Vous êtes sur la page 1sur 156

Ce volume a été publié

avec l’aide du Centre National du Livre


POLITICA HERMETICA

N° 24 — 2010

la franc-maçonnerie
et les Stuarts au XVIIIe siècle

Stratégies politiques, réseaux


entre mytheS et réalitéS
POLITICA HERMETICA

N° 24 — 2010

la franc-maçonnerie
et les stuarts au XVIIIe siècle

Comité de rédaction
Xavier Accart, Michel Bouvier, Jean-Pierre Brach, Etienne Kling, Jean-Pierre
Laurant, Pierre Mollier, †Victor Nguyen, Marco Pasi, Emile Poulat, Jérôme
Rousse-Lacordaire.

Comité scientifique
Jean Baubérot, Francis Bertin, Jean Borella, †Pierre Chevallier, Alain Gouhier,
Régis Ladous, Pierre Lory, Michel Maffesoli, †Bruno Neveu, †René Rancoeur,
Michel Michel, Pierre-André Taguieff.

Correspondants
Argentine : Francisco Garcia Bazán. Autriche : Hans Thomas Hakl. États-Unis :
James A. Santucci. Italie : Laszlo Toth. Portugal : André Coyné. Roumanie :
Silvia Chitimia.

Directeur scientifique : Jean-Pierre Laurant


Rédacteur en chef : Jean-Pierre Brach
Directeur de la publication : Vladimir Dimitrijevic
Secrétaire de rédaction : Marthe Laurant

Administration, abonnements :
L’Age d’Homme, S.A.R.L.
5, rue Férou, 75006 Paris – Tel. : 01 55 42 79 79 Fax : 01 40 51 71 02

Association Politica Hermetica :


www.politicahermetica.com
SOMMAIRE

la franc-maçonnerie et les stuarts


au XVIIIe siècle

Michel Duchein
Le contexte politico-religieux dans l’Angleterre de Jacques II
aux hanovriens………………………………………………………… 15

Steve Murdoch
Des réseaux de conspiration dans le Nord ?
Une étude de la franc-maçonnerie jacobite et hanovrienne en Scandinavie
et en Russie, 1688-1746… ……………………………………………… 29

Jean-Marie Mercier… …………………………………………………


Les origines jacobites de la franc-maçonnerie avignonnaise :
une mythologie historique à repenser… ………………………………… 57

José Antonio Ferrer Benimeli


La présence de la franc-maçonnerie stuartiste à Madrid et à Rome… …… 68

Robert Collis……………………………………………………………
Jacobite networks, freemasonry and fraternal sociability
and their influence in Russia, 1714-1740………………………………… 89

Pierre-Yves Beaurepaire
Le Parnasse de Chaulnes et l’art royal : itinéraire d’un duc et pair entre
équerre et microscope dans la France de Louis XV… …………………… 100

études

Valéry Rasplus
Un historien chez les francs-maçons… ………………………………… 113

Jean-Yves Camus & Stéphane François… ………………………………


L’ultime avatar de Miguel Serrano……………………………………… 117
notes de lecture

Jérôme Rousse-Lacordaire
Alessandro Grossato (éd.), Forme e correnti dell’esoterismo occidentale,
Milan, Medusa, 2008… ……………………………………………… 133

Radu Dragan… …………………………………………………………


Marcello De Martino, Mircea Eliade esoterico, Ioan Petru Culianu e i
« non detti », Edizioni Settimo Sigillo, Rome, 2008…………………… 134

Jean-Pierre Laurant
Jose Antonio Antón Pacheco, « El símbolo e la imagen, imaginacíon
creadora y mundo imaginal », Isidorianum, Centro de estudios teológicos
de Sevilla, 2009, n° 36, bibliographie… ……………………………… 145

Stéphane François
Thierry Zarcone, Poétesses soufies de la confrérie bektachie, Saint-Martin
de Castillon, Signatura, 2010… ……………………………………… 146

Stéphane François
Christine Maillard (dir.), Passeurs d’idées religieuses entre l’Inde et
l’Europe, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2009… …… 147

Jean-Pierre Laurant
Jacques Fabry, Visions de l’au-delà et tables tournantes : Allemagne, xviiie-
xixe siècles, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2009……… 148

Jean-Pierre Laurant
Aurélie Choné, Rudolf Steiner, Carl Gustav Jung, Hermann Hesse,
passeurs entre Orient et Occident : intégration et transformation des savoirs
sur l’Orient dans l’espace germanophone (1890-1940), Strasbourg, Presses
universitaires de Strasbourg, 2009… ………………………………… 150

Stéphane François
Jean-Louis Gabin, L’Hindouisme traditionnel et l’interprétation d’Alain
Daniélou, Paris, Le Cerf, 2010………………………………………… 152
POLITICA HERMETICA
L’association Politica Hermetica, loi de 1901, a été constituée en 1984 en groupe
d’études s’attachant à éclairer les rapports entre l’ésotérisme et « le politique ». Les
fondateurs : †Victor Nguyen, †Jean Saunier, Étienne Kling, Francis Bertin, Jean-Pierre
Brach et Jean-Pierre Laurant, étaient issus d’horizons divers, universitaires ou non.
À partir de 1986 l’association organisa un colloque annuel dans le cadre de l’École
pratique des Hautes Etudes à la Sorbonne dont les Actes furent publiés dans une revue
annuelle par L’Âge d’Homme, 5, rue Férou, 75006 Paris — Elle travaille dans le même
esprit et avec les mêmes méthodes que la recherche universitaire avait appliquées à la
littérature, à la philosophie et aux arts.
Qui se tourne vers l’occulte, dans quel but, quels modèles sont suivis et comment
s’articulent les discours tenus dans le tissu intellectuel des sociétés modernes ? L’analyse
à ces divers niveaux permet de saisir l’ésotérisme « tel qu’il se donne » et la revue
« n’engage ni ne s’engage, sinon à comprendre et à rassembler pour comprendre »,
selon sa déclaration de principes. C’est la seule revue universitaire de langue française,
essentiellement transdisciplinaire, portant sur ce domaine. Nous entretenons des liens
réguliers avec des universités étrangères. En Italie : Franco Cardini (Forence), Franco
Ferraresi (Turin), Giulio Giorello, Umberto Bartocci (Pérouse). Aux États-Unis : James
Santucci (Fullerton Californie et American Academy of Religions). En Argentine :
Garcia Bazán (Université J. Kennedy, Buenos-Ayres). Suisse : Jean-François Mayer
(Fribourg). Belgique : Alain Dierkens, Hervé Savon (ulb, Bruxelles)
La revue comporte également des études et des comptes rendus de livres.
Parmi les collaborateurs des universités et instituts de recherche français :
Mohamed Ali Amir Moezzi (ephe), Yves-Marie Bercé (École des Chartes), Françoise
Champion (cnrs), †Pierre Chevallier, André Combes, J. C. Drouin (Bordeaux), Toufic
Fahd (Strasbourg), Antoine Faivre (ephe), Claude Gaignebet (Nice Antipolis), Jean-
Jacques Glassner (cnrs), Alain Gouhier (Nancy), Claudio Ingerflom (Maison française
d’Oxford), Massimo Introvigne (cesnur), Pierre Lory (ephe), Catherine Maire (ehess),
Enrique Marini-Palmieri (Valenciennes), Bruno Neveu (ephe), †Léon Poliakov, Emile
Poulat (ehess), Jean-Bruno Renard (Montpellier), Daryush Shayegan, Pierre-André
Taguieff (cnrs), Jacques Viard (Aix-en-Provence), †Auguste Viatte, André Vauchez
(École francaise de Rome).

déjà parus :
N° 1 (1987) : Métaphysique et politique, Guénon et Evola. Le modèle traditionnel,
privilégiant la méditation chez l’un, l’action chez l’autre, comme réponse à l’impasse
de la civilisation occidentale, l’ésotérisme comme réponse à la modernité.
N° 2 (1988) : Doctrines de la race et tradition. Analyse de la dérive des sens spirituels,
religieux et culturels de la notion dans l’Europe contemporaine : de l’antijudaïsme à
l’antisémitisme.
N° 3 (1989) : Gnostiques et mystiques autour de la Révolution française.
Événement fondateur de la modernité politique, la Révolution a inspiré tout au long
du xixe siècle prophètes, illuminés et voyants des temps nouveaux, donnant le sens
caché de l’histoire ou détenteurs du secret de sa fin.
N° 4 (1990) : Maçonnerie et antimaçonnisme, de l’énigme à la dénonciation.
Approche conjointe à partir de documents, la plupart du temps inédits, du caractère
secret de l’Ordre, à travers ses origines, le serment… et de sa dénonciation comme
complot contre l’Église et la société du xviiie siècle à nos jours.
N° 5 (1991) : Secret, initiations et sociétés modernes. Le secret qui ne devait pas
survivre à la démocratie est omniprésent dans la vie moderne et touche au plus profond,
au-delà des formes culturelles et religieuses, à la nature même du lien qui unit les
hommes. Ce numéro met en lumière les multiples facettes d’un phénomène essentiel
pour comprendre notre temps.
N° 6 (1992) : Le complot. Dans tout secret non partagé, le soupçon de complot
s’insinue et la complexité des sociétés modernes a rendu la communication malaisée au
point de dissocier son principe de l’objet et des personnes avec qui échanger. À l’idéologie
du « tout communicable » correspond « la haine du secret » et l’interprétation en terme
de complot des échecs et des difficultés de la modernité. Bien des chemins s’offrent
à ce type d’exégèse : de la réflexion conspirationniste politique et religieuse contre les
Jésuites, les Francs-Maçons, les Mormons, les sectes, à une réflexion métaphysique sur le
mal dans l’histoire (curieusement absente des préoccupations des historiens comme des
sociologues) ; initiation et contre-initiation. Ce sixième cahier s’est arrêté au croisement
des fils où la logique de l’histoire s’enchaîne à la trame du complot.
N° 7 (1993) : Les postérités de la théosophie, du Théosophisme au New Age. Quels
liens entre les spéculations de théologie ésotérique de Jacob Boehme, les théories de la
Société théosophique de Mme Blavatsky au xixe siècle et les affirmations contemporaines
sur l’imminence de la venue de l’ère du Verseau ? L’analyse séparée des mutations du
sentiment religieux, de l’évolution des conceptions métaphysiques qui sous-tendent
les sciences et de l’histoire des doctrines ésotériques est incapable d’apprécier la nature
des ruptures et de repérer d’éventuelles continuités. La notion de théosophie, dans ses
multiples sens, à travers des continents spirituels en apparence étrangers les uns aux
autres, a servi de fil conducteur à cette septième livraison de Politica Hermetica.
N° 8 (1994) : Prophétisme et Politique. L’objet de cette huitième livraison est
d’analyser à travers l’évolution du discours prophétique au cours des âges, à travers
les changements de statut du prophète également, leur capacité à articuler des sens, à
inspirer des politiques. Elle rassemble, autour de l’exposé inaugural d’André Vauchez sur
le prophétisme médiéval, des textes d’exégètes bibliques, d’historiens, de philosophes,
illustrant les notions de plénitude, d’achèvement des temps, porteurs de « rois cachés,
de papes cachés », pourquoi pas de dieux cachés. Le temps prophétique garde un pied
dans le temps historique, et risque l’autre dans la mystique et l’ésotérique.
N° 9 (1995) : Ésotérisme et socialisme. Trois ans à peine séparent l’apparition des
deux mots, 1828/1831, et leurs destins demeurèrent longtemps liés. Le socialiste Pierre
Leroux utilisa le premier longuement dans L’Humanité (1840) et les occultistes Belle
Epoque, comme les nouveaux théosophes, se disaient volontiers socialistes. Mais les
remises en ordre, venues du marxisme pour les uns, des Églises institutionnelles pour
les autres, renvoyèrent ces utopies à ce qui pouvait paraître comme leur lieu d’origine :
l’imaginaire. Ce neuvième numéro s’est attaché à reconstituer la communauté du
patrimoine et redessiner des frontières.
N° 10 (1996) : L’Histoire cachée — entre histoire révélée et histoire critique. Les
faits perdent leur consistance sous le regard froid de l’analyse critique et les événements
se bousculent en mal de sens, devenus aussi énigmatiques que les révélations trop
fragmentaires, des dieux retournés au silence. Cronos dévore sans fin ses enfants quel
que soit « le lieu d’où ils parlent » ou la façon dont ils ont été « instrumentalisés », selon
le jargon en usage. L’historien joue à cache-cache pour saisir un objet qui tour à tour
se montre et se dérobe, il court de-ci poussé par sa raison et de-là par son intuition des
figures et des symboles. Il n’est de vérités que revoilées. Ce dixième numéro s’attache
à éclairer la route qui a mené des théories figuristes de l’histoire à la fin du xviiie siècle
aux thèses complotistes de l’histoire secrète contemporaine.
N° 11 (1997) : Pouvoir du symbole. Pouvoir du symbole, symboles du pouvoir ;
entre la marque de la connaissance et l’aliment de la rumeur, le champ du symbolique
s’étend indéfiniment, se perd dans les détours de la pensée propre à chaque culture.
Ce numéro s’est attaché à clarifier l’usage fait du symbole dans la pensée ésotérique, en
délimitant des frontières d’une part, en analysant sa mise en œuvre de l’autre, depuis
le xviiie siècle. La question de la symbolique maçonnique a été abordée notamment
en rapport avec l’évolution du religieux dans les sociétés occidentales. La force de
l’imaginaire symbolique, après cinq siècles de rationalité scientifique, demeure entière
et sa maîtrise un enjeu de taille.
N° 12 (1998) : Les contrées secrètes. Depuis cinq cents ans que les Occidentaux
sont installés à l’Hôtel Bellevue, ils n’ont cessé de s’interroger sur la direction où porter
leur regard ; est-ce d’ici ou de là que vont sortir des sables les cités de pierres précieuses,
résidences des dieux et de l’homme libre ? À partir de quel centre prendre la juste
mesure ? Il est là-bas, au bout de l’océan, dans Jérusalem, ou dans le séjour des âmes,
partout où nous réussissons à dérouler notre cordeau. Une symbolique de l’espace est
aussi nécessaire à la vie des hommes que l’air ou la nourriture ; l’incertitude dans les
identifications est la condition même de sa liberté.
N° 13 (1999) : Les langues secrètes. Écritures ou langues ? Langues puis écritures ?
Langues sans écritures ? Voire écriture sans langue ; le labyrinthe comporte une
difficulté supplémentaire avec ses doubles entrées : côté secret des dieux, côté cryptage
des hommes ou bien encore, côté Babel et côté Pentecôte. L’invention de l’écriture
ou la recherche à travers les signes gravés d’une langue primordiale sont des moments
privilégiés dans l’approche de la question essentielle et toujours irrésolue de la nature
de la science. De la Mésopotamie à l’Égypte médiévale en passant par la Renaissance et
les sociétés secrètes du xixe siècle, ce numéro chemine dans le labyrinthe en s’efforçant
de suivre le fil de la critique…
N° 14 (2000) : Le souverain caché. Quel pouvoir est légitime ? L’empereur quand il
lutte contre le pape ? Le roi de France qui se dit empereur en son royaume ou le peuple
souverain lorsqu’il se constitue en Assemblée nationale ? Les critères sont flottants
de la Russie à la France et à l’Iran ; la désignation par Dieu lui-même est sujette à
caution, il s’est détourné de Saül et a renié plusieurs Tsars. Au doute qui accompagne
la défaite du prince ou hypothèque la république dite « autoproclamée » correspond
l’idée que le véritable souverain demeure caché jusqu’au moment où il apparaîtra
dans la lumière de l’évidence, reconnu par tous. Une telle attitude est commune à
des aires culturelles aussi diverses que celle du Shî’isme imamite et du Saint Empire
romain germanique. L’Imam caché comme le Grand Monarque de la fin des temps ont
alimenté des spéculations de type ésotérique toujours renouvelées qui ont utilisé des
critères traditionnels de spéculation. Qu’il s’agisse d’idéologies modernes comme en
Roumanie ou d’identification personnelle au monarque universel, le « roi du monde »
dans un discours délirant, le même fil conduit la réflexion.
N° 15 (2001) : Deus ex machina. Les dictionnaires latins et grecs donnent à
« machine » le sens d’invention, d’« assemblage artistiquement réuni » ; la machina
mundi de Lucrèce renvoyait à une édification savante dans la familiarité des dieux
au travail. Savantes également étaient supposées ces machinations vouées au mal, ces
machines infernales, outils de noirs desseins. Elles ont été elles aussi « instrumentalisées » ;
l’Encyclopedia universalis ne connaît plus que la machine-outil, débarrassée de l’horloger
que Voltaire concédait encore à l’horloge comme de la symbolique de l’outil prolongeant
la main de l’homme. Ce numéro 15 analyse quelques étapes du passage de l’harmonie
du monde à son spectacle chez Giordano Bruno, en regard aux créations de machines
inspirées imaginaires, comme celles conçues par Dupuis à la fin du xviiie siècle ou
Leopoldo Lugones à la fin du suivant. On ne peut que constater l’aptitude du monde
contemporain à repeupler les espaces intermédiaires explorés par les technologies de
pointe et son incapacité à disqualifier les questions métaphysiques posées par une autre
exploration technique, celle de l’indéfiniment petit.
N° 16 (2002) : René Guénon, lectures et enjeux. Vingt ouvrages publiés entre 1921
et 1965 et régulièrement réédités témoignent de la portée d’une œuvre devenue emblème
de l’antimodernité. Son influence s’est répandue sur les deux rives de l’Atlantique
puis, plus tardivement, dans l’ensemble du monde musulman. René Guénon voulut
témoigner de la Tradition éternelle et universelle, conservée en Orient, dans l’Inde
védantique en particulier, pour servir de modèle à l’Occident dévoyé. Ses écrits
s’adressaient à une élite capable de discerner les traces de cette tradition éparses dans la
symbolique religieuse ou dans la franc-maçonnerie considérée par lui comme la dernière
initiation régulière de l’Occident. La théorisation de cette approche permettait de saisir
la vraie nature de l’ésotérisme. L’objet de ce colloque a été de replacer l’entreprise dans
le contexte intellectuel du temps ; le sien tout d’abord puis celui des générations de
lecteurs successives. L’analyse, critique ou « engagée », a porté sur son influence dans les
milieux islamisés européens, les domaines iraniens et turcs ainsi que sur les réactions des
milieux catholiques et des diverses branches de la maçonnerie. Deux communications
ont abordé la question fondamentale du statut et de la fonction du texte écrit. Enfin la
place du bouddhisme dans son œuvre et l’enseignement à tirer de sa vision du Moyen
âge ont mis en relief les articulations et les points de rupture entre les deux attitudes,
critique et engagée.
N° 17 (2003) : Astrologie et pouvoir. Dès l’Antiquité l’autorité de l’astrologie
avait été contestée, St. Augustin en avait souligné les inconséquences ; la perte de la
légitimité scientifique n’est cependant intervenue que tardivement avec les Lumières et
la modernité entraînant la disparition de tout statut officiel dans les sociétés concernées.
Son pouvoir de séduction sur les foules n’en a pas été altéré pour autant comme le
montre le constat dressé par les sociologues Edgar Morin et Jacques Maître il y a une
trentaine d’années. La violence des remous provoqués par une thèse récente sur le sujet
montre que les rapports entretenus avec les institutions intellectuelles et politiques
contemporaines sont toujours sensibles.
Ce numéro analyse à travers les exemples mésopotamiens (Jean-Jacques Glassner),
la place de l’astrologue et de son art dans la connaissance des temps et la conduite des
hommes. Anne Regourd donne un texte d’al Qabîsî astrologue de la cour de Damas
au xe siècle pour le monde médiéval puis l’Europe moderne est abordée par Isabelle
Pantin avec la tentative d’un disciple de Mélanchton pour intégrer l’astrologie dans
la théologie et la science politique ; cet aspect connut une fortune particulière avec
Cromwell et Mazarin (Jacques Halbronn). Enfin Evelyne Latour analyse l’origine du
mythe de l’ère du Verseau dans les nouveaux prophétismes. Jacques Maître conclut sur
le statut de l’astrologie dans la société française contemporaine.
N° 18 (2004) : Esotérisme et guérison. L’engouement actuel pour les médecines
occultes et les guérisons spirituelles touche des publics très différents : il s’enracine dans
des traditions et des pratiques populaires ancestrales qui n’ont jamais complètement
disparu de l’horizon des Occidentaux. Cette dix-huitième livraison de Politica Hermetica
s’est attachée à éclairer les chemins suivis au xixe siècle et au début du xxe dans l’exercice
de ces pratiques, pour justifier leur existence et tenter de leur donner une légitimité
face au nouvel esprit scientifique. Il est revenu à Régis Dericquebourg de présenter la
problématique générale. Des personnalités de premier ordre ont jalonné leur histoire :
Samuel Hahnemann, inventeur de l’homéopathie, évoqué par Clara Goodrick-Clarke
ou Paul Carton abordé par Emile Poulat. Des maçons comme Jean-Marie Ragon ont
prétendu à l’héritage du pouvoir sacerdotal de guérir (Claude Rétat), des occultistes
comme Papus qui essaya d’attirer Charcot (Roger Dachez) ou des guérisseurs comme
le « Maître Philippe » de Lyon qui soigna le tsarévitch Alexis (Jean-Pierre Chantin),
ont créé dans les années 1900 de véritables réseaux de soins dont la trace se retrouve
dans les archives de la Librairie occultiste Chacornac (Jean-Pierre Laurant). Avec les
« médecins guénoniens » (Xavier Accart) émerge la notion très moderne de « médecine
traditionnelle ».
N° 19 (2005) : Melchisédech. Ce roi étranger, sans génération, et dont le royaume
est inconnu, aurait pu se perdre au milieu de la foule anonyme des princes cités
dans la Bible : il n’en fut rien parce que son éphémère irruption correspondait à un
moment décisif, il a béni Abraham et sa lignée, celui-ci lui a versé la dîme et comme
l’a souligné saint Paul, ce n’est pas l’inférieur qui bénit le supérieur. Cette précellence
servit à légitimer le sacerdoce chrétien « selon l’Ordre de Melchisédech ». Elle devait
inspirer également bon nombre de courants de pensée hétérodoxe, entre les non-dits de
son origine ou de sa fonction et le non-lieu de sa cité de Salem, depuis les gnostiques
de l’Antiquité jusqu’à Guénon en passant par les maçons du xviiie siècle. Paul-Marie
Guillaume et Philippe Lefebvre replacent cet étrange personnage dans son contexte
biblique d’origine ; Jean-Daniel Dubois analyse un exemple gnostique ; Pierre Mollier
décrit la fortune maçonnique du roi parmi les Rose-Croix ; Paul Airiau nous introduit
dans l’univers de la légitimité monarchique au xixe siècle, Alessandro Grossato et Jean-
Pierre Laurant, enfin, étendent au monde hindou et à l’univers traditionaliste guénonien
les correspondances « melchisédechiennes » avec les fonctions du « Chakravartin » et
du « Roi du Monde ».
N° 20 (2006) : L’ésotérisme au féminin. Déjà les mystiques féminines avaient joué
un rôle essentiel à la Renaissance dans les transformations de la religiosité et l’avènement
de la « dévotion moderne » plus individualiste ; de même, le rejet des femmes de la
vie publique dans les sociétés postrévolutionnaires devait, en réaction, leur ouvrir le
champ de la vie spirituelle. La Vierge Marie occupa le devant de la scène religieuse
au xixe siècle. Néanmoins, la méfiance des Églises instituées les a repoussées vers les
coulisses où fleurissaient les nouvelles religions, les ordres initiatiques et les sociétés
secrètes ésotériques. Sortie des marges, la parole des femmes, d’abord médiatrice,
voire « médium », acquit au cours des xixe et xxe siècles une légitimité et une autorité
nouvelles qui permirent à Madame Blavatsky d’assurer la codirection de la fameuse
société Théosophique (1875). À la fin du xviiie siècle, l’ordre des élus coëns, dont nous
parle Serge Caillet, initiait des femmes ; un véritable messianisme féminin put ensuite
se développer dans les milieux spirites et « spiritualistes », au sens anglais du terme.
Patrizia d’Andrea, Nicole Edelman avec Lucie Grange, Allison Coudert, Marco Pasi
nous introduisent dans ce monde de croyantes et de militantes qui contribuèrent
largement à faire « bouger » la société de leur temps. Brigitte Beauzamy, enfin,
complète ce numéro par une incursion dans les milieux de « l’antiglobalisation » avec
les « sorcières Wicca ».
N° 21 (2007) : Groupes et sociétés initiatiques, groupes et sociétés initiatiques
entre ésotérisme et politique du xviiie au xxe siècle. Le secret ne constitue pas un
élément fondamental du mode de pensée ésotérique et pourtant il est omniprésent
dans ses manifestations depuis la gnose chrétienne alexandrine, en dépit de l’injonction
de l’apôtre Luc (12-3) de crier sur les toits ce que l’on avait entendu dans le creux de
l’oreille, jusqu’à la grande ouverture des sociétés démocratiques modernes. En fait, la
« transparence », le mot est à la mode, fait bon ménage avec l’opacité ; d’une certaine
façon, elle la génère même selon des processus répétitifs ancrés au plus profond de la vie
de nos sociétés. Ce numéro s’est attaché à éclairer des parcours cachés : statut et usage
du secret dans l’Église catholique par Émile Poulat, sociétés plus ou moins discrètes
comme les Chevaliers de Colomb (Pierre Mollier), le compagnonnage (Jean-Michel
Mathonière) ou les sociétés militaires décrites par Nodier (Claude Rétat). Des techniques
de cryptage chez les Illuminés d’Avignon (Serge Caillet) et un portrait de l’alchimiste
Jollivet-Castelot (Robert Vanloo) complètent ce tour d’horizon accompagné de deux
études sur la réouverture du Musée du Hiéron de Paray-le-Monial et une dernière sur
la « théosophie chrétienne » de Tommaso Palamidessi.
N° 22 (2008) : Images et représentations du centre. L’Homme « postmoderne »,
aux prises avec l’émiettement intellectuel de la « société complexe », cherche partout
un centre dont la périphérie n’est nulle part. Sa démarche le conduit-elle vers un cœur
ou vers un milieu ? Un cadre ou un noyau ? Ce numéro témoigne de la diversité des
parcours à travers les images et représentations du centre propres à chaque époque et
à chaque société. Le voyage intérieur du pèlerinage, essentiel en milieu chrétien, est
abordé par Gaële de La Brosse ; Radu Dragan nous conduit ensuite dans le labyrinthe
de la vision alchimique de « la pierre au centre du monde » après Copernic. Les
systèmes de représentation symbolique du xviiie siècle occupent une place de choix
dans cette livraison avec les « images du centre » dans le Martinisme (Dominique
Clairembault), suivis par une étude sur une série de tableaux de loges maçonniques
(Dominique Jardin) ; l’interprétation du « jardin des Lumières » comme maçonnique
relève, en revanche, pour Laurence Châtel de Brancion, du domaine de l’illusion. La
légende d’Asie centrale sur un royaume caché au cœur d’une montagne sacrée (Thierry
Zarcone) clôt ce vingt-deuxième numéro.
N° 23 (2010) : L’ésotérisme à l’ère du soupçon : les méfiances institutionnelles.
Ce numéro revient sur vingt ans de méfiances, voire de dénigrements que l’entreprise
de Politica Hermetica a suscités, cristallisant des soupçons venus de milieux divers,
religieux, universitaires ou politiques, voire d’institutions. Après l’analyse des buts
purement scientifiques et du parcours de l’association dont les colloques, depuis
1986, ont nourri la publication annuelle de la revue (Jean-Pierre Laurant), deux pistes
ont été suivies : une étude des processus d’amalgame et de raccourci dans la France
contemporaine d’une part (Jean-Yves Camus) et de l’autre quelques exemples historiques
de ce type d’attitude. La maçonnerie dénoncée comme religion païenne (Pierre Noël)
ou la symbolique maçonnique soupçonnée de servir de masque au retour du religieux
(Yves Hivert-Messeca). Des prises de position « anti-ésotériques » significatives dans
l’Église catholique sont analysées ensuite par Jérôme Rousse-Lacordaire. Mais la mesure
est prise également des limites inhérentes à ce mode d’expression, peu relayées mais
néanmoins pernicieuses. Deux études complètent cette vingt-troisième livraison sur les
comptes de l’abbé Saunière à Rennes-le-Château (Laurent Buchholtzer) et les rapports
d’Alain Daniélou et de son maître Swâmî Karpâtrî (Jean-Louis Gabin).

13
14
le contexte politico-religieux
dans l’angleterre de jacques ii
aux hanovriens

Michel Duchein

Cette contribution inaugurale au colloque La Franc-Maçonnerie et les Stuarts


au xviiie siècle entend s’en tenir strictement à la notion de contexte. Il ne s’agit
ici nullement de rechercher les origines de la franc-maçonnerie « stuartiste » ou
« hanovrienne » en Grande-Bretagne, mais de situer le phénomène maçonnique
dans la société britannique issue de la « Glorieuse Révolution » de 1688-1689
et dans sa culture.
La révolution de 1688-1689 est, en effet, le point de départ obligé de toute
étude sur la Grande-Bretagne du xviiie siècle. Bien qu’elle ait été brève et somme
toute pacifique – d’où son nom de « Glorieuse », devenu traditionnel –, elle
a profondément modifié le cours de l’histoire du pays et ouvert une nouvelle
ère : celle, précisément, où s’épanouira la franc-maçonnerie.
Les conséquences de la Glorieuse Révolution se sont fait sentir essentiellement
dans trois domaines : politique, religieux et intellectuel, qui sont certes
intimement liés l’un à l’autre mais qui méritent d’être examinés séparément.

Le contexte politique
Puisque toute la vie politique du xviiie siècle en Grande-Bretagne est issue
de la Glorieuse Révolution, il faut brièvement situer celle-ci dans l’histoire.
Depuis un siècle, au moins, la question du pouvoir royal, opposé à celui du
Parlement, divisait le pays. La première révolution, celle de 1640-1660, avait
éliminé non seulement le pouvoir royal mais la monarchie elle-même. Ensuite,
la restauration de Charles ii avait réussi à instaurer un équilibre instable entre les
deux tendances. Mais le successeur de Charles ii, son frère Jacques ii, monté sur
le trône en 1685, allait provoquer la rupture par son autoritarisme et surtout par
son obstination maladroite à imposer la légalisation du catholicisme, religion
qu’il avait personnellement adoptée mais que les lois anglaises proscrivaient et
que l’opinion publique haïssait viscéralement.
Au printemps de 1688, l’opposition à la politique de Jacques ii se fit active,
avec l’appui de l’Église anglicane qui se jugeait menacée dans ses privilèges.
Des négociations se nouèrent entre les opposants et le gendre du roi, le très
protestant stathouder de Hollande Guillaume d’Orange, qui ne demandait

15
pas mieux que d’intervenir officiellement pour la défense du protestantisme
et des libertés menacées, en réalité pour détacher l’Angleterre de l’alliance
avec Louis xiv. On ne sait pas avec certitude ce qu’envisageaient les lords qui
faisaient appel à Guillaume ; sans doute s’agissait-il de mettre le roi Jacques en
tutelle, ou de le pousser à l’abdication, voire de le mettre en accusation devant le
Parlement. Guillaume était l’héritier légal de Jacques ii comme époux de sa fille
aînée Marie. Tout pouvait donc, en théorie, se passer de façon presque régulière.
Mais la naissance inattendue d’un fils de Jacques et de sa deuxième épouse, la
catholique Marie-Béatrice de Modène, changea brusquement les données du
problème : l’héritier du trône devenait l’enfant catholique, prénommé Jacques
comme son père. Guillaume d’Orange proclama aussitôt qu’il considérait cette
naissance comme une supercherie et débarqua en Angleterre à la tête d’une
armée hollandaise pour revendiquer son droit. En quelques semaines, l’armée
royale se débanda et les lords abandonnèrent Jacques ii. Celui-ci s’enfuit le
12 décembre 1 et s’embarqua pour la France, où il fut accueilli par Louis XIV,
qui le logea au château de Saint-Germain-en-Laye.
Aussitôt le Parlement anglais déclara le roi déchu et, le 13  février  1689,
Guillaume et son épouse furent proclamés roi et reine de Grande-Bretagne
(Guillaume iii et Marie ii). Mais Jacques, à Saint-Germain, proclamait qu’il
n’avait nullement abdiqué et qu’il restait seul roi légitime. Louis xiv appuya
cette position conforme au droit dynastique traditionnel. Il la maintint
jusqu’à la mort de Jacques ii en 1701 et, ensuite, reconnut son fils comme roi
« Jacques iii » (pour le reste du monde, « Jacques iii » resta connu sous le nom
de « Prétendant » ou de « Chevalier de Saint-Georges »).
Si, en Angleterre, la proclamation de Guillaume iii et Marie ii fut accueillie
avec soulagement ou résignation par la majorité de la population, il n’en était pas
de même en Écosse, pays d’origine des Stuarts. Là, le détrônement de Jacques ii
(Jacques vii pour les Écossais) était ressenti par beaucoup comme une atteinte
à l’indépendance du pays. Beaucoup de nobles, surtout dans les montagnes des
Highlands, refusèrent de reconnaître le fait accompli. Le Parlement écossais,
à forte majorité presbytérienne, vota à son tour la déchéance du roi Stuart le
11 avril, par hostilité à sa politique catholique, mais un soulèvement en faveur du
souverain déchu éclata aussitôt sous la direction du populaire vicomte Dundee.
Il fut battu et tué à Killiecrankie, mais le jacobinisme, ou fidélité aux Stuarts,
n’allait plus disparaître en Écosse pour presque soixante ans, et même au-delà.
À partir de l’avènement de Guillaume iii et de sa femme Marie ii, la vie
politique anglaise prend une nouvelle direction. Non seulement il n’est plus

1. Selon le calendrier anglais (calendrier julien) en retard de onze jours sur le calendrier européen
(calendrier grégorien).

16
question de légaliser le catholicisme – principal reproche fait à Jacques ii –,
mais une solennelle Déclaration des Droits, votée en même temps que la
proclamation des nouveaux souverains, fixe avec un grand luxe de détails les
limites du pouvoir royal. Désormais, le roi ne peut plus accorder son « pardon »
(amnistie) à un condamné, ni dispenser ses sujets de se conformer à une
interdiction légale. Il perd le droit de suspendre l’exécution d’une loi ou d’en
limiter l’application. Il lui est interdit de lever aucun impôt ou taxe quelconque
sans l’accord exprès du Parlement, de maintenir une armée en Angleterre en
temps de paix, d’entraver la liberté de vote pour les élections du Parlement ou
de limiter la liberté de parole des députés. Enfin (Triennial Act, 1694) il doit
réunir le Parlement au moins une fois par an et il est obligé de procéder à de
nouvelles élections tous les trois ans 1. L’ensemble de ces dispositions, complétées
par plusieurs lois au cours des années suivantes, inaugurait une monarchie
limitée, à peu près unique alors en Europe. Il ouvrait l’ère de la souveraineté
parlementaire, et par là même celle du règne des partis.
Les partis, dont la lutte allait dominer la vie politique britannique au
xviiie siècle étaient au nombre de deux, les Whigs et les Tories. Leur origine
remontait à la crise dite de l’« exclusion » (1680-1682) qui avait violemment
opposé, à propos de la succession dynastique, les partisans du duc d’York
catholique (futur Jacques ii) et ses adversaires. Les premiers étaient qualifiés
par leurs ennemis de tories (hors-la-loi catholiques en Irlande), les autres de
whiggamores (voleurs de chevaux écossais). En 1685, les deux partis s’étaient
peu à peu structurés autour de quelques principes de base, les tories prônant
le pouvoir royal fort appuyé sur l’Église anglicane, les whigs la prééminence
du Parlement et la liberté pour les protestants non-anglicans. En fait, c’étaient
surtout des machines politiques groupées autour de quelques leaders influents
avides de pouvoir, et dans lesquelles l’idéologie n’était le plus souvent qu’un
masque ou un prétexte.
Il n’est pas aisé de situer le jacobinisme entre whigs et tories à cette époque.
À proprement parler, il n’appartient à aucun des deux partis, puisque, par
définition, les jacobites ne reconnaissaient pas la légitimité des rois régnants à
partir du départ de Jacques ii. Mais il y avait une grande marge d’interprétation
entre les jacobites purs et durs, exilés pour la plupart sur le continent, et ceux
qui, vivant en Angleterre ou en Écosse, étaient bien obligés de composer
avec le pouvoir en place. Ceux-là, bien entendu, se sentaient plus proches de
l’idéologie tory (les whigs accusaient d’ailleurs volontiers les tories de crypto-
jacobitisme), mais une victoire tory aux élections ne signifiait pas pour autant
un espoir pour les jacobites.

1. Cinq ans aujourd’hui.

17
Après la mort de Guillaume  iii (1701), sa belle-sœur Anne lui succéda
pacifiquement. Demi-sœur du prétendant « Jacques iii », elle avait autour d’elle
de nombreux jacobites qui l’incitaient à reconnaître son demi-frère comme
successeur. Mais la loi votée en 1701 (Act of Settlement) excluait définitivement
du trône tout prétendant catholique, et Jacques, catholique convaincu, refusait
obstinément de se convertir à l’anglicanisme. Quand Anne mourut (1714), on
dut donc faire appel à un cousin allemand protestant, Georges de Hanovre,
qui devint pacifiquement Georges ier, fondant ainsi la dynastie hanovrienne
en Grande-Bretagne. À partir de ce moment, on oppose «  jacobites  » à
« hanovriens », opposition qui dans une certaine mesure reflète celle des tories
et des whigs.
La reine Anne avait été ouvertement favorable aux tories (son ministre
Bolingbroke, tory de choc, devait même, après la mort de la souveraine, passer
en France et se mettre au service du prétendant Stuart à Saint-Germain-en-
Laye). Georges 1er, lui, devait son trône à l’échec de restauration des Stuarts :
tout naturellement, son règne fut celui des whigs. Ceux-ci devaient rester au
pouvoir jusqu’à l’avènement du troisième roi hanovrien, Georges iii, en 1760,
mais le jacobitisme n’était plus alors qu’un souvenir.

L’exception écossaise et le jacobitisme


L’Écosse joue un rôle à part, essentiel, dans l’histoire du jacobitisme –
comme, d’ailleurs, dans celle de la franc-maçonnerie. Après un siècle de
demi-indépendance (1603-1707), elle fut réunie à l’Angleterre sous le nom
de Royaume de Grande-Bretagne par l’Acte d’Union de janvier 1707, sous le
règne de la reine Anne. Cette union fut, dès l’abord, mal acceptée par toute
une partie de la noblesse et du peuple écossais ; tout naturellement ce refus prit
la forme du recours au loyalisme Stuart, très vivace notamment dans les clans
des Highlands. Le premier soulèvement jacobite avait été, dès avant l’Union,
celui du vicomte Dundee, dont on a vu l’échec en 1689. À partir de 1708, quatre
tentatives de rétablissement des Stuarts devaient jalonner l’histoire écossaise
jusqu’à celle, spectaculaire, de 1745, qui marque la fin du jacobitisme comme
force politique active.
L’épisode de 1708 est essentiellement celui d’un échec jacobite. Il s’agissait,
pour le Prétendant, de débarquer en Écosse pour y rallier ses partisans, mais
une série de maladresses, de malchances et de trahisons empêcha la moindre
réalisation du projet et le malheureux Stuart dut regagner Saint-Germain-
en-Laye sans avoir même posé le pied sur la terre de ses ancêtres. À Londres,
pourtant, l’inquiétude avait été grande et la Banque d’Angleterre avait connu
des heures d’angoisse.

18
En 1715, après l’avènement de Georges ier, le moment semblait plus favorable
pour une nouvelle tentative jacobite en Écosse. Le Prétendant avait maintenant
un conseiller talentueux en la personne du vicomte Bolingbroke, ancien
ministre tory de la reine Anne disgracié par le souverain hanovrien. En Écosse
comme en Angleterre, le mécontentement contre le nouveau gouvernement
whig était largement répandu. Le comte de Mar, tory lui aussi disgracié, prit la
tête du mouvement dans les Highlands ; le 6 septembre 1715, « Jacques viii 1 »
était proclamé roi d’Écosse par un rassemblement de 10 000 fidèles à Braemar,
haut-lieu du nationalisme écossais. Il ne lui restait plus qu’à venir coiffer la
couronne, mais quand il arriva, avec trois mois de retard, sa cause était perdue.
Les jacobites avaient été battus à Sheriffmuir, et un soulèvement esquissé,
en Angleterre même, par le comte de Derwentwater et lord Kenmure était
écrasé par l’armée hanovrienne. « Jaques viii », débarqué à Peterhead au nord
d’Aberdeen, resta à peine un mois en Écosse et se réembarqua sans gloire. Seul
résultat de l’aventure, Derwentwater et Kenmure furent condamnés à mort et
d’innombrables Écossais et Anglais, menacés du même sort, s’enfuirent sur le
continent pour augmenter les effectifs de la diaspora jacobite.
Une dérisoire tentative de soulèvement, en 1719, financée par l’Espagne,
aboutit encore à de nouveaux exils, dont celui de lord Keith, le fameux « Mylord
Maréchal » qui devait devenir l’ami de Frédéric II de Prusse et de Jean-Jacques
Rousseau.
C’est en 1745 que se situe le plus célèbre, mais dernier, épisode de la guerre
jacobite en Écosse : celui du débarquement du prince Charles-Édouard, « le
gentil prince Charles » (Bonnie Prince Charlie), fils de « Jacques viii », héros
romanesque et séduisant, qui rallia à sa cause une partie importante de l’Écosse,
entra à Edimbourg, battit les troupes hanovriennes à Prestonpans et fonça vers
Londres. Cette fois on put croire à la victoire des Stuarts. En Angleterre, les
whigs au pouvoir tremblèrent. Mais le reflux survint à partir de novembre, et
l’année suivante l’armée jacobite était écrasée sans remède à Culloden, dans le
nord de l’Écosse, Charles-Edouard en fuite et finalement sauvé, de justesse, par
un navire français. La répression anti-jacobite fut féroce, sanglante et définitive,
menée par le duc de Cumberland, fils de Georges ii et héros des whigs. Jamais
plus les jacobites ne devaient retrouver leur chance de renverser le cours de
l’histoire. « Jacques viii » (ou « iii ») mourut en 1766, Charles-Édouard en
1788 et le dernier Stuart, Henry, frère de Charles-Edouard, devenu cardinal de
l’Église romaine, en 1807, en plein règne de Napoléon !

1. « Jacques iii » était « Jacques viii » en Ėcosse.

19
Le contexte religieux
Dans l’Europe du xviie siècle, politique et religion n’étaient pas séparables
l’une de l’autre. Cela était particulièrement vrai en Grande-Bretagne, où le conflit
entre anglicanisme et puritanisme avait provoqué, de 1640 à 1660, la rébellion
contre Charles  ier, la guerre civile, l’exécution du roi, la proclamation de la
république, la dictature de Cromwell et, pour finir, la restauration de Charles ii, à
quoi s’ajoutait, après l’avènement du catholique Jacques ii en 1685, la perspective
d’un retour en force du catholicisme, officiellement proscrit depuis plus d’un
siècle et honni de l’immense majorité des Anglais comme des Écossais.
Cependant, l’excès de fanatisme religieux du début et du milieu du siècle
avait fini par provoquer une certaine lassitude, une aspiration générale à
la tolérance ou du moins à l’apaisement. Charles  ii était personnellement
assez indifférent dans ce domaine – à l’inverse de son père, mort martyr de
l’anglicanisme –, Jacques ii, en sa qualité de catholique et donc membre d’une
minorité très impopulaire, voyait dans la tolérance générale le moyen le plus
efficace d’assurer à ses coreligionnaires la liberté de croyance et de culte. Sa
déclaration du 4 avril 1687 (Declaration for the Liberty of Conscience, souvent
citée, à tort sous le titre réducteur de « Déclaration d’indulgence ») est sans
doute le texte le plus explicitement tolérant du xviie siècle. Le fait qu’elle n’ait
pas soulevé, sur le moment, de réaction d’hostilité violente est significatif.
Mais la maladresse du roi, en voulant forcer la vitesse et imposer la présence de
catholiques au gouvernement et à l’armée en violation des lois existantes, allait
provoquer la rébellion de l’Église anglicane et, finalement la révolution.
À peine proclamé roi, Guillaume iii annula, comme illégale, la Déclaration
d’indulgence ; mais il n’était plus possible d’ignorer le désir d’émancipation
des protestants non-anglicans. Il était lui-même calviniste et n’éprouvait
aucune sympathie pour les prélats anglicans, attachés à leurs privilèges et à
leur suprématie. Après de rudes discussions, le Parlement se résolut à voter
la loi connue sous le nom d’Acte de Tolérance, mais dont l’intitulé réel est
beaucoup plus révélateur : « Acte pour exempter des pénalités de certaines lois
les sujets protestants dissidents de l’Église d’Angleterre ». Il ne s’agit, en effet,
nullement d’une tolérance générale comme dans la Déclaration de Jacques II
de 1687, mais d’une simple dispense des pénalités légales, accordée aux seuls
protestants non-anglicans – ceux qu’on devait appeler par la suite les « non-
conformistes ». Les lois (remontant à Élisabeth ire au xvie siècle) qui faisaient de
ces « dissidents » des espèces de hors-la-loi n’étaient pas abrogées : elles étaient
seulement mises en sommeil 1.

1. La Déclaration d’Indulgence de 1687 et la Loi de Tolérance de 1689 sont publiées et


commentées dans Les Fondements philosophiques de la tolérance (dir. Charles-Yves Zarka,

20
Malgré tout, la tendance générale était à la tolérance. Même si Voltaire, en
1728, exagérait beaucoup en écrivant : « Un Anglais, comme homme libre, va
au ciel par le chemin qui lui plaît  1 », il est certain que l’ère des persécutions
religieuses était révolue dans ce pays. Les dissidents restaient soumis à toutes
sortes d’incapacités légales (qui devaient durer jusqu’au xixe siècle), mais ils
étaient libres de vivre en privé selon leurs croyances et de célébrer leur culte
dans le respect des conditions fixées par la loi de 1689.
Cette situation devait durer pendant tout le xviiie  siècle, évoluant vers
une tolérance de fait de plus en plus élargie. L’Église d’Angleterre (anglicane)
demeurait la seule «  établie  », autrement dit la seule officielle et financée
par l’État. Elle possédait le monopole de l’enseignement et seuls ses fidèles
pouvaient accéder aux charges et aux honneurs politiques. Cela ne signifiait pas
qu’elle fût un bloc, ni comme doctrine ni comme liturgie. Plusieurs tendances
théologiques se manifestaient en son sein : soit une survivance du laudisme
du siècle précédent – liturgie fastueuse, rejet du prédestinationisme calviniste,
accent mis sur la hiérarchie et la discipline –, soit une tendance vers l’austérité
et le dépouillement cultuel – héritage du puritanisme soit enfin un glissement
vers un christianisme non doctrinal, qualifié de « latitudinarisme », indifférent
aux querelles théologiques aussi bien qu’aux pompes liturgiques (on cite, au
milieu du siècle, des pasteurs qui prononçaient leur prêche dominical sans
prononcer le nom de Jésus).
Ainsi se dessinait la grande faille qui, jusqu’à nos jours, devait opposer, au
sein de l’Église anglicane, la High Church, liturgiquement et théologiquement
assez proche du catholicisme, et la Low Church, fidèle aux racines protestantes
de la Réforme du xvie  siècle. Il est tentant, bien que pas toujours évident,
d’assimiler la High Church aux tories et la Low Church aux whigs. Cette
analogie sera plus nette au xixe siècle, à l’époque de la reine Victoria et du
« Mouvement d’Oxford », qui, dans les années 1830-1840, amènera une partie
de la High Church jusqu’aux portes de l’Église romaine et donnera naissance
à l’«  anglo-catholicisme  », encore bien vivant de nos jours. Mais tout ceci
n’existait pas au temps des premiers Hanovre, bien loin de là : ce qui caractérise
alors l’Église anglicane, tant Haute que Basse, est son affirmation très nette
d’appartenir à la communion protestante.
Dans les années qui suivirent la chute de Jacques  ii et l’avènement de
Guillaume d’Orange, un schisme se produisit dans l’Église d’Angleterre.
Environ 400 évêques et prêtres refusèrent de reconnaître la légitimité du

Franck Lessay et John Rogers), vol. II, Textes et documents, Paris, Presses universitaires de
France, 2002.
1. Lettres philosophiques, 5e lettre.

21
roi hollandais comme chef de leur Église, en vertu du serment qu’ils avaient
prêté à Jacques. On les appela les « non-jureurs ». Cette Église jacobite dura
jusqu’au milieu du xviiie siècle, comptant parmi ses membres l’archevêque de
Cantorbery Sancroft en personne. Elle finit par se fondre dans le courant tory
High Church.
Vers 1700, l’Église anglicane, ou « Église établie », regroupait environ les
quatre cinquièmes de la population anglaise. Elle était à peu près exclusive dans
l’aristocratie et la gentry (si l’on excepte le tout petit nombre de catholiques
qui subsistaient, privés de droits civiques), mais parmi la petite bourgeoisie et
le peuple se recrutaient les dissidents ou non-confromistes, éparpillés en une
multitude de sectes ou « chapelles » toutes de tendance puritaine et strictement
moraliste : baptistes, congrégationalistes, surtout quakers – fort appréciés par
Voltaire, et pourtant particulièrement austères –, et, à partir de 1735 environ,
méthodistes. Ces derniers, disciples de John Wesley, formèrent peu à peu une
Église ardente et prosélyte, mais cela devait se produire plutôt après la période
qui nous intéresse ici.
Le presbytérianisme constitue un cas à part. Originaire d’Écosse, fondé
au xvie siècle par John Knox et Andrew Melville dans un esprit strictement
calviniste, il avait été, en 1640-1642, au cœur de la révolution anti-anglicane
en Angleterre, au point de devenir plus ou moins synonyme de puritanisme.
Le Covenant, ou « Alliance » au sens biblique du terme, en était le ciment.
L’Église presbytérienne, gouvernée de façon rigide par des assemblées mi-laïques
mi-cléricales, était restée l’Église officielle de l’Écosse après l’Acte d’Union
de 1707. Mais, en Angleterre, le presbytérianisme demeurait « dissident » et
soumis aux mêmes restrictions que les autres églises non-anglicanes : situation
paradoxale, qui a laissé des traces jusqu’à nos jours, puisque l’Église « établie »
à Édimbourg est toujours le presbytérianisme, à l’inverse de Londres. Comme
l’Église anglicane, l’Église presbytérienne a connu par la suite de nombreuses
querelles théologiques et disciplinaires et comporte des courants plus ou moins
rigides ou libéraux, plus ou moins liés aux partis politiques de tendance whig
ou tory.

Le contexte intellectuel
Pendant longtemps, toute la vie intellectuelle, en Grande-Bretagne comme
dans les autres pays européens, s’était essentiellement articulée autour des
questions religieuses Il en fut ainsi jusqu’au règne de Charles II et même jusqu’à
la Glorieuse Révolution de 1688-1689. Mais à partir de ce moment, une évidente
laïcisation des esprits relègue peu à peu au second plan les querelles théologiques
et ouvre la voie aux Lumières qui triompheront au xviiie siècle.

22
Cette évolution était certes amorcée depuis longtemps. Francis Bacon,
lord-chancelier du roi Jacques 1er, avait dès 1620 posé les bases philosophiques
de la méthode expérimentale dans son Novum Organum. Mais c’est bien
aux alentours de 1680 que se produit le changement décisif des perspectives
intellectuelles – celui que Paul Hazard qualifiera, dans un livre célèbre de 1935,
de « crise de la conscience européenne ».
Sans doute les excès de fanatisme religieux des années 1640-1660, en
Angleterre et en Écosse, expliquent-ils en partie le reflux sensible sous le règne
de Charles II, lui-même fort indifférent en ce domaine et plus proche d’un
déisme aristocratique que de l’anglicanisme fervent de son père. La tolérance,
nous l’avons vu, était dans l’air du temps, même sous le très catholique
Jacques II. Elle s’affirme, au plan philosophique, par la Lettre sur la Tolérance
de John Locke en 1686 (inspirée, de l’aveu même de l’auteur, par le monument
d’intolérance que fut, en 1685, la révocation de l’édit de Nantes par Louis xiv).
« Aucune Église, écrit Locke, n’a aucune sorte de juridiction sur une autre,
même lorsque l’autorité civile se trouve de son côté ». Ce principe qui peut
aisément aboutir à une attitude de neutralité, voire d’indifférence, est loin d’être
alors universellement admis, mais il se répand rapidement dans les milieux
intellectuels et l’aristocratie.
De là à l’incroyance, la distance n’est pas grande. Le libertinisme du début
du xviie siècle, assez répandu en France et en Italie malgré l’Inquisition romaine,
n’avait guère touché l’Angleterre ; il en va tout autrement après l’échec de la
révolution puritaine et la restauration de Charles ii.
L’athéisme radical est encore peu répandu, ou du moins il ne se montre
pas encore à visage découvert, ne serait-ce que par crainte des punitions. John
Toland, qui dénonce « les superstitions qui obscurcissent l’esprit des hommes »
et prône l’exercice de la raison comme « le seul moyen d’atteindre la tranquillité
et d’échapper aux sombres labyrinthes de la peur et du doute « (Lettre à Serena,
1704) doit fuir à l’étranger et ses livres sont brûlés par ordre du Parlement. Mais
le déisme, qui rejette tout dogme positif et fait de Dieu un « grand horloger »
sans intervention directe dans la vie des hommes, devient une composante
importante de la vie intellectuelle en Angleterre pendant tout le xviiie siècle.
Phénomène typiquement britannique, le déisme prend ici de préférence
la forme d’un «  christianisme raisonnable  », qui élimine tout l’arsenal des
dogmes et des rites « superstitieux » mais conserve la référence à Jésus comme
base de la morale. Locke lui-même publie en 1695 un traité sur la Rationalité
du Christianisme. À partir de ce moment, les audaces se multiplient. L’évêque
Benjamin Hoadley, chapelain de Georges ier, fait scandale en déclarant qu’aucune
Église n’a le monopole de l’interprétation de la foi chrétienne. Thomas
Woolston nie la Résurrection, les miracles et la vie éternelle. Anthony Collins

23
va plus loin encore, en rejetant l’authenticité de la Bible – comble de l’audace
en pays protestant. Tout cela aboutit à une sorte de « religion naturelle », avec
un « Être suprême » indifférent et une morale essentiellement sociale, éliminant
les notions de péché et de rétribution.
Le résultat, au mieux, est une tolérance générale exprimée par le comte
de Shaftesbury en 1711 dans ses Caractéristiques de l’homme, des mœurs, des
opinions et des temps, qu’admirera Voltaire et dont l’influence sera considérable
en Angleterre comme en France. On en retrouvera l’esprit dans la Lettre sur
la Providence et dans la Profession de foi du vicaire savoyard de Jean-Jacques
Rousseau.
C’est dans ce contexte qu’il faut placer les Constitutions d’Anderson, adoptées
en 1723 par la Grande Loge de Londres, qui excluent de l’Ordre aussi bien les
« athées stupides » que les « libertins irréligieux », mais en ouvrent au contraire
les portes aux « hommes bons et loyaux, gens d’honneur et de probité, quelles
que soient les dénominations ou croyances qui peuvent les distinguer […]
professant la religion avec laquelle tous les hommes sont d’accord ». On est là
en pleine atmosphère de tolérance déiste, conforme à l’esprit de Locke et de
Shaftesbury.
Au pis, le scepticisme philosophique aboutit, bien loin du « christianisme
raisonnable », à un libertinage des mœurs dont les Clubs du Feu de l’Enfer,
donnent une image d’ivrognerie et de débauche contre laquelle le gouvernement
de Georges  ier réagit en 1721 par une Proclamation royale. La prostitution
fleurit et Hogarth illustre, par des gravures célèbres la Carrière du débauché.
Pour beaucoup d’observateurs, l’Angleterre des premiers Hanovre se caractérise
essentiellement par la licence des mœurs et le dévergondage de la pensée.
Ce serait sortir du cadre de cette contribution introductive que de prétendre
évoquer, dans son ensemble, la vie intellectuelle britannique dans la première
moitié du xviiie  siècle. Elle était, comme chacun sait, d’une exceptionnelle
ampleur et vitalité : conséquence, sans aucun doute, de la liberté soudain ouverte
par la situation politique exempte de tyrannie, et aussi de l’affaiblissement du
dogmatisme religieux qui avait si longtemps freiné l’esprit scientifique. On
voit ainsi cohabiter, dans une société en mutation, la recherche scientifique de
haut niveau (Isaac Newton, 1642-1727, philosophe, astronome, mathématicien,
physicien de renommée universelle) et l’ésotérisme, voire l’occultisme, l’alchimie
et la magie. Dans ce tableau kaléidoscopique, il faut bien entendu faire leur
place aux influences étrangères croisées (France, Italie, Allemagne, Hollande)
et à la circulation intellectuelle des idées : la Grande-Bretagne des années 1715-
1740, entre la fin de la guerre de la Succession d’Espagne et le début de celle
de la Succession d’Autriche, est largement ouverte sur l’Europe et sur le reste
du monde. Les intellectuels, comme les aristocrates et les artistes, circulent

24
librement entre les deux rives de la Manche et de la mer du Nord. Les huguenots
français, réfugiés outre-Manche depuis la révocation de l’édit de Nantes, jouent
dans ce domaine un rôle particulièrement actif : le pasteur Jean-Théophile
Desaguliers, né à La Rochelle en 1683, physicien renommé, membre de la Royal
Society, ami de Newton et franc-maçon notoire, en est l’archétype.

Les jacobites en Grande-Bretagne et la diaspora


Le jacobitisme, comme phénomène politique et culturel, a longtemps été
négligé par les historiens britanniques, majoritairement imbus, jusqu’à la fin de
l’ère victorienne, de l’esprit whig. Il est au contraire, depuis une bonne trentaine
d’années, abondamment étudié et reconnu comme une donnée significative
de la société britannique du xviiie siècle 1. Son importance dans l’histoire de la
franc-maçonnerie, qui est l’objet de ce colloque, justifie ici une brève synthèse
préliminaire.
Première constatation : il est très difficile, et même impossible, de dénombrer
les jacobites. Beaucoup d’entre eux, en Angleterre, devaient se contenter
de maudire intérieurement le « roi hollandais » ou le « roi allemand » et de
boire, entre amis, à la santé du « roi au-delà de l’eau » (King over the water)
sans se compromettre ouvertement vis-à-vis du gouvernement. En Écosse,
l’attachement aux Stuarts était de tradition dans beaucoup de familles, mais
cela n’impliquait pas nécessairement une action politique concrète en dehors
des périodes de soulèvement armé signalées plus haut.
De même, la répression anti-jacobite était loin d’être implacable et sans
relâche. Les rébellions jacobites, en 1689, 1708, 1715 et surtout 1745-1746,
entraînèrent de sévères et sanglantes représailles, mais, dans les intervalles, la
circulation des personnes restait assez aisée entre les jacobites des deux côtés de
la Manche. Un même personnage pouvait d’ailleurs passer du jacobitisme au
whiggisme et vice-versa, fût-ce à plusieurs reprises comme le pittoresque duc de
Wharton (1698-1732), président du sulfureux Club du feu de l’enfer, courtisan
de Georges  ier, franc-maçon, grand-maître de la Grande Loge de Londres
(hanovrienne) en 1722, puis converti au jacobitisme, passé en France puis en
Espagne, grand-maître des « Loges du Royaume de France », mis hors-la-loi par
le gouvernement de Georges ii et finalement admis dans l’Église catholique !
Il n’y avait donc pas, en Grande-Bretagne, un parti jacobite organisé et
cohérent. Ceux qui ne se refusaient pas, par principe, à jouer un rôle dans la
vie politique hanovrienne, adhéraient au parti tory (que les whigs accusaient

1. Voir plus loin, Bibliographie.

25
régulièrement d’être un repaire de jacobites et de crypto-catholiques) : ils étaient
au cœur de la petite Église des « non-jureurs ».
Mais, à côté des jacobites demeurant en Grande-Bretagne, le nombre
était considérable de ceux qui, volontairement ou non, avaient émigré sur le
continent. Cette émigration se produisit en plusieurs vagues, correspondant à
l’échec des rébellions jacobites successives d’Écosse et d’Angleterre. La première
était celle des fidèles de Jacques ii qui avaient suivi le roi en exil, anglais, écossais
et surtout irlandais après la défaite de la Boyne en 1690, où triomphèrent,
définitivement dans ce pays, les Orangistes.
Jacques  II s’installa donc, à Saint-Germain-en-Laye, dans une sorte
d’extraterritorialité concédée par Louis xiv. Une cour jacobite se reconstitua
là, avec tout le cérémonial d’une véritable cour royale. Elle subsista, après la mort
de Jacques ii, autour de son fils devenu, pour ses fidèles, « Jacques iii ». Mais
les défaites françaises pendant les guerres de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697)
d’Augsbourg (1689-1697) et de la Succession d’Espagne (1701-1713) entraînèrent
l’expulsion de « Jacques III », qui trouva difficilement asile d’abord en Lorraine,
puis en Avignon, terre pontificale, enfin en Italie et, pour finir, à Rome. La
cour jacobite se dispersa ; seuls quelques rares courtisans suivirent le « roi »
Stuart dans ses errances.
Le dramatique échec de l’expédition de Charles-Édouard en Écosse, en
1746, provoqua une nouvelle vague d’émigration jacobite, cette fois dans toute
l’Europe, jusqu’aux pays scandinaves et en Russie, même en Amérique. Les
recherches historiques modernes montrent à la fois l’étendue géographique
de cette diaspora jacobite et son extrême variété sociologique. On trouve des
jacobites anglais, écossais, irlandais, dans les armées de nombreux pays, jusque
dans les grades les plus élevés. On en trouve aussi dans l’industrie, la banque, le
haut négoce, l’administration (un Écossais sera ministre des Affaires étrangères
d’Espagne de 1754 à 1781).
Contrairement à ce qu’on a cru longtemps, cette diaspora jacobite n’était
pas exclusivement catholique, (à part peut-être celle d’origine irlandaise). De
nombreux lords et gentilshommes anglicans avaient suivi le roi en exil, par
loyalisme dynastique : Bolingbroke en est un exemple parmi d’autres, Jacques ii
et son fils obtinrent de Louis xiv, en pleine période de « chasse aux protestants »
après la révocation de l’édit de Nantes, une sorte de tolérance tacite pour la
présence de ces anglicans et même d’aumôniers protestants de cette confession
ainsi qu’un cimetière à Saint-Germain en Laye. Les choses se compliquèrent
après le départ de la cour jacobite pour Avignon puis pour l’Italie, mais même à
Rome il subsista, dans l’entourage du catholique « Jacques iii », un petit noyau
de jacobites protestants assez paradoxal. Ce point doit être tenu en mémoire

26
dans l’étude des différents aspects de la franc-maçonnerie jacobite qui sont
l’objet de ce colloque.
Il faut enfin – c’est essentiel – tenir compte des très nombreux espions et
agents doubles qui peuplaient la cour jacobite tant à Saint-Germain-en-Laye
qu’en Lorraine, à Avignon ou en Italie. Les gouvernements de Londres, qu’il
s’agisse de celui de Guillaume iii, de la reine Anne ou des Hanovre, étaient
infiltrés dans l’entourage des prétendants Stuart, parfois au plus haut niveau.
Cela contribuait sans aucun doute à faciliter les échanges entre jacobites et non-
jacobites, mais aussi à brouiller les perspectives pour les historiens à venir.

Conclusion
Sans prétendre intervenir ici dans la très controversée (et obscure) question
des origines de la maçonnerie spéculative en Grande-Bretagne, on ne peut
que constater la coïncidence chronologique entre l’avènement du premier roi
hanovrien (1714) et la création de la Grande Loge de Londres (1717). Quant aux
liens de la franc-maçonnerie avec, d’une part, le jacobitisme et, d’autre part, la
monarchie hanovrienne, ils ont fait, dès le xviiie siècle, l’objet d’innombrables
études et spéculations où, souvent, les affirmations et les hypothèses non
confirmées tiennent lieu de preuves factuelles.
La nature ambiguë des relations, matérielles et intellectuelles entre les
jacobites (de Grande-Bretagne ou du continent) et les partisans de la nouvelle
monarchie dans les années 1689-1745, rend impossible la répartition tranchée
entre loges jacobites et loges hanovriennes : il n’en faut pour preuve que les
noms d’aristocrates anglais qui figurent comme membres ou vénérables dans
les premières loges françaises des années 1720, et dont certains sont clairement
jacobites et d’autres non.
De même, l’opposition entre loges d’esprit protestant, voire déiste, et loges
d’esprit catholique (sur le continent) n’est pas aussi tranchée qu’on serait tenté
de le croire. La complexe question de la condamnation de la franc-maçonnerie
par Clément xii en 1738 – alors que le Prétendant Stuart résidait à Rome – est
loin d’avoir livré tous ses secrets.
Pas davantage, l’opposition entre la maçonnerie « rationaliste » dans l’esprit
de Désaguliers et d’Andersen, et la maçonnerie «  ésotérique  » inspirée des
rose-croix et d’autres courants occultistes, ne recouvre l’opposition jacobites-
hanovriens. Tout au plus peut-on constater que l’apparition des hauts grades
dits écossais, à partir des années 1740, se produit exclusivement sur le continent
et ne touche guère l’Angleterre hanovrienne.
En revanche, il ne peut faire de doute que l’esprit rationaliste et scientifique,
qui caractérise les Lumières du xviiie  siècle, imprègne profondément les

27
premières loges anglaises. Le libéralisme politique et religieux issu de la
Glorieuse Révolution est en phase avec l’esprit de la nouvelle franc-maçonnerie,
qui répugne à toute contrainte intellectuelle. C’est peut-être là que la notion
de « contexte » trouve tout son intérêt – et ses limites.

Bibliographie sommaire
Clark Georg, The Later Stuarts, 1660-1714 (The Oxford History of England, X),
Oxford, 2e éd., 1956.
Corp Edward T., L’Autre Exil : les jacobites en France au début du xviiie siècle, Montpellier,
1993.
Corp Edward  T., A Court in Exile : the Stuarts in France, 1689-1718, Cambridge,
2004.
Corp Edward T., & Cruickshanks Eveline, éd., The Stuart Court in Exile and the
Jacobites, Londres, 1995.
Cottret Bernard, Histoire d’Angleterre, xvie-xviiie siècles, Paris, Presses universitaires
de France, « Nouvelle Clio », 2e éd., 2003.
Cottret Bernard, Histoire de l’Angleterre, Paris, Tallandier, 2007
Cragg Gerald R., The Church and the Age of Reason, Harmondsworth, 1960.
Cruickshanks Éveline, éd., Ideology and Conspiracy : Aspects of Jacobitism, 1689-1759,
Édimbourg, 1982.
Duchein Michel, Les Derniers Stuarts, 1660-1807, Paris, Fayard, 2006.
Hazard Paul, La Crise de la conscience européenne, Paris, 1935, nombreuses
rééditions.
Holmes Geoffrey, Britain after the Glorious Revolution, 1689-1714, Londres, 1967.
Hoppit Julian, A Land of Liberty ? England 1689-1727 (The New Oxford History of
England), Oxford, 2000.
Jacob Margaret C., The Radical Enlightenment : Pantheists, Freemasons and Republicans,
Londres, 1981.
Jones J.R., The Main Stream of Jacobitism, Oxford, 1954.
Monod Paul Kleber, Jacobitism and the English People, 1688-1788, Cambridge, 1989.
Morvan Alain, et al., Histoire des idées dans les îles Britanniques, Paris, 1996.
Mousnier Roland & Labrousse Ernest, Le xviiie siècle : l’époque des Lumières, Paris,
1933.
Stromberg R. N., Religious Liberalism in 18th Century England, Cambridge, 1954.
Szechi Daniel, The Jacobites, Britain and Europe, 1688-1788, Manchester, 1993.
Szechi Daniel, Jacobitism and Party Politics, Édimbourg, 1984.
Williams Basil, The Whig Supremacy (1714-1760) (Oxford History of England, XI),
Oxford, 1962.

28
des réseaux de conspiration dans le Nord ?
Une étude de la franc-maçonnerie
jacobite et hanovrienne
en Scandinavie et en Russie, 1688-1746

Steve Murdoch

La franc-maçonnerie est une confrérie qui remonte, selon les documents


dont nous disposons, au xvie siècle en Écosse, au xviie siècle en Angleterre et
au XVIIIe siècle dans le reste de l’Europe. Les chercheurs, tant maçonniques
que non maçonniques, débattent vivement des origines du mouvement, qui
demeurent très controversées 1. Qu’il suffise ici de rappeler que les documents
fondateurs de la franc-maçonnerie écossaise, les Statuts Schaw, furent rédigés
en 1598-1599 par le célèbre William Schaw, catholique et maçon opératif, lequel
servit comme « maître d’œuvre » de Jacques vi d’Écosse (le futur Jacques ier
d’Angleterre) 2. Les aspects ésotériques de la franc-maçonnerie écossaise font leur
apparition au xviie siècle, lorsque diverses loges commencèrent à admettre en leur
sein des personnes qui n’étaient pas tailleurs de pierre de métier (c’est-à-dire des
maçons « opératifs »), mais s’intéressaient plutôt aux enseignements allégoriques
offerts par la maçonnerie. Ces initiés non opératifs (dits « spéculatifs ») qui
s’affiliaient à la fraternité étaient souvent férus de sciences, de mathématiques
ou d’ingénierie ; il s’agissait d’hommes comme Sir Robert Moray, par exemple,
qui a beaucoup œuvré pour que ses compatriotes anglais soient admis dans la
fraternité écossaise. Certains soutiennent qu’à partir du xviie siècle, plusieurs
de ces francs-maçons spéculatifs étaient engagés dans la politique politicienne,
les intrigues et l’espionnage. Au xviiie  siècle, de telles activités auraient été
mandatées par les factions qui se disputaient les trônes de Grande-Bretagne

1. Sur les mythes d’origine de la franc-maçonnerie, voir D.  Murray-Lyon, The History of
Freemasonry in Scotland (Édimbourg, 1873), 1-5, p. 96 ; A.J. Haddow, « Sir Robert Moray’s
Mark » dans Grand Lodge of Scotland Year Book (Édimbourg, 1970), p. 76-80 ; A.C.F. Jackson,
« Rosecrucianism and its effect on Craft Masonry », Ars Quatuor Coronatorum, vol. 97 (1984),
p. 124 ; D. Stevenson, « Masonry, symbolism and ethics in the life of Sir Robert Moray,
FRS » dans Proceedings of the Society of Antiquaries of Scotland, n° 114 (1984), p. 405-431 ;
R.F. Gould, History of Freemasonry (5 vol., Londres, éd. 1931), III, p. 157. Pour une approche
universitaire moderne, cf. D.  Stevenson, The Origins of Freemasonry : Scotland’s Century,
1590-1710 (Cambridge, 1988), p. 1-12  (Les Origines de la Franc-maçonnerie, le siècle écossais
1590-1710, Télètes, Paris, 1993) ; D. Stevenson, The First Freemasons ; Scotland’s Early Lodges
and their Members (Aberdeen, 1988), p.  28 (Les Premiers Francs-maçons, les loges écossaises
originelles et leurs membres, éditions Ivoire-Clair, s. l., 2000).
2. Murray-Lyon, The History of Freemasonry, p. 54-59 et passim.

29
et d’Irlande : Guillaume et Marie, la reine Anne et George ier d’un côté, et les
divers ayants droit de la Maison Stuart, alors en exil, de l’autre. La question se
pose alors de savoir si ces complots ont été tramés par les réseaux maçonniques
(comme il est souvent affirmé), ou si le fait que certains de ces conspirateurs
étaient francs-maçons n’est pas plutôt une coïncidence. Puisque beaucoup de
ces comploteurs étaient en exil, on peut ensuite se demander si cela n’a pas
accru la dimension scandinave ou nord-européenne de leur action.
Abordant la question de ces prétendus complots maçonniques d’une
perspective suédoise, Marsha Keith Schuchard a remarqué en 1998 qu’«  à
l’étranger, les différents partisans des Stuart utilisaient les réseaux maçonniques
pour les communications secrètes, pour la coopération transconfessionnelle et
pour consolider leur esprit de corps sur des bases mystiques » 1. Directement
inspiré par cette citation et par d’autres du même genre, un débat sur le sujet
s’est récemment développé. En 2000, le chercheur maçonnique John Hamill a
publié un article intitulé « La conspiration jacobite », qui visait à « dissiper un
fantôme ennuyeux », le fantôme d’un complot maçonnico-jacobite appuyant
la cause des Stuart2. Cet article a fait l’objet d’une critique par la chercheuse
finlandaise Atina Nihtinen, qui écrivait en 2003 :
This present article does not set out to wake that ghost, but it cannot help but
challenge some of Hamill’s twee assertions that the exiled Jacobite community ‘were
simply practising a pastime that they had adopted before their exile and which may
well have reminded them of happier times’3.

Nihtinen poursuit son analyse en montrant que le maréchal Keith James


était à la fois un célèbre jacobite et un maçon enthousiaste. Des doutes
subsistent, cependant, quant aux liens entre les deux groupes. S’il est vrai que
de nombreux jacobites étaient francs-maçons, la franc-maçonnerie n’était pas
pour autant une institution jacobite. Hamill et Nihtinen passent tous les deux
à côté d’un fait : beaucoup de francs-maçons ne pratiquaient pas ce passe-temps
avant de quitter leurs pays respectifs. D’autre part, de nombreux jacobites, sinon
la plupart d’entre eux, ne se sont faits initier à la maçonnerie qu’une fois partis
en exil. Autrement dit, lorsque l’époque des complots était déjà révolue.

1. M.K. Schuchard, « Leibniz, Benzelius and the Kabbalistic Roots of Swedish Illuminism »
in A.P.  Coudert, R.H. Popkin and G.M. Weiner, eds., Leibniz, Mysticism and Religion
(Dordrecht, Boston, Londres, 1998), p. 99.
2. J.  Hamill, «  The Jacobite Conspiracy  », Ars Quartuor Coronatorum : Transactions of the
Quartuor Lodge, n° 2076, vol. 113 (2000), p. 97.
3. A.L.K. Nihtinen, «  Field-Marshal James Keith : Governor of the Ukraine and Finland,
1740-1743 », in A. Mackillop and S. Murdoch, eds., Military Governors and Imperial Frontiers
c.1600-1800 : A Study of Scotland and Empires (Leiden, 2003), p. 111. Nihtinen suit Hamill,
« The Jacobite Conspiracy », p. 103.

30
Des officiers jacobites irlandais se sont assurément engagés dans la franc-
maçonnerie sur le continent. En témoignent les documents que nous a laissés
une loge, constituée en majorité d’Irlandais, fondée à Bordeaux dans les années
1730 ; loge qui s’appelait, paradoxalement peut-être, L’Anglaise1. Un autre
Irlandais, Daniel d’Heguerty, assura ailleurs « la diffusion de loges d’inspiration
jacobite dans toute la France2 ». La création de la loge jacobite de Rome, dont
on a conservé les minutes relatives aux années 1735-1737, est toutefois plus
importante  3. On a pu affirmer, en effet, qu’en dépit de la bulle papale In
eminenti, émise en 1738, « un bon nombre de catholiques ouverts d’esprit étaient
francs-maçons, et le sont restés, au mépris de la bulle pontificale », y compris le
Chevalier Andrew Ramsay, Grand Chancelier des maçons français (1734-1743)4.
Récemment, Edward Corp a soutenu avec véhémence que la bulle ne défendait
aux catholiques que de devenir membres des loges hanovriennes 5. Quelle que
soit la valeur de cette thèse, l’augmentation globale de l’activité maçonnique à
partir de 1738 entraîna la naissance de loges œuvrant au-delà de l’Europe, dans
le Bengale, en Amérique du Sud et du Nord, en Afrique et dans les Caraïbes6.
En Europe du Nord, de nouvelles loges ouvrirent à Berlin (1741), à Hambourg
(1743 et 1744), à Brunswick (1744) et à Copenhague (1745). Certaines étaient
fondées sous mandat de la Grande Loge d’Angleterre (constituée en 1717), tandis
que d’autres étaient parrainées par la Grande Loge d’Écosse (constituée en 1736).
Bien d’autres appartenaient à un « nouveau système de Rite écossais », mis au
point en France notamment sous l’influence du Chevalier Ramsay et d’autres
maçons qui ne reconnaissaient pas l’autorité des Grandes Loges de Grande-

1. Parmi les Irlandais exilés, beaucoup entrèrent dans l’armée française, d’autres devinrent
marchands. John O’Byrne devint propriétaire de nombreux vignobles bordelais. Cf
A.  Bernheim, «  Notes on Early Freemasonry in Bordeaux (1732-1769)  », Ars Quatuor
Coronatorum, vol. 101 (1989), p. 42-54. Cette loge fut finalement reconnue par la Grande Loge
d’Angleterre comme étant sous l’autorité de Lord Blayney, le baron Blayney de Monaghan,
dans un mandat datant du 8 mars 1766. Gould, History of Freemasonry, IV, p. 87-88.
2. G. Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy 1649-1760 », in G.G. Simpson, ed., Scotland
and Scandinavia 800-1800 (Edinburgh, 1990), p. 113.
3. Hamill, « The Jacobite Conspiracy », p. 99.
4. Gould, History of Freemasonry, IV, p. 2-19 ; P.F. Anson, Underground Catholicism in Scotland,
1622-1878 (Montrose, 1970), p. 143-144 ; M. Baigent, « The painting of the “Judgement of
Solomon” at Culross “Palace”, Fife », Ars Quatuor Coronatorum : Transactions of the Quartuor
Lodge No. 2076, vol. 106 (1994), p. 160-161 ; Hamill, « The Jacobite Conspiracy », p. 99-100.
Hamill conteste que Ramsay soit resté maçon après la bulle papale de 1738.
5. Edward Corp, « La Franc-Maçonnerie Jacobite et la Bulle Papale in Eminenti d’avril, 1738 »,
La Règle d’Abraham, n° 18 (décembre 2004), p.13.
6. J. Anderson, The New Book of Constitutions of the Ancient and Honourable Fraternity of Free
and Accepted Masons (Londres, 1738), p. 194-195, « Deputations sent beyond Sea » ; Gould,
History of Freemasonry, IV, p. 90 et V, p. 261.

31
Bretagne1. Certains historiens nient catégoriquement que le nouveau Rite
maçonnique « écossais » mis eût quelque chose à voir avec son soutien explicite
à la cause des Stuart. D’autres affirment que la création des « hauts degrés »
visait peut-être à faire « une sélection dans les rangs de la confrérie dans l’intérêt
des Stuart et à recueillir des fonds pour le prétendant au trône2 ». La franc-
maçonnerie était en train de se réformer en se fragmentant en des structures
rivales, dont certaines étaient si éloignées entre elles que les observateurs de
l’époque arrivaient à peine à comprendre la diversité des innovations. Le but
de cet article, cependant, n’est pas de retracer les débats rebattus sur l’origine
de la franc-maçonnerie écossaise ou anglaise, mais seulement de vérifier la thèse
selon laquelle la fraternité aurait fourni un important réseau de contacts soit à
la faction jacobite, soit à la faction hanovrienne en Scandinavie et en Europe
du Nord.

Une histoire des complots de la franc-maçonnerie écossaise


C’est en s’appuyant sur des preuves solides que l’on peut attribuer à la fraternité
des francs-maçons d’Écosse une activité de conspiration révolutionnaire, et ce
dès la première moitié du xiie siècle :
For what we do presage is not in grosse,
For we be brethren of the Rosie Crosse ;
We have the Mason word, and second sight,
Things for to come we can foretell aright 3.

L’Écossais Henry Adamson publia ce poème, The Muses Threnodie, en 1638 ;


il s’y désignait lui-même, apparemment, comme Rose-Croix et franc-maçon.
Depuis, les théoriciens du complot ne se lassent pas d’utiliser ce texte comme
preuve de leurs arguments. La date de publication place le poète dans une
société dont les membres sont liés par un serment à l’aube de la « révolution des
Covenantaires », menée par les presbytériens. Ce mouvement calviniste humilia
Charles ier, et provoqua finalement un changement de régime en Écosse et en
Angleterre pendant les guerres civiles britanniques (1639-1660), bien que ce ne
fût pas là, à l’origine, le but des Covenantaires. Adamson appartenait au groupe
des nombreux partisans du National Covenant of Scotland qui étaient soit des
francs-maçons, soit soupçonnés de l’être. Parmi ceux-ci, il y eut également

1. Anderson, The New Book of Constitutions, p. 194 ; Gould, History of Freemasonry, IV, p. 90
et V, p. 261.
2. Ces propos, ainsi que beaucoup d’affirmations du même genre, sont rapportés par Gould,
History of Freemasonry, IV, p. 3 et V, p. 259-267.
3. Henry Adamson, The Muses Threnodie (Édimbourg, 1638), reproduit in D. Knoop, G. P.
Jones et D. Hamer, eds., Early Masonic Pamphlets (Londres, 1978), p. 30.

32
John Stewart, comte de Traquair, dont les adversaires « disaient qu’il comptait
parmi les nobles qui connaissaient les mots de passe maçonniques1 ». D’autres
membres de la direction des Covenants étaient soupçonnés d’être francs-
maçons. Macinnes Allan a fait observer, à ce sujet, que rien ne venait prouver
concrètement que les maçons fussent à la tête du régime des Covenantaires :
There is no hint among contemporary participants in the disaffected cause about
the currency of shibboleths to control access to the planning caucus or, subsequently,
to the fifth Table 2.

Malgré une telle clarté de jugement, consistant à admettre que des


personnages historiques ont pu être francs-maçons sans pour autant se livrer
à des spéculations hasardeuses sur la façon dont cela a affecté leur politique,
il reste une culture du soupçon qui encourage les gens à voir des intrigues
maçonniques dans de nombreuses situations historiques. Quelles que soient
les conséquences du fait que Traquair était franc-maçon, la loge Mary’s Chapel
d’Édimbourg accueillait à l’époque plusieurs soldats presbytériens connus,
qui combattirent pour l’armée du Covenant. Alexander Strachan, baronnet
de Thornton, avait servi dans l’armée danoise et norvégienne en 1628, au
sein du contingent britannique envoyé à Christian iv pour l’aider dans son
combat contre l’Empire des Habsbourg  3. Peu de temps après son retour
en Écosse, Strachan fut initié à la Mary’s Chapel (juillet 1634) avec William
Alexander, vicomte du Canada  4. Après le déclenchement des hostilités entre

1. John Leslie, Earl of Rothes, A Relation of Proceedings Concerning the Affairs of the Kirk
of Scotland, from August 1637 to July 1638, ed., J. Nairne (Édimbourg, 1830), p. 168. On a
même affirmé que la phrase citée est devenue un dicton, sous la forme « he had the mason’s
word among the Presbyterians » (« il comptait parmi les présbytériens qui connaissaient les
mots de passe maçonniques »), bien que cela soit probablement un exemple historique de
« téléphone arabe ». Voir Gould, History of Freemasonry, III, p. 220. David Stevenson estime
que l’expression « to have the Word » avait une connotation « sinistre », bien que cela relève
de la spéculation. Cf. Stevenson, The Origins of Freemasonry, p. 126-127.
2. A. Macinnes, Charles 1 and the making of the Covenanting movement 1625-1641, (Édimbourg,
1991), p.168.
3. Ce soutien militaire est décrit en détail dans S. Murdoch, Britain, Denmark-Norway and the
House of Stuart : A Diplomatic and Political Analysis (East Linton, 2000), p. 65-72 et 202-225.
Sur le service de Strachan, cf. T. Riis, Should Auld Acquaintance Be Forgot (2 vol., Odense,
1988), II, p. 133.
4. Le fait que Strachan y fut admis avec William Alexander et son frère, Sir Anthony Alexander,
est intéressant dans la mesure où ils étaient tous les trois baronnets de la Nouvelle-Écosse.
Ce titre leur fut octroyé par le père du vicomte du Canada, Sir William Alexander, comte de
Stirling, propriétaire de plantations en Nouvelle-Écosse. Voir à ce sujet Murray-Lyon, The
History of Freemasonry in Scotland, p. 86-87 ; D. Laing, ed., The Letters, Charters and Tracts
Relating to the Colonisation of New Scotland, 1621-1638 (Édimbourg, 1867) ; C. Rogers, ed.,
The Earl of Stirling’s Register of Royal Letters relative to the affairs of Scotland and Nova Scotia
from 1615-1632 (2 vol., Édimbourg, 1885).

33
les Covenantaires et Charles Ier, Strachan reprit son service dans l’armée du
Covenant1. Un autre vétéran scandinave, le général Sir Alexander Hamilton,
fut initié à la même loge lorsqu’il revint de son service en Suède, événement
fréquemment célébré, bien que souvent mal représenté, par les théoriciens du
complot. Les procès-verbaux de la loge relatent que :
The 20 day off May 1640
The quhilk day, James Hamiltone bing deken off the Craft and
Johne Meyenes warden, and the rest off M’rs off meson off edenbr. conuened, doeth
admit in amoght them the right honerabell Alexander
Hamiltone, generall off the artelerie of thes kindom, to be fellow
and Mr off the forsed Craft and therto wie heaue set to our handes
or markes.
John Mylln A. Hamilton Δ
James Hamilton2.
Un an plus tard, le 20 mai 1641, Hamilton fut l’un des francs-maçons de
Newcastle qui prirent part à l’initiation de Sir Robert Moray, récemment rentré
de France. D’autres officiers écossais de l’armée du Covenant furent initiés à la
même occasion3. Dans les documents d’archives relatifs à l’initiation de Moray,
on peut lire :
At Neucastell the 20 day off May 1641
The qwilk day ane serten nomber off Mester and others being lafule conveined,
doeth admit Mr the Right Honerabell Mr Robert
Moray, General quarter Mr to the Armie off Scotlan, and
the same bing aproven be the hell Mester off the Mesone
off the Log off Edenbroth, quherto they heaue set to ther
handes or merkes
Johne Mylln, A. Hamilton,
James Hamilton, R. Moray ☆ 4.

1. Strachan servit comme lieutenant-colonel dans la cavalerie du comte de Balcarres dans l’Army
of the Solemn League and Covenant en 1644-45, puis fut à la tête de ses propres régiments de
cavalerie dans la New Model Army en 1647, et rejoignit encore une fois l’armée du Covenant en
1650. Voir E. Furgol, A Regimental History of the Covenanting Armies, 1639-1651 (Édimbourg,
1990), p. 114, 265 et 351-352.
2. Murray-Lyon, The History of Freemasonry in Scotland, p. 80 (transcription avec fac-similé en
regard), p. 89-90.
3. Murray-Lyon, The History of Freemasonry in Scotland, p. 96 ; A.J. Haddow, «  Sir Robert
Moray’s Mark » dans Grand Lodge of Scotland Year Book (Édimbourg, 1970), p. 76-80 ;  A. C.
F. Jackson, « Rosecrucianism and its effect on Craft Masonry », Ars Quatuor Coronatorum,
vol. 97 (1984), p. 124 ; Stevenson, « Masonry, symbolism and ethics in the life of Sir Robert
Moray, FRS », p. 405-431 ; Stevenson, The First Freemasons ; Scotland’s Early Lodges and their
Members (Aberdeen, 1988) ; M. Baigent, « Freemasonry, Hermetic Thought and the Royal
Society of London », Ars Quatuor Coronatorum, vol. 109 (1996), p. 159-160.
4. Les détails de l’initiation de Moray sont transcrits avec fac-similé en regard in Murray-Lyon,
The History of Freemasonry in Scotland, p. 96. Il est souvent affirmé, à tort, qu’Hamilton

34
Ce qu’il convient de souligner ici, c’est que l’initiation et le service fournis par
ces deux francs-maçons d’abord au sein de l’armée du Covenant, puis d’autres
formations militaires plus tardives au cours des années 1640, n’avaient rien à
voir avec une quelconque conspiration maçonnique. Pendant qu’ils étaient
en service actif à l’étranger, Hamilton et Moray avaient déjà été contactés par
leurs collègues se trouvant en Écosse, qui leur avaient demandé de rentrer chez
eux pour participer à la rébellion. Leur initiation à la franc-maçonnerie, à leur
retour, était tout simplement une accolade : c’était une façon de reconnaître leurs
intérêts et leurs compétences, déjà élevées, dans les domaines de la géométrie
et de l’ésotérisme. Les « communications secrètes » et les « intrigues », de fait,
avaient déjà eu lieu avant même qu’ils ne retournent en Écosse, et n’avaient eu
besoin d’aucun réseau maçonnique pour porter leurs fruits.
Cela ne veut pas dire qu’il n’existe aucune preuve de l’utilisation de la
franc-maçonnerie comme couverture pour des activités clandestines. Dans
la seconde moitié du xviie  siècle, les presbytériens écossais – en particulier
ceux qui croyaient encore au Covenant national – se débattaient sous la
Restauration de Charles ii. Le gouvernement de l’Église épiscopale avait été
rétabli après 1660, renversant le presbytérianisme favorisé par les Covenantaires.

fut initié le même jour que Moray. David Stevenson soutient, sans apporter des arguments
convaincants, qu’il y eut une erreur de transcription, entraînant une erreur de datation
dans le document d’Hamilton. Pick et Norman Knight s’amusent à faire fusionner les deux
documents. Toutefois, il appert clairement des transcriptions des initiations de Hamilton et
Moray qu’il existe deux documents distincts, chacun desquels suscite des questions sur l’autre.
Après avoir été faits maçons, par exemple, Hamilton et Moray ajoutèrent leur nouveau mason
mark à leur signature. Hamilton choisit un delta et Moray un pentagramme. Il est hautement
improbable qu’un nouveau membre ait pu servir de parrain à un autre nouveau membre : la
signature d’Hamilton sur le document de 1641 en tant que témoin de l’admission de Moray,
par conséquent, montre que le premier était déjà franc-maçon. S’il ne l’était pas, pourquoi
aucun des autres maçons censés avoir été présents aux initiations n’a signé les documents à la
place d’Hamilton, qui n’était qu’un « petit nouveau » ? Ensuite, pourquoi Hamilton n’a-t-il
pas employé sa nouvelle « marque » sur le document de Moray, s’il venait bien de l’obtenir
ce jour-là ? Et si un nouveau maçon pouvait remplir cette fonction (ce qui est peu probable),
pourquoi la signature de Moray n’apparaît-elle pas, elle, sur le document d’initiation
d’Hamilton ? En outre, il était de toute évidence important de noter sur le document de
Moray que l’événement avait eu lieu à Newcastle. Pourquoi, donc, n’était-il pas tout aussi
important de signaler ce fait dans le document de Hamilton ? Le libellé même de ces deux
documents jette le doute sur le fait que les deux initiations aient eu lieu le même jour. Le
document d’Hamilton note : « James Hamiltone bing deken off the Craft and Johne Meyenes
warden, and the rest off M’rs off meson off edenbr. conuened’ », tandis que le document
Moray dit explicitement que seul un certain nombre de membres de la loge d’Édimbourg
étaient présents. Enfin, des coïncidences de dates arrivent. Le fait que deux armées écossaises
aient été défaites par Cromwell à un an d’intervalle, le 3 septembre (1650 et 1651), constitue
un exemple éloquant de ce phénomène. Cf. Stevenson, « Masonry, symbolism and ethics in
the life of Sir Robert Moray, FRS », p. 407-408 ; Stevenson, The First Freemasons, p. 28 ; F.L.
Pick and G. Norman Knight, The Pocket History of Freemasonry (Londres, éd.1992), p. 44.

35
Le nouveau régime appliqua rigoureusement sa politique anti-calviniste, ce qui
donna lieu à une période appelée Killing Times (1679-1685). Dans un premier
temps, les Écossais qui résistaient au nouveau régime se retrouvaient dans
les champs pour y célébrer les cultes presbytériens (ces offices prenaient le
nom de « conventicules »). Quelques-uns des participants à ces rites peuvent
être identifiés comme maçons. John Kennedy, septième comte de Cassellis,
par exemple, avait été élu diacre de la loge Kilwinning en 16721. Lui-même
Covenantaire, Cassellis fut dénoncé comme rebelle en 1678 pour avoir refusé
de censurer les conventicules, et envoyé à Londres pour se défendre (mais
le procès fut finalement arrêté)2. La même loge nomma William Cochrane,
Lord Dundonald, et Alexander Montgomerie, huitième comte de Eglington,
« Surveillants » et « Diacres » en 1678 3. Lord Dundonald, en plus d’être membre
du Conseil privé de la Couronne, était un sympathisant des Covenantaires, et
travailla sans relâche tout au long de la dernière partie de sa vie pour trouver
un compromis entre les presbytériens écossais et le régime des Stuart  4. Par
rapport à lui, Eglington était un homme plutôt réservé, bien qu’il prît part aux
campagnes militaires contre le vicomte Dundee après la révolution orangiste
de 1689 5. Tandis que les hommes que l’on vient de mentionner gardaient une
attitude prudente, d’autres membres de leur fraternité maçonnique s’engagèrent
dans le presbytérianisme de manière plus active. Sir Patrick Hume (1641-1724),
deuxième baronnet de Polwarth, fut initié à la franc-maçonnerie dans la loge
Mary’s Chapel d’Édimbourg le jour de la Saint Jean de 16676. Impliqué dans
le complot Ryehouse, il fuit ensuite vers la République néerlandaise en tant
que réfugié en 1683. Après avoir participé au soulèvement manqué d’Argyll en
1685, Hume revint en Angleterre avec Guillaume d’Orange en 1688, et prit ses
fonctions au sein du gouvernement orangiste d’Écosse après 1689. Le fait que
de nombreux francs-maçons d’Édimbourg se considéraient liés à la cause des
Covenantaires est attesté par le vote adopté dans la loge Mary’s Chapel le 23
mars 1684. Par ce vote, on voulut rétablir la coutume selon laquelle chaque

1. On dit que John Kennedy, septième comte de Cassillis, combattit du côté du roi à Marston
Moor en 1644. Cassellis, en réalité, était dans l’armée des Covenantaires, où il commandait
un régiment sous Sir James Lumsden. Il ne s’agissait donc pas de cet homme, mais de son
père. Voir à ce sujet Gould, History of Freemasonry, III, p. 165. P. Young, Marston Moor, 1644:
The Campaign and The Battle (Kineton, 1970), p. 144 (avec la carte) ; E. Furgol, A Regimental
History of the Covenanting Armies, 1639-1651 (Édimbourg, 1990), p. 19-20 et 109.
2. Sir James Balfour Paul et R. Douglas, The Scots Peerage (9 vol., Édimbourg, 1904-1914), II,
p. 483.
3. Gould, History of Freemasonry, III, p. 165.
4. Balfour-Paul, The Scots Peerage, III, p. 350.
5. Balfour-Paul, The Scots Peerage, III, p. 451-452.
6. Murray-Lyon, The History of Freemasonry in Scotland, p. 90-91.

36
homme libre apportait des armes à sa loge, pratique qui avait été remplacée par
un don en argent de 310 livres l’année précédente. En voici les raisons :
And also considering that armes are no less usefull defensively than offensively,
and that they have now fortified their house (which was formerly exposed to open
hazard) by bestowing a vast and great expense upon stanchelling the windows thereof
both high and laigh with great iron barrs, for the preservation of the armes already
therein or hereafter to be put therein ; and that the samen are hereby secured, and
are allenarly keeped and reserved for the defence of the true Protestant Religion, King
and Country, and for the defence of the ancient Cittie, and their own privileges
therein ; and that they will not only use and appropriate these armes for these uses, of
the highest importance, bot that they will likewise adventure their lives and fortunes
in defence of one and all of them 1.

Murray-Lyon a affirmé que cet événement, qui s’ajoute à l’initiation des


officiers covenantaires dans les années 1640, prouve que les francs-maçons
de Mary’s Chapel s’étaient alignés à la «  vraie  » confession protestante du
presbytérianisme2. Une telle interprétation est corroborée par le fait qu’en 1687,
la Mary’s Chapel fut offerte aux presbytériens comme lieu de culte ; à cet effet,
les frères avaient même fait construire une mezzanine supplémentaire dans le
pignon est du bâtiment. S’il est raisonnable de croire qu’il y eut un alignement
entre franc-maçonnerie et presbytérianisme, toutefois, le nombre de francs-
maçons ayant participé à l’Église presbytérienne n’atteint pas la dizaine, au sein
d’un mouvement qui comptait quelques milliers d’adhérents.
Cela dit, d’autres confessions chrétiennes étaient persécutées en Écosse sous
le gouvernement épiscopal, outre les presbytériens. Il y avait, entre autres, ces
quakers qui échouèrent dans l’East Jersey et dans le West Jersey, aux Amériques.
Certains d’entre eux étaient aussi francs-maçons, et beaucoup d’autres étaient
soupçonnés de l’être 3. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que le père fondateur de
la fraternité des francs-maçons écossais était William Schaw, catholique romain.
En outre, le mouvement jacobite tirait en bonne partie sa force de la population
épiscopale d’Écosse, à savoir de ceux-là mêmes qui opprimaient les presbytériens
et les francs-maçons quakers, et étaient impliqués dans les complots jacobites
en Europe du Nord (y compris les francs-maçons épiscopaux). On voit bien,

1. Murray-Lyon, The History of Freemasonry in Scotland, p. 48-49.


2. Murray-Lyon, The History of Freemasonry in Scotland, p. 49.
3. Il s’agit notamment de John Skene, franc-maçon et bourgeois d’Aberdeen qui s’installa à
West Jersey en 1682, souvent salué comme le premier franc-maçon connu des Amériques.
D’autres maçons le rejoignirent, parmi lesquels le capitaine John Forbes d’Aberdeen et
John Cockburn de Melrose. Voir Stevenson, The First Freemasons, p. 128, 116 et 145 ; Pick
and Knight, History of Freemasonry, p. 279 ; N. Landsman, « The Middle Colonies : New
Opportunities for Settlement, 1660-1700 » in N. Canny, ed., The Oxford History of the British
Empire, (Oxford, 1998), p. 351-374.

37
donc, à quel point la question religieuse était complexe à l’intérieur de la franc-
maçonnerie écossaise de l’époque.

La franc-maçonnerie jacobite et la première conspiration du Nord


Les historiens qui se penchent sur les rapports entre la Grande-Bretagne, la
Scandinavie et les pays baltes au XVIIIe siècle sont inévitablement confrontés
à la présence croissante des jacobites dans chacune de ces régions après le
soulèvement de 1715. Lorsque l’on quitte le domaine des preuves concrètes
concernant les relations diplomatiques entre ces États, on trouve dans la
littérature des revendications douteuses et les hypothèses les plus arbitraires.
Celles-ci se focalisent sur des personnages sur lesquels il convient de s’attarder,
afin de montrer la force et les faiblesses des théories du complot. Emmanuel
Swedenborg vécut à Londres entre 1704 et 1713. Il est vraisemblable qu’il y ait
étudié, entre autres, la littérature de la kabbale, du rosicrucisme et de la franc-
maçonnerie. Swedenborg s’installa à Paris en 1713, puis partit aux Pays-Bas et
en Allemagne l’année suivante 1. Après l’avènement de George Ier au trône de
Grande-Bretagne en 1714, Swedenborg aurait « secrètement rejoint les partisans
jacobites et maçonniques du prétendant Stuart, le catholique Jacques viii et
iii », et aurait par la suite lancé une croisade contre la maison de Hanovre 2.
Lorsqu’on cherche des preuves dans les documents historiques, cependant,
on ne trouve que des traces d’une politique politicienne assez banale, plutôt
que d’un quelconque complot maçonnique. Même l’hypothèse selon laquelle
Swedenborg aurait fait partie de la franc-maçonnerie nécessite des preuves
plus solides. Tout cela atteste, néanmoins, la dimension suédoise du complot
jacobite, bien qu’en son sein l’élément maçonnique soit mince.
Pendant la Grande Guerre du Nord entre la Suède et ses voisins, George
électeur de Hanovre s’empara des évêchés, jadis suédois, de Brême et de Verden 3.
Ses alliés danois avaient déjà soutiré ces territoires à la Suède en 1712, lors du
«  séjour  » du roi de Suède auprès des Turcs après la défaite catastrophique
contre les Russes à Poltava 4. Lorsque Charles XII retourna en Suède en 1714, il

1. Gould, History of Freemasonry, IV, p.  228-229 and V, p, 286-288 ; Schuchard, «  Leibniz,
Benzelius and the Kabbalistic Roots of Swedish Illuminism », p. 84.
2. Schuchard, «  Leibniz, Benzelius and the Kabbalistic Roots of Swedish Illuminism  »,
p. 98-100.
3. Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy, 1649-1760 », p. 111 ; D. Aldridge, « Jacobitism
and Scottish Seas  » in T.C. Smout, ed., Scotland and the Sea (Édimbourg, 1992), p.  86 ;
R. Frost, The Northern Wars, 1558-1721 (Harlow, 2000), p. 295.
4. P. Englund, The Battle of Poltava : The Birth of the Russian Empire (Londres, 1992) ; Frost,
The Northern Wars, 290-294 ; Andreas Önnerfors, « From Jacobite Support to a part of the
State Apparatus – Swedish Freemasonry Between Reform and Revolution », Lumières, n° 7 :
Franc-maçonnerie et politique au siècle des Lumières : Europe-Amériques (Bordeaux, 2006),

38
chercha à récupérer ses évêchés (qui appartenaient alors à George ier de Grande-
Bretagne). Les sympathisants jacobites se rapprochèrent alors de Charles xii
pour soutenir Jacques viii et iii (le chevalier de St-George) contre George ier,
qui demeurait hostile à l’égard des ambitions suédoises en Allemagne du
Nord 1. Plus précisément, le comte Carl Gyllenborg, plénipotentiaire de Suède
à Londres, reçut une proposition des jacobites concernant une invasion dirigée
par les Suédois. Bien qu’une telle proposition fût rejetée, l’idée d’une invasion
suédoise parrainée par l’Écosse continua à occuper les esprits des jacobites,
même si elle ne représentait pas vraiment une priorité pour le gouvernement
de Stockholm. En 1715, le demi-frère de James viii, James Fitz-James (duc de
Berwick, jacobite), mena des négociations avec l’ambassadeur de Suède à Paris,
Erik Sparre 2. Il lui proposa que Hugh Hamilton, un Écossais de haut rang
au service de la Suède, dirige une armée d’invasion jacobite pro-suédoise de
Göteborg, où Hamilton était vice-gouverneur, contre l’Écosse. Un ambassadeur
français informa son gouvernement du fait que Charles xii aimait le plan, et
qu’Hamilton devrait être envoyé dès que possible en Écosse avec quatre mille
hommes, dont la plupart devaient être des soldats écossais et anglais se trouvant
alors en service en Suède 3. L’attaque suédoise, cependant, n’eut jamais lieu.
Charles xii, en effet, avait besoin de toutes ses forces militaires, et le soulèvement
jacobite se termina avant que les Suédois ne puissent reconsidérer leur position.
Ce qui est important, c’est qu’un complot jacobite-suédois avait été conçu sans
la participation d’aucun franc-maçon connu.
La fin de l’insurrection vit, encore une fois, un départ massif de jacobites
exilés vers le continent. Le ministre suédois en France accepta d’employer
certains de ces hommes en Suède, au même rang qu’ils avaient occupé au service
de Jacques viii et iii 4. Lorsqu’en février 1716, un navire français transportant des
officiers jacobites arriva à Göteborg, se trouvait parmi ces derniers un ancien

p. 205. Je remercie le Dr Önnerfors de m’avoir envoyé des exemplaires de ses articles et livres
dont je me suis servi dans ce chapitre.
1. J. Rosén, Den svenska utrikes politikens historia II : I, 1697-1721 (Stockholm, 1952), p. 152 et
passim ; Frost, The Northern Wars, p. 295 ; E. Ó Ciardha, Ireland and the Jacobite Cause, 1685-
1766 : A Fatal Attachment (Dublin, 2002), p. 136.
2. B. Lenman, The Jacobite Cause (Édimbourg, 1986), p. 62-63 ; Behre, « Gothenburg in Stuart
War Strategy », 110 ; Ó Ciardha, Ireland and the Jacobite Cause, p. 136.
3. J.F. Chance, ed., British Diplomatic Instructions 1689-1789, vol I, Sweden, 1689-1727 (Londres,
1922), p. xxiv-xxv ; Svenska Män och Kvinnor, vol. III (Stockholm, 1946), p. 269 ; Behre,
« Gothenburg in Stuart War Strategy », p. 109-111 ; G. Behre, « Från Högländerna till Älvdalen :
Göteborg och Skottland 1621-1814  », Personhistorisk tidskrift (1993), p.  1718-19 ; Aldridge,
« Jacobitism and Scottish Seas », p. 86.
4. Chance, British Diplomatic Instructions, I, p. 86-87 (Townsend à Sir John Norris, 3 juillet
1716).

39
capitaine de la Royal Navy, Kenneth Sutherland Lord Duffus 1. Son arrivée irrita
grandement les autorités de Hanovre, qui demandèrent expressément à ce qu’il
ne reçoive pas d’emploi ou de logement en Suède2. Malgré les protestations de
Hanovre, cependant, Duffus pouvait se sentir en sécurité à Göteborg, étant
soutenu par son réseau familial. En 1711, en effet, il avait épousé la noble
suédoise Charlotta Christina Siöblad, fille de l’amiral Erik Siöblad, gouverneur
de la région de Göteborg et Båhus. Grâce au haut patronage de son beau-
père, Duffus fut en mesure d’amener en Suède à sa suite un certain nombre
de nobles jacobites  3. Ainsi, il appert que pour avoir du succès en Suède, les
bons liens familiaux étaient plus importants que la connaissance des sommités
maçonniques du pays. D’autres jacobites cherchèrent refuge en Russie, où ils
utilisèrent des réseaux similaires, parrainés par d’anciens combattants russes
comme Alexander Gordon d’Auchintoul, qui avait combattu dans l’armée
jacobite en 1715 tout en gardant de nombreux contacts à Saint-Pétersbourg4.
Le comte de Mar écrivit à son cousin, le Dr Robert Erskine, médecin du tsar
Pierre le Grand : « si votre maître croyait bon d’employer certains d’entre eux
[jacobites], je suis sûr qu’il ne pourrait être mieux servi 5 ». Le tsar répondit
positivement, et pendant son séjour en Hollande recruta de nombreux jacobites.
Parmi ceux-ci figuraient les officiers de la marine Thomas Gordon, William
Hay, Robert Petit et Adam Urquhart. Certains d’entre eux étaient assurément

1. Gothenburg Landsarkiv, Förteckning över landshövdingens i Göteborg och Bohus län skrivelser
till Kungl. Maj ;t, 1657-1840 (lettre à Charles XII, 28 février 1716).
2. Archives nationales de Suède [dorénavant SRA], Kanslikollegiets skrivelser till Kungl. Maj :
t 1656-1718. Mémoires de Robert Jackson sur les réfugiés jacobites écossais à Göteborg, 10
mars 1716 et 21 mars 1716 ; notes du membres du cabinet sur le monument commémoratif
de Jackson ; Chance, British Diplomatic Instructions, I, p. 83. Instructions à Sir John Norris,
10 mai 1716 ; Aldridge, « Jacobitism and Scottish Seas », p. 86. Avant sa mort, la reine Anne
avait expressément demandé à Charles XII de ne pas permettre aux jacobites, en particulier au
« prétendant », de se réfugier dans les territoires suédois. Voir SRA, Anglica, p. 523. Didymotica
(via James Jeffereys), 2 janvier 1713/14.
3. G. Elgenstierna, Den Introducerade Svenska Adelns Ättartavlor, med tillägg och rättelser (9 vol.,
Stockholm, 1925-36), VII, p. 284.
4. A. et H. Tayler, Jacobites of Aberdeenshire and Banffshire in the Rising of 1715 (Londres, 1936) ;
Lenman and Gibson, The Jacobite Threat, p.125. Patrick Gordon (le petit-fils du célèbre
général) fut certainement « absent » du soulèvement de 1715, et il est fait mention de lui sur
le continent en tant que réfugié après la révolte. Il est probable que l’idée de suivre les traces
de son grand-père en Russie lui traversa l’esprit à un moment donné.
5. HMC, Calendar of the Stuart Papers belonging to His majesty the King, preserved at Windsor
Castle (7 vol., Londres, 1902-1923), II, p. 323. Comte de Mar à Robert Erskine, 3 août 1716.
Le Dr Erskine était au service de la Russie depuis 1704. Il profita se son influence pour
parrainer l’arrivée d’autres médecins écossais, notamment Thomas Garvine et John Bell. Les
deux servirent la Russie dans des ambassades en Chine. Voir J.H. Appleby, « Through the
Looking Glass, Scottish Doctors in Russia (1704-1854) », in National Library of Scotland
Publications, The Caledonian Phalanx (Édimbourg, 1987).

40
francs-maçons (ou le devinrent plus tard), mais ce ne fut pas ce qui les poussa
vers la Russie, où la fraternité en était encore à ses balbutiements. Quoi qu’il en
soit, l’arrivée de ces hommes donna une impulsion importante au jacobitisme
dans le pays, même si une véritable communauté maçonnique était encore
loin de voir le jour.
Thomas Gordon avait été contraint de démissionner de la Royal Navy en
1716 en raison de ses prétendues sympathies jacobites 1. Immédiatement recruté
par les Russes en tant que capitaine, Gordon fut nommé contre-amiral de la
marine russe seulement deux ans plus tard 2. Sa position fournit aux jacobites
un contact militaire de haut rang. La puissance navale russe, en effet, s’était
avérée dévastatrice contre la côte suédoise au cours de cette période 3. Maintenant
divisés par la fidélité retrouvée à leurs pays d’accueil respectifs, Thomas Gordon
en Russie et Lord Duffus en Suède (ainsi que leurs familles) restèrent amis, et
fournirent aux deux puissances du Nord un canal de communication au cours
des négociations de 1716-1719 4. Un problème potentiel (ou peut-être un atout
discret) pour les nouveaux réfugiés jacobites en Russie, résidait dans le fait que
leur compatriote George Mackenzie travailla comme ministre résident pour
le gouvernement britannique en Russie entre 1713 et 1717 5. Parfois considéré
comme un jacobite « caché », Mackenzie était certainement en contact avec la
faction jacobite en Russie, faisait montre d’une connaissance personnelle des
codes maçonniques, et recruta des Écossais et des Russes en tant que membres
de la fraternité  6. On sait que, tout en travaillant comme résident officiel des

1. HMC, Reports on the Manuscripts of the Earl of Eglington, Appendix, 159. Lettre datée 1716.
Ces sympathies furent apparemment confirmées lorsque, en apprenant que la position de
Gordon avait été compromise, James viii écrit : « Je peux dire, en vérité, que vos malheurs
pèsent sur moi plus que ne le font les miens ».
2. J. Deane, The History of the Russian Fleet during the reign of Peter the Great by a Contemporary
Englishman (1724) edited by Vice Admiral Cyprian A.G. Bridge, Navy Records Society 15
(Londres, 1899), p. 85-86.
3. Frost, The Northern Wars, p. 320 et 317.
4. Sur le service que Gordon et Duffus effectuèrent plus tard en Russie, voir R.C. Anderson,
«  British and American Officers in the Russian Navy  », Mariners Mirror, n° 33 (1947),
p. 21-22. Un examen des documents de Duffus dans les SRA pourrait peut-être fournir des
informations supplémentaires. Ces documents, cependant, ont été retirés de leur boîte au
mois de décembre 1981 en vue d’une restauration, et n’ont pas été revus depuis. Certains
documents appartenant à son fils, Eric Duffus, sont toujours là. Voir SRA, Ericsbergsarkivet,
autografsamlingen, Storbritannien, Duffus-Murray, vol. 269.
5. S. Dixon, et al., eds., Britain and Russia in the Age of Peter the Great (Londres, 1998), n° 142,
147, 149-150, 153 et 165 ; Chance, British Diplomatic Instructions, I, p. 66.
6. Il paraît que le tsar Pierre commença à s’intéresser à la franc-maçonnerie pendant son voyage
en Angleterre en 1698, et qu’il fonda une loge en Russie dans laquelle il était «  premier
surveillant », tandis que Patrick Gordon était « second surveillant ». Voir R. Paul, ed., Letters
and Documents relating to Robert Erskine, Physician to Peter the Great, Czar of Russia, 1677-1720
(Édimbourg, 1904), p. 408 ; A.G. Cross, « British Freemasons in Russia during the Reign

41
Hanovre en Russie, il garda des contacts directs avec ses compatriotes écossais, y
compris avec des jacobites, dont certains étaient des maçons connus. En outre,
si l’on accepte l’hypothèse de son affiliation maçonnique, Mackenzie n’était
certainement pas le seul franc-maçon hanovrien en Russie. Le Grand Maître
Provincial de la Russie et l’Allemagne en 1731 (ou 1738), en effet, était un certain
capitaine John Philips, mandaté par la Grande Loge d’Angleterre. L’emplacement
et la composition de sa loge, cependant, ne sont pas connus avec précision1.
Au fur et à mesure que les exilés en Suède et en Russie voyaient se multiplier
leurs possibilités d’avancement dans l’armée et dans la marine, les jacobites
comprirent qu’ils avaient intérêt à mettre fin aux hostilités entre les deux
puissances du Nord et leurs divers alliés, bien que ces mêmes alliés aient
souvent cherché à se servir du soutien des jacobites comme menace contre les
hanovriens  2. En 1716, les jacobites déplorèrent le fait que le roi de Suède ait
destiné tant d’hommes à la défense de Wismar, dont un jacobite dit : « cela
n’a pas la dixième partie, ni même, je voudrais dire, la millième partie de
l’importance de Stonehaven 3  ». Cela en dit long sur l’illusion des jacobites
quant à leur propre importance : la Suède se trouvait alors sous une pression
énorme, menacée par une vaste coalition comprenant la Russie, la Prusse, le
Danemark et la Norvège ainsi que, après 1717, la Grande-Bretagne, mais les
jacobites estimaient que Charles xii aurait dû se concentrer sur la restauration
des Stuart, plutôt que sur ces préoccupations, clairement plus pressantes pour
la Suède. Les jacobites cherchèrent néanmoins à résoudre la crise à leur propre
avantage, en agissant comme médiateurs dans les négociations pour mettre fin
à la guerre russo-suédoise. Mar écrivit à Thomas Gordon en 1716 en exprimant
l’espoir que les jacobites, la Suède et la Russie, ayant tous le même ennemi,
à savoir George ier, atteindraient un accord et se coaliseraient contre lui4. À

of Catherine the Great », Oxford Slavonic Papers (1971), p. 43 ; Robert Collis, « Hewing the
Rough Stone : Masonic Influence in Peter the Great’s Russia, 1689-1725  » dans Andreas
Önnerfors et Robert Collis, eds., Freemasonry and Fraternalism in Eighteenth-Century Russia
(Sheffield, 2009), p. 53-58.
1. Anderson, The New Book of Constitutions, p. 194 ; A.G. Cross, « Anglo-Russian Masonic
Contacts in the Reign of Catherine the Great in Önnerfors and Collis », Freemasonry and
Fraternalism, p. 88.
2. HMC, Reports on the Manuscripts of the Earl of Eglington, p. 169. Lettre datée du 13 novembre
1716 ; Paul, Letters and Documents relating to Robert Erskine, p. 420. Contenu dans une lettre
de Mr Gustavus Gyllenborg au comte Carl Gyllenborg, basée sur des informations reçues
du comte de Mar via le Dr Erskine, 17 novembre 1716 ; A.I. Macinnes, « Jacobitism » in
J. Wormald, ed., Scotland Revisited (Londres, 1991), p. 129.
3. Aldridge, « Jacobitism and Scottish Seas », p. 86. Stonehaven est une petite ville dans le
Mearns, la région au sud d’Aberdeen.
4. HMC, Reports on the Manuscripts of the Earl of Eglington, p. 169. Le comte de Mar à Thomas
Gordon, 13 novembre 1716.

42
ce moment-là, le tsar était tellement frustré par les hanovriens que les agents
jacobites déclarèrent « qu’il ne pourrait jamais se réconcilier avec le roi George
[et] qu’il le haissait mortellement 1 ». Bien sûr, le tsar rejeta ces allégations devant
George  ier, et lui écrivit diplomatiquement en contestant explicitement la
présence d’influences jacobites à sa cour, en particulier celle du Dr Erskine. C’est
là une position qu’il maintint avec force, malgré son inexactitude évidente2.
Un émissaire jacobite se rendit en Suède en 1716 pour aborder le sujet d’une
éventuelle table ronde entre toutes les parties. On lui conseilla de prendre
contact avec Hugh Hamilton, et de poursuivre sa mission uniquement si
Hamilton l’appuyait 3. Le bruit circula alors en Grande-Bretagne que Charles xii
envisageait d’«  envoyer un corps de troupes en Écosse ou dans le nord de
l’Angleterre depuis Göteborg  » afin de détourner l’armée de George  ier de
la mer Baltique  4. Dans une atmosphère chargée de rumeurs, on choisit des
négociateurs pour étudier la proposition jacobite. Le maréchal James Daniel
Bruce fut nommé plénipotentiaire de Russie en vue de la négociation du traité
à Paris 5. Les Suédois envoyèrent deux ambassadeurs, Georg Heinrich von Görtz
et Carl Gyllenborg, pour négocier. Gyllenborg, toutefois, fut arrêté à Londres,
et Görtz se trouva retenu en Hollande, sur l’insistance du gouvernement
hanovrien  6. En outre, l’ambassade de Suède à Londres fut complètement
saccagée par des agents britanniques. Malgré ces revers, les Suédois tinrent
quelques réunions avec Mar, qui préconisa une confédération entre la Russie,
la Suède, la Prusse et les jacobites. La Suède réserva environ dix mille soldats
comme contribution à une invasion de l’Angleterre. Ils devaient être soutenus,
si possible, par trois ou quatre mille autres soldats guidés par Hamilton, censés
débarquer en Écosse. Pour les jacobites, le coût de cette opération revenait à
un million de livres, somme qui serait remboursée avec intérêt si l’invasion

1. Paul, Letters and Documents relating to Robert Erskine, p. 420. Contenu dans une lettre de
Mr Gustavus Gyllenborg au comte Carl Gyllenborg, basée sur des informations reçues du
comte de Mar via le Dr Erskine, 17 novembre 1716.
2. Paul, Letters and Documents relating to Robert Erskine, p.  422-423 ; HMC, Report on the
Manuscripts of the Right Honourable Lord Polwarth, (5 vol., Londres, 1911-1961), I, p. 642.
Lettre du tsar Pierre à la Cour britannique, datant de septembre 1718, et communiquée par
M. De Vezeloffsky au secrétaire d’État Stanhope.
3. P.  Sörensson, Generalfälttygmästaren Hugo Hamilton en karolinsk krigare och landshöfding
(Stockholm, 1915), p. 54 ; Svenska Män och Kvinnor, III, p. 269.
4. Chance, British Diplomatic Instructions, I, p. 92-93. Extrait d’une lettre du Secrétaire d’État
en Angleterre, du 15 septembre 1716.
5. D. Fedosov, « The First Russian Bruces » in G.G. Simpson, ed., The Scottish Soldier Abroad
(Édimbourg, 1992), p. 63.
6. Rosén, Den svenska utrikes politikens historia II : I, 1697-1721, p.  147-151 ; J.  Berg et
B. Lagercrantz, Scots in Sweden (Stockholm, 1962), p. 57 ; Lenman, The Jacobite Cause, 63 ;
Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy », p. 111 ; Önnerfors, « From Jacobite Support »,
p. 206.

43
n’avait pas lieu  1. Les Prussiens, de leur côté, allaient attaquer Hanovre afin
de détourner George ; Mar espérait que cette manœuvre serait décisive, au
point que le régent de France ne pourrait pas manquer d’adhérer à ce plan2. La
situation des jacobites continua de s’améliorer lorsque le tsar arriva en France,
où Mar se réunit plusieurs fois avec son cousin le Dr Erskine, à l’époque
Conseiller d’État de Russie, qui servait d’intermédiaire entre le tsar et les
jacobites 3. Le tsar aurait exprimé son soutien à James Stuart, déclarant que si
les Français garantissaient leur aide, la Russie contribuerait avec 20 000 soldats
à une campagne contre Rostock qui forcerait le roi George à intervenir sur le
continent et empêcherait les Néerlandais d’interférer avec toute initiative des
jacobites en Grande-Bretagne4.
James Butler, deuxième duc d’Ormonde, correspondait directement avec
le tsar. Tout au long de 1718, circulaient des bruits sur un accord définitif
entre la Suède et la Russie. James Bruce et Andrej Osterman se réunirent
avec Görtz et Gyllenborg à Åland en mai  1718 5. Une nouvelle phase dans
les relations russo-jacobites s’ouvrit lorsque le tsar proposa un mariage entre
sa fille, la grande-duchesse Anne, et James Stuart6. Le Chevalier déclara à
Ormonde : « pour l’amour de Dieu, sortez-moi de ce désert bien engagé dans
l’alliance matrimoniale avec la famille du tsar 7 ». Ormonde, cependant, n’était
pas la personne la mieux placée pour négocier avec le tsar, s’étant brouillé
avec son principal contact jacobite, le Dr Erskine. En outre, les négociations
avec la Suède s’avérèrent difficiles, et en mars 1718, le tsar retira son offre de
mariage concernant sa fille. Ormonde dit à James que «  le tsar ne pourra
plus y penser, tant qu’il n’aura pas vérifié quelles sont les chances réelles d’un
1. HMC, Stuart Papers, III, p. 115-117. Comte de Mar à Sir Harry Sterling, 21 octobre 1716 ;
Ibidem, p.  132-133, Charles Erskine au comte de Mar, 24 octobre 1716 ; Chance, British
Diplomatic Instructions, I, p. xxiv-xxv ; HMC, Stuart Papers, V, p. 560-562. Comte de Mar
au Baron Sparre 25 juillet 1717 ; Rosén, Den svenska utrikes politikens historia II : I, 1697-1721,
p. 148 ; Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy », p. 111.
2. HMC, Stuart Papers, III, p. 115-117. Comte de Mar à Sir Harry Sterling, 21 octobre 1716 ;
Ibidem, p.  132-133, Charles Erskine au Comte de Mar, 24 octobre 1716 ; Chance, British
Diplomatic Instructions, I, p. xxiv-xxv ; HMC, Stuart Papers, V, p. 560-2. Comte de Mar au
Baron Sparre, 25 juillet 1717.
3. HMC, Stuart Papers, V, p. 550. Mr Weddle à Sir R. Everard, 8 août 1717 ; Paul, Letters and
Documents relating to Robert Erskine, p. 413.
4. HMC, Stuart Papers, V, p. 154. En pièce jointe, copie du Dr Erskine au Duc d’Ormonde,
contenue dans une lettre d’Ormonde au lieutenant-général Dillon, 25 octobre 1717 ; Aldridge,
« Jacobitism and Scottish Seas », p. 87.
5. HMC, Stuart Papers, VI, 183. Duc d’Ormonde à James VIII, 24 march 1718 ; HMC, Stuart
Papers, VII, p. 81. F. Panton au Comte de Mar, 23 juillet 1718 ; Rosén, Den svenska utrikes
politikens historia II : I, 1697-1721, p. 150 ; Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy »,
p. 112.
6. HMC, Stuart Papers, V, p. 560-562. Comte de Mar au Baron Sparre, 25 juillet 1717.
7. HMC, Stuart Papers, V, p. 560-562. Comte de Mar au Baron Sparre, 25 juillet 1717.

44
succès jacobite, ou du moins de l’aboutissement du traité [suédois] 1 ». Les
retards dans l’obtention d’un accord entre la Suède et la Russie semblent avoir
troublé, du moins superficiellement, les relations russo-jacobites. Un jacobite
en effet écrivit depuis Saint-Pétersbourg : « le Dr Erskine s’est heurté à tant de
méchanceté sur notre compte, qu’il refuse désormais de représenter nos intérêts
à l’endroit nécessaire2 ». Cette attitude, cependant, peut bien être le signe d’une
tromperie délibérée, dans la mesure où quelques semaines plus tard Erskine fut
loué par le tsar pour le rôle qu’il avait joué dans les négociations avec Görtz
et Gyllenborg3.
Le succès d’une éventuelle confédération tenait en bonne partie au soutien
fourni par la Suède. Ainsi, les Espagnols envoyèrent leur émissaire, Peter
Lawless, à Charles xii pour prôner l’invasion de l’Écosse, tandis qu’un autre
émissaire arriva en Suède depuis Rome4. Tout au long de 1718, circulait la
rumeur d’un accord définitif entre la Suède et la Russie. Cependant, les
espoirs jacobites étaient prématurés5. Charles xii, en effet, fut tué au cours de
sa campagne de Norvège, et le nouveau traité russe comprenait la Prusse, mais
pas la Suède 6. En outre, en Suède le nouveau régime était contraire aux desseins
des jacobites, et se retira de la table des négociations. La perte du principal
représentant des jacobites dans le gouvernement russe ne devait rien arranger :
le Dr Erskine mourut en décembre 1718. Le résident britannique hanovrien de
Saint-Pétersbourg fit à son propos une épitaphe respectueuse et appropriée, en
relevant qu’on annonça avec tact la nouvelle « au tsar, qui est dans une grande
détresse à cause de cela. Il en résultera que les adeptes du médecin seront mis en
grande difficulté. Ils ont perdu leur protecteur, l’empereur un médecin adroit,
et notre cour un ennemi dangereux, car c’est ce qu’il avait juré d’être toute sa
vie7 ». Faute d’un accord sur la guerre russo-suédoise, le tsar Pierre refusa lui
aussi de soutenir la confédération. Les hostilités avec la Suède reprirent de plus
belle. Bien qu’ils ne puissent compter que sur un soutien limité de la part des

1. HMC, Stuart Papers, VI, p. 183. Duc d’Ormonde à James Stuart, 24 mars 1718.
2. HMC, Stuart Papers, VI, p. 523. George Jerningham à Daniel O’Brien, 24 mars 1718.
3. HMC, Stuart Papers, VII, p. 109-110. De Sir Harry Stirling à Sir Hugh Paterson, 23 juillet
1718.
4. Rosén, Den svenska utrikes politikens historia II : I, 1697-1721, 156-157 ; Behre, « Gothenburg
in Stuart War Strategy », p. 112 ; Ó Ciardha, Ireland and the Jacobite cause, p. 182.
5. HMC, Stuart Papers, VII, p. 81. F. Panton au Comte de Mar, 23 juillet 1718.
6. Chance, British Diplomatic Instructions, I, p. xxii and xxv ; Berg et Lagercrantz, Scots in Sweden,
p. 58 ; Aldridge, « Jacobitism and Scottish Seas », p. 79 ; Lenman, The Jacobite Cause, 63 ; Behre,
« Gothenburg in Stuart War Strategy », p. 112 ; Frost, The Northern Wars, p. 295-296.
7. HMC, Report on the Manuscripts of the Right Honourable Lord Polwarth, I, p. 657. Mr Webber
à Lord Polwarth, 11 décembre 1718.

45
Espagnols, les jacobites firent avancer leurs plans, aboutissant au malheureux
soulèvement de 17191.
Or, à quel point ces plans étaient-ils sérieux, et quelle était leur dimension
maçonnique, à supposer qu’il y en eût une ? Vraisemblablement, tout cela est
le fruit d’une politique d’opportunisme pragmatique pratiquée par toutes les
parties, plutôt que d’un quelconque complot maçonnique. On peut également
avancer des doutes sur l’orientation politique de certains des Écossais que l’on
associe généralement aux intrigues jacobites en Suède, en particulier Hugh
Hamilton, qui résidait à Göteborg. Ce dernier avait été déçu de ne pas faire
partie des troupes suédoises auxiliaires envoyées par Charles xi à Guillaume
d’Orange pour ses campagnes britanniques et irlandaises, après 1689. Par
conséquent, il demanda et obtint l’autorisation de « partir à l’étranger étudier
l’art de la guerre2 ». Il profita de cette occasion pour revenir en Irlande, où il
rejoignit son cousin Gustave Hamilton à Enniskillen 3. Il n’est guère absurde de
supposer qu’un soldat williamite comme Hugh Hamilton ait pu se convertir à la
cause jacobite après la succession au trône de Hanovre 4. Après tout, le deuxième
duc d’Ormonde, leader orangiste, avait fait exactement la même chose. À
supposer qu’Hamilton fût mu par des sympathies jacobites, ce fait n’interdit
cependant en rien son dévouement parallèle à d’autres causes. Certes, sa
nomination à la tête de l’invasion britannique tenait à ses « origines écossaises »
(et à sa naissance en Irlande) 5. Néanmoins, Hamilton avait de la famille en
Irlande, qui n’avait aucune envie d’assister à une restauration jacobite. Alors
pourquoi en soutiendrait-il une ? Pour savoir s’il était ou non impliqué dans
les négociations, il faut chercher la réponse ailleurs. Bien sûr, Hamilton était
d’origine écossaise, et Irlandais de naissance, mais il était aussi un gentilhomme
suédois à part entière. Il fut peut-être choisi comme intermédiaire avec les
jacobites non pas en raison de ses sympathies jacobites, mais parce que, fort de
sa connaissance de la langue et de la géographie des îles britanniques, il était

1. Des documents intéressants sur cette tentative ont été rassemblés et publiés dans Lenman et
Gibson, The Jacobite Threat, p. 155-168 ; Aldridge, « Jacobitism and Scottish Seas », p. 88-90 ;
A.I. Macinnes, Clanship, Commerce and the House of Stuart, 1603-1788 (Édimbourg, 1996),
p. 163 ; Lenman, The Jacobite Cause, p. 63-72, p. 183-193.
2. SRA, Reduktionskommission till Kung. Maj., vol. 14, 27 avril 1689 ; Sörensson, Hugo Hamilton,
4 ; Svenska Män och Kvinnor, III, p.  269 ; S.  Murdoch, «  The Scots and Ulster in the
seventeenth century : A Scandinavian perspective » in W. Kelly and J.R. Young, eds., Ulster
and Scotland, 1600-2000 : History, Language and Identity (Dublin, 2004), p. 95-103.
3. Hugh Hamilton profita de son voyage de 1690 en Irlande pour tenter de régler une affaire de
famille concernant la succession de son oncle, Lord Glenawley. Voir SRA, Biographica 5, E01463,
5/8. Rapport d’Hugh Hamilton sur les biens de Lord Glenawley, Dublin, 3 novembre 1690.
4. Hamilton était certainement en Irlande en novembre 1690. Voir SRA, Biographica 5, E01463
5/8 – Rapport d’Hugh Hamilton sur les biens de Lord Glenawley, Dublin, 3 novembre 1690.
5. Sörensson, Hugo Hamilton, p. 54 ; Svenska Män och Kvinnor, III, p. 269.

46
le sujet suédois le mieux à même de diriger une armée d’invasion en tant que
simple soldat de Charles xii. Cette interprétation ne revient pas nécessairement
à l’exclure du réseau suédois-jacobite, mais fournit simplement un autre prisme
à travers lequel on peut observer sa participation aux négociations.
La guerre du Nord entre la Suède et la Russie prit fin avec la paix de Nystad
en 1721 1. Les Russes évacuèrent la Finlande en échange de la reconnaissance, de
la part de la Suède, de leurs autres conquêtes dans la mer Baltique. Toujours
optimistes, les négociateurs jacobites espéraient maintenant utiliser une partie
de l’armée du tsar Pierre contre George ier 2. Le tsar comprit très bien l’argument
de fond des jacobites : s’il se montrait favorable à la restauration d’une
monarchie jacobite, il gagnerait l’amitié à la fois la Grande-Bretagne, des Stuart
et de la France. Il éviterait ainsi la pression, dans la Baltique, d’une Royal Navy
souvent hostile, et gagnerait le soutien de la France pour ses desseins vis-à-vis
de la Pologne, l’Allemagne et la Turquie3. En ne soutenant pas ouvertement
les jacobites, cependant, il pourrait éviter le conflit avec la Grande-Bretagne,
et en particulier avec la Royal Navy. Ce fut la solution qu’il choisit. Par la
suite, les intrigues jacobites en Europe s’essoufflèrent, et même en Écosse elles
furent « mises en sommeil4 ». Plutôt que d’orchestrer des missions collectives,
de nombreux jacobites se déplacèrent individuellement à travers l’Europe pour
faire carrière dans les différentes armées, et consolider ainsi autant que possible
leur réseau personnel et politique.
Marsha Schuchard insiste sur le fait que le comte de Mar «  utilisait
couramment les liaisons maçonniques qui existaient entre ses collègues jacobites
en Écosse, en Russie et en Suède  5 ». C’est là une lecture bien particulière de
sa correspondance. Ce qui est sûr, c’est que dans chacune de ces villes Mar
connaissait des maçons, et qu’il leur écrivait ; mais il écrivait également à
des gens qui n’étaient pas dans la fraternité. Dans les lettres appartenant à
ce deuxième groupe, on trouve autant de traces d’un complot visant à une
restauration jacobite que dans celles adressées à des francs-maçons. Ce qu’il
faut noter concernant cette phase du complot russo-suédo-jacobite, c’est qu’il
avait bien peu à voir avec la franc-maçonnerie. Peu importe si les chercheurs
répètent inlassablement que Görtz est supposé « avoir utilisé l’ordre pour ses

1. Rosén, Den svenska utrikes politikens historia II : I, 1697-1721, p. 161-186 ; Frost, The Northern
Wars, p. 294-296.
2. F. Dashwood, «  Sir Francis Dashwood’s Diary of his visit to St Petersburg in 1733  »,
introduction et notes de B. Kemp, Slavonic and East European Review, n° 38 (1959-1960),
p. 200.
3. Bruce, « Jacobite relations with Peter the Great », p. 352.
4. Macinnes, Clanship, « Commerce and the House of Stuart », p. 161.
5. M. Schuchard, « Les rivalités maçonniques et la Bulle in Eminenti », La Règle d’Abraham,
n° 25 (juin 2008), p. 3-48, ici p. 4.

47
fins politiques », ou si l’on insinue que certains de ces hommes ont pu utiliser
les réseaux maçonniques ; abstraction faite des insinuations, il n’y a tout
simplement aucune preuve 1. On croit encore trop souvent, en outre, que les
familles écossaises ou irlandaises résidant à l’étranger étaient liées à la cause
jacobite. Cette idée se retrouve, en particulier, dans la littérature imprégnée
d’une conception romantique de l’histoire écossaise, qui ne sait pas expliquer
l’acquiescement de nombreux Écossais au gouvernement hanovrien, pas plus
que la fidélité réelle ressentie par un nombre encore plus grand vis-à-vis de
ce même gouvernement 2. Les historiens qui appellent à tort Georges ier « roi
d’Angleterre », plutôt que « roi de Grande-Bretagne et d’Irlande », ne font de
leur côté que contribuer à embrouiller les choses, en facilitant une association
trop simpliste entre l’Écosse et les jacobites 3. Il ne fait aucun doute que les
jacobites écossais exilés en Suède et en Russie on bien fait d’entretenir des
rapports étroits avec les gouvernements de leurs pays d’accueil. Mais que dire
des apolitiques, davantage intéressés à empêcher une interruption de leur
commerce, ou de ceux qui étaient activement employés comme représentants
par le gouvernement britannique 4 ? Parmi les Irlandais de Suède, du reste, on
trouve bien peu de conspirateurs. Il s’agissait surtout d’entrepreneurs comme
Denis O’Brien, qui cherchait simplement à obtenir la permission, de la part
de la Suède, d’ouvrir une usine de transformation du sel, tandis que son
compatriote catholique (et ancien officier hanovrien) John O’Kelly décida de
s’installer en Suède pour construire une machine à vapeur de Newcomen. Ces
gens n’avaient guère l’étoffe des comploteurs 5.

1. Önnerfors, « From Jacobite Support », p. 205.


2. Pour un témoignage intéressant de loyauté écossaise vis-à-vis de la maison de Hanovre, que
l’on songe à Jean Scot, qui saluait chaleureusement « notre prince d’Hanovre », ce qui est
révélateur de l’attitude de nombreux presbytériens écossais. Voir  J.  Ferguson, ed., Papers
Illustrating the History of the Scots Brigade in the service of the United Netherlands, 1572-1782
(3 vol., Édimbourg, 1899-1901), III, p.  412. Scot est traité en détail dans D.  Horsbroch,
« Tae see oursels as ithers see us : Scottish Military Identity from the Covenant to Victoria,
1637-1837 » in S. Murdoch and A. Mackillop, eds., Fighting for Identity : Scottish Military
Experience c.1550-1900 (Leiden, 2002), p. 107-116.
3. Andreas Önnerfors, par exemple, qualifie George I de roi d’Angleterre dans Önnerfors,
«  From Jacobite Support  », p.  206. En outre, plusieurs chercheurs ont fait allusion aux
Jacobites écossais s’efforçant de renverser l’« Angleterre hanovrienne », plutôt que (de façon
plus correcte) la « Grande-Bretagne hanovrienne ». L’implication de ces déclarations est de
relier toute l’Écosse au Jacobitisme. Voir par exemple Rosén, Den svenska utrikes politikens
historia II : I, 1697-1721, p. 137 et 182 ; Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy », p. 112.
4. Pour un point de vue intéressant sur ce sujet, cf. S. Talbott, « Jacobites, Anti-Jacobites and
the Ambivalent : Scottish Identities in France, 1680-1720 » in B. Sellin, A. Thiec et P. Carboni
(eds.), Écosse : l’identité nationale en question (Nantes, 2009), p. 73-88.
5. Steve Murdoch, «  Irish Entrepreneurs and Sweden in the first half of the eighteenth
century » in T. O’Connor et M.A. Lyons (eds.), Irish Communities in Early-Modern Europe
(Dublin, 2006), p. 348-366 ; Alexia Grosjean et S. Murdoch, « Royal Supplications to the

48
George Mackenzie fut remplacé en tant que représentant des Hanovre
en Russie par James Bavington Jeffereys, qui était le fils, né en Suède, d’un
officier écossais orangiste du même nom 1. Jeffereys servit comme volontaire
dans l’armée de Charles xii en Russie entre 1707 et 1709, ce qui le plaça dans
la même orbite qu’Hugh Hamilton 2. Pendant qu’il était dans l’armée suédoise,
cependant, Jeffereys servit également comme agent britannique, et présenta
des rapports au Dr John Robinson (1650-1723), depuis longtemps résident
britannique à Stockholm 3. Capturé par les Russes à Poltava en 1709, il voyagea
ensuite en Grande-Bretagne, dans l’attente d’autres instructions 4. Jeffereys
retourna ensuite à la cour de Charles XII, où il resta de 1711 à 1716 5, puis quitta
sa base suédoise pour servir comme ministre britannique à Saint-Pétersbourg.
Ainsi, ces deux Écossais agissaient en opposition directe avec les jacobites à
la cour de Russie évoqués plus haut, comme l’amiral Thomas Gordon, le Dr
Robert Erskine et sir Henry Stirling. On n’a pas encore pu établir, cependant,
quelle était l’obédience réelle de Mackenzie 6.

Swedish Boards of Trades and Mines on behalf of Denis O’Brien (1723-16) and John O’Kelly
(1725-28) », Archivium Hibernicum, LX (2006-2007), p. 436-459.
1. Il est malaisé d’établir son identité nationale. Son nom dénote une ascendance écossaise, ce
qui est confirmé par plusieurs historiens. Björn Helmfrid, par exemple, qualifie le père du
commandant James Jeffereys de « gentilhomme écossais » (Skotska herrar), en se fondant sur
l’étude de sa correspondance avec ses compatriotes à Norrköping. Peter Englund, cependant,
embrouille la question en appelant le fils, James Bavington Jeffereys, « anglais et fils d’un
officier irlandais ». C’est probablement parce que Jefferey « père » fut nommé gouverneur de
Cork par Guillaume et Marie, ce qui entraîna son association avec l’Irlande. Voir à ce sujet
B. Helmfrid, Norrköpings Historia, III, tiden 1655-1719 (Stockholm, 1971), p. 215 ; P. Englund,
The Battle of Poltava : The Birth of the Russian Empire (Londres, 1992), p. 82 et 269.
2. Chance, British Diplomatic Instructions, I, p. 39 ; R Hatton, ed., « Captain James Jeffereys
letters to the Secretary of State, Whitehall from the Swedish Army 1707-1709 », Historiska
Handlingar, 35 : 1 (Stockholm, 1954), p. 8.
3. SRA, « Svenske Sändebuds till Utländske Hof och Deras Sändebud till Sverige », manuscrit
inédit, 1841, p. 85 ; Chance, British Diplomatic Instructions, I, p. xii-xiv, xvi et 14-38 ; Dixon,
Britain and Russia in the age of Peter the Great, n° 48 et 75.
4. Chance, British Diplomatic Instructions, I, p. 39.
5. SRA Anglica, p. 523. « Memorial Jefferyes 1711-1715 » ; E. Carlsson, ed., « Kapten Jefferys
bref till Engelska regeringen från Bender och Adrianopel 1711-1714, från Stralsund 1714-15 »,
Historiska Handlingar, 16:2 (Stockholm, 1897), p. 50-101 ; Hatton, « Captain James Jeffereys »,
passim.
6. Chance, British Diplomatic Instructions, I, p. 40 ; HMC, Stuart Papers, V, p. 550. Mr Weddle
à Sir R.  Everard, 8 août 1717 ; Hatton, «  Captain James Jeffereys  », p.  26-27 ; Murdoch,
« Soldiers, Sailors, Jacobite Spy », p. 10-12. Comme dans le cas de son père, le service suédois
de Jeffereys se termina par sa promotion au poste de gouverneur de Cork et des forts adjacents
en 1719.

49
La deuxième conspiration maçonnico-jacobite en Suède
Au cours des années 1730, les milieux jacobites nord-européens connurent
certainement un regain d’activité maçonnique, dû en bonne partie à la présence
incessante des jacobites écossais. Le général James Keith, apparemment, agit
comme vénérable d’une loge maçonnique à Saint-Pétersbourg de 1732 à 1734 1.
Pendant qu’il se rétablissait d’une blessure subie à Londres en 1740, il fut
nommé Grand Maître Provincial de Russie (en remplacement de John Philips)
par le Grand Maître d’Angleterre, son cousin John Keith, comte de Kintore 2.
Kintore, hanovrien, était ancien Grand Maître d’Écosse depuis seulement
quelques mois, lorsqu’il devint Grand Maître d’Angleterre. Il s’agit là d’un
point crucial dans le débat sur la franc-maçonnerie jacobite et hanovrienne.
En effet, ce fut la Grande Loge d’Angleterre, hanovrienne, qui accorda à Keith
la permission d’ouvrir une Grande Loge Provinciale de Russie. Cela ne signifie
pas que Keith n’était pas jacobite (même si Anthony Cross insiste sur le fait
qu’il jura allégeance aux hanovriens en 1740), mais ruine la théorie du complot
maçonnico-jacobite 3. Cela met également en question l’existence d’intrigues
en Suède, car un autre Écossais hanovrien, James Douglas, comte de Morton,
succéda à Kintore en tant que Grand Maître de la Grande Loge d’Angleterre,
appuyé par un autre Écossais, William Graeme. C’est sous le mandat de Morton
que l’ambassadeur suédois en Grande-Bretagne, Carl Magnus Wassenberg, fut
initié à la maçonnerie hanovrienne à Londres (en 1741 environ), ce qui place ce
Suédois dans la même orbite maçonnico-hanovrienne que les maçons écossais
Morton et Kintore à Londres et James Keith en Russie (et plus tard en Suède) 4.
Dès lors, les hypothèses émises sur l’implication de la maçonnerie écossaise,
suédoise et russe dans le cadre des conspirations jacobites semblent tout de
suite plus fragiles. En fait, l’existence d’un réseau maçonnico-hanovrien dans
la même zone devient tout aussi plausible.
Lorsque James Keith fut chargé de mener des troupes russes en Suède en
1743 pour soutenir le roi suédois nouvellement élu, Adolphe-Frédéric, duc de

1. Gould, History of Freemasonry, IV, p. 173 ; C.N. Batham, « Russian Freemasonry 1731-1979 »
dans The Year Book of the Grand Lodge of Ancient Free and Accepted Masons of Scotland
(Édimbourg, 1985), p. 73.
2. Gould, History of Freemasonry, IV, p. 173 ; A.G. Cross, « British Freemasons in Russia during
the reign of Catherine the Great » in The Year Book of the Grand Lodge of Ancient Free and
Accepted Masons of Scotland (Édimbourg, 1973), p. 115-116.
3. Cross, « Anglo-Russian Masonic Contacts », p. 88.
4. Andrew Prescott, « Relations between the Grand Lodges of England and Sweden during
the Long Eighteenth Century » in Andreas Önnerfors and Henrik Bogdan, eds., Between
Mysticism and Power Politics : Swedish Freemasonry and the European Enlightenment (à paraître,
Sheffield, 2010). Je remercie le Dr Prescott de m’avoir fait parvenir une copie préliminaire
de ce document.

50
Holstein, cet événement aurait annoncé, dit-on, une nouvelle série d’intrigues
entre les deux puissances du Nord à l’appui des jacobites  1. Au cœur de ces
intrigues, dans cette perspective, se serait trouvé l’axe maçonnique reliant
James Keith et les dirigeants du parti des « Chapeaux 2 », alors au pouvoir en
Suède. Au moins six membres de ce parti, en effet, étaient francs-maçons, et
quatre d’entre eux faisaient partie du gouvernement 3. Ce point ne fait aucun
doute. Il est tout aussi certain que la première loge maçonnique suédoise dont
on ait connaissance fut fondée par le comte Axel Sparre Wrede en 1735. Un
autre Suédois, Carl Frederik Scheffer, vécut en France dans les années 1730,
et fut initié à la franc-maçonnerie en 1737 à Paris. Cette même année, le
jacobite anglais Charles Radcliffe, cinquième comte de Derwenwater (1693-
1746), autorisa Scheffer à créer des loges en Suède 4. À partir de 1743, Scheffer
servit également comme ministre suédois. Le vice-chancelier, Carl Gustav
Tessin, était devenu membre d’une loge maçonnique en 1735. Un an après son
arrivée à Stockholm en 1743, en outre, James Keith fonda une nouvelle loge
maçonnique que le comte Carl Gyllenborg, chancelier (et jadis comploteur
jacobite) fréquenta, dit-on, de façon assez assidue, peut-être simplement en
visiteur curieux ; il n’y a aucune trace de lui, en effet, en tant que membre
d’une loge suédoise  5. Étant donné, cependant, que Keith agissait en vertu
d’un mandat de la Grande Loge hanovrienne d’Angleterre, et qu’au moins
un représentant du gouvernement suédois était membre du même système
hanovrien, il faudrait reconsidérer l’hypothèse expliquant la présence de Keith
en Suède par un complot maçonnico-jacobite. Après tout, s’il était taillé dans le
même bois que les francs-maçons (prétendument) jacobites de Suède, pourquoi
fonder une nouvelle loge, plutôt que simplement rejoindre ses camarades ?
Certes, Keith et plusieurs représentants du gouvernement suédois avaient bien
quelque chose de commun en raison de leur appartenance à l’ensemble de la
fraternité maçonnique, bien qu’il s’agît de branches différentes de la franc-
maçonnerie (anglaise hanovrienne, française ou suédoise). Mais ils étaient aussi
dévoués à d’autres causes : ils allaient tous à l’église chrétienne, par exemple, et

1. Nihtinen, « Field-Marshal James Keith », p. 110-113.


2. Représentant l’aristocratie face au parti des « Bonnets » émanation de la bourgeoisie urbaine.
La rivalité entre ces deux partis structure la vie politique suédoise au xviiie siècle.
3. Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy », 113-114 ; Önnerfors, « From Jacobite Support »,
p. 208-210.
4. Önnerfors, « From Jacobite Support », p. 208.
5. Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy », p. 114 ; Hamill, « The Jacobite Conspiracy »,
p. 101. Cette loge est mentionnée dans Andreas Önnerfors, ed., Mystiskt bröderskap – mäktigt
nätverk : Studier i det svenska 1700-talsfrimureriet (Lund, 2006), p.  33. Cependant, dans
l’annexe énumérant tous les francs-maçons suédois connus, le nom de Carl Gyllenborg ne
figure dans aucune loge suédoise. Cf. le même volume, p. 161-285.

51
travaillaient tous à un objectif politique pour les monarques dont ils étaient les
agents. Pourtant, c’est leur association avec la franc-maçonnerie qui continue
d’exciter et de fasciner les esprits, malgré le fait qu’ils appartenaient à des
factions rivales de la fraternité. En réalité, rien ne prouve que la plupart des
treize francs-maçons initiés en Suède entre 1735 et 1746 eussent un quelconque
l’intérêt pour les complots jacobites 1.
Les théoriciens du complot ne cessent de chercher des liens maçonniques là
où il n’y en a pas. En 1740, par exemple, la Swedish East India Company (SOIC)
licenciait des Écossais, George II craignant la propagation de sympathies
jacobites en Suède  2. Or cette société, dit-on, comptait un grand nombre de
francs-maçons parmi ses capitaines de navires et ses courtiers maritimes. À
supposer que cela soit vrai, il est essentiel de noter que ce n’était pas encore
le cas à la période jacobite, où il n’y a pas de trace de francs-maçons dans la
SOIC ; ce qui nous rappelle l’importance d’être rigoureux lorsque l’on établit
la chronologie des événements 3. Tout ce que nous savons, c’est qu’entre 1741
et 1743 (lorsque Keith arriva à Stockholm), il existait en Suède des stratégies
visant à soutenir les jacobites, orchestrées depuis la France 4. En octobre 1745,
trois mois après le soulèvement jacobite en Écosse, on avança l’idée d’un
soutien de la part de la Suède, et on organisa l’envoi de quelque 1000 officiers
et soldats sous le titre trompeur de Royal Suedois. Le contingent fut recruté
comme faisant partie de l’armée française  5. William Stuart (alias Leslie), qui
avait reçu le titre de « Lord Blantyre », était à la tête de ces troupes. Des tensions
au sein du gouvernement suédois, cependant, entraînèrent le changement du
nom de l’armée, renommée « le Corps Français ». Göran Behre a fait observer
que ce contingent fut mis en place avec l’aide d’un certain nombre d’Écossais
expatriés comme Colin Campbell, qui fournit un de ses navires soic pour le

1. Mis à part Carl Magnus Wassenburg, initié à Londres en 1741, on peut trouver les détails
concernant les douze autres maçons suédois dans Mystiskt bröderskap, p. 161-285. Il s’agissait
de : Andreas Geddas (1739) ; Frederik Jacobsen Gyllenborg (1744) ; Jacob Gyllenborg (1743),
Hans Gustaf Gyllengranat (1745) ; Frederick Horn (1743) ; Nils Palmstjerna (1735) ; Knut
Carlsson Posse (1746) ; Carl Frederik Scheffer (1737) ; Axel Wrede Sparre (1735) ; J. Wilhelm
Sprengtport (1746) ; Carl Gustav Tessin (1735) ; Fabian Wrede (1745).
2. A. Mackillop, More Fruitful than the Soil : Army Empire and the Scottish Highlands, 1715-1815
(East Linton, 2000), p. 21.
3. La composante maçonnique de la société est mentionnée dans Önnerfors, « From Jacobite
Support », p. 209. Dans son article, Önnerfors ne fournit toutefois aucune référence étayant
cette affirmation. Ailleurs (cf. Önnerfors, Mystiskt bröderskap, p. 161-285), sa classification des
maçons révèle qu’aucun membre de la SOIC ne fut initié avant la moitié du XVIIIe siècle.
4. Macinnes, « Jacobitism », p. 130.
5. Behre, « Gothenburg in Stuart War Strateg », p. 113-114. Andreas Önnerfors fait obsever
que la Royal Suedois avait une généalogie plus ancienne que celle que Behre lui prête, mais
est d’accord sur le fait qu’une campagne de recrutement spécifique a eu lieu de la manière
décrite. Voir Önnerfors, « From Jacobite Support », p. 207, 209.

52
transport des troupes. Finalement, le plan échoua : en raison du mauvais temps,
en effet, les bateaux transportant les soldats furent pris dans les glaces  1. On
n’a pas encore publié des preuves suffisantes du fait qu’il s’agissait d’un plan
maçonnique. Pourtant, plusieurs historiens insistent sur ce lien, malgré ce que
nous avons remarqué plus haut, à savoir qu’il est impossible de prouver que des
membres de la soic étaient francs-maçons, si ce n’est longtemps après la fin de
l’insurrection 2. Keith correspondait certainement avec les comtes Gyllenborg,
Tessin et Scheffer, et traitait avec eux de questions politiques, mais il avait
quitté la Suède en 1744  3. Il reste à prouver que la franc-maçonnerie ait joué
un rôle dans la décision de ces correspondants de s’écrire en octobre 1745, ou
qu’elle se cachait derrière les plans liés au « Corps Français ». Après tout, étant
donné le statut de Keith dans le corps diplomatique et militaire russe, avec qui
d’autre était-il censé correspondre en Suède, si ce n’est avec les dirigeants ? En
fait, la seule preuve solide que nous avons d’un lien russo-suédo-maçonnico-
jacobite nous vient des actions de Thomas Plomgren, « maire du commerce »
(Handels Borgmästare) de Stockholm. Il procura des navires à des jacobites en
fuite, et certains de ces réfugiés furent escortés jusqu’à Paris par des officiers
suédois. Un de ceux-ci, J. W. Sprengtporten, nota dans son journal qu’il fut
fait franc-maçon en cours de route : il fut initié, vraisemblablement, à la loge
Kilwinning (ou à un groupe dissident de celle-ci), pendant que les Suédois et
leurs protégés jacobites se déplaçaient de la Suède vers la France 4. Mais ce ne
fut qu’en 1753 que Plomgren lui-même rejoignit la fraternité, à une époque où
le Jacobitisme avait depuis longtemps cessé d’être une menace pour le régime
britannique des Hanovre.

Conclusion
On tombera sans doute un jour sur des preuves irréfutables établissant une
fois pour toutes s’il y a eu une conspiration maçonnico-jacobite, en particulier
parmi les exilés dans le nord de l’Europe et, parmi eux, les francs-maçons.
Peut-être un tel document existe-t-il, quelque part. Force est de constater,

1. Macinnes, Clanship, Commerce and the House of Stuart, p. 199.


2. Sur ce prétendu lien, cf. Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy », p. 114 ; Nihtinen,
« Field-Marshal James Keith », p. 112. Sur l’absence de preuves de l’existence d’initiés à la
franc-maçonnerie dans la SOIC, voir Önnerfors, Mystiskt bröderskap, p. 161-285.
3. Cf.  HMC, Ninth Report (Londres, 1883), p.  226. Lettres entre James Keith et le comte
Gyllenborg, ministre suédois, et compte rendu d’un entretien entre le comte Gyllenborg,
d’autres nobles suédois et le général Keith ; Behre, « Gothenburg in Stuart War Strategy »,
p. 113-114.
4. Önnerfors, « From Jacobite Support », p. 209. On lit dans la note 12 : « Bliwfwit gjord Franc
Macon uti Ystad uti den Kilwinnanaska Logen och dagen efter Compagnon ».

53
cependant, qu’il y a des aspects de la franc-maçonnerie dont on ne tient pas du
tout compte lorsqu’on aborde ce sujet. Trop souvent, l’idée d’une « conspiration
jacobite » tend à cacher cet autre aspect de la franc-maçonnerie des xviie et xviiie
siècles : le fait que la « maçonnerie spéculative » fascinait davantage des esprits
intéressés par les mathématiques, la physique et l’ingénierie, que des hommes
ayant des préoccupations politiques. Il y a aussi d’autres problèmes, notamment
l’absence d’études sur les francs-maçons non jacobites, y compris des Suédois
comme Wassenberg et des transfuges apparents du jacobitisme « actif » comme
Keith  1. La fraternité était une organisation bien fragmentée. Tout au long
du xviiie siècle, on n’a cessé de rajouter de nouveaux degrés, lesquels étaient
rejetés, au sein même de la franc-maçonnerie, par de nombreux membres qui
considéraient les structures existantes à deux ou à trois degrés (dépendantes
des loges) comme déjà complètes, et n’ayant pas besoin d’innovations. En
outre la maçonnerie, comme l’a dit Schuchard, «  était partagée entre un
illuminisme mystique et le rationalisme des Lumières, et les divisions entre
leibniziens et newtoniens ont persisté tout au long du dix-huitième siècle 2 ».
La variante la plus connue de cette division est la distinction, typique de la
Grande-Bretagne, entre une maçonnerie « Whig » et une maçonnerie jacobite,
occasionnée par le fait que tant les hanovriens aînés que les partisans des
Stuart étaient francs-maçons, y compris quelques-uns des princes. Frederick
Lewis, «  Prince Royal de Grande-Bretagne, Prince et Stewart d’Écosse et
Prince de Galles », fut initié à la fraternité (hanovrienne) à Londres en 1737.
L’année suivante, le R. P. Dr James Anderson d’Aberdeen, pasteur de l’église
presbytérienne écossaise de Swallow Street à Londres, lui dédia son Nouveau
Livre des Constitutions. Anderson reconnut le prince de Galles comme « patron »
de la fraternité, laquelle comprenait des membres comme Wassenberg, Keith,
Kintore et Morton. Mais plus important encore, en écrivant ses Constitutions
Anderson nous rappelle l’association de la franc-maçonnerie avec le type de
protestantisme prédominant en Écosse (le presbytérianisme), plutôt qu’avec
celui prôné par les jacobites (l’épiscopalisme) 3. Il put néanmoins consacrer son

1. J’ai dit ailleurs que l’idée selon laquelle Keith serait devenu hanovrien n’est pas exacte. Il devint
plutôt une sorte de jacobite non pratiquant, soucieux d’empêcher autrui de risquer sa famille,
ses amis et ses biens pour soutenir une cour Stuart exilée, qui avait perdu tout soutien populaire
dans les îles britanniques. Voir à ce sujet Steve Murdoch, « Tilting at Windmills : The Order
del Toboso as a Jacobite Social Network » in Paul K. Monod, Murray Pittock et Daniel Szechi,
eds., Loyalty and Identity : Jacobites at Home and Abroad (Basingstoke, 2010), p. 243-264.
2. Schuchard, «  Leibniz, Benzelius and the Kabbalistic Roots of Swedish Illuminism  »,
p. 100.
3. Anderson, The New Book of Constitutions, p. iii-vi. La dédicace est adressée à « Your Royal
Father, and our Sovereign Lord King George II » ; Murray-Lyon, History of Freemasonry in
Scotland, p. 386.

54
travail à un prince anglican, nous rappelant ainsi que les francs-maçons étaient
en mesure de s’élever au-dessus des divisions religieuses, et même politiques ;
et c’est bien ce qu’ils firent. L’année même où les Constitutions furent publiées,
en 1738, un observateur français remarqua l’ambiguïté de la cérémonie et de
la gestuelle maçonniques, conçues de façon à permettre tant aux hanovriens
qu’aux jacobites de faire partie de la fraternité :
When it is affirmed that there is nothing in it [Freemasonry] against the King, the
Jacobites meaning the Chevalier St. George of the Stuart Family, living in Rome,
while those of the opposing party only mean the King of the Electoral House of
Hanover, so both factions should be happy…1

Anderson précisait dans sa Constitution : « nous ne nous mêlons pas des


affaires d’État 2 ». Murray-Lyon y souscrit ; et sur la théorie du complot jacobite
il conclut en disant : «  le fait qu’on puisse trouver, parmi leurs affiliés, des
partisans zélés des deux côtés empêchait que les loges deviennent des théâtres
de complot et d’intrigues 3 ». Même un apparent déserteur de la maçonnerie
faisait observer en 1751 :
Some persons have conjectured that Masonry was established for the rebuilding
of the Temple of Solomon, or for restoring the House of Stuart on the Throne of
England ; vain conjecture, & one that has no reasonable foundation. The Masons
do not concern themselves either with Religion, or with Politics 4.

Faisant face à l’armée du prince Charles Édouard Stuart à Drumossie


Moor (Culloden) le 16 avril 1746, se trouvait un nombre indéterminé de
francs-maçons, y compris Guillaume, duc de Cumberland, initié en Flandre
en 1743  5. Le duc fut admis dans l’ensemble des corporations d’Aberdeen le
25 mars 1746, même si on n’a conservé aucun «  essai  » (à savoir la «  pièce
d’apprenti» que tout homme libre était invité à présenter pour entrer dans
une corporation) qui puisse lui être attribué. Un historien a donc déclaré :
« c’est sa victoire de Culloden qui doit être considérée comme son essai 6 ».
Beaucoup de jacobites étaient francs-maçons, mais la plupart des francs-maçons
n’étaient probablement pas jacobites. Bien que l’on puisse montrer que la franc-

1. Anon., (publié à tort sous le nom de Samuel Prichard), La Reception Mysterieuse (Londres,
1738), reproduit in H. Carr, ed., The Early French Exposures (Londres, 1971), p. 39.
2. Anderson, The New Book of Constitutions, p. v.
3. Murray-Lyon, History of Freemasonry in Scotland, p. 193.
4. T.M., Le Maçon Démasqué (Londres, 1751), reproduit in Carr, The Early French Exposures,
p. 425.
5. Gould, History of Freemasonry, IV, p. 256.
6. W.C. Little of Libberton, Archæologia Scotica – Transactions of the Society of Antiquaries of
Scotland, vol.1 (Édimbourg, 1792), p. 170-175. Cité dans Gould, History of Freemasonry, III,
p. 215.

55
maçonnerie est une association dans laquelle de nombreux jacobites avaient
des intérêts, l’«  essai  » de Cumberland, ainsi que l’adhésion de nombreux
hanovriens à la fraternité, excluent l’hypothèse d’un réseau exclusivement ou
même principalement jacobite.
Comme cette étude l’a montré au-delà de tout doute raisonnable, on peut
prouver que les francs-maçons écossais ont été membres de mouvements
séditieux, révolutionnaires et contre-révolutionnaires à la fois avant et pendant
la période jacobite. Notre article a également démontré, cependant, que
s’ils étaient impliqués dans ces mouvements, ce n’était pas en raison de leur
appartenance à des loges, mais plutôt à cause de leurs convictions politiques
personnelles. De plus, on peut montrer que l’initiation à la franc-maçonnerie
était souvent la conséquence de la participation à des intrigues politiques plutôt
que sa source, en particulier pour ceux qui se trouvaient en exil. En outre,
étant donné la présence de francs-maçons dans les deux principales factions
politiques – hanovrienne et jacobite – en Grande-Bretagne, ceux qui cherchent
à étayer la thèse extravagante d’une conspiration maçonnique générale devront
prendre soin de démontrer en quelles circonstances la franc-maçonnerie a
joué le rôle de principal facteur de mise en relation, plutôt que de se borner
à des insinuations. Établir que deux ou plusieurs individus étaient proches
géographiquement, ou impliqués dans un même réseau de correspondance, ne
suffit tout simplement pas, surtout si les individus en question appartenaient
à des loges de tradition rivale. Et puisque c’est très souvent le cas, il demeure
ardu de prouver l’existence d’une quelconque conspiration maçonnico-jacobite
en Scandinavie et en Europe du Nord par une étude empirique des documents.
Ce genre d’hypothèses relève dès lors, du moins pour l’instant, davantage de la
spéculation que de l’étude historique.

56
les origines jacobites
de la franc-maçonnerie avignonnaise
une mythologie historique à repenser

Jean-Marie Mercier

De même qu’on ne peut nier l’impact décisif du jacobitisme sur les grandes
options intellectuelles du début du xviiie siècle 1, on ne peut non plus négliger
le rôle de l’émigration jacobite dans l’apparition de la franc-maçonnerie tant
sur le continent européen qu’en France durant les années 1720-1740. On sait,
pour Paris, le lien assuré entre les cercles émigrés stuartistes et aristocratiques
et les premiers ateliers parisiens et nul n’ignore que les destinées de l’Ordre
furent durant les années 1730 confiées à des fidèles entièrement dévoués à la
cause politique de la dynastie déchue. Il est également incontestable que la
franc-maçonnerie est un pur produit de l’Enlightenment anglais et qu’à ce titre
on peut être amené à s’interroger sur une prétendue homogénéité des pratiques
maçonniques entre jacobites et francs-maçons solidaires de Londres 2. Cela
étant, si le jacobitisme, dans sa capacité à informer sinon à diffuser, est un
paramètre à prendre en compte pour comprendre les origines continentales
de la franc-maçonnerie, il n’explique pas à lui seul les raisons du succès de la
sociabilité maçonnique auprès des élites et des notabilités urbaines.
Par ailleurs, il convient d’établir une distinction entre un jacobitisme
culturel, paradoxalement lui aussi vecteur de diffusion d’une Angleterre
moderne, libérale et philosophique, et un jacobitisme politique, militant pour
un rétablissement des Stuarts sur le trône. En fonction de l’option privilégiée,
on comprend que le regard portée sur la franc-maçonnerie ainsi que les objectifs
qu’on peut lui assigner risquent d’être fort différents. Si dans son acceptation
intellectuelle, l’origine jacobite de la franc-maçonnerie ne semble pas faire de
doute, bien qu’il ne faille pas non plus en exagérer le poids ni la portée réelle
à l’échelle européenne, dans sa signification politique, le constat mérite d’être
nuancé, à commencer par le fait que des loges aient pu servir de relais dans le
projet d’une vaste conspiration.

1. Guy Chaussinand-Nogaret, «  La diaspora jacobite et l’Europe moderne  », Revue de la


Bibliothèque nationale, n° 46, 1992, p. 2-3.
2. Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages,
Paris, Fayard, 2003, p. 798-800.

57
Or, depuis et avec Gustave Bord 1, certains historiens pensent que l’essence
de la première franc-maçonnerie spéculative serait essentiellement politique,
jacobite et légitimiste 2 et qu’en vertu de cette prise de position, il y aurait eu
constitutions, là où des communautés jacobites sont attestées, de loges sous
tutelle explicitement jacobite. S’agissant du Midi méditerranéen, les études
menées sur Toulouse, Marseille et, pour ce qui nous concerne, Avignon ont
abouti à des conclusions plus que nuancées. Pour l’orient toulousain, Michel
Taillefer a démontré de manière convaincante l’absence de motif politique au
moment de la création, la question jacobite n’étant jamais évoqué ni dans les
sources maçonniques ni dans les papiers de famille du fondateur du premier
atelier, le comte Richard de Barnewall  3. Pour l’orient marseillais et sa loge
emblématique, la Saint-Jean d’Ecosse, les travaux de Pierre-Yves Beaurepaire 4
et ceux en cours de Thierry Zarcone et de Jean-Marie Mercier 5 arrivent aux
même constatations, la dépendance revendiquée des origines écossaise et
jacobite de cette dernière pouvant être interprétée comme un artifice de sa part
pour justifier sa propre politique de création, de surveillance et d’influence par
rapport au centre administratif parisien.
Quant à Avignon qui a valeur de symbole pour les tenants de la thèse
jacobite puisqu’on parle depuis près d’un siècle des origines jacobites de sa
première loge comme quelque chose d’acquis, et qu’un des plus éminents
historiens du jacobitisme, Edward T. Corp, a écrit, en 1997, que les jacobites
avaient même fondé «  une nouvelle loge sous la protection du pape  » en
août 1737 6, alors qu’aucun document ne venait étayer une telle affirmation, la
découverte récente de nouveaux fonds archivistiques publics et privés a offert
la possibilité de reconsidérer le dossier des débuts du mouvement maçonnique
avignonnais et d’interroger par la même cette mythologie historique née avec

1. Gustave Bord, La Franc-Maçonnerie en France des origines à 1815, Paris, Nouvelle Librairie
nationale, 1908.
2. André Kervella, La Maçonnerie Ecossaise dans la France de l’Ancien Régime, Monaco,
Éditions du Rocher, 1999.
3. Michel Taillefer, La Franc-Maçonnerie toulousaine : 1741-1799, Paris, Commission d’Histoire
de la Révolution française. Mémoires et documents, XLI, 1984.
4. Pierre-Yves Beaurepaire, « Le rayonnement international et le recrutement étranger d’une loge
maçonnique au service du négoce protestant : Saint-Jean d’Ecosse à l’Orient de Marseille au
xviiie siècle », Revue historique, vol. 218 /2, 1996/1, p. 263-288 ; du même, « Saint-Jean d’Ecosse
de Marseille, une puissance maçonnique méditerranéenne aux ambitions européennes »,
Cahiers de la Méditerranée, n° 72, Juin 2006, p. 61-95.
5. Jean-Marie Mercier et Thierry Zarcone, La Franc-Maçonnerie méridionale au siècle des
Lumières, en préparation ; des mêmes, Les Francs-Maçons du pays de Daudet. Beaucaire et
Tarascon. Destins croisés du xviiie au xxe siècle, Aix-en-Provence, Édisud, 2004.
6. Edward Corp, « XVIIIe siècle : les Stuarts en exil lancent la maçonnerie en France », Les
Francs-Maçons. Les Dossiers Historia [Historia spécial, 48, Juillet-août 1997], Paris, Tallandier,
1998, p. 27-36, p. 34.

58
le commentaire que Gustave Gautherot 1 avait fait de la copie que l’on croyait
pourtant conforme à l’original des statuts, règlements et procès-verbaux de la
Saint-Jean de Jérusalem, et d’où beaucoup d’éléments se devaient d’être clarifier
pour une meilleure compréhension des choses tant sur le plan de la franc-
maçonnerie avignonnaise que sur celui du mouvement méridional 2. En effet,
l’original manuscrit du Livre d’Architecture de la Saint-Jean de Jérusalem  3 qui
relate l’activité au quotidien de cette loge entre 1749 et 1751, avec en préambule
un historique de la franc-maçonnerie avignonnaise et la promulgation de ses
textes statutaires et réglementaires, s’avère en grande partie très différent du
texte publié en 1920 dans la Revue internationale des Sociétés secrètes ; plusieurs
procès-verbaux ont été résumés, voire tronqués, des signatures ont été oubliées,
des passages mal retranscrits et même deux listes de loges en correspondance
avec l’atelier avignonnais, avec mention des noms et des professions des officiers
élus ont été totalement passées sous silence. L’analyse de ce document ainsi que
des autres sources manuscrites et imprimées, pour certaines inédites ou bien
jamais replacées dans le contexte avignonnais, ont permis de mieux cerner le
climat dans lequel les premières réunions des francs-maçons avignonnais se
sont déroulées.
Gustave Gautherot, à certains détails près mais qui ont leur importance pour
la bonne lisibilité du texte, comme la non-transcription en lettres majuscule
des noms propres, a correctement reproduit le passage sur lequel il s’est appuyé
pour étayer sa démonstration, lequel indique :
L’ART Royal fut à peine connu dans le Royaume qu’il y eut des Maçons dans
Avignon. Le très illustre Frère Marquis de CALVIERE, aujourd’hui Lieutenant
Général des Armées du Roi qui avoit été reçu dans cet Ordre respectable
par Frère, My-Lord de BALTISMORE, Grand Maitre de toutes les Loges
d’Angleterre, aporta la lumière dans cette ville l’an 5736,

et de poursuivre :

1. Gustave Gautherot, « La Franc-Maçonnerie à Avignon au milieu du XVIIIe siècle. La loge


de Saint-Jean de Jérusalem. Statuts et Procès-verbaux – 1749-1751 » Revue Internationale des
Sociétés Secrètes, IX, 1920, pp. 113-217.
2. Jean-Marie Mercier et Thierry Zarcone, « Un témoignage inédit sur les premiers francs-
maçons de Provence, Languedoc et Guyenne (1750-1751) », Renaissance Traditionnelle, 127-128,
Juillet-octobre 2001, pp. 261-277.
3. Bibliothèque Municipale d’Avignon, ms 6692. Jean-Marie Mercier, Les Francs-Maçons du
Pape. L’Art Royal à Avignon au XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010. Précisons enfin
que la Bibliothèque Municipale d’Avignon possède ce document depuis 1984 ; par contre,
aucune information ne peut être communiquée sur sa provenance. On sait seulement que
l’acquisition s’est faite par achat et que le manuscrit ne pouvait être consultable avant un
délai de plusieurs années. C’est seulement en 2001 que nous avons appris qu’il était enfin
accessible et microfilmé de surcroît.

59
F. Comte de BALTISMORE a signalé son zéle & sa fidélité pour son légitime
Roi : victime de la Tyrannie, il a payé de sa Tête son attachement en faveur
de la Maison STUART. Sa mémoire doit être chèrement conservée par tous
les Maçons de cette ville. C’est par ce Respectable Frère que la lumière leur
est parvenuë ; & ils peuvent se flâter que leur Loge est une des premières de
France 1.

Commentant ce passage et se fondant sur le fait que les Prétendants Stuarts


ont séjourné à Avignon à maintes reprises, que des partisans convaincus de
la dynastie y résident en nombre, que Charles-Edouard est regardé par une
grande partie de l’historiographie maçonnique de l’époque comme le « Grand-
Maître de la Franc-Maçonnerie écossaise 2 » et qu’un martyr de la cause Stuart
a personnellement introduit la franc-maçonnerie dans cette ville, il devenait
évident pour Gustave Gautherot et tous les historiens qui par la suite ont évoqué
les débuts de la franc-maçonnerie avignonnaise 3 que la Saint-Jean du marquis
de Calvière, eu égard aux antécédents maçonniques de son fondateur, soit une
loge directement sous influence jacobite. Du reste, personne n’a remis non plus
en cause la substitution arbitraire par ce dernier de Baltismore en Balmérino
au prétexte que le sort du second était plus conforme à l’esprit du texte et
du commentaire qu’on souhaitait en faire  4, le premier n’ayant eu l’honneur
d’aucun référencement valable au sein du martyrologue jacobite.
En effet, contrairement à celle du comte de Baltismore, la carrière politico-
militaire du comte de Balmérino tout comme son engagement avéré pour
le parti jacobite seraient plus en conformité avec le destin tragique d’un
authentique martyr de la cause stuartiste, ce dernier ayant été condamné à mort
après avoir été fait prisonnier à la bataille de Culloden (1746), qui a mis un
terme aux espérances de restauration du Prétendant. On peut aussi considérer
l’éventuelle substitution ou erreur de transcription, si substitution ou erreur il
y a, comme ne portant pas à conséquence sur le fond de l’histoire de l’orient
d’Avignon. L’essentiel est qu’un fidèle de la maison Stuart soit cité et qu’à ce
titre cet élément, suffisamment important pour lui-même, renseigne sur les
mécanismes de solidarité qui ont présidé à l’apparition de la franc-maçonnerie.

1. B.M.Avignon, mss. 6692, op. cit., p. I-II


2. Gustave Gautherot, op. cit., p. 113.
3. Hyacinthe Chobaut, Les Débuts de la franc-maçonnerie à Avignon et à Carpentras (1737-
1751), Vaison, Imp. Macabet, 1925 ; Joanny Bricaud, Les Illuminés d’Avignon : étude sur
Dom Pernety et son groupe, Paris, É. Nourry, 1927 ; Claude Mesliand, « Franc-Maçonnerie
et religion au xviiie siècle », Annales historiques de la Révolution française, t. 197, 1969,
p. 447-468 ; Alain Merger, « Les débuts de la Franc-Maçonnerie à Marseille et à Aix jusqu’en
1751 », Chroniques d’histoire maçonnique, n° 21, juin-septembre 1978, p. 29-60.
4. Gustave Gautherot, op. cit., p.  114, note 1, indique que «  le manuscrit porte, par erreur
évidente de copiste, Baltimore ».

60
Cependant, le souci constant de précision apporté par les rédacteurs du registre
manuscrit dans l’énoncé des faits relatés, en conformité avec une chronologie
semble-t-il connue de la plupart des protagonistes de 1749 en charge du discours
préliminaire, pourrait tout aussi bien plaider en faveur d’une exactitude de
l’information ; Baltismore, dans le manuscrit, est écrit en lettres majuscules,
ce qui tendrait à dissiper l’hypothèse d’une faute de copie, dans un texte qui
a du être lu et relu avant d’être définitivement consigné en préambule du
livre d’architecture. Et puis, la lumière est loin d’avoir été faite sur l’état du
jacobitisme au milieu du XVIIIe siècle, avec à la clé une identification précise
des sympathisants britanniques et français, et un répertoire de ceux qui auraient
été francs-maçons. De sorte que rien n’interdit que des informations encore
inédites puissent prêter à Baltismore le rôle probant, et alors véridique, qu’aucun
historien ne lui a encore accordé dans l’histoire combinée du jacobitisme et de
la franc-maçonnerie 1.
La référence à un fidèle de la cause Stuart ne veut pas dire non plus que
les séquences maçonniques de 1736 et 1737 soient à relier automatiquement à
un quelconque militantisme maçonnique jacobite des premiers francs-maçons
avignonnais. Le rappel insistant des sympathies jacobites de Baltismore n’est
peut-être qu’un hommage posthume destiné à honorer la mémoire d’un homme
mort pour être resté attaché à ses engagements et à ses convictions, et ce jusqu’au
don de sa vie. Dans un certain sens, la fidélité à l’engagement de Baltismore,
transposée sur le plan de l’allégorie et de la morale maçonnique, pourrait
décrire la vertu cardinale dont tout franc-maçon devrait se parer ; dans ces
conditions, le commentaire de son acte vertueux, loin de signifier une adhésion
collective et massive de l’atelier à la cause Stuart, ce qui contredirait du reste
l’apolitisme des frères proclamé en exergue des prescriptions statutaires puis
des règlements 2, aurait pour objet de présenter à l’ensemble de la communauté
maçonnique avignonnaise un comportement hautement maçonnique, et
ainsi de transformer le personnage en une sorte de modèle, au même titre
que le marquis de Calvière. De surcroît, rien n’autorise à penser, à la lecture
de l’intégralité du texte manuscrit et de l’ensemble du corpus documentaire,
que les francs-maçons de 1736-1737, comme ceux de 1749, aient pu développer
ni même prendre en ligne de compte, pour justifier leur adhésion à la franc-
maçonnerie, le critère d’un engagement appuyé en faveur du Prétendant. Aucun

1. Alain Bernheim, « Notes à propos de la R. L. Le Contrat Social », Renaissance traditionnelle,


n° 146, avril 2006, p. 133-147, qui indique, p. 140, que Baltismore serait Charles Calvert, 5ème
baron Baltimore, reçu franc-maçon en 1730 dans le Sussex par les ducs de Richemond et de
Montagu ; on se reportera pour les détails bibliographiques le concernant à la note 25 de la
même page.
2. B.M.Avignon, Mss. 6692, op. cit., p. 1 et 18.

61
indice, pas même les correspondances du marquis de Caumont ou de l’évêque
de Marseille, Mgr Belzunce, pourtant attentifs à décrire les moindres péripéties
de la Saint-Jean, ne signalent ou n’esquissent un quelconque attachement de
la loge à une nébuleuse jacobite politisée. En revanche, dans une ville qui a
continuellement accueilli en grand nombre, durant toute la première moitié du
siècle, des exilés jacobites anglais, écossais ou irlandais, il n’est guère surprenant
de retrouver certains d’entre eux, peut-être déjà francs-maçons à leur arrivée,
impliqués dans le développement du mouvement maçonnique avignonnais,
voire provincial par la suite. D’autant que leur statut social, souvent élevé, a
pu favoriser rapidement un processus de rapprochement puis d’intégration des
nouveaux venus dans le tissu socioculturel des notabilités de la ville. Mais dans
tous les cas de figure, l’histoire des premières loges avignonnaises ne délivre
pas les preuves nécessaires pour accréditer la théorie d’une franc-maçonnerie
sous influence, entièrement dévouée à la cause politique du rétablissement des
Stuarts sur le trône d’Angleterre, entre 1736 et 1751. Entre le mythe et la réalité,
il convient de bien différencier les sympathies voire l’engagement en faveur du
Prétendant de l’appartenance à l’Ordre maçonnique ; deux démarches, dans
bien des cas, profondément distinctes et pas systématiquement associables.
Le marquis de Caumont a toujours soutenu les prétentions politiques de
Jacques  III, et pourtant il ne fut pas franc-maçon à Avignon, alors que le
marquis de Calvière, lui aussi acquis à la cause jacobite, fréquenta à Paris des
francs-maçons hanovriens et jacobites, sa loge Bussy-Aumont regroupant des
membres des deux tendances politiques sans que cela ait jamais porté préjudice
à la cohésion maçonnique du groupe qui, du reste, est à rechercher ailleurs,
autour d’une vision commune de la franc-maçonnerie, en voie d’élaboration,
d’où les querelles politiques et confessionnelles seraient prohibées, en vertu
de dispositions réglementaires tacitement acceptées par l’ensemble de la
communauté maçonnique, comme le démontre la production imprimée de
l’époque 1.
À l’instar de nombreux francs-maçons français, il importe peu au marquis de
Calvière que les francs-maçons qu’il côtoie soient plutôt du parti des jacobites
ou plutôt de celui des Hanovriens : le modèle maçonnique recherché demeure
avant tout celui de la franc-maçonnerie anglaise, même s’il fut, pendant près
de dix ans, incarné par des Grands Maîtres étroitement associés au mouvement
jacobite. De fait, Baltismore, pour les Avignonnais de 1749, est surtout
un franc-maçon, celui qui a introduit le marquis de Calvière aux mystères

1. Jean-Marie Mercier, « Livres et écrits maçonniques de langue française dans l’Europe du


xviiie siècle », thèse de doctorat d’histoire, Université de Nice-Sophia-Antipolis, recherche
en cours.

62
maçonniques ; en dernier lieu, c’est un partisan des Stuarts, dont l’action de
gloire, à titre posthume, est saluée ultérieurement par des francs-maçons tout
particulièrement reconnaissants du rôle déterminant qu’il joua dans l’apparition
du fait maçonnique à Avignon. Même si l’épisode maçonnique de 1736 a de
fortes chances de s’être déroulé principalement mais peut-être pas exclusivement
dans un environnement jacobite, sans reposer pour autant sur une quelconque
causalité politique, rien ne dit, au vu de l’itinéraire maçonnique du marquis de
Calvière 1, à qui l’initiative de 1737 incombe à lui tout seul, qu’il ait souhaité,
un an plus tard, reproduire la logique d’implantation et l’ossature de base du
groupe ou de la réunion de 1736. La Saint-Jean n’est en aucun cas un atelier
jacobite, aux mains d’une nébuleuse politisée et activiste désireuse de noyauter
la franc-maçonnerie pour s’assurer un relais efficace dans la diffusion provinciale
des revendications stuartistes, mais simplement une loge ouverte aux proches
et aux amis du marquis de Calvière, languedociens, provençaux et comtadins.
On y voit notamment figurer à ses côtés le marquis Louis de Brancas, de souche
avignonnaise, reçu en 1734 à Paris, avec le jeune fils de Montesquieu au cours
d’une tenue de loge chez la duchesse de Portsmouth, sous la présidence du duc
de Richemond, assisté, entre autre, de Montesquieu en personne, ainsi qu’un
des membres de la famille ducale d’Uzès, d’origine languedocienne. Ces noms
font clairement référence à des représentants de l’aristocratie provinciale, dont
certains ont été amenés à séjourner à Paris, où ils auraient côtoyé les milieux
maçonniques. Cela démontre que l’ossature sociologique de la loge a toutes
les chances d’être très aristocratique, le recrutement s’évertuant de transposer
sur le plan maçonnique des solidarités individuelles ou collectives locales,
régionales et parisiennes, sans que le jacobitisme, soit dit en passant, en soit une
nécessairement ; du reste, à Paris, le marquis de Brancas s’est toujours montré
proche du courant politique hanovrien.
Durant la décennie 1740, il en sera de même des autres fondations
maçonniques avignonnaises dont la composition socioculturelle du recrutement
ne laisse présager aucune adhésion collective affichée à la cause du Prétendant,
ni n’offrir la possibilité d’un refuge pour la communauté jacobite en exil
dans l’enceinte maçonnique. Ironie de l’histoire, en 1744, c’est une anglaise,
Lady Mary Wortley Montagu, fidèle sujette du roi anglais Georges III, qui
est invitée à assister, en compagnie d’une délégation d’Avignonnais, à une
fête maçonnique organisée par les francs-maçons de Nîmes en l’honneur du
gouverneur du Languedoc. Par ailleurs, après 1746, les diverses composantes de
la communauté jacobite, beaucoup plus dispersées et moins compacte qu’on

1. Jean-Marie Mercier, « Marquis de Calvière », dans Marie-Cécile Révauger et Charles Porset


(dir.), Le Monde maçonnique, à paraître.

63
ne le suppose habituellement, n’aspirent qu’à une chose, s’intégrer au mieux,
au plus vite et durablement à leur nouvelle vie, les conditions juridiques et
sociales de l’assimilation reposant sur une législation favorable avec les lettres
de naturalité et, pour beaucoup, sur une insertion efficace due à des réussites
professionnelles, des alliances matrimoniales et des acquisitions patrimoniales
bien pensées 1.
Qui plus est, lorsqu’en septembre 1737 Mgr Belzunce fustige la création du
marquis de Calvière à Avignon et s’alarme de la possible venue à Marseille de ce
dernier pour y recevoir des francs-maçons 2, le prélat associe la franc-maçonnerie
à quelque chose d’obligatoirement pernicieux et, par voie de fait, préjudiciable
à l’intégrité de la religion et de l’Etat. Mais l’hostilité de l’évêque à l’égard de
l’Ordre, de même que les arguments avancés pour tenter d’en pénétrer le sens,
outrepassent le cadre restrictif d’une simple dénonciation antimaçonnique.
Pour ce dernier, et la composition du courrier en rend parfaitement compte
puisque le passage relatif aux francs-maçons est inséré au milieu d’un texte
traitant du jansénisme à Marseille, la franc-maçonnerie ne serait qu’un nouvel
avatar de dissidence qu’il ne différencie pas du jansénisme ambiant 3. En 1737,
Mgr  Belzunce n’avance aucun argument spécifiquement antimaçonnique ;
il transpose simplement sur les réunions maçonniques les mêmes critères
réprobatoires qu’il utilise habituellement pour condamner les rassemblements
clandestins de jansénistes, comme ceux, du reste, des calvinistes. Face au
développement continu, durant tout l’été, de ce type de manifestations, en
butte à l’autorité du prélat marseillais, la critique formulée à l’encontre de la
franc-maçonnerie et la dénonciation à l’intendant de Provence du marquis
de Calvière, en tant que promoteur de la nouvelle institution, sont à replacer
dans un contexte d’agitation hétérodoxe. De fait, Mgr  Belzunce n’a rien de
vraiment précis à reprocher aux loges, si ce n’est de venir grossir une nébuleuse
associative clandestine qu’il ne cesse de réprouver. En 1737, la franc-maçonnerie
provençale naissante se trouve propulsée dans un débat religieux qui n’est pas

1. Patrick Clarke de Dromantin, « Conditions juridiques et sociales de l’assimilation d’une


famille jacobite réfugiée en France (1690-1914)  », dans Edward T.  Corp, L’Autre Exil : les
jacobites en France au début du xviiie siècle, Actes du Colloque « La cour des Stuarts à Saint-
Germain-en-Laye au temps de Louis XIV », février 1992, Aubenas, M. Chaleil, Presses du
Languedoc, 1993, p. 157-170.
2. Archives départementales des Bouches-du-Rhône, C 2295, Lettre du 28 septembre 1737 à
l’intendant de Provence : « Je ne sçai, Monsieur, ce que c’est que les framaçons, mais je sçai
que ces sociétés sont pernicieuses à la religion et à l’estat. Un M. de Calvière, officier des
gardes du corps, a fait bien ouvertement une grande levée de nouveaux framaçons à Avignon
et on assure que le zèle de cet apostre de nouvelle espèce doit le porter à Marseille pour y
faire des confrères. Cela fera un mal infini, qu’il seroit nécessaire de prévenir. Nous avons
desjà assés d’assemblées secrettes qu’il seroit à désirer de pouvoir faire cesser ».
3. Alain Merger, op. cit., p. 50

64
le sien, dont l’enjeu avoué est la défense de l’intégrité du catholicisme romain
et, par voie de conséquence, la lutte contre tout ce qui, de près ou de loin,
peut être suspecté d’hérésie. Par contre, en 1742 et 1748, les deux mandements
que l’évêque fulmine à l’encontre de la franc-maçonnerie sont, cette fois-ci,
ouvertement dirigés contre l’institution. Dans un contexte très différent de celui
de 1737, où le phénomène maçonnique est en passe d’amorcer sa première percée
provinciale, les arguments développés sont indubitablement des arguments
antimaçonniques, destinés à montrer le caractère assurément subversif des
réunions de francs-maçons : critique du secret impénétrable, de la tolérance
religieuse, du brassage national et social.
Pourtant, on sait le prélat en sympathie directe avec la cause politique
jacobite et avec le Prétendant Jacques III en personne, puisqu’en 1736, celui-ci,
alors en exil à Rome, répond aux vœux que lui avait envoyés l’évêque de
Marseille, en concluant sa lettre par ces mots : «  Votre bon ami. Jacques
Roi  1  ». Or, lorsqu’il condamne la franc-maçonnerie et son chef de file en
Provence, il porte ses accusations contre un sympathisant notoire, comme
lui, des Stuarts. Pour lui, rien ne laisse supposer qu’il faille lier, ou même que
les contemporains aient cru bon d’associer, le développement de l’Ordre au
jacobitisme. Entre 1742 et 1750, alors qu’il est, cette fois-ci, beaucoup mieux
renseigné sur la chose maçonnique, et que les griefs avancés le sont sur fond
de vérité historique, rien, dans ses propos, n’indique que les premières loges
provençales et comtadines, dans leur mode de recrutement comme dans leurs
options rituelles, se soient montrées proches, ou solidaires, de la mouvance
politique jacobite et de ses revendications dynastiques qui, à partir du milieu
des années 1740, ont fini par être définitivement perçues comme une cause
perdue, sans soutien ni compassion. À travers l’exemple de ces deux partisans
du Prétendant Stuart divisés sur l’opportunité des loges, se confirmerait donc
bien l’idée que jacobitisme et franc-maçonnerie furent ressentis comme deux
engagements totalement distincts.
De fait, l’hypothèse d’une origine jacobite présidant au développement de
la franc-maçonnerie méridionale à la fin des années 1730 et durant la décennie
1740, alors que l’histoire de la diffusion du mouvement maçonnique à la même
époque met en avant l’action concomitante de plusieurs autres paramètres, ce
qui contredit l’idée d’une influence unique, est à reconsidérer totalement. Les
sympathies jacobites du marquis de Calvière de même que celles des Barnewall
de Toulouse, tout autant que les initiations à Paris des Montpelliérains Pierre
de Guénet et Joseph Bonnier de la Mosson par des francs-maçons proches du
Prétendant, n’autorisent en rien une adhésion politique de ces derniers à la cause

1. Archives départementales des Bouches-du-Rhône, V-G-699.

65
stuartiste ni même l’émergence d’une franc-maçonnerie jacobite susceptible de
servir ses intérêts. Ni le marquis de Calvière, ni les Barnewall, ni Joseph Bonnier
de la Mosson à l’origine d’une des toutes premières loges de Montpellier,
jusqu’à preuve du contraire, n’ont jamais été impliqués dans des conspirations
stuartistes ; quant à Pierre de Guénet, il fréquenta, sans souci de distinction car
neutre sur ce sujet, des francs-maçons proches des mouvances hanovriennes
et stuartistes. Du reste, les partisans francs-maçons du Prétendant n’ont
jamais été exclus de l’Hôtel de Chaulnes dont nul n’ignore à Paris les affinités
hanovriennes du maître des lieux, le duc de Picquigny. Enfin, l’ensemble de la
diaspora jacobite fut loin d’être unanimement acquise aux valeurs maçonniques.
La présence d’exilés ne garantit ni une création de loge ni, le cas échéant, une
implication et une participation collective au projet de fondation.
De manière plus générale, cela se vérifie pour l’ensemble de l’émigration
britannique au milieu du xviiie siècle où, finalement, par rapport à la masse
migratoire, très peu d’individus ont été associés au processus de diffusion
maçonnique  1. Si les zones d’accueil jacobite ne sont pas superposables à la
carte d’implantation maçonnique qui répond à des critères beaucoup plus
complexes et variés, l’étiquette de franc-maçonnerie jacobite, généralement
attribuée aux loges fondées par des réfugiés favorables au Prétendant, mérite
d’être repensée, et avec cela toute la mythologie historique qui s’y rattache 2. De
même, si on ne peut négliger le rôle de l’émigration jacobite et anglaise pour
comprendre les origines de la franc-maçonnerie française, encore ne faut-il pas le
surévaluer dans le temps comme dans l’espace ou lui octroyer une connotation
par trop politique ou idéologique au détriment des réalités multiples des franc-
maçonneries autochtones ou à logiques d’implantation locale. Qui plus est,
ni le fait que des cercles émigrés de la capitale aient été proches ou impliqués
dans la direction de la Grande Loge de France, entre 1732 et 1737, ni que des
fondations d’ateliers aient été assurées par des sympathisants jacobites, durant
la décennie 1740, ne sont des preuves véritablement tangibles pour accréditer
la thèse d’une franc-maçonnerie jacobite et catholique et soutenir l’hypothèse
d’une signification politique ou religieuse sciemment orchestrée et consentie.
De sorte qu’il faut se garder de conclure, de façon toute mécanique, à l’existence
d’une telle franc-maçonnerie par opposition à une franc-maçonnerie qui, elle,
serait exclusivement hanovrienne et protestante ; s’il y avait bien des francs-

1. Il n’est pas du tout sûr, non plus, que l’ensemble des pratiques maçonniques importées par
les francs-maçons britanniques furent identiques. Fr. Tristan (dir.), La Franc-Maçonnerie :
documents fondateurs, Paris, Éditions de l’Herne, 1992, qui montre clairement la variété et la
diversité des textes et des documents d’origines anglaise, écossaise et irlandaise.
2. Pierre-Yves Beaurepaire, L’Autre et le Frère : l’étranger et la franc-maçonnerie en France au
xviiie siècle, Paris, H. Champion, 1998, pp. 215-257 ; Michel Taillefer, op. cit. pp. 23-24.

66
maçons jacobites et catholiques, il y avait également des jacobites protestants et
peut-être davantage encore des jacobites anti-maçons ou étrangers à l’univers
de la franc-maçonnerie !
En outre, et cela est révélateur du peu de cas que les apologistes et les
divulgateurs ont porté à une supposée origine jacobite de la franc-maçonnerie,
la production imprimée de l’époque, si prompte pourtant à décrire les moindres
soubresauts de l’Ordre des francs-maçons pour en percer les origines et les
mystères, ne s’est jamais fait l’écho d’une telle partition, ni n’a cru devoir prendre
en considération, comme élément explicatif et constitutif de l’institution, la
possibilité d’un rôle direct des Stuarts dans son développement initial. Sur la
centaine de livres et écrits maçonniques publiés entre 1737 et 1751, un seul évoque
directement les Stuarts et la possibilité d’une action politique des loges en leur
faveur. Il s’agit de l’ouvrage de Thomas Wolson, Le Maçon démasqué, ou le Vrai
Secret des francs-maçons, publié en 1751, et encore le fait-il en vu de démentir
l’information : « Quelques personnes ont soupçonné que la Maçonnerie tendoit
à la réédification du Temple de Salomon, ou au rétablissement de la Maison
Stuart sur le Thrône d’Angleterre ; soupçon vain, & qui n’est assis sur aucun
Fondement raisonnable  1  ». Le témoignage vaut ce qu’il vaut, mais de part
son unicité et son aspect univoque, il rend compte, par effet de miroir, d’une
situation extrêmement marginale, où le mythe, d’emblée, a semblé prévaloir
sur la réalité, ce qui amène à soulever, in fine, le problème de l’existence et de
la légitimité d’une franc-maçonnerie jacobite au milieu du xviiie siècle.

1. Thomas Wolson, Le Maçon démsqué, ou le Vrai Secret des francs-maçons. Mis au jour dans
toutes ses parties avec sincérité et sans déguisement, Londres, Chés Owen Temple Bar., 1751,
p. 12.

67
la présence de la franc-maçonnerie
stuartiste à madrid et à rome

José Antonio Ferrer Benimeli

L’un des historiens français le plus intéressé par les rapports entre la famille
Stuart et la Francmaçonnerie a été sans doute Alec Mellor. Pour lui, il a toujours
existé un mystère jacobite, qu’il croyait maçonnique en son essence. C’est-à-dire
une Franc-maçonnerie inconnue ; mais il était convaincu que la clé se trouvait
dans les Archives secrètes vaticanes, étant donné que Jacques III avait vécu à
Rome sous la protection des Papes à partir de l’année 1718. Néanmoins il n’était
pas d’accord avec le terme « Francç-maçonnerie jacobite » qu’il croyait impropre
et « discutable », car il donnait à entendre que cette Franc-maçonnerie aurait
existé à l’état d’Obédience organisée. C’est pour ça qu’il affirmait qu’en ce
sens administratif il n’y avait pas eu de « Loges jacobites » ; mais des « jacobites
dans les loges ». De la même façon qu’il y avait eu aussi des orangistes dans les
mêmes loges 1.
Mais Alec Mellor qui dit que certains historiens ont mésusé de l’expression
« franc-maçonnerie jacobite » en s’appuyant sur des affirmations invérifiées
ou des conjectures  2, est tombé lui-même dans des affirmations tout à fait
imaginaires quand il a cru avoir « entrevu la probable verité » sur les Stuarts
vis-à-vis de la franc-maçonnerie :
Ce fut Jacques III, exilé à Rome, qui après avoir usé de l’instrument maçonnique,
voulut le faire briser net, par le moyen d’une condamnation pontificale 3.

Et comme argument definitif en faveur de sa particulière et fausse


interprétation il relève – «  sans aucune vanité  » de sa part – la dernière et
minuscule phrase de la bulle de Clément XII : Aliisque de justis ac rationabilibus
causis Nobis notis (Et pour d’autres causes justes et raisonnables de Nous
connues) 4.

1. Alec Mellor, La Charte inconnue de la franc-maçonnerie chrétienne, Paris, Mame, 1965,


p. 119.
2. Ibidem.
3. Il ajoute encore -fort gratuitement – que « dès 1738, Jacques III avait soit fait détruire soit
fait remettre au Saint-Office, par l’intermédiaire de son ami le cardinal Corsini, toute sa
documentation maçonnique » (ibidem).
4. Ibidem. Alec Mellor, dans Nos frères séparés Les francs-maçons, Paris, Mame, 1961, p. 177, ajoute
encore une autre supposition aussi fause que la précedente : « Le pape redoutait l’influence
hanovrienne dans les loges, mais ne pouvait le dire dans une encyclique ».

68
La thèse soutenue par Allec Mellor est que le motif occulte était la défense de
la cause catholique des Stuart, pour récupérer le trône perdu d’Angleterre, qui
était passé aux mains de la dynastie protestante du Hanovre. Cependant, faisant
abstraction du fait que la thèse de Mellor reste encore à démontrer, je crois
que la formule en question n’a pas ici d’autre valeur que celle d’une expression
protocolaire de l’époque. On l’utilisait dans la rédaction de certains documents.
Ainsi, par exemple, le roi d’Espagne Charles III, dans le Décret Royal pour
l’Exécution de l’Expulsion des Jésuites emploie une clause semblable. En effet,
après avoir énuméré une série de raisons qui motivaient l’expulsion des Jésuites
du Royaume d’Espagne, il ajoute :
Et pour d’autres [causes] pressantes, justes et nécessaires, que je garde dans
mon esprit royal 1.

Pire encore est l’interpretation donnée par Edward Corp ; il est vraiment
étonnant que l’on puisse écrire en 1997 que, « outrés, les jacobites persuadent
le pape Clément XII de promulguer, en avril 1738, une bulle [In eminenti] qui
condamne sans appel ce genre d’association laïque et secrète où des gens de
toute confession sont admis à égalité ». Il ajoute que, « contrairement à ce que
l’on a longtemps écrit, cette bulle n’est pas promulguée contre toute la franc-
maçonnerie, mais seulement contre les Hanovriens 2 ».
Après avoir consacré plusieurs années à l’étude de cette question dans une
centaine de centres d’archives d’Europe, y compris, bien sûr, les Archives Secrètes
du Vatican et la Bibliothèque Apostolique Vaticane, je suis à même de pouvoir
affirmer que l’opinion d’Edward Corp est tout à fait hors de la réalité historique.
Je renvoie aux quatre volumes de ma thèse de doctorat intitulée Maçonnerie,
Église et Lumières : un conflit idéologico-politico-religieux, publiée en 1976 (1re éd.),
1982 (2e éd.) et en versions réduites sous le titre de Les Archives secrètes du Vatican
et la franc-maçonnerie (Caracas, 1976), traduite en français chez Dervy (1re éd.
1989, 2e éd. 2002), où j’essaie de montrer l’extrême complexité des relations de
l’Église catholique avec la Franc-maçonnerie, et surtout la motivation politique
plus que religieuse des deux premières condamnations de la Franc-maçonnerie
par les papes Clément XII (1738) et Benoît XIV (1751) et combien des thèses
(ou plutôt des hypothèses) abusivement simplificatrices ont contribué – et
continuent à le faire – à créer des mythes sans aucune valeur historique.

1. José A. Ferrer Benimeli, Les Archives secrètes du Vatican et la Franc-Maçonnerie : histoire


d’une condamnation pontificale, Paris, Dervy, 2002, p. 136.
2. Edward Corp, « Jacques II en exil lance la maçonnerie en France », Histoire spécial, nº 48,
juillet-août 199, p. 18-22.

69
Comme dit Pierre-Yves Beaurepaire, il importe de distinguer les faits avérés
des récits de fondation apocryphes 1. Gustave Bord et ses successeurs – ci-inclus
André Kervella et Edward Corp – n’ont pas pu apporter de preuves tangibles
de leurs dires. Pour Beaurepaire l’existence d’un véritable réseau de loges
« jacobites » continentales tentant de renouer des contacts avec leurs frères des
îles Britanniques acquis à la cause Stuart n’est pas certaine. En Italie, en France,
en Espagne il existait de nombreuses passerelles entre Hanovriens et jacobites 2.
Dans les loges de Madrid (1728) et de Rome (1735-1737) nous allons rencontrer
des stuardistes et orangistes, même si les deux loges ont été considérées comme
des loges jacobites.

La loge de Madrid : 1728


La loge établie à Madrid le 25 février 1728 sous la présidence du duc de Wharton
est aussi un exemple de « loge jacobite » mêlée avec des Hanovriens.
Le Livre des procès-verbaux de la Grande Loge de Londres et Westminster
désigne l’Espagne comme le premier pays du continent qui avait demandé
la fondation constitutionnelle d’une loge régulière. C’est aussi reconnu, par
d’autres historiens tels Begemann, Jones, Lennhoff-Posner, Waite, Ward, Clegg,
Gould, Azzuri…
Même John Lane, dans le Supplément à ses Masonic Records 1717-1886 est
aussi d’accord que la première loge établie à l’étranger et reconnue par la Grande
Loge de Londres, fut celle de Madrid, qui figure dans la Pine’s engraved list of
Londres de 1729 avec le numéro 50.
Le titre de la loge était French Arms et siégeait – suivant Lane – à «  St.
Bernard Street in Madrid 3 ». Le 17 avril 1728 à la Grande Loge de Londres fut
lue la communication suivante :
La plupart des Loges représentées ont alors fourni la date de leur constitution
en Loge afin qu’elles soient inscrites dans l’ordre de préséance dans le livre
imprimé.

1. Pierre-Yves Beaurepaire, « Jacobites », dans Encyclopédie de la Franc-maçonnerie, Paris, La


Pochothèque, 2000, p. 450.
2. René Désaguliers (René Guilly) va encore plus loin, car il soutient qu’une hypothétique
opposition entre orangistes et stuartistes au sein de la nouvelle maçonnerie est d’autant
moins intéressante que l’opposition entre la maison d’Orange et les Stuarts était finalement
moins marquée qu’on ne le croit généralement et que George Ier descendait par sa mère de
Jacques Ier Stuart (Renaissance Traditionnelle, nº 40, octobre 1979, p. 283).
3. J. Lane, Masonic Records 1717-1886 comprising a List of all the Lodges at Home alroad
Warranted by the four Grand Lodges and the United Grand Lodge of England with their
Dates and Constitution…, Londres, Kenny, 1886, Supplement F.

70
C’est alors que le Député Grand Maître informa les Frères qu’il avait reçu
une lettre de plusieurs Maçons d’une Loge de Madrid, en Espagne, qu’il leur
fut lue et la Grande Loge accorda à l’unanimité ce qui y était demandé, ainsi
qu’il suit :
Très Honorable Maître,
Nous soussignés, Maçons Libres et Acceptés, résidant actuellement à Madrid
et autres lieux du Royaume d’Espagne, prenons la liberté de vous adresser cette
lettre, ainsi que notre devoir l’exige, pour informer notre Très Respectable et
Très Honorable Grand Maître, son Illustre Député Grand Maître, les Grands
Surveillants et toutes les Loges Maçonniques maintenant constituées en
Angleterre, que nous avons toujours été très désireux de voir se développer
notre Ancienne Société, ses véritables et vertueux desseins encouragés et
l’Ordre fleurir dans chaque lieu où nos affaires nous ont appelés ; nous avons
en conséquence résolu de le propager dans ce Royaume dès qu’il serait possible
de le faire d’une manière légale. La présence, il y a quelque temps, de Sa
Grâce le Duc de WHARTON nous a donné l’occasion de lui demander de
constituer une Loge dans cette ville, ce qu’il a bien voulu accorder et exécuter ;
après la formation de la Loge, nous avons accepté et initié les trois personnes
mentionnées ci-dessous et immédiatement après il fut unanimement décidé de
faire connaître nos travaux à notre Grand Maître et aux Grands Officiers en
Angleterre ; Sa Grâce voulut bien y déférer en tout, agissant en la circonstance
en qualité de Second Député.
Veuillez donc, au cours de la prochaine Communication Trimestrielle, informer
notre Grand Maître, et en général toutes les Loges, du contenu de cette lettre ;
nous espérons avoir la faveur d’être inscrits dans le livre sous le titre de Loge
de Madrid. Les réunions sont actuellement fixées au premier dimanche de
chaque mois ; nous espérons vous envoyer pour la prochaine Communication
Trimestrielle qui se tiendra vers la Saint-Jean-Baptiste une plus longue liste de
membres de notre Loge, ainsi qu’une copie du règlement intérieur que nous
pensons approprié au pays dans lequel nous nous trouvons actuellement, en
vue de l’union entre nous et de la charité envers le Pauvre, si recommandées et
pratiquées dans notre Société, sur toute laquelle nous prions Dieu Tout Puissant
d’étendre ses précieuses faveurs et bénédictions.
Nous sommes,
Monsieur et Très Honorable Maître
Vos très respectueux et très humbles Serviteurs
Daté de notre Loge à Madrid ce 15 février 1728 N.S.
Par ordre de Sa Grâce
Philip Duc de WHARTON, 2e Député Grand Maître sic subscribitur
Charles de LABEYLE, Vénérable
RICHARDS, Premier Surveillant pro tempore
Thomas HATTON, sec. surv.
Eldridge DINSDALE
Andrew GALLOWAY

71
La Grande Loge but alors à la prospérité des Frères de la Loge de Madrid
et exprima le désir que le Grand Maître écrive, de la manière qu’il jugera
convenable, qu’ils ont été reconnus et reçus comme Frères 1.
Mais la Loge de Madrid, quoique reconnue par la Grande Loge en 1728 et
bien que le Grand Maître eût été sollicité d’écrire pour l’annoncer aux Frères,
rien ne paraît avoir été fait en ce sens jusqu’au 27 mars 1729, quand – une année
après – et suivant le procès-verbal de la Grande Loge de Londres :
Le Vénérable de la Loge de Madrid – qui avait retourné à Londres – se leva et
exposa que sa Loge n’avait jamais été régulièrement constituée par autorité
du Grand Maître, du Député Grand Maître et des Grands Surveillants en
Angleterre, et il sollicita en conséquence une Délégation à cet effet. Il fut donné
ordre au Secrétaire de préparer une Délégation donnant pouvoir à Charles
Labeyle, Vénérable de ladite Loge, pour constituer ces Frères en Loge, avec
toutes autres instructions nécessaires à cet effet 2.
Dans l’édition de 1738 des Constitutions, dites d’Anderson, on écrit,
quoique sans indiquer la date exacte, que Lord Coleraine, Grand Maître
pendant les années 1727-1728, donna une Délégation afin de constituer une
Loge à Madrid 3.
Cette Loge, qui avait ses « tenues » le premier dimanche de chaque mois,
continua à figurer dans les listes gravées de Lane jusqu’en 1767, date à laquelle
elle fut rayée parmi d’autres. Mais après 1728 aucune liste ultérieure des
membres ne fut enregistrée et seuls les cinq noms fondateurs se trouvent dans
le livre de la Grande Loge.
En ce qui concerne le protagonisme du duc de Wharton, ancien Grand
Maître de la Grande Loge de Londres et notoire stuartiste 4, pose quelques
interrogations. Car le document fondateur de la Loge de Madrid est validé
« par ordre de Sa Grace Philip duc de Wharton, 2e Député Grand Maître ».
Mais on ajoute sic subscribitur, qui Corneloup l’interprète comme s’il ait été
nommé par lui-même 5.

1. Museum and Library of Grand Lodge of London. Minute Book of Grand Grand Lodge,
17 April 1728. H.  Sadler, Masonic Facts and Fictions, Londres, 1887, p. 32 (trad. Fr. par
J. Corneloup, Faits et fables maçonniques, Paris, Vitiano, 1973, p. 82-83).
2. Ibidem.
3. James Anderson, The New Book of Constitutions of the Ancient and Honourable Fraternity
of Free and Accepted Mason…, London, C. Ward and R. Chandler, 1738, p. 194.
4. José A. Ferrer Benimeli, « El Duque de Wharton », dans Masonería, Iglesia e Ilustración : un
conflicto ideológico-político-religioso, Madrid, FUE, 1976, t. 1, p. 86-98. Matthew Scanlan,
“Philip 1st. Duqke of Wharton : Freemason and Jacobite conspirator (1698-1731) », dans J. A.
Ferrer Benimeli (éd.), La Masonería en Madrid y en España del siglo XVIII al XXI, Zaragoza,
Gobierno de Aragón, 2004, t. 2, p. 757-794.
5. Corneloup, op. cit., p. 83.

72
Il faut se rappeler que Wharton avait laissé le maillet de Grand Maître, six
semaines après ; il s’était opposé, de façon mordante, à Désaguliers, quand, le
24 juin 1723, il fut nommé Députe Grand Maître. Wharton sortit de la Grande
Loge « sans cérémonie » et peu après il quitta l’Angleterre et n’y revint jamais 1.
En conséquence, Wharton n’avait pas probablement autorité pour constituer
une Loge, et pas plus pour se qualifier Députe Grand Maître. Mais, cependant,
la Loge de Madrid fut considérée comme ayant été légalement constituée et
fut reçue telle quelle par la Grande Loge de Londres.
En réalité le duc de Wharton avait opéré selon la vieille méthode de former
et établir une Loge tel qu’Anderson l’avait décrite dans les Constitutions de 1723
dans un post-scriptum, ajouté à l’instigation du Wharton lui-même, à l’époque
qui était encore Grand Maître de la Grande Loge de Londres :
Post-Scriptum
Ci-dessous la Manière de constituer une nouvelle Loge ainsi qu’elle est pratiquée
par Sa Grace le Duc de Wharton, l’actuel Très Honorable Grand Maître selon
les Anciens Usages des Maçons.

Lors du complot dit «  stuartiste  » et du procès d’Atterbury, évêque de


Rochester, qui s’ensuivit, Wharton fut son principal défenseur dans la Chambre
des Lords ; et lorsque, le 18 juin 1723, Atterbury monta à bord du bateau qui
l’attendait sur la Tamise pour le conduire en exil, Wharton fut aussi le seul noble
présent pour lui faire ses adieux. Six jours plus tard, la Grande Loge installait
le successeur de Wharton comme Grand Maître.
Tous les membres de cette première loge espagnole étaient des Anglais qui
résidaient alors en Espagne, et notamment à Madrid. Nous ne savons pas s’il faut
attribuer la fondation de la loge au duc de Wharton ou aux cosignataires de la
lettre, spécialement au Vénérable Charles Labeyle 2. En effet, le duc de Wharton
y serait intervenu comme « Second Député Grand Maître », alors qu’il n’était pas
Second Député du Grand Maître londonien. Néanmoins, l’initiative du duc de
Wharton de se donner à lui-même le titre de Second Deputy ne souleva aucune
objection, tout comme le nombre extrêmement réduit de membres de la loge.
À cette époque, cinq francs-maçons étaient suffisants pour former une loge et
procéder aux initiations ; la loge devenait ainsi « juste, parfaite et régulière ».
Plus tard, la présence d’au moins sept francs-maçons sera exigée 3.

1. James Anderson, The Constitutions of the Free-Masons, London, Hunter, 1723, p. 71.
2. Dans la documentation et bibliographie utilisées Charles Labelye est écrit aussi comme
Charles Labridge, Labeyle, Labayle, Labelle. Cf. W. Begemann, Vorgeschichte und Anfänge
der Freimaurerei in England, Berlin, Mittler, 1909-1911, t. 2, p. 368.
3. Ernest Nys, Idées modernes, droit international et franc-maçonnerie, Bruxelles, Weissenbruch,
1908, p. 41.

73
Cette loge fut constituée dans l’hôtel français Les Trois Fleurs de Lys,
situé dans la calle ancha de San Bernardo, quartier devenu populaire parmi
les immigrés stuartistes anglais qui résidaient à Madrid. Les noms de deux
fondateurs, Dinsdale et Galloway, communs chez les Irlandais, portent à
croire qu’ils étaient stuartistes, de même que le patron de la loge, le duc de
Wharton. Toutefois, le Vénérable, Charles Labelye (1705 ?-1781), fils d’un
huguenot français réfugié qui résidait en Suisse, était connu pour ses idées
anti-stuartistes.
Arrivé en Angleterre vers 1725, il devient membre de la loge Solomon’s
Temple, à Hemmings Row. Cette loge comptait un bon nombre de huguenots,
y compris l’omniprésent Dr Théophile Désaguliers, l’un des principaux
membres de la Grande Loge de Londres. Un autre membre, le plus fidèle des
pro-hanovriens, était James Anderson, auteur des Constitutions qui portent son
nom. De 1725 à 1728, Labeyle résidera à Madrid, mais le 26 novembre 1728, il
est déjà de retour à Londres. Il exerçait la profession d’ingénieur, spécialisé dans
l’inspection des ponts de fer. Plus tard, il sera nommé ingénieur en chef chargé
du pont qui traverse la Tamise à Westminster. Désaguliers appelle Labeyle « mon
disciple et assistant ». Par la publication d’une lettre sur les lois du mouvement,
Labeyle contribuera à la seconde édition du Cours expérimental de philosophie
du Dr Désaguliers, paru en 1744.
Les raisons de son séjour à Madrid restent obscures. Il est assez curieux
qu’il y ait fondé une loge sous les auspices d’un stuartiste notoire, d’ailleurs
condamné in absentia pour trahison. En 1736, Labeyle élabora une carte où
il se définissait comme «  Maître de Mathématiques  » dans la Royal Navy.
Selon Howard Colvin, auteur d’une histoire de l’architecture anglaise, Labeyle
travaillait pour la marine britannique pendant son séjour en Espagne 1. Si Colvin
dit vrai, il aurait pu être un espion chargé de surveiller les immigrés stuartistes
à Madrid. Malheureusement, à part ce qui a trait à la loge, les informations
sur Labeyle sont rares 2.
En ce qui concerne les autres membres de la loge, nous ignorons presque
tout à ce jour. Nous n’avons que quelques renseignements sur Galloway,
grâce à l’exposé de Matthew Scanlan lors du Xe Symposium d’Histoire de
la franc-maçonnerie espagnole organisé à Madrid, en 2003, par l’Université
Carlos III.
En été 1722, le duc d’Orléans informa le gouvernement britannique de
la préparation d’un soulèvement avec le soutien des régiments irlandais, au

1. Howard Montagu Colvin, A Biographic Dictionary of British Architects, 1600-1840, New


Haven – Londres, Yale University Press, 1995, p. 591.
2. L’année 1746, Charles Labelye fut reconnu comme citoyen britanique par un act du
Parlement.

74
service de la France, et de ceux du duc d’Ormonde 1. Il s’agissait du « complot
Atterbury  » – déjà mentionné –, du nom de Francis Atterbury, évêque de
Rochester, responsable des affaires stuartistes en Angleterre. Le premier ministre
britannique, sir Robert Walpole, et le secrétaire d’État, lord Townshend,
de retour au camp militaire de Hyde Park, réagirent à cette information en
demandant l’appui des troupes hollandaises et en renvoyant celles d’Irlande. Les
leaders stuartistes de Londres furent placés sous surveillance et tout le courrier
venant de l’étranger fut intercepté dans les bureaux de poste.
En même temps, une nouvelle parvenait à Westminster selon laquelle le
bateau The Revolution, qui transportait des recrues irlandaises et écossaises,
s’apprêterait à participer à une invasion de l’Angleterre. Le secrétaire d’État,
lord Carteret, en fut averti par une lettre « interceptée » à Cadix, adressée au
commandant du vaisseau qui était engagé au service du prétendant Stuart. La
lettre révélait qu’un « escadron espagnol » allait « probablement » rejoindre le
bateau « à son retour de Gênes », ainsi que deux autres transportant des hommes
et des armes. Le capitaine de ce bateau, connu sous le sobriquet de « Jardinier »,
était, significativement, Andrew Galloway.
Lorsque le capitaine de l’armée royale aborde le bateau, il découvre que
Galloway bénéficie de l’immunité et que les officiers britanniques ne peuvent
l’arrêter, car il est au service de l’Espagne. Galloway écrit alors à Carteret pour
se plaindre de l’illégalité d’une éventuelle saisie de son bateau qui, d’après lui, ne
faisait que transporter des marchandises en provenance de la Suède ; d’ailleurs,
ajoutait-il, il faisait lui-même partie de l’armée espagnole, en tant que général
de division (major-general). En réalité, le bateau avait été acheté en Angleterre
par le « roi guerrier », Charles XII de Suède, et avait pour but d’assurer le retour
du Prétendant. Début mars 1723, le bateau fut enfin saisi par la Royal Navy et,
sur la base des lettres trouvées à bord, on décréta, en Angleterre, l’arrestation de
Catherine Lucas, suspecté d’avoir recruté des hommes pour soutenir la cause
des Stuart. Lucas nia les charges réunies contre lui, mais il chercha à avoir pour
défenseur l’un des nobles alors les plus célèbres, le « Duc de Worton [sic] 2 ».
Il est significatif que Andrew Galloway, en 1728, figure parmi les fondateurs
de la loge de Madrid aux côtés du duc de Wharton et que la loge ait été présidée
par le hanovrien Labeyle. Étant donné le manque d’informations disponibles
sur cette loge, il est difficile, pour le moment, de tirer des conclusions
définitives.

1. James Butler, duc d’Ormande, homme d’État anglais, né à Londres (1610-1688). Lieutenant
de Charles Ier, il participa au retour de Charles II, et pacificateur d’Irlande. Ici on fait allusion
à son fils.
2. Scanlan, op. cit.

75
Nous disposons cependant de quelques renseignements intéressants sur le
duc de Wharton et ses « aventures » en Espagne jusqu’à sa mort, en 1731.
En février 1725, criblé de dettes, mal portant et considéré partout comme
insolvable, il quitte l’Angleterre et embrasse ouvertement la cause du Prétendant.
Il se rend alors à Vienne et à Madrid, où il fréquente le duc de Liria (fils du duc
de Berwick) et le duc d’Ormonde, afin de gagner à sa cause les bons offices de
Philippe V 1. Début mars 1726, il est appelé à Rome, où il reçoit des mains de
Jacques II, le 5 mars 1726, l’investiture de l’ordre de la Jarretière et les lettres
patentes qui lui confèrent le titre de duc de Northumberland.
Après un bref séjour à Rome, le duc revient à Madrid, avec des lettres
de créance qui le désignent comme messager du Prétendant auprès du duc
de Ripperdá, nommé depuis peu Secrétaire d’État du roi d’Espagne. Une
abondante correspondance nous renseigne sur l’activité politique du duc de
Wharton en Espagne ; elle nous apprend, entre autres, qu’il avait son domicile
dans la «  calle de San Bernardo, à Madrid 2  », donnée qui coïncide avec la
fondation de la première loge maçonnique. En raison de ses démarches auprès
de la cour d’Espagne en faveur du Prétendant, « Georges, par la grâce de Dieu,
Roi de Grande-Bretagne », somme, le 2 mai 1726, son « droit, loyal et intègre
cousin Philippe, duc de Wharton » de retourner en Angleterre, « sans aucune
excuse, dans l’espace d’un mois après réception de cette Lettre Signée et Scellée
par Nous », pour éviter ainsi « la peine et le danger qui résulteraient de son
mépris ou de sa mésestime de cet ordre 3  ». Dès lors, le duc se considérera
comme banni de son pays 4. Étant resté encore pour quelque temps à Madrid,
il profite de l’occasion pour ébaucher un projet d’invasion de l’Angleterre par
le Prétendant ; cependant, une copie de ce projet tombe entre les mains de
Stanhope, qui l’envoie au duc de Newcastle 5.
Entre-temps, le Duc avait reçu la nouvelle du décès de sa femme, le 14
avril, dans sa maison de Gerrad Street, Soho. Trois mois plus tard, le 26
juillet, il épousait à Madrid María Teresa O’Neil, dame d’honneur de la reine
d’Espagne et fille de Henry O’Beirne, colonel irlandais au service de l’Espagne.

1. À propos de ses activitées à Vienne et Madrid, cf. Joseph del Campo Raso, Memorias políticas
y militares para servir de continuación a los Comentarios del Marqués de San Felipe, Madrid,
Impr. Fco. Xaw. García, 1756, p. 8, 12, 35-37, 52.
2. The Duke of Wharton to the Bishop of Clogher, Madrid, May 13th 1726. Cf. Lewis Melville,
The Life and Writings of Philip duke of Wharton, Londres, Lane, 1913, p. 182.
3. British Museum. Londres, Add Mss., 36.126, fol. 43.
4. The Duke of Wharton to the Hon. John Hay, Madrid, June 8, 1726 : « You see now that I
am banished England, which is an obligation I owe to the Duke of Ripperda, am I declare
that it is the greagest satisfaction to me that my precautions with him were such that I am
his only sacrifice ». Cf. Mahon, History of England, t. 2, p. XXVIII.
5. British Museum. Londres, Townshend Mss., 197.

76
Or le duc était protestant et miss O’Beirne, catholique romaine ; comme les
mariages mixtes n’étaient pas bien vus, il renonça à sa foi protestante, en dépit
de la lettre écrite peu avant (le 17 juillet 1726) à sa soeur, lady Jane Holt, où il
manifestait catégoriquement son intention de ne pas abandonner la religion
de ses parents 1.
Après leur mariage, le duc et la duchesse de Wharton voyageront à Rome
pour rendre visite au Prétendant. Celui-ci les reçoit aimablement, mais, n’ayant
plus confiance dans les services du Duc, il ne lui offre aucun autre emploi, même
si, pour prouver une fois de plus sa loyauté à la cause jacobite, Sa Grâce renonce
au titre de duc de Wharton 2. À vrai dire, ce qui posait problème n’était pas sa
loyauté au Prétendant, mais sa conduite générale et ses excès ; c’est pourquoi on
jugea préférable de l’inviter à quitter Rome. Il prit donc congé de son maître
et, accompagné de sa femme, partit pour Barcelone.
À son arrivée, il entend dire que le Gouvernement espagnol fait des
préparatifs pour assiéger Gibraltar. Stimulé par cette nouvelle qui lui ouvrait la
voie à des expériences jusque-là inconnues, il écrit au Roi d’Espagne pour lui
exprimer son désir de prendre les armes au service de Sa Majesté et lui demander
la permission de participer à la campagne en qualité de volontaire. Philippe
accepte son offre et, sans délai, le duc se présente devant le commandant en
chef, le comte de las Torres. D’après ses biographes, le soldat amateur ne se
distingua guère pendant la campagne et, après avoir été légèrement blessé par
un débris de grenade, il fut autorisé à retourner à Madrid, où il sera nommé,
en récompense, colonel adjoint du régiment irlandais Hibernia, commandé
par le marquis de Castelar 3. En Angleterre, après sa participation au siège de
Gibraltar, il sera accusé de haute trahison, expulsé de la Chambre des Lords et
déchu de ses titres pour sa félonie 4.
C’est dans cette période que fut fondée, à son domicile de la calle de San
Bernardo, la première loge maçonnique espagnole, grâce aux démarches, non
de Wharton – dont la présence n’avait été requise que pour donner une certaine

1. British Museum. Londres, Egermon Mss., 1509, fol. 384. La conversion au catholicisme de


Wharton provoqua un profond regret et l’indignation de l’évêque Atterbury, alors résident
à Paris, et même du roi Édouard, surpris et préoccupé par la conversion du jeune Wharton,
comme il a écrit le 14 août 1726 à l’évêque Atterbury. Shield, Henry Stuard, Cardinal of Yprk
and his times, London, 1908, p. 11.
2. Cette renonciation se trouve aussi dans le British Museum, Add. Mss. 36.136, fol. 163.
3. Archivo General Militar. Segovia : Histoire du Régimen d’infanterie Hibernia de Ligne.
4. À titre de justification Wharton écrivit alors un long manifeste intituled : « The Duke of
Wharton’s Reasons for leaving his native Country, and espousing the Causes of his Royal
Majesty King James III, in a Letter to his Friends in Great Britain and Ireland ». British
Museum. Londres, C 38g14.

77
légitimité à la cérémonie 1–, mais du frère Labeyle ; celui-ci, en 1725, avait fait
partie de la loge londonienne Solomon’s Temple, dont le Grand Maître était
alors Désaguliers. En 1727-1728, l’ingénieur Labeyle se trouvait précisément à
Madrid en voyage d’affaires ; il profita donc de son séjour et de celui de Wharton
pour fonder cette première loge continentale dont il fut, à notre connaissance,
le premier et unique Maître. En novembre 1728, de retour en Angleterre, il est
présent – comme nous l’avons déjà mentionné – à la réunion trimestrielle de
la Grande Loge, où il plaide pour la légitimité de la loge madrilène 2.
De son côté, le duc de Wharton, qui n’est alors âgé que de vingt-neuf ans,
demande une permission d’absence indéfinie du régiment auquel il a été affecté ;
il écrit aussi au Prétendant pour lui annoncer son intention de lui rendre visite
à Parme, tout en lui exprimant de manière voilée son désir de s’établir à sa
cour  3. Le 21 mai, il se trouve déjà à Parme, mais sa demande de résider à la
cour se heurte à un refus catégorique. Il quitte alors l’Italie pour Lyon. Là, il
apprend qu’il a été formellement accusé de haute trahison en Angleterre pour sa
participation à la campagne de Gibraltar. Il se trouve donc entre deux feux et,
comme le Prétendant ne souhaitait plus avoir de relations avec lui, il décide de
passer dans le camp des Hanovriens. Toujours à Lyon, il commence à entretenir
une curieuse correspondance avec l’ambassadeur anglais à Paris, Horace Walpole.
Le cynisme de Wharton apparaît de manière éclatante dans une lettre du 28
juin 1728, véritable plaidoyer selon lequel, « depuis l’élévation de George II sur
le trône », il avait refusé catégoriquement d’avoir le moindre contact avec le
Prétendant ou ses affaires 4. Or, le roi avait accédé au trône le 11 juin 1727, alors
que, quelques semaines avant la rédaction de sa lettre, le duc en personne avait
protesté auprès de Jacques de sa loyauté envers la cause jacobite.

1. Peut-être Wharton était en qualité d’ancien Grand Maître de la Grand Lodge de Londres.
Et lui-même se proclama pour l’occasion deuxième Député.
2. G. Norman, « Early Freemasonry in the wets of England as exemplified in Bath, Bristol and
Exeter », Ars Quatuor Coronatorum, n° 40, 1927, p. 244.
3. À cette occasion, le Prétendant décida de se débarrasser définitivement de son protégé, jeune
irresponsable qui avait toujours fait plus de mal que du bien là où il avait été envoyé. Il lui
faisait spécialement grief d’avoir pris les armes contre ses compatriotes, au service d’une force
étrangère.
4. The Duke of Wharton to Horatio Walpole, Lyon, June 28 N.S. 1728 : « Depuis l’élévation
de Sa présente Majesté sur le Trône, j’ai absolument refusé de m’intéresser au Prétendant
et à toutes ses affaires, et, durant mon séjour en Italie, je me suis conduit de telle sorte que
le Dr Peters, M. Godolphin et M. Mils peuvent bien dire que j’ai été fidèle à mes devoirs
envers l’actuel Roi. J’ai été obligé d’aller en Italie pour quitter l’Espagne, où j’aurais été traité
beaucoup plus sévèrement si mes véritables idées avaient été connues. Je me rends maintenant
à Paris pour me mettre entièrement sous la protection de Son Excellence, et j’espère que la
bonté naturelle de Sir Robert Walpole lui suggérera de sauver une famille que, par ailleurs,
sa générosité le poussera à conserver. » B.M.L., Weston-Underwood Mss., 240.

78
Wharton décide de s’établir à Paris pour faciliter la poursuite de ses
négociations. Après son arrivée dans la capitale, début juillet, il s’entretient avec
diverses personnes, y compris Horace Walpole ; celui-ci ne pourra s’empêcher de
demander au Duc « quelles garanties il pourrait lui donner d’une conduite plus
calme et régulière, étant donné les nombreuses contradictions de sa vie, dans
le domaine aussi bien religieux que politique, depuis tant d’années1 ». À cette
occasion, Wharton remit à l’ambassadeur britannique une lettre où il le suppliait
d’intercéder pour lui auprès du roi, « afin que Sa Majesté m’accorde l’honneur
d’implorer son pardon royal pour ma conduite antérieure » ; il lui demandait
aussi d’exprimer à Sa Majesté sa « résolution inébranlable de passer le restant
de ses jours comme il convenait à un sujet fidèle qui avait reçu d’innombrables
preuves de la grande clémence de Sa Majesté et qui, par conséquent, restait
attaché à son devoir, tant par gratitude que par inclination2. »
En attendant la décision du Gouvernement britannique, Wharton se retira
à Rouen où, comme le montre sa correspondance, il se trouvait déjà le 13 juillet.
Lorsque le Duc fut informé, par Horace Walpole, que le seul chemin ouvert
pour lui, s’il souhaitait le pardon, était de revenir en Angleterre, de se rendre
et de s’abandonner à la miséricorde du roi, son orgueil prit le dessus ; et ayant
perdu désormais tout espoir de s’entendre avec le gouvernement britannique,
il se mit à attaquer le roi et son ambassadeur Walpole dans le Saturday’s Post.
C’était trop pour le gouvernement anglais. Ainsi, le 3 avril 1729, le duc fut
proscrit et ses possessions confisquées ; en outre, ses fondés de pouvoir lui
écrivirent pour l’informer qu’ils avaient reçu des autorités l’ordre de ne plus
lui envoyer d’argent 3.
La situation financière du duc devient alors critique. Criblé de dettes, il
est obligé de quitter Rouen. Après avoir vendu ses chevaux et ses bagages, il
repart pour Paris où il arrive début avril 1729. Une fois de plus, le seul espoir
de surmonter ses difficultés est de recourir au Prétendant. Il lui écrit donc
pour lui expliquer sa triste situation, à laquelle – dit-il – il a été conduit par
son dévouement à la cause jacobite. Il demande à son Altesse Royale de lui
accorder à nouveau sa protection et, au passage, une aide pécuniaire. Jacques,
qui connaissait parfaitement les entretiens et les négociations de Wharton
avec Walpole, lui répondit que, compte tenu de sa conduite passée qui n’avait

1. Horatio Walpole to the Duke of Newcastle, Paris July 6, 1728, lettre reproduite par Coxe,
Sir Robert Walpole, t. 2, p. 633, cité par Melville, op. cit., p. 216-220.
2. Ibidem.
3. Il fut prouvé par la suite que la proscription n’avait pas été prononcée dans le respect de toutes
les formalités de la Loi. Elle sera donc annulée par un renvoi de révision, mais longtemps
après la mort du duc de Wharton.

79
mérité aucune faveur, seul son effort futur pourrait dorénavant lui servir de
recommandation 1.
Son séjour à Paris sera bref. En effet, fin mai  1729, s’étant à nouveau
endetté et ayant vidé les poches de ses amis, il quitte la capitale en compagnie
de la duchesse, sans avoir bien sûr fait part de ses intentions à ses nombreux
créanciers 2. Il a eu cependant, à ce qu’il paraît, le temps de fonder la Grande
Loge de France dont il aurait été le premier Grand Maître, d’après un document
daté de 1735, c’est-à-dire six ans plus tard, sur lequel Chevallier et surtout
Jean Baylot ont attiré l’attention3. Il s’agit là d’un manuscrit, conservé dans la
Bibliothèque nationale de France, où il est question des « Devoirs des Maçons
Libres » et des « Règlements modelés sur ceux qui ont été donnés par Philippe,
duc de Wharton, Grand Maître les loges du royaume de France4 ».
Ce document est le seul daté de 1735 (détail très important) qui mentionne
le duc de Wharton comme premier Grand Maître de la franc-maçonnerie
française. Donc Wharton, en dépit de ses avatars et de l’échec de sa tentative
de réconciliation avec la dynastie hanovrienne, n’avait pas renoncé à la pratique
de la franc-maçonnerie, même si cette fois il y avait été probablement forcé par
sa situation et l’espoir de se faire ainsi de nouveaux amis, de gagner leur soutien
et d’obtenir des moyens de vie.

1. Memoirs of Philip Wharton…, op. cit., p. 32.


2.  Une bonne description de Wharton à cette époque nous est fournie par une lettre du 1er juin
1729, adressée par un de ses amis à son correspondant en Angleterre. Entre autres, il écrivait :
« Une semaine avant son départ de Paris, Wharton était si démuni qu’il n’avait même pas une
couronne dans sa poche ; Walsh et moi, nous l’avons caché à tour de rôle pour lui permettre
d’échapper à une foule de créanciers à qui il devait toutes sortes de sommes, depuis 4 jusqu’à
1.400 livres, et qui le poursuivaient de si près qu’il fut obligé, pour sa sécurité, de chercher
refuge dans des villages voisins. Moi, malade comme j’étais, je me hâtai d’aller à Paris pour
obtenir un peu d’argent et à Saint-Germain pour lui acheter du linge. Je lui apportai une
chemise et une cravate et, après que je lui eus remis 500 livres, le Duc et la Duchesse partirent
pour l’Espagne, accompagnés d’un domestique.  » Memoirs of Philip Wharton…, op. cit.,
p. 43-45.
3. Chevallier, Les Ducs sous l’acacia, Paris, Vrin, 1964, p. 33 ; Baylot, Dossier français…, op. cit.
p. 62-66.
4. Le titre complet est : Les devoirs enjoints aux Maçons Libres, extraits des anciens registres des
Loges à l’usage de celles de France, qui doivent être lus à la reception d’un Frère et lorsque
le Maître de la Loge le jugera à propos. Règlements généraux modelés sur ceux donnés par
les Très Haut et Puissant Prince, Philippe, Duc de Wharton, Grand Maître des Loges de
Royaume de France, avec les changements qui ont été faits par le présent Grand Maître,
Jacques Hector Macleane, Chev. Baronnet d’Ecosse et qui ont été donnés avec l’agrément
de la Grand Loge à la grande assemblée tenue à Paris, le 27 décembre 1735, pour servir de
règles à toutes les Loges dudit royaume. BnF., Mss. FM4, 146. Ce manuscrit provient, selon
une note écrite à la main, des Archives de la Grande Loge centrale. Il fera plus tard partie
de la Bibliothèque du frère Astier, rédacteur de La Vraie Lumière, puis de la collection du
comte Bernadotte. À la mort de celui-ci, il fut vendu aux enchères, en 1956, à Amsterdam,
par l’antiquaire Herzberger. C’est alors qu’il fut acquis par la BnF.

80
En fuyant Paris, Wharton, accompagné de la duchesse, se rend d’abord
à Orléans, puis, par la Loire, à Nantes, où tous les deux embarquent pour
Bilbao. Là-bas, le seul moyen d’obtenir de l’argent était de rejoindre son
ancien régiment, qui était alors basé à Lérida ; c’est donc là qu’il va retrouver
les troupes  1. Dorénavant, il vivra de sa paye de colonel adjoint. En 1731, il
tombe malade et on le conduit à Esplugas de Francolí, dont les eaux minérales
lui permettent de récupérer en partie. Mais à Tarragone, où se trouve alors son
régiment, il fera une rechute et, lorsqu’il retourne à la station balnéaire, il est
victime de sa faiblesse et d’un accès de fièvre à un endroit voisin du monastère
de Poblet, où il est accueilli par les moines. Trois semaines plus tard, le 31 mai
1731, revêtu par les religieux de l’habit de leur ordre, il rendra l’âme, à l’âge de
32 ans2.
Dans son livre Historia del Real Monasterio de Poblet, Don Jaime Finestres
y de Monsalvo fait de ces événements le récit suivant :
D. Philippe de Wharton, originaire d’Angleterre, duc, marquis et comte de
Wharton, marquis de Malbursi et de Cacharloc, comte de Rathfasnum, vicomte
de Wichindon, baron de Trim, chevalier de l’ordre de la Jarretière, était tenu en
grande estime par le roi Jacques III. Catholiques romains tous les deux, ils étaient

1. Le duc d’Ormonde prit en charge la duchesse, qu’il escorta jusqu’à la maison de sa mère, à
Madrid. La duchesse ne reverra plus jamais son mari. Devenue veuve, elle épousa le comte
de Montijo. À la fin de sa vie, elle habitait Londres (Golden Square), où elle subsistait grâce
à une pension que lui versait le gouvernement espagnol. Décédée en 1777, elle fut enterrée
dans l’ancien cimetière de Saint Pancras. À la mort de Mme O’Beirne, sa pension ne fut plus
versée, mes ses deux filles célibataires furent nommées dames d’honneur de la reine d’Espagne.
Cf. Melville, op. cit., p. 246-247 ; Bryan Dale, op. cit., p. 31. À propos de la pension reçue par
la duchesse de Wharton, on conserve dans les A.G.S. (Archivo General de Simancas) la lettre
suivante de Bernardo Tanucci à S.E. Richard Wall (Caserta, le 28 mai 1762) : « Monsieur,
à Londres, Madame la Duchesse de Wharton ne regrettera pas l’absence des ministres du
Roi, notre Seigneur. En effet, Sa Majesté a demandé au Prince de Cimitille de faire tout ce
qui est dans son pouvoir pour protéger les intérêts de cette dame en toutes circonstances. Je
réponds ainsi à la lettre du 4 de ce mois que V. S. m’a écrite sur cette affaire. Je reste toujours
à votre disposition et prie Dieu de vous avoir mille ans en sa garde. »
2. Cet événement est mentionné avec plus ou moins d’exactitude par tous ceux qui se sont
occupés de Wharton : Bryan Dale, op. cit., p.  31 ; Melville, op. cit., p.  252. Cet auteur
rend franciscains les moines de Poblet, tout comme Azzuri, «  Inizii e sviluppo della
Libera Muratoria Moderna in Europa », Lumen Vitae, 1957, p. 138 ; Faÿ, op. cit., p. 136 ; et
G. Serbanesco, Histoire de la F. M. universelle, Paris, Édition iIntercontinentale, 1963, t. 1,
p. 466. Pour Posner, Bilder zur Geschichte der Freimaurerei, Reichenberg, 1927, p. 249, ils
auraient été des bernardins. Cf. aussi Duchaine, op. cit., p. 22 ; Findel, Histoire de la F.M.,
Paris, 1886, t. 1, p. 162 ; Bord, La F.M. en France des origines à 1815, Paris, 1909, t. 1, p. 66,
trahit la vérité en affirmant que « Wharton quitta la F.M. pour entrer dans un couvent en
Espagne ». Le Diccionario Enciclopédico de la M…, op. cit., t. 1, p. 914 et t. 3, p. 54-55, tombe
dans la même erreur – pas la seule – lors qu’il dit : « Ruiné, déçu du monde et repenti de
ses excès, il se convertit au catholicisme et s’enferma dans un couvent, où il mourut en 1730
[sic], en pleine jeunesse, à l’âge de trente-deux ans. »
absents de la cour d’Angleterre, le roi à Rome et Don Philippe à Tarragone.
Celui-ci, se trouvant alors dans ce monastère de Poblet, contracta une maladie
mortelle. Dans son testament, rédigé le 19 mai 1731, il disposait, entre autres,
que ses deux malles remplies de papiers, restées à Tarragone, et la médaille de
Saint Georges qu’il portait comme insigne fussent remises audit roi Jacques,
qui résidait à Rome ; l’abbé accomplit exactement ces volontés par l’entremise
du baron de Pecman. Don Philippe rendit le dernier soupir le 31 mai de cette
même année, et le lendemain, le 1er juin, il fut inhumé à ras de terre, du côté
de l’épître, dans la chapelle du Saint-Sépulcre. Une inscription sur la dalle qui
recouvre sa tombe rappelle tous ces événements 1.
Les derniers renseignements que nous possédons sur Wharton figurent dans
un manuscrit volumineux qui a pour titre Palida Mors. Il raconte en détail tous
les enterrements de rois, de nobles, de chevaliers et d’autres personnages de haut
rang qui avaient été inhumés à l’intérieur de l’abbaye cistercienne de Poblet.
Une des notes finales explique la mort et l’enterrement à Poblet d’un étranger
qui arriva malade dans le monastère, en 1731. En voici le texte :
Le 31  mai 1731, mourut à Poblet l’Excellentissime Sgr Don Philippe de
Wharton, anglais qui, ayant rejoint le parti des catholiques, se trouvait en
Espagne en qualité de colonel des troupes au service de Sa Majesté. Son
enterrement eut lieu le lendemain, en présence de tous, dans la chapelle du
Saint-Sépulcre, du côté opposé à celui de la tombe de Mgr l’Abbé Guimerá et
tout près de celle du Dr Fernos. Sa propre tombe, à ras de terre et recouverte
d’une dalle plate, est située devant la porte d’entrée du palais et porte
l’inscription suivante, dictée par le chevalier lui-même avant de mourir :
Hic iacet Exmus
D. Philipus Whar
ton Anglus Dux
Marchio et Comes
de Wharton Marchio
de Malsbursi et Carth
loch Coles Rath
fasnum Vice Co
mes de Winchindon
Baro de Trim Eques
St. Georgij (alias
de la Gerratiera)
Obiit in fide Ec
clesiae Catholicae

1. L’ouvrage original a pour titre : Historia del Real Monasterio de Poblet, ilustrada con
disertaciones curiosas sobre la antigüedad de su fundación, catálogo chronológico de sus
Abades, y progresos de sus goviernos, Barcelone, Pablo Campins, 1746. Le titre de l’édition
moderne, en cinq volumes, est : Historia del Real Monasterio de Poblet, Barcelone, Orbis,
1947-1949.
Romanae Populeti
die 31 Maii 1731 1.

De l’existence d’une loge anglaise à Rome sous le pontificat de Clément XII


en 1735 – c’est-à-dire trois ans avant la première condamnation pontificale des
francs maçons – il n’y a aucune trace dans les Archives secrètes du Vatican. Le
premier à s’occuper de cette loge anglaise est William James Hughan ; il publia
le Livre des Actes de cette loge – qu’il qualifiait de jacobite – qui eut une histoire
courte mais intéressante2. En effet, le Minute Book va du 16 août 1735 au 20
août 1737, date à laquelle la loge fut fermée par l’Inquisition. Cependant il est
possible que la loge ait existé à une date antérieure, car le Livre de protocoles ne
parle pas de la cérémonie d’inauguration. D’après un mémorandum, signé par
André Lumisden, et daté d’Édimbourg le 20 novembre 1799, nous savons que
le Registre des minutes de cette loge fut sauvé et conservé par le Dr Irvin, l’un
de ses membres. À sa mort, en décembre 1750, sa veuve le céda précisément à
Lumisden, qui, à son tour le transmit à John Mac Gowan. Ce dernier en fit
don à la Grande Loge d’Écosse.
Sur la vie et les activités de cette loge, on ne sait pratiquement rien. On ne
connaît que ses statuts, et les noms de ses membres, qui par ailleurs n’étaient
pas nombreux. Bien que dans leur majorité ils aient été des partisans personnels
du Prétendant anglais Charles-Édouard, fils de Jacques III, Ludwig von Pastor
dit qu’on ne peut pas démontrer qu’ils aient agi politiquement en faveur des
jacobites. Et à la vue des protocoles conservés, cela paraît bien invraisemblable 3,
bien que Mellor, dans son effort pour renforcer sa thèse jacobite, essaie de trouver
des preuves là où en réalité elles n’existent pas. Hughan lui-même, analysant les
activités de la loge dit qu’il n’y a aucune raison de supposer que la loge ait été
utilisée « pour des fins que ne fussent pas strictement maçonniques ».
Le motif de la fermeture de la loge romaine nous est connu aussi à travers
Lumisden, même s’il se base sur une preuve erronée. Voici ce qu’il dit : « Après
la publication, par le pape Clément XII, d’un édit des plus sévères contre la

1. Toda y Güell, op. cit., p. 6 ; Melville, op. cit., p. 252 ; Thorp, op. cit., p. 86 ; Palau I Ducet, Conca
de Barberá, II Guía de Poblet, Barcelone, Imp. Romana, 1931, p. 140-144. Voici la traduction
de l’épitaphe : «  Ci-gît l’Excellentissime Sgr. Philippe Wharton, anglais, duc, marquis et
comte de Wharton, marquis de Malsbursi et de Carthloch, comte de Rathfasnum, vicomte
de Winchindon, baron de Trim, chevalier de Saint George (alias « de la Jarretière »). Mort
dans la foi de l’Église catholique romaine à Poblet, le 31 mai 1731. »
2. William James Hughan, The Jacobite Lodge at Rome (1735-1737) with a complete reproduction
of the Minute Book, Torquay, 1910.
3. Ludwig Pastor, Historia de los Papas en la época de la monarquía absoluta, Barcelona, Ed.
Gustavo Gili, 1959, t. 34, p. 351.

83
Maçonnerie1, eut lieu la dernière session de la loge à Rome le 20 août 1737, le
comte de Wintoun étant alors son Maître 2 ». Le même Lumisden ajoute que le
tailleur de la loge – qui était précisément un serviteur du Dr James Irvin – fut
fait prisonnier par l’Inquisition pour effrayer les autres 3, mais qu’on le libéra
tout de suite. L’erreur de Lumisden sur le motif de l’incarcération momentanée
et de la fermeture de la loge est évidente, car la bulle de Clément XII contre
les maçons n’existait pas encore en août 1737. Plusieurs mois passeront avant
sa publication le 28 avril 1738. Il n’est pas impossible cependant que même
dès cette date (juillet 1737) l’Inquisition romaine se soit occupée de l’affaire ;
d’autant plus qu’à cette époque, comme nous l’avons publié, l’Inquisition était
en pleine action à Florence pour ce même motif 4. Et en fin de compte, si elle y
était en campagne contre les loges maçonniques, c’était sous les ordres directs
de la Congrégation du Saint-Office, qui, depuis Rome, donnait les directives
à suivre.
Quoique Soriga  5 dise que la loge était composée «  exclusivement des
catholiques écossais », il se trompe étant donné qu’il identifie les jacobites avec
les catholiques. En réalité, il y avait aussi parmi les stuartistes des partisans qui
étaient protestants ou anglicans.
Voici la liste des fondateurs de la loge :
1.  William Howard, Vénérable ;
2.  James Irvin, 1er Surveillant ;
3.  Richard Younger, 2e Surveillant ;
4.  James Irvin senior, protomédecin de Jacques III ;
5.  Thomas Twisden ;
6.  William Hay ;
7.  James Dashwood ;
8.  Thomas Lisle ;
9.  William Mosman ;
10. Henry Fitz Maurice ;
11. John Stewart ;

1. En réalité la bulle – et non décret – va être dirigée contre la réunion des francs-maçons ou
Liberi Muratori, et non contre la Franc-maçonnerie.
2. Hughan, op. cit., p. 25, 35-36.
3. As a terror to others.
4. Dans la première moitié du xviiie  siècle vivait à Florence une très nombreuse colonie
d’Anglais, attirés par la douceur du climat, les trésors artistiques conservés dans la ville, et
par la liberté de cultes que le Grand Duché accordait à tous les étrangers, leur assurant une
vie tranquille. Ainsi donc, il n’est pas étonnant que les Anglais eux-même aient introduit, là
aussi, la ranc-maçonnerie. Cf. note 5, p. 103-122.
5. R. Soriga, Le Società segrete, l’emigrazione politica e i primi moti per l’independenza, Modène,
1942, p. 10-11.

84
12.  Charles Slezer ;
13.  John Cotton ;
14.  William Sheldon ;
15.  Marmaduke Constable ;
16.  Daniel Kilmaster.
Peu après au long de diverses « tenues » furent aussi reçus :
17.  Mark Carse ;
18.  le comte Soudavini (Soderini ?) ;
19.  De Bandy De Vis ;
20.  Thomas Archdeacon, capitaine du Royal Etranger « in the King of
Naples service » ;
21.  le comte di Crontstadt, suédois ;
22.  le vidame de Vassi, colonel de cavalerie, au service du roi de France ;
23.  Croysman, capitaine du régiment de Vassy ;
24.  Alexander Cunningham ;
25.  Allan Ramsay junior, peintre ;
26.  Louis Nairne ;
27.  John Halliburton ;
28.  le marquis C. A. de Vasse « Brigadier of the French Army and Collonelle
of Dragons » ;
29.  Alexander Clerk :
30.  Murray of Broughton.
Parmi les frères visiteurs figurent le comte di Winton, John Forbes et le
lord Kilmarnock.
Le premier Vénérable de la loge fut William Howard, très lié aux ducs de
Norfolk. Justement le catholique Thomas Howard, 8e duc de Norfolk avait été
Grand Maître de la Grande Loge d’Angleterre de 1730 à 1731 1. Le 2e Vénérable
de la loge de Rome fut le protestant John Cotton qui adopta le titre de Grand
Master. Et le mois d’août de 1736 le nouveau Vénérable élu fut lord Winton
(Wintown ou Wintoun]) «  Earl of Seton  », en réalité cinquième comte de
Seton, qui, peu après se donna aussi le titre de Great Master. Considéré un
héros jacobite, fait prisonnier à Preston en 1715, évadé de la Tour de Londres,
il s’était réfugié dans les États de l’Église 2.

1. Il est significatif, que dans l’Angleterre des premiers George où les catholiques étaient des
hors-la-loi, la jeune franc-maçonnerie était non seulement le seul organisme à les accueillir
en frères, mais qu’elle se donna même un Grand Maître pris parmi eux.
2. Parmi d’autres, Mellor en fait une description peu aimable : « Les bizarreries mentales ‘du
pareil Vénérable’ lequel était, par surcroît, un ‘tapeur’ redouté, harcelant Jacques  III de
demandes d’argent ». Mellor, op. cit., La Charte…, p. 123-124.

85
Parmi les membres de la loge, John Halliburton est considéré aussi un
jacobite connu. On trouve également un nommé William Hay, peut-être le
William Hay, comte d’Inverness, qui fut le précepteur des deux fils du Chevalier
de Saint-George, et qui mourut vers 1740.
Le dernier de la liste est l’Écossais Murray of Broughton secrétaire du prince
Charles Édouard Stuart, fils du Prétendant Jacques III qui est aussi le dernier
visiteur de la loge, comme le prouve sa signature sur un des registres. Il était
protestant et « un jacobite au zèle outrancier jusqu’à Culloden1 ». Considéré
comme un Judas ou un agent double, la dernière fois ou la loge se réunit fut
marquée par sa visite. La descente de police et la fermeture de la loge qui
s’ensuivit coïncidèrent avec son départ.
Jacobites ou non la plupart des membres de la loge de Rome, étaient
d’origine anglaise, à l’exception du comte Soudavini, le seul italien, et le suédois
comte de Crontstadt. D’autre part dans l’article 3 des statuts – qui étaient rédigés
en latin – on dit : Peregrini rejiciuntur si linguam anglicam non intellegunt.
En tout cas – comme dit Hughan – les réunions de la loge étaient ouvertes
aux visites tant de partisans de la dynastie hanovrienne que de ceux des
Stuarts 2.
Étant donné que le docteur Irvin fut celui qui a sauvé les archives (ou plutôt
quelques papiers) de la loge «  stuartiste ou jacobite  » de Rome – car nous
ignorons même son titre distintif –, il est possible qu’il ait été le responsable
de leur garde (article  9 des statuts : Sacra archivia Magistri et Guardiani
custodiunto).
Lesdits statuts sont plutôt des règlements, car dans l’article 4 on dit : Magister
magistratus creato, lodgiae leges ferunto. Les articles  5, 6 et 7 s’occupent des
punitions et amendes 3. Ces dernières étaient destinées aux pauvres (Article 8 :
Mulctas pauperibus largiuntor) 4.
Reste à éclaircir pourquoi ces « statuts » ont été rédigés en latin au lieu
d’utiliser l’anglais, la langue officiele de la loge. L’interprétation donnée par
Carlo Francovich  5, à mon avis, n’est pas vraisemblable du point de vue de
l’histoire de la franc-maçonnerie, et encore moins de l’histoire de l’Église
catholique. Il dit que la rédaction en latin «  donne l’impression de vouloir

1. Fait prisonnier, il comparut devant une commission d’enquête, à laquelle il livre tous
les renseignements qu’on voulut. Sa signature fut radiée sur les documents de la loge de
Canongate. J.  Murray Of Broughton, Memorials (1740-1747), Edinburg Scottish History
Scoety, 1898, p. XIII.
2. Hughan, op. cit., p. 24.
3. Statuta ad romanam liberorum muratorum lodgiam demissa. Nº 5, 6 y 7.
4. Cf. Statuta in Appendice Nº 1.
5. Carlo Francovich, Storia della massoneria in Italia dalle origini alla rivoluzion francese,
Florence, La Nouova Italia, 1974, p. 43.

86
adapter les rites maçonniques au rituel de l’Église catholique ». Confondre le
rituel maçonnique avec ces règlements particuliers, et les rites maçonniques avec
ceux de l’Église, seul peut l’écrire quelqu’un qui ne connaît bien ni l’histoire
de l’Église ni celle de la franc-maçonnerie, car tout parallélisme entre Église ou
religion et franc-maçonnerie est d’autant plus erroné que la franc-maçonnerie
n’est pas une religion.
La loge se réunissait « at Joseppe, in the Corso », ou bien « at Three King,
strada Paolini », ou « chez Dion ». C’est-à-dire que nous sommes – suivant la
tradition anglaise de l’époque – dans des auberges, petits restaurants, clubs, où
s’établissait l’adresse provisoire de la loge.
Quoique la documentation conservée de la loge de Rome soit très mince, elle
a néanmoins suscité de nombreuses théories. Une fois de plus Alec Mellor, suivi
par Carlo Francovich, s’est occupé des luttes peu fraternelles, « protagonices »
par certains des membres de la loge romaine. Par exemple celle du Vénérable
Winton, déjà cité, «  un tapeur redouté, harcelant Jacques III de demandes
d’argent  1  ». Ça, c’est à l’origine d’une hypothèse : celle que Jacques  III ne
devait guère aimer la loge, et que « peut-être son ambiance, jointe assurément
à des motifs autrement graves, joua-t-elle dans ceux qui devaient le déterminer
à sévir et à provoquer sa fermeture par la police papale avant même la bulle
de 1738 2 ».
Suivant les mêmes auteurs, le prince Charles-Édouard déclara au conseiller
aulique Waechter n’avoir jamais été franc-maçon, ajoutant qu’il en avait
eu autrefois le désir, mais que Jacques  III, son père, le lui avait interdit, et
que, malgré tout son désir de renseigner son interlocuteur, la chose s’avérait
impossible parce qu’il n’avait pu découvrir une seule pièce maçonnique dans
tous les papiers et documents qu’il avait fait venir à Rome de Saint-Germain-
en-Laye. Le prince fit une réponse analogue au duc de Sudermanie, venu lui
aussi le consulter. Il signa l’interview de sa main, et nul n’en a jamais discuté
l’authenticité 3.
Hughan et d’autres historiens se sont aussi attachés à démontrer que le prince
n’avait jamais appartenu à l’ordre maçonnique, et ont souligné fort justement
que les innombrables documents tels que des diplômes revêtus de sa signature
étaient des faux souvent grossiers. Beaucoup des jacobites impécunieux avaient
fait des hauts grades un véritable trafic 4.
Mais, c’est une autre histoire.

1. Cf. note 17.


2. Ibidem.
3. Ibidem, p. 120 et 149. Robert Freke Gould, The History of Freemasonry, Londres, Th. Jack,
1882-1887, vol. 5, p. 110.
4. Hughan, op. cit. p. 25 et ss.

87
Appendice

statuta ad romanam liberorum muratorum


lodgiam demissa

1. Ne quis sine ostracismo admittitor.


2. Candidatus quisque a nocte, qua fuerit electus ad proximum 3.  Conventum
Probationarius esto.
4.  Peregrini rejiciuntor si linguam anglicam non intellegunt.
5.  Magister magistratus creato ; Lodgiae leges ferunto.
6.  In omni causa decernenda penes magistratum duo sufragia sunto.
7.  Magistro in fratres jus esto convocandi et contumaces mulctandi.
8.  Fratres sub poena forsan nimis severa laborantes a Magistro ad Lodgiam
appellanto.
9.  Mulctas pauperibus largiuntor.
10.  Sacra archivia Magistri et Guardiani custodiunto.
11.  Magister post coenam, non sine debitis libationibus, scilicet propinationibus
massonicis, Lodgiam claudito.
12.  Guardianus senior suffragia colligito ; junior Lodgiam a secretis esto ; legum tabulas
facito.
13.  Quisque frater electus, binis vestimentis muratoriis (scilicet quattuor Chiro-thecis)
totam fraternitatem donato.

88
jacobite networks, freemasonry
and fraternal sociability
and their influence in russia, 1714-1740

Robert Collis

On October 11th 1714 (O.S.) the British representative in St. Petersburg,


George Mackenzie, wrote a standard despatch to William Bromley, the
Secretary of State for the Northern Department. In the long report Mackenzie
mentions that the tsar ‘had formerly destined one of his chambellans and a
relation of his own, m-r de Narischkine, to be the bearer of an answer to a
letter, which our king had wrote His Majesty from Hanover’. According to
Mackenzie, this envoy ‘has a personal good character here 1.’ This rather typical
diplomatic message refers to the mission of Semyon Grigor’evich Naryshkin
(c. 1680s-1747) to England in order to congratulate George I on his accession
to the throne, among other issues.
However, eighteen days later, Mackenzie wrote another letter on the subject
— this time to John Erskine, the Earl of Mar (1675-1732), who was to lead
the Jacobite uprising in 1715 — in which he adopts a decidedly different style
of language. The same information is relayed, but is now cloaked in Masonic
phraseology and elaborates upon the hand-crafted gift — a sea compass —
made by Peter the Great’s own hands that Naryshkin is to convey to George I.
Thus, in addition to the information relayed to Bromley, Mackenzie adds :
Without breaking throw the Masson Word, I hope, as to a Brother Mechanick
of His Czarian Majesty, it will as yet be allow’d me to acquaint you so far, that
he is to carry, say they, a sea Compass to our King : the value of that present
is that ‘tis of this Prince’s own gradation, and the box of his own turning’.
However, Mackenzie cuts short his description by protesting that he is not ‘so
compleat a Carpenter as to let out the cunning’, whereas his Lordship, that is
the Earl of Mar, has ‘so long ago pass’t the Essay Master 2.

This correspondence between Mackenzie and John Erskine is highly


significant and poses a number of questions. Firstly, why is Mackenzie writing

1. Letter from George Mackenzie to William Bromley, October 11th 1714 (O.S.), in Sbornik
Imperatorskogo Russkogo istoricheskogo obshchestva, XXXIX, (St. Petersburg, 1884), p. 296.
2. Letter from George Mackenzie to the Earl of Mar, October 29th 1714 (O.S.), in Robert Paul,
‘Letters and Documents Relating to Robert Erskine, Physician to Peters the Great Czar of
Russia 1677-1720’, Miscellany of The Scottish History Society (Second Volume), 44, 1904,
p. 408.

89
to John Erskine ? After all, Erskine had just been relieved of his government
post as Secretary of State for the Southern Department after the recent death
of Queen Anne. Besides, even if he had still retained his government post,
Mackenzie was directly answerable to Bromley – the Secretary of State for the
Northern Department. The answer seems to be that Mackenzie was an agent
acting on behalf of the Earl of Mar. As early as 1707, the Earl of Mar had
instructed Mackenzie to send weekly reports from Turin 1. Furthermore, after
the failed uprising in 1715, Mackenzie maintained correspondence with Mar.
By 1718, he was in Paris, and on June 26th he wrote from Versailles to Mar,
describing the woes of the Jacobite community  2. Moreover, in a letter sent
from St. Petersburg, dated October 8th 1714, it is clear that Mackenzie had been
entrusted to relay a confidential message to Robert Erskine — Mar’s first cousin
— who was chief physician to Peter the Great and held in great esteem by the
monarch. Mackenzie writes : ‘I was willing to answer each particular of what
you had done me the honour to entrust to my unbosomeing myselfe to him in
confidence, of all your generous intentions in his regard’. Mackenzie then tries
to reassure the Earl of Mar that his cousin had promised to write ‘on an affair
that we both conclude may yet abide some respite […] or I by his appointment
will write you an ample detail of what concerns himselfe and something beside
that, we imagine may not be altogether indifferent to yourselfe. This I have
bound myselfe to transmit in the manner was concerted, when I took leave of
your Lordship 3.’ In other words, Mackenzie had been specially engineered to
take up the post in St. Petersburg, not for official reasons, but to act as a conduit
between Dr. Robert Erskine and John Erskine, the Earl of Mar.
The Masonic language used by Mackenzie in the letter to Mar of October
29th, ties both figures into a distinctly Scottish tradition of the Craft, which
placed great emphasis on the Mason Word and on passing the Essay Master 4.
Indeed, the statement that the Earl of mar had ‘long ago pass’t the Essay Master’
strongly suggests he was a high-ranking Scottish mason. Hence, the message is
saturated with political intrigue and Masonic terminology.

1. The National Archives of Scotland holds two letters written by Mackenzie to the Earl of
Mar from Turin, dated November 1707 and May 1708. See National Archives of Scotland,
Mss. GD 124/15/709.
2. Letter of George Mackenzie to John Erskine, the Earl of Mar, from Versailles, June 26th 1718
(O.S.), in Calendar of the Stuart Papers belonging to His Majesty the King, preserved at Windsor
Castle, Vol. V (London : Historical Manuscripts Commission, 1912), pp. 581-2.
3. Paul, p. 404.
4. On the Scottish tradition of the Mason Word and the Essay Master, see David Stevenson,
The Origins of Freemasonry : Scotland’s Century 1590-1710 (Cambridge : Cambridge University
Press, 1988).

90
The reference to S. G. Naryshkin being a ‘Brother Mechanick of his Czarian
Majesty’ is also very important. Does this suggest that Naryshkin had been
initiated into a form of Masonry practiced by Mackenzie and Mar ? Looking at
Naryshkin’s background, it is not improbable. He was the aristocratic younger
cousin of Peter the Great1 and had been one of thirty-five so-called volunteers
who had escorted the tsar on the Grand Embassy to Western Europe between
1697-1698  2. Naryshkin had stayed on to receive his education in England
and Berlin. On returning to Russia after the completion of his studies, S.G.
Naryshkin became a general-adjutant and rose to the rank of Captain in the
Lifeguards of the Preobrazhenskii Regiment. Moreover, after 1710 Peter the
Great began entrusting Naryshkin with a series of important and sensitive
diplomatic missions, which involved travelling to Italy in 1711, where he met
Cosimo de Medici III (1642-1723), followed by an audience with King Frederick
-IV (1671-1730) in Copenhagen in 1712. Furthermore, in 1713 Naryshkin was
entrusted with securing a peace treaty with the Hapsburg Empire in Vienna
against the Ottomans 3.
The significance of the reference to S.G. Naryshkin being a “Brother
Mechanick” from as early as 1714 is compounded by Masonic events in Paris
some twenty-three years later. As Pierre Chevalier has documented, on 17th
July 1737, a certain “Prince Narishkin” is listed as having been initiated into
the Coustos-Villeroy Lodge 4. Chevalier goes not further in trying to identify
the Russian prince who had evidently become the first of his countrymen
involved in Parisian Freemasonry. However, a number of Russian scholars
have since concluded that the Naryshkin in question was Semyon Kirillovich
Naryshkin (1710-1775) 5. However, whilst S. K. Naryshkin did reside in Paris,
this was only during the short reign of Ivan VI (1740-1764) between 1740 and
1741, that is, in the uncertain period between the death of Anna Ioannovna in
October 1740 and the palace coup of Elizaveta Petrovna in November 1741.
Indeed, up until the death of Anna Ioannovna S.K. Naryshkin had been a

1. Semyon’s father, Grigorii Filimonovich (d. 1706), was a first-cousin once-removed of Natalia
Kirillovna Naryshkina (1651-1694), Peter the Great’s mother.
2. For a complete list of the volunteers on the Grand Embassy, see D. Guzevich & I. Guzevich,
Velikoe posol’stvo (St. Petersburg : Feniks, 2003), p. 261-6.
3. Novii entiklopedicheskii slovar, Vol. XX (Moscow, 1916). For more on Naryshkin’s career, see
Robert Collis, ‘Semen Grigorivich Naryhskin (c. 1680-1747) : Russia’s First Freemason ?’,
Faravid, 29, 2005, p. 85-91.
4. Pierre Chevalier, Les Ducs sous l’acacia (Paris, Vrin, 1964), p. 76.
5. See for example, A.  I. Serkov, Russkoe masonstvo 1731-2000gg. Entsiklopedicheskii skovar’
(Moscow : Rosspen, 2001), p. 933. The American scholar Douglas Smith also concurs with
Serkov in regard to S.K. Naryshkin being the first Russian Freemason. See Douglas Smith,
Working the Rough Stone : Freemasonry and Society in Eighteenth-Century Russia (DeKalb :
Northern Illinois University Press, 1999), p. 19.

91
gentleman of the bedchamber (kamer-iunker) at the court of the Empress  1.
Thus, S. K. Naryshkin cannot have been the Russian prince in question who
was initiated at the Coustos-Villeroy Lodge in Paris in 1737. Hence, one can
be almost certain that the “Prince Narishkin” that became a Freemason of the
Coustos-Villeroy Lodge in 1737 was S. G. Naryshkin. Rather confusingly, both
S. G. Naryshkin and S. K. Naryshkin carried out diplomatic roles in London
during the 1740s, with the former being Russian Ambassador (posol) between
1741-1747 and the latter serving as an extraordinary envoy (chrezvychainyi
poslannik) between 1742-1743 2. In other words, S. G. Naryshkin was the senior
diplomatic figure of the two.
The impressive diplomatic experience built up by S. G. Naryshkin since as
early as 1710 is wholly in keeping with the composition of the Coustos-Villeroy
Lodge. As R. William Weisberger has noted, the lodge quickly became a centre
for various European aristocrats residing in Paris after its foundation in 1736 3.
More specifically, it attracted a plethora of aristocratic diplomats that were
attracted to the social milieu of Louis François Anne de Neufville, the Duke
of Villeroi (1695-1766). Within a year of being founded, for example, the lodge
had initiated the Venetian ambassador Count Farsetti, the Danish ambassador
Count Platte and the Swedish diplomat Baron Carl Fredrik Scheffer, as well as
various other European royals, including Prince Lubomirski of Poland, Prince
Wemille of Nassau and Prince Caraffa of Lombardy 4. 
Crucially, one can therefore link S. G. Naryshkin – the “Brother Mechanick”
– to Scottish Jacobite Freemasonry in 1714, as evidently practiced by George
Mackenzie and the Earl of Mar, and to French Freemasonry as it flourished
in the 1730s. The latter form of Freemasonry was heavily influenced by
Jacobite émigrés in France, such as Charles Radclyffe (1693-1746) and Andrew
Michael Ramsay (1686-1743). In other words, in both cases Naryshkin’s links
to Freemasonry revolve around contact with a Jacobite milieu in St. Petersburg
and Paris respectively.

Roots of Jacobite Influence on Freemasonry in Russia


Before assessing the influence of Jacobite networks in Russia — in both
political and Masonic terms — in the post 1715 period, it is worthwhile
exploring why the Earl of Mar felt that his cousin could be of use in a political

1. A. A. Polovtsov (ed.), Russkii biograficheskii slovar’, XIII (St. Petersburg/Petrograd : Izdanie
Imperatorskago Russkago istoricheskago obshchestva, 1896-1918), p. 97.
2. See Polovtsov (ed), XIII, p. 94-7.
3. R. William Weisberger, ‘Parisian Masonry, the Lodge of the Nine Sisters, & the French
Enlightenment’, Heredom, vol. 10, 2002, p. 159.
4. Chevalier, p. 76-8 ; Weisberger, p. 159.

92
climate in which the new Hanoverian regime had already stripped him of his
government post.
Robert Erskine’s influence at the Petrine court was based on merit and had
increased substantially since his arrival in Russia in 1705. He was not only the
tsar’s chief physician, but was also the head of the entire medical chancery.
Moreover, in 1714 he was appointed as the first director of the Petersburg
Kunstkammer and library, as well as being entrusted with orchestrating grand
social pageants, such as the name day celebrations of Alexander Menshikov.
Erskine’s influence at court was helped by Peter the Great’s faith in the merits
of Jacobite servitors. This had been consolidated since the early 1690s, when
Patrick Gordon first welcomed the young tsar into his home in the Foreign
Quarter of Moscow. From this time, Peter the Great chose to enlist the services
of a number of Jacobite sympathisers who occupied key positions across various
fields of the Russian state. Thus, Jacob Bruce — a Russian of Scottish descent
— rose to prominence in the military sphere, as well as being an advocate of the
advancement of learning and science. Moreover, Henry Farquharson entered
Russian service after 1698 as arguably the most important mathematician and
astronomer of the Petrine age. Farquharson hailed from Aberdeenshire, where
he had studied at Marishcal College under George Liddell, a renowned Jacobite
and Mason.
Yet, despite various historians — including Frank McLynn — asserting that
Patrick Gordon founded a Jacobite lodge in Russia or that Peter the Great was
initiated by Christopher Wren in 1698, one cannot substantiate these claims
with any solid evidence 1. What one can say, prior to 1714, is that both Peter the
Great and his closest servitors and many of the British community in Russia
developed separate, yet interrelated, forms of bacchanalian fraternalism that
drew impetus from each other. Thus, the so-called All-Mad, All-Jesting, All
Drunken Assembly involved many of Peter’s leading courtiers throughout his
reign and involved rituals, regulations and veneration of Bacchus 2. At the same

1. On Patrick Gordon (1635-1699) founding a Jacobite lodge in Russia, see Frank McLynn, The
Jacobites (London : Routledge & Kegan Paul Inc., 1985), p. 140. On the legends surrounding
Peter the Great being initiated into Freemasonry by Christopher Wren, see A.N. Pypin,
Russkoe masonstvo. XVIII i pervaia chetvert XIX v. (Petrograd : OGNI, 1916), p. 83. Also see
Robert Collis, ‘Hewing the Rough Stone : Masonic Influence in Peter the Great’s Russia,
1689-1725’, in Freemasonry and Fraternalism in Eighteenth-Century Russia, edited by Andreas
Önnerfors and Robert Collis (Sheffield : CRFF, 2009), p. 33-62.
2. For more on the All-Mad, All-Jesting, All Drunken Assembly, see M.I. Semevskii, ‘Shutki
i potekhi Petra Velikago. Petr Velikii kak iumorist’, Russkaia Starina, June 1872, p. 845-92 ;
Ivan Nosivich, ‘Vsep’ianeishii sobor, uchrezhdennyi Petrom Velikim’, Russkaia Starina,
December 1874, p. 734-39 ; N. M. Moleva, ‘”Persony” vseshuteishego sobora’, Voprosy istorii,
1974, p. 206-11 ; Ernest A. Zitser, The Transfigured Kingdom : Sacred Parody and Charismatic
Authority at the Court of Peter the Great (Ithaca : Cornell University Press, 2004), p. 170-91.

93
time, the British community, including Jacobites, established the so-called
Bung College, which functioned along the same lines. Members referred to the
fraternity as a “brotherhood” and it also revelled in a mixture of regulations,
ritual and bacchanalian abandon  1. Whilst the existence of the Bung College
in Russia did not necessarily act as a harbinger of Masonry, it did familiarise
Peter the Great and his court with foreign forms of fraternal behaviour.

The Post 1715 Russian Setting for Jacobite Émigrés


In the wake of the failure of the 1715 uprising, Russia became a sanctuary for a
host of prominent Jacobites. Indeed, during Peter the Great’s second Embassy to
Western Europe in 1716-1717, exiled Jacobites flocked to the Russian entourage
in the hope of securing favours from Robert Erskine, who accompanied the
tsar and who was now fully supporting the Stuart cause. Favours they wanted
and favours they received, as through Erskine’s efforts a host of Jacobite naval
officers was recruited in 1717 ; the most prominent of whom were Thomas
Gordon, Thomas Saunders, William Hay, Robert Little and Adam Urquhart.
Moreover, Erskine’s nephew, Sir Harry Stirling, also took up residence at St.
Petersburg as a thinly disguised Jacobite agent 2.
Thus, despite Robert Erskine dying at the end of 1718, he had set in place
a Jacobite network in Russia that was of military and political importance : it
was certainly considered a serious threat by the British government. However,
despite the overtly Masonic nature of Mackenzie’s correspondence to the Earl
of Mar in 1714, there is subsequently an utter dearth of material in the next
few years to suggest that these Jacobite recruits engaged in Masonic activities in
Russia. The one slight exception being that Harry Stirling soon took an active
role in the fraternal activities of the Bung College.
However, in a decade when Charles Radclyffe and the Duke of Wharton
were establishing Masonic lodges in Paris and Madrid respectively, can it be
that the sizeable Jacobite community in Russia refrained from such forms
of political bonding and fraternal association ? It should be stressed that the
Jacobite network in Russia was far from being cut adrift during the 1720s.
Indeed, throughout the 1720s James Stuart, the Old Pretender, ensured that
prominent envoys were stationed in Russia to act on his behalf. Between 1723

1. For more on the Bung College, see S.  F. Platonov, ‘Iz bytovoi istorii Petrovskoi epokhi.
Bengo-Kollegiia ili Velikobritanskii monastyr’ v S.-Peterburge pri Petre Velikom’, Izvetsiia
Akademii Nauk SSSR, Nos. 7-8 (1926), p. 527-46 ; A.G. Cross, ‘The Bung College or British
Monastery in Petrine Russia’, Study Group on Eighteenth-Century Russia Newsletter, 12 (1984),
p. 14-24.
2. Rebecca Wills, The Jacobites and Russia 1715-1750 (East Linton : Tuckwell Press, 2002),
p. 49-55.

94
and 1724, for example, Colonel Daniel O’Brien was resident in Russia, where
he coordinated Jacobite activity with Thomas Gordon and Henry Stirling.
He left Russia in February 1724, but at exactly the same time Captain William
Hay voluntarily relinquished his naval position and headed to the exiled court
in Rome. Subsequently, Hay was to repeatedly undertake missions between
Rome and Russia, acting as the key transmitter of Jacobite political ideology
and policy, and, as I will argue, a vital conduit conveying the fraternal culture
at Rome to Russia. At the same time as Hay was maintaining a vital link
between the court in Rome and its interests in Russia, James Fitzjames, the
Duke of Liria, also bolstered the Jacobite presence in Russia. Acting as the
official Spanish Ambassador, he succeeded in instigating a second wave of
Jacobite recruitment to Russian service, which significantly included James
Keith and Mark Carse 1.
The name of Keith is most commonly associated with the origins of
Freemasonry in Russia, as he was officially appointed Provincial Grand Master
of Russia in 1740 by the Grand Lodge in London. In the nineteenth-century
the German Masonic journal Latomia stated that between 1732-1734 Keith had
acted as the Worshipful Master of a lodge in St. Petersburg 2. The evidence for
this claim does not exist, but it has since been repeated on numerous occasions 3.
However, it is intriguing that the names of O’ Brien and the Duke of Liria are
included in Gustav Bord’s list of the original membership of Derwantwater’s
Parisian lodge 4. Moreover, both Hay and Carse were members of the Jacobite
lodge in Rome between 1735 and1737 5. In other words, a stream of Jacobites
who were, or would soon become, Masons were actively promoting the Stuart
cause in Russia during the 1720s.
As I just mentioned, William Hay acted as a vital conduit between Jacobites
in Rome and Russia after 1724. The surviving correspondence or instructions
relating to Hay’s missions to Russia are primarily political in tone 6. One notable
exception, however, is a letter Hay wrote to Thomas Gordon from Rome on
February 2nd 1732. Rather than political instructions or news, Hay simply
encloses two rings for Gordon and Stirling, which he states are for knights of the
Order of Toboso. He goes on to write that ‘we knights daily after drinking the

1. On the role of Jacobites in Russia in the 1720s, see Wills, p. 68-140.


2. Latomia : Friemaurerische Vierteljahrs-schrift, XXI, 1862, p. 114.
3. See for example, Robert Freke Gould, Military Lodges : The Apron and the Sword of
Freemasonry Under Arms (London, 1899), p. 208.
4. Gustave Bord, La Franc-Maçonnerie en France des origins à 1815. Tome premier : les ouvriers
de l’idée révolutionnaire, 1688-1771 (Paris, 1908), p. 69.
5. William James Hughan, The Jacobite Lodge at Rome 1735-7 (Torquay : Lodge of Research No.
2429, Leicester, 1910), passim.
6. See the Instructions to Captain William Hay, 29.2.1725, Royal Archives, Stuart 81/30.

95
healths of the Royal Family, a fair meeting on the green follows’. Hay describes
that he had the rings made in the summer of 1731 and that the young Stuart
princes, as protectors of the order, wear them.
Most historians have dismissed the Order of Toboso as ‘a light-hearted
fraternity’ the primary purpose of which was to entertain the two young
princes1. However, Steve Murdoch has rightly questioned the rationale of
turning senior Jacobites into court jesters  2. Building on Murdoch’s research,
one can lend this position added weight. In fact not only was the Order of
Toboso highly serious, but it was also a far-flung, trans-national Jacobite
fraternal network, with definite centres of activity in strongholds of the Stuart
diaspora, such as Rome, St. Petersburg, Paris, Leiden, Rotterdam, Valencia
and in London.
The Order dates from around 1726 and displayed many characteristics
similar to Freemasonry. Two Grand Masters — Sir William Livingston and the
Reverend Ezekiel Hamilton — are known to have presided over the Order, for
example, between 1726-1738. Evidently the wearing of rings inscribed with the
Order’s motto as insignia was introduced in the early 1730s. The correspondence
of Ezekiel Hamilton also reveals that the Order held Chapters, with one taking
place in Spa in 1737. At this Chapter, Hamilton notes that Dr. James Hawley
of London was made physician to the Order  3. What is more, as in the early
era of adoption lodges in France, for example, the Order of Toboso also had
a Protectress and by 1737 had expanded the order to include the wives (and
possibly daughters) of the knights 4.
A great deal about the character of the Order — and its links to Jacobite
Freemasonry — can be gleaned from a letter, dated January 28th 1733, which
was sent by the leadership of the fraternity in Rome to St. Petersburg. The
letter is addressed to the Knights Thomas Gordon, Thomas Saunders and
Henry Stirling, that is three individuals who arrived in Russia with the help of
Robert Erskine. The tone of the letter is extremely chivalric and is concerned

1. See for example Henrietta Tayler (ed.), The Jacobite Court at Rome in 1719: From Original
Documents at Fettercairn House and at Windsor Castle (Edinburgh : T & A. Constable Ltd.,
1938) p. 138 ; Wills, p. 146.
2. Steve Murdoch, Network North : Scottish Kin, Commercial and Covert Associations in Northern
Europe, 1603-1746, (Leiden : Brill, 2005), p. 339. Murdoch has also recently published an article
on the Order of Toboso. See Steve Murdoch, ‘Tilting at Windmills : The Order del Toboso as
a Jacobite Social Network’, in Loyalty and Identity : Jacobites at Home and Abroad, edited by
Paul Monod, Murray Pittock and Daniel Szechi (Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2010),
p. 243-64.
3. Reports on the Manuscripts of the Earl of Eglinton, Sir J. Stirling Maxwell., Bart., C.S.H.
Drummond Moray, Esq., C. F. Weston Underwood, Esq., and G. Wingfield Digby, Esq.
(London : Historical Manuscripts Commission, 1885), p. 517.
4. Eglinton, p. 472, 517.

96
with the initiation of Robert Little, who also came to Russia in 1717. The
letter then describes how ‘having taken into our serious consideration the
Great Prudence, the consummate valour and other Heroick Qualities’ of Little
they have ‘thought fitt to elect him into the said order’. Moreover, they give
the authority for Gordon, Saunders and Stirling to ‘receive him in due form
and to invest him with all the rights, dignitys, Privileges and Preheminences
thereunto belonging  1’. Thus, this letter demonstrates that the order held
elaborate initiation ceremonies and rituals and was an honour to be cherished
by new initiates.
The letter is signed by six leading Jacobites : Ezekiel Hamilton (the Grand
Master), George Keith (the Earl Marischal), William Maxwell, John Stuart,
Mark Carse and William Hay. Furthermore, the last three signatories all went
on to join the Jacobite lodge in Rome when it was established in 1735. Both
Carse and Hay had served in Russia, and whilst James Keith is not mentioned
in the Toboso correspondence between Rome and St. Petersburg, it seems
unlikely that he was not a fellow knight, along with his beloved elder brother
and his Jacobite comrades.
Hence, many of the Jacobite knights of the Order of Toboso were at the
same time also Freemasons. Whilst overlaps between the two fraternities clearly
exist, one still has to ask what differentiates the societies ? I would argue that
the Order of Toboso offered Jacobites in Russia (and across Europe) both a
different ideological vision of fraternalism and served a political function,
whereby it helped to forge a bond between a distinct faction within the scattered
Jacobite diaspora. In ideological terms, the knights of the Order of Toboso
shared a romantic and decidedly aristocratic vision that bears comparison with
the contemporaneous development of Scottish Rite Masonry. Thus, in many
senses the knights of the Order of Toboso and Chevalier Ramsay were supping
from the same cup of medieval romanticism mixed with an aristocratic form of
Jacobite fraternalism. The similarities between Ramsay’s vision of Freemasonry
and the Order of Toboso is extremely interesting, especially if one considers his
strong loyalties to his mentor and patron – the Earl of Mar 2.
Indeed, in political terms the Order was restricted to a wing of the Jacobite
party loyal to Mar that centred around Ezekiel Hamilton (in Rome and Leiden)
and George Keith (in Rome and Valencia). In effect, the Order of Toboso was a
fraternal bulwark against an internal rival faction, with a strong bastion being in

1. Eglinton, p. 183-184.
2. For more on the close links between Ramsay and the Earl of Mar, see G.D. Henderson,
Chevalier Ramsay (London : Thomas Nelson, 1952).

97
Russia. Their avowed opponents for the ear of James Stuart were James Murray,
the Earl of Dunbar and John Hay, the Earl of Inverness.
As Edward Gregg has noted, Murray and Hay were known as ‘The
Favourites’ and were the focus of ‘the most consistent and longest-running
Jacobite charges of treason  1’ Murray, in particular, was despised by the Mar
camp, for his apparent treachery against his former mentor during the failed
uprising in 1719. At the time, Alexander Forbes, Lord Pitsligo, describes how
Murray had been ‘my Lord Mar’s professed enemy  2’. William Livingston,
Viscount Kilsyth, the first Grand Master of the Order of Toboso, and who
is described by Henrietta Tayler as ‘a tool of Mar’, also stated that ‘he would
sooner die in a ditch than suffer’ the ‘folly and insolence’ of Murray 3.
In 1734, the Order of Toboso — led by Hamilton — attempted to publicly
humiliate Murray by issuing a series of damning indictments as to why his
purported wish to join the fraternity had been rejected. He is labelled as an
enemy to ‘true chivalry’ and his envy against the Order was so great that he
had ‘conspired with magicians and wicked negromancers’ in Rome to ‘eclipse
the glory and renown’ of the Order’s ‘heroick deeds  4’. Murray retaliated by
publishing Some Observations against what he called this ‘infamous libel  5’.
Murray appears to have come out on top after this very public attempt to
humiliate him, as he not only retained the favour of James Stuart, but also
succeeded in ensuring that Hamilton was exiled from the court in Rome and
had to taken up residence in Leiden.
The political loyalties of the knights of the Order of Toboso towards the
Mar camp helps to explain the strong presence of the fraternity in Russia. All
the known members in Russia owed their positions to the efforts of Robert
Erskine, with Stirling also being a nephew of the Earl of Mar. Furthermore,
James Keith was also bound to this group. Thus, whilst no evidence suggest
that the Earl of Mar — through the efforts of George Mackenzie and Robert
Erskine — established a long-lasting Masonic network in Russia, it is apparent

1. Edward Gregg, ‘The Politics of Paranoia’, in The Jacobite Challenge, edited by Éveline
Cruickshanks and Jeremy Black (Edinburgh : John Donald Publishers, 1988), p. 48.
2. Tayler, p. 86.
3. Tayler, p. 42.
4. Eglinton, p. 184-185
5. James Murray, the Earl of Dunbar, Some Observations made by the Earl of Dunbar, on a
Paper lately published by Mr. Ezekiel Hamilton, who tho’ a Clergyman in Holy Orders, has
thought fit to declare himself Successor to Don Quixote, by assuming the grotesque Title
of Grand Master of the Order of Toboso, and under that Name to publish his Calumnies
against the said Earl in an infamous Libel, of which here follows an exact copy (Edinburgh :
1735).

98
that the Jacobite activities in the region between 1714-1717 had a lasting legacy
on the history of both fraternalism and freemasonry in the country.
This legacy can be seen in two regards : firstly, the fraternal activities of
the Order of Toboso expressed the ideological and political aspirations of the
Mar camp of the Jacobite diaspora. The Order was spread across the whole of
Europe, with its Russian-based brothers forming one of its most formidable
powerbases. James Keith emanated from this close-nit fraternal association and
subsequently went on to formally establish official Freemasonry in Russia.
Secondly, documentary evidence strongly suggests that Russia’s first
freemason — Semyon Grigor’evich Naryshkin — was introduced to the Craft
by the Mar circle, which included Robert Erskine and George Mackenzie.
He evidently maintained his Masonic propensities late into his life, having
been initiated into the Coustos-Villeroy Lodge in 1737. Ironically the paths of
Keith and Naryshkin would have crossed in 1741. Keith returned to Russia in
May 1741, after spending over a year in England, where in March 1740 he was
appointed Provincial Grand Master of Russia 1. As Keith was leaving, Naryshkin
took up his post as Russian Ambassador to Britain – a position he retained
until his death in 1747. The Masonic fates of both individuals, I would argue,
owe much to the Jacobite circle of the Earl of Mar and their machinations after
the political crisis of 1714-1715.

1. James Anderson, The Constitutions of the Free Masons, 3rd edition (London, 1756), p. 333.

99
le parnasse de chaulnes et l’art royal
Itinéraire d’un duc et pair entre équerre
et microscope dans la France de Louis XV

Pierre-Yves Beaurepaire

Pour les historiens du premier xviiie siècle, le nom de Chaulnes renvoie aux


Tables de Chaulnes, à l’exil de Fénelon à Cambrai, aux espoirs du clan des ducs
(Chevreuse et Beauvilliers) qui entoure le jeune duc de Bourgogne, dont tous
espèrent qu’il va transformer la monarchie après la difficile fin de règne du Grand
roi. Le duc de Chaulnes, c’est également un nom dans Les ducs sous l’acacia du
regretté Pierre Chevalier 1 ; un des ducs et pairs du royaume qui président alors
aux destinées de l’Art Royal en France. Cette période – antérieure à la défaite de
Culloden, en 1746, et à la fin des espoirs des partisans des Stuarts – est associée
par l’historiographie traditionnelle à la prégnance de l’influence jacobite sur La
Franc-maçonnerie sous les Lys 2 et aux conflits entre loges réputées hanovriennes
et jacobites. Michel Ferdinand d’Albert d’Ailly (1714-1769), duc de Picquigny
et futur duc de Chaulnes (1744) est membre depuis 1737 de la loge St-Thomas
II dont l’opposition à St-Thomas I est supposée illustrer la constitution d’une
Maçonnerie favorable aux Hanovre face aux loges pro-jacobites.
La création en 1725 ou 1726 de la loge parisienne Saint-Thomas I indique
incontestablement l’affiliation à l’ordre d’un nombre important d’officiers
de la Maison du roi Jacques II, et leur volonté de se doter d’une structure
maçonnique stable. Mais il faut être attentif à la chronologie, la création de
Saint-Thomas I survient trente ans après la Glorieuse Révolution ; elle n’est
pas isolée, mais appartient au groupe des fondations européennes des années
1720. Du mythe fondateur de la Franc-maçonnerie jacobite du premier exil
en 1688-1689, on est passé à la création attestée, en milieu jacobite, d’une
loge structurée, ce qui est tout à fait différent. Les fondateurs de l’atelier sont
d’authentiques partisans des Stuart qui placent leur atelier sous le patronage de
saint Thomas Becket qui dut en son temps fuir l’Angleterre et les persécutions
pour trouver refuge en France. Il s’agit de Dominique O’Heguerty, fait comte
de Magnières en Lorraine par le duc Stanislas, du chevalier James Hector Mc

1. Pierre Chevallier, Les Ducs sous l’acacia ou Les premiers pas de la franc-maçonnerie française,
1725-1743 ; Nouvelles Recherches sur les francs-maçons parisiens et lorrains, 1709-1785 ; Les
Idées religieuses de Davy de La Fautrière, Genève-Paris, Slatkine-H. Champion, 1994, 333 p.,
1re édition, Paris, Vrin, 1964.
2. Roger Priouret, La Franc-Maçonnerie sous les lys, Paris, Grasset, 1953, 319 p.

100
Lean, qui succédera à la tête la Grande Loge de France au duc de Wharton,
en 1731, avant d’être remplacé le 27 décembre 1736, par l’autre cofondateur de
Saint-Thomas I, Charles Radcliffe, comte de Darwentwater. La loge compte
sur ses colonnes des représentants des principales familles jacobites : les Talbot,
Douglas, Fitz-James et Middleton ainsi que des officiers des régiments irlandais
et écossais au service de France. Le recrutement en milieu jacobite de la loge
lui permet difficilement d’élargir son assise en initiant des Français. C’est ce
que comprend sa concurrente, Saint-Thomas II dite encore Saint Thomas
Le Breton-Le Louis d’argent par référence au compagnon orfèvre Thomas Le
Breton son fondateur et à la taverne Au Louis d’argent, rue des boucheries,
faubourg Saint-Germain. De sensibilité hanovrienne – elle initie le fils de
Lord Waldegrave, ambassadeur d’Angleterre à Paris –, elle est constituée par la
Grande loge d’Angleterre le 3 avril 1732. En 1735, une tenue est présidée par le
duc de Richmond et Jean-Théophile Désaguliers, anciens Grand Maître de la
Grande Loge d’Angleterre et également de France pour le premier – à l’occasion
de laquelle le comte de Saint-Florentin, secrétaire d’État de Louis XV est reçu
maçon. Assistent également à la réception, Montesquieu, François Louis comte
de Gouffier – tous deux initiés à la loge The Horn de Londres le 12 mai 1730 –
et le marquis de Locmaria. Saint-Thomas II est l’objet d’attaques de la part du
Grand Maître Darwentwater qui l’accuse d’avoir reçu des candidats rejetés par
Saint-Thomas I. En se tenant à l’écart du jacobitisme « outré » de sa devancière,
sans s’aligner pour autant sur une prétendue Maçonnerie hanovrienne – elle
reconnaît Saint-Thomas I comme la « loge du Grand Maître » –, elle a su séduire
l’aristocratie française qui s’apprête à prendre les rennes de la Grande Loge de
France. Certains de ses membres en vue parmi lesquels le duc de Picquigny,
futur duc de Chaulnes, font d’ailleurs le lien entre francs-maçons « jacobites »
et « hanovriens » en les accueillant indifféremment dans son hôtel.
Je voudrais donc à travers le cas de Michel Ferdinand d’Albert d’Ailly
(1714-1769), duc de Picquigny et de Chaulnes, pair de France, nous inviter
collectivement à revisiter la richesse et l’extraordinaire vitalité d’une période
également méconnue sur le plan de l’histoire profane – résumée à la polysynodie
et aux années Fleury, du nom du cardinal ministre – et qui mobilise déjà les
ducs. Après les Tables de Chaulnes, le « Parnasse de Chaulnes », du nom de la
société aristocratique et savante – le terme de salon est anachronique 1 – que le
duc réunit dans son hôtel parisien de la rue d’Enfer.

1. On parle alors de société. Voir à ce sujet, Antoine Lilti, Le monde des salons, sociabilité et
mondanité à Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005, 568 p.

101
Aristocrate, amateur et savant
Grand seigneur et grand serviteur de la monarchie, Chaulnes est l’une de ces
figures caractéristiques du règne de Louis XV. Fils de Louis Auguste d’Albert
d’Ailly (1676-1744), duc de Chaulnes, Michel Ferdinand d’Albert d’Ailly est
né à Versailles le 31 décembre 1714, quelques mois avant la mort de Louis XIV.
À sept ans, il est chanoine de Strasbourg, puis vidame d’Amiens, en Picardie
où sa famille est puissamment assise. Appartenant à la noblesse d’épée, sa
carrière militaire l’amène à servir dans des unités prestigieuses. Il est lieutenant
de la compagnie des Chevau-légers de la Garde ordinaire du Roi en 1735, fait
maréchal de camp en 1743. L’année suivante, à la mort de son père, il devient
duc de Chaulnes et aide de camp de Sa Majesté. Significativement, il est reçu
en 1745 pair de France. La confiance de Louis XV – Fleury est mort en 1743
et le monarque doit se saisir véritablement des rennes de l’Etat –, le conduit
dans une province sensible car volontiers frondeuse par rapport à l’autorité
du centre parisien, la Bretagne, comme lieutenant-général (1747). Il est fait
Lieutenant-Général des armées du Roi en 1748. En Bretagne, lui est confiée
une mission délicate et de confiance : faire accepter aux États de Bretagne un
nouvel impôt, le vingtième particulièrement impopulaire au lendemain de la
guerre de Succession d’Autriche (1750).
Parallèlement à cette carrière militaire et administrative au service du roi
particulièrement réussie, Michel Ferdinand d’Albert d’Ailly, apparenté aux
meilleures familles – telle celle du duc de Luynes –, a épousé en 1734 Anne Joseph
Bonnier de La Mosson, exemple caractéristique des unions matrimoniales entre
aristocratie d’épée et aristocratie financière, puisque la mariée est fille de Joseph
Bonnier, baron de La Mosson, Trésorier général des États de Languedoc 1, sur
lequel nous reviendrons, car beau-père et gendre partagent la même passion
savante, de la collection – le cabinet de Bonnier de la Mosson est alors une
référence européenne – et sont tous deux des francs-maçons de premier
plan. Chaulnes se portera d’ailleurs acquéreur d’une partie des collections du
Languedocien après sa mort. L’expérience de son beau-père a beaucoup aidé
le duc de Chaulnes dans les difficiles négociations avec les États de Bretagne.
La mariée sert la reine Marie Leszczynska à la cour. Si l’appartenance à la
société de cour et au premier cercle des hommes du roi est essentielle, l’ancrage
provincial, fondamental pour ces grandes familles aristocratiques, est lui aussi
solidement entretenu. Un an après avoir été fait chevalier des ordres du roi,
le duc est nommé gouverneur de Picardie et lieutenant-général en Picardie et
Artois (1752).

1. Guy Chaussinand-Nogaret, Les financiers de Languedoc au xviiie siècle, Paris, SEVPEN, 1970,


374 p.

102
Parallèlement, le duc s’est forgé une réputation de savant. Il n’est pas
seulement protecteur des arts et des sciences comme il sied à un homme de
sa naissance et de son rang, il n’est pas qu’un curieux au sens que le terme
a alors. Amateur distingué – le terme est alors socialement valorisé – et
collectionneur, il est également un savant reconnu, capable de refaire des
expériences sophistiquées et de donner des mémoires à l’Académie royale des
sciences, dont il est membre honoraire depuis 1743.
Poète et homme de sciences, protecteur des arts mais lui-même républicain
des lettres et des sciences, il est parfaitement en phase avec le projet académique et
savant que le chevalier Andrew Ramsay, porte dans le célèbre Discours éponyme
(1737-1738) et que le qualificatif de jacobite systématiquement accolé à ce disciple
de Fénelon tend à masquer. Membre du club de l’Entresol, ce think tank des
années Régence – si on nous permet cet anachronisme –, Grand orateur de
la Grande Loge, pédagogue, intermédiaire culturel entre la France et les îles
britanniques, Ramsay cherche à mobiliser les francs-maçons autour du projet
d’un « Dictionnaire universel de tous les arts libéraux et de toutes les sciences
utiles ». Il permet de comprendre l’engagement de ces figures aristocratiques
des sciences dans l’Art Royal, le rôle pionnier et décisif qu’ils y jouent, les liens
qu’ils tissent entre sociabilité académique maçonnique et surtout les phénomènes
de résonance et de circulation entre France et Grande-Bretagne, sans faire
systématiquement entrer comme seul élément d’explication, l’immigration
jacobite. Si l’on songe un instant au vivier que représente la Royal Society –
l’Académie anglaise des sciences – pour la Grande Loge de Londres, l’importance
de son recrutement aristocratique, la prégnance sociale du mouvement des
antiquarians, on comprend mieux comment des aristocrates français comme
le duc de Chaulnes ont pu être réceptifs à l’Art Royal, s’approprier et modeler
son projet. Il faut ici relire le Discours de Ramsay :
La noble ardeur que vous montrez, Messieurs, pour entrer dans le très noble et
très illustre Ordre des Francs-maçons, est une preuve certaine que vous possédez
déjà toutes les qualités nécessaires pour en devenir les membres, c’est-à-dire
l’humanité, la morale pure, le secret inviolable et le goût des beaux-arts.
Lycurgue, Solon, Numa et tous les Législateurs politiques n’ont pu rendre
leur établissement durable : quelques sages qu’étaient leurs Lois, elles n’ont pu
s’étendre dans tous les pays et dans tous les siècles. Comme elles n’avaient en
vue que les victoires et les conquêtes, la violence militaire et l’élévation d’un
peuple au-dessus d’un autre, elles n’ont pu devenir universelles, ni convenir au
goût, au génie et aux intérêts de toutes les Nations. La Philanthropie n’était
pas leur base. L’amour de la Patrie mal entendu et poussé à l’excès détruisait
souvent dans ces Républiques guerrières l’amour et l’humanité en général. Les
Hommes ne sont pas distingués essentiellement par la différence des Langues
qu’ils parlent, des habits qu’ils portent, des pays qu’ils occupent, ni des dignités

103
dont ils sont revêtus. Le monde entier n’est qu’une grande République dont
chaque Nation est une famille et chaque Particulier un Enfant. C’est pour faire
revivre et répandre ces essentielles maximes prises dans la nature de l’Homme,
que notre Société fut d’abord établie. Nous voulons réunir tous les Hommes
d’un esprit éclairé, de mœurs douces et d’une humeur agréable, non seulement
par l’amour des Beaux Arts, mais encore plus par les grands principes de vertu,
de science et de religion, où l’intérêt de la Confraternité devient celui du Genre
humain tout entier, où toutes les Nations peuvent puiser des connaissances
solides et où les Sujets de tous les Royaumes peuvent apprendre à se chérir
mutuellement sans renoncer à leur Patrie. Nos Ancêtres, les Croisés rassemblés
de toutes les parties de la Chrétienté dans la Terre Sainte voulurent réunir ainsi
dans une seule Confraternité les Particuliers de toutes les Nations. Quelle
obligation n’a-t-on pas à ces Hommes supérieurs, qui, sans intérêt grossier, sans
même écouter l’envie naturelle de dominer, ont imaginé un établissement dont
l’unique but est la réunion des esprits et des cœurs, pour les rendre meilleurs, et
former, dans la suite des temps, une Nation toute spirituelle, où, sans déroger
aux divers devoirs que la différence des états exige, on créera un Peuple nouveau,
qui, étant composé de plusieurs Nations les cimentera toutes en quelque sorte
par le lien de la vertu et de la science […].
Il faut rapprocher la posture savante et académique partagée par Ramsay
et le duc de Chaulnes du diorama maçonnique reproduit ci-après, dont
quelques exemplaires sont aujourd’hui conservés par les musées maçonniques
européens – Paris (musée de la Grande Loge de France), Bayreuth, Amsterdam
notamment.

Diorama maçonnique du xviiie siècle, musée de la Grande Loge de France, Paris.

104
Dans le même esprit et à la même époque, le bibliophile qu’est Chaulnes
est sensible au projet encyclopédique développé par Ephraïm Chambers dans
sa Cyclopedia, dont on connaît à la fois le succès, immédiat et durable, et le
patronage maçonnique dont elle a bénéficié de la part des milieux dirigeants
de la Grande Loge de Londres. En 1728, paraît en effet en deux volumes, à
Londres, la Cyclopedia or an Universal Dictionary of Arts and Sciences. Fruit d’un
travail solitaire et colossal, elle est l’objet d’une intense campagne publicitaire.
Son succès – en 1753, paraît la dixième édition avec un supplément – vaut la
renommée à Chambers qui est accueilli à la Royal Society. Pour le juriste Giuseppe
Maria Secondo, ami de l’abbé Galiani, qui publie à Naples de 1747 à 1754 la
traduction italienne de la Cyclopedia en huit volumes, l’œuvre de Chambers
«  est l’une des plus merveilleuses productions de l’entendement humain  ».
D’inspiration newtonienne et franc-maçon notoire, Chambers cherche à
articuler logiquement les sciences plus qu’à les juxtaposer. Si l’ouvrage est pauvre
en gravures et illustrations, il marque, au-delà de la simple compilation qui est
une tendance de longue durée, l’émergence d’une philosophie des sciences qui
prend une dimension nouvelle lorsque sont publiés à Londres en 1740 en quatre
volumes in-folio les écrits de Francis Bacon (1560-1628), chancelier de Jaques Ier
Stuart et célèbre érudit anglais de la première modernité. De fait, les hommes
des Lumières perçoivent avec acuité le risque d’une parcellisation et d’un
cloisonnement du savoir avec la multiplication des connaissances techniques
et spécialisées. L’urgence encyclopédique est leur réponse ; elle rencontre le
goût remarquable des contemporains pour les dictionnaires : en effet, les
encyclopédies intègrent nombre de dictionnaires, tandis qu’elles fournissent les
matériaux à de nouveaux dictionnaires. Comme l’écrit Louis-Sébastien Mercier,
il faut redonner sens et cohérence à la prolifération des savoirs et des avancées
de la connaissance. On retrouve ici le défi de Babel qui inspire la Grande Loge
de Londres, d’inspiration newtonienne elle aussi.
Chaulnes est à l’unisson des pères fondateurs à la Grande Loge de Londres,
peuplée en son cercle dirigeant de Fellows of the Royal Society, institution avec
laquelle il correspond et à laquelle il adresse notamment ses travaux d’optique 1.
À Paris, le duc est membre honoraire de l’Académie royale des sciences depuis

1. Sur l’environnement de ces recherches, on peut se reporter à l’article de Christine


Blondel, « Haüy et l’électricité : de la démonstration-spectacle à la diffusion d’une science
newtonienne  /  Haüy and electricity : from staging demonstrations to propagating a
Newtonian science », Revue d’histoire des sciences, vol. 50, n° 3, 1997, p. 265-282 ainsi qu’à celui
de Pascale Mafarette-Dayries, « L’Académie royale des sciences et les grandes commissions
d’enquête et d’expertise à la fin de l’Ancien Régime », Annales historiques de la Révolution
française, vol. 320, n° 1, 2000, p. 121-135.

105
1743 1. Il publie dans ses Recueils un total de six mémoires. Ses recherches portent
principalement sur la physique et l’astronomie. Il se passionne – et dépense sans
compter pour les acquérir – pour les instruments scientifiques qui composent
une large part de son cabinet aux côtés des spécimens d’histoire naturelle et des
antiquités. Il reproduit les effets de la foudre dans une machine qui est alors
sans équivalent dans le royaume. En optique, il publie en 1745, un mémoire
sur des expériences inspirées par le quatrième livre de l’Optique de Newton.
Il y expose ses découvertes sur les particularités de la diffraction des rayons
lumineux réfléchis par un miroir concave et interceptés par un carton percé
au milieu. Vingt ans plus tard, il soumet à l’appréciation de ses pairs un demi-
cercle astronomique muni de deux lunettes achromatiques. Il donne d’ailleurs
à la Description des arts et métiers éditée par l’Académie des sciences en 1768,
une « Nouvelle Méthode pour diviser les instruments de mathématiques ». On
lui doit la même année un nouveau modèle de microscope qu’il fait réaliser
en Angleterre et dont il donne la description illustrée de plusieurs planches
(Description d’un microscope et de différents micromètres destinés à mesurer des
parties circulaires ou droites avec la plus grande précision). Ce faisant, il s’inscrit
aussi bien sur le plan savant que sur le plan technique dans l’intense mouvement
de circulations entre France et Grande-Bretagne, dont Liliane Hilaire-Perez a
montré toute la richesse pour l’histoire culturelle des techniques  2. Son éloge
funèbre paraît dans le volume de 1769 des Recueils de l’Académie royale des
sciences. Remarquons ici que le même phénomène, tout aussi méconnu, est à
l’œuvre avec le célèbre astronome au Collège royal et dignitaire du Grand Orient
de France, Jérôme de Lalande, qui n’hésite pas à mobiliser ses contacts savants
à la Royal Society dans les difficiles négociations qu’il conduit avec la Grande
Loge d’Angleterre 3. Chaulnes publie également dans le Journal de Physique.
Si le duc invente et perfectionne des instruments savants, il réunit également
une bibliothèque riche et à l’écoute des recherches de son temps. Elle est vendue
en 1770, soit un an après sa mort. Son catalogue nous est parvenu 4. Il témoigne

1. Il est également membre de l’Académie des sciences, lettres et arts d’Amiens, mais il n’y a
là rien que de très normal, puisqu’il est gouverneur et membre d’une grande famille de la
province.
2. Liliane Hilaire-Pérez, L’invention technique au siècle des Lumières, préface de Daniel Roche,
Paris, Albin Michel, 2000, 443 p.
3. Voir la lettre de Lalande transcrite et éditée dans Pierre-Yves Beaurepaire, «  Quand les
francs-maçons signent des traités diplomatiques : circulations et échanges maçonniques
entre France et Angleterre (1765-1775) », dans Cultural transfers : France and Britain in the
long eighteenth century, Ed. Ann Thomson, Simon Burrows and Edmond Dziembowski with
Sophie Audidière, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2010:04, p. 72-84.
4. Catalogue des livres manuscrits et imprimés, et des estampes de la bibliothèque du duc de
Chaulnes, dont la vente se fera en son hôtel, rue d’Enfer, le 19 mars 1770 & jours suivants,
A Paris, chez Le Clerc, Libraire, quai des Augustins, A la Toison d’or, mdcclxx, 321 p.

106
de l’étendue des curiosités du duc, même si une partie indéterminée des ouvrages
mis en vente a été héritée et non acquise par ses soins. Deux titres maçonniques
y figurent, sous l’entrée « Histoire d’Angleterre » : Traités sur les francs-maçons,
en anglais, Dublin, in octavo – avec la référence 3 488 d’un catalogue qui en
compte 3 951 – et Le secret des francs-maçons, 1744, in-12 avec la référence 3 490.
Ils suivent de peu un classique, la Dissertation sur les whigs et les tories de Paul
Rapin de Thoyras (1661-1725) – référence 3 487 – publiée en 1717.

Un « duc sous l’acacia » à l’école des pionniers de l’Art Royal


Le duc de Chaulnes est au centre d’un espace relationnel – plutôt que
réseau, car le terme nourrit les fantasmes et a tendance à figer dans les
représentations une réalité sociale mouvante et souple – et de relations familiales
particulièrement étendues qui l’associent à des figures remarquables de l’Etat de
finances, de l’aristocratie d’épée, du monde des collectionneurs et des amateurs,
et des francs-maçons. On l’a dit, il entre en Franc-maçonnerie en 1737 à la
loge parisienne Saint-Thomas II dite encore Saint-Thomas Le Breton-Le Louis
d’Argent, constituée le 3 avril 1732 par la Grande Loge de Londres et réputée
hanovrienne par opposition à Saint-Thomas I, fondée en 1725 ou 1727 par
Charles Radcliffe comte Darwentwater et réputée jacobite.
Son beau-père Joseph Bonnier de La Mosson a lui été reçu dans l’ordre par
le Biterrois Pierre de Guénet :
Je crois pouvoir vous dire que c’est moi qui suis cause que la maçonnerie a
été mise en vigueur dans notre Province, je fis recevoir à Paris le marquis de
Montferrier et Baillarguet mes anciens amis, nous fîmes aussi recevoir M.
Bonnier de la Mosson qui établit une loge à Montpellier  1, je reçus à Paris le
Marquis de Saint-Félix, et je reçus aussi M. de Niquet président à mortier au
Parlement de Toulouse qui y établit une Loge brillante, mais je vous parle du
bon vieux temps, je m’approche de mes 71 années 2.
Guénet a lui-même été initié par le Grand Maître Darwentwater et selon
ses propres dires a reçu à son tour plusieurs centaines de francs-maçons dont
le beau-père du duc : « La liaison intime que j’ai eu avec les Anglais qui m’ont

1. Bonnier de La Mosson est effectivement l’un des fondateurs de l’Anglaise du Secret de


L’Harmonie à Montpellier. La Bibliothèque nationale de France conserve un Recueil de
discours et autres pièces tant en prose qu’en vers sur l’Art royal, par le F[rère] L***, or[rient]
de la R[espectable] L[oge] Anglaise de St-Jean du Secret et de l’Harmonie, de Montpellier.
Amsterdam, 5771, 67 p.  coté H2326 (2, II). Selon le frère montpelliérain Pierre-Jacques
Astruc, la loge obtint le 6 mai 1749 du Grand Orient de Londres (sic), sur requête de son
Vénérable, François Xavier Bon, conseiller d’État, membre de la Royal Society. Il est cependant
impossible d’identifier précisément la puissance constituante de l’atelier montpelliérain.
2. Archives départementales de l’Hérault, papiers Astruc, 1E8, lettre à Astruc du 20 mai 1773.

107
reçu à Paris en 1735, mon goût à fréquenter les loges ; connu particulièrement
des anciens grands maîtres et grands surveillants, j’ai assisté à toutes les grandes
cérémonies et j’ai peut-être fait 1 500 maçons, aussi n’est-il pas étonnant que je
sois parvenu au dernier grade », écrit-il à un correspondant de la Grande Loge
à Paris, dans le but de l’impressionner 1. Ailleurs, il confie :
Il y a environ quarante ans (sa lettre est datée du 22 avril 1773) que je fus reçu
par milord Darwentwater qui était alors Grand Maître et qui reçut tous les
seigneurs de la cour, et j’ai été témoin de tous les progrès et variations que
l’ordre a essuyés, mon zèle et ma constance m’ont fait arriver à la réforme – la
réforme templière relayée depuis Dresde par la Stricte Observance Templière
– qui m’avait été annoncée depuis longtemps 2.
Pierre de Guénet indique à plusieurs reprises dans sa correspondance avoir
toujours cherché à défendre les valeurs de la Franc-maçonnerie anglaise – et pas
jacobite ou hanovrienne –, même lorsque résidant à Strasbourg dans les années
1760, il choisit la Réforme de la Stricte Observance Templière :
Enfin poussés à bout par les prétentions chimériques et intéressées de la
prétendue Grande Loge qui a repris ses fonctions – référence au Grand Orient
de France qui se met en place entre  1771 et  1773 et impose aux loges de sa
correspondance de se faire reconstituer par lui –, nous avons cru Nécessaire pour
le Bien de l’Ordre de recourir à l’Angleterre où la Maçonnerie s’est conservée
dans toute sa simplicité et pureté, nous en avons obtenu des constitutions 3.
Guénet opte alors pour un double rattachement de la Candeur, à Dresde et à
Londres 4, ce qui est tout à fait original. Il affiche sa volonté de rester fidèle à une
conception aristocratique de la Maçonnerie, morale et savante, farouchement
opposée à l’élargissement de l’assiette sociologique des ateliers. Anglophile,
fidèle à la Maçonnerie des ducs, il est hostile à la politique menée par la Grande
Loge de Paris dans les années 1760 et défend les principes et valeurs d’un Art
Royal authentique qu’il estime conservés en Angleterre et réformés en Saxe.
C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’engagement maçonnique
du duc de Chaulnes. Il appartient en effet à cette aristocratie anglophile mais

1. Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Fonds maçonnique (par la


suite, BNF, Dépt. mss, FM) FM1 111, collection Chapelle, t. VI, f° 406 r°.
2. Archives départementales de l’Hérault, papiers Astruc, 1E8, pièce n° 11.
3. Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg (par la suite BNUS), manuscrit 5437,
Registre des procès-verbaux de la loge de La Candeur constituée mère des loges du Grand Orient
de Strasbourg, 30 juin 1772, f° 271.
4. « Détournant Nos Regards du spectacle pénible que Nous offre aujourd’hui le schisme qui
divise la Maçonnerie française, et N’attendant que des effets très lents et bien incertains
du zèle et des efforts que font les loges du Midi pour parvenir à l’éteindre, nous avons fixé
Notre attention et fondé notre espoir sur les opérations du Nord de l’Allemagne » (BNUS
de Strasbourg, mss 5437, Registre des procès-verbaux de la loge de La Candeur constituée mère
des loges du Grand Orient de Strasbourg, f°272).

108
fidèle à son roi qui a rompu avec la vieille Cour (pro-espagnole) et s’est retrouvée
autour du Régent Philippe d’Orléans (1715-1723), de Saint-Simon et du
cardinal Dubois – précepteur et mentor du premier. Au cours des années 1730,
l’alliance française a vécu, mais le conflit avec Londres n’est pas encore ouvert
et l’anglophilie reste forte – elle n’est d’ailleurs pas une anglomanie. Elle inspire
des hommes soucieux de moderniser les pratiques administratives de l’Etat
sans rompre avec l’absolutisme. Or, sur le plan maçonnique, la problématique
« hanovriens versus jacobites » fausse la perspective, comme elle ne permet pas
de comprendre la démarche du duc de Richmond entre France et Angleterre.
Elle interdit par ailleurs de restituer les trajectoires des acteurs considérés dans
l’économie générale du temps.
Les aristocrates jacobites sont en effet en cours d’intégration en France :
diplomatie, épiscopat, armée. Ce sont eux que les ducs français fréquentent
en loge, comme pairs, et pas la sphère jacobite. Si l’Espagne de Philippe V et
la Suède ont conspiré avec les jacobites, les menées des partisans des Stuarts
n’intéressent pas nos ducs et pairs, qui ne sont pas davantage hanovriens. Pour
eux, la Maçonnerie est d’origine britannique ce qui flatte leur anglophilie, elle
prend un tour chevaleresque et chrétien en France – qui est loin d’être absent
ailleurs en Europe, on l’oublie trop souvent-, pour leur plus grande satisfaction.
Leur engagement est aristocratique, mondain, savant et initiatique. Il est à
l’origine de la Maçonnerie de société qui s’épanouit jusqu’en 1789. Il n’est
nullement « politique », preuve en est leur opposition aux loges des jacobites
«  outrés  » pour reprendre la catégorie utilisée entre autres par l’historien
huguenot Paul Rapin de Thoyras dans son histoire des factions whig et
tory, qui rappelons-le précède les deux références maçonniques du catalogue
de Chaulnes. Guénet lui-même refuse toute dimension «  jacobite  » à son
engagement fraternel. Pour lui, comme pour ceux qu’il a initiés, l’Art Royal
permet la réunion des pairs par-delà les divergences de position – esprit voulu
par le Régent d’Orléans – dès lors qu’on se réunit entre pairs et entre soi. La clé
est donc culturelle, sociale, mondaine et nullement politique. Il faut multiplier
les études de cas, les approches fines des trajectoires individuelles restituées dans
leur environnement social, familial, culturel et professionnel, afin d’éclairer la
Maçonnerie dans son contexte de production, diffusion et réception.

109
110
études

111
112
Un historien chez les francs-maçons

Valéry Rasplus

Roger Dachez nous avait offert il y a quelques années une étude intitulée Des
maçons opératifs aux francs-maçons spéculatifs les origines de l’Ordre maçonnique 1,
qui avait quelque peu bousculé le paysage maçonnologique français, puis il
s’était attaché à distinguer l’histoire de la légende dans un ouvrage collectif 2.
C’est sous ces deux optiques, la recherche des origines et l’éclatement entre
mythe et réalité, qu’il nous propose le fruit de plusieurs années de recherche
dans un volume intitulé L’Invention de la franc-maçonnerie : des opératifs aux
spéculatifs  3. Une des règles de la méthode historique est de bien définir les
choses dont on traite afin que l’on sache de quoi il est question en y apportant
sont lot de sources vérifiées et validées et non de choses sur-mesure ou
sélectivement orientées, le tout hors de tout exemple inventé 4. Ainsi « on ne
peut plus sérieusement s’abriter derrière une prétendue “tradition orale” dont
l’évocation continue pourtant à encombrer périodiquement la discussion – la
communication spirite devenant alors l’ultime ressource de l’historien [!] – il
n’est pas non plus envisageable, en saine méthode, de présumer sans raison
sérieuse on ne sait quel “document perdu”, énigmatique chaînon manquant
dont, par anticipation, on nous proposerait déjà l’interprétation 5… » Il s’agit
clairement de demeurer « dans le champ de l’histoire et par conséquent dans
celui des documents consultables, car ils sont fort nombreux  6 ». Replaçant
les ouvriers et donc les maçons «  opératifs  7  » dans leurs temps et leurs
contextes (celui des chantiers, des guildes, des corporations, des confréries,
des Steinmetzen, des Bauhütten, des loges, qui ne se confondaient pas) il a
tenu à distinguer trois situations géographiques propres aux développements
de ces ouvriers et ces structures hétérogènes, en Allemagne, en France puis
en Angleterre et en Écosse 8. L’auteur nous invite à découvrir ce qu’étaient les

1. Paris, Édimaf, 2001.


2. Roger Dachez (dir.), Les Francs-Maçons, de la légende à l’histoire, Paris, Tallandier, 2003.
3. Paris, Véga, 2008.
4. Les lecteurs de la revue Renaissance Traditionnelle y retrouveront la démarche critique et
rigoureuse de l’École authentique de l’histoire maçonnique.
5. p. 12
6. p. 47
7. Le mot de maçon « opératif » est une construction sociale (émergeant semble-t-il vers 1757)
qui est inconnu et inemployé par ces maçons de chantier.
8. La franc-maçonnerie dite «  spéculative  » est l’enfant de l’espace Britannique, plus
particulièrement anglais, où comme l’écrit Roger Dachez «  Avec l’Angleterre […] c’est

113
différents commanditaires, leurs chantiers, les ouvriers et les servants qui y
travaillaient, avec des compétences et des privilèges propres.
Les métiers étaient portés à la fois par des histoires mythiques, des légendes
dorées, des reconstructions aventureuses, des emprunts hâtifs et des compilations
historiques le plus souvent aléatoires  1. Ceci dans un désir de reconnaissance
et de légitimité. Dans les textes de métiers d’alors, aucune allusion, aucun
écrit explicite, n’était fait quant à des enseignements spéculatifs philosophico-
ésotériques ou mystiques. Les filiations maçonniques fantaisistes ou hasardeuses
se verront déconstruites par Rogez Dachez avec rigueur et méthode  2. Par
exemple, évoquant le cas des « rituels compagnonniques connus antérieurement
à la Révolution française [ceux-ci] ne comportent aucun élément dont la franc-
maçonnerie aurait pu s’inspirer, en revanche, dès la fin de l’Ancien Régime
on relève déjà quelques signes notoires d’influence maçonnique dans certains
documents compagnonniques… et non l’inverse 3 ». La filiation supposée avec
l’Ordre du Temple sera soumise à une égale critique historique4. Intervenant
tardivement, le « thème de la chevalerie a fait irruption dans la franc-maçonnerie,
au milieu des années 1730  5  ». Sans oublier la Rose-Croix, prégnante dans
certains systèmes de hauts grades maçonniques, qui « renvoie à un mouvement
intellectuel bien plus qu’à une filiation institutionnelle 6 ».
Parmi la multitude de travailleurs «  opératifs  », anglais, liés au métier
de la construction (carrier, tailleur de pierre, tâcheron, manœuvre, maçon,
forgeron, menuisier, etc.) un type particulier d’ouvriers de la pierre, ceux
non qualifiés de rough masons (manœuvrant des pierres grossières, des pierres
brutes) mais de freestone masons (manœuvrant des pierres franches, pour des
travaux de précision) donneront, par contraction, le mot freemasons. L’analyse
diachronique du langage, et donc du mot freemasons, ne nous permet pas de
rendre compte immédiatement de sa signification présente 7. On ne pourra saisir
ce mot qu’en le replaçant dans sa structure historique et non dans une autre
(évitant par la même occasion tous les anachronismes qui l’accompagneront).

en effet là, et nulle part ailleurs, que firent leur apparition les loges spéculatives dont est
provenue la franc-maçonnerie moderne » p. 73. Voir aussi, David Stevenson, The Origins of
Freemasonry : Scotland’s century, 1590-1710, Cambridge, 1988.
1. On pourra se rapporter aux Old Charges comme aux Constitutions d’Anderson.
2. Les filiations sont tellement nombreuses que les énumérer quasi-exhaustivement ne nous
garantirait pas d’avoir atteint l’infini.
3. p. 97-98.
4. Pierre Mollier, La Chevalerie maçonnique : franc-maçonnerie, imaginaire chevaleresque et
légende templière au Siècle des Lumières, Paris, Édimaf, 2005.
5. p. 107. Référence que l’on trouvera dans le Rite Ecossais Rectifié.
6. p. 10.
7. Deux langues contemporaines sont comparées de manière synchronique, alors que deux
langues éloignées dans le temps le sont d’une manière diachronique.

114
Le mot freemasons est structurellement lié à une époque et à une pratique
ouvrière où, nous précise Roger Dachez, c’est bien « la qualité de la pierre qui
donne son nom aux maçons qui la taillent 1 ». Dans la même optique, la loge
est bien loin de représenter ce lieu connu des francs-maçons contemporains,
comme elle était éloignée à l’époque des premières loges dites « spéculatives ».
D’une à plusieurs par chantier 2, en bois ou en pierre, cet espace était avant tout
utilitaire : on y déposait ou réparait des outils, on y travaillait à l’abri du soleil
ou des intempéries (« à couvert »), on s’y reposait, on y discutait, on y indiquait
les règles du chantier, etc. Elle est connue pour avoir eu des configurations
multiples, fermée comme un atelier ou simple abris ouvert comme un préau.
Elle pouvait se doter d’une salle annexe où l’architecte – souvent le seul à
savoir lire et écrire – venait y travailler ses plans (tracing house). La loge viendra
à désigner au cours du temps outre une bâtisse, une communauté d’ouvriers
(« reçus » ou « entrés »3) qui possédaient des positions propres et exerçaient
des métiers différents, avec des compétences et des dextérités inégales, ils
étaient majoritairement rudes et illettrés, sans raffinement, non portés aux
mathématiques développées de l’art de bâtir. Pour la future aristocratie des
francs-maçons « spéculatifs 4 », en Angleterre ces maçons « opératifs » étaient
d’obscurs ignorants sans goût architecturaux, et en France « pendant tout le
xviiie siècle, les ouvriers et les humbles artisans n’ont jamais mis les pieds dans
une loge et qu’en 1786 ses rituels des trois premiers grades stipulaient que “l’on
ne doitrecevoir aucun homme professant un état civil abject, rarement on
admettra un artisan, fût-il maître surtout dans des endroits où les corporations
et les communautés ne sont pas établies. Jamais on admettra les ouvriers
dénommés Compagnons des arts et métiers” 5 ». A cette époque on refusait des
personnes d’un corps de métiers dont une Franc-Maçonnerie se réclamerait
bien après, arguant d’une transition héritée, d’une « Tradition  » initiatique
ininterrompue entre « opératif » et « spéculatif ». La date du 24 juin 1717  6 a
jouée pendant de longue année le moment d’un réveil (Revival), comme chez
James Anderson, ou d’une transition (Transition Theory) chez Harry Carr,
jusqu’à l’hypothèse de l’emprunt où « la maçonnerie spéculative aurait, à son
origine, délibérément emprunté des textes et des pratiques appartenant ou
ayant appartenu aux opératifs, mais de façon tout à fait indépendante, sans

1. p. 40.
2. Elle pouvait également se situer hors du chantier.
3. Le mot « initié » est rentré beaucoup plus tardivement dans la franc-maçonnerie « spéculative »,
il était totalement ignoré chez les ouvriers (maçons ou non) « opératifs ».
4. André Kervella, Réseaux maçonniques et mondains, Paris, Véga, 2008.
5. p. 95-96
6. Date de création de la Grande Loge londonienne.

115
filiation directe, ni “autorisation”  1  ». Quid du social, de la politique, de la
religion, de l’économie, de sociétés charitables ou d’entraide, etc. de l’Écosse
et de l’Angleterre, aura été le facteur déterminant qui a donné naissance à
cette forme particulière de sociabilité qu’est la franc-maçonnerie à vocation
spéculative  2 ? Roger Dachez nous offre une multitude de pistes complexes
qui n’ont pas encore donné pleinement satisfaction mais qui ont l’avantage
de se fonder sur des matériaux plus solides que ceux utilisés par des historiens
spontanés en mal d’imaginaire et d’un lectorat avide de merveilles 3. Il ressort
des études historiques modernes qu’effectivement «  les préoccupations des
nouveaux dirigeants de la maçonnerie anglaise, leurs ambitions, leurs projets,
n’avaient guère plus de liens avec ceux des maçons anglais d’avant 1717, que
ces derniers pouvaient en avoir eus avec leurs ancêtres supposés des chantiers
médiévaux 4 » Il s’agit bien d’étudier l’histoire de la franc-maçonnerie comme
un champ d’étude ordinaire, fait d’acteurs et d’institutions, ni sacrés ni hors
du monde social.

1. p. 184.
2. Sans oublier Jean-Théophile Désaglier qui fût un acteur majeur de la franc-maçonnerie
anglaise. Troisième Grand Maître de la Grande Loge de Londres, en 1719, recruteur du
pasteur James Anderson qui va fonder une histoire romanesque compilatoire et des règlements
moraux de cette nouvelle franc-maçonnerie, il participe activement à l’élection du Duc de
Montagu comme Grand Maître, en 1721, réorientant socialement et philosophiquement
cette néo-franc-maçonnerie vers des voies plus nobles, à caractère élitiste.
3. Nous sommes toutefois resté perplexe à la lecture de la partie intitulée « William Schaw,
fondateur de la franc-maçonnerie ? » pour sa légèreté de fondement documentaire pouvant
étayer plus solidement cette piste.
4. p. 299.

116
l’ultime avatar de miguel serrano

Jean-Yves Camus & Stéphane François

Miguel Serrano est né le 10 septembre 1917 et mort le 28 février 2009 au


Chili. Il est, selon Jocelyn Godwin, « une figure majeure  1 » de l’ésotérisme
d’extrême-droite. En effet, ce diplomate de carrière et écrivain a joué un rôle
important dans l’élaboration, après la seconde guerre mondiale, d’un ésotérisme
et d’un néo-paganisme nazis. Cependant, son influence ne s’est pas limitée à
ces milieux politiquement radicaux. Parmi ses lecteurs se trouvent des adeptes
des philosophies New Age, d’autres intéressées par les questions de spiritualité
et enfin des amateurs de ses romans. Sa mort récente nous donne l’occasion de
revenir sur cet étrange personnage et son parcours idéologique atypique.

L’ultime représentant de la « génération de 1938 »


Miguel Joaquin Diego del Carmen Serrano Fernandez est né dans une
famille d’intellectuels et de diplomates. Dans un premier temps marxiste, il
rejoignit le Movimento Nacional Socialista de Chile (« Mouvement national-
socialiste du Chili »), les nazis chiliens, après leur coup d’État avorté  2 du 5
septembre 1938. Le mns, dirigé par Jorge Gonzáles von Mareés, bien qu’ayant eu
un large écho dans la communauté allemande du Chili, n’était pas une simple
copie du nsdap et se référait souvent à Oswald Spengler ainsi qu’à une notion de
l’Etat national autoritaire remontant à Diego Portales, le père de la République
chilienne 3. De son propre aveu, Serrano a été impressionné par la mort, lors de
cette tentative de putsch, de cinquante-neuf de ces militants 4, tués par la police
et l’armée chiliennes lors de ce qui est connu au Chili comme le « massacre du
Secours ouvrier » (Seguro obrero). Paradoxalement il rejoignit alors un parti qui
avait tué, deux ans plus tôt, son grand ami l’écrivain marxiste Hector Barreto,
lors d’un affrontement de rue  5. Cependant Serrano fut d’abord un écrivain
reconnu appartenant à la « génération de 38 », mouvement d’idées majeur dans

1. Jocelyn Godwin, Arktos. Le Mythe du Pôle dans les sciences, le symbolisme et l’idéologie nazie,
Milan, Archè, p. 83.
2. Cf. Erwin Robertson, El Nacismo chileno. Un mouvement national-socialiste en Amérique
latine, Paris, Avatar Éditions, 2005.
3. E. Robertson, « Que fue el nacismo en Chile ? », in : Textos y Documentos del nacionalismo
revolucionario chileno, Barcelone, Alternativa europea, 1999, p. 8
4. Miguel Serrano, Un Ésotérisme hitlérien, Nantes, Ars Magna, 2003, p. 2.
5. Lequel eut lieu, coincidence, dans la Calle Serrano de Santiago de Chile

117
l’histoire du Chili  1 et selon Goodrick-Clarke, il ne devint antisémite qu’à la
suite de la lecture des Protocoles des Sages de Sion en 1941 2. En effet avant cette
date, les nazis chiliens, Serrano compris, n’étaient pas antisémites, leurs ennemis
étant avant tout le marxisme incarné dans le Front populaire ainsi que la droite
conservatrice. Par contre, suite à la lecture des Protocoles, Serrano le devint
radicalement. Durant la guerre, il entretint des relations avec les ambassades
des forces de l’Axe et édita une revue qui leur était favorable, La Nueva Edad
(« L’Âge nouveau »), qui publiait de la littérature conspirationniste, fournie par
un ss en poste à l’ambassade allemande à Santiago.
Nicholas Goodrick-Clarke voit les prémisses de l’engagement de Miguel
Serrano dans son enfance ainsi que dans son environnement social. Devenu
orphelin à l’âge de 7 ans, il aurait selon une scolarité dans un établissement
dans lequel enseignaient des officiers prussiens gagnés aux idées nordicistes
et racistes. Et de fait, il pensait qu’il descendait d’Aryens implantés dans
le Nord de l’Espagne 3. Toutefois, ses Mémoires n’évoquent que des études
secondaires à l’Internat national Barros Arana, établissement public où nombre
de cours étaient donnés en français et où enseignaient des professeurs venus
de Suisse 4.
En fait, il semble que Serrano adhéra à des spéculations ésotérico-völkisch 5
apportées par un immigré allemand, «  F. K. », arrivé au Chili au début du
xxe siècle6. Celui-ci est vite devenu un gourou, le «  Maître  » d’un « Ordre
Brahmanique chilien », autour duquel s’est formé un groupe qui pratiquait
une forme de magie sexuelle ressemblant aux pratiques de l’Ordo Templis
Orientis d’Aleister Crowley. Ce groupe pratiquait aussi le yoga, une discipline
peu commune à l’époque et son gourou voyait en Hitler le rédempteur
de la «  race aryenne  ». Ces spéculations se mêlèrent chez Serrano avec une

1. La génération de 38 est celle d’une littérature marquée par le climat de violence politique du
Chili à l’époque, ainsi que par les répercussions de la guerre civile espagnole, des fascismes
et de la victoire électorale du Front populaire, arrivé au pouvoir la même année à Santiago.
Elle a subi l’influence de l’oncle de Serrano, le grand poète Vicente Huidobro (1893-1948),
qui vécut longtemps à Paris.
2. Nicholas Goodrick-Clarke, « La renaissance du culte hitlérien : aspects mythologiques et
religieux du néo-nazisme », Politica Hermetica, n° 11, 1997, p. 177.
3. Nicholas Goodrick Clarke, Black Sun. Aryan cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity,
New York, New York University Press, 2002, p. 173-174.
4. Miguel Serrano, Memorias de El y Yo Vol. I, Santiago, Ed. Nueva Edad, 1996.
5. Stéphane François, Le Nazisme revisit : l’occultisme contre l’histoire, Paris, Berg International,
2008.
6. Insistant toujours sur la dimension nationale de son œuvre, Serrano prend bien soin de
qualifier celui-ci de « Maître chilien ». Cf. son entretien au magazine The Flaming Sword,
n° 5, février 1995.

118
vision particulière de la volonté de puissance nietzschéenne et à des bribes de
psychologie jungienne.
Après la guerre, Serrano entame une carrière d’écrivain. Ses textes sont,
selon Goodrick-Clarke, « caractérisés par une grande puissance d’imagination,
un riche symbolisme et la mythologie complexe des habitants du Chili 1 ». Il
profita aussi de sa présence durable en Europe pour faire du tourisme militant.
En effet en 1951, il se rendit sur les lieux présumés du bunker de Hitler, se
promena le long de la prison de Spandau où était incarcéré Rudolf Hess et
se rendit au Berghof avant sa destruction. C’est durant ce voyage qu’il se lia
avec l’écrivain germano-suisse Hermann Hesse, qui avait reçu en 1946 le Prix
Nobel de littérature.
En 1953, il se plie à la tradition familiale et devient diplomate, réussissant
à être nommé ambassadeur en Inde, source essentielle selon lui du savoir
ésotérique. Il y reste en poste jusqu’en 1962. Il profite de son séjour indien
pour visiter des sanctuaires himalayens, rencontrer des gourous et s’initier au
yoga. Il se lie enfin avec Nehru, Indira Gandhi et le Dalaï Lama. Puis il est
nommé ambassadeur en Yougoslavie en 1964-1966. Ensuite il occupe les mêmes
fonctions en Autriche entre 1964 et 1970. Durant cette affectation, il entretient
des relations suivies avec des nazis non repentis comme Léon Degrelle, Otto
Skorzeny, Hans-Ulrich Rudel et l’aviatrice Anna Reich. Il rend visite à Julius
Evola et à Herman Wirth. Enfin, il s’entretient avec Ezra Pound et se lie
d’amitié avec Saint-Loup, dont le rapproche l’intérêt commun pour le mythe
de l’émigration de survivants du nazisme vers la terre de Feu 2 (chez Augier /
Saint-Loup) ou le secteur antarctique de Neue Schwabenland (chez Serrano)
où l’auteur chilien place également la migration des Hyperboréens 3.
Il représente aussi le Chili au sein de différentes organisations internationales
tout en continuant de publier des textes portant sur des sujets ésotérico-
symboliques : Las Visitas de la Reina de Saba 4 ; La Serpiente del Paraíso  5 et
surtout El círculo hermético, de Hesse a Jung 6 dans lequel il raconte son amitié
avec l’écrivain et le psychanalyste.

1. Nicholas Goodrick-Clarke, Politica Hermetica, art. cit., p. 178. Miguel Serrano a vu certains
de ses essais traduits en français : Elella ou L’amour magique, Helette, J. Curutchet, 1998 ;
Nietzsche et l’éternel retour, Hélette, J. Curutchet, 1999 et enfin, Les Visites de la reine de Saba.
Récit, préface de Carl Gustav Jung. Trad. Française  par Bruno Dietsch Paris, Michalon,
2002.
2. Saint-Loup, Les nostalgiques, Paris, éditions Presses Pocket, 1967, p. 27 et s.
3. ????????????
4. Miguel Serrano, Las Visitas de la Reina de Saba, Santiago de Chile, Nascimento, 1960.
5. Miguel Serrano, La Serpiente del Paraíso, Santiago de Chile, Editorial Nascimento, 1963.
6. Miguel Serrano, El círculo hermético, de Hesse a Jung, Santiago, Zig-Zag, 1965.
Cependant, l’amitié qui l’aurait lié à Hesse et à Carl Gustav Jung est à
relativiser, surtout avec Jung. En effet, Serrano dévore à compter de 1947 l’œuvre
du psychanalyste suisse et estime qu’il existe une similitude entre l’approche
jungienne et ses thèses. Dès lors, il cherche à le rencontrer, ce qu’il fait en 1959. Il
voit un Jung vieillissant, âgé de 84 ans. Les deux hommes se rencontrent en tout
et pour tout quatre fois entre 1959 et mai 1961, en plus d’un échange épistolaire.
Jung avait l’habitude de débattre avec un grand nombre de personnes et ses
relations avec Serrano ne sortent pas du lot. C’est surtout ce dernier qui gonflera
l’importance de ces relations dans son livre G. Jung et Hermann Hesse, récit de
deux amitiés. Jung n’en préfacera pas moins la traduction anglaise de Las Visitas
de la Reina de Saba, The Visits of the Queen of Sheba 1. La prudence impose de
considérer avec un certain recul les récits que fait Serrano de ses amitiés de par
le monde, en particulier celle avec le Dalai Lama : il les magnifie sans aucun
doute et ses légendes ou exagérations sont fidèlement recopiées par le petit cercle
de ses admirateurs, qui recoupe celui des fidèles de Savitri Devi et de néo-nazis
ésotériques comme le néo-zélandais Raymond Kerry Bolton.
Serrano fut radié du corps diplomatique à la fin de 1970 par le président
chilien nouvellement élu, Salvador Allende. Son limogeage par un président
marxiste radicalisa encore son engagement politique : il vit dans son éviction
la concrétisation de sa vision conspirationniste née de la lecture des Protocoles.
Il quitta le Chili et s’installa alors dans l’ancienne maison d’Hermann Hesse,
la Casa Camuzzi, à Montagnola dans le Tessin. Il se réinstalla au Chili après le
coup d’État du général Pinochet, sans pour autant avoir de la sympathie pour
la junte : « La junte fut un désastre pour le Chili. […] Les militaires chiliens
aidèrent à réprimer le coup d’État nazi de 1938 et Pinochet a aidé les juifs et
les supercapitalistes à s’emparer du Chili. J’ai toujours été ouvertement contre
Pinochet […] 2 ».
Il publia alors plusieurs textes importants, notamment sa trilogie sur Hitler :
Hitler. El Cordon Dorado 3 ; Adolf Hitler. El Ultimo Avatâra 4 et Manu : « Por el
Hombre que Vendra »5, ainsi que des ouvrages ouvertement néonazis 6. Il écrivit
aussi six ouvrages sur le yoga, le tantrisme ou l’amour magique ainsi qu’un livre

1. Miguel Serrano, The Visits of the Queen of Sheba, Londres, Routledge & Paul Kegan, 1972.
2. Miguel Serrano, Un Ésotérisme hitlérien, op. cit., p. 10.
3. Miguel Serrano, Hitler. El Cordon Dorado, 1978. Réédition : El Cordón Dorado : Hitlerismo
Esoterico, Bogota, Colombia, Editorial Solar, 2001.
4. Miguel Serrano, Adolf Hitler, el Ultimo Avatâra, Ediciones la Nueva Edad, 1984.
5. Miguel Serrano, Manu : « Por el Hombre que Vendra », 1991.
6. Dont Miguel Serrano, Nacionalsocialismo. Unica Solución para los Países de América del Sur,
Santiago, Alfabeta 1986 et La Resurrección del Héroe. Año 97 de la era Hitleriana, Santiago,
Alfabeta 1987.
en l’honneur de Léon Degrelle, Nuestro Honor se Llama Lealtad 1 et un ouvrage
négationniste. Adolf Hitler. El Ultimo Avatâra peut être considéré comme son
testament philosophique. Ce livre est une somme de 600 pages, dédiée « À la
gloire du Führer, Adolf Hitler », il s’agit selon Godwin, de « l’exposé moderne
le plus complet qui ait été écrit sur la philosophie thuléenne 2 ».

Le nazisme ésotérique de Miguel Serrano


C’est durant son exil en Suisse que Serrano assimile la littérature née des
spéculations sur l’«  histoire mystérieuse 3  », fort à la mode dans les années
soixante-dix, qui faisaient de Hitler un initié et du nazisme une société secrète 4.
De fait, il «  développa dans divers ouvrages, dont certains ont été publiés
en français, des idées étranges et bien peu en rapport avec son statut social.
Sans approfondir, citons en quelques unes : Adolf Hitler ne serait pas mort
mais se serait “occulté”, les soucoupes volantes seraient une arme secrète de
nazis cachés et l’avenir serait à une nouvelle race d’hommes nommée la race
“galactique”…5 » Son hitlérisme ésotérique « tire son inspiration imagée d’une
tradition gnostique occidentale, tout en absorbant des concepts hindouistes
issu du yoga et du tantrisme, considérés à leur tour comme partie intégrante de
l’héritage aryano-nordique immémorial en Orient »6. Il s’agit d’un bricolage,
au sens défini par Lévi-Strauss, mêlant l’ésotérisme, le paganisme druidique
et germano-scandinave, les spéculations völkisch, les Cathares, le gnosticisme
antique, les Templiers et le Graal, les idées paranormales des années soixante-
dix, les ovnis, etc. Selon Goordick-Clarke, « l’histoire du monde se présente
comme une théodicée gnostique de la chute de l’esprit dans la matière avec
la décadence et la perte qui s’ensuivent. Pour Serrano, l’évolution de l’espèce
est en réalité un processus de dégénérescence, ou d’involution, par laquelle

1. Miguel Serrano, Nuestro Honor se Llama Lealtad, 1994.


2. Jocelyn Godwin, Arktos, op. cit., p. 83.
3. «  L’histoire mystérieuse  » est un genre apparu dans les années soixante à la suite de la
publication du Matin des magiciens. Il s’agit d’une tentative de réécriture de l’histoire et
des civilisations au travers d’un prisme particulier : le désir de tout élucider, surtout par des
spéculations irrationnelles ou pseudo-scientifiques, dont l’ufologie. Le succès fut immédiat.
Cet engouement dura jusqu’à la fin des soixante-dix décennies et toucha tout l’Occident. En
France, les collections les plus représentatives de ce genre ont été les « Énigmes de l’univers »
des Éditions Robert Laffont et « L’aventure mystérieuse » de J’ai lu, collection de réédition en
format poche de best-seller dans ce domaine, mais aussi de textes originaux. Ces collections
publieront, outre des livres sur le trésor de Rennes-le-Château, les Templiers et autres textes
sur les mystères de l’histoire, un grand nombre de livres sur les « Anciens astronautes » et
sur les ovnis.
4. Stéphane François, Le Nazisme revisité, op. cit.
5. Christian Bouchet, Occultisme, Pardès, Puiseaux, 2000, p. 109.
6. Nicholas Goodrick-Clarke, Politica Hermetica, art. cit., p. 180.

121
l’essence d’origine divine s’affaiblit dans un monde progressivement livré au
mal au travers les yugas du cycle hindouiste des âges 1 ».
Il reprend à son compte certaines thèses de l’«  occultisme nazi  », en
particulier celle faisant de Hitler un initié. Celui-ci aurait été initié aux
mystères de la race nordique au sein de la célèbre Société Thulé. Évidemment
dans son esprit la Société Thulé n’est pas un groupuscule politico-culturel
d’extrême droite, raciste, nationaliste, anticommuniste et antisémite, aux
thèmes occultistes, mais une société secrète néopaïenne aux pouvoirs étendus.
Selon lui, la Société Thulé faisait revivre les idéaux des hyperboréens par le
biais du mythe germanique. Continuant dans cette logique il affirme à l’instar
de Ernesto Mila et dans une certaine mesure de Saint-Loup, que la SS était
un ordre quasi monastique et que ses membres « n’ont pas eu assez de temps
pour aboutir à quelque chose mais ils ont cependant de produire le surhomme,
l’homme absolue, par la pratique de l’alchimie du sang 2 ». En formulant cela,
il ne fait que reprendre certaines thèses néo-nazies hétérodoxes, fort bien
analysées par Donald McKale 3, qu’il maîtrise d’ailleurs très bien. Serrano se
rendit, accompagné d’amis, au château de Wewelsburg pour y accomplir des
rites « religieux ». Dans d’autres circonstances, il organisa des cérémonies lors
du décès de certains nazis comme Walter Rauff, la tête pensante de la mise en
place des camions chambres à gaz mobiles lors de l’invasion de l’URSS ainsi
que des célébrations de la naissance de Hitler 4. Son propre 88e anniversaire fut
célébré par ses admirateurs à Santiago du Chili, lors d’une cérémonie rituelle
associant symbolique hitlérienne et magie.
Il reprend également un certain nombre de thèses racialistes hétérodoxes qui
ont eu du succès dans les années soixante et soixante dix. Il s’inspire de Jacques
de Mahieu pour défendre les origines viking des grands royaumes de l’Amérique
précolombienne et suit des spéculations de Saint-loup et de Julius Evola sur
l’aspect aristocratique de la SS. De ce dernier, il assimile aussi l’antisémitisme
métaphysique, en particulier son concept de « race de l’esprit ».
Serrano formule une sorte d’antisémitisme gnostique : les Juifs sont selon
lui, une race hostile aux Hyperboréens divins puis aux Aryens, des disciples
d’un mauvais démiurge assimilable à Jehovah ou Yahweh. Le mauvais démiurge,
seigneur de ce monde, a prévu que les êtres humains, à leur mort, devraient
se réincarner encore et toujours. Les Hyperboréens, de nature divine, se sont
opposés à cette réincarnation involontaire qu’ils considéraient comme odieuse.
Ce démiurge et ses alliés les Juifs tolèrent donc très mal, selon Serrano, l’action

1. Goodrick-Clarke, art. cit., p. 179.


2. Miguel Serrano, Un Ésotérisme hitlérien, op. cit., p. 6.
3. Donald McKale, The Hitler Survival Myth, Stein & Day pub., 1981.
4. Rauff, réfugié au Chili en 1958, y est mort en mai 1984.

122
des Hyperboréens. Ils sont selon lui à l’origine de la « Grande conspiration » à
laquelle il se réfère constamment, derrière toutes les institutions de ce monde,
religieuses, politiques, ésotériques, etc. Il n’est donc pas surprenant qu’il nie
l’existence de la Shoah. Il contribue également à la propagation d’une théorie
conspirationniste antisémite proprement latino-américaine : celle du Plan
Andinia, qu’il défend dans son ouvrage de 1987, El Plan Andinia. Estratégia
sionista para apoderarse de la Patagonia argentina y chilena. Lancée en 1971
par Walter Beveraggi Allende, un professeur argentin du courant national-
catholique, elle postule que le « sionisme international » cherche depuis Theodor
Herzl à faire main-basse sur la Patagonie, pour y fonder un Etat juif.
Son «  hitlérisme ésotérique  » peut être résumé sommairement ainsi : les
aryens descendent d’entités arrivées sur Terre il y a des milliers d’années, les
premiers habitants de l’Hyperborée1 venant de l’extérieur de la galaxie. Les
Hyperboréens peuvent donc être vus comme une version des Supérieurs
Inconnus de la littérature occultiste de la fin du xixe siècle. Ces Hyperboréens
ne se reproduisaient pas sexuellement mais par une « émanation plasmique » de
leur corps : « les Hyperboréens ne se situent aucunement dans l’univers physique
mais dans un état parallèle qu’ils occupent tout en ayant une conscience terrestre,
afin de mener leur combat dans les deux mondes à la fois, ou même plus 2 ».
Par la suite, ils donnèrent naissance à une Hyperborée matérielle, autour
du cercle polaire. D’abord invisible, elle prit la forme d’un continent circulaire
arctique. Selon Serrano, ce fut l’emplacement de l’Âge d’Or. Ces Hyperboréens,
d’origine divine, possédaient le pouvoir du Vril et celui du Troisième Œil. C’est
alors que les Hyperboréens s’occupèrent des « races inférieures » pour les aider à
sortir de leur animalité. Ils entreprirent aussi de spiritualiser la Terre. La catastrophe
vint du fait que les Hyperboréens mélèrent leur sang aux races inférieures. Ce
pêché racial se manifesta par la chute d’une comète, ou d’une lune sur la Terre,
occasionnant le renversement des pôles et la disparition d’Hyperborée. Une
partie d’entre eux repartirent vers les étoiles, d’autres s’enfoncèrent sous terre,
la Terre étant creuse et une dernière frange fonda une civilisation dans le désert
de Gobi, en Mongolie, qui était alors une région fertile.

1. Hyperborée est un continent mythique, de type Atlantide, qui aurait existé au niveau du
cercle circumpolaire arctique. Dans la mythologie grecque, le terme « hyperboréen » renvoyait
à un peuple, mythique, vivant aux confins septentrionaux du monde connu. Ce mythe
était très présent dans la littérature antique et chez des auteurs comme Goethe, chez qui il
se confond avec l’Atlantide. À l’aube du xxe siècle, certains ésotéristes racistes ont fait de ce
continent mythique le lieu de naissance de la race blanche et de la « tradition primordiale »,
une supposée connaissance transcendantale. Cf. Stéphane François « Hyperborée », in Pierre-
André Taguieff, Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses Universitaires de
France, à paraître en 2011.
2. Jocelyn Godwin, Arktos, op. cit., p. 85.

123
L’idée hyperboréenne de Serrano est la conséquence d’une interprétation
erronée ou biaisée d’un concept évolo-guénonien. Guénon considérait que
l’origine de la « Tradition primordiale » était hyperboréenne, mais chez lui cette
théorie est dépourvue de racisme puisqu’il n’hésite pas à qualifier le mythe de
l’origine aryenne des civilisations, d’« illusion classique ». Guénon était persuadé
que la tradition hyperboréenne était la plus ancienne de l’humanité et qu’elle
avait rayonné sur les différentes civilisations à partir du Pôle  1. En ce sens, la
« Tradition primordiale » guénonienne n’est ni occidentale, ni orientale mais
nordique, car venant du pôle Nord.
De fait, Hyperborée, dont le nom signifie le « pays au-delà du Vent du Nord »,
est un continent mythique qui aurait existé au niveau du cercle circumpolaire
arctique. Dans la mythologie grecque, le terme « hyperboréen » renvoyait à
un peuple, mythique, vivant aux confins septentrionaux du monde connu.
Hyperborée peut être assimilée à la non moins mythique Thulé, mais reste
distinct de l’Atlantide, bien que certains auteurs les confondent 2, la première
étant plus ancienne que la seconde. À une époque antédiluvienne, qui peut être
comme vu comme le mythique « Âge d’or », voire comme le jardin d’Éden, elle
aurait été habitée par un peuple parfait, les Hyperboréens, et aurait bénéficié,
lors d’un hypothétique Âge d’or, d’un climat propice avant le changement
climatique, la glaciation, du à l’inclinaison ultérieure de la Terre.
Serrano reprend aussi selon Godwin les thèses développée par un militant
nationaliste Indien, Bâl Gangâdhar Tilak 3, qui affirmait l’origine circumpolaire
des Aryas. Les thèses de Tilak furent assez logiquement contestées par les
spécialistes des études indo-européennes. Mais elles n’en représentent pas
moins « le point culminant d’une très ancienne tradition d’analyse d’un mythe
indo-aryen 4 ». L’idée guénonienne sera radicalisée par Evola. Celui-ci, à la suite
de René Guénon, reprit l’idée que le foyer originel depuis lequel a rayonné

1. René Guénon, Le Roi du monde, Paris, Ch. Bosse, 1927, pp. 114-115. Sur l’Atlantide et Guénon,
cf. Jean-Pierre Laurant, « L’Atlantide selon Guénon », in Chantal Foucrier et Lauric Guillaud
(dir.), Atlantides imaginaires. Réécriture d’un mythe, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2004,
p. 184-192.
2. Monique Mund-Dopchie, « Ultima Thulé : autre nom de l’Atlantide ou nom d’une autre
Atlantide ? », in Chantal Foucrier et Lauric Guillaud (dir.), Atlantides imaginaires, op. cit.,
p. 137-151.
3. Ce théoricien du renouveau hindouiste, en analysant les Védas et en étudiant la position des
étoiles à l’époque védique, était arrivé à la conclusion que ces textes parlaient d’une région
et d’une époque précises : le cercle arctique d’avant la dernière glaciation. Il concluait fort
logiquement que les Aryens étaient eux aussi originaires de cette zone géographique. Bâl
Gangâdhar Tilak, Origine polaire de la tradition védique. Nouvelles clés pour l’interprétation
de nombreux textes et légendes védiques, Milan, Archè, 1979.
4. James Patrick Mallory, À la recherche des Indo-Européens. Langue, archéologie, mythe, Paris,
Seuil, 1997, p. 327, note 38.

124
la « Tradition primordiale » se serait situé à proximité du pôle Nord (au sens
géographique et symbolique du terme). Toutefois, Evola en fit une interprétation
différente, plus raciologique et nordiciste. Ce peuple primordial serait les
Hyperboréens. L’idée évolo-guénonienne de « tradition hyperboréenne  1 » a
été reprise par certains militants d’extrême droite hétérodoxe, dont Serrano.
Ces auteurs et lui reprennent la très ancienne tradition d’analyse de poèmes
des différents peuples indo-européens antiques ayant pour thèmes ou faisant
allusion à un foyer septentrional où les jours et les nuits dureraient six mois, où
l’étoile Polaire se lèveraient au zénith, etc. mettant ainsi en évidence un motif
mythologique prouvant l’existence d’un foyer indo-européen originel, situé
au niveau circumpolaire. Cependant, la référence au « Nord » est avant tout
un mythème qui s’analyse en fonction du symbolisme cosmique des anciens
européens 2.
Selon Serrano, seuls les Aryens sont les descendants de cette race divine,
toutes les autres « races » étant le résultat de métissage, le métissage avec une « race
inférieure » affaiblissant la « race supérieure ». Il prétend également que les Aryens
seuls possèdent une sorte de transcendance conservant la mémoire de l’ancienne
race blanche hyperboréenne. A contrario, il voit dans les Juifs une « anti-race »
et des « robots génétiques » créés par le Démiurge afin de contaminer la Terre.
Ce discours faisant des Juifs une anti-race vient de la raciologie völkisch 3 et se
retrouve précédemment chez un aryosophe comme Liebenfels 4.
En effet, on trouve chez Jörg Lanz (von) Liebenfels une idée qu’il incorpore
à sa vision du monde : la théozoologie, un dévoiement de la Bible au profit
d’une vision obscène, raciste, darwiniste, manichéenne et gnostique. Cette
doctrine se présentait comme un combat entre le bien et le mal, l’humanité
et l’animalité, l’Aryen et le Sémite. Elle l’amena à considérer l’Aryen comme
le garant de l’ordre du monde et de la connaissance et les autres races comme
les agents du chaos.

1. Sur l’utilisation raciste du mythe hyperboréen, cf. Stéphane François, « Hyperborée », art.
cit.
2. Cf. Bernard Sergent, « Penser – et mal penser – les Indo-Européens », Annales ESC, nº 37,
juin-août 1982, p. 669-681.
3. L’anti-race est selon la race juive qui est complètement étrangère. De fait, selon les nazis,
les Juifs sont un peuple sans culture car sans terre. La race juive formait à l’origine une race
pure mais sa dispersion en a fait une race métisse, chargée de toutes les faiblesses génétiques,
tares et défauts des autres races.
4. Jörg Lanz (von) Liebenfels est un personnage intéressant. Poussé par sa passion pour les ordres
soldats du Moyen Âge, il fut cistercien durant six ans. Durant cette période monastique, il
acquit une formation qui influença toute sa vie. Il maîtrisa la Bible, certains textes apocryphes
et gnostiques, ainsi que des langues et religions du Moyen-Orient. Ces connaissances lui
permirent de devenir professeur de séminaire. Après son départ de l’ordre cistercien, il se
rapprocha des groupes antisémites autrichiens et se convertit au protestantisme.

125
Serrano, influencé par son gourou chilien et par ses propres visions, est
persuadé que Hitler est en vie après s’être réfugié dans une base secrète sous
l’Antarctique, préparée de longue date par les nazis. Selon lui Hitler quitta
Berlin en 1945 pour l’Antarctique à bord d’une soucoupe volante, invention de
la « science nazie » et technologie aryenne d’essence divine en avance sur le reste
de l’humanité. Cette base serait située dans un secteur antarctique exploré en
1938-1939 par l’Allemagne, appelé Neuschwabenland (Nouvelle Souabe) et situé
dans la Terre de la reine Maud, appartenant à la Norvège. Dans ce lieu rappelant
l’Islande, les explorateurs nazis auraient trouvé l’une des entrées vers la Terre
creuse, conduisant vers les bases secrètes souterraines des Hyperboréens.
Dans sa cosmogonie, Hitler est un rédempteur et une figure archétypale. Il
reprend l’idée jungienne selon laquelle « Hitler était possédé par l’inconscient
collectif de l’âme aryenne 1 ». Le salut par l’« hitlérisme ésotérique » doit amener
la divinisation de l’homme, c’est-à-dire de l’Aryen, dans un monde redevenu
paradisiaque. Il considère Hitler comme un avatar, un intermédiaire entre
les dieux et les hommes, c’est-à-dire les Aryens. Hitler mènerait une guerre
« ésotérique » afin de ramener l’Âge d’Or, la guerre « exotérique » ayant été
perdue par les forces de l’Axe en 1945, contre les troupes du Kali Yuga (le Dernier
Âge, celui du déclin, de la tradition cyclique hindouiste) dont les Juifs. Il décrit
Hitler comme un Bodhisattva, un être divin, et comme le dixième avatar de
Vishnu, Kalki, qui doit mettre fin au Kali Yuga, pour inaugurer un Nouvel
Âge. Pour cela, Hitler doit lancer une guerre ésotérique  2, ce qui l’amène à
développer parfois l’idée de l’existence d’une dimension parallèle dans laquelle
le führer se serait réfugié.
Miguel Serrano est foncièrement pessimiste sur le futur de l’humanité.
Selon lui, le monde moderne, fasciné par les Juifs et leur Démiurge, est au
bord du gouffre. De plus, la dégénérescence raciale avancée et le consumérisme
effréné qui caractérisent le Kali Yuga, vont emmener l’humanité vers un déclin
inexorable. Sur ce point, il est influencé partiellement par les thèses évoliennes
comme il est aussi influencé par les thèses nazies sur la dégénérescence raciale
de l’humanité.

Les postérités de Miguel Serrano


Miguel Serrano a été en contact avec ce que nous pouvons appeler
des «  lunatic fringes  », expression péjorative anglo-saxonne désignant les
mouvements politiques ou sociaux qui développent des idées excentriques
et peu rationnelles. Il a entretenu des relations épistolaires avec les néonazis

1. Miguel Serrano, Un Ésotérisme hitlérien, op. cit., p. 3.


2. Jocelyn Godwin, Arktos, op. cit., p. 83.

126
américains et britanniques parodiques comme George Lincoln Rockwell, le
fondateur de l’American Nazi Parti et de la World Union of National-Socialists
(Union Mondial des Nationaux-Socialistes), Colin Jordan (responsable du
National Socialist Movement), et Matt Koehl, le fondateur du New Order
(« Nouvel Ordre »), qui a succédé à l’American Nazi Parti.
Durant les années quatre-vingt, il est devenu une figure importante
pour les jeunes générations du néonazisme. Certains de ses livres ont été
traduits récemment de par le monde, par des militants n’ayant pas connu le
Troisième Reich, ce qui montre leur absence de culture historique, le nazisme
de Serrano n’ayant rien à voir avec la réalité. D’ailleurs les éditeurs militants
qui traduisent ses textes évoluent surtout dans les marges hétérodoxes du
néonazisme occidental : Nicholas Goodrick-Clarke montre que les milieux qui
le traduisent et /ou l’éditent mélangent allégrement néonazisme, occultisme,
satanisme et soucoupes volantes  1, comme le Black Order fondé par Kerry
Bolton qui associe nazisme et satanisme 2. Enfin, il va influencer des néopaïens
nordicistes et racialistes comme l’américain Jost Turner.
Au-delà de ces milieux, il a influencé tout un monde évoluant aux marges
du New Age. En effet, l’Occident des années soixante et soixante-dix s’est
passionné pour les « mystères nazis », à la suite de la publication du Matin des
magiciens. À partir de ce moment, les thèmes véhiculés par cette littérature
occultisante se sont diffusés dans la culture populaire, aidés par un phénomène
des plus intéressants : la « mythologisation » des principaux responsables nazis,
reconstruction qui se fait au détriment de la réalité historique. Les sociétés
européennes et plus globalement occidentales ont vu leur conception et leur
perception du nazisme être modifiées par une série d’évolutions liées, selon
Goodrick-Clarke, au contexte politico-économique de récession dans les
sociétés occidentales : « Cette nouvelle perception d’Hitler et du nazisme semble
avoir profité du Zeitgeist changeant en Occident après la hausse des prix du
pétrole en 1973-1974. Les idées enivrantes de la révolution politique et sociale
qui s’étaient répandues parmi les jeunes gauchistes et “hippies” depuis 1967-1968
laissaient la place, en temps de récession, à un idéalisme plus intériorisé 3. » Ses
textes ont alors rencontré un public éloigné de ses préoccupations idéologiques

1. Nicholas Goodrick Clarke, Black Sun, op. cit., p. 191.


2. Certains textes de Kerry Bolton ont été traduits en français, notamment : Hitler, le
christianisme et le troisième Reich, Éditions du Marteau, 2002. Cet éditeur néonazi, a aussi
publié le néo-nazi britannique satanisant et désormais islamiste radical David Myatt,
Aryanisme. La religion nationale-socialiste suivi de Notre destinée aryenne : l’empire galactique
et autres essais, Éditions du Marteau, 2002.
3. Nicholas Goodrick-Clarke, « La renaissance du culte hitlérien », art. cit., p. 175.

127
mais attiré par ses constructions politico-spirituelles et cela d’autant plus que
cette époque cherchait à comprendre la victoire du nazisme.
Il a aussi été utilisé par des personnes évoluant aux marges du New Age et de
l’extrême droite hétérodoxe. Ainsi, il fait partie des sources de Jan van Helsing
(pseudonyme de Jan Udo Holey), l’auteur du Livre Jaune n° 5 1, ouvrage à la fois
négationniste et thématiquement proche du New Age devenu un « best seller »
dans ce milieu  2. Ce dernier cite d’ailleurs l’ex-ambassadeur chilien lorsqu’il
pose la question de la survie d’Hitler, affirmant comme lui que « ce qui est le
plus probable au cas où il aurait survécu, c’est qu’il s’est servi des engins volants
développés par la Société Vril pour quitter l’Allemagne 3 ».
Pierre-André Taguieff résume ainsi cet ouvrage : « Dans la grande conspiration
mondiale qui est dénoncée, les Juifs tiennent la première place : non seulement
ils sont partout (y compris sous divers masques : Roosevelt, Staline, Helmut
Kohl ou George W. Bush), mais ils sont derrière les pouvoirs visibles et sont
capables de tout (ils seraient responsables de la troisième guerre mondiale
à venir !). Stéréotypes de l’infiltration, de la domination sans limites, de
la manipulation et de la cruauté destructrice. Appliqués à la critique de la
démocratie, ils conduisent à récuser celle-ci comme un décor trompeur
occultant la réalité ploutocratique du pouvoir politique  4. » De fait, Le Livre
Jaune n° 5 se présente comme une relecture de l’histoire des xixe et xxe siècles
qui tiendrait compte de ce qui n’est « pas rendu public ».
L’influence de Serrano se ressent dans la succession thématique de ce livre :
« Le Livre jaune nº 5 se présente comme un enchevêtrement complexe juxtaposant
différents discours. Van Helsing entrecroise le New Age, l’ufologie nazie, le
conspirationnisme anti-judéo-maçonnique, et l’aryosophie, multipliant ainsi les
cibles potentielles de l’ouvrage. En effet, cet ouvrage s’adresse non seulement à
un public déjà acquis aux discours et théories nazis, mais également aux adeptes
du Nouvel Âge. L’auteur fait de nombreuses références au channeling et à l’Âge
du Verseau. Il tente aussi de rapprocher les sciences physiques et naturelles
des traditions mystiques 5. » Seulement, plus que le Nouvel Âge en lui-même,
c’est la dénonciation du complot qui intéresse van Helsing car elle lui offre la
possibilité d’une réécriture historique, idéologiquement très orientée, des xixe et
xxe siècles. En effet, nous retrouvons des thèses très proches de celles de Miguel

1. Jan van Helsing, Livre jaune nº 5, Tourrette-sur-Loup, Éditions Félix, 2001.


2. En effet, sa première publication fut indubitablement un succès dans les pays germanophones
avec plus de 100 000 exemplaires vendus en Allemagne, Autriche et Suisse.
3. Jan van Helsing, Livre jaune nº 5, op. cit., p. 153.
4. Pierre-André Taguieff, « Les textes fondamentaux de l’ésotérisme », Le Point, hors série nº 2,
mars-avril 2005, p. 15.
5. Stéphane François & Emmanuel Kreis, Le Complot cosmique : théorie du complot, ovnis,
théosophie et extrémistes politiques, Milan, Archè, 2010, p. 50-51.

128
Serrano, surtout lorsque Jan van Helsing affirme qu’Adolf Hitler aurait été un
« occultiste et un ésotériste » qui aurait, à l’âge de 20 ans, essayé « d’atteindre
des niveaux de conscience élevés à l’aide de drogues 1 ».
À l’instar de l’auteur chilien, van Helsing, développe donc une thématique
occultisto-aryosophique ». Comme lui toujours, il fait l’éloge des extraordinaires
capacités de la « science nazie ». D’ailleurs, van Helsing, reconnaît qu’il « éprouve
un plaisir tout particulier à [vous] dévoiler ce thème », car il permet de constater
« quels sont les milieux influents non allemands qui tiennent à cacher la vérité
aux Allemands 2 ». Enfin, là-encore comme Serrano, le livre de van Helsing est
à la fois une apologie détournée du nazisme et l’expression d’un révisionnisme
historique éhonté. En effet, le révisionnisme de van Helsing s’accompagne sans
surprise d’un antisémitisme virulent : celui-ci cite d’ailleurs les Protocoles des
Sages de Sion, qui seraient selon lui la clef de l’histoire secrète.
Miguel Serrano était donc un personnage étrange, complexe et à la
cosmologie 3 pour le moins particulière. Sa vie, comme nous venons de le voir,
a été riche en rebondissements. Néanmoins, l’aspect le plus intéressant reste
son idéologie, sa Weltanchauung. Si elle est radicale, elle n’en est pas moins
construite à partir d’éléments fort divers. Il s’agit d’une véritable contre-culture
constituée en miroir par rapport aux modes normatifs du savoir « officiel ». En
effet, sa cosmologie doit être analysé comme un « mode d’existence souterrain
de visions du monde qui se veulent alternatives aux savoirs “officiels” 4 ». En ce
sens, les thèses de Serrano ont servi de boîte à outils conceptuels pour un certain
nombre de militants radicaux hétérodoxes, qui diffusent ces nouveaux discours
dans des milieux a priori éloignés de l’extrême – droite, telle la nébuleuse du
New Age, et ce avec succès parfois.

1. Jan van Helsing, Livre jaune nº 5, op. cit., p. 149-150.


2. Ibid., p. 154.
3. Pour l’anthropologue, l’être humain pense et dépolie ses raisonnements dans le cadre d’une
vision du monde, plus ou moins cohérente, selon les cas, qui porte sur les êtres, les objets
et les puissances censés peupler le réel, sur leur propriétés, leurs rapports, leur origine et
leur devenir : ce sont les cosmologies. Celles-ci offre « une matrice générale d’intelligibilité
des faits empiriquement observables, qu’ils soient de l’ordre des pratiques, des idées ou des
institutions. Wiktor Stoczkowski, Anthropologies rédemptrices. Le monde selon Lévi-Strauss,
Paris, Hermann, 2008, p. 17-18.
4. Jacques Maître, « Ésotérisme et instances officielles de régulation des savoirs », in Jean-Pierre
Brach et Jérôme Rousse-Lacordaire (dir.), Études d’histoire de l’ésotérisme. Mélange offert à Jean-
Pierre Laurant pour son soixante-dixième anniversaire, Paris, Éditions du Cerf, 2007, p. 25.

129
130
notes de lecture

131
132
Alessandro Grossato (éd.), Forme e correnti dell’esoterismo occidentale,
Milan, Medusa, 2008 ; 228 p.
Cet ouvrage constitue à la fois une introduction d’ensemble et un parcours
de l’ésotérisme occidental. La signification ou plutôt les significations de cette
dernière expression sont présentées par Antoine Faivre, lequel, comme on sait,
compte au nombre des premiers à avoir proposé de ce domaine une description
structurée et clairement située dans l’histoire et la culture. Toutefois, certaines
des études ici rassemblées sortent du champ de l’ésotérisme tel que défini par
A. Faivre, à savoir un phénomène moderne appartenant à la sphère culturelle
chrétienne. Cependant, leur présence me paraît se justifier par le fait qu’elles
abordent des courants, des personnages ou des notions qui furent ensuite intégrés
dans le corpus référentiel de l’ésotérisme occidental : ainsi, Mino Gabriele traite-
t-il de « l’ésotérisme de l’ésotérisme », à savoir du silence affirmé sur certains
savoirs réservés, notamment dans l’Antiquité ; Kocku von Stuckrad aborde-t-il
« la connaissance expérientielle de l’Antiquité tardive au xiiie siècle dans une
perspective interreligieuse » en confrontant la théurgie néoplatonicienne ou
hermétique à l’illumination chez l’Iranien Sohrawardi ; Francesco Zambon
interprète-t-il le « secrez dou Graal » du Joseph de Robert de Boron comme
une révélation ésotérique qui aurait ensuite été réinterprétée en termes d’union
mystique, ceci afin d’affirmer la Présence réelle eucharistique contre un mythe
d’inspiration gnostique et platonisante qui présentait l’eucharistie comme un
simple symbole d’une révélation secrète 1 ; Nicholas Goodrick-Clarke examine-
t-il les implications politiques de la concordance religieuse lullienne.
Les études qui suivent se situent plus directement dans le cadre de l’ésotérisme
stricto sensu : Jean-Pierre Brach montre notamment comment les présupposés
qualitatifs de l’arithmologie renaissante (unité de la création, analogies et
correspondances, causalité des nombres) firent place à une mathématique
quantitative ; Moshe Idel réexamine la kabbale italienne du xvie siècle et son
autonomisation progressive par rapport à la kabbale espagnole 2 ; Wouter
J.  Hanegraaff cherche à préciser le moment et le milieu de l’apparition du

1. Je n’ai pas compris pourquoi une compréhension du corps et du sang du Christ en tant que
signes de l’enseignement réservé du Christ exclurait nécessairement la doctrine eucharistique
de la Présence réelle
2. Entre autres facteurs déterminants, il relève la publicité donnée à la kabbale par la publication
de ses textes et par sa divulgation à des chrétiens, lesquels pouvaient, en retour, consulter
des kabbalistes, ainsi que la fusion ou du moins les mélanges et les interpénétrations qui
s’opérèrent entre kabbale juive, kabbale chrétienne, platonisme, hermétisme, etc., faisant
ainsi entrer une kabbale juive « exotéricisée » dans les sources de l’ésotérisme occidental et
contribuant à son rayonnement.

133
concept d’ésotérisme occidental en tant qu’il désigne des courants historiques
partageant un corpus référentiel de textes et en repère surtout le départ chez
un luthérien allemand de la fin du xviie  siècle, Ehregott Daniel Colberg ;
Joscelyn Godwin présente la notion d’harmonie des sphères chez Johann
Kepler et chez Athanasius Kircher ; Agostino De Rosa décrypte les fresques
anamorphiques romaines d’Emmanuel Maignan et de Jean-François Nicéron
dans une perspective de thaumaturgie optique ; Jean-Pierre Laurant revient
sur quelques aspects de la question de l’ésotérisme chrétien au xixe  siècle,
principalement autour de la figure de Pierre Leroux et de sa sociologie triadique ;
Hans Thomas Hakl étudie l’Adonismus de Franz Sättler, culte érotique du
diable, supposément très ancien, venu de Chaldée, de Phénicie, de Perse,
d’Égypte et de Grèce.
L’ouvrage s’achève par une étude méthodologique de Marco Pasi, sur « le
problème de la définition de l’ésotérisme  ». Elle confronte les perspectives
respectives d’Antoine Faivre (l’ésotérisme comme forme de pensée), de Wouter
J.  Hanegraaff (l’ésotérisme comme concept) et de Kocku von Stuckrad
(l’ésotérisme comme champ du discours), et signale les apports et les
insuffisances de chacune d’entre elles. Marco Pasi propose alors, judicieusement,
de réaménager le modèle d’Antoine Faivre en se fondant, non sur une
définition de l’ésotérisme, mais sur la description d’un phénomène historique
particulier tenant compte non seulement des pratiques effectives, mais aussi des
rhétoriques, en sorte d’intégrer à un modèle souple des composants nouveaux
ou de mettre davantage en avant des critères qu’A. Faivre jugeait secondaires
sur le plan des pratiques, alors qu’ils ne le sont pas sur le plan de la rhétorique
mise en œuvre par les ésotéristes (comme le secret).
On le voit, le volume est riche est les études proposées sont souvent
novatrices.
Jérôme Rousse-Lacordaire

Marcello DE MARTINO, Mircea Eliade esoterico, Ioan Petru Culianu e i


« non detti », Edizioni Settimo Sigillo, Rome, 2008, 524 p.
Plus de trente ans après sa mort, le nombre d’ouvrages dédiés à Mircea
Eliade ne cesse d’augmenter1. Après la période de grâce des années 80,

1. Nous allons laisser de côté les textes que, a commencer avec le fameux article de Toladot de
1972, ont incriminé Eliade pour son passé gardiste, sans discuter l’influence de ce passé sur
son œuvre scientifique et littéraire. Sans contester la légitimité de leurs interrogations, nous
considérons qu’ils se placent dans un contexte différent de celui mis en discussion ici. Pour
la même raison, nous n’allons pas mentionner non plus les textes hagiographiques, tout aussi
nombreux.

134
quand, environnement New Age des universités américaines aidant, il a été vu
comme un guru savant par les nouvelles générations d’étudiants et chercheurs
passionnés par une discipline – l’histoire des religions – plus en vogue que
jamais, des nouvelles approches ont vu le jour depuis la dernière décennie du
siècle précédent.
Il y a d’une part les critiques sans nuance, a commencer avec Ivan Strenski1,
qui a vu dans l’idéologie mystico-religieuse de la Garde de Fer roumaine des
années 30 la source de l’ontologie religieuse d’Eliade, suivi par Daniel Dubuisson2
pour culminer avec le livre-réquisitoire d’Alexandra Laignel-Lavastine3. Ce que
caractérise ces textes c’est le rejet total de l’œuvre, vue comme simple émanation
d’une idéologie criminelle. Avec les mots de Dubuisson, ce qu’ils reprochent à
Eliade est de s’être « livré à un formidable travail de réécriture au terme duquel
il est parvenu à transposer ses idées de prédilection des années trente dans son
œuvre d’historien des religions »4. D’autre part, une analyse plus nuancée a vu
le jour dans la même période ; ses auteurs les plus importants sont MacLinscott
Ricketts5, Bryan S. Rennie6, Florin Turcanu7. Sans contester le passé trouble
sur lequel Eliade ne s’est jamais expliqué de manière convaincante8, leur thèse
commune est que ni sa biographie, ni son œuvre scientifique ne peuvent pas
être réduites à ses options politiques de jeunesse9.
Cristiano Grotanelli considère qu’il y a trois étapes  dans la recherche :
la première, de soupçons et tâtonnements, suivie de celle des «  polémiques
rageuses », enfin une troisième, « plus paisible et raisonnable » 10. Mais si on
observe attentivement la chronologie, on peut constater que, si on peut dater le
début du « soupçon » en 1972 avec l’article de Toladot, suivi par ceux de Donnini
dans l’Enciclopedia delle Religioni de 1977 et de Furio Jesi une année plus tard,
le ton ne changera point jusqu’aux livres de Dubuisson et Laignel-Lavastine.
D’autre part, le ton plus modéré inauguré par MacLinscott Ricketts prolonge

1. Four Theories of Myth in Twentieth-Century History, Macmillan, Londres, 1987


2. Mythologies du XXe siècle. Dumézil, Lévi-Strauss, Eliade, Presses Universitaires de Lille, Lille,
1993
3. Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli du fascisme, PUF, Paris, 2002
4. Dubuisson, préface à la réédition du 2008, p. 11.
5. Mircea Eliade, The Romanian Roots 1907-1945, Columbia University Press, New York, 1988
6. Reconstructing Eliade, State University of New York, Albany, 1996
7. Mircea Eliade. Le prisonnier de l’histoire, La Découverte, Paris, 2003
8. Il y a cependant une lettre (publiée) adressée à Gershom Scholem, une autre à Culianu et
quelques notes dans ses Journaux : elles éclairent partiellement ses motivations, ainsi que sa
biographie et sa personnalité ; mais une discussion à ce sujet dépasse les limites de ces notes
de lecture.
9. Turcanu, o.c., Préface de Zoe Petre, p. 16-17.
10. Mircea Eliade, Carl Schmitt, René Guénon, 1942, Revue de l’histoire des religions, t. 219,
fascicule 3, 2002, p. 326.

135
(avec un bémol compréhensible) la réception très favorable de jusqu’alors. Nous
sommes devant une réception clairement bipartisane, et ce n’est probablement
que le temps qui a fait s’assagir la polémique.
Dans cette ligne plus modérée s’inscrit le livre de Marcello de Martino.
Linguiste et philologue, il apporte une vision en dehors du champ spécifique de
l’histoire des religions. Il est à noter l’intérêt des chercheurs italiens pour Eliade :
déjà en 1973, Roberto Scagno lui a consacré sa thèse de doctorat1, plusieurs livres
et des articles très importants concernant ses rapports aves le Traditionalisme
et l’ésotérisme sont l’œuvre des chercheurs italiens2.
La thèse de de Martino est qu’Eliade, « figure exceptionnelle du panorama
intellectuel et scientifique du XXe siècle  », personnalité complexe, avec des
traits ambigus et contradictoires au demeurant, a tout fait pour couvrir
certains aspects de son être. Pour les éclaircir, Culianu serait le Virgile servant
de guide dans la « forêt interdite » de la vie d’Eliade3. Il aurait été en effet très
intéressant de faire une parallèle entre leurs destins assez proches : assistants à
l’Université de Bucarest au début de leur carrière, ensuite exilés politiques loin
de leur pays, vivant dans la précarité avant d’atteindre une certaine notoriété,
la vie de Culianu paraît en effet (et c’était en partie volontaire) le miroir trop
vite brisé de celle de son mentor. En fait, même si souvent évoqué, Culianu
n’est que peu présent dans le livre : seuls deux chapitres (18 et 20) parlent
de son attrait pour l’occulte et de son embarras quand, en devinant le passé
politique de son mentor, hésite de le rendre public, car il espérait se faire aider
par celui-ci à obtenir un poste dans une université américaine. La différence
la plus notable aurait concerné leur rapport à l’occulte : si Eliade, arrivé à une
position académique durant une époque marquée par le positivisme a du se plier
à ses contraintes (et donc dissimuler son penchant pour l’occulte), Culianu a
pu donner libre cours à sa passion pour la divination et la géomancie en plein
New Age, quand la passion pour la rénovation spirituelle a atteint son apogée
outre-Atlantique4.

1. Roberto Scagno, Religiosità cosmica e cultura tradizionale nel pensiero di Mircea Eliade, thèse,
Université de Turin, 1973 
2. Nous notons ici les articles les plus significatifs concernant notre sujet : Enrico Montanari,
Eliade e Guénon, Studi e Materiali di storia delle religioni, vol. 61, 1995,Japadre ed., Rome,
1995 ; Paola Pisi, I « Tradizionalisti » e la formazione del pensiero di Eliade, in : Luciano Arcella,
Paola Pisi, Roberto Scagno, Cofronto con Mircea Eliade. Archetipi miticie identità storica,
Jaca Book, Milan, A998, pp. 43-133 ; Natale Spineto, Mircea Eliade and Traditionalism,
Ariès, vol. I, 1, 2001, pp. 62-87 ; Claudio Mutti, Eliade, Vâlsan, Geticus e gli altri. La fortuna
di Guénon tra I romeni, Edizioni all’insegna del Veltro, Parme, 1999.
3. de Martino, Introduction, pp. 1-11.
4. de Martino, ibid., p. 413 » et suiv.

136
Les « non-dits » d’Eliade seraient, d’une part, son intérêt pour l’occulte et
l’ésotérisme, et d’autre part son passé de sympathisant de l’extrême droite dans
les années 30, qu’il a occultés pour ne pas compromettre sa carrière académique ;
tout cela n’est pas nouveau. Heureusement, ce jugement assez simplificateur
est suivi d’une analyse plus fine.
Cette analyse commence (Eliade et l’alchimie : le «  cerque alchimique
« parisien) avec la description des liens d’Eliade avec le cercle des alchimistes
parisiens : Henri Hunwald, un médecin passionné par l’alchimie (chez qui il
aurait pu rencontrer René Alleau), mais aussi Paul Vuillaud, André Breton,
Eugène Canseliet. Ce « cercle » est assez hétéroclite, seulement le dernier était
un vrai alchimiste, les autres sont des amateurs éclairés ou, comme Breton, des
personnalités hors normes pour lesquels l’intérêt pour l’alchimie n’est qu’une
facette de leur personnalité. On apprend qu’Eliade s’enthousiasme pour une
biographie d’Aleister Crowley écrite par John A. Simmonds. Citant une note de
journal de 9 mars 1976, où Eliade rend hommage à Paracelse, Dee, Comenius,
Andreae, Ashmole, Fludd et Newton, de Martino conclut que, pour Eliade
la science moderne est la fille de la pensée hermétique et alchimique 1 ; on sait
aujourd’hui que cette intuition était exacte.
Le chapitre suivant (Le Journal d’Eliade : fragments d’un enseignement
inconnu) débute avec le constat que la majeure partie des « confessions » d’Eliade
sur ses convictions concernant l’occulte et l’ésotérisme se trouvent dans ses écrits
littéraires ; il avait été imbibé d’une culture occultiste qui a influencé fortement
ses écrits académiques2. Si l’influence des Traditionnalistes sur le jeune Eliade
n’est plus à démontrer, la question de l’occultisme est plus problématique. Aussi,
si certains thèmes guénonniens sont repris dans ses écrits de la période roumaine
(jusqu’à 1942) et passeront dans le Traité d’histoire des religions, leur influence
est beaucoup moins évidente dans les textes ultérieurs ; une recherche à ce sujet
reste encore à faire. D’ailleurs, de Martino note que, a fur et à mesure que les
années passent, les notes sur l’occulte se raréfient dans le Journal, « comme une
fermeture graduelle de l’âme qui correspondait à l’approche progressive de la
fin de son expérience terrestre »3.
Plus problématiques sont les pages où de Martino essaie de prouver que, ainsi
que Culianu, Eliade était convaincu de la réalité des phénomènes paranormaux,
de la réalité de la magie et de la possibilité d’avoir des expériences au-delà
de la réalité, citant à l’appui le seul texte où Eliade acceptait explicitement

1. ibid., p. 42.
2. ibid., pp. 49-50.
3. ibid., p. 67.

137
la réalité des phénomènes paranormaux1. Dans le chapitre 5 (Eliade et Olga
Fröbe-Kapteyn, la sacerdotesse d’Eranos), de Martino décrit Eliade écrivant avec
détachement sur les « événements occultistes » dans la maison d’Olga Fröbe-
Kapteyn à Ascona, entre autres la chasse d’un fantôme par Alice Bailey à l’aide
de son « maître tibétain » et un curieux « rite gnostique » pratiqué par Jung
à l’aide de son anneau portnat l’inscription « abraxa » et des verres de vin ;
de Martino s’étonne du sérieux d’Eliade, qui raconte ces extravagances sans
incrédulité, même s’il reconnaît que celui-ci notait avec ironie dans son Journal
l’atmosphère « théosofico-mondaine » qui y régnait2. De Martino s’étonne aussi
de ce qu’Eliade, au lieu de décrire Gurdjieff comme le mythomane intrigant
qu’il était, considère que ses textes n’étaient pas destinés à un public large et
conclut que, pour lui, celui-ci devait être le possesseur effectif d’une sagesse
inconnue3. Quelques pages sont consacrées à ses expériences de « rêve éveillé »
qu’il raconte lui-même (chapitre Rêves éveillés à Eranos : voyages oniriques en
dehors de temps (et du corps). Malgré son interprétation très personnelle de
ces rêves comme autant de preuves résurrection initiatique (il utilise ici un
de ses bien connus concepts herméneutiques), Eliade affirme qu’il notait ses
rêves non parce que, comme Jung, il les aurait cru prophétiques, mais pour se
connaître mieux4.
Les chapitres suivants (Intermezzo : variations ésotériques sur thèmes mozartiens ;
La connexion occulte Eliade & Breton ; Eliade et Joyce) sont autant d’analyses de
certains textes littéraires d’Eliade et de l’influence des textes célèbres empreints
d’ésotérisme. Eliade ne l’a d’ailleurs pas caché : Finnegan’s Wake sera le livre
de référence de Dominic Matei dans Tinerete fara tinerete. Sceptique sur le
discernement d’Eliade devant les fantaisies des membres du cercle d’Ascona,
de Martino l’est moins dans les passages décrivant l’expérience du jeune Eliade
dans l’ashram de Swami Shivananda : ainsi, celui-ci lui aurait appris la technique
d’accéder à des pouvoirs paranormaux comme le voyage dans l’espace et dans
le temps, sujet d’un roman célèbre analysé dans un chapitre séparé (Nuits à
Serampore et le tantrisme magique). Il est assez surprenant aussi que de Martino
semble suggérer qu’Eliade avait pu accomplir des actions magiques, en espèce
de la magie tantrique, ce qu’il a caché car avait peur du jugement académique ;
il mentionne que Culianu, ainsi que son ami Elémire Zolla, était convaincus

1. ibid., pp. 20-21, 47. Ce texte est Folclorul ca instrument de cunoastere (1937), qu’Eliade
reproduira tel quel, comme une provocation, quarante années plus tard dans les Cahiers de
l’Herne.
2. ibid., p. 71 et suiv. Il ne nous semble pas certain que l’ironie ou la condescendance auraient
été une attitude plus « scientifique » que le ton neutre adopté à l’occasion.
3. ibid., p. 62. Cette considération est plus que discutable : un historien n’a pas à traiter ainsi
son sujet !
4. explication donnée à C.-H. Rocquet dans L’épreuve du labyrinthe ; ibid., p. 92.

138
qu’Eliade était une sorte de yogi avec des pouvoirs surnaturels1 (ce qui est
explicable, vu leur inclinaison pour l’occulte). Sa littérature serait le reflet de
ces expériences paranormales.
Qu’Eliade, avec sa prédisposition à l’excès, sujet souvent de l’épuisement
physique (il écrivait la nuit, buvant du café et dormant très peu), aurait pu
avoir des rêves éveillés, cela paraît vraisemblable. Mais son séjour dans l’ashram
d’Himalaya a été trop bref pour apprendre plus que des rudiments de hatha-
yoga, et sa seule « expérience » de tantrisme paraît se résumer à un batifolage
érotique (en l’absence de Shivananda), avec Jenny, une violoncelliste sud-
africaine friande de sensations fortes. Aucun témoignage ne nous permet de
conjecturer autre chose2. L’expérience de l’extase mystique reste pour Eliade
une possibilité dans laquelle il croît, sans pour autant l’avoir expérimentée lui-
même ; la citation du Journal de 5 février 1962 sur Mayhew le prouve clairement3.
Quant à la citation du même Journal de 21 avril 1963 (« ce sont ici beaucoup
de choses sur lesquelles je n’ai pas le droit d’écrire »)4, il ne s’agit pas de ses
expériences yogico-tantriques, mais plutôt de son histoire avec Maitreyi, sur
laquelle il était obligé de garder le silence.
Dans La méthode (quasi)scientifique d’Eliade : les soi-disant Fedeli d’Amore,
de Martino ironise Eliade pour avoir cru dans la réalité de ces initiés auxquels
aurait appartenu Dante entre autres. Il les aurait trouvés mentionnés chez
Guénon, Evola et Coomaraswamy mais aussi chez Luigi Valli et, par souci de
respectabilité académique, n’avait cité que ce dernier (suivant son habitude de
ne pas citer ses sources si leur réputation scientifique pose problème, reproche
bien fondée de Guénon lui-même, dont les études récentes comme ceux de
Spineto et Pisi sont l’écho académique). En réalité, les Fedeli d’Amore seraient
l’invention de Valli, suivant la thèse plus récente de Maria Pia Pozzato5 et de
Martino s’étonne qu’Eliade ait cru en cette « fumisterie mystériosophique », ce
qu’il met au compte de sa trop grande confiance dans la parole de ses maîtres
à penser. On peut lui reprocher de n’avoir pas fait lui-même la découverte de
Pozzato ; la réalité est peut-être plus banale. Les références aux Fedeli d’Amore se
trouvaient déjà dans ses écrits de jeunesse, quand Eliade est fortement influencé
par Guénon et Evola ; il reprendra ses considérations dans Birth and Rebirth

1. ibid., pp. 159, 165-166. De Martino reviendra à la p.  251, où il n’écarte pas la possibilité
qu’Eliade ait acquis certains siddhi (pouvoirs magiques) durant son séjour en Inde.
2. voir aussi Turcanu, Mircea Eliade…, trad. roum., Humanitas, Bucarest 2007, pp. 221-222.
3. de Martino, ibid., p. 185.
4. ibid., p. 150
5. Luigi Valle e la sette des « Fedeli d’amore », in L’idea deforme, interpretazioni esoteriche di
Dante, Bompiani, Milan, 1989, pp. 147-189.

139
de 1958, en citant Valli et Ricolfi, textes déjà anciens. Or, la démonstration de
Pozzato a été publiée en 1989 ; Eliade était mort à cette date.
Le chapitre (Para)psychologie d’Eliade : Freud et Madame Blavatsky, un
complexe  » magique tente d’expliquer le paradoxal (vu les considérations
précédentes de l’auteur) rejet par Eliade de la théosophie et de la psychanalyse :
l’explication serait qu’Eliade, en choisissant de s’approcher de Jung, a préféré la
théorie de l’inconscient collectif car celle-ci semblait plus acceptable du point
de vue scientifique1. Le paradoxe serait que Jung serait aussi endetté envers
la théorie occultiste de Blavatsky2. Ce problème des influences croisées est
passionnant, et de Martino lui souligne, en peu de pages, la complexité. Un
dernier exemple : en « choisissant » Jung, Eliade aurait du se séparer de Guénon
(qui rejetait la psychanalyse, et l’auteur s’attarde sur ce sujet) et Evola, ses
menteurs de jeunesse ; mais on peut penser que la rupture était déjà consommée.
Quoi qu’il en soit, Eliade continue de fréquenter des cercles divers (de Martino
note qu’il participe à un congrès de parapsychologie) et ne semble pas troublé
par la querelle entre traditionnalistes et psychanalystes. Tout cela se passe dans
les années 60, Eliade a atteint la maturité de sa pensée ; il semble improbable
qu’il se soit senti « obligé » de choisir Jung pour des raisons autres que l’affinité
de leurs herméneutiques respectives.
On revient à la littérature éliadienne avec Le secret du docteur Hönigberger
et la bibliothèque de l’occultiste : Shambala, Aggartha et les environs (on peut
reprocher à l’auteur ne pas avoir groupé autrement les chapitres). Pour avoir
discuté de ce problème pendant un séminaire à l’EPHE, nous pensons pouvons
affirmer qu’il y peu de preuves qu’Eliade ait réellement cru à l’existence de
ces territoires mythiques (invention de Saint-Yves d’Alveydre, au demeurant,
propagée ensuite par Guénon dans son Roi du Monde). C’est l’occasion de
parler des bibliothèques de Zerlendi, le yogi du Secret… et de Tuliu, l’alter-
ego d’Eliade du roman Viata noua 3, qui seraient en fait la description de la
propre bibliothèque d’Eliade et témoignerait, par ses livres, de son intérêt pour
l’occultisme et l’hermétisme. C’est des expériences de yoga décrites dans ce
roman qu’Eliade parlera dans L’épreuve du labyrinthe. Une assez longue analyse
est consacrée à l’identification du J.E. du roman à Evola (ce qui paraît évident)
et de Martino est troublé par le fait que, dans ce roman écrit en 1941, J.E.

1. de Martino, ibid., pp. 214-215.


2. ibid., pp. 206-208.
3. de Martino reproduit (pp. 313-314) le passage du Journal de ce roman inachevé où
Eliade reconnaît avoir des croyances traditionnalistes qu’il n’avait pas le courage d’avouer
publiquement.

140
apparaît paraplégique, exactement comme Evola quelques années plus tard1.
En fait, Eliade avait une propension très « postmoderne » de mélanger dans ses
romans le réel et l’imaginaire, des personnages vrais et fictifs, de « jouer » avec
son lecteur en lui offrant des nombreuses pistes, des faux repères, le temps n’est
pas linéaire (ce qui vient, bien entendu, de son intérêt pour le temps cyclique) ;
mais il s’agit de procédés romanesques après tout.
L’analyse de Tinerete fara tinerete, publié seulement en 1988 et qui serait
ainsi le testament littéraire d’Eliade, que de Martino considère influencé par
Swedenborg et Balzac, occupe deux chapitres (Eliade et Swedenborg. Livres
interdits : l’Enfer de Strindberg et Séraphîta de Balzac et Une autre jeunesse ou
expérience littéraire post-mortem). De Martino voit bien que le problème de la
nature trompeuse du temps sous-tend toute la trame du roman, et c’est d’autant
plus étonnant qu’il ne voit pas le rapport étroit avec le conte roumain Tinerete
fara batrânete (auquel Noica, l’ami d’Eliade, a consacré une étude). L’expérience
indienne, ainsi que les références livresques mentionnées ont pu influencer ce
texte, mais la référence majeure reste ce conte roumain dont la trame se prête
si bien à une méditation sur le temps.
Avec le chapitre suivant (Eliade et la Tradition : reflet de Guénon et
Coomaraswamy) on revient à un problème désormais classique de l’exégèse
éliadienne ; de ce fait, il apporte peu à un dossier déjà connu. Nous allons
cependant insister sur un point : la note du 2 février 1944 du Journal portugais
où Eliade affirme :
[…]   je me considère un cheval de Troie dans le champ scientifique et ma
mission est de mettre fin à la guerre de Troie qui dure depuis longtemps entre
la science et la philosophie. Je veux valider du point de vue scientifique le sens
religieux de la vie archaïque : c’est-à-dire de convaincre les sociologues, les
comparatistes, les ethnographes et les folkloristes que leurs études ne trouvent
leur sens qu’en valorisant comme il faut, en le comprenant comme il est, l’homme
des cultures traditionnelles2.

Il nous semble superflu de souligner qu’affirmer qu’il s’agit ici de la


«  philosophie pérenne  » et de la Tradition primordiale comme fondement
constitutif de la culture archaïque, c’est forcer le sens du texte3 : même si
l’influence de Guénon dans ses années de formation est indubitable, il s’agit ici
de la religiosité cosmique qui a été un sujet de prédilection d’Eliade depuis sa
période bucarestoise, et cela sous l’influence du débat sur le « refus de l’histoire »

1. mais dans une note de La promesse de l’équinoxe, Eliade parle de sa rencontre de 1951 avec
Evola, et de l’infirmité de celui-ci, sans mentionner cette troublante coïncidence ; v.  de
Martino, ibid., pp. 302-303, n. 11.
2. Eliade, Journal portugais et autres écrits, Humanitas, Bucarest, 2006, v. 1, p. 223.
3. de Martino, ibid., p. 380.

141
de la société traditionnelle qui passionnait dans les années 40 l’intelligentsia
roumaine1.
Les reproches de Guénon, Evola, Coomaraswamy et Vâlsan sont connus :
Eliade s’est servi de leurs textes pour en faire l’armature de sa pensée, sans jamais
les citer et a eu peur de déclarer publiquement ses conviction traditionnalistes2 ;
comme nous l’avons vu, il l’avait avoué, mais pas publiquement. Qu’il y avait
ici une part de calcul, cela est sans doute vrai ; Eliade ne pouvait simplement
pas citer de tels textes, sans se disqualifier, et il ne pouvait cependant pas se
défaire totalement de ce qui avait marqué profondément ses années de jeunesse.
Mais on ne souligne pas assez que l’on observe, chez lui, un désenchantement
progressif, un éloignement certain, depuis les textes élogieux de jeunesse jusqu’à
ceux très critiques de L’épreuve du labyrinthe qui témoignent de son irritation
devant certains textes de Guénon (elle est déjà visible en 1949, dans une note
du Journal3) ; on observe le même éloignement en ce qui concerne Evola. Le
savant avait pris le dessus sur le traditionnaliste. On peut situer vers 1950 ce
changement de paradigme ; une recherche plus approfondie pourra affiner
cette supposition4.
L’avant-dernier chapitre : L’autre non-dit : Eliade et la Garde de Fer. Lettre
(confidentielle) de Culianu à un ami et menteur est aussi le plus sensible et le plus
étudié. De Martino reconnaît qu’il ne peut apporter à ce sujet rien de nouveau5.
Sa contribution concerne essentiellement la réaction de Culianu devant ce
problème qu’il n’avait pas connu au début, quand il avait commencé à écrire la
biobibliographie de son maître, et son embarras quand, en le découvrant, il a
du choisir entre dire la vérité et l’escamoter. Les pages décrivant ce déchirement
sont peut-être les meilleures de ce livre dense. Coulianu fait part à son mentor
de ses doutes, et la lettre que lui adresse Eliade le 17 janvier 1978, reproduite
in extenso par de Martino, nous semble particulièrement éclairante quant aux
motivations de son silence à ce sujet :

1. Ce qui explique aussi ce que Dubuisson avait nommé le « néo-paganisme » d’Eliade, sans saisir
ses vraies origines. Antoine Faivre a très justement vu le peu de rapport entre cette notion-clé
de l’herméneutique éliadienne avec les concepts du mouvement traditionnaliste : voir Faivre,
Modern Western Esoteric Currents in the Work of Mircea Eliade : the Extent and Limits of Their
Presence, in : Hermeneutics, Politics, and the History of religions. The Contested Legacies of
Joachim Wach and Mircea Eliade, ed. C. Wedermeyer et W. Doniger, Oxford Univ. Press,
2010, p. 157.
2. ibid., pp. 378-380.
3. ibid., p. 310.
4. de Martino avance la date de 1955 comme turning point (ibid., p. 435) ; mais quelques pages
plus haut, il avait affirmé qu’Eliade avait subi toute sa vie l’influence de l’ésotérisme et de
son système de pensée (p. 423) ; il fallait se décider !
5. de Martino, ibid., p. 443.

142
Je dois reconnaître : la référence à C.Z.C. ne me fascine pas, parce que qu’elle
peut donner lieu à des « confusions ». […] la sympathie pour la Légion a été
indirecte, à travers Nae Ionescu, et n’a eu aucune influence sur ma pensée et
sur mes écrits ; c’était seulement le prétexte pour perdre le poste de maître de
conférences à l’Université de Bucarest et, spécialement, d’être calomnié durant
les années1944-1968, dans le pays et à l’étranger… En ce qui concerne C.Z.C.,
je ne sais pas que croire ; il a été, assurément, honnête et a réussi à soulever
une entière génération ; mais, manquant d’esprit politique, il a provoqué une
vague de répression (Carol II, Antonescu, les communistes) qui a décapité
l’entière génération qui l’avait suivi… Je ne crois pas que l’on puisse écrire une
histoire objective du mouvement légionnaire sans faire référence à C.Z.C. Les
documents disponibles sont insuffisants. Aujourd’hui, ne sont acceptées que
l’apologie (par un infime nombre de fanatiques, de toutes les nations) ou les
exécutions (par la majeure partie des lecteurs européens et américains). Depuis
Buchenwald et Auschwitz, aucun homme honnête ne peut plus se permettre
d’être « objectif »1.
Et de Martino raconte comment Culianu a tenté d’empêcher la parution
des pages de sa biobibliographie concernant ce sujet, pour ne pas fâcher Eliade,
car il avait besoin de lui. En fin de compte, peut-on accepter, comme preuve à
décharge, le fait qu’Eliade a cru dans la Légion seulement entre 1935 (quand il
défendait encore l’apolitisme politique) et 1939 (quand il s’éloigne de la Garde
de Fer, qu’il considère ne plus être fidèle à l’esprit de la Légion) ?2 Cette question
est encore ouverte.

Nous nous sommes longuement attardés sur ce livre épais et foisonnant


d’informations, malgré des contradictions déroutantes et une construction qui
laisse à désirer, et avons ainsi abusé de la patience du lecteur.
Mais le sujet s’y prêtait, car il n’y a pas, pour notre époque, de plus grande
contradiction que celle entre le savant et l’hermétiste, et entre le scientifique et
l’extrême droite. Cette contradiction est devenue un tel paradigme, que toute
preuve d’une réalité différente, d’une plus grande complexité, est vue comme
un nonsense et cela explique pourquoi certains ont préféré « tuer » le savant,
devant tant de preuves accablantes, pour sauver l’idée que l’on s’est fait de
son archétype d’humaniste. En fin de compte, on peut résumer le « problème
Eliade » à la question suivante : est-ce que l’œuvre peut racheter l’homme ? Ce
que rend difficile cette question c’est le fait qu’il s’agit d’un grand savant, et
qu’ici le « pardon » n’est pas directement proportionnel avec la gravité de ses
égarements, mais plutôt avec les dimensions de l’œuvre ; car on pardonne plus
facilement aux petits voyous qu’aux grands hommes.

1. ibid., pp. 446-447.


2. voir à ce sujet Turcanu, o.c., pp. 312, 445-446.

143
Deuxièmement, le «  cas Eliade  » soulève le problème du rapport des
intellectuels à la politique. Ils sont trop nombreux, depuis Platon jusqu’à
Sartre, ceux, parmi les grands intellectuels, qui se sont (gravement) fourvoyés en
politique, pour ne pas se poser le problème de l’incompatibilité foncière entre
l’excellence culturelle et la perspicacité politique (d’ailleurs, en ce que concerne
Eliade, Danielopol, son collègue à la légation de Londres, ne se trompait
probablement pas en le traitant de sucker en politique1). Ce qui, évidement,
ne les exonère pas de leur responsabilité.
Troisièmement, se pose en filigrane le problème du rapport entre l’ésotérisme
et l’extrême droite. Trop souvent vu comme une vérité évidente, il n’a pas échappé
à la caricature simplificatrice, qui veut que la droite et le Traditionalisme, ensuite
la droite et la passion pour l’hermétisme, soient intimement liées ; mais personne
n’a pas encore expliqué pourquoi, ce que fait que, à côté du premier paradigme,
cela représente probablement un autre mythe majeur de notre époque.
En ce qui concerne Eliade, il est aussi la preuve que l’histoire (tant la grande
histoire, que l’histoire personnelle) marquent l’homme et son œuvre au point
de les faire changer, s’enrichir, évoluer, se remettre en question. Car l’Eliade de
1978 n’est plus celui de 1935 ; trop de choses se sont passées, le milieu culturel et
social n’est plus le même. Comprendre cette évolution, la prendre en compte,
c’est aussi cela le devoir de l’historien, plus que l’exécution sommaire.
Enfin, se pose le problème du rapport entre l’œuvre scientifique et les
convictions personnelles ; peut-on être un ésotériste dans son âme et dans ses
œuvres de fiction, et un savant dans le sens le plus stricte du terme ? Peut-on
accepter ce dédoublement qui, dans le cas Eliade, est plus qu’évident ? Ce
qui nous semble poser problème est le fait qu’une distinction entre les textes
littéraires, les notes de journal et les écrits académiques ne semble pas pertinente
pour la majorité des chercheurs (et il faut dire qu’Eliade lui-même, par certaines
de ses remarques, ne les a pas découragés2). Or, il avait une personnalité double,
étant à la fois un savant et un écrivain. Malgré l’extravagance de certaines de
ses déclarations, il est difficile de croire que son seul souci était d’occulter, dans
les écrits académiques, des convictions exprimées librement dans les textes
littéraires3. D’ailleurs, en notant le rejet du spiritisme par Eliade, qui y voyait

1. Turcanu, o.c., pp. 397-398.


2. Le plus cité est le passage de L’épreuve du labyrinthe (pp. 47-49) où Eliade affirme que, dans
Le secret du docteur Hönigberger, il a donné des indications fondées sur ses expériences qu’il
a passé sous silence dans ses écrits sur le yoga. Mais ce roman truffé de références croisées,
mêlant le réel et l’imaginaire, est tellement complexe, malgré sa structure trop schématique,
qu’il est difficile de cerner ici.
3. Il nous semble que, de nos jours, Umberto Eco est un cas similaire : sa littérature foisonne
elle aussi de références hermétiques, mais, dans son cas, personne n’a mis en doute sa probité
scientifique.

144
une tentative du positivisme moderne de légitimer ce qui était un problème
philosophique (l’immortalité de l’âme), de Martino écrit : «  Cette sorte de
schizophrénie fait Eliade se scinder, comme personnalité, entre le savant et
le mystique, entre l’historien des religions et l’ésotériste, caractéristique qui
se reproduit pari passu dans la production scientifique et littéraire du savant
roumain »1. À cela, Eliade avait donné lui-même une explication plus prosaïque :
ses écrits philosophiques (il récusait le titre d’historien) et littéraires lui étaient
nécessaires pour son équilibre intérieur, son intégrité spirituelle. Plus clair
encore, il affirme : «  Je ne voudrais pas laisser l’impression que j’écrivais la
littérature pour « démontrer » telle ou telle thèse philosophique […] En réalité
[…] j’écrivais la littérature pour le plaisir (ou le besoin) d’écrire librement,
d’inventer, de rêver, de penser même, mais sans la contrainte de la pensée
systématique2.
Eliade n’est pas (comme l’ont laissé croire certains de ses exégètes) un
écrivain ésotérique : ses textes littéraires sont des textes «  à clef  », mais il
donne lui-même cette clef dans des passages apparemment anodines, souvent
elle se trouve dans ses textes scientifiques. Car un courant souterrain irrigue
les deux champs, la littérature et l’œuvre savante. Ce sont, comme il l’a dit
lui-même, les deux facettes de sa personnalité. Vantard et narcissique, imbu
de son génie qu’il se prive pas de proclamer dans ses pages de journal3, il se
voit plutôt comme un écrivain (plus grand que Goethe !) et un philosophe,
que comme un historien ; mais au cours des ans, cela même changera. Il lui
manquent les données psychologiques de base du mystique : il ne « croît «  pas,
comme Guénon, il ne délivre pas un message, mais fait de la littérature et/ou
de l’herméneutique. Il avoue son horreur de dilettantisme et de sa peur de ne
pas être pris au sérieux, s’étonne d’être pris, dans les années 70, pour un guru,
ce qui n’est pas le propre d’un ésotériste. Une exégèse, sur ces bases, de son
œuvre, reste encore à écrire.
Radu Dragan

Jose Antonio Antón Pacheco, « El símbolo e la imagen, imaginacíon


creadora y mundo imaginal », Isidorianum, Centro de estudios teológicos
de Sevilla, 2009, n° 36, bibliographie, p.9-19.

1. ibid., p. 177.
2. Caete de dor, vol. 3, 1953-1054, p. 11-13, 16.
3. « Je ne crois pas qu’il y a un autre génie de la même complexité, en tout cas mes horizons
sont plus vastes que ceux de Goethe » notait-il dans son Journal portugais le 11 décembre
1941.

145
Professeur de philosophie à l’université de Séville, J.  A. Antón Pacheco
a développé dans ce court et intéressant article un parallèle entre le statut
ontologique du symbole et celui, ambigu, de l’imagination participant à la
fois du sensible et de l’intelligible, regardant vers le haut et vers le bas. Il peut
ainsi considérer sa fonction comme identique à celle de l’âme du monde, ce qui
nous renvoie aux thèmes développés à la Renaissance par les pères fondateurs
de l’ésotérisme et, au-delà, à Avicenne ou au Pseudo-Aristote mais aussi à
Ibn Arabi, Sohravardi et à l’école d’Ispahan, cités en référence. L’imagination
est partie intégrante de toute démarche de connaissance, «  synthétisant le
sensible et schématisant » l’intelligible (pas de concept sans image) et s’exprime
« géométriquement » à la façon du Timée de Platon. Il s’ensuit que, prise dans
son sens transcendantal, elle s’exprime dans une langue qui lui est propre : celle
du symbole. L’A. se défend néanmoins d’avoir voulu « forcer les rapports » entre
symbole et imagination créatrice, s’attachant à montrer l’existence nécessaire
d’un langage commun.
Jean-Pierre Laurant

Thierry Zarcone, Poétesses soufies de la confrérie bektachie, Saint-Martin


de Castillon, Signatura, 2010, 134 p.
Thierry Zarcone nous offre une très intéressante anthologie bilingue de
poétesses soufies, qu’il a traduites. Le choix des poèmes est judicieux et instructif
sur le contenu du soufisme de la confrérie bektachie. Chaque poétesse est
présentée par une courte biographie. Ce texte est fort utilement complété par
une postface de quarante pages dans laquelle il revient sur l’histoire et le contenu
spirituel de cette forme de soufisme turc assez hétérodoxe, de nature tribale.
L’un des aspects les plus intéressants de cette confrérie est la liberté religieuse
des femmes (une liberté que nous ne trouvons nulle part ailleurs dans l’islam)
ainsi que la place qui leur est accordée, y compris auprès des hommes, un point
commun avec l’alévisme. Cette liberté, nous la retrouvons dans la poésie :
Ô Mahomet, les hommes nous croient imparfaites
Pourquoi une telle erreur ?
Ils vont à l’encontre des gens de la Maison
C’est un procès injuste
Notre mère Eve n’est-elle pas une sœur ?
Khadidja n’est-elle pas une sœur ?
Fatima n’est-elle pas une sœur ?
Toutes sont louées dans le Coran
[…]
Regarde donc ! Ce sont les sœurs qui ont élevé
Les saints qui sont venus en ce monde »

146
L’auteur consacre d’ailleurs un chapitre passionnant à l’histoire méconnue
de ces femmes soufies : « Dames soufies et poétesses bektachie » dans lequel il
montre le cheminement initiatique de ces femmes qui ont su développer un
idéal ascétique.
L’auteur nous expose enfin les liens existants entre cette confrérie et la franc-
maçonnerie, un fait là-encore largement ignoré. En effet, nous apprenons que
l’ésotérisme bektachi est un syncrétisme religieux, dont le principal rite est
l’initiation des néophytes. Cette initiation ayant beaucoup de similitude avec
la franc-maçonnerie occidentale, un grand nombre de bektachis se sont fait
initier à cette dernière au cours du xixe siècle.
Il s’agit donc d’un ouvrage fort utile pour ceux qui s’intéressent au soufisme,
d’autant plus qu’il est accompagné d’un appareil critique de notes et d’une
bibliographie scientifique sur le sujet.
Stéphane François

Christine Maillard (dir.), Passeurs d’idées religieuses entre l’Inde et l’Europe,


préface d’Ysé Tardan-Masquelier, Strasbourg, Presses universitaires de
Strasbourg, 2009, 175 p.
Christine Maillard continue son auscultation des rapports religieux entre
l’Inde et l’Europe. Après son Inde inspiratrice, co-dirigé il y a une dizaine d’année
avec Michel Hulin 1, elle publie cette fois-ci un recueil centré sur des figures de
« passeurs d’idées religieuses ». Les contributions réunies dans le présent volume
ont été présentées lors d’un colloque.
Les études proposées sont denses et souvent passionnantes. Elles couvrent
trois siècles de dialogue et de fascination pour le subcontinent indien. Cette
fascination est liée à la nature de la pensée indienne, «  assez ancienne pour
donner quelque chose de tout à fait nouveau »2. De fait, les études montrent
aussi une idéalisation de cette pensée par les Occidentaux et parfois même une
dévalorisation. L’ouvrage peut être divisée en 3 parties : la première porte sur
la période précédant la colonisation ; la seconde, sur la période 1800-1830 ; et
la dernière enfin, sur l’ensemble du xxe siècle.
Ces diverses contributions portent, et c’est là le principal mérite de cet
ouvrage, sur les motivations des médiateurs, pour reprendre l’expression
utilisée par Christine Maillard dans son « Introduction ». En effet, l’objectif
de cet ouvrage collectif est de mettre en lumière les motivations de ces passeurs

1. Michel Hulin & Christine Christine Maillard, L’Inde inspiratrice : réception de l’Inde en France
et en Allemagne, xixe-xxe siècles, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1996.
2. Jean Grenier, Les Îles, Paris, Gallimard, 1959, p. 114.

147
français, allemands, britanniques et néerlandais (Foucher d’Obsonville, Othmar
Frank, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Hermann von Keyserling, Henri Le
Saux, Jean Biès). Toutefois, chaque analyse individuelle est étudiée à l’intérieur
des réseaux qui les portent et qu’elles contribuent à susciter, l’objectif de
cet ouvrage étant de mettre en lumière et de reconstituer la complexité du
phénomène de « passage », religieux, d’idées ou de représentations.
Il s’agit enfin d’une analyse de leur vision des phénomènes observés, des
enjeux de la confrontation avec l’altérité religieuse et sur les attitudes qui
ont prévalu : hospitalité ou hostilité, curiosité ou rejet, mais le maître mot
reste la fascination… Comme l’a écrit Michel Hulin dans L’Inde inspiratrice,
l’Inde a toujours fasciné les Occidentaux qui se sentent mal à l’aise dans leur
société, qu’ils soient libertaires ou nostalgiques d’une société organique : « On
rencontre ainsi aussi bien une indophilie anarchisante – qui irait de Michelet
à H. Hesse et son Siddharta jusqu’aux hippies des années soixante – qu’une
indophilie réactionnaire, voire fascisante, incarnée par des auteurs tels que
J. Evola, R. Guénon ou, plus près de nous, A. Daniélou 1. » L’Inde est un lieu
d’investissement de mythes depuis longtemps. C’est en Inde qu’on a situé au
Moyen Âge le Jardin d’Éden, en particulier dans un certain nombre de récits
mythico-théologiques, comme, par exemple, le Roman d’Alexandre d’Alexandre
du Bernay qui situe le Paradis sur les bords du Gange.
Trois interventions intéresseront particulièrement le lecteur de Politica
hermetica : la première, de Françoise Bonardel («  Monothéisme biblique
et polythéisme hindou. Enjeux religieux et culturelles d’une controverse
ambiguë »), la seconde, d’Aurélie Choné (« Hermann Graf Keyserling et les
religions indiennes ») et enfin la dernière, celle de François Chenet (« L’Inde
au miroir de l’œuvre de Jean Biès »).
Stéphane François

Jacques Fabry, Visions de l’au-delà et tables tournantes : Allemagne, xviiie-xixe


siècles, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2009, 297 p.
Comment l’opposition à la raison conquérante des Lumières a-t-elle pu
glisser des théories du magnétisme animal à la pratique des tables tournantes
un peu partout en Europe et aux Etats-Unis ? L’analyse de l’espace germanique
apporte un certain nombre de réponses de par l’importance du rôle de la
Naturphilosophie et des survivances de la théosophie chrétienne qui joua
un rôle déterminant dans les mutations de la conception de l’âme aux xviie

1. Michel Hulin, « L’Inde comme lieu des figures de l’Autre », dans Michel Hulin & Christine
Maillard (dir.), L’Inde inspiratrice, op. cit., p. 20.

148
et xviiie siècles. Elles s’inscrivent dans une évolution générale du monde
où «  la transcendance théocentrique obligée, située en amont fait place à
une immanence anthropocentrique, située en aval car c’est l’homme, et lui
seul, qui décide du sens à donner à ses contenus de conscience… » (P. 13.)
Néanmoins la préoccupation de « l’au-delà » restait entière. Rien d’étonnant
dans ces conditions à ce que des hommes de science aient été au centre de
l’évolution  tels Swedenborg et Jung-Stilling ; si tous deux se référaient à la
mystique traditionnelle et au voyant théosophe Jacob Boehme, leur approche
des esprits célestes différait de la théologie traditionnelle. Jung-Stilling soutenant
la réalité de la manifestation des esprits (Scènes du royaume des Esprits) se heurta
à l’établissement religieux, comme avant lui Swedenborg, en tentant de définir
la nature des rapports des esprits, des anges et des hommes.
Le chapitre suivant est consacré à un autre théosophe chrétien, Friedrich von
Mayer, personnage fascinant auquel l’auteur avait consacré une monographie
en 1989 ; Mayer qui appartenait à l’établissement intellectuel allemand eut une
approche comparable dans la ligne à la fois des argumentations ésotériques de la
Renaissance et des enseignements bibliques, utilisant les révélations de voyantes
comme Friederike Haulfe (la voyante de Prevorst un cas de somnambule
extralucide des années 1820-1830) ou la baronne de Ratzenried à la lumière
du magnétisme animal. Mais cette voie d’accès au divin a été explorée tout
particulièrement par Justinus Kerner (1786-1862) persuadé d’une mission de la
voyante de Prevorst, il la suivit dans son commerce avec les esprits (éduqués par
les anges dans leur marche à la perfection) et fut au centre d’un débat public,
dans les années 1850, (voir Le Journal de Prevorst) qui contribua à changer la
nature et le sens de l’interprétation des phénomènes.
Le spiritisme devait se développer rapidement en Allemagne entre 1850 et
1860 porté par l’intérêt du monde intellectuel et parfois les autorités, comme
en Prusse : esprits frappeurs et tables tournantes mobilisèrent autant les
anciens tenants du magnétisme que les homéopathes. La démocratisation du
phénomène, même si l’engouement général fut de courte durée, devait poser
des problèmes avec les autorités religieuses inquiètes de voir convoquer les
esprits des défunts à tout bout de champ ; d’autre part les progrès des sciences
rendaient caduques les tentatives de synthèse spiritualiste universelle, les noms
de Karl F. Zöllner et de Carl Du Prel émergent néanmoins ainsi que Bernhard
Cyriax en Saxe qui fit connaître le spiritisme anglo-saxon et milita pour une
« religion libre », ascétique, libérée de la damnation éternelle.
Après 1890, le mouvement s’essouffla, transformé en une sorte de jeu
de société ou confondu par les multiples fraudes de «  professionnels  » qui
en faisaient un spectacle. Une analyse faite à la lumière de l’inconscient se

149
développa et la concurrence de l’occultisme, à la manière de Blavatsky se faisait
sentir également.
J. Fabry souligne en conclusion la « symbiose  de l’esprit allemand » avec les
« esprits » donnant au phénomène un relief qu’il n’atteignit nulle part ailleurs.
Jean-Pierre Laurant

Aurélie Choné, Rudolf Steiner, Carl Gustav Jung, Hermann Hesse, passeurs
entre Orient et Occident : intégration et transformation des savoirs sur l’Orient
dans l’espace germanophone (1890-1940), préface de François Chenet,
Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, 411 p.
Il revenait à une germaniste, A. Choné, maître de conférences en littérature et
histoire des idées à Strasbourg, de faire le point sur ce lieu du rêve par excellence :
l’Orient, dans la première moitié du xxe siècle. Elle analyse trois penseurs
de culture allemande représentatifs d’approches différentes dans les modes
d’expression mais non dans les préoccupations : l’ésotérisme, la psychologie de
l’inconscient et la littérature. Ce choix permet d’englober la vision occidentale
de l’Orient dans son ensemble et justifie la qualité des intermédiaires comme
« passeurs ». Passer quoi et où ? La notion d’Orient, pur produit de l’imaginaire
occidental, a beaucoup varié après qu’elle eût désigné le Christ ou l’Égypte.
La première analyse de l’auteur porte sur la construction de l’image moderne,
depuis la Chine de Voltaire et l’Inde des romantiques, jusqu’à la découverte et
la traduction des grands textes au xixe siècle, sans oublier les récits de voyageurs.
Les versions savantes et les versions populaires se sont toujours mêlées, Max
Müller et Mme Blavatski ont contribué à façonner le paysage autant que les
voyages d’Alexandra David-Neel au Tibet. De plus, le sentiment d’impuissance
de la philosophie en rupture de métaphysique, à l’aube du xxe siècle, servit
l’image d’un Orient non rationnel, intégrant la «  mystique  », au moment
où Eduard von Hartmann associait l’image du Brahman inconditionné de
l’hindouisme à l’inconscient de la psychologie moderne en formation.
A. Choné aborde ensuite la question de l’ésotérisme à la fois comme
discipline de pensée susceptible de faire le pont entre Orient et Occident
et comme pratique effectivement revendiquée par ses utilisateurs dans une
perspective universelle. Elle se heurte alors d’entrée à une contradiction de
taille en se référant à l’ésotérisme tel que l’ont connu et reçu ses passeurs, à
savoir « la doctrine selon laquelle la science ne doit pas être vulgarisée mais
communiquée seulement à des adeptes choisis… » (p. 98) tout en s’appuyant sur
les définition d’Antoine Faivre 1. Le terme « initiation » est utilisé quelques lignes

1. Accès de l’ésotérisme occidental, référence de base.

150
plus loin pour caractériser la démarche « d’entrée en soi », expression commune
aux ésotéristes et aux «  passeurs  ». Il se trouve que les notions d’initiation
et de secret sont absentes des critères fondamentaux définis par Faivre  1 qui
assigne à la transmission un rôle secondaire. Une présentation historique de la
Société théosophique et de son influence dans le monde occidental, très bien
documentés, suit, introduisant à la « culture ésotérique des  passeurs » : « Steiner,
Jung et Hesse se sont intéressés, à des titres divers, à l’ésotérisme en général et
à l’occultisme en particulier, passagèrement pour Hesse, profondément pour
Steiner et Jung… » (p. 105). Si la théosophie chrétienne, revue par Jung-Stilling,
est présente ainsi que quelques occultistes allemands du xixe  siècle connus
de Jung ; il manque une analyse de l’occultisme lui-même (le nom d’Eliphas
Lévi, une source fondamentale de Blavatsky, est cité une fois en passant 2), de
ce qui le relie à l’ésotérisme tel que l’a défini Faivre et ce par quoi il en diffère.
En bref l’ésotérisme du xixe siècle qui intéresse ce travail ne recouvre qu’en
partie la définition qui fait autorité en la matière, notamment pour la notion
clé d’ésotérisme chrétien. La notion de passage obligatoire par l’Orient pour
retrouver la tradition perdue, telle que l’a développée Guénon par exemple,
aurait mérité mieux, ne serait-ce que pour marquer les différences  3, en
particulier avec les sciences modernes 4.
Le chapitre suivant interroge le statut du discours dans les trois approches
différentes tant au niveau des modes d’expression que des choix des auteurs,
mettant en valeur une référence fondatrice commune, l’oeuvre de Goethe. Une
approche intellectuelle caractérise les oeuvres de Steiner et Jung, débitrices du
miroir occidental préexistant, celle de Hesse beaucoup plus intuitive. L’analyse
des notions clé qui commandent le détour nécessaire par l’Orient vient ensuite,
associée à celle des limites, ainsi la redécouverte de l’unité du réel via les notions
indiennes de brahman (l’unité inconditionnée) et d’âtman (le soi) se heurte
à la question de la dissolution du « soi » dans l’universel, à l’identité finale de
brahman et d’âtman dans l’hindouisme en contradiction avec les conceptions
occidentales communes centrées sur la personne dans lesquelles les passeurs
sont demeurés ancrés 5. On aboutit alors, et c’est l’intérêt essentiel de ce travail,

1. Il n’y a pas d’article « initiation » dans le Dictionary of Gnosis and Western Esotericism publié
par Brill en 2006 et codirigé par A. Faivre.
2. En compagnie de Pappus et Barley (sic),
3. Une allusion au travail assez léger de JanineFinck (1987) ou une comparaison risquée avec
E. Schuré (320).
4. Les conditions du retour à une authentique « science sacrée » chez Steiner et Guénon.
5. À la différence de Guénon qui a « fait le saut » ; en Allemagne Léoplod Ziegler s’était intéressé
très vite à l’œuvre de Guénon.
à une intégration sélective des apports orientaux susceptibles de redonner vie
à une vraie tradition occidentale 1.
La dernière partie est consacrée à ce mode particulier de « réappropriation »
de l’héritage ésotérique occidental dans la perspective d’une régénération
du christianisme ; une entreprise typiquement guénonienne dont Guénon
est absent. En revanche, Aurélie Choné se réfère, à juste titre, à l’entreprise
d’Antoine Faivre de définition d’un ésotérisme occidental en soulignant
le caractère opérationnel de critères tels que le rôle des médiations et de
l’imagination créatrice, la «  nature vivante  2  » et la capacité à opérer la
« transmutation » intérieure de l’homme.
Steiner, Jung et Hesse appartiennent-ils pour autant au corpus ésotérique ?
Non au sens où l’entend Faivre, non au sens où l’auraient entendu les ésotériques
du xixe siècle ou Guénon ; pourtant ils participent incontestablement des trois
modes d’approche cités et le panorama dressé est très riche d’enseignement
d’autant plus qu’il comporte un sens aigu des limites toujours clairement posées,
notamment la question finale de « l’instrumentalisation de l’Orient ».
Ce travail apporte enfin des arguments solides à la démonstration de
l’imprégnation de la pensée ésotérique (lato sensu) dans l’ensemble du tissu
intellectuel occidental.
Jean-Pierre Laurant

Jean-Louis Gabin, L’Hindouisme traditionnel et l’interprétation d’Alain


Daniélou, préface du mahant Veer Bhadra Misha, Paris, Le Cerf, 2010,
590 p.
Ce livre fort agréable à lire est à la fois un témoignage et une analyse des
thèses d’Alain Daniélou sur l’hindouisme. Ce mélange des genres est important :
il nous permet de comprendre le cheminement intellectuel qui a amené l’auteur
à réfléchir et à prendre du recul par rapport aux thèses du musicologue. En ce
sens, sa parution dans la collection « Histoire à vif » est un choix judicieux.
L’auteur, Jean-Louis Gabin, est un enseignant, docteur es lettres, qui a côtoyé,
durant une quinzaine d’années, à la fois les milieux traditionalistes indiens et
Alain Daniélou. Il est parti enseigner en Inde en 1993 et est tombé amoureux de
ce pays. L’auteur a rencontré Daniélou quelques années avant de partir. À cette
époque, l’indianiste lui avait proposé de classer, éditer et préfacer des textes qui
dormaient dans ses archives. Il y travaillera après la mort de Daniélou en 1994,

1. « La mise au jour d’une pratique spirituelle adaptée à l’homme occidental moderne », chap. 1
de la troisième partie.
2. La Natur Philosophie allemande, essentielle dans l’approche de Faivre, est un solide point
d’ancrage. A. Choné se réfère également à la notion « d’imaginal » de Corbin.
ce qui donnera naissance en 2002 aux « Cahiers du Mleccha », collection de
six ouvrages, publiés par les Éditions Kailash 1 dont il préfaça les cinq premiers,
avant de les désavoués (« Textes désavoués », p. 586).
L’analyse que l’auteur porte sur les écrits d’Alain Daniélou est stimulante
et va provoquer nombre de polémiques et de réactions hostiles au vu de son
contenu. Ces dernières ont déjà eu lieu, certains défenseurs de l’œuvre de
l’indianiste ayant essayé d’empêcher la parution de ce livre.
La prise de conscience de l’auteur est venue lorsque L’Histoire de l’Inde
a été traduit en anglais : ayant apporté un exemplaire de cet ouvrage à un
responsable religieux, le mahant Veer Badhra Mishra, ce dernier découvrit que
Daniélou avait fait de son maître Swâmi Karpâtri le fondateur du Jana Sangh,
un parti nationaliste, une émanation de la Râshtriya Svayamsevak Sangh ou rss
(Association des volontaires de la Nation), une association fondée en 1925 par
un disciple de Tilak, le docteur K. B. Hedgewar. Celle-ci est assez proche de
par son fonctionnement des milices de type fasciste : entraînement militaire,
serment à la nation, uniforme couleur safran, organisation en classe d’âge, et
cherche en outre à créer un « homme nouveau »… Toutefois, cette association,
contrairement aux différents fascismes européens, met prioritairement en
avant un discours religieux et identitaire. Son but est de s’opposer et de
combattre les trois ennemis de l’intérieur, les chrétiens, les musulmans et les
élites occidentalisées. Le tueur du Mahatma Gandhi en fit partie durant un
temps. Or, Swâmi Karpâtri ne fit jamais partie du Jana Sangh. Au contraire, il
s’y opposa. Jean-Louis chercha alors à contacter la Fondation Daniélou pour
corriger cette erreur dans les éditions ultérieures de l’ouvrage. À partir de ce
moment, l’auteur commença à se questionner sur d’éventuelles autres erreurs
et se trouva face à des manipulations de grande ampleur qu’il détaille dans le
présent essai.
Que dit exactement cet ouvrage ? En fait, des choses déjà connues de la
part des indianistes, c’est-à-dire que Daniélou a manipulé les écrits hindouistes
traditionnels ; qu’il a fait preuve de légèreté dans la traduction et l’interprétation
des corpus de textes hindouistes ; qu’il développait une vision idéalisée et
réactionnaire de la société indienne traditionnelle ; qu’il avait une vision
mixophobe du monde ; et enfin, qu’il développait une vision occultisante,
sexualisée et néo-païenne du shivaïsme. Cela fait beaucoup pour un homme.

1. Alain Daniélou, La Civilisation des différences, Paris-Pondichéry, Éditions Kailash, 2003 ;


Origine et pouvoir de la musique, Paris-Pondichéry, Éditions Kailash, 2003 ; Shivaïsme et
Tradition primordiale, Paris-Pondichéry, Éditions Kailash, 2004 ; Approche de l’hindouisme,
Paris-Pondichéry, Éditions Kailash, 2004 ; Yoga, Kâma. Le corps est un temple, Paris-Pondichéry,
Éditions Kailash, 2006 ; Manimékhalaï ou le scandale de la Vertu, Paris-Pondichéry, Éditions
Kailash, 2008.
Cependant, ces critiques orales étaient le fait d’indianistes professionnels
que Daniélou méprisait et elles n’ont jamais été publiées, y compris dans des
publications scientifiques confidentielles. Ici, elles sont publiques et viennent
d’une personne qui lui fut proche et qui a eu entre les mains les preuves des
manipulations.
Ce livre est donc capital car il nous permet de cerner l’humeur idéologique
du musicologue, c’est-à-dire de comprendre son antichristianisme viscéral ainsi
que l’origine de son shivaïsme. En effet, l’auteur revient sur son environnement
familial, une mère bigote et un frère cardinal, qui a joué un rôle important
dans les positions néopaïennes, sexuellement permissives et antichrétiennes
de l’indianiste.
L’auteur nous montre d’ailleurs l’importance théorique de Julius Evola, plus
que celle de Guénon, dans son élaboration. Cette reconstruction « daniélesque »
se retrouvera dans les années quatre-vingts dans les corpus théoriques néopaïens
de la Nouvelle Droite. En effet, les thèses antimonothéistes de Daniélou
furent utilisées par les néo-droitiers pour élaborer une société débarrassée
de la «  parenthèse chrétienne  », mixophobe et sexuellement permissive. En
effet, Daniélou n’hésitait pas à écrire que : «  Le mélange des races, comme
la démographie sans contrôle, sont représentés dans les prophéties hindoues
comme les signes caractéristiques du suicide de l’humanité et sont le résultat
d’une morale anti-érotique qui n’admet que l’aspect reproductif de la sexualité
et ignore le rôle du plaisir dans l’harmonisation physique et mentale de
l’homme 1. »
Enfin, le présent ouvrage montre que l’objectivité de Daniélou est mise
en doute par des représentants de l’hindouisme traditionnel. Ainsi Veer
Badhra Mishra, responsable religieux, universitaire et préfacier de cet ouvrage,
remarque que l’orientaliste est coupable de « distorsions et d’interprétations
très personnelles » des textes traditionnels2. En effet, Daniélou aurait amputé
et déformé, voire falsifié, les propos de son maître hindou, Swâmi Karpâtrî 3.
Daniélou s’est aussi moqué de René Guénon lui promettant des traductions
de ses textes. Lorsqu’il le fit, il les aurait déformés, comme le montrent les
exemples donnés par Jean-Louis Gabin. Nous laissons donc le mot de la
fin à l’auteur, Jean-Louis Gabin, qui nous dit qu’Alain Daniélou « défigura
gravement l’hindouisme traditionnel dont il se présenta comme le porte-
parole. Il confondit entre autre, orthodoxie et fondamentalisme, témoignage et

1. Alain Daniélou, «  L’Érotisme dans la Tradition hindoue  », Antaïos, nº  11, hiver 1996,
p. 76-77.
2. Mahant Veer Badhra Mishra, « Préface », p. iii.
3. Jean-Louis Gabin, « The Problem of Alain Daniélou’s Translations », dans Swâmi Karpâtrî,
The Linga and the Great Goddess, Bénarès, Indica Books, 2009, p. 40-53.
déformation, traduction et censure, recherche spirituelle et culte du plaisir 1 ».
Un ouvrage important donc pour la compréhension à la fois d’une personnalité
complexe et de la troisième religion du monde.
Stéphane François

1. Jean-Louis Gabin, p. 15.


Ce livre a été imprimé par Pulsio.net
à Sofia, Bulgarie, en novembre 2010

Vous aimerez peut-être aussi