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Vingt mille lieues sous les

mers / Jules Verne ; ill. de


111 dessins par de Neuville,
[et Riou] ; [gravés par [...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Verne, Jules (1828-1905). Auteur du texte. Vingt mille lieues sous
les mers / Jules Verne ; ill. de 111 dessins par de Neuville, [et
Riou] ; [gravés par Hildibrand]. 1871.

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VINGT MILLE LIEUES
SOUS

LES MERS
JULES VERNE

MILLE
sous

LES MERS
ILLUSTRÉ DE

111 DESSINS PAR DE NEUVILLE

BIBLIOTHÈQUE
D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS
[texte manquant]

Droits de traduction et de reproduction réservés.

1871
L'année 1866 fut marquée par un événementbizarre, un phénomène
inexpliqué et inexplicable que personne n'a sans doute oublié. Sans parler
des rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient l'esprit
public à l'intérieur des continents, les gens de mer furent particulièrement
émus. Les négociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et
masters de l'Europe et de l'Amérique, officiers des marines militaires de
tous pays, et, après eux, les gouvernements des divers États des deux con-
tinents, se préoccupèrent de ce fait au plus haut point.
En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s'étaient rencontrés
sur mer avec « une chose énorme, » un objet long, fusiforme, parfois
phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu'une baleine.
Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux divers livres de bord,
s'accordaient assez exactement sur la structure de l'objet ou de l'être en
question, la vitesse inouïe de ses mouvements, la puissance surprenante
de sa locomotion, la vie particulière dont il semblait doué. Si c'était un
cétacé, il surpassait en volume tous ceux que la science avait classés jusqu'a-
lors. Ni Cuvier, ni Lacépède, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n'eus-
sent admis l'existence d'un tel monstre, — à moins de l'avoir vu, ce qui
s'appelle vu de leurs propres yeux de savants.
A prendre la moyenne des observations faites à diverses reprises, — en
rejetant les évaluations timides qui assignaient à cet objet une longueur
de deux cents pieds, et en repoussant les opinions exagérées qui le disaient
large d'un mille et long de trois, — on pouvait affirmer, cependant, que
cet être phénoménal dépassait de beaucoup toutes les dimensions admises
jusqu'à ce jour par les ichthyologistes, — s'il existait toutefois.
Or, il existait, le fait en lui-même n'était plus niable, et, avec ce penchant
qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l'émotion
produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant
à la rejeter au rang des fables, il fallait y renoncer.
En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson, de Calcutta
and Burnach steam navigation Company, avait rencontré cette masse
mouvante à cinq milles dansl'est des côtes de l'Australie. Le capitaine
Baker se crut, tout d'abord, en présence d'un écueil inconnu ; il se dispo-
sait même à en déterminer la situation exacte, quand deux colonnes d'eau,
projetées par l'inexplicableobjet, s'élancèrent en sifflant à cent cinquante
pieds dans l'air. Donc, à moins que cet écueil ne fût soumis aux expansions
intermittentesd'un geyser, le Governor-Higginson avait affaire bel et bien
à quelque mammifère aquatique, inconnu jusque-là, qui rejetait par ses
évents des colonnes d'eau, mélangées d'air et de vapeur.
Pareil fait fut également observé le 23 juillet de la même année, dans
les mers du Pacifique, par le Cristobal-Colon,de West India and Pacific
steam navigation Company. Donc, ce cétacé extraordinaire pouvait se
transporter d'un endroit à un autre avec une vélocité surprenante, puis-
que à trois jours d'intervalle, le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon
l'avaient observé en deux points de la carte séparés par une distance de
plus de sept cents lieuesmarines.
Quinze jours plus tard, à deux mille lieues de là, l'Helvetia, de la Com-
pagnie Nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant à contrebord
dans cette portion de l'Atlantique comprise entre les États-Unis et l'Eu-
rope, se signalèrent respectivement le monstre par 42° 15/ de latitude nord,
et 60° 35' de longitude à l'ouest du méridien de Greenwich. Dans cette
observation simultanée, on crut pouvoir évaluer la longueur minimum du
mammifère à plus de trois cent cinquante pieds anglais1, puisque le
Shannon et l'Helvetia étaient de dimension inférieure à lui, bien qu'ils
mesurassent cent mètres de l'étrave à l'étambot. Or, les plus vastes baleines,
celles qui fréquentent les parages des îles Aléoutiennes, le Kulammak et
l'Umgullick, n'ont jamais dépassé la longueur de cinquante-six mètres,
— si même elles l'atteignent.
Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvelles observations faites à
bord du transatlantique le Pereire, un abordage entre l'Etna, de la ligne
Inman, et le monstre, un procès-verbal dressé par les officiers de la fré-
gate française la Normandie, un très-sérieuxrelèvement obtenu par l'état-
major du commodore Fitz-James à bord du Lord-Clyde, émurent profon-
dément l'opinion publique. Dans les pays d'humeur légère, on plaisanta
le phénomène, mais les pays graves et pratiques, l'Angleterre, l'Améri-
que, l'Allemagne, s'en préoccupèrent vivement.
Partout dans les grands centres, le monstre devint à la mode ; on le chanta
dans les cafés, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les théàtres. Les
canards eurent là une belle occasion de pondre des oeufs de toute couleur.
On vit réapparaîtredans les journaux—à court de copie—tous les êtres ima-
ginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le terrible « Moby
Dick » des régions hyperboréennes, jusqu'au Kraken démesuré, dont les
tentacules peuvent enlacer un bâtiment de cinq cents tonneaux et l'en-
traîner dans les abîmes de l'Océan. On reproduisit même les procès-ver-
baux des temps anciens, les opinions d'Aristote et de Pline, qui admettaient
l'existence de ces monstres, puis les récits norwégiens de l'évêque Pontop-
pidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapports de M. Harring-
ton, dont la bonne foi ne peut être soupçonnée, quand il affirme avoir vu,
étant à bord du Castillan, en 1857, cet énorme serpent qui n'avait jamais
fréquenté jusqu'alors que les mers de l'ancien Constitutionnel.
Alors éclata l'interminable polémique des crédules et des incrédules
dans les sociétés savantes et les journaux scientifiques. La « question du
monstre » enflamma les esprits. Les journalistes, qui font profession de
science en lutte avec ceux qui font profession d'esprit, versèrent des flots
d'encre pendant cette mémorable campagne ; quelques-unsmême, deux ou
trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personna-
lités les plus offensantes.
Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Aux

1. Environ 106 mètres. Le pied anglais n'est que de 30,40 centimètres.


articles de fond de l'Institut géographique du Brésil, de l'Académie royale
des sciences de Berlin, de l'Association Britannique, de l'Institution
Smithsonniennede Washington,aux discussions du The Indian Archipelago,
chro-
du Cosmos de l'abbé Moigno, des Mittheilungen de Petermann, aux
de létranger, la
niques scientifiques des grands journaux de la France et
petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels écrivains
parodiant un mot de Linnée, cité par les adversaires du monstre, soutin-
rent en effet que « la nature ne faisait pas de sots, » et ils adjurèrent leurs
contemporains de ne point donner un démenti à la nature, en admettant
l'existence des Krakens, des serpents de mer, des « Moby Dick, » et au-
tres élucubrations de marins en délire. Enfin, dans un article
dun journal
satirique très-redouté, le plus aimé de ses rédacteurs, brochant sur le tous,
monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et lacheva
poussa au
milieu d'un éclat de rire universel. Lesprit avait vaincu la science.
au
Pendant les premiers mois de l'année 1867, la question parut être en-
terrée, et elle ne semblait pas devoir renaître, quand de nouveaux faits
furent portés à la connaissance du public. Il ne sagit plus alors dun pro-
blème scientifique à résoudre, mais bien dun danger réel, sérieux à éviter.
La question prit une toute autre face. Le monstre redevint îlot, rocher,
écueil, mais écueil fuyant, indéterminable, insaisissable.
Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montréal Océan Company, se trouvant
pendant la nuit par 27° 30' de latitude et 72° 15' de longitude, heurta de sa
hanche de tribord un roc qu'aucune carte ne marquait dans ces parages.
Sous l'effort combiné du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il
marchait à la vitesse de treize noeuds. Nul doute que sans la qualité supé-
rieure de sa coque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fût englouti avec les
deux cent trente-sept passagers qu'il ramenait du Canada.
L'accident était arrivé vers cinq heures du matin, lorsque le jour
commençait à poindre. Les officiers de quart se précipitèrent à larrière du
bâtiment. Ils examinèrent l'Océan avec la plus scrupuleuse attention. Ils
ne virent rien, si ce n'est un fort remous qui brisait à trois
encâblures,
comme si les nappes liquides eussent été violemment battues.
Le relève-
ment du lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans
avaries apparentes. Avait-il heurté une roche sous-marine, ou quelque
énorme épave d'un naufrage? on ne put le savoir; mais, examen fait de sa
carène dans les bassins de radoub, il fut reconnu qu'une partie de la quille
avait été brisée.
Ce fait, extrêmement grave en lui-même, eût peut-être été oublié comme
tant d'autres, si, trois semaines après, il ne se fût reproduit dans des con-
ditions identiques. Seulement, grâce à la nationalité du navire victime de
ce nouvel abordage, grâce à la réputation de la Compagnie à laquelle ce
navire appartenait, l'événement eut un retentissement immense.
Personne n'ignore le nom du célèbre armateur anglais Cunard. Cet
intelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool et
Halifax, avec trois navires en bois et à roues d'une force de quatre cents
chevaux, et d'une jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ans
après, le matériel de la Compagnie s'accroissait de quatre navires de six
cent cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus
tard, de deux autres bâtiments supérieurs en puissance et en tonnage. En
1853, la compagnie Cunard, dont le privilége pour le transport des dépê-
ches venait d'être renouvelé, ajouta successivement à son matériel l'Arabia,
le Persia, le China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires de première
marche, et les plus vastes qui, après le Great-Eastern, eussent jamais sil-
lonné les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possédait douze navi-
res, dont huit à roues et quatre à hélices.
Si je donne ces détails très-succincts, c'est afin que chacun sache bien
quelle est l'importance de cette compagnie de transports maritimes, connue
du monde entier pour son intelligente gestion. Nulle entreprise de navi-
gation transocéaniennen'a été conduite avec plus d'habileté ; nulle affaire
n'a été couronnée de plus de succès. Depuis vingt-six ans, les navires
Cunard ont traversé deux mille fois l'Atlantique, et jamais un voyage n'a été
manqué, jamais un retard n'a eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme,
ni un bâtiment n'ont été perdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore,
malgré la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de
préférence à toute autre, ainsi qu'il appert d'un relevé fait sur les documents
officiels des dernières années. Ceci dit, personne ne s'étonnera du retentis-
sement que provoqua l'accident arrivé à l'un de ses plus beaux steamers.
Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise maniable, le Scotia se
trouvait par 15° 12' de longitude et 45° 37' de latitude. Il marchait avec
une vitesse de treize noeuds quarante-trois centièmes sous la poussée de
ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une régularité
parfaite. Son tirant d'eau était alors de six mètres soixante-dix centimètres,
et son déplacement de six mille six cent vingt-quatre mètres cubes.
A quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des passagers
réunis dans le grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se produisit sur
la coque du Scotia, par sa hanche et un peu en arrière de la roue de babord.
Le Scotia n'avait pas heurté, il avait été heurté, et plutôt par un instru-
ment tranchant ou perforant que contondant. L'abordage avait semblé si
léger que personne ne s'en fût inquiété à bord, sans le cri des caliers
qui remontèrent sur le pont en s'écriant :
« Nous coulons ! nous coulons ! »
Tout d'abord, les passagers furent très-effrayés ; mais le capitaine An-
derson se hâta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait être immi-
nent. Le Scotia, divisé en sept compartiments par des cloisons étanches,
devait braver impunément une voie d'eau.
Le capitaine Anderson se rendit immédiatement dans la cale. Il re-
connut que le cinquième compartiment avait été envahi par la mer, et la
rapidité de l'envahissement prouvait que la voie d'eau était considérable.
Fort heureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudières, car
les feux se fussent subitement éteints.
Le capitaine Anderson fit stopper immédiatement, et l'un des matelots
plongea pour reconnaître l'avarie. Quelques instants après, on constatait
l'existence d'un trou large de deux mètres dans la carène du steamer. Une
telle voie d'eau ne pouvait être aveuglée, et le Scotia, ses roues à demi
noyées, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors à trois cent
milles du cap Cléar, et après trois jours d'un retard qui inquiéta vivement
Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.
Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du Scotia, qui fut mis en cale
sèche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A deux mètres et demi au-des-
sous de la flottaison s'ouvrait une déchirure régulière, en forme de triangle
isocèle. La cassure de la tôle était d'une netteté parfaite, et elle n'eût
pas
été frappée plus sûrement à l'emporte-pièce. Il fallait donc que l'outil per-
forant qui l'avait produite fût d'une trempe peu commune,
— et après
avoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant ainsi percé une tôle
de quatre centimètres, il avait dû se retirer de lui-même
par un mouve-
ment rétrograde et vraiment inexplicable.
Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner à nouveau
lopinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres mariti-
mes qui n'avaient pas de cause déterminée furent mis sur le compte du
monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilité de tous ces nau-
frages, dont le nombre est malheureusement considérable ; car sur trois
mille navires dont la perte est annuellement relevée au Bureau-Veritas,
le chiffre des navires à vapeur ou à voiles, supposés perdus
corps et biens
par suite d'absence de nouvelles, ne s'élève pas à moins de deux cents !
Or, ce fut le « monstre » qui, justement ou injustement, fut accusé de leur
disparition, et, grâce à lui, les communications entre les divers continents
devenant de plus en plus dangereuses, le public se déclara et demanda
catégoriquementque les mers fussent enfin débarrasséeset à tout prix de ce
formidable cétacé.
CHAPITRE II

LE POUR ET LE CONTRE.

A l'époque où ces événements se produisirent, je revenais d'une explora-


tion scientifique entreprise dans les mauvaises terres du Nébraska, aux
États-Unis. En ma qualité de professeur-suppléant au Muséum d'histoire
naturelle de Paris, le gouvernement français m'avait joint à cette expé-
dition. Après six mois passés dans le Nébraska, chargé de précieuses col-
lections, j'arrivai à New-York vers la fin de mars. Mon départ pour
France était fixé aux premiers jours de mai. Je m'occupais donc, en atten-
dant, de classer mes richesses minéralogiques, botaniques et zoologiques,
quand arriva l'incident du Scotia.
J'étais parfaitement au courant de la question à l'ordre du jour, et com-
ment ne l'aurais-je pas été? Javais lu et relu tous les journaux américains
et européens sans être plus avancé. Ce mystère m'intriguait. Dans l'impos-
sibilité de me former une opinion, je flottais d'un extrême à l'autre. Qu'il
y eut quelque chose, cela ne pouvait être douteux, et les incrédules étaient
invités à mettre le doigt sur la plaie du Scotia.
A mon arrivée à New-York, la question brûlait. L'hypothèse de l'îlot
flottant, de l'écueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu compé-
tents, était absolument abandonnée. Et, en effet, à moins que cet écueil n'eût
une machine dans le ventre, comment pouvait-il se déplacer avec une ra-
pidité si prodigieuse ?
De même fut repoussée lexistence d'une coque flottante, d'une énorme
épave, et toujours à cause de la rapidité du déplacement.
Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui créaient deux
clans très-distincts de partisans : d'un côté, ceux qui tenaient
pour un
monstre dune force colossale; de l'autre, ceux qui tenaient pour un bateau
« sous-marin » d'une extrême puissance motrice.
Or, cette dernière hypothèse, admissible après tout,
ne put résister
aux enquêtes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu'un simple
particulier eût à sa disposition un tel engin mécanique, c'était
peu proba-
ble. Où et quand l'eût-il fait construire, et comment aurait-il tenu cette
construction secrète ?
Seul, un gouvernement pouvait posséder
une pareille machine destruc¬
tive, et, en ces temps désastreux où l'homme s'ingénieà multiplier la puis-
sance des armes de guerre, il était possible qu'un État essayât à
linsu des
autres ce formidable engin. Après les chassepots, les torpilles, après les
torpilles, les béliers sous-marins, puis, — la réaction. Du moins, je l'es-
père.
Mais l'hypothèse d'une machine de guerre tomba encore devant la dé-
claration des gouvernements. Comme il sagissait là dun intérêt public,
puisque les communications transocéaniennes en souffraient, la franchise
des gouvernements ne pouvait être mise en doute. Dailleurs, comment ad-
mettre que la construction de ce bateau sous-marin eut échappé aux yeux
du public? Garder le secret dans ces circonstances est très-difficile pour un
particulier, et certainement impossible pour un État dont tous les actes
sont obstinément surveillés par les puissances rivales.
Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, en Russie, en
Prusse, en Espagne, en Italie, en Amérique, voire même en Turquie, l'hy-
pothèse d'un Monitor sous-marin fut définitivementrejetée.
Le monstre revint donc à flots, en dépit des incessantes plaisanteries dont
le lardait la petite presse et, dans cette voie, les imaginations se laissèrent
bientôt aller aux plus absurdes rêveries d'une ichthyologie fantastique.
A mon arrivée à New-York, plusieurs personnes m'avaient fait l'honneur
de me consulter sur le phénomène en question. J'avais publié en France
un ouvrage in-quarto en deux volumes intitulé : les Mystères des grands
fonds sous-marins. Ce livre, particulièrement goûté du monde savant, faisait
de moi un spécialiste dans cette partie assez obscure de l'histoire naturelle.
Mon avis me fut demandé. Tant que je pus nier la réalité du fait, je me
renfermai dans une absolue négation. Mais bientôt, collé au mur, je dus
m'expliquer catégoriquement. Et même, « l'honorable Pierre Aronnax,
professeur au Muséum de Paris, » fut mis en demeure par le New-York-
Herald de formuler une opinion quelconque.
Je m'exécutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la question
sous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici un
extrait d'un article très-nourri que je publiai dans le numéro du 30 avril.
« Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné une à une les diverses hypo-
« thèses, toute autre supposition étant rejetée, il faut nécessairement ad-
« mettre l'existence d'un animal marin d'une puissance excessive.
« Les grandes profondeurs de l'Océan nous sont totalement inconnues.
« La sonde n'a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes reculés ?
« Quels êtres habitent et peuvent habiter à douze ou quinze milles au-des-
« sous de la surface des eaux? Quel est l'organisme de ces animaux? On
« saurait à peine le conjecturer.
« Cependant, la solution du problème qui m'est soumis peut affecter la
« forme du dilemme.
« Ou nous connaissons toutes les variétés d'êtres qui peuplent notre pla-
« nète, ou nous ne les connaissons pas.
« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore des secrets
« pour nous en ichthyologie, rien de plus acceptable que d'admettre l'exis-
« tence de poissons ou de cétacés, d'espèces ou même de genres nouveaux,
« d'une organisationessentiellement « fondrière », qui habitent les couches
« inaccessibles à la sonde, et qu'un événement quelconque, une fantaisie,
« un caprice, si l'on veut, ramène à de longs intervalles vers le niveau
« supérieur de l'Océan.
« Si, au contraire, nous connaissons toutes les espèces vivantes, il faut
« nécessairement chercherl'animal en question parmi les êtres marins déjà
« catalogués, et dans ce cas, je serais disposé à admettre l'existence d'un
« Narwal géant.
Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur
«
« de soixante pieds. Quintuplez, décuplez même cette dimension,
« donnez à ce cétacé une force proportionnelle à sa taille, accroissez ses
« armes offensives, et vous obtenez l'animal voulu. Il aura les proportions
« déterminées par les officiers du Shannon, l'instrument exigé par la perfo-
« ration du Scotia, et la puissance nécessaire pour entamer la coque d'un
« steamer.
« En effet, le narwal est armé d'une sorte d'épée d'ivoire, d'une halle-
« barde, suivant l'expression de certains naturalistes. C'est une dent prin-
« cipale qui
a la dureté de l'acier. On a trouvé quelques-unes de ces dents
« implantées dans le corps des baleines que le narwal attaque toujours
« avec succès. D'autres ont été arrachées, non sans peine, de carènes de
« vaisseaux qu'elles avaient percées d'outre en outre, comme un foret perce
« un tonneau. Le musée de la Faculté de médecine de Paris possède une
« de ces défenses longue de deux mètres vingt-cinq centimètres, et large
« de quarante-huit centimètres à sa base !
« Eh bien ! supposez l'arme dix fois plus forte, et l'animal dix fois plus
« puissant, lancez-le avec une
rapidité de vingt milles à l'heure, multipliez
« sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produire la
« catastrophe demandée.
« Donc, jusqu'à plus amples informations, j'opinerais pour une licorne
« de mer, de dimensions colossales, armée, non plus d'une hallebarde,
« mais d'un véritable éperon comme les frégates cuirassées ou les « rams »
« de guerre, dont elle aurait à la fois la masse et la puissance motrice.
« Ainsi s'expliquerait ce phénomène inexplicable, — à moins qu'il n'y
« ait rien, en dépit de ce qu'on a entrevu, vu, senti et ressenti, — ce qui
« est encore possible ! »
Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part ; mais je voulais jusqu'à
un certain point couvrir ma dignité de professeur, et ne pas trop prêter à
rire aux Américains, qui rient bien, quand ils rient. Je me réservais une
échappatoire. Au fond, j'admettais l'existence du « monstre ».
Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut un grand retentis-
sement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu'il propo-
sait, d'ailleurs, laissait libre carrière à l'imagination. L'esprit humain se
plaît à ces conceptions grandioses d'êtres surnaturels. Or la mer est préci-
sément leur meilleur véhicule, le seul milieu où ces géants, — près desquels
les animauxterrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que des nains, —puis-
sent se produire et se développer. Les masses liquides transportentles plus
grandes espèces connues de mammifères, et peut-être recèlent-ellesdes mol-
lusques d'une incomparable taille, des crustacés effrayants à contempler,
tels que seraient des homards de cent mètres ou des crabespesant deux cents
tonnes ! Pourquoi non? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains
des époques géologiques, les quadrupèdes, les quadrumanes, les reptiles,
les oiseaux étaient construits sur des gabarits gigantesques. Le Créateur les
avait jetés dans un moule colossal que le temps a réduit peu à peu. Pour-
quoi la mer, dans ses profondeurs ignorées, n'aurait-elle pas gardé ces
vastes échantillons de la vie d'un autre âge, elle qui ne se modifie jamais.
alors que le noyau terrestre change presque incessamment? Pourquoi ne
cacherait-elle pas dans son sein les dernières variétés de ces espèces tita-
nesques, dont les années sont des siècles, et les siècles des millénaires ?
Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu'il ne m'appartient plus
d'entretenir ! Trêve à ces chimères que le temps a changées pour moi en
réalités terribles. Je le répète, lopinion se lit alors sur la nature du phé-
nomène, et le public admit sans conteste lexistence dun être prodigieux
qui n'avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.
Mais si les uns ne virent là qu'un problème purement scientifique à ré-
soudre, les autres, plus positifs, surtout en Amérique et en Angleterre,
furent d'avis de purger l'Océan de ce redoutable monstre, afin de rassurer
les communications transocéaniennes. Les journaux industriels et com-
merciaux traitèrent la question principalement à ce point de vue. La
Shipping and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue mari-
time et coloniale, toutes les feuilles dévouées aux Compagniesd'assurances
qui menaçaient d'élever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce
point.
L'opinion publique s'étant prononcée, les Etats de l'Union se déclarèrent
les premiers. On fit à New-York les préparatifs d'une expédition destinée
a poursuivre le narwal. Une frégate de grande marche, l'Abraham-Lin-
coln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tôt. Les arsenaux furent
ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l'armement de sa
frégate.
Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l'on se
fut décidé à poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant
deux mois, personne n'en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra.
Il semblait que cette Licorne eût connaissance des complots qui se tra-
maient contre elle. On en avait tant causé, et même par le câble transa-
tlantique ! Aussi les plaisants prétendaient-ils que cette fine mouche avait
arrêté au passage quelque télégramme dont elle faisait maintenant son
profit.
Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine et pourvue de
formidables engins de pêche, on ne savait plus où la diriger. Et l'impa-
tience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu'un steamer de la
ligne de San-Francisco de Californie à Shangaï avait revu l'animal, trois
semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.
L'émotion causée par cette nouvelle fut extrême. On n'accorda pas
vingt-quatre heures de répit au commandant Farragut. Ses vivres étaient
embarqués. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne man-
quait à son rôle d'équipage. Il n'avait qu'à allumer ses fourneaux, à chauf¬
fer, à démarrer ! On ne lui eût pas pardonné une demi-journée de retard !
D'ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu'à partir.
Trois heures avant que l'Abraham-Lincoln ne quittât la pier de Broo-
klyn, je reçus une lettre libellée en ces termes :

« Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris,


« Fifth Avenue hotel.
« New-York.
« Monsieur,

«Si vous voulez vous joindre à l'expédition de l'Abraham-Lincoln, le


« gouvernement de l'Union verra avec
plaisir que la France soit repré-
« sentée par vous dans cette
entreprise. Le commandant Farragut tient
« une cabine à votre
disposition.

« Très-cordialement, votre
« J.-B. HOBSON,
« Secrétaire de la marine. »

CHAPITRE III

COMME IL RLAIRA A MONSIEUR.

Trois secondes avant l'arrivée de la lettre de J.-B. Hobson, je ne son-


geais pas plus à poursuivre la Licorne qu'à tenter le passage du Nord-
Ouest. Trois secondes après avoir lu la lettre de l'honorable secrétaire de
la marine, je comprenais enfin que ma véritable vocation, l'unique but de
ma vie, était de chasser ce monstre inquiétant et d'en purger le monde.
Cependant, je revenais d'un pénible voyage, fatigué, avide de repos. Je
n'aspirais plus qu'à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du
Jardin des Plantes, mes chères et précieuses collections ! Mais rien ne put
me retenir. J'oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j'acceptai sans plus
de réflexions l'offre du gouvernement américain.
« D'ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, et la Licorne
sera assez aimable pour m'entraîner vers les côtes de France ! Ce digne
animal se laissera prendre dans les mers d'Europe, — pour mon agrément
personnel, — et je ne veux pas rapporter moins d'un demi-mètre de sa
hallebarde d'ivoire au Muséum d'histoire naturelle. »
Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de
l'Océan Pacifique ; ce qui, pour revenir en France, était prendre le che-
min des antipodes.
« Conseil ! » criai-je d'une voix impatiente.
Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué qui m'accompagnait
dans tous mes voyages ; un brave flamand que j'aimais et qui me le ren-
dait bien ; un être phlegmatique par nature, régulier par principe, zélé par
habitude, s'étonnant peu des surprises de la vie, très-adroit de ses mains,
apte à tout service, et, en dépit de son nom, ne donnantjamais de conseils,
— même
quand on ne lui en demandait pas.
A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes, Con-
seil en était venu à savoir quelque chose. J'avais en lui un spécialiste,très-
ferré sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilité
d'acrobate toute l'échelle des embranchements, des groupes, des classes,
des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des
espèces et des variétés. Mais sa science s'arrêtait là. Classer, c'était sa vie,
et il n'en savait pas davantage. Très-versé dans la théorie de la classifi-
cation, peu dans la pratique, il n'eût pas distingué, je crois, un cachalot
d'une baleine ! Et cependant, quel brave et digne garçon !
Conseil,jusqu'ici et depuis dix ans, m'avait suivi partout où m'entraînait
la science. Jamais une réflexion de lui sur la longueur ou la fatigue d'un
voyage. Nulle objection à boucler sa valise pour un pays quelconque,
Chine ou Congo, si éloigné qu'il fut. Il allait là comme ici, sans en deman-
der davantage. D'ailleurs d'une belle santé qui défiait toutes les maladies ;
des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l'apparence de nerfs,
— au mo-
ral, s'entend.
Ce garçon avait trente ans, et son âge était à celui de son maître comme
quinze est à vingt. Qu'on m'excuse de dire ainsi que j'avais quarante ans.
Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé, il ne me parlait
jamais qu'à la troisième personne, — au point d'en être agaçant.
« Conseil ! » répétai-je, tout en commençant d'une main fébrile mes
préparatifs de départ.
Certainement, j'étais sûr de ce garçon si dévoué. D'ordinaire, je ne lui
demandais jamais s'il lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages;
mais cette fois, il s'agissait d'une expédition qui pouvait indéfiniment se
prolonger, d'une entreprise hasardeuse, à la poursuite d'un animal capable
de couler une frégate comme une coque de noix ! Il y avait là matière à
réflexion, même pour l'homme le plus impassible du monde ! Qu'allait dire
Conseil?
« Conseil ! » criai-je une troisième fois.
Conseil parut.
« Monsieur m'appelle ? dit-il en entrant.
—Oui, mon garçon. Prépare-moi, prépare-toi. Nous partons dans deux
heures.
—Commeil plaira à monsieur, répondit tranquillement Conseil.
—Pas un instant à perdre. Serres dans ma malle tous mes ustensiles de
voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le
plus que tu pourras, et hâte-toi !
—Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil.
—On s'en occupera plus tard.
—Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les oréodons, les chéro-
potamus et autres carcasses de monsieur ?
— On
les gardera à l'hôtel.
—Et le babiroussa vivant de monsieur?
— On le nourrirapendant notre absence. D'ailleurs, je donnerai l'ordre
de nous expédier en France notre ménagerie.
—Nous ne retournons donc pas à Paris ? demanda Conseil.
— Si...certainement...répondis-jeévasivement, mais en faisant un crochet.
—Le crochet qui plaira à monsieur.
—Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voilà
tout. Nous prenons passage sur l'Abraham-Lincoln.
—Comme il conviendra à monsieur, répondit paisiblement Conseil.
— Tu sais, mon ami, il s'agit du monstre... du fameux narwal... Nous
allons en purger les mers !... L'auteur d'un ouvrage in-quarto en deux
volumes sur les Mystères des grands fonds sous-marins ne peut se dispen-
ser de s'embarquer avec le commandant Farragut. Mission glorieuse,
mais... dangereuse aussi ! On ne sait pas où l'on va ! Ces bêtes-là peuvent
être très-capricieuses! Mais nous irons quand même ! Nous avons un com-
mandant qui n'a pas froid aux yeux !...
—Comme fera monsieur, je ferai, répondit Conseil.
—Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C'est là un de ces
voyages dont on ne revient pas toujours !
— Comme il plaira à monsieur.
»
Un quart d'heure après, nos malles étaient prêtes. Conseil avait fait en
un tour de main, et j'étais sûr que rien ne manquait, car ce garçon classait
les chemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifères.
Lascenseur de l'hôtel nous déposa au grand vestibule de l'entresol. Je
descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussée. Je
réglai ma note à ce vaste comptoir toujours assiégé par une foule consi-
dérable. Je donnai l'ordre d'expédier pour Paris (France) mes ballots d'ani¬
maux empaillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un crédit suffisant au
babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.
Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway jusqu'à Union-
square, suivit Fourth-Avenuejusqu'à sa jonction avec Bowery-street, prit
Katrin-streetet s'arrêta à la trente-quatrièmepier 1. Là, le Katrin-ferry-boat
nous transporta, hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn, la grande annexe
de New-York, située sur la rive gauche de la rivière de l'Est, et en quel-
ques minutes, nous arrivions au quai près duquel l'Abraham-Lincoln
vomissait par ses deux cheminées des torrents de fumée noire.

1. Sorte de quai spécial à chaque bâtiment.


Nos bagages furent immédiatement transbordés
sur le pont de la fré-
gate. Je me précipitai à bord. Je demandai le commandant Farragut. Un des
matelots me conduisit sur la dunette, où je
me trouvai en présence d'un
officier de bonne mine qui me tendit la main.
« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.
Lui-même, répondis-je. Le commandant Farragut ?
— En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre ca-
bine vous attend. »
Je saluai, et laissant le commandant
aux soins de son appareillage, je
me fis conduire à la cabine qui m'était destinée.
L'Abraham-Lincoln avait été parfaitement choisi
et aménagé pour sa
destination nouvelle. C'était une frégate de grande marche, munie d'appa-
reils surchauffeurs, qui permettaient de porter à sept atmosphères la ten-
sion de sa vapeur. Sous cette pression, l'Abraham-Lincoln atteignait une
vitesse moyenne de dix-huit milles et trois dixièmes à l'heure, vitesse con-
sidérable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque
cétacé.
Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à ses qualités
nautiques. Je fus très-satisfait de ma cabine, située à l'arrière, qui s'ouvrait
sur le carré des officiers.
« Nous serons
bien ici, dis-je à Conseil.
—Aussi bien, n'en déplaise à monsieur, répondit Conseil, qu'un ber-
nard-l'hermite dans la coquille d'un buccin. »
Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai
sur le pont afin de suivre les préparatifs de l'appareillage.
A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernières
amarres qui retenaient l'Abraham-Lincoln à la pier de Brooklyn. Ainsi
donc, un quart d'heure de retard, moins môme, et la frégate partait sans
moi, et je manquais cette expédition extraordinaire, surnaturelle,invrai-
semblable, dont le récit véridique pourra bien trouver cependant quelques
incrédules.
Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, ni une
heure pour rallier les mers dans lesquelles l'animal venait d'être signalé.
Il fit venir son ingénieur.
« Sommes-nous en
pression ? lui demanda-t-il.
—Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.
— « Go head, » cria le
commandant Farragut.
A cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyen d'appareils
à air comprimé, les mécaniciens firent agir la roue de la mise en train.
La vapeur siffla en se précipitant dans les tiroirs entr'ouverts. Les
longs pistons horizontaux gémirent et poussèrent les bielles de l'arbre.
Les branches de l'hélice battirent les flots avec une rapidité croissante,
et l'Abraham-Lincoln s'avança majestueusement au milieu d'une cen-
taine de ferry-boats et de tenders 1 chargés de spectateurs, qui lui faisaient
cortége.
Les quais de Brooklyn et toute la partie de New-York qui borde la
rivière de l'Est étaient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq
cent mille poitrines, éclatèrent successivement. Des milliers de mouchoirs
s'agitèrent au-dessus de la masse compacte et saluèrent-l'Abraham-Lin-

1. Petits bateaux à vapeur qui font le service des grands steamers.


coln jusqu'à son arrivée dans les eaux de l'Hudson, à la pointe de cette
presqu'île allongée qui forme la ville de New-York.
Alors, la frégate, suivant du côté de New-Jersey l'admirable rive
droite du fleuve toute chargée de villas, passa entre les forts qui la saluèrent
de leurs plus gros canons. L'Abraham-Lincolnrépondit en amenant et en
hissant trois fois le pavillon américain, dont les trente-neuf étoiles resplen-
dissaient à sa corne d'artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le
chenal balisé qui s'arrondit dans la baie intérieure formée par la pointe
de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse où quelques milliers de
spectateurs l'acclamèrent encore une fois.
Le cortége des boats et des tenders suivait toujours la frégate, et il ne la
quitta qu'à la hauteur du light-boat dont les deux feux marquent l'entrée
des passes de New-York.
Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, et re-
joignit la petite goëlette qui l'attendait sous le vent. Les feux furent pous-
sés; l'hélice battit plus rapidementles flots; la frégate longea la côte jaune
et basse de Long-Island, et, à huit heures du soir, après avoir perdu dans
le nord-ouest les feux de Fire-Island, elle courut à toute vapeur sur les
sombres eaux de l'Atlantique.

CHAPITRE IV

NED LAND

Le commandant Farragut était un bon marin, digne de la frégate


qu'il commandait. Son navire et lui ne faisaient qu'un. Il en était l'âme.
Sur la question du cétacé, aucun doute ne s'élevait dans son esprit, et il ne
permettait pas que l'existence de l'animal fût discutée à son bord. Il y
croyait comme certaines bonnes femmes croient au Léviathan, — par toi,
non par raison. Le monstre existait, il en délivreraitles mers, il l'avaitjuré.
C'était une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon, mar-
chant à la rencontre du serpent qui désolait son île. Ou le commandant
Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut.
Pas de milieu.
Les officiers du bord partageaient l'opinion de leur chef. Il fallait les en-
tendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances dune
rencontre, et observer la vaste étendue de l'Océan. Plus d'un s'imposait un
quart volontaire dans les barres de perroquet, qui eût maudit une telle
corvée en toute autre circonstance. Tant que le soleil décrivait son
arc
diurne, la mâture était peuplée de matelots auxquels les planches du pont
brûlaient les pieds, et qui n'y pouvaient tenir en place ! Et cependant
l'Abraham-Lincoln ne tranchait pas encore de son étrave les eaux suspectes
du Pacifique.
Quant à l'équipage, il ne demandait qu'à rencontrer la licorne, à la har-
ponner, à la hisser à bord, à la dépecer. Il surveillait la mer avec une
scrupuleuse attention. D'ailleurs, le commandant Farragut parlait d'une
certaine somme de deux mille dollars, réservée à quiconque, mousse
ou
matelot, maître ou officier, signalerait l'animal. Je laisse à penser si les
yeux s'exerçaient à bord de l'Abraham-Lincoln.
Pour mon compte, je n'étais pas en reste avec les autres, et je laissais
ne
à personne ma part dobservations quotidiennes. La frégate aurait
eu cent
fois raison de s'appeler l'Argus. Seul entre tous, Conseil protestait par
son
indifférence touchant la question qui nous passionnait, et détonait
sur l'en-
thousiasme général du bord.
Jai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu son
navire dappareils propres à pêcher le gigantesque cétacé. Un baleinier
neût pas été mieux armé. Nous possédions tous les engins connus, depuis
le harpon qui se lance à la main, jusqu'aux flèches barbelées des espin-
goles et aux balles explosibles des canardières. Sur le gaillard d'avant s'al-
longeait un canon perfectionné, se chargeant par la culasse, très-épais de
parois, très-etroit d âme, et dont le modèle doit figurer à l'Exposition uni-
verselle de 1867. Ce précieux instrument, d'origine américaine, envoyait,
sans se gêner, un projectile conique de quatre kilogrammes à une distance
moyenne de seize kilomètres.
Donc, l'Abraham-Lincoln ne manquait d'aucun
moyen de destruction.
Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.
Ned Land était un Canadien, d'une habileté de main
peu commune, et
qui ne connaissait pas d'égal dans son périlleux métier. Adresse et
sang-
froid, audace et ruse, il possédait ces qualités à un degré supérieur, et il
fallait être une baleine bien maligne, ou un cachalot singulièrement astu-
cieux pour échapper à son coup de harpon.
Ned Land avait environ quarante ans. C'était un homme de grande taille,
— plus de six pieds anglais, — vigoureusement bâti, l'air
grave, peu com-
municatif, violent parfois, et très-rageur quand on le contrariait. Sa
per-
sonne provoquait lattention, et surtout la puissance de son regard qui
accentuait singulièrement sa physionomie.
Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d'engager cet
homme à son bord. Il valait tout l'équipage, à lui seul, pour l'oeil et le
bras. Je ne saurais le mieux comparer qu'à un télescope puissant qui serait
en même temps un canon toujours prêt à partir.
Qui dit Canadien, dit Français, et,.si peu communicatif que fut Ned
Land, je dois avouer qu'il se prit d'une certaine affection pour moi. Ma
nationalité l'attirait sans doute. C'était une occasion pour lui de parler, et
pour moi d'entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en
usage dans quelques provinces canadiennes. La famille
du harponneur
était originaire de Québec, et formait déjà une tribu de hardis pêcheurs à
l'époque où cette ville appartenait à la France.
Peu à peu, Ned prit goût à causer, et j'aimais à entendre le récit
de ses aventures dans les mers polaires. Il racontait ses pèches et ses
combats avec une grande poésie naturelle. Son récit prenait une forme
épique, et je croyais écouter quelque Homère canadien, chantant l'Iliade
des régions hyperboréennes.
Je dépeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le connais actuel-
lement. C'est que nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inal-
térable amitié qui naît et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures !
Ah ! brave Ned ! je ne demande qu'à vivre cent ans encore, pour me sou-
venir plus longtemps de toi !
Et maintenant, quelle était l'opinion de Ned Land sur la question du
monstre marin? Je dois avouer qu'il ne croyait guère à la licorne, et que,
seul à bord, il ne partageait pas la conviction générale. Il évitait même de
traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l'entreprendre un jour.
Par une magnifique soirée du 30 juillet, c'est-à-dire trois semaines
après notre départ, la frégate se trouvait à la hauteur du cap Blanc,
à trente milles sous le vent des côtes patagonnes. Nous avions dépassé le
tropique du Capricorne, et le détroit de Magellan s'ouvrait à moins de
sept cent milles dans le sud. Avant huitjours, l'Abraham-Lincolnsillonne-
rait les flots du Pacifique
Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses et d'au-
tres, regardant cette mystérieuse mer dont les profondeurs sont restées
jusqu'ici inaccessibles aux regards de l'homme. J'amenai tout naturelle-
ment la conversation sur la licorne géante, et j'examinai les diverses
chances de succès ou d'insuccès de notre expédition. Puis, voyant que Ned
me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement.
« Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas
être
convaincu de l'existence du cétacé que nous poursuivons ? Avez-vous donc
des raisons particulières de vous montrer si incrédule ? »
Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de ré¬
pondre, frappa de sa main son large front par un geste qui lui était habi-
tuel, ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit enfin :
« Peut-être bien, monsieur
Aronnax.
—Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui êtes fami-
liarisé avec les grands mammifères marins, vous dont l'imagination doit
aisément accepter l'hypothèse de cétacés énormes, vous devriez être le der-
nier à douter en de pareilles circonstances!
— C'est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, répondit Ned. Que
le vulgaire croie à des comètes extraordinaires qui traversent l'espace, ou
à l'existence de monstres antédiluviens qui peuplent l'intérieur du globe,
passe encore, mais ni l'astronome, ni le géologue n'admettent de telles
chimères. De même, le baleinier. J'ai poursuivi beaucoup de cétacés, j'en
ai harponné un grand nombre, j'en ai tué plusieurs, mais si puissants et si
bien armés qu'ils fussent, ni leurs queues, ni leurs défenses n'auraient pu
entamer les plaques de tôle d'un steamer.
—Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la dent du narwal a tra-
versés de part en part.
—Des navires en bois, c'est possible, répondit le Canadien, et encore,
je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu'à preuve contraire, je nie que baleines,
cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet.
— Ecoutez-moi, Ned...
—Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez excepté
cela. Un poulpe gigantesque, peut-être ?...
—Encore moins, Ned. Le poulpe n'est qu'un mollusque, et ce nom
même indique le peu de consistance de ses chairs. Eût-il cinq cents pieds
de longueur, le poulpe, qui n'appartient point à l'embranchement des ver-
tébrés, est tout à fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou
l'Abraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des
Krakens ou autres monstres de cette espèce.
—Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d'un ton assez nar-
quois, vous persistez à admettre l'existence d'un énorme cétacé...?
—Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction qui s'appuie sur la
logique des faits. Je crois à l'existence d'un mammifère, puissamment or-
ganisé, appartenant à l'embranchement des vertébrés, comme les baleines,
les cachalots ou les dauphins, et muni d'une défense cornée dont la force
de pénétration est extrême.
— Hum ! fit le harponneur, en secouant la tète de l'air d'un homme qui
ne veut pas se laisser convaincre.
—Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal
existe, sil habite les profondeurs de l'Océan, s'il fréquente les couches
liquides situées à quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il pos-
sède nécessairement un organisme dont la solidité défie toute compa-
raison.
—Et pourquoi cet organisme si puissant? demanda Ned.
—Parce qu'il faut une force incalculable pour se maintenir dans les
couches profondes et résister à leur pression.
Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l'oeil.

—Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.
Oh ! les chiffres ! répliqua Ned.
On fait ce qu'on veut avec les chiffres !

—En affaires, Ned, mais non en mathématiques. Ecoutez-moi. Admet-
tons que la pression d'une atmosphère soit représentée par la pression
d'une colonne d'eau haute de trente-deux pieds. En réalité, la colonne
d'eau serait d'une moindre hauteur, puisqu'il s'agit de l'eau de mer dont
la densité est supérieure à celle de l'eau douce. Eh bien, quand vous plon-
gez, Ned, autant de fois trente-deux pieds d'eau au-dessus de vous, autant
de fois votre corps supporte une pression égale à celle de l'atmosphère,
c'est-à-dire de kilogrammes par chaque centimètre carré de sa surface. Il
suit de là qu'à trois cent vingt pieds cette pression est de dix atmo-
sphères, de cent atmosphères à trois mille deux cents pieds, et de mille
atmosphères à trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ.
Ce qui équivaut à dire que si vous pouviez atteindre cette profondeur dans
l'Océan, chaque centimètre carré de la surface de votre corps subirait une
pression de mille kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce que
vous avez de centimètres carrés en surface ?
—Je ne m'en doute pas, monsieur Aronnax.
Environ dix-sept mille.
—Tant que cela ?
—Et comme en réalité la pression atmosphérique est un peu supérieure
au poids d'un kilogramme par centimètre carré, vos dix-sept mille centi-
mètres carrés supportent en ce moment une pression de dix-sept mille
cinq cent soixante-huitkilogrammes.
—Sans que je m'en aperçoive?
—Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n'êtes pas écrasé par
une telle pression, c'est que l'air pénètre à l'intérieur de votre corps avec
une pression égale. De là un équilibre parfait entre la poussée intérieure
et la poussée extérieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les
supporter sans peine. Mais dans l'eau, c'est autre chose.
—Oui, je comprends, répondit Ned, devenu plus attentif, parce que
l'eau m'entoure et ne me pénètre pas.
—Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente-deux pieds au-dessous de la
surface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent
soixante-huit kilogrammes; à trois cent vingt pieds, dix fois cette pression,
soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingt kilogrammes ; à trois
mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-
six mille huit cent kilogrammes; à trente-deux mille pieds, enfin, mille
fois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit mille kilo-
grammes ; c'est-à-dire que vous seriez aplati comme si l'on vous retirait
des plateaux d'une machine hydraulique !
—Diable ! fit Ned.
—Eh bien, mon digne harponneur, si des vertébrés, longs de plusieurs
centaines de mètres et gros à proportion, se maintiennent à de pareilles pro¬
fondeurs, eux dont la surface est représentée par des millions de centimè-
très carrés, c'est par milliards de kilogrammes qu'il faut estimer la pous-
sée qu'ils subissent. Calculez alors quelle doit être la résistance de leur
charpente osseuse et la puissance de leur organisme pour résister à de telles
pressions !
— Il faut, répondit Ned Land, qu'ils soient fabriqués
en plaques de tôle de
huit pouces, comme les frégates cuirassées.
— Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages que peut pro-
duire une pareille masse lancée avec la vitesse d'un express contre la
coque d'un navire.
—Oui... en effet... peut-être, répondit le Canadien, ébranlé par ces
chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.
—Eh bien, vous ai-je convaincu?
—Vous m'avez convaincu d'une chose, monsieur le naturaliste, c'est
que si de tels animaux existent au fond des mers, il faut nécessairement
qu'ils soient aussi forts que vous le dites.
—Mais s'ils n'existent pas, entêté harponneur, comment expliquez-vous
l'accident arrivé au Scotia ?
— C'est peut-être..., dit Ned hésitant.
—Allez donc!
—Parce que... ça n'est pas vrai ! » répondit le Canadien, en reprodui-
sant sans le savoir une célèbre réponse d'Arago.
Mais cette réponse prouvait l'obstination du harponneur et pas autre
chose. Ce jour-là, je ne le poussai pas davantage. L'accident du Scotia
n'était pas niable. Le trou existait si bien qu'il avait fallu le boucher, et je
ne pense pas que l'existence d'un trou puisse se démontrer plus catégori-
quement. Or, ce trou ne s'était pas fait tout seul, et puisqu'il n'avait pas
été produit par des roches sous-marines ou des engins sous-marins, il était
nécessairement dû à l'outil perforant d'un animal.
Or, suivant moi, et pour toutes les raisons précédemment déduites, cet
animal appartenait à lembranchement des vertébrés, à la classe des mam-
mifères, au groupe des pisciformes, et finalement à l'ordre des cétacés.
Quant à la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot dau-
ou
phin, quant au genre dont il faisait partie, quant à l'espèce dans laquelle
il convenait de le ranger, c'était une question à élucider ultérieurement.
Pour la résoudre, il fallaitdisséquer ce monstre inconnu, pour le disséquer
le prendre, pour le prendre le harponner,
— ce qui était l'affaire de Ned
Land, — pour le harponner le voir,
— ce qui était l'affaire de l'équipage,
— et pour le voir le rencontrer, — ce qui était l'affaire du hasard.

CHAPITRE V

A L'AVENTURE !

Le voyage de l'Abraham-Lincoln, pendant quelque temps, ne fut mar-


qué par aucun incident. Cependant une circonstance se présenta, qui mit
en relief la merveilleuse habileté de Ned Land, et montra quelle confiance
on devait avoir en lui.
Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate communiqua avec des ba-
leiniers américains, et nous apprîmes qu'ils n'avaient eu aucune connais-
snnce du narwal. Mais l'un d'eux, le capitaine du Monroe, sachant que
Ned Land était embarqué à bord de l'Abraham-Lincoln, demanda son aide
pour chasser une baleine qui était en vue. Le commandant Farragut, dé-
sireux de voir Ned Land à l'oeuvre, l'autorisa à se rendre à bord du Mon-
roe. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu'au lieu d'une baleine,
il en harponna deux d'un coup double, frappant l'une droit au coeur, et
s'emparant de l'autre après une poursuite de quelques minutes !
Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land,
je ne parierai pas pour le monstre.
La frégate prolongea la côte sud-est de l'Amérique avec une rapidité
prodigieuse. Le 3 juillet, nous étions à l'ouvert du détroit de Magellan, à
la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut
pas prendre ce sinueux passage, et manoeuvra de manière à doubler le cap
Horn.
L'équipage lui donna raison à l'unanimité. Et en effet, était-il probable
que l'on pût rencontrer le narwal dans ce détroit resserré ? Bon nombre de
matelots affirmaient que le monstre n'y pouvait passer, « qu'il était trop
gros pour cela ! »
Le 6 juillet, vers trois heures du soir, l'Abraham-Lincoln, à quinze
milles dans le sud, doubla cet îlot solitaire, ce roc perdu à l'extrémité du
continent américain, auquel des marins hollandais imposèrent le
nom de
leur ville natale, le cap Horn. La route fut donnée vers le nord-ouest, et
le lendemain, l'hélice de la frégate battit enfin les eaux du Pacifique.
« Ouvre l'oeil ! ouvre l'oeil ! » répétaient les matelots de l'Abraham-Lin-
coln.
Et ils l'ouvraient démesurément. Les yeux et les lunettes,
un peu
éblouis, il est vrai, par la perspective des deux mille dollars,
ne restèrent
pas un instant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de l'Océan, et
les nyctalopes, dont la faculté de voir dans l'obscurité accroissait les
chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu
pour gagner la
prime.
Moi, que lappât de l'argent n'attirait guère, je n'étais pourtant
pas le
moins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes
au repas, quel-
ques heures au sommeil, indifférent au soleil ou à la pluie, je ne quittais
plus le pont du navire. Tantôt penché sur les bastingages du gaillard
davant, tantôt appuyé à la lisse de l'arrière, je dévorais d'un oeil avide le
cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu'à perte de vue ! Et que
de fois jai partagé l'émotion de l'état-major, de l'équipage, lorsque quel¬
que capricieuse baleine élevait son dos noirâtre au-dessus des flots. Le
pont de la frégate se peuplait en un instant. Les capots vomissaient un tor-
rent de matelots et d'officiers. Chacun, la poitrine haletante, l'oeil trouble,
observait la marche du cétacé. Je regardais, je regardais à en user ma ré-
tine, à en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique, me
répétait d'un ton calme :
« Si monsieur voulait avoir la bonté
de moins écarquiller ses yeux,
monsieur verrait bien davantage ! »
Mais, vaine émotion ! L'Abraham-Lincoln modifiait sa route, courait sur
l'animal signalé, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissait
bientôt au milieu d'un concert d'imprécations !
Cependant,le temps restait favorable. Le voyage s'accomplissaitdans les
meilleures conditions C'était alors la mauvaise saison australe, car le
juillet de cette zone correspond à notre janvier d'Europe ; mais la mer se
maintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste péri-
mètre.
NedLand montrait toujours la plus tenace incrédulité ; il affectait même
de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bor-
dée, — du moins quand aucune baleine n'était en vue, Et pourtant sa
merveilleuse puissance de vision aurait rendu de grands services. Mais,
huit heures sur douze, cet entêté Canadien lisait ou dormait dans sa ca-
bine. Cent fois, je lui reprochai son indifférence.
« Bah ! répondait-il, il n'y a rien, monsieur Aronnax, et, y eût-il quel-
que animal, quelle chance avons-nous de l'apercevoir ? Est-ce que nous ne
l'aventure ? On a revu, dit-on, cette bête introuvable dans
courons pas à
les hautes mers du Pacifique, je veux bien l'admettre ; mais deux mois déjà
tempé-
se sont écoulés depuis cette rencontre, et à s'en rapporter au
rament de votre narwal, il n'aime point à moisir longtemps dans les
mêmes parages ! Il est doué d'une prodigieuse facilité de déplacement.
Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait
rien à contre-sens, et elle ne donnerait pas à un animal lent de sa nature
la faculté de se mouvoir rapidement, s'il n'avait pas besoin de s'en servir.
Donc, si la bête existe, elle est déjà Loin ! »
A cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nous marchions en
aveugles. Mais le moyen de procéder autrement? Aussi, nos chances
étaient-ellesfort limitées. Cependant, personnene doutait encore du succès,
et pas un matelot du bord n'eût parié contre le narwal et contre sa prochaine
apparition.
Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupé par 105° de lon-
gitude, et le 27 du même mois, nous franchissions l'équateur sur le
cent dixième méridien. Ce relèvement fait, la frégate prit une direction
plus décidée vers l'ouest, et s'engagea dans les mers centrales du Paci-
fique. Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu'il valait mieux
fréquenter les eaux profondes, et s'éloigner des continents ou des îles dont
l'animal avait toujours paru éviter l'approche, « sans doute parce qu'il n'y
avait pas assez d'eau pour lui ! » disait le maître d'équipage. La frégate
Sandwich, coupa le tro-
passa donc au large des Pomotou, des Marquises,des
pique du Cancer par 132° de longitude, et se dirigea vers les mers de Chine.
Nous étions enfin sur le théâtre des derniers ébats du monstre ! Et, pour
tout dire, on ne vivait plus à bord. Les coeurs palpitaient effroyablement,
et se préparaient pour l'avenir d'incurables anévrismes. L'équipage entier
subissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l'idée. On
ne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreur
d'ap-
préciation, une illusion d'optique de quelque matelot perché sur les barres,
causaient d'intolérables souleurs, et ces émotions, vingt fois répétées,
nous maintenaient dans un état d'éréthisme trop violent pour ne pas ame-
ner une réaction prochaine.
Et en effet, la réaction ne tarda pas à se produire. Pendant trois mois,
trois mois dont chaque jour durait un siècle ! l'Abraham-Lincoln sillonna
toutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signa-
lées, faisant de brusques écarts de route, virant subitement d'un bord sur
l'autre, s'arrêtant soudain,forçant ou renversant sa vapeur, coup sur coup,
au risque de déniveler sa machine, et il ne laissa pas un point inexploré des
rivages du Japon à la côte américaine. Et rien ! rien que l'immensité des
flots déserts ! rien qui ressemblât à un narwal gigantesque, ni à un îlot
sous-marin, ni à une épave de naufrage, ni à un écueil fuyant, ni à quoi
que ce fût de surnaturel !
La réaction se fit donc. Le découragement s'empara d'abord des esprits,
et ouvrit une brèche à l'incrédulité. Un nouveau sentiment se produisit à
bord, qui se composait de trois dixièmes de honte contre sept dixièmes de
fureur. On était « tout bête » de s'être laissé prendre à une chimère, mais
encore plus furieux ! Les montagnes d'arguments entassés depuis un an
s'écroulèrentà la fois, et chacun ne songea plus qu'à se rattraper aux heures
de repas ou de sommeil du temps qu'il avait si sottement sacrifié.
Avec la mobilité naturelle à l'esprit humain, d'un excès on se jeta dans
un autre. Les plus chauds partisans de l'entreprise devinrent fatalement
ses plus ardents détracteurs. La réaction monta des fonds du navire, du
poste des soutiers jusqu'au carré de l'état-major, et certainement, sans un
entêtement très-particulier du commandant Farragut, la frégate eût défi-
nitivement remis le cap au sud.
Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus long-
temps. L'Abraham-Lincoln n'avait rien à se reprocher, ayant tout fait
pour réussir. Jamais équipage d'un bâtiment de la marine américaine ne
montra plus de patience et plus de zèle ; son insuccès ne saurait lui être
imputé ; il ne restait plus qu'à revenir.
Une représentation dans ce sens fut faite au commandant. Le comman-
dant tint bon. Les matelots ne cachèrent point leur mécontentement, et le
service en souffrit. Je ne veux pas dire qu'il y eut révolte à bord, mais
après une raisonnable période d'obstination, le commandant Farragut,
comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le délai
de trois jours, le monstre n'avait pas paru, l'homme de barre donnerait
trois tours de roue, et l'Abraham-Lincoln ferait route vers les mers euro-
péennes.
»
Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d'abord pour résul-
tat de ranimer les défaillances de l'équipage. L'Océan fut observé avec une
nouvelle attention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup d'oeil dans
lequel se résume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnèrent avec une
activité fiévreuse. C'était un suprême défi porté au narwal géant, et celui-
ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de répondre à cette sommation
« à comparaître ! »
Deux jours se passèrent. L'Abraham-Lincoln se tenait sous petite vapeur.
On employait mille moyens pour éveiller l'attention ou stimuler l'apathie
de l'animal, au cas où il se fût rencontré dans ces parages. D'énormes quar-
tiers de lard furent mis à la traîne, — pour la plus grande satisfaction des
requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnèrent dans toutes les
directions autour de l'Abraham-Lincoln, pendant qu'il mettait en panne,
et ne laissèrent pas un point de mer inexploré. Mais le soir du 4 no-
vembre arriva sans que se fût dévoilé ce mystère sous-marin.
Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai de rigueur. Après
le point, le commandant Farragut, fidèle à sa promesse, devait donner la
route au sud-est, et abandonner définitivement les régions septentrionales
du Pacifique.
La frégate se trouvait alors par 31° de latitude nord et par 136° 42'
de longitude est. Les terres du Japon nous restaient à moins de deux cents
milles sous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures.
De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans
son premier
quartier. La mer ondulait paisiblement sous l'étrave de la frégate.
En ce moment, j'étais appuyé à l'avant, sur le bastingage de tribord.
Conseil, posté près de moi, regardait devant lui. L'équipage, juché dans
les haubans, examinait l'horizon qui se rétrécissait et s'obscurcissait peu
à peu. Les officiers, armés de leur lorgnette de nuit, fouillaient l'obscu-
rité croissante. Parfois le sombre Océan étincelait sous un rayon que
la lune dardait entre la frange de deux nuages. Puis, toute trace lumineuse
s'évanouissaitdans les ténèbres.
En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissaittant soit
peu l'influence générale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-être, et pour la
première fois, ses nerfs vibraient-ils sous l'action d'un sentiment de curio-
sité.
« Allons, Conseil, lui dis-je, voilà une dernière occasion d'empocher
deux mille dollars.
—Que monsieur me permette de le lui dire, répondit Conseil, je n'ai
jamais compté sur cette prime, et le gouvernement de l'Union pouvait
promettre cent mille dollars, il n'en aurait pas été plus pauvre.
—Tu as raison, Conseil. C'est une sotte affaire, après tout, et dans
laquelle nous nous sommes lancés trop légèrement. Que de temps perdu,
que d'émotions inutiles! Depuis six mois déjà, nous serions rentrés en
France...
—Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil, dans le
Muséum de monsieur ! Et j'aurais déjà classé les fossiles de monsieur! Et
le babiroussa de monsieur serait installé dans sa cage du Jardin des
Plantes, et il attirerait tous les curieux de la capitale !
—Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j'imagine, que l'on se mo-
quera de nous !
—Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je pense que l'on se
moquera de monsieur. Et, faut-il le dire...?
—Il faut le dire, Conseil.
—Eh bien, monsieur n'aura que ce qu'il mérite !
— Vraiment !
—Quand on a l'honneur d'être un savant comme monsieur, on ne s'ex-
pose pas... »
Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence général,
une voix venait de se faire entendre. C'était la voix de Ned Land, et Ned
Land s'écriait :
« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par le travers à nous ! »
CHAPITRE VI

A TOUTE VAPEUR.

A ce cri, l'équipage entier se précipita vers le harponneur,commandant,


officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu'aux ingénieurs qui quittèrent
leur machine, jusqu'aux chauffeurs qui abandonnèrent leurs fourneaux.
Lordre de stopper avait été donné, et la frégate ne courait plus
que sur
son erre.
Lobscurité était profonde alors, et quelque bons
que fussent les yeux du
Canadien, je me demandais comment il avait
vu et ce qu'il avait pu voir.
Mon coeur battait à se rompre.
Mais Ned Land ne s'était pas trompé, et tous,
nous aperçûmes l'objet
qu'il indiquait de la main.
A deux encablures de l'Abraham-Lincoln et de hanche de tribord, la
sa
mer semblait être illuminée par dessous. Ce n'était point un simple phéno-
mène de phosphorescence, et l'on ne pouvait s'y tromper. Le monstre,
immergé à quelques toises de la surface des
eaux, projetait cet éclat
très-intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de
plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait être produite par
un agent d'une grande puissance éclairante. La partie lumineuse décrivait
sur la mer un immense ovale très-allongé, au centre duquel se condensait
un foyer ardent dont l'insoutenable éclat s'éteignait par dégradations suc-
cessives.
« Ce n'est qu'une agglomération de molécules phosphorescentes, s'écria
l'un des officiers.
— Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais les pholades ou
les salpes ne produisent une si puissante lumière. Cet éclat est de nature
essentiellement électrique... D'ailleurs, voyez, voyez ! il se déplace ! il se
meut en avant, en arrière ! il s'élance sur nous ! »
Un cri général s'éleva de la frégate.
« Silence ! dit le commandant Farragut.La barre auvent, toute! Machine
en arrière ! »
Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leur machine.
La vapeur fut immédiatement renversée, et l'Abraham-Lincoln, abattant
sur babord, décrivit un demi-cercle.
« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant Far-
ragut.
Ces ordres furent exécutés, et la frégate s'éloigna rapidement du foyer
lumineux.
Je me trompe. Elle voulut s'éloigner, mais le surnaturel animal se rap-
procha avec une vitesse double de la sienne.
Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que la crainte, nous
tenait muets et immobiles. L'animal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour
de la frégate qui filait alors quatorze noeuds, et l'enveloppa de ses
nappes électriques comme d'une poussière lumineuse. Puis il s'éloigna de
deux ou trois milles, laissant une traînée phosphorescente comparable aux
tourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive d'un express. Tout
d'un coup, des obscures limites de l'horizon, où il alla prendre son élan,
le monstre fonça subitement vers l'Abraham-Lincoln avec une effrayante
rapidité, s'arrêta brusquement à vingt pieds de ses précintes, s'éteignit, —
non pas en s'abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucune dé-
gradation, — mais soudainement et comme si la source de cette brillante
effluve se fût subitement tarie ! Puis, il reparut de l'autre côté du navire,
soit qu'il l'eut tourné, soit qu'il eut glissé sous sa coque. A chaque ins-
tant, une collision pouvait se produire, qui nous eût été fatale.
Cependant, je m'étonnais des manoeuvres de la frégate. Elle fuyait et
n'attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j'en fis
l'observation au commandant Farragut. Sa figure, d'ordinaire si impas-
sible, était empreinte d'un indéfinissable étonnement.
« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être formidable
j'ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au milieu
de cette obscurité. D'ailleurs comment attaquer l'inconnu, comment s'en
défendre? Attendons le jour et les rôles changeront.
—Vous n'avez plus de doute, commandant, sur la nature de l'animal ?
—Non, monsieur, c'est évidemment un narwal gigantesque, mais aussi
un narwal électrique. «

— Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l'approcher qu'une gym-


note ou une torpille !
—En effet, répondit le commandant, et s'il possède en lui une puissance
foudroyante, cest à coup sur le plus terrible animal qui soit jamais sorti
de la main du Créateur. C'est pourquoi, monsieur, je me tiendrai
sur mes
gardes. »
Tout léquipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea
a dormir. L'Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré
sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narwal, imitant
la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne point
abandonner le théâtre de la lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression
plus juste, il « s'éteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui? il
fallait le craindre, non pas l'espérer. Mais à une heure moins sept mi-
nutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à
celui que produit une colonne d'eau, chassée avec
une extrême vio-
lence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors
sur la du-
nette, jetant d'avides regards à travers les profondes ténèbres.
« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir
des baleines ?
Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la
vue
m'ait rapporté deux mille dollars.
En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n'est-il
pas celui que font les cétacés rejetant l'eau par leurs évents ?
Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus
fort. Aussi, ne peut-on s'y tromper. C'est bien
un cétacé qui se tient là dans
nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous
lui dirons deux mots demain au lever du jour.
Sil est d'humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d'un ton
peu convaincu.
Que je l'approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien,
et il faudra bien qu'il m'écoute !
Mais pour l'approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une
baleinière à votre disposition?
—Sans doute, monsieur.
—Ce sera jouer la vie de mes hommes?
—Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.
Vers deux heures du matin, le foyer lumineux reparut, non moins in-
tense, à cinq milles au vent de l'Abraham-Lincoln. Malgré la distance,
malgré le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formi-
dables battements de queue de l'animal, et jusquà sa respiration hale-
tante. Il semblait qu'au moment où l'énorme narwal venait respirer à la
surface de l'océan, l'air s'engouffrait dans ses poumons, comme fait la va-
peur dans les vastes cylindres d'une machine de deux mille chevaux.
« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d'un régiment de
cavalerie, ce serait une jolie baleine ! »
On resta sur le qui-vive jusqu'au jour, et l'on se prépara au com-
bat. Les engins de pêche furent disposés le long des bastingages. Le se-
cond fit charger ces espingoles qui lancent un harpon à une distance d'un
mille, et de longues canardières à balles explosives dont la blessure est
mortelle, même aux plus puissants animaux. Ned Land s'était contenté
d'affûter son harpon, arme terrible dans sa main.
A six heures, l'aube commença à poindre, et avec les premières lueurs
de l'aurore disparut l'éclat électrique du narwal. A sept heures, le jour
était suffisamment fait, mais une brume matinale très-épaisse rétrécissait
l'horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De là, dé-
sappointement et colère.
Je me hissai jusqu'aux barres d'artimon. Quelques officiers s'étaient déjà
perchés à la tête des mâts.
A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grosses
volutes se levèrent peu à peu. Lhorizon s'élargissait et se purifiait à la fois.
Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre.
« La chose en question, par babord derrière ! » cria le harponneur.
Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.
Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre émergeait
d'un mètre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitée, produisait un
remous considérable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une
telle puissance. Un immense sillage, d'une blancheur éclatante, marquait
le passage de l'animal et décrivait une courbe allongée.
La frégate s'approcha du cétacé. Je l'examinai en toute liberté d'es¬
prît. Les rapports du Shannon et de l'Helvetia avaient un peu exagéré ses
dimensions, et j'estimai sa longueur à deux cents cinquante pieds seule-
ment. Quant à sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l'apprécier ;
mais, en somme, l'animal me parut être admirablement proportionné dans
ses trois dimensions.
Pendant que j'observais cet être phénoménal, deux jets de vapeur et
d'eau s'élancèrent de ses évents, et montèrent à une hauteur de quarante
mètres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. J'en conclus définitive-
ment qu'il appartenait à l'embranchement des vertébrés, classe des mam-
mifères, sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des
cétacés, famille... Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L'ordre des cé-
tacés comprend trois familles : les baleines, les cachalots et les dauphins,
et c'est dans cette dernière que sont rangés les narwals. Chacune de ces
familles se divise en plusieurs genres, chaque genre en espèces, chaque
espèce en variétés. Variété, espèce, genre et famille me manquaientencore,
mais je ne doutais pas de compléter ma classification avec l'aide du ciel
et du commandant Farragut.
L'équipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci,
après avoir attentivement observé l'animal, fit appeler l'ingénieur. L'in-
génieur accourut.
« Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression?
— Oui, monsieur, réponditl'ingénieur.
— Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur ! »
Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L'heure de la lutte avait sonné.
Quelques instants après, les deux cheminées de la frégate vomissaient des
torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le tremblotement des
chaudières.
L'Abraham-Lincoln, chassé en avant par sa puissante hélice, se dirigea
droit sur l'animal. Celui-ci le laissa indifféremment s'approcher à une
demi-encâblure ; puis, dédaignant de plonger, il prit une petite allure de
fuite, et se contenta de maintenir sa distance.
Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d'heure environ, sans
que la frégate gagnât deux toises sur le cétacé. Il était donc évident qu'à
marcher ainsi, on ne latteindrait jamais.
Le commandant Farragut tordait avec rage l'épaisse touffe de poils qui
foisonnait sous son menton.
« Ned Land ? » cria-t-il.
Le Canadien vint à l'ordre.
« Eh bien, maître Land, demanda le commandant, me conseillez-vous
encore de mettre mes embarcations à la mer?
—Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête-là ne se laissera
prendre que si elle le veut bien.
—Que faire alors ?
—Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre
permission, s'entend, je vais m'installer sur les sous-barbes de beaupré, et
si nous arrivons à longueur de harpon, je harponne.
—Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur, cria-t-il,
faites monter la pression. »
Ned Land se rendit à son poste. Les feux furent plus activement poussés;
l'hélice donna quarante-trois tours à la minute, et la vapeur fusa par les
soupapes. Le loch jeté, on constata que l'Abraham-Lincoln marchait à rai-
son de dix-huit milles cinq dixièmes à l'heure.
Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles
cinq dixièmes.
Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cette allure,
sans gagner une toise ! C'était humiliant pour l'un des plus rapides
marcheurs de la marine américaine. Une sourde colère courait parmi
l'équipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d'ailleurs, dédaignait
de leur répondre. Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre
sa barbiche, il la mordait.
L'ingénieur fut encore une fois appelé.
« Vous avez atteint votre maximum de pression? lui demanda le com-
mandant.
—Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.
—Et vos soupapes sont chargées?
—A six atmosphères et demie.
— Chargez-les à dix atmosphères. »
Voilà un ordre américain s'il en fut. On n'eût pas mieux fait sur le Mis-
sissipi pour distancer « une concurrence » !
« Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se trouvait près de moi, sais-
tu bien que nous allons probablement sauter?
—Comme il plaira à monsieur ! » répondit Conseil.
Eh bien ! je l'avouerai, cette chance, il ne me déplaisait pas de la risquer.
Les soupapes furent chargées. Le charbon s'engouffra dans les four-
neaux. Les ventilateurs envoyèrent des torrents d'air sur les brasiers. La
rapidité de l'Abraham-Lincolns'accrut. Ses mâts tremblaientjusque dans
leurs emplantures, et les tourbillons de fumée pouvaient à peine trouver
passage par les cheminéestrop étroites.
On jeta le loch une seconde fois.
« Eh bien ! timonnier ? demanda le commandant Farragut.
—Dix neuf milles trois dixièmes, monsieur.
—Forcez les feux. »
L'ingénieur obéit. Le manomètre marqua dix atmosphères. Mais le cé-
tacé « chauffa » lui aussi, sans doute, car, sans se gêner, il fila ses dix-
neuf milles et trois dixièmes.
Quelle poursuite ! Non, je ne puis décrire l'émotion qui faisait vibrer
tout mon être. Ned Land se tenait à son poste, le harpon à la main. Plu-
sieurs fois, l'animal se laissa approcher.
« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » s'écriait le Canadien.
Puis, au moment où il se disposait à frapper, le cétacé se dérobait avec
une rapidité que je ne puis estimer à moins de trente milles à l'heure. Et
même, pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer
la frégate en en faisant le tour ! Un cri de fureur s'échappa de toutes les
poitrines !
A midi, nous n'étions pas plus avancés qu'à huit heures du matin.
Le commandant Farragut se décida alors à employer des moyens
plus directs.
« Ah ! dit-il, cet animal-là va plus vite que l'Abraham-Lincoln! Eh bien!
nous allons voir s'il distancera ses boulets coniques. Maître, des hommes à
la pièce de l'avant. »
Le canon de gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Le
coup
par-
tit, mais le boulet passa à quelques pieds au-dessus du cétacé, qui se tenait
à un demi-mille.
« A un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars à qui
percera cette infernale bête ! »
Un vieux canonnier à barbe grise, que je vois encore, l'oeil calme,
— —
la physionomie froide, s'approcha de sa pièce, la mit en position et visa
longtemps. Une forte détonation éclata, à laquelle se mêlèrent les hur-
rahs de l'équipage.
Le boulet atteignit son but, il frappa l'animal, mais
non pas normale-
ment, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre à deux milles en
mer.
« Ah çà ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là est donc blindé
avec des plaques de six pouces !
Malédiction ! » s'écria le commandant Farragut.
La chasse recommença, et le commandant Farragut,
se penchant vers
moi, me dit :
« Je poursuivrai l'animal jusqu'à ce que ma frégate éclate !
Oui, répondis-je, et vous aurez raison !
»
On pouvait espérer que lanimal s'épuiserait, et qu'il
ne serait pas indif¬
férent à la fatigue comme une machine à vapeur. Mais il n'en fut rien.
Les heures s'écoulèrent, sans qu'il donnât aucun signe d'épuisement.
Cependant, il faut dire à la louange de l'Abraham-Lincoln qu'il lutta
avec une infatigable tenacité. Je n'estime pas à moins de cinq cents kilomè-
tres la distance qu'il parcourut pendant cette malencontreuse journée du
6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux océan.
En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, et que nous
ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.
A dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électrique réapparut, à
trois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussiintense que pendant la
nuit dernière.
Le narwal semblait immobile. Peut-être, fatigué de sa journée, dormait-
il, se laissant aller à l'ondulation des lames? Il y avait là une chance dont
le commandant Farragut résolut de profiter.
Il donna ses ordres. L'Abraham-Lincoln fut tenu sous petite vapeur, et
savança prudemmentpour ne pas éveiller son adversaire. Il n'est pas rare
de rencontrer en plein océan des baleines profondément endormies
que l'on
attaque alors avec succès, et Ned Land en avait harponné plus d'une pen-
dant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les
sous-
barbes du beaupré.
La frégate sapprocha sans bruit, stoppa à deux encablures de l'animal,
et courut sur son erre. On ne respirait plus à bord. Un silence profond ré¬
gnait sur le pont. Nous n'étions pas à cent pieds du foyer ardent, dont
l'éclat grandissait et éblouissait nos yeux.
En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d'avant, je voyais au-
dessous de moi Ned Land, accroché d'une main à la martingale, de lautre
brandissant son terrible harpon. Vingt pieds à peine le séparaient de l'ani-
mal immobile.
Tout d'un coup, son bras se détendit violemment, et le harpon fut lancé.
J'entendis le choc sonore de l'arme, qui semblait avoir heurté un corps
dur.
La clarté électrique s'éteignit soudain, et deux énormes trombes deau
s'abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un torrent de lavant
à l'arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.
Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse, sans avoir
le temps de me retenir, je fus précipité à la mer.

CHAPITRE VII

UNE BALEINE D'ESPÈCE INCONNUE.

Bien que j'eusse été surpris par cette chute inattendue, je n'en conser-
vai pas moins une impression très-nette de mes sensations.
Je fus d'abord entraîné à une profondeur de vingt pieds environ. Je
suis bon nageur, sans prétendre égaler Byron et Edgard Poe, qui sont
des maîtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tête. Deux vigoureux
coups de talons me ramenèrent à la surface de la mer.
Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L'équipage
s'était-il aperçu de ma disparition ? L'Abraham-Lincoln avait-il viré de
bord? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation à la mer ?
Devais-je espérer d'être sauvé?
Les ténèbres étaient profondes. J'entrevis une masse noire qui dispa-
raissait vers l'est, et dont les feux de position s'éteignirent dans l'éloigne-
ment. C'était la frégate. Je me sentis perdu.
« A moi ! à moi! » criai-je, en nageant vers l'Abraham-Lincoln d'un
bras désespéré.
Mes vêtements m'embarrassaient. L'eau les collait à mon corps, ils
paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !...
« A moi ! »
Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s'emplit d'eau. Je me débat-
tis, entraîné dans l'abîme...
Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis
violemment ramené à la surface de la mer, et j'entendis, oui, j'entendis
ces paroles prononcées à mon oreille :
« Si monsieur veut avoir l'extrême obligeance de s'appuyer sur mon
épaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise. »
Je saisis d'une main le bras de mon fidèle Conseil.
« Toi ! dis-je, toi !
— Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.
—Et ce choc t'a précipité en même temps que moi à la mer?
—Nullement. Mais étant au service de monsieur, j'ai suivi monsieur ! »
Le digne garçon trouvait cela tout naturel !
« Et la frégate? demandai-je.
—La frégate ! répondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que
monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle !
— Tu dis ?
Je dis quau moment où je me précipitai à la mer, j'entendis les
hommes de barre s'écrier : « L'hélice et le gouvernail sont brisés...
— Brisés ?
Oui ! brisés par la dent du monstre. C'est la seule avarie, je
pense,
que l'Abraham-Lincoln ait éprouvée. Mais, circonstance fâcheuse pour
nous, il ne gouverne plus.
—Alors, nous sommes perdus !
Peut-être, répondit tranquillement Conseil. Cependant,
nous avons
encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on fait bien
des choses ! »
Limperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plus vi-
goureusement ; mais, gêné par mes vêtements qui me serraient comme
une chappe de plomb, j'éprouvais une extrême difficulté à me soutenir.
Conseil s'en aperçut.
« Que monsieur me permette de lui faire une incision, » dit-il.
Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut
en
bas d'un coup rapide. Puis, il m'en débarrassa lestement, tandis
que je
nageais pour tous deux.
A mon tour, je rendis le même service à Conseil, et
nous continuâmes
de « naviguer » l'un près de l'autre.
Cependant, la situation n'en était
pas moins terrible. Peut-être notre
disparition n'avait-elle pas été remarquée, et l'eût-elle été, la frégate
ne
pouvait revenir sous le vent à nous, étant démontée de son gouvernail. Il
ne fallait donc compter que sur ses embarcations.
Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fit son plan en con-
séquence. Etonnante nature ! ce phlegmatique garçon était là comme chez
lui!
Il fut donc décidé que notre seule chance de salut étant d'être recueil-
lis par les embarcations de l'Abraham-Lincoln, nous devions nous orga-
niser de manière à les attendre le plus longtemps possible. Je résolus alors
de diviser nos forces afin de ne pas les épuiser simultanément, et voici ce
qui fut convenu : Pendant que l'un de nous, étendu sur le dos, se tiendrait
immobile, les bras croisés, les jambes allongées, l'autre nagerait et le
pousserait en avant. Ce rôle de remorqueur ne devait pas durer plus de dix
minutes, et, nous relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quel-
ques heures, et peut-être jusqu'au lever du jour.
Faible chance ! mais l'espoir est si fortement enraciné au coeur de
l'homme ! Puis, nous étions deux. Enfin, je l'affirme, — bien que cela pa-
raisse improbable, — si je cherchais à détruire en moi toute illusion, si
je voulais « désespérer, » je ne le pouvais pas !
La collision de la frégate et du cétacé s'était produite vers onze heures
du soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu'au lever
du soleil. Opération rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer,
assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du regard
ces épaisses ténèbres que rompait seule la phosphorescence provoquée par
nos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur
ma main et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eût
dit que nous étions plongés dans un bain de mercure.
Vers une heure du matin, je fus pris d'une extrême fatigue. Mes mem-
bres se raidirent sous l'étreinte de crampes violentes. Conseil dut me sou-
tenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J'entendis bien-
tôt haleter le pauvre garçon ; sa respiration devint courte et pressée. Je
compris qu'il ne pouvait résister longtemps.
« Laisse-moi ! laisse-moi! lui dis-je.
Abandonner monsieur! jamais ! répondit-il. Je compte bien me

noyer avant lui ! »
En ce moment, la lune apparut à travers les franges d'un gros nuage
que le vent entraînait dans l'est. La surface de la mer étincela sous ses
rayons. Cette bienfaisante lumière ranima nos forces. Ma tête se redressa.
Mes regards se portèrent à tous les points de l'horizon. J'aperçus la fré-
gate. Elle était à cinq milles de nous, et ne formait plus qu'une masse
sombre, à peine appréciable. Mais d'embarcations, point!
Je voulus crier. A quoi bon, à pareille distance ! Mes lèvres gonflées ne
laissèrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et je
l'entendis répéter à plusieurs reprises :
« A nous ! à nous ! »
Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutâmes. Et, fût-ce un
de ces bourdonnements dont le sang oppressé emplit l'oreille, mais il me
sembla qu'un cri répondait au cri de Conseil.
« As-tu entendu ? murmurai-je.
—Oui ! oui ! »
Et Conseil jeta dans l'espace un nouvel appel désespéré.
Cette fois, pas d'erreur possible ! Une voix humaine répondait à la
nôtre ! Etait-ce la voix de quelque infortuné, abandonné au milieu de
l'Océan, quelque autre victime du choc éprouvé par le navire? Ou plutôt
une embarcation de la frégate ne nous hélait-elle pas dans l'ombre ?
Conseil fit un suprême effort, et, s'appuyant sur mon épaule, tandis que
je résistais dans une dernière convulsion, il se dressa à demi hors de
l'eau et retomba épuisé.
« Qu'as-tu vu?
— J'ai vu... murmura-t-il, j'ai vu... mais ne parlons pas... gardons
toutes nos forces !... »
Qu'avait-il vu? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée du monstre me
vint pour la première fois à l'esprit !... Mais cette voix cependant ?... Les
temps ne sont plus où les Jonas se réfugient dans le ventre des baleines !
Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tête, re-
gardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel répondait
une voix de plus en plus rapprochée. Je l'entendais à peine. Mes forces
étaient à bout ; mes doigts s'écartaient ; ma main ne me fournissait plus un
point d'appui ; ma bouche, convulsivement ouverte, s'emplissait d'eau
salée ; le froid m'envahissait. Je relevai la tête une dernière fois, puis, je
m'abîmai...
En cet instant, un corps dur me heurta. Je m'y cramponnai. Puis, je
sentis qu'on me retirait, qu'on me ramenait à la surface de l'eau, que ma
poitrine se dégonflait, et je m'évanouis...
Il est certain que je revins promptementà moi, grâce à de vigoureuses
frictions qui me sillonnèrent le corps. J'entr'ouvris les yeux...
« Conseil ! murmurai-je.
—Monsieur m'a sonné? » répondit Conseil.
En ce moment, aux dernières clartés de la lune qui s'abaissait vers
l'horizon, j'aperçus une figure qui n'était pas celle de Conseil, et que je
reconnus aussitôt.
« Ned ! m'écriai-je.
— En
personne, monsieur, et qui court après sa prime ! répondit le Ca-
nadien.
— Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate ?

— Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j'ai


pu
prendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant.
— Un îlot ?

— Ou,
pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.
— Expliquez-vous, Ned.

— Seulement, j'ai bientôt


compris pourquoi mon harpon n'avait pu
l'entamer et s'était émoussé sur sa peau..
— Pourquoi, Ned, pourquoi?

— C'est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle


d'acier ! »
Il faut ici que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs,
que je contrôle moi-même mes assertions.
Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revirement subit
dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l'être ou de l'ob-
jet à demi immergé qui nous servait de refuge. Je l'éprouvai du pied. C'é-
tait évidemment un corps dur, impénétrable, et non pas cette substance
molle qui forme la masse des grands mammifères marins.
Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celle
des animaux antédiluviens, et j'en serais quitte pour classer le monstre
parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators.
Eh bien ! non! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli,
non
imbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable
que
cela fût, il semblait que, dis-je, il était fait de plaques boulonnées.
Le doute n'était pas possible ! L'animal, le monstre, le phénomène
na-
turel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et four-
voyé l'imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien le
re-
conaitre, c était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène de
main d'homme.
La découverte de lexistence de lêtre le plus fabuleux, le plus mytholo-
gique, neût pas, au même degré, surpris ma raison. Que qui est
ce pro-
digieux vienne du Créateur, cest tout simple. Mais trouver tout à
coup,
sous ses yeux, limpossible mystérieusement et humainement réalisé, c'é-
tait à confondre l'esprit !
Il ny avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus
sur le dos
dune sorte de bateau sous-marin, qui présentait, autant
que j'en pouvais
juger, la forme d'un immense poisson d'acier. L'opinion de Ned Land
était faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y
ranger.
« Mais alors,
dis-je, cet appareil renferme en lui un mécanisme de loco-
motion et un équipage pour le manoeuvrer ?
—Evidemment, répondit le harponneur, et néanmoins, depuis trois
heures que j'habite cette île flottante, elle n'a pas donné signe de vie.
—Ce bateau n'a pas marché ?
—Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gré des lames, mais
il ne bouge pas.
—Nous savons, à n'en pas douter, cependant, qu'il est doué d'une
grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse
et un mécanicien pour conduire cette machine, j'en conclus... que nous
sommes sauvés.
Hum ! » fit Ned Land d'un ton réservé.

En ce moment, et comme pour donner raison à mon argumentation, un
bouillonnement se fit à l'arrière de cet étrange appareil, dont le pro-
pulseur était évidemment une hélice, et il se mit en mouvement. Nous
n'eûmes que le temps de nous accrocher à sa partie supérieure qui émer-
geait de quatre-vingts centimètres environ. Très-heureusement sa vitesse
n'était pas excessive.
« Tant qu'il navigue
horizontalement, murmura Ned Land,je n'ai rien
à dire. Mais s'il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deux
dollars de ma peau ! »
Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent de
communiquer avec les êtres quelconques renfermés dans les flancs de cette
machine. Je cherchai à sa surface une ouverture, un panneau, « un trou
d'homme, » pour employer l'expression technique ; mais les lignes de
boulons, solidement rabattues sur la jointure des tôles, étaient nettes et
uniformes.
D'ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscurité pro-
fonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de pénétrer à l'in-
térieur de ce bateau sous-marin.
Ainsi donc, notre salut dépendaituniquement du caprice des mystérieux
timonniers qui dirigeaient cet appareil, et, s'ils plongeaient, nous étions
perdus ! Ce de la possibilité d'entrer en rela-
cas excepté, je ne doutais pas
tions avec eux. Et, en effet, s'ils ne faisaient pas eux-mêmes leur air, il
fallait nécessairement qu'ils revinssent de temps en temps à la surface de
l'Océan pour renouveler leur provision de molécules respirables. Donc,
nécessité d'une ouverture qui mettait l'intérieur du bateau en communica-
tion avec l'atmosphère.
Quant à l'espoir d'être sauvé par le commandant Farragut, il fallait y
renoncer complétement. Nous étions entraînés vers l'ouest, et j'estimai que
notre vitesse, relativement modérée, atteignait douze milles à l'heure.
L'hélice battait les flots avec une régularité mathématique, émergeant
quelquefois et faisant jaillir l'eau phosphorescente à une grande hauteur.
Vers quatre heures du matin, la rapidité de l'appareil s'accrut. Nous
résistions dificilement à ce vertigineux entraînement, lorsque les lames
nous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main
un large organeau fixé à la partie supérieure du dos de tôle, et nous par-
vînmes à nous y accrocher solidement.
Enfin cette longue nuit s'écoula. Mon souvenir incomplet ne permet pas
d'en retracer toutes les impressions. Un seul détail me revient à l'esprit.
Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plu-
sieurs fois des sons vagues, une sorte d'harmonie fugitive produite par des
accords lointains. Quel était donc le mystère de cette navigation sous-ma-
rine dont le monde entier cherchait vainement l'explication ? Quels êtres
vivaient dans cet étrange bateau? Quel agent mécanique lui permettait de
se déplacer avec une si prodigieuse vitesse?
Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles
ne
tardèrent pas à se déchirer. J'allais procéder à un
examen attentif de la
coque qui formait à sa partie supérieure une sorte de plate-forme horizon-
tale, quand je la sentis s'enfoncer peu à
peu.
« Eh !mille diables! s'écria Ned Land, frappant du pied la tôle sonore,
ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! »
Mais il était difficile de se faire entendre au milieu des battements as-
sourdissants de l'hélice. Heureusement, le mouvement d'immersion s'ar-
rêta.
Soudain, un bruit de ferrures violemment poussées se produisit à l'inté-
rieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cri
bizarre et disparut aussitôt.
Quelques instants après, huit solides gaillards, le visage voilé, appa-
raissaient silencieusement, et nous entraînaient dans leur formidable
machine.

CHAPITRE VIII

MOBILIS IN MOBILE.

Cet enlèvement, si brutalement exécuté, s'était accompli avec la rapidité


de l'éclair. Mes compagnons et moi, nous n'avions pas eu le temps de nous
reconnaître. Je ne sais ce qu'ils éprouvèrent en se sentant introduits dans
cetteprison flottante ; mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaça
l'épiderme. A qui avions-nous affaire? Sans doute à quelques pirates
d'une nouvelle espèce qui exploitaient la mer à leur façon.
A peine l'étroit panneaufut-il refermé sur moi, qu'une obscurité profonde
m'enveloppa. Mes yeux, imprégnés de la lumière extérieure, ne purent
rien percevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux échelons d'une
échellede fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient.
Au bas de l'échelle, une porte s'ouvrit et se referma immédiatement sur
nous avecun retentissement sonore.
Nous étions seuls. Où? je ne pouvais le dire, à peine l'imaginer. Tout
était noir, mais d'un noir si absolu, qu'après quelques minutes, mes yeux
n'avaient encorepu saisir une de ces lueurs indéterminées qui flottent dans
les plus profondes nuits.
Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder, donnait un
libre cours à son indignation.
« Mille diables ! s'écriait-il, voilà des gens qui en remontreraient aux
Calédoniens pour l'hospitalité ! Il ne leur manque plus que d'être anthropo-
phages ! Je n'en serais pas surpris, mais je déclare que l'on ne me man-
gera pas sans que je proteste !
— Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, répondit tranquillement Con-
seil. Ne vous emportez pas avant l'heure. Nous ne sommes pas encore dans
la rotissoire !
—Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, à coup
sûr ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon « bowie-kniff 1 ne m'a
» pas
quitté, et j'y vois toujours assez clair pour m'en servir. Le premier de ces
bandits qui met la main sur moi...
Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et
ne nous com-
promettez point par d'inutiles violences. Qui sait si on ne nous écoute
pas !
Tâchons plutôt de savoir où nous sommes !
»
Je marchai en tâtonnant. Âpres cinq pas, je rencontrai
une muraille de
fer, faite de tôles boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai
une
table de bois, près de laquelle étaient rangés plusieurs escabeaux. Le plan-
cher de cette prison se dissimulait sous une épaisse natte de phormium qui
assourdissait le bruit des pas. Les murs nus ne révélaient
aucune trace de
porte ni de fenêtre. Conseil, faisant un tour en sens inverse,
me rejoignit,
et nous revînmes au milieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de
long sur dix pieds de large. Quant à sa hauteur, Ned Land, malgré
sa
grande taille, ne put la mesurer.
Une demi-heure s était déjà écoulée
sans que la situation se fût modifiée,
quand, dune extrême obscurité, nos yeux passèrent subitement à la plus
violente lumière. Notre prison s'éclaira soudain, c'est-à-dire qu'elle
s'emplit d'une matière lumineuse tellement vive
que je ne pus d'abord
en supporter léclat. A sa blancheur, à son intensité, je reconnus cet éclai-
rage électrique, qui produisait autour du bateau sous-marin comme un
magnifique phénomène de phosphorescence. Après avoir involontaire-
ment fermé les yeux, je les rouvris, et je vis
que l'agent lumineux s'é-
chappait d'un demi-globe dépoli qui s'arrondissait à la partie supérieure
de la cabine.
« Enfin ! on y voit clair! s'écria Ned Land, qui, son couteau à la main,
se tenait sur la défensive.
—Oui, répondis-je, risquant l'antithèse, mais la situation n'en
est pas
moins obscure.
—Que monsieur prenne patience, dit l'impassible Conseil.
»
Le soudain éclairage de la cabine m'avait permis
d'en examiner les
moindres détails. Elle ne contenait
que la table et les cinq escabeaux. La
porte invisible devait être hermétiquement fermée. Aucun
bruit n'arrivait
à notre oreille. Tout semblait mort à l'intérieur de bateau.
ce Marchait-il,

1. Couteau à large lame qu'un Américain


porte toujours sur lui.
se maintenait-il à la surface de l'Océan, s'enfonçait-il dans ses profondeurs?
Je ne pouvais le deviner.
Cependant, le globe lumineux ne s'était pas allumé sans raison. J'espé-
rais donc que les hommes de l'équipage ne tarderaient pas à se montrer.
Quand on veut oublier les gens, on n'éclaire pas les oubliettes.
Je ne me trompais pas. Un bruit de verroux se fit entendre, la porte
s'ouvrit, deux hommes parurent.
L'un était de petite taille, vigoureusement musclé, large d'épaules,
robuste de membres, la tète forte, la chevelure abondante et noire, la mous-
tache épaisse, le regard vif et pénétrant, et toute sa personne empreinte
de cette vivacité méridionale qui caractérise en France les populations
provençales. Diderot a très-justement prétendu que le geste de l'homme
est métaphorique, et ce petit homme en était certainement la preuve vi-
vante. On sentait que dans son langage habituel, il devait prodiguer les
prosopopées, les métonymies et les hypallages. Ce que, d'ailleurs, je ne
fus jamais à même de vérifier, car il employa toujours devant moi un
idiome singulier et absolument incompréhensible.
Le second inconnu mérite une description plus détaillée. Un disciple
de Gratiolet ou d'Engel eût lu sur sa physionomie à livre ouvert. Je re-
connus sans hésiter ses qualités dominantes, — la confiance en lui, car sa
tète se dégageait noblement sur l'arc formé par la ligne de ses épaules, et
ses yeux noirs regardaient avec une froide assurance ; — le calme, car sa
;
peau, pâle plutôt que colorée, annonçait la tranquillité du sang — l'éner-
gie, que démontraitla rapide contraction de ses muscles sourcilliers ; — le
courage enfin, car sa vaste respiration dénotait une grande expansion
vitale.
J'ajouterai que cet homme était fier, que son regard ferme et calme
semblait refléter de hautes pensées, et que de tout cet ensemble, de l'ho-
mogénéité des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivant
l'observation des physionomistes, résultait une indiscutable franchise.
Je me sentis « involontairement » rassuré en sa présence, et j'augurai
bien de notre entrevue.
Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n'aurais pu le
préciser. Sa taille était haute, son front large, son nez droit, sa bouche
nettement dessinée, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongées,
éminemment « psychiques, » pour employer un mot de la chirogno-
monie, c'est-à dire dignes de servir une âme haute et passionnée. Cet
homme formait certainement le plus admirable type que j'eusse jamais
rencontré. Détail particulier, ses yeux, un peu écartés l'un de l'autre,
pouvaient embrasser simultanément près d'un quart de l'horizon. Cette
faculté, — je l'ai vérifié plus tard, — se doublait d'une puissance de vi-
sion encore supérieure à celle de Ned Land. Lorsque cet inconnu fixait un
objet, la ligne de ses sourcils se fronçait, ses larges paupières se rappro-
chaient de manière à circonscrire la pupille des yeux et à rétrécir ainsi l'é-
tendue du champ visuel, et il regardait ! Quel regard ! comme il grossissait
les objets rapetissés par l'éloignement ! comme il vous pénétrait jusqu'à
l'âme ! comme il perçait ces nappes liquides, si opaques à nos yeux, et
comme il lisait au plus profond des mers !...
Les deux inconnus, coiffés de bérets faits d'une fourrure de loutre ma-
rine, et chaussés de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vê-
tements d'un tissu particulier, qui dégageaient la taille et laissaient une
grande liberté de mouvements.
Le plus grand des deux, — évidemment le chef du bord, — nous exa-
mina avec une extrême attention, sans prononcer une parole. Puis, se
retournant vers son compagnon, il s'entretint avec lui dans une langue
que je ne pus reconnaître. C'était un idiome sonore, harmonieux, flexi-
ble, dont les voyelles semblaient soumises à une accentuation très-va-
riée.
L'autre répondit par un hochement de tète, et ajouta deux ou trois mots
parfaitement incompréhensibles. Puis du regard il parut m'interroger
directement.
Je répondis, en bon français, que je n'entendais point son langage ;
mais il ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embar-
rassante.
« Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Ces mes-
sieurs en saisiront peut-être quelques mots ! »
Je recommençai le récit de nos aventures, articulant nettement toutes
mes syllabes, et sans omettre un seul détail. Je déclinai nos noms et qua-
lités ; puis, je présentai dans les formes le professeur Aronnax, son do-
mestique Conseil, et maître Ned Land, le harponneur.
L'homme aux yeux doux et calmes m'écouta tranquillement, poliment
même, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomie
n'indiqua qu'il eût compris mon histoire. Quand j'eus fini, il ne prononça
pas un seul mot.
Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-être se ferait-on en-
tendre dans cette langue qui est à peu près universelle. Je la connaissais,
ainsi que la langue allemande, d'une manière suffisante pour la lire cou-
ramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtout
se faire comprendre.
Allons, à votre tour, dis-je au harponneur. A vous, maître Land,
«
irez de votre sac le meilleur anglais qu'ait jamais parlé un anglo-saxon
et tâchez d'être plus heureux que moi. »
Ned ne se fit pas prier et recommença à peu
mon récit que je compris
près. Le fond fut le même, mais la forme différa. Le Canadien,
emporte
par son caractère, y mit beaucoup d'animation. Il se plaignit violemment
dêtre emprisonné au mépris du droit des gens, demanda vertu de
en quelle
loi on le retenait ainsi, invoqua l'habeas
corpus, menaça de poursuivre
ceux qui le séquestraient indûment, se démena, gesticula, cria, et finale-
ment, il fit comprendre par un geste expressif
que nous mourions de
faim.
Ce qui était parfaitement vrai, mais
nous l'avions à peu près oublié.
A sa grande stupéfaction, le harponneur
ne parut pas avoir été plus in-
telligible que moi. Nos visiteurs sourcillèrent
ne pas. Il était évident qu'ils
ne comprenaient ni la langue d'Arago ni celle de Faraday.
Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement
nos ressources philologi-
ques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil dit :
me
« Si monsieur m'y autorise, je raconterai la chose en allemand.
—Comment ! tu sais lallemand? m'écriai-je.
Comme un flamand, nen déplaise à monsieur.
—Cela me plaît, au contraire. Va,
mon garçon. »
Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta
pour la troisième fois les di-
verses péripéties de notre histoire. Mais, malgré les élégantes tournures
et la belle accentuation du narrateur, la langue allemande
n'eut aucun
succès.
Enfin, pousse à bout, je rassemblai tout
ce qui me restait de mes pre-
mières etudes, et j'entrepris de narrer nos aventures latin. Cicéron se
fût bouché les oreilles et m'eût renvoyé à la cuisine, en
mais cependant, je
parvins à men tirer. Même résultat négatif.
Cette dernière tentative définitivement avortée, les
deux inconnus échan-
gèrent quelques mots dans leur incompréhensible langage,
et se retirè-
rent, sans même nous avoir adressé
un de ces gestes rassurants qui ont
cours dans tous les pays du monde. La porte referma.
se
« C'est une infamie ! s'écria Ned Land,
qui éclata pour la vingtième
fois. Comment ! on leur parle français, anglais,
allemand, latin, à ces co-
quins-là, et il n'en est pas un qui ait la civilité de répondre
!
Calmez-vous, Ned, dis-je
au bouillant harponneur, la colère ne mè-
nerait à rien.
— Mais savez-vous, monsieur le
professeur, reprit notre irascible
compagnon, que l'on mourrait parfaitement de faim dans
cette cage de

Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenir long-
temps !
—Mes amis, dis-je, il ne faut pas se désespérer. Nous nous sommes
trouvés dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d'attendre
pour vous former une opinion sur le commandant et l'équipage de ce ba-
teau.
—Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins...
—Bon ! et de quel pays ?
—Du pays des coquins !
—Mon brave Ned, ce pays-là n'est pas encore suffisamment indiqué sur
la mappemonde, et j'avoue que la nationalité de ces deux inconnus est dif-
ficile à déterminer ! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilà tout
ce
que l'on peut affirmer. Cependant, je serais tenté d'admettre que ce com-
mandant et son second sont nés sous de basses latitudes. Il y a du méridio-
nal en eux. Mais sont-ils Espagnols, Turcs, Arabes ou Indiens, c'est ce
que leur type physique ne me permet pas de décider. Quant à leur lan-
gage, il est absolument incompréhensible.
—Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes les langues, répondit
Conseil, ou le désavantage de ne pas avoir une langue unique !
—Ce qui ne servirait à rien ! répondit Ned Land. Ne voyez-vous pas
que ces gens-là ont un langage à eux, un langage inventé pour désespérer
les braves gens qui demandent à dîner ! Mais, dans tous les pays de la
terre, ouvrir la bouche, remuer les mâchoires, happer des dents et des
lèvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut
pas dire à Québec comme aux Pomotou, à Paris comme aux antipodes :
J'ai faim ! donnez-moi à manger !...
—Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes !... »
Comme il disait ces mots, la porte s'ouvrit. Un stewart 1 entra. Il nous
apportait des vêtements, vestes et culottes de mer, faites d'une étoffe dont
je ne reconnus pas la nature. Je me hâtai de les revêtir, et mes compa-
gnons m'imitèrent.
Pendant ce temps, le stewart,
— muet, sourd peut-être, — avait dis-
posé la table et placé trois couverts.
« Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil, et cela s'annonce bien.
—Bah ! répondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous
qu'on mange ici? du foie de tortue, du filet de requin, du beefteak de
chien de mer !
—Nous verrons bien ! » dit Conseil.

1. Domestique à bord d'un steamer.


Les plats, recouverts de leur cloche d'argent, furent symétriquement
posés sur la nappe, et nous prîmes place à table. Décidément, nous
avions affaire à des gens civilisés, et sans la lumière électrique qui nous
inondait, je me serais cru dans la salle à manger de l'hôtel Adelphi, à Li-
verpool, ou du Grand-Hôtel, à Paris. Je dois dire toutefois que le pain et
le vin manquaient totalement. L'eau était fraîche et limpide, mais cétait
de l'eau, — ce qui ne fut pas du goût de Ned Land. Parmi les mets qui
nous furent servis, je reconnus divers poissons délicatement apprêtés ;
et
mais, sur certains plats, excellents d'ailleurs, je ne pus me prononcer,
je n'aurais même su dire à quel règne, végétal ou animal, leur contenu
appartenait. Quant au service de table, il était élégant et d'un goût
parfait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait
une lettre entourée d'une devise en exergue, et dont voici le fac-simile exact :

Mobile dans l'élément mobile ! Cette devise s'appliquait justement à cet


appareil sous-marin, à la condition de traduire la préposition in par dans
et non par sur. La lettre N formait sans doute l'initiale du nom de l'énig-
matique personnage qui commandait au fond des mers !
Ils dévoraient, et je
Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions.

d'inanition.
ne
me
tardai pas
paraissait

pas mangé
à les imiter.
évident

depuis
que

quinze
J'étais,
nos

heures.
d'ailleurs,
hôtes

Notre
ne
rassuré sur notre sort, et il
voulaient pas nous laisser mourir

Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même la faim de gens qui nont
appétit satisfait, le besoin de som-
l'intermi-
meil se fit impérieusement sentir. Réaction bien naturelle, après
nable nuit pendant laquelle nous avions lutté contre la mort.
« Ma foi, je
dormirais bien, dit Conseil.
répondit Ned Land.
— Et moi, je dors ! »
Mes deux compagnons s'étendirent sur le tapis de la cabine, et furent
bientôt plongés dans un profond sommeil.
Pour mon compte, je cédai moins facilement à ce violent besoin de dor-
mir. Trop de pensées s'accumulaient dans mon esprit, trop de questions
insolubles s'y pressaient, trop d'images tenaient mes paupières entr'ou-
vertes ! Où étions-nous ? Quelle étrange puissance nous emportait? Je sen-
tais, — ou plutôt je croyais sentir, — l'appareil s'enfoncer vers les couches
les plus reculées de la mer. De violents cauchemars mobsédaient. J'en-
trevoyais dans ces mystérieux asiles tout un monde danimaux inconnus,
dont ce bateau sous-marin semblait être le congénère, vivant, se mouvant,
formidable comme eux !... Puis, mon cerveau se calma, mon imagination
fondit une vague somnolence, et je tombai bientôt dans un morne
se en
sommeil.

CHAPITRE IX

LES COLÈRES DE NED LAND.

Quelle fut la durée de ce sommeil, je l'ignore ; mais il dut être long, car
il nous reposa complétement de nos fatigues. Je me réveillai le premier.

leur coin comme des masses inertes.,


Mes compagnons n'avaient pas encore bougé, et demeuraient étendus dans

A peine relevé de cette couche passablementdure, je sentis mon cerveau


dégagé, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de notre
cellule.
Rien n'était changé à ses dispositions intérieures. La prison était restée
prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitant
de
notre sommeil, avait desservi la table. Rien n'indiquait donc
une modifi-
cation prochaine dans cette situation, et je me demandai sérieusement si
nous étions destinés à vivre indéfiniment dans cette cage.
Cette perspective me sembla d'autant plus pénible que, si mon
cerveau
était libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrine singuliè-
rement oppressée. Ma respiration se faisait difficilement. L'air lourd ne
suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fût vaste, il était
évident que nous avions consommé en grande partie l'oxygène qu'elle
contenait. En effet, chaque homme dépense, en une heure, l'oxygène
ren-
fermé dans cent litres d'air, et cet air, chargé alors d'une quantité
presque
égale d'acide carbonique, devient irrespirable.
Il était donc urgent de renouveler l'atmosphère de notre prison, et,
sans
doute aussi, l'atmosphère du bateau sous-marin.
Là se posait une question à mon esprit. Comment procédait le
comman-
dant de cette demeure flottante? Obtenait-il de l'air par des
moyens chi-
miques, en dégageant par la chaleur l'oxygène contenu dans du chlorate
de potasse, et en absorbant l'acide carbonique
par la potasse caustique?
Dans ce cas, il devait avoir conservé quelques relations
avec les continents,
afin de se procurer les matières nécessaires à cette opération. Se bornait-il
seulement à emmagasiner l'air sous de hautes pressions dans des réser-
voirs, puis à le répandre suivant les besoins de
son équipage? Peut-être.
Ou, procédé plus commode, plus économique, et
par conséquent plus pro-
bable, se contentait-il de revenir respirer à la surface des
eaux, comme
un cétacé, et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d'at-
mosphère? Quoi qu'il en soit, et quelle
que fût la méthode, il me pa-
raissait prudent de l'employer sans retard.
En effet, j'étais déjà réduit à multiplier mes inspirations
pour extraire
de cette cellule le peu d'oxygène qu'elle renfermait, quand, soudain, je
fus rafraîchi par un courant d'air
pur et tout parfumé d'émanations sa-
lines. C'était bien la brise de mer, vivifiante et chargée d'iode ! J'ouvris
largement la bouche, et mes poumons se saturèrent de fraîches molécules.
En même temps, je sentis un balancement, roulis de médiocre ampli-
un
tude, mais parfaitement déterminable. Le bateau, le monstre de tôle
ve-
nait évidemment de remonter à la surface de l'Océan
pour y respirer à la
façon des baleines. Le mode de ventilation du navire était donc parfaite-
ment reconnu.
Lorsque jeus absorbé cet air pur à pleine poitrine, cherchai le
je con-
duit, « l'aérifère, » si l'on veut, qui laissait arriver jusqu'à
nous cette
bienfaisante effluve, et je ne tardai pas à le trouver. Au-dessus de la porte
s'ouvrait un trou d'aérage laissant passer une fraîche colonne d'air, qui
renouvelait ainsi l'atmosphère appauvrie de la cellule.
J'en étais là de mes observations, quand Ned et Conseil s'éveillèrent
presque en même temps, sous l'influence de cette aération revivifiante. Ils
se frottèrent les yeux, se détirèrent les bras et furent sur pied en un instant.
« Monsieur a bien dormi? me demanda Conseil avec sa
politesse quoti-
dienne.
—Fort bien, mon brave garçon, répondis-je. Et, vous, maître Ned
Land ?
—Profondément, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me
trompe, il me semble que je respire comme une brise de mer ? »
Un marin ne pouvait s'y méprendre, et je racontai au Canadien ce qui
s'était passé pendant son sommeil.
« Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous
entendions, lorsque le prétendu narwal se trouvait en vue de l'Abraham-
Lincoln.
— Parfaitement, maître Land, c'était sa respiration !

—Seulement, monsieur Aronnax, je n'ai aucune idée de l'heure qu'il


est, à moins que ce ne soit l'heure du dîner ?
— L'heure du dîner,
mon digne harponneur ? Dites, au moins, l'heure
du déjeuner, car nous sommes certainement au lendemain d'hier.
— Ce qui démontre, répondit Conseil,
que nous avons pris vingt-quatre
heures de sommeil.
— C'est mon avis, répondis-je.
—Je ne vous contredis point, répliqua Ned Land. Mais dîner ou dé-
jeuner, le stewart sera le bien venu, qu'il apporte l'un ou l'autre.
— L'un et l'autre, dit
Conseil.
—Juste, répondit le Canadien, nous avons droit à deux repas, et pour
mon compte, je ferai honneur à tous les deux.
—Eh bien ! Ned, attendons, répondis-je. Il est évident que ces incon-
nus n'ont pas l'intention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce
cas, le dîner d'hier soir n'aurait aucun sens.
—A moins qu'on ne nous engraisse ! riposta Ned.
—Je proteste, répondis-je. Nous ne sommes point tombés entre les
mains de cannibales !
—Une fois n'est pas coutume, répondit sérieusement le Canadien. Qui
sait si ces gens-là ne sont pas privés depuis longtemps de chair fraîche, et
dans ce cas, trois particuliers sains et bien constitués comme monsieur le
professeur, son domestique et moi...
— Chassez ces idées, maître Land, répondis-je au harponneur, et sur¬
tout, ne partez pas delà pour vous emporter contre nos hôtes, ce qui ne
pourrait qu'aggraver la situation.
—En tous cas, dit le harponneur, j'ai une faim de tous les diables, et
dîner ou déjeuner, le repas n'arrive guère !
Maître Land, répliquai-je, il faut se conformer au règlement du
bord, et je suppose que notre estomac avance sur la cloche du maître-coq.
Eh bien! on le mettra à l'heure, répondit tranquillementConseil.
Je vous reconnais là, ami Conseil, riposta l'impatient Canadien. Vous
usez peu votre bile et vos nerfs! Toujours calme! Vous seriez capable
de dire vos Grâces avant votre Bénédicité, et de mourir de faim plutôt
que de vous plaindre !
—A quoi cela servirait-il ? demanda Conseil.
Mais cela servirait à se plaindre ! C'est déjà quelque chose. Et si ces

pirates, — je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieur le
professeur qui défend de les appeler cannibales, — si ces pirates se figu-
rent qu'ils vont me garder dans cette cage où j'étouffe, sans apprendre de-
quels jurons j'assaisonne mes emportements, ils se trompent ! Voyons,
monsieur Aronnax, parlez franchement. Croyez-vous qu'ils nous tiennent
longtemps dans cette boîte de fer ?
—A dire vrai, je n'en sais pas plus long que vous, ami Land.
—Mais enfin, que supposez-vous ?
—Je suppose que le hasard nous a rendus maîtres d'un secret impor-
tant. Or, si l'équipage de ce bateau sous-marin a intérêt à le garder, et si
cet intérêt est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre exis-
tence très-compromise. Dans le cas contraire, à la première occasion, le
monstre qui nous a engloutis nous rendra au monde habité par nos sem-
blables.
—A moins qu'il ne nous enrôle parmi son équipage, dit Conseil, et
qu'il nous garde ainsi...
— Jusqu'au moment, répliqua Ned Land, où quelque frégate, plus ra-
pide ou plus adroite que l'Abraham-Lincoln,s'emparera de ce nid de for-
bans, et enverra son équipage et nous respirer une dernière fois au bout
de sa grand'vergue.
—Bien raisonné, maître Land, répliquai-je. Mais on ne nous a pas
encore fait, que je sache, de proposition à cet égard. Inutile donc de discu-
ter le parti que nous devrons prendre, le cas échéant. Je vous le répète, at-
tendons, prenons conseildes circonstances, et ne faisons rien, puisqu'il n'y
a rien à faire.
—Au contraire! monsieur le professeur, répondit le harponneur, qui
nen voulait pas démordre, il faut faire quelque chose.
—Eh quoi donc, maître Land ?
!

—Nous sauver.
—Se sauver d'une prison « terrestre » est souvent difficile, mais d'une
prison sous-marine, cela me parait absolument impraticable.
— Allons, ami Ned, demanda Conseil, que répondez-vous à l'objec-
tion de monsieur? Je ne puis croire qu'un Américain soit jamais à bout de
ressources ! »
Le harponneur, visiblement embarrassé, se taisait. Une fuite, dans les
conditions où le hasard nous avait jetés, était absolument impossible. Mais
un Canadien est à demi Français, et maître Ned Land le fit bien voir par
sa réponse.
« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il après quelques instants de ré-
flexion, vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent
s'échapper de leur prison?
—Non, mon ami.
— C'est bien simple, il faut qu'ils s'arrangent de manière à y rester.
— Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux être dedans que dessus ou
dessous !
—Mais après avoir jeté dehors geôliers, porte-clefs et gardiens, ajouta
Ned Land.
—Quoi, Ned ? vous songeriez sérieusement à vous emparer de ce bâti-
ment?
— Très-sérieusement, répondit le Canadien.
— C'est impossible.
—Pourquoi donc, monsieur? Il peut se présenter quelque chance favo-
rable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empêcher d'en profiter. S'ils
ne sont qu'une vingtaine d'hommes à bord de cette machine, ils ne feront
pas reculer deux Français et un Canadien, je suppose ! »
Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter.
Aussi, me contentai-je de répondre :
« Laissons venir les circonstances, maître Land, et nous verrons. Mais,
jusque-là, je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir que
par ruse, et ce n'est pas en vous emportant que vous ferez naître des
chances favorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la situation
sans trop de colère.
—Je vous le promets, monsieur le professeur, répondit Ned Land d'un
ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un
geste brutal ne me trahira, quand bien même le service de la table ne se
ferait pas avec toute la régularité désirable.
— J'ai votre parole, Ned, » répondis-je au Canadien.
Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit a réfléchir
J'avouerai pour mon compte, et malgré l'assurance du har-
à part soi. que,
je conservais aucune illusion. Je nadmettais pas ces chances
ponneur, ne
favorables dont Ned Land avait parlé. Pour être si sûrement manoeuvré,
le bateau sous-marin exigeait un nombreux
équipage, et conséquemment,
dans le cas d'une lutte, nous aurions affaire à trop forte partie. D'ailleurs,
il fallait, avant tout, être libres, et nous ne l'étions pas. Je ne voyais même
de fuir cette cellule de tôle si hermétiquement fermée. Et
aucun moyen
l'étrange commandant de ce bateau eût un secret à garder,
pour peu que
qui paraissait au moins probable, — il ne nous laisserait pas agir
— ce
librement à son bord. Maintenant, se débarrasserait-il de nous par la vio-
jetterait-il jour sur quelque coin de terre ? c'était là l'in-
lence, ou nous un
Toutes ces hypothèses me semblaient extrêmement plausibles, et il
connu.
fallait être un harponneur pour espérer de reconquérir sa liberté.
Je compris d'ailleurs que les idées de Ned Land saigrissaient avec les
réflexions qui s'emparaient de son cerveau. J'entendais peu à peu les ju-
gronder fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir me-
rons au
les
naçants. Il se levait, tournait comme une bête fauve en cage, frappait
du pied et du poing. D'ailleurs, le temps s'écoulait, la faim se faisait
murs
cruellement sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas. Et cétait
oublier trop longtemps notre position de naufragés, si l'on avait réellement
de bonnes intentions à notre égard.
Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robuste estomac, se.
montait de plus en plus, et, malgré sa parole, je craignais véritablement
explosion, lorsqu'il se trouverait en présence de l'un des hommes du
une
bord.
Pendant deux heures encore, la colère de Ned Land sexalta. Le Cana-
dien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tôle étaient sourdes.
Je n'entendais même aucun bruit à l'intérieur de ce bateau, qui semblait
mort. Il ne bougeait pas, car j'aurais évidemment senti les frémissements
de la coque sous l'impulsion de l'hélice. Plongé sans doute dans l'abîme
des eaux, il n'appartenait plus à la terre. Tout ce morne silence était ef-
frayant.
Quant à notre abandon, à notre isolement au fond de cette cellule, je
n'osais estimer ce qu'il pourrait durer. Les espérances que javais conçues
après notre entrevue avec le commandant du bord seffaçaient peu à peu.
La douceur du regard de cet homme, l'expression généreuse de sa physio-
nomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je
revoyais cet énigmatique personnage tel qu'il devait être, nécessairement
impitoyable, cruel. Je le sentais en-dehors de l'humanité, inaccessible à
tout sentiment de pitié, implacable ennemi de ses semblables auxquels
il avait dû vouer une impérissable haine l
Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser périr d'inanition, enfermés
dans cette prison étroite, livrés à ces horribles tentations auxquelles pousse
la faim farouche? Cette affreuse pensée prit dans mon esprit une intensité
terrible, et, l'imagination aidant, je me sentis envahir par une épouvante
insensée. Conseil restait calme, Ned Land rugissait.
En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement. Des pas réson-
nèrent sur la dalle de métal. Les serrures furent fouillées, la porte s'ouvrit,
le stewart parut.
Avant que j'eusse fait un mouvement pour l'en empêcher, le Canadien
s'était précipité sur ce malheureux ; il l'avait renversé ; il le tenait à la
gorge. Le stewart étouffait sous sa main puissante.
Conseil cherchait déjà à retirer des mains du harponneur sa victime à
demi suffoquée, et j'allaisjoindre mes efforts aux siens, quand, subitement,
je fus cloué à ma place par ces mots prononcés en français :
« Calmez-vous, maître Land, et vous, monsieur le professeur, veuillez
m'écouter ! »
CHAPITRE X

L'HOMME DES EAUX.

C'était le commandant du bord qui parlait ainsi.


À ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque étran-
glé, sortit en chancelant sur un signe de son maître ; mais tel était l'em-
pire du commandant à son bord, que pas un geste ne trahit le ressenti-
ment dont cet homme devait être animé contre le Canadien. Conseil,
intéressé malgré lui, moi stupéfait, nous attendions en silence le dénoue-
ment de cette scène.
Le commandant, appuyé sur l'angle de la table, les bras croisés, nous
observait avec une profonde attention. Hésitait-il à parler ? Regrettait-il
On pouvait le croire.
ces mots qu'il venait de prononcer en français?
Après quelques instants d'un silence qu'aucun de nous ne songea à in-
terrompre :
« Messieurs, dit-il
d'une voix calme et pénétrante, je parle également
le français, l'anglais, l'allemand et le latin. J'aurais donc pu vous ré-
pondre dès notre première entrevue, mais je voulais vous connaître d'a-
bord, réfléchir ensuite. Votre quadruple récit, absolument semblable au
fond, m'a affirmé l'identité de vos personnes. Je rais maintenant que le ha-
sard a mis en ma présence monsieur Pierre Aronnax, professeur d'histoire
naturelle ou Muséum de Paris, chargé d'une mission scientifique à l'étran-
canadienne, harpon-
ger, Conseil son domestique, et Ned Land, d'origine
neur à bord de la frégate l'Abraham-Lincoln, de la marine nationale des
Etats-Unis d'Amérique. »
Je m'inclinai d'un air d'assentiment. Ce n'était pas une question que me
posait le commandant. Donc, pas de réponse à faire. Cet homme s'expri-
mait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase était nette, ses
mots justes, sa facilité d'élocution remarquable. Et cependant, je ne « sen-
tais » pas en lui un compatriote.
Il reprit la conversation en ces termes :
«
Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que j'ai longtemps tardé à
je
vous rendre cette seconde visite. C'est que, votre identité reconnue, vou-
lais peser mûrement le parti à prendre envers vous. J'ai beaucoup hésité.
Les plus fâcheuses circonstancesvous ont mis en présence d'un homme qui
a rompu avec l'humanité. Vous êtes venu troubler mon existence...
— Involontairement, dis-je.
—Involontairement? répondit l'inconnu, en forçant un peu sa voix.
Est-ce involontairement que l'Abraham-Lincolnme chasse sur toutes les
mers ? Est-ce involontairement que vous avez pris passage à bord de cette
frégate ? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque
de mon navire? Est-ce involontairement que maître Ned Land m'a frappé
de son harpon ? »
Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, à ces récrimi-
nations j'avais une réponse toute naturelle à faire, et je la fis.
« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu
lieu à votre sujet en Amérique et en Europe. Vous ne savez pas que di-
vers accidents, provoqués par le choc de votre appareil sous-marin, ont
ému l'opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grâce des
hypothèses sans nombre par lesquelles on cherchait à expliquer l'inexpli-
cable phénomène dont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu'en vous
poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l'Abraham-Lincoln
croyait chasser quelque puissant monstre marin dont il fallait à tout prix
délivrer l'Océan. »
Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant, puis, d'un ton
plus calme :
« Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous affirmer que votre frégate
n'aurait pas poursuivi et canonné un bateau sous-marin aussi bien qu'un
monstre ? »
Cette question m'embarrassa, car certainementle commandant Farragut
n'eût pas hésité. Il eût cru de son devoir de détruire un appareil de ce
genre tout comme un narwal gigantesque.
« Vous comprenez donc, monsieur, reprit l'inconnu, que j'ai le droit de
vous traiter en ennemis. »
Je ne répondis rien, et pour cause. A quoi bon discuter une proposition
semblable, quand la force peut détruire les meilleurs arguments.
« J'ai longtemps hésité, reprit le commandant. Rien
ne m'obligeait à
vous donner l'hospitalité. Si je devais me séparer de vous, je n'avais aucun
intérêt à vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui
vous avait servi de refuge. Je m'enfonçais sous les mers, et j'oubliais que
vous aviez jamais existé. N'était-ce pas mon droit ?

C'était peut-être le droit d'un sauvage, répondis-je, ce n'était pas
celui d'un homme civilisé.
—Monsieur le professeur, répliqua vivement le commandant, je ne suis
pas ce que vous appelez un homme civilisé ! J'ai rompu avec la société
toute entière pour des raisons que moi seul j'ai le droit d'apprécier. Je
n'obéis donc point à ses règles, et je vous engage à ne jamais les invoquer
devant moi ! »
Ceci futdit nettement. Un éclair de colère et de dédainavait allumé les yeux
de l'inconnu, et dans la vie de cet homme, j'entrevis un passé formidable.
Non-seulementil s'était mis en-dehors des lois humaines, mais il s'était fait
indépendant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot, hors de toute
atteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisque, à leur
surface, il déjouait les efforts tentés contre lui ? Quel navire résisterait au
choc de son monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si épaisse qu'elle fût,
supporterait les coups de son éperon ? Nul, entre les hommes, ne pouvait
lui demander compte de ses oeuvres. Dieu, s'il y croyait, sa conscience, s'il
en avait une, étaient les seuls juges dont il put dépendre.
Ces réflexions traversèrentrapidement mon esprit, pendant que l'étrange
personnage se taisait, absorbé et comme retiré en lui-même. Je le considé-
rais avec un effroi mélangé d'intérêt, et sans doute, ainsi qu'OEdipe consi-
dérait le sphinx.
Après lin assez long silence, le commandant reprit la parole.
«
J'ai donc hésité, dit-il, mais j'ai pensé que mon intérêt pouvait s'ac-
corder avec cette pitié naturelle à laquelle tout être humain a droit. Vous
resterez à mon bord, puisque la fatalité vous y a jetés. Vous y serez libres,
et, en échange de cette liberté, toute relative d'ailleurs, je ne vous impo-
serai qu'une seule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira.
—Parlez, monsieur, répondis-je, je pense que cette condition est de
celles qu'un honnête homme peut accepter?
—Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains événements
imprévus m'obligent à vous consigner dans vos cabines pour quelques
heures ou quelques jours, suivant le cas. Désirant ne jamais employer la
violence, j'attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les au-
tres, une obéissance passive. En agissant ainsi, je couvre votre responsa-
bilité, je vous dégage entièrement, car c'est à moi de vous mettre dans
l'impossibilité de voir ce qui ne doit pas être vu. Acceptez-vous cette
condition ? »
Il se passait donc à bord des choses tout au moins singulières, et que ne
devaient point voir des gens qui ne s'étaient pas mis hors des lois sociales !
Entre les surprises que l'avenir me ménageait, celle-ci ne devait pas être
la moindre.
« Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je vous demanderai, mon-
sieur, la permission de vous adresser une question, une seule.
— Parlez, monsieur.
— Vous avez dit que nous serions libres à votre bord ?
— Entièrement.
— Je
vous demanderai donc ce que vous entendez par cette liberté.
— Mais la liberté d'aller, de venir, de voir, d'observer même tout
ce
qui se passe ici, — sauf en quelques circonstances rares, — la liberté enfin
dont nous jouissons nous-mêmes, mes compagnons et moi. »
Il était évident que nous ne nous entendions point.
« Pardon, monsieur, repris-je, mais cette liberté, ce n'est que celle que
tout prisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peut nous suffire.
— Il faudra, cependant, qu'elle
vous suffise !
— Quoi !
nous devons renoncer à jamais de revoir notre patrie, nos amis,
nos parents !
—Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre cet insupportable joug de
la terre, que les hommes croient être la liberté, n'est peut-être pas aussi
pénible que vous le pensez !
— Par exemple, s'écria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de

ne pas chercher à me sauver !


— Je
ne vous demande pas de parole, maître Land, répondit froidement
le commandant.
—Monsieur, répondis-je, emporté malgré moi, vous abusez de votre
situation envers nous ! C'est de la cruauté !
— Non, monsieur, c'est de la clémence ! Vous êtes mes prisonniers après

combat ! Je vous garde, quand je pourrais d'un mot vous replonger dans
les abîmes de l'Océan ! Vous m'avez attaqué ! Vous êtes venus surprendre
un secret que nul homme au monde ne doit pénétrer, le secret de toute
mon existence ! Et vous croyez que je vais vous renvoyer sur cette terre
qui ne doit plus me connaître ! Jamais ! En vous retenant, ce n'est pas vous
que je garde, c'est moi-même ! »
Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contre
lequel ne prévaudrait aucun argument.
« Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement à choi-
sir entre la vie ou la mort?
—Tout simplement.
— Mes amis, dis-je, à une question ainsi posée, il n'y a rien à répondre.
Mais aucune parole ne nous lie au maître de ce bord.

Aucune, monsieur, » répondit l'inconnu.
Puis, d'une voix plus douce, il reprit :
« Maintenant, permettez-moi d'achever ce que j'ai à vous dire. Je vous
connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n'aurez
peut-être pas tant à vous plaindre du hasard qui vous lie à mon sort. Vous
trouverez parmi les livres qui servent à mes études favorites cet ou-
vrage que vous avez publié sur les grands fonds de la mer. Je l'ai
souvent lu. Vous avez poussé votre oeuvre aussi loin que vous le permet-
tait la science terrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous n'avez pas
tout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous
ne regretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allez voyager
dans le pays des merveilles. L'étonnement, la stupéfaction seront proba-
blement l'état habituel de votre esprit. Vous ne vous blaserez pas faci-
lement sur le spectacle incessamment offert à vos yeux. Je vais revoir
dans un nouveau tour du monde sous-marin, — qui sait ? le dernier peut-
être, — tout ce que j'ai pu étudier au fond de ces mers tant de fois par-
courues, et vous serez mon compagnon d'études. A partir de ce jour,
vous entrez dans un nouvel élément, vous verrez ce que n'a vu encore
aucun homme, — car moi et les miens nous ne comptons plus, — et notre
planète, grâce à moi, va vous livrer ses derniers secrets. »
Je ne puis le nier; ces paroles du commandant firent sur moi un grand
effet. J'étais pris là par mon faible, et j'oubliai, pour un instant, que la
contemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la liberté perdue.
D'ailleurs, je comptais sur l'avenir pour trancher cette grave question.
Aussi, je me contentai de répondre :
« Monsieur, si vous avez brisé avec l'humanité, je veux croire que vous
n'avez pas renié tout sentiment humain. Nous sommes des naufragés cha-
ritablement recueillis à votre bord, nous ne l'oublierons pas. Quant à moi,
je ne méconnais pas que, si l'intérêt de la science pouvait absorber jus-
quau besoin de liberté, ce que me promet notre rencontre m'offrirait de
grandes compensations. »
Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller
notre traité. Il n'en fit rien. Je le regrettai pour lui.
« Une dernière question, dis-je,
au moment où cet être inexplicable sem-
blait vouloir se retirer.
— Parlez, monsieur le professeur.

— De quel nom dois-je vous appeler ?


Monsieur, répondit le commandant, je ne suis
pour vous que le capi-
taine Nemo, et vos compagnons et vous, n'êtes pour moi
que les passagers
du Nautilus. »
Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitainelui donna ses
ordres dans cette langue étrangère que je ne pouvais reconnaître. Puis, se
tournant vers le Canadien et Conseil :
« Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre
cet homme.
—Ça n'est pas de refus ! » répondit le harponneur.
Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule où ils étaient renfermés
depuis plus de trente heures.
« Et maintenant, monsieur Aronnax, notre
déjeuner est prêt. Permet-
tez-moi de vous précéder.
—A vos ordres, capitaine. »
Je suivis le capitaine Nemo, et dès que j'eus franchi la porte, je pris
une sorte de couloir électriquement éclairé, semblable aux coursives
d'un navire. Après un parcours d'une dizaine de mètres, une seconde
porte s'ouvrit devant moi.
J'entrai alors dans une salle à manger, ornée et meublée avec un goût
sévère. De hauts dressoirs de chêne, incrustés d'ornements d'ébène, s'éle-
vaient aux deux extrémités de cette salle, et sur leurs rayons à ligne ondu-
lée étincelaient des faïences, des porcelaines, des verreries d'un prix ines-
timable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait un
plafond lumineux, dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient
l'éclat.
Au centre de la salle était une table richement servie. Le capitaine
Nemo m'indiqua la place que je devais occuper.
« Asseyez-vous, me
dit-il, et mangez comme un homme qui doit mou-
rir de faim. »
Le déjeuner se composait d'un certain nombre de plats dont la
mer seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j'ignorais la
nature et la provenance. J'avouerai que c'était bon, mais avec un goût par-
ticulier auquel je m'habituai facilement. Ces divers aliments me paru-
rent riches en phosphore, et je pensai qu'ils devaient avoir une origine
marine.
Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il
devina mes pensées, et il répondit de lui-même aux questions que je brû-
lais de lui adresser.
« La plupart de ces mets vous sont
inconnus, me dit-il. Cependant, vous
pouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis long-
temps, j'ai renoncé aux aliments de la terre, et je ne m'en porte pas plus
mal. Mon équipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que
moi.
—Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer?
—Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mes besoins. Tan-
tôt, je mets mes filets à la traîne, et je les retire, prêts à se rompre. Tantôt,
je vais chasser au milieu de cet élément qui parait être inaccessible à
l'homme, et je force le gibier qui gîte dans mes forêts sous-marines. Mes
troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte
les immenses prairies de l'Océan. J'ai là une vaste propriété que j'exploite
moi-même et qui est toujours ensemencée par la main du Créateur de
toutes choses. »
Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, et je lui ré-
pondis :
« Je comprends parfaitement, monsieur,
que vos filets fournissent
d'excellents poissons à votre table ; je comprends moins que vous poursui-
viez le gibier aquatique dans vos forêts sous-marines ; mais je ne com-
prends plus du tout qu'une parcelle de viande, si petite qu'elle soit, figure
dans votre menu.
—Aussi, monsieur, me répondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais
usage de la chair des animaux terrestres.
—Ceci, cependant, repris-je, en désignant un plat où restaient en-
core quelques tranches de filet.
Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le
professeur, n'est
autre chose que du filet de tortue de mer. Voici également quelques foies
de dauphin que vous prendriez
pour un ragoût de porc. Mon cuisinier
est un habile préparateur, qui excelle à
conserver ces produits variés de
l'Océan. Goûtez à tous ces mets. Voici une conserve d'holoturies qu'un
Malais déclarerait sans rivale
au monde, voilà une crême dont le lait a
été fourni par la mamelle des cétacés, et le sucre par les grands fucus de
la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures
d'anémones qui valent celles des fruits les plus savoureux. »
Et je goûtais, plutôt en curieux qu'en gourmet, tandis que le capitaine
Nemo m'enchantait par ses invraisemblables récits.
« Mais cette mer,
monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourrice prodi-
gieuse, inépuisable, elle ne me nourrit pas seulement ; elle me vêtit en-
le byssus de certains
core. Ces étoffes qui vous couvrent sont tissues avec
coquillages; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancées de
couleurs violettes que j'extrais des aplysis de la Méditerranée. Les par-
fums que vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit
de la distillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux
zostère de l'Océan. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la
liqueur secrétée par la seiche ou l'encornet. Tout me vient maintenant de
la mer comme tout lui retournera un jour !
—Vous aimez la mer, capitaine.
—Oui! je l'aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes du
globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C'est l'immense désert où
l'homme n'est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n'est
que le véhicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n'est que
mouvement et amour ; c'est l'infini vivant, comme l'a dit un de vos poëtes.
Et en effet, monsieur le professeur, la nature s'y manifeste par ses trois
règnes, minéral, végétal, animal. Ce dernier y est largement représenté
par les quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulés,
par cinq classes des mollusques, par trois classes des vertébrés, les
mammifères, les reptiles et ces innombrables légions de poissons, ordre
infini d'animaux qui compte plus de treize mille espèces, dont un
dixième seulement appartient à l'eau douce. La mer est le vaste réservoir
de la nature. C'est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé,
et qui sait s'il ne finira pas par elle ! Là est la suprême tranquillité. La
mer n'appartient pas aux despotes. A sa surface, ils peuvent encore exercer
des droits iniques, s'y battre, s'y dévorer, y transporter toutes les horreurs
terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir
cesse, leur influence s'éteint, leur puissance disparaît! Ah ! monsieur,
vivez, vivez au sein des mers ! Là seulement est l'indépendance ! Là je ne
reconnais pas de maîtres ! Là je suis libre! »
Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui
débordait de lui. S'était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve habituelle ?
Avait-il trop parlé ? Pendant quelques instants, il se promena, très-agité.
Puis, ses nerfs se calmèrent, sa physionomiereprit sa froideur accoutumée,
et, se tournant vers moi :
Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le
«
Nautilus, je suis à vos ordres. »

CHAPITRE XI

LE NAUTILUS.

Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, ménagée


à l'arrière de la salle, s'ouvrit, et j'entrai dans une chambre de dimension
égale à celle que je venais de quitter.
C'était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir, incrus-
tés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de
livres uniformément reliés. Ils suivaient le contour de la salle et se termi-
naient à leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir
marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De légers pu-
pitres mobiles, en s'écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient
d'y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table,
couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux
déjà vieux. La lumière électrique inondait tout cet harmonieux ensemble,
et tombait de quatre globes dépolis à demi engagés dans les volutes du pla-
fond. Je regardais avec une admiration réelle cette salle si ingénieusement
aménagée, et je ne pouvais en croire mes yeux.
« Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s'étendre sur un
divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d'un palais des
continents, et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu'elle peut
vous suivre au plus profond des mers.
— Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le
pro-
fesseur? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous offre-
t-il un repos aussi complet ?
Non, monsieur, et je dois ajouter qu'il est bien pauvre auprès du
vôtre. Vous possédez là six ou sept mille volumes...
Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui
me ratta-
chent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où
mon Nautilus s'est
plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes
derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et
depuis lors, je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé, ni écrit. Ces
livres, monsieur le professeur, sont d'ailleurs à votre disposition, et vous
pourrez en user librement. «
Je remerciai le capitaine Nemo, et je m'approchai des rayons de la
bibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits en toute
langue, y abondaient, mais je ne vis pas un seul ouvrage d'économie po-
litique ; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. Détail curieux,
tous ces livres étaient indistinctement classés, en quelque langue qu'ils
fussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus devait
lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard.
Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d'oeuvre des maîtres anciens
et modernes, c'est-à-dire tout ce que l'humanité a produit de plus beau
dans l'histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu'à
Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu'à Michelet, depuis Rabelais jusqu'à
madame Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais de
cette bibliothèque; les livres de mécanique, de balistique,d'hydrographie,
de météorologie, de géographie, de géologie, etc., y tenaient une place non
moins importante que les ouvrages d'histoire naturelle, et je compris qu'ils
formaient la principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt,
tout l'Arago, les travaux de Foucault, d'Henry Sainte-Claire Deville, de
Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de
Berthelot, de l'abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury,
d'Agassis, etc., les mémoires de l'Académie des sciences, les bulletins des
diverses sociétés de géographie, etc., et, en bon rang, les deux volu-
mes qui m'avaient peut-être valu cet accueil relativement charitable du
capitaine Nemo. Parmi les oeuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé
les Fondateurs de l'Astronomie me donna même une date certaine ; et
comme je savais qu'il avait paru dans le courant de 1865, je pus en
conclure que l'installation du Nautilus ne remontait pas à une époque
postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo
avait commencé son existence sous-marine. J'espérai, d'ailleurs, que des
ouvrages plus récents encore me permettraient de fixer exactement cette
époque ; mais j'avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus
pas retarder davantage notre promenade à travers les merveilles du
Nautilus.
« Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d'avoir mis cette bi-
bliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et j'en profi-
terai.
— Cette salle n'est pas seulement une bibliothèque, dit le capitaine

Nemo, c'est aussi un fumoir.


— Un fumoir? m'écriai-je. On fume donc à bord?
— Sans doute.
— Alors, monsieur, je suis forcé de croire
que vous avez conservé des
relations avec la Havane.
— Aucune, répondit le capitaine. Acceptez
ce cigare, monsieur Aron-
nax, et, bien qu'il ne vienne pas de la Havane, vous en serez content, si
vous êtes connaisseur. »
Je pris le cigare qui m'était offert, et dont la forme rappelait celui du
londrès ; mais il semblait fabriqué avec des feuilles d'or. Je l'allumai à
un petit brasero que supportait un élégant pied de bronze, et j'aspirai ses
premières bouffées avec la volupté d'un amateur qui n'a pas fumé depuis
deux jours.
« C'est excellent, dis-je, mais ce n'est pas du tabac.
Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de la Havane ni de
l'Orient. C est une sorte dalgue, riche en nicotine, que la mer
me fournit,
non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londrès, monsieur ?

Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.
Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter lorigine de
ces cigares.
Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils n'en sont pas moins bons, j'ima-
gine.
— Au contraire.
»
A ce moment, le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face à celle
par laquelle j'étais entré dans la bibliothèque, et je passai dans un salon
immense et splendidement éclairé.
C'était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dix mètres, large
de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, décoré de légères arabes-
ques, distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entas-
sées dans ce musée. Car, c'était réellement un musée dans lequel
une main
intelligente et prodigue avait réuni tous les trésors de la nature et de
l'art, avec ce pêle-mêle artiste qui distingue un atelier de peintre.
Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres uniformes, séparés
par
d'étincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d'un
dessin sévère. Je vis là des toiles de la plus haute valeur, et
que, pour la
plupart, j'avais admirées dans les collections particulières de l'Europe et
aux expositions de peinture. Les diverses écoles des maîtres anciens
étaient représentées par une madone de Raphaël,
une vierge de Léonard
de Vinci, une nymphe du Corrège,
une femme du Titien, une adoration
de Véronèse, une assomption de Murillo,
un portrait d'Holbein, un moine
de Velasquez, un martyr de Ribeira,
une kermesse de Rubens, deux
paysages flamands de Teniers, trois petits tableaux de genre de Gérard
Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux toiles de Géricault et de Prudhon,
quelques marines de Backuysen et de Vernet. Parmi les oeuvres de
la peinture moderne, apparaissaientdes tableaux signés Delacroix, Ingres,
Decamp, Troyon, Meissonnier, Daubigny, etc., et quelques admirables
réductions de statues de marbre ou de bronze, d'après les plus beaux
modèles de l'antiquité, se dressaient sur leurs piédestaux dans les angles
de ce magnifique musée. Cet état de stupéfaction que m'avait prédit le
commandant du Nautilus commençait déjà à s'emparer de mon esprit.
« Monsieur le professeur, dit alors cet homme étrange, vous excuserez
le sans gêne avec lequel je vous reçois, et le désordre qui règne dans ce
salon.
— Monsieur, répondis-je, sans chercher à savoir qui vous êtes, m'est-il

permis de reconnaître en vous un artiste ?



Un amateur, tout au plus, monsieur. J'aimais autrefois à collectionner
ces belles oeuvres créées par la main de l'homme. J'étais un chercheur
avide, un fureteur infatigable, et j'ai pu réunir quelques objets d'un haut
prix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi.
À mes yeux, vos artistes modernes ne sont déjà plus que des anciens ; ils
ont deux ou trois mille ans d'existence, et je les confonds dans mon esprit.
Les maîtres n'ont pas d'âge.
— Et
ces musiciens? dis-je, en montrant des partitions de Weber, de
Rossini, de Mozart, de Beethoven, d'Haydn, de Meyerbeer, d'Herold,
de Wagner, d'Auber, de Gounod, et nombre d'autres, éparses sur un
piano-orgue de grand modèle qui occupait un des panneaux du salon.
— Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sont des contem-

porains d'Orphée, car les différences chronologiques s'effacent dans la mé-


moire des morts, — et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bien
mort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous terre ! »
Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverie pro-
fonde. Je le considérais avec une vive émotion, analysant en silence les
étrangetés de sa physionomie. Accoudé sur l'angle d'une précieuse table
de mosaïque, il ne me voyait plus, il oubliait ma présence.
Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue les cu-
riosités qui enrichissaient ce salon.
Auprès des oeuvres de l'art, les raretés naturelles tenaient une place
très-importante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles
et autres productions de l'Océan, qui devaient être les trouvailles person-
nelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d'eau, électri-
quement éclairé, retombait dans une vasque faite d'une seule tridacne.
Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques acéphales, me-
surait sur ses bords, délicatement festonnés, une circonférence de six
mètres environ ; elle dépassait donc en grandeur ces belles tridacnes qui
furent données à François Ier par la République de Venise, et dont l'église
Saint-Sulpice, à Paris, a fait deux bénitiers gigantesques.
Autour de cette vasque, sous d'élégantes vitrines fixées par des arma-
tures de cuivre, étaient classés et étiquetés les plus précieux produits de
la mer qui eussent jamais été livrés aux regards d'un naturaliste. On con-
çoit ma joie de professeur.
L'embranchement des zoophytes offrait de très-curieux spécimens de
ses deux groupes des polypes et des échinodermes. Dans le premier
groupe, des tubipores, des gorgones disposées en éventail, des éponges
douces de Syrie, des isis des Molluques, des pennatules, une virgulaire
admirable des mers de Norwége, des ombellulaires variées, des alcyon-
naires, toute une série de ces madrépores que mon maître Milne-Edwards
a si sagacement classés en sections, et parmi lesquels je remarquai d'ado-
rables flabellines, des oculines de l'île Bourbon, le « char de Neptune »
des Antilles, de superbes variétés de coraux, enfin toutes les espèces de
ces curieux polypiers dont l'assemblage forme des îles entières qui de-
viendront un jour des continents. Dans les échinodermes, remarquables
par leur enveloppe épineuse, les astéries, les étoiles de mer, les panta-
crines, les comatules, les astérophons, les oursins, les holoturies, etc.,
représentaient la collection complète des individus de ce groupe.
Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmé certainement devant
d'autres vitrines plus nombreuses où étaient classés les échantillons de
l'embranchement des mollusques. Je vis là une collection d'une valeur
inestimable, et que le temps me manquerait à décrire tout entière. Parmi
ces produits, je citerai, pour mémoire seulement, — l'élégant marteau
royal de l'Océan indien, dont les régulières taches blanches ressortaient vi-
vement sur un fond rouge et brun, — un spondyle impérial, aux vives
couleurs, tout hérissé d'épines, rare spécimen dans les muséums euro-
péens, et dont j'estimai la valeur à vingt mille francs, — un marteau com-
mun des mers de la Nouvelle-Hollande, qu'on se procure difficilement, —
des buccardes exotiques du Sénégal, fragiles coquilles blanches à doubles
valves, qu'un souffle eût dissipées comme une bulle de savon, plusieurs

variétés des arrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordés de replis
foliacés, et très-disputés par les amateurs, — toute une série de troques,
les uns jaunes-verdâtres, pêchés dans les mers d'Amérique, les autres
d'un brun-roux, amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du
golfe du Mexique, et remarquablesparleur coquille imbriquée, ceux-là, des
stellaires trouvés dans les mers australes, et enfin, le plus rare de tous, le
;
magnifique éperon de la Nouvelle-Zélande — puis, d'admirables tellines sul¬
furées, de précieuses espèces de cythérées et de Vénus, le cadran treillissé
des côtes de Tranquebar, le sabot marbré à nacre resplendissante, les per-
roquets verts des mers de Chine, le cône presque inconnu du genre Coeno-
dulli, toutes les variétés de porcelaines qui servent de monnaie dans l'Inde
et en Afrique, « la Gloire de la Mer », la plus précieuse coquille des Indes
orientales ; — enfin des littorines, des dauphinules, des turritelles, des jan-
thines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, des
pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des cérites,
des fuseaux, des strombes, des ptérocères, des patelles, des hyales, des
cléodores, coquillages délicats et fragiles, que la science baptisés de
a ses
noms les plus charmants.
A part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaient des chape-
lets de perles de la plus grande beauté, que la lumière électrique piquait
de pointes de feu, des perles roses, arrachées aux pinnes marines de la
mer Rouge, des perles vertes le l'haliotyde iris, des perles jaunes, bleues,
noires, curieux produits des divers mollusques de tous les océans et de
certaines moules des cours d'eau du Nord, enfin plusieurs échantillons
d'un prix inappréciable qui avaient été distillés par les pintadines les plus
rares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un oeuf de
pigeon ; elles valaient, et au delà, celle que le voyageur Tavernier ven-
dit trois millions au shah de Perse, et primaient cette autre perle de l'iman
de Mascate, que je croyais sans rivale au monde,
Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi dire,
impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pour acquérir
ces échantillons divers, et je me demandais à quelle source il puisait pour
satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu par
ces mots :
« Vous examinez mes coquilles, monsieur le
professeur. En effet, elles
peuvent intéresser un naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme de
plus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n'est pas une mer du
globe qui ait échappé à mes recherches.
— Je comprends,
capitaine, je comprends cette joie de se promener
au milieu de telles richesses. Vous êtes de ceux qui ont fait eux-mêmes leur
trésor. Aucun muséum de l'Europe ne possède une semblable collection des
produits de l'Océan. Mais si j'épuise mon admiration pour elle, que me
restera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne veux point pénétrer des se-
crets qui sont les vôtres ! Cependant, j'avoue que ce Nautilus, la force mo-
trice qu'il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manoeu-
vrer, l'agent si puissant qui l'anime, tout cela excite au plus haut point ma
curiosité. Je vois suspendus aux murs de ce salon des instruments dont la
destination m'est inconnue. Puis-je savoir ?...
— Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que

vous seriez libre à mon bord, et par conséquent,aucune partie du Nautilus


ne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en détail et je me ferai
un plaisir d'être votre cicérone.
— Je
ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n'abuserai pas
de votre complaisance. Je vous demanderai seulement à quel usage sont
destinés ces instruments de physique...
— Monsieur le professeur,
ces mêmes instruments se trouvent dans ma
chambre, et c'est là que j'aurai le plaisir de vous expliquer leur emploi.
Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est réservée. Il faut que
vous sachiez comment vous serez installé à bord du Nautilus. »
Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées à chaque
pan coupé du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me
conduisit vers l'avant, et là je trouvai, non pas une cabine, mais une
chambre élégante, avec lit, toilette et divers autres meubles.
Je ne pus que remercier mon hôte.
« Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il, en ouvrant une
porte, et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. »
J'entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sévère,
presque cénobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques
meubles de toilette. Le tout éclairé par un demi-jour. Rien de confor-
table. Le strict nécessaire, seulement.
Le capitaine Nemo me montra un siége.
« Veuillez vous asseoir, » me dit-il.
Je m'assis, et il prit la parole en ces termes :

CHAPITRE XII

TOUT PAR L'ÉLECTRICITÉ.

« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments


suspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exigés par la
navigation du Nautilus. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sous les
yeux, et ils m'indiquent ma situation et ma direction exacte au milieu de
l'Océan. Les uns vous sont connus, tels que le thermomètre qui donne
la température intérieure du Nautilus ; le baromètre, qui pèse le poids
de l'air et prédit les changements de temps; l'hygromètre, qui
marque
le degré de sécheresse de l'atmosphère ; le storm-glass, dont le mélange,
en se décomposant, annonce l'arrivée des tempêtes ; la boussole, qui di-
rige ma route ; le sextant, qui par la hauteur du soleil m'apprend ma lati-
tude; les chronomètres, qui me permettent de calculer ma longitude ; et
enfin des lunettes de jour et de nuit, qui me servent à scruter tous les
points de l'horizon, quand le Nautilus est remonté à la surface des flots.
Ce sont les instruments habituels au navigateur, répondis-je, et j'en
connais l'usage. Mais en voici d'autres qui répondent sans doute aux exi-
gences particulières du Nautilus. Ce cadran que j'aperçois et que par-
court une aiguille mobile, n'est-ce pas un manomètre?
— C'est
un manomètre, en effet. Mis en communication avec l'eau dont
il indique la pression extérieure, il me donne par là même la profondeur
à laquelle se maintient mon appareil.
— Et ces sondes d'une nouvelle espèce ?
— Ce sont des sondes thermométriques qui rapportent la
température
des diverses couches d'eau.
Et ces autres instruments dont je ne devine pas l'emploi ?
Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications,
dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m'écouter.
»
Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit
:
Il
« est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui se plie à tous
les usages et qui règne en maître à
mon bord. Tout se fait par lui. Il
m'éclaire, il m'échauffe, il est l'âme de mes appareils mécaniques. Cet
agent, c'est l'électricité.
L'électricité ! m'écriai-je assez surpris.


Oui, monsieur.
— Cependant, capitaine,
vous possédez une extrême rapidité de mouve-
ments qui s'accorde mal avec le pouvoir de l'électricité. Jusqu ici, sa puis-
sance dynamique est restée très-restreinte et n'a pu
produire que de petites
forces !
— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mon électricité

n'est pas celle de tout le monde, et c'est là tout ce que vous me permettrez
de vous en dire.
— Je n'insisterai
pas, monsieur, et je me contenterai d'être très étonné
d'un tel résultat. Une seule question, cependant, à laquelle vous ne répon-
drez pas si elle est indiscrète. Les éléments que vous employez pour pro-
duire ce merveilleux agent doivent s'user vite. Le zinc, par exemple, com-
ment le remplacez-vous, puisque vous n'avez plus aucune communication
avec la terre?
— Votre question
aura sa réponse, répondit le capitaine Nemo. Je vous
dirai, d'abord, qu'il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer,
d'argent, d'or, dont l'exploitation serait très-certainement praticable.
Mais je n'ai rien emprunté à ces métaux de la terre, et j'ai voulu ne de-
mander qu'à la mer elle-même les moyens de produire mon électricité.
— A le mer?
— Oui, monsieur le professeur, et les
moyens ne me manquaient pas.
J'aurais pu, en effet, en établissant un circuit entre des fils plongés à
différentes profondeurs, obtenir l'électricité par la diversité de tempéra-
tures qu'ils éprouvaient; mais j'ai préféré employer un système plus pra-
tique.
—Et lequel ?
—Vous connaissez la composition de l'eau de mer. Sur mille grammes
on trouve quatre-vingt-seize centièmes et demi d'eau, et deux cen-
tièmes deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis, en petite quantité,
des chlorures de magnésium et de potassium, du bromure de magnésium,
du sulfate de magnésie, du sulfate ex du carbonate de chaux. Vous voyez
donc que le chlorure de sodium s'y rencontre dans une proportion no-
table. Or, c'est ce sodium que j'extrais de l'eau de mer et dont je compose
mes éléments.
— Le sodium ?

— Oui, monsieur. Mélangé


avec le mercure, il forme un amalgame qui
tient lieu du zinc dans les éléments Bunzen. Le mercure ne s'use jamais.
Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-même. Je vous
dirai, en outre, que les piles au sodium doivent être considérées comme
les plus énergiques, et que leur force électro-motrice est double de celle
des piles au zinc.
— Je
comprends bien, capitaine, l'excellence du sodium dans les condi-
tions où vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il faut encore le
fabriquer, l'extraire en un mot. Et comment faites-vous ? Vos piles pour-
raient évidemment servir à cette extraction ; mais, si je ne me trompe, la
dépense du sodium nécessitée par les appareils électriques dépasserait la
buantité extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour le
produire plus que vous nen produiriez !
—Aussi, monsieur le professeur, je ne lextrais pas par la pile, et j'em-
ploie tout simplement la chaleur du charbon de terre.
—De terre? dis-je en insistant.
— Disons le charbon de
mer, si vous voulez, répondit le capitaine Nemo
— Et
vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille?
— Monsieur Aronnax,
vous me verrez à l'oeuvre. Je ne vous demande
qu'un peu de patience, puisque vous avez le temps d'être patient. Rappe-
lez-vous seulement ceci : Je dois tout à l'Océan ; il produit l'électricité,
et l'électricité donne au Nautîlus la chaleur, la lumière, le mouvement, la
vie en un mot.
— Mais
non pas l'air que vous respirez ?
— Oh ! je pourrais fabriquer l'air nécessaire à
ma consommation, mais
c'est inutile, puisque je remonte à la surface de la mer, quand il me plaît.
Cependant, si l'électricité ne me fournit pas l'air respirable, elle manoeuvre,
du moins, des pompes puissantes qui l'emmagasinent dans des réservoirs
spéciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps
que je le veux, mon séjour dans les couches profondes.
— Capitaine, répondis-je,
je me contente d'admirer. Vous avez évidem-
ment trouvé ce que les hommes trouveront sans doute un jour, la véri-
table puissance dynamique de l'électricité.
— Je
ne sais s'ils la trouveront, répondit froidement le capitaine Nemo.
Quoi, qu'il en soit, vous connaissez déjà la première application que j'ai
faite de ce précieux agent. C'est lui qui nous éclaire avec une égalité, une
continuité que n'a pas la lumière du soleil. Maintenant, regardez cette
horloge ; elle est électrique, et marche avec une régularité qui défie
celle des meilleurs chronomètres. Je lai divisée en vingt-quatre heures,
comme les horloges italiennes, car pour moi, il n'existe ni nuit, ni
jour,
ni soleil, ni lune, mais seulement cette lumière factice que jentraîne
jusqu'au fond des mers! Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin.
—Parfaitement.
—Autre application de l'électricité. Ce cadran, suspendu devant
nos
yeux, sert à indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil électrique le met
en
communication avec l'hélice du loch, et son aiguille m'indique la marche
réelle de l'appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec
une vitesse
modérée de quinze milles à l'heure.
— C'est merveilleux, répondis-je, et je vois bien, capitaine,
que vous
avez eu raison d'employer cet agent, qui est destiné à remplacer le vent
l'eau et la vapeur.
— Nous n'avons
pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en se
levant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l'arrière du Nautilus.
»
En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure de bateau
ce sous-
marin, dont voici la division exacte, en allant du centre à l'éperon la salle
:
à manger de cinq mètres, séparée de la bibliothèque
par une cloison
étanche, c'est-à-dire ne pouvant être pénétrée par l'eau, la bibliothèque

de cinq mètres, — le grand salon de dix mètres, séparé de la chambre
du capitaine par une seconde cloison étanche,
— ladite chambre du capi-
taine de cinq mètres, la mienne de deux mètres cinquante,
— — et enfin
un réservoir d'air de sept mètres cinquante, qui s'étendaitjusqu'à l'étrave.
Total, trente-cinq mètres de longueur. Les cloisons étanches étaientpercées
de portes qui se fermaient hermétiquement
au moyen d'obturateurs en
caoutchouc, et elle assuraient toute sécurité à bord du Nautilus,
au cas
où une voie d'eau se fût déclarée.
Je suivis le capitaine Nemo, à travers les coursives situées
en abord, et
jarrivai au centre du navire. Là, se trouvait une sorte de puits qui s'ou-
vrait entre deux cloisons étanches. Une échelle de fer, cramponnée à la
paroi, conduisait a son extrémité supérieure. Je demandai
au capitaine
à quel usage servait cette échelle.
« Elle aboutit au canot, répondit-il.

— Quoi ! vous avez un canot? répliquai-je, assez étonné.


—Sans doute. Une excellente embarcation, légère et insubmersible,
qui sert à la promenade et à la pêche.
Mais alors, quand vous voulez vous embarquer,
vous êtes forcé de
revenir à la surface de la mer?
Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la
coque du
Nautilus, et occupe une cavité disposée pour le recevoir. Il
est entière-
ment ponté, absolument étanche, et retenu par de solides boulons. Cette
échelle conduit à un trou d'homme percé dans la
coque du Nautilus, qui
correspond à un trou pareil percé dans le flanc du canot. C'est
par cette
double ouverture que je m'introduis dans l'embarcation. On referme l'une,
celle du Nautilus ; je referme l'autre, celle du canot, au moyen de vis de
pression ; je largue les boulons, et l'embarcation remonte avec une prodi-
gieuse rapidité à la surface de la mer. J'ouvre alors le panneau du pont,
soigneusement clos jusque-là, je mâte, je hisse ma voile ou je prends mes
avirons, et je me promène.
—Mais comment revenez-vous à bord?
—Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c'est le Nautilus qui revient.
—A vos ordres !
—A mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Je lance un télé-
gramme, et cela suffit.
—En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien n'est plus simple ! »
A près avoir dépassé la cage de l'escalier qui aboutissait à la plate-forme,
je vis une cabine longue de deux mètres, dans laquelle Conseil et Ned Land,
enchantés de leur repas, s'occupaient à le dévorer à belles dents. Puis, une
porte s'ouvrit sur la cuisine longue de trois mètres, située entre les vastes
cambuses du bord.
Là, l'électricité, plus énergique et plus obéissante que le gaz lui-même,
faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux, com-
muniquaient à des éponges de platine une chaleur qui se distribuait et se
maintenaitrégulièrement. Elle chauffait également des appareils distilla-
toires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable.
Auprès de cette cuisine s'ouvrait une salle de bains, confortablement dis-
posée, et dont les robinets fournissaient l'eau froide ou l'eau chaude, à
volonté.
A la cuisine succédait le poste de l'équipage, long de cinq mètres.
Mais la porte en était fermée, et je ne pus voir son aménagement, qui
m'eût peut-être fixé sur le nombre d'hommes nécessité par la manoeuvre du
Nautilus.
Au fond s'élevait une quatrième cloison étanche qui séparait ce poste
de la chambre des machines. Une porte s'ouvrit, et je me trouvai dans ce
compartiment où le capitaine Nemo, —ingénieur de premier ordre, à coup
sûr, — avait disposé ses appareils de locomotion.
Cette chambre des machines, nettement éclairée, ne mesurait pas moins
de vingt mètres en longueur. Elle était naturellement divisée en deux
parties ; la première renfermait les éléments qui produisaient l'électricité,
et la seconde, le mécanisme qui transmettait le mouvement à l'hélice.
Je fus surpris, tout d'abord, de l'odeur sui generis qui emplissait ce
compartiment. Le capitaine Nemo s'aperçut de mon impression.
« Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de gaz, produits par
l'emploi du sodium; mais ce n'est qu'un léger inconvénient. Tous les
matins, d'ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant à grand air. »
Cependant, j'examinais avec un intérêt facile à concevoir la machine
du Nautilus.
« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo,
j'emploie des éléments
Bunzen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent été impuissants.
Les éléments Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vaut
mieux, expérience faite. L'électricité produite se rend à l'arrière, où elle
agit par des électro-aimants de grande dimension sur un système parti-
culier de leviers et d'engrenagesqui transmettent le mouvement à l arbre
de l'hélice. Celle-ci, dont le diamètre est de six mètres et le pas de sept
mètres cinquante, peut donner jusqu'à cent vingt tours par seconde.
Et vous obtenez alors ?

— Une vitesse de cinquante milles à l'heure. «


Il y avait là un mystère, mais je n'insistai pas pour le connaître. Com-
ment l'électricité pouvait-elle agir avec une telle puissance ? Où cette force
presque illimitée prenait-elle son origine ? Etait-ce dans sa tension exces-
sive obtenue par des bobines d'une nouvelle sorte ? Etait-ce dans sa trans-
mission qu'un système de leviers inconnus (1) pouvait accroître à l'infini ?
C'est ce que je ne pouvais comprendre.
« Capitaine Nemo, dis-je, je constate les résultats et je ne cherche pas à

1. Et précisément, on parle d'une découverte de ce genre dans laquelle un nouveau jeu de leviers pro-
duit des forces considérables. L'inventeur s'est-il donc rencontré J. V.
avec le capitaine Nemo
?
les expliquer. J'ai vu le Nautilus manoeuvrer devant l'Abraham-Lincoln,
et je sais à quoi m'en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Il
faut voir où l'on va ! Il faut pouvoir se diriger à droite, à gauche, en haut,
en bas ! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, où vous trouvez
une résistance croissante qui s'évalue par des centaines d'atmosphères ?
Comment remontez-vous à la surface de l'Océan ? Enfin, comment vous
maintenez-vous dans le milieu qui vous convient ? Suis-je indiscret en vous
le demandant?
— Aucunement, monsieur le professeur, me répondit le capitaine, après
une légère hésitation, puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-
marin. Venez dans le salon. C'est notre véritable cabinet de travail, et là,
vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus ! »

CHAPITRE XIII

QUELQUES CHIFFRES.

Un instant après, nous étions assis sur un divan du salon, le cigare


aux lèvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure qui donnait les
plan, coupe et élévation du Nautilus. Puis il commença sa description en
ces termes :
« Voici, monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateauqui vous
porte. C'est un cylindre très-allongé, à bouts coniques. Il affecte sensi-
blement la forme d'un cigare, forme déjà adoptée à Londres dans plu-
sieurs constructions du même genre. La longueur de ce cylindre, de tète
en tête, est exactement de soixante-dix mètres, et son bau, à sa plus grande
largeur, est de huit mètres. Il n'est donc pas construit tout à fait au
dixième comme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffi-
samment longues et sa coulée assez prolongée, pour que l'eau déplacée
s'échappe aisément et n'oppose aucun obstacle à sa marche.
« Ces deux dimensions vous permettent d'obtenir par un simple calcul
la surface et le volume du Nautilus. Sa surface comprend mille onze mè-
tres carrés et quarante-cinq centièmes; son volume, quinze cents mètres
cubes et deux dixièmes, — ce qui revient à dire qu'entièrementimmergé, il
déplace ou pèse quinze cents mètres cubes ou tonneaux.
« Lorsque j'ai fait les plans de ce navire destiné à une navigation sous-
marine, j'ai voulu, qu'en équilibre dans l'eauil plongeât des neuf dixièmes,
et qu'il émergeât d'un dixième seulement. Par conséquent, il ne devait
déplacer dans ces conditions que les neuf dixièmes de son volume, soit
treize cent cinquante-six mètres cubes et quarante-huit centièmes, c'est-à-
dire ne peser que ce même nombre de tonneaux. J'ai donc dû ne pas dé-
passer ce poids en le construisant suivant les dimensions susdites.
« Le Nautilus se compose de deux coques, l'une intérieure, l'autre ex-
térieure, réunies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigidité
extrême. En effet, grâce à cette disposition cellulaire, il résiste comme un
bloc, comme s'il était plein. Son bordé ne peut céder; il adhère par lui-
même et non par le serrage des rivets, et l'homogénéitéde sa construction,
due au parfait assemblage des matériaux, lui permet de défier les mers
les plus violentes.
«
Ces deux coques sont fabriquées en tôle d'acier dont la densité par
rapport à l'eau est de sept, huit dixièmes. La première n'a pas moins de
cinq centimètres d'épaisseur, et pèse trois cent quatre-vingt-quatorze ton-
neaux quatre-vingt-seize centièmes. La seconde enveloppe, la quille, haute
de cinquante centimètres et large de vingt-cinq, pesant, à elle seule,
soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires et amé-
nagements, les cloisons et les étrésillons intérieurs, ont un poids de neuf
cent soixante-et-un tonneaux soixante-deux centièmes, qui, ajoutés aux
trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centièmes,
forment le total exigé de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-
huit centièmes. Est-ce entendu ?
— C'est entendu, répondis-je.
—Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus se trouve à flot dans
ces conditions, il émerge d'un dixième. Or, si j'ai disposé des réservoirs
d'une capacité égale à ce dixième, soit d'une contenance de cent cinquante
tonneaux et soixante-douze centièmes, et si je les remplis d'eau, le bateau
déplaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera compléte-
ment immergé. C'est ce qui arrive, monsieur le professeur. Ces réservoirs
existent en abord dans les parties inférieures du Nautilus. J'ouvre des
robinets, ils se remplissent, et le bateau s'enfonçant vient affleurer la
sur-
face de l'eau.
—Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la véritable difficulté.
Que vous puissiez affleurer la surface de l'Océan, je le comprends. Mais
plus bas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-
marin ne va-t-il pas rencontrer une pression et par conséquent subir
une poussée de bas en haut qui doit être évaluée à une atmosphère par
trente pieds d'eau, soit environ un kilogramme par centimètre carré ?

Parfaitement, monsieur.
—Donc, à moins que vous ne remplissiez le Nautilus en entier, je ne
vois pas comment vous pouvez l'entraîner au sein des masses liquides.
—Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, il ne faut pas
confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l'on s'expose à de
graves erreurs. Il y a très-peu de travail à dépenser pour atteindre les
basses régions de l'Océan, car les corps ont une tendance à devenir « fon-
driers. » Suivez mon raisonnement.
—Je vous écoute, capitaine.
—Lorsque j'ai voulu déterminer l'accroissement de poids qu'il faut don-
ner au Nautilus pour l'immerger, je n'ai eu à me préoccuper que de la ré-
duction du volume que l'eau de mer éprouve à mesure que ses couches
deviennent de plus en plus profondes.
— C'est évident, répondis-je.
—Or, si l'eau n'est pas absolument incompressible, elle est, du moins,
très-peu compressible. En effet, d'après les calculs les plus récents, cette
réduction n'est que de quatre cent trente-six dix millionnièmes par atmo-
sphère, ou par chaque trente pieds de profondeur. S'agit-il d'aller à mille
mètres, je tiens compte alors de la réduction du volume sous une pression
équivalente à celle d'une colonne d'eau de mille mètres, c'est-à-dire sous
une pression de cent atmosphères. Cette réduction sera alors de quatre
cent trente-six cent millièmes. Je devrai donc accroître le poids de façon
à peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centièmes, au lieu de
quinze cent sept tonneaux deux dixièmes. L'augmentation ne sera con-
séquemment que de six tonneaux cinquante-sept centièmes.
— Seulement ?
—Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile à vérifier. Or,
j'ai des réservoirs supplémentaires capables d'embarquer cent tonneaux.
Je puis donc descendre à des profondeurs considérables. Lorsque je veux
remonter à la surface et l'affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et de
vider entièrement tous les réservoirs, si je désire que le Nautilus émerge
du dixième de sa capacité totale. »
A ces raisonnements appuyés sur des chiffres, je n'avais rien à objecter.
« J'admets vos calculs, capitaine, répondis-je, et j'aurais mauvaise
grâce à les contester, puisque l'expérience leur donne raison chaque jour.
Mais je pressens actuellement en présence une difficulté réelle.
—Laquelle, monsieur ?
—Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, les parois du
Nautilus supportent une pression de cent atmosphères. Si donc, à ce mo-
ment, vous voulez vider les réservoirs supplémentairespour alléger votre
bateau et remonter à la surface, il faut que les pompes vainquent cette
pression de cent atmosphères, qui est de cent kilogrammes par centimètre
carré. De là une puissance...
— Que l'électricité seule pouvait me donner, se hâta de dire le capitaine

Nemo. Je vous répète, monsieur, que le pouvoir dynamique de mes ma-


chines est à peu près infini. Les pompes du Nantilus ont une force
prodigieuse, et vous avez dû le voir, quand leurs colonnes d'eau se sont
précipitées comme un torrent sur l'Abraham-Lincoln. D'ailleurs, je
ne me sers des réservoirs supplémentaires que pour atteindre des pro-
fondeurs moyennes de quinze cent à deux mille mètres, et cela dans le but
de ménager mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter
les profondeurs de l'Océan à deux ou trois lieues au-dessous de sa surface,
j'emploie des manoeuvres plus longues, mais non moins infaillibles.
—Lesquelles, capitaine? demandai-je.
Ceci m'amène naturellement à vous dire comment se manoeuvre le
Nautilus.
—Je suis impatient de l'apprendre.
—Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur babord, pour évoluer, en
un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d'un gouvernail ordinaire à
large safran, fixé sur l'arrière de l'étambot, et qu'une roue et des palans font
agir. Mais je puis aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de haut en
bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclinés, attachés à
ses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes à prendre toutes
les positions, et qui se manoeuvrent de l'intérieur au moyen de leviers
puissants. Ces plans sont-ils maintenus parallèles au bateau, celui-ci se
meut horizontalement. Sont-ils inclinés, le Nautilus, suivant la dispo-
sition de cette inclinaison et sous la poussée de son hélice, ou s'enfonce
suivant une diagonale aussi allongée qu'il me convient, ou remonte sui-
vant cette diagonale. Et même, si je veux revenir plus rapidement à la
surface, j'embraye l'hélice, et la pression des eaux fait remonter verticale-
ment le Nautilus comme un ballon qui, gonflé d'hydrogène, s'élève rapi-
dement dans les airs.
— Bravo ! capitaine, m'écriai-je. Mais comment le timonier peut-il
suivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux ?
—Le timonier est placé dans une cage vitrée, qui fait saillie à la
partie supérieure de la coque du Nautilus, et que garnissent des verres
lenticulaires.
—Des verres capables de résister à de telles pressions ?
—Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une rési-
stance considérable. Dans des expériences de pèche à la lumière électrique
faites en 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cette
matière, sous une épaisseur de sept millimètres seulement, résister à une
pression de seize atmosphères, tout en laissant passer de puissants rayons
calorifiques qui lui répartissaient inégalement la chaleur. Or, les verres
dont je me sers n'ont pas moins de vingt-et-un centimètres à leur centre,
c'est-à-dire trente fois cette épaisseur.
—Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut que la lumière
chasse les ténèbres, et je me demande comment au milieu de l'obscurité
des eaux...
—En arrière de la cage du timonier est placé un puissant réflecteur
électrique, dont les rayons illuminent la mer à un demi-mille de distance.
— Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m'explique maintenant
cette phosphorescence du prétendu narwal, qui a tant intrigué les sa-
vants ! A ce propos, je vous demanderai si l'abordage du Nautilus et du
Scotia, qui a eu un si grand retentissement, a été le résultat d'une ren-
contre fortuite ?
—Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à deux mètres au-dessous
de la surface des eaux, quand le choc s'est produit. J'ai d'ailleurs
vu qu'il
n'avait eu aucun résultat fâcheux.
—Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avec l'Abraham-
Lincoln ?...
—Monsieur le professeur, j'en suis fâché pour l'un des meilleurs na-
vires de cette brave marine américaine, mais on m'attaquait et j'ai dû me
défendre ! Je me suis contenté, toutefois, de mettre la frégate hors d'état de
me nuire, — elle ne sera pas gênée de réparer ses avaries au port le plus
prochain.
— Ah ! commandant, m'écriai-je avec conviction, c'est vraiment un
merveilleux bateau que votre Nautilus !
—Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritable émotion le
capitaine Nemo, et je l'aime comme la chair de ma chair ! Si tout est dan-
ger sur un de vos navires soumis aux hasards de l'Océan, si sur cette mer,
la première impression est le sentiment de l'abîme, comme l'a si bien dit le
Hollandais Jansen, au-dessous et à bord du Nantilus, le coeur de l'homme
n'a plus rien à redouter. Pas de déformation à craindre, car la double coque
de ce bateau a la rigidité du fer; pas de gréément que le roulis ou le tangage
fatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas de chaudières que la va-
peur déchire ; pas d'incendie à redouter, puisque cet appareil est fait de tôle
et non de bois ; pas de charbon qui s'épuise, puisque l'électricité est son
agent mécanique ; pas de rencontre à redouter, puisqu'il est seul à navi-
guer dans les eaux profondes ; pas de tempête à braver puisqu'il trouve
,
à quelques mètres au-dessous des eaux l'absolue tranquillité ! Voilà, mon¬
sieur. Voilà le navire par excellence ! Et s'il est vrai que l'ingénieur ait
plus de confiance clans le bâtiment que le constructeur, et le constructeur
plus que le capitaine lui-même, comprenez donc avec quel abandon je me
lie à mon Nautilus, puisque j'en suis tout à la fois le capitaine, le construc-
teur et l'ingénieur ! »
Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante. Le feu de
son regard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui! il aimait son
navire comme un père aime son enfant !
Mais une question, indiscrète peut-être, se posait naturellement, et je ne
pus me retenir de la lui faire.
« Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo ?
—Oui, monsieur le professeur, me répondit-il, j'ai étudié à Londres, à
Paris, à New-York, du temps que j'étais un habitant des continents de la
terre,
— Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirable

Nautilus ?
— Chacun de
ses morceaux, monsieur Aronnax, m'est arrivé d'un point
différent du globe, et sous une destination déguisée. Sa quille a été forgée
au Creusot, son arbre d'hélice chez Pen et C°, de Londres, les plaques de
tôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hélice chez Scott, de Glas-
gow. Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail et Ce, de Paris, sa machine
par Krüpp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de Motala, en Suède,
ses instruments de précision chez Hart frères, de New-York, etc., et
chacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers.
— Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriqués, il a fallu les monter, les

ajuster?
— Monsieur le professeur, j'avais établi mes ateliers sur
un îlot désert
en plein Océan. Là, mes ouvriers, c'est-à-dire mes braves compagnons
que j'ai instruits et formés, et moi, nous avons achevé notre Nautilus.
Puis, l'opération terminée, le feu a détruit toute trace de notre passage sur
cet îlot que j'aurais fais sauter, si je l'avais pu.
— Alors il m'est permis de croire
que le prix de revient de ce bâtiment
est excessif?
— Monsieur Aronnax,
un navire en fer coûte onze cent vingt-cinq francs
par tonneau. Or, le Nautilus en jauge quinze cents. Il revient donc à seize
cent quatre-vingt-sept mille francs, soit deux millions y compris son amé-
nagement, soit quatre ou cinq millions avec les oeuvres d'art et les collec-
tions qu'il renferme.
— Une dernière question, capitaine Nemo.
— Faites, monsieur le professeur.
—Vous êtes donc riche?
—Riche à l'infini, monsieur, et je pourrais, sans me gêner, payer les
dix milliards de dettes de la France ! »
Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi. Abu-
sait-il de ma crédulité? L'avenir devait me l'apprendre.
CHAPITRE XIV

LE FLEUVE NOIR.
comprend deux milliards deux cent cinquante millions de milles cubes, et
formerait une sphère d'un diamètre de soixante lieues dont le poids serait
de trois quintillions de tonneaux. Et, pour comprendre ce nombre, il faut
se dire que le quintillion est au milliard ce que le milliard est à l'unité,
c'est à-dire qu'il y a autant de milliards dans un quintillion que d'unités
dans un milliard. Or, cette masse liquide, c'est à peu près la quantité
d'eau que verseraient tous les fleuves de la terre pendant quarante mille
ans.
Durant les époques géologiques, à la période du feu succéda la période de
l'eau. L'Océan fut d'abord universel. Puis, peu à peu, dans les temps silu-
riens, des sommets de montagnes apparurent, des îles émergèrent, dispa-
rurent sous des déluges partiels, se montrèrent à nouveau, se soudèrent,
formèrent des continents, et enfin les terres se fixèrent géographiquement
telles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquide trente-
sept millions six cent cinquante-sept milles carrés, soit douze mille neuf
cent seize millions d'hectares.
La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinq
grandes parties : l'Océan glacial arctique, l'Océan glacial antarctique,
l'Océan indien, l'Océan atlantique, l'Océan pacifique.
L'Océan pacifique s'étend du nord au sud entre les deux cercles po-
laires, et de l'ouest à l'est entre l'Asie et l'Amérique sur une étendue de
cent quarante-cinq degrés en longitude. C'est la plus tranquille des mers;
ses courants sont larges et lents, ses marées médiocres, ses pluies abon-
dantes. Tel était l'Océan que ma destinée m'appelait d'abord à parcourir
dans les plus étranges conditions.
« Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si vous
le voulez bien, relever exactement notre position, et fixer le point de dé-
part de ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais remonter à la sur-
face des eaux. »
Le capitaine pressa trois fois
un timbre électrique. Les pompes com-
mencèrent à chasser leau des réservoirs; l'aiguille du manomètre
marqua
par les différentes pressions le mouvement ascensionnel du Nautilus, puis
elle s'arrêta.
« Nous sommes arrivés, » dit le capitaine.
Je me rendis à lescalier central qui aboutissait à la plate-forme. Je
gra-
vis les marches de métal, et, par les panneaux ouverts, j'arrivai
sur la par-
tie supérieure du Nautilus.
La plate-forme émergeait de quatre-vingts centimètres seulement. L'a-
vant et l'arrière du Nautilus présentaient cette disposition fusiforme qui
le faisait justement comparer à un long cigare. Je remarquai
que ses
plaques de tôles, imbriquées légèrement, ressemblaient aux écailles qui
revêtent le corps des grands reptiles terrestres. Je m'expliquai donc très-
naturellement que, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eût toujours
été pris pour un animal marin.
Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à demi-engagé dans la coque
du navire, formait une légère extumescence. En avant et en arrière
s'élevaient deux cages de hauteur médiocre, à parois inclinées, et en
partie fermées par d'épais verres lenticulaires : l'une destinée au timo-
nier qui dirigeait le Nautilus, l'autre où brillait le puissant fanal électrique
qui éclairait sa route.
La mer était magnifique, le ciel pur. A peine si le long véhicule ressen-
tait les larges ondulations de l'Océan. Une légère brise de l'est ridait la
surface des eaux. L'horizon, dégagé de brumes, se prêtait aux meilleures
observations.
Nous n'avions rien en vue. Pas un écueil, pas un îlot. Plus d'Abraham-
Lincoln. L'immensité déserte.
Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, qui
devait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que
l'astre vint affleurer le bord de l'horizon. Tandis qu'il observait, pas un de
ses muscles ne tressaillait, et l'instrument n'eût pas été plus immobile dans
une main de marbre.
« Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ?.. »
Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunâtre des attérages
japonais, et je redescendis au grand salon.
Là, le capitaine fit son point et calcula chronométriquement sa longi-
tude, qu'il contrôla par de précédentes observations d'angles horaires.
Puis il me dit :
« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degrés et quinze
minutes de longitude à l'ouest...
— De quel méridien? demandai-je vivement, espérant
que la réponse
du capitaine m'indiquerait peut-être sa nationalité.
— Monsieur,
me répondit-il, j'ai divers chronomètres réglés sur les méri-
diens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur-
je me servirai de celui de Paris. »
Cette réponse ne m'apprenait rien. Je m'inclinai,et le commandantreprit :
« Trente-sept degrés et quinze minutes de longitude à l'ouest du méri-
dien de Paris, et par trente degrés et sept minutes de latitude nord, c'est-
à-dire à trois cents milles environ des côtes du Japon. C'est aujourd'hui
8 novembre, à midi, que commence notre
voyage d'exploration sous les
eaux.
— Dieu nous garde ! répondis-je.
— Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous

laisse à vos études. J'ai donné la route à l'est-nord-est par cinquante mè-
tres de profondeur. Voici des cartes à grands points, où vous pourrez la
suivre. Le salon est à votre disposition, et je vous demande la permission
de me retirer. »
Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dans mes pensées.
Toutes se portaient sur ce commandant du Nautilus. Saurais-je jamais à
quelle nation appartenait cet homme étrange qui se vantait de n'appar-
tenir à aucune? Cette haine qu'il avait vouée à l'humanité, cette haine
qui cherchait peut-être des vengeances terribles, qui l'avait provoquée?
Était-il un de ces savants méconnus, un de ces génies « auxquels on a fait
du chagrin, » suivant l'expression de Conseil, un Galilée moderne, ou bien
un de ces hommes de science comme l'américainMaury, dont la carrière a été
brisée par des révolutions politiques? Je ne pouvais encore le dire. Moi
que le hasard venait de jeter à son bord, moi dont il tenait la vie entre les
mains, il m'accueillait froidement, mais hospitalièrement. Seulement, il
n'avait jamais pris la main que je lui tendais. Il ne m'avait jamais tendu
la sienne.
Une heure entière, je demeurai plongé dans ces réflexions, cherchant a
percer ce mystère si intéressant pour moi. Puis mes regards se fixèrent
sur le vaste planisphère étalé sur la table, et je plaçai le doigt sur le point
même où se croisaient la longitude et la latitude observées.
La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courants spé-
ciaux, reconnaissables à leur température, à leur couleur, et dont le plus
remarquable est connu sous le nom de courant du Gulf Stream. La science
a déterminé, sur le globe, la direction de cinq courants principaux : un
dans l'Atlantique nord, un second dans l'Atlantique sud, un troisième dans
le Pacifique nord, un quatrième dans le Pacifique sud, et un cinquième
dans l'Océan indien sud. Il est même probable qu'un sixième courant exis-
tait autrefois dans l'Océan indien nord, lorsque les mers Caspienne et
d'Aral, réunies aux grands lacs de l'Asie, ne formaient qu'une seule et
même étendue d'eau.
Or, au point indiqué sur le planisphère, se déroulait l'un de ces cou-
rants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du
Bengale où le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil des Tropi-
ques, traverse le détroit de Malacca, prolonge la côte d'Asie, s'arrondit
dans le Pacifique nord jusqu'aux îles Aléoutiennes, charriant des troncs
de camphriers et autres produi sindigènes, et tranchant par le pur indigo
de ses eaux chaudes avec les flots de l'Océan. C'est ce courant que le Nau¬
tilus allait parcourir. Je le suivais du regard, je le voyais se perdre dans
l'immensité du Pacifique, et je me sentais entraîner avec lui, qnand Ned
Land et Conseil apparurent à la porte du salon.
Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vue des merveilles
entassées devant leurs yeux.
« Où sommes-nous ? où sommes-nous? s'écria le Canadien. Au muséum
de Québec ?

S'il plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce serait plutôt à l'hôtel du
Sommerard !
— Mes amis, répondis-je en leur faisant signe d'entrer, vous n'êtes ni
au Canada ni en France, mais bien à bord du Nautilus, et à cinquante
mètres au-dessous du niveau de la mer.

Il faut croire monsieur, puisque monsieur l'affirme, répliqua Conseil ;
mais franchement, ce salon est fait pour étonner même un Flamand
comme
moi.
— Étonne-toi, mon ami, et regarde, car, pour un classificateur de ta
force, il y a de quoi travailler ici. »
Je n'avais pas besoin d'encourager Conseil. Le brave garçon, penché
sur les vitrines, murmurait déjà des mots de la langue des naturalistes :
classe des Gasteropodes, famille des Buccinoïdes,
genre des Porcelaines,
espèces des Cyproea Madagascariensis, etc.
Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m'interrogeait
sur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-je découvert qui il était,
d'où il venait, où il allait, vers quelles profondeurs il entraînait ? enfin
nous
mille questions auxquelles je n'avais pas le temps de répondre.
Je lui appris tout ce que je savais,
ou plutôt, tout ce que je ne savais
pas, et je lui demandai ce qu'il avait entendu ou vu de son côté.
« Rien vu, rien entendu, répondit le Canadien ! Je n'ai pas même
aperçu
léquipage de ce bateau. Est-ce que, par hasard, il serait électrique aussi, lui?
—Electrique !
Par ma foi ! on serait tenté de le croire. Mais
vous, monsieur Aron-
nax, demanda Ned Land, qui avait toujours son idée, vous ne pouvez
me dire combien dhommes il y a à bord ? Dix, vingt, cinquante, cent ?
Je ne saurais vous répondre, maître Land D'ailleurs, croyez-moi,aban-
donnez, pour le moment, cette idée de
vous emparer du Nautilus ou de
le fuir. Ce bateau est un des chefs-doeuvre de l'industrie moderne, et je
regretterais de ne pas l'avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation
qui nous est faite, ne fût-ce que pour se promener à travers
ces merveilles.
Ainsi, tenez-vous tranquille, et tâchons de voir ce qui se
passe autour de
nous.
— Voir ! s'écria le harponneur ! mais on ne voit rien, on ne verra rien de
cette prison de tôle ! Nous marchons, nous naviguons en aveugles... »
Ned Land prononçait ces derniers mots, quand l'obscurité se fit subite-
ment, mais une obscurité absolue. Le plafond lumineux s'éteignit, et si
rapidement, que mes yeux en éprouvèrent une impression douloureuse,
analogue à celle que produit le passage contraire des profondes ténèbres
à la plus éclatante lumière.
Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise,
agréable ou désagréable, nous attendait. Mais un glissement se fit en-
tendre. On eût dit que des panneaux se manoeuvraient sur les flancs du
Nautilus.
« C'est la fin de la fin ! dit Ned Land.
— Ordre des
Hydroméduses ! » murmura Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à travers deux ouvertures
oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par les
effluences électriques. Deux plaques de cristal nous séparaient de la
mer. Je frémis, d'abord, à la pensée que cette fragile paroi pouvait se bri-
ser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient
une résistance presque infinie.
La mer était distinctement visible dans un rayon d'un mille autour du
Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui saurait
peindre les effets de la lumière à travers ces nappes transparentes, et la
douceur de ses dégradations successives jusqu'aux couches inférieures et
supérieures de l'Océan !
On connaît la diaphanéité de la mer. On sait que sa limpidité l'emporte
sur celle de l'eau de roche. Les substances minérales et organiques, qu'elle
tient en suspension, accroissent même sa transparence. Dans certaines
parties de l'Océan, aux Antilles, cent quarante-cinq mètres d'eau laissent
apercevoir le lit de sable avec une surprenante netteté, et la force de péné-
tration des rayons solaires ne paraît s'arrêter qu'à une profondeur de trois
cents mètres. Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le Nautilus, l'éclat
électrique se produisait au sein même des ondes. Ce n'était plus de l'eau
lumineuse, mais de la lumière liquide.
Si l'on admet l'hypothèse d'Erhemberg, qui croit à une illumination
phosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement réservé
pour les habitants de la mer l'un de ses plus prodigieux spectacles, et j'en
pouvaisjuger ici par les mille jeux de cette lumière. De chaque côté, j'avais
une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés. L'obscurité du salon faisait
valoir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eût
été la vitre d'un immense aquarium.
Le Nautilus ne semblait pas bouger. C'est que les points de repère man-
quaient. Parfois, cependant, les lignes d'eau, divisées par son éperon, fi-
laient devant nos regards avec une vitesse excessive.
Emerveillés, nous étions accoudés devant ces vitrines, et nul de nous
n'avait encore rompu ce silence de stupéfaction, quand Conseil dit :
« Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous voyez !
Curieux ! curieux! faisaitle Canadien, — qui, oubliant ses colères et ses
projets d'évasion, subissait une attraction irrésistible, — et l'on viendrait de
plus loin pour admirer ce spectacle !
Ah ! m'écriai-je, je comprends la vie de cet homme ! Il s'est fait un

monde à part qui lui réserve ses plus étonnantes merveilles !
—Mais les poissons? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de pois-
sons !
— Que vous importe, ami
Ned, répondit Conseil, puisque vous ne les
connaissez pas.
Moi ! un pêcheur ! » s'écria Ned Land.

Et sur ce sujet, une discussion s'éleva entre les deux amis, car ils con-
naissaient les poissons, mais chacun d'une façon très-différente.
Tout le monde sait que les poissons forment la quatrième et dernière
classe de l'embranchement des vertébrés. On les a très-justement définis :
« des vertébrés à circulation double et à sang froid, respirant par des bran-
chies et destinés à vivre dans l'eau. » Ils composent deux séries distinctes :
la série des poissons osseux, c'est-à-dire ceux dont l'épine dorsale est faite
de vertèbres osseuses, et les poissons cartilagineux, c'est-à-dire ceux dont
l'épine dorsale est faite de vertèbres cartilagineuses.
Le Canadien connaissait peut-être cette distinction, mais Conseil en sa-
vait bien davantage, et, maintenant, lié d'amitié avec Ned, il ne pouvait
admettre qu'il fût moins instruit que lui. Aussi lui dit-il :
« Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très-habile pêcheur. Vous
avez pris un grand nombre de ces intéressants animaux. Mais je gagerais
que vous ne savez pas comment on les classe.
—Si, répondit sérieusement le harponneur. On les classe en poissons
qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas !
—Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil. Mais di-
tes-moi si vous connaissez la différence qui existe entre les poissons osseux
et les poissons cartilagineux ?
— Peut-être
bien, Conseil.
—Et la subdivision de ces deux grandes classes ?
Je ne m'en doute pas, répondit le Canadien.

—Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez ! Les poissons osseux se subdi-
visent en six ordres : Primo, les acanthoptérygiens, dont la mâchoire su-
périeure est complète, mobile, et dont les branchies affectent la forme
d'un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c'est-à-dire les trois
quarts des poissons connus. Type : la perche commune.
—Assez bonne à manger, répondit Ned Land.
—Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les nageoires ven-
trales suspendues sous l'abdomen et en arrière des pectorales, sans être
attachées aux os de l'épaule, — ordre qui se divise en cinq familles, et qu
comprend la plus grande partie des poissons d'eau douce. Type : la carpe,
le brochet.

Peuh ! fit le Canadien avec un certain mépris, des poissons d'eau douce !
—Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sont attachées
sous les pectorales et immédiatement suspendues aux os
de l'épaule. Cet
ordre contient quatre familles. Type : plies, limandes, turbots, barbues,
soles, etc.
Excellent ! excellent! s'écriait le harponneur, qui ne voulait consi-

dérer les poissons qu'au point de vue comestible.
—Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les apodes, au corps al-
longé, dépourvus de nageoires ventrales, et revêtus d'une peau épaisse
et souvent gluante, — ordre qui ne comprend qu'une famille. Type : l'an-
guille, le. gymnote.
—Médiocre ! médiocre ! répondit Ned Land.
Ouinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les mâchoires com-
plètes et libres, mais dont les branchies sont formées de petites houppes,
disposées par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte
qu'une famille. Type : les hippocampes, les pégases dragons.
Mauvais ! mauvais ! répliqua le harponneur.

— Sexto,
enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l'os maxillaire est at-
taché fixement sur le côté de lintermaxillaire qui forme la mâchoire, et
dont l'arcade palatine s'engrène par suture avec le crâne, ce qui la rend
immobile, — ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de
deux familles. Types : les tétrodons, les poissons-lune.
— Bons à déshonorer
une chaudière ! s'écria le Canadien.
Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil.

— Pas
le moins du monde, ami Conseil, répondit le harponneur. Mais
allez toujours, car vous êtes très-intéressant.
—Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil,
ils ne comprennent que trois ordres.
— Tant mieux, fit Ned.
—Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires sont soudées en un an-
neau mobile, et dont les branchies souvrent par des trous nombreux,
ordre ne comprenant qu'une seule famille. Type : la lamproie.
— Faut l'aimer, répondit Ned Land.

— Secundo, les sélaciens,


avec branchies semblables à celles des cyclos-
tomes, mais dont la mâchoire inférieure est mobile. Cet ordre, qui est le
plus important de la classe, comprend deux familles. Types : la raie et les
squales.
Quoi ! s'écria Ned, des raies et des requins dans le même ordre ! Eh

bien, ami Conseil, dans l'intérêt des raies, je ne vous conseille pas de les
mettre ensemble dans le même bocal !
— Tertio, répondit Conseil, les sturioniens, dont les branchies sont ou¬
vertes, comme à l'ordinaire, par une seule fente garnie d'un opercule,
— ordre qui
comprend quatre genres. Type : l'esturgeon.
Ah ! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur pour la fin,
— — à mon
avis, du moins. Et c'est tout?
—Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez que quand on
sait cela, on ne sait rien encore, car les familles se subdivisent en genres,
en sous-genres, en espèces, en variétés...
— Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur,
se penchant sur la vitre
du panneau, voici des variétés qui passent !
— Oui ! des poissons, s'écria Conseil. On se croirait devant un aquarium !

— Non, répondis-je, car l'aquarium n'est qu'une cage, et ces poissons-là

sont libres comme l'oiseau dans l'air.


— Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc! disait

Ned Land.
— Moi, répondit Conseil, je n'en suis pas capable ! Cela regarde mon

maître ! »
Et en effet, le digne garçon, classificateur enragé, n'était point un natu-
raliste, et je ne sais pas s'il aurait distingué un thon d'une bonite. En un
mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hésiter.
« Un baliste, avais-je dit.
— Et un baliste chinois ! répondait Ned Land.

— Genre des batistes, famille des sclérodermes, ordre des plectognathes, »

murmurait Conseil.
Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste dis-
tingué.
Le Canadien ne s'était pas trompé. Une troupe de batistes, à corps com-
primé, à peau grenue, armés d'un aiguillon sur leur dorsale, se jouaient
autour du Nautilus, et agitaient les quatre rangées de piquants qui héris-
sent chaque côté de leur queue. Rien de plus admirable que leur enve-
loppe, grise par dessus, blanche par dessous, dont les taches d'or scintil-
laient dans le sombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies,
comme une nappe abandonnée aux vents, et parmi elles, j'aperçus, à ma
grande joie, cette raie chinoise, jaunâtre à sa partie supérieure, rose tendre
sous le ventre, et munie de trois aiguillons en arrière de son oeil ; espèce
rare, et même douteuse au temps de Lacépède, qui ne l'avait jamais vue
que dans un recueil de dessins japonais.
Pendant deux heures, toute une armée aquatique fit escorte au Nauti-
lus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu'ils rivalisaient de
beauté, d'éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle bar-
berin, marqué d'une double raie noire, le gobie éléotre, à caudale ar¬
rondie, blanc de couleur et tacheté de violet sur le dos, le scombre japo-
nais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et à la tète argentée,
de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description, des spa-
res rayés, aux nageoires variées de bleu et de jaune, des spares fascés, re-
levés d'une bande noire sur leur caudale, des spares zonéphoresélégamment
corsetes dans leurs six ceintures, des aulostones, véritables bouches en
flûte ou bécasses de mer, dont quelques échantillons atteignaient une lon-
gueur d'un mètre, des salamandres du Japon, des murènes échidnées,
longs serpents de six pieds, aux yeux vifs et petits, et à la vaste bouche
hérissée de dents, etc.
Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos inter-
jections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait,
moi, je m'extasiais devant la vivacité de leurs allures et la beauté de leurs
formes. Jamais il ne m'avait été donné de surprendre ces animaux vivants,
et libres dans leur élément naturel.
Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsi devant nos yeux
éblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces pois-
sons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l'air, attirés sans
doute par l'éclatant foyer de lumière électrique.
Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôle se refermè-
rent. L'enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rêvai encore,
jusqu'au moment où mes regards se fixèrent sur les instruments suspen-
dus aux parois. La boussole montrait toujours la direction au nord-nord-
est, le manomètre indiquait une pression de cinq atmosphères correspon-
dant à une profondeur de cinquante mètres, et le loch électrique donnait
une marche de quinze milles à l'heure.
J'attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L'horloge marquait
cinq heures.
Ned Land et Conseil retournèrent à leur cabine. Moi, je regagnai ma
chambre. Mon dîner s'y trouvait préparé. Il se composait d'une soupe à la
tortue faite des carets les plus délicats, d'un surmulet à chair blanche, un
peu feuilletée, dont le foie préparé à part fit un manger délicieux, et de
filets de cette viande de l'holocante-empereur, dont la saveur me parut su-
périeure à celle du saumon.
Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser. Puis, le sommeil me ga-
gnant, je m'étendis sur ma couche de zostère, et je m'endormis profon-
dément, pendant que le Nautilus se glissait à travers le rapide courant du
Fleuve-Noir.
CHAPITRE XV

UNE INVITATION PAR LETTRE.

Le lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai qu'après un long som-


meil de douze heures. Conseil vint, suivant son habitude, savoir « com-
ment monsieur avait passé la nuit, » et lui offrir ses services. Il avait laissé
son ami le Canadien dormant comme un homme qui n'aurait fait que cela
toute sa vie.
Je laissai le brave garçon babiller à sa fantaisie, sans trop lui répondre.
J'étais préoccupé de l'absence du capitaine Nemo pendant notre séance
de la veille, et j'espérais le revoir aujourd'hui.
Bientôt j'eus revêtu mes vêtements de byssus. Leur nature provoqua
plus d'une fois les réflexions de Conseil. Je lui appris qu'ils étaient fabri-
qués avec les filaments lustrés et soyeux qui rattachent aux rochers les
« jambonneaux, » sortes
de coquilles très-abondantes sur les rivages de la
Méditerranée. Autrefois, on en faisait de belles étoffes, des bas, des gants,
car ils étaient à la fois très-moelleux et très-chauds. L'équipage du Nautilus
pouvait donc se vêtir à bon compte, sans rien demander ni aux coton-
niers, ni aux moutons, ni aux vers à soie de la terre.
Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand salon. Il était désert.
Je me plongeai dans l'étude de ces trésors de conchyliologie, entassés
sous les vitrines. Je touillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantes
marines les plus rares, et qui, quoique desséchées, conservaient leurs admi-
rables couleurs. Parmi ces précieuses hydrophytes, je remarquai des cla-
dostèphes verticillées, des padines-paon, des caulerpes à feuilles de vigne,
des callithamnes granifères, de délicates céramies à teintes écarlates, des
agares disposées en éventails, des acétabules, semblables à des chapeaux
de champignons très-déprimés, et qui furent longtemps classées parmi
les zoophytes, enfin toute une série de varechs,
La journée entière se passa, sans que je fusse honoré de la visite du ca-
pitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s'ouvrirent pas. Peut-être ne
voulait-on pas nous blaser sur ces belles choses.
La direction du Nautilus se maintint à l'est-nord-est, sa vitesse à douze
milles, sa profondeur entre cinquante et soixante mètres.
Le lendemain, 10 novembre, même abandon, même solitude. Je ne vis
la plus grande partie de
personne de l'équipage. Ned et Conseil passèrent
la journée avec moi. Ils s'étonnèrent de l'inexplicable absence du capitaine.
Cet homme singulier était-il malade? Voulait-il modifier ses projets à
notre égard?
Après tout, suivant la remarque de Conseil, nous jouissions d'une en-
tière liberté, nous étions délicatementet abondammentnourris. Notre hôte
se tenait dans les termes de son
traité. Nous ne pouvions nous plaindre, et
d'ailleurs, la singularité même de notre destinée nous réservait de si belles
compensations, que nous navions pas encore le droit de laccuser.
Ce jour-là, je commençai le journal de ces aventures, ce qui m'a permis
de les raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, détail curieux, je
l'écrivis sur un papier fabriqué avec la zostère marine.
Le 11 novembre, de grand matin, l'air frais répandu à l'intérieur du
Nautilus m'apprit que nous étions revenus à la surface de l'Océan, afin
de renouveler les provisions d'oxygène. Je me dirigeai vers l'escalier cen-
tral, et je montai sur la plate-forme.
Il était six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme.
A peine de houle. Le capitaine Nemo, que j'espérais rencontrer là, vien-
drait-il ? Je n'aperçus que le timonier, emprisonné dans sa cage de verre.
Assis sur la saillie produite par la coque du canot, j'aspirai avec délices
les émanations salines.
Peu à peu, la brume se dissipa sous l'action des rayons solaires. L'astre
radieux débordait de l'horizon oriental. La mer s'enflamma sous son re-
gard comme une traînée de poudre. Les nuages, éparpillés dans les hau-
teurs, se colorèrent de tons vifs admirablement nuancés, et de nombreuses
« langues de chat » (1) annoncèrent du vent pour toute la journée.
Mais que faisait le vent à ce Nautilus que les tempêtes ne pouvaient ef-
frayer !
J'admirais donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsque
j'entendis quelqu'un monter vers la plate-forme.
Je me préparais à saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son second, — que
j'avais déjà vu pendant la première visite du capitaine, — qui apparut.
Il s'avança sur la plate- forme, et ne sembla pas s'apercevoir de ma pré-
sence. Sa puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points de l'horizon
avec une attention extrême. Puis, cet examen fait, il s'approcha du pan-
neau, et prononça une phrase dont voici exactement les termes. Je l'ai
retenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identi-
ques. Elle était ainsi conçue :

1. Petits nuages blancs légers, dentelés sur leurs bords.


« Nautron respoc lorni virch »
.
Ce qu'elle signifiait, je ne saurais le dire.
Ces mots prononcés, le second redescendit. Je pensai
que le Nautilus
allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le panneau,
et par les coursives je revins à ma chambre.
Cinq jours s'écoulèrent ainsi, sans que la situation se modifiât. Chaque
matin, je montais sur la plate-forme. La même phrase était prononcée
par le même individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas.
J'avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre,
rentré dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un
billet à mon adresse.
Je l'ouvris d'une main impatiente. Il était écrit d'une écriture franche
et nette, mais un peu gothique et qui rappelait les types allemands.
Ce billet-était libellé en ces termes :
Monsieur le professeur Aronnax, à bord du Nautilus.
« 16 novembre 1867.
» Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax à une par-
« tie de chasse qui aura lieu demain matin dans ses forêts de l'île Crespo.
« Il espère que rien n'empêchera monsieur le professeur d'y assister, et il
« verra avec plaisir que ses compagnons se joignent à lui.
« Le commandant du Nautilus,
« Capitaine NEMO. »
« Une chasse ! s'écria Ned.
— Et dans
ses forêts de l'île Crespo ! ajouta Conseil.
—Mais il va donc à terre, ce particulier-là ? reprit Ned Land.
—Cela me paraît clairement indiqué, dis-je en relisant la lettre.
le Canadien. Une fois sur la terre
— Eh bien ! il faut accepter, répliqua
ferme, nous aviserons à prendre un parti. D'ailleurs, je ne serai pas fâché
de manger quelques morceaux de venaison fraîche. »
Sans chercher à concilier ce qu'il y avait de contradictoire entre l'hor-
reur manifeste du capitaine Nemo pour les continents et les îles, et son in-
vitation de chasser en forêt, je me contentai de répondre :
« Voyons d'abord ce que c'est que l'île Crespo. »
Je consultai le planisphère, et, par 32° 40/ de latitude nord et 167° 50' de
longitude ouest, je trouvai un îlot qui fut reconnu en 1801 par le capitaine
Crespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Rocca de la
Plata, c'est-à-dire « Roche d'Argent. » Nous étions donc à dix-huit cents
milles environ de notre point de départ, et la direction un peu modifiée
du Nautilus le ramenait vers le sud-est.
Je montrai à mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifique
nord.
« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre, leur dis-je, il choisit du
moins des îles absolument désertes ! »
Ned Land hocha la tête sans répondre, puis Conseil et lui me quittè-
rent. Après un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible,
je m'endormis, non sans quelque préoccupation.
Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je sentis que le Nautilus
était absolument immobile. Je m'habillai lestement, et j'entrai dans le
grand salon
Le capitaine Nemo était là. Il m'attendait, se leva, salua, et me demanda
s'il me convenait de l'accompagner.
Comme il ne fit aucune allusion à son absence pendant ces huit jours,
je m'abstins de lui en parler, et je répondis simplement que mes compa-
gnons et moi nous étions prêts à le suivre.
« Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser
une question.
— Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis répondre, j'y répondrai.
y
— Eh bien, capitaine, comment
se fait-il que vous, qui avez rompu toute
relation avec la terre, vous possédiez des forêts dans l'île Crespo?
— Monsieur le professeur,
me répondit le capitaine, les forêts que je
possède ne demandent au soleil ni sa lumière ni sa chaleur. Ni les lions, ni
les tigres, ni les panthères, ni aucun quadrupède ne les fréquentent.
Elles ne sont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi
seul. Ce ne sont point des forêts terrestres, mais bien des forêts sous-ma-
rines
— es torêts sous-marines ! m'écriai-je.
— Oui, monsieur le professeur.

— Et vous m'offrez de m'y conduire ?

—Précisément.
— A pied ?

—Et même à pied sec.


— En chassant?

— En chassant.

—Le fusil à la main?


— Le fusil à la main. »

Je regardai le commandant du Nautilus d'un air qui n'avait rien de flat-


teur pour sa personne.
« Décidément, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu un accès qui
a duré huit jours, et même qui dure encore. C'est dommage ! Je l'aimais
mieux étrange que fou ! »
Cette pensée se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemo
se contenta de m'inviter à le suivre, et je le suivis en homme résigné à
tout.
Nous arrivâmes dans la salie à manger, où le déjeuner se trouvait servi.
« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager
mon déjeuner sans façon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous
ai promis une promenade en forêt, je ne me suis point engagé à vous
y faire rencontrer un restaurant. Déjeunez donc en homme qui ne dînera
probablement que fort tard. »
Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tran-
ches d'holoturies, excellents zoophytes, relevé d'algues très-apéritives,
telles que la Porphyria laciniata et la Laurentia primafetida. La boisson
se composait d'eau limpide à laquelle, à l'exemple du capitaine, j'ajoutai
quelques gouttes d'une liqueur fermentée, extraite, suivant la mode kam-
chatkienne, de l'algue connue sous le nom de « Rhodoménie palmée. »
Le capitaine Nemo mangea, d'abord, sans prononcer une seule parole.
Puis, il me dit :
« Monsieur le professeur, quand je vous ai proposé de venir chasser
dans mes forêts de Crespo, vous m'avez cru en contradiction avec moi-
même. Quand je vous ai appris qu'il s'agissait de forêts sous-marines, vous
m'avez cru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les hommes
à la légère.
—Mais, capitaine, croyez que...
—Veuillez m'écouter, et vous verrez si vous devez m'accuser de folie
ou de contradiction.
—Je vous écoute.
—Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l'homme
peut vivre sous l'eau à la condition d'emporter avec lui sa provision d'air
respirable. Dans les travaux sous-marins, l'ouvrier, revêtu d'un vêtement
imperméable et la tête emprisonnée dans une capsule de métal, reçoit l'air
de l'extérieur au moyen de pompes foulantes et de régulateurs d'écoule-
ment.

C'est l'appareil des scaphandres, dis-je.
— En effet, mais dans ces conditions, l'homme n'est pas libre. Il est rat-
taché à la pompe qui lui envoie l'air par un tuyau de caoutchouc, véri-
table chaîne qui le rive à la terre, et si nous devions être ainsi retenus au
Nautilus, nous ne pourrions aller loin.
—Et le moyen d'être libre ? demandai-je.
— C'est d'employer
l'appareilRouquayrol-Denayrouze,imaginé par deux
de vos compatriotes, mais que j'ai perfectionné pour mon usage, et qui
vous permettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions physiologi-
ques, sans que vos organes en souffrent aucunement. Il se compose d'un
réservoir en tôle épaisse, dans lequel j'emmagasine l'air sous une pression
de cinquante atmosphères. Ce réservoir se fixe sur le dos au moyen de
bretelles, comme un sac de soldat. Sa partie supérieure forme une boite
d'où l'air, maintenu par un mécanisme à soufflet, ne peut s'échapper qu'à
sa tension normale. Dans l'appareil Rouquayrol,tel qu'il est employé, deux
tuyaux en caoutchouc, partant de cette boîte, viennent aboutir à une sorte
de pavillon qui emprisonne le nez et la bouche de l'opérateur ; l'un sert à
l'introduction de l'air inspiré, l'autre à l'issue de l'air expiré, et la langue
ferme celui-ci ou celui-là, suivant les besoins de la respiration. Mais, moi
qui affronte des pressions considérables au fond des mers, j'ai dû enfermer
ma tête, comme celle des scaphandres, dans une sphère de cuivre, et c'est
à cette sphère qu'aboutissent les deux tuyaux inspirateurs et expira-
teurs.
—Parfaitement, capitaine Nemo, mais l'air que vous emportez doit
s'user vite, et dès qu'il ne contient plus que quinze pour cent d'oxygène,
il devient irrespirable.
— Sans doute, mais je
vous l'ai dit, monsieur Aronnax, les pompes du
Nautilus me permettent de l'emmagasiner sous une pression considérable,
et, dans ces conditions, le réservoir de l'appareil peut fournir de l'air
respirable pendant neuf ou dix heures.
—Je n'ai plus d'objection à faire, répondis-je. Je vous demanderai seu-
lement, capitaine, comment vous pouvez éclairer votre route au fond de
l'Océan ?
— Avec l'appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se porte

sur le dos, le second s'attache à la ceinture. Il se compose d'une pile de


Bunzen que je mets en activité, non avec du bichromate de potasse, mais
avec du sodium. Une bobine d'induction recueille l'électricité produite, et
la dirige vers une lanterne d'une disposition particulière. Dans cette lan-
terne se trouve un serpentin de verre gui contient seulement un résidu de
gaz carbonique. Quand l'appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, en
donnant une lumière blanchâtre et continue. Ainsi pourvu, je respire et
je vois.
—Capitaine Nemo, à toutes mes objections vous faites de si écrasantes
réponses que je n'ose plus douter. Cependant, si je suis bien forcé d'ad-
mettre les appareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande à faire des
réserves pour le fusil dont vous voulez m'armer.
—Mais ce n'est point un fusil à poudre, répondit le capitaine.

C'est donc un fusil à vent?
—Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre à
mon bord, n'ayant ni salpêtre, ni soufre, ni charbon ?
— D'ailleurs,
dis-je, pour tirer sous l'eau, dans un milieu huit cent cin-
quante-cinq fois plus dense que l'air il faudrait vaincre une résistance
considérable.
—Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnés
après Fulton par les anglais Philippe Coles et Burley, par le français
Furcy, par l'italien Landi, qui sont munis d'un système particulier de fer-
meture, et qui peuvent tirer dans ces conditions. Mais je vous le répète,
n'ayant pas de poudre, je l'ai remplacée par de l'air à haute pression, que
les pompes du Nautilus me fournissent abondamment.
—Mais cet air doit rapidement s'user.
—Eh bien, n'ai-je pas mon réservoir Rouquayrol, qui peut, au besoin,
m'en fournir. Il suffit pour cela d'un robinet ad hoc. D'ailleurs, mon-
sieur Aronnax, vous verrez par vous-même que, pendant ces chasses
sous-marines, on ne fait pas grande dépense d'air ni de balles.
—Cependant, il me semble que dans cette demi-obscurité, et au milieu
de ce liquide très-dense par rapport à l'atmosphère, les coups ne peuvent
porter loin et sont difficilement mortels ?
—Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, au contraire,
et dès qu'un animal est touché, si légèrement que ce soif, il tombe fou-
droyé.

Pourquoi ?
—Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance,
mais de petites capsules de verre, inventées par le chimiste autrichien

Leniebroek, — et dont j'ai un approvisionnement considérable. Ces
cap-
sules de verre, recouvertes d'une armature d'acier, et alourdies
par un
culot de plomb, sont de véritables petites bouteilles de Leyde, dans les-
quelles l'électricité est forcée à une très-haute tension. Au plus léger
choc, elles se déchargent, et l'animal, si puissant qu'il soit, tombe mort.
J'ajouterai que ces capsules ne sont pas plus grosses que du numéro quatre,
et que la charge d'un fusil ordinaire pourrait en contenir dix.
—Je ne discute plus, répondis-je en me levant de table, et je n'ai plus
qu'à prendre mon fusil. D'ailleurs, où vous irez, j'irai. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers l'arrière du Nautilus, et,
en pas-
sant devant la cabine de Ned et de Conseil, j'appelai mes deux compa-
gnons qui nous suivirent aussitôt.
Puis, nous arrivâmes à une cellule située en abord, près de la chambre
des machines, et dans laquelle nous devions revêtir nos vêtements de
pro-
menade.

CHAPITRE XVI

PROMENADE EN PLAINE.

Cette cellule était, à proprement parler, l'arsenal et le vestiaire du


Nautilus. Une douzaine dappareils de scaphandres, suspendus à la paroi,
attendaient les promeneurs.
Ned Land, en les voyant, manifesta une répugnance évidente à s'en
revêtir.
Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forêts de l'île de Crespo
« ne sont
que des forêts sous-marines !
—Bon ! fit le harponneur désappointé, qui voyait s'évanouir ses rêves
de viande fraîche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez
vous introduire
dans ces habits-là ?
—Il le faut bien, maître Ned.
Libre à vous, monsieur, répondit le harponneur, haussant les épau-
les, mais quant à moi, à moins qu'on ne m'y force, je n'entrerai jamais
là-dedans.
—On ne vous forcera pas, maître Ned, dit le capitaine Nemo.
—Et Conseil va se risquer? demanda Ned.
—Je suis monsieur partout où va monsieur, » répondit Conseil.
Sur un appel du capitaine, deux hommes de l'équipage vinrent nous
aider à revêtir ces lourds vêtements imperméables, faits en caoutchouc
sans couture, et préparés de manière à supporter des pressions considéra-
bles. On eût dit une armure à la fois souple et résistante. Ces vêtements
formaient pantalon et veste. Le pantalon se terminait par d'épaisses chaus-
sures, garnies de lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste était main-
tenu par des lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, la défendaient
contre la poussée des eaux, et laissaient les poumons fonctionner libre-
ment ; ses manches finissaient en forme de gants assouplis, qui ne contra-
riaient aucunement les mouvements de la main.
Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnés aux vête-
ments informes, tels que les cuirasses de liége, les soubrevestes, les habits
de mer, les coffres, etc., qui furent inventés et prônés dans le xvIIIe siècle.
Le capitaine Nemo, un de ses compagnons, sorte d'Hercule, qui devait

être d'une force prodigieuse, — Conseil et moi, nous eûmes bientôt revêtu
ces habits de scaphandres. Il ne s'agissait plus que d'emboîter notre tête
dans sa sphère métallique. Mais, avant de procéder à cette opération,
je demandai au capitaine la permission d'examiner les fusils qui nous
étaient destinés.
L'un des hommes du Nautilus me présenta un fusil simple dont la crosse,
faite en tôle d'acier et creuse à l'intérieur, était d'assez grande dimension.
Elle servait de réservoir à l'air comprimé, qu'une soupape, manoeuvrée par
une gachette, laissait échapper dans le tube de métal. Une boite à projec-
tiles, évidée dans l'épaisseur de la crosse, renfermait une vingtaine
de balles électriques, qui, au moyen d'un ressort, se plaçaient automati-
quement dans le canon du fusil. Dès qu'un coup était tiré, l'autre était
prêt à partir.
« Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d'un maniement
facile. Je ne demande plus qu'à l'essayer. Mais comment allons-nous ga-
gner le fond de la mer?
—En ce moment, monsieur le professeur, le Nautilus est échoué par
dix mètres d'eau, et nous n'avons plus qu'à partir.
—Mais comment sortirons-nous?
— Vous l'allez voir. »
Le capitaine Nemo introduisit sa tête dans la calotte sphérique. Conseil
et moi, nous en fîmes autant, non sans avoir entendu le Canadien nous
lancer un « bonne chasse » ironique. Le haut de notre vêtement était ter¬
miné par un collet de cuivre taraudé, sur lequel se vissait ce casque de
métal. Trois trous, protégés par des verres épais, permettaient de voir
suivant toutes les directions, rien qu'en tournant la tète à l'intérieur de
cette sphère. Dès qu'elle fut en place, les appareils Rouquayrol, placés
sur notre dos, commencèrent à fonctionner, et, pour mon compte, je res-
pirai à l'aise.
La lampe Ruhmkorff suspendue à
ma ceinture, le fusil à la main, j'étais
prêt à partir. Mais, pour être franc, emprisonné dans ces lourds vêtements
et cloué au tillac par mes semelles de plomb, il m'eût été impossible de
faire un pas.
Mais ce cas était prévu, car je sentis que l'on me poussait dans une
petite chambre contiguë au vestiaire. Mes compagnons, également remor-
qués, me suivaient. J'entendis une porte, munie d'obturateurs, se refermer
sur nous, et une profonde obscurité nous enveloppa.
Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à mon oreille. Je
sentis une certaine impression de froid monter de mes pieds à ma poi-
trine. Evidemment, de l'intérieur du bateau on avait, par un robinet,
donné entrée à l'eau extérieure qui nous envahissait, et dont cette chambre
fut bientôt remplie. Une seconde porte, percée dans le flanc du Nautilus,
s'ouvrit alors. Un demi-jour nous éclaira. Un instant après, nos pieds fou-
laient le fond de la mer.
Et maintenant, comment pourrais-je retracer les impressions que m'a
laissées cette promenade sous les eaux? Les mots sont impuissants à ra-
conter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui-même est inhabile à
rendre les effets particuliers à l'élément liquide, comment la plume sau-
rait-elle les reproduire ?
Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait à
quelques pas en arrière. Conseil et moi, nous restions l'un près de l'autre,
comme si un échange de paroles eût été possible à travers nos carapaces
métalliques. Je ne sentais déjà plus la lourdeur de mes vêtements, de
mes chaussures, de mon réservoir d'air, ni le poids de cette épaisse
sphère, au milieu de laquelle ma tête ballottait comme une amande
dans sa coquille. Tous ces objets, plongés dans l'eau, perdaient une
partie de leur poids égale à celui du liquide déplacé, et je me trouvais
très-bien de cette loi physique reconnue par Archimède. Je n'étais plus
une masse inerte, et j'avais une liberté de mouvement relativementgrande.
La lumière, qui éclairait le sol jusqu'à trente pieds au-dessous de la sur-
face de l'Océan, m'étonna par sa puissance. Les rayons solaires traver-
saient aisément cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration. Je dis-
tinguais nettement les objets à une distance de cent mètres. Au delà, les
fonds se nuançaient des fines dégradations de l'outremer, puis ils bleuis-
saient dans les lointains, et s'effaçaient au milieu d'une vague obscurité.
Véritablement, cette eau qui m'entourait n'était qu'une sorte d'air, plus
dense que l'atmosphère terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus
de moi, j'apercevais la calme surface de la mer.
Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé comme celui des plages
qui conserve l'empreinte de la houle. Ce tapis éblouissant, véritable ré-
flecteur, repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensité. De
là, cette immense réverbération qui pénétrait toutes les molécules liquides.
Serai-je cru si j'affirme, qu'à cette profondeur de trente pieds, j'y voyais
comme en plein jour?
Pendant un quart d'heure, je foulai ce sable ardent, semé dune impal-
pable poussière de coquillages. La coque du Nautilus, dessinée comme
fanal, lorsque la nuit se
un long écueil, disparaissait peu à peu, mais son
serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour à bord, en pro-
jetant ses rayons avec une netteté parfaite. Effet difficile à comprendre
pour qui n'a vu que sur terre ces nappes blanchâtres si vivement accusées.
Là, la poussière dont l'air est saturé leur donne l'apparence d'un brouil-
lard lumineux; mais sur mer, comme sous mer, ces traits électriques se
transmettent avec une incomparable pureté.
Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait
être sans bornes. J'écartais de la main les rideaux liquides qui se refer-
maient derrière moi, et la trace de mes pas s'effaçait soudain sous la pres-
sion de l'eau.
Bientôt, quelques formes d'objets, à peine estompées dans l'éloignement,
se dessinèrent à mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans
de
rochers, tapissés de zoophytes du plus bel échantillon, et je fus tout
d'abord frappé d'un effet spécial à ce milieu.
Il était alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient
la surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lu-
mière décomposée par la réfraction comme à travers un prisme, fleurs,
rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords
des sept couleurs du spectre solaire. C'était une merveille, une fête
des yeux, que cet enchevêtrement de tons colorés, une véritable kaléidos-
copie de vert, de jaune, d'orange, de violet, d'indigo, de bleu, en un
mot, toute la palette d'un coloriste enragé ! Que ne pouvais-je commu-
niquer à Conseil les vives sensations qui me montaient au cerveau, et
rivaliser avec lui d'interjections admiratives ! Que ne savais-je, comme
le capitaine Nemo et son compagnon, échanger mes pensées au moyen de
signes convenus! Aussi, faute de mieux, je me parlais à moi-même, je
criais dans la boîte de cuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut-être en
vaines paroles plus d'air qu'il ne convenait.
Devant ce splendide spectacle, Conseil s'était arrêté comme moi. Évi-
demment, le digne garçon, en présence de ces échantillons de zoophytes
et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et échinodermes
abondaient sur le sol. Les isis variées, les cornulaires qui vivent isolément,
des touffes d'oculines vierges, désignées autrefois sous le nom de « corail
blanc » les fongies hérissées en forme de champignons, les anémones
,
adhérant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs,
émaillé de porpites parées de leur collerette de tentacules azurés, d'étoiles
de mer qui constellaient le sable, et d'astérophytonsverruqueux, fines den¬
telles brodées par la main des naïades, dont les festons se balançaient aux
faibles ondulations provoquées par notre marche. C'était un véritable
chagrin pour moi d'écraser sous mes pas les brillants spécimens de mollus-
ques qui jonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les mar-
teaux, les donaces, véritables coquilles bondissantes, les troques, les
casques rouges, les strombes aile-d'ange, les aphysies, et tant d'autres
produits de cet inépuisable Océan. Mais il fallait marcher, et nous allions
en avant, pendant que voguaient au-dessus de nos têtes des troupes de
physalies, laissant leurs tentacules d'outre-mer flotter à la traîne, des
méduses dont l'ombrelle opaline ou rose tendre, festonnée d'un liston
d'azur, nous abritait des rayons solaires, et des pélagies panopyres, qui,
dans l'obscurité, eussent semé notre chemin de lueurs phosphorescentes!
Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l'espace d'un quart de mille,
m'arrêtant à peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait
d'un geste. Bientôt, la nature du sol se modifia. A la plaine de sable suc-
céda une couche de vase visqueuse que les Américains nomment « oaze »,
uniquement composée de coquilles siliceuses ou calcaires. Puis, nous par-
courûmes une prairie d'algues, plantes pélagiennes que les eaux n'avaient
pas encore arrachées, et dont la végétation était fougueuse. Ces pelouses à
tissu serré, douces au pied, eussent rivalisé avec les plus moelleuxtapis tissés
par la main des hommes. Mais, en même temps que la verdure s'étalait sous
nos pas, elle n'abandonnait pas nos tètes. Un léger berceau de plantes mari-
nes, classées dans cette exubérante familledes algues, dont on connaît plus de
deux mille espèces, se croisait à la surface des eaux. Je voyais flotter de
longs rubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubulés, des lauren-
cies, des cladostèphes, au feuillage si délié, des rhodymènes palmés,
semblables à des éventails de cactus. J'observai que les plantes vertes se
maintenaient plus près de la surface de la mer, tandis que les rouges occu-
paient une profondeur moyenne, laissant aux hydrophytes noires ou bru-
nes le soin de former les jardins et les parterres des couches reculées
de l'Océan.
Ces algues sont véritablement un prodige de la création, une des mer-
veilles de la flore universelle. Cette famille produit à la fois les plus petits
et les plus grands végétaux du globe. Car de même qu'on a compté qua-
rante mille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq milli-
mètres carrés, de même on a recueilli des fucus dont la longueur dépas-
sait cinq cents mètres.
Nous avions quitté le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il
était près de midi. Je m'en aperçus à la perpendicularité des rayons so-
laires qui ne se réfractaient plus. La magie des couleurs disparut peu à
peu, et les nuances de l'émeraude et du saphir s'effacèrent de notre firma-
ment. Nous marchions d'un pas régulier qui résonnait sur le sol avec une
intensité étonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec une vitesse
à laquelle l'oreille n'est pas habituée sur la terre. En effet, l'eau est pour
le son un meilleur véhicule que l'air, et il s'y propage avec une rapidité
quadruple.
En ce moment, le sol s'abaissa par une pente prononcée. La lumiere
prit une teinte uniforme. Nous atteignîmes une profondeur de cent mètres,
subissant alors une pression de dix atmosphères. Mais mon vêtement de
scaphandre était établi dans des conditions telles que je ne souffrais aucu-
nement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gène aux arti-
culations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas à disparaître.
Quant à la fatigue que devait amener cette promenade de deux heures sous
un harnachement dontj'avais si peu l'habitude, elle était nulle. Mes mou-
vements, aidés par l'eau, se produisaient avec une surprenante facilité.
Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore les
rayons du soleil, mais faiblement. A leur éclat intense avait succédé un cré-
puscule rougeâtre, moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous
voyions suffisamment à nous conduire, et il n'était pas encore nécessaire
de mettre les appareils Ruhmkorffen activité.
En ce moment, le capitaine Nemo s'arrêta. Il attendit que je l'eusse
re-
joint, et du doigt, il me montra quelques masses obscures qui s'accusaient
dans l'ombre à une petite distance.
« Cest la forêt de lîle Crespo, » pensai-je, et je ne me trompais pas.

CHAPITRE XVII

UNE FORÊT SOUS-MARINE.

Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette forêt,


sans doute l'une des
plus belles de limmense domaine du capitaine Nemo. Il la considérait
comme étant sienne, et s'attribuait sur elle les mêmes droits qu'avaient
les premiers hommes
aux premiers jours du monde. D'ailleurs, qui
lui eût disputé la possession de cette propriété sous-marine ? Quel
autre
pionnier plus hardi serait venu, la hache à la main,
en défricher les som-
bres taillis ?
Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dès que
nous eûmes pénétré sous ses vastes arceaux, mes
regards furent tout d'a-
bord frappés d'une singulière disposition de leurs ramures, — disposition
que je n'avais pas encore observée jusqu'alors.
Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui hé-
rissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne sétendait dans
un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l'Océan. Pas de
filaments, pas de rubans, si minces qu'ils fussent, qui ne se tinssent droit
comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se développaient suivant
une ligne rigide et perpendiculaire, commandée par la densité de l'élé-
ment qui les avait produits. Immobiles, d'ailleurs, lorsque je les écartais de
la main, ces plantes reprenaient aussitôt leur position première. C'était ici
le règne de la verticalité.
Bientôt, je m'habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu'à l'obscurité
relative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt était semé de blocs aigus,
difficiles à éviter. La flore sous-marine m'y parut être assez complète, plus
riche même qu'elle ne l'eût été sous les zones arctiques ou tropicales,
où ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je
confondis involontairement les règnes entre eux, prenant des zoophytes
pour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s'y fût pas
trompé? La faune et la flore se touchent de si près dans ce monde sous-
marin!
J'observai que toutes ces productions du règne végétal ne tenaient au
sol que par un empâtement superficiel. Dépourvues de racines, indiffé-
rentes au corps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte,
elles ne lui demandent qu'un point d'appui, non la vitalité. Ces plantes ne
procèdent que d'elles-mêmes, et le principe de leur existence est dans cette
feuilles, pous-
eau qui les soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de
saient des lamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme
restreinte de couleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert,
l'olivâtre, le fauve et le brun. Je revis là, mais non plus desséchées comme
les échantillons du Nautilus, des padines-paons, déployées en éventails
qui semblaient solliciter la brise, des céramies écarlates, des laminaires
allongeant leurs jeunes pousses comestibles, des néréocystées filiformes et
fluxueuses, qui s'épanouissaient à une hauteur de quinze mètres, des bou-
quets d'acétabules, dont les tiges grandissent par le sommet, et nombre
d'autres plantes pélagiennes, toutes dépourvues de fleurs. « Curieuse
anomalie, bizarre élément, a dit un spirituel naturaliste, où le règne
animal fleurit, et où le règne végétal ne fleurit pas ! »
Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zônes tem¬
pérées, et sous leur ombre humide, se massaient de véritables buissons à
fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquels s'épanouissaient des
méandrines zébrées de sillons tortueux, des cariophylles jaunâtres à tenta-
cules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, — et pour compléter
l'illusion, —les poissons-mouches volaient de branches en branches, comme
un essaim de colibris, tandis que de jaunes
lépisacanthes, à la mâchoire
hérissée, aux écailles aiguës, des dactyloptères et des monocentres, se le-
vaient sous nos pas, semblables à une troupe de bécassines.
Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la balte. J'en fus
assez satisfait pour mon compte, et nous nous étendîmes sous un berceau
d'alariées, dont les longues lanières amincies se dressaient comme des flè-
ches.
Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne nous manquait que le
charme de la conversation. Mais impossible de parler, impossible de ré-
pondre. J'approchai seulement ma grosse tête de cuivre de la tête de Con-
seil. Je vis les yeux de ce brave garçon briller de contentement, et en signe
de satisfaction, il s'agita dans sa carapace de l'air le plus comique du
monde.
Après quatre heures de cette promenade, je fus très-étonné de ne pas res-
sentir un violent besoin de manger. À quoi tenait cette disposition de l'es-
tomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche,j'éprouvais une insurmonta-
ble envie de dormir, ainsi qu'il arrive à tous les plongeurs. Aussi mes yeux
se fermèrent-ils bientôt derrière leur épaisse vitre, et je tombai dans une
invincible somnolence, que le mouvement de la marche avait seul pu com-
battre jusqu'alors. Le capitaine Nemo et son robuste compagnon, étendus
dans ce limpide cristal, nous donnaient l'exemple du sommeil.
Combien de temps restai-je ainsi plongé dans cet assoupissement,je ne
pus l'évaluer ; mais lorsque je me réveillai, il me sembla que le soleil
s'abaissait vers l'horizon. Le capitaine Nemo s'était déjà relevé, et je
commençais à me détirer les membres, quand une apparition inattendue
me remit brusquement sur les pieds.
A quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, haute d'un mètre,
me regardait de ses yeux louches, prête à s'élancer sur moi. Quoique
mon habit de scaphandre fût assez épais pour me défendre contre les
morsures de cet animal, je ne pus retenir un mouvement d'horreur. Con-
seil et le matelot du Nautilus s'éveillèrent en ce moment. Le capitaine
Nemo montra à son compagnon le hideux crustacé, qu'un coup de crosse
abattit aussitôt, et je vis les horribles pattes du monstre se tordre dans des
convulsions terribles.
Cette rencontre me fit penser que d'autres animaux, plus redoutables,
devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me proté-
gerait pas contre leurs attaques. Je n'y avais pas songé jusqu'alors, et je
résolus de me tenir sur mes gardes. Je supposais, d'ailleurs, que cette
halte marquait le terme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au
lieu de retourner au Nautilus, le capitaine Nemo continua son audacieuse
excursion.
Le sol se déprimait toujours, et sa pente, s'accusant davantage, nous
conduisit à de plus grandes profondeurs. Il devait être à peu près trois
heures, quand nous atteignîmes une étroite vallée, creusée entre de hautes
parois à pic, et située par cent cinquante mètres de fond. Grâce à la per-
fection de nos appareils, nous dépassions ainsi de quatre-vingt-dix mètres
la limite que la nature semblait avoir imposée jusqu'ici aux excursions
sous-marines de l'homme.
Je dis cent cinquante mètres, bien qu'aucun instrument ne me permît
dévaluer cette distance. Mais je savais que, même dans les mers les plus
limpides, les rayons solaires ne pouvaient pénétrer plus avant. Or, précisé-
ment, l'obscurité devint profonde. Aucun objet n'était visible à dix pas.
Je marchais donc en tâtonnant, quand je vis briller subitement une lu-
mière blanche assez vive, Le capitaine Nemo venait de mettre son appareil
électrique en activité. Son compagnon l'imita. Conseil et moi nous suivîmes
leur exemple. Jétablis, en tournant une vis, la communication entre labo¬
bine et le serpentin de verre, et la mer, éclairée par nos quatre lanternes,
s'illumina dans un rayon de vingt-cinq mètres.
Le capitaine Nemo continua de s'enfoncer dans les obscures profondeurs
de la forêt dont les arbrisseaux se raréfiaient de plus en plus. J'observai que
la vie végétale disparaissait plus vite que la vie animale. Les plantes péla-
giennes abandonnaient déjà le sol devenu aride, qu'un nombre pro-
digieux d'animaux, zoophytes, articulés, mollusques et poissons y pullu-
laient encore.
Tout en marchant, je pensais que la lumière de nos appareils Ruhmkorff
devait nécessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches.
Mais s'ils nous approchèrent, ils se tinrent du moins à une distance regret-
table pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemo s'arrêter
et mettre son fusil en joue ; puis, après quelques instants d'observation, il
se relevait et reprenait sa marche.
Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s'acheva.
Un mur de rochers superbes et d'une masse imposante se dressa devant
nous, entassement de blocs gigantesques, énorme falaise de granit, creusée
de grottes obscures, mais qui ne présentait aucune rampe praticable.
C'étaient les accores de l'île Crespo. C'était la terre.
Le capitaine Nemo s'arrêta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte,
et si désireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m'arrêter. Ici
finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dépasser.
Au delà c'était cette portion du globe qu'il ne devait plus fouler du
pied.
Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tête de sa pe-
tite troupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crus voir que nous ne
suivions pas le même chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle
route, très-raide, et par conséquent très-pénible, nous rapprocha rapide-
ment de la surface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches su-
périeures ne fut pas tellement subit que la décompression se fit trop rapi-
dement, ce qui aurait pu amener dans notre organisme des désordres
graves, et déterminer ces lésions internes si fatales aux plongeurs. Très-
promptement, la lumière reparut et grandit, et, le soleil étant déjà bas sur
l'horizon, la réfraction borda de nouveau les divers objets d'un anneau
spectral.
A dix mètres de profondeur, nous marchions au milieu d'un essaim de
petits poissons de toute espèce, plus nombreux que les oiseaux dans l'air,
plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d'un coup de fusil,
ne s'était encore offert à nos regards.
En ce moment, je vis l'arme du capitaine, vivement épaulée, suivre
entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j'entendis un faible sif-
flement, et un animal retomba foudroyé à quelques pas.
C'était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupède
qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d'un mètre cin-
quante centimètres, devait avoir un très-grand prix. Sa peau, d'un brun
marron en dessus, et argentée en dessous, faisait une de ces admirables
fourrures si recherchées sur les marchés russes et chinois ; la finesse et le
lustre de son poil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs.
J'admirai fort ce curieux mammifère à la tête arrondie et ornée d'oreilles
courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches et semblables à celles
du chat, aux pieds palmés et unguiculés, à la queue touffue. Ce précieux
carnassier, chassé et traqué par les pêcheurs, devient extrêmement rare,
et il s'est principalement réfugié dans les portions boréales du Pacifique,
où vraisemblablement son espèce ne tardera pas à s'éteindre.
Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bête, la chargea sur
son épaule, et l'on se remit en route.
Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devant nos pas.
Elle remontait souvent à moins de deux mètres de la surface des eaux. Je
voyais alors notre image, nettement reflétée, se dessiner en sens inverse,
et, au-dessus de nous, apparaissait une troupe identique, reproduisant
nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, à cela
près qu'elle marchait la tête en bas et les pieds en l'air.
Autre effet à noter. C'était le passage de nuages épais qui se formaient
et s'évanouissaientrapidement ; mais en réfléchissant, je compris que ces
prétendus nuages n'étaient dus qu'à l'épaisseur variable des longues
lames de fond, et j'apercevais même les « moutons » écumeux que leur
crête brisée multipliait sur les eaux. Il n'était pas jusqu'à l'ombre des
grands oiseaux qui passaient sur nos têtes, dont je ne surprisse le rapide
effleurement à la surface de la mer.
En cette occasion, je fus témoin de l'un des plus beaux coups de fusil
qui ait jamais fait tressaillir les fibres d'un chasseur. Un grand oiseau, à
large envergure, très-nettement visible, s'approchait en planant. Le com-
pagnon du capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu'il fut à quel-
ques mètres seulement au-dessus des flots. L'animal tomba foudroyé, et sa
chute l'entraîna jusqu'à la portée de l'adroit chasseur qui s'en empara.
Cétait un albatros de la plus belle espèce, admirable spécimen des oiseaux
pélagiens.
Notre marche n'avait pas été interrompue par cet incident. Pendant
deux heures, nous suivîmes tantôt des plaines sableuses, tantôt des prai-
ries de varechs, fort pénibles à traverser. Franchement, je n'en pouvais
plus, quand j'aperçus une vague lueur qui rompait, à un demi-mille,
l'obscurité des eaux. C'était le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes,
nous devions être à bord, et là, je respirerais à l'aise, car il me sem-
blait que mon réservoir ne fournissait plus qu'un air très-pauvre en
oxygène. Mais je comptais sans une rencontre qui retarda quelque peu
notre arrivée.
J'étais resté d'une vingtaine de pas en arrière, lorsque je vis le capi-
taine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me
courba à terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil.
Tout d'abord, je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais
je me rassurai en observant que le capitaine se couchait près de moi et
demeurait immobile.
J'étais donc étendu sur le sol, et précisément à l'abri d'un buisson de
varechs, quand, relevant la tête, j'aperçus d'énormes masses passer
bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.
Mon sang se glaça dans mes veines J'avais reconnu les formidables squa-
!

les qui nous menaçaient. C'était un couple de tintoréas, requins terribles,


à la queue énorme, au regard terne et vitreux, qui distillent une matière
phosphorescente par des trous percés autour de leur museau. Monstrueuses
mouches à feu, qui broient un homme tout entier dans leurs mâchoires
de fer ! Je ne sais si Conseil s'occupait à les classer, mais pour mon compte,
j'observais leur ventre argenté, leur gueule formidable, hérissée de
dents, à un point de vue peu scientifique, et plutôt en victime qu'en natu-
raliste.
Très-heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passèrent
sans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunâtres, et nous
échappâmes, comme par miracle, à ce danger plus grand, à coup sûr,
que la rencontre d'un tigre en pleine forêt.
Une demi-heure après, guidés par la traînée électrique, nous atteignions
le Nautilus. La porte extérieure était restée ouverte, et le capitaine Nemo
la referma, dès que nous fûmes rentrés dans la première cellule. Puis, il
pressa un bouton. J'entendis manoeuvrer les pompes au-dedans du na-
vire, je sentis l'eau baisser autour de moi ; et, en quelques instants, la cel-
lule fut entièrement vidée. La porte intérieure s'ouvrit alors, et nous pas-
sâmes dans le vestiaire.
Là, nos habits de scaphandre furent retirés, non sans peine, et, très-
harassé, tombant d'inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, tout
émerveillé de cette surprenante excursion au fond des mers.
CHAPITRE XVIII

QUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE.

lendemain matin, 18 novembre, j'étais parfaitement remis de mes


Le
je montai la plate-forme, au moment ou le se-
fatigues de la veille, et sur
Il vint alors à
cond du Nautilus prononçait sa phrase quotidienne. me
qu'elle signifiait :
l'esprit qu elle se rapportait à l'état de la mer, ou plutôt
« Nous n'avons rien en vue. » lhorizon. Les hauteurs
Et en effet, l'Océan était désert. Pas une voile à
absorbant les cou-
de l'île Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer,
dans
leurs du prisme, à l'exception des rayons bleus, réfléchissait ceux-ci
Une moire,
toutes les directions et revêtait une admirable teinte d'indigo.
à larges raies, se dessinait régulièrement sur les flots
onduleux.
J'admirais ce magnifique aspect de l'Océan, quand le capitaine Nemo
apparut. Il ne sembla pas s'apercevoir de ma présence, et commença
série d'observations astronomiques. Puis, son opération terminée, il
une surface
alla s'accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent à la
de l'Océan.
Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tous gens vigoureux
retirer
et bien constitués, étaient montés sur la plate-forme. Ils venaient
les filets qui avaient été mis à la traîne pendant la nuit. Ces marins appar-
tenaient évidemmentà des nations différentes, bien que le type européen
fût indiqué chez tous. Je reconnus, à ne pas me tromper, des Irlandais, des
Français, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ces hommes
étaient sobres de paroles, et n'employaient entre eux que ce bizarre idiôme
dont je ne pouvais pas même soupçonner l'origine. Aussi, je dus renoncer
à les interroger.
Les filets furent halés à bord. C'étaient des espèces de chaluts, sembla-
bles à ceux des côtes normandes, vastes poches quune vergue flottante et
entr'ouvertes.
une chaîne transfilée dans les mailles inférieures tiennent
Ces poches, ainsi traînées sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond
de l'Océan et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-là,
ils ramenèrent de curieux échantillons de ces parages poissonneux, des lo-
phies, auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatif d'his-
trions, des commersons noirs, munis de leurs antennes, des balistes ondu¬
les, entoures de bandelettes rouges, des tétrodons-croissants,
dont le venin
est extrêmement subtile, quelques lamproies olivâtres, des
macrorhin-
ques, couverts d'écailles argentées, des trichiures, dont la puissance élec-
trique est égale à celle du gymnote et de la torpille, des
notoptères écail-
leux, à bandes brunes et transversales, des gades
verdâtres, plusieurs
variétés de gobies, etc., enfin, quelques poissons de proportions
plus vas-
tes, un caranx à tête proéminente, long d'un mètre, plusieurs scom-
beaux
bres bonites, chamarrés de couleurs bleues et
argentées, et trois magnifi-
ques thons que la rapidité de leur marche n'avait
pu sauver du chalut
J'estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille
livres de pois-
sons. C'était une belle pêche, mais non surprenante. En effet, filets res-
tent à la traîne pendant plusieurs heures et enserrent dans ces
leur prison de
fil tout un monde aquatique. Nous
ne devions donc pas manquer de vivres
dune excellente qualité, que la rapidité du Nautilus l'attraction
et de sa
lumière électrique pouvaient renouveler
sans cesse.
Ces divers produits de la
mer furent immédiatement affalés par le pan-
neau vers les cambuses, destinés, les uns à être mangés frais, les autres
à
être conservés.
La pèche finie, la provision d'air renouvelée,je
pensais que le Nautilus
allait reprendre son excursion sous-marine, et je
me préparais à rega-
gner ma chambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo
dit sans autre préambule : me
« Voyez cet océan, monsieur le professeur, n'est-il
pas doué d'une vie
réelle ? N'a-t-il pas ses colères et
ses tendresses ? Hier, il s'est en-
dormi comme nous, et le voilà qui réveille après
se une nuit paisible ! »
Ni bonjour, ni bonsoir! N'eût-on
pas dit que cet étrange personnage
continuait avec moi une conversation déjà commencée?
« Regardez, reprit-il, il s éveille sous les caresses du soleil ! Il
va revivre
de son existence diurne ! C'est une intéressante étude
que de suivre le jeu
de son organisme. Il possède
un pouls, des artères, il a ses spasmes, et je
donne raison à ce savant Maury, qui découvert lui
a en une circulation aussi
réelle que la circulation sanguine chez les animaux.
»
Il est certain que le capitaine Nemo n'attendait de moi
aucune réponse,
et il me parut inutile de lui prodiguer les Évidemment, les
« » « A coup
sûr, » et les « Vous avez raison. » Il se parlait plutôt à lui-même,
prenant
de longs temps entre chaque phrase. C'était
une méditation à voix haute.
« Oui, dit-il, l'Océan possède une circulation véritable, et,
pour la pro-
voquer, il a suffi au Créateur de toutes choses de multiplier en lui le calo-
rique, le sel et les animalcules. Le calorique,
en effet, crée des densités
différentes, qui amènent les courants et les contre-courants. L'évaporation,
nulle aux régions hyperboréennes, très-active dans les zones équatoriales,
constitue un échange permanent des eaux tropicales et des eaux polaires.
En outre, j'ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui
forment la vraie respiration de l'Océan. J'ai vu la molécule d'eau de mer,
échauffée à la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son
maximum de densité à deux degrés au-dessous de zéro, puis se refroidis-
sant encore, devenir plus légère et remonter. Vous verrez, aux pôles, les
conséquences de ce phénomène, et vous comprendrez pourquoi, par cette
loi de la prévoyante nature, la congélation ne peut jamais se produire qu'à
la surface des eaux ! »
Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais : « Le pôle !
Est-ce que cet audacieux personnage prétend nous conduire jusque là ! »
Cependant, le capitaine s'était tû, et regardait cet élément si compléte-
ment, si incessamment étudié par lui. Puis reprenant :
« Les sels, dit-il, sont en quantité considérable dans la mer, monsieur
le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu'elle contient en dissolution,
vous en feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui,
étalée sur le globe, formerait une couche de plus de dix mètres de hauteur.
Et ne croyez pas que la présence de ces sels ne soit due qu'à un caprice de la
nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins évaporables, et empêchent
les vents de leur enlever une trop grande quantité de vapeurs, qui, en se
résolvant, submergeraient les zones tempérées. Rôle immense, rôle de
pondérateur dans l'économie générale du globe ! »
Le capitaine Nemo s'arrêta, se leva même, fit quelques pas sur la plate-
forme, et revint vers moi :
« Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces milliards d'animalcules,
qui existent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent
mille pour peser un milligramme, leur rôle n'est pas moins important. Ils
absorbent les sels marins, ils s'assimilent les éléments solides de l'eau, et,
véritables faiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et des
madrépores ! Et alors la goutte d'eau, privée de son aliment minéral, s'al-
lége, remonte à la surface, y absorbe les sels abandonnés par l'évapora-
tion, s'alourdit, redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux élé-
ments à absorber. De la, un double courant ascendant et descendant, et
toujours le mouvement, toujours la vie ! La vie, plus intense que sur les
continents, plus exubérante, plus infinie, s'épanouissant dans toutes les
parties de cet océan, élément de mort pour l'homme, a-t-on dit, élément
de vie pour des myriades d'animaux, et moi !
— pour »
Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il
se transfigurait et provoquait
en moi une extraordinaire émotion.
« Aussi, ajouta-t-il, là est la vraie existence ! Et je concevrais la fondation
de villes nautiques, d'agglomérations de maisons sous-marines, qui, comme
le Nautilus, reviendraient respirer chaque matin à la surface des mers,
villes libres, s'il en fut, cités indépendantes! Et encore, qui sait si
quelque despote... »
Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis, s'adres-
sant directement à moi, comme pour chasser une pensée funeste :
« Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous
quelle est la pro-
fondeur de l'Océan ?
— Je sais,
du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous
ont appris.
— Pourriez-vous me les citer afin que je les contrôle au besoin?
— En
,
voici quelques-uns, répondis-je, qui me reviennent à la mémoire.
Si je ne me trompe, on a trouvé
une profondeur moyenne de huit mille
deux cents mètres dans l'Atlantique nord,
et de deux mille cinq cents
mètres dans la Méditerranée. Les plus remarquables
sondes ont été faites
dansAtantique sud, près du trente-cinquième degré,
et elles ont donné
douze mille mètres, quatorze mille
quatre-vingt onze mètres, et quinze
mille cent quarante-neuf mètres. En
somme, on estime que si le fond de
a mer était nivelé, sa profondeur moyenne serait de
sept kilomètres
environ.
Bien, monsieur le professeur, répondit
le capitaine Nemo, nous vous
montrerons mieux que cela, je l'espère. Quant à la profondeurmoyenne
de cette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu'elle est seulement de
quatre mille mètres. »
Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut par
l'échelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. Lhélice se mit aus-
sitôt en mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles à l'heure.
Pendant les jours, pendant les semaines qui s'écoulèrent, le capitaine
Nemo fut très-sobre de visites. Je ne le vis quà de rares intervalles. Son
second faisait régulièrement le point que je trouvais reporté sur la
carte, de telle sorte que je pouvais relever exactement la route du
Nautilus.
Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avait ra-
conté à son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadien regret-
tait de ne nous avoir point accompagnés. Mais j'espérais que l'occasion se
représenterait de visiter les forêts océaniennes.
Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salon
s'ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pénétrer les mystères du
monde sous-marin.
La direction générale du Nautilus était sud-est, et il se maintenait entre
cent mètres et cent cinquante mètres de profondeur. Un jour, cependant,
par je ne sais quel caprice, entraîné diagonalement au moyen de ses
plans
inclinés, il atteignit les couches d'eau situées par deux mille mètres. Le
thermomètre indiquait une température de 4,25 centigrades, température
qui, sous cette profondeur, paraît être commune à toutes les latitudes.
Le 26 novembre, à trois heures du matin, le Nautilus franchit le tropi-
que du Cancer par 172° de longitude. Le 27, il passa en vue des
Sandwich, où l'illustre Cook trouva la mort, le 14 février 1779. Nous
avions alors fait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point
de départ. Le matin, lorsque j'arrivai sur la plate-forme, j'aperçus, à deux
milles sous le vent, Haouaï, la plus considérable des sept îles qui forment
cet archipel. Je distinguai nettement sa lisière cultivée, les diverses chaînes
de montagnes qui courent parallèlement à la côte, et ses volcans que
domine le Mouna-Rea, élevé de cinq mille mètres au-dessus du niveau
de la mer. Entre autres échantillons de ces parages, les filets rapportèrent
des flabellaires pavonées, polypes comprimés de forme gracieuse, et qui
sont particuliers à cette partie de l'Océan.
La direction du Nautilus se maintint au sud-est. Il coupa l'Équateur,
le 1er décembre, par 142° de longitude, et le 4 du même mois, après une
rapide traversée que ne signala aucun incident, nous eûmes connaissance
du groupe des Marquises. J'aperçus à trois milles, par 8° 57 de latitude
sud et 139° 32' de longitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva,
la
principale de ce groupe qui appartient à la France. Je vis seulement les
montagnes boisées qui se dessinaient à l'horizon, car le capitaine Nemo
naimait pas à rallier les terres. Là, les filets rapportèrent de beaux spéci-
mens de poissons, des choryphènes aux nageoires azurées et à la
d'or, dont la chair est sans rivale au monde, des hologymnoses à queue
peu près
dépourvus d'écaillés, mais d'un goût exquis, des ostorhinques à mâchoire
osseuse, des thasards jaunâtres qui valaient la bonite, tous poissons di-
gnes d'être classés à l'office du bord.
Après avoir quitté ces îles charmantes protégées
par le pavillon fran-
çais, du 4 au 11 décembre, le Nautilus parcourut environ deux mille
milles. Cette navigation fut marquée par la rencontre d'une immense
troupe de calmars, curieux mollusques, très-voisins de la seiche. Les
pêcheurs français les désignent sous le nom d'encornets, et ils appartien-
nent à la classe des céphalopodes et à la famille des dibranchiaux, qui
comprend avec eux les seiches et les argonautes. Ces animaux furent
par-
ticulièrement étudiés par les naturalistes de l'antiquité, et ils fournissaient
de nombreuses métaphores aux orateurs de l'Agora,
en même temps qu'un
plat excellent à la table des riches citoyens, s'il faut croire Athénée,
en
médecin grec, qui vivait avant Gallien.
Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre,
que le Nautilus rencontra
cette armée de mollusques qui sont particulièrement nocturnes. On
pou-
vait les compter par millions. Ils émigraient des zônes tempérées
vers les
zônes plus chaudes, en suivant l'itinéraire des harengs et des sardines.
Nous les regardions à travers les épaisses vitres de cristal, nageant
à
reculons avec une extrême rapidité, se mouvant
au moyen de leur tube
locomoteur, poursuivant les poissons et les mollusques, mangeant les
petits, mangés des gros, et agitant dans une confusion indescriptible les
dix pieds que la nature leur implantés
a sur la tête, comme une cheve-
lure de serpents pneumatiques. Le Nautilus, malgré vitesse, navigua
sa
pendant plusieurs heures au milieu de cette troupe d'animaux, et
ses
filets en ramenèrent une innombrable quantité, où je
reconnus les neuf
espèces que d'Orbigny a classées pour l'Océan Pacifique.
On le voit, pendant cette traversée, la
mer prodiguait incessamment ses
plus merveilleux spectacles. Elle les variait à linfini. Elle changeait
son
décor et sa mise en scène pour le plaisir de
nos yeux, et nous étions
appelés non-seulement à contempler les oeuvres du Créateur milieu de
au
lélément liquide, mais encore à pénétrer les plus redoutables mystères
de l'Océan.
Pendant la journée du décembre, j'étais occupé à lire dans le grand
11
salon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les pan-
neaux entrouverts. Le Nautilus était immobile. Ses réservoirs remplis, il
se tenait à une profondeur de mille mètres,
région peu habitée des Océans,
dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de rares apparitions.
Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macé, les Serviteurs
de l'estomac, et j'en savourais les leçons ingénieuses, lorsque Conseil
interrompit ma lecture.
« Monsieur veut-il venir un
instant? me dit-il d'une voix singulière.
— Qu'y a-t-il donc, Conseil ?

— Que monsieur regarde. »

Je me levai, j'allai m'accouderdevant la vitre, et je regardai.


En pleine lumière électrique, une énorme masse noirâtre, immobile, se
tenait suspendue au milieu des eaux. Je l'observai attentivement, cher-
chant à reconnaître la nature de ce gigantesque cétacé. Mais une pensée
traversa subitement mon esprit.
« Un navire! m'écriai-je.
— Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui a coulé à pic ! »

Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en présence d'un navire,


dont les haubans coupés pendaient encore à leurs cadènes. Sa coque pa-
raissait être en bon état, et son naufrage datait au plus de quelques
heures. Trois tronçons de mâts, rasés à deux pieds au-dessus du pont,
indiquaient que ce navire engagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais,
couché sur le flanc, il s'était rempli, et il donnait encore la bande à ba-
bord. Triste spectacle que celui de cette carcasse perdue sous les flots,
mais plus triste encore la vue de son pont où quelques cadavres, amarrés
par descordes, gisaient encore ! J'en comptai quatre, — quatre hommes, dont
l'un se tenait debout, au gouvernail, — puis une femme, à demi-sortie par
la claire-voie de la dunette, et tenant un enfant dans ses bras. Cette
femme était jeune. Je pus reconnaître, vivement éclairés par les feux du
Nautilus, ses traits que l'eau n'avait pas encore décomposés. Dans un
suprême effort, elle avait élevé au-dessus de sa tète son enfant, pau-
vre petit être dont les bras enlaçaient le cou de sa mère ! L'attitude
des quatre marins me parut effrayante, tordus qu'ils étaient dans des
mouvements convulsifs, et faisant un dernier effort pour s'arracher des
cordés qui les liaient au navire. Seul, plus calme, la face nette et grave,
ses cheveux grisonnants collés à son front, la main crispée à la roue du
gouvernail, le timonier semblait encore conduire son trois-mâts naufragé
à travers les profondeurs de l'Océan !
Quelle scène ! Nous étions muets, le coeur palpitant, devant ce naufrage
pris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographié à sa dernière minute ! Et
je voyais déjà s'avancer, l'oeil en feu, d'énormes squales, attires par cet
appât de chair humaine !
Cependant le Nautilus, évoluant, tourna autour du navire submergé,
et, un instant, je pus lire sur son tableau d'arrière ;
Florida, Sunderland.

CHAPITRE XIX

VANIKORO.

Ce terrible spectacle inauguraitla série des catastrophes maritimes, que


le Nautïlus devait rencontrer sur sa route. Depuis qu'il suivait des mers
plus fréquentées, nous apercevions souvent des coques naufragées qui
achevaient de pourrir entre deux eaux, et, plus profondément, des ca-
nons, des boulets, des ancres, des chaînes, et mille autres objets de fer,
que la rouille dévorait.
Cependant, toujours entraînés par ce Nautilus, où nous vivions comme
isolés, le 11 décembre, nous eûmes connaissance de l'archipel des Pomotou,
ancien « groupe dangereux » de Bougainville, qui s'étend sur un espace de
cinq cents lieues de l'est-sud-est à l'ouest-nord-ouest, entre 13°30' et 23° 50'
de latitude sud, et 125° 30' et 151°30 de longitude ouest, depuis l'île Du-
cie jusqu'à l'île Lazareff. Cet archipel couvre une superficie de trois cent
soixante-dix lieues carrées, et il est formé d'une soixantaine de groupes d'îles,
parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France a imposé
son protectorat. Ces îles sont coralligènes. Un soulèvement lent , mais
continu, provoqué par le travail des polypes, les reliera un jour entre
elles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard aux archipels voisins, et
un cinquième continent s'étendra depuis la Nouvelle-Zélande et la Nou-
velle-Calédonie jusqu'aux Marquises.
Le jour où je développai cette théorie devant le capitaine Nemo, il me
répondit froidement :
« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu'il faut à la terre, mais de
nouveaux hommes ! »
Les hasards de sa navigation avaient précisément conduit le Nautïlus
vers lîle Clermont-Tonnerre, l'une des plus curieuses du groupe, qui fut
découvert en 1822, par le capitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors étu-
dier ce système madréporique auquel sont dues les îles de cet Océan.
Les madrépores, qu'il faut se garder de confondre avec les
coraux
ont un tissu revêtu d'un encroutement calcaire, et les modifications de
sa structure ont amené M. Milne-Edwards, mon illustre maître, à les
classer en cinq sections. Les petits animalcules qui secrètent ce polypier
vivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce sont leurs dépôts calcaires
qui deviennent rochers, récifs, ilôts, îles. Ici, ils forment un anneau
circulaire, entourant un lagon ou petit lac intérieur, que des brèches met-
tent en communication avec la mer. Là, ils figurent des barrières de récifs
semblables à celles qui existent sur les côtes de la Nouvelle-Calédonie et
de diverses îles des Pomotou. En d'autres endroits, comme à la Réunion
et à Maurice, ils élèvent des récifs frangés, hautes murailles droites, près
desquelles les profondeurs de l'Océan sont considérables.
En prolongeant à quelques encablures seulement les accores de l'île
Clermont-Tonnerre, j'admirai l'ouvrage gigantesque, accompli par ces
travailleursmicroscopiques. Ces murailles étaient spécialement l'oeuvre des
madréporairesdésignés par les noms de millepores, de porites, d'astrées et
de méandrines. Ces polypes se développent particulièrement dans les cou-
ches agitées de la surface de la mer, et par conséquent, c'est par leur partie
supérieure qu'ils commencent ces substructions, lesquelles s'enfoncent
peu à peu avec les débris de sécrétions qui les supportent. Telle est, du
moins, la théorie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation des atolls,
— théorie supérieure, selon
moi, à celle qui donne pour base aux travaux
madréporiques des sommets de montagnes ou de volcans, immergés à
quelques pieds au-dessous du niveau de la mer.
Je pus observer de très-près ces curieuses murailles, car, à leur aplomb,
la sonde accusait plus de trois cents mètres de profondeur, et nos nappes
électriques faisaient étinceler ce brillant calcaire.
Répondant à une question que me posa Conseil, sur la durée d'accrois-
sement de ces barrières colossales, je l'étonnai beaucoup en lui disant que
les savants portaient cet accroissement à un huitième de pouce par siècle.
« Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il a fallu ?...
— Cent quatre-vingt-douzemille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge
singulièrement les jours bibliques. D'ailleurs, la formation de la houille,
c'est-à-dire la minéralisation des forêts enlisées par les déluges, a exigé
un temps beaucoup plus considérable. Mais j'ajouterai que les jours de la
Bible ne sont que des époques et non l'intervalle qui s'écoule entre deux
levers de soleil, car, d'après la Bible elle-même, le soleil ne date pas du
premier jour de la création. »
Lorsque le Nantilus revint à la surface de l'Océan, je pus embrasser dans
tout son développement cette île de Clermont-Tonnerre,basse et boisée. Ses
roches madréporiques furent évidemment fertilisées par les trombes et les
tempêtes. Un jour, quelque graine, enlevée par louragan aux terres voisines,
tomba sur les couches calcaires, mêlées des détritus décomposés de pois-
sons et de plantes marines qui formèrent
l'humus végétal. Une noix de
nouvelle. Le germe prit
coco, poussée par les lames, arriva sur cette côte
racine. L'arbre, grandissant, arrêta la vapeur deau. Le ruisseau naquit. La
végétation gagna peu à peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes,
abordèrent sur des troncs arrachés aux des du vent. Les tortues vinrent
pondre leurs oeufs. Les oiseaux nichèrent dans les jeunes arbres. De cette
façon, la vie animale se développa, et, attiré par la verdure et la fertilité,
l'homme apparut. Ainsi se formèrent ces îles, oeuvres immenses d'animaux
microscopiques.
Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l'éloignement, et la route
du Nautilus se modifia d'une manière sensible. Après avoir touché le
tropique du Capricorne par le cent trente-cinquième degré de longitude, il
se dirigea vers l'ouest-nord-ouest, remontant toute
la zone intertropicale.
Quoique le soleil de l'été fût prodigue de ses rayons, nous ne souffrions
aucunement de la chaleur, car à trente ou quarante mètres au-dessous de
l'eau, la température ne s'élevait pas au-dessus de dix à douze degrés.
Le 15 décembre, nous laissions dans l'est le séduisant archipel de la
Société, et la gracieuse Taïti, la reine du Pacifique. J'aperçus le matin, à
quelques milles sous le vent, les sommets élevés de cette île. Ses eaux
fournirent aux tables du bord d'excellents poissons, des maquereaux, des
bonites, des albicores, et des variétés d'un serpent de mer nommé mu-
nérophis.
Le Nautilus avait franchi huit mille cent milles. Neuf mille sept cent
vingt milles étaient relevés au loch, lorsqu'il passa entre l'archipel de
Tonga-Tabou, où périrent les équipages de l'Argo, du Port-au-Prince et
du Duke-of-Portland, et l'archipel des Navigateurs, où fut tué le capitaine
de Langle, l'ami de La Pérouse. Puis, il eut connaissance de l'archipel Viti,
où les sauvages massacrèrentles matelots de l'Union et le capitaine Bureau,
de Nantes, commandant l'Aimable-Joséphine.
Cet archipel qui se prolonge sur une étendue de cent lieues du nord au
sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l'est à l'ouest, est compris entre 6° et
2° de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il se compose d'un
certain nombre d'îles, d'ilots et d'écueils, parmi lesquels on remarque les
îles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon.
Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en 1643, l'année même où Tori-
celli inventait le baromètre, et où Louis XIV montait sur le trône. Je laisse
à penser lequel de ces faits fut le plus utile à l'humanité. Vinrent ensuite
Cook en 1714, d'Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d'Urville,
en
1827, débrouilla tout le chaos géographique de cet archipel. Le Nautilus
sapprocha de la baie de Wailea, théâtre des terribles aventures de ce
capitaine Dillon, qui, le premier, éclaira le mystère du naufrage de La
Pérouse.
Cette haie, draguée à plusieurs reprises, fournit abondamment des huî-
tres excellentes. Nous en mangeâmes immodérément, après les avoir ou-
vertes sur notre table même, suivant le précepte de Sénèque. Ces mollus-
ques appartenaient à l'espèce connue sous le nom d'ostrea lamellosa, qui est
très-commune en Corse. Ce banc de Wailea devait être considérable, est
certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomération,
finiraient par combler les baies, puisque l'on compte jusqu'à deux millions
d'oeufs dans un seul individu.
Et si maître Ned Land neut pas à se repentir de sa gloutonnerie cette
en
circonstance, c est que lhuître est le seul mets qui
ne provoque jamais d'in-
digestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines de
ces mollusques
acéphales pour fournir les trois cent quinze
grammes de substance azotée,
nécessaires à la nourriture quotidienne d'un seul homme.
Le 25 décembre, le Nautilus naviguait
au milieu de l'archipel des Nou-
velles-Hébrides, que Quiros découvrit
en 1606, que Bougainville explora
en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupe se
compose principalement de neuf grandes îles, et forme une bande de cent
vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15°etc 2°
de latitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passâmes assez
près de l'île d'Aurou, qui, au moment des observations de midi, m'ap-
parut comme une masse de bois verts, dominée par un pic d'une grande
hauteur.
Ce jour-là, c'était Noël, et Ned Land me sembla regretter vivement la
célébration du « Christmas », la véritable fête de la famille, dont les pro-
testants sont fanatiques.
Je n'avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours,
quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l'air
d'un homme qui vous a quitté depuis cinq minutes. J'étais occupé à recon-
naître sur le planisphère la route du Nautilus. Le capitaine s'approcha,
posa un doigt sur un point de la carte, et prononça ce seul mot :
« Vanikoro. »
Ce nom fut magique. C'était le nom des îlots sur lesquels vinrent se per-
dre les vaisseaux de La Pérouse. Je me relevai subitement.
« Le
Nautilus nous porte à Vanikoro ? demandai-je.
—Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.
—Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se brisèrent la Boussole et
l'Astrolabe ?
—Si cela vous plaît, monsieur le professeur.
—Quand serons-nous à Vanikoro ?
—Nous y sommes, monsieur le professeur. »
Suivi du capitaine Nemo, je montai sur la plate-forme, et de là, mes
regards parcoururent avidement l'horizon.
Dans le nord-est émergeaient deux îles volcaniques d'inégale grandeur,
entourées d'un récif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit.
Nous étions en présence de l'île de Vanikoro proprement dite, à laquelle
Dumont d'Urville imposa le nom d'île de la Recherche, et précisément
devant le petit havre de Vanou, situé par 16° 4' de latitude sud, et 164°
32 de longitude est. Les terres semblaient recouvertes de verdure de-
puis la plage jusqu'aux sommets de l'intérieur, que dominait le mont Ka-
pogo, haut de quatre cent soixante-seize toises.
Le Nautilus, après avoir franchi la ceinture extérieure de roches par
une étroite
passe, se trouva en-dedans des brisants, où la mer avait une
profondeur de trente à quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage
des paletuviers, j'aperçus quelques sauvages qui montrèrent une extrême
surprise à notre approche. Dans ce long corps noirâtre, s'avançant à
fleur d'eau, ne voyaient-ils pas quelque cétacé formidable dont ils devaient
se défier ?
En ce moment, le capitaine Nemo me demanda
ce que je savais du nau-
frage de La Pérouse.
« Le que tout le monde en sait, capitaine, lui répondis-je.
—Et pourriez-vous m'apprendre ce que tout le monde sait? de-
en me
manda-t-il d un ton un peu ironique.

Très-facilement. »
Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont-d'Urville
avaient
fait connaître, travaux dont voici le résumé très-succinct.
La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furent
envoyés par
Louis XVI, en 1785, pour accomplir
un voyage de circumnavigation.
Ils montaient les corvettes la Boussole et l'Astrolabe, qui
ne reparurent plus.
En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du
sort des deux
corvettes, arma deux grandes flûtes, la Recherche et l'Espérance, qui
quit-
tèrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d'Entrecasteaux.
Deux mois après, on apprenait
par la déposition d'un certain Bowen, com-
mandant l'Albermale, que des débris de navires naufragés avaient
été vus
sur les côtes de la Nouvelle-Géorgie. Mais d'Entrecasteaux, ignorant
cette
communication, — assez incertaine, d'ailleurs, se dirigea
l'Amirauté, désignées dans un rapport du capitaine — vers les îles de
Hunter comme étant le
lieu du naufrage de La Pérouse.
Ses recherches furent vaines. L'Espérance et la
Recherche passèrent
même devant Vanikoro sans s'y arrêter, et,
en somme, ce fut très-
malheureux, car il coûta la vie à d'Entrecasteaux, à deux devoyage
ses seconds et
à plusieurs marins de son équipage.
Ce fut un vieux routierdu Pacifique, le capitaine Dillon,
qui, le premier,
retrouva des traces indiscutables des naufragés. Le 15 mai
1824, son na-
vire, le Saint-Patrick, passa près de l'île de Tikopia, l'une
des Nouvelles-
Hébrides. Là, un lascar, l'ayant accosté dans
une pirogue, lui vendit une
poignée d'épée en argent qui portait l'empreinte de
caractères gravés au
burin. Ce lascar prétendait, en outre,
que, six ans auparavant, pendant un
séjour à Vanikoro, il avait vu deux Européens qui
appartenaient à des
navires échoués depuis de longues années
sur les récifs de l'île.
Dillon devina qu'il s'agissait des navires de La Pérouse,
dont la dispari-
tion avait ému le monde entier. Il voulut
gagner Vanikoro, où, suivant le
lascar, se trouvaient de nombreux débris du naufrage ;
mais les vents et
les courants l'en empêchèrent.
Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser
à sa découverte la Société
Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire,
auquel on donna le nom
e la Recherche, fut mis à sa disposition, et il partit, le 23 janvier
1827
accompagné d'un agent français.
La Recherche, après avoir relâché sur plusieurs points du Pacifique,
mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce même havre de Vanou,
où le Nautilus flottait en ce moment.
Là, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de fer,
des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit,
des débris d'instruments d'astronomie, un morceau de couronnement, et
une cloche en bronze portant cette inscription : « Bazin m'a fait », mar-
que de la fonderie de l'Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n'était donc
plus possible.
Dillon, complétant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistre jus-
qu'au mois d'octobre. Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nou-
velle-Zélande, mouilla à Calcutta, le 7 avril 1828, et revint en France, où
il fut très-sympathiquementaccueilli par Charles X.
Mais, à ce moment, Dumont d'Urville, sans avoir eu connaissance des
travaux de Dillon, était déjà parti pour chercher ailleurs le théâtre du nau-
frage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d'un baleinier que des
médailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains des sau-
vages de la Louisiade et de la Nouvelle-Calédonie.
Dumont d'Urville, commandant l'Astrolabe, avait donc pris la mer, et,
deux mois après que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devant
Hobart-Town. Là, il avait connaissance des résultats obtenus par Dillon,
et, de plus, il apprenait qu'un certain James Hobbs, second de l'Union, de
Calcutta, ayant pris terre sur une île située par 8° 18 de latitude sud et 156°
30' de longitude est, avait remarqué des barres de fer et des étoffes rouges
dont se servaient les naturels de ces parages.
Dumont d'Urville, assez perplexe, et ne sachant s'il devait ajouter foi à
ces récits rapportés par des journaux peu dignes de confiance, se décida
cependant à se lancer sur les traces de Dillon.
Le 10 février 1828, l'Astrolabe se présenta devant Tikopia, prit pour
guide et interprète un déserteur fixé sur cette île, fit route vers Vanikoro,
en eut connaissance le 12 février, prolongea ses récifs jusqu'au 14, et,
le 20 seulement, mouilla au-dedans de la barrière, dans le havre de
Vanou.
Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l'île, et rapportèrent
quelques débris peu importants. Les naturels, adoptant un système de
dénégations et de faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du
sinistre. Cette conduite, très-louche, laissa croire qu'ils avaient maltraité
les naufragés, et, en effet, ils semblaient craindre que Dumont d'Urville
ne fût venu venger La Pérouse et ses infortunés compagnons.
Cependant, le 26, décidés par des présents,et comprenant qu'ils n'avaient
à craindre aucune représaille, ils conduisirent le second, M. Jacquinot, sur
le théâtre du naufrage.
Là, par trois ou quatre brasses d'eau, entre les récifs Pacou et Vanou,
gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empâtés
dans les concrétions calcaires. La chaloupe et la baleinière de l'Astrolabe
furent dirigées vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leurs
équipages parvinrent à retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, un
canon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre.
Dumont d'Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La Pérouse,
après avoir perdu ses deux navires sur les récifs de l'île, avait construit un
bâtiment plus petit, pour aller se perdre une seconde fois... Où ? On ne
savait.
Le commandant de l'Astrolabe fit alors élever, sous une touffe de man-
gliers, un cénotaphe à la mémoire du célèbre navigateur et de ses compa-
gnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur une base
de coraux, et dans laquelle n'entra aucune ferrure qui pût tenter la cu-
pidité des naturels.
Puis, Dumont d Urville voulut partir ; mais ses équipages étaient minés
par les fièvres de ces côtes malsaines, et, très-malade lui-même, il ne put
appareiller que le 17 mars.
Cependant, le gouvernementfrançais, craignant que Dumont d'Urville
ne fût pas au courant des travaux de Dillon, avait envoyé à Vanikoro la
corvette la Bayonnaise, commandée par Legoarant de Tromelin, qui était
en station sur la côte ouest de l'Amérique. La Bayonnaise mouilla devant
Vanikoro, quelques mois après le départ de. l'Astrolabe, ne trouva
aucun document nouveau, mais constata que les sauvages avaient respecté
le mausolée de La Pérouse.
Telle est la substance du récit que je fis au capitaine Nemo.
« Ainsi, me dit-il, on ne sait encore où est allé périr ce troisième navire
construit par les naufragés sur l'île de Vanikoro ?
— On ne sait. »
Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me fit signe de le suivre au grand
salon. Le Nautilus s'enfonça de quelques mètres au-dessous des flots, et
les panneaux s'ouvrirent.
Je me précipitai vers la vitre, et sous les empâtements de coraux, revêtus
de fongies, de syphonules, d'alcyons, de cariophyllées, à travers des my-
riades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, des pomphé-
rides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains débris que les
dragues n'avaient pu arracher, des étriers de fer, des ancres, des canons,
des boulets, une garniture de cabestan, une étrave, tous objets prove¬
nant des navires naufragés et maintenant tapissés de fleurs vivantes
Et pendant que je regardais ces épaves désolées, le capitaine
Nemo me
dit d' une voix grave
« Le commandant La Pérouse partit le 7 décembre 1785
avec ses navires
la Boussole et l'Astrolabe. Il mouilla d'abord à Botany-Bay, visita
larchipel des Amis, la Nouvelle-Calédonie, dirigea
se vers Santa-Cruz et
relâcha à Namouka, l'une des îles du
groupe Hapaï. Puis, ses navires arri-
vèrent sur les récifs inconnus de Vanikoro. La Boussole, qui
marchait en
avant, s'engagea sur la côte méridionale. L'Astrolabe vint
à son secours
et s'échoua de même. Le premier navire
se détruisit presque immédiate-
ment. Le second, engravé sous le vent, résista quelques jours. Les
natu-
rels firent assez bon accueil
aux naufragés. Ceux-ci s'installèrent dans
l'île, et construisirent un bâtiment plus petit
avec les débris des deux
grands. Quelques matelots restèrent volontairementà Vanikoro.
Les autres,
affaiblis, malades, partirent
avec La Pérouse. Ils se dirigèrent vers les îles
Salomon, et ils périrent, corps et biens,
sur la côte occidentale de l'île prin-
cipale du groupe, entre les caps Déception et Satisfaction
!
Et comment le savez-vous ? m'écriai-je.
— Voici ce que j'ai trouvé sur le lieu même de ce dernier naufrage ! »
Le capitaine Nemo
me montra une boite de fer-blanc, estampillée aux
armes de France, et toute corrodée par les eaux salines, Il l'ouvrit, et je
vis une liasse de papiers jaunis, mais
encore lisibles.
C'étaient les instructions même du ministre de la
dant La Pérouse, annotées marine au comman-
en marge de la main de Louis XVI !
« Ah ! c'est
une belle mort pour un marin ! dit alors le capitaine Nemo.
Cest une tranquille tombe que cette tombe de corail,
et fasse le ciel que,
mes compagnons et moi, nous n'en ayons jamais d'autre !
»

CHAPITRE XX

LE DÉTROIT DE TORRÈS.

Pendant la nuit du 27
au 28 décembre, le Nautilus abandonna les pa-
rages de Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction était
sud-ouest,
et, en trois jours, il franchit les sept
cent cinquante lieues qui séparent le
groupe de La Pérouse de la pointe sud-est de la Papouasie.
Le 1er janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la plate-
forme.
« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur me permettra-t-il de lui
souhaiter une bonne année?
—Comment donc, Conseil, mais exactement comme si j'étais à Paris,
dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J'accepte tes voeux et je t'en re-
mercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par « une bonne
année, » dans les circonstances où nous nous trouvons. Est-ce l'année qui
amènera la fin de notre emprisonnement, ou l'année qui verra se continuer
cet étrange voyage?
— Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que dire à monsieur. Il est

certain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois, nous
n'avons pas eu le temps de nous ennuyer. La dernière merveille est tou-
jours la plus étonnante, et si cette progression se maintient, je ne sais pas
comment cela finira. M'est avis que nous ne retrouverons jamais une oc-
casion semblable.
— Jamais, Conseil.

— En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin, n'est pas

plus gênant que s'il n'existait pas.


— Comme tu le dis, Conseil.

— Je
pense donc, n'en déplaise à monsieur, qu'une bonne année serait
une année qui nous permettrait de tout voir...
— De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-être long. Mais qu'en pense Ned

Land ?
— Ned Land pense exactement le contraire de moi, répondit Conseil.

C'est un esprit positif et un estomac impérieux. Regarder les poissons et


toujours en manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande,
cela ne convient guère à un digne Saxon auquel les beefsteaks sont fami-
liers, et que le brandy ou le gin, pris dans une proportion modérée, n'ef-
frayent guère !
— Pour mon compte, Conseil, ce n'est point là
ce qui me tourmente, et
je m'accommode très-bien du régime du bord.
—Moi de même, répondit Conseil. Aussi je pense autant à rester
que maître Land à prendre la fuite. Donc, si l'année qui commence
n'est pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, et réciproquement. De
cette façon, il y aura toujours quelqu'un de satisfait. Enfin, pour con-
clure, je souhaite à monsieur ce qui fera plaisir à monsieur.
— Merci, Conseil. Seulement
je te demanderai de remettre à plus tard
la question des étrennes, et de les remplacer provisoirement par une bonne
poignée de main. Je n'ai que cela sur moi.
— Monsieur n'a jamais été si généreux, » répondit Conseil.
Et là-dessus, le brave garçon s'en alla.
Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit
cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de départ dans
les mers du Japon. Devant l'éperon du Nautilus s'étendaient les dange-
reux parages de la mer de corail, sur la côte nord-est de l'Australie.
Notre bateau prolongeait à une distance de quelques milles ce redoutable
banc sur lequel les navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770.
Le bâtiment que montait Cook donna sur un roc, et s'il ne coula pas, ce
fut grâce à cette circonstance que le morceau de corail, détaché au choc,
resta engagé dans la coque entr'ouverte.
J'aurais vivement souhaité de visiter ce récif long de trois cent soixante
lieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensité
formidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce
moment, les plans inclinés du Nautilus nous entraînaient à une grande
profondeur, et je ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligènes.
Je dus me contenter des divers échantillons de poissons rapportés par
nos filets. Je remarquai, entre autres, des germons, espèces de scom-
bres grands comme des thons, aux flancs bleuâtres, et rayés de bandes
transversales qui disparaissent avec la vie de l'animal. Ces poissons
nous accompagnaientpar troupes et fournirent à notre table une chair
excessivement délicate. On prit aussi un grand nombre de spares vertors,
longs d'un demi-décimètre, ayant le goût de la dorade, et des pyra-
pèdes volants, véritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits
obscures, rayent alternativement les airs et les eaux de leurs lueurs phos-
phorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes, je trouvai dans les
mailles du chalut diverses espèces d'alcyoniaires, des oursins, des mar-
teaux, des éperons, des cadrans, des cérites, des hyalles. La flore était
représentée par de belles algues flottantes, des laminaires et des macro-
cystes, imprégnées du mucilage qui transsudait à travers leurs pores
et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma Geliniaroïde
qui fut classée parmi les curiosités naturelles du musée.
Deux jours après avoir traversé la mer de Corail, le 4 janvier, nous
eûmes connaissance des côtes de la Papouasie. A cette occasion, le capi-
taine Nemo m'apprit que son intention était de gagner l'Océan Indien par
le détroit de Torrès. Sa communication se borna là. Ned vit avec plaisir
que cette route le rapprochait des mers européennes.
Ce détroit de Torrès est regardé comme non moins dangereux par les
écueils qui le hérissent que par les sauvages habitants qui fréquentent ses
côtes. Il sépare de la Nouvelle-Hollande la grande île de la Papouasie, nom-
mée aussi Nouvelle-Guinée.
La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de
large, et une superficie de quarante mille lieues géographiques. Elle est
située, en latitude, entre 0° 19' et 10° 2/ sud, et en longitude, entre 128° 23
et 146c 15'. A midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil,
j'aperçus les sommets des monts Arfalxs, élevés par plans et terminés par
des pitons aigus.
Cette terre, découverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, fut
visitée successivement par don José de Menesès en 1526, par Grijalva en
1527, par le général espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortez
en 1545, par le hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruick en 1753,
par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook,
Forrest, Mac Cluer, par d'Entrecasteauxen 1792, par Duperrey en 1823, et
par Dumont d'Urville en 1827. « C'est le foyer des noirs qui occupent toute
la Malaisie, » a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guère que les hasards
de cette navigation allaient me mettre en présence des redoutables An-
damènes.
Le Nautilus se présenta donc à l'entrée du plus dangereux détroit du
globe, de celui que les plus hardis navigateurs osent à peine à franchir,
détroit que Louis Paz de Torrès affronta en revenant des mers du Sud dans
la Mélanésie, et dans lequel, en 1840, les corvettes échouées de Dumont
d'Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nantilus lui¬
même, supérieur à tous les dangers de la mer, allait, cependant, faire
connaissance avec les récifs coralliens.
Le détroit de Torrès a environ trente-quatre lieues de large, mais il est
obstrué par une innombrable quantité d'îles, d'ilôts, de brisants, de ro-
chers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En conséquence,
le capitaine Nemo prit toutes les précautions voulues pour le traverser. Le
Nautilus, flottant à fleur d'eau, s'avançait sous une allure modérée. Son
hélice, comme une queue de cétacé, battait les flots avec lenteur.
Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi, nous avions
pris place sur la plate-forme toujours déserte. Devant nous s'élevait la cage
du timonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait être là, di-
rigeant lui-même son Nautilus.
J'avais sous les yeux les excellentes cartes du détroit de Torrès levées
et dressées par l'ingénieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l'enseigne
de vaisseau Coupvent-Desbois, — maintenant amiral,
— qui faisaient
partie de l'état-major de Dumont-d'Urvillependant son dernier voyage de
circumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleures
cartes qui débrouillent l'imbroglio de cet étroit passage, et je les consul-
tais avec une scrupuleuse attention.
Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Le courant de flots,
qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et
demi, se brisait sur les coraux dont la tête émergeait çà et là.
« Voilà une mauvaise mer ! me dit Ned Land.
—Détestable, en effet, répondis-je, et qui ne convient guère à un bâti-
ment comme le Nautilus.
—Il faut, reprit le Canadien, que ce damné capitaine soit bien certain
de sa route, car je vois là des pâtés de coraux qui mettraient sa coque
en mille pièces, si elle les effleurait seulement ! »
En effet, la situation était périlleuse, mais le Nautilus semblait se glisser
comme par enchantement au milieu de ces furieux écueils. Il ne suivait pas
exactement la route de l'Astrolabe et de la Zélée qui fut fatale à Dumont
d'Urville. Il prit plus au nord, rangea l'île Murray, et revint au sud-ouest,
vers le passage de Cumberland. Je croyais qu'il allait y donner franche-
ment, quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, à travers une
grande quantité d'îles et d'îlots peu connus, vers l'île Tound et le canal
Mauvais.
Je me demandais déjà si le capitaine Nemo, imprudent jusqu'à la folie,
voulait engager son navire dans cette passe où touchèrent les deux
cor-
vettes de Dumont d'Urville, quand, modifiant une seconde fois direction
sa
et coupant droit à louest, il se dirigea vers l'île Gueboroar.
Il était alors trois heures après-midi. Le flot se cassait, la marée étant
presque pleine. Le Nautilus s'approcha de cette île que je vois encore avec
sa remarquable lisière de pendanus. Nous la rangions à moins de deux
milles.
Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus venait de toucher contre
un écueil, et il demeura immobile, donnant une légère gîte sur babord.
Quand je me relevai, j'aperçus sur la plate-forme le capitaine Nemo et
son second. Ils examinaient la situation du navire, échangeant quelques
mots dans leur incompréhensible idiome.
Voici quelle était cette situation. A deux milles, par tribord, apparais-
sait l'île Gueboroar dont la côte s'arrondissaitdu nord à l'ouest, comme un
immense bras. Vers le sud et l'est se montraient déjà quelques têtes de co-
raux que le jusant laissait à découvert. Nous nous étions échoués au plein,
et dans une de ces mers où les marées sont médiocres, circonstance fâ-
cheuse pour le renflouage du Nautilus. Cependant, le navire n'avait aucu-
nement souffert, tant sa coque était solidement liée. Mais s'il ne pouvait
ni couler, ni s'ouvrir, il risquait fort d'être à jamais attaché sur ces écueils,
et alors c'en était fait de l'appareil sous-marin du capitaine Nemo.
Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maître
de lui, ne paraissant ni ému ni contrarié, s'approcha :
« Un accident? lui dis-je.
—Non, un incident, me répondit-il.
—Mais un incident, répliquai-je, qui vous obligera peut-être à rede-
venir un habitant de ces terres que vous fuyez ! »
Le capitaine Nemo me regarda d'un air singulier, et fit un geste né-
gatif. C'était me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais à
remettre les pieds sur un continent. Puis il dit :
« D'ailleurs, monsieur Aronnax, le
Nautilus n'est pas en perdition.
Il vous transportera encore au milieu des merveilles de l'Océan. Notre
voyage ne fait que commencer, et je ne désire pas me priver si vite de
l'honneur de votre compagnie.
— Cependant, capitaine Nemo, repris-je
sans relever la tournure iro-
nique de cette phrase, le Nautilus s'est échoué au moment de la pleine
mer. Or, les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pou-
vez délester le Nautilus, — ce qui me paraît impossible, — je ne vois pas
comment il sera renfloué.
— Les marées
ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison,
monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mais, au détroit de
Torrès, on trouve encore une différence d'un mètre et demi entre le niveau
des hautes et basses mers. C'est aujourd'hui le 4 janvier, et dans cinq jours
la pleine lune. Or, je serai bien étonné si ce complaisant satellite
ne soulève pas suffisamment ces masses d'eau, et ne me rend pas un ser-
vice que je ne veux devoir qu'à lui seul. »
Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit à l'inté-
rieur du Nautilus. Quant au bâtiment, il ne bougeait plus et demeurait im-
mobile, comme si les polypes coralliens l'eussent déjà maçonné dans leur
indestructible ciment.
« Eh bien, monsieur? me dit Ned Land, qui vint à moi après le départ
du capitaine.
— Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marée du 9,

car il paraît que la lune aura la complaisance de nous remettre à flot.


— Tout simplement?

— Tout simplement.

— Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa ma-

chine sur ses chaînes, et tout faire pour se déhaler ?


— Puisque la marée suffira !
» répondit simplement Conseil.
Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les épaules. C'était le ma-
rin qui parlait en lui.
« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que
ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n'est
bon qu'à vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de faus-
ser compagnie au capitaine Nemo.
— Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas comme vous de ce vaillant

Nautilus, et dans quatre jours nous saurons à quoi nous en tenir sur les
marées du Pacifique. D'ailleurs, le conseil de fuir pourrait être oppor-
tun si nous étions en vue des côtes de l'Angleterre ou de la Provence, mais
dans les parages de la Papouasie, c'est autre chose, et il sera toujours temps
d'en venir à cette extrémité, si le Nautilus ne parvient pas à se relever, ce
que je regarderais comme un événement grave.
— Mais ne saurait-on tâter, au moins, de
ce terrain ? reprit Ned Land.
Voilà une île. Sur cette île, il y a des arbres. Sous ces arbres, des animaux
terrestres, des porteurs de côtelettes et de roastbeefs, auxquelsje donnerais
volontiers quelques coups de dents.
— Ici, l'ami Ned
a raison, dit Conseil, et je me range à son avis. Mon-
sieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous trans-
porter à terre, ne fût-ce que pour ne pas perdre l'habitude de fouler du
pied les parties solides de notre planète ?

Je peux le lui demander, répondis-je, mais il refusera.
— Que monsieur se risque, dit Conseil, et
nous saurons à quoi nous en
tenir sur l'amabilité du capitaine. »
A ma grande surprise, le capitaine Nemo m'accorda la permission que
je lui demandais, et il le fit avec beaucoup de grâce et d'empres-
sement, sans même avoir exigé de moi la promesse de revenir à bord.
Mais une fuite à travers les terres de la Nouvelle-Guinée eût été très-péril-
leuse, et je n'aurais pas conseillé à Ned Land de la tenter. Mieux valait
être prisonnier à bord du Nantilus, que de tomber entre les mains des na-
turels de la Papouasie.
Le canot fut mis à notre disposition pour le lendemain matin. Je ne
cherchai pas à savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pen-
sai même qu'aucun homme de l'équipage ne nous serait donné, et que
Ned Land serait seul chargé de diriger l'embarcation. D'ailleurs, la terre
se trouvait à deux milles au plus, et ce n'était qu'un jeu pour le Cana-
dien de conduire ce léger canot entre les lignes de récifs si fatales aux
grands navires.
Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut arraché de son alvéole
et lancé à la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent à cette
opération. Les avirons étaient dans l'embarcation, et nous n'avions plus
qu'à y prendre place.
A huit heures, armés de fusils et de haches, nous débordions du Nauti-
lus. La mer était assez calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil
et moi, placés aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouver-
nait dans les étroites passes que les brisants laissaient entre eux. Le canot
se maniait bien et filait rapidement.
Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C'était un prisonnier échappé de
sa prison, et il ne songeait guère qu'il lui faudrait y rentrer.
« De la viande ! répétait-il, nous allons donc manger de la viande, et
quelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dis
pas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser,
et un morceau de fraîche venaison, grillé sur des charbons ardents, va-
riera agréablement notre ordinaire.
— Gourmand ! répondait Conseil, il m'en fait venir l'eau à la bouche.

— reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont giboyeuses, et si le gibier n'y


Il
est pas de telle taille qu'il puisse lui-même chasser le chasseur.
— Bon ! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont les dents
sem-
blaient être affutées comme un tranchant de hache, mais je mangerai du
tigre, de laloyau de tigre, s'il n'y a pas d'autre quadrupède dans cette île.
— Lami Ned est inquiétant, répondit Conseil.

— Quel qu'il soit, reprit Ned Land, tout animal à quatre pattes
sans
plumes, ou à deux pattes avec plumes, sera salué de
mon premier coup
de fusil
— répondis-je, voilà les imprudences de maître Land qui vont
Bon !
recommencer !
— N'ayez
pas peur, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, et nagez
ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mets
de ma façon. »
A huit heures et demie, le canot du Nautilus venait s'échouer douce-
ment sur une grève de sable, après avoir heureusement franchi l'anneau
coralligène qui entourait l'île de Gueboroar.

CHAPITRE XXI

QUELQUES JOUES A TERRE.

Je fus assez vivement impressionné en touchant terre. Ned Land es-


sayait le sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n'y avait
pourtant que deux mois que nous étions, suivant l'expression du capitaine
Nemo, les « passagers du Nautilus, » c'est-à-dire, en réalité, les prison-
niers de son commandant.
En quelques minutes, nous fûmes à une portée de fusil de la côte. Le sol
était presque entièrement madréporique, mais certains lits de torrents
desséchés, semés de débris granitiques, démontraient
que cette île était
due à une formation primordiale. Tout l'horizon se cachait derrière
un
rideau de forêts admirables. Des arbres énormes, dont la taille atteignait
parfois deux cents pieds, se reliaient l'un à l'autre par des guirlandes de
lianes, vrais hamacs naturels que berçait une brise légère. C'étaient des
mimosas, des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus, des penda-
nus, des palmiers, mélangés à profusion, et sous l'abri de leur voûte ver-
doyante, au pied de leur stype gigantesque, croissaient des orchidées, des
légumineuses et des fougères.
Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de la flore
papoua-
sienne, le Canadien abandonna lagréable
pour l'utile. Il aperçut un coco-
tier, abattit quelques uns de ses fruits, les brisa, et
nous bûmes leur lait,
nous mangeâmes leur amande, avec une satisfaction qui protestait contre
l'ordinaire du Nautilus.
« Excellent ! disait Ned Land.
— Exquis ! répondait Conseil.
— Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre Nemo s'oppose à ce que
nous introduisions une cargaison de cocos à son bord?
— Je
ne le crois pas, répondis-je, mais il n'y voudra pas goûter !
— Tant pis pour lui ! dit Conseil.

— Et tant mieux
pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage.

Un mot seulement, maître Land, dis-je au harponneur qui se dispo-
sait à ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant
d'en remplir le canot, il me parait sage de reconnaître si l'île ne produit
pas quelque substance non moins utile. Des légumes frais seraient bien
reçus à l'office du Nautilus.
Monsieur a raison, répondit Conseil, et je
propose de réserver trois
places dans notre embarcation, l'une pour les fruits, l'autre
pour les lé-
gumes, et la troisième pour la venaison, dont je n'ai pas encore entrevu le
plus mince échantillon.
— Conseil, il
ne faut désespérer de rien, répondit le Canadien.
— Continuons donc notre excursion, repris-je, mais
ayons l'oeil aux
aguets. Quoique l'île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer, cepen-
dant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature
du gibier !
— Hé ! hé ! fit Ned Land,
avec un mouvement de mâchoire très-signifi-
catif.
— Eh bien ! Ned ! s'écria Conseil.
— Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre les charmes
de l'anthropophagie !
— Ned ! Ned !
que dites-vous là! répliqua Conseil. Vous, anthropo-
phage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi qui partage votre
cabine ! Devrai-je donc me réveiller un jour à demi dévoré?
— Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour
vous man-
ger sans nécessité.
— Je
ne m'y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il faut absolument
abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l'un de ces
matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour
le servir. »
Tandis que s'échangeaient ces divers propos, nous pénétrions sous les
sombres voûtes de la forêt, et pendant deux heures, nous la parcourûmes
en tous sens,
Le hasard servit à souhait cette recherche de végétaux comestibles,
et l'un des plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un ali-
ment précieux qui manquait à bord.
Je veux parler de l'arbre à pain, très-abondant dans l'île Gueboroar,
et j'y remarquai principalement cette variété dépourvue de graines, qui
porte en malais le nom de « Rima. »
Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et
haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusementarrondie et formée de
grandes feuilles multilobées, désignait suffisamment aux yeux d'un natu-
raliste cet « artocarpus » qui a été très-heureusement naturalisé aux îles
Mascareignes. De sa masse de verdure se détachaient de gros fruits globu-
leux, larges d'un décimètre, et pourvus extérieurement de rugosités qui
prenaient une disposition hexagonale. Utile végétal dont la nature a
gratifié les régions auxquelles le blé manque, et qui, sans exiger aucune
culture, donne des fruits pendant huit mois de l'année.
Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait déjà mangé pen-
dant ses nombreux voyages, et il savait préparer leur substance comesti-
ble. Aussi leur vue excita-t-elle ses désirs, et il n'y put tenir plus longtemps.
« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goûte pas un peu de
cette
pâte de l'arbre à pain!

Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous sommes ici pour faire des
expériences, faisons-les.
— Ce ne sera pas
long, » répondit le Canadien.
Et, armé d'une lentille, il alluma un feu de bois mort qui pétilla joyeu-
sement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions les meilleurs
fruits de l'artocarpus. Quelques-uns n'avaient pas encore atteint un degré
suffisant de maturité, et leur peau épaisse recouvrait une pulpe blanche,
mais peu fibreuse. D'autres, en très-grand nombre, jaunâtres et gélati-
neux, n'attendaient que le moment d'être cueillis.
Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une dou-
zaine à Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons, après les avoir
coupés en tranches épaisses, et ce faisant, il répétait toujours :
« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon !
— Surtout quand
on en est privé depuis longtemps, dit Conseil.
—Ce n'est même plus du pain, ajouta le Canadien. C'est une pâtisserie
délicate. Vous n'en avez jamais mangé, monsieur?
— Non, Ned.

— Eh bien, préparez-vous à absorber une chose succulente. Si


vous n'y
revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! »
Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée au feu fut
complétement charbonnée. A l'intérieur apparaissait une pâte blanche,
sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l'artichaut.
Il faut l'avouer, ce pain était excellent, et j'en mangeai avec grand
plaisir.
« Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne peut se garder fraîche, et il
me parait inutile d'en faire une provision pour le bord.
— Par exemple, monsieur ! s'écria Ned Land. Vous parlez là
comme un
naturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites
une récolte de ces fruits que nous reprendrons à notre retour.
— Et comment les préparerez-vous? demandai-je au Canadien.

— En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui


se gardera in-
définiment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l'employer, je la ferai
cuire à la cuisine du bord, et malgré sa saveur un peu acide, vous la trou-
verez excellente.
— Alors, maître Ned, je vois qu'il ne manque rien à
ce pain..
— Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il
y manque quel-
ques fruits ou tout ou moins quelques légumes !
—Cherchons les fruits et les légumes. »
Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous mîmes en route pour
compléter ce dîner « terrestre. »
Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions fait
une ample provision de bananes. Ces produits délicieux de la zone torride
murissent pendant toute l'année, et les Malais, qui leur ont donné le
nom de « pisang, » les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes,
nous recueillîmes des jaks énormes dont le goût est très-accusé, des man-
gues savoureuses, et des ananas d'une grosseur invraisemblable.Mais cette
récolte prit une grande partie de notre temps, que, d'ailleurs, il n'y avait
pas lieu de regretter.
Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et,
pendant sa promenade à travers la forêt, il glanait d'une main sûre d'excel-
lents fruits qui devaient compléter sa provision.
« Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, ami Ned ?
— Hum ! fit le Canadien.

— Quoi ! vous
vous plaignez?
— Tous
ces végétaux ne peuvent constituer un repas, répondit Ned.
C'est la fin d'un repas, c'est un dessert. Mais le potage? mais le rôti?
— En effet, dis-je, Ned
nous avait promis des côtelettes qui me semblent
fort problématiques.
— Monsieur, répondit le Canadien, non-seulement la chasse n'est pas
finie, mais elle n'est même pas commencée. Patience ! Nous finirons bien
par rencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n'est pas en
cet endroit, ce sera dans un autre...
— Et si ce n'est
pas aujourd'hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il
ne faut pas trop s'éloigner. Je propose même de revenir au canot.
— Quoi ! déjà ! s'écria Ned.

— Nous devons être de retour avant la nuit, dis-je.

— Mais quelle heure est-il donc? demanda le Canadien.

— Deux heures, au moins, répondit Conseil.

— Comme le temps
passe sur ce sol ferme ! s'écria maître Ned Land avec
un soupir de regret.

En route, » répondit Conseil
Nous revinmes donc à travers la forêt, et nous complétâmes notre
récolte en faisant une razzia de choux-palmistes qu'il fallut cueillir à la
cime des arbres, de petits haricots que je reconnus pour être les « abrou »
des Malais, et d'ignames d'une qualité supérieure.
Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot Cependant,
Ned Land ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le
favorisa. Au moment de s'embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts
de vingt-cinq à trente pieds, qui appartenaient à l'espèce des palmiers.
Ces arbres, aussi précieux que l'artocarpus, sont justement comptés
parmi les plus utiles produits de la Malaisie.
C'étaient des sagoutiers, végétaux qui croissent sans culture, se repro-
duisant, comme les mûriers, par leurs rejetons et leurs graines.
Ned Land connaissait la manière de traiter ces arbres. Il prit sa hache,
et la maniant avec une grande vigueur, il eu bientôt couché sur le sol
deux ou trois sagoutiers dont la maturité se reconnaissait à la poussière
blanche qui saupoudrait leurs palmes.
Je le regardai faire plutôt avec les yeux d'un naturaliste qu'avec les
yeux d'un homme affamé. Il commença par enlever à chaque tronc une
bande d'écorce, épaisse d'un pouce, qui recouvrait un réseau de fibres al-
longées formant d'inextricablesnoeuds, que mastiquait une sorte de farine
gommeuse. Cette farine, c'était le sagou, substance comestible qui sert
principalement à l'alimentation des populations mélanaisiennes.
Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs par mor-
ceaux, comme il eût fait de bois à brûler, se réservant d'en extraire plus
tard la farine, de la passer dans une étoffe afin de la séparer de ses liga-
ments fibreux, d'en faire évaporer l'humidité au soleil, et de la laisser
durcir dans des moules.
Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes nos richesses, nous quit-
tions le rivage de l'île, et, une demi-heure après, nous accostions le Nauti-
lus. Personne ne parut à notre arrivée. L'énorme cylindre de tôle semblait
désert. Les provisions embarquées, je descendis à ma chambre. J'y trou-
vai mon souper prêt. Je mangeai, puis je m'endormis.
Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à bord. Pas un bruit à l'inté-
rieur, pas un signe de vie. Le canot était resté le long du bord, à la place
même où nous l'avions laissé. Nous résolûmes de retourner à l'île Guebo-
roar. Ned Land espérait être plus heureux que la veille au point de vue du
chasseur, et désirait visiter une autre partie de la forêt.
Au lever du soleil, nous étions en route. L'embarcation, enlevée par le
flot qui portait à terre, atteignit l'île en peu d'instants.
Nous débarquâmes, et, pensant qu'il valait mieux s'en rapporter à l'ins-
tinct du Canadien, nous suivîmes Ned Land dont les longuesjambes me-
naçaient de nous distancer.
Ned Land remonta la côte vers l'ouest, puis, passant à gué quelques lits
de torrents, il gagna la haute plaine que bordaient d'admirables forêts.
Quelques martins-pêcheurs rôdaient le long des cours d'eau, mais ils ne
se laissaient pas approcher. Leur circonspection me prouva que ces vola-
tiles savaient à quoi s'en tenir sur des bipèdes de notre espèce, et j'en con-
clus que, si l'île n'était pas habitée, du moins, des êtres humains la fré-
quentaient.
Après avoir traversé une assez grasse prairie, nous arrivâmes à la li-
sière d'un petit bois qu'animaient le chant et le vol d'un grand nombre
doiseaux.
« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.
— Mais il y en a qui
se mangent ! répondit le harponneur.
— Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne vois là que de simples
perroquets.
— Ami Conseil, répondit gravement Ned, le perroquet est le faisan
de
ceux qui n'ont pas autre chose à manger.
— Et j'ajouterai, dis-je,
que cet oiseau, convenablement préparé, vaut
son coup de fourchette. »
En effet, sous l'épais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets
voltigeait de branche en branche, n'attendant qu'une éducation plus soignée
pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaient en com-
pagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, qui
sem-
blaient méditer quelque problème philosophique,tandis que des loris d'un
rouge éclatant passaient comme un morceau d'étamine emporté par la
brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plus fines
nuances de l'azur, et de toute une variété de volatiles charmants,mais géné-
ralement peu comestibles.
Cependant, un oiseau particulier à ces terres, et qui n'a jamais dépassé
la limite des îles d'Arrou et des îles des Papouas, manquait à cette collec-
tion. Mais le sort me réservait de l'admirer avant peu.
Après avoir traversé un taillis de médiocre épaisseur, nous avions
re-
trouvé une plaine obstruée de buissons. Je vis alors s'enlever de magnifi-
ques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait à se diri-
ger contre le vent. Leur vol ondulé, la grâce de leurs courbes aériennes, le
chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n'eus
pas de peine à les reconnaître.
« Des oiseaux de paradis ! m'écriai-je.
— Ordre des
passereaux, section des clystomores, répondit Conseil.
— Famille des perdreaux? demanda Ned Land.

— Je
ne crois pas, maître Land. Néanmoins,je compte sur votre adresse
pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale !
On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plus habitué à

manier le harpon que le fusil. »
Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chi-
nois, ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions em-
ployer. Tantôt ils disposent des lacets au sommet des arbres élevés que les
paradisiers habitent de préférence. Tantôt ils s'en emparent avec une glu
tenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont même jusqu'à empoison-
ner les fontaines où ces oiseaux ont l'habitude de boire. Quant à nous, nous
étions réduits à les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les
atteindre. Et en effet, nous épuisâmes vainement une partie de nos muni-
tions.
Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui forment
le centre de l'île était franchi, et nous n'avions encore rien tué. La faim
nous aiguillonnait. Les chasseurs s'étaient fiés au produit de leur chasse,
et ils avaient eu tort. Très-heureusement, Conseil, à sa grande surprise,
fit un coup double et assura le déjeuner. Il abattit un pigeon blanc et un
ramier, qui, lestement plumés et suspendus à une brochette, rôtirent de-
vant un feu ardent de bois mort. Pendant que ces intéressants animaux
cuisaient, Ned prépara des fruits de l'artocarpus. Puis, le pigeon et le ra-
mier furent dévorés jusqu'aux os et déclarés excellents. La muscade, dont
ils ont l'habitude de se gaver, parfume leur chair et en fait un manger
délicieux.
« C'est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.
— Et maintenant, Ned,
que vous manque-t-il ? demandai-je au Canadien.
—Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, répondit Ned Land.
Tous ces pigeons ne sont que hors-d'oeuvre et amusettes de la bouche !
Aussi, tant que je n'aurai pas tué un animal à côtelettes, je ne serai pas
content !
— Ni moi, Ned, si je n'attrape
pas un paradisier.
— Continuons donc la chasse, répondit Conseil, mais
en revenant vers
la mer. Nous sommes arrivés aux premières pentes des montagnes, et je
pense qu'il vaut mieux regagner la région des forêts. »
C'était un avis sensé, et il fut suivi. Après une heure de marche, nous
avions atteint une véritable forêt de sagoutiers. Quelques serpents inoffen-
sifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dérobaient à notre
approche, et véritablement, je désespérais de les atteindre, lorsque
Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un cri de
triomphe, et revint à moi, rapportant un magnifiqueparadisier.
« Ah! bravo ! Conseil, m'écriai-je.
— Monsieur est bien bon, répondit Conseil.

— Mais non, mon garçon. Tu as fait là


un coup de maître. Prendre un
de ces oiseaux vivants, et le prendre à la main !
— Si monsieur veut l'examiner de près, il
verra que je n'ai pas eu grand
mérite.
— Et pourquoi, Conseil ?

— Parce que cet oiseau est ivre


comme une caille.
— Ivre ?

— Oui, monsieur, ivre des muscades qu'il dévorait


sous le muscadier où
je lai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l'intempérance !
—Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce que j'ai bu de gin depuis
deux mois, ce n'est pas la peine de me le reprocher !
»
Cependant, j'examinais le curieux oiseau Conseil ne se trompait pas.
Le paradisier, enivré par le suc capiteux, était réduit à l'impuissance. Il
ne pouvait voler. Il marchait à peine. Mais cela m'inquiéta peu, et je le
laissai cuver ses muscades.
Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces que l'on compte
en Papouasie et dans les îles voisines. C'était le paradisier « grand-éme-
raude, » l'un des plus rares. Il mesurait trois décimètres de longueur. Sa
tète était relativement petite, ses yeux placés près de l'ouverture du bec,
et petits aussi. Mais il offrait une admirable réunion de nuances, étant
jaune de bec, brun de pieds et d'ongles, noisette aux ailes empourprées à
leurs extrémités, jaune pâle à la tête et sur le derrière du cou, couleur d'é¬
meraude à la gorge, brun marron au ventre et à la poitrine.
Deux filets
cornés et duveteux s'élevaient au-dessus de
sa queue, que prolongeaient
de longues plumes très-légères, d'une finesse admirable,
et ils complé-
taient l'ensemble de ce merveilleux oiseau
que les indigènes ont poéti-
quement appelé « l'oiseau du soleil.
»
Je souhaitais vivement de pouvoir
ramener à Paris ce superbe spécimen
des paradisiers, afin d'en faire don
au Jardin des Plantes, qui n'en possède
pas un seul vivant.
« C'est donc bien rare? demanda le Canadien, du ton d'un chasseur qui
estime fort peu le gibier au point de vue de l'art.
Très-rare, mon brave compagnon, et surtout très-difficile à prendre
vivant. Et même morts, ces oiseaux sont encore l'objet dun important tra-
fic. Aussi, les naturels ont-ils imaginé d'en fabriquer comme on fabrique
des perles ou des diamants.
Quoi ! s'écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis?

—Oui, Conseil.
— Et monsieur connaît-il le procédé des indigènes?

— Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d'est, perdent

les naturalistes
ces magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que
ont appelées plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les
faux-monnayeurs en volatiles, et qu'ils adaptent adroitement à quelque
pauvre perruche préalablement mutilée. Puis ils teignent la suture, ils
vernissent l'oiseau,et ils expédient aux muséums et aux amateurs d'Europe
ces produits de leur singulière industrie.
— Bon ! fit Ned Land, si
ce n'est pas l'oiseau, ce sont toujours ses plu-
mes, et tant que l'objet n'est pas destiné à être
mangé, je n'y vois pas grand
mal' »
Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ce paradisier,
ceux du chasseur canadien ne l'étaient pas encore. Heureusement, vers deux
heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que les
naturels appellent « bari-outang ». L animal venait à propos pour nous
Ned Land
procurer de la vraie viande de quadrupède, et il fut bien reçu.
montra très-glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touché par la
se
balle électrique, était tombé raide mort.
Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après en avoir retiré
grillade pour
une demi-douzaine de côtelettes destinées à fournir une
le repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore être mar-
quée par les exploits de Ned et de Conseil.
En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe de
kangaroos, qui s'enfuirent en bondissant sur leurs pattes élastiques. Mais
ces animaux ne s'enfuirent pas si rapidement que la
capsule électrique ne
put les arrêter dans leur course.
Ah ! monsieur le professeur, s'écria Ned Land que la rage du chasseur
«
prenait à la tète, quel gibier excellent, cuit à l'étuvée surtout! Quel ap-
provisionnementpour le Nautilus ! Deux ! trois ! cinq à terre ! Et quand je
dévorerons toute cette chair, et que ces imbéciles du bord
pense que nous
n'en aurons pas miette ! »
Je crois que, dans l'excès de sa joie, le Canadien, s'il n'avait pas tant
parlé, aurait massacré toute la bande ! Mais il se contenta d'une douzaine
de ces intéressants marsupiaux,qui forment le premier ordre des mammi-
fères aplacentaires, — nous dit Conseil.
Ces animaux étaient de petite taille. C'était une espèce de ces « kan-
garoos-lapins, » qui gîtent habituellement dans le creux des arbres, et
dont la vélocité est extrême ; mais s'ils sont de médiocre grosseur, ils four-
nissent, du moins, la chair la plus estimée.
Nous étions très-satisfaits des résultats de notre chasse. Le joyeux Ned
se proposait de revenir le lendemain à cette île enchantée, qu'il voulait dé-
peupler de tous ses quadrupèdes comestibles. Mais il comptait sans les évé-
nements.
A six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notre canot était
échoué à sa place habituelle. Le Nautilus, semblable à un long écueil,
émergeait des flots à deux milles du rivage.
Ned Land, sans plus tarder, s'occupa de la grande affaire du dîner. Il
s'entendait admirablement à toute cette cuisine. Les côtelettes de « bari-
outang, » grillées sur des charbons, répandirent bientôt une délicieuse
odeur qui parfuma l'atmosphère !...
Mais je m'aperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici
en extase devant une grillade de porc frais ! Que l'on me pardonne, comme
j'ai pardonné à maître Land, et pour les mêmes motifs !
Enfin, le diner fut excellent. Deux ramiers complétèrent ce menu extra-
ordinaire. La pâte de sagou, le pain de l'artocarpus, quelques mangues,
une demi-douzaine d'ananas, et la liqueur fermentée de certaines noix de
cocos, nous mirent en joie. Je crois même que les idées de mes dignes
compagnons n'avaient pas toute la netteté désirable.
« Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus ? dit Conseil.
— Si
nous n'y retournions jamais ? » ajouta Ned Land.
En ce moment enu pierre vint tomber à nos pieds, et coupa court à la
proposition du harponneur.

CHAPITRE XXII

LA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO.

Nous avions regardé du côté de la forêt, sans nous lever, ma main s'ar-
rêtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevant
son office.
« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil,
ou bien elle mérite le nom
d'aérolithe. »
Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main de
Conseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids à son
observation.
Levés tous les trois, le fusil à l'épaule, nous étions prêts à répondre à
toute attaque.
« Sont-ce des singes? s'écria Ned Land.
— A
peu près, répondit Conseil, ce sont des sauvages.
— Au canot!
» dis-je en me dirigeant vers
la mer.
Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels,
armés d'arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisière d'un taillis, qui
masquait l'horizon de droite, à cent pas à peine.
Notre canot était échoué à dix toises de nous.
Les sauvages s'approchaient, sans courir, mais ils prodiguaient les dé-
monstrations les plus hostiles. Les pierres et les flèches pleuvaient.
Ned Land n'avait pas voulu abandonner ses provisions, et malgré l'im-
minence du danger, son cochon d'un côté, ses kangaroos de l'autre, il
détalait avec une certaine rapidité.
En deux minutes, nous étions sur la grève. Charger le canot des pro-
visions et des armes, le pousser à la mer, armer les deux avirons, ce fut
l'affaire d'un instant. Nous n'avions pas gagné deux encablures, que cent
sauvages, hurlant et gesticulant, entrèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture.
Je regardai si leur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes
du Nautilus. Mais non. L'énorme engin, couché au large, demeurait abso-
lument désert.
Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Les panneaux étaient
ouverts. Après avoir amarré le canot, nous rentrâmes à l'intérieur du Nau-
tilus.
Je descendis au salon, d'où s'échappaient quelques accords. Le capitaine
Nemo était là, courbé sur son orgue et plongé dans une extase musicale.
« Capitaine ! » lui dis-je.
Il ne m'entendit pas.
« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la main.
Il frissonna, et se retournant :
« Ah ! c'est vous, monsieur le professeur ? me dit-il. Eh bien ! avez-vous
fait bonne chasse, avez-vous herborisé avec succès ?
—Oui, capitaine, répondis-je, mais nous avons malheureusement ra-
mené une troupe de bipèdes dont le voisinage me paraît inquiétant.
—Quels bipèdes ?
— Des sauvages.
—Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo d'un ton ironique. Et
vous vous étonnez, monsieur le professeur, qu'ayant mis le pied sur une
des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, où n'y
en a-t-il pas? Et d'ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous ap-
pelez des sauvages ?
—Mais, capitaine...
—Pour mon compte, monsieur, j'en ai rencontré partout.
—Eh bien, répondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir à bord du
Nautilus, vous ferez bien de prendre quelques précautions.
— Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n'y a pas là de quoi
se préoccuper.
—Mais ces naturels sont nombreux.
—Combien en avez-vous compté ?
— Une centaine, au moins.

— Monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo, dont les doigts s'é-


taient replacés sur les touches de l'orgue, quand tous les indigènes de la
Papouasie seraient réunis sur cette plage, le Nautilus n'aurait rien à
craindre de leurs attaques ! »
Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l'instrument,
et je remarquai qu'il n'en frappait que les touches noires, ce qui donnait à
ses mélodies une couleur essentiellement écossaise. Bientôt, il eut oublié
ma présence, et fut plongé dans une rêverie que je ne cherchai plus à dis-
siper.
Je remontai sur la plate-forme. La nuit était déjà venue, car, sous cette
basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crépuscule. Je n'a-
perçus plus que confusément l'île Gueboroar. Mais des feux nombreux,allu-
més sur la plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas à la quitter.
Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantôt songeant à ces indi-
gènes, — mais sans les redouter autrement, car l'imperturbable confiance
du capitaine me gagnait, — tantôt les oubliant, pour admirer les splen-
deurs de cette nuit des tropiques. Mon souvenir s'envolait
vers la France,
à la suite de ces étoiles zodiacales qui devaient l'éclairer dans quelques
heures. La lune resplendissait au milieu des constellations du zénith. Je
pensai alors que ce fidèle et complaisant satellite reviendrait après de-
main, à cette môme place, pour soulever ces ondes et arracher le Nautilus
à son lit de coraux. Vers minuit, voyant que tout était tranquille
sur les
flots assombris aussi bien que sous les arbres du rivage, je regagnai
ma
cabine, et je m'endormis paisiblement.
La nuit s'écoula sans mésaventure. Les Papouas s'effrayaient,
sans
doute, à la seule vue du monstre échoué dans la baie,
car, les pan-
neaux, restés ouverts, leur eussent offert un accès facile à l'intérieur du
Nautilus.
A six heures du matin, — 8 janvier, — je remontai sur la plate-forme.
Les ombres du matin se levaient.L'île montra bientôt, à travers les brumes
dissipées, ses plages d'abord, ses sommets ensuite.
Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille, — cinq
ou six cents peut-être. Quelques-uns, profitant de la marée basse, s'étaient
avancés sur les têtes de coraux, à moins de deux encablures du Nautilus.
Je les distinguai facilement. C'étaient bien de véritables Papouas, à taille
athlétique, hommes de belle race, au front large et élevé, au nez gros mais
non épaté, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge,
tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui des Nubiens. Au lobe
de leur oreille, coupé et distendu, pendaient des chapelets en os. Ces sau-
vages étaient généralement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes,
habillées, des hanches au genou, d'une véritable crinoline d'herbes que
soutenait une ceinture végétale. Certains chefs avaient orné leur cou d'un
croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous,
armés d'arcs, de flèches et de boucliers, portaient à leur épaule une sorte de
filet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse.
Un de ces chefs, assez rapproché du Nautilus, l'examinait avec atten-
tion. Ce devait être un « mado » de haut rang, car il se drapait dans une
natte en feuilles de bananiers, dentelée sur ses bords et relevée d'écla-
tantes couleurs.
J'aurais pu facilement abattre cet indigène, qui se trouvait à petite
portée ; mais je crus qu'il valait mieux attendre des démonstrations véri-
tablement hostiles. Entre Européens et sauvages, il convient que les Eu-
ropéens ripostent et n'attaquent pas.
Pendant tout le temps de la marée basse, ces indigènes rôdèrent près
du Nautilus, mais ils ne se montrèrent pas bruyants. Je les entendais
répéter fréquemment le mot « assai, » et à leurs gestes je compris qu'ils
m'invitaient à aller à terre, invitation que je crus devoir décliner.
Donc, ce jour-là, le canot ne quitta pas le bord, au grand déplaisir de
maître Land qui ne put compléter ses provisions. Cet adroit Canadien
employa son temps à préparer les viandes et farines qu'il avait rapportées
de l'île Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnèrent la terre vers onze
heures du matin, dès que les têtes de corail commencèrent à disparaitre
sous le flot de la marée montante. Mais je vis leur nombre s'accroître
considérablement sur la plage. Il était probable qu'ils venaient des îles
voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant, je n'avais pas
aperçu une seule pirogue indigène.
N'ayant rien de mieux à faire, je songeai à draguer ces belles eaux lim-
pides, qui laissaient voir à profusion des coquilles, des zoophytes et des
plantes pélagiennes. C'était, d'ailleurs, la dernière journée que le Nautilus
la pleine mer du
allait passer dans ces parages, si, toutefois, il flottait à
lendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo.
J'appelai donc Conseil qui m'apporta une petite drague légère, à peu
près semblable à celles qui servent à pêcher les huîtres.
sauvages ? demanda Conseil. N'en déplaise à monsieur, ils
« Et ces me
ne me semblent pas très-méchants !
—Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.
—On peut être anthropophage et brave homme, répondit Conseil,
peut être gourmand et honnête. L'un n'exclut pas l'autre.
comme on anthropophages,
Bon ! Conseil, je t'accorde que ce sont d'honnêtes
et qu'ils dévorent honnêtement leurs prisonniers.
Cependant, comme je ne
dévoré, même honnêtement, je me tiendrai sur mes gardes,
tiens pas à être
car le commandant du Nautilus précaution.
ne parait prendre aucune
Et maintenant à l'ouvrage. »
Pendant deux heures, notre pèche fut activement conduite, mais sans
Midas, de
rapporter aucune rareté. La drague s'emplissait d'oreilles de
harpes, de mélanies, et particulièrement des plus beaux marteaux que
holoturies, des
j'eusse vu jusqu'à ce jour. Nous prîmes aussi quelques
perlières, et douzaine de petites tortues qui furent réservées
huîtres une
pour l'office du bord. main sur une
Mais, au moment où je m'y attendais le moins, je mis la
merveille, je devrais dire sur une difformité naturelle, très-rare à rencon-
Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil re-
trer.
d'un
montait chargé de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout
il vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un
coup, me
le plus
coquillage, et pousser un cri de conchyliologue, c'est-à-dire le cri
perçant que puisse produire un gosier humain.
Eh ! qu'à donc monsieur ? demanda Conseil, très-surpris. Monsieur
«
a-t-il été mordu ?
Non, mon garçon, et cependant, j'eusse volontiers paye d'un doigt
ma découverte !
—Quelle découverte ?
— Cette
coquille, dis-je en montrant l'objet de mon triomphe.
—Mais c'est tout simplement ordre
une olive porphyre, genre olive,
pectinibranches, classe des gastéropodes, embranchement des mol-
des
lusques...
Oui, Conseil, mais au lieu dêtre enroulée de droite à gauche, cette
olive tourne de gauche à droite !
Est-il possible ! s'écria Conseil.

176VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS

Oui, mon garçon, c'est une coquille sénestre !


Une coquille sénestre ! répétait Conseil, le
coeur palpitant.
— Regarde sa spire !
Ah monsieur peut men croire, dit Conseil
! en prenant la précieuse
coquille dune main tremblante, mais je n'ai jamais
éprouvé une émotion
pareille ! »
Et il y avait de quoi être ému ! On sait,
en effet, comme l'ont fait obser-
ver les naturalistes, que la dextrosité est
une loi de nature. Les astres et
leurs satellites, dans leur mouvement de translation
et de rotation, se meu-
vent de droite à gauche. L'homme
se sert plus souvent de sa main
droite que de sa main gauche, et, conséquemment,
ses instruments etses
appareils, escaliers, serrures, ressorts de montres, etc., sont combinésde ma-
nière à être employés de droite à gauche. Or, la nature a généralement
suivi cette loi pour l'enroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres,
à de rares exceptions, et, quand par hasard leur spire est sénestre, les ama-
teurs les payent au poids de l'or.
Conseil et moi, nous étions donc plongés dans la contemplation de notre
trésor, et je me promettais bien d'en enrichir le Muséum, quand une
pierre, malencontreusementlancée par un indigène, vint briser le précieux
objet dans la main de Conseil.
Je poussai un cri de désespoir ! Conseil se jeta sur son fusil et visa un
sauvage qui balançait sa fronde à dix mètres de lui. Je voulus l'arrêter,
mais son coup partit et brisa le bracelet d'amulettes qui pendait
au bras
de l'indigène.
« Conseil, m'écriai-je, Conseil !
— Eh quoi! Monsieur
ne voit-il pas que ce cannibale a commencé
l'attaque ?
— Une coquille
ne vaut pas la vie d'un homme ! lui dis-je.
— Ah ! le gueux ! s'écria Conseil, j'aurais mieux aimé qu'il
m'eût cassé
l'épaule ! »
Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son avis. Cependant, la si-
tuation avait changé depuis quelques instants, et nous ne nous
en étions
pas aperçus, Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Nautilus. Ces
pirogues, creusées dans des troncs d'arbre, longues, étroites, bien combi-
nées pour la marche, s'équilibraient au moyen d'un double balancier
en
bambous qui flottait à la surface de l'eau. Elles étaient manoeuvrées par d'a-
droits pagayeurs à demi-nus, et je ne les vis pas s'avancer sans inquiétude.
était évident que ces Papouas avaient eu déjà des relations avec les
Européens, et qu'ils connaissaient leursnavires. Mais ce long cylindrede fer
allongé dans la baie, sans mâts, sans cheminée, que devaient-ils en penser?
Rien de bon, car ils s'en étaient d'abord tenus à distance respectueuse.
Cependant, le voyant immobile, ils reprenaient peu à peu confiance, et
cherchaientà se familiariseravec lui. Or, c'était précisémentcette familiarité
qu'il fallait empêcher. Nos armes, auxquelles la détonation manquait, ne
pouvaient produire qu'un effet médiocre sur ces indigènes, qui n'ont de
respect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements du
tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le danger soit dans l'éclair,
non dans le bruit.
En ce moment, les pirogues s'approchèrent plus près du Nautilus, et
une nuée de flèches s'abattit sur lui.
« Diable ! il grêle ! dit Conseil, et peut-être une grêle empoisonnée !
— Il faut prévenir le capitaine Nemo,
» dis-je en rentrant par le panneau.
Je descendis au salon. Je n'y trouvai personne. Je me hasardai à frapper
à la porte qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine.
Un « entrez » me répondit. J'entrai, et je trouvai le capitaine Nemo
plongédans un calcul oùles x et autres signes algébriques ne manquaient pas.
« Je vous dérange ? dis-je par politesse.
— En effet, monsieur Aronnax,
me répondit le capitaine, mais je pense
que vous avez eu des raisons sérieuses de me voir ?
— Très-sérieuses. Les pirogues des naturels
nous entourent, et, dans
quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs centaines
de sauvages.
— Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurs
pirogues?
— Oui, monsieur.
— Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.

— Précisément, et je venais vous dire...

— Rien n'est plus facile,


» dit le capitaine
Nemo.
Et, pressant un bouton électrique, il transmit un ordre au poste de
l'équipage.
Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il, après quelques instants. Le
«
canot est en place, et les panneaux sont fermés. Vous ne craignez pas,
j'imagine, que ces messieurs défoncent des murailles que les boulets de
votre frégate n'ont pu entamer?
— Non, capitaine, mais il existe encore un danger.

— Lequel, monsieur?
— C'est
que demain, à pareille heure, il faudra rouvrir les panneaux
pour renouveler l'air du Nautilus...
— Sans contredit, monsieur, puisquenotre bâtiment respiré à la manière

des cétacés.
— Or, si à
ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois
pas comment vous pourrez les empêcher d'entrer.
— Alors, monsieur,
vous supposez qu'ils monteront à bord ?
— J'en suis certain.

— Eh bien, monsieur, qu'ils montent. Je ne vois aucune raison pour les

en empêcher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne


veux pas que ma visite à l'île Gueboroar coûte la vie à un seul de ces
malheureux! »
Cela dit, j'allais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retint et m'invita
à m'asseoir près de lui. Il me questionna avec intérêt sur nos excursions à
terre, sur nos chasses, et n'eut pas l'air de comprendre ce besoin de viande
qui passionnait le Canadien. Puis, la conversation effleura divers sujets,
et, sans être plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable.
Entre autres choses, nous en vinmes à parler de la situation du Nautilus,
précisément échoué dans ce détroit, où Dumont-d'Urvillefut sur le point
de se perdre. Puis à ce propos :
« Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plus
intelligents navigateurs que ce d'Urville ! C'est votre capitaine Cook, à
vous autres, Français. Infortuné savant! Avoir bravé les banquises du
pôle Sud, les coraux de l'Océanie, les cannibales du Pacifique, pour périr
misérablement dans un train de chemin de fer ! Si cet homme énergique
a pu réfléchir pendant les dernières secondes de son existence, vous figu-
rez-vous quelles ont dû être ses suprêmes pensées ! »
En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait ému, et je porte cette émo-
tion à son actif.
Puis, la carte à la main, nous revîmes les travaux du navigateur fran-
çais, ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pôle Sud
qui amena la découverte des terres Adélie et Louis-Philippe, enfin ses
levés hydrographiques des principales îles de l'Océanie.
« Ce que votre d'Urville a fait à la surface
des mers, me dit le capitaine
Nemo, je l'ai fait à l'intérieur de l'Océan, et plus facilement, plus com-
plétement que lui. L'Astrolabe et la Zélée, incessamment ballotées par
les ouragans, ne pouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de tra-
vail, et véritablement sédentaire au milieu des eaux !
—Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre les
corvettes de Dumont d'Urville et le Nautilus.
— Lequel, monsieur?

— C'est
que le Nautilus s'est échoué comme elles !

Le Nautilus ne s'est pas échoué, monsieur, me répondit froidement
le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers,
et les pénibles travaux, les manoeuvres qu'imposaà d'Urville le renflouage
de ses corvettes, je ne les entreprendrai pas. L'Astrolabe et la Zélée ont
failli périr, mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour
dit, à l'heure dite, la marée le soulèvera paisiblement, et il reprendra sa
navigation à travers les mers.
—Capitaine, dis-je, je ne doute pas..,
— Demain, ajouta le capitaine Nemo
en se levant, demain, à deux heures
quarante minutes du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie le
détroit de Torrès. »
Ces paroles prononcées d'un ton très-bref, le capitaine Nemo s'inclina
légèrement. C'était me donner congé, et je rentrai dans ma chambre.
Là, je trouvai Conseil, qui désirait connaître le résultat de mon entrevue
avec le capitaine.
Mon répondis-je, lorsque j'ai eu l'air de croire que son Nauti-
« garçon,
lus était menacé par les naturels de la Papouasie, le capitaine m a répondu
très-ironiquement. Je n'ai donc qu'une chose à te dire : Aie confiance
en lui, et va dormir en paix.
— Monsieur n'a
pas besoin de mes services?
— Non,
mon ami. Que fait Ned Land ?
— Que confec-
monsieur m'excuse, répondit Conseil, mais l'ami Ned
tionne un pâté de kangaroo qui sera une merveille ! »
Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J'entendais le
bruit des sauvages qui piétinaient sur la plate-forme en poussant des cris
assourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans que l'équipage sortit de son
inertie habituelle. Il ne s'inquiétait pas plus de la présence de ces canni-
bales que les soldats d'un fort blindé ne se préoccupent des fourmis qui
courent sur son blindage.
A six heures du matin, je me levai. Les panneaux n'avaient pas été ouverts.
L'air ne fut donc pas renouvelé à l'intérieur, mais les réservoirs, chargés
à toute occurrence, fonctionnèrent à propos et lancèrent
quelques mètres
cubes d'oxygène dans l'atmosphère appauvrie du Nautilus.
Je travaillai dans ma chambre jusqu'à midi, sans avoir vu, même un
instant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire à bord aucun
préparatif
de départ.
J'attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. La
pendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait
avait
avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n
dé-
point fait une promesse téméraire, le Nautilus serait immédiatement
gagé. Sinon, bien des mois se passeraient avant qu'il pût quitter son lit de
corail.
Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientôt
sentir dans la coque du bateau. J'entendis grincer sur son bordage les
aspérités calcaires du fond corallien.
A deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le
salon.
« Nous allons partir,
dit-il.
—Ah ! fis-je.
J'ai donné l'ordre d'ouvrir les panneaux.

—Et les Papouas ?
—Les Papouas ? répondit le capitaine Nemo, haussant légèrement
les épaules.
—Ne vont-ils pas pénétrer à l'intérieur du Nautilus ?
—Et comment ?
—En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.
—Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaine Nemo, on
n'entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, même quand ils sont
ouverts. »
Je regardai le capitaine.
« Vous ne comprenez pas ? me
dit-il.
—Aucunement.
—Eh bien ! venez et vous verrez. »
Je me dirigeai vers l'escalier central. Là, Ned Land et Conseil, tres-intri-
gués, regardaient quelques hommes de l'équipage qui ouvraient les pan¬
neaux, tandis que des cris de rage et d'épouvantables vociférations réson-
naient au dehors.
Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figures
horribles
apparurent. Mais le premier de ces indigènes qui mit la main
sur la rampe
de l'escalier, rejeté en arrière
par je ne sais quelle force invisible,
senfuit, poussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes
Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent le
même sort.
Conseil était dans lextase. Ned Land, emporté
par ses instincts violents,
sélança sur lescalier. Mais, dès qu'il eut saisi la
rampe à deux mains, il
fut renversé à son tour.
« Mille diables ! s'écria-t-il. Je suis foudroyé ! »
Ce mot mexpliqua tout. Ce n'était plus
une rampe, mais un câble de
métal, tout chargé de l'électricité du bord, qui aboutissait à la plate-forme.
Quiconque la touchait ressentait
une formidable secousse, — et cette se-
cousse eût été mortelle, si le capitaine Nemo eût lancé dans ce conducteur
tout le courant de ses appareils ! On peut réellement dire, qu'entre
ses
assaillants et lui, il avait tendu un réseau électrique
que nul ne pouvait
impunément franchir.
Cependant, les Papouas épouvantés avaient battu
en retraite, affolés
de terreur. Nous, moitié riants, nous consolions et frictionnions le mal-
heureux Ned Land qui jurait comme un possédé.
Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé
par les dernières ondulations
du flot, quitta son lit de corail à cette quarantième minute exactement
fixée par le capitaine. Son hélice battit les
eaux avec une majestueuse
lenteur. Sa vitesse s'accrutpeu à peu, et, naviguant à la surface de l'Océan,
il abandonna sain et sauf les dangereuses passes du détroit de Torrès.

CHAPITRE XXIII

AEGRI SOMNIA.

Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit marche entre deux


sa eaux,
mais avec une vitesse remarquable que je ne puis estimer à moins de trente-
cinq milles à lheure. La rapidité de son hélice était telle
que je ne pou-
vais ni suivre ses tours ni les compter.
Quand je songeais que ce merveilleuxagent électrique, après avoir donné
le mouvement, la chaleur, la lumière
au Nautilus, le protégeait encore
contre les attaques extérieures, et le transformait en une arche sainte à la-
quelle nul profanateur ne touchait sans être foudroyé, mon admiration
n'avait plus de bornes, et de l'appareil, elle remontait aussitôt à l'ingé-
nieur qui l'avait créé.
Nous marchions directement vers l'ouest, et, le 11 janvier, nous dou-
blâmes ce cap Wessel, situé par 135° de longitude et 10° de latitude nord,
qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les récifs étaient encore
nombreux, mais plus clair-semés, et relevés sur la carte avec une extrême
précision. Le Nantilus évita facilement les brisants de Money à babord, et
les récifs Victoria à tribord, placés par 130° de longitude, et sur ce dixième
parallèle que nous suivions rigoureusement.
Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivé dans la mer de Timor, avait
connaissance de l'île de ce nom par 122° de longitude. Cette île dont la
superficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrées est gouvernée par des
radjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c'est-à-dire issus de la plus
haute origine à laquelle un être humain puisse prétendre. Aussi, ces
ancêtres écailleux foisonnent dans les rivières de l'île, et sont l'objet d'une
vénération particulière. On les protége, on les gâte, on les adule, on les
nourrit, on leur offre des jeunes filles en pâture, et malheur à l'étranger
qui porte la main sur ces lézards sacrés.
Mais le Nautilus n'eut rien à démêler avec ces vilains animaux. Timor
ne fut visible qu'un instant, à midi, pendant que le second relevait sa po-
sition. Également, je ne fis qu'entrevoir cette petite île Rotti, qui fait
partie du groupe, et dont les femmes ont une réputation de beauté très-
établie sur les marchés malais.
A partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, s'infléchit
vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l'océan Indien. Où la fantaisie du ca-
pitaine Nemo allait-elle nous entraîner ? Remontrait-il vers les côtes de
l'Asie ? Se rapprocherait-il des rivages de l'Europe. Résolutions peu proba-
bles de la part d'un homme qui fuyait les continents habités ? Descen-
drait-il donc vers le sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-Espérance, puis
le cap Horn, et pousser au pôle antarctique ? Reviendrait-il enfin vers ses
mers du Pacifique, où son Nautilus trouvait une navigation facile et indé-
pendante ? L'avenir devait nous l'apprendre.
Après avoir prolongé les écueils de Cartier, d'Hibernia, de Seringa-
patam, de Scott, derniers efforts de l'élément solide contre l'élément liquide,
le 14 janvier, nous étions au delà de toutes terres. La vitesse du Nautilus
fut singulièrement rallentie, et, très-capricieux dans ses allures, tantôt il
nageait au milieu des eaux, et tantôt il flottait à leur surface.
Pendant cette période du voyage, le capitaine Nemo fit d'intéressantes
expériences sur les diverses températures de la mer à des couches diffé-
rentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevés s'obtiennent au moyen
d'instruments assez compliqués, dont les rapports sont au moins douteux,
que ce soient des sondes thermométriques, dont les verres se brisent sou-
vent sous la pression des eaux, ou des appareils basés sur la variation de
résistance de métaux aux courants électriques. Ces résultats ainsi obtenus
ne peuvent être suffisamment contrôlés. Au contraire, le capitaine Nemo
allait lui-même chercher cette température dans les profondeurs de la
mer, et son thermomètre, mis en communication avec les diverses
nappes liquides, lui donnait immédiatement et sûrement le degré re-
cherché.
C'est ainsi que, soit en surchargeant ses réservoirs, soit
en descendant
obliquement au moyen de ses plans inclinés, le Nautilus atteignit
succes-
sivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dix mille
mètres, et le résultat définitif de ces expériences fut que la mer présentait
une température permanente de quatre degrés et demi, à une profondeur
de mille mètres, sous toutes les latitudes.
Je suivais ces expériences avec le plus vif intérêt. Le capitaine Nemo
y
apportait une véritable passion. Souvent, je me demandai dans quel but
il faisait ces observations. Était-ce au profit de
ces semblables? Ce n'était
pas probable, car, un jour ou l'autre, ses travaux devaient périr avec lui
dans quelque mer ignorée ! A moins qu'il
ne me destinât le résultat de ses
expériences. Mais c'était admettre que mon étrange voyage aurait un terme,
et ce terme, je ne l'apercevais pas encore.
Quoi qu'il en soit, le capitaine Nemo me fit également connaître
divers chiffres obtenus par lui et qui établissaient le rapport des den-
sités de l'eau dans les principales mers du globe. De cette commu-
nication, je tirai un enseignement personnel qui n'avait rien de scienti-
fique.
C'était pendant la matinée du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je
me promenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les diffé-
rentes densités que présentent les eaux de la mer. Je lui répondis néga-
tivement, et j'ajoutai que la science manquait d'observations rigoureuses
à ce sujet.
« Je les ai faites, ces observations, me
dit-il, et je puis en affirmer la
certitude.
—Bien, répondis-je, mais le Nautilus est un monde à part, et les secrets
de ses savants n'arrivent pas jusqu'à la terre.
monsieur le professeur, me dit-il, après quelques
— Vous avez raison,
instants de silence. C'est un monde à part. Il est aussi étranger à la terre
que les planètes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l'on ne
connaîtra jamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cepen-
dant, puisque le hasard a lié nos deux existences, je puis vous communiquer
le résultat de mes observations.
—Je vous écoute, capitaine.
— Vous savez,
monsieur le professeur, que l'eau de mer est plus dense
que l'eau douce, mais cette densité n'est pas uniforme. En effet, si je re-
présente par un la densité de l'eau douce, je trouve un vingt-huit millième
pour les eaux de l'Atlantique, un vingt-six millième pour les eaux du Paci-
fique, un trente-millième pour les eaux de la Méditerranée...
—Ah ! pensai-je, il s'aventure dans la Méditerranée ?
—Un dix-huit millième pour les eaux de la mer Ionienne, et un vingt-
neuf millième pour les eaux de l'Adriatique. »
Décidément, le Nautilus ne fuyait pas les mers fréquentées de l'Europe,
et j'en conclus qu'il nous ramènerait, — peut-être avant peu, — vers
des continents plus civilisés. Je pensai que Ned Land apprendrait cette
particularité avec une satisfaction très-naturelle.
Pendant plusieurs jours, nos journées se passèrent en expériences de
toutes sortes, qui portèrent sur les degrés de salure des eaux à différentes
profondeurs, sur leur électrisation, sur leur coloration, sur leur transpa-
rence, et dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo déploya une
ingéniosité qui ne fut égalée que par sa bonne grâce envers moi. Puis, pen¬
dant quelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveau comme
isolé à son bord.
Le 16 janvier, le Nautilus parut s'endormir à quelques mètres seulement
au-dessous de la surface des flots. Ses appareils électriques ne fonction-
naient pas, et son hélice immobile le laissait errer au gré des courants. Je
supposai que l'équipage s'occupait de réparations intérieures, nécessitées
par la violence des mouvements mécaniques de la machine.
Mes compagnons et moi, nous fûmes alors témoins d'un curieux spec-
tacle. Les panneaux du salon étaient ouverts, et comme le fanal du Nautilus
n'était pas en activité, une vague obscurité régnait au milieu des eaux. Le
ciel orageux et couvert d'épais nuages ne donnait aux premières couches de
l'Océan qu'une insuffisante clarté.
J'observais l'état de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissons
ne m'apparaissaient plus que comme des ombres à peine figurées, quand
le Nautilus se trouva subitement transporté en pleine lumière. Je crus
d'abord que le fanal avait été rallumé, et qu'il projetait son éclat électrique
dans la masse liquide. Je me trompais, et après une rapide observation,
je reconnus mon erreur.
Le Nautilus flottait au milieu d'une couche phosphorescente, qui dans
cette obscurité devenait éblouissante. Elle était produite par des myriades
d'animalcules lumineux, dont l'étincellement s'accroissait en glissant
sur
la coque métallique de l'appareil. Je surprenais alors des éclairs milieu
au
de ces nappes lumineuses, comme eussent été des coulées de plomb fondu
dans une fournaise ardente, ou des masses métalliques portées
au rouge
blanc; de telle sorte que par opposition, certaines portions lumineuses
faisaient ombre dans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir
être bannie. Non ! ce nétait plus lirradiation calme de notre éclairage
habituel ! Il y avait là une vigueur et un mouvement insolites! Cette
lumière, on la sentait vivante !
En effet, c'était une agglomération infinie d'infusoires pélagiens, de
noctiluques miliaires, véritables globules de gelée diaphane,
pourvus
dun tentacule filiforme, et dont on a compté jusqu'à vingt-cinq mille dans
trente centimètres cubes d'eau. Et leur lumière était encore doublée
par
ces lueurs particulières aux méduses, aux astéries, aux aurélies,
aux phola-
desdattes, et autres zoophytes phosphorescents, imprégnés du graissin
des matières organiques décomposées
par la mer, et peut-être du mucus
secrété par les poissons.
Pendant plusieurs heures, le Nautilusflotta dans
ces ondes brillantes,
et notre admiration s'accrut à voir les gros animaux marins s'y jouer
comme des salamandres. Je vis là, au milieu de ce feu qui
ne brûle pas
des marsouins élégants et rapides, infatigables clowns des mers, et des
istiophores longs de trois mètres, intelligents précurseurs des ouragans,
dont le formidable glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent
des poissons plus petits, des balistes variés, des scomberoïdes-sauteurs,
des nasons-loups, et cent autres qui zébraient dans leur course la lumi-
neuse atmosphère.
Ce fut un enchantement que cet éblouissantspectacle ! Peut-être quelque
condition atmosphérique augmentait-elle l'intensité de ce phénomène ?
Peut-être quelque orage se déchaînait-il à la surface des flots? Mais, à cette
profondeur de quelques mètres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur, et
il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.
Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelque merveille
nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulés, ses
mollusques, ses poissons. Les journées s'écoulaient rapidement, et je ne
les comptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait à varier l'ordinaire
du bord. Véritables colimaçons, nous étions faits à notre coquille, et
j'affirme qu'il est facile de devenir un parfait colimaçon.
Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nous n'imagi-
nions plus qu'il existât une vie différente à la surface du globe terrestre,
quand un événement vint nous rappeler à l'étrangeté de notre situation.
Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et 15° de
latitude méridionale. Le temps était menaçant, la mer dure et houleuse.
Le vent soufflait de l'est en grande brise. Le baromètre, qui baissait depuis
quelques jours, annonçait une prochaine lutte des éléments.
J'étais monté sur la plate-forme au moment où le second prenait ses
mesures d'angles horaires. J'attendais, suivant la coutume, que la phrase
quotidienne fût prononcée. Mais, ce jour-là, elle fut remplacée par une
autre phrase non moins incompréhensible. Presque aussitôt, je vis appa-
raître le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d'une lunette, se dirigèrent
vers l'horizon.
Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le
point enfermé dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette, et
échangea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait être en
proie à une émotion qu'il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo,
plus maître de lui, demeurait froid. Il paraissait, dailleurs, faire certaines
objections auxquelles le second répondait par des assurances formelles. Du
moins, je le compris ainsi, à la différence de leur ton et de leurs gestes.
Quant à moi, j'avais soigneusement regardé dans la direction observée,
d'hori-
sans rien apercevoir. Le ciel et l'eau se confondaient sur une ligne
zon d'une parfaite netteté.
Cependant, le capitaine Nemo se promenait d'une extrémité à l'autre de
la plate-forme, sans me regarder, peut-être sans me voir. Son pas était
assuré, mais moins régulier que d'habitude. Il s'arrêtait parfois, et les bras
croisés sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet
immense espace? Le Nautilus se trouvait alors à quelques centaines de
milles de la côte la plus rapprochée !
Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinément l'horizon,
allant et venant, frappant du pied, contrastant avec son chef par son agi-
tation nerveuse.
D'ailleurs, ce mystère allait nécessairement s'éclaircir, et avant peu,
car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissance
propulsive, imprima à l'hélice une rotation plus rapide.
En ce moment, le second attira de nouveau l'attention du capitaine.
Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiqué.
Il l'observa longtemps. De mon côté, très-sérieusement intrigué, je des-
cendis au salon, et j'en rapportai une excellente longue-vue dont je me
servais ordinairement. Puis, l'appuyant sur la cage du fanal qui formait
saillie à l'avant de la plate-forme, je me disposai à parcourir toute la ligne
du ciel et de la mer.
Mais, mon oeil ne s'était pas encore appliqué à l'oculaire, que l'instru-
ment me fut vivement arraché des mains.
Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais je ne le
reconnus pas. Sa physionomie était transfigurée. Son oeil, brillant d'un
feu sombre, se dérobait sous son sourcil froncé. Ses dents se découvraient
à demi. Son corps raide, ses poings fermés, sa tète retirée entre les
épaules, témoignaient de la haine violente que respirait toute sa personne.
Il ne bougeait pas. Ma lunette, tombée de sa main, avait roulé à ses pieds.
Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colère ?
S'imaginait-il, cet incompréhensible personnage, que j'avais surpris quel-
que secret interdit aux hôtes du Nautilus ?
Non ! cette haine, je n'en étais pas l'objet, car il ne me regardait pas, et
son oeil restait obstinément fixé sur l'impénétrable point de l'horizon.
Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de lui. Sa physionomie, si
profondément altérée, reprit son calme habituel. Il adressa à son second
quelques mots en langue étrangère, puis il se retourna vers moi.
« Monsieur Aronnax, me dit-il d'un ton assez impérieux, je réclame de
vous l'observation de l'un des engagements qui vous lient à moi.
—De quoi s'agit-il, capitaine?
— Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu'au mo-
ment où je jugerai convenable de vous rendre la liberté.
—Vous êtes le maître, lui répondis-je, en le regardant fixement. Mais
puis-je vous adresser une question?
—Aucune, monsieur. »
Sur ce mot, je n'avais pas à discuter, mais à obéir, puisque toute
résis-
tance eût été impossible.
Je descendis à la cabine qu'occupaient Ned Land et Conseil, et je leur
fis
part de la détermination du capitaine. Je laisse à penser comment
cette
communication fut reçue par le Canadien. D ailleurs, le temps
manqua à
toute explication. Quatre hommes de l'équipage attendaient à la porte,
et
ils nous conduisirent à cette cellule où nous avions passé notre
première
nuit à bord du Nautilus.
Ned Land voulut réclamer, mais la porte
se ferma sur lui pour toute
réponse.
« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? » me demanda Conseil.
Je racontai à mes compagnons ce qui s'était passé. Ils furent aussi
étonnés que moi, mais aussi peu avancés.
Cependant, jétais plongé dans un abîme de réflexions, et l'étrange
appréhension de la physionomie du capitaine Nemo
ne quittait pas ma
pensée. Jétais incapable daccoupler deux idées logiques, et je
me perdais
dans les plus absurdes hypothèses, quand je fus tiré de
ma contention
d'esprit par ces paroles de Ned Land :
« Tiens ! le déjeuner est servi ! »
En effet, la table était préparée. Il était évident que le capitaine Nemo
avait donné cet ordre en même temps qu'il faisait hâter la marche du
Nautilus ?
« Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation ? me
demanda Conseil.
—Oui, mon garçon, répondis-je.
Eh bien ! que monsieurdéjeune. C'est prudent,
car nous ne savons ce
qui peut arriver.
—Tu as raison, Conseil.
Malheureusement, dit Ned Land, on
— ne nous a donné que le menu
du bord.
Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous donc, si le déjeuner
avait manqué totalement ! »
Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.
Nous nous mîmes à table. Le repas se fit
assez silencieusement. Je
mangeai peu. Conseil « se força, » toujours par prudence, et Ned Land,
qu'il en eût, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le déjeuner terminé,
chacun de nous s'accota dans son coin.
En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellule s'éteignit et nous
laissa dans une obscurité profonde. Ned Land ne tarda pas à s'endormir,
et, ce qui m'étonna, Conseil se laissa aller aussi à un lourd assoupissement.
Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impérieux besoin
de sommeil, quand je sentis mon cerveau s'imprégner d'une épaisse tor-
peur. Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermèrent malgré moi.
J'étais en proie à une hallucination douloureuse. Evidemment, des sub-
stances soporifiques avaient été mêlées aux aliments que nous venions de
prendre ! Ce n'était donc pas assez de la prison ponr nous dérober les
projets du capitaine Nemo, il fallait encore le sommeil !
J'entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer
qui provoquaient un léger mouvement de roulis, cessèrent. Le Nautibus
avait-il donc quitté la surface de l'Océan ? Était-il rentré dans la couche
immobile des eaux?
Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s'af-
faiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme
paralysés. Mes paupières, véritables calottes de plomb, tombèrent sur mes
yeux. Je ne pus les soulever. Un sommeil morbide, plein d'hallucinations,
s'empara de tout mon être. Puis, les visions disparurent, et me lais-
sèrent dans un complet anéantissement,

CHAPITRE XXIV

LE ROYAUME DU CORAIL.

Le lendemain, je me réveillai la tête singulièrement dégagée. A ma


grande surprise, j'étais dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute,
avaient été réintégrés dans leur cabine, sans qu'ils s'en fussent aperçus
plus que moi. Ce qui s'était passé pendant cette nuit, ils l'ignoraient
comme je l'ignorais moi-même, et pour dévoiler ce mystère, je ne comp-
tais que sur les hasards de l'avenir.
Je songeai alors à quitter ma chambre. Etais-je encore une fois libre ou
prisonnier? Libre entièrement. J'ouvris la porte, je pris par les coursives,
je montai l'escalier central. Les panneaux, fermés la veille, étaient ouverts.
J'arrivai sur la plate-forme.
Ned Land et Conseil m'y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaient
rien. Endormis d'un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir,
ils avaient été très-surpris de se retrouver dans leur cabine.
Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieux comme tou-
jours. Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée. Rien ne
semblait changé à bord.
Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elle était déserte.
Le Canadien ne signala rien de nouveau à l'horizon, ni voile, ni terre. Une
brise d'ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, échevelées par
le vent, imprimaient à l'appareil un très-sensible roulis.
Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se maintint à une profondeur
moyenne de quinze mètres, de manière à pouvoir revenir promptementà
la surface des flots. Opération qui, contre l'habitude, fut pratiquée plu¬
sieurs fois, pendant cette journée du 19 janvier. Le second montait alors
sur la plate-forme, et la phrase accoutumée retentissait à l'intérieur du
navire.
Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis
que l'impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutisme
ordinaires.
Vers deux heures, j'étais au salon, occupé à classer mes notes, lorsque
le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut
presque imperceptible, sans m'adresser la parole. Je me remis à mon
travail, espérant qu'il me donnerait peut-être des explications sur les évé¬
nements qui avaient marqué la nuit précédente. Il n'en fit rien. Je le
regardai. Sa figure me parut fatiguée ; ses yeux rougis n'avaient pas été
raffraîchis par le sommeil ; sa physionomie exprimait une tristesse pro-
fonde, un réel chagrin. Il allait et venait, s'asseyait et se relevait, pre-
nait un livre au hasard, l'abandonnait aussitôt, consultait ses instruments
sans prendre ses notes habituelles, et semblait ne pouvoir tenir un instant
en place.
Enfin, il vint vers moi et me dit :
« Etes-vous médecin, monsieur Aronnax ? »
Je m'attendais si peu à cette demande, que je le regardai quelque temps
sans répondre.
« Etes-vous médecin? répéta-t-il. Plusieurs de vos collègues ont fait
leurs études de médecine, Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.
— En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hôpitaux. J'ai pratiqué

pendant plusieurs années avant d'entrer au Muséum.


— Bien, monsieur. »

Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne sa-


chant où il en voulait venir, j'attendis de nouvelles questions, me reser-
vant de répondre suivant les circonstances.
« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous à donner vos
soins à l'un de mes hommes ?
— Vous avez un malade?

— Oui.
— Je suis prêt à vous suivre.
— Venez. »
J'avouerai que mon coeur battait. Je ne sais pourquoi je voyais une cer-
taine connexité entre cette maladie d'un homme de l'équipage et les évé-
nements de la veille, et ce mystère me préoccupait au moins autant que le
malade.
Le capitaine Nemo me conduisit à l'arrière du Nautilus, et me fit entrer
dans une cabine située près du poste des matelots.
Là, sur un lit, reposait un homme d'une quarantaine d'années, à figure
énergique, vrai type de l'anglo saxon.
Je me penchai sur lui. Ce n'était pas seulement un malade, c'était un
blessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants, reposait sur un double
oreiller. Je détachai ces linges, et le blesse, regardant de ses grands
yeux fixes, me laissa faire, sans proférer une seule plainte.
La blessure était horrible. Le crâne, fracassé par un instrument conton-
dant, montrait la cervelle à nu, et la substance cérébrale avait subi une
attrition profonde. Des caillots sanguins s'étaient formés dans la masse
diffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu à la fois con-
tusion et commotion du cerveau. La respiration du malade était lente,
quelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. La
et
phlegmasie cérébrale était complète et entraînait la paralysie du senti-
ment et du mouvement.
Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent. Les extrémités du
refroidissaient déjà, et je vis que la mort sapprochait, sans quil
corps se
parut possible de l'enrayer. Après avoir pansé ce malheureux, je ra-
me
justai les linges de sa tête, et je me retournai vers le capitaine Nemo.
« D'où vient cette
blessure? lui demandai-je.
— Qu'importe !
répondit évasivement le capitaine. Un choc du Nautilus
brisé des leviers de la machine, qui a frappé cet homme. Mais votre
a un
avis sur son état? »
J'hésitais à me prononcer.
Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme nentend pas le
«
français. »
Je regardai une dernière fois le blessé, puis je répondis :
« Cet homme sera mort
dans deux heures.
— Rien
ne peut le sauver?
— Rien. »

La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glissèrent de


ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.
Pendant quelques instants, j'observai encore ce mourant dont la vie se
retirait peu à peu. Sa pâleur s'accroissait encore sous l'éclat électrique qui
baignait son lit de mort. Je regardais sa tête intelligente, sillonnée de
rides prématurées, que le malheur, la misère peut-être, avaient creusées
depuis longtemps. Je cherchais à surprendre le secret de sa vie dans les
dernières paroles échappées à ses lèvres !
« Vous pouvez vous retirer,
monsieur Aronnax, » me dit le capitaine
Nemo.
Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai ma
chambre, très-ému de cette scène. Pendant toute la journée, je fus agité de
sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songes
fréquemmentinterrompus, je crus entendre des soupirs lointains et comme
cette
une psalmodie funèbre. Était-ce la prière des morts, murmurée dans
langue que je ne savais comprendre ?
Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaine Nemo m y
avait précédé. Dès qu'il m'aperçut, il vint à moi.
« Monsieur le professeur, me dit-il, vous
conviendrait-ilde faire aujour-
d'hui une excursion sous-marine ?
—Avec mes compagnons? demandai-je.
—Si cela leur plaît.
— Nous sommes à
vos ordres, capitaine.
— Veuillez donc aller revêtir vos scaphandres. »
Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Land
et Conseil. Je leur fis connaître la proposition du capitaine Nemo. Con-
seil s'empressa d'accepter, et, cette fois, le Canadien se montra très-dis-
posé à nous suivre.
Il était huit heures du matin. A huit heures et demie, nous étions vêtus
pour cette nouvelle promenade, et munis des deux appareils d'éclairage et
de respiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnés du capitaine
Nemo que suivaient une douzaine d'hommes de l'équipage, nous prenions
pied à une profondeur de dix mètres sur le sol ferme où reposait le Nau-
tilus.
Une légère pente aboutissait à un fond accidenté, par quinze brasses de
profondeur environ. Ce fond différait complétement de celui que j'avais
visité pendant ma première excursion sous les eaux de l'Océan Pacifique.
Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle forêt péla-
gienne. Je reconnus immédiatement cette région merveilleuse dont, ce
jour-là, le capitaine Nemo nous faisait les honneurs. C'était le royaume
du corail.
Dans l'embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires,
on remarque l'ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes des
gorgoniens, des isidiens et des coralliens. C'est à ce dernier qu'appartient
le corail, curieuse substance qui fut tour à tour classée dans les règnes
minéral, végétal et animal. Remède chez les anciens, bijou chez les mo-
dernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea
définitivement dans le règne animal.
Le corail est un ensemble d'animalcules, réunis sur un polypier de na-
ture cassante et pierreuse. Ces polypes ont un générateur unique qui les a
produits par bourgeonnement, et ils possèdent une existence propre, tout
en participant à la vie commune. C'est donc une sorte de socialisme natu-
rel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui
se minéralise tout en s'arborisant, suivant la très-juste observation des
naturalistes, et rien ne pouvait être plus intéressant pour moi que de
visiter l'une de ces forêts pétrifiées que la nature a plantées au fond
des mers.
Les appareils Rumhkorff furent mis en activité, et
nous suivîmes un
banc de corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour
cette portion de l'océan indien. La route était bordée d'inextricables
buissons formés par l'enchevêtrement d'arbrisseaux que couvraient de
petites fleurs étoilées à rayons blancs. Seulement, à l'inverse des plantes
de la terre, ces arborisations, fixées aux rochers du sol, se dirigeaient toutes
de haut en bas.
La lumière produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de
ces ramures si vivement colorées. Il me semblait voir ces tubes membra-
neux et cylindriques trembler sous l'ondulation des eaux. J'étais tenté de
cueillir leurs fraîches corolles ornées de délicats tentacules, les unes nou-
vellement épanouies, les autres naissant à peine, pendant que de légers
poissons, aux rapides nageoires, les effleuraient en passant comme des vo-
lées d'oiseaux. Mais, si ma main s'approchait de ces fleurs vivantes, de ces
sensitives animées, aussitôt l'alerte se mettait dans la colonie. Les corolles
blanches rentraient dans leurs étuis rouges, les fleurs s'évanouissaient
sous mes regards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons
pierreux.
Le hasard m'avait mis là en présence des plus précieux échantillons de
ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se pèche dans la Méditerrannée,
sur les côtes de France, d'Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons
vifs ces noms poétiques de fleur de sang et d'écume de sang que le com-
merce donne à ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu'à cinq
cents francs le kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recou-
vraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette précieuse matière,
souvent mélangée avec d'autres polypiers, formait alors des ensembles
compactes et inextricables appelés « macciota, » et sur lesquels je remar-
quai d'admirables spécimens de corail rose.
Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les arborisations grandirent.
De véritables taillis pétrifiés et de longues travées d'une architecture fan-
taisiste s'ouvrirent devant nos pas. Le capitaine Nemo s'engagea sous une
obscure galerie dont la pente douce nous conduisit à une profondeur de
cent mètres. La lumière de nos serpentins produisait parfois des effets
magiques, en s'accrochant aux rugueuses aspérités de ces arceaux naturels
et aux pendentifs disposés comme des lustres, qu'elle piquait de pointes
de feu. Entre les arbrisseaux coralliens, j'observai d'autres polypes non
moins curieux, des mélites, des iris aux ramifications articulées, puis quel-
ques touffes de corallines, les unes vertes, les autres rouges, véritables
algues encroûtées dans leurs sels calcaires, que les naturalistes, après lon-
gues discussions, ont définitivement rangées dans le règne végétal. Mais,
suivant la remarque d'un penseur, « c'est peut-être là le point réel où la
« vie obscurément se soulève du sommeil de pierre, sans se détacher en-
« core de ce rude point de départ. »
Enfin, après deux heures de marche, nous avions atteint une profondeur
de trois cents mètres environ, c'est-à-dire la limite extrême sur laquelle le
corail commence à se former. Mais là, ce n'était plus le buisson isolé, ni le
modeste taillis de basse futaie. C'était la forêt immense, les grandes végé-
tations minérales, les énormes arbres pétrifiés, réunis par des guirlandes
d'élégantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parées de nuances et
de reflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans
l'ombre des flots, tandis qu'à nos pieds, les tubipores, les méandrines, les
astrées, les fongies, les cariophylles, formaient un tapis de fleurs, semé
de gemmes éblouissantes.
Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nous communiquer
de mé-
nos sensations ! Pourquoi étions-nous emprisonnés sous ce masque
tal et de verre ! Pourquoi les paroles nous étaient-elles interdites de lun à
l'autre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons qui peu-
plent le liquide élément, ou plutôt encore de celle de ces amphibies qui,
pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gré de leur caprice, le
double domaine de la terre et des eaux !
Cependant, le capitaine Nemo s'était arrêté Mes compagnons et moi
nous suspendîmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses
hommes
formaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plus
d'attention, j'observai que quatre d'entre eux portaient sur leurs épaules
un objet de forme oblongue.
Nous occupions, en cet endroit, le centre dune vaste clairière, entourée
les hautes arborisations de la forêt sous-marine. Nos lampes proje-
par
taient sur cet espace une sorte de clarté crépusculaire qui allongeait déme
surément les ombres sur le sol. A la limite de la clairière, lobscurité rede-
venait profonde, et ne recueillait que de petites étincelles retenues par
les vives arrêtes du corail.
Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous regardions, et il me vint
sol,
à la pensée que j'allais assister a une scène étrange. En observant le
je vis qu'il était gonflé, en de certains points, par de légères extumes-
encroûtées de dépôts calcaires, et disposées avec une régularité qui
cences
trahissait la main de l'homme.
grossièrement
Au milieu de la clairière, sur un piédestal de rocs
entassés, se dressait une croix de corail, qui étendait ses longs bras quon
eut dit faits d'un sang pétrifié.
Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s'avança, et à
quel-
trou une pioche
ques pieds de la croix, il commença à creuser un avec
qu'il détacha de sa ceinture.
Je compris tout ! Cette clairière c'était un cimetière, ce trou, une tom
cet objet oblong, le corps de l'homme mort dans la nuit ! Le capitaine
Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure
commune, au fond de cet inaccessible Océan !
Non ! jamais mon esprit ne fut surrexité à ce point ! Jamais idées plus
impressionnantesn'envahirent mon cerveau ! Je ne voulais pas voir ce que
voyait mes yeux !
Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient ça et
là leur retraite troublée. J'entendais résonner, sur le sol calcaire, le fer du
pic qui étincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des
eaux. Le trou s'allongeait, s'élargissait, et bientôt il fut assez profond pour
recevoir le corps.
Alors, les porteurs s'approchèrent. Le corps, enveloppé dans un tissu de
de byssus blanc, descendit dans son humide tombe. Le capitaine Nemo,
les bras croisés sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait
aimés s'agenouillèrent dans l'attitude de la prière... Mes deux compa-
gnons et moi, nous nous étions religieusement inclinés.
La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formérent
un léger renflement.
Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressèrent ;
puis, se rapprochant de la tombe, tous fléchirent encore le genou, et tous
étendirent leur main en signe de suprême adieu...
Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous
les arceaux de la forêt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail,
et toujours montant.
Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineuse nous guida
jusqu'au Nautilus. A une heure, nous étions de retour.
Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur la plate-forme,
et, en proie à une terrible obsession d'idées, j'allai m'asseoir près
du fanal.
Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis :
« Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est mort dans la nuit ?
—Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.
—Et il repose maintenant près de ses compagnons, dans ce cimetière de
corail ?
— Oui, oubliés de tous, mais
non de nous ! Nous creusons la tombe, et
les polypes se chargent d'y sceller nos morts pour l'éternité !
»
Et cachant d'un geste brusque son visage dans ses mains crispées, le
capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta
:
« Cest là notre paisible cimetière, à quelques centaines de pieds au-
dessous de la surface des flots !
— Vos morts y dorment, du moins,
tranquilles, capitaine, hors de
l'atteinte des requins!
Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo, des requins

et des hommes ! »

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.


CHAPITRE PREMIER
OCÉAN INDIEN

Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La pre-


mière sest terminée sur cette émouvante scène du cimetière de corail qui
a laisse dans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de
cette mer immense, la vie du capitaine Nemo se déroulait tout entière, et il
n'était pas jusqu'à sa tombe qu'il n'eût préparée dans le plus impénétrable
de ses abîmes. Là, pas un des monstres de l'Océan ne viendrait troubler le
dernier sommeil de ces hôtes du Nautilus, de ces amis, rivés les uns aux
autres, dans la mort aussi bien que dans la vie! « Nul homme, non plus! »
avait ajouté le capitaine.
Toujours cette même défiance, farouche, implacable, envers les sociétés
humaines!
Pour moi,je ne me contentais plus des hypothèses qui satisfaisaient Con-
seil. Ce digne garçon persistait à ne voir dans le commandantdu Nautilus
qu'un de ces savants méconnus qui rendent à l'humanité mépris pour
indifférence. C'était encore pour lui un génie incompris qui, las des
déceptions de la terre, avait dû se réfugier dans cet inaccessible milieu où
ses instincts s'exerçaient librement. Mais, à mon avis, cette hypothèse
n'expliquait qu'un des côtés du capitaine Nemo.
En effet, le mystère de cette dernière nuit pendant laquelle nous avions
été enchaînés dans la prison et le sommeil, la précaution si violemment
prise par le capitaine d'arracher de mes yeux la lunette prête à par-
courir l'horizon, la blessure mortelle de cet homme due à un choc inex-
plicable du Nautilus, tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non!
le capitaine Nemo ne se contentait pas de fuir les hommes! Son formidable
appareil servait non-seulement ses instincts de liberté, mais peut-être
aussi les intérêts de je ne sais quelles terribles représailles.
En ce moment, rien n'est évident pour moi, je n'entrevois encore dans
ces ténèbres que des lueurs, et je dois me borner à écrire, pour ainsi
dire,
sous la dictée des événements.
D'ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s'échapper du
Nautilus est impossible. Nous ne sommes pas même prisonniers sur parole.
Aucun engagement d'honneur ne nous enchaîne. Nous ne sommes que des
captifs, que des prisonniers déguisés sous le nom d'hôtes par un semblant
de courtoisie. Toutefois, Ned Land n'a pas renoncé à l'espoir de recouvrer
sa liberté. Il est certain qu'il profitera de la première occasion que
le
hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera
pas sans une sorte de regret que j'emporterai ce que la
générosité du
capitaine nous aura laissé pénétrer des mystères du Nautilus ! Car enfin,
faut-il haïr cet homme ou l'admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau?
Et puis, pour être franc, je voudrais, avant de l'abandonner à jamais,
je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les
débuts sont si magnifiques. Je voudrais avoir observé la complète série
des merveilles entassées sous les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce
que nul homme n'a vu encore, quand je devrais payer de ma vie cet
insatiable besoin d'apprendre ! Qu'ai-je découvert jusqu'ici ? Rien, ou
presque rien, puisque nous n'avons encore parcouru que six mille lieues
à travers le Pacifique !
Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitées,
et que, si quelque chance desalut s'offre à nous, il serait cruel de sacrifier
mes compagnons à ma passion pour l'inconnu. Il faudra les suivre, peut-
être même les guider. Mais cette occasion se présentera-t-elle jamais?
L'homme privé par la force de son libre arbitre la désire, cette occasion,
mais le savant, le curieux, la redoute.
Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second vint prendre la hauteur
du soleil. Je montai sur la plate-forme, j'allumai un cigare, et je suivis
l'opération. Il me parut évident que cet homme ne comprenait
pas le
français, car plusieurs fois je fis à voix haute des réflexions qui auraient
dû lui arracher quelque signe involontaire d'attention, s'il les eût
com-
prises, mais il resta impassible et muet.
Pendant qu'il observait au moyen du sextant, un des matelots du Nau-
tilus, cet homme vigoureux qui nous avait accompagnés lors de notre
première excursion sous-marine à l'île Crespo, vint nettoyer les vitres

du fanal. Jexaminai alors linstallation de cet appareil dont la puissance
était centuplée par des anneaux lenticulaires disposés comme
ceux des
phares, et qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La lampe élec-
trique était combinée de manière à donner tout son pouvoir éclairant.
Sa lumière, en effet, se produisait dans le vide,
ce qui assurait à
la fois sa régularité et son intensité. Ce vide économisait aussi les
pointes de graphyte entre lesquelles se développe l'arc lumineux.
Économie importante pour le capitaine Nemo, qui n'aurait
pu les re-
nouveler aisément. Mais, dans ces conditions, leur usure était presque
insensible.
Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa marche sous-marine, je
redescendis au salon. Les panneaux se refermèrent, et la route fut donnée
directement à l'ouest.
Nous sillonnions alors les flots de l'océan Indien, vaste plaine liquide
d'une contenance de cinq cent cinquante millions d'hectares, et dont les
eaux sont si transparentes qu'elles donnent le vertige à qui se penche
à leur surface. Le Nautilus y flottait généralement entre cent et deux
cents mètres de profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. A
tout autre que moi, pris d'un immense amour de la mer, les heures eus-
sent sans doute paru longues et monotones; mais ces promenades quoti-
diennes sur la plate-forme où je me retrempais dans l'air vivifiant de
l'Océan, le spectacle de ces riches eaux à travers les vitres du salon, la
lecture des livres de la bibliothèque, la rédaction de mes mémoires,
employaient tout mon temps et ne me laissaient pas un moment de lassi-
tude ou d'ennui.
Notre santé à tous se maintenait dans un état très-satisfaisant. Le
régime du bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je
me serais bien passé des variantes que Ned Land, par esprit de protesta-
tion, s'ingéniait à y apporter. De plus, dans cette température constante,
il n'y avait pas même un rhume à craindre. D'ailleurs, ce madréporaire
Dendrophyllée, connu en Provence sous le nom de « Fenouil de mer, »
et dont il existait une certaine réserve à bord, eût fourni avec la chair fon-
dante de ses polypes une pâte excellente contre la toux.
Pendant quelques jours, nous vîmes une grande quantité d'oiseaux
aquatiques, palmipèdes, mouettes ou goëlands. Quelques-uns furent adroi-
tement tués, et, préparés d'une certaine façon, ils fournirent un gibier
d'eau très-acceptable. Parmi les grands voiliers, emportés à de longues
distances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues du
vol, j'aperçus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braie-
ment d'âne, oiseaux qui appartiennent à la famille des longipennes. La fa-
mille des totipalmes était représentée par des frégates rapides qui pêchaient
prestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaétons ou
paille-en-queue, entre autres, ce phaéton à brins rouges, gros comme un
pigeon, et dont le plumage blanc est nuancé de tons roses qui font valoir
la teinte noire des ailes.
Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs sortes de tortues marines,
du genre caret, à dos bombé, et dont l'écaille est très-estimée. Ces rep-
tiles, qui plongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l'eau
en fermant la soupape charnue située à l'orifice externe de leur canal
nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu'on les prit, dormaient encore
dans leur carapace, à l'abri des animaux marins. La chair de ces. tor-
tues était généralement médiocre, mais leurs oeufs formaient un régal
excellent.
Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quand
nous surprenions à travers les panneaux ouverts les secrets de leur
vie
aquatique. Je remarquai plusieurs espèces qu'il ne m'avait pas été
donné d'observer jusqu'alors.
Je citerai principalement des ostracions particuliers à la mer Rouge, à
mer des Indes et à cette partie de l'Océan qui baigne les côtes de
a
ll'Amérique équinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous, les
oursins, les crustacés, sont protégés par une cuirasse qui n'est ni créta-
cée, ni pierreuse, mais véritablement osseuse. Tantôt, elle affecte la forme
d'un solide triangulaire, tantôt la forme d'un solide quadrangulaire.
Parmi les triangulaires, j'en notai quelques-uns d'une longueur d'un
demi-décimètre, d'une chair salubre, d'un goût exquis, bruns à la queue,
jaunes aux nageoires, et dont je recommande l'acclimatation même dans
les eaux douces, auxquelles d'ailleurs un certain nombre de poissons de
mer s'accoutument aisément. Je citerai aussi des ostracions quadrangu-
laires, surmontés sur le dos de quatre gros tubercules ; des ostra-
cions mouchetés de points blancs sous la partie inférieure du corps, qui
s'apprivoisent comme des oiseaux; des trigones, pourvus d'aiguillons
formés par la prolongation de leur croûte osseuse, et auxquels leur
singulier grognement a valu le surnom de « cochons de mer ; » puis des
dromadaires à grosses bosses en forme de cône, dont la chair est dure et
coriace.
Je relève encore sur les notes quotidiennes tenues par maître Conseil
certains poissons du genre tétrodons, particuliers à ces mers, des spen-
glériens au dos rouge, à la poitrine blanche, qui se distinguent par trois
rangées longitudinales de filaments, et des électriques, longs de sept
pouces, parés des plus vives couleurs. Puis, comme échantillons
d'autres genres, des ovoïdes semblables à un oeuf d'un brun noir,
sillonnés de bandelettes blanches et dépourvus de queue ; des diodons,
véritables porcs-épics de la mer, munis d'aiguillons et pouvant se gonfler
de manière à former une pelote hérissée de dards ; des hyppocampes
communs à tous les océans ; des pégases volants, à museau allongé,
auxquels leurs nageoires pectorales, très-étendues et disposées en forme
d'ailes, permettent sinon de voler, du moins de s'élancer dans les airs ;
des pigeons spatulés, dont la queue est couverte de nombreux anneaux
écailleux ; des macrognathes à longue mâchoire, excellents poissons longs
de vingt-cinq centimètres et brillants des plus agréables couleurs ; des
calliomores livides, dont la tête est rugueuse ; des myriades de blennies-
sauteurs, rayés de noir, aux longues nageoires pectorales, glissant à
la surface des eaux avec une prodigieuse vélocité; de délicieux vélifères, qui
peuvent hisser leurs nageoires comme autant de voiles déployées aux cou-
rants favorables; des kurtes splendides, auxquels la nature a prodigué le
jaune, le bleu céleste, l'argent et l'or ; des trichoptères, dont les ailes sont
formées de filaments ; des cottes, toujours maculées de limon, qui produi-
sent un certain bruissement; des trygles, dont le foie est considéré comme
poison ; des bodians, qui portent sur les yeux une oeillère mobile ; enfin
des soufflets, au museau long et tubuleux, véritables gobes-mouches de
l'Océan, armés d'un fusil que n'ont prévu ni les Chassepot ni les Re-
mington, et qui tuent les insectes en les frappant d'une simple goutte
d'eau.
Dans le quatre-vingt-neuvième genre des poissons classés par Lacé-
pède, qui appartient à la seconde sous-classe des osseux, caractérisée
par un opercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scor-
pene, dont la tête est garnie d'aiguillons et qui ne possède qu'une
seule nageoire dorsale ; ces animaux sont revêtus ou privés de petites
écailles, suivant le sous-genre auquel ils appartiennent. Le second sous-
genre nous donna des échantillons de dydactyles longs de trois à quatre
décimètres, rayés de jaune, mais dont la tête est d'un aspect fantastique.
Quant au premier sous-genre, il fournit plusieurs spécimens de ce
poisson bizarre justement surnommé « crapaud de mer, » poisson à tète
grande, tantôt creusée de sinus profonds, tantôt boursouflée de protubé-
rances; hérissé d'aiguillons et parsemé de tubercules, il porte des cornes
irrégulières et hideuses ; son corps et sa queue sont garnis de callo-
sités ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est répugnant et
horrible.
Du 21 au 23 janvier, le Nantilus marcha à raison de deux cent cinquante
lieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-
deux milles à l'heure. Si nous reconnaissions au passage les diverses
variétés de poissons, c'est que ceux-ci, attirés par l'éclat électrique, cher-
chaient à nous accompagner; la plupart, distancés par cette vitesse,
restaient bientôt en arrière ; quelques-uns cependant parvenaient à se
maintenir pendant un certain temps dans les eaux du Nautilus.
Le 24 au matin, par 12° de latitude sud et 94° 33' de longitude,
nous eûmes connaissance de l'île Keeling, soulèvement madréporique
planté de magnifiques cocos, et qui fut visitée par M. Darwin et le capi-
taine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea à peu de distance les accores de
cette île déserte. Ses dragues rapportèrent de nombreux échantillons de
polypes et d'échinodermes, et des tests curieux de l'embranchement des
mollusques. Quelques précieux produits de l'espèce des dauphinules
accrurent les trésors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astrée
punctifère, sorte de polypier parasite souvent fixé sur une coquille.
Bientôt l'île Keeling disparut sous l'horizon, et la route fut donnée au
nord-ouestvers la pointe de la péninsule indienne.
« Des terres civilisées, me dit ce
jour-là INed Land. Cela vaudra mieux
de
que ces îles de la Papouasie, où l'on rencontre plus de sauvages que
chevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a des
routes, des chemins de fer, des villes anglaises, françaises et indoues.
On ne ferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein !
est-ce que le moment n'est pas venu de brûler la politesse au capitaine
Nemo ?
Non, Ned, non, répondis-je d'un ton très-déterminé. Laissons courir,
comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se
rapproche des con-
tinents habités. Il revient vers l'Europe, qu'il nous y conduise. Une fois
arrivés dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera
de tenter. D'ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous per-
mette d'aller chasser sur les côtes du Malabar ou de Coromandel comme
dans les forêts de la Nouvelle-Guinée.
Eh bien! monsieur, ne peut-on se passer de sa permission? »

Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond,
j'avais à coeur d'épuiser jusqu'au bout les hasards de la destinée qui
m'avait jeté à bord du Nautilus.
A partir de l'île Keeling, notre marche se ralentit généralement. Elle
fut aussi plus capricieuse et nous entraîna souvent à de grandes profon-
deurs. On fit plusieurs fois usage des plans inclines que des leviers inté-
rieurs pouvaient placer obliquement à la ligne de flottaison. Nous allâmes
ainsi jusqu'à deux et trois kilomètres, mais sans jamais avoir vérifié les
grands fonds de cette mer indienne que des sondes de treize mille mètres
n'ont pas pu atteindre. Quant à la température des basses couches, le
thermomètre indiqua toujours invariablement quatre degrés au-dessus de
zéro. J'observai seulement que, dans les nappes supérieures, l'eau était
toujours plus froide sur les hauts fonds qu'en pleine mer.
Le 25 janvier, l'Océan étant absolument désert, le Nautilus passa la
journée à sa surface, battant les flots de sa puissante hélice et les faisant
rejaillir à une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l'eût-on
pas pris pour un cétacé gigantesque? Je passai les
trois quarts de cette
journée sur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien à lhorizon, si ce
n'est, vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l'ouest
à contre-bord. Sa mâture fut visible un instant, mais il ne pouvait aper-
cevoir le Nautilus, trop ras sur leau. Je pensai que ce bateau à vapeur
appartenaità la ligne péninsulaire et orientale qui fait le service de l'île de
Ceyland à Sydney, en touchant à la pointe du roi Georges et à Melbourne.
A cinq heures du soir, avant ce rapide crépuscule qui lie le jour à la
nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nous fûmes émerveillés par
un curieux spectacle.
Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, pré-
sageait des chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien, avaient
étudié ses goûts et épuisé à son égard toute la poétique des savants de la
Grèce et de l'Italie. Ils l'appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science
moderne n'a pas ratifié leur appellation, et ce mollusque est maintenant
connu sous le nom d'Argonaute.
Qui eût consulté Conseil eût appris de ce brave garçon que l'embran-
chement des mollusques se divise en cinq classes; que la première classe,
celle des céphalopodes dont, les sujets sont tantôt nus, tantôt testacés,
comprend deux familles, celles des dibranchiaux et des tétrabranchiaux,
qui se distinguent par le nombre de leurs branches; que la famille des
dibranchiaux renferme trois genres, l'argonaute, le calmar et la seiche,
et que la famille des tétrabranchiaux n'en contient qu'un seul, le nautile.
Si après cette nomenclature, un esprit rebelle eût confondu l'argonaute,
qui est acétabulifère, c'est-à-dire porteur de ventouses, avec le nautile,
qui est tentaculifère, c'est-à-dire porteur de tentacules, il aurait été sans
excuse.
Or, c'était une troupe de ces argonautes qui voyageait alors à la
surface de l'Océan. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils
appartenaient à l'espèce des argonautes tuberculés qui est spéciale aux
mers de l'Inde.
Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons au moyen de leur
tube locomoteur en chassant par ce tube l'eau qu'ils avaient aspirée. De
leurs huit tentacules, six, allongés et amincis, flottaient sur l'eau, tandis
que les deux autres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une
voile légère. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée
que Cuvier compare justement à une élégante chaloupe. Véritablebateau
en effet. Il transporte l'animal qui l'a sécrété, sans que l'animal y adhère.
« L'argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je à Conseil, mais il
ne la quitte jamais.
— Ainsi fait le capitaine Nemo, répondit judicieusement Conseil. C'est
pourquoi il eut mieux fait d'appeler son navire l'Argonaute. »
Pendant une heure environ, le Nautilus flotta au milieu de cette troupe
de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à un
signal, toutes les voiles furent subitement amenées ; les bras se replièrent
les corps se contractèrent, les coquilles se renversant changèrent leur
centre de gravité, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instan-
tané, et jamais navires d'une escadre ne manoeuvrèrent avec plus d'en-
semble.
En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, à peine soule-
vées par la brise,s'allongèrent paisiblement sous les précintes du Nautilus.
Le lendemain,26 janvier, nous coupions l'Équateur sur le quatre-vingt-
deuxième méridien, et nous rentrions dans l'hémisphère boréal.
Pendant cette journée, une formidable troupe de squales nous fit cor-
tége. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendent fort
dangereuses. C'étaient des squales philipps au dos brun et au ventre blan-
châtre, armés de onze rangées de dents, des squales oeillés dont le cou
est marqué d'une grande tache noire cerclée de blanc qui ressemble à un
oeil, des squales isabelle à museau arrondi et semé de points obscurs. Sou-
vent, ces puissants animaux se précipitaient contre la vitre du salon avec
une violence peu rassurante. Ned Land ne se possédait plus alors. Il vou-
lait remonter à la surface des flots et harponner ces monstres, surtout cer-
tains squales émissoles dont la gueule est pavée de dents disposées comme
une mosaïque, et de grands squales tigrés, longs de cinq mètres, qui le pro-
voquaient avec une insistance toute particulière. Mais bientôt le Nautilus,
accroissant sa vitesse, laissa facilement en arrière les plus rapides de ces
requins.
Le 27 janvier, à l'ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrâmes
à plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient à la sur-
face des flots. C'étaient les morts des villes indiennes, charriés par le Gange
jusqu'à la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays,
n'avaient pas achevé de dévorer. Mais les squales ne manquaient pas pour
les aider dans leur funèbre besogne.
Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi-immergénavigua au milieu
d'une mer de lait. A perte de vue l'Océan semblait être lactifié. Était-ce
l'effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours à peine, était
encore perdue au-dessous de l'horizon dans les rayons du soleil. Tout le
ciel, quoique éclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir par con-
traste avec la blancheur des eaux.
Conseil ne pouvait eh croire ses yeux, et il m'interrogeait sur les causes
de ce singulier phénomène. Heureusement, j'étais en mesure de lui
répondre.
« C'est ce qu'on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste étendue de
flots blancs qui se voit fréquemment sur les côtes d'Amboine et dans
ces
parages.
—Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m'apprendre quelle cause
produit un pareil effet, car cette eau ne s'est pas changée en lait, je sup-
pose !
—Non, mon garçon, et cette blancheur qui te surprend n'est due qu'à
la présence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumi-
neux, d'un aspect gélatineux et incolore, de l'épaisseur d'un cheveu, et
dont la longueur ne dépasse pas un cinquième de millimètre. Quelques-
unes de ces bestioles adhèrent entre elles pendant l'espace de plusieurs
lieues.
—Plusieurs lieues ! s'écria Conseil.
—Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le nombre de
ces
infusoires ! Tu n'y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains navi-
gateurs ont flotté sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles.
»
Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut
se plonger dans des réflexions profondes, cherchant sans doute à évaluer
combien quarante milles carrés contiennentde cinquièmes de millimètres.
Pour moi, je continuai dobserver le phénomène. Pendant plusieurs heures,
le Nautilus trancha de son éperon ces flots blanchâtres, et je remarquai
qu'il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s'il eût flotté dans
ces remous décume que les courants et les contre-courants des baies lais-
saient quelquefois entre eux.
Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derrière
nous, jusquaux limites de l'horizon, le ciel, réfléchissant la blancheur des
flots, sembla longtemps imprégné des
vagues lueurs d'une aurore boréale.

CHAPITRE II

UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO

Le 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surface de


la mer,
par 9°4 de latitude nord, il se trouvait en vue d'une terre qui lui restait à
huit milles dans l'ouest. J'observai tout d'abord
une agglomération de
montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes
se mode-
laient très-capricieusement.Le point terminé, je rentrai dans
le salon, et
lorsque le relèvement eut été reporté sur la carte, je reconnus que nous
étions en présence de l'île de Ceyland, cette perle qui pend au lobe infé-
rieur de la péninsule indienne.
J'allai chercher dans la bibliothèque quelque livre relatif à cette île,
l'une des plus fertiles du globe. Je trouvai précisément un volume de Sirr
H. C., esq., intitulé Ceylan and the Cingalese. Rentré au salon, je notai
d'abord les relèvements de Ceyland, à laquelle l'antiquité avait prodigué
tant de noms divers. Sa situation était entre 5°55' et 9° 49' de latitude nord,
et entre 79°42' et 82°4' de longitude à l'est du méridien de Greenwich ; sa
longueur, deux cent soixante-quinze milles ; sa largeur maximum, cent
cinquante milles ; sa circonférence, neuf cents milles; sa superficie, vingt-
quatre mille quatre cent quarante-huit milles, c'est-à-dire un peu inférieure
à celle de l'Irlande.
Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.
Le capitaine jeta un coup d'oeil sur la carte. Puis, se retournant vers
moi :
« L'île de Ceyland, dit-il, une terre célèbre par ses
pêcheries de perles.
Vous serait-il agréable, monsieur Aronnax, de visiter l'une de ses pêche-
ries ?
—Sans aucun doute, capitaine.
—Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pêcheries,
nous ne verrons pas les pêcheurs. L'exploitationannuelle n'est pas encore
commencée. N'importe. Je vais donner l'ordre de rallier le golfe de Manaar,
où nous arriverons dans la nuit. »
Le capitaine dit quelques mots à son second qui sortit aussitôt. Bientôt
le Nautilus rentra dans son liquide élément, et le manomètre indiqua qu'il
s'y tenait à une profondeur de trente pieds.
La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai
par le neuvième parallèle, sur la côte nord-ouestde Ceyland. Il était formé
par une ligne allongée de la petite île Manaar. Pour l'atteindre, il fallait
remonter tout le rivage occidental de Ceyland.
« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine
Nemo, on pêche des
perles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers de
Chine et du Japon, dans les mers du sud de l'Amérique, au golfe de Panama,
au golfe de Californie ; mais c'est à Ceyland que cette pèche obtient
les
plus beaux résultats. Nous arrivons un peu tôt, sans doute. Les pêcheurs
rassemblent pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et là,
ne se que
pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent à cette lucrative
exploitation des trésors de la mer. Chaque bateau est monté par dix rameurs
et par dix pêcheurs. Ceux-ci, divisés en deux groupes, plongent alternati¬
vement et descendent à une profondeur de douze mètres au moyen d'une
lourde pierre qu'ils saisissent entre leurs pieds et qu'une corde rattache au
bateau.
—Ainsi, dis-je, c'est toujours ce moyen primitif qui est encore en
usage ?
—Toujours, me répondit le capitaine Nemo, bien que ces pêcheries
appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, aux-
quels le traité d'Amiens les a cédées en 1802.
—Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l'employez,
rendrait de grands services dans une telle opération.
—Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent demeurer longtemps sous
l'eau. L'AnglaisPerceval, dans son voyage à Ceyland, parle bien d'un Cafre
qui restait cinq minutes sans remonter A la surface, mais le fait me parait
peu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu'à cinquante-sept
secondes, et de très-habiles jusqu'à quatre-vingt-sept; toutefois ils sont
rares, et, revenus à bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreilles
de l'eau teintée de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pêcheurs
peuvent supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hâtent
d'entasser dans un petit filet toutes les huîtres perlières qu'ils arrachent ;
mais, généralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux ; leur vue s'af-
faiblit; des ulcérations se déclarent à leurs yeux ; des plaies se forment sur
leur corps, et souvent même ils sont frappés d'apoplexie au fond de la
mer.
—Oui, dis-je, c'est un triste métier, et qui ne sert qu'à la satisfaction
de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantité d'huîtres
peut pêcher un bateau dans sa journée ?
—Quarante à cinquante mille environ. On dit même qu'en 1814, le
gouvernement anglais ayant fait pêcher pour son propre compte, ses plon-
geurs, dans vingtjournées de travail, rapportèrent soixante-seize millions
d'huîtres.
—Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sont-ils suffisamment ré-
tribués?
—A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils ne gagnent qu'un
dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un sol par huître qui renferme
une perle, et combien en ramènent-ils qui n'en contiennent pas !
—Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres ! C'est
odieux.
—Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compa-
gnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque
pêcheur hâtif s'y trouve déjà, eh bien, nous le verrons opérer.
— C'est convenu, capitaine.
— A propos, monsieur Aronnax, vous n'avez pas peur des requins?
—Des requins ? » m'écriai-je.
Cette question me parut, pour le moins, très-oiseuse.
« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.
—Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore très-familiarisé
avec ce genre de poissons.
—Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua le capitaine Nemo,
et
avec le temps, vous vous y ferez. D'ailleurs, nous serons armés, et, chemin
faisant, nous pourrons peut-être chasser quelque squale. C'est
une chasse
intéressante. Ainsi donc, à demain, monsieur le professeur, et de grand
matin. »
Cela dit d'un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta le salon.
On vous inviterait à chasser l'ours dans les montagnes de la Suisse,
que
vous diriez : « Très-bien ! demain nous irons chasser l'ours.
» On vous invi-
terait à chasser le lion dans les plaines de l'Atlas, ou le tigre dans les jun-
gles de l'Inde, que vous diriez : « Ah ! ah ! il parait
que nous allons chasser
le tigre ou le lion ! » Mais on vous inviterait à chasser le requin dans
son
élément naturel, que vous demanderiez peut-être à réfléchir avant d'ac-
cepter cette invitation.
Pour moi, je passai ma main sur mon front où perlaient quelques gouttes
de sueur froide.
« Refléchissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutres
dans les forêts sous-marines,
comme nous l'avons fait dans les forêts de
l'île Crespo, passe encore. Mais courir le fond des
mers, quand on est à peu
près certain dy rencontrer des squales, c'est autre chose ! Je sais bien
que
dans certains pays, aux îles Andamènes particulièrement, les
nègres n'hé-
sitent pas à attaquer le requin, poignard dans
un une main et un lacet dans
lautre, mais je sais aussi que beaucoup de
ceux qui affrontent ces formi-
dables animaux ne reviennent
pas vivants ! D'ailleurs, je ne suis pas un
nègre, et quand je serais un nègre, je crois
que, dans ce cas, une légère
hésitation de ma part ne serait
pas déplacée. »
Et me voilà rêvant de requins, songeant à
ces vastes mâchoires armées
de multiples rangées de dents, et capables de
couper un homme en deux.
Je me sentais déjà une certaine douleur autour des reins. Puis,
je ne pou-
vais digérer le sans façon avec lequel le capitaine avait fait cette déplo-
rable invitation ! N'eût-on pas dit quil sagissait d'aller
traquer sous bois
quelque renard inoffensif ?
« Bon ! pensai-je, jamais Conseil
ne voudra venir, et cela me dispensera
daccompagnerle capitaine.
»
Quant à Ned Land, j'avoue que je ne me sentais pas aussi sûr de sa
sagesse. Un péril, si grand qu'il fût, avait toujours un attrait pour sa
nature batailleuse.
Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machina-
lement. Je voyais, entre les lignes, des mâchoires formidablement ouvertes.
En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l'air tranquille et
même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.
« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo, — que le
diable emporte ! — vient de nous faire une très-aimable proposition.
— Ah ! dis-je, vous savez...
— N'en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le commandant du Nau-
tilus nous a invités à visiter demain, en compagnie de monsieur, les
magnifiques pêcheries de Ceyland. Il l'a fait en termes excellents et s'est
conduit en véritable gentleman.
—Il ne vous a rien dit de plus ?
— Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n'est qu'il vous avait parlé
de cette petite promenade.
—En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur...
—Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n'est-il
pas vrai?
— Moi... sans doute ! Je vois que vous y prenez goût, maître Land.
—Oui ! c'est curieux, très-curieux.
—Dangereux peut-être ! ajoutai-je d'un ton insinuant.
—Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion sur un banc
d'huîtres ! »
Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d'éveiller l'idée de
requins dans l'esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d'un oeil
troublé, et comme s'il leur manquait déjà quelque membre. Devais-je les
prévenir? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m'y prendre.
« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des
détails sur la pêche des perles ?

Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les incidents qui...
— Sur la pèche, répondit le Canadien. Avant de s'engager sur le terrain,
il est bon de le connaître.
—Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce
que l'anglais Sirr vient de m'apprendre à moi-même. »
Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d'abord le Canadien
me dit :
« Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'une perle ?
—Mon brave Ned, répondis-je, pour le poëte, la perle est une larme
de la mer; pour les Orientaux,c'est une goutte de rosée solidifiée ; pour les
dames, c'est un bijou de forme oblongue, d'un éclat hyalin, d'une matière
nacrée, qu'elles portent au doigt, au cou ou à l'oreille ; pour le chimiste,
c'est un mélange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de
gélatine, et enfin, pour les naturalistes, c'est une simple sécrétion maladive
de l'organe qui produit la nacre chez certains bivalves.
—Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acéphales,
ordre des testacés.
—Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés, l'oreille-de-mer
iris, les turbots, les tridacnes, les pinnes-marines, en un mot tous ceux qui
sécrètent la nacre, c'est-à-dire cette substance bleue, bleuâtre, violette ou
blanche, qui tapisse lintérieur de leurs valves, sont susceptibles de
pro-
duire des perles.
—Les moules aussi? demanda le Canadien.
—Oui ! les moules de certains cours d'eau de l'Écosse, du
pays de Galles,
de l'Irlande, de la Saxe, de la Bohême, de la France.
— Bon ! on y fera attention, désormais, répondit le Canadien.
Mais, repris-je, le mollusque
par excellence qui distille la perle, c'est
l'huître perlière, la mélèagrina Margaritifera, la précieuse pintadine.
La
perle nest quune concrétion nacrée qui dispose
se sous une forme globu-
leuse. Ou elle adhère à la coquille de l'huître,
ou elle s'incruste dans les
plis de l'animal. Sur les valves, la perle est adhérente ;
sur les chairs, elle
est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule
stérile, soit un grain de sable, autour duquel la matière nacrée se dépose
en plusieurs années, successivement et par couches minces et concen-
triques.
— Trouve-t-on
plusieurs perles dans une même huître? demanda
Conseil.
—Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un véri-
table écrin. On a même cité une huître, mais je me permets d'en douter,
qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins.
—Cent cinquante requins ! s'écria Ned Land.
— Ai-je dit requins? m'écriai-je vivement.
Je veux dire cent cinquante
perles. Requins n'aurait aucun sens.
—En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant
par quels moyens on extrait ces perles?
—On procède de plusieurs façons, et souvent même, quand les perles
adhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le
plus communément, les pintadines sont étendues sur des nates de sparte-
rie qui couvrent le rivage. Elles meurent ainsi à l'air libre, et, au bout de
dix jours, elles se trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On les
plonge alors dans de vastes réservoirs d'eau de mer, puis on les ouvre et
on les lave. C'est à ce moment que commence le double travail des
rogueurs. D'abord, ils séparent les plaques de nacre connues dans le
commerce sous le nom de franche argentée, de bâtarde blanche et de
bâtarde noire, qui sont livrées par caisses de cent vingt-cinq à cent cin-
quante kilogrammes. Puis, ils enlèvent le parenchyme de l'huître, ils le
font bouillir, et ils le tamisent afin d'en extraire jusqu'aux plus petites
perles.
—Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur? demanda
Conseil.
— Non-seulement
selon leur grosseur, répondis-je, mais aussi selon
leur forme, selon leur eau, c'est-à-dire leur couleur, et selon leur orient,
c'est-à-dire cet éclat chatoyant et diapré qui les rend si charmantes à
l'oeil. Les plus belles perles sont appelées perles vierges ou para-
gons ; elles se forment isolément dans le tissu du mollusque ; elles sont
blanches, souvent opaques, mais quelquefois d'une transparence opaline,
et le plus communément sphériques ou piriformes. Sphériques, elles for-
ment les bracelets ; piriformes, des pendeloques, et, étant les plus pré-
cieuses, elles se vendent à la pièce. Les autres perles adhèrent à la coquille
de l'huître, et, plus irrégulières, elles se vendent au poids. Enfin, dans un
ordre inférieur se classent les petites perles, connues sous le nom de
semences ; elles se vendent à la mesure et servent plus particulièrement
à exécuter des broderies sur les ornements d'église.
—Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selon leur gros-
seur, doit être long et difficile, dit le Canadien.
Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles
percés d'un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les
tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingts trous, sont de premier ordre.
Celles qui ne s'échappent pas des cribles percés de cent à huit cents trous
sont de second ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l'on emploie les
tamis percés de neuf cents à mille trous forment la semence.
C'est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classement

des perles, s'opère mécaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce
que rapporte l'exploitation des bancs d'huîtres perlières ?
—A s'en tenir au livre de Sirr, répondis-je, les pêcheries de Cey-
land sont affermées annuellement pour la somme de trois millions de
squales.
—De francs ! reprit Conseil.
—Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris-je. Mais je crois que
ces pêcheries ne rapportent plus ce qu'elles rapportaient autrefois. Il en est
de môme des pêcheries américaines, qui, sous le règne de Charles-Quint,
produisaient quatre millions de francs, présentement réduits aux deux
tiers. En somme, on peut évaluer à neuf millions de francs le rendement
général de l'exploitation des perles.
—Mais, demanda Conseil, est-ce que l'on ne cite pas quelques perles
célèbres qui ont été cotées à un très-haut prix ?
—Oui, mon garçon. On dit que César offrit à Servillia une perle esti-
mée cent vingt mille francs de notre monnaie.
J'ai même entendu raconter, dit le Canadien, qu'une certaine dame

antique buvait des perles dans son vinaigre.
Cléopâtre, riposta Conseil.
—Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.
—Détestable, ami Ned, répondit Conseil ; mais un petit verre de
vinaigre qui coûte quinze cents mille francs, c'est d'un joli prix.
—Je regrette de ne pas avoir épousé cette dame, dit le Canadien en
manoeuvrant son bras d'un air peu rassurant.
Cléopâtre ! s'écria Conseil.
— Ned Land l'époux de
—Mais j'ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusement le Canadien,
et ce n'est pas ma faute si l'affaire n'a pas réussi. J'avais même acheté un
collier de perles à Kat Tender, ma fiancée, qui, d'ailleurs, en a épousé un
autre. Eh bien, ce collier ne m'avait pas coûté plus d'un dollar et demi,
et cependant, — monsieur le professeur voudra bien me croire, —les perles
qui le composaient n'auraient pas passé par le tamis de vingt trous.
—Mon brave Ned, répondis-je en riant, c'étaient des perles artificielles
de simples globules de verre enduits à l'intérieur d'essence d'Orient.
— Eh! cette essence d'Orient, répondit le Canadien, cela doit coûter
cher.
—Si peu que rien ! Ce n'est autre chose que la substance argentée de
l'écaille de l'ablette, recueillie dans l'eau et conservée dans l'ammo-
niaque. Elle n'a aucune valeur.
— C'est peut-être pour cela
que Kat Tender en a épousé un autre,
répondit philosophiquementmaître Land.
—Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne crois
pas que jamais souverain en ait possédé une supérieure à celle du capi-
taine Nemo.
Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermé
sous
sa vitrine.
—Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de
deux millions de...
— Francs ! dit vivement Conseil.
Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute, elle n'aura coûté
au capitaine que la peine de la ramasser.
—Eh! s'écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre prome-
nade, nous ne rencontrerons pas sa pareille !
—Bah ! fit Conseil
—Et pourquoi pas ?
—A quoi des millions nous serviraient-ils à bord du Nantilus ?
— A bord, non, dit Ned Land, mais... ailleurs.

— Oh ! ailleurs ! fît Conseil en secouant la tête.


—Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si nous rapportons jamais
en Europe ou en Amérique une perle de quelques millions, voilà du moins
qui donnera une grande authenticité, et, en même temps, un grand prix
au récit de nos aventures.
—Je le crois, dit le Canadien.
—Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au côté instructif des choses,
est-ce que cette pêche des perles est dangereuse ?
—Non, répondis-je vivement, surtout si l'on prend certaines précau-
tions.
—Que risque-t-on dans ce métier? dit Ned Land : d'avaler quelques
gorgées d'eau de mer !
—Comme vous dites, Ned. A propos, dis-je, en essayant de prendre le
ton dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins,
brave Ned ?
Moi, répondit le Canadien, un harponneur de profession ! C'est
mon
métier de me moquer d'eux !
Il ne s'agit pas, dis-je, de les pêcher avec
un émerillon, de les
hisser sur le pont d'un navire, de leur
couper la queue à coups de hache,
de leur ouvrir le ventre, de leur arracher le mer !
coeur et de le jeter à la
— Alors, il s'agit de... ?
—Oui, précisément.
—Dans l'eau ?
—Dans l'eau.
Ma foi, avec un bon harpon ! Vous
savez, monsieur, ces requins, ce
sont des bêtes assez mal façonnées. Il faut qu'elles se retournent
sur le
ventre pour vous happer, et, pendant ce temps...
»
Ned Land avait une manière de
prononcer le mot « happer » qui don-
nait froid dans le dos.
« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales?
—Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.
—A la bonne heure, pensai-je.
Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je
ne vois pas pourquoi
son fidèle domestique ne les affronterait pas avec lui ! »

CHAPITRE III

UNE PERLE DE DIX MILLIONS

La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis


assez mal. Les squales jouè-
rent un rôle important dans mes rêves, et je trouvai très-juste et très-injuste
à la fois cette étymologie qui fait venir le mot requin du mot requiem.»
«
Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus réveillé
par le stewart
que le capitaine Nemo avait spécialement mis à mon service. Je me levai
rapidement, je m'habillai et je passai dans le salon.
Le capitaine Nemo m'y attendait.
« Monsieur Aronnax,
me dit-il, êtes-vous prêt à partir?
—Je suis prêt.
—Veuillez me suivre.
—Et mes compagnons, capitaine?
Ils sont prévenus et nous attendent.
N'allons-nous pas revêtir nos scaphandres ? demandai-je.

Pas encore. Je n'ai pas laissé le Nautilus approcher de trop
près cette côte, et nous sommes assez au large du banc de Manaar, mais
j'ai fait parer le canot qui nous conduira au point précis de débarque-
ment et nous épargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de
plongeurs, que nous revêtirons au moment ou commencera cette explo-
ration sous-marine. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central, dont les marches
aboutissaient à la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient là, enchantés
de « la partie de plaisir » qui se préparait. Cinq matelots du Nautilus, les
avirons armés, nous attendaient dans le canot qui avait été bossé contre
le bord.
La nuit était encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel
et ne laissaient apercevoir que de rares étoiles. Je portai mes yeux du côté
de la terre, mais je ne vis qu'une ligne trouble qui fermait les trois quarts
de l'horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le Nautilus, avant remonte
pendant la nuit la côte occidentale de Ceylan, se trouvait à l'ouest de la
baie, ou plutôt de ce golfe formé par cette terre et l'île de Manaar. Là,
sous les sombres eaux, s'étendait le banc de
pintadines, inépuisable champ
de perles dont la longueur dépasse vingt milles.
Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi, nous prîmes place à
l'arrière du canot. Le patron de lembarcation se mit à la barre ; ses
quatre compagnons appuyèrent sur leurs avirons ; la bosse fut larguée et
nous débordâmes.
Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas. J'ob-
servai que leurs coups d'aviron, vigoureusement engagés sous l'eau, ne
succédaient que de dix secondes en dix secondes, suivant la méthode
se
généralement usitée dans les marines de guerre. Tandis que l'embarca-
tion courait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crépitant
le fond noir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite
houle, venue du large, imprimait au canot un léger roulis, et quelques
crêtes de lames clapotaient à son avant.
Nous étions silencieux. A quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut-être à
cette terre dont il s'approchait, et qu'il trouvait trop près de lui, contrai-
rement à l'opinion du Canadien, auquel elle semblait encore trop éloignée.
Quant à Conseil, il était là en simple curieux.
Vers cinq heures et demie, les premières teintes de l'horizon accusèrent
plus nettement la ligne supérieure de la côte. Assez plate dans l'est, elle
se renflait un peu vers le sud. Cinq milles
la séparaient encore, et son
rivage se confondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la mer
était déserte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce
lieu de rendez-vous des pêcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo
me l'avait fait observer, nous arrivions un mois trop tôt dans ces pa-
rages.
A six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapidité particulière
aux régions tropicales, qui ne connaissent ni l'aurore ni le crépuscule. Les
rayons solaires percèrent le rideau de nuages amoncelés sur l'horizon
oriental, et l'astre radieux s'éleva rapidement.
Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres épars çà et là.
Le canot s'avança vers l'île de Manaar, qui s'arrondissait dans le sud,
Le capitaine Nemo s'était levé de son banc et observait la mer.
Sur un signe de lui, l'ancre fut mouillée, et la chaîne courut à peine,
car le fond n'était pas à plus d'un mètre, et il formait en cet endroit l'un
des plus hauts points du banc de pintadines. Le canot évita aussitôt sous
la poussée du jusant qui portait au large.
« Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo.
Vous voyez cette baie resserrée. C'est ici même que dans un mois se réu-
niront les nombreux bateaux de pêche des exploitants, et ce sont ces eaux
que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie est heureu-
sement disposée pour ce genre de pêche. Elle est abritée des vents les plus
forts, et la mer n'y est jamais très-houleuse, circonstance très-favorable
au travail des plongeurs. Nous allons maintenant revêtir nos scaphandres,
et nous commencerons notre promenade. »
Je ne répondis rien, et tout en regardant ces flots suspects, aidé des
matelots de l'embarcation, je commençai à revêtir mon lourd vêtement de
mer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s'habillaient aussi.
Aucun des hommes du Nautilus ne devait nous accompagner dans cette
nouvelle excursion.
Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu'au cou dans le vêtement de
caoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notre dos les appareils à air.
Quant aux appareils Ruhmcorff, il n'en était pas question. Avant d'intro-
duire ma tête dans sa capsule de cuivre, j'en fis l'observation au capitaine.
« Ces appareils nous seraient inutiles, me répondit le capitaine. Nous
n'irons pas à de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront à
éclairer notre marche. D'ailleurs, il n'est pas prudent d'emporter sous ces
eaux une lanterne électrique. Son éclat pourrait attirer inopinément quel-
que dangereuxhabitant de ces parages. »
Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, je me retournai
vers Conseil et Ned Land. Mais ces deux amis avaient déjà emboîté leur
tête dans la calotte métallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni ré-
pondre.
Une dernière question me restait à adresser au capitaine Nemo :
« Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils?
fusils ! à quoi bon? Vos montagnards n'attaquent-ils pas l'ours
— Des
un poignard à la main, et l'acier n'est-il pas plus sûr que le plomb ? Voici
une lame solide. Passez-la à votre ceinture et partons. »
Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés comme nous, et, de plus,
Ned Land brandissait un énorme harpon qu'il avait déposé dans le canot
avant de quitter le Nautilus.
Puis, suivant l'exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesante
sphère de cuivre, et nos réservoirs à air furent immédiatement mis en activité.
Un instant après, les matelots de l'embarcation nous débarquaient les
uns après les autres, et, par un mètre et demi d'eau, nous prenions pied
sur un sable uni. Le capitaineNemo nous fit un signe de la main. Nous le
suivîmes, et par une pente douce nous disparûmes sous les flots.
Là, les idées qui obsédaient mon cerveau m'abandonnèrent. Je redevins
étonnamment calme. La facilité de mes mouvements accrut ma confiance,
et l'étrangeté du spectacle captiva mon imagination.
Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante. Les moindres
objets restaient perceptibles. Après dix minutes de marche, nous étions
par cinq mètres d'eau, et le terrain devenait à peu près plat.
Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans un marais,
se levaient des volées de poissons curieux du genre des monoptères,
dont les sujets n'ont d'autre nageoire que celle de la queue. Je re-
connus le javanais, véritable serpent long de huit décimètres, au ventre
livide, que l'on confondrait facilement avec le congre sans les lignes
d'or de ses flancs. Dans le genre des stromatées, dont le corps est très-
comprimé et ovale, j'observai des parus aux couleurs éclatantes portant
comme une faux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, séchés
et marinés, forment un mets excellent connu sous le nom de karawade ;
puis des tranquebars, appartenant au genre des apsiphoroïdes, dont le
corps est recouvert d'une cuirasse écailleuse à huit pans longitudinaux.
Cependant l'élévation progressive du soleil éclairait de plus en plus la
masse des eaux. Le sol changeait peu à peu. Au sable fin succédait une
véritable chaussée de rochers arrondis, revêtus d'un tapis de mollusqueset
de zoophytes. Parmi les échantillons de ces deux embranchements, je re-
marquai des placènes à valves minces et inégales, sorte d'ostracées particu-
lières à la mer Rouge et à l'océan Indien, des lucines orangées à coquille
orbiculaire, des tarières subulées, quelques-unes de ces pourpres persi-
ques qui fournissaient au Nantilus une teinture admirable, des rochers
cornus, longs de qninze centimètres, qui se dressaient sous les flots comme
des mains prêtes à vous saisir, des turbinelles cornigères, toutes hé-
rissées d'épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comes-
tibles qui alimentent les marchés de l'Hindoustan, des pélagies panopyres,
légèrement lumineuses, et enfin d'admirables oculines flabelliformes,
magnifiques éventails qui forment l'une des plus riches arborisations de
ces mers.
Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d'hydrophytes
couraient de gauches légions d'articulés, particulièrement des ranines den-
tées, dont la carapace représente un triangle un peu arrondi, des birgues
spéciales à ces parages, des parthenopeshorribles, dont l'aspect répugnait
aux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois,
ce fut ce crabe énorme observé par M. Darwin, auquel la nature a donné
l'instinct et la force nécessaire pour se nourrir de noix de cocos ; il grimpe
aux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et il
l'ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe cou-
rait avec une agilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, de
cette espèce qui fréquente les côtes du Malabar, se déplaçaient lentement
entre les roches ébranlées.
Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pintadines, sur lequel
les huîtres perlières se reproduisent par millions. Ces mollusques précieux
adhéraient aux rocs et y étaient fortement attachés par ce byssus de cou-
leur brune qui ne leur permet pas de se déplacer. En quoi ces huîtres sont
inférieures aux moules elles-mêmes, auxquelles la nature n'a pas refusé
toute faculté de locomotion.
La pintadine meleagrina, la mère perle, dont les valves sont à peu près
égales, se présente sous la forme d'une coquille arrondie, aux épaisses
parois, très-rugueuses à l'extérieur. Quelques-unes de ces coquilles étaient
feuilletées et sillonnées de bandes verdâtres qui rayonnaient de leur som-
met. Elles appartenaient aux jeunes huîtres. Les autres, à surface rude et
noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu'à quinze centimètres
de largeur.
Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellementprodigieux
de pintadines, et je compris que cette mine était véritablement inépuisable,
car la force créatrice de la nature l'emporte sur l'instinct destructif de
l'homme. Ned Land, fidèle à cet instinct, se hâtait d'emplir des plus beaux
mollusques un filet qu'il portait à son côté.
Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait suivre le capitaine qui
semblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontait
sensiblement, et parfois mon bras, que j'élevais, dépassait la surface de la
mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souvent nous
tournions de hauts rocs effilés en pyramidions. Dans leurs sombres
anfractuosités de gros crustacés, pointés sur leurs hautes pattes comme des
machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nos
pieds rampaient des myrianes, des glycères, des aricies et des annélides,
qui allongeaientdémesurémentleurs antennes et leurs cyrrhestentaculaires.
En ce moment s'ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creusée dans
un
pittoresque entassement de rochers tapissés de toutes les hautes-lisses de
la flore sous-marine. D'abord, cette grotte me parut profondément obscure.
Les rayons solaires semblaient s'y éteindre par dégradations successives.
Sa vague transparencen'était plus que de la lumière noyée.
Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui. Mes yeux s'accoutumèrent
bientôt à ces ténèbres relatives. Je distinguai les retombées si capricieu-
sement contournées de la voûte que supportaient des piliers naturels, lar-
gement assis sur leur base granitique, comme les lourdes colonnes de
larchitecture toscane. Pourquoi notre incompréhensible guide nous
entraînait - il au fond de cette crypte sous-marine ? J'allais le savoir
avant peu.
Après avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulèrent le fond
dune sorte de puits circulaire. Là, le capitaine Nemo s'arrêta, et de la
main il nous indiqua un objet que je n'avais pas encore aperçu.
C'était une huître de dimension extraordinaire, une tridacne gigantes-
que, un bénitier qui eut contenu un lac
d'eau sainte, une vasque dont la
largeur dépassait deux mètres, et conséquemment plus grande que celle
qui ornait le salon du Nautilus.
Je m'approchai de ce mollusque phénoménal. Par son byssus il adhé-
rait à une table de granit, et là il se développait isolément dans les eaux
calmes de la grotte. J'estimai le poids de cette tridacne à trois cents kilo-
grammes. Or, une telle huître contient quinze kilos de chair, et il faudrait
l'estomac d'un Gargantua pour en absorber quelques douzaines.
Le capitaine Nemo connaissait évidemment l'existence de ce bivalve.
Ce n'était pas la première fois qu'il le visitait, et je pensais quen nous con-
duisant en cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiosité
naturelle. Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un intérêt particulier
à constater l'état actuel de cette tridacne.
Les deux valves du mollusque étaient entr'ouvertes. Le capitaine s'ap-
procha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empêcher
de se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et
frangée sur ses bords qui formait le manteau de lanimal.
Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre dont la grosseur éga-
lait celle d'une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpidité parfaite,
son orient admirable en faisaient un bijou
dun inestimable prix. Emporté
par la curiosité, j'étendais la main pour la saisir, pour la peser, pour
la
palper ! Mais le capitaine m'arrêta, fit un signe négatif, et, retirant son
poignard par un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer
subitement.
Je compris alors quel était le dessein du capitaine Nemo. En lais-
sant cette perle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait
de s'accroître insensiblement. Avec chaque année la sécrétion du mol-
lusque y ajoutait de nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine
connaissait la grotte où « mûrissait » cet admirable fruit de
la nature ;
seul il l'élevait, pour ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son
précieux musée. Peut-être même, suivant l'exemple des Chinois et des
Indiens, avait-il déterminé la production de cette perle en introduisant
de métal, qui
sous les plis du mollusque quelque morceau de verre et
s'était peu à peu recouverte de la matière nacrée. En tout cas, comparant
la
cette perle à celles que je connaissais déjà, à celles qui brillaient dans
collection du capitaine, j'estimai sa valeur à dix millions de francs au moins.
Superbe curiosité naturelle et non bijou de luxe, car je ne sais quelles
oreilles féminines auraient pu la supporter.
La visite à l'opulente tridacne était terminée. Le capitaine Nemo quitta
la grotte, et nous remontâmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces
eaux claires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs.
Nous marchions isolément, en vérables flaneurs, chacun s'arrêtant ou
s'éloignant au gré de sa fantaisie. Pour mon compte, je navais plus aucun
souci des dangers que mon imagination avait exagérés si ridiculement.
Le haut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientôt
rejoi-
par un mètre d'eau ma tête dépassa le niveau océanique. Conseil me
gnit, et collant sa grosse capsule à la mienne, il me fit des yeux un salut
amical. Mais ce plateau élevé ne mesurait que quelques toises, et bientôt
nous fumes rentrés dans notre élément. Je crois avoir maintenant le
droit
de le qualifier ainsi.
Dix minutes après, le capitaine Nemo s'arrêtait soudain. Je crus qu'il
faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D'un geste, il nous ordonna
de nous blottir près de lui au fond d'une large anfractuosité. Sa main se
dirigea vers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement.
A cinq mètres de moi, une ombre apparut et s'abaissa jusqu'au sol. L'in-
quiétante idée des requins traversa mon esprit. Mais je me trompais, et,
cette fois encore, nous n'avions pas affaire aux monstres de l'Océan.
C'était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pê-
cheur, un pauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la
récolte. J'apercevais les fonds de son canot mouillé à quelques pieds au-
dessus de sa tête. Il plongeait, et remontait successivement. Une pierre
taillée en pain de sucre et qu'il serrait du pied, tandis qu'une corde la
rattachait à son bateau, lui servait à descendre plus rapidement au fond
de la mer. C'était là tout son outillage. Arrivé au sol, par cinq mêtres
de profondeur environ, il se précipitait à genoux et remplissait son sac de
pintadines ramassées au hasard. Puis, il remontait, vidait son sac, rame-
nait sa pierre, et recommençait son opération qui ne durait que trente
secondes.
Ce plongeur ne nous voyait pas. L'ombre du rocher nous dérobait à ses
regards. Et d'ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais supposé
que des hommes, des êtres semblables à lui, fussent là, sous les eaux,
épiant ses mouvements, ne perdant aucun détail de sa pêche !
Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportait
pas plus d'une dizaine de pintadines à chaque plongée, car il fallait les
arracher du banc auquel elles s'accrochaient par leur robuste byssus. Et
combien de ces huîtres étaient privées de ces perles pour lesquelles il ris-
quait sa vie!
Je l'observais avec une attention profonde. Sa manoeuvre se faisait régu-
lièrement, et pendant une demi-heure, aucun danger ne parut le menacer.
Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pêche intéressante,
quand
tout dun coup, à un moment où l'Indien était agenouillé
sur le sol, je lui
vis faire un geste d'effroi, se relever et prendre son élan pour remonter à
la surface des flots.
Je compris son épouvante.Une ombre gigantesque apparaissait au-dessus
du malheureux plongeur. C'était un requin de grande taille qui s'avançait
diagonalement, l oeil en feu, les mâchoires ouvertes !
Jétais muet dhorreur, incapable de faire un mouvement.
Le vorace animal, d'un vigoureux
coup de nageoire, s'élança vers l'In-
dien, qui se jeta de côté et évita la
morsure du requin, mais non le batte-
ment de sa queue, car cette queue, le frappant à la poitrine, l'étendit
le sol. sur
Cette scène avait duré quelques secondes à peine. Le
requin revint, et,
se retournant sur le dos, il s'apprêtait à couper l'Indien
en deux, quand
je sentis le capitaine Nemo, posté près de moi, lever subitement. Puis,
se
son poignard à la main, il marcha droit au monstre, prêt à lutter
corps à
corps avec lui.
Le squale, au moment ou il allait happer le malheureux pêcheur,
aperçut
son nouvel adversaire, et se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapide-
ment vers lui.
Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié
sur lui-même, il atten-
dait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci
se précipita sur lui, le capitaine, se jetant de côté avec une prestesse
digieuse, évita le choc et lui enfonça pro-
son poignard dans le ventre. Mais,
tout n'était pas dit. Un combat terrible s'engagea.
Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le
sang sortait à flots de ses bles-
sures. La mer se teignit de rouge, et, à travers ce liquide opaque, je ne
vis plus rien.
Plus rien, jusqu'au moment où, dans
une éclaircie, j'aperçus l'audacieux
capitaine, cramponné à l'une des nageoires de l'animal, luttant
corps à
corps avec le monstre, labourant de coups de poignards le ventre de son
ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup définitif, c'est-à-dire l'attein-
dre en plein coeur. Le squale, se débattant, agitait la
masse des eaux avec
furie, et leur remous menaçait de
me renverser.
J'aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, cloué
par l'horreur,
je ne pouvais remuer.
Je regardais, l oeil hagard. Je voyais les phases de la lutte
se modifier.
Le capitaine tomba sur le sol, renversé
par la masse énorme qui pesait sur
lui. Puis, les mâchoires du requin s'ouvrirent démésurément
comme une
cisaille dusine, et cen était fait du capitaine si, prompt
comme la pensée,
son harpon à la main, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l'eût
frappé de sa terrible pointe.
Les flots s'imprégnèrent d'une masse de sang. Ils s'agitèrent sous les
mouvements du squale qui les battait avec une indescriptible fureur. Ned
Land n'avait pas manqué son but. C'était le râle du monstre. Frappé au
coeur, il se débattait dans des spasmes épouvantables, dont le contre-coup
renversa Conseil.
Cependant, Ned Land avait dégagé le capitaine. Celui-ci, relevé sans
blessures, alla droit à l'Indien, coupa vivement la corde qui le liait à sa
pierre, le prit dans ses bras et, d'un vigoureux coup de talon, il remonta à
la surface de la mer.
Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques instants, miraculeusement
sauvés, nous atteignions l'embarcation du pêcheur.
Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux à la
vie. Je ne savais s'il réussirait. Je l'espérais, car l'immersion de ce pauvre
diable n'avait pas été longue. Mais le coup de queue du requin pouvait
l'avoir frappé à mort.
Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine,
je vis, peu à peu, le noyé revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle
dut être sa surprise, son épouvante même, à voir les quatre grosses tètes de
cuivre qui se penchaient sur lui !
Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo, tirant d'une
poche de son vêtement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main?
Cette magnifique aumône de l'homme des eaux au pauvre Indien de Cey-
land fut acceptée par celui-ci d'une main tremblante. Ses yeux effarés indi-
quaient du reste qu'il ne savait à quels êtres surhumains il devait à la fois
la fortune et la vie.
Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le banc de pintadines, et,
suivant la route déjà parcourue, après une demi-heure de marche nous
rencontrions l'ancre qui rattachait au sol le canot du Nantilus.
Une fois embarqués, chacun de nous, avec l'aide des matelots, se débar-
rassa de sa lourde carapace de cuivre.
La première parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.
« Merci, maître Land, lui dit-il.
— C'est une revanche, capitaine, répondit Ned Land. Je vous devais
cela. »
Un pâle sourire glissa sur les lèvres du capitaine, et ce fut tout.
« Au Nautilus, » dit-il.
Lembarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous ren-
contrions le cadavre du requin qui flottait.
A la couleur noire marquant l'extrémité de ses nageoires, je reconnus
le terrible mélanoptère de la mer des Indes, de lespèce des requins
proprement dits. Sa longueur dépassait vingt-cinq pieds; sa bouche
voyait
énorme occupait le tiers de son corps. C'était un adulte, ce qui se
six rangées de dents, disposées en triangles isocèles sur la mâchoire
aux
supérieure.
Conseil le regardait avec un intérêt tout scientifique, et je suis sûr qu'il
le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux, ordre
des
chondroptérygiens à branchies fixes, famille des sélaciens, genre des
squales.
Pendant que je considérais cette masse inerte, une douzaine de ces
voraces mélanoptères apparut tout d'un coup autour de l'embarcation ;
mais, sans se préoccuper de nous, ils se jetèrent sur le cadavre et s'en dis-
putèrent les lambeaux.
A huit heures et demie, nous étions de retour à bord du Nautilus.
Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de notre excursion au banc de
Manaar. Deux observations s'en dégageaient inévitablement. L'une, por-
tant sur laudace sans pareille du capitaine Nemo, l'autre sur son dévoue-
ment pour un être humain, l'un des représentants de cette race qu'il fuyait
sous les mers. Quoi qu'il en dit, cet homme étrange n'était pas parvenu
encore à tuer son coeur tout entier.
Lorsque je lui fis cette observation, il me répondit d'un ton légèrement ému:
« Cet Indien, monsieur le professeur, c'est un habitant du pays des
opprimés, et je suis encore, et, jusqu'à mon dernier souffle, je serai de
ce pays-là ! »

CHAPITRE IV

LA MER ROUGE

Pendant la journée du 29 janvier, l'île de Ceyland disparut sous l'ho-


rison, et le Nautilus, avec une vitesse de vingt milles à l'heure, se glissa
dans ce labyrinthe de canaux qui séparent les Maledives des Laquedives.
Il rangea même l'île Kittan, terre d'origine madréporique, découverte par
Vasco de Gama en 1499, et l'une des dix-neuf principales îles de cet archi-
pel des Laquedives, situé entre 10° et 14°30' de latitude nord, et 69° et
50°72' de longitude est.
Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept mille
cinq cents lieues depuis notre point de départ dans les mers du Japon.
Le lendemain, — 30 janvier, — lorsque le Nautilus remonta à la surface
de l'Océan, il n'avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-
nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d'Oman, creusée entre l'Arabie
et la péninsule indienne, qui sert de débouché au golfe Persique.
C'était évidemment une impasse, sans issue possible. Où nous conduisait
Nemo ? Je n'aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas le Ca-
donc le capitaine
nadien, qui, ce jour-là, me demanda où nous allions.
Nous allons, maître Ned, où nous conduit la fantaisie du capitaine.
«
—Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le
golfe Persique n'a pas d'issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guère
à revenir sur nos pas.
—Eh bien ! nous reviendrons, maître Land, et si après le golfe Per-
sique, le Nautilus veut visiter la mer Rouge, le détroit de Babel-Mandeb
est toujours là pour lui livrer passage.
—Je apprendrai pas, monsieur, répondit Ned Land, que la
ne vous
Rouge est non moins fermée que le golfe, puisque l'isthme de Suez
mer
n'est pas encore percé, et, le fût-il, un bateau mystérieux comme le nôtre
hasarderait pas dans ses canaux coupés d'écluses. Donc, la mer Rouge
ne se
n'est pas encore le chemin qui nous ramènera en Europe.
Aussi, n'ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.

—Que supposez-vous donc ?
—Je suppose qu'après avoir visité ces curieux
parages de l'Arabie et
de l'Egypte, leNautilus redescendra l'Océan indien, peut-être à travers
le
canal de Mozambique, peut-être au large des Mascareignes,
de manière à
gagner le cap de Bonne-Espérance.
—Et une fois au cap de Bonne-Espérance ? demanda le Canadien
avec
une insistance toute particulière.
— Eh bien, nous pénétrerons dans cet Atlantique que nous ne connais-
sons pas encore. Ah çà ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de
les mers? Vous vous blasez donc ce voyage sous
sur le spectacle incessamment varié des
merveilles sous-marines ? Pour mon compte, je verrai
avec un extrême
dépit finir ce voyage qu'il aura été donné à si
peu d'hommes de faire.
—Mais savez-vous, monsieur Aronnax, répondit le
Canadien, que voilà
bientôt trois mois que nous sommes emprisonnés bord Nautilus ?
à de ce
Non, Ned, je ne le sais
pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compte
ni— les jours, ni les heures.
—Mais la conclusion?
—La conclusion viendra en son temps. D'ailleurs,
nous n'y pouvons
rien, et nous discutons inutilement. Si vous veniez
me dire, mon brave
: « Une chance d'évasion
nous est offerte, » je la discuterais avec
vous. Mais tel n'est pas le cas et, à vous parler franchement, je crois pas
ne
que le capitaine Nemo s'aventure jamais dans les européennes. »
Par ce court dialogue, mers j'étais
on verra que, fanatique du Nautilus,
incarné dans la peau de son commandant.
Quant à Ned Land, il termina la conversation
de monologue : « Tout cela est bel et bon, par ces mots, en forme
mais, à mon avis, où il y a de
la gene, il ny a plus de plaisir.
»
Pendant quatre jours, jusqu'au 3 février, le
Nautilus visita la mer d'O-
man, sous diverses vitesses et à diverses profondeurs. Il semblait
hasard, marcher
au comme s'il eût hésité sur la route à suivre, mais il dépassa
ne
jamais tropique du Cancer.
le
En quittant cette mer, nous eûmes instant Mascate,
un connaissance de
la plus importante ville du
pays d'Oman. J'admirai son aspect étrange,
milieu des noirs rochers qui l'entourent et au
sur lesquels se détachent en
anc ses maisons et ses forts. J'aperçus le dôme arrondi de
ses mosquées,
a pointe élégante de ses minarets, ses fraîches et verdoyantes
Nautilus s'enfonça bientôt sous les flots
terrasses.
Mais ce
ne fut quune vision, et le
bientôt sous les flots
sombresde ces parages.
Puis, il prolongea à une distance de six
milles les côtes arabiques du
Mahrah et de l'Hadramant, et ligne
sa ondulée de montagnes, relevée de
queques ruines anciennes. Le 8 février, nous donnions enfin dans le
golfe
d'Aden, véritable entonnoir introduit dans ce goulot de Babel-Mandeb,
qui entonne les eaux indiennes dans la mer Rouge.
Le 6 février, le Nautilus flottait en vue d'Aden,
perché sur un promon-
Gibraltar inacces-
toire qu'un isthme étroit réunit au continent, sorte de
sible, dont les Anglais ont refait les fortifications, après
sen être emparés
1839. J'entrevis les minarets octogones de cette ville qui fut autrefois
en dire de l'histo-
l'entrepôt le plus riche et le plus commerçant de la côte, au
rien Edrisi.
allait revenir
Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point,
arrière mais je trompais, et, à ma grande surprise, il nen fut rien.
en ; me
lendemain, février, embouquions le détroit de Babel-Mandeb,
Le 7 nous
dire langue arabe la porte des Larmes. » Sur vingt
dont le nom veut en : «
de long, et pour
milles de large, il ne compte que cinquante-deuxkilomètres
le Nautilus lancé à toute vitesse, le franchir fut
l'affaire d'une heure à peine.
gouvernement bri-
Mais je ne vis rien, pas même cette île de Périm, dont le
anglais ou français
tannique a fortifié la position d'Aden. Trop de steamers
de Suez à Bombay, à Calcutta, à Melbourne, à Bourbon, à Mau-
des lignes
cet étroit pour que le Nautilus tentât de sy mon-
rice, sillonnaient passage,
trer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux.
Enfin, à midi, nous sillonnionsles flots de la mer Rouge.
pluies ne
La mer Rouge, lac célèbre des traditions bibliques, que les
raffraîchissent guère, qu'aucun fleuve important n'arrose, qu'une excessive
tranche
évaporation pompe incessamment et qui perd chaque année une
d'un mètre et demi ! Singulier golfe, qui, fermé et dans les
liquide haute
inférieur en
conditions d'un lac, serait peut-être entièrement desséché ;
seulement
ceci à ses voisines la Caspienne ou l'Asphaltite, dont le niveau a
égalé la somme
baissé jusqu'au point ou leur évaporation a précisément
des eaux reçues dans leur sein.
Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomètres de longueur sur une
de deux cent quarante. Au temps des Ptolemées et des
largeur moyenne
romains, elle fut la grande artère commerciale du monde, et le
empereurs
les railways
percement de l'isthme lui rendra cette antique importance que
de Suez ont déjà ramenée en partie.
voulus même chercherà comprendre ce caprice du capitaine
Je ne pas
pouvait le décider à nous entraîner dans ce golfe. Mais j'ap-
Nemo qui
prouvai sans réserve le Nautilus d'y être entré. Il prit une allure moyenne,
quelque navire,
tantôt se tenant à la surface, tantôt plongeant pour éviter
et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse.
dès les premières heures du jour, Moka nous apparut, ville
Le 8 février,
murailles tombent seul bruit du canon, et
maintenant ruinée, dont les au
qu'abritent çà et là quelques dattiers verdoyants. Cité importante, autrefois,
qui renfermait six marchés publics, vingt-six mosquées, et à laquelle ses
ceinture de trois kilomètres.
murs, défendus par quatorze forts, faisaient une
Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages africains où la profondeur de
la mer est plus considérable. Là, entre deux eaux d'une limpidité de
cristal, par les panneaux ouverts, il nous permit de contempler d'admi-
rables buissons de coraux éclatants, et de vastes pans de rochers revêtus
d'une splendide fourrure verte d'algues et de fucus. Quel indescriptible
spectacle, et quelle variété de sites et de paysages à l'arrasement de ces
écueils et de ces îlots volcaniques qui confinent à la côte lybienne ! Mais
où ces arborisations apparurent, dans toute leur beauté, ce fut vers les
rives orientales que le Nautilus ne tarda pas a rallier. Ce fut sur les côtes
du Téhama, car alors non-seulement ces étalages de zoophytes fleuris-
saient au-dessous du niveau de la mer, mais ils formaient aussi des entre-
lacements pittoresques qui se déroulaient à dix brasses au-dessus ; ceux-ci
plus capricieux, mais moins colorés que ceux-là dont l humide vitalité des
eaux entretenait la fraîcheur.
Que d'heures charmantes je passai ainsi à la vitre du salon ! Que d'échan-
tillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marine j'admirai sous l'éclat
de notre fanal électrique ! Des fongies agariciformes, des actinies de cou-
leur ardoisée, entre autres le thalassianthus aster, des tubipores disposés
des coquilles
comme des flûtes et n'attendant que le souffle du dieu Pan,
particulières à cette mer, qui s'établissent dans les excavations madrépo-
riques et dont la base est contournée en courte spirale, et enfin mille spé-
cimens d'un polypier que jenavais pas observe encore, la vulgaire
éponge.
La classe des spongiaires, première du groupe des polypes, a été pré-
cisément créée par ce curieux produit dont l'utilité est incontestable.
L'éponge n'est point un végétal comme l'admettent encore quelques
naturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier inférieur à
celui du corail. Son animalité n'est pas douteuse, et on ne peut môme
adopter l'opinion des anciens qui la regardaient comme un être intermé-
diaire entre la plante et l'animal. Je dois dire cependant, que les natu-
ralistes ne sont pas d'accord sur le mode d'organisation de l'éponge. Pour
les uns, c'est un polypier, et pour d'autres tels que M. Milne Eddwards,
c'est un individu isolé et unique.
La classe des spongiaires contient environ trois cents espèces qui se
rencontrent dans un grand nombre de mers, et même dans certains cours
d'eau où elles ont reçu le nom de « fluviatiles. » Mais leurs eaux de prédilec-
tion sont celles de la Méditerranée, de l'archipel grec, de la côte de Syrie
et de la mer Rouge. Là se reproduisent et se développent ces éponges
fines-douces dont la valeur s'élève jusqu'à cent cinquante francs, l'éponge
blonde de Syrie, l'éponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je
ne pou-
vais espérer d'étudier ces zoophytesdans les échelles du Levant, dont
nous
étions séparés par l'infranchissable isthme de Suez, je
me contentai de
les observer dans les eaux de la mer Rouge.
J'appelai donc Conseil près de moi, pendant que le Nautilus,
par une
profondeur moyenne de huit à neuf mètres, rasait lentement tous
ces
beaux rochers de la côte orientale.
Là croissaient des éponges de toutes formes, des éponges pédiculées,
foliacées, globuleuses, digitées. Elles justifiaient
assez exactement ces
noms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de cornes d'élan, de pied
de lion, de queue de paon, de gant de Neptune,
que leur ont attribué les
pêcheurs, plus poëtes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit
dune substance gélatineuse à demi-fluide, s'échappaient incessamment
de petits filets d'eau, qui après avoir porté la vie dans chaque cellule,
en
étaient expulsés par un mouvement contractile. Cette substance disparaît
après la mort du polype, et se putréfie en dégageant de l'ammoniaque.
Il ne reste plus alors que ces fibres cornées ou gélatineuses dont
se com-
pose léponge domestique, qui prend une teinte roussâtre, et qui s'emploie
à des usages divers, selon son degré d'élasticité, de perméabilité
ou de
résistance à la macération.
Ces polypiers adhéraient aux rochers,
aux coquilles des mollusques et
même aux tiges d hydrophytes. Ils garnissaient les plus petites anfractuo-
sités, les unssétalant, les autres se dressant ou pendant
comme des
excroissances coralligènes. J'appris à Conseil que ces éponges pêchaient
se
de deux manières, soit à la drague, soit à la main. Cette dernière méthode
qui nécessite l'emploi des plongeurs, est préférable, car en respectant
le tissu du polypier, elle lui laisse une valeur très-supérieure.
Les autres zoophytes qui pullulaient auprès des spongiaires, consis-
taient principalement en méduses d'une espèce très-élégante ; les mollus-
ques étaient représentés par des variétés de calmars, qui, d'après d'Orbi-
gny, sont spéciales à la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata,
appartenant au genie des Chélonées, qui fournirent à notre table un mets
sain et délicat.
Quant aux poissons, ils étaient nombreux et souvent remarquables.
Voici ceux que les filets du Nautilus rapportaient plus fréquemment à
bord : des raies, parmi lesquelles les limmes de forme ovale, de couleur
brique, au corps semé d'inégales taches bleues et reconnaissables à leur
double aiguillon dentelé, des arnacks au dos argenté, des pastenaques à
la queue pointillée, et des bockats, vastes manteaux longs de deux mètres
qui ondulaient entre les eaux, des aodons, absolument dépourvus de
dents, sortes de cartilagineux qui se rapprochent du squale, des ostra-
cions-dromadaires dont la bosse se termine* par un aiguillon recourbé,
long d'un pied et demi, des ophidies, véritables murènes a la queue
argentée, au dos bleuâtre, aux pectorales brunes bordées d'un liseré gris,
des fiatoles, espèces de stromatées, zébrés d'étroites raies d'or et parés
des trois couleurs de la France, des blémies-garamits, longs de quatre
décimètres, de superbes caranx, décorés de sept bandes transversales
d'un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d'écailles d'or et d'ar-
gent, des centropodes, des mulles auriflammes à tête jaune, des scares,
des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autres poissons com-
muns aux Océans que nous avions déjà traversées.
Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la mer
Rouge, qui est comprise entre Souakin sur la côte ouest et Quonfodah sur
la côte est, sur un diamètre de cent quatre-vingt dix milles.
Ce jour-là à midi, après le point, le capitaine Nemo monta sur la plate-
forme où je me trouvais. Je me promis de ne point le laisser redescendre
sans l'avoir au moins pressenti sur ses projets ultérieurs. Il vint à moi dès
qu'il m'aperçut, m'offrit gracieusement un cigare et me dit :
bien ! monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plaît-elle ?
« Eh
Avez-vous suffisamment observé les merveilles qu'elle recouvre, ses pois-
sons et ses zoophytes, ses parterres d'éponges et ses forêts de corail ?
Avez-vous entrevu les villes jetées sur ses bords?
—Oui, capitaine Nemo, répondis-je, et le Nautilus s'est merveilleuse-
ment prêté à toute cette étude. Ah ! c'est un intelligent bateau !

Oui, monsieur , intelligent, audacieux et invulnérable ! Il ne re-
doute ni les terribles tempêtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses
écueils.
—En effet, dis-je, cette mer est citée entre les plus mauvaises, et si je
ne me trompe, au temps des Anciens, sa renommée était détestable.
—Détestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n'en
parlent pas à son avantage, et Strabon dit qu'elle est particulièrement
dure à l'époque des vents Etésiens et de la saison des pluies. L'arabe
Edrisi qui la dépeint sous le nom de golfe de Colzoum raconte que les
navires périssaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que per-
sonne ne se hasardait à y naviguer la nuit. C'est, prétend-il, une mer
sujette à d'affreux ouragans, semée d'îles inhospitalières, et « qui n'offre
rien de bon » ni dans ses profondeurs, ni à sa surface. En effet, telle est
l'opinion qui se trouve dans Arrien, Agatharchide et Artémidore.
—On voit bien, répliquai-je, que ces historiens n'ont pas navigué à
bord du Nautilus.
—En effet, répondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport, les
modernes ne sont pas plus avancés que les anciens. Il a fallu bien des
siècles pour trouver la puissance mécanique de la vapeur Qui sait si dans
!

cent ans, on verra un second Nautilus ! Les progrès sont lents, monsieur
Aronnax.
— C'est vrai, répondis-je, votre navire avance d'un siècle, de plusieurs
peut-être, sur son époque. Quel malheur qu'un secret pareil doive mourir
avec son inventeur ! »
Le capitaine Nemo ne me répondit pas. Après quelquesminutes de silence :
Vous me parliez, dit-il, de l'opinion des ancienshistoriens
« sur les dan-
gers qu'offre la navigation de la mer Rouge ?
— C'est vrai, répondis-je, mais leurs craintes n'étaient-elles pas exa-
gérées ?
—Oui et non, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine. Nemo, qui
me parut posséder à fond « sa mer Rouge. » Ce qui n'est plus dangereux
pour
un navire moderne, bien gréé, solidement construit, maître de sa direction
grâce à lobéissante vapeur, offrait des périls de toutes sortes
aux bâti-
ments des anciens. Il faut se représenter ces premiersnavigateurss'aventu-
rant sur des barques faites de planches cousues avec des cordes de palmier,
calfatées de résine pilée et enduites de graisse de chiens de
mer. Ils
n'avaient pas même d'instruments pour relever leur direction, et ils mar-
chaient, à l'estime au milieu de courants qu'ils connaissaient à peine.
Dans ces conditions, les naufrages étaient et devaient être nombreux. Mais
de notre temps, les steamers qui font le service entre Suez et les mers du
Sud n'ont plus rien à redouter des colèrs de ce golfe, en dépit des moussons
contraires. Leurs capitaines et leurs passagers ne se préparent pas au
départ par des sacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus,
ornés de guirlandes et de bandelettes dorées, remercier les dieux dans le
temple voisin.

J'en conviens, dis-je, et la vapeur me parait avoir tué la reconnais-
sance dans le coeur des marins. Mais, capitaine, puisque vous semblez
avoir spécialement étudié cette mer, pouvez-vous m'apprendre quelle est
l'origine de son nom?
—Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications à ce sujet.
Voulez-vous connaître l'opinion d'un chroniqueur du XIVe siècle?
—Volontiers.
—Ce fantaisiste prétend que son nom lui fut donné après le passage
des Israélites, lorsque le Pharaon eût péri dans les flots qui se refermèrent
à la voix de Moïse :
En signe de cette merveille,
Devint la mer rouge et vermeille.
Non puis ne surent la nommer
Autrement que la rouge mer.

—Explication de poëte, capitaine Nemo, répondis-je, mais je ne sau-


rais m'en contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle.
—La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cette
appellation de mer Rouge une traduction du mot hébreu « Edrom », et si
les anciens lui donnèrent ce nom, ce fut à cause de la coloration particu-
lière de ses eaux.

Jusqu'ici cependant je n'ai vu que des flots limpides et sans aucune
teinte particulière.
—Sans doute, mais en avançant vers le fond du golfe, vous remarque-
Tor
rez cette singulière apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de
entièrement rouge, comme un lac de sang.
—Et cette couleur, vous l'attribuez à la présence d'une algue micros-
copique ?
Oui. C'est une matière mucilagineuse pourpre produite par ces ché-

tives plantules connues sous le nom de trichodesmies, et dont il faut qua-
rante mille pour occuper l'espace d'un millimètre carré. Peut-être en
rencontrerez-vous, quand nous serons à Tor.
—Ainsi, capitaine Nemo, ce n'est pas la première fois que vous par-
courez la mer Rouge à bord du Nautilus ?

Non, monsieur.
—Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des Israélites et de
la catastrophe des Egyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu
sous les eaux des traces de ce grand fait historique ?
—Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison.
—Laquelle?
peuple est
— C'es que l'endroit même où Moïse a passé avec tout son
tellement ensablé maintenant que les chameaux y peuvent à peine baigner
leur jambes. Vous comprenez que mon Nautilus n'aurait pas assez d'eau
pour lui.
—Et cet endroit ?... demandai-je.
Cet endroit est situé un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui for-

mait autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s'étendait
jusqu'aux lacs amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou
non, les Israélites n'en ont pas moins passé là pour gagner la Terre
promise, et l'armée de Pharaon a précisément péri en cet endroit. Je
pense donc que des fouilles pratiquéees au milieu de ces sables met-
traient à découvert une grande quantité d'armes et d'instruments d'ori-
gine égyptienne.
il faut espérer pour les archéologues
— C'est évident, répondis-je, et
que ces fouilles se feront tôt ou tard, lorsque des villes nouvelles s'établi-
ront sur cet isthme, après le percement du canal de Suez. Un canal bien
inutile pour un navire tel que le Nautilus !
—Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Les
anciens avaientbien compris cette utilité pour leurs affaires commerciales
d'établir une communication entre la mer Rouge et la Méditerranée ; mais
ils ne songèrent point à creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pour
intermédiaire. Très-probablement, le canal qui réunissait le Nil à la mer
Rouge fut commencé sous Sésostris, si l'on en croit la tradition. Ce qui
est certain, c'est que, 615 ans avant Jésus-Christ, Necos entreprit les tra-
vaux d'un canal alimenté par les eaux du Nil, à travers la plaine
d'Egypte
qui regarde l'Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa lar-
était telle deux trirèmes pouvaient y passer de front. Il fut
geur que
continué par Darius, fils d'Hytaspe, et probablement achevé par Pto-
lémée II. Strabon le vit employé à la navigation ; mais la faiblesse de sa
pente entre son point de départ, près de Bubaste, et la mer Rouge, ne le
rendait navigable que pendant quelques mois de l'année. Ce canal servit
au commerce jusqu'au siècle des Antonins ; abandonné, ensablé, puis réta¬
bli par les ordres du calife Omar, il fut définitivement comblé en 761 ou
762 par le calife Al-Mansor, qui voulut empêcher les vivres d'arriver à
Mohammed-ben-Abdoallah, révolté contre lui. Pendant l'expédition
d'Egypte, votre général Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dans
le désert de Suez, et, surpris par la marée, il faillit périr quelques heures
avant de rejoindre Hadjaroth, là même où Moïse avait campé trois mille
trois cents ans avant lui.
—Eh bien, capitaine, ce que les anciens n'avaient osé entreprendre
cette jonction entre les deux mers qui abrégera de neuf mille kilomètres
la route de Cadix aux Indes, M. de Lesseps l'a fait, et avant peu, il aura
changé l'Afrique en une île immense.
—Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d'être fier de votre
compatriote. C'est un homme qui honore plus une nation que les plus
grands capitaines ! Il a commencé comme tant d'autres par les ennuis et
les rebuts, mais il a triomphé, car il a le génie de la volonté. Et il est triste
de penser que cette oeuvre, qui aurait dû être une oeuvre internationale,
qui aurait suffi à illustrer un règne, n'aura réussi que par l'énergie d'un
seul homme. Donc, honneur à M. de Lesseps !
—Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis-je, tout surpris de l'accent
avec lequel le capitaine Nemo venait de parler.
— Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire à travers ce
canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir les longues jetées de Port-
Saïd après-demain, quand nous serons dans la Méditerranée.
—Dans la Méditerranée! m'écriai-je.
—Oui, monsieur le professeur. Cela vous étonne ?
—Ce qui m'étonne, c'est de penser que nous y serons après-demain.
—Vraiment?
—Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué à ne m'étonner de rien
depuis que je suis à votre bord !
—Mais à quel propos cette surprise?
—A propos de l'effroyable vitesse que vous serez forcé d'imprimer au
Nautilus s'il doit se retrouver après-demain en pleine Méditerranée, ayant
fait le tour de l'Afrique et doublé le cap de Bonne-Espérance !
—Et qui vous dit qu'il fera le tour de l'Afrique, monsieur le professeur?
Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Espérance ?
—Cependant, à moins que le Nautilus ne navigue en terre ferme et
qu'il ne passe par-dessus l'isthme....
—Ou par-dessous, monsieur Aronnax.
— Par-dessous ?
—Sans doute, répondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis long¬
temps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes font
aujourd'hui à sa surface.
— Quoi ! il existerait un passage !
—Oui, un passage souterrain que j'ai nommé Arabian-Tunnel. Il prend
au-dessous de Suez et aboutit au golfe de Péluse.
—Mais cet isthme n'est composé que de sables mouvants?
— Jusqu'à une certaine profondeur. Mais à cinquante mètres seule-
ment se rencontre une inébranlable assise de roc.
—Et c'est par hasard que vous avez découvert ce passage? demandai-je
de plus en plus surpris.
—Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et même, raisonne-
ment plus que hasard.
—Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille résiste à ce qu'elle
entend.
—Ah monsieur! Aures habent et non audient est de tous les temps.
Non seulement ce passage existe, mais j'en ai profité plusieurs fois. Sans
cela, je ne me serais pas aventuré aujour'hui dans cette impasse de la
mer Rouge.
— Est-il indiscret de vous demander comment vous avez découvert ce
tunnel?
—Monsieur, me répondit le capitaine, il n'y peut y avoir rien de secret
entre gens qui ne doivent plus se quitter. »
Je ne relevai pas l'insinuation et j'attendis le récit du capitaine Nemo.
« Monsieur le professeur, me dit-il, c'est un simple raisonnement de
naturaliste qui m'a conduit à découvrir ce passage que je suis seul à con-
naître. J'avais remarqué que dans la mer Rouge et dans la Méditerranée,
il existait un certain nombre de poissons d'espèces absolument identiques,
des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persègues, des joels, des
exocets. Certain de ce fait je me demandai s'il n'existait pas de communi-
cation entre les deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait
forcément aller de la mer Rouge à la Méditerranée par le seul effet de la
différence des niveaux. Je pêchai donc un grand nombre de poissons aux
environs de Suez. Je leur passai à la queue un anneau de cuivre, et je les
rejettai à la mer. Quelques mois plus tard, sur les côtes de Syrie, je
reprenais quelques échantillons de mes poissons ornés de leur anneau
indicateur. La communication entre les deux m'était donc démontrée. Je
la cherchai avec mon Nautilus, je la découvris, je m'y aventurai, et avant
peu, monsieur le professeur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnel
arabique ! »
CHAPITRE V

ARABIAN-TUNNEL

Ce jour même, je rapportai à Conseil et à Ned Land la partie de cette


conversation qui les intéressait directement. Lorsque je leur appris que,
dans deux jours, nous serions au milieu des eaux de la Méditerranée,
Conseil battit des mains, mais le Canadien haussa les épaules.
« Un tunnel sous-marin ! s'écria-t-il, une communication entre les deux
mers ! Qui a jamais entendu parler de cela?
— Ami Ned, répondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler du
Nautilus ? Non! il existe cependant. Donc, ne haussez pas les épaules si
légèrement, et ne repoussez pas les choses sous prétexte que vous n'en
avez jamais entendu parler.
Nous verrons bien! riposta Ned Land, en secouant la tête. Après
tout, je ne demande pas mieux que de croire à son passage, à ce capitaine,
et fasse le ciel qu'il nous conduise, en effet, dans la Méditerranée. »
Le soir même, par 21° 30' de latitude nord, le Nautilus, flottant à
la surface de la mer, se rapprocha de la côte arabe. J'aperçus Djeddah,
important comptoir de l'Egypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes.
Je distinguai assez nettement l'ensemble de ses constructions, les navires
amarrés le long des quais, et ceux que leur tirant d'eau obligeait à mouiller
en rade. Le soleil, assez bas sur l'horizon, frappait en plein les maisons de
la ville et faisait ressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes
de bois ou de roseaux indiquaient le quartier habité par les Bédouins.
Bientôt Djeddah s'effaça dans les ombres du soir, et le Nautilus rentra
sous les eaux légèrement phosphorescentes.
Le lendemain, 10 février, plusieurs navires apparurent qui couraient à
contre-bord de nous. Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine ; mais
à midi, au moment du point, la mer étant déserte, il remonta jusqu'à sa
ligne de flottaison.
Accompagné de Ned et de Conseil, je vins m'asseoir sur la plate-forme.
La côte à l'est se montrait comme une masse à peine estompée dans un
humide brouillard
Appuyés sur les flancs du canot, nous causions de choses et d'autres,
quand Ned Land tendant sa main vers un point de la mer, me dit :
« Voyez-vous là quelque chose, monsieur le professeur?
—Non, Ned, répondis-je, mais je n'ai pas vos yeux, vous le savez.
—Regardez bien, reprit Ned, là, par tribord devant, à peu près à la
hauteur du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer ?
—En effet, dis-je, après une attentive observation, j'aperçois comme
un long corps noirâtre à la surface des eaux.
—Un autre Nautilus ? dit Conseil.
—Non, répondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou c'est là
quelque animal marin.
—Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil.
—Oui, mon garçon, répondis-je, on en rencontre quelquefois.
—Ce n'est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des
yeux l'objet signalé. Les baleines et moi, nous sommes de vieilles connais-
sances, et je ne me tromperais pas à leur allure.
—Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce côté, et avant
peu nous saurons à quoi nous en tenir. »
En effet, cet objet noirâtre ne fut bientôt qu'à un mille de nous. Il res-
semblait à un gros écueil échoué en pleine mer. Qu'était-ce ? Je ne pouvais
encore me prononcer.
« Ah! il marche ! il plonge ! s'écria
Ned Land. Mille diables ! Quel peut
être cet animal? Il n'a pas la queue bifurquée comme les baleines ou les
cachalots, et ses nageoires ressemblent a des membres tronqués.
—Mais alors...., fis-je.
— Bon, reprit le
Canadien, le voilà sur le dos, et il dresse ses mamelles
en l'air !
— C'est une sirène, s'écria Conseil, une véritable sirène, n'en déplaise
à monsieur. »
Ce nom de sirène me mit sur la voie, et je compris que cet animal
appartenait à cet ordre d'êtres marins, dont la fable a fait les sirènes,
moitié femmes et moitié poissons.
«
Non, dis-je à Conseil, ce n'est point une sirène, mais un être
curieux dont il reste a peine quelques échantillons dans la mer Rouge.
C'est un dugong.
—Ordre des syréniens, groupe des pisciformes, sous-classe des mono-
delphiens, classe des mammifères, embranchement des vertébrés, » ré-
pondit Conseil.
Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il n'y avait plus rien à dire.
Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoi-
tise à la vue de cet animal. Sa main semblait prête à le harponner. On eût
dit qu'il attendait le moment de se jeter à la mer pour l'attaquer dans son
élément.
« Oh ! monsieur, me dit-il d'une voix tremblante d'émotion, je n'ai
jamais tué de « cela ».
Tout le harponneur était dans ce mot.
En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plate-forme. Il aperçut
le dugong. Il comprit l'attitude du Canadien, et s'adressant directement
à lui :
« Si vous teniez un harpon, maître Land, est-ce qu'il ne vous brûlerait
pas la main?
—Comme vous dites, monsieur.
—Et il ne vous déplairait pas de reprendre pour un jour votre métier de
pêcheur, et d'ajouter ce cétacé à la liste de ceux que vous avez déjà frappés?
—Cela ne me déplairait point.
—Eh bien, vous pouvez essayer.
—Merci, monsieur, répondit Ned Land dont les yeux s'enflammèrent.
—Seulement, reprit le capitaine, je vous engage à ne pas manquer
cet animal, et cela dans votre intérêt.
— Est-ce que ce dugong est dangereux à attaquer? demandai-je malgré
le haussement d'épaule du Canadien.
—Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet animal revient sur ses
assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maître Land, ce danger
n'est pas à craindre. Son coup d'oeil est prompt, son bras est sûr. Si je lui
recommande de ne pas manquer ce dugong, c'est qu'on le regarde juste¬
ment comme un fin gibier, et je sais que maître Land ne déteste pas les
bons morceaux.
— Ah ! fit le Canadien, cette bête-là se donne aussi le luxe d'être bonne
à manger ?
—Oui, maître Land. Sa chair, une viande véritable, est extrêmement
estimée, et on la réserve dans toute la Malaisie pour la table des princes.
Aussi fait-on à cet excellent animal une chasse tellement acharnée que, de
même que le lamantin, son congénère, il devient de plus en plus rare.
—Alors, monsieur le capitaine, dit sérieusement Conseil, si par hasard
celui-ci était le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l'épargner, —
dans l'intérêt de la science?
— Peut-être, répliqua le Canadien ; mais, dans l'intérêt de la cuisine,
il vaut mieux lui donner la chasse.
—Faites donc, maître Land, » répondit le capitaine Nemo.
En ce moment sept hommes de l'équipage, muets et impassibles comme
toujours, montèrent sur la plate-forme. L'un portait un harpon et une
ligne semblable à celles qu'emploient les pêcheurs de baleines. Le canot
fut déponté, arraché de son alvéole, lancé à la mer. Six rameurs prirent
place sur leurs bancs et le patron se mit à la barre. Ned, Conseil et moi,
nous nous assîmes à l'arrière.
« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.
—Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. »
Le canot déborda, et, enlevé par ses six avirons, il se dirigea rapidement
vers le dugong, qui flottait alors à deux milles du Nautilus.
Arrivé à quelques encâblures du cétacé, il ralentit sa marche, et les
rames plongèrent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son
harpon à la main, alla se placer debout sur l'avant du canot. Le harpon
qui sert à frapper la baleine est ordinairement attaché à une très-longue
corde qui se dévide rapidement lorsque l'animal blessé l'entraîne avec
lui. Mais ici la corde ne mesurait pas plus d'une dizaine de brasses, et son
extrémité était seulementfrappée sur un petit baril qui, en flottant, devait
indiquer la marche du dugong sous les eaux.
Je m'étais levé et j'observais distinctement l'adversaire du Canadien. Ce
dugong, qui porte aussi le nom d'halicore, ressemblait beaucoup au laman-
tin. Son corps oblong se terminait par une caudale très-allongée et ses
nageoires latérales par de véritables doigts. Sa différence avec le lamantin
consistait en ce que sa mâchoire supérieure était armée de deux dents
longues et pointues, qui formaient de chaque côté desdéfenses divergentes.
Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait des dimensions
colossales, et sa longueur dépassait au moins sept mètres. Il ne bougeait
pas et semblait dormir à la surface des flots, circonstance qui rendait sa
capture plus facile.
Le canot s'approcha prudemment à trois brasses de l'animal. Les avi-
rons restèrent suspendus sur leurs dames. Je me levai à demi. Ned Land,
le corps un peu rejeté en arrière, brandissait son harpon d'une main
exercée.
Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon,
lancé avec force, n'avait frappé que l'eau sans doute.
« Mille diables ! s'écria le Canadien furieux, je l'ai manqué !
Non, dis-je, l animal est blesse, voici son sang, mais votre engin
ne
lui est pas resté dans le corps.
— Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.
Les matelots se remirent à nager, et le patron dirigea l'embarcation
vers le baril flottant. Le harpon repêché, le canot se mit à la poursuite de
l'animal.
Celui-ci revenait de temps en temps à la surface de la mer
pour respirer.
Sa blessure ne l'avait pas affaibli, car il filait
avec une rapidité extrême.
Lembarcation, manoeuvrée par des bras vigoureux, volait
sur ses traces.
Plusieurs fois elle l'approcha à quelques brasses, et le Canadien
se tenait
prêt à frapper ; mais le dugong se dérobait par un plongeon subit, et il
était impossible de l'atteindre.
On juge de la colère qui surexcitait l'impatient Ned Land. Il lançait
au malheureux animal les plus énergiques jurons de la langue anglaise.
Pour mon compte, je n'en étais encore qu'au dépit de voir le dugong
déjouer toutes nos ruses.
On le poursuivit sans relâche pendant
une heure, et je commençais à
croire qu'il serait très-difficile de s'en emparer, quand cet animal fut pris
d'une malencontreuseidée de vengeance dont il eut à repentir. Il revint
se
sur le canot pour l'assaillir à son tour.
Cette manoeuvre n'échappa point
au Canadien.
« Attention ! » dit-il.
Le patron prononça quelques mots de
sa langue bizarre, et sans cloute
il prévint ses hommes de se tenir sur leur garde.
Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s'arrêta, huma brusquement
lair avec ses vastes narines percées non à l'extrémité, mais à la partie
supérieure de son museau. Puis, prenant son élan, il
se précipita sur
nous.
Le canot ne put éviter son choc ; à demi renversé, il embarqua
une ou
deux tonnes deau quil fallut vider; mais, grâce l'habileté du
à patron,
abordé de biais et non de plein, il
ne chavira pas. Ned Land, cramponné
à l'étrave, lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses
dents incrustées dans le plat-bord, soulevait l'embarcation hors de l'eau
comme un lion fait d'un chevreuil. Nous étions renversés les uns sur les
autres, et je ne sais trop comment aurait fini l'aventure, si le Canadien,
toujours acharné contre la bête, ne l'eût enfin frappée au coeur.
J'entendis le grincement des dents sur la tôle, et le dugong disparut,
entraînant le harpon avec lui. Mais bientôt le baril revint à la surface, et
peu d'instants après, apparut le corps de l'animal, retourné sur le dos.
Le canot le rejoignit, le prit à la remorque et se dirigea vers le Nautilus.
Il fallut employer des palans d'une grande puissance pour hisser le
dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dé-
peça sous les yeux du Canadien, qui tenait à suivre tous les détails de l'opé-
ration. Le jour même, le stewart me servit au dîner quelques tranches de
cette chair habilement apprêtée par le cuisinier du bord. Je la trouvai
excellente, et même supérieure à celle du veau, sinon du boeuf.
Le lendemain 11 février, l'office du Nautilus s'enrichit encore d'un
gibier délicat. Une compagnie d'hirondelles de mer s'abattit sur le
Nautilus. C'était une espèce de sterna nilotica, particulière à l'Égypte,
dont le bec est noir, la tête grise et pointillée,l'oeil entouré de points blancs,
le dos, les ailes et la queue grisâtres, le ventre et la gorge blancs, les pattes
rouges. On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sau-
vages d'un haut goût, dont le cou et le dessus de la tête sont blancs et
tachetés de noir.
La vitesse du Nautilus était alors modérée. Il s'avançait en flânant, pour
ainsi dire. J'observai que l'eau de la mer Rouge devenait de moins en
moins salée, à mesure que nous approchions de Suez.
Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Moham-
med. C'est ce cap qui forme l'extrémité de l'Arabie Pétrée, comprise entre
le golfe de Suez et le golfe d'Acabah.
Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal, qui conduit au golfe de
Suez. J'aperçus distinctement une haute montagne, dominant entre les
deux golfes le Ras-Mohammed. C'était le mont Oreb, ce Sinaï, au sommet
duquel Moïse vit Dieu face à face, et que l'esprit se figure incessamment
couronné d'éclairs.
A six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt immergé, passait au
large de Tor, assise au fond d'une baie dont les eaux paraissaient teintées
de rouge, observation déjà faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit se fit,
milieu d'un lourd silence rompaient parfois le cri du pélican et de
au que
quelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irrité par les rocs ou le gémis-
sement lointain d'un steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores.
De huit à neuf heures, le Nautilus demeura à quelques mètres sous les
eaux. Suivant mon calcul, nous devions être très-près de Suez. A travers
les panneaux du salon, j'apercevais des fonds de rochers vivement éclairés
par notre lumière électrique. Il me semblait que le détroit se rétrécissait
de plus en plus.
A neuf heures un quart, le bateau étant revenu à la surface, je montai
sur la plate-forme. Très-impatient de franchir le tunnel du capitaine
Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cherchais à respirer l'air frais
de la nuit.
Bientôt, dans l'ombre, j'aperçus un feu pâle, à demi-décoloré par la
brume, qui brillait à un mille de nous.
« Un phare flottant, » dit-on près de moi.
Je me retournai et je reconnus le capitaine.
« C'est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas à gagner
l'orifice du tunnel.
— L'entrée n'en doit pas être facile ?
—Non, monsieur. Aussi j'ai pour habitude de me tenir dans la cage
du timonnier pour diriger moi-même la manoeuvre. Et maintenant, si
vous voulez descendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s'enfoncer
sous les flots, et il ne reviendra à leur surface qu'après avoir franchi
l'Arabian-Tunnel. »
Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les réservoirs d'eau
semplirent, et l'appareil s'immergea d'une dizaine de mètres.
Au moment où me disposais à regagner ma chambre, le capitaine
m'arrêta.
« Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m'accompagner
dans la cage du pilote ?
—Je n'osais vous le demander, répondis-je.
—Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l'on peut voir de cette
navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central. A mi-rampe, il
ouvrit une porte, suivit les coursives supérieures et arriva dans la cage du
pilote, qui, on le sait, s'élevait à l'extrémité de la plate-forme.
C'était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, à peu près sem-
blable à celles qu'occupent les timoniers des steamboats du Mississipi ou
de l'Hudson. Au milieu se manoeuvrait une roue disposée verticalement,
engrenée sur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu'à l'arrière du
Nautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, évidés dans les parois de
la cabine, permettaient à l'homme de barre de regarder dans toutes les
directions.
Cette cabine était obscure; mais bientôt mes yeux s'accoutumèrent
à
cette obscurité, et j'aperçus le pilote, un homme vigoureux, dont les mains
s'appuyaient sur les jantes de la roue. Au dehors, la mer apparaissait
vivement éclairée par le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine
à
l'autre extrémité de la plate-forme.
« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »
Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des
machines, et de là, le capitaine pouvait communiquer simultanément à
son Nautilus la directionet le mouvement. Il pressa un bouton de métal
et aussitôt la vitesse de l'hélice fut très-diminuée.
Je regardais en silence la haute muraille très-accorre que nous lon-
gions en ce moment, inébranlable base du massif sableux de la côte.
Nous la suivîmes ainsi pendant une heure, à quelques mètres de dis-
tance seulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole
suspendue dans la cabine à ses deux cercles concentriques. Sur
un
simple geste, le timonier modifiait à chaque instant la direction du
Nautilus.
Je métais place au hublot de babord, et j'apercevais de magnifiques
substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacés agitant
leurs pattes énormes, qui sallongeaient hors des anfractuosités du
roc.
A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-même la barre. Une
large galerie, noire et profonde, souvrait devant nous. Le Nautilus s'y
engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumé se fit entendre
sur ses
flancs. Cétaient les eaux de la mer Rouge
que la pente du tunnel précipi-
tait vers la Méditerranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapide
comme
une flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, battait les
flots à contre-hélice.
Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus
que des raies
éclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracés
par la vitesse
sous l'éclat de lélectricité. Mon coeur palpitait, et je le comprimais de la
main.
A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonna la
roue
du gouvernail, et se retournant vers moi :
« La Méditerranée, » me dit-il.
En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraîné
par ce torrent, venait
de franchir l'isthme de Suez.
CHAPITRE VI

L'ARCHIPEL GREG

Le lendemain, 12 février, au lever du jour, le Nautilus remonta à la


surface des flots. Je me précipitai sur la plate-forme. A trois milles dans le
sud se dessinait la vague silhouette de Péluse. Un torrent nous avait portés
d'une mer à l'autre. Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impra-
ticable à remonter.
Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparables
compagnons avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrement
des prouesses du Nautilus.
« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d'un ton légè-
rement goguenard, et cette Méditerranée ?
—Nous flottons à sa surface, ami Ned.

Hein ! fit Conseil, cette nuit même ?...

Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avons franchi cet
isthme infranchissable.
—Je n'en crois rien, répondit le Canadien.
—Et vous avez tort, maître Land, repris-je. Cette côte basse qui s'ar-
rondit vers le sud est la côte égyptienne.
—A d'autres, monsieur, répliqua l'entêté Canadien.
—Mais puisque monsieur l'affirme, lui dit Conseil, il faut croire
monsieur.
— D'ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m'a fait les honneurs de son
tunnel, et j'étais près de lui, dans la cage du timonier, pendant qu'il
dirigeait lui-même le Nautilus à travers cet étroit passage.
—Vous entendez, Ned ? dit Conseil.
Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned, aper-
cevoir les jetées de Port-Saïd qui s'allongent dans la mer.
»
Le Canadien regarda attentivement.
« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre
capitaine est un maître homme. Nous sommes dans la Méditerranée. Bon.
Causons donc, s'il vous plaît, de
nos petites affaires, mais de façon à ce
que personne ne puisse nous entendre. »
Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu'il
valait mieux causer, puisqu'il le désirait, et tous les trois nous allâmes
asseoir près du fanal, où nous étions moins exposés à recevoir l'hu-
nous
mide embrun des lames.
« Maintenant, Ned, nous vous écoutons,
dis-je. Qu'avez-vous à nous
apprendre ?
Ce que j'ai à vous apprendre est très-simple, répondit le Canadien.

Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemo
nous entraînent jusqu'au fond des mers polaires ou nous
ramènent en
Océanie, je demande à quitter le Nautilus. »
J'avouerai que cette discussion avec le Canadien m'embarrassait tou¬
jours. Je ne voulais en aucune façon entraver la liberté de mes compa-
gnons, et cependant je n'éprouvais nul désir de quitter le capitaine Nemo.
Grâce à lui, grâce à son appareil, je complétais chaque jour mes études
sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins au milieu
même de son élément. Retrouverais-jejamais une telle occasion d'observer
les merveilles de l'Océan ? Non, certes! Je ne pouvais donc me faire
à cette idée d'abandonner le Nautilus avant notre cycle d'investigations
accompli.
« Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous à
bord? Regrettez-vous que la destinée vous ait jeté entre les mains du capi-
taine Nemo ? »
Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis, se croisant les
bras :
« Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je
serai content de l'avoir fait ; mais pour l'avoir fait, il faut qu'il se termine.
Voilà mon sentiment.
—Il se terminera, Ned.

Où et quand?
—Où? je n'en sais rien. Quand? je ne peux le dire, ou plutôt je sup-
pose quil s'achèvera, lorsque ces mers n'auront plus rien à nous apprendre.
Tout ce qui a commencé a forcément une fin en ce monde.
—Je pense comme monsieur, répondit Conseil, et il est fort possible
qu'après avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nous
donne la volée à tous trois.
—La volée ! s'écria le Canadien. Une volée, voulez-vous dire?
— N'exagérons pas, maître Land, repris-je. Nous n'avons rien à
craindre du capitaine, mais je ne partage pas non plus les idées de
Conseil. Nous sommes maîtres des secrets du Nautilus, et je n'espère
pas que son commandant, pour nous rendre notre liberté, se résigne à
les voir courir le monde avec nous.
—Mais alors, qu'espérez-vous donc? demanda le Canadien.
—Que des circonstances se rencontreront dont nous pourrons, dont nous
devrons profiter, aussi bien dans six mois que maintenant.
— Ouais ! fit Ned Land. Et où serons-nous dans six mois, s'il vous plaît,
monsieur le naturaliste ?
— Peut-être ici, peut-être en Chine. Vous le savez, le Nautilus est un
rapide marcheur. Il traverse les océans comme une hirondelle traverse les
airs, ou un express les continents. Il ne craint point les mers fréquentées.
Qui nous dit qu'il ne va pas rallier les côtes de France, d'Angleterre ou
d'Amérique, sur lesquelles une fuite pourra être aussi avantageusement
tentée qu'ici ?
—Monsieur Aronnax, répondit le Canadien, vos arguments pèchent
par la base. Vous parlez au futur : « Nous serons là ! Nous serons ici! »
Moi je parle au présent : « Nous sommes ici, et il faut en profiter. »
J'étais pressé de près par la logique de Ned Land, et je me sentaisbattu
sur ce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur.
« Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine
Nemo vous offre aujourd'hui même la liberté. Accepterez-vous?
—Je ne sais, répondis-je.
— Et s'il ajoute que cette offre qu'il vous fait aujourd'hui, il ne
la
renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? »
Je ne répondis pas.
« Et qu'en pense l'ami Conseil ? demanda Ned Land.

L'ami Conseil, répondit tranquillement ce digne garçon, l'ami Conseil
n'a rien à dire. Il est absolument désintéressé dans la question. Ainsi que
son maître, ainsi que son camarade Ned, il est célibataire. Ni femme, ni
parents, ni enfants ne l'attendent au pays. Il est au service de monsieur,
il pense comme monsieur, il parle comme monsieur, et, à son grand re-
gret, on ne doit pas compter sur lui pour faire une majorité. Deux personnes
seulement sont en présence : monsieur d'un côté, Ned Land de l'autre.
Cela dit, l'ami Conseil écoute, et il est prêt à marquer les points. »
Je ne pus m'empêcher de sourire, à voir Conseil annihiler si compléte-
ment sa personnalité. Au fond, le Canadien devait être enchanté de ne pas
l'avoir contre lui.
« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n'existe pas, ne dis-
cutons qu'entre nous deux. J'ai parlé, vous m'avez entendu. Qu'avez-vous
à répondre ? »
Il fallait évidemment conclure, et les faux-fuyants me répugnaient.
« Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous avez raison contre moi, et
mes arguments ne peuvent tenir devant les vôtres. Il ne faut pas compter
sur la bonne volonté du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui
défend de nous mettre en liberté. Par contre, la prudence veut que nous
profitions de la première occasion de quitter le Nautilus.
—Bien, monsieur Aronnax, voilà qui est sagement parlé.
—Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut que l'occasion
soit sérieuse. Il faut que notre première tentative de fuite réussisse ; car si
elle avorte, nous ne retrouverons pas l'occasion de la reprendre, et le ca-
pitaine Nemo ne nous pardonnera pas.
—Tout cela est juste, répondit le Canadien. Mais votre observation
sapplique à toute tentative de fuite, qu'elle ait lieu dans deux ans ou dans
deux jours. Donc, la question est toujours celle-ci : si une occasion favo-
rable se présente, il faut la saisir.
— D'accord. Et maintenant, me direz-vous, Ned, ce que vous entendez
par une occasion favorable ?
—Ce serait celle qui, par une nuit sombre, amènerait le Nautilus à peu
de distance d'une côte européenne.
—Et vous tenteriez de vous sauver à la nage ?
—Oui, si nous étions suffisamment rapprochés d'un rivage, et si le na-
vire flottait à la surface. Non, si
nous étions éloignés, et si le navire navi-
guait sous les eaux.
—Et dans ce cas ?
—Dans ce cas, je chercherais à m'emparer du canot. Je sais comment il
se manoeuvre. Nous nous introduirions à l'intérieur, et les boulons enlevés,
nous remonterions à la surface, sans même que le timonier, placé à
l'avant, s'aperçût de notre fuite.
—Bien, Ned. Épiez donc cette occasion ; mais n'oubliez pas qu'un échec,
nous perdrait.
—Je ne l'oublierai pas, monsieur.
—Et maintenant, Ned, voulez-vous connaître toute ma pensée sur
votre projet?
—Volontiers, monsieur Aronnax.
—Eh bien, je pense, — je ne dis pas j'espère, —je pense que cette occa-
sion favorable ne se présentera pas.
—Pourquoi cela ?
—Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous n'avons
pas renoncé à l'espoir de recouvrer notre liberté, et qu'il se tiendra sur ses
gardes, surtout dans les mers et en vue des côtes européennes.
—Je suis de l'avis de monsieur, dit Conseil.
—Nous verrons bien, répondit Ned Land, qui secouait la tête d'un air
déterminé.
—Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en là. Plus un mot
sur tout ceci. Le jour où vous serez prêt, vous nous préviendrez et nous
vous suivrons. Je m'en rapporte complétement à vous. »
Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si graves conséquences,
se termina ainsi. Je dois dire maintenant que les faits semblèrent
confir-
mer mes prévisions au grand désespoir du Canadien. Le capitaine Nemo
se défiait-il de nous dans ces mers fréquentées, ou voulait-il seulement
se dérober à la vue des nombreux navires de toutes nations
qui sillonnent
la Méditerranée ? Je l'ignore, mais il se maintint le plus souvent entre deux
eaux et au large des côtes. Ou le Nautilus émergeait, ne laissant passer que
la cage du timonier, ou il s'en allait à de grandes profondeurs, car entre
l'archipel grec et l'Asie Mineure nous ne trouvions pas le fond par deux
mille mètres.
Aussi, je n'eus connaissance de l'île de Carpathos, l'une des Sporades,
que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant son
doigt sur un point du planisphère :
Est in Carpathio Neptuni gurgite vates
Coeruleus Proteus...

C'était, en effet, l'antique séjour de Protée, le vieux pasteur des trou-


de Neptune, maintenant l'île de Scarpanto, située entre Rhodes
peaux
et la Crète. Je n'en vis que les soubassements granitiquesà travers la vitre
du salon.
Le lendemain, 14 février, je résolus d'employer quelques heures à étu-
dier les poissons de l'Archipel ; mais par un motif quelconque, les panneaux
demeurèrent hermétiquement fermés. En relevant la direction du Nau-
tilus, je remarquai qu'il marchait vers Candie, l'ancienne île de Crète.
Au moment où je m'étais embarqué sur l'Abraham-Lincoln, cette île
venait de s'insurger tout entière contre le despotisme turc. Mais ce qu'était
devenu cette insurrection depuis cette époque, je l'ignorais absolument,
et ce n'était pas le capitaine Nemo, privé de toute communication avec la
terre, qui aurait pu me l'apprendre.
Je ne fis donc aucune allusion à cet événement, lorsque, le soir, je me
trouvai seul avec lui dans le salon. D'ailleurs, il me sembla taciturne,
préoccupé. Puis, contrairement à ses habitudes, il ordonna d'ouvrir les
deux panneaux du salon, et, allant de l'un à l'autre, il observa attenti-
vement la masse des eaux. Dans quel but ? je ne pouvais le deviner, et, de
mon côté, j'employai mon temps à étudier les poissons qui passaient
devant mes yeux.
Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citées par Aristote et vul-
gairement connues sous le nom de « loches de mer, » que l'on rencontre
particulièrementdans les eaux salées avoisinantle delta du Nil. Près d'elles
se déroulaient des pagres à demi phosphorescents, sortes de spares que
les Égyptiens rangeaient parmi les animaux sacrés, et dont l'arrivée dans
les eaux du fleuve, dont elles annonçaient le fécond débordement, était
fêtée par des cérémonies religieuses. Je notai également des cheilines
longues de trois décimètres, poissons osseux à écailles transparentes, dont
la couleur livide est mélangée de taches rouges ; ce sont de grands man-
geurs de végétaux marins, ce qui leur donne un goût exquis ; aussi ces
cheilines étaient-elles très-recherchées des gourmets de l'ancienne Rome,
et leurs entrailles, accommodées avec des laites de murènes, des cervelles
de paons et des langues de phénicoptères, composaient ce plat divin qui
ravissait Vitellius.
Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans mon
esprit tous les souvenirs de l'antiquité. Ce fut le remora qui voyage atta-
ché au ventre des requins ; au dire des anciens, ce petit poisson, accroché à
la carène d'un navire, pouvait l'arrêter dans sa marche, et l'un d'eux, rete-
nant le vaisseau d'Antoine pendant la bataille d'Actium, facilita ainsi la
victoire d'Auguste. A quoi tiennent les destinées des nations ! J'observai
également d'admirables anthias qui appartiennent à l'ordre des lutjans,
poissons sacrés pour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser
les monstres marins des eaux qu'ils fréquentaient; leur nom signifie
fleur
et ils le justifiaient par leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances
com-
prises dans la gamme du rouge depuis la paleur du rose jusqu'à l'éclat
du
rubis, et les fugitifs reflets qui moiraient leur nageoire dorsale. Mes
yeux ne pouvaient se détacher de ces merveilles de la mer, quand ils
furent frappés soudain par une apparition inattendue.
Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant à
sa cein-
ture une bourse de cuir. Ce n'était pas un corps abandonné
aux flots.
C'était un homme vivant qui nageait d'une main vigoureuse, disparaissant
parfois pour aller respirer à la surface et replongeant aussitôt.
Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d'une voix émue
:
« Un homme ! un naufragé ! m'écriai-je. Il faut le sauver à tout prix !
»
Le capitaine ne me répondit pas et vint s'appuyer à la vitre.
Lhomme s'était rapproché, et, la face collée au panneau, il
nous regar-
dait.
A ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit
un signe. Le plon-
geur lui répondit de la main, remonta immédiatement vers la surface de la
mer, et ne reparut plus.
« Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine. C'est Nicolas, du cap Ma-
tapan, surnommé le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Un
hardi plongeur ! L'eau est son élément, et il y vit plus
que sur terre,
allant sans cesse d'une île à l'autre et jusqu'à la Crète.
— Vous le connaissez, capitaine ?
—Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »
Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea
vers un meuble placé près du
panneau gauche du salon. Près de ce meuble, je vis un coffre cerclé de fer,
dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre le chiffre du Nautilus,
avec sa devise Mobilis in mobile.
En ce moment, le capitaine, sans se préoecuper de
ma présence, ouvrit
le meuble, sorte de coffre-fort qui renfermait
un grand nombre de lingots.
Cétaient des lingots d'or. Dou venait ce précieux métal qui représentait
une somme énorme? Où le capitaine recueillait-il cet or, et qu'allait-il
faire de celui-ci ?
Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le capitaine Nemo prit
un à
un ces lingots et les rangea méthodiquement dans le coffre qu'il remplit
entièrement. Jestimai qu'il contenait alors plus de mille kilogrammes
d'or, c est-a-dire près de cinq millions de francs.
Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine écrivit
sur son couvercle
une adresse en caractères qui devaient appartenir au grec moderne.
Ceci fait, le capitaine Nemo
pressa un bouton dont le fil correspondait
avec le poste de l'équipage. Quatre hommes parurent, et non sans peine
ils poussèrent le coffre hors du salon. Puis, j'entendis qu'ils le hissaient au
moyen de palans sur l'escalier de fer.
En ce moment, le capitaine Nemo se tourna vers moi :
« Et vous disiez, monsieur le professeur ? me demanda-t-il.
—Je ne disais rien, capitaine.
—Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bon soir. »
Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.
Je rentrai dans ma chambre très-intrigué, on le conçoit. J'essayai vai-
nement de dormir. Je cherchais une relation entre l'apparition de ce plon-
geur et ce coffre rempli d'or. Bientôt, je sentis à certains mouvements
de roulis et de tangage, que le Nautilus quittant les couches inférieures
revenait à la surface des eaux.
Puis, j'entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Je compris que l'on
détachait le canot, qu'on le lançait à la mer. Il heurta un instant les flancs
du Nautilus, et tout bruit cessa.
Deux heures après, le même bruit, les mêmes allées et venues se repro-
duisaient. L'embarcation, hissée à bord, était rajustée dans son alvéole, et
le Nautilus se replongeait sous les flots.
Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leur adresse. Sur quel
point du continent? Quel était le correspondant du capitaine Nemo ?
Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien les événements de
cette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plus haut point. Mes compa-
gnons ne furent pas moins surpris que moi.
« Mais où prend-il ces millions? » demanda Ned Laud.
A cela, pas de réponsepossible. Je me rendis au salon aprèsavoir déjeuné,

et je me mis au travail. Jusqu'à cinq heures du soir, je rédigeai mes notes.


En ce moment,
— devais-je l'attribuer à une disposition personnelle,
— je sentis une chaleur extrême, et je dus enlever mon vêtement de
byssus. Effet incompréhensible, car nous n'étions pas sous de hautes lati-
tudes, et d'ailleurs le Nautilus, immergé, ne devait éprouver aucune élé-
vation de température. Je regardai le manomètre. Il marquait une pro-
fondeur de soixante pieds, à laquelle la chaleur atmosphérique n'aurait pu
atteindre.
Je continuai mon travail, mais la température s'éleva au point de devenir
intolérable.
« Est-ce que le feu serait à bord? » me demandai-je.
J'allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il s'approcha du
thermomètre, le consulta, et se retournant vers moi :
« Quarante-deux degrés, dit-il.

Je m'en aperçois, capitaine, répondis-je, et pour peu que cette cha-
leur augmente, nous ne pourrons la supporter.
Oh monsieur le professeur, cette chaleur n'augmentera que si nous
!

le voulons bien.
—Vous pouvez donc la modérer à votre gré ?
—Non, mais je puis m'éloigner du foyer qui la produit.
—Elle est donc extérieure?
—Sans doute. Nous flottons dans un courant d'eau bouillante.
Est-il possible? m'écriai-je.

—Regardez. »
Les panneaux s'ouvrirent, et je vis la mer entièrement blanche autour
du Nautilus. Une fumée de vapeurs sulfureuses se déroulait au milieu des
flots qui bouillonnaient comme l'eau d'une chaudière. J'appuyai ma main
sur une des vitres, mais la chaleur était telle que je dus la retirer.
« Où sommes-nous ? demandai-je.
—Près de l'île Santorin, monsieur le professeur, me répondit le capi-
taine, et précisément dans ce canal qui sépare Néa-Kamenni de Paléa
Kamenni. J'ai voulu vous donner le curieux spectacle d'une éruption sous-
marine.
—Je croyais, dis-je, que la formation de ces îles nouvelles était
terminée.
—Rien n'est jamais terminé dans les parages volcaniques, répondit le
capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaillé par les feux souterrains.
Déjà, en l'an dix-neuf de notre ère, suivant Cassiodore et Pline, une île
nouvelle, Théia la divine, apparut à la place même où se sont récemment
formés ces îlots. Puis, elle s'abîma sous les flots, pour se remontrer en l'an
soixante-neuf et s'abîmer encore une fois. Depuis cette époque jusqu'à nos
jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 février 1866, un nouvel
îlot, qu'on nomma l'îlot de George, émergea au milieu des vapeurs sulfu-
reuses, près de Néa-Kamenni, et s'y souda, le 6 du même mois. Sept
jours après, le 13 février, l'îlot Aphroessa parut, laissant entre Néa-
Kamenni et lui un canal de dix mètres. J'étais dans ces mers quand le
phénomène se produisit, et j'ai pu en observer toutes les phases. L'îlot
Aphroessa, de forme arrondie, mesurait trois cents pieds de diamètre sur
trente pieds de hauteur. Il se composait de laves noires et vitreuses,
mêlées de fragments feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un îlot plus petit,
appelé Réka, se montra près de Néa-Kamenni, et depuis lors, ces trois
îlots, soudés ensemble, ne forment plus qu'une seule et même île.
—Et le canal où nous sommes en ce moment? demandai-je.
—Le voici, répondit le capitaine Nemo, en me montrant une carte de
l'Archipel. Vous voyez que j'y ai porté les nouveaux îlots.
—Mais ce canal se comblera un jour ?
— C'est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits îlots
de lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de Paléa-Kamenni. Il est
donc évident que Néa et Paléa se réuniront dans un temps rapproché. Si,
au milieu du Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les continents,
ici, ce sont les phénomènes éruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail qui
s'accomplit sous ces flots. »
Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. La chaleur deve-
nait intolérable. De blanche qu'elle était, la mer se faisait rouge, coloration
due à la présence d'un sel de fer. Malgré l'hermétique fermeture du
salon, une odeur sulfureuse insupportable se dégageait, et j'apercevais
des flammes écarlates dont la vivacité tuait l'éclat de l'électricité.
J'étais en nage, j'étouffais, j allais cuire. Oui, en vérité, je me sentais
cuire !
« On ne peut rester plus longtemps dans cette eau bouillante, dis-je au
capitaine.
Non, ce ne serait pas prudent, » répondit l'impassible Nemo.

Un ordre fut donné. Le Nautilus vira de bord et s'éloigna de cette
fournaise qu'il ne pouvait impunément braver. Un quart d'heure plus
tard, nous respirions à la surface des flots.
La pensée me vint alors que si Ned Land avait choisi ces parages pour
effectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu.
Le lendemain, 16 février, nous quittions ce bassin qui, entre Rhodes et
Alexandrie, compte des profondeurs de trois mille mètres, et le Nautilus,
passant au large de Cerigo, abandonnait l'archipel grec, après avoir doublé
le cap Matapan.

CHAPITRE VII

LA MÉDITERRANÉE EN QUARANTE HUIT HEURES


-

La Méditerranée, la mer bleue par excellence, « la grande mer » des


Hébreux, la « mer » des Grecs, le « mare nostrum » des Romains, bordée
d'orangers, d'aloës, de cactus, de pins maritimes, embaumée du parfum
des myrtes, encadrée de rudes montagnes, saturée d'un air
pur et trans-
parent, mais incessammenttravaillée par les feuxde la terre, est un véritable
champ de bataille où Neptune et Pluton se disputent
encore l'empire du
monde. C'est là, sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que l'homme
se retrempe dans l'un des plus puissants climats du globe.
Mais si beau qu'il soit, je n'ai
pu prendre qu'un aperçu rapide de ce
bassin, dont la superficie couvre deux millions de kilomètres carrés. Les
connaissances personnelles du capitaine Nemo me firent même défaut,
car l'énigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette
traversée à grande vitesse. J'estime à six cents lieues environ le chemin
que le Nautilus parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l'ac-
complit en deux fois vingt-quatre heures. Partis le matin du 16 février des
parages de la Grèce, le 18, au soleil levant, nous avions franchi le détroit
de Gibraltar.
Il fut évident pour moi que cette Méditerranée, resserrée au milieu de
Nemo. Ses flots et ses
ces terres qu'il voulait fuir, déplaisait au capitaine
brises lui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n'avait
plus ici cette liberté d'allures, cette indépendance de manoeuvres que lui
laissaient les océans, et son Nautilus se sentait à létroit entre ces rivages
rapprochés de l'Afrique et de l'Europe.
Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles à l'heure, soit douze
lieues de quatre kilomètres. Il va sans dire que Ned Land, à son grand
ennui, dut renoncer à ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canot
entraîné à raison de douze à treize mètres par seconde. Quitter le Nautilus
dans ces conditions, c'eût été sauter d'un train marchant avec cette rapi-
dité, manoeuvre imprudente s'il en fut. D'ailleurs, notre appareil ne remon-
tait que la nuit à la surface des flots, afin de renouveler sa provision d'air,
et il se dirigeait seulement suivant les indications de la boussole et les relè-
vements du loch.
Je ne vis donc de l'intérieur de cette Méditerranée que ce que le voya-
geur d'un express aperçoit du paysage qui fuit devant ses yeux, c'est-à-
dire les horizons lointains,et non les premiers plans qui passent comme un
éclair. Cependant, Conseil et moi, nous pûmes observer quelques-uns de
ces poissons méditerranéens, que la puissance de leurs
nageoires mainte-
nait quelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous restions à l'affût
devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quel-
ques mots l'icthyologie de cette mer.
Des divers poissons qui l'habitent, j'ai vu les uns, entrevu les autres,
déroba à mes yeux. Qu'il
sans parler de ceux que la vitesse du Nautilus
daprès cette classification fantaisiste.
me soit donc permis de les classer
Elle rendra mieux mes rapides observations.
Au milieu de la masse des eaux vivement éclairées par les nappes élec-
triques, serpentaient quelques-unes de ces lamproies longues d'un mètre,
qui sont communes à presque tous les climats. Des oxyrhinques, sortes de
raies, larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendré et tacheté,
se développaient comme de vastes châles
emportés par les courants. D'au-
tres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaître si elles méritaient
d'aigles qui leur fut donné par les Grecs, ou ces qualifications de
ce nom
rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pêcheurs modernes les ont
affublées. Des squales-milandres,longs de douze pieds et particulièrement
redoutés des plongeurs, luttaient de rapidité entre eux Des renards ma-
rins, longs de huit pieds et doués d'une extrême finesse d'odorat, appa-
raissaient comme de grandes ombres bleuâtres. Des dorades, du genre
spare, dont quelques-unes mesuraient jusquà treize décimètres, se mon
traient dans leur vêtement d'argent et d'azur entouré de bandelettes, qui
tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires ; poissons consacrés à Vénus,
et dont loeil est enchâssé dans un sourcil d'or ; espèce précieuse, amie de
toutes les eaux, douces ou salées, habitant les fleuves, les lacs et les océans,
vivant sous tous les climats, supportant toutes les températures, et dont la
race, qui remonte aux époques géologiques de la terre, a conservé toute sa
beauté des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs de neuf à dix
mètres, animaux de grande marche, heurtaient d'une queue puissante la
vitre des panneaux, montrant leur dos bleuâtre à petites taches brunes ; ils
ressemblent aux squales dont ils n'égalent pas la force, et se rencontrent
dans toutes les mers; au printemps, ils aiment à remonter les grands
fleuves, à lutter contre les courants du Volga, du Danube, du Pô, du Rhin,
de la Loire, de l'Oder, et se nourrissent de harengs, de maquereaux, de
saumons et de gades ; bien qu'ils appartiennentà la classe des cartilagineux,
ils sont délicats ; on les mange frais, séchés, marinés ou salés, et, autrefois
on les portait triomphalement sur la table des Lucullus. Mais de ces divers
habitants de la Méditerranée, ceux que je pus observer le plus utilement,
lorsque le Nautilus se rapprochait de la surface, appartenaientau soixante-
troisième genre des poissons osseux. C'étaient des scombres-thons, au dos
bleu-noir, au ventre cuirassé d'argent, et dont les rayons dorsaux jettent
des lueurs d'or. Ils ont la réputation de suivre la marche des navires dont
ils recherchent l'ombre fraîche sous les feux du ciel tropical, et ils ne la
démentirent pas en accompagnant le Nautilus comme ils accompagnèrent
autrefois les vaisseaux de Lapérouse. Pendant de longues heures, ils lut-
tèrent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvais me lasser d'admirer
ces animaux véritablement taillés pour la course, leur tête petite, leur corps
lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dépassait trois mètres, leurs pec-
torales douées d'une remarquable vigueur et leurs caudales fourchues.
Ils nageaient en triangle, comme certaines troupes d'oiseaux dont ils éga-
laient la rapidité, ce qui faisait dire aux anciens que la géométrie et la stra-
tégie leur étaient familières. Et cependant ils n'échappent point aux pour-
suites des Provençaux, qui les estiment comme les estimaient les habitants
de la Propontide et de l'Italie, et c'est en aveugles, en étourdis,
que ces
précieux animaux vont se jeter et périr par milliers dans les madragues
marseillaises.
Je citerai, pour mémoire seulement, ceux des poissons méditerranéens
que Conseil ou moi nous ne fîmes qu'entrevoir. C'étaient des gymontes-
fierasfers blanchâtres qui passaient
comme d'insaisissables vapeurs, des
murènes-congres, serpents de trois à quatre mètres enjolivés de vert,
de bleu et de jaune, des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le
foie formait un morceau délicat, des coepoles-ténias qui flottaient
comme de fines algues, des trygles que les poëtes appellent poissons-lyres
et les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est orné de deux lames
triangulaires et dentelées qui figurent l'instrument du vieil Homère, des
trygles-hirondelles, nageant avec la rapidité de l'oiseau dont ils ont pris le
nom, des holocentres-mérons, à tète rouge, dont la nageoire dorsale est
garnie de filaments, des aloses agrémentées de taches noires, grises,
brunes, bleues, jaunes, vertes, qui sont sensibles à la voix argentine des
clochettes, et de splendides turbots, ces faisans de la mer, sortes de losanges
à nageoires jaunâtres, pointillés de brun, et dont le côté supérieur, le côté
gauche, est généralement marbré de brun et de jaune, enfin des troupes
d'admirables mulles-rougets, véritables paradisiers de l'Océan, que les
Romains payaient jusqu'à dix mille sesterces la pièce, et qu'ils faisaient
mourir sur leur table, pour suivre d'un oeil cruel leurs changements de cou-
leurs depuis le rouge cinabre de la vie jusqu'au blanc pâle de la mort.
Et si je ne pus observer ni miralets, ni batistes, ni tétrodons, ni hippo-
campes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres, ni
éperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous
ces principaux représentants de l'ordre des pleuronectes, les limandes, les
flez, les plies, les soles, les carrelets, communs à l'Atlantique et à la Médi-
terranée, il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le Nautilus
à travers ces eaux opulentes.
Quant aux mammifères marins,je crois avoir reconnu en passant à l'ouvert
de l'Adriatique, deux ou trois cachalots, munis d'une nageoire dorsale du
genre des physétères, quelques dauphins du genre des globicéphales, spé-
ciaux à la Méditerranée et dont la partie antérieure de la tête est zébrée
de petites lignes claires, et aussi une douzaine de phoques au ventre blanc,
au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ont absolument l'air
de Dominicains longs de trois mètres.
Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large de six pieds,
ornée de trois arêtes saillantes dirigées longitudinalement. Je regrettai
de ne pas avoir vu ce reptile, car, à la description que m'en fit Conseil,
je crus reconnaître le luth qui forme une espèce assez rare. Je ne re-
marquai, pour mon compte, que quelques cacouannes à carapace allon-
gée.
Quant aux zoophytes, je pus admirer, pendant quelques instants, une
admirable galéolaire orangée qui s'accrocha à la vitre du panneau de
babord ; cétait un long filament tenu, s'arborisant en branches infinies et
terminée par la plus fine dentelle qu'eussent jamais filée les rivales d'A-
rachné. Je ne pus, malheureusement, pêcher cet admirable échantillon, et
aucun autre zoophyte méditerrranéen ne se fût sans doute offert à mes
regards, si le Nantilus, dans la soirée du 16, n'eût singulièrement ralenti
sa vitesse. Voici dans quelles circonstances.
Nous passionsalors entre la Sicile et la côte de Tunis. Dans cet espace res-
serré entre le cap Bon et le détroit de Messine,le fond de la mer remonte pres-
que subitement. Là s'est formée une véritable crète sur laquelle il ne reste
que dix-sept mètres d'eau, tandis que de chaque côté la profondeur est de
cent soixante-dix mètres. Le Nautilus dut donc manoeuvrer prudemment
à fin de ne pas se heurter contre cette barrière sous-marine.
Je montrai à Conseil, sur la carte de la Méditerranée, l'emplacement
qu'occupait ce long récif.
« Mais, n'en déplaise à monsieur, fit observer Conseil, c'est comme un
isthme véritable qui réunit l'Europe à l'Afrique.
—Oui, mon garçon, répondis-je, il barre en entier le détroit de Lybie,
et les sondages de Smith ont prouvé que les continents étaient autrefois
réunis entre le cap Boco et le cap Furina.
—Je le crois volontiers, dit Conseil.
— J'ajouterai, repris-je, qu'une barrière semblable existe entre Gibral-
tar et Ceuta, qui, aux temps géologiques, fermait complétement la Mé-
diterranée.

Eh ! fit Conseil, si quelque poussée volcanique relevait un jour ces
deux barrières au-dessus des flots !
—Ce n'est guère probable, Conseil.
— Enfin, que monsieur me permette d'achever, si ce phénomène se pro-
duisait, ce serait fâcheux pour monsieur de Lesseps, qui se donne tant de
mal pourpercer son isthme !
— Jen conviens, mais, je te le répète, Conseil, ce phénomène ne se
produira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant.
Les volcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s'éteignent
peu à
peu ; la chaleur interne s'affaiblit, la température des couches inférieures
du globe baisse d'une quantité appréciable par siècle, et au détriment de
notre globe, car cette chaleur, c'est sa vie.
—Cependant, le soleil...
Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut il rendre la chaleur à
un
cadavre ?
—Non, que je sache.
Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle
deviendra inhabitable et sera inhabitée
comme la lune, qui depuis long-
temps a perdu sa chaleur vitale.
Dans combien de siècles ? demanda Conseil.
—Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon.
—Alors, répondit Conseil, nous avons le temps d'achever notre
voyage, si toutefois Ned Land ne s'en mêle pas ! »
Et Conseil, rassuré, se remit à étudier le haut fond que le Nautilus
rasait de près avec une vitesse modérée.n
Là, sous un sol rocheux et volcanique, s'épanouissait toute une flore
vivante, des éponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornées de
cyrrhes rougeâtres et qui émettaient une légère phosphorescence, des
beroës, vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et
baignés dans les miroitements d'un spectre solaire, des comatules
ambulantes, larges d'un mètre, et dont la pourpre rougissait les eaux,
des euryales arborescentes de la plus grande beauté, des pavonacées
à longues tiges, un grand nombre d'oursins comestibles despèces variées,
et des actinies vertes au tronc grisâtre, au disque brun, qui se perdaient
dans leur chevelure olivâtre de tentacules.
Conseil s'était occupé plus particulièrement d'observer les mollusques
et les articulés, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne
veux pas faire tort à ce brave garçon en omettant ses
observations person-
nelles.
Dans l'embranchement des mollusques, il cite de nombreux pétoncles
pectiniformes, des spondyles pieds-d'âne qui s'entassaient les uns sur les
autres, des donacestriangulaires, des hyalles tridentées, à nageoires jaunes
et à coquilles transparentes, des pleurobranchesorangés, des oeufs pointillés
ou semés de points verdâtres, des aplysies connues aussi sous le nom de liè-
vres de mer, des dolabelles, des acères charnus, des ombrelles spéciales à la
Méditerranée, des oreilles de mer dont la coquille produit une nacre très-
recherchée, des pétoncles flammulés, des anomies que les Languedociens,
dit-on, préfèrent aux huîtres, des clovis si chers aux Marseillais, des praïres
doubles, blanches et grasses, quelques-uns de ces clams qui abondent sur
les côtes de l'Amérique du Nord et dontil se fait un débit si considérable à
New-York, des peignes operculaires de couleurs variées, des lithodonces
enfoncées dans leurs trous et dont je goûtais fort le goût poivré, des véné-
ricardes sillonnées dont la coquille à sommet bombé présentait des côtes
saillantes, des cynthies hérissées de tubercules écarlates, des carniaires à
pointe recourbée et semblables à de légères gondoles, des féroles couron-
nées, des atlantes à coquilles spiraliformes, des thétys grises, tachetées de
blanc et recouvertes de leur mantille frangée, des éolides semblables à de
petites limaces, des cavolines rampant sur le dos, des auricules et entre
autres l'auricule myosotis, à coquille ovale, des scalaires fauves, des litto-
rines, des janthures, des cinéraires, des pétricoles, des lamellaires, des
cabochons, des pandores, etc.
Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses notes, très-justement divisés
en six classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classes
des crustacés, des cirrhopodes et des annélides.
Les crustacés se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordres
comprend les décapodes, c'est-à-dire les animaux dont la tête et le thorax
sont le plus généralement soudés entre eux, dont l'appareil buccal est
composé de plusieurs paires de membres, et qui possèdent quatre, cinq ou
six paires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la
méthode de notre maître Milne Edwards, qui fait trois sections des déca-
podes : les brachyoures, les macroures et les anomoures. Ces noms sont
légèrement barbares, mais ils sont justes et précis. Parmi les macroures,
Conseil cite des amathies dont le front est armé de deux grandes pointes
divergentes, l'inachus scorpion, qui, — je ne sais pourquoi, — symbolisait
la sagesse chez les Grecs, des lambres-masséna, des lambres-spinimanes,
probablement égarés sur ce haut-fond, car d'ordinaire ils vivent à de
grandes profondeurs, des xhantes, des pilumnes, des rhomboïdes, des
calappiens granuleux, — très-faciles à digérer, fait observer Conseil, — des
corystes édentés, des ébalies, des cymopolies, des dorripes laineuses, etc.
Parmi les macroures, subdivisés en cinq familles, les cuirassés, les fouis-
ochyzopodes, il cite des langoustes
seurs, les astaciens, les salicoques et les
communes, dont la chair est si estimée chez les femelles, des scyllares-ours
cigales de mer, des gébies riveraines, et toutes sortes d'espèces comesti-
ou
bles, mais il ne dit rien de la subdivision des astaciens qui comprend les
homards, car les langoustes sont les seuls homards de la Méditerranée.
Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocines communes, abritées derrière
cette coquille abandonnée dont elles s'emparent, des homoles à front épi-
neux, des bernard-l'hermite, des porcellanes, etc.
Là s'arrêtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manque pour
compléter la classe des crustacés par l'examen des stomapodes, des am-
phipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, des branchiapodes,
des ostracodes et des entomostracees. Et pour terminer l'étude des arti-
culés marins, il aurait dû citer la classe des cyrrhopodes qui renferme les
cyclopes, les argules, et la classe des annélides qu ilneût pas manqué
de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais le Nautilus, ayant
dépassé le haut fond du détroit de Libye, reprit dans les eaux plus profondes
vitesse accoutumée. Dès lors plus de mollusques, plus d'articulés, plus
sa
de zoophytes. A peine quelques gros poissons qui passaient comme des
ombres.
Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous étions entrés dans ce second
bassin méditerranéen, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par
trois mille mètres. Le Nautilus, sous l'impulsion de son hélice, glissant sur
couches de la mer.
ses plans inclinés, s'enfonça jusqu aux dernières
Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit à mes
regards bien des scènes émouvantes et terribles. En effet, nous traver sions
alors toute cette partie de la Méditerranéesi féconde en sinistres. De la côte
algérienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage,
de bâtiments ont disparu ! La Méditerranée n'est qu'un
lac, comparée
que
vastes plaines liquides du Pacifique, mais cest un lac capricieux, aux
aux
flots changeants, aujourd'hui propice et caressant pour la frêle
tartan
entre le double outre-mer des eaux et du ciel, demain
qui semble flotter
rageur, tourmenté, démonté par les vents, brisant les plus forts navires
de ses lames courtes qui les frappent à coups précipités.
Ainsi, dans cette promenade rapide à travers les couches profondes,
que
d'épaves j'aperçus gisant sur le sol, les unes déjà empâtées par les
coraux
les autres revêtues seulement d'une couche de rouille, des
ancres, des
canons, des boulets, des garnitures de fer, des branches d'hélice, des mor-
ceaux de machines, des cylindres brisés, des chaudières défoncées, puis
des coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-là
renversées.
De ces navires naufragés, les uns avaient péri
par collision, les autres
pour avoir heurté quelque écueil de granit. J'en vis qui avaient coulé à
pic, la mâture droite, le gréement raidi par l'eau. Ils avaient l'air d'être
à l'ancre dans une immense rade foraine et d'attendre le moment du
départ. Lorsque le Nautilus passait entre eux et les enveloppait de
ses
nappes électriques, il semblait que ces navires allaient le saluer de leur
pavillon et lui envoyer leur numéro d'ordre ! Mais non, rien
que le silence
et la mort sur ce champ des catastrophes !
J'observai que les fonds méditerranéens étaient plus encombrés de
ces
sinistres épaves à mesure que le Nautilus
se rapprochait du détroit de
Gibraltar. Les côtes d'Afrique et d'Europe
se resserrent alors, et dans
cet étroit espace, les rencontres sont fréquentes. Je vis là de nombreuses
carènes de fer, des ruines fantastiques de steamers, les
uns couchés, les
autres debout, semblables à des animaux formidables. Un de
ces bateaux
aux flancs ouverts, sa cheminée courbée, ses roues dont il ne restait plus
que la monture, son gouvernail séparé de l'étambot et retenu encore
par
une chaîne de fer, son tableau d'arrière rongé par les sels marins,
se
présentait sous un aspect terrible ! Combien d'existences brisées dans
son
naufrage ! Combien de victimes entraînées
sous les flots ! Quelque ma-
telot du bord avait-il survécu pour raconter terrible désastre, les flots
ce ou
gardaient-ils encore le secret de ce sinistre ? Je
ne sais, pourquoi, il
me vint à la pensée que ce bateau enfoui sous la mer pouvait être lAtlas,
disparu corps et biens depuis
une vingtaine d'années, et dont on n'a
jamais entendu parler ! Ah ! quelle sinistre histoire serait à faire
que celle
de ces fonds méditerranéens, de
ce vaste ossuaire, où tant de richesses se
sont perdues, où tant de victimes ont trouvé la mort !
Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide, courait
à toute hélice au
milieu de ces ruines. Le 18 février,
vers trois heures du matin, il se pré-
sentait à l'entrée du détroit de Gibraltar.
Là existent deux courants :
un courant supérieur, depuis longtemps re-
connu, qui amène les eaux de l'Océan dans le bassin de la Méditerranée
;
puis un contre-courant inférieur, dont le raisonnement démontré
a au-
jourd'hui l'existence. En effet, la somme des eaux de la Méditerranée, in-
cessamment accrue par les flots de l'Atlantique et par les fleuves qui s'y
jettent, devrait élever chaque année le niveau de cette mer, car
son évapo-
ration est insuffisante pour rétablir l'équilibre. Or, il n'en est
pas ainsi, et
on a dû naturellement admettre l'existence d'un courant inférieur qui
par le détroit de Gibraltar verse dans le bassin de l'Atlantique le trop
plein de la Méditerranée. a
Fait exact, en effet. C'est de ce contre-courant que profita le Nautilus.
Il savança rapidement par l'étroite passe. Un instant je pus entrevoir les
admirables ruines du temple d'Hercule enfoui, au dire de Pline et d'Avienus
avec l'île basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard nous
flottions sur les flots de l'Atlantique.

CHAPITRE VIII

LA BAIE DE VIGO.

L'Atlantique ! vaste étendue d'eau dont la superficie


couvre vingt-cinq
millions de milles carrés, longue de neuf mille milles
sur une largeur
moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignorée des
anciens, sauf peut-être des Carthaginois, ces Hollandais de l'antiquité, qui
dans leurs pérégrinations commerciales suivaient les côtes ouest de l'Europe
et de l'Afrique ! Océan dont les rivages aux sinuosités parallèles embras-
sent un périmètre immense, arrosé par les plus grands fleuves du
monde, le Saint-Laurent, le Mississipi, l'Amazone, la Plafa, l'Orénoque,
le Niger, le Sénégal, l'Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les
eaux
des pays les plus civilisés et des contrées les plus
sauvages ! Magnifique
plaine, incessamment sillonnée par les navires de toutes les nations,
abritée sous tous les pavillons du monde, et
que terminent ces deux pointes
terribles, redoutées des navigateurs, le cap Horn et le
cap des Tempêtes !
Le Nautilus en brisait les
eaux sous le tranchant de son éperon, après
avoir accompli près de dix mille lieues
en trois mois et demi, parcours
supérieur à lun des grands cercles de la terre. Où allions-nous mainte-
nant, et que nous réservait l'avenir ?
Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint
à la surface des flots, et
nos promenades quotidiennes sur la plate-forme
nous furent ainsi rendues.
J'y montai aussitôt accompagné de Ned Land et de Conseil. A une dis-
tance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent qui
forme la pointe sud-ouest de la péninsule hispanique. Il ventait un assez
fort coup de vent du sud. La mer était grosse, houleuse. Elle imprimait de
violentes secousses de roulis au Nautilus. Il était presque impossible de
se maintenir sur la plate-forme que d'énormes paquets de mer battaient à
chaque instant. Nous redescendîmes donc après avoir humé quelques
bouffées d'air.
Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa cabine ; mais le Canadien,
l'air assez préoccupé, me suivit. Notre rapide passage à travers la Médi-
terranée ne lui avait pas permis de mettre ses projets à exécution, et il
dissimulait peu son désappointement.
Lorsque la porte de ma chambre fut fermée, il s'assit et me regarda silen-
cieusement.
« Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n'avez rien à
vous reprocher. Dans les conditions où naviguait le Nautilus, songer à le
quitter eût été de la folie ! »
Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées, ses sourcils froncés, indi-
quaient chez lui la violente obsession d'une idée fixe.
« Voyons, repris-je, rien n'est désespéré encore. Nous remontons la côte
du Portugal. Non loin sont la France, l'Angleterre, où nous trouverions
facilement un refuge. Ah ! si le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar,
avait mis le cap au sud, s'il nous eût entraînés vers ces régions où les con-
tinents manquent, je partagerais vos inquiétudes. Mais, nous le savons main-
tenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisées, et dans quelques
jours, je crois que vous pourrez agir avec quelque sécurité. »
Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrant enfin les lèvres :
« C'est pour ce soir, » dit-il.
Je me redressai subitement. J'étais, je l'avoue, peu préparé à cette com-
munication. J'aurais voulu répondre au Canadien, mais les mots ne me
vinrent pas.
« Nous étions convenus d'attendre une circonstance, reprit Ned Land.
La circonstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons qu'à quelques milles
de la côte espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large. J'ai
votre parole, monsieur Aronnax, et je compte sur vous. »
Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant de
moi :
« Ce
soir, à neuf heures dit-il. J'ai prévenu Conseil. A ce mo-
,
ment-là, le capitaine Nemo sera enfermé dans sa chambre et probable-
ment couché. Ni les mécaniciens, ni les hommes de l'équipage ne
peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagnerons l'escalier central.
Vous, monsieur Aronnax, vous resterez dans la bibliothèque à deux pas
de nous, attendant mon signal. Les avirons, le mât et la voile sont dans
le canot. Je suis même parvenu à y porter quelques provisions. Je me
suis procuré une clef anglaise pour dévisser les écrous qui attachent le
canot à la coque du Nautilus. Ainsi tout est prêt. A ce soir.
—La mer est mauvaise, dis-je.

J'en conviens, répond le Canadien, mais il faut risquer cela. La
liberté vaut qu'on la paye. D'ailleurs, l'embarcation est solide, et quel-
ques milles avec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si
demain nous ne serons pas à cent lieues au large ? Que les circonstances
nous favorisent, et, entre dix et onze heures, nous serons débarqués sur
quelque point de la terre ferme ou morts. Donc, à la grâce de Dieu et à ce
soir ! »
Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi.
J'avais imaginé que, le cas échéant, j'aurais eu le temps de réfléchir, de
discuter. Mon opiniâtre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-
dit, après tout ? Ned Land avait cent fois raison. C'était presque une cir-
constance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumer
cette responsabilité de compromettre dans un intérêt tout personnel l'a-
venir de mes compagnons? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas
nous entraîner au large de toutes terres?
En ce moment, un sifflement assez fort m'apprit que les réservoirs se
remplissaient, et le Nautilus s'enfonça sous les flots de l'Atlantique.
Je demeurai dans ma chambre. Je voulais éviter le capitaine pour ca-
cher à ses yeux l'émotion qui me dominait. Triste journée que je passai
ainsi, entre le désir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le
regret d'abandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevées mes
études sous-marines ! Quitter ainsi cet océan, « mon Atlantique, » comme
je me plaisais à le nommer, sans en avoir observé les dernières
couches, sans lui avoir dérobé ces secrets que m'avaient révélés les mers
des Indes et du Pacifique ! Mon roman me tombait des mains dès le pre-
mier volume, mon rêve s'interrompait au plus beau moment ! Quelles
heures mauvaises s'écoulèrent ainsi, tantôt me voyant en sûreté, à terre,
avec mes compagnons, tantôt souhaitant, en dépit de ma raison, que
quelque circonstance imprévue empêchât la réalisation des projets de
Ned Land.
Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais
voir si la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous
éloignait de la côte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les
eaux portugaises. Il pointait au nord en prolongeant les rivages de
l'Océan.
Il fallait donc en prendre son parti et se préparer à fuir. Mon bagage
n'était pas lourd. Mes notes, rien de plus.
Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu'il penserait de notre
évasion, quelles inquiétudes, quels torts peut-être elle lui causerait, et ce
qu'il ferait dans le double cas où elle serait ou révélée ou manquée ! Sans
doute je n'avais pas à me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalité
ne fut plus franche que la sienne. En le quittant, je ne pouvais être taxé
d'ingratitude. Aucun serment ne nous l'ait à lui. C'était sur la force des
choses seule qu'il comptait et non sur notre parole pour nous fixer à jamais
auprès de lui. Mais cette prétention hautement avouée de
éternellement prisonniers à son bord justifiait toutes nous retenir
nos tentatives.
Jenavais pas revu le capitaine depuis notre visite à l'île de Santorin.
Le hasard devait-il
me mettre en sa présence avant notre départ? Je le
désirais et je le craignais tout à la fois. J'écoutai
si je ne l'entendrais pas
marcher dans sa chambre contiguë à la mienne. Aucun
bruit ne parvint à
mon oreille. Cette chambre devait être déserte.
Alors j'en vins à me demander si cet étrange
Depuis cette nuit pendant laquelle le
personnage était à bord.
canot avait quitté le Nautilus pour
un service mystérieux, mes idées s'étaient,
en ce qui le concerne, légè-
rement modifiées. Je pensais, bien qu'il eût
pu dire, que le capitaine
Nemo devait avoir conservé avec la terre quelques relations d'une cer-
taine espèce. Ne quittait-il jamais le Nautilus ? Des semaines entières
s'étaient souvent écoulées sans que je l'eusse rencontré. Que faisait-il
pendant ce temps, et alors que je le croyais en proie à des accès de misan-
thropie, n'accomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature
m'échappait jusqu'ici ?
Toutes ces idées et mille autres m'assaillirent à la fois. Le champ des
conjectures ne peut être qu'infini dans l'étrange situation où nous
sommes. J'éprouvais un malaise insupportable. Cette journée d'attente
me semblait éternelle. Les heures sonnaient trop lentement au gré de
mon impatience.
Mon dîner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeai
mal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à sept heures. Cent vingt
minutes, — je les comptais, — me séparaient encore du moment ou je
devais rejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait
avec violence. Je ne pouvais rester immobile. J'allais et venais, espérant
calmer par le mouvement le trouble de mon esprit. L'idée de succomber
dans notre téméraire entreprise était le moins pénible de mes soucis ;
mais à la pensée de voir notre projet découvert avant d'avoir quitté le
Nautilus, à la pensée d'être ramené devant le capitaine Nemo irrité, ou,
ce qui eût été pis, contristé de mon abandon, mon coeur palpitait.
Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par les coursives,
et j'arrivai dans ce musée où j'avais passé tant d'heures agréables et
utiles. Je regardai toutes ces richesses, tous ces trésors, comme un
homme à la veille d'un éternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces
merveilles de la nature, ces chefs-d'oeuvre de l'art, entre lesquels depuis
tant de jours se concentrait ma vie, j'allais les abandonner pour jamais.
J'aurais voulu plonger mes regards par la vitre du salon à travers les
eaux de l'Atlantique ; mais les panneaux étaient hermétiquement fermés
et un manteau de tôle me séparait de cet Océan que je ne connaissais pas
encore.
En parcourant ainsi le salon, j'arrivai près de la porte, ménagée dans
le pan coupé, qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine. À mon grand
étonnement, cette porte était entre-bâillée. Je reculai involontairement. Si
le capitaine Nemo était dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant,
n'entendant aucun bruit, je m'approchai. La chambre était déserte. Je
poussai la porte. Je fis quelques pas à l'intérieur. Toujours le même
aspect sévère, cénobitique.
En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues à la paroi et que je
n'avais pas remarquées pendant ma première visite, frappèrent mes regards.
C'étaient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques
dont l'existence n'a été qu'un perpétuel dévouement à une grande idée
humaine, Kosciusko, le héros tombé au cri de Finis Polonioe, Botzaris, le
Léonidas de la Grèce moderne, O'Connell, le défenseur de l'Irlande,
Washington,le fondateur de l'Union américaine, Manin, le patriote italien,
Lincoln, tombé sous la balle d'un esclavagiste, et enfin, ce martyr de l'af-
franchissement de la race noire, John Brown, suspendu à son gibet, tel
que l'a si terriblement dessiné le crayon de Victor Hugo.
Quel lien existait-il entre ces âmes héroïques et l'âme du capitaine
Nemo ? Pouvais-je enfin, de cette réunion de portraits, dégager le mystère
de son existence ? Était-il le champion des peuples opprimés, le libéra-
teur des races esclaves? Avait-il figuré dans les dernières commotions
politiques ou sociales de ce siècle? Avait-il été l'un des héros de la ter-
rible guerre américaine, guerre lamentable et à jamais glorieuse ?...
Tout à coup l'horloge sonna huit heures. Le battement du premier
coup de marteau sur le timbre m'arracha à mes rêves. Je tressaillis comme
si un oeil invisible eût pu plonger au plus secret de mes pensées, et je me
précipitai hors de la chambre.
Là, mes regards s'arrêtèrent sur la boussole. Notre direction était tou-
jours au nord. Le loch indiquait une vitesse modérée, le manomètre, une
profondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient donc
les projet du Canadien.
Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement, bottes de mer,
bonnet de loutre, casaque de byssus doublée de peau de phoque. J'étais
prêt. J'attendis. Les frémissements de l'hélice troublaient seuls le silence
profond qui régnait à bord. J'écoutais, je tendais l'oreille. Quelque éclat
de voix ne m'apprendrait-il pas, tout à coup, que Ned Land venait d'être
surpris dans ses projets d'évasion ? Une inquiétude mortelle m'envahit.
J'essayai vainement de reprendre mon sang-froid.
A neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille près de la
porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon
qui était plongé dans une demi-obscurité, mais désert,
J'ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque. Même clarté
insuffisante, même solitude. J'allai me poster près de la porte qui donnait
sur la cage de l'escalier central. J'attendis le signal de Ned Land.
En ce moment, les frémissements de l'hélice diminèurent sensiblement,
puis ils cessèrent tout à fait. Pourquoi ce changement dans les allures
du Nautilus ? Cette halte favorisait-elle ou gênait-elle les desseins de Ned
Land, je n'aurais pu le dire.
Le silence n'était plus troublé que par les battements de mon coeur.
Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus
venait
de s'arrêter sur le fond de l'océan. Mon inquiétude redoubla. Le signal
du Canadien ne m'arrivait pas. J'avais envie de rejoindre Ned Land
pour
l'engager à remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne
se
faisait plus dans les conditions ordinaires...
En ce moment, la porte du grand salon s'ouvrit, et le capitaine Nemo
parut, Il m'aperçut, et, sans autre préambule :
« Ah ! Monsieur le professeur, dit-il d'un ton aimable, je vous
cherchais. Savez-vous votre histoire d'Espagne ? »
On saurait à fond l'histoire de son propre pays que, dans les conditions
où je me trouvais, l'esprit troublé, la tête perdue, on ne pourrait en citer
un mot.
« Eh bien? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question?
Savez-vous l'histoire d'Espagne ?
— Très-mal, répondis-je ?
— Voilà bien les savants, dit le capitaine, ils ne savent pas. Alors,
asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux épisode de
cette histoire. »
Le capitaine s'étendit sur un divan, et, machinalement, je pris place
auprès de lui, dans la pénombre.
« Monsieur le professeur, me dit-il, écoutez-moi bien. Cette histoire
vous intéressera par un certain côté, car elle répondra à une question que
sans doute vous n'avez pu résoudre.
—Je vous écoute, capitaine, dis-je, ne sachant ou mon interlocuteur
voulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait à nos
projets de fuite.
—Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez
bien, nous remonterons à 1702. Vous n'ignorez pas qu'à cette épo-
que, votre roi Louis XIV, croyant qu'il suffisait d'un geste de po-
tentat pour faire rentrer les Pyrénées sous terre, avait imposé le duc
d'Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui régna plus ou
moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au dehors, à forte
partie.
« En effet, l'année précédente, les maisons royales de Hollande, d'Au-
triche et d'Angleterre, avaient conclu à la Haye un traité d'alliance,
dans le but d'arracherla couronne d'Espagne à Philippe V, pour la placer
sur la tête d'un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément le nom
de Charles III.
« L'Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était à peu près dé-
pourvue de soldats et de marins. Cependant, l'argent ne lui manquait pas,
à la condition toutefois que ses galions, chargés de l'or et de
l'argent de
l'Amérique, entrassent dans ses ports. Or, 1702, atten-
vers la fin de elle
dait un riche convoi que la France faisait escorter vingt-
par une flotte de
trois vaisseaux commandés par l'amiral de Château-Renaud,
car les marines
coalisées couraient alors l'Atlantique.
« Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais l'amiral, ayant
appris que
la flotte anglaise croisait dans
ces parages, résolut de rallier un port de
France.
« Les commandants espagnols du convoi protestèrent
contre cette déci-
sion. Ils voulurent être conduits dans un port espagnol, et, à défaut de
Cadix, dans la baie de Vigo, située la côte nord-ouest de
sur l'Espagne
et qui n'était pas bloquée.
« Lamiral de Château-Renaudeut la faiblesse d'obéir à celte injonction.
et les galions entrèrent dans la baie de Vigo.
« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui
être aucunement défendue. Il fallait donc ne peut
se hâter de décharger les ga-
lions avant larrivée des flottes coalisées, et le temps n'eût
pas manqué à
ce débarquement, si une misérable question de rivalité n'eût surgi tout
à
coup.
« Vous suivez bien l'enchaînement des faits ? me demanda le capitaine
Nemo.
Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à quel
propos m'était faite
cette leçon d'histoire.
— Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix
avaient un privilége d'après lequel ils devaient recevoir toutes les
marchan-
dises qui venaient des Indes occidentales. Or, débarquer les
lingots des
galions au port de Vigo, c'était aller contre leur droit. Ils
se plaignirent
donc à Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V
que le convoi, sans
procéder à son déchargement, resterait
en séquestre dans la rade de
Vigo jusqu au moment où les flottes
ennemies se seraient éloignées.
« Or, pendant que l'on prenait cette décision, le 22 octobre 1702, les
vaisseaux anglais arrivèrent dans la baie de Vigo. L'amiral de Château-
Renaud, malgré ses forces inférieures,
se battit courageusement. Mais
quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des
ennemis, il incendia et saborda les galions qui s'engloutirent
avec leurs
immenses trésors. »
Le capitaine Nemo s était arrêté. Je l'avoue, je
ne voyais pas encore en
quoi cette histoire pouvait m'intéresser.
« Eh bien ? lui demandai-je.
Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo,
nous
sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu'à vous d'en pénétrer
les mystères. »
Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J'avais eu le temps de me
remettre. J'obéis. Le salon était obscur, mais à travers les vitres transpa-
rentes étincelaient les flots de la mer. Je regardai.
Autour du Nantilus, dans un rayon d'un demi-mille, les eaux apparais-
saient imprégnées de lumière électrique. Le fond sableux était net et
clair. Des hommes de l'équipage, revêtus de scaphandres, s'occupaient à
déblayer des tonneaux à demi pourris, des caisses éventrées, au milieu
d'épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s'échappaient
des lingots d'or et d'argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le
sable en était jonché. Puis, chargés de ce précieux butin, ces hommes re-
venaient au Nautilus, y déposaient leur fardeau et allaient reprendre cette
inépuisable pêche d'argent et d'or.
Je comprenais. C'était ici le théâtre de la bataille du 22 octobre 1702.
ici même avaient coulé les galions chargés pour le compte du gou-
vernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses
besoins, les millions dont il lestait son Nautilus. C'était pour lui, pour lui
seul que l'Amérique avait livré ses précieux métaux. Il était l'héritier
direct et sans partage de ces trésors arrachés aux Incas et aux vaincus de
Fernand Cortez !
« Saviez-vous, monsieur le professur, me demanda-t-il en souriant, que
la mer contînt tant de richesse ?
—Je savais, répondis-je, que l'on évalue à deux millions de tonnes
l'argent qui est tenu en suspension dans ses eaux.
—Sans doute, mais pour extraire cet argent, les dépenses l'emporte-
raient sur le profit. Ici, au contraire, je n'ai qu'à ramasser ce que les
hommes ont perdu, et non-seulementdans cette baie de Vigo, mais encore
sur mille théâtres de naufrages dont ma carte sous-marine a noté la place.
Comprenez-vous maintenant que je sois riche à milliards ?
—Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire
qu'en exploitant précisément cette baie de Vigo, vous n'avez fait que de-
vancer les travaux d'une société rivale.
—Et laquelle?
—Une société qui a reçu du gouvernement espagnol le privilége de
rechercher les galions engloutis. Les actionnairessont alléchés par l'appât
d'un énorme bénéfice, car on évalue à cinq cents millions la valeur de ces
richesses naufragées.
— Cinq cents millions ! me répondit le capitaine Nemo. ils y étaient,
mais ils n'y sont plus.
— En effet, dis-je. Aussi un bon avis à ces actionnaires serait-il acte de
charité. Qui sait pourtant s'il serait bien reçu. Ce que les joueurs regret-
tent par dessus tout, d'ordinaire, c'est moins la perte de leur argent que
celle de leurs folles espérances. Je les plains moins après tout que ces
milliers de malheureux auxquels tant de richesses bien réparties eussent
pu profiter, tandis qu'elles seront à jamais stériles pour eux ! »
Je n'avais pas plutôt exprimé ce regret que je sentis qu'il avait dû bles-
ser le capitaine Nemo.
« Stériles ! répondit-il en s'animant. Croyez-vous donc, monsieur, que
ces richesses soient perdues, alors que c'est moi qui les ramasse ? Est-ce
pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces trésors?
Qui vous dit que je n'en fais pas un bon usage? Croyez-vous que j'i-
gnore qu'il existe des êtres souffrants, des races opprimées sur cette terre,
des misérables à soulager, des victimes à venger? Ne comprenez-vous
pas ?... »
Le capitaine Nemo s'arrêta sur ces dernières paroles, regrettant peut-
être d'avoir trop parlé. Mais j'avais deviné. Quels que fussent les motifs
qui l'avaient forcé à chercher l'indépendance sous les mers, avant tout il
était resté un homme ! Son coeur palpitait encore aux souffrances de l'hu-
manité, et son immense charité s'adressait aux races asservies comme aux
individus !
Et je compris alors à qui étaient destinés ces millions expédiés par le
capitaine Nerno, lorsque le Nautilus naviguait dans les eaux de la Crète
insurgée !

CHAPITRE IX

UN CONTINENT DISPARU.

Le lendemain matin, 19 février, je vis entrer le Canadien dans ma


chambre. J'attendais sa visite. Il avait l'air très-désappointé.
« Eh bien, monsieur? me dit-il.
—Eh bien, Ned, le hasard s'est mis contre nous hier.

Oui ! il a fallu que ce damné capitaine s'arrêtât précisément à l'heure
où nous allions fuir son bateau.
—Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.
—Son banquier !
—Ou plutôt sa maison de banque.J'entends par là cet Océan où ses ri-
chesses sont plus en sûreté qu'elles ne le seraient dans les caisses d'un État. »
Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secret
espoir de le ramener à l'idée de ne point abandonner le capitaine ; mais
mon récit n'eut d'autre résultat que le regret énergiquement exprimé par
Ned de n'avoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ
de bataille de Vigo.
« Enfin, dit-il, tout n'est pas fini ! Ce n'est qu'un coup de harpon perdu !
Une autre fois nous réussirons, et dès ce soir s'il le faut...
—Quelle est la direction du Nautilus ? demandai-je.
—Je l'ignore, répondit Ned.
—Eh bien ! à midi, nous verrons le point. »
Le Canadien retourna près de Conseil. Dès que je fus habillé, je passai
dans le salon. Le compas n'était pas rassurant. La route du Nautilus était
sud-sud-ouest. Nous tournions le dos à l'Europe.
J'attendis avec une certaine impatience que le point fut reporté sur la
carte. Vers onze heures et demie, les réservoirs se vidèrent, et notre appa-
reil remonta à la surface de l'Océan. Je m'élançai vers la plate-forme. Ned
Land m'y avait précédé.
Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles à
l'horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu'au cap San-Roque
les vents favorables pour doubler le cap de Bonne-Espérance. Le temps
était couvert. Un coup de vent se préparait.
Ned, rageant, essayait de percer l'horizon brumeux. Il espérait
encore que, derrière tout ce brouillard , s'étendait cette terre si
désirée.
A midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cette
éclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse,
nous redescendîmes, et le panneau fut refermé.
Une heure après, lorsque je consultai la carte, je vis que la position du
Nautilus y était indiquéepar 16° 17' de longitude et 33° 22' de latitude, à
cent cinquante lieues de la côte la plus rapprochée. Il n'y avait pas
moyen de songer à fuir, et je laisse à penser quelles furent les colères du
Canadien, quand je lui fis connaître notre situation.
Pour mon compte, je ne me désolai pas outre-mesure. Je me sentis
comme soulagé du poids qui m'oppressait, et je pus reprendre avec une
sorte de calme relatif mes travaux habituels.
Le soir, vers onze heures, je reçus la visite très-inattendue du capitaine
Nemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatigué d'avoir
veillé la nuit précédente. Je répondis négativement.
« Alors, monsieur Aronnax,
je vous proposerai une curieuse excursion.
—Proposez, capitaine.
—Vous n'avez encore visité les fonds sous-marins que le jour et
sous la clarté du soleil. Vous conviendrait-il de les voir par une nuit
obscure ?

Très-volontiers.
—Cette promenade sera fatigante, je vous en préviens. Il faudra mar-
cher longtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas très-
bien entretenus.
—Ce que vous me dites là, capitaine, redouble ma curiosité. Je suis
prêt à vous suivre.
—Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revêtir nos sca-
phandres. »
Arrivé au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme de
l'équipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine
Nemo ne m'avait pas même proposé d'emmener Ned on Conseil.
En quelques instants, nous eûmes revêtu nos appareils. On plaça sur
notre dos les réservoirs abondamment chargés d'air, mais les lampes élec-
triques n'étaient pas préparées. Je le fis observer au capitaine.
« Elles nous seraient inutiles, » répondit-il.
Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus réitérer mon observation, car
la tète du capitaine avait déjà disparu dans son enveloppe métallique.
J'achevai de me harnacher, je sentis qu'on me plaçait dans la main un bâton
ferré, et quelques minutes plus tard, après la manoeuvre habituelle, nous
prenions pied sur le fond de l'Atlantique, à une profondeur de trois cents
mètres.
Minuit approchait. Les eaux étaient profondément obscures, mais le
capitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeâtre, une sorte
de large lueur, qui brillait à deux milles environ du Nautilus. Ce qu'était
ce feu, quelles matières l'alimentaient, pourquoi et comment il se revivi-
fiait dans la masse liquide, je n'aurais pu le dire. En tout cas, il
nous
éclairait, vaguement il est vrai, mais je m'accoutumai bientôt à ces ténèbres
particulières, et je compris, dans cette circonstance, l'inutilité des appa-
reils Rumhkorff.
Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l'un près de l'autre, direc-
tement sur le feu signalé. Le sol plat montait insensiblement. Nous faisions
de larges enjambées, nous aidant du bâton ; mais notre marche était lente,
en somme, car nos pieds s'enfonçaient souvent dans une sorte de vase pétrie
avec des algues et semée de pierres plates.
Tout en avançant, j'entendais une sorte de grésillement au-dessus de
ma
tête. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un pétillement
continu. J'en compris bientôt la cause. C'était la pluie qui tombait violem-
ment en crépitant à la surface des flots. Instinctivement,la pensée me vint
que j'allais être trempé ! Par l'eau, au milieu de l'eau ! Je ne pus m'empêcher
de rire à cette idée baroque. Mais pour tout dire, sous l'épais habit du
scaphandre, on ne sent plus le liquide élément, et l'on se croit au milieu
d'une atmosphère un peu plus dense que l'atmosphère terrestre, voilà
tout.
Après une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux. Les méduses,
les crustacés microscopiques, les pennatules l'éclairaient légèrement de
lueurs phosphorescentes. J'entrevoyais des monceaux de pierres que
couvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d'algues. Le pied
me glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bâton
ferre, je serais tombé plus d'une fois. En me retournant, je voyais toujours
le fanal blanchâtre du Nautilus qui commençait à pâlir dans l'éloignement.
Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler étaient disposés sur
le fond océanique suivant une certaine régularité que je ne m'expliquais
pas. J apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l'obscurité
lointaine et dont la longueur échappait à toute évaluation. D'autres parti-
cularités se présentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblait
que mes lourdes semelles de plomb écrasaient une litière d'ossements qui
craquaient avec un bruit sec. Qu'était donc cette vaste plaine que je par-
courais ainsi ? Jaurais voulu interroger le capitaine, mais son langage par
signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsqu'ils le sui-
vaient dans ses excursions sous-marines, était encore incompréhensible
pour moi.
Cependant, la clarté rougeâtre qui nous guidait, s'accroissait et enflam-
mait l'horizon. La présence de ce foyer sous les eaux m'intriguait au plus
haut degré. Etait-ce quelque effluence électrique qui se manifestait? Allais-
je vers un phénomène naturel encore inconnu des savants de la terre? Où
même, — car cette pensée traversa mon cerveau,
— la main de l'homme
intervenait-elle dans cet embrasement? Soufflait-elle cet incendie ? Devais-
je rencontrer, sous ces couches profondes, des compagnons, des amis du
capitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence étrange, et auxquels
il allait rendre visite ? Trouverais-je là-bas toute une colonie d'exilés, qui,
las des misères de la terre, avaient cherché et trouvé l'indépendance au
plus profond de l'Océan ? Toutes ces idées folles, inadmissibles, me pour-
suivaient, et dans cette disposition d'esprit, surexcité sans cesse par la série
de merveilles qui passaient sous mes yeux, je n'aurais pas été surpris de
rencontrer, au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que rêvait
le capitaine Nemo !
Notre route s'éclairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnait
au sommet d'une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce que
j'apercevais n'était qu'une simple réverbération développée par le cristal
des couches d'eau. Le foyer, source de cette inexplicable clarté, occupait
le versant opposé de la montagne.
Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond de l'Atlantique,
le capitaine Nemo s'avançait sans hésitation. Il connaissait cette sombre
route. Il lavait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s'y perdre. Je
le suivais avec une confiance inébranlable. Il m'apparaissait
comme un des
génies de la mer, et quand il marchait devant moi, j'admirais haute
sa
stature qui se découpait en noir sur le fond lumineux de l'horizon.
Il était une heure du matin. Nous étions arrivés
aux premières rampes
de la montagne. Mais pour les aborder, il fallut s'aventurer
par les sentiers
difficiles d'un vaste taillis.
Oui ! un taillis d'arbres morts,
sans feuilles, sans séve, arbres minéralisés
sous laction des eaux, et que dominaient çà et là des pins gigantesques,
C'était comme une houillère
encore debout, tenant par ses racines au sol
effondré, et dont la
ramure, à la manière des fines découpures de papier
noir, se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l'on se figure une
forêt du Hartz, accrochée
aux flancs d'une
montagne, mais
une forêt en-
gloutie. Les sentiers étaient encombrés d'algues et de fucus, entre lesquels
grouillait un monde de crustacés. J'allais, gravissant les rocs, enjambant
les troncs étendus, brisant les lianes de mer qui se balançaient d'un arbre
à l'autre, effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche.
Entraîné, je ne sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne fati-
se
guait pas.
Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l'aspect de
ces
bois et de ses rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombres et
farouches, leurs dessus colorés de tons rouges sous cette clarté que doublait
la puissance réverbérante des eaux? Nous gravissions des rocs qui s'ébou-
laient ensuite par pans énormes avec un sourd grondement d'avalanche. A
droite, à gauche, se creusaient de ténébreuses galeries où se perdait le
re-
gard. Ici s'ouvraient de vastes clairières, que la main de l'homme semblait
avoir dégagées, et je me demandais parfois si quelque habitant de ces
régions sous-marines n'allait pas tout à coup m'apparaître.
Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester en
ar-
rière. Je le suivais hardiment. Mon bâton me prêtait un utile secours. Un
faux pas eût été dangereux sur ces étroites passes évidées aux flancs des
gouffres ; mais j'y marchais d'un pied ferme et sans ressentir l'ivresse du
vertige. Tantôt je sautais une crevasse dont la profondeur m'eût fait re-
culer au milieu des glaciers de la terre ; tantôt je m'aventurais sur le tronc
vacillant des arbres jetés d'un abîme à l'autre, sans regarder sous mes
pieds, n'ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette région.
Là, des rocs monumentaux, penchant sur leurs bases irrégulièrement décou-
pées, semblaient défier les lois de l'équilibre. Entre leurs genoux de pierre,
des arbres poussaient comme un jet sous une pression formidable, et
soutenaient ceux qui les soutenaient eux-mêmes. Puis, des tours natu-
relles, de larges pans taillés à pic comme des courtines, s'inclinaient sous
un angle que les lois de la gravitation n'eussent pas autorisé à la surface
des régions terrestres.
Et moi-même ne sentais-je pas cette différence due à la puissante densité
de l'eau, quand, malgré mes lourds vêtements, ma tête de cuivre, mes
semelles de métal, je m'élevais sur des pentes d'une impraticable raideur,
les franchissant pour ainsi dire avec la légèreté d'un isard ou d'un cha-
mois !
Au récit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien que je
ne pourrai être vraisemblable ! Je suis l'historien des choses d'apparence
impossibles qui sont pourtant réelles, incontestables. Je n'ai point rêvé.
J'ai vu et senti !
Deux heures après avoir quitté le Nautilus, nous avions franchi la ligne
des arbres, et à cent pieds au-dessus de nos têtes se dressait le pic de la
montagne dont la projection faisait ombre sur l'éclatante irradiation du
versant opposé. Quelques arbrisseaux pétrifiés couraient çà et là en zig-
zags grimaçants. Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme
des oiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse était creusée
d'impénétrables anfractuosités, de grottes profondes, d'insondables trous,
au fond desquels j'entendais remuer des choses formidables. Le sang me
refluait jusqu'au coeur, quand j'apercevais une antenne énorme qui
me
barrait la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit dans
l'ombre des cavités ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieu
des ténèbres. C'étaient les yeux de crustacés gigantesques, tapis dans leur
tanière, des homards géants se redressant comme des hallebardiers et re-
muant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques,
braqués comme des canons sur leurs affûts, et des poulpes effroyables en-
trelaçant leurs tentacules comme une broussaille vivante de serpents.
Quel était ce monde exorbitant que je ne connaissais pas encore ? A quel
ordre appartenaient ces articulés auxquels le roc formait comme une seconde
carapace? Où la nature avait-elle trouvé le secret de leur existence végé-
tative, et depuis combien de siècles vivaient-ils ainsi dans les dernières
couches de l'Océan ?
Mais je ne pouvais m'arrêter. Le capitaine Nemo, familiarisé avec
ces
terribles animaux, n'y prenait plus garde. Nous étions arrivés à un premier
plateau, où d'autres surprises m'attendaient encore. Là se dessinaient de
pittoresques ruines, qui trahissaient la main de l'homme, et non plus celle
du Créateur. C'étaient de vastes amoncellementsde pierres où l'on distin-
guait de vagues formes de châteaux, de temples, revêtus d'un monde de
zoophytes en fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues et les fucus
faisaient un épais manteau végétal.
Mais qu'était donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes?
Qui avait disposé ces roches et ces pierres comme des dolmens des temps
anté-historiques ? Où étais-je, où m'avait entraîné la fantaisie du capitaine
Nemo ?
J'aurais voulu l'interroger. Ne le pouvant, je l'arrêtai. Je saisis
son
bras. Mais lui, secouant la tête, et me montrant le dernier sommet de la
montagne, sembla me dire :
« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »
Je le suivis dans un dernier élan, et en quelques minutes, j'eus gravi
le pic qui dominait d'une dizaine de mètres toute cette
masse rocheuse.
Je regardai ce côté que nous venions de franchir. La montagne s'éle-
ne
vait que de sept à huit centspieds au-dessus de la plaine; mais de son versant
opposé, elle dominait d'une hauteur double le fond en contre-bas de cette
portion de l'Atlantique. Mes regards s'étendaient au loin et embrassaient
un vaste espace éclairé par une fulguration violente. En effet, c'était un
volcan que cette montagne. A cinquante pieds au-dessous du pic, au milieu
d'une pluie de pierres et de scories, un large cratère vomissait des torrents
de lave, qui se dispersaient en cascade de feu au sein de la masse liquide.
Ainsi posé, ce volcan, comme un immense flambeau, éclairait la plaine
inférieure jusqu'aux dernières limites de l'horizon.
J'ai dit que le cratère sous-marin rejetait des laves, mais non des
flammes. Il faut aux flammes l'oxygène de l'air, et elles ne sauraient se dé-
velopper sous les eaux ; mais des coulées de lave, qui ont en elles le prin-
cipe de leur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter vic-
torieusement contre l'élément liquide et se vaporiser à son contact. De
rapides courants entraînaient tous ces gaz
en diffusion, et les torrents
laviques glissaient jusqu'au bas de la montagne,
comme les déjections du
Vésuve sur un autre Torre del Greco.
En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait
une
ville détruite, ses toits effondrés,
ses temples abattus, ses arcs disloqués,
ses colonnes gisant à terre, ou lon sentait encore les solides proportions
d'une sorte d'architecture toscane plus loin, quelques restes d'un gigan-
;
tesque aqueduc ; ici l'exhaussement empâté d'une acropole,
avec les
formes flottantes d'un Parthénon ; là, des vestiges de quai,
comme si quelque
antique port eût abrité jadis sur les bords d'un océan disparu les vais-
seaux marchands et les trirèmes de guerre ; plus loin
encore, de longues
lignes de murailles écroulées, de larges rues désertes, toute une Pompéi
enfouie sous les eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait à mes regards !
Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir à tout prix, je voulais
parler, je voulais arracher la sphère de cuivre qui emprisonnait ma tête
Mais le capitaine Nemo vint à moi et m'arrêta d'un geste. Puis, ramas-
sant un morceau de pierre crayeuse, il s'avança vers un roc de basalte
noire et traça ce seul mot :
ATLANTIDE.
Quel éclair traversa mon esprit ! L'Atlantide, l'ancienne Méropide de
Théopompe, l'Atlantide de Platon, ce continent nié par Origène, Por-
phyre, Jamblique, D'Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sa dis-
parition au compte des récits légendaires, admis par Possidonius, Pline,
Ammien-Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon,
d'Avezac, je l'avais là sous les yeux, portant encore les irrécusables
témoignages de sa catastrophe ! C'était donc cette région engloutie qui
existait en dehors de l'Europe, de l'Asie, de la Libye, au-delà des colonnes
d'Hercule, où vivait ce peuple puissant des Atlantes, contre lequel se firent
les premières guerres de l'ancienne Grèce !
L'historien qui a consigné dans ses écrits les hauts faits de ces temps
héroïques, c'est Platon lui-même. Son dialogue de Timée et de Critias a
été, pour ainsi dire, tracé sous l'inspiration de Solon, poëte et législateur.
Un jour, Solon s'entretenait avec quelques sages vieillards de Saïs, ville
déjà vieille de huit cents ans, ainsi que le témoignaient ses annales gravées
sur le mur sacré de ses temples. L'un de ces vieillards raconta l'histoire
d'une autre ville plus ancienne de mille ans. Cette première cité athé-
nienne, âgée de neuf cents siècles, avait été envahie et en partie détruite
par les Atlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continent immense
plus grand que l'Afrique et l'Asie réunies, qui couvrait une surface com-
prise du douzième degré de latitude au quarantième degré nord. Leur do-
mination s'étendait même à l'Égypte. Ils voulurent l'imposer jusqu'en
Grèce, mais ils durent se retirer devant l'indomptable résistance des Hellè-
nes. Des siècles s'écoulèrent. Un cataclysme se produisit, inondations,
tremblements de terre. Une nuit et un jour suffirent à l'anéantissement
de cette Atlantide, dont les plus hauts sommets, Madère, les Açores, les
Canaries, les îles du cap Vert, émergent encore.
Tels étaient ces souvenirs historiques que l'inscription du capitaine
Nemo faisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus
étrange destinée, je foulais du pied l'une des montagnes de ce continent !
Je touchais de la main ces ruines mille fois séculaires et contemporaines
des époques géologiques ! Je marchais là même où avaient marché les con-
temporains du premier homme ! J'écrasais sous mes lourdes semelles
ces
squelettes d'animaux des temps fabuleux, que ces arbres, maintenant mi-
néralisés, couvraient autrefois de leur ombre !
Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J'aurais voulu descendre les
pentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continent im-
mense qui sans doute reliait l'Afrique à l'Amérique, et visiter ces grandes
cités antédiluviennes. Là, peut-être, sous mes regards, s'étendaient Ma-
khimos, la guerrière, Eusebès, la pieuse, dont les gigantesques habitants
vivaient des siècles entiers, et auxquels la force ne manquait
pas pour en-
tasser ces blocs qui résistaient encore à l'action des eaux. Un jour peut-
être, quelque phénomène éruptif les ramènera à la surface des flots,
ces
ruines englouties ! On a signalé de nombreuxvolcans sous-marins dans cette
portion de l'Océan, et bien des navires ont senti des
secousses extraordi-
naires en passant sur ces fonds tourmentés. Les
uns ont entendu des bruits
sourds qui annonçaient la lutte profonde des éléments; les autres ont recueilli
des cendres volcaniques projetées hors de la
mer. Tout ce sol jusqu'à l'É-
quateur est encore travaillé par les forces plutoniennes. Et qui sait si, dans
une époque éloignée, accrus par les déjections volcaniques et par les cou-
ches successives de laves, des sommets de montagnes ignivomes n'appa-
raîtront pas à la surface de l'Atlantique !
Pendant que je rêvais ainsi, tandis
que je cherchais à fixer dans mon sou-
venir tous les détails de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo, accoudé
sur une stèle moussue, demeurait immobile et comme pétrifié dans une
muette extase. Songeait-il à ces générations disparues et leur demandait-il
le secret de la destinée humaine? Était-ce à cette place
que cet homme étrange
venait se retremper dans les souvenirs de l'histoire, et revivre de cette vie
antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne ? Que n'aurais-je donné
pour connaître ses pensées, pour les partager, pour les comprendre !
Nous restâmes à cette place pendant
une heure entière, contemplant la
vaste plaine sous l'éclat des laves qui prenaient parfois
une intensité surpre-
nante. Les bouillonnements intérieurs faisaient courir de rapides frisson-
nements sur l'écorce de la montagne. Des bruitsprofonds, nettementtransmis
par ce milieu liquide, se répercutaient
avec une majestueuse ampleur.
En ce moment, la lune apparut
un instant à travers la masse des eaux et
jeta quelques pâles
rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu'une
lueur, mais d'un indescriptible effet. Le
capitaine se leva, jeta un dernier
regard à cette immense plaine puis de la main il
; me fit signe de le suivre.
Nous descendîmes rapidement la montagne. La forêt minérale
une fois
dépassée, j'aperçus le fanal du Nautilus qui brillait
comme une étoile. Le
capitaine marcha droit à lui, et nous étions rentrés à bord au moment où
les premières teintes de l'aube blanchissaient la surface de l'Océan.

CHAPITRE X

LES HOUILLÈRES SOUS-MARINES.

Le lendemain, 20 février, je me réveillais fort tard. Les fatigues de la


nuit avaient prolongé mon sommeil jusqu'à onze heures. Je mhabillai
promptement. J'avais hâte de connaître la direction du Nautilus. Les in-
struments m'indiquèrent qu'il courait toujours vers le sud avec une vitesse
de vingt milles à l'heure par une profondeur de cent mètres.
Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, les panneaux
étant ouverts, il put encore entrevoir une partie de ce continent submergé.
En effet, le Nautilus rasait à dix mètres du sol seulement la plaine
de l'Atlantide. Il filait comme un ballon emporté par le vent au-dessus
des prairies terrestres ; mais il serait plus vrai de dire que nous étions
dans ce salon comme dans le wagon d'un train express. Les premiers
plans qui passaient devant nos yeux, c'étaient des rocs découpés fantasti-
quement, des forêts d'arbres passés du règne végétal au règne animal,
et dont l'immobile silhouette grimaçait sous les flots. C'étaient aussi des
masses pierreuses enfouies sous des tapis d'axidieset d'anémones, hérissées
de longues hydrophytes verticales, puis des blocs de laves étrangement
contournés qui attestaient toute la fureur des expansions plutoniennes.
Tandis que ces sites bizarres resplendissaientsous nos feux électriques,je
racontais à Conseil l'histoire de ces Atlantes, qui, au point de vue purement
imaginaire, inspirèrent à Bailly tant de pages charmantes. Je lui disais les
guerres de ces peuples héroïques. Je discutais la question de l'Atlantide en
homme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m'écoutait peu, et
son indifférence à traiter ce point historique me fut bientôt expliquée.
En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaient
des poissons, Conseil, emporté dans les abîmes de la classification, sortait
du monde réel. Dans ce cas, je n'avais plus qu'à le suivre et à reprendre
avec lui nos études ichthyologiques.
Du reste, ces poissons de l'Atlantique ne différaient pas sensiblement de
avions observés jusqu'ici. C'étaient des raies d'une taille
ceux que nous
gigantesque, longues de cinq mètres et douées d'une grande force muscu
laire qui leur permet de s'élancer au-dessus des flots, des squales d'es¬
pèces diverses, entre autres, un glauque de quinze pieds, à dents trian-
gulaires et aiguës, que sa transparence rendait presque invisible au milieu
des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme de prismeset cuirassés
d'une peau tuberculeuse, des esturgeons semblables à leurs congénères de
la Méditerranée, des syngnathes-trompettes, longs d'un pied et demi,
jaune-brun, pourvus de petites nageoires grises, sans dents ni langue,
et qui défilaient comme de fins et souples serpents.
Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makaïras noirâtres, longs de
trois mètres et armés à leur mâchoire supérieure d'une épée perçante,
des vives, aux couleurs animées, connues du temps d'Aristote sous le
nom de dragons marins et que les aiguillons de leur dorsale rendent très-
dangereux à saisir, puis, des coryphèmes, au dos brun rayé de petites
raies bleues et encadré dans une bordure d'or, de belles dorades, des
chrysostones-lune,sortes de disques à reflets d'azur, qui, éclairés en-dessus
par les rayons solaires, formaient comme des taches d'argent, enfin des
xyphias-espadons, longs de huit mètres, marchant par troupes, por-
tant des nageoires jaunâtres taillées en faux et de longs glaives de
six pieds, intrépides animaux, plutôt herbivores que piscivores, qui
obéissaient au moindre signe de leurs femelles comme des maris bien
stylés.
Mais tout en observant ces divers échantillons de la faune marine, je
ne laissais pas d'examiner les longues plaines de l'Atlantide. Parfois, de
capricieux accidents du sol obligeaient le Nautilus à ralentir sa vitesse,
et il se glissait alors avec l'adresse d'un cétacé dans d'étroits étrangle-
ments de collines. Si ce labyrinthe devenait inextricable, l'appareil s'éle-
vait alors comme un aérostat, et l'obstacle franchi, il reprenait sa course
rapide à quelques mètres au-dessus du fond. Admirable et charmante
navigation, qui rappelait les manoeuvres d'une promenade aérostatique,
avec cette différence toutefois que le Nautilus obéissait passivement à
la main de son timonnier.
Vers quatre heures du soir, le terrain, généralement composé d'une
vase épaisse et entremêlée de branches minéralisées, se modifia peu à peu ;
il devint plus rocailleux et parut semé de conglomérats, de tufs basaltiques,
avec quelque semis de laves et d'obsidiennes sulfureuses. Je pensai que la
région des montagnes allait bientôt succéder aux longues plaines, et, en
effet, dans certaines évolutions du Nautilus, j'aperçus l'horizon méri-
dional barré par une haute muraille qui semblait fermer toute issue.
Son sommet dépassait évidemment le niveau de l'Océan. Ce devait
être un continent, ou tout au moins une île, soit une des Canaries, soit
une des îles du cap Vert. Le point n'ayant pas été fait, — à dessein peut-
être, j'ignorais notre position. En tout cas, une telle muraille me parut

marquer la fin de cette Atlantide, dont nous n'avions parcouru, en


somme, qu'une minime portion.
La nuit n'interrompit pas mes observations. J'étais resté seul. Conseil
avait regagné sa cabine. Le Nautilus, ralentissant son allure, voltigeait
au-dessus des masses confuses du sol, tantôt les effleurant comme s'il eût
voulu s'y poser, tantôt remontant capricieusement à la surface des flots.
J'entrevoyais alors quelques vives constellations à travers le cristal des
eaux, et précisément cinq ou six de ces étoiles zodiacales qui traînent à la
queue d'Orion.
Longtemps encore, je serais resté à ma vitre, admirant les beautés de
la mer et du ciel, quand les panneaux se refermèrent. A ce moment, le
Nautilus était arrivé à l'aplomb de la haute muraille. Comment manoeu-
vrerait-il, je ne pouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. Le Nautilus
ne bougeait plus. Je m'endormis avec la ferme intention de me réveiller
après quelques heures de sommeil.
Mais, le lendemain, il était huit heures lorsque je revins au salon. Je
regardai le manomètre. Il m'apprit que le Nautilus flottait à la surface
de l'Océan. J'entendais, d'ailleurs, un bruit de pas sur la plate-forme.
Cependant aucun roulis ne trahissait l'ondulation des lames supérieures.
Je montai jusqu'au panneau. Il était ouvert. Mais, au lieu du grand
jour que j'attendais, je me vis environné d'une obscurité profonde. Où
étions-nous ? M'étais-je trompé? Faisait-il encore nuit? Non! Pas une
étoile ne brillait, et la nuit n'a pas de ces ténèbres absolues.
Je ne savais que penser, quand une voix me dit :
—«
C'est vous, monsieur le professeur?
—Ah! capitaine Nemo, répondis-je, où sommes nous?
—Sous terre, monsieur le professeur.
—Sous terre ! m'écriai-je ! Et le Nautilus flotte encore?
— Il flotte toujours.
—Mais, je ne comprends pas?
—Attendez quelques instants. Notre fanal va s'allumer, et, si vous
aimez les situations claires, vous serez satisfait. »
Je mis le pied sur la plate-forme et j'attendis. L'obscurité était si com-
plète que je n'apercevais même pas le capitaine Nemo. Cependant, en
regardant au zénith, exactement au-dessus de ma tête, je crus saisir une
lueur indécise, une sorte de demi-jour qui emplissait un trou circulaire.
En ce moment, le fanal s'alluma soudain, et son vif éclat fit évanouir
cette vague lumière.
Je regardai, après avoir un instant fermé mes yeux éblouis par le jet
électrique. Le Nautilus était stationnaire. Il flottait auprès d'une berge
disposée comme un quai. Cette mer qui le supportait en ce moment, c'était
un lac emprisonné dans un cirque
de murailles qui mesurait deux milles
de diamètre, soit six milles de tour. Son niveau, — le manomètre l'indi-
quait, — ne pouvait être que le niveau extérieur, car une communication
existait nécessairement entre ce lac et la mer. Les hautes parois, inclinées
sur leur base, s'arrondissaient en voûte et figuraient un immense enton-
noir retourné, dont la hauteur comptait cinq ou six cents mètres. Au
sommet s'ouvrait un orifice circulaire par lequel j'avais surpris cette
légère clarté, évidemment due au rayonnement diurne.
Avant d'examiner plus attentivement les dispositions intérieures de
cette énorme caverne, avant de me demander si c'était là l'ouvrage de
la nature ou de l'homme, j'allai vers le capitaine Nemo.
« Où sommes-nous ? dis-je.
—Au centre même d'un volcan éteint, me répondit le capitaine, un
volcan dont la mer a envahi l'intérieur à la suite de quelque convulsion
du sol. Pendant que vous dormiez, monsieur le professeur, le Nautilus
a pénétré dans ce lagon par un canal naturel ouvert à dix mètres au-
dessous de la surface de l'Océan. C'est ici son port d'attache, un port
sûr, commode, mystérieux, abrité de tous les rhumbs du vent ! Trouvez-
moi sur les côtes de vos continents ou de vos îles une rade qui vaille ce
refuge assuré contre la fureur des ouragans.
—En effet, répondis-je, ici vous êtes en sûreté, capitaine Nemo.
Qui pourrait vous atteindre au centre d'un volcan? Mais, à son sommet,
n'ai-je pas aperçu une ouverture?
—Oui, son cratère, un cratère empli jadis de laves, de vapeurs et de
flammes, et qui maintenant donne passage à cet air vivifiant que nous
respirons.
—Mais quelle est donc cette montagne volcanique ? demandai-je.
—Elle appartient à un des nombreux îlots dont cette mer est semée.
Simple écueil pour les navires, pour nous caverne immense. Le hasard
me l'a fait découvrir, et, en cela, le hasard m'a bien servi.
—Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme le cratère
du volcan?
—Pas plus que je ne saurais y monter. Jusqu'à une centaine de
pieds, la base intérieure de cette montagne est praticable, mais au-des-
sus, les parois surplombent, et leurs rampes ne pourraient être franchies.
—Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout et toujours. Vous
êtes en sûreté sur ce lac, et nul que vous n'en peut visiter les eaux. Mais,
à quoi bon ce refuge ? Le Nautilus n'a pas besoin de port.
—Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d'électricité pour se
mouvoir, d'éléments pour produire son électricité, de sodium pour ali-
menter ses éléments, de charbon pour faire son sodium, et de houillères
pour extraire son charbon. Or, précisément ici, la mer recouvre des
forêts entières qui furent enlisées dans les temps géologiques; minéra-
lisées maintenant et transformées en houille, elles sont pour moi une
mine inépuisable.
— Vos hommes, capitaine,
font donc ici le métier de mineurs?
—Précisément. Ces mines s'étendent sous les flots comme les houillères
de Newcastle. C'est ici que, revêtus du scaphandre, le pic et la pioche à la
main, mes hommes vont extraire cette houille, que je n'ai pas même de¬
mandée aux mines de la terre. Lorsque je brûle ce combustible pour la
fabrication du sodium, la fumée qui s'échappe par le cratère de cette
montagne lui donne encore l'apparence d'un volcan en activité.
—Et nous les verrons à l'oeuvre, vos compagnons?
—Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressé de continuer notre
tour du monde sous-marin. Aussi, me contenterai-je de puiser aux ré-
serves de sodium que je possède. Le temps de les embarquer, c'est-à-
dire un jour seulement, et nous reprendrons notre voyage. Si donc vous
voulez parcourir cette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette
journée, monsieur Aronnax. »
Je remerciai le capitaine, et j'allai chercher mes deux compagnons qui
n'avaient pas encore quitté leur cabine. Je les invitai à me suivre sans
leur dire où ils se trouvaient.
Ils montèrent sur la plate-forme. Conseil, qui ne s'étonnait de rien,
regarda comme une chose très-naturelle de se réveiller sous une mon-
tagne après s'être endormi sous les flots. Mais Ned Land n'eut d'autre
idée que de chercher si la caverne présentait quelque issue.
Après déjeuner, vers dix heures, nous descendions sur la berge.
« Nous voici donc encore une fois à terre, dit
Conseil.
—Je n'appelle pas cela « la terre, » répondit le Canadien. Et d'ailleurs,
nous ne sommes pas dessus, mais dessous. »
Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac se déve-
loppait un rivage sablonneux qui, dans sa plus grande largeur, mesurait
cinq cents pieds. Sur cette grève, on pouvait faire aisément le tour du lac.
Mais la base des hautes parois formait un sol tourmenté, sur lequel
gisaient, dans un pittoresque entassement, des blocs volcaniques et d'é-
normes pierres ponces. Toutes ces masses désagrégées, recouvertes d'un
émail poli sous l'action des feux souterrains, resplendissaient au contact
des jets électriques du fanal. La poussière micacée du rivage, que soule-
vaient nos pas, s'envolait comme une nuée d'étincelles.
Le sol s'élevait sensiblement en s'éloignant du relais des flots, et nous
fûmes bientôt arrivés à des rampes longues et sinueuses, véritables
raidillons qui permettaient de s'élever peu à peu, mais il fallait mar-
cher prudemment au milieu de ces conglomérats, quaucun ciment
ne reliait entre eux, et le pied glissait sur ces trachytes vitreux, faits
de
cristaux de feldspath et de quartz.
La nature volcanique de cette énorme excavation s'affirmait de toutes
parts. Je le fis observer à mes compagnons..
« Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait être cet en-

tonnoir, lorsqu'il s'emplissait de laves bouillonnantes, et que le niveau de
ce liquide incandescent s'élevait jusqu'à l'orifice de la montagne, comme
la fonte sur les parois d'un fourneau?
—Je me le figure parfaitement, répondit Conseil. Mais monsieur me
dira-t-il pourquoi le grand fondeur a suspendu son opération, et com-
ment il se fait que la fournaise est remplacée par les eaux tranquilles dun
lac?
Très-probablement, Conseil, parce que quelque convulsion a pro-

duit au-dessous de la surface de l'Océan cette ouverture qui a servi de
Nautilus. Alors les de l'Atlantique se sont précipitées
passage au eaux
deux
à l'intérieur de la montagne. Il y a eu lutte terrible entre les
des
éléments, lutte qui s'est terminée à l'avantage de Neptune. Mais bien
siècles se sont écoulés depuis lors, et le volcan submergé s'est changé en
grotte paisible.
Très-bien, répliqua Ned Land. J'accepte l'explication, mais je re-

grette, dans notre intérêt, que cette ouverture dont parle monsieur le
professeur ne soit pas produite au-dessus du niveau de la mer.
—Mais, ami Ned, répliqua Conseil, si ce passage n'eût pas été sous-
marin, le Nautilus n'aurait pu y pénétrer !
—Et j'ajouterai, maître Land, que les eaux ne se seraient pas préci-
pitées sous la montagne et que le volcan serait resté volcan. Donc vos
regrets sont superflus. »
Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus en plus
raides et étroites. De profondes excavations les coupaient parfois, qu'il
fallait franchir. Des masses surplombantes voulaient être tournées. On
se glissait sur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais, l'adresse
de Conseil et la force du Canadien aidant, tous les obstacles furent
surmontés.
A une hauteur de trente mètres environ, la nature du terrain se modifia,
sans qu'il devînt plus praticable. Aux conglomérats et aux trachytes suc-
cédèrent de noirs basaltes ; ceux-ci étendus par nappes toutes grumelées
de soufflures ; ceux-là formant des prismes réguliers, disposés comme
une colonnade qui supportait les retombées de cette voûte immense,
admirable spécimen de l'architecture naturelle. Puis, entre ces basaltes
serpentaient de longues coulées de laves refroidies, incrustées de raies
bitumineuses, et, par places, s'étendaient de larges tapis de soufre, Un
jour plus puissant, entrant par le cratère supérieur, inondait d'une vague
clarté toutes ces déjections volcaniques, à jamais ensevelies au sein de la
montagne éteinte.
Cependant, notre marche ascensionnelle fut bientôt arrêtée, à une hau-
teur de deux cent cinquante pieds environ, par d'infranchissablesobstacles.
La voussure intérieure revenait en surplomb, et la montée dut se changer
en promenade circulaire. A ce dernier plan, le règne végétal commençait
à lutter avec le règne minéral. Quelques arbustes et même certains
arbres sortaient des anfractuosités de la paroi. Je reconnus des euphorbes
qui laissaient couler leur suc caustique. Des héliotropes, très-inhabiles
à justifier leur nom, puisque les rayons solaires n'arrivaient jamais
jusqu'à eux, penchaient tristement leurs grappes de fleurs aux couleurs
et aux parfums à demi-passés. Ça et là, quelques chrysanthèmes pous-
saient timidement au pied d'aloès à longues feuilles tristes et ma-
ladifs. Mais, entre les coulées de laves, j'aperçus de petites violettes,
en-
core parfumées d'une légère odeur, et j'avoue que je les respirai avec
de la mer, ces
délices. Le parfum, c'est l'âme de la fleur, et les fleurs
splendides hydrophytes, n'ont pas d'âme !
Nous étions arrivés au pied
dun bouquet de dragonniers robustes, qui
écartaient les roches sous l'effort de leurs musculeuses racines, quand
Ned Land s'écria :
Ah ! monsieur, une ruche !
«
—Une ruche ! répliquai-je, en faisant un geste de parfaite incrédulité.
Oui ! ruche, répéta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent
une
autour. »
Je m'approchai et je dus me rendre à lévidence. Il y avait là, à lorifice
d'un trou creusé dans le trou d'un dragonnier, quelques milliers de ces
ingénieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont les pro-
duits y sont particulièrement estimés.
Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision
de miel, et
j'aurais eu mauvaise grâce à m'y opposer. Une certaine quantité de feuilles
sèches mélangées de soufre s'allumèrent sous
l'étincelle de son briquet,
et il commença à enfumer les abeilles. Les bourdonnements cessèrent
à et la ruche éventrée livra plusieurs livres dun miel parfumé.
peu peu,
Ned Land en remplit son havre-sac.
Quand j'aurai mélangé ce miel avec la pâte de l'artocarpus, nous
«
dit-il, je serai en mesure de vous offrir un gâteau succulent.
—Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d'épice.
Va le pain d'épice, dis-je, mais reprenons cette intéressante
— pour
promenade. »
certains détours du sentier que nous suivions alors, le lac appa-
A
raissait dans toute étendue. Le fanal éclairait en entier sa surface
son
connaissait ni les rides ni les ondulations. Le Nautilus
paisible qui ne
gardait une immobilité parfaite. Sur sa plate-forme et sur la
berge
s'agitaient les hommes de son équipage, ombres noires nettement
décou-

pées au milieu de cette lumineuse atmosphère.


En ce moment, nous contournions la crête la plus élevée de ces pre-
soutenaient la voûte. Je vis alors que les
miers plans de roches qui
l'intérieur
abeilles n'étaient pas les seuls représentants du règne animal à
volcan. Des oiseaux de proie planaient et tournoyaient çà et là dans
de ce
s'enfuyaient de leurs nids perchés sur des pointes de roc.
l'ombre, ou
éperviers ventre blanc, et des crécelles criardes. Sur les
C'étaient des au
aussi, de toute la rapidité de leurs échasses, de belles
pentes détalaient
si la convoitise du Canadien lu
et grasses outardes. Je laisse à penser
un
allumée à la vue de ce gibier savoureux, et s'il regretta de ne pas avoir
fusil entre ses mains. Il essaya de remplacer le plomb par
les pierres, e
plusieurs essais infructueux, il parvint à blesser une de ces magni-
après
vie pour s'en emparer, ce
fiques outardes. Dire qu'il risqua vingt fois sa
vérité mais il lit si bien que l'animal alla rejoindre dans
n'est que pure,
son sac les gâteaux
de miel.
devenait
Nous dûmes alors redescendre vers le rivage, car la crête
impraticable. Au-dessus de nous, le cratère béant apparaissait comme une
laissait distinguer assez
large ouverture de puits. De cette place, le ciel se
nettement, et je voyais courir des nuages échevelés par le vent douest,
qui laissaient tramer jusqu'au sommet de la montagne leurs
brumeux
haillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient à une hauteur mé-
car le volcan pieds au-dessus
diocre, ne s'élevait pas à plus de huit cents
du niveau de l'Océan.
Une demi-heure après le dernier exploit du Canadien, nous avions re-
larges
gagné le rivage intérieur. Ici, la flore était représentée par de
tapis de cette criste-marine, petite plante ombellifère très-bonne con-
à
fire, qui porte aussi les noms de perce-pierre, de
passe-pierre et de fe-
elle
nouil-marin. Conseil en récolta quelques bottes. Quant à la faune,
comptait par milliers des crustacés de toutes sortes, des homards,
des
galatées
crabes-tourteaux, des palémons, des mysis, des faucheurs, des
nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers et patelles.
et un
En cet endroit s'ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et
moi nous prîmes plaisir à nous étendre sur son sable fin. Le feu
avait poli
parois émaillées et étincelantes, toutes saupoudrées de la poussière du
ses
épaisseur.
mica. Ned Land en tâtait les murailleset cherchait à sonder leur
Je ne pus m'empêcher de sourire. La conversation se mit
alors sur ses
éternels projets d'évasion, et je lui
crus pouvoir, sans trop m'avancer,
descendu au
donner cette espérance : c'est que le capitaine Nemo n'était
sud que pour renouveler sa provision de sodium. J'espérais
donc que,
maintenant,il rallierait les côtes de l'Europe et de l'Amérique ; ce qui per-
mettrait au Canadien de reprendre avec plus de succès sa tentative avortée.
étendus depuis heure dans cette grotte charmante. La
Nous étions une
somnolence
conversation, animée au début, languissait alors. Une certaine
s'emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de résister au
sommeil, je me laissai aller à un assoupissement profond. Je rêvais, — on
rêves, je rêvais que mon existence se réduisait à la vie
ne choisit pas ses — formait
végétative d'un simple mollusque. Il me semblait que cette grotte
la double valve de ma coquille...
Tout d'un coup, je fus réveillé par la voix de Conseil.
« Alerte ! Alerte! criait ce digne garçon.
Qu'y a-t-il ? demandai-je, me soulevant à demi.

— L'eau nous gagne ! »
Je me redressai. La mer se précipitait comme un torrent dans notre
re-
traite, et, décidément, puisque nous n'étions pas des mollusques, il fallait
se sauver.
En quelques instants, nous fûmes en sûreté
sur le sommet de la grotte
même.
« Que se passe-t-il donc? demanda Conseil. Quelque nouveau phé-
nomène?
Eh non ! mes amis, répondis-je, c'est la marée, ce n'est
que la marée
qui a failli nous surprendre comme le héros de Walter Scott ! L'Océan
se
gonfle au dehors, et par une loi toute naturelle d'équilibre, le niveau du
lac monte également. Nous en sommes quittes
pour un demi-bain. Allons
nous changer au Nautilus. »
Trois quarts d'heure plus tard, nous
avions achevé notre promenade
circulaire et nous rentrions à bord. Les hommes de l'équipage achevaient
en ce moment d'embarquer les provisions de sodium, et le Nautilus
au-
rait pu partir à l'instant.
Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il
at-
tendre la nuit et sortir secrètement par son passage sous-marin ? Peut-
être.
Quoi qu'il en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quitté
son port
dattache, naviguait au large de toute terre, et à quelques mètres au-dessous
des flots de l'Atlantique.

CHAPITRE XI

LA MER DE SARGASSES.

La direction du Nautilus ne s'était pas modifiée. Tout espoir de


reve-
nir vers les mers européennes devait donc être momentanément rejeté
Le capitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. Où nous entraînait-il? Je
n'osais l'imaginer.
Ce jour là, le Nautilus traversa une singulière portion de l'Océan atlan-
tique. Personne n'ignore l'existence de ce grand courant d'eau chaude,
connu sous le nom de Gulf Stream. Après être sorti des canaux de Floride
il se dirige vers le Spitzberg. Mais avant de pénétrer dans le golfe du
Mexique, vers le quarante-quatrième degré de latitude nord, courant
ce se
divise en deux bras ; le principal se porte vers les côtes d'Irlande et de
Norwége, tandis que le second fléchit vers le sud, à la hauteur des Açores ;
puis frappant les rivages africains et décrivant un ovale allongé, il revient
vers les Antilles.
Or, ce second bras, — c'est plutôt un collier qu'un bras, — entoure de
ses anneaux d'eau chaude cette portion de l'Océan froide, tranquille, im-
mobile, que l'on appelle la mer de Sargasses. Véritable lac en plein At-
lantique, les eaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ans
à en faire le tour.
La mer de Sargasses, à proprement parler, couvre toute la partie immer-
gée de l'Atlantide. Certains auteurs ont même admis que ces nombreuses
herbes dont elle est semée sont arrachées aux prairies de cet ancien con-
tinent. Il est plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus,
enlevés au rivages de l'Europe et de l'Amérique, sont entraînés jusqu à
cette zone par le Gulf-Stream. Ce fut là une des raisons qui amenèrent
Colomb à supposer l'existence d'un nouveau monde. Lorsque les navires
de ce hardi chercheur arrivèrent à la mer de Sargasses, ils naviguèrent
non sans peine au milieu de ces herbes qui arrêtaient leur marche au
grand effroi des équipages, et ils perdirent trois longues semaines à les
traverser.
Telle était cette région que le Nautilus visitait en ce moment, une
prairie véritable, un tapis serré d'algues, de fucus natans, de raisins du
tropique, si épais, si compact, que l'étrave d'un bâtiment ne l'eût pas dé-
chiré sans peine. Aussi, le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son
hélice dans cette masse herbeuse, se tint-il à quelques mètres de pro-
fondeur au-dessous de la surface des flots.
Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol « sargazzo » qui signifie va-
rech. Ce varech, le varech-nageur ou porte-baie, forme principalement
ce banc immense. Et voici pourquoi, suivant le savant Maury, l'auteur de
la Géographie physique du globe, ces hydrophytes se réunissent dans ce
paisible bassin de l'Atlantique :
« L'explication qu'on en peut donner, dit-il, me
semble résulter dune
expérience connue de tout le monde. Si l'on place dans un vase des frag-
ments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que lon im-
prime à l'eau de ce vase un mouvement circulaire, on verra les frag-
ments éparpillés se réunir en groupe au centre de la surface liquide, c'est-
à-dire au point le moins agité. Dans le phénomène qui nous occupe, le
vase, c'est l'Atlantique, le Gulf Stream, c'est le courant circulaire, et la
mer de Sargasses, le point central où viennent se réunir les corps flottants. »
Je partage l'opinion de Maury, et j'ai pu étudier le phénomène dans ce
312VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS.

milieu spécial où les navires pénètrent rarement. Au-dessus de nous flot-


taient des corps de toute provenance, entassés au milieu de ces herbes
brunâtres, des troncs d'arbres arrachés aux Andes ou aux Montagnes-Ro-
cheuses et flottés par l'Amazone ou le Mississipi, de nombreuses épaves, des
restes de quilles ou de carènes, des bordages défoncés et tellement allour-
dis par les coquilles et les anatifes qu'ils ne pouvaient remonter à la sur-
face de l'Océan. Et le temps justifiera un jour cette autre opinion de Maury,
minéraliseront
que ces matières, ainsi accumulées pendant des siècles, se
sous l'action des eaux et formeront alors d'inépuisableshouillères. Réserve
précieuse que prépare la prévoyante nature pour ce moment où les hommes
auront épuisé les mines des continents.
Au milieu de cet inextricable tissu d'herbes et de fucus, je remarquai
de charmants alcyons stellés aux couleurs roses, des actinies qui lais-
saient traîner leur longue chevelure de tentacules, des méduses vertes,
rouges, bleues, et particulièrement ces grandes rhizostomes de Cuvier,
dont l'ombrelle bleuâtre est bordée d'un feston violet.
Toute cette journée du 22 février se passa dans la mer de Sargasses, où
les poissons, amateurs de plantes marines et de crustacés, trouvent une
abondante nourriture. Le lendemain, l'Océan avait repris son aspect
accoutumé.
Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 février au 12 mars,
le Nautilus, tenant le milieu de l'Atlantique, nous emporta avec
une vitesse constante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine
Nemo voulait évidemmentaccomplir son programme sous-marin, et je
ne
doutais pas qu'il ne songeât, après avoir doublé le cap Horn, à revenir
vers les mers australes du Pacifique.
Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, pri-
vées d'îles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plus
de s'opposer aux volontés du capitaine Nemo. Le seul parti était de se sou-
mettre ; mais ce qu'on ne devait plus attendre de la force ou de la ruse,
j'aimais à penser qu'on pourrait l'obtenir par la persuasion. Ce voyage
terminé, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas à nous rendre la liberté
sous serment de ne jamais révéler son existence ? Serment d'honneur que
nous aurions tenu. Mais il fallait traiter cette délicate question avec
le capitaine. Or, serais-je bien venu à réclamer cette liberté? Lui-
même n'avait-il pas déclaré, dès le début et d'une façon formelle, que le
secret de sa vie exigeait notre emprisonnement perpétuel à bord du Nau-
tilus ? Mon silence, depuis quatre mois, ne devait-il pas lui paraître une
acceptation tacite de cette situation ? Revenir sur ce sujet n'aurait-il pas
pour résultat de donner des soupçons qui pourraient nuire à nos projets, si
quelque circonstance favorable se présentait plus tard de les reprendre?
Toutes ces raisons, je les pesais, je les retournais dans mon esprit, je les
soumettais à Conseil qui n'était pas moins embarrassé que moi. En
somme, bien que je ne fusse pas facile à décourager, je comprenais
que les chances de jamais revoir mes semblables diminuaient de jour en
jour, surtout en ce moment où le capitaine Nemo courait en téméraire vers
le sud de l'Atlantique!
Pendant les dix-neuf jours que j'ai mentionnés plus haut, aucun incident
particulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait,
Dans la bibliothèque je trouvais souvent des livres qu'il laissait entr'ou-
verts, et surtout des livres d'histoire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds
sous-marins, feuilleté par lui, était couvert de notes en marge, qui con-
tredisaient parfois mes théories et mes systèmes. Mais le capitaine se con-
tentait d'épurer ainsi mon travail, et il était rare qu'il discutât avec moi.
Quelquefois, j'entendais résonner les sons mélancoliques de son orgue,
dont il jouait avec beaucoup d'expression,mais la nuit seulement, au milieu
de la plus secrète obscurité, lorsque le Nautilus s'endormait dans les
déserts de l'Océan.
Pendant cette partie du voyage, nous naviguâmes des journées entières
à la surface des flots. La mer était comme abandonnée. A peine quelques
navires à voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap de
Bonne-Espérance. Un jour nous fûmes poursuivis par les embarcations
d'un baleinier qui nous prenait sans doute pour quelque énorme baleine
d'un haut prix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre à
ces braves gens leur temps et leurs peines, et il termina la chasse en plon-
geant sous les eaux. Cet incident avait paru vivement intéresser Ned
Land. Je ne crois pas me tromper en disant que le Canadien avait dû re-
gretter que notre cétacé de tôle ne pût être frappé à mort par le harpon do
ces pêcheurs.
Les poissons observés par Conseil et par moi, pendant cette période, dif-
féraient peu de ceux que nous avions déjà étudiés sous d'autres latitudes.
Les principaux furent quelques échantillons de ce terrible genre de cartila-
gineux, divisé en trois sous-genres qui ne comptent pas moins de trente-
deux espèces : des squales-galonnés,longs de cinq mètres, à tête déprimée
et plus large que le corps, à nageoire caudale arrondie, et dont le dos porte
sept grandes bandes noires parallèles et longitudinales; puis des squales-
perlons, gris-cendrés, percés de sept ouvertures branchiales et pourvus
d'une seule nageoire dorsale placée à peu près vers le milieu du corps.
Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s'il en fut.
On a le droit de ne point croire aux récits des pêcheurs, mais voici ce
quils racontent. On a trouvé dans le corps de l'un de ces animaux une tète
de buffle et un veau tout entier; dans un autre, deux thons et un matelot
en uniforme ; dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin,
un cheval avec son cavalier. Tout ceci, a vrai dire, n'est pas article de foi.
Toujours est-il qu'aucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets du
Nautilus, et que je ne pus vérifier leur voracité.
Des troupes élégantes et folâtres de dauphins nous accompagnèrent
pen-
dant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant en
meute comme les loups dans les campagnes ; d'ailleurs, non moins voraces
que les chiens de mer, si j'en crois un professeur de Copenhague, qui
retira de l'estomac d'un dauphin treize marsouins et quinze phoques.
C'était, il est vrai, un épaulard, appartenant à la plus grande espèce
connue, et dont la longueur dépasse quelquefois vingt-quatre pieds. Cette
famille des delphiniens compte dix genres, et ceux que j'aperçus tenaient
du genre des delphinorinques, remarquables par un museau excessive-
ment étroit et quatre fois long comme le crâne. Leur corps, mesurant
trois mètres, noir en dessus, était en dessous d'un blanc rosé semé de
petites taches très-rares.
Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux échantillons de ces poissons de
lordre des acanthoptérigiens et de la famille des sciénoïdes.Quelques au-
teurs, — plus poëtes que naturalistes, — prétendent que ces poissons
chantent mélodieusement, et que leurs voix réunies forment un concert
qu'un choeur de voix humaines ne saurait égaler. Je ne dis pas non, mais
ces sciènes ne nous donnèrent aucune sérénade à notre passage, et je le
regrette.
Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantité de poissons
volants. Rien n'était plus curieux que de voir les dauphins leur donner la
chasse avec une précision merveilleuse. Quelle que fût la portée de son vol,
quelque trajectoire qu'il décrivit, même au-dessus du Nautilus, l'infortuné
poisson trouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir.
C'étaient ou des pirapèdes, ou des trigles-milans, à bouche lumineuse, qui,
pendant la nuit, après avoir tracé des raies de feu dans l'atmosphère,
plongeaient dans les eaux sombres comme autant d'étoiles filantes.
Jusqu'au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions. Ce
jour-là, le Nautilus fut employé à des expériences de sondages qui m'in-
téressèrent vivement.
Nous avions fait alors près de treize mille lieues depuis notre départ
dans les hautes mers du Pacifique. Le point nous mettait par 45° 37' de
latitude sud et 37° 53' de longitude ouest. C'étaient ces mêmes parages
où le capitaine Denham de l'Herald fila quatorze mille mètres de sonde
sans trouver de fond. Là aussi, le lieutenant Parcker de la frégate améri-
caine Congress n'avait pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille
cent quarante mètres.
Le capitaine Nemo résolut d'envoyer son Nautilus à la plus extrême
profondeur à fin de contrôler ces différents sondages. Je me préparai à
noter tous les résultats de l'expérience. Les panneaux du salon furent
ouverts, et les manoeuvres commencèrent pour atteindre ces couches si
prodigieusement reculées.
On pense bien qu'il ne fut pas question de plonger en remplissant les
réservoirs. Peut-être n'eussent-ils pu accroître suffisamment la pesanteur
spécifique du Nautilus. D'ailleurs, pour remonter, il aurait fallu chasser
cette surcharge d'eau, et les pompes n'auraient pas été assez puissantes
pour vaincre la pression extérieure.
Le capitaine Nemo résolut d'aller chercher le fond océanique par une
diagonale suffisamment allongée, au moyen de ses plans latéraux qui
furent placés sous un angle de quarante cinq degrés avec les lignes d'eau
du Nautilus. Puis, l'hélice fut portée à son maximum de vitesse, et sa qua-
druple branche battit les flots avec une indescriptible violence.
Sous cette poussée puissante, la coque du Nautilus frémit comme une
corde sonore et s'enfonça régulièrement sous les eaux. Le capitaine et
moi, postés dans le salon, nous suivions l'aiguille du manomètre qui dé-
viait rapidement. Bientôt fut dépassée cette zone habitable où résident la
plupart des poissons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivre
qu'à la surface des mers ou des fleuves, d'autres, moins nombreux, se tien-
nent à des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, j'observais
l'hexanche, espèce de chien de mer muni de six fentes respiratoires, le
télescope aux yeux énormes, le malarmat-cuirassé, aux thoracines grises,
aux pectorales noires, que protégeait son plastron de plaques osseuses d'un
rouge pâle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents mètres de
profondeur, supportait alors une pression de cent vingt atmosphères.
Je demandai au capitaine Nemo s'il avait observé des poissons à des
profondeurs plus considérables.
« Des poissons ? me répondit-il, rarement. Mais dans l'état actuel de
la science, que présume-t-on, que sait-on ?
—Le voici, capitaine. On sait que en allant vers les basses couches de
l'Océan, la vie végétale disparaît plus vite que la vie animale. On sait que,
là où se rencontrent encore des êtres animés, ne végète plus une seule hy-
drophyte. On sait que les pèlerines, les huîtres vivent par deux mille
mètres d'eau, et que Mac Clintock, le héros des mers polaires, a retiré une
étoile vivante d'une profondeur de deux mille cinq cent mètres. On sait que
l'équipage du Bull-Dog, de la Marine Royale, a pêché une astérie par deux
mille six cent vingt brasses, soit plus d'une lieue de profondeur. Mais,
capitaine Nemo, peut-être me direz vous qu'on ne sait rien ?
—Non, monsieur le professeur, répondit le capitaine, je n'aurai pas
cette impolitesse. Toutefois, je vous demanderai comment vous expliquez
que des êtres puissent vivre à de telles profondeurs ?
—Je l'explique par deux raisons, répondis-je. D'abord, parce que les
courants verticaux, déterminés par les différences de salure et de densité des
eaux, produisent un mouvement qui suffit à entretenir la vie rudimentaire
des encrines et des astéries.
—Juste, fit le capitaine.
—Ensuite, parce que, si l'oxygène est la base de la vie, on sait que la
quantité d'oxygène dissous dans l'eau de mer augmente avec la profondeur
au lieu de diminuer, et que la pression des couches basses contribue à l'y
comprimer.
—Ah ! on sait cela? répondit le capitaine Nemo, d'un ton légèrement
surpris. Eh bien, monsieur le professeur, on à raison de le savoir, car
cest la vérité. J'ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons
renferme plus d'azote que d'oxygène, quand ces animaux sont pêchés à la
surface des eaux, et plus d'oxygène que d'azote, au contraire, quand ils
sont tirés des grandes profondeurs. Ce qui donne raison à votre système.
Mais continuons
nos observations. »
Mes regards se reportèrent sur le manomètre. L'instrument indiquait
profondeur de six mille mètres. Notre immersion durait depuis une
une heure
Le Nautilus, glissant sur ses plans inclinés, s'enfonçait toujours. Les
désertes étaient admirablement transparentes et d'une diaphanité eaux
que rien
ne saurait peindre. Une heure plus tard, nous étions par treize mille mètres
— trois lieues et quart environ, — et le fond de l'Océan ne se laissait pas
pressentir.
Cependant, par quatorze mille mètres, j'aperçus des pics noirâtres
qui
surgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient
appartenir
à des montagnes hautes comme l'Hymalaya ou le Mont-Blanc, plus hautes
même, et la profondeur de ces abîmes demeurait inévaluable.
Le Nautilus descendit plus bas
encore, malgré les puissantes pression
qu'il subissait. Je sentais ses tôles trembler
sous la jointure de leurs
boulons ; ses barreaux s'arquaient
; ses cloisons gémissaient; les vitres
du salon semblaient se gondoler sous la pression des
eaux. Et ce solide
appareil eût cédé sans doute, si, ainsi que l'avait dit
son capitaine, il
n'eût été capable de résister comme un bloc plein.
En rasant les pentes de ces roches perdues
sous les eaux, j'apercevais
encore quelques coquilles, des serpula, des spinorbis vivantes, et
cer-
tains échantillons d'astéries.
Mais bientôt ces derniers représentants de la vie animale disparurent,
et,
au-dessous de trois lieues, le Nautilus dépassa les limites de l'existence
sous-marine, comme fait le ballon qui s'élève dans les airs au-dessus des
zones respirables. Nous avions atteint une profondeur de seize mille mètres,
quatre lieues, — et les flancs du Nautilus supportaient alors
une pres-
sion de seize cents atmosphères, c'est-à-dire seize cents kilogrammes
par
chaque centimètre carré de sa surface !
« Quelle situation, m'écriai-je ! Parcourir dans ces régions profondes
où lhommenest jamais parvenu! Voyez, capitaine,
voyez ces rocs
magnifiques, ces grottes inhabitées,
ces derniers réceptacles du globe, où
la vienest plus possible ! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il
que
nous soyons réduits à n en conserver que le souvenir ?
Vous plaîrait-il, me demanda le capitaine Nemo, d'en rapporter mieux
que le souvenir ?
— Que voulez-vous dire par ces paroles?
Je veux dire que riennest plus facile
que de prendre une vue photo-
graphique de cette région sous-marine !
»
Jenavais pas eu le temps dexprimer la surprise que me causait cette
nouvelle proposition, que sur un appel du capitaine Nemo,
un objectif
était apporte dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieu
liquide éclairé électriquement, se distribuait avec une clarté parfaite. Nulle
ombre, nulle dégradation de notre lumière factice. Le soleil n'eût pas été
plus favorable à une opération de cette nature. Le Nautilus, sous la
poussée de son hélice, maîtrisée par l'inclinaison de ses plans, demeurait
immobile. L'instrument fut braqué sur ces sites du fond océanique, et en
quelques secondes, nous avions obtenu un négatif d'une extrême pureté
C'est l'épreuve positive que j'en donne ici. On y voit ces roches pri-
mordiales qui n'ont jamais connu la lumière des cieux, ces granits infé-
rieurs qui forment la puissante assise du globe, ces grottes profondes
évidées dans la masse pierreuse, ces profils d'une incomparable netteté et
dont le trait terminal se détache en noir, comme s'il était dû au pinceau de
certains artistes flamands. Puis, au-delà, un horizon de montagnes, une
admirable ligne ondulée qui compose les arrières-plans du paysage. Je ne
puis décrire cet ensemble de roches lisses, noires, polies, sans une mousse,
sans une tache, aux formes étrangement découpées et solidement établies
sur ce tapis de sable qui étincelait sous les jets de la lumière électrique.
Cependant, le capitaine Nemo, après avoir terminé son opération
m'avait dit :
« Remontons monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser de cette si-
tuation ni exposer trop longtemps le Nautilus à de pareilles pressions.
—Remontons ! répondis-je.
— Tenez-vous bien. »
Je n'avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine
me faisait cette recommandation, quand je fus précipité sur le tapis.
Son hélice embrayée sur un signal du capitaine, ses plans dressés verti-
calement, le Nautilus, emporté comme un ballon dans les airs, s'enlevait
avec une rapidité foudroyante. Il coupait la masse des eaux avec un fré-
missement sonore. Aucun détail n'était visible. En quatre minutes, il avait
franchi les quatre lieues qui le séparaient de la surface de l'Océan, et, après
avoir émergé comme un poisson volant, il retombait en faisant jaillir les
flots à une prodigieuse hauteur.
CHAPITRE XII

CACHALOTS ET BALEINES.

Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus reprit sa direction vers le


sud. Je pensais qu'à la hauteur du cap Horn, il mettrait le cap à l'ouest afin
de rallier les mers du Pacifique et d'achever son tour du monde. Il n'en fit
rien et continua de remonter vers les régions australes. Où voulait-il donc
aller? Au pôle ? C'était insensé. Je commençai à croire que les témérités
du capitaine justifiaient suffisamment les appréhensions de Ned Land.
Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projets de
fuite. Il était devenu moins communicatif, presque silencieux. Je voyais
combien cet emprisonnement prolongé lui pesait. Je sentais ce qui s'amas-
sait de colère en lui. Lorsqu'il rencontrait le capitaine, ses yeux s'allu-
maient d'un feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle
ne le portât à quelque extrémité.
Ce jour là, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma cham-
bre. Je leur demandai la raison de leur visite.
« Une simple question à vous poser, monsieur, me
répondit le Canadien.
— Parlez, Ned.
—Combien d'hommes croyez-vous qu'il y ait à bord du Nautilus ?
—Je ne saurais le dire, mon ami.
—Il me semble, reprit Ned Land, que sa manoeuvre ne nécessite pas un
nombreux équipage.
—En effet, répondis-je, dans les conditions où il se trouve, une dizaine
d'hommes au plus doivent suffire à le manoeuvrer.
—Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il davantage ?
—Pourquoi? » répliquai-je.
Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions étaient faciles à de-
viner.
« Parce que, dis-je, si j'en crois mes
pressentiments, si j'ai bien com-
pris l'existence du capitaine, le Nautilus n'est pas seulement un navire.
Ce doit être un lieu de refuge pour ceux qui, comme son commandant,
ont rompu toute relation avec la terre.
Conseil, mais enfin le Nautilus ne peut contenir qu'un
— Peut-être, dit
certain nombre d'hommes, et monsieur ne pourrait-il évaluer ce maximum?
—Comment cela, Conseil ?
—Par le calcul. Etant donnée la capacité du navire que monsieur con-
naît, et, par conséquent, la quantité d'air qu'il renferme; sachant d'autre
part ce que chaque homme dépense dans l'acte de la respiration, et compa-
rant ces résultats avec la nécessité où le Nautilus est de remonter toutes les
vingt-quatreheures... »
La phrase de Conseil n'en finissait pas, mais je vis bien où il voulait en
venir.
« Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-là, facile à établir d'ailleurs,
ne peut donner qu'un chiffre très-incertain.
— N'importe, reprit Ned Land, en insistant.
— Voici le calcul, répondis-je. Chaque homme dépense en une heure
l'oxygène contenu dans cent litres d'air, soit en vingt-quatre heures l'oxy-
gène contenu dans deux mille quatre cents litres. Il faut donc chercher
combien de fois le Nautilus renferme deux mille quatre cent litres d'air.
—Précisément, dit Conseil.
—Or, repris-je, la capacité du Nautilus étant de quinze cents tonneaux,
et celle du tonneau de mille litres, le Nautilus renferme quinze cent mille
litres d'air, qui, divisés par deux mille quatre cents... »
Je calculai rapidement au crayon :
« ... donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revient à dire que
l'air contenu dans le Nautilus pourrait rigoureusement suffire à six cent
vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures.
—Six cent vingt-cinq ! répéta Ned.
— Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagers que marins
ou officiers, nous ne formons pas la dixième partie de ce chiffre.
Cest encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil.
—Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la patience,
— Et même mieux que la patience, répondit Conseil, la résignation. »
Conseil avait employé le mot juste.
« Après tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas aller toujours
sud Il faudra bien quil sarrête, ne fut-ce au
!
que devant la banquise, et
qu'il revienne vers des mers plus civilisées ! Alors, il re-
sera temps de
prendre les projets de Ned Land. »
Le Canadien secoua la tète, passa la main
sur son front, ne répondit pas,
et se retira.
« Que monsieur me permette de lui faire une observation.
me dit
alors Conseil. Ce pauvre Ned pense à tout qu'il
ce ne peut pas avoir. Tout
lui revient de sa vie passée. Tout lui semble regrettable de ce
qui nous est
interdit. Ses anciens souvenirs l'oppressent et il le
a coeur gros. Il faut
le comprendre, Qu'est-ce qu'il à faire ici? Rien. Il n'est
a pas un savant
comme monsieur, et ne saurait prendre le même goût que
nous aux choses
admirables de la mer. Il risquerait tout
pour pouvoir entrer dans une ta-
verne de son pays ! »
Il est certain que la monotonie du bord devait
paraître insupportable au
Canadien, habitué à une vie libre et active. Les événements
qui pouvaient le
passionner étaient rares. Cependant,
ce jour là, un incident vint lui rap-
peler ses beaux jours de harponneur.
Vers onze heures du matin, étant à la surface de l'Océan,
le Nautilus
tomba au milieu d'une troupe de baleines. Rencontre qui
ne me surprit pas,
car je savais que ces animaux, chassés à outrance, se sont réfugiés dans
les bassins des hautes latitudes.
Le rôle joué par la baleine dans le monde marin, et
son influence sur les
découvertes géographiques, ont été considérables. C'est
elle, qui, entraî-
nant à sa suite, les Basques d'abord, puis les Asturiens, les Anglais
et les
Hollandais, les enhardit contre les dangers de l'Océan
et les conduisit d'une
extrémité de la terre à l'autre. Les baleines aiment à fréquenter les
trales et boréales. D'anciennes légendes prétendent mers aus-
même que ces cétacés
amenèrent les pêcheurs jusqu'à sept lieues seulement du pôle nord; Si
le
fait est faux, il
sera vrai un jour, et c'est probablement ainsi, en chassant
la baleine dans les régions arctiques
ou antarctiques, que les hommes
atteindront ce point inconnu du globe.
Nous étions assis
sur la plate-forme par une mer tranquille. Mais le
mois d'octobre de ces latitudes nous donnait de belles journées d'automne.
Ce fut le Canadien, — il ne pouvait s'y tromper, — qui signala une baleine
à l'horizon dans l'est. En regardant attentivement, on voyait son dos noi-
râtre s'élever et s'abaisser alternativement au-dessus des flots, a cinq milles
du Nantilus.
« Ah ! s'écria Ned Land, si j'étais à bord d'un
baleinier, voilà une ren-
contre qui me ferait plaisir ! C'est un animal de grande taille ! Voyez avec
quelle puissance ses évents rejettent des colonnes d'air et de vapeur! Mille
diables ! pourquoi faut-il que je sois enchaîné sur ce morceau de tôle !
Quoi ! Ned, répondis-je, vous n'êtes pas encore revenu de vos vieilles

idées de pêche?
Est-ce qu'un pêcheur de baleines, monsieur, peut oublier son

ancien métier ? Est-ce qu'on se lasse jamais des émotions d'une pareille
chasse?
—Vous n'avez jamais pêché dans ces mers, Ned ?
—Jamais, monsieur. Dans les mers boréales seulement, et autant
dans le détroit de Bering que dans celui de Davis.
—Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C'est la baleine
franche que vous avez chassée jusqu'ici, et elle ne se hasarderait pas à pas-
ser les eaux chaudes de l'Équateur.
Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous là? répliqua le Cana-

dien d'un ton passablement incrédule.
—Je dis ce qui est.
—Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilà deux
ans et demi, j'ai amariné près du Groenland une baleine qui portait
encore dans son flanc le harpon poinçonné d'un baleinier de Bering. Or,
je vous demande, commentaprès avoir été frappé à l'ouest de l'Amérique,
l'animal serait venu se faire tuer à l'est, s'il n'avait, après avoir doublé,
soit le cap Horn, soit le cap de Bonne Espérance, franchi l'Équateur ?
—Je pense comme l'ami Ned, dit Conseil, et j'attends ce que répondra
monsieur.
—Monsieur vous répondra, mes amis, que les baleines sont localisées,
suivant leurs espèces, dans certaines mers qu'elles ne quittent pas. Et si
l'un de ces animaux est venu du détroit de Bering dans celui de Davis,
c'est tout simplement parce qu'il existe un passage d'une mer à l'autre
soit sur les côtes de l'Amérique, soit sur celles de l'Asie.
Faut-il vous croire? demanda le Canadien, en fermant un oeil.

— Il faut croire monsieur, répondit Conseil.
dans ces
— Dès-lors, reprit le Canadien, puisque je n'ai jamais pêché
parages, je ne connais point les baleines qui les fréquentent?

Je vous l'ai dit, Ned.
—Raison de plus pour faire leur connaissance, répliqua Conseil.
Voyez! voyez! s'écria le Canadien, la voix émue. Elle s'approche !
Elle vient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre
elle! »
Ned frappait du pied. Sa main frémissait en brandissant un harpon ima-
ginaire.
« Ces cétacés, demanda-t-il,
sont-ils aussi gros que ceux des mers bo-
réales?
—A peu près, Ned.
C'est que j'ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines qui

mesuraient jusqu'à cent pieds de longueur ! Je me suis même laissé dire
que le Hullamock et l'Umgallick des îles Aléoutiennes dépassaient quel-
quefois cent cinquante pieds.
—Ceci me parait exagéré, répondis-je. Ces animaux ne sont que des
baleinoptères, pourvus de nageoires dorsales, et de même que les cacha-
lots, ils sont généralement plus petits que la baleine franche.
Ah ! s'écria le Canadien, dont les regards ne quittaient pas l'Océan,

elle se rapproche, elle vient dans les eaux du Nautilus ! »
Puis, reprenant sa conversation :
« Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d'une petite
bête ! On cite
cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cétacés intelligents.
Quelques-uns, dit-on, se couvrent d'algues et de fucus. On les prend pour
des îlots. On campe dessus, on s'y installe, on fait du feu...
—On y bâtit des maisons, dit Conseil.
—Oui, farceur, répondit Ned Land. Puis, un beau jour l'animal plonge
et entraîne tous ses habitants au fond de l'abime.
—Comme dans les voyages de Simbad le marin, répliquai-je en riant.
—Ah! maître Land, il paraît que vous aimez les histoires extraordi-
naires ! Quels cachalots que les vôtres ! J'espère que vous n'y croyez pas!
—Monsieur le naturaliste, répondit sérieusement le Canadien, il faut tout
croire de la part des baleines ! — Comme elle marche, celle-ci ! Comme
elle se dérobe ! — On prétend que ces animaux-là peuvent faire le tour
du monde en quinze jours,
—Je ne dis pas non.
—Mais, ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, c'est
que, au commencement du monde, les baleines filaient plus rapidement
encore.
—Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela?
—Parce qu'alors, elles avaient la queue en travers, comme les poissons,
c'est-à-dire que cette queue, comprimée verticalement, frappait l'eau de
gauche à droite et de droite à gauche. Mais le Créateur, s'apercevant qu'elles
marchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-là, elles bat-
tent les flots de haut en bas au détriment de leur rapidité.
—Bon, Ned, dis-je, en reprenant une expression du Canadien, faut-il
vous croire ?
—Pas trop, répondit Ned Land, et pas plus que si je vous disais qu'il
existe des baleines longues de trois cents pieds et pesant cent mille li-
vres.
— C'est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant, il faut avouer que cer-
tains cétacés acquièrent un développement considérable, puisque, dit-on,
ils fournissent jusqu'à cent vingt tonnes d'huile.
— Pour ça, je l'ai vu, dit le Canadien.
—Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines baleines éga-
lent en grosseur cent éléphants.Jugez des effets produits par une telle masse
lancée à toute vitesse !
— Est-il vrai, demanda Conseil, qu'elles peuvent couler des navires?
—Des navires, je ne le crois pas, répondis-je. On raconte, cependant,
qu'en 1820, précisément dans ces mers du sud, une baleine se précipita sur
l'Essex et le fit reculer avec une vitesse de quatre mètres par seconde. Des
lames pénétrèrent par l'arrière, et l'Essex sombra presque aussitôt. »
Ned me regarda d'un air narquois.
« Pour mon compte, dit-il, j'ai reçu un coup de queue de baleine, —
dans mon canot, cela va sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons été
lancés à une hauteur de six mètres. Mais auprès de la baleine de monsieur
le professeur, la mienne n'était qu'un baleineau.
— Est-ce que ces animaux là vivent longtemps ? demanda Conseil.
—Mille ans, répondit le Canadien sans hésiter.
—Et comment le savez-vous, Ned ?
—Parce qu'on le dit.
—Et pourquoi le dit-on ?
—Parce qu'on le sait.
—Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonne-
ment sur lequel on s'appuie. Il y a quatre cents ans, lorsque les pêcheurs
chassèrent pour la première fois les baleines, ces animaux avaient une taille
supérieure à celle qu'ils acquièrent aujourd'hui. On suppose donc, assez
logiquement, que l'infériorité des baleines actuelles vient de ce qu'elles
n'ont pas eu le temps d'atteindre leur complet développement. C'est ce qui
a fait dire à Buffon que ces cétacés pouvaient et devaient même vivre mille
ans. Vous entendez? »
Ned Land n'entendait pas. Il n'écoutait plus. La baleine s'approchait
toujours. Il la dévorait des yeux.
« Ah! s'écria-t-il, ce n'est plus une baleine, c'est dix, c'est vingt
c'est un troupeau tout entier! Et ne pouvoir rien faire ! Etre là pieds et
poings liés !
— Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander au capitaine
Nemo la permission de chasser ?.. »
Conseil n'avait pas achevé sa phrase, que Ned Land s'était affalé
par le
panneau et courait à la recherche du capitaine. Quelques instants après,
tous deux reparaissaient sur la plate-forme.
Le capitaine Nemo observa le troupeau de cétacés qui
se jouait sur les
eaux à un mille du Nautilus.
« Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a là la fortune d'une flotte de
baleiniers.
Eh ! bien, monsieur, demanda le Canadien, pourrais-je leur donner
ne
la chasse, ne fût-ce que pour ne pas oublier
mon ancien métier de harpon-
neur ?
A quoi bon, répondit le capitaine Nemo, chasser uniquement
pour
détruire ! Nous n'avons que faire d'huile de baleine à bord.
—Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer Rouge,
vous
nous avez autorisés à poursuivre un dugong !
—Il s'agissait alors de procurer de la viande fraîche à mon équipage.
Ici, ce serait tuer pour tuer. Je sais bien
que c'est un privilége réservé à
lhomme, mais jenadmets pas ces passe-temps meurtriers. En détruisant
la baleine australe comme la baleine franche, êtres inoffensifs et bons,
vos
pareils, maitre Land, commettent une action blamable. C'est ainsi qu'ils
ont déjà dépeuplé toute la baie de Baffin, et qu'ils anéantiront
une classe
danimaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cétacés. Ils ont
bien assez de leurs ennemisnaturels, les cachalots, les espadons et les scies,
sans que vous vous en mêliez. »
Je laisse à imaginer la figure que faisait le Canadien pendant
ce cours de
morale. Donner de semblables raisons à un chasseur, c'était perdre
ses pa-
roles. Ned Land regardait le capitaine Nemo et
ne comprenait évidem-
ment pas ce quil voulait lui dire. Cependant, le capitaine avait raison.
Lacharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs fera disparaitre jour
un
la dernière baleine de l'Océan.
Ned Land siffla entre les dents
son Yankee doodle, fourra ses mains dans
ses poches et nous tourna le dos.
Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de cétacés, et s'adres-
sant à moi :
« J'avais raison de prétendre, que sans compter l'homme, les baleines
ont assez d'autres ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire à forte partie
avant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, à huit milles sous le vent
ces points noirâtresqui sont en mouvement?
—Oui, capitaine, répondis-je.
—Ce sont des cachalots, animaux terribles que j'ai quelquefois rencon-
trés par troupes de deux ou trois cents ! Quant à ceux-là, bêtes cruelles et
malfaisantes, on a raison de les exterminer. »
Le Canadien se retourna vivement à ces derniers mots.
des
« Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans l'intérêt même
baleines...
Inutile de s'exposer, monsieur le professeur. Le Nautilus suffira à

disperser ces cachalots. Il est armé d'un éperon dacier qui vaut bien le
harpon de maitre Land, j'imagine. »
Le Canadien ne se gêna pas pour hausser les épaules. Attaquer des cé-
tacés à coups d'éperon ! qui avait jamais entendu parler de cela ?
« Attendez, monsieur
Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vous mon-
trerons une chasse que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitié pour
ces féroces cétacés. Ils ne sont que bouche et
dents ! »
Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocé-
phale, dont la taille dépasse quelquefois vingt-cinq mètres. La tête énorme
de ce cétacé occupe environ le tiers de son corps. Mieux armé que la ba¬
leine, dont la mâchoire supérieure est seulement garnie de fanons
il est
muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimètres, cylindri-
ques et coniques à leur sommet, et qui pèsent deux livres chacune. C'est à la
partie supérieure de cette énorme tête et dans de grandes cavités séparées
par des cartilages, que se trouvent trois à quatre cents kilogrammes de
cette huile précieuse, dite « blanc de baleine ». Le cachalot est
un animal
disgracieux, plutôt têtard que poisson, suivant la remarque de Frédol.
Il
est mal construit, étant pour ainsi dire « manqué dans toute la
» partie
gauche de sa charpente, et n'y voyant guère que de l'oeil droit.
Cependant, le monstrueux troupeau s'approchaittoujours. Il avait
aperçu
les baleines et se préparait à les attaquer. On pouvait préjuger, d'avance
la victoire des cachalots, non seulement parce qu'ils sont mieux bâtis
l'attaque que leurs inoffensifs adversaires, mais aussi pour
parce qu'ils peuvent
rester plus longtemps sous les flots, sans venir respirer à leur surface.
Il n'était que temps d'aller au secours des baleines. Le Nautilus
se mit
entre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous primes place devant les vitres
du salon. Le capitaine Nemo se rendit près du timonnier
pour manoeuvrer
son appareil comme un engin de destruction. Bientôt, je sentis les batte-
ments de l'hélice se précipiter et notre vitesse s'accroître.
Le combat était déjà commencéentre les cachalots et les baleines, lorsque
le Nautilus arriva. Il manoeuvra de manière à
couper la troupe des macro-
céphales. Ceux-ci, tout dabord, se montrèrent
peu émus à la vue du nou-
veau monstre qui se mêlait à la bataille. Mais bientôt ils durent
se garer de
ses coups.
Quelle lutte! Ned Land lui-même, bientôt enthousiasmé,
finit par battre
des mains. Le Nautilus n'était plus qu'un harpon formidable,
brandi par
la main de son capitaine. Il se lançait contre
ces masses charnues et les tra-
versait de part en part, laissant après son
passage deux grouillantes moitiés
danimal. Les formidables coups de queue qui frappaient
les sentait pas. Les chocs qu'il produisait, ses flancs il ne
pas davantage. Un cachalot exter-
miné, il courait à un autre, virait
sur place pour ne pas manquer sa proie,
allant de avant, de l'arrière, docile à
son gouvernail, plongeant quand le
cétacé senfonçait dans les couches profondes,
remontant avec lui lorsqu'il
revenait à la surface, le frappant de plein
ou d'écharpe, le coupant ou le
échirant, et dans toutes les directions et
sous toutes les allures, le perçant
de son terrible éperon.
Quel carnage! Quel bruit à la surface flots !
des Quels sifflements aigus
et quels ronflements particuliers à
ces animaux épouvantés ! Au milieu de ces
couches ordinairement si paisibles, leur
queue créait de véritables houles.
en an une heure se prolongeacet homérique
massacre, auquel les ma¬
crocéphales ne pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix
ou douze réunis
essayèrent décraser le Nautilus sous leur masse. On voyait, la
à vitre, leur
gueule énorme pavée de dents, leur oeil formidable. Ned Land, ne
qui se
possédait plus, les menaçait et les injuriait. On sentait qu'ils
se crampon-
naient à notre appareil, comme des chiens qui coiffent
un ragot sous les
taillis. Mais le Nautilus, forçant son hélice, les emportait, les
entraînait,
ou les ramenait vers le niveau supérieur des eaux, sans se soucier ni de
leur poids énorme, ni de leurs puissantes étreintes.
Enfin la masse des cachalots s'éclaircit. Les flots redevinrent
tran-
quilles. Je sentis que nous remontions à la surface de l'Océan. Le
panneau
fut ouvert, et nous nous précipitâmes sur la plate-forme.
La mer était couverte de cadavres mutilés. Une explosion formidable
n'eût pas divisé, déchiré, déchiqueté
avec plus de violence ces masses char-
nues. Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuâtres
sur le dos,
blanchâtres sous le ventre, et tout bossués d'énormes protubérances. Quel-
ques cachalots épouvantés fuyaient à l'horizon. Les flots étaient teints
en
rouge sur un espace de plusieurs milles, et le Nautilus flottait au milieu
dune mer de sang.
Le capitaine Nemo nous rejoignit.
« Eh bien, maître Land ?, dit-il.
—Eh bien, monsieur, répondit le Canadien, chez lequel l'enthousiasme
sétait calmé, cest un spectacle terrible, en effet. Mais je
ne suis pas un
boucher, je suis un chasseur, et ceci n'est qu'une boucherie.
— C'est un massacre d'animaux malfaisants, répondit le capitaine, et le
Nautilus n est pas un couteau de boucher.
— J'aime mieux mon harpon, répliqua le Canadien.
—Chacun son arme, » repondit le capitaine,
en regardant fixement
Ned Land.
Je craignais que celui-ci ne se laissât emporter à quelque violence qui
aurait eu des conséquences déplorables. Mais sa colère fut détournée
par la
vue d'une baleine que le Nautilus accostait en ce moment.
Lanimalnavait pu échapper à la dent des cachalots. Je reconnus la ba-
leine australe, à tête déprimée, qui est entièrement noire. Anatomi-
quement, elle se distingue de la baleine blanche et du Nord-Caper par
la soudure des sept vertèbres cervicales, et elle compte deux côtes de
plus que ses congénères. Le malheureux cétacé, couché
sur le flanc, le
ventre troué de morsures, était mort. Au bout de sa nageoire mutilée pen-
dait encore un petit baleineau qu'il n'avait
pu sauver du massacre. Sa
bouche ouverte laissait couler l'eau qui murmurait
comme un ressac à
travers ses fanons.
Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus près du cadavre de l'animal.
Deux de ses hommes montèrent sur le flanc de la baleine, et je vis, non
sans étonnement, qu'ils retiraient de ses
mamelles tout le lait qu'elles con-
tenaient, c'est-à-dire la valeur de deux à trois tonneaux.
Le capitaine m'offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je ne pus m'empê-
cher de lui marquer ma répugnance pour ce breuvage. Il massura que ce
lait était excellent, et qu'il ne se distinguait en aucune façon du lait de
vache.
Je le goûtai et je fus de son avis. C'était donc pour nous une réserve
utile, car, ce lait, sous la forme de beurre salé ou de fromage, devait appor-
ter une agréable variété à notre ordinaire.
De ce jour là, je remarquai avec inquiétude que les dispositions de
Ned Land envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises,
et je résolus de surveiller de près les faits et gestes du Canadien.

CHAPITRE XIII.

LA BANQUISE.

Le Nautilus avait repris son imperturbable direction vers le sud. Il


suivait le cinquantième méridien avec une vitesse considérable. Voulait-il
donc atteindre le pôle? Je ne le pensais pas, car jusqu'ici toutes les
tentatives pour s'élever jusqu'à ce point du globe avaient échoué. La sai-
son, d'ailleurs, était déjà fort avancée, puisque le 13 mars des terres antarc-
tiques correspond au 13 septembre des régions boréales, qui commence
la période équinoxiale.
Le 14 mars, j'aperçus des glaces flottantes par 55° de latitude, simples
débris blafards de vingt à vingt-cinq pieds, formant des écueils sur lesquels
la mer déferlait. Le Nautilus se maintenait à la surface de l'Océan. Ned
Land, ayant déjà pêché dans les mers arctiques, était familiarisé avec
ce spectacle des ice-bergs. Conseil et moi, nous l'admirions pour la pre-
mière fois.
Dans l'atmosphère, vers l'horizon du sud, s'étendait une bande blanche
d'un éblouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donné le nom de
« ice-blinck.
» Quelque épais que soient les nuages, ils ne peuvent l'ob-
scurcir. Elle annonce la présence d'un pack ou banc de glace.
En effet, bientôt apparurent des blocs plus considérables dont l'éclat se
modifiait suivant les caprices de la brume. Quelques-unes de ces masses
montraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eût tracé les
lignes ondulées. D'autres, semblables à d'énormes améthystes, se laissaient
pénétrer par la lumière. Celles-ci réverbéraient les rayons du jour sur les
mille facettes de leurs cristaux. Celles-là, nuancées des vifs reflets du cal-
caire, auraient suffi à la construction de toute une ville de marbre.
Plus nous descendions au sud, plus ces îles flottantes gagnaient en
nombre et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers.
C'étaient des pétrels, des damiers, des puffins, qui nous assourdissaient de
leurs cris. Quelques-uns, prenant le Nautilus pour le cadavre d'une ba-
leine, venaient s'y reposer et piquaient de coups de bec sa tôle sonore.
Pendant cette navigatien au milieu des glaces, le capitaine Nemo se tint
souvent sur la plate-forme. Il observait avec attention ces parages aban-
donnés. Je voyais son calme regard s'animer parfois. Se disait-il que dans
ces mers polaires interdites à l'homme, il était là chez lui, maître
de ces
infrachissables espaces? Peut-être. Mais il ne parlait pas. Il restait im-
mobile, ne revenant à lui que lorsque ses instincts de manoeuvrier repre-
naient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus avec une adresse con-
sommée, il évitait habilement le choc de ces masses dont quelques-unes
mesuraient une longueur de plusieurs milles sur une hauteur qui variait
de soixante-dix à quatre-vingts mètres. Souvent l'horizon paraissait en-
tièrement fermé. A la hauteur du soixantième degré de latitude, toute
passe avait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trou-
vait bientôt quelque étroite ouverture par laquelle il se glissait audacieuse-
ment, sachant bien, cependant, qu'elle se refermerait derrière lui.
Ce fut ainsi que le Nautilus, guidé par cette main habile, dépassa toutes
ces glaces, classées, suivant leur forme ou leur grandeur, avec une préci-
sion qui enchantait Conseil : ice-bergs ou montagnes, ice-fields ou champs
unis et sans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champs brisés,
nommés palchs quand ils sont circulaires, et streams lorsqu'ils sont faits
de morceaux allongés.
La température était assez basse. Le thermomètre, exposé à lair exté-
rieur, marquait deux à trois degrés au-dessous de zéro. Mais nous étions
chaudement habillés de fourrures, dont les phoques ou les ours marins
avaient fait les frais. L'intérieur du Nautilus, régulièrement chauffé par
ses appareils électriques, défiait les froids les plus intenses. D'ailleurs, il
lui eût suffi de s'enfoncer à quelques mètres au-dessous des flots pour y
trouver une température supportable.
Deux mois plus tôt, nous aurions joui sous cette latitude d'un jour per-
pétuel ; mais déjà la nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et plus
tard, elle devait jeter six mois d'ombre sur ces régions circompolaires
Le 15 mars, la latitude des îles New-Sethland et des Orkney du Sud
fut
dépassée. Le capitaine m'apprit qu'autrefois de nombreuses tribus
de
phoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers anglais et américains
dans leur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles
pleines, là où existait l'animation de la vie, avaient laissé après
eux le
silence de la mort»
Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nautilus, suivant le cinquante
cinquième méridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces
nous
entouraient de toutes parts et fermaient l'horizon. Cependant, le capitaine
Nemo, marchait de passe en
passe et s'élevait toujours.
« Mais où va-t-il ? demandai-je.
— Devant lui, répondait Conseil. Après tout, lorsqu'il ne pourra pas
aller plus loin, il s'arrêtera.

Je n'en jurerais pas » répondis-je.
!

Et, pour être franc, javouerai que cette excursion aventureuse


ne me
déplaisait point. A quel degré m'émerveillaient les beautés de
ces régions
nouvelles, je ne saurais l'exprimer. Les glaces prenaient des
attitudes
superbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale,
avec ses minarets
et ses mosquées innombrables. Là, une cité écroulée et
comme jetée à terre
par une convulsion du sol. Aspects incessamment variés par les obliques
rayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des
de neige. Puis, de toutes parts des détonations, des ouragans
éboulements, de
grandes culbutes d'ice-bergs, qui changeaient le décor
comme le paysage
d'un diorama.
Lorsque le Nautilus était immergé
au moment où se rompaient ces
équilibres, le bruit se propageait
sous les eaux avec une effrayante inten-
sité, et la chute de ces masses créait de redoutables
remous jusque dans les
couches profondes de l'Océan. Le Nautilus roulait et tangroulait
et tanguait alors comme
un navire abandonne à la furie des éléments.
Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais
étions
définitivement prisonniers; mais, l'instinct le guidant, que nous
sur le plus léger
indice le capitaine Nemo découvrait des
passes nouvelles. Il ne se trom-
pait jamais en observant les minces filets d'eau bleuâtre qui sillonnaient
les ice-fields. Aussi ne mettais-je
pas en doute qu'il n'eût aventuré déjà
le Nautilus au milieu des mers antarctiques.
Cependant, dans la journée du 16 mars, les champs de glace
nous bar-
rèrent absolument la route. Ce n'était pas
encore la banquise, mais de
vastes ice-fields cimentés par le froid. Cet obstacle pouvait arrêter le
ne ca-
pitaine Nemo, et il se lança contre l'ice-field
avec une effroyable violence.
Le Nautilus entrait comme un coin clans cette masse friable, et la divisait
avec des craquements terribles. C'était l'antique bélier poussé par
infinie. Les débris une
puissance de glace, haut projetés, retombaient en grêle
autour de nous. Par sa seule force d'impulsion, notre appareil
se creu-
sait un chenal. Quelquefois, emporté par son élan, il montait
sur le
champ de glace et lécrasait de son poids, ou par instants, enfourné
l'ice-field, il le divisait par un simple mouvement de tangage qui sous
produi-
sait de larges déchirures.
Pendant ces journées, de violents grains
nous assaillirent. Par certaines
brumes épaisses, on ne se fût pas vu d'une extrémité de la plate-forme
à
Le
l'autre. vent sautait brusquement à tous les points du
compas. La neige
s'accumulait en couches si dures qu'il fallait la briser à
coups de pics.
Rien qu'à la température de cinq degrés au-dessous de zéro,
toutes les par-
ties extérieures du Nautilus se recouvraient de glaces. Un gréement
n'au-
rait pu se manoeuvrer, car tous les garants eussent été
engagés dans la
gorges des poulies. Un bâtiment sans voiles et mû par un moteur élec-
trique qui se passait de charbon, pouvait seul affronter d'aussi hautes
latitudes.
Dans ces conditions, le baromètre tint généralement très-bas.
se Il tomba
même à 73° 5'. Les indications de la boussole n'offraient
plus aucune
garantie. Ses aiguilles affolées marquaient des directions contradictoires,
en sapprochant du pôle magnétique méridional qui
ne se confond pas
avec le sud du monde. En effet, suivant Hansten, ce pôle est situé à
peu
près par 70° de latitude et 130° de longitude, et d'après les observations de
Duperrey, par 135° de longitude et 70° 30' de latitude. Il fallait
faire alors
des observations nombreuses
sur les compas transportés à différentes parties
du navire et prendre
une moyenne. Mais souvent, on s'en rapportait à
lestime pour relever la route
parcourue, méthode peu satisfaisante au
milieu de ces passes sinueuses dont les points de
repère changent inces-
samment.
Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles, le
Nautilus se vit
définitivement enrayé. Ce n'étaient plus ni les streams,
ni les palks, ni
les ice-fields, mais
une interminable et immobile barrière formée de mon-
tagnes soudées entre elles.
« La banquise ! » me dit le Canadien.
Je compris que
pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui
nous avaient précédé, c'était l'infranchissable obstacle. Le soleil
ayant un
instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint
une observation assez
exacte qui donnait notre situation
par 51° 30' de longitude et 67° 39' de
atitude méridionale. Cétait déjà point
un avancé des régions antarctiques.
De mer, de surface liquide, il n'y avait plus apparence devant nos yeux.
Sous l'éperon du Nautilus s'étendait une vaste plaine tourmentée, en-
chevêtrée de blocs confus, avec tout ce pêle-mêle capricieux qui carac-
térise la surface d'un fleuve quelque temps avant la débâcle des glaces,
mais sur des proportions gigantesques. Çà et là, des pics aigus, des
aiguilles déliées s'élevant à une hauteur de deux cents pieds ; plus loin,
suite de falaises taillées à pic et revêtues de teintes grisâtres, vastes
une
miroirs qui reflétaient quelques rayons de soleil à demi noyés dans les
brumes. Puis, sur cette nature désolée, un silence farouche, à peine rompu
le battement d'ailes des pétrels ou des puffins. Tout était gelé alors,
par
même le bruit.
Le Nautilus dut donc s'arrêter dans son aventureuse course au milieu
des champs de glace.
« Monsieur, me dit ce jour-là Ned Land, si votre capitaine va plus loin !
—Eh bien?
—Ce sera un maître homme.
— Pourquoi, Ned ?
—Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant,votre
capitaine ; mais, mille diables ! il n'est pas plus puissant que la nature, et
là où elle a mis des bornes, il faut
que l'on s'arrête bon gré mal gré.
—En effet, Ned Land, et cependant j'aurais voulu savoir ce qu'il y a
derrière cette banquise ! Un mur, voilà qui m'irrite le plus !
ce
Monsieur a raison, dit Conseil. Les mursnont été inventés que pour
les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part.
agacerBon
! fit le Canadien.
Derrière cette banquise, on sait bien ce qui se
trouve.
—Quoi donc? demandai-je.
—De la glace, et toujours de la glace !
Vous êtes certain de ce fait, Ned, répliquai-je, mais moi je ne le
suis pas. Voilà pourquoi je voudrais aller voir.
Eh bien, monsieur le professeur, répondit le Canadien, renoncez à
cette idée. Vous êtes arrivé à la banquise, ce qui est
déjà suffisant, et
n'irez plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni son Nautilus. Et qu'il
vous pas
le veuille ou non, nous reviendrons vers le nord,
c'est-à-dire au pays des
honnêtes gens. »
Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que les navires ne
seront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devront s'arrêter
devant la banquise.
En effet, malgré ses efforts, malgré les moyens puissants employés pour
disjoindre les glaces, le Nautilus fut réduit à l'immobilité. Ordinairement,
qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici,
revenir était aussi impossible qu'avancer, car les passes s'étaient refermées
derrière nous, et pour peu que notre appareil demeurât stationnaire, il ne
tarderait pas à être bloqué. Ce fut même ce qui arriva vers deux heures du
soir, et la jeune glace se forma sur ses flancs avec une étonnante
rapidité. Je
dus avouer que la conduite du capitaine Nemo était plus
quimprudente.
J'étais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine qui observait la
situation depuis quelques instants, me dit :
Et bien, monsieur le professeur, qu'en pensez-vous ?
«
—Je pense que nous sommes pris, capitaine.
—Pris! Et comment l'entendez-vous ?
J'entends que nous ne pouvons aller ni en avant ni en arrière, ni
les
d'aucun côté. C'est, je crois, ce qui s'appelle « pris », du moins sur
continents habités.
—Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilus ne pourra
pas se dégager?
Difficilement, capitaine, car la saison est déjà trop avancée pour que
vous comptiez sur une débâcle des
glaces.
monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo d'un ton
Ah !
qu'empêchements
ironique, vous serez toujours le même ! Vous ne voyez
obstacles Moi, je affirme que non-seulement le Nautilus se en-
et ! vous
gagera, mais qu'il ira plus loin encore !
—Plus loin au sud? demandai-je en regardant le capitaine.
—Oui, monsieur, il ira au pôle.
—Au pôle ! m'écriai-je, ne pouvant retenir un mouvement d'incrédulité.
— Oui ! répondit froidement le capitaine, au pôle antarctique, à ce point
inconnu où se croisent tous les méridiens du globe. Vous savez si je fais
du Nautilus ce que je veux. »
Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu'à la témérité!
Mais vaincre ces obstacles qui hérissent le pôle sud, plus inaccessible
que
ce pôle nord non encore atteint par les plus hardis navigateurs, n'était-ce
pas une entreprise absolument insensée, et que, seul, l'esprit d'un fou
pouvait concevoir !
Il me vint alors à l'idée de demander au capitaine Nemo s'il avait
déjà découvert ce pôle que n'avait jamais foulé le pied d'une créature
humaine.
« Non, monsieur, me répondit-il, et nous le découvrirons ensemble. Là
où dautres ont échoué, je n'échouerai pas. Jamais je n'ai promené
mon
Nautilus aussi loin sur les mers australes ; mais, je
vous le répète, il ira plus
loin encore.
—Je veux vous croire, capitaine, repris-je d'un ton un peu ironique.
Je vous crois ! Allons en avant ! Il n'y a pas d'obstacles pour nous ! Brisons
cette banquise ! Faisons-la sauter, et si elle résiste, donnons des ailes
au
Nautilus, afin qu'il puisse passer par dessus !
—Par dessus ? monsieur le professeur, répondit tranquillement le capi-
taine Nemo. Non point par dessus, mais par dessous.
—Par dessous ! » m'écriai-je.
Une subite révélation des projets du capitaine venait d'illuminer
mon
esprit. J'avais compris. Les merveilleuses qualités du Nautilus allaient le
servir encore dans cette surhumaine entreprise !
« Je vois que nous commençons à nous entendre, monsieur le profes-
seur, me dit le capitaine, souriant à demi. Vous entrevoyez déjà la possi-
bilité, — moi, je dirai le succès,
— de cette tentative. Ce qui est imprati-
cable avec un navire ordinaire devient facile
au Nautilus. Si un continent
émerge au pôle, il s'arrêtera devant ce continent. Mais si
au contraire,
cest la mer libre qui le baigne, il ira au pôle même !
—En effet, dis-je, entraîné par le raisonnement du capitaine, si la
face de la mer est solidifiée
sur-
par les glaces, ses couches inférieures sont
libres, par cette raison providentielle qui placé
a à un degré supérieur à
celui de la congélation le maximum de densité de l'eau de
mer. Et, si je
ne me trompe, la partie immergée de cette banquise est à la partie émer-
geante comme quatre est à un?
—A peu près, monsieur le professeur. Pour un pied que les ice-bergs
ont au-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces mon-
tagnes de glaces ne dépassent pas une hauteur de cent mètres, elles ne s'en-
foncent que de trois cents. Or, qu'est-ce que trois cents mètres pour le
Nautilus ?
— Rien, monsieur.
profondeur plus grande cette
— Il pourra même aller chercher à une
température uniforme des eaux marines, et là nous braverons impuné-
ment les trente ou quarante degrés de froid de la surface.
—Juste, monsieur, très-juste, répondis-je en m'animant.
—La seule difficulté, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieurs
jours immergés sans renouveler notre provision d'air.
cela ? répliquai-je. Le Nautilus à de vastes réservoirs,
— N'est-ce que
nous les remplirons, et ils nous fourniront tout l'oxygène dont nous aurons
besoin.
—Bien imaginé, monsieur Aronnax, répondit en souriant le capitaine.
Mais ne voulant pas que vous puissiez m'accuser de témérité, je vous sou-
mets d'avancetoutes mes objections.
—En avez-vous encore à faire?
—Une seule. Il est possible, si la mer existe au pôle sud, que cette mer
soit entièrement prise, et, par conséquent, que nous ne puissions revenir
à sa surface !
—Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus est armé d'un redou-
table éperon, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces
champs de glace qui s'ouvriront au choc?
—Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idées aujourd'hui !
— D'ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m'enthousiasmant de plus belle,
pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pôle sud comme au
pôle nord ? Les pôles du froid et les pôles de la terre ne se confondent ni
dans l'hémisphère austral ni dans l'hemisphère boréal, et jusqu'à preuve
contraire, on doit supposer ou un continent ou un océan dégagé de glaces
à ces deux points du globe.
—Je le crois aussi, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo. Je
vous ferai seulement observer qu'après avoir émis tant d'objections contre
mon projet, maintenant vous m'écrasez d'arguments en sa faveur. »
Le capitaine Nemo disait vrai. J'en étais arrivé à le vaincre en audace !
Cétait moi qui l'entraînais au pôle ! Je le devançais, je le distançais...
Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et
le contre de la question, et il s'amusait a te voir emporté dans les rêveries
de l'impossible !
Cependant, il n'avait pas perdu un instant. A un signal le second parut.
Ces deux hommes s'entretinrent rapidement dans leur incompréhensible
langage, et soit que le second eût été antérieurement prévenu, soit qu'il
trouvât le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise.
Mais si impassible quil lut il ne montra pas une plus complète impassi-
bilité que Conseil,lorsque j'annonçai à ce digne garçon notre intention de
pousser jusqu'au pôle sud. Un « comme il plaira à monsieur » accueillit
ma communication, et je dus m'en contenter. Quant à Ned Land, si jamais
épaules se levèrent haut, ce furent celles du Canadien.
« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vous
me faites pitié !
—Mais nous irons au pôle, maître Ned.
—Possible, mais vous n'en reviendrez pas ! »
Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne pas faire un malheur,
»
dit-il en me quittant.
Cependant, les préparatifs de cette audacieuse tentative venaient de
commencer. Les puissantes pompes du Nautilus refoulaient l'air dans les
réservoirs et l'emmagasinaient à une haute pression. Vers quatre heures,
le capitaine Nemo m annonça que les panneaux de la plate-forme allaient
être fermés. Je jetai un dernier regard sur l'épaisse banquise que nous
allions franchir. Le temps était clair, l'atmosphère assez pure, le froid
très-vif, douze degrés au-dessous de zéro ; mais le vent s'étant calmé, cette
température ne semblait pas trop insupportable.
Une dizaine dhommes montèrent sur les flancs du Nantilus et, armés
de pics, ils cassèrent la glace autour de la carène qui fut bientôt dégagée.
Opération rapidement pratiquée, car la jeune glace était mince
encore.
Tous nous rentrâmes à l'intérieur. Les réservoirs habituels
se rempli-
rent de cette eau tenue libre à la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas à
descendre.
Javais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nous
regardions les couches inférieures de l'Océan austral. Le thermomètre
remontait. L'aiguille du manomètre déviait sur le cadran.
A trois cents mètres environ, ainsi que l'avait prévu le capitaine Nemo,
nous flottions sous la surface ondulée de la banquise. Mais le Nautilus
simmergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents
mètres. La température de l'eau, qui donnait douze degrés à la surface,
nen accusait plus que onze. Deux degrés étaient déjà gagnés. Il va sans
dire que la température du Nautilus, élevée
par ses appareils de chauffage,
se maintenait à un degré très-supérieur. Toutes les manoeuvres s'accom-
plissaient avec une extraordinaire précision.
« On passera, n'en déplaise à monsieur, me dit Conseil.
— J'y compte bien ! » répondis-je avec le ton d'une profonde con-
viction.
Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le chemin du
pôle, sans s'écarter du cinquante-deuxième méridien. De 67°30' à 90°, vingt-
deux degrés et demi en latitude restaient à parcourir, c'est-à-dire un peu
plus de cinq cents lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt-
six milles à l'heure, la vitesse d'un train express. S'il la conservait, quarante
heures lui suffisaient pour atteindre le pôle.
Pendant une partie de la nuit, la nouveauté de la situation nous retint,
Conseil et moi, à la vitre du salon. La mer s'illuminait sous l'irradiation
électrique du fanal. Mais elle était déserte. Les poissons ne séjournaient
pas dans ces eaux prisonnières. Ils ne trouvaient là qu'un passage pour
aller de l'Océan antarctique à la mer libre du pôle. Notre marche était
rapide. On la sentait telle aux tressaillements de la longue coque d'acier.
Vers deux heures du matin, j'allai prendre quelques heures de repos.
Conseil m'imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai point le
capitaine Nemo. Je supposai qu'il se tenait dans la cage du timonnier.
Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin, je repris mon poste dans
le salon. Le loch électrique m'indiqua que la vitesse du Nautilus avait
été modérée. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en
vidant lentement ses réservoirs.
Mon coeur battait. Allions-nous émerger et retrouver l'atmosphère libre
du pôle ?
Non. Un choc m'apprit que le Nautilus avait heurté la surface infé-
rieure de la banquise, très-épaisse encore, à en juger par la matité du
bruit. En effet, nous avions « touché » pour employer l'expression marine,
mais en sens inverse et par mille pieds de profondeur. Ce qui donnait
deux mille pieds de glaces au-dessus de nous, dont mille émergeaient. La
banquise présentait alors une hauteur supérieure à celle que nous avions
relevée sur ses bords. Circonstance peu rassurante.
Pendant cette journée, le Nautilus recommença plusieurs fois cette
même expérience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui pla-
fonnait au-dessus de lui. A de certains instants, il la rencontra par neuf
cents mètres, ce qui accusait douze cents mètres d'épaisseur dont deux
cents mètres s'élevaient au-dessus de la surface de l'Océan. C'était le
double de sa hauteur au moment où le Nautilus s'était enfoncé sous les
flots.
Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j'obtins ainsi le
profil sous-marin de cette chaîne qui se développait sous les eaux.
Le soir, aucun changement n'était survenu clans notre situation. Tou-
jours la glace entre quatre cents et cinq cents mètres de profondeur. Dimi-
nution évidente, mais quelle épaisseur encore entre nous et la surface de
l'Océan !
Il était huit heures alors. Depuis quatre heures déjà, l'air aurait dû être
renouvelé à l'intérieur du Nautilus, suivant l'habitude quotidienne du
bord. Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo n'eût
pas encore demandé à ses réservoirs un supplément d'oxygène.
Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit. Espoir et crainte m'assié-
geaient tour à tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tâtonnements du Nau-
tilus continuaient. Vers trois heures du matin, j'observai que la surface in-
férieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante mètres de
profondeur. Cent cinquante pieds nous séparaient alors de la surface
des eaux. La banquise redevenait peu à peu ice-field. La montagne se
refaisait la plaine.
Mes yeux ne quittaient plus le manomètre. Nous remontions toujours
en suivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui étincelait
sous les rayons électriques. La banquise s'abaissait en dessus et en dessous
par des rampes allongées. Elle s'amincissait de mille en mille.
Enfin, à six heures du matin, ce jour mémorable du 19 mars, la porte
du salon s'ouvrit. Le capitaine Nemo parut.
« La mer libre ! » me dit-il.

CHAPITRE XIV

LE POLE SUD.

Je me précipitai vers la plate-forme. Oui ! La mer libre. A peine quel-


ques glaçons épars, des ice-bergs mobiles; au loin une mer étendue; un
monde d'oiseaux dans les airs, et des myriades de poissons sous ces eaux
qui, suivant les fonds, variaient du bleu intense au vert olive. Le ther-
momètre marquait trois degrés centigrades au-dessus de zéro. C'était
comme un printemps relatif enfermé derrière cette banquise, dont les
masses éloignées se profilaient sur l'horizon du nord.
« Sommes-nous au pôle? demandai-je au capitaine, le coeur palpitant.
— Je
l'ignore, me répondit-il. A midi nous ferons le point.
—Mais le soleil se montrera-t-il à travers ces brumes? dis-je en regar-
dant le ciel grisâtre.
—Si peu qu'il paraisse, il me suffira, répondit le capitaine. »
A dix milles du Nautilus, vers le sud, un îlot solitaire s'élevait à une
hauteur de deux cents mètres. Nous marchions vers lui, mais prudemment,
car cette mer pouvait être semée d'écueils.
Une heure après, nous avions atteint l'îlot. Deux heures plus tard, nous
achevions d'en faire le tour. Il mesurait quatre à cinq milles de circonfé-
rence. Un étroit canal le séparait d'une terre considérable, un continent
peut-être, dont nous ne pouvions apercevoir les limites. L'existence de cette
terre semblait donner raison aux hypothèses de Maury. L'ingénieux amé¬
ricain a remarqué, en effet, quentre le pôle sud et le soixantième paral-
lèle, la mer est couverte de glaces flottantes, de dimensions énormes, qui
ne se rencontrent jamais dans l'Atlantique
nord. De ce fait, il a tiré cette
conclusion que le cercle antarctique renferme des terres considérables,
piusque les ice-bergs ne peuvent se former en pleine mer, mais seulement
des côtes. Suivant ses calculs, la masse des glaces qui enveloppent le
sur
pôle austral forme une vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre
mille kilomètres.
Cependant, le Nautilus, par crainte d'échouer, s'était arrêté à trois en-
cablures d'une grève que dominait un surperbe amoncellement de roches.
Le canot fut lancé à la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant les
instruments, Conseil et moi, nous nous y embarquâmes. Il était dix heures
du matin. Je n'avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulait
pas se désavouer en présence du pôle sud.
Quelques coups d'aviron amenèrent le canot sur le sable, où il s'échoua.
Au moment ou Conseil allait sauter à terre, je le retins.
« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, à vous l'honneur de mettre pied
le premier sur cette terre.
— Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si je n'hésite pas à fouler ce
sol du pôle, c'est que, jusqu'ici, aucun être humain n'y a laissé la trace
de ses pas. »
Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une vive émotion lui faisait
battre le coeur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petit
promontoire, et là, les bras croisés, le regard ardent, immobile, muet,
il sembla prendre possession de ces régions australes. Après cinq minutes
passées dans cette extase, il se retourna vers nous.
« Quand vous voudrez, monsieur, » me cria-t-il.
Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot.
Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleur rougeâtre, comme
s'il eût été fait de brique pilée. Des scories, des coulées de lave, des pierres-
ponces le recouvraient. On ne pouvait méconnaître son origine volcanique.
En de certains endroits, quelqueslégères fumeroles, dégageant une odeur
sulfureuse, attestaient que les feux intérieurs conservaient encore leur
puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, je ne
vis aucun volcan dans un rayon de plusieurs milles. On sait que dans ces
contrées antarctiques, James Ross a trouvé les cratères de l'Erébus et du
Terror en pleine activité sur le cent soixante septième méridien et par
77° 32' de latitude.
La végétation de ce continent désolé me parut extrêmement restreinte.
Quelques lichens de l'espèce Unsnea melanoxantha s'étalaient sur les ro-
ches noires. Certaines plantules microscopiques, des diatomées rudimen-
taires, sortes de cellules disposées entre deux coquilles quartzeuses, de longs
fucus pourpres et cramoisis, supportés sur de petites vessies natatoires et
que le ressacjetait à la côte, composaient toute la maigre flore de cette région.
Le rivage était parsemé de mollusques, de petites moules, de patelles,
de buccardes lisses, en forme de coeurs, et particulièrement de clios au
corps oblong et membraneux, dont la tête est formée de deux lobes ar-
rondis. Je vis aussi des myriades de ces clios boréales, longues de trois
centimètres, dont la baleine avale un monde à chaque bouchée. Ces
charmants ptéropodes, véritables papillons de la mer, animaient les eaux
libres sur la lisière du rivage.
Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts fonds quelques
arborescences coralligènes, de celles qui, suivant James Ross, vivent dans
les mers antarctiques jusqu'à mille mètres de profondeur ; puis, de petits
alcyons appartenant à l'espèce procellaria pelagica, ainsi qu'un grand
nombre dastéries particulières à ces climats, et d'étoiles de
mer qui con-
stellaient le sol.
Mais où la vie surabondait, c'était dans les airs. Là volaient et voletaient
par milliers des oiseaux d'espèces variées, qui nous assourdissaient de
leurs cris. D autres encombraientles roches, nous regardant
passer sans
crainte et se pressant familièrement sous nos pas. C'étaient des pingouins
aussi agiles et souples dans leau, où on les a confondus parfois
avec de
rapides bonites, quils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient des
cris baroques et formaient des assemblées nombreuses, sobres de gestes,
mais prodigues de clameurs.
Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille des échas-
siers, gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique,
loeil encadré dun cercle rouge. Conseil
en fit provision, car ces volatiles,
convenablementpréparés, forment un mets agréable. Dans les airs passaient
des albatros fuligineux d'une
envergure de quatre mètres, justement ap-
pelés les vautours de l'Océan, des pétrels gigantesques, entre
autres des
quebrante-huesos, aux ailes arquées, qui sont grands
mangeurs de phoques,
des damiers, sortes de petits canards dont le dessus du
corps est noir et
blanc, enfin toute une série de pétrels, les
uns blanchâtres, aux ailes
bordées de brun, les autres bleus et spéciaux
aux mers antarctiques, ceux-
là « si huileux, dis-je à Conseil, que les habitants des îles Féroë
se conten-
tent d'y adapter une mèche avant de les allumer.
»
« Un peu plus, répondit Conseil, ce seraient des lampes parfaites !
Après ça, on ne peut exiger que la nature les ait préalablement
munis
d'une mèche ! »
Après un demi mille, le sol se montra tout criblé de nids de manchots,
sortes de terriers disposés pour la ponte, et dont s'échappaient de
breux oiseaux. Le capitaine Nemo nom-
en fit chasser plus tard quelques cen-
taines, car leur chair noire est très-mangeable. Ils poussaient des braie-
ments d'âne. Ces animaux, de la taille d'une oie, ardoisés le corps,
blancs en dessous et cravatés d'un liseré citron, laissaient sur
se tuer à coups
de pierre sans chercher à s'enfuir.
Cependant, la brume ne se levait
pas, et, à onze heures, le soleil n'avait
point encore paru. Son absence
ne laissait pas de m'inquiéter. Sans lui,
pas dobservations, possibles. Comment déterminer alors si avions
atteint le pôle. nous
Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusement
accoudé sur un morceau de roc et regardant le ciel. Il paraissait impa-
tient, contrarié. Mais qu'y faire? Cet homme audacieux mpuissant ne
commandait pas au soleil comme à la mer.
Midi arriva sans que l'astre du jour se fût montré un seul instant, On ne
pouvait même reconnaître la place qu'il occupait derrière le rideau de
brume. Bientôt cette brume vint à se résoudre en neige.
« A demain » me dit
simplement le capitaine, et nous regagnâmes le
Nautilus au milieu des tourbillons de l'atmosphère.
Pendant notre absence, les filets avaient été tendus, et j'observai avec
intérêt les poissons que l'on venait de haler à bord. Les mers antarctiques
servent de refuge à un très-grand nombre de migrateurs, qui fuient les
tempêtes des zones moins élevées pour tomber, il est vrai, sous la dent des
marsouins et des phoques. Je notai quelques cottes australes, longs d'un
décimètre, espèce de cartilagineux blanchâtres traverses de bandes livides
et armés d'aiguillons, puis des chimères antarctiques, longues de trois
pieds, le corps très-allongé, la peau blanche, argentée et lisse, la tête
arrondie, le dos muni de trois nageoires, le museau terminé par une
trompe qui se recourbe vers la bouche. Je goûtai leur chair, mais je la
trouvai insipide, malgré l'opinion de Conseil qui sen accomoda for t.
La tempête de neige dura jusqu'au lendemain. Il était impossible de se
tenir sur la plate-forme. Du salon où je notais les incidents de cette excur-
sion au continent polaire, j'entendais les cris des pétrels et des albatros
qui se jouaient au milieu de la tourmente. Le Nantilus ne resta pas immo-
bile, et, prolongeant la côte, il s'avança encore dune dizaine de milles
sud, au milieu de cette demi-clarté que laissait le soleil en rasant
au
les bords de l'horizon.
Le lendemain 20 mars, la neige avait cessé. Le froid était un peu plus
vif. Le thermomètre marquait deux degrés au-dessous de zéro. Les
brouil-
lards se levèrent, et j'espérai que, ce jour-là, notre observation pourrait
s'effectuer.
Conseil
Le capitaine Nemo n'ayant pas encore paru, le canot nous prit,
volcanique.
et moi, et nous mit à terre. La nature du sol était la même,
Partout des traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j'aper-
le cratère qui les avait vomis. Ici comme là bas, des myriades d'oi-
cusse
animaient cette partie du continent polaire. Mais cet empire, ils le
seaux
partageaient alors avec de vastes troupeaux de mammifères marins qui
regardaient de leurs doux Cétaient des phoques despèce
nous yeux.
diverses, les uns étendus sur le sol, les autres couchés sur des glaçons en
dérive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant. Ils ne se sauvaient pas
approche, n'ayant jamais eu affaire à l'homme, et jen comptais là
notre
de
quoi approvisionner quelques centaines de navires.
Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous ait pas accom-
«
pagnés !
—Pourquoi cela, Conseil ?
Parce que l'enragé chasseur aurait tout tué.
—Tout, c'est beaucoup dire, mais je crois, en effet, que nousnaurions
empêcher notre ami le Canadien de harponner quelques-uns de ces
pu
magnifiques cétacés. Ce qui eût désobligé le capitaine Nemo, car il ne
verse pas inutilement le sang des
bêtes inoffensives.
—Il a raison.
Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n'as-tu pas déjà classé ces su-
perbes échantillons de la faune marine?
—Monsieur sait bien, répondit Conseil, que je ne suis pas très-ferré sur
la pratique. Quand monsieur m'aura appris le nom de ces
animaux...
—Ce sont des phoques et des morses.
—Deux pinnipèdes, se hâta
genres, qui appartiennent à la famille des
de dire mon savant Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguiculés,
sous-classe des monodelphiens, classe des mammifères, embranchement
des vertébrés.
—Bien, Conseil, répondis-je, mais ces deux genres, phoques et morses,
ici loccasion de
se divisent en espèces, et si je ne me trompe, nous aurons
les observer. Marchons. »
Il était huit heures du matin. Quatre heures nous restaient à employer
jusqu'au moment ou le soleil pourrait être utilement observé. Je dirigeai
nos pas vers une vaste baie qui s'échancrait dans la
falaise granitique du
rivage.
Là, je puis dire, qu'à perte de vue autour de nous, les terres et les glaçons
étaient encombrés de mammifères marins, et je cherchais involontaire-
ment du regard le vieux Protée, le mythologique pasteur qui gardait ces
immenses troupeaux de Neptune. C'étaient particulièrement des phoques.
Ils formaient des groupes distincts, mâles et femelles, le père veillant sur sa
famille, la mère allaitant ses petits, quelques jeunes, déjà forts, s'émanci-
pant à quelques pas. Lorsque ces mammifères voulaient se déplacer, ils
allaient par petits sauts dus à la contraction de leur corps, et ils s'aidaient
assez gauchement de leur imparfaitenageoire, qui, chez le lamantin,
leur
congenère, forme un véritable avant-bras. Je dois dire que, dans l eau, leur
élément par excellence, ces animaux à l'épine dorsale mobile, au bassin
étroit, au poil ras et serré, aux pieds palmés, nagent admirablement. Au
repos et sur terre, ils prenaient des attitudes extrêmement gracieuses.
Aussi, les anciens, observant leur physionomie douce, leur regard
expressif
que ne saurait surpasser le plus beau regard de femme, leurs yeux
ve-
loutés et limpides, leurs poses charmantes, et les poétisant à leur manière
métamorphosèrent-ilsles mâles en tritons, et les femelles en sirènes.
Je fis remarquer à Conseil le développementconsidérable des lobes
céré-
braux chez ces intelligents cétacés. Aucun mammifère, l'homme
excepté
n'a la matière cérébrale plus riche. Aussi, les phoques sont ils susceptibles
de recevoir une certaine éducation; ils se domestiquent aisément,
et je
pense, avec certains naturalistes, que, convenablement dressés, ils pour-
raient rendre de grands services comme chiens de pêche.
La plupart de ces phoques dormaient sur les rochers
ou sur le sable.
Parmi ces phoques proprement dits qui n'ont point d'oreilles externes
— différant en cela des otaries dont l'oreille est saillante, — j'observai
plusieurs variétés de sténorhynques, longs de trois mètres, blancs de poils
à têtes de bull-dogs, armés de dix dents à chaque mâchoire, quatre inci-
sives en haut et en bas et deux grandes canines découpées
en forme de
fleur de lis. Entre eux se glissaient des éléphants marins, sortes de phoques
à trompe courte et mobile, les géants de l'espèce, qui sur une circonférence
de vingt pieds mesuraientune longueur de dix mètres. Ils faisaient
ne aucun
mouvement à notre approche.
« Ce ne sont pas des animauxdangereux? me demanda Conseil.
—Non, répondis-je, à moins qu'on ne les attaque. Lorsqu'un phoque
défend son petit, sa fureur est terrible, et il n'est pas rare qu'il mette
en
pièces l'embarcation des pêcheurs.
—Il est dans son droit, répliqua Conseil.
—Je ne dis pas non. »
Deux milles plus loin, nous étions arrêtés par le promontoire qui
cou-
vrait la baie contre les vents du sud. Il tombait d'aplomb à la mer et
écumait sous le ressac. Au-delà éclataient de formidables rugissements,
tels qu'un troupeau de ruminants en eût pu produire.
« Bon, fit Conseil, un concert de taureaux?

Non, dis-je, un concert de morses.
— Ils
se battent?
-—
Ils se battent ou ils jouent.
— Nen déplaise à monsieur, il faut voir cela.
—Il faut le voir, Conseil. »
Et nous voilà franchissant les roches noirâtres, au milieu d'éboulements
imprévus, et sur des pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus d'une
fois, je roulai au détriment de mes reins. Conseil, plus prudent plus
ou
solide, ne bronchait guère, et me relevait, disant
:
« Si monsieur voulait avoir la bonté d'écarter les jambes, monsieur
con-
serverait mieux son équilibre. »
Arrivé à l'arête supérieure du promontoire, j'aperçus une vaste plaine
blanche, couverte de morses. Ces animaux jouaient entre eux. C'étaient
des hurlements de joie, non de colère.
Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurs corps et
par
la disposition de leurs membres. Mais les canines et les incisives manquent
à leur mâchoire inférieure, et quant aux canines supérieures, ce sont
deux défenses longues de quatre-vingts centimètres qui en mesurent trente
trois à la circonférence de leur alvéole. Ces dents, faites d'un ivoire compact
et sans stries, plus dur que celui des éléphants, et moins prompt à jaunir,
sont très-recherchées. Aussi les morses sont-ils en butte à une chasse in-
considérée qui les détruira bientôt jusqu'au dernier, puisque les chasseurs,
massacrant indistinctementles femelles pleines et les jeunes, en détruisent
chaque année plus de quatre mille.
En passant auprès de ces curieux animaux, je pus les examiner à
loisir, car ils ne se dérangeaient pas. Leur peau était épaisse et
rugueuse,
dun ton fauve tirant sur le roux, leur pelage court et peu fourni. Quel-
ques-uns avaient une longueur de quatre mètres. Plus tranquilles et
moins craintifs que leurs congénères du nord, ils ne confiaient point à
des sentinelles choisies le soin de surveiller les abords de leur
campe-
ment.
Après avoir examine cette cité des morses, je songeai à revenir
sur mes
pas. Il était onze heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans des con-
ditions favorables pour observer, je voulais être présent à
son opéra-
tion. Cependant, je n'espérais pas que le soleil se montrât jour-là. Des
ce
nuages écrasés sur lhorizon le dérobaient à nos yeux. Il semblait que cet
astre jaloux ne voulût pas révéler à des êtres humains ce point inabor-
dable du globe.
Cependant, je songeai à revenir vers le Nautilus.Nous suivîmes étroit
un
raidillon qui courait sur le sommet de la falaise. A
onze heures et demie,
nous étions arrivés au point de débarquement. Le canot échoué avait
déposé le capitaine à terre. Je l'aperçus debout
sur un bloc de basalte. Ses
instruments étaient près de lui. Son regard se fixait
sur l'horizon du nord,
près duquel le soleil décrivait alors sa courbe allongée.
Je pris place auprès de lui et j'attendis
sans parler. Midi arriva, et,
ainsi que la veille, le soleil ne montra
se pas.
Cétait une fatalité. Lobservation manquait
encore. Si demain elle ne
saccomplissait pas, il faudrait renoncer définitivement à relever notre
situation.
En effet, nous étions précisément au 20 mars. Demain, 21, jour de l'équi-
réfraction comptée, le soleil disparaîtrait sous lhorizon pour six
noxe, non
mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire. Depuis
l'équinoxe de septembre, il avait émergé de lhorizon septentrional, s'éle-
vant par des spirales allongées jusqu'au 21 décembre. A cette époque,
solstice d'été de ces contrées boréales, il avait commencé à redescendre, et
le lendemain il devait leur lancer ses derniers rayons.
Nemo.
Je communiquai mes observations et mes craintes au capitaine
n'ob-
Vous avez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, si demain, je
«

tiens la hauteur du soleil, je ne pourrai avant six mois reprendre


cette
ma navigation
opération. Mais aussi, précisémentparce que les hasards de
mont amené, le 21 mars, dans ces mers, mon point sera facile à relever,
si, à midi, le soleil se montre à nos yeux.
—Pourquoi, capitaine ?
—Parce que, lorsque lastre du jour décrit des spirales si allongées, il
est difficile de mesurer exactement sa hauteur au-dessus de l'horizon, et les
instruments sont exposés à commettre de graves erreurs.
— Comment procéderez-vous donc?
Jenemploierai que mon chronomètre, me répondit le capitaine
Nemo. Si demain, 21 mars, à midi, le disque du soleil,
en tenant compte
de la réfraction, est coupé exactement
par l'horizon du nord, c'est que je
suis au pôle sud.
En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n'est pas mathématique-
ment rigoureuse, parce que l'équinoxe ne tombe pas nécessairement à
midi.
Sans doute, monsieur, mais l'erreur ne sera pas de cent mètres, et il

demain donc. »
ne nous en faut pas davantage. A
Le capitaine Nemo retourna à bord. Conseil et moi, nous restâmes jus-
qu'à cinq heures à arpenter la plage, observant et étudiant. Je ne récoltai
aucun objet curieux, si ce
nest un oeuf de pingouin, remarquable par sa
mille francs. Sa couleur isa-
grosseur, et qu'un amateur eût paye plus de
belle, les raies et les caractères qui lornaientcomme autant d'hiéroglyphes,
faisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil, et le
en
prudent garçon, au pied sûr, le tenant comme une précieuse porcelaine de
Chine, le rapporta intact au Nautilus.
Là je déposai cet oeuf rare sous une des vitrines du musée. Je soupai
foie de phoque dont le goût rappe-
avec appétit d'un excellent morceau de
lait celui de la viande de porc. Puis, je me couchai, non sans avoir invoqué,
comme un Indou, les faveurs de
lastre radieux.
Le lendemain, 21 mars, dès cinq heures du matin, je montai sur la
plate-forme. J'y trouvai le capitaine Nemo.
Le temps se dégage un peu, me dit-il. J'ai bon espoir. Après déjeu-
«
nous nous rendrons à terre pour choisir un poste d'observation. »
ner,
Ce point convenu, j'allai trouver Ned Land. J aurais voulu lemmener
moi. L'obstiné Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnité
avec
fâcheuse humeur s'accroissaient de jour en jour. Après tout, je
comme sa
regrettai entêtement dans cette circonstance. Véritablement, il
ne pas son
avait trop de phoques à terre, et il ne fallait pas soumettre ce pêcheur
y
irréfléchi à cette tentation.
Le déjeuner terminé, je me rendis à terre. Le Nautilus s'était, encore
quelques milles pendant la nuit. Il était au large, à une grande
élevé de
lieue d'une côte, que dominait un pic aigu de quatre à cinq cents mètres.
Le canot portait avec moi le capitaine Nemo, deux hommes de l'équipage,
baro-
et les instruments, c'est-à-dire un chronomètre, une lunette et un
mètre.
Pendant notre traversée, je vis de nombreuses baleines qui appartenaient
trois espèces particulières aux mers australes, la baleine franche ou
aux hump-back,
right-whale des Anglais, qui n'a pas de nageoire dorsale, le
« »
malgre
baleinoptère à ventre plissé, aux vastes nageoires blanchâtres, qui
forment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brun-jaunâtre,
son nom, ne
le plus vif des cétacés. Ce puissant animal se fait entendre de
loin, lors
qu'il projette à une grande hauteur ses colonnes d'air et de vapeur, qui
ressemblent à des tourbillons de fumée. Ces différents mammifères s'ébat-
taient par troupes dans les eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassin du
pôle antarctique servait maintenant de refuge aux cétacés trop vivement
traqués par les chasseurs.
Je remarquai également de longs cordons blanchâtres de salpes, sortes
de mollusques agrégés, et des méduses de grande taille qui se balançaient
entre le remous des lames.
A neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel s'éclaircissait. Les nuages
fuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient la surfacefroide des eaux.
Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sans doute faire
son observatoire. Ce fut une ascension pénible sur des laves aiguës et des
pierres ponces, au milieu d'une atmosphère souvent saturée par les émana-
tions sulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un homme deshabitué
de fouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse,
une agilité que je ne pouvais égaler, et qu'eût enviée un chasseur d'isards.
Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitié por-
phyre, moitié basalte. De là, nos regards embrassaient une vaste mer qui,
vers le nord, traçait nettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. A nos
pieds, des champs éblouissants de blancheur. Sur notre tète, un pâle azur,
dégagé de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de
feu déjà écornée par le tranchant de l'horizon. Du sein des eaux s'éle-
vaient en gerbes magnifiques des jets liquides par centaines. Au loin, le
Nautilus, comme un cétacé endormi. Derrière nous, vers le sud et l'est,
une terre immense, un amoncellement chaotique de rochers et de glaces
dont on n'apercevait pas la limite.
Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusement
sa hauteur au moyen du baromètre, car il devait en tenir compte dans
son observation.
A midi moins le quart, le soleil, vu alors par réfraction seulement, se
montra comme un disque d'or et dispersa ses derniers rayons sur ce con-
tinent abandonné, à ces mers que l'homme n'a jamais sillonnées encore.
Le capitaine Nemo, muni d'une lunette à réticules, qui, au moyen d'un
miroir, corrigeait la réfraction, observa l'astre qui s'enfonçait peu à peu
au-dessous de l'horizon en suivant une diagonale très-allongée. Je tenais
le chronomètre. Mon coeur battait fort. Si la disparition du demi disque du
soleil coïncidait avec le midi du chronomètre, nous étions au pôle même.
« Midi ! m'écriai-je.
— Le pôle sud ! » répondit le capitaine Nemo d'une voix grave, en me
donnant la lunette qui montrait l'astre du jour précisément coupé en
deux portions égales par l'horizon.
Je regardai les derniers rayons couronner le pic et les ombres
monter
à
peu peu sur ses rampes.
En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant main
sa sur mon épaule
me dit :
« Monsieur, en 1600, le hollandais Ghéritk, entraîné par les courants
les tempêtes, atteignit 64° de latitude sud et découvrit les New-Shetlandet
En 1773, le 17 janvier, l'illustre Cook, suivant le trente-huitième
méri-
dien, arriva par 67° 30' de latitude, et
en 1774, le 30 janvier, sur le cent-
neuvième méridien, il atteignit 71° 15' de latitude. En 1819, le
russe
Bellinghausen se trouva sur le soixante-neuvième parallèle, et
en 1821
sur le soixante-sixième par 111° de longitude ouest. En 1820, l'Anglais
Brunsfield fut arrêté sur le soixante-cinquième degré. La même
année
laméricain Morrel, dont les récits sont douteux, remontant
sur le quarante-
deuxième méridien, découvrait la mer libre
par 70° 14' de latitude. En
1825, l anglais Powell ne pouvait dépasser le soixante-deuxième degré. La
même année, un simple pêcheur de phoques, l'Anglais Weddel s'élevait
jusqu'à 72° 14' de latitude sur le trente-cinquième méridien, et jusqu'à
74° 15 sur le trente-sixième. En 1829, l'Anglais Forster, commandant
le
Chanticleer, prenait possession du continent antarctique par 63°26' de lati-
tude et 66° 26' de longitude. En 1831, l'Anglais Biscoë, le 1er février, dé-
couvrait la terre d'Enderby par 68° 50' de latitude, en 1832, le 5 février,
la terre d'Adelaïde par 67° de latitude, et le 21 février, la terre de
Graham par 64° 45' de latitude. En 1838, le Français Dumont-d'Urville,
arrêté devant la banquise par 62° 57' de latitude, relevait la terre
Louis-Philippe ; deux ans plus tard, dans une nouvelle pointe
au sud,
il nommait par 66° 30', le 21 janvier, la ferre Adelie, et huit jours après,
par 64° 40', la côte Clarie. En 1838, l'Anglais Wilkes s'avançait jusqu'au
soixante-neuvième parallèle sur le centième méridien. En 1839, l'Anglais
Balleny découvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire.
Enfin, en 1842, l'Anglais James Ross, montant l'Erebus et le Terror, le 12
janvier, par 76° 56' de latitude et 171° 7' de longitude est, trouvait la terre
Victoria ; le 23 du même mois, il relevait le soixante-quatorzième paral-
lèle, le plus haut point atteint jusqu'alors ; le 27, il était
par 76° 8', le 28,
par 77° 32', le 2 février, par 78° 4', et en 1842, il revenait au soixante-on-
zième degré quil ne put dépasser. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce
21 mars 1868, j'ai atteint le pôle sud sur le quatre-vingt-dixième degré,
et je prends possession de cette partie du globe égale au sixième des con-
tinents reconnus.
—Au nom de qui, capitaine?
—Au mien, monsieur ! »
Et ce disant, le capitaine Nemo déploya un pavillon noir, portant
un N
d'or écartelé sur son étamine. Puis, se retournant vers l'astre du jour dont
les derniers rayons léchaient l'horizon de la mer :
« Adieu, soleil, s'écria-t-il ! Disparais, astre radieux ! Couche-toi sous
cette mer libre, et laisse une nuit de six mois étendre ses ombres
sur mon
nouveau domaine ! »

CHAPITRE XV

ACCIDENT OU INCIDENT ?

Le lendemain, 22 mars, à six heures du matin, les préparatifs de départ


fuient commencés. Les dernières lueurs du crépuscule se fondaient dans
la nuit. Le froid était vif. Les constellations resplendissaient
avec une sur-
prenante intensité. Au zénith brillait cette admirable Croix du Sud,
l'étoile polaire des régions antarctiques.
Le thermomètre marquait douze degrés au-dessous de zéro, et quand le
vent fraichissait, il causait de piquantes morsures. Les glaçons multi-
se
pliaient sur l'eau libre. La mer tendait à se prendre partout. De
nom-
breuses plaques noirâtres, étalées à sa surface, annonçaient la prochaine
formation de la jeune glace. Évidemment, le bassin austral, gelé pendant
les six mois de l'hiver, était absolument inaccessible. Que devenaient les
baleines pendant cette période ? Sans doute, elles allaient
par dessous
la banquise chercher des mers plus praticables. Pour les phoques et les
morses, habitués à vivre sous les plus durs climats, ils restaient sur ces pa-
rages glacés. Ces animaux ont l'instinct de creuser des trous dans les ice-
fields et de les maintenir toujours ouverts. C'est à ces trous qu'ils vien-
nent respirer ; quand les oiseaux, chassés par le froid, ont émigré vers le
nord, ces mammifères marins demeurent les seuls maîtres du continent
polaire.
Cependant, les réservoirs d'eau s'étaient remplis, et le Nautilus descen-
dait lentement. A une profondeur de mille pieds, il s'arrêta. Son hélice
battit les flots, et il s'avança droit au nord
avec une vitesse de quinze
milles à l'heure. Vers le soir, il flottait déjà
sous l'immense carapace
glacée de la banquise.
Les panneaux du salon avaient été fermés
par prudence, car la coque du
Nautilus pouvait se heurter à quelque bloc immergé. Aussi, je passai cette
journée à mettre mes notes au net. Mon esprit était tout entier à ses
souvenirs du pôle. Nous avions atteint ce point inacessible sans fatigues,
sans danger, comme si notre wagon flottant eût glissé sur les rails d'un
chemin de fer. Et maintenant, le retour commençait véritablement. Me
réserverait-il encore de pareilles surprises? Je le pensais, tant la série des
merveilles sous-marines est inépuisable ! Cependant, depuis cinq mois et
demi que le hasard nous avait jetés à ce bord, nous avions franchi quatorze
mille lieues, et sur ce parcours plus étendu que l'Équateur terrestre, com-
bien d'incidents ou curieux ou terribles avaient charmé notre voyage : la
chasse dans les forêts de Crespo, l'échouementdu détroit de Torrès, le ci-
metière de corail, les pêcheries de Ceyland, le tunnel arabique, les feux de
Santorin, les millions de la baie du Vigo, l'Atlantide, le pôle sud ! Pendant
la nuit, tous ces souvenirs, passant de rêve en rêve, ne laissèrent pas mon
cerveau sommeiller un instant.
A trois heures du matin, je fus réveillé par un choc violent. Je m'étais
redressé sur mon lit et j'écoutais au milieu de l'obscurité, quand je fus pré-
cipité brusquement au milieu de la chambre. Évidemment, le Nautilus
donnait une bande considérable après avoir touché.
Je m'accotai aux parois et je me traînai par les coursives jusqu'au salon
qu'éclairait le plafond lumineux. Les meubles étaient renversés. Heureuse-
ment, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient tenu bon. Les
tableaux de tribord, sous le déplacement de la verticale, se collaient aux
tapisseries, tandis que ceux de bâbord s'en écar taient d'un pied par leur
bordure inférieure. Le Nautilus était donc couché sur tribord, et, de plus,
complétement immobile,
A l'intérieur j'entendais un bruit de pas, des voix confuses. Mais le ca-
pitaine Nemo ne parut pas. Au moment où j'allais quitter le salon, Ned
Land et Conseil entrèrent.
« Qu'y a-t-il ? leur dis-je aussitôt.
—Je venais le demander à monsieur, répondit Conseil.
—Mille diables! s'écria le Canadien, je le sais bien, moi ! Le Nautilus
a touché, et à en juger par la gite qu'il donne, je ne crois pas qu'il s'en
tire comme la première fois dans le détroit de Torrès.
— Mais au moins, demandai-je, est-il revenu à la surface de la mer?
—Nous l'ignorons, répondit Conseil.
—Il est facile de s'en assurer, » répondis-je.
Je consultai le manomètre. A ma grande surprise, il indiquait une
profondeur de trois cent soixante mètres.
« Qu'est-ce que cela veut dire ? m'écriai-je.
— Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.
—Mais où le trouver ? demanda Ned Land.

Suivez-moi, » dis-je à mes deux compagnons.
Nous quittâmes le salon. Dans la bibliothèque, personne. A l'escalier
central, au poste de l'équipage, personne. Je supposai que le capitaine
Nemo devait être posté dans la cage du timonnier.. Le mieux était d'at-
tendre. Nous revîmmes tous trois au salon.
Je passerai sous silence les récriminations du Canadien. Il avait beau
jeu pour s'emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout à son
aise, sans lui répondre.
Nous étions ainsi depuis vingt minutes, cherchant à surprendre les
moindres bruits qui se produisaient à l'intérieur du Nautilus, quand le
capitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie, habi-
tuellement si impassible, révélait une certaine inquiétude. Il observa silen-
cieusement la boussole, le manomètre, et vint poser son doigt sur un point
du planisphère, dans cette partie qui représentait les mers australes.
Je ne voulus pas l'interrompre. Seulement, quelques instants plus tard,
lorsqu'il se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui une expres-
sion dont il s'était servi au détroit de Torrès :
« Un incident, capitaine ?
—Non, monsieur, répondit-il, un accident cette fois.
—Grave ?
— Peut-être.
—Le danger est-il immédiat ?
—Non.
— Le Nautilus s'est échoué?
— Oui.
—Et cet échouement est venu ?...
— D'un caprice de la nature, non de l'impéritie des hommes. Pas une
faute n'a été commise dans nos manoeuvres. Toutefois, on ne saurait empê-
cher l'équilibre de produire ses effets. On peut braver les lois humaines,
mais non résister aux lois naturelles. »
Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer à
cette réflexion philosophique.En somme, sa réponse ne m'apprenait rien.
« Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est la cause de cet
accident?
—Un énorme bloc de glace, une montagne entière s'est retournée, me
répondit-il. Lorsque les ice-bergs sont minés à leur base par des eaux plus
chaudes ou par des chocs réiterés, leur centre de gravité remonte. Alors ils
se retournent en grand, ils culbutent. C'est ce qui est arrivé. L'un de ces
blocs, en se renversant, a heurté le Nautilus qui flottait sous les eaux.
Puis, glissant sous sa coque et le relevant avec une irrésistible force, il l'a
ramené dans des couches moins denses, où il se trouve couché sur le flanc.
—Mais ne peut-on dégager le Nautilus en vidant ses réservoirs, de ma-
nière à le remettre en équilibre?
— C'est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendre les
pompes fonctionner. Voyez l'aiguille du manomètre. Elle indique que le
Nautilus remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et jusqu'à ce
qu'un obstacle arrête son mouvement ascensionnel, notre position ne sera
pas changée. »
En effet, le Nautilus donnait toujours la même bande sur tribord. Sans
doute, il se redresserait, lorsque le bloc s'arrêterait lui-même. Mais à ce
moment, qui sait si nous n'aurions pas heurté la partie supérieure de la
banquise, si nous ne serions pas effroyablement pressés entre les deux
surfaces glacées ?
Je réfléchissais à toutes les conséquences de cette situation. Le capitaine
Nemo ne cessait d'observer le manomètre. Le Nautilus, depuis la chute de
l'ice-berg, avait remonté de cent cinquante pieds environ, mais il faisait
toujours le même angle avec la perpendiculaire.
Soudain un léger mouvement se fit sentir dans la coque. Évidemment,
le Nautilus se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon re-
prenaient sensiblement leur position normale. Les parois se rapprochaient
de la verticalité. Personne de nous ne parlait. Le coeur ému, nous obser¬
vions, nous sentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal
sous nos pieds. Dix minutes s'écoulèrent.
« Enfin, nous sommes droit ! m'écriai-je.
—Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du salon.
—Mais flotterons-nous ? lui demandai-je.
—Certainement, répondit-il, puisque les réservoirs ne sont pas encore
vidés, et que vidés, le Nautilus devra remonter à la surface de la mer. »
Le capitaine sortit, et je vis bientôt que, par ses ordres, on avait arrêté
la marche ascensionnelle du Nautilus. En effet, il aurait bientôt heurté la
partie inférieure de la banquise, et mieux valait le maintenir entre deux
eaux.
« Nous l'avons échappe
belle ! dit alors Conseil.
—Oui. Nous pouvions être écrasés entre ces blocs de glace, ou tout au
moins emprisonnés. Et alors, faute de pouvoir renouveler l'air... Oui !
nous l'avons échappé belle !
—Si c'est fini ! » murmura Ned Land.
Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion sans utilité,
et je ne répondis pas. D'ailleurs, les panneaux s'ouvrirent en ce moment,
et la lumière extérieure fit irruption à travers la vitre dégagée.
Nous étions en pleine eau, ainsi que je l'ai dit; mais, à une distance de
dix mètres, sur chaque côté du Nautilus, s'élevait une éblouissante muraille
de glace. Au-dessus et au-dessous, même muraille. Au-dessus, parce que
la surface inférieure de la banquise se développait comme un plafond im-
mense. Au-dessous, parce que le bloc culbuté, ayant glissé peu à peu,
avait trouvé sur les murailles latérales deux points d'appui qui le mainte-
naient dans cette position. Le Nautilus était emprisonné dans un véritable
tunnel de glace, d'une largeur de vingt mètres environ, rempli d'une
eau tranquille. Il lui était donc facile d'en sortir en marchant soit en avant
soit en arrière, et de reprendre ensuite, à quelques centaines de mètres
plus bas, un libre passage sous la banquise,
Le plafond lumineux avait été éteint, et cependant, le salon resplen-
dissait d'une lumière intense. C'est que la puissante réverbération des
parois de glace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais
peindre l'effet des rayons voltaïques sur ces grands blocs capricieusement
découpés, dont chaque angle, chaque arête, chaque facette, jettait une
lueur différente, suivant la nature des veines qui couraient dans la glace.
Mine éblouissante de gemmes, et particulièrement de saphirs qui croi-
saient leurs jets bleus avec le jet vert des éméraudes. Ça et là des nuances
opalines d'une douceur infinie couraient au milieu de points ardents
autant de diamants de feu dont l'oeil ne pouvait soutenir léclat. La
comme
puissance du fanal était centuplée, comme celle d'une lampe à travers les
lames lenticulaires d'un phare de premier ordre.
« Que
c'est beau ! Que c'est beau ! s'écria Conseil.
Oui ! dis-je, c'est un admirable spectacle. N'est-ce pas, Ned ?

Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. C'est superbe! Je rage

d'être forcé d'en convenir. On n'a jamais rien vu de pareil. Mais ce spec-
tacle-là pourra nous coûter cher. Et, s'il faut tout dire, je pense que nous
voyons ici des choses que Dieu à voulu interdire aux regards de l'homme ! »
Ned avait raison. C'était trop beau. Tout à coup, un cri de Conseil me
fit retourner.
« Qu'y a-t-il ? demandai-je.
—Que monsieur ferme les yeux ! que monsieur ne regarde pas ! »
Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses paupières.
« Mais qu'as-tu,
mon garçon ?
— Je suis ébloui, aveuglé ! »
Mes regards se portèrent involontairement vers la vitre, mais je ne pus
supporter le feu qui la dévorait.
Je compris ce qui s'était passé. Le Nautilus venait de se mettre en
marche à grande vitesse. Tous les éclats tranquilles des murailles de glace
s'étaient alors changés en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de
diamants se confondaient. Le Nautilus, emporté par son hélice, voyageait
dans un fourreau d'éclairs.
Les panneaux du salon se refermèrent alors. Nous tenions nos mains sur
nos yeux tout imprégnés de ces lueurs concentriques qui flottent devant la
rétine, lorsque les rayons solaires l'ont trop violemment frappée. Il fallut
un certain temps pour calmer le trouble de nos regards.
Enfin, nos mains s'abaissèrent.
« Ma foi, je ne l'aurais jamais cru, dit Conseil.
— Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien.
—Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blasés sur tant de
merveilles de la nature, que penserons-nous de ces misérables continents
et des petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! le monde habité
n'est plus digne de nous ! »
De telles paroles dans la bouche d'un impassible Flamand montrent à
quel degré d'ébullition était monté notre enthousiasme. Mais le Canadien
ne manqua pas d'y jeter sa goutte d'eau froide.
« Le monde habité ! dit-il en secouant la tête. Soyez tranquille, ami
Conseil, nous n'y reviendrons pas ! »
IL était alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit
à l'avant du Nautilus. Je compris que son éperon venait de heurter un bloc
de glace. Ce devait être une fausse manoeuvre, car ce tunnel sous-
marin, obstrué de blocs, n'offrait pas une navigation facile. Je pensai
donc que le capitaine Nemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles
ou suivrait les sinuosités du tunnel. En tout cas, la marche en avant
ne pouvait être absolument enrayée. Toutefois, contre mon attente, le Nau-
tilus prit un mouvement rétrograde très-prononcé.
« Nous revenons en arrière ? dit Conseil.
—Oui, répondis-je. Il faut que, de ce côté, le tunnel soit sans issue.
—Et alors ?...
—Alors, dis-je, la manoeuvre est bien simple. Nous retournerons sur
nos pas, et nous sortirons par l'orifice sud. Voilà tout. »
En parlant ainsi, je voulais paraître plus rassuré que je ne l'étais réelle-
ment. Cependant le mouvement rétrograde du Nautilus s'accélérait, et
marchant à contre hélice, il nous entraînait avec une grande rapidité.
« Ce sera un retard, dit Ned.
— Qu'importe, quelques heures de plus ou de moins, pourvu qu'on
sorte.
—Oui, répéta Ned Land, pourvu qu'on sorte ! »
Je me promenai pendant quelques instants du salon à la bibliothèque.
Mes compagnons, assis, se taisaient. Je me jetai bientôt sur un divan, et
je pris un livre que mes yeux parcoururent machinalement.
Un quart d'heure après, Conseil, s'étant approché de moi, me dit :
« Est-ce bien intéressant ce que lit monsieur?

— Très-intéressant, répondis-je.
—Je le crois. C'est le livre de monsieur que lit monsieur !
—Mon livre ? »
En effet, je tenais à la main l'ouvrage des Grands Fonds sous-marins. Je
ne m'en doutais même pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Ned
et Conseil se lèverent pour se retirer.
« Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusqu'au
moment où nous serons sortis de cette impasse.
—Comme il plaira à monsieur, » répondit Conseil.
Quelques heures s'écoulèrent. J'observais souvent les instruments sus-
pendus à la paroi du salon. Le manomètre indiquait que le Nautilus se
maintenait à une profondeur constante de trois cents mètres, la boussole,
qu'il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu'il marchait avec une vitesse
de vingt milles à l'heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserré.
Mais le capitaine Nemo savait qu'il ne pouvait trop se hâter, et qu'alors,
les minutes valaient des siècles.
A huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu. A l'arrière, cette fois.
Je pâlis. Mes compagnons s'étaient rapprochés de moi. J'avais saisi la main
de Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si
les mots eussent interprété notre pensée.
En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J'allai à lui.
« La route est barrée au sud? lui demandai-je.
— Oui, monsieur.
L'ice-berg en se retournant a fermé toute issue.
—Nous sommes bloqués ?
— Oui. »

CHAPITRE XVI

FAUTE D'AIR.

Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, un impénétrable mur


de glace. Nous étions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappé
une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capi-
taine. Sa figure avait repris son impassibilité habituelle. Il s'était croisé les
bras. Il réfléchissait. Le Nautilus ne bougeait plus.
Le capitaine prit alors la parole :
« Messieurs, dit-il d'une voix calme, il y a deux manières de mourir
dans les conditions où nous sommes. »
Cet inexplicable personnage avait l'air d'un professeur de mathémati-
ques qui fait une démonstration à ses élèves.
« La première, reprit-il, c'est de mourir écrasés. La seconde, c'est de
mourir asphyxiés. Je ne parle pas de la possibilité de mourir de faim, car
les approvisionnements du Nautilus dureront certainementplus que nous.
Préoccupons-nous donc des chances d'écrasementou d'asphyxie.
—Quant à l'asphyxie, capitaine, répondis-je, elle n'est pas à craindre,
car nos réservoirs sont pleins.
—Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront que deux jours
d'air. Or, voilà trente six heures que nous sommes enfouis sous les eaux,
et déjà l'atmosphère alourdie du Nautilus demande à être renouvelée.
Dans quarante huit heures, notre réserve sera épuisée.
—Eh bien, capitaine, soyons délivrés avant quarante huit heures !
—Nous le tenterons, du moins, en perçant la muraille qui nous
entoure.
—De quel côté? demandai-je.
— C'est ce que la sonde nous apprendra. Je vais échouer le Nautilus sur
le banc inférieur, et mes hommes, revêtus de scaphandres, attaqueront
l'ice-berg par sa paroi la moins épaisse.
du salon?
— Peut-on ouvrir les panneaux
—Sans inconvénient. Nous ne marchons plus. »
Le capitaine Nemo sortit. Bientôt des sifflements mapprirent quel eau
s'introduisait dans les réservoirs. Le Nautilus s'abaissa lentement et reposa
sur le fond de glace par une profondeur de trois cent cinquante mètres,
profondeur à laquelle était immergé le banc de glace inférieur.
« Mes amis, dis-je, la situation est grave,
mais je compte sur votre cou-
rage et sur votre énergie.
—Monsieur, me répondit le Canadien, ce n'est pas dans ce moment que
je vous ennuierai de mes récriminations. Je suis prêt à tout faire pour le
salut commun.
—Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien.
J'ajouterai, reprit-il, quhabile à manier le pic comme le harpon, si

je puis être utile au capitaine, il peut disposer de moi.
—Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »
Je conduisis le Canadien à la chambre où les hommes du Nautilus revê-
taient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition de Ned,
qui fut acceptée. Le Canadien endossa son costume de mer et fut
aussitôt prêt que ses compagnons de travail. Chacun deux portait sur
son dos l'appareil Rouquayrol auquel les réservoirs avaient fourni un
large contingent d'air pur. Emprunt considérable, mais nécessaire, fait à
la réserve du Nautilus. Quant aux lampes Rumhkorff, elles devenaient
inutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturées de rayons élec-
triques.
Lorsque Ned fut habillé, je rentrai dans le salon dont les vitres étaient
découvertes, et, posté près de Conseil, j'examinai les couches ambiantesqui
supportaient le Nautilus.
Quelques instants après, nous voyions une douzaine d'hommes de l'équi-
page prendre pied sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land, reconnais-
sable à sa haute taille. Le capitaine Nemo était avec eux.
Avant de procéder au creusement des murailles, il fit pratiquer des son-
dages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longues son-
des furent enfoncées dans les parois latérales ; mais après quinze mètres,
elles étaient encore arrêtées par l'épaisse muraille. Il était inutile de s'atta-
quer à la surface plafonnante, puisque c'était la banquise elle-même qui
mesurait plus de quatre cents mètres de hauteur. Le capitaine Nemo fit
alors sonder la surface inférieure. Là, dix mètres de parois nous séparaient
de l'eau. Telle était l'épaisseur de cet ice-field. Dès lors, il s'agis¬
sait d'en découper un morceau égal en superficie à la ligne de flottaison du
Nautilus. C'était environ six mille cinq cents mètres cubes à détacher, afin
de creuser un trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de
glace.
Le travail fut immédiatementcommencé et conduit avec une infatigable
opiniâtreté. Au lieu de creuser autour du Nautilus, ce qui eût entraîné
de plus grandes difficultés, le capitaine Nemo fit dessiner l'immense

fosse à huit mètres de sa hanche de bâbord. Puis, ses hommes la tarau-


dèrent simultanément sur plusieurs points de sa circonférence. Bientôt, le
pic attaqua vigoureusement cette matière compacte, et de gros blocs furent
détachés de la masse. Par un curieux effet de pesanteur spécifique, ces blocs,
moins lourds que l'eau, s'envolaient pour ainsi dire à la voûte du tunnel,
qui s'épaississait par le haut de ce dont il diminuait par le bas. Mais
peu importait, du moment que la paroi inférieure s'amincissait d'au-
tant.
Après deux heures d'un travail énergique, Ned Land rentra épuisé. Ses
compagnons et lui furent remplacés par de nouveaux travailleurs aux-
quels nous nous joignîmes, Conseil et moi. Le second du Nautilus nous
dirigeait.
L'eau me parut singulièrement froide, mais je me réchauffai prompte-
ment en maniant le pic. Mes mouvements étaient très-libres, bien qu'ils se
produisissent sous une pression de trente atmosphères.
Quand je rentrai, après deux heures de travail, pour prendre quelque
nourriture et quelque repos, je trouvai une notable différence entre le
fluide pur que me fournissait l'appareil Rouquayrol et l'atmosphère du
Nautilus, déjà chargée d'acide carbonique. L'air n'avait pas été renou-
velé depuis quarante-huit heures, et ses qualités vivifiantes étaient con-
sidérablement affaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous
n'avions enlevé qu'une tranche de glace épaisse d'un mètre sur la su-
perficie dessinée, soit environ six cents mètres cubes. En admettant que le
même travail fût accompli par douze heures, il fallait encore cinq nuits et
quatre jours pour mener à bonne fin cette entreprise.
« Cinq nuits et quatre jours ! dis-je à mes compagnons, et nous n'avons

que pour deux jours d'air dans les réservoirs.


Sans compter, répliqua Ned, qu'une fois sortis de cette damnée

prison, nous serons encore emprisonnés sous la banquise et sans com-
munication possible avec l'atmosphère ! »
Réflexion juste. Qui pouvait alors prévoir le minimum de temps néces-
saire à notre délivrance? L'asphyxie ne nous aurait-elle pas étouffés avant
le Nautilus eût revenir à la surface des flots? Était-il destiné à
que pu
périr dans ce tombeau de glace avec tous ceux qu'il renfermait ? La situa-
tion paraissait terrible. Mais chacun l'avait envisagée en face, et tous
étaient décidés à faire leur devoir jusqu'au bout.
Suivant mes prévisions, pendant la nuit, une nouvelle tranche d'un
mètre fut enlevée à l'immense alvéole. Mais, le matin, quand, revêtu de
mon scaphandre, je parcourus la masse liquide par une température de
six a sept degrés au-dessous de zéro, je remarquai que les murailles laté-
raies se rapprochaient peu à peu. Les couches d'eau éloignées de la fosse,
que n'échauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, mar-
quaient une tendance à se solidifier. En présence de ce nouveau et immi-
nent danger, que devenaient nos chances de salut, et comment empêcher
la solidification de ce milieu liquide, qui eût fait éclater
comme du verre
les parois du Nautilus ?
Je ne fis point connaître ce nouveau danger à mes deux
compagnons. A
quoi bon risquer dabattre cette énergie qu'ils employaient pénible
au
travail du sauvetage? Mais, lorsque je fus revenu à bord, je fis observer
au capitaine Nemo cette grave complication.
« Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modifier les
plus terribles conjonctures. C'est un danger de plus, mais je
ne vois aucun
moyen d'y parer. La seule chance de salut, c'est d'aller plus vite que la
solidification. Il s'agit d'arriver premiers. Voilà tout. »
Arriver premiers! Enfin, j'aurais du être habitué à ces façons de parler !
Cette journée, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniâ-
treté. Ce travail me soutenait. D'ailleurs, travailler, c'était quitter le Nau-
tilus, c'était respirer directement cet air pur emprunté aux réservoirs et
fourni par les appareils, c'était abandonner une atmosphère appauvrie et
viciée.
Vers le soir, la fosse s'était encore creusée d'un mètre. Quand je rentrai
à bord, je faillis être asphyxié par l'acide carbonique dont l'air était saturé.
Ah ! que n'avions nous les moyens chimiques qui eussent permis de chasser
ce gaz délétère ! L'oxygène ne nous manquait pas. Toute cette eau en con-
tenait une quantité considérable et en la décomposant par nos puissantes
piles, elle nous eût restitué le fluide vivifiant. J'y avais bien songé, mais à
quoi bon, puisque l'acide carbonique, produit de notre respiration, avait
envahi toutes les parties du navire. Pour l'absorber, il eût fallu remplir
des récipients de potasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette
matière manquait à bord, et rien ne la pouvait remplacer.
Ce soir là, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses réservoirs,
et lancer quelques colonnes d'air pur à l'intérieur du Nautilus. Sans cette
précaution, nous ne nous serions pas réveillés.
Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant le
cinquième mètre. Les parois latérales et la surface inférieure de la banquise
s'épaississaient visiblement. Il était évident qu'elles se rejoindraient avant
que le Nautilus fût parvenu à se dégager. Le désespoir me prit un instant.
Mon pic fut près de s'échapper de mes mains. A quoi bon creuser, si je
devais périr étouffé, écrasé par cette eau qui se faisait pierre, un supplice
que la férocité des sauvages n'eût pas même inventé. Il me semblait que
j'étais entre les formidables mâchoires d'un monstre qui se rapprochaient
irrésistiblement.
En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui-
même, passa près de moi. Je le touchai de la main et lui montrai les pa-
rois de notre prison. La muraille de tribord s'était avancée à moins de
quatre mètres de la coque du Nautilus.
Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrâmes à
bord. Mon scaphandre ôté, je l'accompagnai dans le salon.
« Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque héroïque moyen,
ou nous allons être scellés dans cette eau solidifiée comme dans du
ciment.
— Oui ! dis-je, mais que faire ?
—Ah ! s'écria-t-il, si mon Nautilus était assez fort pour supporter cette
pression sans en être écrasé?
—Eh bien? demandai-je, ne saisissant pas l'idée du capitaine.
—Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congélation de l'eau
nous
viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sa solidification, elle ferait
éclater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait,
en se
gelant, éclater les pierres les plus dures ! Ne sentez-vous pas qu'elle serait
un agent de salut au lieu d'être un agent de destruction !
Oui, capitaine, peut-être. Mais quelque résistance à l'écrasement
que
possède le Nautilus, il ne pourrait supporter cette épouvantable pression
et s'aplatirait comme une feuille de tôle.
—Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de la
nature, mais sur nous-mêmes. Il faut s'opposer à cette solidification. Il
faut l'enrayer. Non-seulement, les parois latérales se resserrent, mais il ne
reste pas dix pieds deau à lavant ou à l'arrière du Nautilus. La congéla-
tion nous gagne de tous les côtés.
—Combien de temps, demandai-je, l'air des réservoirs nous permet-
tra-t-il de respirer à bord ? »
Le capitaine me regarda en face.
« Après demain, dit-il, les réservoirs seront vides ! »
Une sueur froide m'envahit. Et cependant, devais-je m'étonner de
cette réponse ? Le 22 mars, le Nautilus s'était plongé sous les eaux libres
du pôle. Nous étions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions
sur les réserves
du bord ! Et ce qui restait dair respirable, il fallait le conserver
aux tra-
vailleurs. Au moment où j'écris ces choses, mon impression est tellement
vive encore, qu'une terreur involontaire s'empare de tout
mon être, et
que l'air semble manquer à mes poumons !
Cependant, le capitaine Nemo réfléchissait, silencieux, immobile. Visi-
blement, une idée lui traversait l'esprit. Mais il paraissait la
repousser. Il
se répondait négativement à lui-même. Enfin, ces mots s'échappèrent de
ses lèvres :
« L'eau bouillante ! murmura-t-il.
— L'eau bouillante ? m'écriai-je.
—Oui, monsieur. Nous sommes renfermés dans un espace relativement
restreint. Est-ce que des jets d'eau bouillante, constamment injectée
par
les pompes du Nautilus, n'élèveraient pas la température de milieu et
ce
ne retarderaient pas sa congélation ?
—Il faut l'essayer, dis-je résolument.
—Essayons, monsieur le professeur. »
Le thermomètre marquait alors moins sept degrés à l'extérieur. Le capi-
taine Nemo me conduisit aux cuisines où fonctionnaient de vastes appareils
distillatoires qui fournissaient l'eau potable
par évaporation. Ils se char-
gèrent deau, et toute la chaleur électrique des piles fut lancée à travers
les serpentins baignés par le liquide. En quelques minutes, cette eau avait
atteint cent degrés. Elle fut dirigée vers les pompes pendant qu'une eau
nouvelle la remplaçait au fur et à mesure. La chaleur développée par les
piles était telle que l'eau froide, puisée à la mer, après avoir seulement
traversé les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe.
L'injection commença, et trois heures après, le thermomètre marquait
extérieurement six degrés au-dessous de zéro. C'était un degré de gagné.
Deux heures plus tard, le thermomètre n'en marquait que quatre.
« Nous réussirons, dis-je au capitaine, après
avoir suivi et contrôlé par
de nombreuses remarques les progrès de l'opération.
— Je le
pense, me répondit-il. Nous ne serons pas écrasés. Nous navons
plus que l'asphyxie à craindre. »
Pendant la nuit, la température de l'eau remonta à un degré au-dessous
de zéro. Les injections ne purent la porter à un point plus élevé. Mais
comme la congélation de l'eau de mer ne se produit quà moins deux de-
grés, je fus enfin rassuré contre les dangers de la solidification.
Le lendemain, 27 mars, six mètres de glace avaient été arrachés de l'al-
véole. Quatre mètres seulement restaient à enlever. C'étaient encore qua-
rante-huit heures de travail. L'air ne pouvait plus être renouvelé à l'inté-
rieur du Nautilus. Aussi, cette journée alla-t-elle toujours en empirant,
Une lourdeur intolérable m'accabla. Vers trois heures du soir, ce sen-
timent d'angoisse fut porté en moi à un degré violent. Des bâillements me
disloquaient les mâchoires. Mes poumons haletaient en cherchant ce fluide
comburant, indispensableà la respiration, et qui se raréfiait de plus en
plus. Une torpeur morale s'empara de moi. J'étais étendu sans force, pres-
que sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des mêmes symptômes,
souffrant des mêmes souffrances, ne me quittait pas. Il me prenait la main,
il m'encourageait, et je l'entendais encore murmurer :
«
Ah ! si je pouvais
ne pas respirer pour laisser plus d air à monsieur ! »
Les larmes me venaient aux yeux de l'entendre parler ainsi.
Si notre situation, à tous, était intolérable à lintérieur, avec quelle hâte,
avec quel bonheur, nous revêtions nos scaphandres pour travailler à notre
tour ! Les pics résonnaient
sur la couche glacée. Les bras se fatiguaient, les
mains s'écorchaient, mais qu'étaient ces fatigues, quimportaient ces bles-
sures ! L'air vital arrivait aux poumons ! On respirait! On respirait!
Et cependant, personne ne prolongeait au delà du temps voulu son tra-
vail sous les eaux. Sa tâche accomplie, chacun remettait à ses compagnons
haletants le réservoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo don-
nait l'exemple et se soumettait le premier à cette sevère discipline.
L'heure arrivée, il cédait son appareil à un autre et rentrait dans l'at¬
mosphère viciée du bord, toujours calme, sans une défaillance, sans un
murmure.
Ce jour là, le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur
encore. Deux mètres seulement restaient à enlever sur toute la superficie.
Deux mètres seulement nous séparaient de la mer libre. Mais les réservoirs
étaient presque vides d'air. Le peu qui restait devait être conservé aux tra-
vailleurs. Pas un atome pour le Nautilus !
Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi-suffoqué. Quelle nuit! Je ne
saurais la peindre. De telles souffrances ne peuvent être décrites. Le
lendemain, ma respiration était oppressée. Aux douleurs de tète se
mêlaient d'étourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre.
Mes compagnons éprouvaient les mêmes symptômes. Quelques hommes
de l'équipage râlaient.
Ce jour là, le sixième de notre emprisonnement, le capitaine Nemo,
trouvant trop lents la pioche et le pic, résolut d'écraser la couche de
glaces qui nous séparait encore de la nappe liquide. Cet homme avait
conservé son sang froid et son énergie. Il domptait par sa force morale les
douleurs physiques. Il pensait, il combinait, il agissait.
D'après son ordre, le bâtiment fut soulagé, c'est-à-dire soulevé de la
couche glacée par un changement de pesanteur spécifique. Lorsqu'il flotta
on le hâla de manière à l'amener au-dessus de l'immense fosse dessinée
suivant sa ligne de flottaison. Puis, ses réservoirs d'eau s'emplissant, il
descendit et s'emboîta dans l'alvéole.
En ce moment, tout l'équipage rentra à bord, et la double porte de
communication fut fermée. Le Nautilus reposait alors sur la couche de
glace qui n'avait pas un mètre d'épaisseur et que les sondes avaient trouée
en mille endroits.
Les robinets des réservoirs furent alors ouverts en grand et cent mètres
cubes d'eau s'y précipitèrent, accroissant de cent mille kilogrammes le
poids du Nautilus.
Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos souffrances, espérant en-
core. Nous jouions notre salut sur un dernier coup.
Malgré les bourdonnements qui emplissaient ma tête, j'entendis bientôt
des frémissements sous la coque du Nautilus. Un dénivellement se pro-
duisit. La glace craqua avec un fracas singulier, pareil à celui du papier
qui se déchire, et le Nautilus s'abaissa.
« Nous passons ! » murmura Conseil à mon oreille.
Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans une convul-
sion involontaire.
Tout-à-coup, emporté par son effroyable surcharge, le Nautilus s'en¬
fonça comme un boulet sous les eaux, c'est-à-dire qu'il tomba comme il
eût fait dans le vide !
Alors toute la force électrique fut mise sur les pompes qui aussitôt
commencèrent à chasser l'eau des réservoirs. Après quelques minutes,
notre chute fut enrayée. Bientôt même, le manomètre indiqua un mou-
vement ascensionnel. L'hélice, marchant à toute vitesse, fit tressaillir
la coque de tôle jusque dans ses boulons, et nous entraîna vers le
nord.
Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu'à la mer
libre? Un jour encore? Je serais mort avant !
A demi étendu sur un divan de la bibliothèque, je suffoquais. Ma face
était violette, mes lèvres bleues, mes facultés suspendues. Je ne voyais
plus, je n'entendais plus. La notion du temps avait disparu de mon esprit.
Mes muscles ne pouvaient se contracter.
Les heures qui s'écoulèrent ainsi, je ne saurais les évaluer. Mais j'eus
la conscience de mon agonie qui commençait. Je compris que j'allais
mourir...
Soudain je revins à moi. Quelques bouffées d'air pénétraient dans
mes poumons. Étions-nous remontés à la surface des flots ? Avions-nous
franchi la banquise?
Non ! C'étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaient
pour me sauver. Quelques atomes d'air restaient encore au fond d'un appa-
reil. Au lieu de le respirer, ils l'avaient conservé pour moi, et, tandis
qu'il suffoquaient, ils me versaient la vie goutte à goutte ! Je voulus re-
pousser l'appareil. Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants,
je respirai avec volupté.
Mes regards se portèrent vers l'horloge. Il était onze heures du matin.
Nous devions être au 28 mars. Le Nautilus marchait avec une vitesse ef-
frayante de quarante milles à l'heure. Il se tordait dans les eaux.
Où était le capitaine Nemo ? Avait-il succombé? Ses compagnons étaient-
ils morts avec lui?
En ce moment, le manomètre indiqua que nous n'étions plus qu'à vingt
pieds de la surface. Un simple champ de glace nous séparait de l'atmos-
phère. Ne pouvait-on le briser?
Peut-être ! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis, en effet,
qu'il prenait une position oblique, abaissant son arrière et relevant son
éperon. Une introduction d'eau avait suffi pour rompre son équilibre.
Puis, poussé par sa puissante hélice, il attaqua l'ice-field par en-dessous
comme un formidable bélier. Il le crevait peu à peu, se retirait, donnait
à toute vitesse contre le champ qui se déchirait, et enfin, emporté
par un élan suprême, il s'élança sur la surface glacée qu'il écrasa de son
poids.
Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arraché, et l'air pur s'intro-
duisit à flots dans toutes les parties du Nautilus.

CHAPITRE XVII

DU CAP HORN A L'AMAZONE.

Comment étais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-être le


Canadien my avait-il transporté. Mais je respirais, je humais l'air vivi-
fiant de la mer. Mes deux compagnons s'enivraient près de moi de
ces fraî-
ches molécules. Les malheureux, trop longtemps privés de nourriture,
ne
peuvent se jeter inconsidérément sur les premiers aliments qu'on leur
présente.Nous, au contraire, nous n'avions pas à nous modérer, nous
pou-
vions aspirer à pleins poumons les atomes de cette atmosphère, et c'était
la brise, la brise elle-même qui nous versait cette voluptueuse ivresse!
« Ah ! faisait Conseil, que c'est bon, l'oxygène ! Que monsieurne craigne
pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »
Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mâchoires à
effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien tirait
« »
commune un poële en pleine combustion.
Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour
de moi, je vis que nous étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de
l'équipage. Pas même le capitaine Nemo. Les étranges marins du Nautilus
se contentaient de l'air qui circulait à l'intérieur. Aucun n'était venu se
délecter en pleine atmosphère.
Les premières paroles que je prononçai furent des paroles de remercie-
ments et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient
prolongé mon existence pendant les dernières heures de cette longue
Agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop
un tel dévoue-
ment.
« Bon ! monsieur le professeur, me répondit Ned Land, cela ne vaut
pas la peine d'en parler ! Quel mérite avons-nous eu à cela ? Aucun. Ce
nétait qu'une question d'arithmétique. Votre existence valait plus que la
nôtre. Donc il fallait la conserver.
—Non, Ned, répondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n'est supé-
rieur à un homme généreux et bon, et vous l'êtes !
— C'est bien ! c'est bien ! répétait le Canadien embarrassé.
— Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.
—Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il me manquait bien quel-
ques gorgées d'air, mais je crois que je m'y serais fait. D'ailleurs, je re-
gardais monsieur qui se pâmait et cela ne me donnait pas la moindre
envie de respirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir... »
Conseil, confus de s'être jeté dans la banalité, n'acheva pas.
« Mes amis, répondis-je vivement ému, nous sommes
liés les uns aux
autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits...
—Dont j'abuserai, riposta le Canadien.
—Hein ? lit Conseil.
—Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi, quand je
quitterai cet infernal Nautilus.
—Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté ?

—Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté du soleil, et ici le


soleil, c'est le nord.
—Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nous rallions
le Pacifique ou l'Atlantique, c'est-à-dire les mers fréquentées ou désertes. »
A cela je ne pouvais répondre, et je craignais que le capitaine
Nemo ne nous ramenât plutôt vers ce vaste Océan qui baigne à la fois les
côtes de l'Asie et de l'Amérique. Il compléterait ainsi son tour du monde
sous-marin, et reviendrait vers ces mers où le Nautilus trouvait la plus
entière indépendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute
terre habitée, que devenaient les projets de Ned Land ?
Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important Le Nautilus
.
marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientôt franchi, et le cap mis
sur le promontoire de Horn. Nous étions par le travers de la pointe amé-
ricaine, le 31 mars, à sept heures du soir.
Alors toutes nos souffrances passées étaient oubliées. Le souvenir de
cet emprisonnement dans les glaces s'effaçait de notre esprit. Nous ne
songions qu'à l'avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans
le salon, ni sur la plate-forme. Le point reporté chaque jour sur le pla-
nisphère et fait par le second me permettait de relever la direction exacte
du Nautilus. Or,ce soir là, il devint évident, à ma grande satisfaction, que
nous revenions au nord par la route de l'Atlantique.
J'appris au Canadien et à Conseil le résultat de mes observations.
« Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais où va le Nautilus ?
—Je ne saurais le dire, Ned ?
—Son capitaine voudrait-il, après le pôle sud, affronter le pôle nord,
et revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ?
— Il ne faudrait pas l'en
délier, répondit Conseil.
—Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant.
—En tout cas, ajouta Conseil, c'est un maître homme que ce capitaine
Nemo, et nous ne regretterons pas de l'avoir connu.
—Surtout quand nous l'aurons quitté ! » riposta Ned Land.
Le lendemain, premier avril, lorsque le Nautilus remonta à la surface
des flots. Quelques minutes avant midi, nous eûmes connaissance d'une
côte à l'ouest. C'était la Terre du Feu, à laquelle les premiers navigateurs
donnèrent ce nom en voyant les fumées nombreuses qui s'élevaient des
huttes indigènes. Cette Terre du Feu forme une vaste agglomération d'îles
qui s'étend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre
53° et 56° de latitude australe, et 67°50' et 77°15' de longitude ouest. La
côte me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je
crus même entrevoir le mont Sarmiento, élevé de deux mille soixante-
dix mètres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, à
sommet très-aigu, qui, suivant qu'il est voilé ou dégagé de vapeurs,
« annonce le beau ou le mauvais temps, » me dit Ned Land.
—Un fameux baromètre, mon ami.
—Qui, monsieur, un baromètre naturel, qui ne m'a jamais trompe
quand je naviguais dans les passes du détroit de Magellan. »
En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé sur le fond du ciel.
C'était un présage de beau temps. Il se réalisa.
Le Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha de la côte qu'il pro-
longea à quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de
longues lianes, et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires,
dont la mer libre du pôle renfermait quelques échantillons; avec leurs
filaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu'à trois cents mètres
de longueur ; véritables câbles, plus gros que le pouce très-résistants, ils
servent souvent d'amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous
le nom de velp, à feuilles longues de quatre pieds, empâtées dans les
concrétions coralligènes, tapissaient les fonds. Elle servait de nid et de
nourriture à des myriades de crustacés et de mollusques, des crabes, des
seiches. Là, les phoques et les loutres se livraient à de splendides repas,
mélangeant la chair du poisson et les légumes de la mer, suivant la mé-
thode anglaise.
Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec une extrême
rapidité. Vers le soir, il se rapprocha de l'archipel des Malouines, dont
je pus, le lendemain, reconnaître les âpres sommets. La profondeur
de la mer était médiocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces
deux îles, entourées d'un grand nombre d'ilots, faisaient autrefois partie
des terres magellaniques.Les Malouines furent probablement découvertes
par le célèbre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern
Islands. Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden-Islands, îles de la
Vierge. Elles furent ensuites nommée Malouines, au commencement du
dix-huitième siècle, par des pêcheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par
les Anglais auxquels elles appartiennent aujourd'hui.
Sur ces parages, nos filets rapportèrent de beaux spécimens d'algues,
et particulièrement un certain fucus dont les racines étaient chargées de
moules qui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards s'abatti-
rent par douzaines sur la plate-forme et prirent place bientôt dans les
offices du bord. En fait de poissons, j'observai spécialement des osseux
appartenant au genre gobie, et surtout des boulerots, longs de deux déci-
mètres, tout parsemés de taches blanchâtres et jaunes,
J'admirai égalementde nombreuses méduses, et les plus belles du genre,
les chrysaores particulières aux mers des Malouines. Tantôt elles figu-
raient une ombrelle demi-sphérique très-lisse, rayée de lignes d'un rouge
brun et terminée par douze festons réguliers ; tantôt c'était une corbeille
renversée d'où s'échappaient gracieusement de large feuilles et de longues
ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliacés et
laissaient pendre à la dérive leur opulente chevelure de tentacules. J'aurais
voulu conserver quelques échantillons de ces délicats zoopliytes ; mais ce
ne sont que des nuages, des ombres, des apparences,
qui fondent et s'éva-
porent hors de leur élément natal.
Lorsque les dernières hauteurs des Malouines eurent disparu sous l'ho-
rizon, le Nautilus s'immergea entre vingt et vingt cinq mètres et suivit
la côte américaine. Le capitaine Nemo ne se montrait pas.
Jusqu'au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de la Patagonie,
tantôt sous l'Océan, tantôt à sa surface. Le Nautilus dépassa le large estuaire
formé par l'embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers
de l'Uruguay, mais à cinquante milles au large. Sa direction se maintenait
au nord, et il suivait les longues sinuosités de l'Amérique méridionale.
Nous avions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans
les mers du Japon.
Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupé sur le
trente-septième méridien, et nous passâmes au large du cap Frio. Le ca-
pitaine Nemo, au grand déplaisir de Ned Land, n'aimait pas le voisinage
de ces côtes habitées du Brésil, car il marchait avec une vitesse vertigi-
neuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne
pouvaient nous suivre, et les curiosités naturelles de ces mers échap-
pèrent à toute observation.
Cette rapidité se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir,
l'Amérique du
nous avions connaissance de la pointe la plus orientale de
Sud qui forme le cap San Roque. Mais alors le Nautilus s'écarta de nou-
vallée sous-
veau, et il alla chercher à de plus grandes profondeurs une
marine qui se creuse entre ce cap et Sierra Leone sur la côte africaine.
Cette vallée se bifurque à la hauteur des Antilles et se termine au nord
endroit, la coupe
par une énorme dépression de neuf mille mètres. En cet
géologique de l'Océan ligure jusqu'aux petites Antilles une falaise de six
kilomètres, taillée à pic, et, à la hauteur des îles du cap Vert, une autre
muraille non moins considérable, qui enferment ainsi tout le continent
immergé de l'Atlantide. Le fond de cette immense vallée est accidente
de quelques montagnes qui ménagent de pittoresques aspects à ces
fonds sous-marins. J'en parle surtout d'après les cartes manuscrites
évidemment dues à
que contenait la bibliothèque du Nautilus, cartes
la main du capitaine Nemo et levées sur ses observations person-
nelles.
Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furent visitées au
des plans inclinés. Le Nautilus fournissait de longues bordées dia-
moyen
gonales qui le portaient à toutes les hauteurs. Mais, le Il avril, il se releva
subitement, et la terre nous réapparut à l'ouvert du fleuve des Amazones,
vaste estuaire dont le débit est si considérable qu'il dessale la mer sur un
espace de plusieurs lieues.
L'Équateur était coupé. A vingt milles dans l'ouest restaient les
Guyanes, une terre française sur laquelle nous eussions trouvé un facile
refuge. Mais le vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n'au-
raient pas permis à un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit
sans doute, car il ne me parla de rien. De mon côté, je ne fis aucune
allusion à ses projets de fuite, car je ne voulais pas le pousser à quelque
tentative qui eût infailliblement avorté.
Je me dédommageai facilement de ce retard par d'intéressantes études.
Pendant ces deux journées des Il et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas la
surface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pêche miraculeuse en
zoophytes, en poissons et en reptiles.
Quelques zoophytes avaient été dragués par la chaîne des chaluts. C'é-
taient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant à la famille des
actinidiens, et entre autres espèces, le phyctalis protexta, originaire de
cette partie de l'Océan, petit tronc cylindrique, agrémenté de lignes verti-
cales et tacheté de points rouges que couronne un merveilleux épanouisse-
ment de tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que
j'avais déjà observés, des turritelles, des olives-porphyres, à lignes régu-
lièrement entrecroisées dont les taches rousses se relevaient vivement sur
un fond de chair, des pterocères fantaisistes, semblables à des scorpions
pétrifiés, des hyales franslucides, des argonautes, des seiches excellentes
à manger, et certaines espèces de calmars, que les naturalistes de l'antiquité
classaient parmi les poissons-volants, et qui servent principalementd'appât
pour la pêche de la morue.
Des poissons de ces parages que je n'avais pas encore eu l'occasion
d'étudier, je notai diverses espèces. Parmi les cartilagineux : des pétromi-
zons-pricka, sortes d'anguilles, longues de quinze pouces, tête verdâtre,
nageoires violettes, dos gris bleuâtre, ventre brun argenté semé de
taches vives, iris des yeux cerclé d'or, curieux animaux que le courant de
l'Amazone avait dû entraîner jusqu'en mer, car ils habitent les eaux
douces ; des raies tuberculées, à museau pointu, à queue longue et déliée,
armées d'un long aiguillon dentelé ; de petits squales d'un mètre, gris et
blanchâtres de peau, dont les dents, disposées sur plusieurs rangs, se
recourbent en arrière, et qui sont vulgairement connus sous le nom de
pantouffliers; des lophies-vespertillions, sortes de triangles isocèles rou-
geâtres, d'un demi-mètre, auxquels les pectorales tiennent par des pro-
longations charnues qui leur donnent l'aspect de chauves-souris, mais
que leur appendice corné, situé près des narines, a fait surnommer licornes
de mer ; enfin quelques espèces de balistes, le curassavien dont les flancs
pointillés brillent d'une éclatante couleur d'or, et le caprisque violet-clair,
à nuances chatoyantes comme la gorge d'un pigeon.
Je termine là cette nomenclature un peu sèche, mais très-exacte, par la
série des poissons osseux que j'observai : passans, appartenant au genre
des aptéronotes, dont le museau est très-obtus et blanc de neige, le corps
peint d'un beau noir, et qui sont munis d'une lanière charnue très-longue
et très-déliée; odontagnathes aiguillonnés, longues sardines de trois déci-
mètres, resplendissant d'un vif éclat argenté; scombres-guares, pourvus
de deux nageoires anales ; centronotes-nègres, à teintes noires, que l'on
pêche avec des brandons, longs poissons de deux mètres, à chair grasse,
blanche, ferme, qui, frais, ont le goût de l'anguille, et secs, le goût du
saumon fumé ; labres demi-rouges, revêtus d'écailles seulement à la base
des nageoires dorsales et anales ; chrysoptères, sur lesquels l'or et l'argent
mêlent leur éclat à ceux du rubis et de la topaze ; spares-queues-d'or,dont
la chair est extrêmement délicate, et que leurs propriétés hosphorescen-
tes trahissent au milieu des eaux; spares-pobs, à langue fine, à teintes
oranges ; sciènes-coro à caudales d'or, acanthures-noirauds, anableps de
Surinam, etc.
Cet « et coetera » ne sauraitm'empêcher de citer encore un poisson dont
Conseil se souviendra longtemps et pour cause.
Un de nos filets avait rapporté une sorte de raie très-applatie qui, la
queue coupée, eût formé un disque parfait et qui pesait une vingtaine de
kilogrammes. Elle était blanche en-dessous, rougeâtre en-dessus, avec
de grandes taches rondes d'un bleu foncé et cerclées de noir, très-lisse de
peau, et terminée par une nageoire bilobée. Etendue sur la plate-forme,
elle se débattait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs,
et faisait tant d'efforts qu'un dernier soubressaut allait la précipiter à la
mer. Mais Conseil, qui tenait à son poisson, se précipita sur lui, et, avant
que je ne pusse l'en empêcher, il le saisit à deux mains.
Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en l'air, paralysé d'une moitié du
corps, et criant :
« Ah ! mon maître, mon maître ! Venez à moi. »
C'était la première fois que le pauvre garçon ne me parlait pas « à la
troisième personne. »
Le Canadien et moi, nous l'avions relevé, nous le frictionnions à bras
raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet éternel classificateur murmura
d'une voix entrecoupée :
« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à branchies
fixes, sous-ordre des sélaciens, famille des raies, genre des torpilles ! »
—Oui, mon ami, répondis-je, c'est une torpille qui t'a mis dans ce dé-
plorable état.
—Ah! monsieur peut m'en croire, riposta Conseil, mais je me vengerai
de cet animal.
—Et comment ?
—En le mangeant. »
Ce qu'il fit le soir même, mais par pure représaille, car franchement,
c'était coriace.
L'infortuné Conseil s'était attaqué à une torpille de la plus dangereuse
espèce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel que
l'eau, foudroie les poissons à plusieurs mètres de distance, tant est grande
la puissance de son organe électrique dont les deux surfaces principales ne
mesurent pas moins de vingt-sept pieds carrés.
Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le Nautilus s'approcha de
la côte hollandaise, vers l'embouchure du Maroni. Là vivaient en famille
plusieurs groupes de lamantins. C'étaient des manates qui, comme le
dugong et le stellère, appartiennent à l'ordre des syréniens. Ces beaux
animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six à sept mètres, devaient peser
au moins quatre mille kilogrammes. J'appris à Ned Land et à Conseil
que la prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un rôle important.
Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paître les prairies
sous-marines et détruire ainsi les agglomérations d'herbes qui obstruent
l'embouchure des fleuves tropicaux.
« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s'est produit, depuis que les hommes
ont presque entièrement anéanti ces races utiles ? C'est que les herbes pu-
tréfiées ont empoisonné l'air, et l'air empoisonné, c'est la fièvre jaune qui
désole ces admirables contrées. Les végétations vénéneuses se sont
multipliées sous ces mers torrides, et le mal s'est irrésistiblement
développé depuis l'embouchure du Rio de la Plata jusqu'aux Flo-
rides ! »
Et s'il faut en croire Toussenel, ce fléau n'est rien encore auprès de celui
qui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dépeuplées de ba-
leines et de phoques. Alors, encombrées de poulpes, de méduses, de cal-
mars, elles deviendront de vastes foyers d'infection, puisque leurs flots ne
posséderont plus « ces vastes estomacs, que Dieu avait chargés d'écumer
la surface des mers. »
Cependant, sans dédaigner ces théories, l'équipage du Nautilus s'em-
para d'une demi-douzaine de manates. Il s'agissait, en effet, d'approvi-
sionner les cambuses d'une chair excellente, supérieure à celle du boeuf et
du veau. Cette chasse ne fut pas intéressante. Les manates se laissaient
frapper sans se défendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinée à
être séchée, furent emmagasinés à bord.
Ce jour-là, une pêche, singulièrement pratiquée, vint encore accroître
les réserves du Nantilus, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le
chalut avait rapporté dans ses mailles un certain nombre de poissons
dont la tête se terminait par une plaque ovale à rebords charnus. C'étaient
des échénéïdes, de la troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens.
Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mo-
biles, entre lesquelles l'animal peut opérer le vide, ce qui lui permet d'ad-
hérer aux objets à la façon d'une ventouse.
Le remora, que j'avais observé clans la Méditerranée, appartient à cette
espèce. Mais, celui dont il s'agit ici, c'était l'échénéïde ostéochère, particu-
lier à cette mer. Nos marins, à mesure qu'ils les prenaient, les dépo-
saient dans des bailles pleines d'eau.
La pêche terminée,le Nautilus se rapprocha de la côte. En cet endroit,
an certain nombre de tortues marines dormaient à la surface des flots. Il
eût été difficile de s'emparer de ces précieux reptiles, car le moindre bruit
les éveille, et leur solide carapace est à l'épreuve du harpon. Mais l'éché-
néïde devait opérer cette capture avec une sûreté et une précision extraor-
dinaire. Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur
et la fortune du naïf pêcheur à la ligne.
Les hommes du Nautilus attachèrent à la queue de ces poissons un
anneau assez large pour ne pas gêner leurs mouvements, et à cet anneau,
une longue corde amarrée à bord par l'autre bout,
Les échénéïdes, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leur rôle et allè-
rent se fixer au plastron des tortues. Leur ténacité était telle qu'ils se fus-
sent déchirés plutôt que de lâcher prise. On les halait à bord, et avec eux
les tortues auxquelles ils adhéraient.
On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d'un mètre, qui pesaient
deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornées grandes,
minces, transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les
vendaient très-précieuses. En outre, elles étaient excellentes au point de
rue comestible, ainsi que les tortues franches qui sont d'un goût exquis.
Cette pêche termina notre séjour sur les parages de l'Amazone, et, la
nuit venue, le Nautilus regagna la haute mer.

CHAPITRE XVIII.

LES POULPES

Pendant quelques jours, le Nautilus s'écarta constamment de la côte


américaine. Il ne voulait pas, évidemment, fréquenter les flots du golfe du
Mexique ou de la mer des Antilles. Cependant, l'eau n'eût pas manqué
de dix huit
sous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est
cents mètres ; mais, probablement ces parages, semés d'îles et sillonnés de
steamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.
Le 16 avril, nous eûmes connaissance de la Martinique et de la Guade-
loupe, à une distance de trente milles environ. Japerçus un instant leurs
pitons élevés.
Le Canadien, qui comptait mettre ses projets à exécution dans le golfe,
soit en gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux qui
font le cabotage d'une île à l'autre, fut très-décontenancé. La fuite eût été
très-praticable si Ned Land fût parvenu à s'emparer du canot à linsu du
capitaine. Mais en plein Océan, il ne fallait plus y songer.
Le Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une assez longue conversa-
tion à ce sujet. Depuis six mois nous étions prisonniers à bord du Nautilus.
Nous avions fait dix sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il ny
avait pas de raison pour que cela finit. Il me fit donc une proposition à
laquelle je ne m'attendais pas. Ce fut de poser catégoriquement cette
question au capitaine Nemo : Le capitaine comptait-il nous garder indé-
finiment à son bord?
Une semblable démarche me répugnait. Suivant moi, elle ne pouvait
aboutir. Il ne fallait rien espérer du commandant du Nautilus, mais tout de
nous seuls. D'ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plus
sombre, plus retiré, moins sociable. Il paraissait m'éviter. Je ne le ren-
contrais qu'à de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait à m'expliquer
les merveilles sous-marines ; maintenant il m'abandonnait à mes études
et ne venait plus au salon.
Quel changement s'était opéré en lui? Pour quelle cause? Je n'avais
rien à me reprocher. Peut-être notre présence à bord lui pesait-elle ? Ce-
pendant, je ne devais pas espérer qu'il fût homme à nous rendre la liberté.
Je priai donc Ned de me laisser réfléchir avant d'agir. Si cette
démarche n'obtenait aucun résultat, elle pouvait raviver ses soupçons,
rendre notre situation pénible et nuire aux projets du Canadien. J'a-
jouterai que je ne pouvais en aucune façon arguer de notre santé. Si l'on
excepte la rude épreuve de la banquise du pôle sud, nous ne nous étions
jamais mieux portés, ni Ned, ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine,
cette atmosphère salubre, cette régularité d'existence, cette uniformité
de température, ne donnaient pas prise aux maladies, et pour un homme
auquel les souvenirs de la terre ne laissaient aucun regret, pour un capi-
taine Nemo, qui est chez lui, qui va où il veut, qui par des voies mysté-
rieuses pour les autres, non pour lui-même, marche à son but, je com-
prenais une telle existence. Mais nous, nous n'avions pas rompu avec
l'humanité. Pour mon compte, je ne voulais pas ensevelir avec moi mes
études si curieuses et si nouvelles. J'avais maintenant le droit d'écrire le
vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tôt que plus tard, il pût
voir le jour.
Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix mètres au-dessous de la
surface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits intéressants
j'eus à signaler sur mes notes quotidiennes ! C'étaient, entre autres zoo-
phytes, des galères connues sous le nom de physalies-pélagiques, sortes
de grosses vessies oblongues, à reflets nacrés, tendant leur membrane au
vent et laissant flotter leurs tentacules bleus comme des fils de soie ;
charmantes méduses à l'oeil, véritables orties au toucher qui distillent
un liquide corrosif. C'étaient, parmi les articulés, des annélides longs
d'un mètre et demi, armés d'une trompe rose et pourvus de dix sept cents
organes locomoteurs, qui serpentaient sous les eaux et jetaient en pas-
sant toutes les lueurs du spectre solaire. C'étaient, dans l'embranchement
des poissons, des raies-molubars, énormes cartilagineux longs de dix pieds
et pesant six cents livres, la nageoire pectorale triangulaire, le milieu du
dos un peu bombé, les yeux fixés aux extrémités de la face antérieure
de
la tète, et qui, flottant comme une épave de navire, s'appliquaientparfois
comme un opaque volet sur notre vitre. C'étaient des balistes-américains,
pour lesquels la nature n'a broyé que du blanc et du noir, des gobies-
plumiers, allongés et charnus, aux nageoires jaunes, à la mâchoire proémi-
nente, des scombres de seize décimètres, à dents courtes et aiguës,
cou-
verts de petites écailles, appartenant à l'espèce des albicores. Puis,
par
nuées, apparaissaient des surmulets, corsetés de raies d'or de la tête à
la queue, agitant leurs resplendissantes nageoires ; véritableschefs-d'oeuvre
de bijouterie consacrés autrefois à Diane, particulièrement recherchés
des riches Romains, et dont le proverbe disait
: « Ne les mange pas qui
les prend ! » Enfin, des pomacanthes-dorés, ornés de bandelettesémeraude,
habillés de velours et de soie, passaient devant nos yeux comme des sei-
gneurs de Véronèse ; des spares-éperonnés se dérobaient sous leur rapide
nageoire thoracine ; des clupanodons de quinze pouces s'enveloppaient de
leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient la mer de leur
grosse
queue charnue ; des corégones rouges semblaient faucher les flots avec
leur pectorale tranchante, et des sélènes argentées, dignes de leur nom,
se levaient sur l'horizon des eaux comme autant de lunes aux reflets
blanchâtres.
Que dautres échantillons merveilleux et nouveaux j'eusse encore ob-
servés, si le Nautilus ne se fût peu à peu abaissé vers les couches pro-
fondes ! Ses plans inclinés l'entraînèrent jusqu'à des fonds de deux mille
et trois mille cinq cents mètres. Alors la vie animale n'était plus repré-
sentée que par des encrines, des étoiles de mer, de charmantes penta-
crines tête de méduse, dont la tige droite supportait un petit calice, des
troques, des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux
de grande espèce.
Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyenne de quinze
cents mètres. La terre la plus rapprochée était alors cet archipel des îles
Lucayes, disséminées comme un tas de pavés à la surface des eaux. Là
s'élevaient de hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de
blocs frustes disposés par larges assises, entre lesquels se creusaient des
trous noirs que nos rayons électriques n'éclairaient pas jusqu'au fond.
Ces roches étaient tapissées de grandes herbes, de laminaires géants, de
fucus gigantesques, un véritable espalier d'hydrophytes digne d'un monde
de Titans.
De ces plantes colossales dont nous pariions, Conseil, Ned et moi, nous
lûmes naturellement amenés à citer les animaux gigantesques de la mer.
Les unes sont évidemment destinées à la nourriture des autres. Cepen-
dant, par les vitres du Nautilus presque immobile, je n'apercevais encore
sur ces longs filaments que les principaux articulés de la division des bra-
chioures, des lambres à longues pattes, des crabes violacés, des clios parti-
culiers aux mers des Antilles.
Il était environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur
un formidable fourmillement qui se produisait à travers les grandes
algues.
« Eh bien, dis-je, ce sont-là de véritables cavernes à poulpes, et je ne
serais pas étonné d'y voir quelques-uns de ces monstres.
Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe des

céphalopodes?
—Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l'ami Land s'est
trompé, sans doute, car je n'aperçois rien.
—Je le regrette, répliqua Conseil. Je voudrais contempler face à face
l'un de ces poulpes dont j'ai tant entendu parler et qui peuvent entraîner
des navires dans le fond des abîmes. Ces bêtes-là, ça se nomme des
krak...
—Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.

Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la
plaisanterie de son compagnon.
—Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux
existent.
—Pourquoi pas? répondit Conseil. Nous avons bien cru au narwal de
monsieur.
—Nous avons eu tort, Conseil.
—Sans doute ! mais d'autres y croient sans doute encore.
— C'est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien décidé
à n'admettre l'existence de ces monstres que lorsque je les aurai dissé-
qués de ma propre main.
—Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpes gi-
gantesques?
—Eh ! qui diable y a jamais cru? s'écria le Canadien.
—Beaucoup de gens, ami Ned.
Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !
—Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !
—Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l'air le plus sérieux du
monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation en-
traînée sous les flots par les bras d'un céphalopode.
—Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.
—Oui, Ned.
—De vos propres yeux?
—De mes propres yeux.
—Où, s'il vous plaît ?
— A Saint-Malo, répartit imperturbablementConseil.
—Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.
—Non, dans une église, répondit Conseil.
—Dans une église ! s'écria le Canadien.
—Oui, ami Ned. C'était un tableau qui représentait le poulpe en ques-
tion !
—Bon fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait
!

poser !
—Au fait, il a raison, dis-je. J'ai entendu parler de ce tableau ; mais
le sujet qu'il représente est tiré d'une légende, et vous savez ce qu'il faut
penser des légendes en matière d'histoire naturelle ! D'ailleurs, quand il
s'agit de monstres, l'imagination ne demande qu'à s'égarer. Non-seule-
ment on a prétendu que ces poulpes pouvaient entraîner des navires, mais
un certain Olaüs Magnus parle d'un céphalopode, long d'un mille, qui
ressemblait plutôt à une île qu'à un animal. On raconte aussi que l'évêque
de Nidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe
finie, le rocher se mit en marche et retourna à la mer. Le rocher était un
poulpe.
—Et c'est tout? demanda le Canadien.
—Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidan de Berghem, parle
également d'un poulpe sur lequel pouvait manoeuvrer un régiment de
cavalerie !
Land.
— Ils allaient bien, les évêques d'autrefois ! dit Ned
—Enfin, les naturalistes de l'antiquité citent des monstres dont la
gueule ressemblait à un golfe, et qui étaient trop gros pour passer par le
détroit de Gibraltar.
—A la bonne heure ! fit le Canadien.
—Mais dans tous ces récits, qu'y a-t-il de vrai? demanda Conseil.
—Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la vrai-
semblance pour monter jusqu'à la fable ou à la légende. Toutefois, à l'ima-
gination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prétexte. On
ne peut nier qu'il existe des poulpes et des calmars de très-grande espèce,
mais inférieurs cependant aux cétacés. Aristote a constaté les dimensions
d'un calmar de cinq coudées, soit trois mètres dix. Nos pêcheurs en voient
fréquemment dont la longueur dépasse un mètre quatre-vingts. Les
musées de Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes
qui mesurent deux mètres. D'ailleurs, suivant le calcul des naturalistes,
un de ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des tentaculeslongs
de vingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable.
—En pêche-t-on de nos jours? demanda le Canadien.
— S'ils
n'en pèchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes
amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m'a souvent affirmé qu'il avait ren-
contré un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l'Inde. Mais
le fait le plus étonnant et qui ne permet plus de nier l'existence de ces
animaux gigantesques, s'est passé il y a quelques années, en 1861.
—Quel est ce fait? demanda Ned Land.
—Le voici. En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, à peu près par
la latitude où nous sommes en ce moment, l'équipage de l'aviso l'Alecton
aperçut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandant
Bouguer s'approcha de l'animal, et il l'attaqua à coups de harpon et à coups
de fusil, sans grand succès, car balles et harpons traversaient ces chairs
molles comme une gelée sans consistance. Après plusieurs tentatives in-
fructueuses, l'équipage parvint à passer un noeud coulant autour du corps
du mollusque. Ce noeud glissa jusqu'aux nageoires caudales et s'y arrêta.
On essaya alors de haler le monstre à bord, mais son poids était si consi-
dérable qu'il se sépara de sa queue sous la traction de la corde, et, privé
de cet ornement, il disparut sous les eaux.
—Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.
—Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposé de
nommer ce poulpe « calmar de Bouguer. »
—Et quelle était sa longueur? demanda le Canadien.
—Ne mesurait-il pas six mètres environ? dit Conseil, qui posté à la
vitre, examinait de nouveau les anfractuosités de la falaise.
—Précisément, répondis-je,
—Sa tête, reprit Conseil, n'était-elle pas couronnée de huit tentacules,
qui s'agitaient sur l'eau comme une nichée de serpents ?
—Précisément.
—Ses yeux, placés à fleur de tête, n'avaient-ils pas un développement
considérable ?
—Oui, Conseil.
—Et sa bouche, n'était-ce pas un véritable bec de perroquet, mais
un bec formidable ?
—En effet, Conseil.
—Eh bien ! n'en déplaise à monsieur, répondit tranquillement Conseil,
si ce n'est pas le calmar de Bouguer, voici, du moins, un de ses frères. »
Je regardai Conseil. Ned Land se précipita vers la vitre.
« L'épouvantablebête ! » s'écria-t-il.
Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer un mouvement de ré-
pulsion. Devant mes yeux s'agitait un monstre horrible, digne de figurer
dans les légendes tératologiques.
C'était un calmar de dimensions colossales, ayant huit mètres de lon-
gueur. Il marchait à recalons avec une extrême vélocité dans la direction du
Nautilus. Il regardait de ses énormes yeux fixes à teintes glauques. Ses huit
bras, ou plutôt ses huit pieds, implantés sur sa tête, qui ont valu à ces
animaux le nom de céphalopodes, avaient un développement double de
son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. On voyait distinc-
tement les deux cent-cinquante ventouses disposées sur la face interne
des tentacules sous forme de capsules semi-sphériques. Parfois ces ven-
touses s'appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche
de ce monstre, — un bec de corne fait comme le bec d'un perroquet, —
s'ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornée, armée
elle-même de plusieurs rangées de dents aiguës, sortait en frémissant de
cette véritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un bec d'oiseau à un
mollusque ! Son corps, fusiforme et renflé dans sa partie moyenne, for-
mait une masse charnue qui devait peser vingt à vingt-cinq mille kilo-
grammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrême rapidité
suivant l'irritation de l'animal, passait successivement du gris livide au
brun rougeâtre.
De quoi s'irritait ce mollusque?Sans doute de la présence de Nautilus
ce
plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibules
n'avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes,
quelle vitalité le créateur leur a départie, quelle vigueur dans leurs
mou-
vements, puisqu'ils possèdent trois coeurs !
Le hasard nous avait mis en présence de ce calmar, et je ne voulus
pas
laisser perdre l'occasion d'étudier soigneusement cet échantillon des cé-
phalopodes. Je surmontai l'horreur que m'inspirait son aspect, et,
pre-
nant un crayon, je commençai à le dessiner.
« C'est peut-être le même que celui de l'Alecton, dit Conseil.
— Non, répondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que l'autre
a perdu sa queue !
—Ce ne serait pas une raison, répondis-je. Les bras et la queue de ces
animaux se reforment par rédintégration, et depuis sept ans, la queue du
calmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser.
— D'ailleurs, riposta Ned, si ce n'est pas celui-ci, c'est peut-être un de
ceux-là ! »
En effet, d'autres poulpes apparaissaient à la vitre de tribord. J'en
comptai sept. Ils faisaient cortége au Nautilus, et j'entendais les grince-
ments de leur bec sur la coque de tôle. Nous étions servis à souhait.
Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eaux
avec une telle précision qu'ils semblaient immobiles, et j'aurais pu les
décalquer en raccourci sur la vitre. D'ailleurs, nous marchions sous une
allure modérée.
Tout à coup le Nautilus s'arrêta. Un choc le fit tressaillir dans toute sa
membrure.
« Est-ce que nous avons touché ? demandai-je.
—En tout cas, répondit le Canadien, nous serions déjà dégagés, car
nous flottons. »
Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches
de son hélice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaine
Nemo, suivi de son second, entra dans le salon.
Je ne l'avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nous
parler, sans nous voir peut-être, il alla au panneau, regarda les poulpes et
dit quelques mots à son second.
Celui-ci sortit. Bientôt les panneaux se refermèrent. Le plafond s'illu-
mina.
J'allai vers le capitaine.
« Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton dégagé que
prendrait un amateur devant le cristal d'un aquarium.
—En effet, monsieur le naturaliste, me répondit-il, et nous allons les
combattre corps à corps. »
Je regardai le capitaine. Je croyais n'avoir pas bien entendu.
« Corps à corps? répétai-je.
—Oui, monsieur. L'hélice est arrêtée. Je pense que les mandibules
cornées de l'un de ces calmars se sont engagées dans ses branches. Ce qui
nous empêche de marcher.
—Et qu'allez-vous faire ?
—Remonter à la surface et massacrer toute cette vermine.
—Entreprise difficile.
—En effet. Les balles électriques sont impuissantes contre ces chairs
molles où elles ne trouvent pas assez de résistance pour éclater. Mais nous
les attaquerons à la hache.
—Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas mon
aide.
—Je l'accepte, maître Land.
—Nous vous accompagnerons, dis-je, » et, suivant le capitaine Nemo,
nous nous dirigeâmes vers l'escalier central.
Là, une dizaine d'hommes, armés de haches d'abordage, se tenaient
prêts à l'attaque. Conseil et moi, nous primes deux haches. Ned Land
saisit un harpon.
Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Un des marins,
placé sur les derniers échelons, dévissait les boulons du panneau. Mais
les écrous étaient à peine dégagés, que le panneau se releva avec une vio-
lence extrême, évidemment tiré par la ventouse d'un bras de poulpe.
Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l'ouver-
ture, et vingt autres s'agitèrent au-dessus. D'un coup de hache, le capi-
taine Nemo coupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les échelons en
se tordant.
Au moment où nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre
la plate-forme, deux autres bras, cinglant l'air, s'abattirent sur le marin
placé devant le capitaine Nemo et l'enlevèrent avec une violence irré-
sistible.
Le capitaine Nemo poussa un cri et s'élança au dehors. Nous nous
étions précipités à sa suite.
Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à ses ven-
touses, était balancé dans l'air au caprice de cette énorme trompe. Il râ-
lait, il étouffait, il criait : A moi ! à moi ! Ces mots, prononcés en français,
me causèrent une profonde stupeur ! J'avais donc un compatriote à bord,
plusieurs, peut-être ! Cet appel déchirant, je l'entendrai toute ma vie !
L'infortuné était perdu. Qui pouvait l'arracher à cette puissante étreinte?
Cependant le capitaine Nemo s'était précipité sur le poulpe, et, d'un coup
de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage
contre d'autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. L'équi-
page se battait à coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfon-
cions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc
pénétrait l'atmosphère. C'était horrible.
Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe, serait arra-
ché à sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient été coupés. Un
seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l'air.
Mais an moment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient sur
lui, l'animal lança une colonne d'un liquide noirâtre, secrété par une
bourse située dans son abdomen. Nous en fûmes aveuglés. Quand ce
nuage se fut dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortuné
compatriote !
Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possédait
plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du
Nautilus. Nous roulions pêle-mêle au milieu de ces tronçons de serpents
qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d'encre
noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les têtes
de l'hydre. Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se plongeait dans les
yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compa-
gnon fut soudain renversé par les tentacules d'un monstre qu'il n'avait pu
éviter.
Ah ! comment mon coeur ne s'est-il pas brisé d'émotion et d'horreur !
Le formidable bec du calmar s'était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux
allait être coupé en deux. Je me précipitai à son secours. Mais le capi-
taine Nemo m'avait devancé. Sa hache disparut entre les deux énormes
mandibules, et miraculeusement sauvé, le Canadien, se relevant, plongea
son harpon tout entier jusqu'au triple coeur du poulpe.
« Je me devais cette revanche ! » dit le
capitaine Nemo au Cana-
dien.
Ned s'inclina sans lui répondre.
Ce combat avait duré un quart d'heure. Les monstres vaincus, mutilés,
frappés à mort, nous laissèrent enfin la place et disparurent sous les
flots.
Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal, regardait la
qui avait englouti l'un de compagnons, et de grosses larmes
mer ses
coulaient de ses yeux.
CHAPITRE XIX

LE GULF-STREAM.

Cette terrible scène du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l'oublier.


Je l'ai écrite sous l'impression d'une émotion violente. Depuis, j'en ai revu
le récit. Je l'ai lu à Conseil et au Canadien. Ils l'ont trouvé exact comme
fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il
faudrait la plume du plus illustre de nos poëtes, l'auteur des Travail-
leurs de la Mer.
J'ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleur
fut immense. C'était le second compagnon qu'il perdait depuis notre arri-
vée à bord. Et quelle mort ! Cet ami, écrasé, étouffé, brisé par le formi-
dable bras d'un poulpe, broyé sous ses mandibules de fer, ne devait pas
reposer avec ses compagnons dans les paisibles eaux du cimetière de co-
rail !
Pour moi, au milieu de cette lutte, c'était ce cri de désespoir poussé par
l'infortuné qui m'avait déchiré le coeur. Ce pauvre Français, oubliant son
langage de convention, s'était repris à parler la langue de son pays et de
sa mère, pour jeter un suprême appel ! Parmi cet équipage du Nautilus,
associé de corps et d'âme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact
des hommes, j'avais donc un compatriote ! Etait-il seul à représenter la
France dans cette mystérieuse association, évidemment composée d'indivi-
dus de nationalités diverses ? C'était encore un de ces insolubles problèmes
qui se dressaient sans cesse devant mon esprit !
Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendant
quelque temps. Mais qu'il devait être triste, désespéré, irrésolu, si j'en
jugeais par ce navire dont il était l'âme et qui recevait toutes ses im-
pressions ! Le Nautilus ne gardait plus de direction déterminée. Il allait,
venait, flottait comme un cadavre au gré des lames. Son hélice avait été
dégagée, et cependant, il s'en servait à peine. Il naviguait au hasard. Il ne
pouvait s'arracher du théâtre de sa dernière lutte, de cette mer qui avait
dévoré l'un des siens !
Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilus
reprit franchement sa route au nord, après avoir eu connaissance des Lu-
cayes à l'ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du
plus grand fleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa tempéra-
ture propres. J'ai nommé le Gulf-Stream.
C'est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l'Atlantique,
et dont les eaux ne se mélangent pas aux eaux océaniennes. C'est un fleuve
salé, plus salé que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois
mille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits,
son courant marche avec une vitesse de quatre kilomètres à l'heure. L'in-
variable volume de ses eaux est plus considérable que celui de tous les
fleuves du globe.
La véritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandantMaury,
son point de départ, si l'on veut, est situé dans le golfe de Gascogne. Là,
ses eaux, encore faibles de température et de couleur, commencent à se for-
mer. Il descend au sud, longe l'Afrique équatoriale, échauffe ses flots aux
rayons de la zone torride, traverse l'Atlantique, atteint le cap San-Roque
sur la côte Brésilienne, et se bifurque en deux branches dont l'une va se
saturer encore des chaudes molécules de la mer des Antilles. Alors, le
Gulf-Stream, chargé de rétablir l'équilibre entre les températures et de
mêler les eaux des tropiques aux eaux boréales, commence son rôle de pon-
dérateur. Chauffé à blanc dans le golfe du Mexique, il s'élève au nord sur
les côtes américaines, s'avance jusqu'à Terre-Neuve, dévie sous la poussée
du courant froid du détroit de Davis, reprend la route de l'Océan en sui-
vant sur un des grands cercles du globe la ligne loxodromique, se divise
en deux bras vers le quarante-troisième degré, dont l'un, aidé par l'alizé
du nord-est, revient au Golfe de Gascogne et aux Açores, et dont l'autre,
après avoir attiédi les rivages de l'Irlande et de la Norvége, va jusqu'au-
delà du Spitzberg, où sa température tombe à quatre degrés, former la
mer libre du pôle.
C'est sur ce fleuve de l'Océan que le Nautilus naviguait alors. A sa sortie
du canal de Bahama, sur quatorze lieues de large, et sur trois cent cinquante
mètres de profondeur, le Gulf-Stream marche à raison de huit kilomètres
à l'heure. Cette rapidité décroît régulièrement à mesure qu'il s'avance vers
le nord, et il faut souhaiter que cette régularité persiste, car, si, comme
on a cru le remarquer, sa vitesse et sa direction viennent à se modifier, les
climats européens seront soumis à des perturbations dont on ne saurait
calculer les conséquences.
Vers midi, j'étais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui faisais connaître
les particularités relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication fut ter-
minée, je l'invitai à plonger ses mains dans le courant.
Conseil obéit, et fut très-étonné de n'éprouver aucune sensation de
chaud ni de froid.
« Cela vient, lui dis-je, de ce que la température des eaux du Gulf-
Stream, en sortant du golfe du Mexique, est peu différente de celle du
sang. Ce Gulf-Stream est un vaste calorifère qui permet aux côtes d'Europe
de se parer d'une éternelle verdure. Et, s'il faut en croire Maury, la cha-
leur de ce courant, totalement utilisée, fournirait assez de calorique pour
tenir en fusion un fleuve de fer fondu aussi grand que l'Amazone ou le
Missouri. »
En ce. moment, la vitesse du Gulf-Stream était de deux mètres vingt-
cinq par seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante,
que ses eaux comprimées font saillie sur l'Océan et qu'un dénivellement
s'opère entre elles et les eaux froides. Sombres d'ailleurs et très-riches en
matières salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui
les environnent. Telle est même la netteté de leur ligne de démarcation,
que le Nautilus, à la hauteur des Carolines, trancha de son éperon les
flots du Gulf-Stream, tandis que son hélice battait encore ceux de l'Océan.
Ce courant entraînait avec lui tout un monde d'êtres vivants. Les argo-
nautes, si communs dans la Méditerranée, y voyageaient par troupes
nombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables étaient
des raies dont la queue très-déliée formait à peu près le tiers du corps,
et qui figuraient de vastes losanges longs de vingt-cinq pieds; puis, de
petits squales d'un mètre, à tête grande, à museau court et arrondi, à
dents pointues disposées sur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait
couvert d'écailles.
Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers à
ces mers, des spares-synagres dont l'iris brillait comme un feu, des sciènes
longues d'un mètre, à large gueule hérissée de petites dents, qui faisaient
entendre un léger cri, des centronotes-nègres dont j'ai déjà parlé, des
coriphènes bleus, relevés d'or et d'argent, des perroquets, vrais arcs-en-
ciel de l'Océan, qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux
des tropiques, des blémies-bosquiens à tête triangulaire, des rhombes
bleuâtres dépourvus d'écaillés, des batrachoïdes recouverts d'une bande
jaune et transversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits
gobies-bos pointillés de taches brunes, des diptérodons à tête argentée et
à queue jaune, divers échantillons de salmones, des mugilomores, sveltes
de taille, brillant d'un éclat doux, que Lacépède a consacrés à l'aimable
compagne de sa vie, enfin un beau poisson, le chevalier-américain, qui,
décoré de tous les ordres et chamarré de tous les rubans, fréquente les
rivages de cette grande nation où les rubans et les ordres sont si médio-
crement estimés.
J'ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf¬
Stream rivalisaient avec l'éclat électrique de notre fanal, surtout par ces
temps orageux qui nous menaçaient fréquemment.
Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap Hatteras, à la hau-
teur de la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est là de soixante-
quinze milles, et sa profondeur de deux cent dix mètres. Le Nautilus con-
tinuait d'errer à l'aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord.
En
Je conviendrai que dans ces conditions, une évasion pouvait réussir.
effet, les rivages habités offraient partout de faciles refuges. La mer était
incessamment sillonnée de nombreux steamers qui font le service entre
New-York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue
petites goëlettes chargées du cabotage sur les divers points de la
par ces
côte américaine. On pouvait espérer d'être recueilli. C'était donc une oc-
casion favorable, malgré les trente milles qui séparaient le Nautilus des
côtes de l'Union.
Mais une circonstance fâcheuse contrariait absolument les projets du
Canadien. Le temps était fort mauvais. Nous approchions de ces parages
où les tempêtes sont fréquentes, de cette patrie des trombes et des cyclones,
précisément engendrés par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mer
souvent démontée sur un frêle canot, c'était courir à une perte certaine.
Ned Land en convenait lui-même. Aussi rongeait-il son frein, pris d'une
furieuse nostalgie que la fuite seule eût pu guérir.
« Monsieur, me dit-il ce jour-là, il faut que cela finisse. Je veux en avoir
le coeur net. Votre Nemo s'écarte des terres et remonte
vers le nord. Mais
je vous le déclare, j'ai assez du pôle Sud, et je ne le suivrai pas
au pôle
Nord.
— Que faire, Ned, puisqu'une évasion est impraticable en ce mo-
ment ?
— J'en reviens à mon idée. Il faut parler au capitaine. Vous n'avez rien
dit, quand nous étions dans les mers de votre pays. Je
veux parler, main-
tenant que nous sommes dans les mers du mien. Quand je
songe qu'avant
quelques jours, le Nautilus va se trouver à la hauteur de la Nouvelle-
Ecosse, et que là, vers Terre-Neuve, s'ouvre une large baie,
que dans cette
baie se jette le Saint-Laurent, et que le Saint-Laurent, c'est
mon fleuve à
moi, le fleuve de Québec, ma ville natale ; quand je
songe à cela, la fureur
me monte au visage, mes cheveux se hérissent. Tenez, monsieur, je
me
jetterai plutôt à la mer! Je ne resterai pas ici ! J'y étouffe !
»
Le Canadien était évidemment à bout de patience. Sa vigoureuse nature
ne pouvait s'accommoder de cet emprisonnement prolongé. Sa physiono-
mie s'altérait de jour en jour. Son caractère devenait de plus plus sombre.
en
Je sentais ce qu'il devait souffrir, car moi aussi, la nostalgie
me prenait.
Près de sept mois s'étaient écoulés sans que nous eussions
eu aucune nou-
velle de la terre. Le plus, lisolement du capitaine Nemo,
son humeur mo-
difiée, surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnité, tout
me faisait
apparaître les choses sous un aspect différent. Je ne sentais plus l'enthou-
siasme des premiers jours. Il fallait être un Flamand
comme Conseil pour
accepter cette situation, dans ce milieu réservé aux cétacés et autres habi-
tants de la mer. Véritablement, si ce brave garçon, au lieu de poumons
avait eu des branchies, je crois qu'il aurait fait un poisson distingué !
« Eh bien, monsieur? reprit Ned Land, voyant que je ne répondais pas.
—Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaine Nemo quelles
sont ses intentions à notre égard ?
— Oui, monsieur.
—Et cela, quoiqu'il les ait déjà fait connaître?
—Oui. Je désire être fixé une dernière fois. Parlez
pour moi seul, en
mon seul nom, si vous voulez.
—Mais je le rencontre rarement. Il m'évite même.
— C'est une raison de plus pour l'aller voir.
— Je l'interrogerai, Ned.
—Quand? demanda le Canadien en insistant.
—Quand je le rencontrerai.
—Monsieur Aronnax, voulez-vous que j'aille le trouver, moi
?
—Non, laissez-moi faire. Demain...

Aujourd'hui, dit Ned Land,
— Soit. Aujourd'hui, je le verrai, » répondis-je au Canadien, qui, en
agissant lui-même, eût certainement tout compromis.
Je restai seul. La demande décidée, je résolus d'en finir immédiatement.
J'aime mieux chose faite que chose à faire.
Je rentrai dans ma chambre. De là, j'entendis marcher dans celle du
capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser échapper cette occasion de le
ren-
contrer. Je frappai à sa porte. Je n'obtins pas de réponse. Je frappai de
nouveau, puis je tournai le bouton. La porte s'ouvrit.
Jentrai. Le capitaine était là. Courbe sur sa table de travail, il
ne
mavait pas entendu. Résolu à ne pas sortir sans l'avoir interrogé, je m'ap-
prochai de lui. Il releva la tête brusquement, fronça les sourcils, et
me
dit d'un ton assez rude :
« Vous ici ! Que me voulez-vous ?
— Vous parler, capitaine.
—Mais je suis occupé, monsieur, je travaille. Cette liberté
que je vous
laisse de vous isoler, ne puis-je l'avoir pour moi ?
»
La réception était peu encourageante. Mais j'étais décidé à tout entendre
pour tout répondre.
« Monsieur, dis-je froidement, j'ai à vous parler d'une affaire qu'il
ne
m'est pas permis de retarder.
—Laquelle, monsieur? répondit-il ironiquement. Avez-vous fait quel-
que découverte qui mait échappé ? La mer vous a-t-elle livré de nouveaux
secrets? »
Nous étions loin de compte. Mais avant que j'eusse répondu,
me mon-
trant un manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d'un ton plus grave
:
« Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit écrit en plusieurs langues. Il
contient le résumé de mes études sur la mer, et, s'il plaît à Dieu, il
ne
périra pas avec moi. Ce manuscrit, signé de mon nom, complété
par
lhistoire de ma vie, sera renfermé dans un petit appareil insubmersible.
Le dernier survivant de nous tous à bord du Nautilus jettera cet appareil
à la mer, et il ira où les flots le porteront.
»
Le nom de cet homme ! Son histoire écrite par lui-même ! Son mystère
serait donc un jour dévoilé? Mais, en ce moment, je ne vis dans cette com-
munication qu'une entrée en matière.
« Capitaine, répondis-je, je ne puis qu'approuver la pensée qui vous
fait agir. Il ne faut pas que le fruit de vos études soit perdu. Mais le
moyen
que vous employez me paraît primitif. Qui sait où les vents pousseront cet
appareil, en quelles mains il tombera? Ne sauriez-vous trouver mieux?
Vous, ou l'un des vôtres ne peut-il... ?
Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine en m'interrom-

pant.
—Mais moi, mes compagnons, nous sommes prêts à garder ce manus-
crit en réserve, et si vous nous rendez la liberté...
—La liberté ! fit le capitaine Nemo. se levant.
—Oui, monsieur, et c'est à ce sujet que je voulais vous interroger. De-
puis sept mois nous sommes à votre bord, et je vous demande aujourd'hui,
au nom de mes compagnons comme au mien, si votre intention est de nous
y garder toujours.
—Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous répondrai aujour-
d'hui ce que je vous ai répondu il y a sept mois : Qui entre dans le Nautilus
ne doit plus le quitter.

C'est l'esclavage même que vous nous imposez !
— Donnez-lui le nom
qu'il vous plaira.
—Mais partout l'esclave garde le droit de recouvrer sa liberté ! Quels
que soient les moyens qui s'offrent à lui, il peut les croire bons !
—Ce droit, répondit le capitaine Nemo, qui vous le dénie? Ai-je jamais
pensé à vous enchaîner par un serment ? »
Le capitaine me regardait en se croisant les bras.
« Monsieur, lui dis-je, revenir
une seconde fois sur ce sujet ne serait ni
de votre goût ni du mien. Mais puisque nous l'avons entamé, épuisons-le. Je
vous le répète, ce n'est pas seulement de ma personne qu'il s'agit. Pour moi
l'étude est un secours, une diversion puissante, un entraînement, une pas-
sion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme à vivre
ignoré, obscur, dans le fragile espoir de léguer un jour à l'avenir le ré-
sultat de mes travaux, au moyen d'un appareil hypothétique confié au
hasard des flots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivre
points ; mais il
sans déplaisir dans un rôle que je comprends sur certains
est encore d'autres aspects de votre vie qui me la font entrevoir entourée
de complications et de mystères auxquels seuls ici, mes compagnons et moi,
nous n'avons aucune part. Et même, quand notre coeur a pu battre pour
de
vous, ému par quelques-unes de vos douleurs ou remué par vos actes
génie ou de courage, nous avons dû refouler en nous jusqu'au plus petit
témoignage de cette sympathie que fait naître la vue de ce qui est beau et
bon, que cela vienne de l'ami ou de l'ennemi. Eh bien, c'est ce sentiment
que nous sommes étrangers à tout ce qui vous touche, qui fait de notre
position quelque chose d'inacceptable, d'impossible, même pour moi, mais
d'impossible pour Ned Land surtout. Tout homme, par cela seul qu'il est
homme, vaut qu'on songe à lui. Vous êtes-vous demandé ce que l'amour
de la liberté, la haine de l'esclavage, pouvaient faire naître de projets de
vengeance clans une nature comme celle du Canadien, ce qu'il pouvait
penser, tenter, essayer ?... »
Je m'étais tû. Le capitaine Nemo se leva.
« Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu'il voudra, que m'im-
porte ? Ce n'est pas moi qui l'ai été chercher ! Ce n'est pas pour mon plaisir
que je le garde à mon bord ! Quant à vous, monsieur Aronnax, vous êtes
de ceux qui peuvent tout comprendre, même le silence. Je n'ai rien de plus
à vous répondre. Que cette première fois où vous venez de traiter ce sujet
soit aussi la dernière, car une seconde fois, je ne pourrais même pas vous
écouter. »
Je me retirai. A compter de ce jour, notre situation fut très-tendue. Je
rapportai ma conversation à mes deux compagnons.
« Nous savons maintenant, dit Ned, qu'il n'y a rien à attendre de cet
homme. Le Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que
soit le temps. »
Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Des symptômes d'ou-
ragan se manifestaient. L'atmosphère se faisait blanchâtre et laiteuse. Aux
cyrrhus à gerbes déliées succédaient à l'horizon des couches de nimbo-
cumulus. D'autres nuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et
se
gonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, à l'exception des
satanicles, amis des tempêtes. Le baromètre baissait notablement et indi-
quait dans l'air une extrême tension des vapeurs. Le mélange du storm-
glass se décomposait sous l'influence de l'électricité qui saturait l'atmo-
sphère. La lutte des éléments était prochaine.
La tempête éclata dans la journée du 18 mai, précisément lorsque le
Nautilus flottait à la hauteur de Long-Island, à quelques milles des passes
de New-York. Je puis décrire cette lutte des éléments, car
au lieu de la
fuir dans les profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par
un inexpli-
cable caprice, voulut la braver à sa surface.
Le vent soufflait du sud-ouest, d'abord en grand frais, c'est-à-dire
avec une vitesse de quinze mètres à la seconde, qui fut portée à vingt-cinq
mètres vers trois heures du soir. C'est le chiffre des tempêtes.
Le capitaine Nemo, inébranlable sous les raffales, avait pris place
sur la
plate-forme. Il s'était amarré à mi-corps pour résister aux
vagues mons-
trueuses qui déferlaient. Je m'y étais hissé et attaché aussi, partageant
mon admiration entre cette tempête et cet homme incomparable qui lui
tenait tête.
Lamer démontée était balayée par de grandesloques de nuages qui trem-
paient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames inter-
médiaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que de longues
ondulations fuligineuses, dont la crête ne déferle pas, tant elles sont com-
pactes. Leur hauteur s'accroissait. Elles s'excitaient entre elles. Le Nau-
tilus, tantôt couché sur le côté, tantôt dressé comme un mât, roulait et
tanguait épouvantablement.
Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n'abattit ni le vent ni
la mer. L'ouragan se déchaîna avec une vitesse de quarante-cinq mètres à
la seconde, soit près de quarante lieues à l'heure. C'est dans ces conditions
qu'il renverse des maisons, qu'il enfonce des tuiles de toits dans des portes,
qu'il rompt des grilles de fer, qu'il déplace des canons de vingt-quatre. Et
pourtant le Nantilus, au milieu de la tourmente, justifiait cette parole d'un
savant ingénieur : « Il n'y a pas de coque bien construite qui ne puisse
défier à la mer ! » Ce n'était pas un roc résistant, que ces lames eussent
démoli, c'était un fuseau d'acier, obéissant et mobile, sans gréement, sans
mâture, qui bravait impunément leur fureur.
Cependant j'examinais attentivement ces vagues déchaînées. Elles me-
suraient jusqu'à quinze mètres de hauteur sur une longueur de cent cin-
quante à cent soixante quinze mètres, et leur vitesse de propagation, moitié
de celle du vent, était de quinze mètres à la seconde. Leur volume et leur
puissance s'accroissaient avec la profondeur des eaux. Je compris alors le
rôle de ces lames qui emprisonnent l'air dans leurs flancs et le refoulent au
fond des mers où elles portent la vie avec l'oxygène. Leur extrême force
de pression, — on l'a calculée,
— peut s'élever jusqu'à trois mille kilo-
grammes par pied carré de la surface qu'elles contrebattent. Ce sont de
telles lames qui, aux Hébrides, ont déplacé un bloc pesant quatre-vingt-
quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempête du 23 décembre 1864,
après avoir renversé une partie de la ville de Yéddo, au Japon, faisant sept
cents kilomètres à l'heure, allèrent se briser le même jour sur les rivages
de l'Amérique.
L'intensité de la tempête s'accrut avec la nuit. Le baromètre, comme
en 1860, à la Réunion, pendant un cyclone, tomba à 710 millimètres.
A la chute du jour, je vis passer à l'horizon un grand navire qui luttait
péniblement. Il capéyait sous petite vapeur pour se maintenir debout à la
lame. Ce devait être un des steamers des lignes de New-York à Liverpool
ou au Havre. Il disparut bientôt dans l'ombre.
A dix heures du soir, le ciel était en feu. L'atmosphère fut zébrée d'é-
clairs violents. Je ne pouvais en supporter l'éclat, tandis que le capitaine
Nemo, les regardant en face, semblait aspirer en lui l'âme de la tempête.
Un bruit terrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements
des vagues écrasées, des mugissements du vent, des éclats du tonnerre.
Le vent sautait à tous les points de l'horizon, et le cyclone, partant de
l'est, y revenait en passant par le nord, l'ouest et le sud, en sens inverse
des tempêtes tournantes de l'hémisphère austral.
Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tempêtes ! C'est
lui qui crée ces formidables cyclones par la différence de température des
couches d'air superposées à ses courants.
A la pluie avait succédé une averse de feu. Les gouttelettes d'eau
se
changeaient en aigrettes fulminantes. On eût dit que le capitaine Nemo,
voulant une mort digne de lui, cherchait à se faire foudroyer. Dans
un
effroyable mouvement de tangage, le Nantilus dressa en l'air
son éperon
d'acier, comme la tige d'un paratonnerre, et j'en vis jaillir de longues étin-
celles.
Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat ventre vers le
panneau. Je
l'ouvris et je redescendis au salon. L'orage atteignait alors
son maximum
d'intensité. Il était impossible de se tenir debout à l'intérieur du Nautilus.
Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J'entendis les réservoirs
se rem-
plir peu à peu, et le Nautilus s'enfonça doucement au-dessous de la
sur-
face des flots.
Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarés qui
passaient comme des fantômes dans les eaux en feu. Quelques-uns furent
foudroyés sous mes yeux !
Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu'il retrouverait le calme
à une profondeur de quinze mètres. Non. Les couches supérieures étaient
trop violemment agitées. Il fallut aller chercherle repos jusqu'à cinquante
mètres dans les entrailles de la mer.
Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel milieu paisible! Qui eût
dit quun ouragan terrible se déchaînait alors à la surface de cet Océan ?

CHAPITRE XX

PAR 47°24' DE LATITUDE ET 17°28' DE LONGITUDE.

A la suite de cette tempête, nous avions été rejetés dans l'est. Tout
es-
poir de sévader sur les atterrages de New-York
ou du Saint-Laurent
sévanouissait. Le pauvre Ned, désespéré, s'isola
comme le capitaine
Nemo. Conseil et moi,
nous ne nous quittions plus.
Jai dit que le Nautilus s'était écarté dans l'est. J'aurais dû dire, plus
exactement, dans le nord-est. Pendant quelques jours, il erra tantôt à la
surface des flots, tantôt au-dessous, au milieu de ces brumes si redou-
tables aux navigateurs. Elles sont principalement dues à la fonte des
glaces, qui entretient une extrême humidité dans l'atmosphère. Que de
navires perdus dans ces parages, lorsqu'ils allaient reconnaître les feux
incertains de la côte ! Que de sinistres dus à ces brouillards opaques !
Que de chocs sur ces écueils dont le ressac est éteint par le
bruit
de
du vent! Que de collisions entre les bâtiments, malgré leurs feux
cloches
position, malgré les avertissements de leurs sifflets et de leurs
d'alarme !
offrait-il l'aspect d'un champ de bataille, où
Aussi, le fond de ces mers
gisaient encore tous ces vaincus de l'Océan ; les uns vieux et empâtés déjà;
les autres jeunes et réfléchissant l'éclat de notre fanal sur leurs ferrures et
leurs carènes de cuivre. Parmi eux, que de bâtiments perdus corps et
biens, avec leurs équipages, leur monde d'émigrants, sur ces points dan-
gereux signalés dans les statistiques, le cap Race, l'île Saint-Paul, le
détroit de Belle-Ile, l'estuaire du Saint-Laurent ! Et depuis quelques an-
nées seulement que de victimes fournies à ces funèbres annales par les
lignes du Royal-Mail, d'Inmann, de Montréal, le Solway, l'Isis, le Para-
matta, l'Hungarian, le Canadian, l'Anglo-Saxon, le Humboldt, l'Uni-
teds-States, tous échoués, l'Artic, le Lyonnais, coulés par abordage, le
Président, le Pacific, le City-of-Glasyow, disparus pour des causes igno¬
rées, sombres débris au milieu desquels naviguait le Nautilus, comme s'il
eût passé une revue des morts !
Le 15 mai, nous étions sur l'extrémité méridionale du banc de Terre-
Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines, un amas considéra-
ble de ces détritus organiques, amenés soit de l'Équateur par le courant du
Gulf-stream, soit du pôle boréal, par ce contre-courant d'eau froide qui
longe la côte américaine. Là aussi s'amoncellent les blocs erratiques char-
riés par la débâcle des glaces. Là s'est formé un vaste ossuaire de poissons
de mollusques ou de zoophytes qui y périssent par milliards
La profondeur de la mer n'est pas considérable au banc de Terre-Neuve.
Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subite-
tement une dépression profonde, un trou de trois mille mètres. Là s'élargit
le Gulf-Stream. C'est un épanouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse
et de sa température, mais il devient une mer.
Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha à son passage, je citerai
le cycloptère d'un mètre, à dos noirâtre, à ventre orange, qui donne à ses
congénères un exemple peu suivi de fidélité conjugale, un unernack de
grande taille, sorte de murène émeraude, d'un goût excellent, des kar-
raks à gros yeux, dont la tête a quelque ressemblance avec celle du chien,
des blennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou gou-
jons noirs de deux décimètres, des macroures à longue queue, brillant d'un
éclat argenté, poissons rapides, aventurés loin des mers hyperboréennes.
Les filets ramassèrent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux,
bien musclé, armé de piquants à la tête et d'aiguillons aux nageoires,
véritable scorpion de deux à trois mètres, ennemi acharné des blennies,
des gades et des saumons ; c'était le cotte des mers septentrionales, au
corps tuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pêcheurs
du Nautilus eurent quelque peine à s'emparer de cet animal, qui, grâce
à la conformation de ses opercules, préserve ses organes respiratoires du
contact desséchant de l'atmosphère et peut vivre quelque temps hors de
l'eau.
Je cite maintenant, — pour mémoire, des bosquiens, petits poissons

qui accompagnent longtemps les navires dans les mers boréales, des ables-
oxyrhinques, spéciaux à l'Atlantique septentrional, des rascasses, et
j'arrive aux gades, principalement à l'espèce morue, que je surpris dans
ses eaux de prédilection, sur cet inépuisable banc de Terre-Neuve.
On peut dire que ces morues sont des poissonsde montagnes, car Terre-
Neuve n'est qu'une montagne sous-marine. Lorsque le Nautilus s'ouvrit
un chemin à travers leurs phalanges pressées, Conseil ne put retenir cette
observation :
« Ça ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les morues étaient plates
comme des limandes ou des soles?
—Naïf ! m'écriai-je. Les morues ne sont plates que chez l'épicier, où
on les montre ouvertes et étalées. Mais dans l'eau, ce sont des poissons
fusiformes comme les mulets, et parfaitement conformés pour la marche.
—Je veux croire, monsieur, répondit Conseil. Quelle nuée, quelle
fourmillière !
— Eh! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leurs ennemis, les
rascasses et les hommes ! Sais-tu combien on a compté d'oeufs dans une
seule femelle?
—Faisons bien les choses, répondit Conseil. Cinq cent mille.
—Onze millions, mon ami
—Onze millions. Voilà ce que je n'admettrai jamais, à moins de les
compter moi-même.

Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire. D'ail-
leurs, c'est par milliers que les Français, les Anglais, les Américains, les
Danois, les Norwégiens, pêchent les morues. On les consomme en quan-
tités prodigieuses, et sans l'étonnante fécondité de ces poissons, les mers
en seraient bientôt dépeuplées. Ainsi, en Angleterre et en Amérique seu-
lement, cinq mille navires montés par soixante-quinze mille marins, sont
employés à la pêche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante
mille en moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les côtes de la Nor-
wége, même résultat.
— Bien, répondit Conseil, je m'en rapporte à monsieur. Je ne les
compterai pas.
—Quoi donc?
—Les onze millions d'oeufs. Mais je ferai une remarque.
—Laquelle?
— C'est que si tous les oeufs éclosaient, il suffirait de quatre morues
pour alimenter l'Angleterre, l'Amérique et la Norwége. »
Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je vis
parfaitement ces longues lignes, armées de deux cents hameçons, que cha-
que bateau fend par douzaines. Chaque ligne entraînée par un bout au
moyen d'un petit grappin, était retenue à la surface par un orin fixé sur
une bouée de liége. Le Nautilus dut manoeuvrer adroitement au milieu
de ce réseau sous-marin.
Dailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces
parages fréquentés. Il
séleva jusque vers le quarante-deuxième degré de latitude. C'était à la
hauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de Heart's Content, où aboutit
lextrémité du câble transatlantique.
Le Nautilus, au lieu de continuer à marcher au nord, prit direction
vers l'est, comme s'il voulait suivre ce plateau télégraphique sur lequel
repose le câble, et dont des sondages-multipliés ont donné le relief avec
une extrême exactitude.
Ce fut le 17 mai, à cinq cents milles environ de Heart's Content, par
deux mille huit cents mètres de profondeur, que j'aperçus le câble gisant
sur le sol. Conseil, que je n'avais pas prévenu, le prit d'abord pour un
gigantesque serpent de mer et s'apprêtait à le classer suivant sa méthode
ordinaire. Mais je désabusai le digne garçon, et pour le consoler de son
déboire, je lui appris diverses particularités de la pose de ce câble.
Le premier câble fut établi pendant les années 1857 et 1858 ; mais,
après avoir transmis quatre cents télégrammes environ, il cessa de fonc-
tionner. En 1863, les ingénieurs construisirent un nouveau câble, mesu-
rant trois mille quatre cents kilomètres et pesant quatre mille cinq cents
tonnes, qui fut embarqué sur le Great-Eastern. Cette tentative échoua
encore.
Or, le 25 mai, le Nautilus, immergé par trois mille huit cent trente-six
mètres de profondeur, se trouvait précisément en cet endroit où se pro-
duisit la rupture qui ruina l'entreprise. C'était à six cent trente huit milles
de la côte d'Irlande. On s'aperçut, à deux heures après-midi, que les com-
munications avec l'Europe venaient de s'interrompre. Les électriciens du
bord résolurent de couper le câble avant de le repêcher, et à onze heures
du soir, ils avaient ramené la partie avariée. On refit un joint et une épis-
sure ; puis le câble fut immergé de nouveau. Mais, quelques jours plus
tard, il se rompit et ne put être ressaisi dans les profondeurs de l'Océan.
Les Américains ne se découragèrent pas. L'audacieux Cyrus Field, le
promoteur de l'entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua une
nouvelle souscription. Elle fut immédiatement couverte. Un autre câble fut
établi dans de meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isolés
dans une enveloppe de gutta-percha, était protégé par un matelas de
matières textiles contenu dans une armature métallique. Le Great-Eastern
reprit la mer le 13 juillet 1866
.
L'opération marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs
fois, en déroulant le câble, les électriciens observèrent que des clous y
avaient été récemment enfoncés dans le but d'en détériorer l'âme. Le ca-
pitaine Anderson, ses officiers, ses ingénieurs, se réunirent, délibérèrent, et
firent afficher que si le coupable était surpris à bord, il serait jeté à la
mer sans autre jugement, Depuis lors, la criminelle tentative ne se
reproduisit plus.
Le 23 juillet, le Great-Eastern n'était plus qu'à huit cents kilomètres
de Terre-Neuve, lorsqu'on lui télégraphia d'Irlande la nouvelle de l'ar-
mistice conclu entre la Prusse et l'Autriche après Sadowa. Le 27, il relevait
Content. L'entreprise était heu-
au milieu des brumes le port de Heart's
reusement terminée, et par sa première dépêche, la jeune Amérique
adressait à la vieille Europe ces sages paroles si rarement comprises :
Gloire à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volonté sur la
«
terre. »
Je ne m'attendais pas à trouver le câble électrique dans son état primi-
tif, tel qu'il était en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent,
recouvert de débris de coquilles, hérissé de foraminifères, était en-
croûté dans un empâtement pierreux qui le protégeait contre les mol-
lusques perforants. Il reposait tranquillement, à l'abri des mouvements
de la mer, et sous une pression favorable à la transmission de l'étincelle
électrique qui passe de l'Amérique à l'Europe en trente-deux centièmes de
seconde. La durée de ce cable sera infinie sans doute, car on a observé que
l'enveloppe de gutta-percha s'améliore par son séjour dans l'eau de mer.
D'ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le câble n'est jamais
immergé à des profondeurs telles qu'il puisse se rompre. Le Nautilus le
suivit jusqu'à son fond le plus bas, situe par quatre mille quatre cent trente
et un mètres, et là, il reposait encore sans aucun effort de traction.
Puis, nous nous rapprochâmesde l'endroit où avait eu lieu l'accidentde 1863.
Le fond océanique formait alors une vallée large de cent vingt kilomè-
tres, sur laquelle on eût pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet
émergeât de la surface des flots. Cette vallée est fermée à lest par une
muraille à pic de deux mille mètres. Nous y arrivions le 28 mai, et le
Nautilus n'était plus qu'à cent cinquante kilomètres de l'Irlande.
Le capitaine Nemo allait-il remonter pour attérir sur les Iles Britanni-
ques? Non. A ma grande surprise, il redescendit au sud et revint vers les
européennes. En contournant l'île d'Emeraude, j'aperçus un instant
mers
sortis
le cap Clear et le feu de Fastenet, qui éclaire les milliers de navires
de Glasgow ou de Liverpool.
Une importante question se posait alors à mon esprit. Le Nautilus
oserait-il s'engager dans la Manche ? Ned Land qui avait reparu depuis
nous rallions la terre, ne cessait de m'interroger. Comment lui répon-
que
dre? Le capitaine Nemo demeurait invisible. Après avoir laissé entrevoir
Canadien les rivages d'Amérique, allait-il donc me montrer les côtes
au
de France ?
Cependant le Nautilus s'abaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, il
passait en vue du Land's End, entre la pointe extrême de l'Angleterre et
les Sorlingues, qu'il laissa sur tribord.
S'il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement à l'est.
Il ne le fit pas.
Pendant toute la journée du 31 mai, le Nautilus décrivit sur la mer une
série de cercles qui m'intriguèrent vivement. Il semblait chercher un en-
droit qu'il avait quelque peine à trouver. A midi, le capitaine Nemo vint
faire son point lui-même. Il ne m'adressa pas la parole. Il me parut plus
sombre que jamais. Qui pouvait l'attrister ainsi? Etait-ce sa proximité des
rivages européens? Sentait-il quelque ressouvenir de son pays abandonné ?
Qu'éprouvait-il alors ? des remords ou des regrets? Longtemps cette pen-
sée occupa mon esprit, et j'eus comme un pressentiment que le hasard tra-
hirait avant peu les secrets du capitaine.
Le lendemain, 31 juin, le Nautilus conserva les mêmes allures. Il était
évident qu'il cherchait à reconnaître un point précis de l'Océan. Le capi-
taine Nemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi qu'il avait fait la veille.
La mer était belle, le ciel pur. A huit milles dans l'est, un grand navire
à vapeur se dessinait sur la ligne de l'horizon. Aucun pavillon ne battait à
sa corne, et je ne pus reconnaître sa nationalité
Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passât au mé-
ridien, prit son sextant et observa avec une précision extrême. Le calme
absolu des flots facilitait son opération. Le Nautilus immobile ne ressentait
ni roulis ni tangage.
J'étais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque son relèvement fut
terminé, le capitaine prononça ces seuls mots
« C'est ici ! »
Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le bâtiment qui modifiait sa
marche et semblait se rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire.
Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j'entendis les sifflements de
l'eau dans les réservoirs. Le Nautilus commença de s'enfoncer, suivant
une ligne verticale, car son hélice enravée ne lui communiquait plus aucun
mouvement.
Quelques minutes plus tard, il s'arrêtait à une profondeur de huit cent
trente-trois mètres et reposait sur le sol.
Le plafond lumineux du salon s'éteignit alors, les panneaux s'ouvrirent,
et à travers les vitres, j'aperçus la mer vivement illuminée par les rayons
du fanal dans un rayon d'un demi-mille.
Je regardai à bâbord et je ne vis rien que l'immensité des eaux tran-
quilles.
Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attira
mon attention. On eût dit des ruines ensevelies sous un empâtement de
coquilles blanchâtres comme sous un manteau de neige. En examinant
attentivement cette masse, je crus reconnaître les formes épaissies d'un
navire, rasé de ses mâts, qui devait avoir coulé par l'avant. Ce sinistre
datait certainement d'une époque reculée. Cette épave, pour être ainsi
encroûtée dans le calcaire des eaux, comptait déjà bien des années passées
sur ce fond de l'Océan.
Quel était ce navire? Pourquoi le Nautilus venait-il visiter sa tombe ?
N'était-ce donc pas un naufrage qui avait entraîné ce bâtiment sous les
eaux ?
Je ne savais que penser, quand, près de moi, j'entendis le capitaine
Nemo dire d'une voix lente :
« Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portait soixante-
quatorze canons et fut lancé en 1762. En 1778, le 13 août, commandé par
La Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement contre le Preston. En
1779, le 4 juillet, il assistait avec l'escadre de l'amiral d'Estaing à la prise
de Grenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat du comte
de Grasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la république française
lui changeait son nom. Le 16 avril de la même année, il rejoignait à Brest
l'escadre de Villaret-Joyeuse, chargé d'escorter un convoi de blé qui ve-
nait d'Amérique sous le commandement de l'amiral Van Stabel. Le 11 et
le 12 prairial, an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais.
Monsieur, c'est aujourd'hui le 13 prairial, le 1er juin 1868. Il y a soixante-
quatorze ans, jour pour jour, à cette place même, par 47° 24' de latitude
et 17°28' de longitude, ce navire, après un combat héroïque, démâté de
ses trois mâts, l'eau dans ses soutes, le tiers de son équipage hors de
combat, aima mieux s'engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins
que de se rendre, et clouant son pavillon à sa poupe, il disparut sous les
flots au cri de : Vive la République !
— Le Vengeur ! m'écriai-je.
—Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! » murmura le capitaine
Nemo en se croisant les bras.

CHAPITRE XXI

UNE HÉCATOMBE

Cette façon de dire, l'imprévu de cette scène, cet historique du navire


patriote froidement raconté d'abord, puis l'émotion avec laquelle l'é-
trange personnage avait prononcé ses dernières paroles, ce nom
de Vengeur, dont la signification ne pouvait m'échapper, tout se réu
nissait pour frapper profondément mon esprit. Mes regards ne quit-
taient plus le capitaine. Lui, les mains tendues vers la mer, considérait
d'un oeil ardent la glorieuse épave. Peut-être ne devais-je jamais savoir
qui il était, d'où il venait, où il allait, mais je voyais de plus en plus
l'homme se dégager du savant. Ce n'était pas une misanthropie commune
qui avait enfermé dans les flancs du Nautilus le capitaine Nemo et ses
compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublime que le temps ne
pouvait affaiblir.
Cette haine cherchait-elle encore des vengeances ? L'avenir devait bien-
tôt me l'apprendre.
Cependant, le Nautilus remontait lentement vers la surface de la mer, et
je vis disparaître peu à peu les formes confuses du Vengeur. Bientôt un
léger roulis m'indiqua que nous flottions à l'air libre.
En ce moment, une sourde détonation se fit entendre. Je regardai le
capitaine. Le capitaine ne bougea pas.
« Capitaine? » dis-je.
Il ne répondit pas.
Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et le Canadien m'y
avaient précédé.
« D'où vient cette détonation ? demandai-je.
— Un coup de canon, » répondit Ned Land.
Je regardai dans la direction du navire que j'avais aperçu. Il s'était rap-
proché du Nautilus et l'on voyait qu'il forçait de vapeur. Six milles le
séparaient de nous.
« Quel est ce bâtiment, Ned.
—A son gréement, à la hauteur de ses bas mâts, répondit le Canadien,
je parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler,
s'il le faut, ce damné Nautilus !
—Ami Ned, répondit Conseil, quel mal peut-il faire au Nautilus ?
Ira-t-il l'attaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonner au fond des mers ?
— Dites-moi,
Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaître la nationa-
lité de ce bâtiment ? »
Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant ses paupières, plissant ses
yeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute la puis-
sance de son regard.
« Non, monsieur, répondit-il. Je ne saurais reconnaître à quelle nation
il appartient. Son pavillon n'est pas hissé. Mais je puis affirmer que c'est
un navire de guerre, car une longue flamme se déroule à l'extrémité de
son grand mât. »
Pendant un quart d'heure, nous continuâmes d'observer le bâtiment
qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant, qu'il eût
reconnu le Nautilus à cette distance, encore moins qu'il sût ce qu'était cet
engin sous-marin.
Bientôt le Canadien m'annonça que ce bâtiment était un grand vaisseau
de guerre, à éperon, un deux-ponts cuirassé. Une épaisse fumée noire
s'échappait de ses deux cheminées. Ses voiles serrées se confondaient avec
la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distance
empêchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait
comme un mince ruban.
Il s'avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, une
chance de salut s'offrait à nous.
« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment nous passe à un mille
je me jette à la mer, et je vous engage à faire comme moi. »
Je ne répondis pas à la proposition du Canadien, et je continuai de re-
garder le navire qui grandissait à vue d'oeil. Qu'il fût anglais, français,
américain ou russe, il était certain qu'il nous accueillerait, si nous pou-
vions gagner son bord.
« Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, que nous avons
quelque expérience de la natation. Il peut se reposer sur moi du soin de le
remorquer vers ce navire, s'il lui convient de suivre l'ami Ned. »
J'allais répondre, lorsqu'une vapeur blanche jaillit à l'avant du vaisseau
de guerre. Puis, quelques secondes plus lard, les eaux troublées par la
chute d'un corps pesant, éclaboussèrent l'arrière du Nautilus. Peu à près,
une détonation frappait mon oreille.
«
Comment ? ils tirent sur nous ! m'écriai-je.
—Braves gens ! murmura le Canadien.
—Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragés accrochés à une
épave !
Bon, fit Conseil en secouant l'eau qu'un
— N'en déplaise à monsieur....—
nouveau boulet avait fait jaillir jusqu'à lui. — N'en déplaise à monsieur,
ils ont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal.
—Mais ils doivent bien voir, m'écriai-je qu'ils ont affaire à des
hommes.
— C'est peut-être pour cela ! »
répondit Ned-Land en me regardant.
Toute une révélation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait à
quoi s'en tenir maintenant sur l'existence du prétendu monstre. Sans doute,
dans son abordage avec l'Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa
de son harpon, le commandant Farragut avait reconnu que le narwal
était un bateau sous-marin,plus dangereux qu'un cétacé surnaturel ?
Oui, cela devait être ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, on pour-
suivait maintenant ce terrible engin de destruction !
Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, le capitaine
Nemo employait le Nautilus à une oeuvre de vengeance ! Pendant cette
nuit, lorsqu'il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l'Océan
Indien, ne s'était-il pas attaqué à quelque navire? Cet homme enterré
maintenant dans le cimetière de corail, n'avait-il pas été victime du choc
provoqué par le Nautilus ? Oui, je le répète. Il en devait être ainsi. Une
partie de la mystérieuse existence du capitaine Nemo se dévoilait. Et si
son identité n'était pas reconnue, du moins, les nations coalisées contre
lui, chassaient maintenant, non plus un être chimérique, mais un homme
qui leur avait voué une haine implacable!
Tout ce passé formidable apparut à mes yeux. Au lieu de rencontrer des
amis sur ce navire qui s'approchait, nous n'y pouvions trouver que des
ennemis sans pitié.
Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques-uns,
rencontrant la surface liquide, s'en allaient par ricochet se perdre à des
distances considérables. Mais aucun n'atteignit le Nautilus.
Le navire cuirassé n'était plus alors qu'à trois milles. Malgré sa violente
canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Et
cependant, l'un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque
du Nautilus, lui eût été fatal.
Le Canadien me dit alors :
« Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas.
Faisons des signaux ! Mille diables ! On comprendra peut-être que nous
sommes d'honnêtes gens ! »
Ned Land prit son mouchoir pour l'agiter dans l'air. Mais il l'avait à
peine déployé, que terrassé par une main de fer, malgré sa force prodi-
gieuse, il tombait sur le pont.
« Misérable, s'écria le capitaine, veux-tu donc que je te cloue sur
l'éperon du Nautilus avant qu'il ne se précipite contre ce navire ! »
Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était plus terrible encore à voir.
Sa face avait pâli sous les spasmes de son coeur, qui avait dû cesser de
battre un instant. Ses pupilles s'étaient contractées effroyablement.Sa voix
ne parlait plus, elle rugissait. Le corps penché en avant, il tordait sous sa
main les épaules du Canadien.
Puis, l'abandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont les
boulets pleuvaient autour de lui :
« Ah ! tu sais qui je suis, navire d'une nation maudite ! s'écria-t-il de sa
voix puissante. Moi, je n'ai pas eu besoin de tes couleurs pour te recon-
naître ! Regarde ! Je vais te montrer les miennes ! »
Et le capitaine Nemo déploya à l'avant de la plate-forme un pavillon
noir, semblable à celui qu'il avait déjà planté au pôle sud.
A ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du Nautilus,
sans l'entamer, et passant par ricochet près du capitaine, alla se perdre
en mer.
Le capitaine Nemo haussa les épaules. Puis, s'adressant à moi :
« Descendez, me dit-il d'un ton bref, descendez, vous et vos compa-
gnons.
—Monsieur, m'écriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire?
—Monsieur, je vais le couler.
—Vous ne ferez pas cela !
—Je le ferai, répondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez
pas de me juger, monsieur. La fatalité vous montre ce que vous ne deviez
pas voir. L'attaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez.
—Ce navire, quel est-il ?
—Vous ne le savez pas ? Eh bien! tant mieux ! Sa nationalité, du moins,
restera un secret pour vous. Descendez. »
Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu'obéir. Une quinzaine
de marins du Nautilus entouraient le capitaine et regardaient avec un
implacable sentiment de haine ce navire qui s'avançait vers eux. On sen-
tait que le même souffle de vengeance animait toutes ces âmes.
Je descendis au moment où un nouveau projectile éraillait encore la
coque du Nautilus, et j'entendis le capitaine s'écrier :
« Frappe, navire insensé ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu n'échap-
peras pas à l'éperon du Nautilus. Mais ce n'est pas à cette place que tu
dois périr ! Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les
ruines du Vengeur! »
Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second étaient restés sur
la plate-forme. L'hélice fut mise en mouvement. Le Nautilus, s'éloignant
avec vitesse, se mit hors de la portée des boulets du vaisseau. Mais la
poursuite continua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa
distance.
Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l'impatience et l'in-
quiétude qui me dévoraient, je revins vers l'escalier central. Le panneau
était ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s'y promenait
encore d'un pas agité. Il regardait le navire qui lui restait sous le vent à
cinq ou six milles. Il tournait autour de lui comme une bête fauve, et
l'attirant vers l'est, il se laissait poursuivre. Cependant, il n'attaquait pas.
Peut-être hésitait-il encore ?
Je voulus intervenir une dernière fois. Mais j'avais à peine interpellé le
capitaine Nemo, que celui-ci m'imposant silence :
« Je suis le droit, je suis la justice! me dit-il. Je suis l'opprimé, et voilà
l'oppresseur ! C'est par lui que tout ce que j'ai aimé, chéri, vénéré, patrie,
femme, enfants, mon père, ma mère, j'ai vu tout périr ! Tout ce que je hais
est là ! Taisez-vous ! »
Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forçait de
vapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil.
« Nous fuirons ! m'écriai-je.
— Bien, fit Ned. Quel est ce navire?
—Je l'ignore. Mais quel qu'il soit, il sera coulé avant la nuit. En tout
cas, mieux vaut périr avec lui que de se faire les complices de représailles
dont on ne peut pas mesurer l'équité.
— C'est mon avis, répondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. »
La nuit arriva. Un profond silence régnait à bord. La boussole
indiquait que le Nautilus n'avait pas modifié sa direction. J'entendais
le battement de son hélice qui frappait les flots avec une rapide régularité.
Il se tenait à la surface des eaux, et un léger roulis le portait tantôt sur un
bord, tantôt sur un autre.
Mes compagnons et moi, nous avions résolu de fuir au moment où le
vaisseau serait assez rapproché, soit pour nous faire entendre, soit pour
nous faire voir, car la lune, qui devait être pleine trois jours plus tard,
resplendissait. Une fois à bord de ce navire, si nous ne pouvions prévenir
le coup qui le menaçait, du moins nous ferions tout ce que les circons-
tances nous permettaient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilus
se disposait pour l'attaque. Mais il se contentait de laisser se rapprocher
son adversaire, et, peu de temps après, il reprenait son allure de fuite.
Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l'occasion
d'agir. Nous parlions peu, étant trop émus. Ned Land aurait voulu se
précipiter à la mer. Je le forçai d'attendre. Suivant moi, le Nautilus
devait attaquer le deux-ponts à la surface des flots, et alors il serait non-
seulement possible, mais facile de s'enfuir.
A trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le
capitaine Nemo ne l'avait pas quittée. Il était debout, à l'avant, près
de son pavillon, qu'une légère brise déployait au-dessus de sa tête. Il ne
quittait pas le vaisseau des yeux. Son regard, d'une extraordinaire inten-
sité, semblait l'attirer, le fasciner, l'entraîner plus sûrement que s'il lui
eût donné la remorque !
La lune passait alors au méridien. Jupiter se levait dans l'est. Au milieu
de cette paisible nature, le ciel et l'Océan rivalisaient de tranquillité, et
la mer offrait à l'astre des nuits le plus beau miroir qui eût jamais réflété
son image.
Et quand je pensais à ce calme profond des éléments, comparé à toutes
ces colères qui couvaient dans les flancs de l'imperceptible Nautilus, je
sentais frissonner tout mon être.
Le vaisseau se tenait à deux mille de nous. Il s'était rapproché,
marchant toujours vers cet éclat phosphorescent qui signalait la présence
du Nautilus. Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blanc
suspendu au grand étai de misaine. Une vague reverbération éclairait son
gréement et indiquait que les feux étaient poussés à outrance. Des gerbes
d'étincelles, des scories de charbons enflammés, s'échappant de ses che-
minées, étoilaient l'atmosphère.
Je demeurai ainsi jusqu'à six heures du matin, sans que le capitaine
Nemo eût paru m'apercevoir. Le vaisseau nous restait à un mille et demi, et
avec les premières lueurs du jour, sa canonnade recommença. Le moment
ne pouvait être éloigné où, le Nautilus attaquant son adversaire, mes
compagnons et moi, nous quitterions pour jamais cet homme que je
n'osais juger.
Je me disposais à descendre afin de les prévenir, lorsque le second monta
sur la plate-forme. Plusieurs marins l'accompagnaient. Le capitaine Nemo
ne les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositionsfurent prises
qu'on aurait pu appeler « le branle-bas de combat » du Nautilus. Elles
étaient très-simples. La filière qui formait balustrade autour de la plate-
forme, fut abaissée. De même, les cages du fanal et du timonnier rentrè-
rent dans la coque de manière à l'affleurer seulement. La surface du long
cigarre de tôle n'offrait plus une seule saillie qui pût gêner sa manoeu-
vre.
Je revins au salon. Le Nautilus émergeait toujours. Quelques lueurs ma-
tinales s'infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulations des
lames, les vitres s'animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terrible jour
du 2 juin se levait.
A cinq heures, le loch m'apprit que la vitesse du Nautilus se modérait.
Je compris qu'il se laissait approcher. D'ailleurs les détonations se fai-
saient plus violemment entendre. Les boulets labouraient l'eau ambiante
et s'y vissaient avec un sifflement singulier.
« Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignée de main, et que
Dieu nous garde ! »
Ned Land était résolu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant à
peine.
Nous passâmes dans la bibliothèque. Au moment où je poussais la porte
qui s'ouvrait sur la cage de l'escalier central, j'entendis le panneau supé-
rieur se fermer brusquement.
Le Canadien s'élança sur les marches, mais je l'arrêtai. Un sifflement
bien connu m'apprenait que l'eau pénétrait dans les réservoirs du bord. En
effet, en peu d'instants, le Nautilus s'immergea à quelques mètres au-
dessous de la surface des flots.
Je compris sa manoeuvre. Il était trop tard pour agir. Le Nautilus ne
songeait pas à frapper le deux-ponts dans son impénétrable cuirasse, mais
au-dessous de sa ligne de flottaison, là ou la carapace métallique ne pro-
tége plus le bordé.
Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins obligés du sinistre
drame qui se préparait. D'ailleurs, nous eûmes à peine le temps de réflé-
chir. Réfugiés dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer
une parole. Une stupeur profonde s'était emparée de mon esprit. Le mou-
vement de la pensée s'arrêtait en moi. Je me trouvais dans cet état pénible
qui précède l'attented'une détonation épouvantable. J'attendais, j'écoutais,
je ne vivais que par le sens de l'ouïe !
Cependant, la vitesse du Nautilus s'accrut sensiblement. C'était son
élan qu'il prenait ainsi. Toute sa coque frémissait.
Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement léger.
Je sentis la force pénétrante de l'éperon d'acier. J'entendis des éraille-
ments, des râclements. Mais le Nautilus, emporté par sa puissance de pro¬
pulsion, passait au travers de la masse du vaisseau comme l'aiguille du
voilier à travers la toile !
Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je m'élançai hors de ma chambre et me
précipitai dans le salon.
Le capitaine Nemo était là. Muet, sombre, implacable, il regardait par
le panneau de bâbord.
Une masse énorme sombrait sous les eaux, et pour ne rien perdre de
son agonie, le Nautilus descendaitdans l'abîme avec elle. A dix mètres de
moi, je vis cette coque entr'ouverte, où l'eau s'enfonçait avec un bruit de
tonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont
était couvert d'ombres noires qui s'agitaient.
L'eau montait. Les malheureux s'élançaient dans les haubans, s'accro-
chaient aux mâts, se tordaient sous les eaux. C'était une fourmillière
humaine surprise par l'envahissement d'une mer !
Paralysé, raidi par l'angoisse, les cheveux hérissés, l'oeil démesuré-
ment ouvert, la respiration incomplète, sans souffle, sans voix, je regardais,
moi aussi ! Une irrésistible attraction me collait à la vitre !
L'énorme vaisseau s'enfonçait lentement. Le Nautilus, le suivant, épiait
tous ses mouvements. Tout à coup, une explosion se produisit. L'air com-
primé fit voler les ponts du bâtiment comme si le feu eût pris aux soutes.
La poussée des eaux fut telle que le Nautilus dévia.
Alors le malheureux navire s'enfonça plus rapidement. Ses hunes, char¬
gées de victimes, apparurent, ensuite ses barres, pliant sous des grappes
d'hommes, enfin le sommet de son grand mât. Puis, la masse sombre
disparut, et avec elle cet équipage de cadavres entraînés par un formidable
remous....
Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, véritable
archange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaine
Nemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l'ouvrit et entra. Je le sui-
vis des yeux.
Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses héros, je vis le
portrait d'une femme jeune encore et de deux petits enfants. Le capi-
taine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras,
et, s'agenouillant, il fondit en sanglots.

CHAPITRE XXII

LES DERNIÈRES PAROLES DU CAPITAINE NEMO

Les panneaux s'étaient refermés sur cette vision effrayante, mais la lu-
mière n'avait pas été rendue au salon. A l'intérieur du Nautilus, ce n'é-
taient que ténèbres et silence. Il quittait ce lieu de désolation, à cent pieds
les eaux, avec une rapidité prodigieuse. Où allait-il ? Au nord ou au
sous
sud? Où fuyait cet homme après cette horrible réprésaille ?
J'étais rentré dans ma chambre où Ned et Conseil se tenaient silencieu-
sement. J'éprouvais une insurmontable horreur pour le capitaine Nemo.
Quoi qu'il eût souffert de la part des hommes, il n'avait pas le droit de
punir ainsi. Il m'avait fait, sinon le complice, du moins le témoin de ses
vengeances ! C'était déjà trop.
A onze heures, la clarté électrique réapparut. Je passai dans le salon.
Il était désert. Je consultai les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans
le nord avec une rapidité de vingt-cinq milles à l'heure, tantôt à la surface
de la mer, tantôt à trente pieds au-dessous.
Relèvement fait sur la carte, je vis que nous passions à l'ouvert de la
Manche, et que notre direction nous portait vers les mers boréales avec
une incomparable vitesse.
A peine pouvais-je saisir à leur rapide passage des squales au long nez,
des squales-marteaux, des roussettes qui fréquentent ces eaux, de
grands aigles de mer, des nuées d'hippocampes, semblables aux cavaliers
du jeu d'échec, des anguilles s'agitant comme les serpenteaux d'un feu
d'artifice, des armées de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs
pinces sur leur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de
rapidité avec le Nautilus. Mais d'observer, d'étudier, de classer, il n'était
plus question alors.
Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l'Atlantique. L'ombre
se fit, et la mer fut envahie par les ténèbres jusqu'au lever de la lune.
Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J'étais assailli de cauche-
mars. L'horrible scène de destruction se répétait dans mon esprit.
Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu'où nous entraîna le Nautilus
dans ce bassin de l'Atlantique nord? Toujours avec une vitesse inappré-
ciable ! Toujours au milieu des brumes hyperboréennes ! Toucha-t-il aux
pointes du Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble? Parcourut-il
ces mers ignorées, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l'Obi,
l'archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je
ne saurais le dire. Le temps qui s'écoulait je ne pouvais plus l'évaluer.
L'heure avait été suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit
et le jour, comme dans les contrées polaires, ne suivaient plus leur cours
régulier. Je me sentais entraîné dans ce domaine de l'étrange où se mou-
vait à l'aise l'imagination surmenée d'Edgard Poë. A chaque instant, je
m'attendais à voir, comme le fabuleux Gordon Pym, « cette figure hu-
maine voilée, de proportion beaucoup plus vaste que celle d'aucun habi-
tant de la terre, jetée en travers de cette cataracte qui défend les abords du
pôle ! »
J'estime, — mais je me trompe peut-être, — j'estime que cette course
aventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et
je ne sais ce qu'elle aurait duré, sans la catastrophe qui termina ce voyage.
Du capitaine Nemo, il n'était plus question. De son second, pas davantage.
Pas un homme de l'équipage ne fut visible un seul instant. Presque inces-
samment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand il remontaità leur surface
afin de renouveler son air, les panneaux s'ouvraient ou se refermaient
automatiquement. Plus de point reporté sur le planisphère. Je ne savais
où nous étions.
Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces et de patience, ne pa-
raissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que,
dans un accès de délire et sous l'empire d'une nostalgie effrayante, il ne
se tuât. Il le surveillait donc avec un dévouement de tous les instants.
On comprend que, dans ces conditions, la situation n'était plus te-
nable.
Un matin, — à quelle date, je ne saurais le dire, je m'étais assoupi

vers les premières heures du jour, assoupissement pénible et maladif.
Quand je m'éveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je l'en-
tendis me dire à voix basse :
« Nous allons fuir ! »
Je me redressai.
« Quand fuyons-nous ? demandai-je.
—La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du Nau-
tilus. On dirait que la stupeur règne à bord. Vous serez prêt, monsieur?
—Oui. Où sommes-nous ?
—En vue de terres que je viens de relever ce matin au milieu des
brumes, à vingt milles dans l'est.
—Quelles sont ces terres?
—Je l'ignore, mais quelles qu'elles soient, nous nous y refugierons.
—Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dût la mer nous engloutir !
— La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt milles à faire clans
cette légère embarcation du Nautilus ne m'effraient pas. J'ai pu y trans-
porter quelques vivres et quelques bouteilles d'eau à l'insu de l'équipage.
—Je vous suivrai.
— D'ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me défends, je
me fais tuer.
—Nous mourrons ensemble, ami Ned. »
J'étais décidé à tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate-
forme, sur laquelle je pouvais à peine me maintenir contre le choc des
lames. Le ciel était menaçant, mais puisque la terre était là. dans ces
brunes épaisses, il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni
une heure.
Je revins au salon, craignant et désirant tout à la fois de rencontrer le
capitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit?
Pouvais-je lui cacher l'involontaire horreur qu'il m'inspirait ! Non ! Mieux
valait ne pas me trouver face à face avec lui ! Mieux valait l'oublier ! Et
pourtant !
Combien fut longue cette journée, la dernière que je dusse passer à
bord du Nautilus ! Je restais seul. Ned Land et Conseil évitaient de me
parler par crainte de se trahir.
A six heures, je dînai, mais je n'avais pas faim. Je me forçai à manger,
malgré mes répugnances, ne voulant pas m'affaiblir.
A six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit :
« Nous ne nous reverrons pas avant notre départ. A dix heures, la
lune ne sera pas encore levée. Nous profiterons de l'obscurité. Venez au
canot. Conseil et moi, nous vous y attendrons. »
Puis le Canadien sortit, sans m'avoir donné le temps de lui répondre.
Je voulus vérifier la direction du Nautilus. Je me rendis au salon.
Nous courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante, par cinquante
mètres de profondeur.
Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces ri-
chesses de l'art entassées dans ce musée, sur cette collection sans rivale
destinée à périr un jour au fond des mers avec celui qui l'avait formée.
Je voulus fixer dans mon esprit une impression suprême. Je restai une
heure ainsi, baigné dans les effluves du plafond lumineux, et passant
en revue ces trésors resplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins à ma
chambre.
Là, je revêtis de solides vêtements de mer. Je rassemblai mes notes et
les serrai précieusement sur moi. Mon coeur battait avec force. Je ne
pouvais en comprimer les pulsations. Certainement, mon trouble, mon
agitation m'eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo.
Que faisait-il en ce moment? J'écoutai à la porte de sa chambre. J'en-
tendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo était là. Il ne s'était pas couché.
A chaque mouvement, il me semblait qu'il allait m'apparaître et me
demander pourquoi je voulais fuir ! J'éprouvais des alertes incessantes.
Mon imagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que
je me demandai s'il ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capi-
taine, le voir face à face, le braver du geste et du regard !
C'était une inspiration de fou. Je me retins heureusement, et je m'éten-
dis sur mon lit pour apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs se
calmèrentun peu, mais, le cerveau surexcité, je revis dans un rapide sou-
venir toute mon existence à bord du Nautilus, tous les incidents heureux
ou malheureux qui l'avaient traversée depuis ma disparition de l'Abra-
ham-Lincoln, les chasses sous-marines, le détroit de Torrès, les sauvages
de la Papouasie, l'échouement, le cimetière de corail, le passage de Suez,
l'île de Santorin, le plongeur crétois, la baie du Vigo, l'Atlantide, la ban-
quise, le pôle sud, l'emprisonnement dans les glaces, le combat des
poulpes, la tempête du Gulf-Stream, le Vengeur, et cette horrible scène
du vaisseau coulé avec son équipage !.. Tous ces événements passèrent
devant mes yeux, comme ces toiles de fond qui se déroulent à l'arrière-
plan d'un théâtre. Alors le capitaine Nemo grandissait démesurément
dans ce milieu étrange. Son type s'accentuait et prenait des proportions
surhumaines. Ce n'était plus mon semblable, c'était l'homme des eaux, le
génie des mers.
Il était alors neuf heures et demie. Je tenais ma tète à deux mains pour
l'empêcher d'éclater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Une
demi-heure d'attente encore ! Une demi-heure d'un cauchemar qui pou-
vait me rendre fou !
En ce moment, j'entendis les vagues accords de l'orgue, une harmonie
triste sous un chant indéfinissable,véritables plaintes d'une âme qui veut
briser ses liens terrestres. J'écoutai par tous mes sens à la fois, respirant à
peine, plongé comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales qui
l'entraînaient hors des limites de ce monde.
Puis, une pensée soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quitté
sa chambre. Il était dans ce salon que je devais traverser pour fuir. Là,
je le rencontrerais une dernière fois. Il me verrait, il me parlerait peut-
être ! Un geste de lui pouvait m'anéantir, un seul mot, m'enchaîner à son
bord !
Cependant, dix heures allaient sonner. Le moment était venu de quitter
ma chambre et de rejoindre mes compagnons.
Il n'y avait pas à hésiter, dût le capitaine Nemo se dresser devant moi.
j'ouvris ma porte avec précaution, et cependant, il me sembla qu'en tour-
nant sur ses gonds, elle faisait un bruit effrayant. Peut-être ce bruit n'exis-
tait-il que dans mon imagination !
Je m'avançai en rampant à travers les coursives obscures du Nautilus,
m'arrêtant à chaque pas pour comprimer les battements de mon
coeur.
J'arrivai à la porte angulaire du salon. Je l'ouvris doucement. Le salon
était plongé dans une obscurité profonde. Les accords de l'orgue raison-
naient faiblement. Le capitaine Nemo était là. Il ne me voyait pas. Je
crois même qu'en pleine lumière, il ne m'eût pas aperçu, tant son extase
l'absorbait tout entier.
Je me traînai sur le tapis, évitant le moindre heurt dont le bruit eût pu
trahir ma présence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du
tond qui donnait sur la bibliothèque.
J'allais l'ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place.
Je compris qu'il se levait. Je l'entrevis même, car quelques rayons de la
bibliothèque éclairée filtraient jusqu'au salon. Il vint vers moi, les bras
croisés, silencieux, glissant plutôt que marchant, comme un spectre. Sa
poitrine oppressée se gonflait de sanglots. Et je l'entendis murmurer ces
paroles, — les dernières qui aient frappé mon oreille :
« Dieu tout puissant ! assez ! assez ! »
Était-ce l'aveu du remords qui s'échappait ainsi de la conscience de ce
homme ?...
Éperdu, je me précipitai dans la bibliothèque. Je montai l'escalier cent-
tral, et, suivant la coursive supérieure, j'arrivai au canot. J'y pénétrai
par l'ouverture qui avait déjà livré passage à mes deux compagnons.
« Partons! Partons! m'écriai-je.
— A l'instant ! » répondit le Canadien.
L'orifice évidé dans la tôle du Nautilus fut préalablement fermé et
boulonné au moyen d'une clef anglaise dont Ned Land s'était muni. L'ou-
verture du canot se ferma également, et le Canadien commença à dévisser
les écrous qui nous retenaient encore ait bateau sous-marin.
Soudain un bruit intérieur se fit entendre. Des voix se répondaient
avec vivacité. Qu'y avait-il ? S'était-on aperçu de notre fuite ? Je sentis
que Ned Land me glissait un poignard dans la main.
« Oui ! murmurai-je,
nous saurons mourir ! »
Le Canadien s'était arrêté dans son travail. Mais un mot, vingt fois ré-
pété, un mot terrible, me révéla la cause de cette agitation qui se propa-
geait à bord du Nautilus. Ce n'était pas à nous que son équipage en voulait !
« Maelstrom ! Maelstrom ! » s'écriait-il !
Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante
pouvait-il retentir à notre oreille? Nous trouvions-nous donc sur ces dan-
gereux parages de la côte norwégienne ? Le Nautilus était-il entraîné dans
ce gouffre, au moment ou notre canot allait se détacher de ses flancs?
On sait qu'au moment du flux, les eaux resserrées entre les îles Feroë
et Loffoden sont précipitées avec une irrésistible violence. Elles forment un
tourbillon dont aucun navire n'a jamais pu sortir. De tous les points de
l'horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffre jus-
tement appelé le « Nombril de l'Océan, » dont la puissance d'attraction
s'étend jusqu'à une distance de quinze kilomètres. Là sont aspirés non-
seulement les navires, mais les baleines, mais ssi les ours blancs des
régions boréales.
C'est là que le Nautilus, — involontairement ou volontairement peut-être,
— avait été engagé par son capitaine. Il décrivait une spirale dont le rayon
diminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accroché à son
flanc, était emporté avec une vitesse vertigineuse.Je le sentais. J'éprouvais
ce tournoiement maladif qui succède à un mouvement de gyration trop
prolongé. Nous étions dans l'épouvante, dans l'horreur portée à son
comble, la circulation suspendue, l'influence nerveuse annihilée, tra-
versés de sueurs froides comme les sueurs de l'agonie ! Et quel bruit au-
tour de notre frêle canot ! Quels mugissements que l'écho répétait à une dis-
tance de plusieurs milles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisées sur
les roches aigues du fond, là où les corps les plus durs se brisent, là où
les troncs d'arbres s'usent et se font « une fourrure de poils, » selon l'expres-
sion norvégienne !
Quelle situation ! Nous étions ballottés affreusement. Le Nautilus dé-
se
fendait comme un être humain. Ses muscles d'acier craquaient. Parfois
il se dressait, et nous avec lui !
« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les écrous ! En restant atta-
chés au Nautilus, nous pouvons nous sauver
encore... ! »
Il navait pas achevé de parler, qu'un craquement
se produisait. Les
écrous manquaient, et le canot, arraché de son alvéole, était lancé
comme
la pierre d'une fronde au milieu du tourbillon.
Ma tête porta sur une membrure de fer, et,
sous ce choc violent, je
perdis connaissance.
CHAPITRE XXIII

CONCLUSION

Voici la conclusion de
ce voyage sous les mers. Ce qui se passa pendant
cette nuit, comment le canot échappa
au formidable remous du Maels-
rom, comment Ned Land, Conseil et moi, nous sortîmes du gouffre,
je ne saurai le dire. Mais quand je revins à moi, j'étais couché dans
la
cabane dun pêcheur des îles Loffoden. Mes deux
compagnons, sains et
saufs, étaient près de moi et me pressaient les mains. Nous nous embras-
sâmes avec effusion.
En ce moment, nous ne pouvons songer à regagner la France. Les
moyens de communications entre la Norvége septentrionale et le sud sont
rares. Je suis donc forcé d'attendre le passage du bateau à vapeur qui fait
le service bi-mensuel du Cap Nord.
C'est donc-là, au milieu de ces braves gens qui nous ont recueillis, que
je revois le récit de ces aventures. Il est exact. Pas un fait n'a été omis,
pas un détail n'a été exagéré. C'est la narration fidèle de cette invraisem-
blable expédition sous un élément inaccessible à l'homme, et dont le
progrès rendra les routes libres un jour.
Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, après tout. Ce que je puis
affirmer maintenant, c'est mon droit de parler de ces mers sous lesquelles,
eu moins de dix mois, j'ai franchi vingt mille lieues,
de ce tour du
monde sous-marin qui m'a révélé tant de merveilles à travers le Paci-
fique, l'Océan Indien, la mer Rouge, la Méditerranée, l'Atlantique, les
mers australes et boréales !
Mais qu'est devenu le Nautilus ? A-t-il résisté aux étreintes du Maels-
trom ? Le capitaine Nemo vit-il encore? Poursuit-il sous l'Océan ses
effrayantes représailles, ou s'est-il arrêté devant cette dernière hécatombe?
Les flots apporteront-ils un jour ce manuscrit qui renferme toute l'histoire
de sa vie? Saurai-je enfin le nom de cet homme? Le vaisseau disparu
nous dira-t-il, par sa nationalité, la nationalité du capitaine Nemo ?
Je l'espère. J'espère également que son puissant appareil a vaincu la
mer dans son gouffre le plus terrible, et que le Nautilus a survécu là où
tant de navires ont péri ! S'il en est ainsi, si le capitaine Nemo habite tou-
jours cet Océan, sa patrie d'adoption, puisse la haine s'apaiser dans ce
coeur farouche ! Que la contemplation de tant de merveilles éteigne en lui
l'esprit de vengeance ! Que le justicier s'efface, que le savant continue
la paisible exploration des mers ! Si sa destinée est étrange, elle est sublime
aussi. Ne l'ai-je pas compris par moi-même ? N'ai-je pas vécu dix mois de
cette existence extra-naturelle ? Aussi, à cette demande posée, il y a six
mille ans, par l'Écclésiaste : « Qui a jamais pu sonder les profondeurs de
l'abîme ? » deux hommes entre tous les hommes ont le droit de répondre
maintenant. Le capitaine Nemo et moi.

FIN DE LA SECONDE PARTIE.


TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE.

pages

CHAPITRE I. Un écueil fuyant L

II. Le pour et le contre 7

III. Comme il plaira à Monsieur 13

IV. Ned Land 19


V. A l'aventure ! 26
VI. A toute vapeur 32
VII. Une baleine d'espèce inconnue 42
.
VIII. Mobilis in mobile 50
IX.
X.
Les colères de Ned Land
L'homme des eaux..
..... 58
66
XI. Le Nautilus 75
XII. Tout par l'électricité 83
XIII. Quelques chiffres 90
XIV. Le Fleuve-Noir 97

XV. Une invitation par lettre 110

XVI. Promenade en plaine 118


XVII. Une forêt sous-marine 125

XVIII. Quatre mille lieues sous le Pacifique 133

XIX.
XX.
Vanikoro
Le détroit de Torrès
... 141
150

XXI. Quelques jours à terre 159


XXII. La foudre du capitaine Nemo 171

XXIII. AEgri somnia 182

XXIV. Le royaume du corail 191


DEUXIÈME PARTIE.

Pages
CHAPITRE I. L'Océan Indien 201
II.Une nouvelle proposition du capitaine Nemo 211
III.
IV.La Mer Rouge
V. Arabian-Tunnel
. . . . . . . .
Une Perle de dix raillions »
221
234
246
VI. L'Archipel grec 255
VIL La Méditerranée en quarante-huit heures 267
VIII. La Baie de Vigo 277
IX.Un Continent disparu 290
X.Les Houillères sous-marines 300
XI. La Mer de Sargasses . . . . . . . 310
. . . . . . . .
XII.
XIII.
XIV.
La Banquise
Le Pôle Sud.
.. . .. .. . . . . . .
Cachalots et Baleines. 320
332
343
. . . . . . . . .
.

XV.Accident ou Incident 357


Faute d'air 365
XVI.
. . . . . .
. . .
XVII. Du Cap Horn à l'Amazone 375
XVIII.Les Poulpes. . 386
XIX. Le Gulf-Stream....
.. 397
XX.Par 47° 24' de latitude et
XXI. Une Hécatombe . . . . .
17°

XXII. Les dernières paroles du capitaine Nemo


XXIII.Conclusion
......
28' de longitude .

433
.... . . . .
.
407
415
426

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

Paris. Imprimerie JUIES


— BONAVENTURE, quai des Grands-Augustins, 55.

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