’à perpétuer
leurs situations de privilégiés — ce qui est une bizarre conception de
l’objectivité de l’enseignement. Et, ce qui est plus grave, c’est qu’on
enfonce dans le crâne d’étudiants sérieux tels que les étudiants en Ca-
pacité (qui prennent sur leurs heures de loisirs pour travailler leur
droit, car ils ont souvent déjà un métier) les mêmes âneries, partiales
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M. Piobetta est de mon avis en ce qui concerne l’éducation. Par
contre, l’O.C.M. ne l’est point.
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lauréat), il ne se fait pas faute de lui porter les attaques désormais tra-
ditionnelles et insiste sur la nécessité qu’il y a d’instituer un art de
l’examen, car les examens valent surtout ce que valent les examina-
teurs. Son aussi très bien venues les lignes où l’auteur dit : il faut
« abolir le pouvoir des préfets en matière de mutation, d’avancement
et de nomination, arracher à l’administration politique et rendre à
l’Université les maîtres de l’enseignement primaire 53 » ou les pages
au long desquelles le fils de l’auteur 54 critique avec discernement le
stage et son efficacité.
Est-ce à dire que tout dans ce projet de réforme est parfait ? Non,
évidemment. C’est ainsi que les moyens proposés pour permettre à
toutes les couches de la population d’accéder à toutes les couches de
la population d’accéder à tous les degrés de l’instruction sont insuffi-
sants ; que l’on propose paradoxalement de supprimer la gratuité du
lycée ; que le projet de réforme des bourses est bien peu satisfaisant (il
est vrai que pour trouver une solution vraiment satisfaisante, il fau-
drait ici non plus une réforme, mais une révolution de
l’enseignement) ; que le chapitre sur l’orientation est faible et ne révè-
le pas de possibilités concrètes ; que les contre-propositions concrètes
de St. Piobetta en ce qui concerne le stage ne sont pas très séduisantes.
C’est ainsi enfin que nous rejetons en bloc presque tout le projet rela-
tif aux années préparatoires aux Facultés : M. Piobetta, en effet, désire
voir servir ces années de propédeutique en même temps comme pré-
paratoire à l’enseignement professionnel supérieur et comme centres
de culture — ce qui est sans doute difficilement conciliable et ce qui a
comme conséquence l’exigence d’une durée de deux à trois ans pour
ces cours… Mais cela vient de ce que l’enseignement supérieur exige
une réforme beaucoup plus profonde que les autres ordres de
l’enseignement — et sans doute totale.
Reste que le livre de M. Piobetta donne à réfléchir — ce qui était
son but — et que nombre des solutions qu’il propose sont plus que
séduisantes. Comment en serait-il autrement quand au cœur des médi-
tations de l’auteur se trouve cette affirmation :
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Disons tout de suite que, par contre, nous ne sommes pas d’accord
avec l’O.M.C. en ce qui concerne l’éducation : il n’y a pas deux édu-
cations, dont l’une serait « privée » et l’autre « civique ». À plus forte
raison ne doit-on pas confier l’éducation dite « privée » à des inter-
nats, dont on dit qu’ils seront « libres ». Parmi ces internats, est-il dit,
certains auront un caractère confessionnel, les autres seront indépen-
dants. Les familles choisiront selon leurs goûts. Les uns et les autres
seront soutenus par les subventions de l’État proportionnelles au
nombre des pensionnaires. Pourquoi diable vouloir à tout prix boule-
verser la façon qui se révélera tendancieuse (même si dans l’esprit de
nos camarades de l’O.C.M. elle part d’un « bon sentiment »)
l’organisation de l’internat qui actuellement ne laisse à désirer qu’au
point de vue du confort et des loisirs ? Par souci d’éducation ? Mais
encore une fois un véritable éducateur sait bien que le problème dis-
tinct et que si malencontreusement on le distingue, on aboutit seule-
ment à créer des divisions, voire même des dissensions, soit entre le
personnel enseignant et le personnel « éduquant », soit entre les en-
fants, soit entre les éléments de la population. De plus, cette proposi-
tion de subventions d’internat rappelle à nos oreilles de désagréables
échos !
Peut-on discuter ici le projet extraordinairement fouillé de
l’O.C.M. ? Cela nous demanderait trop de place. Notons en tout cas
quelques suggestions intéressantes : celle de l’enseignement post-
scolaire (bien que la conception en soit un peu trop chargée), celle qui
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Il y a une crise de l’enseignement. Il faut la résoudre. Et tous ceux
qui, avec des mérites divers, s’en soucient sont à louer.
J. KANAPA.
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Cette unité universelle vers quoi tend l’esprit n’est pas faite d’un
amalgame idéal des valeurs intellectuelles les plus hautes de chaque indi-
vidu, de chaque civilisation, mais d’une construction rationnelle de ces va-
leurs enfin assemblées, participantes, une construction matérialiste qui se
complète sans cesse et se renouvelle selon la loi dialectique… Une telle
unité est seule vivante, et de cette qualité lui viennent sa puissance, son
rayonnement, sa grandeur ; elle détermine, en définitive, pour tout civili-
sé, son action personnelle et sa pensée immortelle. Elle se substitue à la
vielle unité de Dieu. (Page 23.)
Il nous suffit d’être assurés, comme nous le sommes, que les temps
nouveaux seront… Un jour, tout de même, par la force des choses — des
choses qui n’ont rien à voir avec la métaphysique —, j’allais écrire par la
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force du peuple, les hommes auront plus de raisons d’être heureux et les
hymnes à la joie naîtront comme des produits naturels de la terre et du
sang 55.
L’homme assez courageux et lucide pour écrire ces lignes dans une
prison était arrêté en exécution du décret Daladier conte les commu-
nistes et volontairement mêlé, ainsi que ses camarades, aux détenus de
droit commun.
Toute la seconde partie du livre est occupée par le récit lamentable
de l’exode des prisons de Paris en juin 1940, et celui du séjour au trop
célèbre camp de Gurs. Oh ! certes, les horreurs qui nous sont révélées
ici ont été bien dépassées par celles d’Oswiecim (Auschwitz), Struthof
ou Maïdanek, mais il est trop réel, hélas ! qu’une certaine France, in-
digne de ce nom, était sur le chemin de la barbarie dès avant
l’occupation allemande. L’internement arbitraire (Moussinac attendra
plus d’un an avant d’être jugé), la faim, le refus des soins médicaux,
les coups, l’odieuse alliance des gardiens et des « droit commun »
contre les politiques, les nazis n’ont pas eu à les enseigner aux fascis-
tes français. très logiquement, la haine du communisme qu’ils accu-
saient de menacer la civilisation occidentale avait fait renier à ceux-ci
les principes les plus sacrés de cette civilisation même ; dès 1939, les
« nationaux », décidés à la trahison et beaucoup plus préoccupés de la
guerre contre l’U.R.S.S. que la guerre contre Hitler, avaient besoin
d’oublier toute justice pour s’acharner sur les patriotes communistes
qui déjouaient leurs plans. Le commissaire de Montreuil, qui arrêta
Moussinac en avril 1940, essaya naturellement de tourner son patrio-
tisme en dérision. Moussinac répondit : « L’histoire jugera, elle dira
où en étaient les patriotes ». Ce qui lui valut un ricanement du com-
missaire : « Des mots ! »
Des mots qui prennent aujourd’hui une force singulière lorsqu’ils
sont authentifiés par les notes très simples que Moussinac nous donne
55 Page 36. Nous tenons à citer aussi les premiers vers de la « Romance dans la
prison », écrite pour Jeanne.
J’ai planté des fleurs pour que tu les sentes
Et qu’elles grimpent à tes doigts,
J’écris des chansons pour que tu les chantes
Et qu’elles dansent dans ta voix.
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en bas des pages, presque chaque fois que le coirs de son récit l’amène
à parler d’un de ses camarades poursuivi comme lui en 1940 « pour
menées antinationales » : Gabriel Péri, fusillé le 15 décembre 1941 ;
docteur Ténine, fusillé comme otage à Chateaubriant ; Pitard, fusillé ;
Politzer, fusillé ; Decour, fusillé ; Sémard, fusillé ; Danièle Casanova,
morte à Oswiecim ; Marie-Claude Vaillant-Couturier, déportée à Os-
wiecim… Je ne puis les citer tous. Mais tous apportent à ceux qui ne
sont point aveuglés par leurs préjugés, la preuve évidente de la cons-
tance du combat mené par les communistes depuis 1939. L’histoire a
dit « de quel côté étaient les patriotes… » et le Radeau de la Méduse
de Moussinac, outre son intérêt propre comme journal d’intellectuel
captif, en restera comme l’un des plus vivants témoignages.
P. GAILLARD.
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Mais il ne s’est pas retranché dans une révolte égoïste qui eût fait
de lui un aigri. Insoucieux des conventions mondaines, toujours prêts
à partager leur manteau comme saint Martin, ses parents lui ont appris
à traiter les indigènes en hommes, à plaindre leur misère et à la soula-
ger.
Qu’est la misère des Blancs les plus pauvres auprès de la misère des
indigènes ? de leurs cahutes ? entre la pioche posée dans un coin et le gra-
bat, l’enfant qui a des vers et se roule de coliques ? La merde isole… Avec
la dysenterie, chier occupe tout le loisir. Puis dormir. Puis c’est l’aube, le
réveil, les pieds nus sur la terre nue (p. 70).
Alors, par besoin de pureté morale, par désir de se dépasser, mais aussi
par esprit chrétien, Henri Barnèse abandonne sa classe et sa race pour se
consacrer à l’émancipation du travailleur indigène.
JEAN LARNAC.
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Notre haine contre les hitlériens nous a été dictée par l’amour de la pa-
trie, de l’homme et de l’humanité.
RENÉ MAUBLANC.